Carthage ou la flamme du brasier Memoire et echos chez Virgile, Senghor, Mellah, Ghachem, Augustin, Ammi, Broch et Glissant 9042022019, 9789042022010, 9781435600690 [PDF]

Carthage ou la flamme du brasier part d'une suite po?©tique d'Edouard Glissant, intitul?©e ?«Carthage?», inclu

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French Pages 238 [239] Year 2007

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Carthage ou la flamme du brasier Memoire et echos chez Virgile, Senghor, Mellah, Ghachem, Augustin, Ammi, Broch et Glissant
 9042022019, 9789042022010, 9781435600690 [PDF]

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Carthage ou la flamme du brasier Mémoire et échos chez Virgile, Senghor, Mellah, Ghachem, Augustin, Ammi, Broch et Glissant

fra n c o poly phon i es

Collection dirigée par/ Series editors:

Kathleen Gyssels et/and Christa Stevens

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Carthage ou la flamme du brasier Mémoire et échos chez Virgile, Senghor, Mellah, Ghachem, Augustin, Ammi, Broch et Glissant

Bernadette Cailler

Amsterdam - New York, NY 2007

Illustration couverture: © Marianne Catzaras, La communauté noire de Jerba, 2005. Cover design: Pier Post The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents - Requirements for permanence’. Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions de "ISO 9706:1994, Information et documentation - Papier pour documents - Prescriptions pour la permanence". ISBN-13: 978-90-420-2201-0 ©Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007 Printed in The Netherlands

Aux mémoires lumineuses d’Yvonne Briot-Chaleau-Cailler, ma mère, et d’Elwyn Mitchell-Adams, mon mari.

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Remerciements Cette étude a bénéficié de l’allocation de fonds de recherches pour l’été 2000 (“Humanities Enhancement Funds”, Université de Floride, Gainesville). Durant ce même été, j’ai visité la Tunisie et, entre autres activités, ai pu travailler au Centre américain d’Etudes Maghrébines, à Tunis (AIMS). Je remercie le personnel du Centre pour la courtoisie avec laquelle j’ai été reçue. Plus tard, j’ai pu donner suite à mes travaux grâce, en partie, à une année sabbatique. Je remercie encore Edouard Glissant de sa précieuse visite à l’Université de Floride, en Mars 2000. Je remercie aussi Moncef Ghachem et Kebir M. Ammi de leur hospitalité et de ces moments d’échanges si chaleureux, si instructifs aussi, qui m’ont accompagnée à un moment ou l’autre de mes réflexions. J’exprime ma gratitude à bon nombre d’amis qui ont offert conseils de lecture ou diverses sortes d’aide. J’adresse un grand merci, en particulier, à bien des collègues de plusieurs associations professionnelles, dont l’African Literature Association, le Conseil International d’Etudes Francophones, les collègues et amis de la Fondation “Beït-al-Hikma” (Carthage), qui ont accueilli avec intérêt plusieurs présentations reliées à ce projet, et m’ont, ici ou là, aimablement laissée rêver tout haut. Mes remerciements vont aussi à Michel Achard qui, depuis des années, m’aide à réfléchir à des questions de langue, culture et littérature, ainsi qu’à Martha La Cava Cordelli, pour son soutien sans faille. Enfin, pour leur compétence, leur intérêt, je remercie Frank Di Trolio et Florence Turcotte, Bibliothécaires à l’Université de Floride, ainsi que d’autres employés attentifs des bibliothèques de cette même université. Je remercie également Sue Ollmann, Secrétaire de Direction du Département de Langues et Littératures Romanes, pour sa très aimable attention et ses conseils judicieux. Dans l’introduction et le chapitre IV, j’ai repris quelques développements révisés de mon article: “From ‘Gabelles’ to ‘Grands Chaos’. A Study of the Disode to the Homeless”, paru dans Ici-Là. Place and Displacement in Caribbean Writing in French. Edited by Mary Gallagher (Amsterdam-New York: Rodopi, 2003). Je remercie les Editions Rodopi pour la permission d’utiliser ces passages.

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Introduction La parole du Sel noir Le monde – et aujourd’hui plus encore on voit mainte Carthage violée – alimente cette flamme en lui de conquérir, de tuer. “Carthage”. Le sel noir, 1960 […] nous qui faisons courant et houle à tant d’antans * est-ce la roche au front rauque du centurion […] écoute […] Ode à Pierre et à Carthage, 18 mars 1997 […] et il observa de loin les gestes de croix et d’épée, les étendards plantés dans la terre, les rites de consécration et de prise de possession pratiqués par les nouveaux venus […], il lamentait son malheur ou s’éblouissait de son combat, manant arawak réquisitionné pour les tâches de débroussaillage ou étincelant chevalier caraïbe qui refuse de se rendre et se jette du haut d’une falaise sacrée […] Ormerod, 2003

La littérature critique concernant l’œuvre d’Edouard Glissant est désormais considérable. Plus largement, l’intérêt pour les littératures caribéennes écrites en diverses langues s’est aussi beaucoup développé ces dernières décennies1. Jusqu’à ce jour, cependant, une 1

J’ai, dans le passé, suggéré que la plus “grande” poésie de Glissant se trouvait peutêtre dans les “romans”. Je ne le crois plus. D’ailleurs, la poéticité, chez cet auteur, m’a toujours paru puissante, partout. Je pense que j’avais surtout à l’esprit les formes et styles exceptionnels des “romans”, en tant que romans. Voir une synthèse de qualité

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Carthage ou la flamme du brasier

attention au menu détail des textes de Glissant reste certainement insuffisante. Trop de critiques privilégient ses “idées” théoriques, souvent acceptées, il faut bien le dire, sans questions. En fait, de multiples pages de ses textes poétiques, entre autres, n’ont pas encore, à ma connaissance, fait l’objet d’analyses détaillées2. Et d’ailleurs, je le demandais, en conclusion à un ouvrage paru en 1988, qui du poète ou du théoricien est, en Glissant, le maître, l’inspirateur de la parole ?3 que Mary Gallagher a proposée sous le titre: Soundings in French Caribbean Writing since 1950. The Shock of Space and Time (2002). 2 L’importante bibliographie qu’Alain Baudot avait consacrée à l’œuvre de Glissant reste un excellent outil de travail, évidemment: Bibliographie annotée d’Edouard Glissant (1993). Dès 1978, Jacques Corzani avait publié une section sur Les Indes et Anabase dans La littérature des Antilles-Guyane françaises. 6 volumes. Voir YvesAlain Favre (éd.), Horizons d’Edouard Glissant (1992), un ouvrage dont plusieurs articles traitent de la poésie, tel celui de Loreto Casado, “Le dynamisme imaginaire dans Le sel noir d’Edouard Glissant” (123-133). Deux articles, mal imprimés, sont peut-être utiles: Bernadette Cailler, “Un itinéraire poétique: Edouard Glissant et l’AntiAnabase”, Présence Francophone (Automne 1979: 107-132); “Mycéa ou le tracé des maux. Réflexions sur quelques poèmes d’Edouard Glissant”, Revue Francophone de Louisiane (1988a: 33-37). Les chercheurs et écrivains publiés dans Poétiques d’Edouard Glissant, textes réunis par Jacques Chevrier (1999) m’ont certes fait beaucoup réfléchir. De Lilian Pestre de Almeida, voir: “Trois épopées maritimes des temps modernes – Un trajet intertextuel: Les Lusiades de Camoens, Le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, et Les Indes de Glissant”, dans Aimé Césaire. Une pensée pour le XXIe siècle, Actes du colloque en célébration du 90e anniversaire d’Aimé Césaire (2003: 379-403). Dans son livre, Essai sur une mesure du monde au XXe siècle: Edouard Glissant (2002), Romuald Fonkoua a des sections ou remarques comparatives entre Glissant et quelques poètes tels Césaire, Claudel, Perse, Ségalen, Senghor, Whitman. Je note que dans son introduction à The Collected Poems of Edouard Glissant (2005), Jeff Humphries ne rend hommage qu’aux travaux, nul doute importants, de Michael Dash et Celia Britton, choix qui, bien sûr, n’engage que lui. Je remarque que ce même traducteur et critique salue “l’importance potentielle de l’œuvre de Glissant pour les études postcoloniales” (je traduis). Quant à moi, je pense en premier lieu que l’œuvre de Glissant ne se laisse d’aucune façon circonscrire aisément, à l’intérieur, en tout cas, d’un réseau de comparaisons entre une “théorie” ou l’autre, processus où la créativité de l’écrivain risque d’apparaître comme une sorte d’illustration, d’application. Cette remarque n’enlève rien aux aspects stimulants de l’ouvrage que, justement, Celia Britton a intitulé: Edouard Glissant and Post-Colonial Theory. Strategies of Language and Resistance (1999). J’ajoute enfin qu’on ne trouvera ici nulle liste de travaux consacrés à l’œuvre de Glissant, ou à celles des autres auteurs étudiés: je reconnais dès maintenant ma dette envers nombre de chercheurs. 3 Bernadette Cailler, Conquérants de la nuit nue. Edouard Glissant et l’H(h)istoire antillaise (1988b). Pour une excellente explication de la Relation chez Glissant, se reporter à Jacques Coursil, “La Catégorie de la relation dans les essais d’Edouard Glissant. Philosophie d’une poétique” (Chevrier 1999: 86-112).

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Dans cette étude, le texte central de Glissant, d’où rayonnera un faisceau d’analyses, de questions, de suggestions, est une suite poétique intitulée “Carthage”, incluse dans les textes du Sel noir (1960)4. Creuset des plus fructueux, ce texte a rapidement suscité chez cette lectrice le désir d’explorer d’autres incarnations textuelles contemporaines de ce regard porté sur l’ancienne Carthage. Dans ce cheminement, deux grands noms du passé, à savoir Virgile et Augustin, se sont également très tôt intégrés à la recherche et aux questions. En effet, le lecteur intéressé découvrira que, d’une manière ou l’autre, Virgile apparaît dans tous les textes étudiés ici (en ce qui concerne Glissant, non pas dans Le sel noir, mais dans plusieurs de ses essais, ainsi qu’indirectement par une allusion à Dante dans Les grands chaos)5. Quant à Augustin, ses textes imprègnent de leurs traces deux des œuvres examinées dans cet ouvrage. C’est donc de l’étude même de quelques auteurs du 20e siècle et de celui qui vient de commencer qu’a pris forme ce va-et-vient entre temps et espaces6.

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Le sel noir. Edouard Glissant. Poèmes Complets (1994:171-238). Les grands chaos (1994: 397-471). Les textes des Grands Chaos ont été enregistrés en public au Théâtre du Rond-Point le 19 octobre 1995 avec: Patrick Le Mauff, André Velter, Edouard Glissant, et Carlo Rizzo (chant et percussions) [Les Poétiques de France Culture, A. Velter et C. Guerre – Compacts Radio-France, 1996 – Harmonia Mundi]. Le film Chaos-Monde a été projeté au Cinéma La Clef, à Paris, le 23 octobre 2004; nouveau film de Federica Bertelli où convergent la parole d’Edouard Glissant, la peinture de Sylvie Sema et la musique de Sébastien Bondieu et Pierre Ross. 6 Plusieurs extraits de cet ouvrage, non définitifs, bien sûr, ont fait l’objet de présentations à diverses rencontres. Sur les poèmes de Glissant, à savoir, respectivement, aux congrès du Conseil International d’Etudes Francophones 2000 (Sousse, Tunisie), 2001 (Portland, Maine); et au 4ème Congrès International sur les Littératures Caribéennes (ICCL, 2001, Fort-de-France, Martinique). En septembre 1999, j’avais présenté un essai sur “Gabelles”, avec une section sur “Les grands chaos”, au colloque organisé par M. Gallagher [Ici-Là. Caribbean Writing in French: Place and Displacement. University College, Dublin, Ireland], essai publié (2003). Un voyage en Egypte, en mars 2003 (Congrès de l’African Literature Association), m’a donné l’occasion de présenter une première version orale et réduite des sections sur Mellah et Ghachem; les textes d’Ammi ont fait l’objet d’une présentation à la 47ème rencontre de l’African Studies Association jointe à la 34ème rencontre de la Canadian Association of African Studies, New Orleans, novembre 2004. Enfin, en avril 2005, j’ai présenté un court essai intitulé: “De ruptures en échos: Virgile, Broch, Glissant” à l’Académie Tunisienne des Sciences et des Arts “Beït al-Hikma”, Carthage Hannibal, au Colloque sur Edouard Glissant – Pour une Poétique de la Relation: Limites, Épreuves, Dépassement. Les organisateurs prévoient une publication des Actes par les Editions Apollonia, Tunis. 5

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Ce recueil, Le sel noir, comprend sept sections construites autour d’une manipulation complexe de quelques signifiants quasiment primordiaux dans les imaginaires humains: terre, mer, sel, feu, rivière, fleuve... Par rapport aux temps, l’imagination poétique embrasse ici une longue période allant de l’Antiquité méditerranéenne à l’époque contemporaine dite souvent, d’un terme général, “post-coloniale”, au moins dans certains cercles universitaires. Par rapport aux espaces, un vaste panorama de paysages est offert à la lectrice: les Caraïbes, Carthage, la France, l’Afrique subsaharienne, l’Asie. Dès le premier regard, dans sa concision, ce titre, Le sel noir, unira peut-être dans la pensée le très ancien commerce transsaharien de l’or, de l’ivoire, du sel, des esclaves (ceux-ci, à certaines époques, vendus pour l’acquisition de sel), à la traite transatlantique. Christopher Rose rappelle quels furent, à l’époque moderne, les chemins de ces commerces: On the subject of the trade from south to north, it can be seen that by the eighteenth and nineteenth century, at which point European observers were commenting regularly on the import of slaves from sub-Saharan Africa into North Africa, there were three primary geographic trade routes. The first extended from south eastern and east Africa through the Omani held port of Zanzibar up the coast of Africa to Yemen and the Persian Gulf, then either into Persia, across the Indian Ocean, or up the Red Sea to the Hijaz. The second extended from the headland regions of the White Nile River and generally followed the river north into Egypt. The third primary route extended from points in West Africa in the Niger River basin and points south through the desert into Morocco and Tunisia. […] in West Africa, there was an additional trade operated by both Muslims and non-Muslims that brought slaves to the Atlantic Coast for export to the Americas7.

On sait que le 10 mai 2001 allait enfin marquer, en France, l’adoption à l’unanimité, par le Sénat, de la loi reconnaissant la traite et l’esclavage comme “crimes contre l’humanité”. Parmi d’autres personnalités liées d’une manière ou l’autre à l’héritage français, depuis longtemps, Edouard Glissant luttait pour la promulgation d’une telle loi. La première journée commémorative de la traite négrière et de l’esclavage eut lieu le 10 Mai 2006 et fut présidée par Jacques Chirac. De première importance est cependant la nécessité de ne pas considérer la traite transatlantique – plus généralement occidentale, puisque des es7

Université du Texas, à Austin, le 9 Juin 2003: “Minerals, Medals, Faith and Slaves: The Trans-Saharan Commodity Trade”. [inic.utexas.edu/hemispheres/workshops/Metals_Minerals_Faith_Slaves.pdf].

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claves furent aussi exportés par les Européens vers l’océan indien –, dans ses dimensions absolument inhumaines, comme un “commerce de plus” (“additional trade”, écrit Rose cité ci-dessus). D’autre part, il est pourtant indéniable que de nombreux captifs africains victimes de la traite dite orientale, y compris la traite transsaharienne, contribuèrent grandement, eux aussi, par leur labeur (exploitation des mines, travaux d’irrigation, travaux agricoles et autres) à l’enrichissement des individus ou groupes qui les avaient acquis. De toute façon, la vente d’êtres humains ne peut, en aucun cas, trouver de justification morale. Questions dont l’ampleur et la complexité ne sauraient faire l’objet d’un débat dans cette étude8. Comme toujours chez Glissant, dans les poèmes du Sel noir, il n’y a aucune vision simple, simpliste, de “l’Histoire” et, plus généralement, de la réalité, de réalités souffrantes du vaste monde. Ici, de telles réalités sont mises en relation d’un univers d’oppression à l’autre. Ainsi, dans une section intitulée “Gabelle”, le poète rend hommage aux paysans de France qui, jusqu’en 1791, devaient payer la tristement célèbre “gabelle” (impôt sur le sel), ou plutôt “les gabelles”, le pluriel, employé par Glissant, rappelant sans doute, en premier lieu, les divers modes employés au cours des siècles pour percevoir de tels impôts. Par ailleurs, ce pluriel rappelle sans doute aussi que le terme, déjà employé au Moyen-Âge pour désigner les droits féodaux perçus sur diverses denrées et provisions, s’en vint à s’appliquer à d’autres taxations – ainsi sur le blé ou le vin – impopulaires ou même exécrées9. Glissant suit bien toujours la vérité historique lorsqu’il mentionne que, sans argent pour acheter l’essentiel, les villageois étaient souvent forcés par les gabelleurs (parfois appelés gabelous dans l’Ouest) à acheter du sel; ces gabelleurs qui, de surcroît, restaient à l’affût du sel de contrebande:

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Olivier Pétré-Grenouilleau, “La traite oubliée des négriers musulmans”. L’Histoire. Numéro spécial.Vérité sur l’esclavage. No.280 (oct.2003: 48-57). Plusieurs chercheurs contemporains soulignent que les origines et conditions de vie passées et présentes des minorités d’origine subsaharienne au Maghreb ont, à ce jour, reçu relativement peu d’attention. Au Colloque tenu en avril-mai 2005 à l’Académie “Beït alHikma”, Marianne Catzaras a présenté sa remarquable collection de photographies consacrée à la communauté noire de Jerba. 9 Voir Eugène-Pierre Beaulieu, Les Gabelles sous Louis XIV (1903; facs. repr. Geneva: Slatkine-Megariotis, 1974).

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Carthage ou la flamme du brasier Vous êtes mains de folies qu’on égorge Paysans matois sous les pas des chevaux [...] Receleurs de sel, mais vous n’avez sel ni mangeailles. (1994: 197)

Le style du Sel noir rappelle souvent, pas toujours, celui des Indes10. La mémoire de Saint-John Perse y est, là encore, probable: on sait que dans l’ensemble de l’œuvre glissantienne, celle de Perse est un intertexte ouvertement puissant, puissamment ambigu. Comme Amers (“Poésie pour accompagner la marche d’une récitation en l’honneur de la Mer”11), ce recueil est dédié à la mer, Glissant ajoutant très vite à cette dédicace: “Pour le sel qu’elle signifie”, offrant les deux versants, l’un positif, l’autre négatif et douloureux de cet élément/symbole par ces mots: “splendeur et amertume”. Cette dédicace précise aussi que ce voyage marin se fait à partir du delta d’un fleuve, port de terre d’où naît la parole du poème. A ne pas oublier, dans la première section du Sel noir intitulée “Le premier jour”, ce recueil est présenté comme émanant de la parole du Conteur qui “mesure sa parole dans l’éclat démesurée”. Pour Glissant, écrivain aussi attentif au particulier de chaque terre, chaque parole, qu’à l’immensité du monde, des mondes, à tout instant présents, allier mesure et démesure constitue une préoccupations quasiment constante. L’avant-dernière section du Sel noir, intitulée “Le Grand Midi”, montre la figure d’un poète embrassant l’île natale. Ce “Bateau ivre” qu’était le poème de Césaire du même titre, “Le Grand Midi”, viendra sans doute à l’esprit. Mais alors que le poème de Césaire clamait un “adieu”: “Je n’arriverai point”, celui de Glissant en paraît donc être l’antithèse: “– Je me lève et j’étreins l’innommé pays”, “mon noir pays”, répétera le locuteur dans la dernière section du poème. L’aventure du Sel noir, sorte de voyage en bateau douloureux quoique non “ivre” débute et se termine donc en terre, comme le faisait aussi le rêve de Rimbaud. On verra pourtant là deux errances sans commune mesure. A la fin du poème de Rimbaud surgissait, ou bien la vision d’une “quille” bientôt éclatée dans la mer, ou bien celle de la flaque d’eau du pays d’enfance et de “son bateau frêle comme un papillon de mai”. La terre natale évoquée là était séparée du monde. En revanche, une double démarche marque clairement les derniers versets du Sel noir: chanter le pays natal, prendre le temps de le vivre, ce 10 11

Glissant, Les Indes (1994:109-165). Perse, “Invocation” (3), Amers, Œuvres Complètes (1972: 261).

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pays, est non pas s’écarter mais s’approcher de la communauté des vivants: “Il est temps d’arrêter l’errance immense et il est temps/ d’armer le chant aux continents [...]”, lira-t-on dans l’“Acclamation” finale12. Pour le lecteur attentif, une mise en relation des Grands Chaos, recueil daté de 1993, avec Le sel noir devrait s’avérer possible. Ce recueil comprend cinq sections dont les thèmes et paysages semblent, dans l’ensemble, faire écho aux textes mentionnés ci-dessus. Au monde caraïbe s’est ajouté le Deep South américain. L’Afrique rêvée, quant à elle, s’est déplacée vers l’Est: région du temple de KomOmbo. Le lecteur voyagera donc des bords du Mississippi (appelé de son nom amérindien Meschacebé) à la Montagne Pelée de Martinique, puis son regard émigrera vers la Seine de ces temps-ci, puis vers les rives du Nil, puis retournera à la Lézarde, puis descendra vers la lave volcanique du pays martiniquais enfouie sous les traces, jusqu’aux sables marins retrouvés. Le trajet immense de tous ces textes où, dans la vision, mer, fleuve, rivière, laves et, à nouveau, rives marines s’entrelacent à des terres souvent brûlées de guerres, persécutions, oppressions, famines, ce trajet construit pour l’imagination, la réflexion, l’émotion un très riche réseau. En ce qui concerne la France, les “manants” de “Gabelles” font ici place aux vagabonds sans-abri du Paris d’aujourd’hui, groupe à la diversité immense et peut-être insolite. Dès la première lecture, donc, il paraîtra évident que, du Sel noir aux Grands Chaos, des déplacements multiples à bien des niveaux s’opèrent, dans une alliance faussement répétitive de thèmes, gens et paysages. Je reviendrai à cette liaison dans le quatrième chapitre. La section du Sel noir examinée ici, “Carthage”, fera réfléchir à certaines relations intra- et intertextuelles – ou plutôt transtextuelles – de l’œuvre glissantienne. Ici, la parole poétique saisit Carthage au moment où Scipion Emilien et son immense légion l’assaillent, la détruisent, la brûlent: 146 avant J.-C. A ce nom, Carthage, certains d’entre nous se rappelleront leurs lectures de jeunesse, se rappelleront sans doute quelques vers de Virgile, auront en tête quelque image de la reine Didon, l’infortunée, et du héros, le vaillant et pieux Enée. On 12 Rimbaud, “Le bateau ivre”, Œuvres Complètes (1951:100-103). Aimé Césaire, “Le Grand Midi” (Fragment), Les Armes miraculeuses (1970: 52-61). L’édition de 1983 du Sel noir (Poésie/Gallimard avec la préface de Jacques Berque) concluait cette section ainsi: “Je me lève et j’explore, et j’étreins l’innommé pays” (136).

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l’a dit, Virgile, dans ces textes de Glissant sur Carthage, n’est jamais nommé, et nulle allusion à l’Enéide ne peut s’y déchiffrer. Cependant, deux noms essentiels dans la trame du texte de Virgile y apparaissent, à savoir “Scipion” et “le Romain”. A noter évidemment, “Carthage” met en scène les jours de destruction par Rome, et non pas la vision de sa fondation. Il est vrai aussi que tout écrivain, sans doute, se nourrit, consciemment, inconsciemment, à de multiples textes, de multiples créativités, proches ou lointaines, que ce soit dans le temps ou l’espace; nul doute, des myriades d’ombres hantent de leurs sèves tel ou tel texte que nous découvrons avec, parfois, l’impression de boire à une source neuve. D’ailleurs, l’on sait à quel point les chemins de l’intertextualité sont complexes; filiation et affiliation fréquentent autant l’émulation que la révolte, le reniement que la parodie13. Que Virgile ait habité ou non la conscience et/ou l’inconscient de Glissant lors de la composition de “Carthage” reste une question ouverte, encore que tout ce que je crois comprendre de l’œuvre de cet écrivain m’inviterait plutôt à penser que de nombreux textes épiques de diverses traditions sont très présents dans ses paysages, comme le suggèrent d’ailleurs de multiples références dans ses essais, parfois même dans sa fiction, ainsi que dans certains poèmes14. Dans de telles références, Homère, Virgile, Dante aussi, occupent une place de choix. J’y reviendrai. Ses lecteurs, cependant, savent à quel point l’idée d’un poète “négro-latin” lui est peu savoureuse, expression qui camoufle à peine, en effet, une volonté d’englober quasiment sans questions les peuples africains et d’ascendance africaine dans le patrimoine occidental et, dans le contexte francophone, dans le rayonnement d’une reinesoleil qui non seulement ne l’est plus, reine et soleil conjugués, mais ne l’a jamais été pour les peuples et cultures concernés; ou qui plutôt, pour certains, le deviendrait pour un temps, des temps – sont-ils dé13

Les textes désormais classiques de théoriciens tels Gérard Genette ou Julia Kristeva font toujours partie, bien sûr, de la mémoire de quiconque s’intéresse à la question de l’intertextualité. Je note par ailleurs que cette question, en général et en particulier, c’est-à-dire dans le contexte caribéen, a été analysée dans le livre de Mary Gallagher mentionné plus haut. 14 Pour les essais de Glissant se reporter à: Soleil de la conscience (1956); L’intention poétique (1969); Le discours antillais (1981b); Poétique de la Relation (1990); Introduction à une Poétique du Divers (1996b); Traité du Tout-Monde (1997); La cohée du Lamentin (2005). Vient de paraître: Une nouvelle région du monde. Esthétique I (2006). A noter: de nombreux passages de ces essais sont véritablement des poèmes en prose.

Introduction

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funts ?– par la force du feu ou du pain. Bien sûr, je m’associe à cet écart établi par Glissant et d’autres, de même que je le ferais, le fais, par rapport à l’effort de récupérer naguère les “Berbères” dans le monde nord-africain “latin”, c’est-à-dire, moins africain ou moins oriental – moins “exotique” ? – que ne le serait le monde des Arabes. Ceci dit, pour insister et dire les choses en deux mots: s’étonner ou même s’offenser de l’association annoncée dans l’en-tête du premier chapitre entre Virgile et Glissant pourrait signifier au moins deux ou trois choses à mon avis: que l’on manque de liberté de pensée, peutêtre; de plus, que l’on a trop peu réfléchi aux complexes chemins empruntés par maintes créativités humaines, efforts modestes de cette lectrice inclus; enfin que lien, association, dé-lien et relation peuvent vouloir dire bien des choses, risques compris et assumés. Ma référence la plus immédiate, en effet, est l’Enéide15, plus particulièrement, quoique non seulement, l’épisode du Livre IV se rapportant à Didon; non seulement, parce que, dès les premières pages de l’Enéide, l’histoire légendaire de Carthage prend vie: “Urbs antiqua fuit (Tyrii tenuere coloni)/Karthago...” [ “Il y eut jadis une ville – des colons tyriens l’habitèrent – Carthage...” – Livre I, 13-14 ], mais en plus parce que, dès les premières pages aussi, Junon, championne d’Argos et ennemie de Troie, a la préscience qu’une lignée troyenne, devenue maîtresse d’un vaste royaume, s’en reviendrait un jour détruire la Lybie16. Il faut ajouter que le récit d’Enée (Livres II et III) prend place à Carthage, et que la célèbre lamentation de Didon, au Livre IV, annonce qu’elle restera, au destin d’Enée, une obsession:

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J’ai utilisé l’édition bilingue de Jacques Perret (Texte établi et traduit par): Virgile, L’Enéide (1981), Livre I-IV, Livre V-VIII. Livre IX-XII. J’ai aussi consulté Virgile. L’Enéide. Nouvelle Edition revue et augmentée avec introduction, notes, appendices et index par Maurice Rat. Tome 1, I-VI. Tome 2, VII-XII (1960). Dans cette étude, je cite en latin et je fais suivre de la traduction de Perret. Je crois profondément que rien ne vaut l’original quel que soit mon très grand respect pour le travail de traducteur; de plus, le sujet même de cette étude met la question des relations entre temps et espaces, langues et cultures, au cœur du débat. J’utiliserai la même méthode pour quelques mots d’italien ainsi que pour les quelques extraits en allemand. Je ne lis malheureusement pas l’allemand, mais songe aux lecteurs qui auront le bonheur de comprendre Broch dans le texte. Quant aux citations en anglais, notre lingua franca du moment, je les laisse dans l’original. 16 D’après J. Perret, Virgile est le seul à faire un Italien de Dardanus, ancêtre mythique de la famille royale de Troie: Virgile (1965: 129). Voir en particulier: Livre III, 163-168, Livre VII, 205-211, 240-245.

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Carthage ou la flamme du brasier […] Sequar atris ignibus absens et, cum frigida mors anima seduxerit artus, omnibus umbra locis adero, Dabis, improbe, poenas. Audiam et haed manis ueniet mihi fama sub imos. [...] Absente, je m’attacherai à toi avec des feux noirs et quand la froide mort aura de mon âme séparé mon corps, ombre je te serai présente en tous lieux. Tu seras puni, barbare. Je le saurai et le bruit m’en viendra au fond des enfers.17 (384-387)

Dans la trame de l’œuvre même, Didon, on s’en souvient, ne disparaît pas. Enée, au Livre VI, la rencontrera au pays des ombres, “errante dans la grande forêt” (“errabat silua in magna”) [451], et lui rappellera que, la quittant, il avait dû obéir à un ordre divin; mais alors, les yeux fixés au sol, continue le narrateur, Didon se détourne, le visage aussi dur qu’un silex; hostile, elle s’enfuit, et rejoint l’ombre de Sychée, l’époux phénicien (469-474). Carthage est un nœud vital au cœur du récit. Quelques recherches suffisent à mettre en évidence que, ces dernières décennies, Carthage, naguère englobée dans ce que le 19e siècle appelait l’Orient, a, à nouveau, suscité l’intérêt et fait l’objet d’études. Ainsi, les rêveries “orientalistes” des Romantiques français retiennent encore l’attention de lecteurs contemporains18. L’effort présent est tout autre. L’attention est ici portée à quelques textes récents, moins connus encore sans doute, nés en des contextes non européens, et d’un regard certes éloigné des naïvetés – l’aplomb naïf ? –, voire préjugés, des Romantiques. Reprenant l’étude désormais classique d’Edward Saïd, Christopher Miller souligne sobrement, et avec raison, que: […] “l’orientalisme est un mythe politique maquillé en vérité scientifique”19. C’est bien Lamartine ainsi qui, dans son Voyage en Orient, se référant à certains peuples tels “les Phéniciens, Tyr, Didon, Carthage” ne voyaient en eux que des “sociétés de commerce”: 17

De suite, je souligne que la traduction de “improbe” par “barbare” me paraît incorrecte, nuance importante pour la suite de ces propos; “malhonnête”, “sans honneur” me paraîtrait plus approprié. Maurice Rat choisit “misérable”. 18 A ce jour, je n’ai pu consulter la thèse de doctorat de Rym Bardaoui, Carthage et le monde syro-phénicien dans l’imaginaire romantique français (Université Lumière Lyon 2, 1996). L’original aurait été brûlé dans un incendie. Quant aux versions microfichiées, elles sont illisibles. 19 Edward Saïd, L’Orientalisme: L’Orient créé par l’Occident. Traduit de l’anglais par Catherine Malamond (1980). Christopher Miller, “Orientalisme, Colonialisme” dans De la littérature française, sous la direction et la responsabilité de Denis Hollier et François Rigolot (1993).

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[…] exploitant la terre à leur profit, et ne mesurant la grandeur de leurs entreprises qu’à l’utilité matérielle et actuelle du résultat; je suis pour eux comme le Dante, je regarde et je passe […]. N’en parlons pas. — Ils ont été riches et prospères, voilà tout. — Ils n’ont travaillé que pour le temps; l’avenir n’a pas à s’en occuper20.

Prédiction mal venue; l’avenir s’en est occupé, s’en occupe toujours de Carthage. Si donc je garde l’idée utile d’un “discours orientaliste”, discours à replacer, toutefois, dans des contextes d’écriture et de lecture précis, je rejoins, par ailleurs, Aijaz Ahmad dans sa critique de l’ouvrage de Saïd, critique que l’on trouvera résumée dans ces mots: “Saïd quite justifiably accuses the ‘Orientalist’ of essentializing the Orient, but his own essentializing of the ‘West’ is equally remarkable”. Cette critique est liée au rejet, par Ahmad, de l’idée d’un “TiersMonde”, d’une litérature du Tiers-Monde – “catégorie épistémologiquement impossible” –, liée aussi à la mise en question de l’affirmation faite par Fredric Jameson que tout texte du Tiers-Monde se lira comme “allégorie nationale”. Les remarquables analyses et synthèses d’Ahmad constituent, entre autres, d’ailleurs, une mise en garde précieuse pour cette lectrice. Par exemple, lire, aller voir, parfois, dans certains textes de l’antiquité grecque et latine des “notions orientalistes”, n’est pas soutenir que le discours dit orientaliste était tout entier déjà là, semblable, en somme, à lui-même. D’une part, cela supposerait l’idée d’un Occident, d’une “Europe” monolithique, transhistorique, et qui aurait existé, sur la carte civilisationnelle, depuis la nuit des temps. D’autre part, dimension corollaire, cela supposerait aussi la présence, au cœur de cet Occident imaginaire, d’une continuité textuelle (littéraire) sans faille. Quant aux “allégories nationales”, s’il est vrai que les peuples colonisés, dans les temps modernes, s’entend, en usent, en ont usé dans leurs luttes de libération, il faut alors se demander si et comment leurs langages – leurs idéologies – ressemblent aux nombreuses allégories nationales trouvées, ressassées chez les peuples conquérants, et en diffèrent; ressemblent et diffèrent de textes produits il y a bien des temps mais encore, c’est un fait, étudiés, soupesés, en notre temps, et toujours intégrés, par beaucoup, à un bagage dit occidental. Je ne saurais, quant à moi, éviter de poser, de me poser ces 20

Alphonse de Lamartine, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient (1835), vol. IX-XII (1849).

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questions21. C’est encore Ahmad qui, dans sa lecture critique des théories post-coloniales, d’une part rappelle que toute production de texte s’entoure non pas d’une mais de plusieurs “conditions idéologiques”: il a ici à l’esprit, entre autres, les multiples influences présentes au cœur de cette “allégorie nationale” que fut, que peut paraître être, le Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (122)22. Il rappelle d’autre part que, pourtant, les discours contemporains sur la postcolonialité font par trop facilement fi de tout effort de considérer le monde à la fois dans ses détails et dans son ensemble, effort incluant souvent un désir de travailler à le changer, ce monde: Any attempt to know the world as a whole, or to hold that it is open to rational comprehension, let alone the desire to change it, was to be dismissed as a contemptible attempt to construct “grand narratives” and “totalizing (totalitarian?) knowledges” ( 69)23.

Les raisonnements d’Ahmad sont particulièrement stimulants dans le cadre de l’étude entreprise ici, étude d’auteurs qui peut-être souvent doivent négocier un passage entre l’abandon d’une “allégorie nationale” naïve ou inefficace, et l’urgence de proposer des textes aussi utiles à leurs propres “lieux”, propres histoires, qu’au grand monde des humains. C’est aussi avec grand intérêt que j’ai découvert l’étude de Michael Dietler, archéologue, sur “L’archéologie du colonialisme. Consommation, emmêlement culturel et rencontres coloniales en Méditerranée”24, ce travail étant une adaptation d’une étude publiée 21

Voir Aijaz Ahmad, In Theory: Class, Nations, Literatures (1992), notamment: Introduction, “Literature among the Signs of our Time”, “Literary Theory and ‘Third World Literature’: Some Contexts”, “ Jameson’s Rhetoric of Otherness and ‘National Allegory’”, et “Orientalism and After: Ambivalence and Metropolitan Location in the Work of Edward Said”. En ce qui concerne Jameson, Ahmad se réfère à “Third World Literature in the Era of Multinational Capital”, Social Text (1986: 65-88). 22 Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. Edition bilingue. Traduction par Emile Snyder, avec la préface d’André Breton (1971). 23 Ahmad fait ici référence à Homi K. Bhabha, Nation and Narration (1990). 24 L’essai de Dietler a paru dans Regards croisés sur le métissage (2002: 135-184); version révisée et augmentée de “Consumption, Agency, and Cultural Entanglement: Theoretical Implications of a Mediterranean Colonial Encounter” dans J. Cusick, dir., Studies in Culture Contact: Interaction, Culture Change, and Archeology (1998). Plusieurs des articles publiés dans Regards croisés sont certes à méditer dans le cadre de cette étude tels, ainsi: Laurier Turgeon et Anne-Hélène Kerbiriou, “Métissages, de glissements en transferts de sens” (1-20); Pierre Ouellet, “Les identités migrantes. La

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d’abord en anglais. Le terme “emmêlement” (traduit de l’anglais “entanglement”) a de suite retenu mon attention, formule en effet très glissantienne et qui apparaît dans Le sel noir (“terres emmêlées”). Dietler se limite ici à l’examen de deux principaux agents de la colonisation en France méditerranéenne et dans la vallée du Rhône: les Etrusques et les Massaliètes, ceci de la fin du 7e siècle au milieu du 5e siècle avant J.-C. Parmi d’autres éléments d’intérêt, je mentionnerai ici: 1) la question de base relative à l’importance des apports archéologiques à la connaissance des échanges dans telle ou telle rencontre coloniale de la Méditerranée antique; 2) l’importance que les recherches archéologiques peuvent avoir dans le débat extrêmement complexe qui sépare ceux qui considèrent le monde “moderne” comme la conséquence des entreprises conquérantes du 16e siècle européen, et ceux qui voient ce monde d’aujourd’hui comme la continuation d’un système expansionniste remontant à plus de quatre mille ans. Dietler insiste d’ailleurs sur la difficulté qu’il y a à trancher dans un sens ou l’autre, et son discours, ici, est sans doute à lire de concert avec les mises en garde d’Ahmad contre la vision simpliste d’une Europe monolithique et transhistorique. Dietler, cependant, souligne vigoureusement que […] les mêmes sentiments, qui s’expriment chez certains auteurs anciens grecs ou romains quant aux bénéfices civilisateurs qu’apportent “l’héllénisation” ou la “romanisation” aux populations de “barbares” indigènes, sont profondément ancrés dans la culture européenne, et ont servi, de façon implicite ou explicite, à la justification idéologique de l’activité européenne moderne. (140)

Cité par l’auteur, entre autres exemples, est le cas de Napoléon III qui rappelait la victoire de César sur le barbare Vercingétorix – héros d’ailleurs très idéalisé dans nos manuels d’enfance, il faut bien le dire – et la Gaule pour promouvoir l’idée de la mission “civilisatrice”. De grand intérêt aussi est la découverte qui démontre que les recherches archéologiques ne révèlent nullement un engouement généralisé de la part des “conquis” pour, ici, la culture grecque. Par exemple, si les autochtones du bassin du Rhône allaient montrer une passion très nette pour le vin apporté par les Grecs, pendant des centaines d’années, ces mêmes populations ne montrèrent aucun goût pour, disons, l’écriture, la monnaie, l’huile d’olive, les vêpassion de l’autre” (39-57); Alexis Nouss, “Deux pas de danse pour aider à penser le métissage” (95-111).

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tements, la religion, les armes de ce même monde grec. Mettant en relief les processus de transformation, de “manipulation créative” présidant à l’adoption interculturelle d’objets ou de pratiques, l’auteur fait remarquer que, souvent, les emprunts culturels sont utilisés avec une fin politique particulière et/ou pour l’utilité que de tels emprunts peuvent acquérir dans leurs nouveaux contextes de consommation. Il souligne aussi que certains processus d’emmêlements, entre divers peuples, peuvent, au départ, se produire, sans qu’intention et entreprise de domination prévalent. Le travail minutieux de Dietler le mène aussi à rappeler cependant, d’une part, que l’empire romain dura plus longtemps que tous les empires modernes, d’autre part, que l’occupation romaine dans la France méditerranéenne, puis dans l’ensemble de la Gaule, en Espagne et en Italie, allait différer considérablement de celle des “agents coloniaux grecs et étrusques”. Il rappelle ainsi: Rome était le premier des pouvoirs étatiques méditerranéens à posséder les capacités administratives et militaires et, peut-être, l’ambition impériale, pour imposer une suprématie politique au-delà d’un petit territoire entourant une ville portuaire […]. Les stratégies culturelles de domination employées par les Romains étaient très efficaces […]; pour ne nommer que la plus évidente des transformations que suscita cette situation coloniale, l’occupation romaine résulta en l’extinction graduelle des langues indigènes dans toute la région […] et leur remplacement par le latin, de même qu’en une restructuration du paysage en profondeur. (149-149)

De grand bon sens, évidemment, est la remarque, toujours par Dietler, que la fin du 20e siècle fut loin d’être la première période “postcoloniale” de l’histoire du monde… Justement, à ce propos, c’est avec méfiance que je m’approche des études dites post-coloniales, héritées d’un contexte où s’étudiaient, s’étudient les littératures du Commonwealth britannique. A ce sujet, le travail d’Ahmad continue d’être plein d’enseignements: quelques pas seulement séparent bien le concept de “sujet oriental” de celui de “sujet colonial”, de celui de “sujet post-colonial”; sujet-objet, c’est-àdire, dans la vie et les discours. Continuant à réfléchir, j’en viens à me demander ce que l’on veut dire, au juste, quand on qualifie un auteur, une nation, voire un style, de “post-colonial”. Certains diraient que l’acte de colonisation même crée la condition post-coloniale. Certains ne diraient post-coloniaux que l’auteur ou la nation libérés de la colonisation. Certains mettraient l’étiquette sur le texte de révolte. Certains

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vont même jusqu’à sous-entendre que la condition d’opprimé, de “colonial” a disparu. Enfin, de qui parle-t-on ? De l’ex-colonisé, de l’excolonisateur ? Au singulier ? C’est-à-dire en masse ? Et comment le détail du texte littéraire est-il servi par cette nébuleuse et vague généralisation ? Peut-on nier que l’emploi abusif, peu précis de ce terme fasse cultiver chez ses praticiens ainsi que chez ses récepteurs une notion aussi arrogante que brutale de la “Différence”, et ceci au détriment des particularités de culture, de langue, d’histoire, enfin, des véritables et précieuses différences ? Encore une fois, y aurait-il donc un Occident face à une Différence quasi globale ? Suggestion d’un binarisme, le simple bon sens devrait nous en avertir, des plus précaires; binarisme que des recherches et réflexions érudites, telles celles d’Ahmad, donc, devraient convaincre d’abandonner. Un tour d’horizon et un début de mise au point utiles apparaissent aussi dans l’introduction à un ouvrage connu, à savoir: PostColonial Cultures in France (1997). Alec Hargreaves et Mark McKinney écrivaient, on s’en souvient: […] Boehmer […] distinguishes between post-colonial practices, defined by a descriptive, chronological relationship with the end of empire, and a postcolonial stance, grounded in resistance to (neo)-colonial oppression. Extending Boehmer’s typology, it is possible to distinguish a third type of relationship with the end of empire, which we may designate as post/colonial, i.e. essentially detached from the post(-)colonial problematic25.

La dernière phrase de cette citation, qui suppose accomplies aussi bien la “fin de l’empire” que celle d’un certain type de “problématique” pourra sembler, précisément, à certains d’entre nous, problématique. 25

Elleke Boehmer, Colonial and Postcolonial Literature: Migrant Metaphors (1995). Voir aussi Karin Barber, “African-Language and Postcolonial Criticism”, Research in African Literatures (Winter 1995: 3-30). L’ouvrage de Jean-Marc Moura: Littératures francophones et théorie postcoloniale (1999) propose des développements dont la logique interne est pour moi parfois difficile à suivre. Après avoir déclaré que “le but que s’assignent les études postcoloniales est théoriquement impérialiste” (9), expression inattendue (?), l’auteur déconstruit, contredit, pas à pas, cette assertion de base. Cependant certains en-têtes vont toujours dans le sens de l’impérialisme problématique, ainsi: “Pour une théorie post-coloniale francophone” (139); ou encore: “Le ‘Tout-monde’ francophone” (140), référence à Glissant; mais, pour Glissant, le Toutmonde n’est pas “francophone”. L’ouvrage reste très utile par le nombre d’auteurs et d’œuvres mentionnés. A lire l’étude remarquable de Richard Serrano: Against the Postcolonial. “Francophone” Writers at the Ends of French Empire (2005).

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Certains se demanderont d’ailleurs, et à bon droit, où se placerait, pourrait se placer chaque œuvre “francophone” étudiée ici à l’intérieur de ce triangle – les trois orthographes entourant le préfixe “post”. Peut-être les chapitres qui suivent aideront-ils un lecteur ou l’autre à décider. Cette étude se développera, en plusieurs mouvements. Sous l’en-tête: I. De Didon (Virgile) à Scipion (Glissant) seront situées deux sections: a) Temps et histoires26, compte tenu de la dimension mythique toujours présente dans les appréhensions humaines des uns (Le Temps, les temps), comme des autres (histoires), que ce soit dans la vie ou dans les textes, et compte tenu aussi du fait que cette étude s’attache à des textes éminemment poétiques27; b) Narration, langages, et symbolique : cette section, séparée de la première surtout pour des raisons de clarté, lui reste liée, c’est certain. Si la question des narrateurs respectifs dans toute œuvre est, bien sûr, d’importance, surtout en ce qui concerne leur(s) position(s) par rapport à la maîtrise d’un ou des discours, à ce point de vue, le texte complexe de Virgile ne sera examiné que dans les limites précises qui le relie à ce projet. En ce qui concerne la symbolique, je m’attacherai à cerner quelques figures majeures, figures prises dans un tissu serré: ville, femme, barbare, dieu…, figures elles-mêmes cernées de la puissance du feu (le feu, indissociable, dans les textes de Glissant sur Carthage du sel et de la mer). Un tel travail m’engagera donc à méditer sur quelques interactions, nullement simples, nullement transparentes, entre Histoire, histoires, langues, mythologies, et littératures. Sous l’en-tête: II. Regards autres sur Carthage, j’examinerai quelques autres textes dont Carthage est aussi le foyer d’attention ou un foyer d’attention majeur, avec, entre autres, mais non seulement, le désir d’établir une mise en relation avec ceux de Glissant. Je commenterai d’abord plusieurs œuvres liées par leur imaginaire à la mythique Elissa/Didon. J’ai retenu en premier lieu “Elégie de Carthage”, de 26

En ce qui concerne “l’Histoire” – “les histoires”, Glissant inclut cette formule dans la liste des “binarités à dépasser ou non”, indiquant qu’ici le tiret marque en fait une opposition (1990: 236). Dans la présente étude, on verra que l’Histoire apparaît tantôt comme allant dans le sens des histoires, et tantôt comme s’y opposant. 27 A nouveau, voir l’ouvrage de Gallagher. Dans Conquérants de la nuit nue, j’avais consacré des pages à la dialectique entre temps et espace chez l’auteur.Voir aussi Cailler: “Edouard Glissant, a Creative Critic”, article paru dans un numéro spécial de World Literature Today consacré à Glissant, et qui traite surtout de son roman Mahagony (1987) (Autumn 1989: 589-592).

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Léopold Sédar Senghor, poème ancré dans la source virgilienne, poème dédié au premier président tunisien, Habib Bourguiba, nommé ici “le Combattant suprême”. C’est avec intérêt que j’ai aussi pris connaissance du roman de Fawzi Mellah, écrivain tunisien, roman intitulé Elissa, la reine vagabonde, récit qui, dans son imaginaire, précède le patrimoine virgilien sans pourtant l’exclure, au moins par allusions. Je ferai aussi référence, brièvement, à son autre récit, Le conclave des pleureuses. De Tunisie également, je pense à deux ou trois textes du poète Moncef Ghachem, en particulier au poème en prose “Sanctuaire”. Rêverie élégiaque en compagnie d’une “sœur Didon”, ce texte est tout imprégné des douleurs libanaises et palestiniennes de ces temps, les nôtres. Enfin, deux œuvres de Kebir Mustapha Ammi – auteur né au Maroc d’une famille algéro-marocaine –, à savoir un roman: Thagaste. Saint Augustin en Algérie, ainsi que l’essai poétique intitulé Sur les pas de Saint Augustin, seront les dernières œuvres examinées dans ce chapitre28. A noter, les textes d’Ammi sont les seuls, dans ce choix de textes, à user ouvertement d’un texte “fondateur” hérité du monde chrétien, à savoir les Confessions29. Par ailleurs, les lecteurs s’en souviennent, Virgile et plus généralement, d’ailleurs, la culture grécoromaine sont des intertextes puissants chez Augustin. Ainsi, détail sans doute, mais signifiant, si forts seront sur son imagination le périple d’Enée et sa rencontre amoureuse avec Didon, qu’Augustin liera mentalement ses propres “errances” spirituelles à celles du héros en quête d’un port d’attache (Enéide, I, 753-756; Les Confessions, I, XIII, 2021-22). La Carthage romaine à laquelle les textes d’Ammi donnent vie – Carthage chrétienne pour certains, pour beaucoup peut-être, Car28

Léopold Sédar Senghor, “Elégie de Carthage”, The Collected Poetry (1991: 545552) [Edition bilingue]; Moncef Ghachem, “Delenda est Cartago” et “Sanctuaire”, Cap Africa (1989:141,153-155); Fawzi Mellah, Elissa, la reine vagabonde (1988); Le conclave des pleureuses (1987); Kebir Mustapha Ammi, Thagaste. Saint Augustin en Algérie (1999); Sur les pas de Saint Augustin (2001). Des cinq écrivains juste mentionnés, Senghor, né en 1906, est, bien sûr, l’aîné (décédé en Décembre 2001). Suivent Glissant, né en 1928, puis Ghachem et Mellah, nés en 1946. Ammi est né en 1952. 29 Relisant Augustin, j’ai utilisé cette édition bilingue latin/français: Œuvres de Saint Augustin, 13. Les Confessions (Livres I-VII, Livres VIII-XIII). Texte de l’Edition de M. Skutella. Introduction et Notes par A. Solignac. Traduction de E.Tréhorel et G. Bouissou (1962; pour cette édition, impression en France, 1980). Ammi m’a aimablement informée que lui-même a utilisé, pour les citations, l’édition parue dans Points (Seuil) avec une préface par André Mandouze.

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thage au cœur numide, Carthage multiple, – va cette fois s’écrouler sous l’assaut des Vandales. Si Carthage, dans ces textes, n’est pas le seul foyer d’attention, elle y occupe une place importante, aussi bien concrètement que symboliquement, en tant que Cité de l’empire et lieu de l’espace augustinien. Cette étude s’organise donc, on le voit, autour d’un choix limité, voire “personnel” de textes. J’ose cependant espérer que ce choix paraîtra, à la lecture, moins arbitraire que réfléchi. Dans la troisième partie de cet ouvrage portant comme entête: III. De Virgile auteur à Virgile protagoniste, j’essaierai d’abord de porter un second regard sur Virgile à la lumière, en particulier, de quelques lectures contemporaines de son texte qui semblent remettre en question ce que beaucoup d’entre nous croyaient avoir compris de cette épopée en des heures de jeunesse, notion de l’héroïsme et idéologie présentes au texte comprises; lectures dont la répercussion sur les textes antillais et africains étudiés ici s’avérera, en retour, utile; et d’ailleurs, j’ajoute, dans ce regard contemporain, Glissant lui-même a sans doute son mot à dire. Les textes que l’on appelle, avec ironie désormais, les grands textes fondateurs ne parviennent à chacun d’entre nous, lecteurs ou écrivains, que modelés par de nombreuses lectures, cultures, interprétations. S’il est vrai, de plus, que les contemporains de Virgile avaient, auraient eu des réactions sans doute très différentes des nôtres à l’Enéide, la prise en charge plus ou moins consciente du très lourd bagage culturel et interprétatif qui nous précède témoigne pourtant de la force de créativités successives – à commencer par celle de l’auteur premier évidemment –, force qui permet aux grands textes du passé de cheminer toujours en nous, avec nous, en leurs significations encore possibles; et ceci même dans le cadre démystificateur de “notre postmodernité”, grain de sel ironique compris (qui est “nous” ?). En relation à un examen renouvelé du projet épique, il se pourrait que la tradition qui prétend que Virgile se serait opposé à la publication de l’Enéide offre ici un tremplin d’où poursuivre la réflexion. Pourquoi, cette opposition ? Œuvre ressentie “imparfaite”, inachevée, au seuil de la mort ? Ainsi, Donat (Aelius Donatus) dans sa Vie de Virgile, écrivait: Egerat cum Vario, priusquam Italia decederet, ut, siquid sibi accidisset, Aeneida combureret, at is facturum se pernegarat: Igitur in extrema valetudine assidue scrinia desideravit, crematurus ipse; verum nemine offerente nihil quidem nominatim de ea cavit. Ceterum eidem Vario ac simul

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Tuccae scripta sua sub ea condicione legavit, ne quid ederent, quod non a se editum esset […]. Edidit autem auctore Augusto Varius, sed summatim emendata [...].30

Ce texte explique – je paraphrase – que le poète, avant de partir d’Italie avait dit à Varius de brûler l’Enéide, si jamais quelque chose lui arrivait. Varius refusa, alors Virgile, très malade déjà, voulut le faire lui-même, mais personne ne lui apporta le manuscrit. Finalement il légua ses écrits à Varius et Plotius Tucca avec l’interdiction de publier ce qu’il n’avait pas publié lui-même. Mais Varius sur la demande d’Auguste publia l’œuvre, légèrement modifiée. Au vingtième siècle, le très beau roman de Hermann Broch, Der Tod des Vergil (La mort de Virgile)31 essaie une méditation des possibles “raisons” de ce désir qu’aurait eu Virgile donc d’anéantir son œuvre. Dans ce texte, d’auteur, Virgile devient protagoniste. Ce roman, entre autres éléments tout à fait remarquables, accomplit-il, dans cette méditation, une exégèse, une critique de l’Enéide ? Ce retour à Virgile, je l’espère, permettra de poursuivre, dans le quatrième et dernier chapitre, l’exploration engagée dans les trois premiers. Sous l’en-tête: IV. Des “Carthage” aux Grands Chaos, j’aimerais relire chacun des textes et tous ensemble, dans un geste à la fois et toujours soutenu par des questions et aussi l’espoir de relation: 30

J’ai consulté la “Vie de Virgile” de Donat dans plusieurs sources : 1) dans la collection de livres rares de l’Université de Floride: Publii Vergilii Maronis opera: cum Servii Mauri Honorati grammatici, Aelii Donati, Christophori Landini, atque Domitii Calderini Commentariis (Nurnberge – Nuremberg: Impressa impensis Anthonii Koberger, Anno Christi M.CCCCXCII – 1492). La tradition veut que des textes de Suétone aient été à la base de ceux de Donat. 2) En anglais, voir la traduction de David Scott Wilson-Okamura, Donatus Aelius. Life of Vergil (1996: http://virgil.org/vitae/adonatus.htm). Ernstpeter Ruhe, de l’Université de Würzburg, m’a aimablement envoyé la citation présentée ici. J’ai pu ensuite retrouver le texte dans les sources indiquées ci-dessus. A propos de la Vita je note la fine remarque de Paul Veyne : […] “ il ne saurait être question de nier en bloc la valeur de la Vita par Suétone-Donat; elle contient sûrement des vérités, mais lesquelles ?” (La société romaine 1990: 224, note 17). 31 Hermann Broch, Der Tod des Vergil (1947). J’ai eu recours aux versions anglaise et française: The Death of Vergil. Translated by Jean Starr Untermeyer (1945); La mort de Virgile. Traduit de l’allemand par Albert Kohn (1980). Autrichien, arrêté par les nazis en 1938 mais bientôt libéré, Broch partit en exil, d’abord à Londres, puis aux Etats-Unis. Converti au Catholicisme dans sa jeunesse, il semblerait que, dans ses derniers jours, l’écrivain ait désiré revenir au Judaïsme. Né en 1886, il mourut en 1951.

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mais qu’est-ce, la relation ? celle des textes entre eux ? celle des textes à la vie ? quelle(s) vie(s) ? quel(s) temps ? Geste soutenu, donc, c’est certain, par la méditation de possibles rapports entretenus par un texte ou l’autre avec la mémoire de quelques-uns de ces immenses textes du passé avec lesquels certains d’entre nous voyagent donc encore, c’est à espérer, pas seulement pour le pire, c’est-à-dire par habitude ou nostalgie. Faut-il rappeler en effet que les pensées de l’Epique, au sens large où s’y inscrivent les paroles qui s’y relient, s’en délient ou y prétendent, les pensées de l’Epique ont grandi, grandissent toujours ? au cœur immense de nos rêves. De “fondateurs d’empire” en révoltés, en brûlés, nos histoires humaines abondent en mythiques héroïsmes où toujours le sang versé réclame un nouvel ordre qui apportera, bien sûr, le bonheur… Quant aux Confessions, s’il ne s’agit pas d’un texte “épique”, la stature que ce texte occupe dans bien des consciences, bien des imaginaires, depuis le Moyen-Âge, la position sociohistorique de son auteur, ainsi que les questions qui y sont débattues font que ce texte s’inscrit sans peine dans le vaste réseau poétique de la mémoire et de la relation dont je tente ici de nouer ou dénouer quelques liens. Il me faut encore mentionner que je ne m’intéresse pas à la fausse question du texte “canonique”, autrement que dans la prise en charge, ironique parfois, d’actes de lecture accomplis aux lieux de mes écoles, de mes églises, de mes drapeaux. J’entreprends de relire, pour apprendre peut-être à délire, ce qui ne veut pas dire détruire ou oublier; en tout cas, je voudrais mieux lire ce que j’ai déjà lu. Digne d’intérêt reste la question du “désaveu” (“disavowal”), question pertinente posée par Gregson Davis, qui caractérise, peut caractériser certains rapports d’exclusion/inclusion d’un écrivain à l’autre, d’un texte à l’autre, à ces textes lointains, plus ou moins présents à l’une ou l’autre mémoire32. Là je me demanderai de surcroît si et comment ces textes sont, ou contiennent, en vérité, et à quelque niveau que ce soit, et pour reprendre l’expression connue de Derek Walcott, des “fragments de la mémoire épique”33; et pour les textes d’Ammi, comment 32

Gregson Davis: “‘With no Homeric Shadow’: The Disavowal of Epic in Derek Walcott’s Omeros”, Derek Walcott. Edited and with an introduction by Harold Bloom (2003: 135-147). 33 Né en 1930 à Sainte Lucie, Derek Walcott reçut le prix Nobel en 1992. Pour l’étude présente ces œuvres sont particulièrement pertinentes: Omeros (1990). “The Antilles: Fragments of Epic memory. The Nobel lecture, 1992”, What the Twilight Says. Essays

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s’y peut lire la mémoire d’Augustin. Je note d’ailleurs que, dans son étymologie: para-ôdè, la “parodie” n’est pas obligatoirement synonyme de satire, de contrefaçon, mais indique d’abord un détour, un chant à côté du chant, peut-être un écho, et ceci, que le texte d’origine soit explicitement nommé ou non. En fin de parcours, je me pencherai sur quelques rapports complexes, voire surambigus de Glissant, essayiste, romancier, dramaturge34, poète, à l’épique, dans sa recherche toujours dynamique, celle de l’auteur, d’une parole vivante, parole en marche dans les temps et les espaces des mondes; mondes où de nouveaux destins, peut-être, cherchent à se rêver en des textes/paroles qui ne tiennent plus, ne tiendront plus à ce qu’on les dise ceci ou cela, car déjà se disant autrement et disant autre chose. Les commentaires faits par Glissant sur l’écriture épique, en particulier sur certains aspects des textes de Virgile, auront ici leur poids. Ceci me mènera à analyser comment s’agencent quelques-uns des points qui tissent, du Sel noir aux Grands Chaos, la poéticité de l’écrivain, à la fois dans un réseau complexe de relations intra- et inter-textuelles et sa spécificité. Je souligne que la première édition de la suite poétique de Glissant sur Carthage a précédé de quinze à quarante ans, selon l’auteur considéré, la publication des autres textes, à l’exception du texte de Broch, greffé indirectement sur ce projet. Le rayonnement de tel ou tel texte par rapport à l’effort entrepris ici n’est d’aucune façon inscrit seulement dans l’ordre chronologique des publications respectives. Je place mentalement chaque œuvre, et en particulier celle de Glissant, dans un contexte qui dépasse ce foyer premier d’attention. Les créativités contemporaines inscrites dans cette étude travaillent dans un contexte où esthétique, méditation d’ordre socio-culturel, voire politique, et recherche d’une éthique paraissent souvent tissées d’une même laine, comme il en est d’ailleurs souvent des meilleures créativités artistiques. Ces créativités certes conscientes de leurs libertés, de leurs possibilités, sont sans doute plus ou moins riches de ce (1993: 65-84); Conversations with Derek Walcott. Edited by William Bauer (1996). Une courte mais utile discussion de l’apport homérique chez Virgile est présentée dans Jacques Perret, Virgile (1965: 122-130). 34 La relation de Glissant dramaturge à l’épique n’est pas examinée dans cet ouvrage. L’intention poétique et Le discours antillais reprennent des aspects d’un article important publié dans Acoma: “Théâtre, conscience du peuple”, No.2 (avril-juin, 1971): 4159. En 2005, les Presses Universitaires de Perpignan ont réédité les cinq numéros d’Acoma.

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que Glissant nommerait un rêve de “mondialité”35, rêve impliquant d’abord, pour chacun d’entre nous, la nécessité d’un changement réel dans les modes de penser, ressentir, se conduire dans la vie quotidienne, rencontre ici, donc, entre les préoccupations de Glissant et celles d’Ahmad mentionnées plus haut; ce que Glissant, encore, explique dans la confrontation évoquée entre “la pensée de l’Autre” et “l’Autre de la pensée”. La première notion suppose une “générosité morale”, dit-il, “qui m’inclinerait à accepter le principe d’altérité”, pensée qui “peut m’habiter sans qu’elle me bouge sur mon erre”, principe éthique reconnu. Quant à “l’Autre de la pensée”, Glissant la nomme “ce bougement même”: “C’est le moment où je change ma pensée, sans en abdiquer l’apport. Je change et j’échange. Il s’agit d’une esthétique de la turbulence, dont l’éthique qui lui correspond n’est pas donné [sic] d’avance” (1990: 169). Certes, on est en droit de se demander si les créativités dont il s’agit ici ne se débattent pas encore dans des réseaux plus précaires et moins libérés que nous, les lecteurs, l’imaginons, en rêvons, ou même qu’elles-mêmes, ces créativités, ne l’imaginent, imaginent, au sens fort, créatif, du terme. Si Carthage porte inévitablement l’esprit vers la Rome conquérante, qui la réduisit en cendres quelques siècles avant qu’elle-même, Rome, ne sombre, la mémoire de Carthage, dans les textes qui en rêvent encore aujourd’hui, porte toujours et inévitablement la pensée vers l’esprit de puissance, des puissances, de la grande puissance dont les techniques d’assimilation ? d’absorption ? s’avèrent désormais tout à fait prodigieuses. Vision de grand, de très grand poète, celle qui broierait en cendres l’idée même d’impérialité dans les réseaux puissants d’une créativité non pas seulement négatrice, non pas simplement résistante, mais vraiment en route pour un autre monde des mondes où puissance militaire et adoration du veau d’or auraient cessé d’être la raison d’être de tant d’êtres 35

Terme choisi par Glissant en opposition à mondialisation: “Ce que l’on appelle mondialisation, qui est l’uniformisation par le bas, la standardisation, le règne des multinationales, l’ultralibéralisme sur les marchés mondiaux, pour moi, c’est le revers négatif de quelque chose de prodigieux que j’appelle la mondialité. La mondialité, c’est l’aventure extraordinaire qui nous est donnée à nous tous de vivre aujourd’hui dans un monde qui, pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, sans attendre, se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique, autant que la nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir, de vivre, de réagir dans ce monde […]”.1er Juin 2002, Journée manifeste pour la Mondialité organisée par la revue Les Périphériques vous parlent, Musée des Arts et Traditions populaires, Paris. [“Edouard Glissant avec les Périphériques vous parlent” (novembre 2002)].

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humains. La parole du Sel noir : “[…] et aujourd’hui plus encore on voit mainte Carthage violée […]”, parole qui évoquait, nul doute, les résistances et combats anti-coloniaux de l’après-guerre, cette parole résonne aujourd’hui même, d’échos assourdissants. Villes, pierres, terres blessées, corps et cœurs brûlés, d’un bout à l’autre de nos temps. Enfin, en relation à ces réflexions, me revient en mémoire une remarque de Marguerite Yourcenar qui, accusée de se battre sans doute en vain pour des terres non polluées, riches en eaux pures et végétation verdoyante, avait, avec son ironie et finesse habituelles, rétorqué qu’il se pourrait que ce que l’on nomme combat d’arrière-garde aujourd’hui soit plutôt l’avant-garde de demain. Je veux dire: en somme, l’idée de briser les violences contre la terre et contre ses habitants, ne serait-ce pas le même combat ? Vision, oui, décidement, utopique. Réalité que peu d’humains sont prêts à embrasser ? Peut-être, impérativement, conjuration du pire au bord de nos mers, de nos terres en feu36. Dans cette étude, si je ne parle pas tout bonnement, je l’espère, d’un monde “premier” à opposer à un “tiers” monde, je n’oublie jamais que le monde dit “premier” contient en lui des “tiers” mondes, et que les mondes du monde, dans leurs multiples langues, langages, religions, cultures, ne sauraient être naïvement et seulement situés dans le regard, et à partir du regard, d’où les ont approchés, les approchent souvent encore ceux qui se disent du monde “premier”. Dans cette étude, je ne m’intéresse pas à la “francophonie” de nombre des textes examinés, car je ne crois pas plus à la littérature francophone, comme sujet et objet cohérents d’étude, que je ne crois au Tiers-Monde ou à la littérature du Tiers-Monde. Plus crucialement, je l’espère, j’essaie d’ouvrir les yeux, le cerveau sur une diversité de contextes historiques, répercussions socio-culturelles, relations humaines multiples d’où surgissent des textes que les détours des histoires ont rendus “francophones”, textes dont j’attends un rêve, donc un enseignement. Un lien puissant reste, sans doute, la poéticité que je cherche, d’un texte à l’autre, francophone ou non, en des genres et modes d’écriture variés, car c’est elle, la poéticité des textes, qui, ultimement, procure toujours la clé de significations non pas certaines 36

Marguerite Yourcenar, “Une politique pour demain”, Les Yeux ouverts. Entretiens avec Matthieu Galley (1980: 306-314). Importante est toutefois la mise en garde de Glissant, pour ne nommer que lui, contre un concept naïf de l’écologie et de ce qu’il appelle “l’esthétique de la terre” (1990: 160-168).

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mais possibles. D’un temps à l’autre, d’un espace à l’autre, ce travail considère des confluents poétiques où se reposent, avec insistance, les questions poignantes de l’agression, du sacrifice, et du massacre; mais aussi confluents poétiques qui explorent tout autant l’endurance, la force des peuples à surmonter les coups du sort, du “destin”; la volonté de vivre, d’échanger, de se mêler créativement à d’autres peuples, d’autres humains sans se nier et, ce faisant, préparer les voies de nouveaux destins. Enfin, j’aime ici rappeler un premier voyage au pays de Carthage en l’été 2000 qui m’avait éblouie, et avait confirmé mon désir d’en étudier la présence chez quelques poètes et romanciers contemporains. Je sais que je porterai en moi la lumière de cette terre, sa longue parole de mer et de peuples mêlés, jusqu’à mon dernier souffle. Marchant de longues heures sur les multiples chemins de Carthage, parmi les herbes, les ruines, où je lisais tant d’époques – passé que se partagent bien des peuples –, m’attardant au cœur de son musée, alentour de ses maisons, tout près de son eau si bleue, si grande, parmi ses habitants d’aujourd’hui aussi, j’y ai senti tant de voix, tant de destins; j’y ai entendu tant d’échos. Et malgré que je sache trop bien qu’elle fut souvent, cette terre, la proie de folies guerrières, je m’y suis sentie réconciliée avec moi-même et le monde, comme dans un moment de grâce où la planète, la nôtre, ne serait plus déchirée par le feu des armes, des haines, de la soi-disant puissance et du soi-disant bien, mais serait là, paisible, peuplée de millions de visages amis, aimants. Oui, il y a quelque chose dans la beauté de Carthage qui fait rêver de paix.37

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Pour une description prenante de la vue sur mer, y compris sur “le miroir circulaire du port punique”, dont peut jouir un contemplateur placé sur les hauteurs de Carthage, voir le chapitre que le poète, romancier et chercheur tunisien Abdelwahab Medded a consacré à ces lieux dans Aya dans les villes (1999).

I. De Didon (Virgile) à Scipion (Glissant) Mer de Baal, Mer de Mammon – Mer de tout âge et de tout nom […] Mer de Baal et de Dagon – face première de nos songes [...] Saint-John Perse, “Chœur” 1. Amers S’écroulèrent les tours, churent les ors, et les seigneurs Mais il y eut d’esclaves tout un lot qui s’en allaient O nuit complice vers le sud et la forêt, ô nuit. “Carthage —VII”. Le sel noir Et c’est la Mer [...] Avec [...] ses vieux Nomades en exil et ses Princesses d’élégie, ses grandes Veuves silencieuses sous des cendres illustres, ses grands Usurpateurs de trônes et Fondateurs de colonies lointaines [...] “Invocation” 6. Amers

Temps et histoires “Urbs antiqua fuit (Tyrii tenuere coloni)/ Karthago…” En son itinéraire orageux vers une terre crue ancestrale, l’Enée de Virgile touche l’Afrique de Didon environ sept ans après la fin de la guerre de Troie; fin du 13e siècle avant J.-C. ? Quelle Troie, d’ailleurs, détruite quand et par qui ? D’après Martin Bernal, l’examen de traces archéologiques paraît appuyer l’idée d’une prise de Troie, aux environs de 1210, par une force armée considérable, force qu’il dit “grecque”. L’archéologue Manfred Korfmann, quant à lui, propose une date un peu plus tardive: 11801. Par ailleurs, selon des 1

Entre autres études, l’ouvrage de Suzanne Saïd, Monique Trédé, Alain Le Boulluec: Histoire de la littérature grecque (1997) reprend en quelques pages cette vieille question: “Avec les progrès des études asianiques, nous avons beaucoup appris sur la situation en Anatolie à l’âge du bronze. Les textes ont révélé la présence des Ahhiyawa – où l’on est fort tenté de retrouver les Achéens à l’ouest de l’Anatolie – et leurs af-

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recherches généralement acceptées de nos jours, la région portuaire de Carthage, ainsi que d’autres régions avoisinantes, durent être colonisées par les Phéniciens à partir, au moins, du 9e siècle, et selon certaines traditions dès le 12e. Le visiteur du Musée de Carthage aura peutêtre la surprise, en tout cas la satisfaction, d’apprendre que les méthodes de recherche contemporaines (stratigraphie) semblent indiquer que la date présumée pour la fondation de Carthage – 814 avant J.-C. – est sans doute assez proche de la vérité. Une note indique que les récentes découvertes confirment une présence phénicienne à Carthage au 9e siècle. Cependant, dans ce musée, les objets exposés les plus anciens datent du 8e siècle. Ils proviennent d’une fouille entreprise près du Tophet (sanctuaire/cimetière), et connue sous le nom de “Chapelle Cintas” (du nom du découvreur). Serge Lancel, par ailleurs, cite deux sources datant la fondation de la ville à quelque trente ans ou plus avant la destruction de Troie2. L’idée d’une Carthage existant à l’époque, frontements avec les Hittites”. De tels affrontements seraient peut-être à l’origine de l’épopée homérique (25-34). Martin Bernal, “The date of the Trojan War”, Black Athena. The Afroasiatic Roots of Classical Civilization. Volume II. The Archeological and Documentary Evidence (1991: 5). Manfred Korfmann qui, depuis des années, dirige les excavations sur les sites de Troie (Hisarlk), évoque une cité grande pour l’époque, entourée d’une citadelle sans égale dans la région, et d’un rayonnement important. Son article inclut des développements par Joachim Latacz et J. D. Hawkins qui rendent aussi compte de l’affrontement entre les Hittites d’Anatolie et les Ahhiyawa (les Achaiói), dans leurs rapports respectifs à Wilusa (Ilios/Wilios) [M. Korfmann, “Was There a Trojan War ?”, Archeology, vol. 57, number 3, May-June 2004: www.archaeology.org/0405/etc/troy.html]. 2 A consulter, l’excellent ouvrage de Serge Lancel: Carthage (1999). Pour les dates supposées de la fondation de Carthage, voir les pages 35-39. Très instructif aussi est l’ouvrage de François Decret, Carthage ou l’empire de la mer (1977). L’auteur y rappelle que le terme “tophet” apparaît plusieurs fois dans l’Ancien Testament et, à l’époque de la publication de son ouvrage, “n’a encore été rencontré dans aucune inscription phénicienne ou punique” (144). A lire aussi dans Encyclopédie berbère, C27. “Carthage”, XII, 1780-1811 (N. Duval et E.B.); ainsi que D46. “Didon”, XV, 23102312 (G. Camps) [Encyclopédie publiée à partir de 1985]. Riche d’enseignements, quoique d’un engagement pro-carthaginois catégorique, est aussi l’ouvrage de SalahEddine Tlatli, La Carthage punique. Etude urbaine. Sa ville. Ses fonctions. Son rayonnement (1978). Le chapitre 2, “Naissance de Carthage”, confronte diverses légendes à quelques connaissances historiques. A consulter, un ouvrage d’usage pratique et agréable à lire, avec de nombreuses photographies: A Mosaic of Ancient Tunisia. Edited by Aïcha Ben Abed Ben Khader and David Soren – Photographs by Martha Cooper (1987). L’ouvrage: Carthage. Uncovering the Mysteries and Splendors of Ancient Tunisia par, à nouveau, David Soren, Aïcha Ben Abed Ben Khader, et Hedi Slim, aussi très riche et plein d’esprit, pour des historiens de profession se lira sans

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donc, de la destruction de Troie est celle qu’allait exploiter le poète latin.Virgile (70-19) écrit à la fin du 1er siècle avant J.-C., de nombreuses décennies après la fin des Guerres Puniques et la destruction de Carthage. A la suite de la victoire d’Actium (en l’an 31), après un temps de guerres civiles, Octave/Octavien Auguste a établi une dynastie dont il fait remonter le légendaire arbre généalogique au fils de Vénus, Enée. Enraciné dans un récit mythique qui aurait pu se répéter, une fois de plus et encore, sous la plume de Virgile, le conte est devenu vision “historique” où passé, présent, et futur vont main dans la main3. Bon nombre de lectures traditionnelles voient dans le texte virgilien une exaltation de la puissance, de la grandeur de Rome. En relation à Carthage, les chercheurs ont ainsi souvent parlé de certains éléments caractéristiques d’une cité romaine telle qu’aurait pu la connaître Virgile: les théâtres, par exemple, construits longtemps après la fondation de la ville. Parcourant les ruines de la ville romaine, le visiteur attentif d’aujourd’hui peut certes se faire une image de ce que Virgile devait avoir à l’esprit. La reconstruction de la cité, commencée par César, faisait, on le sait, partie des grands projets d’Octave Auguste (fondation de la colonia Iulia Concordia Karthago en 29 avant J.-C.). Quant au héros, le “pieux” Enée, nos lectures de jeunesse nous ont enseigné qu’il incarne la vertu, la grandeur, la force romaines. En ce qui est de Didon/Elissa (nom grec d’Elishat), la mythique fondatrice phénicienne exilée de Tyr, chez Virgile, elle a encore gardé quelques traits de figures homériques (Circé, Calypso...), mais peutêtre aussi (plutôt ?) fera-t-elle songer à Cléopâtre par l’alliance étroite, chez elle, de deux passions: amour et politique. Sans doute, l’ambition doute comme un ouvrage de vulgarisation (1990). A lire: Orville H. Bullitt, Phoenicia and Carthage. A Thousand Years to Oblivion (1978). Enfin, extrêmement utile reste l’ouvrage de Marcel Benabou, La résistance africaine à la romanisation (1976). 3 Pour mémoire, je rappelle que les trois Guerres Puniques eurent lieu à ces dates: 264-241, 218-202, 149-146 avant J.-C. Il est évident que la question du lien de Virgile à Homère a été l’objet de maintes études ainsi que de son rapport à d’autres écrivains, notamment latins; tel Naevius, combattant de la première Guerre Punique, auteur de Bellum Punicum, tel aussi Ennius (239-169 avant J.-C.), également soldat, auteur des Annales, chronique de l’Histoire romaine qu’il fait remonter à Enée. Cet auteur fut le premier à user de l’hexamètre homérique dans ses textes épiques. De ces épopées latines, d’ailleurs, il ne reste que des fragments. Il semblerait que Virgile, Horace, aient étudié les Annales. Pour des lectures récentes – et passionnantes – de Virgile, voir Reading Vergil’s Aeneid. An Interpretive Guide. Edited by Christine Perkell (1999). Je reviendrai à cet ouvrage.

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politique de la reine africaine, la compromission, par Marc Antoine, de son honneur de Romain à son contact ne pouvaient que faire partie, pour les Romains, d’images mentales relatives à la récente Histoire. Une analyse sémantique précise du texte virgilien en rapport au contexte romain de ce temps-là révèle en effet que l’alliance escomptée par Didon entre elle-même et Enée, entre son peuple et les Troyens, relève d’une foi en un engagement autre que purement passionnel, individuel. Par ailleurs, comme l’étudie avec grande précision Richard C. Monti, si, dans sa lamentation, la reine de Carthage rappelle la Médée d’Apollonius (Argonautica) et l’Ariane de Catulle (Carmen 64), il est remarquable que la figure politique d’envergure que la Didon de Virgile propose, tout autant et plus que celle de l’amoureuse délaissée donc, soit en fait exemplaire de vertus romaines4. Lorsque Didon essaie de convaincre Enée de ne pas l’abandonner, elle et Carthage, elle fait bien appel à ces vertus que lui, Enée, est censé représenter et défendre. Pourtant, avec grande subtilité, le poète montre ce dernier à la fois traître à la piété romaine dans son aventure amoureuse carthaginoise et responsable des désastres à venir, désastres au cœur desquels le destin de Rome elle-même, à ce point du récit, reste incertain. Virgile semblerait-il prédire une revanche sur Rome, dans les mots célèbres de Didon l’abandonnée, bientôt la suicidée ?: Exoriare aliquis nostris ex ossibus ultor qui face Dardanios ferroque sequare colonos, nunc, olim, quocumque dabunt se tempore uires. Litora litoribus contraria, fluctibus undas imprecor, arma armis; pugnent ipsique nepotesque. [“Lève-toi, ô inconnu, né de mes os, mon vengeur, qui par le feu, qui par le fer pourchasseras les colons dardaniens, maintenant, plus tard, en tous temps où on en aura la force. Rivages contre rivages, flots contre mers, j’en jette l’imprécation, armes contre armes, qu’ils se battent, eux et leurs fils”.] (Livre IV, 625-629) 4

Voir Richard C. Monti, The Dido Episode and the Aeneid. Roman Social and Political Values in the Epic (1981). Voir aussi, Perret, Virgile, ainsi que l’essai de Sarah Spence, “Varium et Mutabile: Voices of Authority in Aeneid 4” (Perkell: 80-95). Quant à Cléopâtre, descendante du premier Ptolémée, général d’Alexandre, elle est d’ascendance grecque, en partie au moins. Etant donné le nombre de générations passées, étant donné aussi la force du sol et de ses sucs, la Cléopâtre historique est bien fille d’Afrique.

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Vision d’un poète-historien qui savait, et l’histoire des Guerres Puniques, et ce qui suivrait. Ce qui arriverait et que le texte, en somme, filme par avance est la victoire de Rome et sa domination sur “le” monde. Un certain Florus, Africain latinisé vivant à l’époque de Trajan, se fait le champion de Rome et se vante qu’une fois Carthage tombée par les soins de Scipion, Rome “n’a plus à subjuguer que l’Afrique même”5. L’imprécation de Didon, cependant, résonne, implacable: “[…] maintenant, plus tard, en tous temps où on en aura la force”. De toute première importance aussi, par rapport à la vision temporelle embrassée dans l’immense Enéide est, bien sûr, la réapparition du bouclier “homérique” – celui d’Achille – au Livre VIII, bouclier, toutefois, dont la valeur, prophétique pour le regard d’Enée et, d’autre part, historiquement instructif, pour les contemporains de Virgile, en fait un élément proprement narratif plutôt que décoratif. Les pages d’Histoire romaine que Vénus-Mère y fait graver par Vulcain incluent la défaite des Africains et autres peuples conquis par la puissance romaine. On se rappelle ainsi qu’au Livre VIII, la Cléopâtre du bouclier “visionnaire” d’Enée apparaît, accompagnée de sa cohorte de serpents, du dieu Anubis à tête de chacal ou de chien [Virgile le dit “latrator” (aboyeur)], d’autres déités/démons africains, emblèmes, sans doute, de multiples peuples à vaincre ou assimiler : Actius haec cernens arcum intendebat Apollo desuper: omnis eo terrore Aegyptus et Indi, omnis Arabs, omnes uertebant terga Sabaei. [A cette vue, l’Apollon d’Actium tendait son arc, d’en haut; tous alors, épouvantés, l’Egypte, l’Indien, les Arabes tous ensemble, tous les Sabéens s’enfuyaient.] (704-706)

Au cœur de ce même bouclier, comment oublier la splendide apparition des “sauvages” Gaulois, couverts d’or, lumineux de corps et de maintien: regard ambigu du poète sur les autres faces du monde ?6 5

L. Annaeus Florus, Abrégé de l’Histoire Romaine, traduit par F. Ragon avec une notice par M. Villemain. Livre II (1833:103). 6 Pour mémoire: on se rappelle que des tribus gauloises, ayant franchi les Alpes, s’installèrent dans la plaine du Pô, envahirent la péninsule et s’emparèrent de Rome en 390 avant J.-C. La partie continentale de l’Italie occupée par les Gaulois reçut des Romains le nom de Gaule cisalpine, région qu’eux, les Romains, occupèrent au 3e siècle avant J.-C. Virgile était cisalpin, originaire de la région de Mantova (Mantoue).

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A la lecture de ces pages, ces mots bien connus de Glissant viendront peut-être à la mémoire: “La vision prophétique du passé permet de mieux toucher l’actuel”7. Evidemment, à la réflexion, cette déclaration peut se lire de trois manières au moins. On peut y voir la vision – au sens quasiment poétique du terme où la vérité n’est ni simple ni claire – d’une continuité culturelle, voire nationale: le texte de Virgile pourrait, à cet égard, être étudié en divers moments. Comme l’explique si fortement Antoinette Novara dans sa remarquable étude: Poésie virgilienne de la mémoire8, la démarche d’Enée en son long itinéraire, multiples péripéties, ses “visions” dirigées vers le futur, en rapport aux visions et pressentiments à rebours, pour ainsi dire, du “maître”-narrateur, voix contemporaine d’Auguste, la démarche d’Enée est en accord avec cette première interprétation. Ou encore on peut entendre dans la parole de Glissant qu’il faut connaître et comprendre le passé pour donner un sens au présent; et là, on ne saurait s’attendre à une continuité plus ou moins pré-fabriquée, encore que tout soit lié, sans doute, à un niveau profond; se réveiller un matin dans un monde inconnu, fragmenté, chaotique, éprouver le dépaysement, ne signifie pas évidemment que le présent soit né de rien, mais plutôt que l’on ne s’attend plus à réciter un conte, un réel, un pays, voire un continent, connus, lesquels sont pourtant présents dans la trace de soi-même. Enfin certains “événements” du passé, lisibles en séries, peuvent parfois être mis en parallèle avec des événements du présent et aider à leur compréhension9.

A supposer que sa lignée cisalpine ait été de longue durée, dans ce cas, il aura donc pu être, lui aussi, en partie au moins, d’origine “gauloise”. 7 Citation prise de la préface que Glissant a consacrée à la première édition de Monsieur Toussaint (1961), préface ré-imprimée dans la version scénique (1986). Voir aussi un passage de son dernier roman, Ormerod (2003:150-151). 8 Antoinette Novara, Poésie virgilienne de la mémoire. Questions sur l’histoire dans l’Enéide 8 (1986). 9 Voir Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire (1971). Ce texte a été présenté par Paul Ricœur dans Temps et récit, Tome 1 (1983: 239-46).

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“Je tiens veilleur sans cri en la tour assiégé…” Dans Le sel noir, la section sur “Carthage” suit une sorte de fausse préface, non pas tant explication que condensé déjà poétique du propos à venir; méthode, on le sait, commune chez le poète. “Carthage” comprend douze chants composés de strophes d’inégales longueurs, en vers blancs. Au Chant 1, deux vers rapides photographient le siège imminent de Carthage. Ces vers sont précédés d’un verset de quelques lignes donnant l’esquisse de l’avancée romaine sur le monde. Glissant saisit donc l’histoire de Carthage à l’heure de la dernière Guerre Punique, lorsque la troisième Légion d’Auguste de 5500 hommes, conduite par Scipion Emilien, détruit la ville. L’effort désespéré de Carthage de repousser le Numide Massinissa, visiblement attaché à s’emparer de ce qui restait du territoire carthaginois, fut le prétexte saisi par les Romains, lesquels, c’est certain, ne souhaitaient aucunement la consolidation d’une grande Afrique du Nord numide. L’historien grec Polybe, qui était aux côtés de Scipion durant l’attaque de Carthage et la reddition, a laissé de ces temps un témoignage précieux. La citation qu’il fait de la déclaration de Scipion se demandant si, un jour, Rome subirait le même sort que Carthage (et ce jour viendrait, on le sait, avec l’invasion des Goths et des Vandales au cours du 5e siècle) était sans doute connue de Virgile dont l’œuvre n’est pas sans allusions à des jours plus sombres pour Rome, voire des renversements de l’Histoire. Polybe faisait dire à Scipion: “O Polybe, quel grand événement, mais je ne saurais dire pourquoi je sens une terreur, un effroi, craignant qu’un jour, quelqu’un donne bel et bien le même ordre contre ma propre ville natale”10. Appien d’Alexandrie a par ailleurs, dans son Histoire romaine, donné maints détails sur les horreurs de l’assaut final – six jours et six nuits –, le siège ayant duré trois ans: des vestiges émouvants de ces derniers moments sont conservés au Musée de Carthage11. 10

Je traduis librement. Voir Polybius on Roman Imperialism. The Histories of Polybius. Translated from the Text of F. Hultsch by Evelyn S. Shuckburgh, M. A. Abridged, with an Introduction by Alvin H. Bernstein (1980): “O Polybius, it is a grand thing, but, I know not how, I feel a terror and dread, lest someone should one day give the same order about my own native city” (510). 11 Appian’s Roman History with an English Translation by Horace White, M.A. LL.D. Book VIII - Part I - The Punic Wars, XIX (1912-13: 627-639). Au Musée de Carthage, on peut voir deux étonnantes inscriptions sur pierre: l’une en lettres latines archaïques datant de la première moitié du 2e siècle avant J.-C., l’autre, du début du 2e

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La manipulation complexe, chez Virgile, du Temps, lui permet, on le sait, de greffer tout au long du voyage d’Enée, des projections vers le passé, vers le futur, à partir d’un moment ou l’autre du périple. Dans l’introduction à cette étude, on rappelait la réapparition post-mortem de Didon au regard d’Enée, descendu alors au pays des ombres (Livre VI). Mais dans ces mêmes Enfers, l’après-Enée prend aussi forme: technique parallèle par conséquent à celle du bouclier visionnaire du Livre VIII. Une autre image de l’Afrique offerte au contemplateur Enée sera celle, future, des Scipions, “fléau de la Lybie”, lorsque l’ombre d’Anchise, père d’Enée, l’invite, ainsi que la Sybille, à suivre le regard prophétique que, lui, Anchise, projette sur la gloire future de Rome; référence qui est donc trace du futur: tu regere imperio populos, Romane, memento (hae tibi erunt artes), pacique imponere morem, parcere subiectis et debellare superbos. [à toi de diriger les peuples sous ta loi, Romain, qu’il t’en souvienne – ce seront là tes arts, à toi – et de donner ses règles à la paix: respecter les soumis, désarmer les superbes”.] (851-853)

Au troisième chapitre, un retour à ce Livre VI, à ces visions reçues du pays des ombres, permettra de présenter aussi des réflexions relatives aux Livres qui suivent et closent l’œuvre virgilienne. Ainsi qu’on l’indique dans l’introduction, cette lecture élargie, qui s’appuiera en siècle après J.-C. La deuxième inscription explique que la première inscription, “détériorée par la vétusté”, fut restaurée par les soins de Sextus Classicius Secundinus, Procurateur impérial. La première inscription mentionne qu’après avoir démoli la ville “conformément à ce qui doit être fait à l’égard d’une puissance rebelle”, Scipion consacra le sol vaincu de ses ennemis au Seigneur Baal. Toujours au Musée de Carthage, le visiteur apprendra que la double inscription fut retrouvée en 1958 dans les dunes de Gammarth au cours des travaux effectués pour l’ouverture de la route en corniche. Il est aussi mentionné qu’une source littéraire latine du 4e siècle confirme cette dédicace: dans ses Saturnales, Macrobe parle de cette consécration du sol de Carthage par Scipion au grand dieu des Carthaginois selon un vœu qu’il aurait fait avant la prise de la ville, l’une des sources de Macrobe étant un ami de Scipion. Ma première réaction au geste de Scipion était qu’un tel geste semblait complètement aberrant; peut-on imaginer que celui-ci s’était convaincu que les Carthaginois avaient “trahi” de quelque façon la grande divinité de leurs ancêtres phéniciens, et “méritaient” le châtiment ? Je reviens plus loin à cette idée de “châtiment”, à l’occasion, notamment, de remarques provocantes faites par Fawzi Mellah dans ses récits, dans un contexte mental différent de celui de Scipion évidemment. Voir aussi Decret, note 61, ci-dessous.

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partie sur des études contemporaines de l’Enéide, permettra d’approfondir aussi la lecture des autres écrivains examinés dans cette étude. L’épaisseur temporelle accomplie dans l’immense œuvre virgilienne – qui comprend près de 10000 vers et 12 livres – existe aussi chez Glissant au long des deux recueils dont on n’a mentionné que quelques liens intertextuels dans l’introduction, à savoir Le sel noir, donc, et Les grands chaos; et d’ailleurs, plus généralement, dans son œuvre entière. Mais, évidemment, chez lui, Glissant, l’aventure de l’errance ne s’attache pas à un seul héros, ne saurait politiquement et esthétiquement, s’attacher à un seul héros tutélaire, même si le même voyage, celui de la déportation des Africains – tragédie toujours nouée chez lui, rappelons-le, à cette autre, celle des Amérindiens – pousse toutes les vagues du texte d’une manière ou d’une autre; même si l’envahissement, la destruction d’une Troie ancestrale restent une trace vivante au cœur du projet; même si un vœu non pas tant d’enracinement que de fréquentation aimante d’un lieu nourrit ce même projet: “je n’ai de cri qu’en cette trace où fut le sel”, lit-on bien dans les versets précédant “Carthage”. On peut se demander en fait, si la théorie du nomadisme positif, cette idée aussi que le projet de créolisation exclut l’idée que l’on puisse mourir pour une Terre écarte quelque peu – beaucoup – le projet glissantien de l’Antillanité, jadis, il n’y a pas si longtemps, rêvée. En fin d’étude, l’on reviendra rapidement à cette question12. Encore que l’on doive aussi se demander si, parlant de Terre, Glissant, en fait, ne pense pas à la “Nation” au sens moderne du terme, réalité souvent coupée, dans son abstraction, des lieux du cœur: rivière, toit, foyer… Dans ces textes de Glissant inspirés par la destruction de Carthage, cette destruction est, disait-on plus haut, dès le premier Chant, inscrite dans la longue marche conquérante de Rome: “Tout l’orbe les soldats ont bâti des cités [...]” (185) [Lire: “Sur tout l’orbe [...]”]. Le lien avec la suite du poème est établi par la chaîne: “éperons”, “chiens”, “légions”, chaîne qui trace le processus répété de la Conquête, à Carthage comme ailleurs. Le moment saisi par le poète

12

Voir Cailler, “La Conquête de l’Amérique: Todorov, Mudimbe, Glissant, Bouraoui et la ‘Question de l’Autre’”, Nouvelles du Sud (1985: 13-29).

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est en fait celui où déjà la ville flambe, où Carthage devient cendre et, labourée de sel, aride13: Comme à Précieuse évanouie on crie du sel, Scipion Blafard crie vers ton âme qu’il bafoue. Laisseras-tu Ce triste méditer les déserts nés de toi [...] (189)

La ville est ici rêvée entre “gloire”, “supplication”, et “silence”: tout fut saccagé, brûlé, et les pierres de Carthage servirent de carrière à de nombreuses cités: Tunis, Kairouan, Gênes, Pise... Selon Pline l’Ancien, cependant, certains textes de langue punique furent sauvés de l’incendie; le sénat romain en y fit don aux princes africains, héritiers de Massinissa. Le sort de ces livres puniques est inconnu, à l’exception, dit-on, des vingt-huit livres de l’agronome Magon, dont on sait seulement, d’ailleurs, qu’ils furent traduits en latin, puis en grec: perte tragique comme celle de tant d’autres textes de l’Antiquité14. Le Chant IX de “Carthage” présente une figure allégorique de “Romain” qui, déjà, entreprend le processus de romanisation: [...] “Et le Romain homme d’ennui:/ Ici seront un lac et un miroir, dit-il [...]” (188). Qu’on se souvienne pourtant, le Chant VII avait évoqué les “esclaves” qui réussirent à s’enfuir dans la nuit, association, sans doute, par Glissant, avec les Marrons du Nouveau Monde (voir les vers cités en exergue à ce chapitre), donc allusion à des survivants. Le terme “esclave” est peut-être ambigu; on y revient bientôt. A noter aussi, au cœur de ces Chants qui scandent une destruction, s’entend la rumeur d’une renaissance: “Sous le silence, écoute, ville, un flot un cri/ [...] tu tressailles/ La sève parmi toi ouvre une baie un vent un lys” (Chant VIII, 188). Et au dernier Chant (XII) enfin, surgit l’image im13

D’après Lancel (1999: 575-576), la référence à ce labour au sel date du début du 20e siècle; plus qu’elle ne correspondrait à une réalité, cette référence serait liée à l’image biblique d’Abimelek semant du sel sur la ville de Sichem qu’il avait détruite (Juges 9, 45). 14 Lancel (1999: 474-479). L’auteur souligne aussi que ces traductions ainsi que l’original punique furent perdus, mais de nombreux extraits gardés par les agronomes latins témoignent de leur valeur technique et culturelle. D’après Jean Servier, devenu roi de Mauritanie en 25 avant J.-C., sous Auguste, Juba II (époux de Cléopâtre Séléné, fille de Cléopâtre et de Marc Antoine) aurait eu dans sa bibliothèque les livres puniques de son grand-père Hiempsal – lui-même petit-fils de Massinissa: y avait-il parmi ces textes ceux que le sénat romain avait remis aux princes numides ? [Les Berbères (1999: 47-48)].

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mense d’une femme dressée, agressive, et rieuse: oiseau de mauvais augure pour le Romain ? Ne pourrait-on pas songer ici à la malédiction étrange, en tout cas, inattendue du point de vue stratégique, politique, pour un Chantre d’Auguste, malédiction lancée par la reine carthaginoise de Virgile à l’ancêtre des conquérants romains ? Plus proche du texte glissantien cependant est la question de l’anéantissement d’une culture, de ce qui put en survivre, de la résistance, sans doute, à la romanisation. Il semble que les Romains aient permis à quelques groupes de Carthaginois qui avait déserté la ville assiégée de s’y réinstaller. Par ailleurs, sept villes (dont Utique) qui avaient abandonné Carthage reçurent un statut privilégié. Lorsque Glissant évoque les “esclaves” enfuis vers le sud, de qui parle-t-il ? Evoque-t-il des survivants que Rome allait vendre, avait vendus déjà, en esclavage ? Aurait-il aussi à l’esprit des éléments défavorisés de l’ancienne société carthaginoise, évidemment, travailleurs, serviteurs de diverses origines, y compris d’origine libyenne: les “berbères”, qui eux-mêmes, de nos jours, au Maghreb, se nomment “Imazighen”, terme qui paraît être lié aux notions de noblesse et de liberté15 ? Il est plus probable que l’écrivain nomme “esclaves”, plus généralement, tous ceux que les Romains avaient entrepris de conquérir. Dans le texte, le terme “esclave” apparaît en effet plusieurs fois. Au Chant VI, il est question de “l’esclave égorgé”, très certainement le Carthaginois vaincu. Au Chant VII est la référence déjà mentionnée aux esclaves s’en allant vers “le sud et la forêt”; toujours au Chant VII, il est question de “dompteurs” qui jettent des morceaux d’humains moins qu’humains aux “chiens”. Au Chant X, il est question de “l’homme” qui “Fit de l’immense son esclave, de la mer son fruit”: “l’immense”, ce mot désigne-t-il la Cité ? la civilisation carthaginoise dans son ensemble ? l’Afrique ? les régions du monde subjuguées, englobées dans l’Empire ? Au dernier Chant enfin (XII), “l’esclave” se fait héraut d’une renaissance.

15

Voir Michael Brett and Elizabeth Fentress, The Berbers (1996: 5-6).

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Narration, langages, et symbolique “Ville, déjà tu flambes …” Ces questions, narration, langages, et symbolique, ont été inévitablement déjà abordées ci-dessus. On s’y attachera ici de manière quelque peu plus précise. La complexité narrative de l’Enéide, où s’entendent les voix de nombreux personnages, ne saurait faire ici objet d’étude en détail; pourtant la polyphonie du texte devrait soulever des questions d’importance, relatives, on le sait, au(x) point(s) de vue, y compris celui de l’auteur. On en parlera au troisième chapitre. Pour le travail qui nous intéresse dans cette section, il suffit de rappeler brièvement qu’au Livre I, le narrateur s’annonce comme le chantre de cet homme qui, de Troie s’en vint en Italie, et dont l’exil était dû au destin [“fato profugus”] (Livre 1: 7): dès les premiers moments du récit, la fuite du héros s’inscrit dans une vision quasi téléologique. L’exil d’Enée, dit le narrateur, dès l’origine, avait un sens – signification et direction –; cet exil se doublait d’un itinéraire, d’une mission, longue marche vers un ancien/nouveau royaume, sous la houlette divine de Jupiter (Livre I: 254-279). A ne pas oublier, l’Enéide s’ouvre par un “Moi qui […]” [“Ille ego […]”], voix du conteur, autrefois joueur de flûte, conteur sorti de ses bois, puis de ses champs, de ses labours, et qui maintenant chante “l’horreur des armes de Mars” [“[…] horrentia Martis arma […]”] (1-4). Au Livre II, Enée, hôte de la reine de Carthage, devient maître du discours. Dans les derniers vers du Livre III, cependant, réapparaît le maître-narrateur, dont on oublie souvent, dans l’acte de lecture, tant ce narrateur se fait discret, qu’il n’est pas “omniscient”, absent du texte, mais voix d’un “je”, certes poétique, mais pourtant personnalisé, on serait tenté de dire, engagé, dans l’écrit. Le Livre IV, texte de proue pour la discussion présente, se termine, on le sait, par le départ d’Enée et la mort de Didon. Si une voix transcendante semble mener, à première vue en tout cas, en raison de la discrétion de la voix conteuse (“moi qui”), le jeu du drame virgilien, inscrit dans la mission de dire l’Histoire de la fondation de Rome, la voix conteuse, chez Glissant, est, elle, immanente au texte, quoique de manière complexe, ambiguë, bien sûr. Avec à-propos, Georges Molinié commente ce qu’il qualifie de “traitement balancé, contrasté, voire heureusement contradictoire” entre, dans la

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poésie de Glissant, “l’intra-référentialité” et “l’extra-référentialité”. Si l’intra-référentialité est une des marques de la littérarité, la fréquente présence, chez le poète, de multiples références d’ordre géographique, historique, culturel, etc., contribuera à produire un réseau de significations possibles aussi vaste que, souvent, non transparent16. En premier lieu, comme on l’a brièvement mentionné dans l’introduction à cette étude, il faut rappeler que ces poèmes sur Carthage sont préparés par une section intitulée “Le premier jour”, et faisant suite à la dédicace à la mer. Cette section, qui présente le “conteur”, est elle-même suivie de douze chants, chacun précédé d’un court texte en prose imprimé en italiques. Ce conteur va “chanter la terre”, écrit le poète, “ceux qui la souffrent”. “Il n’offre la parole à tels qui s’en enchantent, s’y exaltent; mais aux corps brûlés par le temps: halliers, peuples contraints, villages nus, multitude du rivage”. Par ailleurs, ce conteur est nommé “sage marin” dont la lecture de “l’Histoire” est présentée comme un incessant va-et-vient: lire et relire les vagues du temps, se faire “enfant”, ouvrir à neuf les yeux, tel est son ouvrage. Pour les yeux, pour l’ouïe du lecteur, de la lectrice, pour ceux-là, une symbolique surgit bientôt, très clairement antillaise; mais voir et entendre ce “peuple”, c’est les entendre tous: Doux beau peuple, et tenace et calme tellement, J’entends les peuples, la splendeur, j’entends. Nommez-les. Criez-les […] (IX).

Peut-être le long voyage marin de la Traite, souffert par le peuple de ce conteur, est-il à la fois si obsédant et si révélateur des souffrances humaines, “premier jour”, “premier sel”, que l’image des multiples voyages humains de la souffrance, qui furent et ne furent pas africains, antillais, dans les temps, les espaces, provoque, dès la première parole, ce déplacement de la pensée de l’un à l’autre, aux autres, à tous ? Tout au long du Sel noir, oui, l’intrication de ce conteur, de son “je”, poétique, ambigu, multiple, au déroulement des textes prévaut; comme sont dominantes aussi l’image de la femme, celle de la flamme, et celle du brasier. Dans “Carthage”, le narrateur s’est fait témoin et participant, plus, résistant. Ici, honneur et dignité s’incarnent du côté des Carthaginois souffrants, endurants, dépeints entre massacre et servitude. Té16

George Molinié, “Pour une poétique de Glissant” (Chevrier 1999: 141-145).

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moin: “J’ai vu la mer froide, qui roule, attend, s’apaise” (IV), les cinq premiers Chants présentant des scènes vues de ce voyant ainsi que ses injonctions à un “toi”-ville. Participant et résistant: Entre la vie et moi est ce fantôme de ma vie […] Je tiens veilleur sans cri en la tour assiégé [...] [...] je tends les mains, je crie Dans l’incendie sans cesse renaissant (VI).

Les six derniers chants ont pour personnage principal la “ville” étroitement associée à une image de femme ainsi qu’à la mer, ville à laquelle s’adresse toujours directement le locuteur du poème. Pourtant, dès le premier regard, les textes sur Carthage offrent une narration ambiguë, hybride; en effet, il serait erroné d’y voir seulement un narrateur-personnage engagé corps et biens, pourrait-on dire, sans distance; richesse et subtilité d’une technique où le lecteur lui-même ne sait pas toujours où et quand commence ce rêve. La photographie estelle instantanée ? Un Carthaginois assiégé prend-il, pour la postérité, des notes ultimes ? Un descendant d’Africain déporté, qui fut lui aussi brûlé au sel “sur le labour des plaies” (Préface), se souvient-il de Carthage parce qu’il songe aux siens réduits en cendres ? à ceux qui aujourd’hui encore subissent l’assaut de conquérants ? aux paysans affamés du “pays de France” mis en scène dans le texte immédiatement proche de “Carthage” ? Or, dans le dernier Chant de “Gabelles”, ce texte tout proche, les lecteurs retrouveront avec familiarité – et surprise, tant il est vrai que la conscience domestiquée a toujours besoin d’un effort pour voyager dans le Temps, c’est-à-dire dans le Temps d’avant et dans un tout autre monde, un tout autre espace –, les lecteurs retrouveront le locuteur de Carthage ou son double. Ce locuteur, “brûlant le flot” et s’adressant aux “manants” du 17e siècle français, voit “la femme sur la ville”, “victime aux Légions”, évidemment femme de Carthage, et femme qui n’est pas de Carthage; femme “victime” en tout cas, toujours présente aux yeux de ce navigateur, conteur omnivoyant, mais à la voix multipliée: femme-métaphore vive. La section suivant “Gabelles” étant consacrée à l’Afrique, le lien avec d’autres terres et villes saccagées, avec le peuple blessé du bateau négrier annoncé dans la courte préface de “Carthage”, s’impose encore. Pour les Grecs, les Romains, et bien sûr, les Phéniciens, pour tous, le concept de Cité s’identifie au principe de toute civilisation. Détruire une Cité, c’est détruire un peuple, une culture. Que l’on

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veuille bien songer à toutes les villes méditerranéennes marquées du sceau phénicien, songer aussi à l’étymologie du nom “Carthage” ou, encore, à la signification du nom du grand dieu Melquart: “le roi de la Cité”. Il est dans Soleil de la Conscience, premier livre d’essais publié par Glissant, un texte splendide intitulé “Villes, poèmes” (81-82). Souvent, dans son œuvre, l’écrivain décrit avec consternation les milieux urbains modernes, leur laideur de béton, leur stérilité, leur négation de la plante et de l’humain. Ici, la “magie” de certaines villes connues ou moins connues des histoires humaines est évoquée dans un geste et un regard qui mettent à jour des éléments rédempteurs, régénérateurs insoupçonnés ou niés par beaucoup; villes, écrit le poète “qui s’opposent à elles-mêmes”: Alexandrie, “cité de clercs et de savants”, “Athènes l’égoïste” mais où vit “le barbare”, ou encore villes qui “n’émeuvent pas le regard, sinon que l’on devine la présence multiple du monde”, villes “qui accueillent les meurtris”. Ultime référence, le Paris de l’après-guerre trouve ainsi grâce aux yeux du poète: “[...] île, qui capte de partout et diffracte aussitôt”. Dans ce texte, où louange est faite aux métèques, aux foules baroques et vivifiantes, apparaît aussi Carthage. Et l’imagination de la lectrice placera donc ici tous ces “barbares” que l’aristocratie punique dirigeante, de siècle en siècle, tolère et utilise, ville – terre – riche de multiples langues et cultures. Peu à peu, sans doute, l’agrandissement du territoire punique allait se traduire par la domination de terres africaines et de leurs habitants; et ceci à des degrés divers selon les lieux et temps. D’après Decret, à partir du 5e siècle, quelques familles de grands seigneurs marchants devenus propriétaires terriens parviendraient ainsi à cumuler richesses et pouvoirs, l’exploitation des populations environnantes allant de pair avec les besoins carthaginois en ravitaillement, équipement, argent, soldats …17 Peut-être y a-t-il dans la vision de Glissant idéalisation d’une civilisation dont le goût pour l’expansion, le commerce, la richesse, la rendrait, elle aussi, à certains moments de son histoire en tout cas, “impériale”. S’en tenant ici à la joute dernière entre Rome et Carthage, le poète de Soleil de la conscience déplore que face à Rome “maitresse”, Carthage n’ait pu que se faire “corps guerrier, sur qui le temps passa trop vite”. Réflexion où, seuls, règnent 17

Decret, “Les Travaux et les Jours à Carthage” (85-102). Cette question de “l’impérialisme” carthaginois est toujours débattue. Certaines opinions contemporaines divergent de celles de Decret (voir la note 60, ci-dessous).

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deuil et tristesse. Le poète sonne ici un glas; ne voit aucune survie culturelle par-delà le massacre, aucune renaissance. En revanche, dans ses poèmes sur Carthage, on l’a brièvement indiqué, allusion est faite à une renaissance (VIII). Mais le premier tableau est bien celui de la ville en feu personnifiée par le poète et, en fait, allocutaire du discours: “ville, déjà tu flambes”. Dans la symbolique de l’Enéide, autour de Carthage mais, plus, dans l’ensemble de l’œuvre, le feu, ainsi que les images de lumière et d’ombre, lumière et ombre accompagnant les destinées humaines, de telles images sont puissantes. Au Livre II, la perte de Troie, plongée dans l’incendie définitif, est nommée par Enée “victoire de Vulcain” (310-312), face négative ici du dieu, alors qu’au Livre VIII, forgeur du boucliervisionnaire, le feu divin éclairera la route de l’errant, fondateur d’empire. A noter, les brûlures du “cœur”, les passions de “l’âme”, sont ici, comme ailleurs, dans l’Enéide, présentes dans le récit. Un espace métaphorique est ainsi tissé où perte de la Cité, perte des amours, perte de toute une vie, toute une ère, toute une histoire, s’unissent étroitement. Par ailleurs, ces vers qui décrivent la disparition de Troie font écho à la voix de ces historiens qui, un jour, décriront – futur d’Enée –, avaient décrit, décriront – passé et futur de Virgile –, l’agonie de Carthage. A propos de Troie donc, par la bouche d’Enée, Virgile écrivait: Urbs antiqua ruit multos dominata per annos; plurima perque uias sternuntur inertia passim corpora perque domos et religiosa deorum limina […]. [Une ville antique s’écroule qui fut reine durant tant d’années; par milliers, des êtres sans défense sont massacrés dans ses rues, indistinctement, et dans ses maisons et sur les seuils vénérés de ses dieux […]. (363-366)]

Le Livre IV, celui de “l’infortunée Didon”, est par ailleurs profondément inscrit sous le signe du feu, voire du sacrifice, comme l’ont bien mis en relief plusieurs chercheurs18. Là encore, la flamme intérieure qui dévore Didon (66-67) s’allie dans l’imaginaire à deux ou trois autres images-maîtresses de ce rêve d’historien-poète: les flammes du bucher où elle se jette dans son suicide à l’épée envahissent la vision 18

Voir ainsi l’essai de Spence déjà mentionné: “Varium et Mutabile. Voices of Authority” (Perkell: 80-95).

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d’Enée embarqué sur son vaisseau (Livre V). Didon en feu, c’est Carthage en feu. Victime du feu qui avait détruit sa ville, à son tour, le héros laisse derrière lui une autre Victime: corps, cœur, et terre brûlés dans une même flamme. Quant à l’idée d’un sacrifice d’essence peutêtre sacrée, liée à la mort d’une Elishat/Didon pré-virgilienne, ainsi qu’au sacrifice humain en général, lequel reste au centre de tant de rêves et commentaires sur Carthage, il semble approprié d’en dire maintenant quelques mots. Dans les diverses légendes qui la nomment, Didon se suicide – ou se sacrifie ? – par l’épée et/ou par le feu. Il faut rappeler ici qu’une des sources où dut s’approvisionner Virgile dans son rêve sur Carthage est celle du Grec sicilien Timée qui, au troisième (ou quatrième ?) siècle avant J.-C., avait parlé d’Elissa, la phénicienne. Cette très ancienne légende, maniée et transformée par Virgile donc, disait qu’Elissa, s’était refusée en mariage à son voisin, son hôte libyen Iarbas, roi des Maxitani, indignée qu’elle était dans sa condition de noble veuve de Sichée (Acherbas), son époux phénicien assassiné par son frère, à elle, Pygmalion. Selon Timée: “Après beaucoup d’épreuves, elle aborda en Libye où elle fut appelée Deidô par les indigènes, à cause de ses nombreuses pérégrinations”19. Cette légende disait aussi qu’Elissa avait préféré se jeter vive – poignardée ou non par ses propres soins, la légende varie – dans les flammes du bûcher20. Enée et son épée n’avaient donc pas encore apparu entre femme et flamme. Chez Virgile, Iarbas devenait un prétendant “dédaigné” parmi d’autres chefs de la terre d’Afrique (Livre IV, 35-37). Plusieurs commentateurs, parmi ceux consultés pour cette étude, suggèrent une interprétation qui ferait de la mort de Didon un geste sacré lié à la fondation d’une Cité, en fait d’un peuple, d’une civilisation. Echappant au prétendant Ierbas par le feu, Didon, d’une part, ne trahissait pas son alliance conjugale phénicienne; d’autre part, elle protégeait son peuple d’émigrants contre toute vengeance, toute expulsion, par le geste ul19

Rapporté par Tlatli: “Fragm. hist. graec. Edit. Muller, I, 197” (47). Les sites internet abondent sur la légende de Didon, ainsi que sur les significations possibles de ce nom: errante, guerrière, vierge, déesse… La plupart des sources consultées s’accordent à voir dans ce nom une origine, en effet, sémitique. Voir aussi Decret, “De la légende à l’histoire: la reine Elissa”, où l’auteur mentionne ses sources: Timée de Tauroménion (qu’il situe entre 340 et 250), Ménandre d’Ephèse (2e siècle avant J.-C.), et Justin (historien latin du 2e siècle après J.-C), ce dernier s’appuyant sur des textes de Trogue-Pompée (historien latin d’origine gauloise du 1er siècle avant J.-C. ) (46-53). 20 Lancel, “Le mythe de fondation” (1999: 39-42).

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time de s’unir corps et âme, unir sa Royauté, à la terre nouvelle par le sacrifice du feu et du sang. Il existe, par ailleurs, maintes références, prouvant que le sacrifice de ce que les Carthaginois avaient de plus sacré, leurs enfants, leur postérité, augmentait en nombre dans les heures de plus grands dangers. De plus, contrairement à certains dires, si certaines familles s’attachaient à essayer de remplacer leurs enfants par des esclaves, le nombre d’animaux sacrifiés au lieu d’humains ne semble pas avoir augmenté avec le temps21. Enfin, il est à noter que la liaison entre femme/déesse de la fertilité, rite agraire, et sacrifice, réseau qui paraît avoir été commun chez maints peuples de la Méditerranée orientale, est un maillon de plus à cette méditation de la ville/territoire et de la femme en feu. Une dimension donc digne d’attention, par rapport à cette symbolique du feu dans ce contexte virgilien, est certes la triple association formée par la femme, la ville, et la flamme. Un autre exemple est, bien sûr, l’intervention, à nouveau, de Junon, au Livre V, laquelle incite les Troyennes, lasses de leur errance, à brûler les vaisseaux. Au troisième chapitre, commentant quelques passages des derniers Livres de l’Enéide, l’on reviendra à cette association, à propos, cette fois, des femmes du Latium. Au-delà de cette joute entre divinités maîtresses des destins (Jupiter, Vénus, Junon), apparaît donc aussi, à la pensée de celle qui lit, la référence, commune chez maints poètes, à ce qu’on a pu voir comme un trait typique de la psyché féminine, à tort ou à raison, celui d’un attachement à la rive, la stabilité, et à une ville sans doute plus village et foyer que noyau d’empire: “Etrange l’homme sans rivage, près de la femme, riveraine...”22. Dans ses textes sur Carthage, Glissant, quant à lui, expose l’aridité voulue par les conquérants dans l’image de la double brûlure au feu et au sel, l’un n’allant pas sans l’autre. Une fois cette association établie au regard du lecteur, les mêmes unions découvertes chez Virgile, celle entre ville, femme, et flamme, d’une part, celle entre corps, cœur, et pays, d’autre part, se retrouvent ici. Comme Troie, la ville est mise en feu par un envahisseur, mais contrairement au texte 21

Voir, en particulier, Lancel (1999: 41, 342-353). Il rappelle que, d’après Tertullien, le premier Père africain de l’Eglise, les sacrifices d’enfants à Saturne (le déguisement romain, on le sait, de Baal Hammon) auraient encore eu lieu sous la domination romaine (315). Voir aussi: Lawrence E. Stager, “The Rite of Child Sacrifice at Carthage”, New Light on Ancient Carthage, ed. by John Griffiths Pedley (1980: 1-11). 22 Saint-John Perse, Amers, IX, 2, 328.

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de Virgile sur Carthage, évidemment, ce n’est point le sacrifice/suicide d’une femme sur l’épée, puis sur le bucher, qui met le feu aux murs de la Carthage du Sel noir. Lointaine est la fondation de la ville; imminente, sa fin. Chez Glissant, l’ambiguïté de la relation de la femme à la flamme est à noter. Si la ville brûle aux mains de Scipion, la “femme” semble d’abord pourtant chercher la flamme dans un geste suicidaire: “ [...] la femme/ A fui la mer, pour avoir part aux flammes, la voici/ Ouverte, bras tendus sur l’horizon” (VI). De plus, la complexité sordide du rapport à l’envahisseur n’est pas esquivée, le poète n’évitant pas les images de la femme/terre/chienne qui, dans un premier mouvement, se traîne aux pieds du conquérant (III). En fait, lisant le texte, la lectrice ne sait décider si la femme blessée se laisse engouffrer par les flammes qu’elle semble chercher: peut-être les lecteurs aurontils ici à l’esprit la femme d’Hasdrubal, le général carthaginois qui se rendit aux Romains, femme dont, à ce jour, nul ne connaît le nom, et qui, de honte et de désespoir, se suicida23. Au dernier verset du dernier Chant, cependant, “la femme” des poèmes de “Carthage” réapparaît, pleinement vivante, rebelle (XII). Ces mouvements entre abandon, libération et, ultimement, révolte “historique” sont certes familiers aux lecteurs de Glissant. Une référence immédiate est bien sûr Les Indes. L’identité de cette figure féminine n’est pas une mais multiple: elle n’est pas nommée, ce qui en fait une figure poétique d’autant plus puissante. La mythique Elissa/Didon, l’épouse sans nom du vaincu Hasdrubal, la “femme” des poèmes de Glissant, jouent toutes avec le feu des jeux de mort; mais cette dernière, la “femme” de “Carthage”, d’une part, s’en sort vivante et vindicative; d’autre part, elle n’est ni reine, ni épouse de général conquérant ou conquis; elle représente la femme carthaginoise multiple, multipliée. Cette femme cernée de feu, femme-flamme, puis femme-cri des poèmes de “Carthage” est certes intertextuellement liée dans l’architecture du Sel noir à 23

Plusieurs sources historiques la confondent avec Sophonisbe, l’épouse carthaginoise de Massinissa. Dans une intrigue compliquée sans intérêt pour cette étude, la femme de Massinissa dut se suicider en avalant un bol de poison. Racontant comment Hasdrubal se rend aux Romains sans implorer de surcroît grâce pour le peuple carthaginois, Polybe ne donne, en effet, à son épouse, aucun nom. Il la montre exprimant son dégoût devant l’attitude déshonorable de son époux. Peu après, elle se jeta avec ses deux fils du haut de la citadelle dans la ville en feu. J’ai cité plus haut les mots qu’aurait alors prononcés Scipion. Ce dernier aurait également cité deux vers célèbres d’Homère sur la chute de la Troie sacrée (Iliade 6: 447-49) [Polybius on Roman Imperialism, Book XXXIX: 509-510].

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l’ensemble de l’œuvre glissantienne, œuvre où nombre de personnages féminins incarnent la résistance, l’endurance, la passion, dans tous les sens du terme – y compris la parfaite souffrance –, l’ingéniosité, la clairvoyance. “ [...] Mer de Baal […] – face première de nos songes […]” Entendre les pays L’échec de la “première” romanisation entreprise peu de temps après la conquête, en 123 avant J.-C., par le réformateur Caius Gracchus qui avait réussi à faire passer des lois promettant des terres conquises, en particulier celles de Carthage, à 6000 Romains sans ressources, fait réfléchir. Que l’aristocratie romaine ait craint de perdre ses privilèges et saboté un projet de réforme sociale, comment en douter ? En surface, Gracchus fut accusé de l’acte sacrilège de faire revivre une terre maudite, et l’on prétendit que les dieux avaient donné des signes contraires au succès de l’entreprise. Mais ne peut-on pas, ne doit-on pas faire place aussi à l’idée logique que nombre d’Africains, puniques et libyens, aient opposé des tactiques de guerrilla à ces premiers efforts de romanisation ? Marcel Benabou parle bien de réactions hostiles de la part des Africains au transfert de leurs terres aux nouveaux colons. Par exemple, se référant sans doute à Appien, il mentionne l’histoire de ces “prétendus loups qui auraient arraché les piquets de bornage” (Benabou, 34; Appien, Livre VIII, 645). Et ceci, avant les guerres de Jugurtha (112-105 avant J.-C.), Jugurtha, ennemi de ceux des Numides – ceux-ci ennemis donc de Carthage – qui avaient fait pacte avec les Romains. Relancée sous César, puis Octave, cette romanisation ne désigne vraiment pas sous le terme qui l’inscrirait dans “l’Histoire” la société complexe que dut être cette Afrique-là, à commencer par l’immense complexité ayant dû exister au niveau des langues et langages. Dans sa conclusion, Benabou use de nuances que cette lectrice ne peut qu’apprécier. En fait, il parle plus en termes de croisements, de coexistence d’éléments culturels divers libyens, puniques, romains, négro-africains ..., y compris à l’intérieur d’un même individu, que de “métissage” – co-existence pacifique ou dominance d’une culture ? –, sauf pour une minorité. Le terme

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contemporain dont Glissant use tant désormais: “créolisation”, terme qui, chez lui, évoque plus une mosaïque aux couleurs et formes en mouvements, déplacements “imprévisibles”, qu’une fusion quasi figée, correspondrait sans doute mieux à la réalité africaine de cette romanisation24. En fait, souligne Benabou, au contact même du monde romain, les forces vives des traditions africaines, langues, religions et autres éléments d’importance, continuent de vivre, voire prennent de l’élan chez des segments de population très partiellement romanisés. La romanisation devait rester fragile, toujours à refaire, difficile à exercer sur les générations nouvelles. Et à la faveur de troubles extérieurs, troubles sans doute aussi surgis du cœur même de l’empire, bien plus tard bien sûr, mais sûrement, la déromanisation s’installera25. Du côté linguistique, il n’est pas interdit d’imaginer que des dialectes puniques aient survécu jusqu’à l’arrivée des Vandales et même au-delà. Dans son ouvrage, Ces voix qui m’assiègent: en marge de ma francophonie, Assia Djebar, commentant le multilinguisme des Apulée, Tertullien, Augustin... rappelle qu’une langue maternelle, ni 24

A l’époque du Discours antillais, Glissant employait encore le plus souvent le terme “créolisation” pour signifier seulement les transformations de la langue française sous l’influence du créole. Ces dernières décennies, le terme a acquis chez lui des dimensions culturelles et philosophiques considérables. Ainsi, Michael Dash, l’un des traducteurs de Glissant les plus connus, choisit “creolization” (et “creolized”) pour traduire l’usage ancien de “métissage” (et “métis(s)e”) chez l’écrivain, et même “relation”. On peut résumer succinctement l’usage du terme “créolisation” chez Glissant comme suit: 1) selon lui, ce terme peut désormais s’appliquer à une réalité quasiment mondiale qu’il qualifie d’“archipèlisée”, réalité où des éléments culturels très hétérogènes sont mis en relation, contacts qui, pour les générations futures, aboutiront à des configurations imprévisibles; 2) idéalement, la créolisation réussie suppose des échanges qui “s’intervalorisent”, échanges où l’infériorisation d’un groupe ou l’autre n’existe pas; 3) même lorsque cet idéal n’existe pas – ce fut le cas dans la Caraïbe où les éléments non-“blancs” furent infériorisés dans le monde de la Plantation –, la créolisation se développe quand même “mais en laissant un résidu amer, incontrôlable”, et cette sorte de créolisation laisse “ ‘l’être’ battre d’une seule aile ” [“Créolisations dans la Caraïbe et les Amériques” (1996b: 11-32)]. Dans cet ouvrage, j’emploie les termes “métissage” et “créolisation” avec flexibilité, non seulement parce que “métissage” recouvre de multiples variations de sens d’un auteur à l’autre, mais parce que Glissant lui-même use de maintes nuances dans ses explications. Voir Cailler, "Creolization versus Francophonie. Language, Identity and Culture in the Works of Edouard Glissant" in L'Héritage de Caliban – sous la direction de Maryse Condé (1992: 49-62). 25 Voir Benabou, Ch.1, “Les origines du problème”. Voir aussi le chapitre intitulé “Romanization” dans Ben Abed Ben Khader (1987: 51-67); aussi, le chapitre intitulé “Roman Dawn” dans Soren (1990:165-186).

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latine, ni grecque, faisait évidemment partie de leur quotidien: soit le “libyco-berbère”, soit le “punique”, langue “pas encore disparue, car l’influence de la culture carthaginoise se maintint des siècles après la chute de Carthage”26. Bien sûr. Encore que savoir quelle réalité linguistique et culturelle recouvre la terminologie d’usage, “libyque”, “libyco-berbère”, “berbère” soit d’une évidence moins claire qu’on pourrait le croire, ou l’avoir cru. Quelques lectures dans ce domaine suggèrent que les meilleurs linguistes tatonnent, qu’il s’agisse de l’hier lointain ou du monde d’aujourd’hui. Le simple bon sens rappelle d’abord que de nombreux peuples ont vécu en Afrique du Nord depuis le Paléolithique. En ce qui concerne l’origine des peuples berbères, les légendes abondent. Là encore apparaît quelque vaillant héros tutélaire: Goliath, Hercule… Dans La mère du printemps, l’auteur marocain Driss Chraïbi reprend l’une de ces légendes, y montrant un Jalout/Goliath philistin, ancêtre donc des Berbères, en lutte avec Dawoud/David. A en croire Ibn Khaldoun, cependant, les Philistins étaient seulement “apparentés” aux Berbères; intimement d’ailleurs, les Berbères étant, selon la tradition biblique, les descendants de Canaan, fils de Cham; alors que les Philistins, leurs cousins, descendraient de Misraïm, autre fils de Cham27. 26

Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent: en marge de ma francophonie (1999: 54). Tertullien, quant à lui, mentionne la langue (les langues ?) des Juifs: que l’on veuille bien songer à cette diaspora se développant après la destruction du Temple (70 après J.-C.), diaspora dont les membres parlent hébreu, mais aussi araméen. Des colonies juives auraient d’ailleurs commencé à se répandre dès le 6e siècle avant J.-C. à travers la Méditerranée et le Proche-Orient. 27 Driss Chraïbi, La mère du printemps – L’Oum-er-Bia (1982:169). Voir Servier (1999: 17) où l’auteur cite longuement Ibn Khaldoun, lui-même auteur d’une célèbre Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale (1925). Sur la descendance de Noé, voir la Genèse, ch.10. Sur les “peuples de la mer” qui, combattus par Ramsès III, auraient envahi le littoral de Canaan au 12e siècle avant J.C. et qui, éventuellement, se mêleraient à la population locale, voir Decret (13-17). Voir aussi Fredrich Racette, Baalbek, avec une Introduction par Sir Mortimer Wheeler (1980). Les Cananéens appelèrent ces nouveaux venus les “Philistins” (“Peleset”, selon l’inscription commémorant la victoire de Ramsès III sur ces peuples, vers 1177). A en croire Racette, il s’agissait là, “probablement”, de Grecs achéens expulsés des îles de la mer Egée par les envahisseurs doriens (autre histoire que celle de la légende biblique …, et histoire parmi bien d’autres …). On sait que certains habitants de la région de Gaza, d’Ashdod, d’Ashkelon, de Gath, d’Ekron réclament encore ce peuple dans leur ascendance. Quant au terme “Phéniciens” donnés aux habitants de la côte par les Grecs (“phoinix”), il serait lié à leur célèbre production de teintures rouge

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Nombre de chercheurs n’hésitent pas, en tout cas, pour ces régions, à parler d’une langue berbère par delà les nombreux “dialectes”. Que l’on caractérise cette langue de “sémitique” est aussi un phénomène courant. La réalité est sans doute plus complexe. Faisant état d’un groupe “sémito-chamitique”, l’ancienne terminologie inclut le berbère (ou les langues berbères) dans le groupe “chamitique” (avec le somali, l’afar...), et l’apparente aux langues sémitiques (arabe, hébreu, amharique, tigré...). Il semble que, plus récemment, le terme, plus vague: “afro-asiatique” prévale chez les linguistes. Dans une présentation faite à l’Université de Floride, le 19 Mars 2004, trois chercheurs, versés respectivement dans l’archéologie, la génétique, et la linguistique, ont fait part de méditations en cours tout à fait passionnantes concernant la possibilité d’une origine africaine des locuteurs de langues sémitiques. A l’ancienne théorie qui faisait voyager les ancêtres de tels locuteurs du Levant à l’Afrique, s’opposerait la théorie d’une migration en sens inverse de locuteurs de langages proto-sémitiques, depuis la région de l’Eritrée/Ethiopie vers l’Arabie, puis, éventuellement, d’un retour à l’Afrique28. Songeant au livre si érudit de Simon Battestini sur Ecriture et texte. Contribution africaine, l’on remarquera que malgré l’accent mis sur l’origine africaine de ces langues, le terme de proto-sémitique, conservé dans la présentation juste mentionnée, retient encore l’idée d’une invention de l’écriture par les “Sémites”; terme lui-même d’origine biblique – et, on le sait, universellement utilisé dans bien d’autres contextes –, mais lié ici, le souligne avec à-propos Battestini, au mythe orientaliste cultivé par l’Occident, et non pas à l’importance première du continent africain en matière d’origine des humains et des langues29. On ne saurait s’étonner que la question des parentés libyque/punique/berbère fasse couler beaucoup d’encre. Gabriel Camps rejette l’idée souvent admise que l’alphabet libyque ait été directement dépourpre. Mais comme le souligne Decret, cette couleur doit sans doute son nom à celui de la population, et non l’inverse. 28 Voir un numéro hors-série de Sciences et Avenir, ainsi: “La Langue d’Homo erectus”, No.125 (décembre 2000/2001). La présentation faite à l’Université de Floride, le 19 Mars 2004, était celle de Steven A. Brandt, Drew Kitchen et Connie Mulligan: “An African Origin for Semitic-Speaking Peoples ? Archaeological, Genetic and Linguistic Perspectives” (Center for African Studies). 29 Simon Battestini, Ecriture et texte. Contribution africaine (1997). Voir en particulier le chapitre 1, “Parole visible, pensée saisie”, le chapitre 2, “Afrique et Ecriture”, et le chapitre 3, “Histoire”.

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rivé de l’alphabet punique. Il y voit plutôt des ressemblances avec le hymiarite, le sabéen – écritures sud-arabiques – ou encore avec l’alphabet turdétan du Sud de l’Espagne30. Le lien, d’autre part, du berbère moderne à l’ancien libyque, paraîtra à beaucoup, profanes, le plus souvent, en la matière, une question épineuse. On remarquera que Marcel Benabou, quant à lui, parle de “filiation supposée entre le libyque et le berbère” (473). Dans un autre article fouillé, Gabriel Camps, par ailleurs, rappelle qu’à ce jour, on compte environ 1200 inscriptions libyques pré-islamiques publiées. Ces inscriptions sont apparentées à ce qu’il nomme les inscriptions libyco-berbères, ou tifinag anciens, ainsi qu’aux tifinag récents; apparentées car, d’un âge à l’autre, des modifications importantes se produisirent entre l’alphabet lybique de 23 signes, et l’alphabet tifinag de plus de 40 signes. Ce territoire immense des langues berbères (Camps utilise le pluriel) s’étend donc de la Méditerranée jusqu’au sud du Niger et des îles Canaries jusqu’en Lybie. Camps souligne aussi la découverte relativement récente d’une inscription rupestre à Kilobersa, en Nubie, inscription dont les signes sont proches des tifinag anciens. Il explique: Les îlots berbérophones, tous en perdition, Zouera, Saukna, Augila, Siwa sont autant de reliques linguistiques qui s’ajoutent à des données onomastiques non moins démonstratives, citons les Rbw (= Lebou = Libyiens) des hiéroglyphes égyptiens, les Mashaouash, les Tehenou, les Asbytes (= Isabaten) et les nombreux noms berbères donnés par les inscriptions grecques de Cyrénaïque (O. Masson, 1976).31

Pour en revenir à l’Afrique des temps romains dont Djebar, parmi d’autres chercheurs, rappelle la complexité culturelle et linguistique, pour en venir, aussi, aux textes dont la mémoire habite encore certaines créativités contemporaines, apparaîtra, au quatrième siècle, la grande figure d’Augustin, numide par sa mère Monnica; les textes sont vagues en ce qui concerne les origines de son père Patricius. Augustin devait sans doute souvent prêcher en berbère – terme gardé ici, 30

Voir l’article “E3. Ecriture [libyque (G. Camps), tifinagh (H.Claudot-Hawad), graphie arabe (S.Chaker), Le passage à l’écrit (D.Abrous)]” dans Encyclopédie berbère, XVII, 2564-2583. Voir aussi dans le même volume “E29. Enseignement (du berbère)”, 2644-2648 (S.Chaker). Voir aussi Servier (32-40) qui se reporte au Recueil des inscriptions libyques rédigé et publié par l’abbé Chabot (1940). 31 Gabriel Camps, “Berbères. Mythe ou réalité”, Les cultures du Maghreb sous la direction de Maria-Angel Roque (1996:35-59).

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donc, en référence au monde “africain” –, et d’ailleurs aussi en punique (par l’intermédiaire d’interprètes ?), dans les sermons adressés aux Donatistes, éléments de la population proches des punicophones. Jean Fontaine, en fait, parle d’un contact “direct et vivant” qu’Augustin aurait eu avec les punicophones et suggère que des dialectes puniques devaient être encore parlés à l’arrivée des Byzantins32. Lancel, quant à lui, rappelle que la région de Thagaste, lieu où naquit Augustin, fut exposée tardivement à l’influence romaine. Thagaste faisait partie de la vieille Numidie massyle qui resta intégrée au royaume de Massinissa. De concert avec d’autres chercheurs, Lancel mentionne aussi que la majorité des inscriptions libyques furent trouvées dans cette région et que maintes traces textuelles y attestent la présence prolongée du punique; un exemple, ce sermon d’Augustin où celui-ci nomme Dieu en latin, grec, et en punique, usant du terme ylim (proche d’Elohim en hébreu)33. Lancel n’exclut pas la possibilité que la langue carthaginoise ait été encore pratiquée à l’arrivée des Arabes. Il écrit: “[...] gageons que des poches de punicophones subsistaient encore quand [...] d’autres Sémites venus d’Arabie implantèrent en ce qui s’appela le Maghreb un Islam encore tout neuf”34. Au-delà, d’ailleurs, de traces linguistiques, archéologiques, religieuses, médicales, littérairement textuelles, et autres, que pourrait dire, après tout, la science génétique de nos temps sur la survie des Carthaginois, et de tant d’autres peuples détruits, déplacés, dispersés ? Au-delà de la destruction de Carthage, dans ces textes, comme dans bien d’autres, Glissant a à l’esprit, il l’écrit dans l’avant-propos, d’autres Carthage; visions, traces, bouclier-miroir du futur par rapport à la destruction de l’année 146, visions où apparaît la déportation des Africains aux Amériques: “Un peuple vient; on lui allouera sa mesure de sel sur le labour des plaies” (Préface à “Carthage”); donc visions encore du passé par rapport à un plus lointain passé; mais aussi, nul doute, visions du présent par rapport au présent de l’écrivain, à savoir 32

Jean Fontaine, Histoire de la littérature tunisienne par les textes. Tome I. Des origines au XIIe siècle (1988). 33 Lancel, “Entre Africanité et Romanité: le chemin d’Augustin vers l’universel”, Augustinus Afer. Saint Augustin: africanité et universalité. Actes du colloque international Alger-Annaba, 1-7 avril 2001. Textes réunis par Pierre-Yves Fux, Jean-Michel Roessli, Otto Wermelinger. Paradosis. Etudes de littérature et de théologie anciennes, 45/1 (2003: 53-59). 34 Lancel (1999: 586-589). Remarque réitérée dans l’article mentionné ci-dessus (note 33).

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les années cinquante: Indochine, Algérie, remous précédant les Indépendances sub-sahariennes: “[...] et aujourd’hui plus encore on voit mainte Carthage violée […]”, extrait cité en exergue à cet ouvrage, et désormais familier au lecteur. Encore qu’il faille songer à quel bout du spectre de l’Histoire, des histoires, la pensée doive se placer ici: si la pensée de l’Afrique, de l’Asie envahies, occupées par les forces colonisatrices modernes rejoint l’évocation du passé carthaginois, celle des guerres et luttes de libération des années cinquante fait se profiler la vision de renaissances espérées, certes antithétiques de celles chantées par les poètes d’Auguste dans leur exaltation d’un nouvel âge d’or romain. L’image de l’agonie de Carthage, telle que Glissant la donne à voir, ne permet pas d’imaginer quel visage sanglant et dévasté aurait eu une Rome conquise plutôt que conquérante. Il est clair que cette joute allait marquer le destin de bien des mondes. Vient ici en mémoire Sainte-Beuve, reprochant au Flaubert de Salammbô, d’ailleurs de manière fort peu savoureuse, car débordant d’un racisme camouflé en paroles condescendantes, lui reprochant donc son choix de Tunis et Carthage, et non de Carthage et Rome, alors que la lutte de ces deux puissances allait tant marquer ce que les Occidentaux appelleraient la civilisation35. Il n’est certes pas étonnant que la Rome conquérante, plus tard impériale, soit devenue l’un des lieux-symboles de l’oppression, de l’ethnocide, pour beaucoup. Ils ne sont pas tous africains ou caribéens. Qu’on se rappelle Simone Weil, par exemple, si sûre, trop sûre, que l’impérialisme romain avait réduit en cendres les cultures passées par ladite pax romana. Ne pourrait-on pas voir une contradiction dans la remarque où elle écrit: “Qu’est-ce que la Gaule a fait qui 35

On lira ainsi: “Comment voulez-vous que j’aille m’intéresser à cette guerre perdue, enterrée dans les défilés ou les sables de l’Afrique, à la révolte de ces peuplades libyiennes et plus ou moins autochtones contre leurs maîtres les Carthaginois, à ces mauvaises petites haines locales de barbare à barbare ? Que me fait, à moi, le duel de Tunis et de Carthage ? Parlez-moi du duel de Carthage et de Rome, à la bonne heure ! j’y suis attentif, j’y suis engagé. Entre Rome et Carthage, dans leur querelle acharnée, toute la civilisation future est en jeu déjà; la nôtre elle-même en dépend, la nôtre, dont le flambeau s’est allumé à l’autel du Capitole, comme celui de la civilisation romaine s’était lui-même allumé à l’incendie de Corinthe”. Dans Les Grands Ecrivains Français par Sainte-Beuve. Etudes des Lundis et des Portraits classées selon un ordre nouveau et annotées par Maurice Allem (1927) – XIXe siècle, Les Romanciers, 1-2 (Flaubert, 2, II, Salammbô). Voir aussi le très intéressant Appendice: Réponse de Flaubert à Sainte-Beuve. Salammbô: 184-241. Pour la citation: 231-232. Pour l’Appendice: 242-250.

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vaille la peine d’être cité ? [...] Tout a disparu sans laisser de traces, et le pays n’a repris une vie originale et créatrice que lorsqu’il n’a plus été romain”36. Comment le pays aurait-il pu revivre s’il n’avait pas continué de vivre ? Il devrait être évident que le pays n’avait cessé d’être aussi “autre” sous les Romains et que, libéré du gouvernement romain, il continua d’être culturellement complexe, éléments romains inclus. Nos survies humaines, ne sont-elles pas toujours le fruit de “terres emmêlées” (Le sel noir) ?, ainsi, au plus haut degré, les terres maghrébines, qui portent des traces37 conjuguées, par définition fragiles et menacées, de sources, lumières, dieux, et savoirs38. De la politique des mots et des dieux Dans Tales of Faith, Valentin Mudimbe émet l’idée juste que, dans le domaine religieux, il est possible de donner la préséance, non pas à la perspective d’où religions et croyants peuvent s’étudier de leurs propres points de vue, de l’intérieur donc d’une “foi”, mais préséance à l’appréhension de pratiques, de phénomènes saisis dans leurs contextes sociaux, communautaires. Textes et rites religieux s’offrent alors comme “performance politique”, ce qui revient à soutenir que toute symbolique religieuse s’enracine dans une éthique elle-même 36

Simone Weil, Ecrits historiques et politiques (1960: 44-45).Voir Cailler, “De Simone Weil à Aimé Césaire: Hitlérisme et entreprise coloniale”, L’Esprit Créateur. Vol XXXII, no.1 (Spring 1992: 97-107). Réimprimé dans Aimé Césaire, Présence Africaine,151/152 (1995: 238-250). 37 La trace glissantienne vaudrait d’être méditée en rapport à l’analyse faite par Derrida de la trace freudienne. En effet, pour ceux marqués de la “trace” dont parlent les Césaire, les Glissant, elle, la trace, n’est pas dissociable de l’angoisse, de la menace de sa disparition même. Sans doute faut-il, en fait – phénomène du refoulement –, qu’en certains moments elle s’efface, pour que la vie dans le temps s’accomplisse: “Une trace ineffaçable”, écrit Derrida, “n’est pas une trace, c’est une présence pleine, une substance immobile et incorruptible, un fils de Dieu, un signe de la parousie et non une semence, c’est-à-dire un germe mortel”. Voir Jacques Derrida, “Freud et la scène de l’écriture”, Ecriture et différence (1967: 293-340). 38 On lira avec intérêt l’article de Jocelyne Dakhlia faisant état des multiples entremêlements et processus de créolisation présents dans les sociétés nord-africaines; l’auteur concentre ses recherches sur les siècles précédant la colonisation française, siècles où la culture de la “lingua franca” devait se développer, langue forgée au creuset de nombreuses langues européennes, langue présente côte à côte avec les langues locales: “Lingua Franca: A Non-Memory”, dans Remembering Africa. Edited by Elisabeth Mudimbe-Boyi (2002: 234-244).

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doublée d’une idéologie39. Certes, si l’on se place du point de vue des croyants, la démarche entreprise par Mudimbe paraîtra désacraliser la religion. Par ailleurs, transportée dans le domaine littéraire, cette désacralisation de l’objet religieux s’opérera à un double niveau. D’une part, la littérature étant tout entière faite de mots, joute ardue entre monde et langage, toute allusion au divin, on le sait, ne peut qu’y être symbolique. Si le rituel devient théâtre, ou poème ou texte narratif, le genre ne changeant rien de fondamental à la question, l’on comprendra que les dieux ont disparu de l’autel-scène bien qu’ils continuent de parler à la mémoire et prendre part, en fait, aux activités mentales des humains. D’autre part, cette désacralisation opérée dans l’arène dite esthétique ne pourra que mettre encore plus fortement en relief l’aspect idéologique de la parole. Cette dimension politico-culturelle du texte sera d’autant plus puissante que les dieux ou les mythes n’y seront plus nommés, mais continueront bel et bien de faire leur chemin pour celui ou celle qui aura la patience de lire, de voir, et même de voir du nouveau. Dans le domaine du mythe ou de la légende, par exemple, même si nombre de lecteurs ne savent pas ou plus retrouver le conte “Glan-glan, l’oiseau craché”, présent quoiqu’absent par la lettre du titre dans “Beau sang giclé”, et présent par la citation, cette fois – “caché oiseau craché” – dans “Afrique”, deux très grands textes de Césaire, pour chacun, chacune, pourtant, le texte peindra, parlera40. Toujours en rapport à la dialectique existant entre “religieux” et “politique”, la méditation des histoires du monde nous enseigne que l’on est toujours le barbare d’un autre et qu’en retour, les dieux des autres sont souvent pour soi, pour employer l’expression routinière, 39

V.Y. Mudimbe, Tales of Faith. Religion as Political Performance in Central Africa (1997). 40 Se reporter à “Glan-glan, l’oiseau craché” dans Patrick Chamoiseau, Au temps de l’antan. Contes du pays Martinique. Illustrations de Mireille Vautier (1988: 62-67). “Beau sang giclé”, “Afrique”, Ferrements, Aimé Césaire. The Collected Poetry. Translated, with an Introduction and Notes by Clayton Eshleman and Annette Smith [Édition bilingue] (1983: 306, 346). Northrop Frye avait posé, bien sûr, une très pertinente question lorsqu’il se demandait si, où, et pour combien de temps, les mythes “classiques” resteraient vivants dans l’imaginaire occidental. Au poète, cependant, le don d’éveiller le rêve, l’image, même si tel ou tel mythe revêtira, pour le lecteur futur, un autre visage [Anatomy of Criticism (1957:101-102)]. Dans Proposition poétique. Une lecture de l’œuvre d’Aimé Césaire, j’avais analysé “Beau sang giclé”, poème que je crois toujours aussi séminal (1976: 86-89). Dans une note, me reportant à un texte de Lilyan Kesteloot, je mentionnais, à propos de ce poème, le conte de Yé. C’était une erreur (Conclusion, 215).

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des “monstres assoiffés de sang”. Et si dans la dialectique très humaine où évoluent l’agresseur et l’agressé, les rôles, d’un âge à l’autre, souvent s’échangent, on peut au moins faire remarquer sans trop d’arrogance que, dans les mythologies diverses des histoires que divers patrimoines culturels nous ont laissées, l’agresseur prétend volontiers que le sauvage a eu de la chance d’être envahi (et/ou déporté) pour apprendre et la civilisation, et les dieux; caractéristique encore plus désolante s’il arrive que des descendants d’agressés s’en viennent eux-mêmes à devenir agresseurs, oppresseurs41. Pour Didon, ou plutôt, par Didon, princesse asiatique en exil, en quête d’un toit et d’un lopin de terre, mais mentalement intégrée à une civilisation “maîtresse” en ses temps et lieux, il y a de fortes chances que la masse des autochtones africains ait été grandement soupçonnée de barbarie... A l’arrivée des Troyens, par ailleurs, la méfiance est mutuelle: Ilionée soupçonne autant Didon et son peuple de barbarie qu’il craint que la reine ne les prenne, eux, les Troyens, pour de vils prédateurs (Livre I, 520-544). Enée, quant à lui, aura peur que Didon ne connaisse pas, ne reconnaisse pas la grandeur, la civilisation, des Troyens: la peinture de la guerre de Troie sur les murs du temple de Junon (qui est contre les Troyens, et contre le départ pour l’Italie, et contre Rome, à ce moment-là, et qui a donc avantage à unir la Phénicie en exil et la Troie en exil dans un même temple et un même cœur), la présence, chez Didon, des souvenirs de Troie, rassure l’orgueil du héros [Livre I, 453-493]). Or la reine annonce des jours égaux pour tous si Enée accepte de s’assimiler à sa cour. Il aura donc passé ses tests de “civilisation” avec succès, car, parole de Didon à sa sœur Anna: “Credo equidem, nec una fides, genus esse deorum” [“Oui je le crois, et sans me tromper, il est bien de la race des dieux” – Livre IV, 12]. Un jour à venir, lorsque le roi Latinus se montrera d’abord hospitalier aux Troyens, lorsqu’enfin ceux-ci atteindront le Latium, la Terre ancestrale et promise des dieux – ancestrale par rapport à Troie, terre plus immédiatement ancestrale –, la guerre entre Enée, l’intrus, le vagabond, à la tête de sa troupe d’aventuriers sans feu ni lieu, mais qui, de son point de vue de Troyen, débarque en terre primitive, rustique, la guerre entre Enée et Turnus le Rutule fera du Troyen un nouvel Achille. Ironique, cette figure d’Achille, à laquelle Turnus lui-même fera allusion, d’ailleurs, en 41

A lire, entres autres, à ce sujet, de l’auteur haïtien Roger Dorsinville: Un homme en trois morceaux (1975), sur le retour et la politique des Africains Américains au Libéria.

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parlant de l’adversaire: qui l’agresseur ? qui l’agressé ? (Livre XI, 438-440). De plus, Enée revêtira les traits d’un nouveau Pâris, par la conquête de Lavinia, promise pourtant, au moins dans les vœux de sa mère Amata, au Rutule Turnus, mais donnée finalement en mariage à ce nouvel émigrant, en raison d’un ancien oracle qui aurait enjoint Latinus de marier la princesse à un étranger. Il faudra, au troisième chapitre, revenir à cet apparent renversement de l’histoire. Ce qui est, entre autres éléments, particulièrement intéressant dans cette histoire d’exil, d’errance, et de relation, c’est que l’étranger Enée, qui héritera en justes/injustes noces de la fille du roi local, a la chance “historique” de se réclamer d’un aïeul lui aussi local, Dardanus, parti de ces rives au temps de l’antan pour chûter en ce qui deviendrait Terre de Troie: se réclamer d’un ancêtre, réclamer son lieu légendaire de naissance comme patrimoine mérité, “prédestiné”, mieux comme Royaume sacré, l’histoire n’est que trop humaine... Par ailleurs, pour les administrateurs, sénateurs, prêtres romains contemporains de Virgile et d’Auguste, les Carthaginois, ceux de leur temps, et ceux d’hier, ne sont-ils pas, peu ou prou, à mettre dans le même sac de la barbarie que les Libyens, les Gaulois, les Germains…? Eux, les Romains ont une “mission civilisatrice”... Songeant par ailleurs à ces populations berbères, plus ou moins, moins que plus ? punicisées d’un âge à l’autre, à ces populations berbéro-puniques plus ou moins, moins que plus ? romanisées d’un âge à l’autre, s’il serait peu avisé d’assimiler sans circonspection notre racisme moderne aux formes de discrimination, de métissage, forcé ou non, qui durent exister dans l’Empire romain, on ne peut cependant s’empêcher de rêver à tous ces “nègres” berbères, berbéro-puniques qui, dans leurs nègreries se moquaient pas mal de la Négritude/Romanitude, en marge de “l’élite” romanisée et de ses masques blancs42 (“vrais” nègres inclus; il y en avait à Carthage...). En relation à la mission civilisatrice et aux barbares d’en face, les lecteurs se souviendront que tout le panthéon de l’Enéide est gréco-romain, à de rares exceptions près: ainsi, Anubis, on l’a vu, apparaît au bouclier forgé par Vulcain sur les demandes de Vénus-Mère; ainsi, Virgile nomme bien Ierbas le “fils d’Hammon, né d’une nymphe garamantide enlevée par le dieu” [“Hic Hammone satus rapta Gara42

Je paraphrase ici un paragraphe bien connu de Négritude et négrologues (1972), par Stanislas Adotevi; Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952). Cailler, “Stanislas Adotévi, négritude et négrologues, analyse critique”, Œuvres et Critiques, Littérature africaine et antillaise, III, 2, IV, 1 (1979: 213-218).

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mantide nympha” – IV, 198]; mais la suite du texte montre que la confusion de ce dieu avec Jupiter est ici parfaite. Cet Hammon virgilien est pourtant homophoniquement au moins apparenté au Baal Hammon de la Phénicie et au dieu Amon des Egyptiens. D’autre part, bien que le rejet, par Didon, des prétendants africains, en particulier, de Ierbas, ce voisin maxitani, puisse être attribué à diverses raisons, claires ou obscures, selon la légende ou le texte, Ierbas est cependant roi; il ne vient pas du commun des mortels africains. Ce qui nous conduit à quelques réflexions sur certaines pratiques d’exclusion ou d’inclusion communautaires, dans ce monde imaginé par Virgile selon sa condition, selon sa mythologie, selon son temps, monde qui nous occupe ici. Dans son ouvrage, Blacks in Antiquity. Ethiopians in the Greco-Roman Experience, Frank M. Snowden soutient que la notion de pureté raciale n’était pas très importante pour les Romains; il rappelle qu’aucune loi dans le monde gréco-romain n’interdisait les unions entre Blancs et Noirs. On sait, d’autre part, que la majorité des esclaves dans le monde romain n’étaient pas d’origine africaine. Depuis sa publication, cet ouvrage a fait l’objet de maints commentaires, certes. D’aucuns ont estimé, estiment que l’étude de Snowden projette une vision idéalisée des relations inter-raciales au monde gréco-romain, et base ses conclusions plutôt sur des exceptions que sur des coutumes. Ainsi, Bernal, tout en admettant qu’il aurait préféré, de beaucoup, pouvoir suivre les thèses de Snowden dit en être arrivé à conclure, de concert avec St. Clair Drake, auteur de Black Folk Here and There que: […] although Egyptians, early Israelites, and early Greeks did not have significant color prejudice, Greek, Jewish, and Roman attitudes changed during the sixth and fifth centuries B.C. Llyod Thompson treats this topic in his Romans and Blacks43.

Sans nullement oublier le danger toujours présent de projeter sur des sociétés du passé des schèmes et réactions contemporains, particuliers d’ailleurs à une culture ou l’autre, ci-dessous sont offertes quelques remarques basées sur le bon sens et un contexte de lectures 43

F. Snowden, Blacks in Antiquity (1970). Martin Bernal, Black Athena Writes Back (Martin Bernal responds to his Critics). Edited by David Chioni Moore. (2001: 74). St. Clair Drake, Black Folk Here and There: An Essay in History and Anthropology. 2 vols. (1987-1990). L. Thompson, Romans and Blacks (1989).

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certes limitées mais précises. Deux ou trois questions au moins s’inscrivent au débat. On peut se demander, en effet, si les attitudes discriminatoires ou, au contraire, les alliances entre individus et groupes sociaux, à l’époque de Virgile, n’étaient pourtant pas liées au degré de richesse ou de pauvreté des uns et des autres, au moins autant et peut-être plus qu’à la couleur, ou l’ethnie. Dans son étude, La société romaine, Veyne propose plusieurs développements révélateurs à ce sujet. Ainsi: […] aux Etats-Unis, les employeurs n’admettaient d’autre rapport qu’esclavagiste avec des individus appartenant à la race noire, et, à Rome, les employeurs n’admettaient d’autre rapport que servile pour utiliser les hommes à certains offices ou pour pouvoir compter sur eux.

Plus loin, Veyne ajoute: Les chances de s’élever et d’être remarqué par un puissant étaient plus grandes pour les esclaves que pour les pauvres libres, car l’aristocratie romaine préférait ses serviteurs à ses concitoyens pauvres (1991: 271, 280).

En ce qui concerne les croyances religieuses, les Romains ne nieront pas l’existence des divinités “conquises”; plutôt, ils les inviteront à se fondre, noms et rituels, dans le Panthéon romain. Que la divinité locale “d’origine” y perde son punique, son gaulois, son égyptien, ses réelles parentés affectives, symboliques, n’est pas un souci majeur pour le conquérant lequel, d’ailleurs, a bien dû, de temps en temps, apprendre, prendre quelque chose, consciemment ou inconsciemment, dans ces rapports de mythe à mythe, en fait, de culture à culture44. D’autre part, bien que le rejet par Didon, des prétendants africains, en particulier, de Ierbas, le voisin maxitani, puisse être attribué à diverses raisons, on le signalait plus haut, l’alliance conjugale de la reine à un notable de la terre d’accueil ne semble pas avoir été catégoriquement impossible. Dans le contexte des premiers temps carthaginois, cependant, il se pourrait que le rapport de forces et le jeu politique n’aient pas été exactement ceux que s’imaginaient les contempo44

On sait qu’Auguste se méfiait des influences “orientales” (autres que grecques, bien sûr). Bien que les triumvirs aient accepté Isis en 43, par exemple, plus tard, en 28, Auguste lui refusera l’accès à Rome. Voir Robert Schilling, “La politique religieuse d’Auguste”, Mélanges offerts à Léopold Sédar Senghor. Langues. Littératures. Histoires anciennes (1977: 453-464).

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rains de Virgile. Sans jamais oublier, bien sûr, l’inextricable lien de la légende à l’Histoire (et l’on peut ajouter, sans soi-même pouvoir exactement imaginer les orientations politiques et culturelles des sources respectives d’information utilisées par l’historien), Decret rapporte une tradition selon laquelle le roi maxitani aurait lui-même exigé Elissa comme épouse sous peine de guerre. Usant d’abord d’un subterfuge, l’entourage de la reine aurait déguisé cette requête en essayant de gagner celle-ci à l’idée d’un espoir, chez Ierbas, que l’un(e) des leurs viendrait “civiliser les Africains” (50). Enfin, lorsque Didon, au texte virgilien, déclare Enée “de la race des dieux”, le lecteur voit d’emblée le schéma socio-culturel évoqué: dans leurs mondes respectifs, Enée et Didon sont au faîte de la hiérarchie sociale. Mais il y a plus. Toujours dans le contexte virgilien, Didon et Enée ont les mêmes dieux; ils partagent une même symbolique du sacré, symbolique lourde de répercussions sociales et politiques. L’analyse de Monti, mentionnée en début de chapitre, revient à l’esprit: au départ d’Enée, Didon ne réagit pas seulement en amoureuse abandonnée, mais en souveraine trahie par un nouvel allié de son rang (d’où le terme improbe dont elle use, et qui, dès lors, ne signifie vraiment pas “barbare”). Deuxièmement, reste la question fondamentale: qui le sauvage ? qui le civilisé ? Il se pourrait bien que l’appât du gain, bientôt conjugué à l’aventure de la quête, de la conquête, construise souvent chez les humains la notion même de “barbarie” au fur et à mesure des besoins de puissance et de biens matériels. Dans le cercle précis qui nous retient ici cependant, barbarus, barbaros (“qui ne sait pas parler grec”, “qui parle mal”, “baragouine”, etc.)45, deviendra le terme appli45

Voir P. Freyburger, “Sens et évolution du mot “barbarus” dans l’œuvre de Cicéron”, Mélanges offerts à Léopold Senghor (1977:141-152).Voir aussi l’intéressant article de Stephen Chrisomalis (9 Novembre 2001), “B for Barbarity” [http://phrontistery.50megs.com/disq2.html]: “‘Barbarian’ and its relatives are derived from the Latin barbarus,’strange, foreign, ignorant’, which in turn comes from the Greek barbaros, which is approximately semantically equivalent. Now, etymologists rarely agree on anything, but one thing they do seem to agree on is that when barbaros was first used in Greek, it was as an adjective meaning ‘stammering’ or ‘unable to speak intelligibly’. To wit, Sanskrit, the earliest Indo-European language of India, has a cognate term in barbaras which means ‘stammering’. It is not hard to see how such a word might develop – the repetition of the syllable ‘bar’ is a classic example of onomatopoeia, representing the sound of a stammering person. To this was soon added the connotation that anyone unable to speak Greek was unintelligible, and thus, the sound of their foreign tongue was little more than babbling nonsense. The Greeks, like

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qué à ceux qui, étrangers, ne sont pas encore soumis à la Loi romaine ni au Divin César; puis, tôt ou tard, à ceux qui vivent en dehors de la civilisation. Par rapport au contexte des pratiques religieuses, en marge donc de l’assimilation “utile” des figures du divin, n’avonsnous pas appris que les sacrifices humains deviendront chez les Romains une marque honnie de la “barbarie” ? Et pourtant…, l’image multipliée à l’infini des crucifiés non-citoyens au ciel romain brouille à jamais la vue: où le massacre ? où le sacrifice ? Pour paraphraser et citer un passage d’Ormerod (2003), nous tous, humains que nous sommes et qui avons vécu, vivons dans le temps, les temps, où et comment avons-nous pu, pourrons-nous enfin toucher: “un non-temps exemplaire à jamais où aucun dieu ne viendrait pleurer son divin malheur ni ouvrir les entrailles des victimes qui lui seraient offertes […]” (56) ? Scipion au pays de Baal Il semble parfaitement impossible de savoir, de supputer le temps, dans l’histoire d’un peuple ou l’autre, de l’apparition, dans l’imaginaire, d’une divinité; il en est de même, nul doute, du moment de cristallisation de tel ou tel syncrétisme, ainsi que de sa profondeur. Il faut bien se contenter, les cerveaux et leurs inconscients étant perdus à jamais dans les cendres, de s’en remettre aux traces archéologiques, aux inscriptions, aux écrits, parfois, et, en certaines circonstances, aux traditions orales. Dans les domaines qui nous intéressent ici, quelques recherches, quelques méditations inciteront à croire que des dieux réputés ennemis, ou devenus simplement étrangers dans les croyances, ont pu partager au temps d’antan berceaux et sanctuaires, au niveau, au moins, des mythes qui les soutiennent. Dieu sait (!) si Baal et Yahvé, par exemple, se querellent dans nos bibles, et pourtant, ces deux Seigneurs, Maîtres des Cieux, Baal Shamaïm, font partie de nos multiculturelles prières, immenses aïeux, entre autres, du Pater most people of that or this age, were characterised by a mild xenophobia in which that which is foreign was not to be trusted and certainly not to be admired. By the time the Romans got hold of barbaros, the word had acquired a darker meaning, including, but not limited to, bloodthirstiness and the practice of human sacrifice. The primary connotations of the word became those of savagery and wildness rather than unintelligibility or ignorance […]”.

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noster qui est in caelis. Dans un ouvrage riche d’enseignements pour le néophyte en ces matières, ouvrage intitulé: The Faces of God. Canaanite Mythology as Hebrew Theology, Jacob Rabinowitz, dans une lecture précise aussi bien des vieux textes épiques ougaritiques que des textes bibliques, établit des liens, nullement simples, transparents, au contraire ambigus, poétiques, en fait, parodiques, d’une part, entre le très ancien dieu du ciel ougaritique El et le Yahvé hébreu et, d’autre part, entre Baal, le dieu de la pluie et de l’orage, celui-ci souvent en lutte avec le Dragon-Chaos des Eaux (Léviathan), et ce même Yahvé46. Examinant les textes du prophète Isaïe, en particulier ceux du chapitre 24 au chapitre 27, Rabinowitz note ainsi que: “What Isaiah has done is write a Yahwist parody of the Baal mythos”. Un exemple: au verset 1 du chapitre 27, le dragon de la mer (ennemi aussi de Baal) est “puni” par l’épée du Seigneur. Rabinowitz, cependant, lit le texte dans des connotations plus politiques que métaphysiques, la victoire annoncée contre la Mort, par exemple (25: 8) représentant une victoire contre l’Assyrie, ou, au verset 10, sans camouflage, contre Moab. Les postérités, judaïque et plus tard judéo-chrétienne, retiendront que, chez les Hébreux, les vieux mythes cananéens allaient peu à peu se transformer en une représentation beaucoup plus abstraite du Divin et en une philosophie de vie, une Ethique. Or, Rabinowitz, étudiant deux déesses de la fertilité, Asherah et Anat (la deuxième étant aussi une déesse guerrière), fort présentes dans les archétypes hébreux, rappelle d’une part que le sacrifice humain a tendance à apparaître dans les rites agraires où président des déesses; d’autre part, il propose l’idée qu’Asherah et Anat trouvent, elles aussi, leur place dans les attributs de Yahvé, l’une expliquant Son amour, l’autre Sa rage; en somme, elles incarneraient la vie émotive de Dieu47. En ce qui concerne l’Egypte, vu le rayonnement de la civilisation égyptienne sur maintes sphères méditerranéennes d’une part, et l’immense environnement africain tout proche d’autre part, l’idée d’une parenté possible, dans les psychés libyennes, entre une très ancienne divinité nord-africaine à cornes de bélier, mentionnée par plusieurs chercheurs, avec l’Amon égyptien (lui aussi à tête de bélier ou à 46

D’après Avraham Balaban, poète, romancier, et chercheur israëlien (University of Florida), une tradition populaire veut que le nom Baal Shamaïm soit le composé de “sham” (là-bas) et de “maïm” (eau). Le lien avec le Baal ougaritique, figure liée, entre autres, à la pluie, aurait donc fait son chemin. 47 Jacob Rabinowitz, The Faces of God (1998), en particulier les chapitres 1, 2, 4.

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visage humain avec cornes de bélier), divinité nord-africaine qui aurait prêté quelques traits à Jupiter-Amon (la figure virgilienne), cette idée a donné lieu à des rapprochements, des mariages peut-être faciles. Des études érudites récentes semblent en fait douter de l’existence de ce dieu-bélier, voyant plutôt dans cet animal si souvent représenté dans les dessins rupestres la référence à des sacrifices où, en effet, des béliers auraient été utilisés, mais en offrande à une divinité elle-même non représentée48. De plus, le développement des croyances en l’Amon-Râ égyptien dut apparaître des millénaires plus tard, la représentation de ces béliers dans les grottes d’Afrique datant du Néolithique ancien. Par ailleurs, il n’est pas impossible qu’une divinité oraculaire du nom d’Amon, connue dans la région berbère de l’oasis Siouah – ou Siwah – en Egypte, ait été associée dans l’imaginaire avec l’Amon solaire de Thèbes. On remarquera que dans The Idea of Africa, étudiant “la puissance du paradigme grec”, Valentin Mudimbe présente le tableau des divers groupes ethniques qu’avait imaginés Hérodote pour l’ancienne Libye. Ainsi, les “Ammoniens”, qu’une carte de 440 avant notre ère, reproduite dans le livre de Mudimbe, situent à l’Ouest du Nil, et très au Sud, il faut dire, de l’ancienne Carthage, auraient vécu dans une zone intérieure “pleine de bêtes sauvages”, Hérodote les disant par ailleurs adorateurs du “Zeus” de Thèbes49. Poussant les associations rêvées au-delà de l’Afrique-mère, il est aussi possible d’imaginer une parenté entre le Punique Baal Hammon, dont on vient de rappeler les vieilles racines ougaritiques, et l’Egyptien Amon, quoiqu’il soit, évidemment, totalement impossible de préciser quand et comment de telles alliances auraient pu se faire. Parmi les multiples épithètes jointes à Baal, on notera donc “Hammon”, terme qui signifierait “Maître (Baal) du Brasier Solaire”, ou encore “Maître des brûle-parfum”. Tlatli, qui rappelle la dimension “solaire” du dieu, en accord avec l’une des significations juste citées, découvre en “Hammon” le pluriel phénicien “Hammamin” auquel, ajoute-t-il, “se rattache sans doute une idée de chaleur 48

Voir, par exemple, G. Camps, “Les temps préhistoriques”, A223. “Animisme”, Encyclopédie Berbère (660-672). 49 Mudimbe, “The Power of the Greek Paradigm”, The Idea of Africa (1994: 72-80). Dans son livre très érudit, Carthage et les Grecs c580-480 av. J.-C. Textes et histoire, Veronica Krings présente une carte où figure cette région des “Ammoniens”, lieu de l’oasis de Siwa (1998: 190).

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qu’on retrouve, par exemple, dans le mot arabe ‘Hammam’”. Selon cette lecture, Baal Hammon serait donc “‘Le Maître des Lieux chauds’, c’est-à-dire des tophet, mot qui à l’origine désignait le bûcher du sacrifice”, lecture en harmonie donc avec l’image du brasier50. L’association avec l’Amon solaire égyptien n’est peut-être pas à écarter, glissement qui n’a pas à correspondre avec des parentés, si l’on peut dire, en lignes directes. D’ailleurs en matière de religion, quelles que soient les injonctions d’orthodoxies respectives, qui peut se targuer d’avoir le dieu “authentique” non métissé, originaire ? Le “pur” chez les humains ou les dieux, heureusement, n’existe pas. Le terme même n’a strictement aucun sens. Si les langues et les dieux sont sans doute un lien fort entre les êtres, il devrait être évident que les uns et les autres s’apprennent, s’entremêlent, se transforment au hasard des contacts, migrations, guerres, conquêtes …, fruits souvent douloureux de multiples relations. Quant à Jupiter, et à toute la cohorte gréco-romaine qui envahit l’Enéide, sans doute peut-on y songer, à ces figures, à plusieurs niveaux: niveaux ou Histoire, mythologies, et littératures ne peuvent, mentalement, s’appréhender sans circonspection, encore que mythologies et littératures s’inscrivent bien dans ladite Histoire et contribuent grandement à “l’image” du passé. Ces dieux, quand atteindraient-ils les côtes africaines ? Avant ou après Homère ? Car c’est bien aux textes d’Homère, dans leurs versions écrites, que s’abreuve Virgile. Homère était peut-être un Grec d’Asie Mineure qu’Hérodote fait vivre vers 850 avant J.-C. Bernal, quant à lui, comme certains autres chercheurs contemporains, pense qu’il dut vivre même plus tôt, vers 900. Korfmann, en revanche, place toujours l’Iliade vers 700 avant J.-C. Lancel rappelle: Dans la deuxième moitié du VIIème siècle, des colons venus de Théra, dans les Cyclades, fondaient Cyrène et limitaient ainsi vers l’Est la possible expansion des Phénico-Puniques établis au Maghreb et en Libye (113).

Cependant, les contacts des Phéniciens avec les “Grecs” (terme imprécis), et d’autres peuples méditerranéens dataient sans doute de fort loin. Les recherches entreprises par Bernal le mènent à découvrir de 50

Lancel (1999: 271). Tlatli (181-186). Voir aussi Encyclopédie berbère, B1. “Baal (B’l)”, IX, 1289-1291 (Mh. Fantar); B54. “Le Bélier à Sphéroïde”, IX, 1417-1433 (G. Camps); D48.“Dieux africains et Dii Mauri”, XV, 2321-2340 (G. Camps).

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très anciens réseaux de contacts entre l’Egypte, la Mésopotamie, le Levant et les peuples de la mer Egée; de tels réseaux auraient existé dès le troisième millénaire avant notre ère. Bernal ajoute: Secondly, it is clear from the tablets in Linear A and B that Cretan palatial culture was thoroughly permeated with the bureaucratic practices of the Near East and it would seem likely that this was so from their first establishment in the 21st century B.C. Evidence from Crete and Thera shows that there continued to be close contact between at least the Southern Aegean and Egypt and the Levant in the succeeding centuries […]. (1991 II: 444)

Si cela fut, il est plus qu’imaginable que les divinités “grecques” dans leurs périples méditerranéens, aient été nourries, de longue date, d’apports égyptiens, levantins, mésopotamiens. Le regard que l’on peut porter sur le métissage de telles figures doit alors se considérer dans plus d’une direction. Sans doute les joutes entre Carthaginois et Grecs, dans leurs convoitises respectives (la Sicile…), favoriseraientelles éventuellement les contacts entre les divinités des uns et celles des autres51. Sans doute vers les 5e-4e siècles, les divinités du monde hellénistique, sous un nom ou un autre, divinités fortement “créolisées” donc, saturaient-elles la Méditerranée. Les conquêtes d’Alexandre le Grand durent, bien sûr, agrandir leurs domaines. Les rêveurs en mythologie assimilent souvent l’Aphrodite grecque (et plus tard Vénus ?) à l’Astarté de Chypre, lieu avec lequel les Carthaginois entretenaient de fructueux échanges commerciaux, sans pour autant mettre toujours en relief l’origine asiatique d’Astarté. Intéressante est cette remarque faite par Rabinowitz, à savoir que la Bible hébraïque semble avoir mêlé dans l’imaginaire Asherah (l’Athirat ougaritique) et Ashtoreth (l’Athtart ougaritique apparentée sans doute à l’Ishtar mé51

Voir Krings sur “Himère au couchant comme au levant…”. Parmi d’autres textes, les extraits empruntés à Diodore (né à Agyrion c90 av. J.-C., et auteur d’une Bibliothèque historique) décrivent ainsi la fameuse joute entre les Carthaginois “barbares”, menés par Hamilcar, et les Siciliens, menés par Gélon de Syracuse (480 av. J.-C. – Diodore XI, 22) : “Mais lorsqu’on voit s’élever la flamme des navires incendiés et que se répand la nouvelle de la mort d’Hamilcar, les barbares sont saisis d’épouvante […]. De mémoire d’homme, aucun général n’avait en un seul combat anéanti tant de barbares, fait tant de prisonniers” (ch.VI: 261-326). Par ailleurs, tout en reconnaissant que la question des relations entre Carthaginois et Grecs, établis donc en Cyrénaïque depuis la fin du 7e siècle, est un sujet fort mal connu, Krings suggère que ces rapports ne semblent pas avoir été marqués d’antagonisme à cette époque. Et même plus tard, les affrontements auraient été, d’après ses recherches, plus ponctuels qu’incessants.

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sopotamienne, et eventuellement à l’Astarté “grecque”: l’une des déesses que Salomon se mit à adorer [Les Rois 1, 11: 5 ]). Une tradition soutient que quelque temps avant la fondation de Carthage, dans ce même 9e siècle, des colons tyriens avaient fondé à Chypre une colonie nommée aussi Qart Hardasht, Cité Nouvelle donc (Kition, sur la côte est)52, et la légende dit bien que la Didon mythique y fit escale dans son errance, y rencontrant Astarté, autre nom… d’Aphrodite. Pourtant les mythes n’ont de “naissance” que dans l’intention socioculturelle des peuples, intention dans laquelle il serait impossible de démêler le conscient de l’inconscient. Honorant la légende héritée de son propre monde, le personnage virgilien qu’est Jupiter donne bien à Vénus son ancien nom, “Cythérée” (Livre I, 257): née de l’écume berçant Cythère, île au sud du Péloponnèse, cette déesse-là aurait voyagé de Grèce jusqu’à Chypre, où elle se serait mêlée au culte oriental d’Astarté. Mais, encore une fois, décider de quelle vague s’abreuvent les songes est sans doute, et heureusement, épaissir le mythe plutôt que l’éclairer. Surgie de la mer, Aphrodite-Astarté emprunte des courants qui sont non seulement multiples mais vont en plus d’un sens; elle n’a de naissance, d’“identité” qu’à chaque parole qui la dit. Aphrodite-Astarté, pour une myriade de conteuses et conteurs méditerranéens qui durent la chanter, s’appelait peut-être aussi Ishtar/Athtart, née en Asie, portée, transportée par cette vague-là, et retrouvée au rivage de Chypre par la Phénicienne Didon: l’Errante. Saint-John Perse avait-il la vision de cette dynastie de déesses navigatrices, toujours entre amour et guerre, lorsqu’évoquant Istar (son orthographe), il écrivait dans Amers : — Ainsi celle qui a nom frappe à midi le cœur éblouissant des eaux: Istar, splendide et nue, éperonnée d’éclairs et d’aigles verts, dans les grandes gazes vertes de son feu d’épaves… O splendeur, non tristesse! Amour qui tranche et qui ne rompt ! et cœur enfin libre de mort! … Tu m’as donné ce très grand cri de femme qui dure sur les eaux. (“Etroits sont les vaisseaux”, IV)53 52

David Soren (1990: 24-25). Carl Jung, dans son rêve sur les Grandes Mères, trace une ligne directe, si j’ose dire, entre Ishtar, Astarté et Aphrodite. Voir Volume 9, Part II of the Collected Works of G.G. Jung, AION. Research into the Phenomenology of the Self. Editors Sir Herbert Read & all. Bollingen Series XX (1968: 174). L’article de l’Encyclopédie berbère consacré à Didon mentionne un texte du deuxième siècle après J.-C. faisant référence à la rencontre de Didon avec le grand-prêtre d’Ashtart (épelé ainsi dans le texte) à son passage à Chypre: ce texte souligne que chez les Latins, cette figure est assimilée à 53

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Les quelques méditations qui précèdent permettent donc de rappeler le plus simplement du monde que, d’une part, l’adoption dans les temps lointains de divinités grecques “créolisées” en Afrique dite méditerranéenne n’est pas le sujet à débattre. Certes, il paraît tout à fait impossible, évidemment, que les dieux et déesses de Virgile, sous leurs maquillages et noms romains, aient vécu à Chypre quand la Phénicie en exil y débarqua, en route pour la terre d’Afrique. Rome ne sera fondée, dit la tradition, qu’en 753 avant J.-C. Le premier temple à Saturne, par exemple, daterait de 497, et celui d’Apollon, de 431. Mais aller chercher noise à Virgile pour la romanisation de ses dieux n’aurait vraiment aucun sens; dans l’imagination virgilienne, ces dieux sont bien ceux d’Homère, les Zeus, Héra, Aphrodite… Au niveau littéraire, qu’ils aient, ces dieux, des noms romains n’est strictement pas plus illégitime ou inattendu que la rencontre entre Enée et Didon, pas plus étrange, vérité de La Palice, que le poète les fasse, l’un et l’autre, parler latin, tout comme l’Andromaque de Racine parlera, elle, le français, ou le Virgile de Broch, l’allemand; pas plus “illégitime” que de construire l’Enéide sur le mythe de la filiation entre Enée et César Auguste: merveilleux mensonges réitérés de texte en texte, de siècle en siècle, et qui font la littérature, et dont vivent les humains, y compris, et surtout ?, dans le questionnement même d’un monde à l’autre, d’un temps à l’autre, de ces figures textuelles en leurs résonances politiques et sociales. Et puisque l’on parle ici de niveaux d’où considérer les textes, le politique de ce texte, l’Enéide, pourrait, certes, être considéré à bien des niveaux; ce qui suit élargit encore le débat. Junon. Le prêtre et son groupe aurait fait allégeance à Didon en échange d’un sacerdoce d’Ashtart dans la ville nouvelle (quatre-vingts jeunes filles pratiquant la prostitution sacrée dans le temple de la déesse auraient été aussi embarquées pour la Libye par les Tyriens). Je note que l’auteur de cet article ne se pose pas de questions en ce qui concerne l’affiliation entre d’une part, Ashtart et Junon, entre d’autre part, Ashtart, Tanit, et Junon. Pourtant les mythologues de métier tendent à associer plutôt Ashtart/Astarté à Aphrodite/Vénus; mais que devient, alors, la mythologie virgilienne dans ses rapports au projet historique, voire politique ? Vénus, rappelons-le, est la mère d’Enée; sa joute avec Junon est essentielle au destin du héros et au plan épique de l’œuvre. Dans son étude, The Sanctuary of Tanit at Carthage in the Roman Period. A re-interpretation (Journal of Roman Archeology. Supplementary Series Number 30, 1999), Henry Hurst insiste d’ailleurs sur la “punicité” de Caelestis: “Caelestis was Tanit, all-embracing and all-powerful […]”. Il souligne que cette Caelestis-là semble avoir eu des traits peu en accord avec la Junon “traditionnelle”: “virgo versus matron, for example” (10).

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Songeant maintenant à Tanit, la grande déesse punique, autre personnage très compliqué, elle deviendrait, dit-on, Juno Caelestis chez les Romains et les romanisés. Deviendrait ? Assimilation peutêtre facile du langage… On pourrait se demander par exemple, si et comment l’Erzulie des Vaudouisants haïtiens est, elle aussi, devenue la Vierge Marie54; se demander quand le temple de Tanit devint, à Carthage, le temple de Junon ; dans quelle mesure de multiples camouflages culturels s’opèrent chez les conquis, et aussi, bien sûr, dans quelle mesure se construisent des syncrétismes réels. Baal qui, on le sait donc, chez les Phéniciens, amenait la pluie fertilisante et la foudre (le feu en fait), figure malfaisante ou bienfaisante selon le point de vue, Baal occupe une très grande place au ciel méditerranéen. Les termes “brasier solaire” évoquent aussi bien l’aspect orageux dévoreur et brûlant que sa dimension lumineuse. Baal, chez les Grecs, sera assimilé à un Apollon solaire (lien donc avec l’Amon – et l’Aton ? – égyptiens ?). Baalbek fut l’Héliopolis des Grecs, puis une colonie romaine sous Auguste. Ceux-ci, les Romains, assimilèrent Baal à Saturne, divinité de l’âge d’or: âge d’or associé, à nouveau, on le sait, au règne d’Auguste. Pourtant, la dimension sémitique du Saturne africain semble avoir perduré très longtemps. Dans son chapitre sur “La double survie de Carthage”, Lancel intitule une section: “De Baal Hammon à Saturne africain”, terminant ainsi la discussion: “A lui seul Saturne résume le courant profond de sémitisation qui a irrigué l’Afrique du Nord jusqu’à la fin de la domination romaine” (1999: 580-586). J. Kevin Coyle, quant à lui, rappelle que maints symboles liés à Baal allaient se retrouver aux murs des basiliques chrétiennes (rosette, palme, colombe, lion, croix…). Il rappelle aussi la remarque d’Augustin indiquant que bien des Chrétiens de son temps pensaient qu’ils adoraient Saturne55. A ce point de la réflexion, l’on peut se demander si la consécration à Baal, par Scipion, de la terre de Carthage, à l’heure de 54

La symbolique vaudou a été superbement mise en scène par René Depestre dans son Arc-en-ciel… (1967). Cailler: “L’efficacité poétique du Vaudou dans Un arc-enciel pour l’Occident chrétien de René Depestre”, The French Review, Vol.LIII, no.1 (October 1979: 47-59). Si les Romains adoptaient souvent sans problèmes, sans scrupules ? les dieux de leurs conquêtes, leur donnant des noms romains, en revanche, on n’a jamais entendu, à ma connaissance, un roi de France conquérant donner à Erzulie le nom de “Vierge Marie”. Dans ce cas-là, le syncrétisme forgé, si syncrétisme il y a, vient du monde haïtien. 55 J. Kevin Coyle, “The Self-Identity of North Africans in Augustine’s Time” (Fux: 67).

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sa destruction par les Romains, n’est pas, par quelque logique torturée, un hommage à de nobles et anciens dieux prétendus capables de maintenir ou faire renaître des âges satisfaisants ou meilleurs pour l’humain (voir note 11 ci-dessus). Qu’on se rappelle les rapports entre Yahvé et Baal évoqués plus haut à propos des textes du prophète Isaïe; lien textuel parodique, le souligne toutefois Rabinowitz. Participant du mythe agraire de la résurrection, l’antique Baal est associé à l’idée d’un renouveau: dans le vieux mythe ougaritique, le dieu meurt après avoir abreuvé de son eau les graines de la terre; mais suivant le rythme des saisons, il ressuscite pour favoriser de nouvelles moissons. Son autre face, foudre et orage, le rapproche aussi de Zeus/Jupiter (qui est lui aussi barbu, avec la foudre comme l’un de ses attributs). La chaîne entre Baal, Jupiter-Amon (le père du Ierbas virgilien) et, de plus, Saturne donc, n’est certes pas impossible dans l’imaginaire. De telles questions ne se laissent pas aisément analyser, c’est certain. Le lecteur de Glissant ne manquera pas de noter, en tout cas, que la première section des Grands Chaos, “Bayou”, s’ouvre par un quatrain qui invoque, entre autres dieux, Saturne, l’un des dieux qui hantent peut-être encore terres de Louisiane et terres caraïbes: Que renaissent les lis sauvages Renaissent les dieux en amont Vrais dieux, vrais hordes, les Saturne Ogoun, les sirènes, les lis

Autre question: quels dieux, quelles déesses, adorait Didon ? Tanit, évoquée plus haut, était-elle vivante aux temples de la Carthage naissante ? A l’arrivée du héros Enée (celui à qui Virgile permet “historiquement” de rencontrer Didon, mythe – et anachronisme – fondateur), il y a, certes, des chances que Melquart, Eschmoun, et Baal aient été les maîtres-dieux des émigrés phéniciens. Certains chercheurs prétendent que Tanit se serait abreuvée à une source libyenne, à quelque grande déesse-mère de la fertilité. Tlatli mentionne que ses recherches l’ont mené à retrouver dans “Tanit”, “Tanet” ou “Tamet”: […] un mot essentiellement africain, ayant une très vaste orbite d’extension linguistique et ayant partout le même générique, celui de la femme, celui du principe féminin correspondant aussi bien à l’épouse féconde qu’à la mère nourricière. (176)

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Tlatli suggère que l’orientale Anat se serait “affublée” d’une apparence libyque. Il est vrai que les chercheurs intéressés par la question s’accordent à conclure que le statut d’une Tanit, en Phénicie, à l’époque de l’émigration vers Carthage, est plus qu’incertain, inconnu, en fait. Pour difficiles que soient les suppositions dans ce domaine, il est imaginable, pourtant, que les deux figures féminines qui durent émigrer avec Elishat/Didon étaient sans doute Ashtart/Ishtar, et Anat. On faisait allusion à la première un peu plus haut, dans la discussion engagée à propos d’Aphrodite/Astarté. D’après Lancel, Tanit ne commence à se manifester à Carthage que vers le 5e siècle, bien longtemps, donc, après la mort de Didon. Par ailleurs, le squelette consonantique de son nom TNT apparaît sur un ostrakon de Sidon datable du début du 5e siècle. Une inscription antérieure, au site phénicien de Sarepta, au Sud de Sidon, porte l’inscription Tnt’strt, inscription qui associerait donc Tanit à Astarté. A Carthage, dans l’écriture des noms, la divinité féminine a la préséance par rapport à son consort Baal: TNT PN B’ L, titre traduit souvent par “Tanit face de Baal”. Lancel écrit: En fait la vocalisation la plus probable de TNT serait Tinnit, comme le montre une transcription grecque retrouvée à El Hofra, près de Constantine; la vocalisation Tanit, usuelle, doit beaucoup au roman de G. Flaubert ! Quant au qualificatif “face” (ou “en face”) de Baal, il rappelle celui qui unit, dans certaines cités phéniciennes, un autre couple divin formé de Baal et d’Astarté. Mais le fait que Tanit, sur les monuments puniques, soit nommée en tête, est une situation originale, propre à Carthage. (1999: 276-277)

Son association étroite à Baal a d’ailleurs été subtilement analysée (rêvée), entre autres, par Fawzi Mellah, l’un des auteurs inclus dans cette étude. Lancel donne aussi des précisions en ce qui concerne l’association évoquée par un chercheur (F.O. Hvidberg-Hansen), mais finalement écartée par lui-même, Lancel, de Tanit avec Anat; et ceci, suivant des traces linguistiques, comme le fait aussi Tlatli, on l’a fait remarquer plus haut, mais avec une conclusion opposée (277). Il semblerait donc que la Tanit punique ait un rapport avec la déesse ougaritique associée à Astarté/Aphrodite/Vénus. Pourtant, son temple, chez les Romains, et donc chez Virgile, deviendra celui de Junon. Dans la représentation iconographique de Tanit, dont on peut voir le célèbre “signe” sur maintes stèles de Carthage, mais aussi en Israël, près d’Akziv, sur deux figurines datables du 5e siècle avant J.-C., il faut

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sans doute aussi inclure une réminiscence d’Isis l’Egyptienne: voir une stèle du tophet de Sousse, l’Hadrumète carthaginoise56. En tout cas, fertilité et résurrection sont, semblerait-il, attachées au couple Tanit-Baal, comme c’est le cas pour Isis-Osiris; comme ç’aurait pu être le cas pour Didon-Ierbas, comme en rêve l’imaginaire senghorien dans l’“Elégie de Carthage”, étudiée ci-après ? Comme ce fut le cas au monde afro-punique ? Très évidemment, à l’heure où écrit Virgile, les dieux et déesses carthaginois avaient subi de multiples heures de métissages, de transformations. Il serait bien difficile d’imaginer par ailleurs ce que pouvait connaître un écrivain du premier siècle avant J.-C. de la religion d’un monde, plutôt des religions d’un monde, celui, non seulement d’un très très lointain peuple phénicien, mais aussi du monde africain où, exilé, ce peuple avait fait souche, monde qui l’avait précédé, lui l’auteur latin, de tant de siècles. Et encore plus: dans le contexte culturel où était né Virgile, on peut se demander si un effort quelconque de fidélité ethnologique aurait pu faire partie de l’activité d’un poète, quelles qu’en puissent être, pour un tel effort, les embûches, voire les totales errances. Si l’efficacité poétique des dieux romains de la Carthage virgilienne reste sans doute intacte, quel que soit leur irréalisme (mais demande-t-on jamais aux dieux d’être “réalistes” ?), cette efficacité, bien sûr, n’est pas détachable de la “performance politique” du poète qui, au niveau le plus criant de la parole, gréco-romanise le monde civilisé, passé, présent, à venir, par le truchement de ses dieux et, l’on doit ajouter, d’une langue, la latine, celle que les Troyens recevront de la terre nouvelle où eux, les Troyens, feront souche: don du latin inscrit dans le discours même de ce texte latin (XII, 834-837). Si la langue, en effet, annonce souvent chez les humains un niveau éminemment politique, aussi bien dans la vie que dans l’expression littéraire, toute langue, pourtant, est toujours en devenir, héritière des multiples langages qu’elle sert, cette langue, chez le poète, bien sûr, mais aussi chez tout locuteur, poète ou non, celui qui n’est pas né en cette langue, et même celui qui l’a reçue de naissance. Ce poème, l’Enéide, est grand à bien des niveaux. Peut-être y a-t-il des niveaux du texte qui révéleront un discours moins impérial, le discours d’un “autre” qui ne serait pas, ne saurait pas être la voix 56

Lancel (1999: 281-83, avec photographies).

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claire, sans ambages, d’un héros dit tutélaire, fondateur, promoteur “du” monde civilisé. Au troisième chapitre, commentant l’œuvre de Broch où Virgile apparaît comme protagoniste de roman, l’on en viendra à souligner l’attitude critique de ce Virgile-là vis-à-vis de ces anciennes figures divines et héroïques, placées, déplacées, dans la “modernité” de Broch, l’auteur, certes, mais peut-être placées, d’abord, dans la “modernité” même d’un certain Virgile; postures, celles de Virgile, d’une part auteur, d’autre part protagoniste, à discuter, donc, en cours d’étude. Confontrés au Dieu inassimilable des Juifs, bientôt, aussi, au Dieu inassimilable des Chrétiens, confrontés à ces pensées de l’Un, dirait Glissant, les Romains, bâtisseurs eux aussi d’un type de pensée de l’Un, celle dite de la pax romana et du Sacré (Auguste) Octavien, divinisé par le Sénat à sa mort, les Romains persécuteront les uns et les autres avant de s’effondrer, mangés de tant de contaminations. On se rappelle qu’Edward Gibbon, auteur d’une célèbre étude parue au 18e siècle, inclut parmi les causes majeures de la chute de Rome l’action rongeuse des Barbares au cœur de l’Empire (mercenaires, invasions…), ainsi que l’impact du Christianisme dont les adeptes, ne seront pas, ne sont pas censés confondre l’humain César avec leur Dieu, ni les biens de ce monde avec le Royaume des Cieux57; empire, cependant, nourri en plus d’un sens de ces peuples et cultures “barbares” que Rome s’était attachés. Raisonnement dont on se souviendra à la lecture d’Ammi, de ses personnages, de ses narrateurs, contemporains d’Augustin l’Africain, Augustin le Carthaginois, Augustin le Romain, Augustin le Chrétien. Certes, de nos jours, nombre d’historiens, ainsi Paul Veyne, tendent à considérer que les invasions des Goths et Vandales créèrent des bouleversements “régionaux”, mais que l’affaiblissement progressif de l’empire dans son ensemble fut la conséquence de nombreux conflits internes – entre autres, violence,

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Edward Gibbon, (J.B.Bury, ed.), A History of the Decline and Fall of the Roman Empire in 6 volumes (1974). Voir l’article de Y.C. Ho, “Edward Gibbon, Historian of the Roman Empire”: http: //www.his.com/-z/gigho.1.html – publié d’abord dans Intellectus (Hong Kong), 30 (Apr-Jun 1994). Une nouvelle édition abrégée de l’ouvrage de Gibbon a paru: History of the Decline and Fall of the Roman Empire. Edited, abridged, and with a critical foreword by Hans-Friedrich Mueller; introduction by Daniel J. Boorstin; illustrations by Giovanni Battista Piranesi (2003).

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anarchie, assassinats…58 Une telle vision, celle de l’historien contemporain donc, n’amoindrit ni l’importance des guerres, invasions, et autres tragédies pour telle ou telle ville, tel ou tel groupe, ni la vision que le texte littéraire peut projeter sur ce même passé. La vérité dite historique n’est jamais une simple affaire; cette remarque est banale; mais pour reprendre ici un mot d’Edouard Glissant, c’est à l’écrivain que reviendront le privilège et la force de faire ressentir au lecteur “le poids du vécu”. Glissant: “… la flamme du brasier” Lisant “Carthage”, la lectrice est envahie par la vision, tache immense, d’une barbarie éclatante, mais quasiment innommée, barbarie au sens négatif du terme évidemment, “barbare”, ailleurs, on le sait, par exemple dans Soleil de la conscience ayant des connotations positives; barbarie innommée si ce n’étaient les références aux actes perpétrés par les “légions”, les “soldats”, références au “Romain homme d’ennui”, à “Scipion” dit “blafard”, dit “triste”. Evidemment, le lieu du massacre est désigné dans le titre de la séquence: “Carthage”, mais le pays environnant est bien celui du “ Numide” (IV). Il est intéressant de noter qu’ici le poète accorde clairement à l’Afriquemère, en fait non punique, la place centrale. Quant aux divinités, nulle n’est ici nommée, du moins directement. En revanche, il est clair que le texte virgilien ne peut se lire – littéralement – sans tenir grand compte des multiples références qui y sont faites aux dieux. Si l’on considère l’époque, le lieu, le contexte social, où fut écrite l’Enéide, ces multiples références ne sauraient, certes, surprendre. Virgile s’inscrit dans une tradition où, dans le “Haut Langage” poétique, dans l’Epopée, la présence et l’action des dieux vont de soi. Glissant, parfois, on le sait, glisse un nom de divinité, un nom de figure légendaire ou l’autre dans ses textes, mais le lecteur de “Carthage”, de cette Carthage intégrée à ce que l’on sait du Sel noir, n’y trouvera ni dieu, ni diable, ni héros “transcendant”, qu’ils soient narrateurs ou narrés. Et l’écrivain n’y conservera que les termes allégoriques de “soldat”, de “Romain”, de “Scipion”, pour signifier les assail58

Voir l’interview que Veyne a accordée au Figaro Littéraire (Jeudi, 5 janvier 2006 – Le Figaro), à l’occasion de la publication de son livre, L’Empire gréco-romain (Seuil: 2005).

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lants. Ceci, cependant, ne veut pas dire que la culture religieuse de Carthage et ses figures du sacré ne soient pas inscrites d’une manière ou l’autre dans l’imaginaire des textes. Plus haut, dans une brève discussion du rapport entre rituel et politique (Tales of Faith), ainsi que de la réappropriation sociale, politique des mythes en esthétique littéraire, l’on faisait allusion au conte antillais “Glan-glan, l’oiseau craché” présent dans un texte ou l’autre de Césaire. Chez Césaire, cette réappropriation du conte était, nul doute, consciente. En revanche, le lecteur, la lectrice, dans sa propre vision, interprétation du poème retrouvera ce conte ou non. La découverte faite ici des textes de Glissant sur Carthage suggère, de la part de celle qui lit, voit, entend, une démarche inverse. Quelles qu’aient pu être les pensées, images, conscientes, inconscientes qui présidèrent ou contribuèrent à la genèse du poème, cette lectrice voit surgir, au cœur de ces textes de Glissant sur Carthage, mille mémoires qui disent l’antique Baal, vieux mythe ougaritique du renouveau; mythe, non pas pris à son “origine”, qui reste pour tous indécelable, plus, inexistante, mais mythe formé dans une large mesure, en tout cas projeté, par l’épaisseur d’un immense patrimoine afro-asiatique, patrimoine baigné par les vagues marines que l’on sait: “Mer de Baal […] – face première de nos songes […]”. Ce mythe-là est celui de la pluie nourricière qui, mêlée à la terre, abreuve les graines des futures moissons, des futurs soleils. Dans ce mythe-là, Baal descend au cœur du monde plus qu’il n’est celui pour qui l’on meurt, à qui l’on sacrifie. Que l’image du sacrifié, des sacrifiés réapparaisse dans les textes de “Carthage” reste une question certes ouverte à l’analyse, laquelle doit, devra en contempler sans doute, de ce texte, les ambiguïtés. Liée à une rare créativité, il s’avère que la vision poétique de Glissant est son enseignement politique; plus le style de Glissant est poétique, plus il vous parle de politique. Il ne s’agira pas ici de mettre en mots un “thème” politique, ambition, on le sait, le plus souvent ratée, de médiocres poètes. Il s’agit de ce rêve fou – rimbaldien, disait-on naguère ? – de transformer chez le lecteur, l’auditeur, le désir: faire, ne pas faire, faire autrement, créer le désir de mieux vivre. Il faut tenter d’analyser quelques lignes de ce chemin. Relisant une fois encore “Carthage”, me revient en mémoire le texte de Tzvetan Todorov: La Conquête de l’Amérique. La Question de l’autre (1982). Reviennent en mémoire ces pages où l’auteur dissertait des notions de sacrifice et de massacre et, à la fin, de massacrifice. Dans ce schéma, Todorov décrivait la société aztèque déchirée

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par celle des conquistadors, société, celle des Aztèques, du rite, du sacrifice “chez soi”, du meurtre religieux, de la communication avec le Cosmos. La société espagnole du 16e siècle conquérant, quant à elle, paraissait être celle du massacre “ailleurs”, du meurtre athée, société du “tout est permis quand on n’est pas chez soi”; société vouée, en fait, à la communication humaine, à l’ouverture, souvent, pourtant, pour le pire, sur l’Autre qui n’est pas Dieu. Le massacrifice, lui, serait un mélange monstrueux plus “moderne”, c’est-à-dire atteignant le summum du monstrueux: on tue chez soi au nom d’un X, ni dieu ni diable, sans doute pire, en niant l’existence des massacres, en exaltant l’idée du Sacrifice suprême à un X abstrait sans queue ni tête et dévoreur de l’individu. Ce schéma dessiné par Todorov, qui m’avait naguère fort séduite, me paraît aujourd’hui plus fragile (Cailler 1985). J’aurais maintenant beaucoup plus tendance à croire que les sociétés humaines, modernes ou non, sont rarement protégées du massacrifice ou de sa tentation; ce qui revient à dire que je vois peu de rédemption, d’excuse ?, à l’idée d’un sacrifice sacré au sol natal. Par ailleurs, sans en exclure la possibilité, j’ai pourtant quelque mal à concevoir l’idée qu’un peuple ou l’autre ait su échapper à la tentation du massacre “ailleurs”, par désir de possession, de domination, et de gain. Cet ailleurs n’a pas à être un au-delà de l’océan, certes. Le village voisin, à un moment ou l’autre d’une histoire humaine, peut bien être un autre très autre, parlant une langue, adorant des dieux, mangeant des cuisines très étrangers à ceux du quotidien. Il me semble qu’à un niveau simpliste de lecture, quelques vers, au moins, du “Carthage” de Glissant, pourraient proposer la vision d’une Carthage parente du monde aztèque de Todorov: société du rite, du sacrifice justifié par l’amour du sol natal et une certaine alliance avec les dieux; société où le sacrifice s’accomplirait sans cruauté, mais plutôt avec une infinie douleur et respect pour le sacrifié. L’un des problèmes avec ce genre de vision n’est pas seulement lié au fait que la grande majorité des sacrifiés carthaginois étaient des enfants, souvent très jeunes, qui ne pouvaient donc nullement avoir été préparés, ou s’être préparés, à l’immolation suprême: à aucun moment, leur sacrifice ne pouvait être un choix, voire un honneur; ils subissaient, victimes innocentes. Mais encore et bien plus: ces sacrifiés eussent-ils été adultes, la part du choix, de l’honneur, dans de telles pratiques, paraîtra sans doute dérisoire pour maints regards, trop conscients désormais des manipulations que peuvent subir les humains

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dans leurs corps, par conséquent leurs psychés. Et ceci quelle que soit la conscience que l’on essaie d’acquérir concernant les différences dites socio-culturelles, que ce soit dans le temps, l’espace, ou les deux. C’est une chose d’entreprendre une analyse “scientifique”, si l’on est en mesure de le faire, d’une activité, d’un phénomène communs à telle ou telle société, c’en est une autre de décider qu’en certains temps et lieux, telle ou telle pratique peut s’expliquer par, justement, le degré de “civilisation”, “d’évolution” atteint par ladite société. La vraie question est peut-être de se demander pourquoi les êtres humains restent, d’un temps à l’autre, si incivilisables; et encore, pourquoi faire du mal et se faire du mal semblent si souvent liés. Certains, dont cette lectrice, ne ressentiront que peu ou aucune affinité avec l’analyse, par exemple, de Tlatli qui semble expliquer (excuser ?) les sacrifices humains carthaginois par “l’extrême religiosité”, “un sens aigu des traditions et de la solidarité envers la cité et ses dieux terribles et tutélaires” menant à “une soumission totale”, etc. Tlatli rappelle aussi que les preuves ne manquent pas concernant la fréquence de cette pratique, sacrifices humains, donc, chez maints peuples de l’antiquité: “La civilisation carthaginoise n’était guère plus barbare sur ce terrain […]” (1978: 195-200). Admettant, quant à lui, que toute hypothèse ne peut que rester fragile, et qu’aucun document ne permet de conclure à un usage systématique et obligatoire du sacrifice humain chez les Carthaginois, Decret souligne que la particularité du molek fut d’être un rite dédié au seul Baal Hammon (mais, pourrait-on interroger, pourquoi lui seul ?), et il se demande si le but premier n’était pas de “revitaliser” ainsi (périodiquement ?) une divinité “aux forces anémiées”. Cette dernière remarque, curieuse, et qui demanderait de longues réflexions, évoque au moins l’idée d’une participation humaine au “destin”. Mémorable aussi est la tradition qui exigeait le choix des “meilleurs fils” carthaginois pour ce don (1977: 141-142). On se souvient que dans La violence et le sacré, faisant référence à la vaste gamme de victimes sacrifiées par diverses sociétés – prisonniers de guerre, esclaves, enfants, adolescents, handicappés, indésirables de toutes sortes –, René Girard souligne leur marginalité: en ce qui concerne les enfants, ils seraient marginaux car, n’ayant pas encore de place dans la communauté, leurs droits et devoirs sont alors

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pratiquement inexistants59. Il semble pourtant que la tradition première qui exigeait des Carthaginois “les meilleurs de leurs fils” indique que, déjà, ces jeunes victimes étaient mentalement intégrées au groupe. De plus, il paraît impossible que les “grandes” familles carthaginoises les aient considérées, ces victimes, autrement qu’innocentes, quels qu’aient pu être, en revanche, leurs sentiments d’adultes vis-à-vis de leurs propres conduites et actions. Par ailleurs, il est peu douteux que les Carthaginois, grands aventuriers des mers, aient été, en certaines heures de leur histoire, aussi Espagnols (Romains) qu’Aztèques: on imagine mal qu’ils n’aient pas massacré ailleurs, même si l’accent a souvent été mis par certains chercheurs sur l’aspect mercantile pacifique de leur expansion, au moins dans les premiers temps60. Il est vrai que dans les poèmes de Glissant, le déshumanisé semble à première vue tout entier romain et l’humain tout entier carthaginois. Toutefois, les très subtiles modulations du poète dans ce contexte de sacrifice et de massacre restent d’une grande ambiguïté et, par conséquent, d’une grande efficacité poétique. Au Chant IV, ainsi, il serait difficile de décider si, dans le tableau que donne le poète des participants du drame, en fait de la tuerie, difficile de décider s’il s’agit là de sacrifice rituel (enfants), de massacre perpétré par l’envahisseur, ou des deux (vieillards et enfants). De plus, “l’homme/sur la tour” – qui réapparaîtra au Chant VI: “Je tiens veilleur sans cri en la tour assiégé” – est dit “impassible”; il “détourne de son âme/Le long cri des enfants [...]”. Bien que les enfants soient jetés à la mer, ce qui semble signifier le massacre perpétré par l’envahisseur romain, la pensée du sacrifice traditionnel n’est pourtant guère évitable, l’adjectif “impassible” évoquant ou bien le stoïcisme de l’assiégié, ou bien celui du prêtre sacrificateur, ou bien 59

René Girard, Ch.1. “Sacrifice”, La violence et le sacré (1972). D’après Krings, l’idée d’un impérialisme carthaginois conquérant a été répandue par les études “modernes”. Dans sa conclusion à son livre sur Carthage et les Grecs, elle écrit que “l’idée d’un impéralisme carthaginois, entendu comme militairement agressif, en Sardaigne ou en Afrique dès 550 ne trouve pas de confirmation dans les textes anciens” (Je note que Decret, par exemple, fait bien référence à une politique “impérialiste” développée à partir du 5e siècle). Krings ajoute: “La Carthage du VIè et du début du Vè s. n’est pas celle des guerres puniques” (368-369). Tlatli, dont le livre, dans l’ensemble, donne une image très positive de la civilisation carthaginoise, loue grandement ce qu’il nomme: “Le ‘Marché commun’ carthaginois”, source “d’épanouissement”, selon lui, pour bien des peuples, dont les Sardes, les Baléares, les Lusitains, les Berbères (268). 60

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un stoïcisme partagé: c’est comme si le “je” assiégé et résistant se regardait lui-même regardant, ou plutôt se regardait évitant de regarder le massacre/sacrifice. Du même souffle le poète dépeint aussi le meurtre des vieillards par la soldatesque ivre. Que l’on veuille bien lire avec attention: Saurais-tu dire cette ville [...] [...] et les vieillards Au mur cloués par les soldats ivres et l’homme Sur la tour, impassible, qui détourne de son âme Le long cri des enfants précipités dans cette mer ?

Puis, le “je” voyant décrit clairement un sacrifice de “chair jeune” qu’il appelle “le vieux dictame”, c’est-à-dire le baume, l’offrande, ce qui devrait adoucir le regard des dieux sur les vivants, signe d’une alliance particulièrement urgente en temps de catastrophe: J’ai vu la mer froide qui roule, attend, s’apaise Elle prend dans sa chair le vieux dictame, la chair jeune Comme offrande, chose due, ou sacrifice de l’autan [...].

La préposition “de”, ici, (“de l’autan”) est inattendue, car comment interpréter ce vers autrement qu’en lisant ici la référence à un sacrifice au vent orageux, l’autan symbolisant alors à la fois la catastrophe et la divinité exigeante ? De plus, l’on ne saurait écarter l’idée d’une manipulation ironique, chez l’auteur, des thèmes mêmes de sacrifice et de massacre: les massacres odieux des destructeurs de Carthage seraient ici décrits dans les mots communs à la langue du sacrifice. Le sacrifice luimême, sacrifice de chair innocente, n’est-il pas aussi désacralisé, plus, tourné en dérision, par l’habile déplacement de l’adjectif “Sacrés” [“Sacrés Autels” (Chant VIII)] ? Cet adjectif, antéposé au nom, revêt alors un sens “second”, lequel, pour tout locuteur de la langue française (langue contemporaine du moins) s’imposera de suite. Enfin, la référence, déjà mentionnée, au “Numide” (Chant IV), peuple et pays, comme cadre à la scène totale, minimise l’importance d’une société carthaginoise fortement hiérarchisée, avec l’élément punique au faîte de l’échelle sociale, pour offrir la vision d’un peuple, d’une collectivité envahis, la vision d’une terre africaine commune et ancestrale. Cette terre-là est martyrisée. Dans les quelques recherches mentionnées plus haut sur le personnage de Baal, on rappelait que, parmi les multiples épithètes

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jointes à Baal, “Hammon” voulait dire “Maître (Baal) du Brasier Solaire”, ou encore “Maître des brûle-parfum”, ou encore “Maître des Lieux chauds”. Dans “Carthage”, le terme “brasier” revient deux fois (Chants VI et VIII), ce qui n’est sans doute pas étonnant puisque que le poète décrit l’incendie “sans cesse renaissant” qui détruisit la ville, incendie au cœur duquel une femme “joue” avec les flammes; et terme, on le sait, qui revient souvent dans l’ensemble du Sel noir. Ce qui est cependant particulièrement intéressant est que la même ambiguïté qui marque la modulation sacrifice/massacre se retrouve aussi dans l’usage du mot “brasier”. Au Chant IV, on lit: “Entrailles déhalées jusqu’au bord des brasiers [...]”. Il peut s’agir ici d’une allusion aux flammes de l’incendie “romain”, ou d’une allusion aux “Sacrés Autels” – autels sacrés et sacrés autels donc… –, proches des massacres perpétrés, lesquels Autels sont au centre du Chant VIII, ou encore d’une allusion aux deux. Chant VIII: Les herbes sous le vent ne pleurent plus. Et ni les algues Ni les Sacrés Autels debout parmi les cendres ni Le Port où veillent les crieurs, ne bougent. (Et l’Autel Dictait: Je suis la flamme du brasier. — Le Port S’ouvrait chaque matin aux marchandises d’Orient.)

La “flamme du brasier”, née des sacrifices “sacrés” au dieu Baal Hammon, est désormais éteinte, et les Autels sont immobiles, figés comme pierre, mais “debout”, dominant les cendres. A noter, ces Autels sacrés sont associés à la pensée du Port, lui aussi paralysé mais “où veillent les crieurs”: gardiens d’un futur ? L’ouverture vers l’ailleurs, le commerce (les “marchandises d’Orient”), le profit et l’expansion, les relations, devrait-on dire, cette ouverture fait bien ici partie intégrante de cette société éminemment ritualiste, adonnée à ses lois, textes, et traditions. Si cette lecture est adéquate, “Carthage” irait donc à contre-courant du modèle proposé jadis par Todorov. “Carthage” dépeindrait alors un lieu de l’humain où atavique et composite allaient de soi. La stratégie de Glissant, dont cette lectrice ne saurait, ni d’ailleurs ne voudrait essayer de mesurer la part inconsciente, se dessine alors ainsi: il s’agit bien d’idéaliser la civilisation carthaginoise à l’heure de sa destruction, conformément à une vision fondée sur l’expérience, la connaissance des histoires humaines, sans cautionner, évidemment, de cette civilisation, ni un aspect expansionniste

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“colonisateur”, ni un aspect sacrificiel ou plus, massacrificiel61. Que le lecteur dirige à nouveau sa mémoire vers cet extrait d’Ormerod (56), déjà cité plus haut, extrait où l’écrivain fait appel à “un non-temps exemplaire à jamais où aucun dieu ne viendrait pleurer son divin malheur ni ouvrir les entrailles des victimes qui lui seraient offertes”. Par ailleurs le “cri”, signal de renaissance, s’entend dans ce même Chant VIII; et s’entend à nouveau dans le dernier Chant (XII). Le déchiffrement précis des mots est ici de toute importance: le “suaire” de la ville, le suaire qu’est la ville est un “cri” parce que cette ville éclate par son silence de mort. Ultimement, cependant, ce cri est celui de la “femme” victorieuse, figure toute proche de “l’esclave” qui, dans ce même Chant, annonce une nouvelle aventure. Ce cri est “debout”, comme les Sacrés Autels l’étaient restés, debout, au milieu des cendres: Baal – feu, soleil, Phénix ? – renaît. Le “vent” de ce dernier Chant n’est plus l’autan menaçant, orageux; il est celui des “aubes” et “du sel noir”: non plus le sel de blancheur et de famine (IX), mais sel de la terre, sel nourricier. A ce stade de l’analyse, on pourrait dire que l’apparition, au texte de Glissant, de quelques signes qui furent, à l’origine, sacrés, on pourrait dire que cette apparition, reprise par un lecteur ou l’autre évidemment, fera naître, en tout cas pour cette lectrice, le sentiment d’un sacré retrouvé, réhabilité par et dans la force même des victimes, dont les cultures, les communautés, à des niveaux profonds, résistent, perdurent: “Le sacré est de nous, de cette trame, de notre errance”, lit-on bien dans Poétique de la Relation (68). Si image et promesse de renouveau il y a, ce sera parce qu’en fin de poème, en fin de Carthage la détruite, un esclave prêt à inventer la vie, une femme agressive et rieuse, tous deux échappés de la flamme du bourreau de Carthage, envahissent les textes à venir: “Gabelles”, à la mémoire des manants du pays de France, et toi “Afrique”, qui “entonnes/ L’espace patient avec la mer et la survie”:

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Decret mentionne un passage de Diodore de Sicile relatant une série d’événements qu’on pourrait sans doute qualifier de massacrificiels: en 310, lors de l’invasion d’Agatocle, tyran de Syracuse, certains Carthaginois furent pris d’effroi à l’idée que la pratique déshonorable de substitution, pour le sacrifice, d’enfants secrètement achetés à la place des “meilleurs de leurs fils” ait attiré sur eux le châtiment du dieu. Ils choisirent alors 200 enfants “des plus considérés” et les sacrifièrent au nom de l’Etat. D’autres Carthaginois, au nombre de 300, se livrèrent eux-mêmes (143).

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Carthage ou la flamme du brasier Afrique Afrique […] […] voici au sable l’Africaine Et elle prend le sel dans ses cheveux beau geai beau fruit Et peut-être enfin le cueillerons-nous tous, ô peut-être. (208-209)

A propos des cultures dites ataviques et composites Dans ses dits, “Carthage”, à plus d’un égard, ne trahit pas, ne mé-dit pas la réalité historique: Carthage fut bien détruite par l’envahisseur romain; mais qu’en est-il de certaines réalités, également importantes ? Carthage – “l’Etat” – n’était pas la Numidie, encore moins, l’Afrique. Pourtant, en son cœur et rayons diversifiés, vivaient et la Numidie et l’Afrique: Carthage, écrit bien Glissant, est au “large du Numide”. Pourrait-on dire alors que ces réalités, ce texte les sur-dit (comme on a pu dire, naguère, que les surréalistes travaillaient dans la “surconscience”) ? Répétons-le: “Carthage” donne déjà au paysage conquis, détruit, la dimension de l’Afrique entière. Soucieux de rendre à César ce qui était à César, Florus l’avait bien dit … dixit Glissant. On trouvera ici quelques mots du texte de ce Florus – mentionné au début de ce chapitre –, Africain latinisé qui se fait, bien sûr, le champion de Rome: […] Cornelio Scipione […] adeoque omnes terra marique Poenos expugnavit, ut jam victoriae nihil nisi Africa ipsa restaret. [[…] Cornelius Scipion […] soumet partout les Carthaginois et sur terre et sur mer, et bientôt n’a plus à subjuguer que l’Afrique même.] (103)

Dans sa dialectique particulière du barbare et du divin, ou plutôt du sacré, “Carthage” met en scène une performance hautement politique; mais, à noter, cette performance reste elle-même ouverte, ambiguë; ce qui équivaut à dire que c’est là, me semble-t-il, un texte poétiquement très réussi. La conscience et l’inconscient, dans la mesure où conscience et inconscient ont analysé, ont pu ou ont cru analyser ces textes, ne sont pas violés, forcés. Les jeux ne sont jamais faits. Il faut choisir, et continuer. Ce qui précède permettra peut-être en fait de constater que les textes poétiques de Glissant nuancent, affaiblissent, la distinction qu’il établit dans plusieurs essais entre cultures “ataviques”, et cultures “composites” ou créolisées. Il semblerait que “Carthage”, plus largement Le sel

De Didon (Virgile) à Scipion (Glissant)

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noir, offrent même un modèle poétique encore plus complexe de cette créolisation dont, on le sait, pour l’essayiste, les Caraïbes offrent un modèle saisissant et annonciateur du monde à venir. Mais lisant Glissant, le poète, le méditant, le confrontant à lui-même et à d’autres poètes, en particulier le confrontant à bien des rêves surgis du vieux cœur méditerranéen en ses multiples cultures, le lecteur, la lectrice, ne verront-ils pas, ne se souviendront-ils pas, que la créolisation est sans doute une vieille histoire ? Avec à-propos, dans son étude, “Homer in ‘The wide Sargasso sea’: Omeros (Walcott) and Tout-Monde (Glissant)”, Kathleen Gyssels souligne que l’une des caractéristiques pertinentes de l’œuvre de Walcott est de rappeler que le monde grec ancien n’était nullement “blanc”, mais de cultures (et couleurs) très mêlées62. Il est certes possible que l’opposition suggérée par Glissant, à plusieurs reprises, entre l’archipel caribéen, immensément ouvert, et le bassin méditerranéen qu’il voit plutôt tourné sur lui-même dans ses multiples échanges mêmes, région qui, écrit-il, “a imposé la pensée de l’Un”, il est possible, à la réflexion, qu’une telle opposition soit, somme toute, dans la vivacité des peuples et des cultures résistantes, mouvantes, très relative, y compris aux époques où chercha à s’imposer cette “pensée de l’Un” (1990: 46). Il est remarquable que dans son ouvrage intitulé Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Jean-Loup Amselle salue à la fois les thèses de Glissant sur la créolisation et en offre une très pertinente critique, rappelant qu’“il n’a jamais existé de sociétés closes”. Reprenant la dichotomie entre “cultures ataviques” et “cultures composites”, Amselle souligne: Cette dichotomie, empruntée à Deleuze et Guattari, même si elle a le mérite de bien rendre compte de la spécificité des sociétés antillaises et si elle explique la focalisation des études caribéennes sur la thématique de l’identité, a également l’inconvénient de racialiser les autres sociétés, en particulier les sociétés africaines. Définir les sociétés primitives ou exotiques en termes

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Kathleen Gyssels, “Homer in ‘The wide Sargasso sea’: Omeros (Walcott) and ToutMonde (Glissant)”, Pharos: Journal of the Netherlands Institute in Athens, 12 (2004:159-179). Dans cet article, l’auteur présente une comparaison complexe des œuvres de Walcott et de Glissant. Ce travail dépasse largement les dimensions que le titre laisse entrevoir. Par ailleurs, dans la section intitulée “Des Cananéens aux Phéniciens”, Decret insiste sur l’héritage “déjà fortement composite” de la civilisation phénicienne qui se forma de multiples contacts sur le littoral méditerranéen (11-17).

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Carthage ou la flamme du brasier d’atavisme interdit précisément d’y reconnaître des phénomènes de mélange et de créolisation63.

A ces sociétés “exotiques” (terme qui n’est pas des plus heureux à moins de le replacer, de l’étudier dans des contextes temporels respectivement précis et, justement, de se situer soi-même par rapport à son propre regard sur “l’autre”)64, Amselle joint les sociétés “statocentrées” (ainsi la France). Situer Carthage au cœur du “Numide”, de “l’Afrique”, comme le fait Glissant, n’est-ce pas, en fait, décentrer Carthage, la décentrer par rapport à sa propre “loi” d’abord, et, bien sûr, par rapport aux peuples environnants ? N’est-ce pas la créoliser ?: “Et si vous retenez de ma parole seulement ce goût de terres emmêlées […]” (1994:176). Les lecteurs de Glissant ont compris, comprendront qu’il est nécessaire de lire l’écrivain dans la puissance de son dire poétique – dire aussi très profondément présent, comme on le sait, dans ses œuvres de fiction –, non pas tant à côté que de concert avec ses écrits théoriques. Il faut aussi reconnaître que dans la répétition non simple de ses “idées”, donc, Glissant nuance, voire corrige. Dans le Traité du Tout-Monde, ainsi, il admet, d’une part, que les cultures ataviques durent connaître leurs jours de créolisation et que, d’autre part, les cultures composites, sans doute, tendent souvent à devenir ataviques. Pour certains, dont cette lectrice, cette mise au point était la bienvenue.

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Jean-Loup Amselle, Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures (Paris: Flammarion, 2001),17-47 (pour les deux citations: 28, 21). Pour une critique de Mille Plateaux, voir Christopher Miller, “Beyond Identity. The Postidentitarian Predicament in Deleuze and Guattari’s A Thousand Plateaus”, Nationalists and Nomads. Essays on Francophone African Literature and Culture (1998: 171-209). Voir aussi un article dont je reformulerais, voire modifierais sans doute certains passages maintenant: Cailler, “Totalité et infini, altérité et relation: d’Emmanuel Lévinas à Edouard Glissant” (Chevrier 1999: 113-131). Relisant cet article, j’y vois une erreur de franche étourderie, d’ailleurs: p.124, il faut lire, bien sûr, “géant alors aux pieds d’argile” et non pas “d’airain”. 64 Voir Chris Bongie, Exotic Memories. Literature, Colonialism, and the Fin de Siècle (1991).

II. Regards autres sur Carthage Et si vous retenez de ma parole seulement ce goût de terres emmêlées, je n’ai perdu mon temps ni en vain consumé la paille de ce cœur. Le sel noir […] le pays des autres est la terre de tous les hommes. Sur les pas de Saint Augustin

Senghor: d’élégie en ode “Elégie de Carthage”, dédiée à Bourguiba, “le Combattant suprême”, est suivie de la mention: “Colloque de Tunis, 1er-7 Juillet 1975”. Ce texte fut donc composé durant la Présidence de Senghor, laquelle dura vingt ans (1960-1980), et célèbre un artisan majeur de l’indépendance tunisienne, indépendance obtenue, on s’en souvient, en 1956. Ce poème est divisé en cinq sections, chacune évoquant des temps historiques différents greffés sur fond de légende, de texte “fondateur”, celui où Virgile fait se rencontrer Enée et Didon. En fait, la destruction de Carthage par les Romains n’apparaît ici nulle part. La récitation du texte – son chant ? –, doit s’accompagner, indique le sous-titre, d’un “orchestre maghrébin, avec komenajhs, rebabs, naï, oud, quanoun, sans oublier tar ni darbouka” (italiques dans le texte). Cette élégie fait partie des Elégies majeures, dont plusieurs furent écrites à la mémoire d’un être cher: le fils des Senghor, PhilippeMaguilen, Martin Luther King, Georges Pompidou. Le verset d’inégale longueur est ici la forme choisie et convient, me semble-t-il, aussi bien à l’hommage qu’à la nostalgie. Il est notoire que Senghor, ses lecteurs le savent, tient à retenir dans nombre de ses textes l’alliance de la musique et de l’écriture, trait d’union avec maints textes oraux de l’Afrique non seulement ancestrale mais contemporaine, Afrique non francophone évidemment. Par ailleurs, l’entrelacs de la narration mythique, historique, historico-mythique au poème de louange se

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retrouve dans de nombreux textes épiques africains1. De plus, on ne saurait douter que les traditions grecques et latines soient aussi très présentes à l’esprit de Senghor, ici comme dans bien d’autres textes. Non seulement le titre, “Elégie…”, est évocateur de ces traditions, mais bien plus loin dans les temps créateurs, en liaison aux arts africains de la parole, surgiront peut–être à l’imagination les anciens, très anciens bardes mycéniens, raconteurs et chanteurs d’histoires d’amour et de guerre, ancêtres de combien d’Homère, combien de poètes musiciens au vaste monde méditerranéen2 ? Glissant, dans le Traité du Tout-Monde, sans patience, on le rappelait dans l’introduction à cette étude, pour “l’image du Nègre gréco-latin”, rend pourtant hommage à Senghor qui, rappelle-t-il, a su lier le chant-poème africain (woy) à l’ôdè grecque, laquelle, Glissant le souligne, est “ce que l’homme occidental a proféré de plus profond” (189). Occidental ? Quand l’est-on devenu, exactement ? Comment démêler du nœud complexe des temps, non seulement des origines, mais des certitudes, des “ceci est nôtre”, indépendamment nôtre ? Et où en serait d’ailleurs, l’avantage, humainement parlant ? Ceci dit, en accord avec Glissant, non seulement adversaire de l’esprit de système, comme il l’écrit fréquemment, mais fin ironiste et, de surcroît, stratège éclairé, rendons ici à l’Occident ce qui est à l’Occident, ou l’était, l’est peut-être encore, l’Occident, dans sa réalité complexe, incertaine, mouvante, comme le sont tous les fragments de nos humanités. Dès la première lecture du poème de Senghor, une caractéristique majeure frappera les lecteurs: comme chez Glissant, mais de manière bien moins ambiguë, cette Carthage est noyée à l’Afrique entière. Quant à l’Histoire, mythologies incluses, elle se présente comme suit. Chant 1: présent d’un voyage, d’une arrivée sur les côtes de Tunisie avec, en toile de fond, le palais présidentiel. Chant II: évocation de la Carthage punique, celle de Didon la Tyrienne, rendue présente à l’esprit du locuteur au souvenir de lectures d’enfance, évocation, nulle doute, sentimentale. Le texte de Virgile préside donc à ce rêve. Chant III: exaltation d’Hannibal, rappel de la seconde Guerre Punique, “qui 1

Se reporter au travail de Stephen Belcher, Epic Traditions of Africa (1999), ainsi qu’à celui de Jacques Chevrier, L’Arbre à Palabres. Essai sur les contes et récits traditionnels d’Afrique noire (2005). 2 Voir les pages V-VI : “L.S. Senghor. Textes consacrés à la Défense et Illustration des langues et de la culture classiques” dans Mélanges offerts à Léopold Sédar Senghor. Langues. Littératures. Histoires anciennes (1977).

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fit presque crouler la puissance du Nord”, avec les vaillants “berbères barbares” sur les ailes carthaginoises. Alors que dans son premier rêve, évocation de Didon, le poète se lamente que Didon ait préféré Enée à Iarbas (le Nord au Sud, le “Blanc” au “Noir”), en fait la condamne, ici, il chante Hannibal “frère” de tous les peuples d’Afrique: “Sur le cou de l’Afrique-mère, jamais tu n’as posé ton pied”. Suit le salut à de multiples peuples africains qu’Hannibal aurait reconnus comme étant de “sa” race. Il est regrettable, songe le poète, que “Carthage” (sans doute doit-on lire: que “Didon dédaigneuse de Iarbas”) n’ait pas imité Hannibal. Chant IV: le texte est consacré au Numide Jugurtha, déclaré “héros mien enfin”, figure préférée du poète donc, précédant le Combattant dit “suprême”, puis “extrême”, puis “ultime”. En Jugurtha est salué l’ennemi de ceux des Numides qui s’étaient alliés à Rome; et le visionnaire qui avait imaginé une terre totale, une nation, une Afrique. Chant V: appelé “fils du Peuple de la Mer”, Bourguiba, le seul “héros” non nommé cependant dans le corps du texte, reçoit donc un titre précieux, très signifiant dans la propre vision du poète. Si l’image immédiate est celle de la Phénicie en exil, voguant de Tyr en Afrique, d’autres associations se dessineront peutêtre au cœur des visions poétiques qui nous sollicitent dans cette étude; une étude entièrement nouée aux intrications de l’exil, de l’errance, de la relation, des devenirs humains, solitaires, communautaires, fraternels, fratricides3. Le Bourguiba de Senghor salue l’Afrique d’un “salut de paix”. Ce vaste geste, en fin de poème, pourra paraître quelque peu grandiloquent: on voit mal la Tunisie en lutte contre les “frères” du Sud, du très grand Sud. En revanche, le segment du verset: “Venu 3

Sur la vie, les engagements, les actions d’Habib Bourguiba, voir le témoignage de l’un de ses collaborateurs, Tahar Belkhodja, Les trois décennies Bourguiba (1998), texte accessible sur l’internet. Il est bien connu que Senghor et Bourguiba entretenaient des liens d’amitié à divers niveaux y compris leur engagement respectif vis-àvis de la Francophonie. Sur la grande porte de bronze du mausolée que Bourguiba s’était fait construire à Monastir sont inscrits ces mots: “Le Combattant suprême. Le Bâtisseur de la Tunisie nouvelle. Le Libérateur de la femme”, formules qui en disent long sur l’image que se faisait le Président de son rôle historique. Le salut de Senghor aux Hannibal, Jugurtha … suit d’ailleurs ici l’intérêt qu’avait Bourguiba pour ces héros (y compris pour Ataturk, Ibn Khaldoun et Saint Augustin). A l’exception d’Ataturk, il avait fait dresser les effigies de ces personnages dans la salle du Conseil des Ministres au Palais de Carthage. L’un de ses projets (1968) avait été de faire transporter de Turquie en Tunisie ce que la tradition dit être le tombeau d’Hannibal. Effort infructueux qu’il devait déplorer (Belkhodja,19-20).

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dernier pour l’accomplissement de la Parole” devrait retenir favorablement l’attention. En effet, quelle qu’ait été l’idée du poète, cette lectrice noue ici la boucle avec l’imprécation, mieux la prophétie de la reine virgilienne, passage cité au début de cette étude: “Lève-toi, ô inconnu, né de mes os, mon vengeur, qui par le feu, qui par le fer pourchasseras les colons dardaniens, maintenant, plus tard, en tous temps où on en aura la force” [Livre IV, 625-629]. Hannibal, Jugurtha, ayant posé les jalons de cet accomplissement, Bourguiba l’achève par ses actions et sa vision: Indépendance gagnée sur l’une de ces Rome modernes, vision d’une Afrique bien assise sur “ses fondations capsiennes”. Commencée par un souvenir nostalgique de l’enfance, et par un pleur sentimental sur le destin de Didon, pleur versé non pas tant sans doute sur son infortune d’amante abandonnée que sur un choix politique – et racial dans l’imagination senghorienne – erroné, l’élégie de Senghor s’achève par un Chant dithyrambique et orchestré, donc, de musiques africaines: elle devient l’ode au Combattant d’Afrique. Tout du long, le locuteur s’adresse à un “toi”, allocutaire du discours. Dans le premier Chant, cependant, le “toi” (“ mon Amie”) n’est pas tant allocutaire qu’inspiratrice, animatrice, au seuil de ce “souvenir de Carthage”. Que Senghor ait associé la présence de sa compagne à ce rêve ne surprendra aucun de ses lecteurs, qui savent comme est forte l’emprise du féminin sur l’imagination de cet auteur, féminin souvent quasi maternel, il faut dire. Si, dans le poème, les parfums sont ceux des fleurs du Sud (jasmin, laurier …), si les musiques, les sons, sont ceux, on l’a dit, du continent africain (tamtam, orchestre maghrébin, barrissements des éléphants), à première vue, dans le domaine des couleurs, toute la barbarie semble colorée de blanc, l’honorable et le sacré se trouvant par ailleurs négrifiés par le poète, à l’exception de Bourguiba lui-même, habillé toutefois en très africain “léopard” dressé contre le “Mastodonte blanc”. Le poète, ainsi, teinte d’ambre Didon, noircit Iarbas et Hannibal, transforme Jugurtha en “serpent cracheur”, “mamba noir”. Encore que l’idée d’une “Négresse, Grande-Prêtresse de Tanit” ne soit pas incongrue dans le contexte carthaginois, le face à face de cette voyante avec les “dieux aryens” pourra paraître d’un goût risqué. Enée, quant à lui, est un “dieu blanc”, “aux yeux d’aurore boréale”, avec “la neige d’avril dans sa barbe”. Une deuxième lecture – mais est-ce étonnant ? – dévoilera en fait une

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célébration, commune chez Senghor, du métissage4. Les Garamantes, peuple, selon les informations dont nous disposons, très probablement métissé en effet, ont la “peau de daim noir et de soleil”5. Il semblerait donc que, dans ce poème, le très grand regard de Senghor ait su embrasser cet immense emmêlement de peuples que fut ce monde antique, que fut, qu’est ce monde africain. Relisant le texte, on y verra un Jugurtha au “regard d’or blanc”, un Bourguiba aux “yeux d’acier et d’azur”, lequel salue une Afrique aux visages noirs mais aussi “vermeils”. Et si l’on songe que dans la vision épique (augustéenne) de l’Histoire, Enée le Troyen asiatique avait bel et bien des ancêtres “italiens”, et est là dans la trame du récit, non pas tant errant qu’en route vers un ancien/nouveau pays natal, future Première Puissance du Monde (d’un monde), alors, en faire un “dieu blanc”, est-ce trahir ou révéler ?

Mellah: roman post-moderne d’Elissa ou parabole politique ?6 Dans l’introduction – ou plutôt, dans la préface présentée, selon ces termes: “en guise d’introduction” – à son roman Elissa, la reine vagabonde, Fawzi Mellah se dit d’abord “traducteur honnête” d’un manuscrit tombé sous sa main par une série de hasards. Bien vite, cependant, l’auteur reconnaît qu’il lui a bien fallu “réécrire le texte 4

Pour des lectures récentes de l’œuvre de Senghor, voir, entre autres, le numéro spécial que Research in African Literatures lui a consacré (33, 4, Winter 2002). En ce qui concerne la dialectique “négro-sémitique”, dirait Senghor, voir Janice Spleth qui étudie “The Arabic Constituents of Africanité: Senghor and the Queen of Sheba” (60-75). 5 Voir Charles Daniels, The Garamantes of Southern Lybia (1970). 6 Parmi les critiques intéressés par l’œuvre de Mellah, on compte Tahar Bekri, Mansour M’Henni, et Mohammed-Salah Omri. D’Omri voir notamment: “Memory and Representation in the novels of Fawzi Mellah”, International Journal of Francophone Studies 3.1 (2000: 33-41). Dans cet article, Omri propose une étude comparée des deux romans de Mellah: Le conclave des pleureuses et Elissa, la reine vagabonde. On trouvera quelques commentaires au travail d’Omri en fin de section, ci-dessous. Ce critique contraste le premier récit, révélateur d’une perte de la mémoire caractéristique de la cité moderne (Tunis), avec le deuxième, récit où prend vie, selon lui, le “pouvoir rédempteur de la mémoire” (Carthage). Mellah est aussi l’auteur, entre autres, de Clandestins en Méditerranée (2000), étude sur l’immigration clandestine, et compte rendu d’une aventure de trois semaines passées en compagnie d’une dizaine de Maghrébins et Sub-Sahariens entre la Tunisie et l’île de Pantelleria.

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…”, “arranger les choses …”. L’auteur utilise ici, on le voit, des techniques bien connues des lecteurs de romans. Le “mensonge” est pourtant ici particulièrement séduisant. En effet, l’auteur commence son introduction en s’appuyant sur une anecdote de l’histoire coloniale: en 1874, M. de Sainte-Marie, diplomate attaché au consulat de France à Tunis, avait été chargé par l’Académie des Inscriptions et Belleslettres de rechercher des monuments portant des inscriptions en caractères puniques. Les fouilles auraient fourni plus de deux mille deux cents stèles dont la majorité portaient une dédicace aux dieux “Tanit et Ba’al Hammon”. Un naufrage allait engloutir les précieux documents, repêchés cependant en partie, et d’ailleurs tous reproduits éventuellement, des estampages ayant été pris avant le départ d’Afrique. La source où puise le narrateur pour ce compte rendu est le travail de Madeleine Hours-Miédan7; mais ajoute-t-il, celle-ci ne pouvait pas savoir que “ma famille détient deux cent cinquante stèles que l’on croyait perdues”, Dieu seul sachant comment elles étaient arrivées, ces stèles, dans la maison familiale. Ces stèles, dit-il encore, ont “empoisonné” son enfance; elles jonchaient la maison, elles lui ont arraché son grand-père: “vieillard délabré, myope et comme vissé à des pierres muettes, une loupe à la main […]” (11-15). Avant sa mort, le grand-père confiera au narrateur: “Ces stèles […] n’ont pas révélé leur véritable énigme. Elles cachent de terribles mystères […]”. L’hypothèse est cependant qu’il s’agit là d’une longue lettre d’Elissa à son frère Pygmalion, roi de Tyr. La mission donnée au petit-fils est de déchiffrer, classer, faire parler ces stèles. L’auteur déclare à un “vous” qu’il faut bien voir comme le lecteur virtuel que, dix ans plus tard, rien ne peut confirmer ni démentir que le couple en question soit bien Elissa/Didon et Pygmalion. Cependant s’absorbant dans la découverte de ces “stèles”, les lecteurs de ce roman ne sauraient douter qu’on leur raconte une histoire quelque peu familière, ne serait-ce que parce que des noms, des lieux, des circonstances légendaires y sont évoqués: en fait, au centre du texte est le suicide imminent d’Elissa à la flamme du bucher, juste avant que ne soit consommée son union avec le prétendant, l’époux africain Hiarbas (nom épelé ainsi dans le texte). Mellah privilégie donc ici une très ancienne version de la légende où Elissa/Elishat la Phénicienne se suicidait par le feu pour 7

Madeleine Hours-Miédan, Carthage (PUF: 1982:19-21).

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échapper au prétendant maxitani, peut-être par fidélité à son oncle, le grand-prêtre de Melquart, Acherbas, qui était aussi devenu son époux, et qui avait été assassiné par son frère à elle, Pygmalion, l’usurpateur du trône. Reprenant ici quelques remarques faites au premier chapitre, notons à nouveau que plusieurs chercheurs proposent aussi l’idée que le suicide/sacrifice de la reine ait été envisagé et mis à exécution, au moment même de sa nouvelle alliance conjugale, pour garantir à son peuple d’émigrés une terre, une vie; et ceci, non seulement parce que, devenu son époux, Hiarbas, ne pourrait refuser au peuple d’Elissa son droit à la terre nouvelle, mais encore plus essentiellement, comme aussi le roman de Mellah le souligne, parce que la reine s’était, par cet acte, soumise à l’antique principe qui veut qu’“un monarque meure afin que survive sa communauté”, “règle primitive” ajoute Elissa, narratrice autodiégétique, qui “fonde la légitimité des princes” (23). Dans cette œuvre, la manipulation, l’arrangement, l’invention paraîtront convaincantes. Le roman est solidement échafaudé, aux sens multiples de ce terme. Elissa, la narratrice, écrit d’Afrique à son frère Pygmalion, l’usurpateur du trône tyrien. Un élément particulièrement saillant du personnage d’Elissa, dans ce roman, concerne son goût manifeste pour l’errance, bien que son vagabondage soit la conséquence d’une “fuite”. Frappant aussi est son constant rappel que les Phéniciens sont avant tout un peuple de la mer, en opposition aux terriens africains. Evidemment, à ne pas oublier, le monde décrit dans le compte rendu d’Elissa, précède, en certains points du récit au moins, l’arrivée des exilés sur les côtes d’Afrique. La reine essaiera d’abord de convaincre ses compagnons que, plus important que le but du voyage, de l’errance, est que cette errance ait un sens. Lequel ? Elle garde la foi cependant – foi paradoxale ? – que la Phénicie, dont le nom, qualifié d’“énigmatique” par la narratrice évoque, dira-t-elle, l’oiseau mystérieux, le Phénix, elle garde la foi que la Phénicie renaîtra, elle aussi, de ses cendres (35). Mais plus tard, elle affirmera encore: “Je n’ai pas cependant le goût du futur, c’est le vice des conquérants, et je n’ai pas l’envie des conquêtes” (90). La mission de mener à bon port son peuple d’exilés l’emporte, bien sûr. Mellah, l’écrivain, possède, certes, d’immenses pouvoirs dans la création imaginative de son personnage. Il n’a cependant pas la possibilité, à la source de son dire, c’est chose sûre, de simplement ou-

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blier le patrimoine reçu, l’histoire transmise – l’épopée de Virgile, en restant d’ailleurs, pour beaucoup, le texte de proue –, histoire qui fait d’Elissa la Tyrienne l’ancêtre fondatrice de la Ville Nouvelle, Carthage, en terre d’Afrique. Certes, Mellah regarde avec quelque distance, voire ironie, l’épopée virgilienne ou, évidemment, certaines légendes qui la précèdent: ainsi, libre à lui de rêver à d’autres raisons moins claires que l’usurpation du trône par Pygmalion pour le départ de Tyr, libre à lui de feindre une méconnaissance de l’origine sémitique (acceptée en tout cas par la tradition) du surnom grec/latin/français d’Elissa: Deidô/Dido/Didon, et de lui trouver des “consonances ridicules” sous la plume même de la reine8. Dans le contexte philosophique et culturel où il travaille, l’écrivain ne peut pourtant pas enlever à Elissa son titre de Reine de Carthage à jamais gravé en de multiples mémoires; et même, il ne peut que lui faire chanter la grandeur du projet civilisationnel qui reste le sien tout au bout de son errance. Pour la fondatrice, la ville est bien: Lieu où l’homme même se produit, s’invente et se polit, où il se détache de ses origines (terriennes, cosmiques) pour accéder à cette abstraction suprême et qui fait le fondement des Etats: la citoyenneté. La cité seule est un lieu mystique, car elle autorise l’être de chair à se voir et à se penser sous la forme la plus abstraite et la plus désincarnée qui soit. La cité seule est lieu politique, car elle est par excellence l’espace du prince et sa substance. (128)

Débarqués en terre d’Afrique, les voyageurs se conduisent comme des poissons privés d’eau, gambadant sottement entre les arbres et les sillons, s’étonnant de l’utilité des jardins, n’y voyant d’abord que plaisir et détente… Les contacts entre gens de la mer, cette “nation flottante” (46), et gens de la terre se feront donc petit à petit, prudemment, les uns et les autres mesurant les intérêts respectifs. Il y aura bien échange de talents, de savoirs, sans pourtant que les différences cessent d’être mises en relief; et pas des moindres, la manière de concevoir le divin et la représentation de la réalité par le langage: signes abstraits de l’écriture chez les uns contre dessins ou tracés pictographiques chez les autres. Théologie, exégèse, lourd rituel chez les uns, contre les dieux sans noms, sans visages, et sans prêtres des autres : 8

Mellah (Elissa ?) ajoute une note au bas de la “page”: “Avouez que Didon n’est pas digne d’Elissa…” (173).

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[…] nos dieux leur ont paru si cruels et nos prêtres si menteurs […]. Ni prêtres ni guides n’intercédaient pour eux. Une simple natte étalée sous un olivier suffisait à leur prière […]. […] si leurs principes se diluaient ainsi dans une acceptation générale du relatif et de l’arbitraire, les gens de Hadrumète pourraient sinon pardonner, du moins tolérer nos propres choix en n’y percevant qu’une chaîne de contingences. (105-106)

Les “cousins d’Hadrumète”, descendants d’une colonie phénicienne plus ancienne mêlée aux autochtones, n’offrent d’ailleurs pas particulièrement un visage paisible, quasi invisible, du métissage. Au contraire, les regardant, Elissa est frappée par ce qui lui semble être un “métissage inachevé” en contraste avec “les fêtes somptueuses d’un métissage achevé” en Egypte. Elle observe: “Ce n’était plus l’Afrique que j’avais sous les yeux, pas encore l’Asie !” Encore ? S’agirait-il donc ici de la vieille histoire qui, tôt ou tard, fait dire à l’invité (au conquérant ?) s’adressant à son hôte (au conquis ?): vous deviendrez…, vous verrez, vous finirez par nous ressembler… vous aurez nos dieux, notre musique, notre écriture … Pourtant, la triste, inquiétante ?, remarque d’Elissa: “[…] deux cultures mouraient à Hadrumète”, et bientôt sa conclusion: “Notre identité serait positive ou elle ne serait pas”, laissent entendre qu’elle espère une meilleure histoire à venir (95-99). Tout compte fait, au tissu de cette parabole se dessinera une grande image d’emmêlements des peuples, dans leur immense complexité, leurs échecs, leurs richesses, leur poids dans le tissage de toute histoire humaine. Liée à cet aspect, se lira aussi dans ce récit une démarche non pas tant féministe au sens évident et strictement légaliste du terme que confiante en l’androgynie du divin, de la créativité, en fait confiante en ce métissage fondamental de la vie humaine, celle du féminin et du masculin mêlés, justement, au cœur de la Cité. Ainsi, les couples Tanit/Baal et Elissa/Pygmalion représentent sans doute l’humanité des êtres et leur créativité. Le célèbre signe de Tanit (que l’auteur fait dessiner à Hiarbas, l’artisan et penseur africain) est symboliquement à la fois mâle et femme, Tanit étant “la face féconde de Ba’al” (140-141)9. Quant aux rapports entre Elissa et son frère Pygmalion, s’ils ne sont pas, certes, féconds, ils existent sous le signe de 9

On voit que dans son rêve créateur, Mellah ne prend pas en considération le fait que Tanit n’apparaîtrait que beaucoup plus tard au panthéon punique, ce que l’on a déjà mentionné (Lancel 1999: 276-277). A noter, cependant, pour son personnage Elissa, Tanit est libyenne.

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l’équivoque, de l’ambigu, de rôles attribués en société, masques qui un jour ou l’autre peuvent tomber, rôles qui peuvent s’échanger. Mais Elissa dans ses rêves d’une nouvelle société va encore plus loin. Lorsqu’elle ordonne d’inscrire au fronton du palais une dédicace au Ba’al Hammon phénicien et à Tanit qu’elle, Elissa, dit libyenne, africaine, dédicace aussi “à leur progéniture”, les prêtres résistent, ainsi que Hierbas lui-même, de peur que Dieu dans ce “brassage” ne devienne “méconnaissable” (137). Suit alors la longue tirade où Elissa propose un programme des plus révolutionnaires touchant maints domaines de la connaissance, des arts, des relations au sein de la cité: Ah! si j’étais Dieu, je rabaisserais la théologie, l’exégèse et la glose au rang de péché. Je mettrais à l’index les commentateurs, les exégètes, les prétendus savants des choses de l’au-delà et tous ceux qui font profession de guides et de lecteurs attitrés. Je rendrais muets tous ceux qui ont réponse à tout sans jamais questionner le crépuscule. Je rendrais aveugles tous ceux qui lisent leurs écritures sans jamais regarder le ciel et la mer. Je rendrais insensibles tous ceux qui raisonnent sans émotion. (138)

Profondément, enfin, pour les lecteurs qui sont invités à ne jamais perdre de vue que l’histoire d’Elissa commence par une fuite, ce récit se lira comme une sorte de psycho-drame amoureux peu détachable, par ailleurs, d’une parabole mythico-politique enracinée dans la méditation de textes fondateurs recueillis chez de plus anciens cousins que les Phéniciens peu ou prou africanisés d’Hadrumète, à savoir les “cousins juifs” (160). A ce niveau, le roman se fait quasiment conte philosophique où s’appréhende, où se cherche, ce que le titre du dernier chapitre nomme: “Primum mobile”. Le décryptage quasi psychanalytique avant la lettre du rêve d’Elissa (rêve d’amour incestueux avec le frère, rêve du meurtre de l’époux…) par des “lectrices”, “sorcières”, “voyantes”, “devineresses”, trois Juives et deux Egyptiennes, mais aussi, mais peut-être plus encore, l’analyse rigoureuse que s’impose à elle-même Elissa, permettront peu à peu de nouer la boucle avec la question du “primum mobile” juste évoquée. En fait, Elissa prend une distance quasi ironique vis-à-vis des interprétations des cinq analystes: après tout son goût de la transgression, de l’interdit, remonte à beaucoup plus loin, dans le temps, qu’à ce rêve d’un amour impossible qui lui ordonne de fuir (170-171). Ultimement, pourtant, elle rend hommage à l’amour, “primum mobile” paradoxal, dont l’enjeu est de ne pouvoir être qu’au risque de mal tourner, de devenir

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amour raté dans ses incarnations humaines: savants, civilisés, “nous ne savons pas aimer”, dit-elle (186). Elle inscrit d’ailleurs son récit – sa lettre – non pas tant dans une tragédie personnelle que dans le drame collectif de son peuple, destiné à l’errance. Pygmalion, narrataire lointain du discours de la reine, fera peut-être songer ici au scribe Boubastos qui, dans le roman d’Andrée Chedid, Néfertiti et le rêve d’Akhnaton, recevait le récit de la reine Néfertiti, l’un et l’autre, alors, Pygmalion et Boubastos, devenant, respectivement, un trait d’union entre les deux narratrices et de multiples lecteurs virtuels d’autres temps et d’autres lieux. Toutefois, la présence, au texte, de Boubastos, lui aussi narrateur, empêche de pousser plus loin le rapprochement10. Fortement, Elissa rattache sa méditation du “primum mobile” au vieux texte fondateur des cousins juifs: le dieu d’avant la création avait fait un rêve d’amour; mais le texte dit bien qu’il se repentit d’avoir créé l’homme, quand celui-ci se fut montré indigne de ce rêve; et alors commença l’errance. Le rêve d’amour qui précède la création, donc la chute, continuera de hanter Elissa. Peut-être est-ce à cause de ce rêve obsédant que la reine inscrira la destruction à venir de Carthage dans une auto-accusation: “Peut-être avions-nous trop mal aimé. Aurionsnous été nous-mêmes nos propres ennemis, nos ennemis les plus sincères ?” (189). Cette auto-accusation est d’ailleurs dejà établie beaucoup plus tôt dans le récit, lors de l’escale à Hadrumète. Lorsqu’Elissa découvre que des enfants africains ont été substitués aux enfants phéniciens pour les sacrifices au “dieu des brasiers”, elle lit dans ce geste la même trahison dont il est fait mention dans Le conclave des pleureuses, l’autre roman de Mellah; et son rêve d’un nouveau royaume pur et juste dès lors chancelle: “Les pionniers emportent toujours sous leurs semelles plus de passé qu’ils ne voudraient” (105). Par certains aspects, Le conclave des pleureuses annonce Elissa. Dans cette parabole fortement politique revient l’idée d’une malédiction qui aurait frappé les Phéniciens d’Orient ou d’Occident, et leurs descendants. Leurs villes furent, seraient détruites: Tyr, Carthage, Beyrouth… Dans ce rêve, cette malédiction devient la conséquence d’une trahison d’un serment fait à Baal, “le dieu qui aimait les enfants”. Mais, continue le narrateur, “Hammon aimait les enfants riches; les 10

J.D. Mann, “Andrée Chedid”, The Contemporary Novel in France (1995: 231-247). Cailler, “La Transgression créatrice d’Andrée Chedid. Néfertiti et le rêve d’Akhnaton. Les mémoires d’un scribe”, Littératures autobiographiques de la Francophonie. Textes réunis et présentés par Martine Mathieu (1996: 309-322).

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pauvres aimaient Baal Hammon: c’était leur revanche et, peut-être leur justice” (46). Eventuellement, toujours donc selon ce rêve, les Carthaginois se mirent à immoler des enfants de familles pauvres: […] des enfants que l’on achetait aux Numides, nos pauvres Africains. On les nourrissait d’huile et d’olives et on les précipitait dans les brasiers allumés à l’aube. “Baal le saturnien veut-il les meilleurs de nos fils ? Les voici: les meilleurs de nous-mêmes, les mutins de demain !” (46)

Ici, une question pourrait se poser, à savoir si, dans les résonances symboliques du récit, Mellah n’userait pas d’un traitement parodique de ce célèbre “Serment à Baal” fait, le dit la tradition, par Hannibal: celui de vaincre Rome. Dans la parabole de Mellah, ceux qui ont beaucoup reçu, et doivent beaucoup en retour (les riches, les nantis), se détournent du sacrifice, du service dû à la communauté, oppriment nombre des leurs, préparant ainsi les voies de la rébellion, voire de l’ingérence étrangère, celle qui, dans ses prétextes et raisons, n’a sans doute pas toujours raison11. Tandis que la Didon de Virgile annoncera une vengeance contre les descendants d’Enée, ou au moins l’invoquera, l’Elissa de Mellah assume presque le “Delenda est Carthago”, destruction préparée ? invitée ? par les “péchés” carthaginois, y compris, et surtout ?, l’oppression du peuple africain: “L’ennemi n’aura pas besoin de paver la route de sa colère; il n’aura qu’à puiser dans nos propres péchés pour mieux les tourner contre nous” (189). Si cette vision de la culpabilité, responsabilité carthaginoise paraît à première vue opposée à celle du poète de “Carthage”, tous les lecteurs de Glissant savent, d’une part, à quel point les stratégies de structure sont importantes dans l’ensemble de son œuvre: “Carthage”, point d’articulation organique au développement du Sel noir; Le sel noir, autre jalon, autre charnière dans l’architecture en vie de l’écriture… D’autre part, et conjointement, ces lecteurs savent aussi 11

Sur l’un des sites internet consacrés à ce sujet, on lira: “Au moment de la naissance d’Hannibal à Carthage, son père Amilcar Barca vient d’être chargé d’un important commandement en Sicile, où Carthage lutte contre Rome depuis 264 avant J.-C. Le premier fait qu’a retenu l’histoire concernant le jeune garçon se situe en 237 avant J.C.: Amilcar qui a triomphé de la révolte des mercenaires, a été chargé d’un commandement en Espagne; son fils, âgé de neuf ans, le supplie de l’emmener; selon Tite-Live, Barca y met pour condition qu’Hannibal prête devant le dieu suprême de la famille, Ba’al Shamim, un serment de haine éternelle à Rome”. [http://www.chez.com/majed/personnages/hannibal.html – aucun nom d’auteur mentionné].

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que toute vision binaire simpliste des milieux socio-culturels humains est inexistante, profondément, chez Glissant. Enfin, le lecteur est invité à relire l’analyse des dimensions ambiguës de l’écriture du sacrifice et du massacre essayée au premier chapitre à propos de “Carthage”. Chez Mellah, d’ailleurs, le binaire simpliste n’existe pas non plus. Tout cet ensemble à la fois très raisonnable, très méthodique, très fragile et incertain que le lecteur découvre donne à ce roman un ton des plus contemporains. On remarquera ainsi la fréquence des questions posées par Elissa dans son récit, ses nombreuses hésitations à prendre parti, décider des raisons de tel ou tel acte, le refus d’écrire, justement, une histoire se déroulant sans heurt comme si le passé pouvait non seulement se connaître, se rappeler, mais se dire clairement, assurément, comme si l’avenir aussi, aurait raison dans ses propres textes “fondateurs”. Elissa a la voyance de “ses” personnages futurs; elle sait, devine, ce que les rêveurs successifs feront d’elle. On constatera donc que Mellah réussit la prouesse de lier dans une seule voix anciens mythes et légendes, histoires et modes littéraires occidentaux ou autres, héritages religieux et culturels multiples, psychologie quasi “freudienne”, et aussi déconstruction des discours reçus et peut-être même des savoirs. Si, ironique, démystificateur, ce récit à la première personne maintient tout du long une sorte de regard froid sur, justement, de vieux textes fondateurs, il le fait, suprême ironie, par la voix même d’une de leurs célèbres héroïnes, l’Elissa de Mellah écrivant à la fois un nouveau texte et son métatexte critique. Citant les textes de plus d’un monde, elle ne les prend pas pour la vérité, l’autorité. Il serait sans doute plus exact de suggérer qu’elle joue avec ces textes comme s’ils l’aidaient à réfléchir, à travailler. Sans plus. N’écrit-elle pas ainsi: “Si tu relisais les livres de nos voisins persans ou ceux de nos cousins juifs, tu pourrais constater que seul l’ordre des récits donne quelque apparence de clarté aux choses” (160). Son lecteur aussi, lecteur de Mellah par la voix d’Elissa donc, se demande à nouveau tout du long, vieille question, comment s’inventent les mythes de l’Histoire, et les personnages dits épiques des histoires humaines, comment s’écrivent les histoires, l’Histoire, et comment se lisent les textes. Très réellement, le texte de Mellah interroge l’idée même, dans le domaine culturel, de tout texte fondateur, l’idée même, dans le domaine national et politique, de toute filiation légitime liée à des notions telles que la race, la classe sociale, la conquête, le sexe, ou les dieux. Ce faisant, ces pages relativisent les

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causes de tel ou tel développement historique ou plus largement culturel, manipulant avec ironie maints rouages, maintes raisons d’être de nos actions aussi bien individuelles que collectives. L’immensité de la Cité: Troie, Carthage, Rome…, la marche dans les temps de multiples civilisations dont s’enorgueillissent les humains, tous ces actes de guerre, d’amour et d’emmêlements, auraient-ils leurs sources et leurs fins dans quelques accidents ? Enfin, il semble clair que les romans de Mellah refusent aussi bien l’idéalisation des Phéniciens, bientôt Carthaginois punico-africains, que la démonisation du conquérant, colonisateur romain inclus bien sûr; ce qui en soi constitue bien une position politique. Dans son article mentionné plus haut (note 6), Omri déclare qu’Elissa est un roman post-moderne. Considérant les conventions actuelles sur la postmodernité, cette lectrice adhère à ce jugement en partie seulement. L’interprétation envisagée ici de la dimension politique et historicomythique du roman, ainsi que l’écoute du ton même d’Elissa la conteuse, conduiront en effet à une compréhension quelque peu différente de celle d’Omri. N’y a-t-il pas en fait chez ce dernier une récupération presque “moderniste” du roman, lorsqu’il y voit une franche dé-romanisation du personnage d’Elissa, en somme une “réhabilitation” de ce personnage, ajoute-t-il, par rapport à ce qu’il nomme des “représentations occidentales réductrices et aliénantes” ? Que faire alors de ses autres affirmations qui mettent bien en question, et la “connaissance” que nous tous pouvons avoir de ce personnage légendaire, et ses diverses représentations d’un monde à l’autre, ce personnage qu’Omri dit pourtant bien “hétérogène, contradictoire et instable” ? De plus, une étude précise du texte de ce critique mettra à jour une idéalisation de Carthage qu’une lecture du récit de Mellah rendra beaucoup moins évidente. Enfin, si Elissa fait bien allusion, moqueusement, à son autre image, la Didon de l’auteur latin, ne se conforme-telle pas, après tout, à une autre tradition fondatrice qui la fait, elle, se suicider, se sacrifier ? Et que dire des résonances prophétiques du discours de la reine quant à, par exemple, la psychologie et le statut de la femme, quant à, par exemple, la création et le maintien d’une Cité juste, quant à, aussi, l’approche au divin ? Eléments qui, tous, inscrivent ce récit dans le rêve d’une éthique espérée.

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Ghachem: les transfigurations de la “sœur Didon”12 Le poète dédie son recueil Cap Africa: “Aux pêcheurs qui ont traversé naguère les étendues d’ocre et de vent du Cap Africa, à la barque César et à mon père”. L’amour de Moncef Ghachem pour sa Mahdia natale, son lumineux Sidi Bou Saïd, les poètes de la mer et du désert ( Saint-John Perse, Georges Séféris, Lorand Gaspar13…) imprègne ses textes; de même que l’amour de la sagesse familiale et populaire où baignèrent ses jeunes années, sagesse dont on sent qu’elle continue de nourrir ses textes et ses convictions14. Les références à Carthage dans Cap Africa n’ont presque aucune attache à la connaissance de l’Histoire, précaires comme puissent en être, pour tous et bien souvent, les sources, la recherche, et les discours. Le titre d’un des poèmes: “Delenda est Cartago” (orthographe choisie ici pour la ville) est la seule référence précise à l’Histoire romaine en relation à la cité punique; ce titre s’accompagne cependant d’une note portant le nom de Caton “dit l’Ancien ou le Censeur (234149 avant J.-C.)”. Deux ou trois autres notes accompagnent le poème “Sanctuaire”, notes très brèves. L’une mentionne que Didon est un “autre nom d’Elissa, fondatrice de Carthage (Kar-Hadasht, la Ville nouvelle)”; suivent quelques mots: “Infelix Dido, scandait Virgile: ‘Didon malheureuse’”. Une autre note explique que Tyr est une “ville de l’actuel Liban d’où serait venue Didon (Elissa, sœur de Pygmalion, 12

Ecrivain et journaliste tunisien né dans une famille de pêcheurs de Mahdia. Lauréat du prix International Mirabilia de Poésie Francophone pour l’ensemble de ses écrits (1991), Ghachem a été traduit en plusieurs langues. Lui-même a traduit en arabe nombre de poètes (tels Ritsos, Pilinszky, Guillevic, Deguy, Butor, Villain…), et en français plusieurs poètes arabes contemporains. 13 Trois beaux textes de Ghachem consacrés à Gaspar ont paru dans Lorand Gaspar, Cahier seize, sous la direction de Daniel Lançon (2004: 21-23). 14 Voir ainsi les “Nouvelles de Mahdia”, sous-titre donné à L’Epervier (1994). Bien que d’un tout autre style évidemment, ces textes font penser à ce que Maryse Condé a appelé: “Contes vrais de mon enfance”, sous-titre de Le cœur à rire et à pleurer (1999). Comme beaucoup, j’ai eu l’occasion d’entendre Ghachem réciter sa poésie ainsi que des traductions en arabe (York University, Toronto, octobre 1995; Sousse, Tunisie, mai-juin 2000): chaque fois, ce fut une expérience poignante. On lira aussi avec intérêt: Georges Fréris,”Le ton épique de la poésie de Moncef Ghachem”, Le Maghreb Littéraire. Vol V No 10 (2001: 77-90); d’Yves Chemla, voir une courte analyse de Car vivre est un pays, œuvre de Ghachem (1978). L’article de Chemla a paru dans Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française. Sous la direction de Daniel Couty et Jean-Pierre de Beaumarchais (1994).

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roi de Tyr). Pareillement la ville de Sidon”. En ce qui concerne la mythologie, dans le texte apparaît Dagon, lequel, selon une courte note, était “un dieu-poisson chez les Phéniciens”. Il est par ailleurs possible que, dans le poème, une référence à l’antique Baal soit contenue dans le jeu de mots: “Bâ, bal des tués, versant-Liban, 100 000 chevaux crinières ensanglantées”; segment qui suit immédiatement l’invocation à Allah. Chez Ghachem aussi, l’appropriation de l’aire carthaginoise à l’ensemble africain est claire, comme l’est, dans l’imagination du poète, le passé et le présent. Dans le court poème “Marèva”, on verra une brève allusion à Elyssa (nom épelé ainsi dans le texte) et à son frère Pygmalion, ainsi qu’aux “chacals de César” confrontés à “l’ancien chef barbare”. Quant à “Delenda est Cartago”, texte également court, s’y lira une lamentation lyrique et amoureuse adressée directement à “ma plus-aimée, ma très belle”. Carthage y est décrite comme un corps: ses paupières ont été incendiées (passé), et sa chevelure est (présent) mitraillée. D’une inspiration commune dans l’esprit “romantique”, ville, terre, peuple deviennent l’amante ou la mère assassinée. Une allusion est faite à l’exil et à l’esclavage subis par les rescapés. Particulièrement intéressant est le poème en prose intitulé “Sanctuaire”. Narratrice autodiégétique chez Mellah, chez Ghachem, Elissa/Didon, l’héroïne, devient ici l’allocutaire du discours. Si, chez les deux auteurs, la “voix” reste donc suprême, on peut sans doute s’attendre à ce que les techniques respectives, récit-lettre d’Elissa chez l’un, monologue poétique d’un “je” locuteur chez l’autre, aillent provoquer des incarnations textuelles très différentes de la figure légendaire en question. On sait bien déjà que le jeu, le camouflage entrepris par Mellah favorisaient l’illusion d’un retour, d’une réapparition de cette voix d’outre-tombe. Dans le texte de Ghachem, la naissance de Didon, ou plutôt sa renaissance, va jaillir tout entière du sujet rêvant, le locuteur du poème, et par conséquent, dès la première lecture, préséance sera donnée au rêveur, notre contemporain, notre frère, plutôt qu’à la conteuse, notre ancêtre culturelle, à tous, celle qui enseigne, fait rêver et réfléchir. Avec force, le locuteur proclame ici son amour pour sa “sœur Didon” par un détour audacieux, détour dans lequel la Phénicienne devient pratiquement “arabe”, parce que dire Tyr et Sidon, c’est dire Liban et Syrie, dire Phénicie, c’est dire voisinage extrême avec les

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“Philistins”. Si Ghachem a à l’esprit une histoire régionale, peut-être même familiale, il se pourrait que l’épopée d’ancêtres ommeyades soit ici un point de repère, et que l’ancienne Phénicie lui paraisse, en effet, sororale. Plus crucial, semble-t-il, est l’engagement politique du poète. Quiconque saura lire le poème y verra sûrement un cri, une douleur, une communion à la tragédie palestinienne, en particulier à la tragédie des massacres des camps de Sabra et Chatila (Liban, 1982). Plus qu’ africaine, la Carthage de Ghachem, en fait, devient donc une Phénicie/Palestine errante, victime de l’exil et du fer. L’invention de Carthage paraît ici quasi totale. Qu’en est-il de l’efficacité poétique du texte ? Ce poème élégiaque en prose tient de la lamentation, de la litanie, de l’incantation, de l’oraison funèbre, mais aussi, on vient de le suggérer, semble embrasser un immense paysage géo-culturel en partie imaginé, certes, mais que l’on peut croire valable dans la perspective de la longue durée, des longs cheminements des peuples. La première phrase, sans verbe, est tableau pour le lecteur. Cette première phrase transforme les yeux, le corps du rêveur en lieu sacré où recevoir un, des hôtes qu’on imagine vénérables: “Les ancêtres visiteurs du sanctuaire du regard, tourmentés par les rites agités de la mer”. Anaphore lancinante, les termes “les ancêtres” semblent fonctionner aussi bien comme élément métaphorique que rythmique. Ici, pourra s’avérer utile une lecture renouvelée des pages, uniques par la force, la pertinence, que Bernard Zadi Zaourou avait naguère consacrées au Cahier d’un retour au pays natal, et où il analysait le texte côte à côte avec des textes du poète Madou Dibéro que Zaourou, à l’époque, disait être le plus grand poète de tradition orale en pays bété. Lisant Césaire et Dibéro, le chercheur ivoirien disait que la forme de leurs textes respectifs mettait l’accent sur la parole-force. Du célèbre syntagme: “Au bout du petit matin […]”, Zaourou écrivait qu’il remplissait à la fois “la fonction rythmique et la fonction symbolique”, dualité foncièrement négro-africaine d’après le critique15. Encore qu’on puisse douter qu’il faille être négro-africain pour unir ces deux fonctions dans un dire poétique, il s’avère cependant que la passion de l’oralité est sans doute liée à cet heureux mariage, passion qui, certes, anime Ghachem, 15

Bernard Zadi Zaourou, Césaire entre deux cultures (1978: 247); compte rendu par Cailler, Cahiers Césairiens (Autumn 1980): 20-23.

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le poète; il suffit de l’avoir entendu dire à haute voix des textes poétiques pour en être convaincu. Tout à fait remarquable aussi est, dans le texte, la répétition également rythmique et métaphorique de: “ô ma sœur Didon”, syntagme répété avec plusieurs variations: “ô ma sœur bien-aimée”, “ô ma sœur en candeur”, “ô ma sœur de Tyr et de KartHadesht”, “ô ma sœur ressuscitée”, “ô ma sœur et mon aimante seule”, “ô ma sœur assassinée”, “ô ma sœur de Tyr”. De l’examen de cet entrelacement rythmique et métaphorique: “ancêtres”, “Didon” et “je”-locuteur, pourra s’élaborer ici quelque essai d’interprétation. Tout le texte est écrit au présent; mais cependant, le lecteur apprendra à voir que le “présent” qui caractérise les actions des “ancêtres” n’est pas exactement le même que celui où navigue le locuteur du poème en union avec la sœur Didon. Les ancêtres sont bien au cœur de l’évocation: lointain passé phénicien et punique, actualité contemporaine où Carthage met en scène ses festivals de musique et de danse, actualité aussi des douleurs libanaises et palestiniennes. Cependant, cette omniprésence des ancêtres semble se situer à un niveau de réalité autre que celui vécu par le couple: personnages transhistoriques, quasi divins, les ancêtres embrassent le grand Tout de leurs “souffles”: “[…] nous allons dans leurs souffles à la rencontre de leurs souffles”. Leur ubiquité, leurs traces quasi sacrées s’imposent, car s’ils sont “en terre de chagrin”, ils sont avant, après, et toujours, “en terre de divin, flambeau de la lettre immémoriale: Alif, Allahou Akbar, Allah!”. En revanche, le locuteur du poème semble se réveiller, ouvrir sa conscience aux temps et lieux d’une compagne Didon tout à fait désacralisée, démythifiée (“[ …] nous respirons le vent halluciné des morts éphèbes, ô ma sœur Didon”). En ses réincarnations imaginées, non pas tant maîtresse à bord que compagne de voyage, Didon navigue avec son compagnon, de royaume en royaume, de morts en vies, du lointain Kart-Hadesht punique et de ses autels sacrés aux terres d’exilés, d’errants sans terre de ces dernières décennies, où elle, la sœur Didon, dans sa transfiguration présente revit, en fait, assassinée. Dans ce paysage fantastique aux êtres, formes, mouvements, couleurs, sons, multiples, il serait, en effet, difficile de placer ces “ancêtres” s’ils n’étaient pas aussi ailleurs que dans la vie des vivants, la reine de Carthage n’étant donc plus, dans ce Chant, en revanche, qu’une figure populaire blessée comme tant d’autres; ville/femme/terre blessée, comme tant d’autres. On serait tenter de dire, se rappelant la merveil-

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leuse parole de Kateb Yacine, “les ancêtres redoublent de férocité”16. Les ancêtres ne laissent quiconque en paix. Ils exigent, lancinants, sans pardon, toujours “en quête d’un espace consacré”, écrit Ghachem. Les termes employés par le poète pour les rendre présents, ces ancêtres, à l’imagination des lecteurs, sont saisissants; ainsi : Hommes sans viatique ni gîte, ils sont cris de liberté […]. Ils sont veilleurs de l’argile […]. Les ancêtres campent dans les aisselles aromatiques de Carthage. D’une cendre chaussés, de roses de sable armés […]. Ils ahanent, ils houlent, ils effraient. (154-55)

Coup de théâtre, cependant, en fin de texte: “Les ancêtres de honte calcinés”. Les ancêtres, ici, reprennent une dimension humaine, parmi les souffrants, les brûlés, les bombardés, les suicidés, les exilés… Eux qui se prenaient presque ? pour des dieux, qui voulaient des “clowns délirants”, des “poètes guides et garants”, s’effondrent comme tout un chacun. Les temps ne sont plus aux légendes, aux orgueils épiques, aux héros fameux. Les peuples de Didon, cette Didonlà, aussi phénicienne qu’africaine, aussi arabe que punique: judéenne, nazaréenne, libanaise, palestinienne, les peuples de Didon souffrent et meurent. Le dernier verset rappelle aux souffrants mais aussi aux témoins – lecteurs ? – de ces drames, qu’il est pourtant, mots lourds, graves, sans appel, une langue “céleste” au-dessus de la mêlée, langue céleste du “coryphée”, c’est-à-dire, semblerait-il, langue d’un TrèsHaut qui préside aux gestes et mots des humains, ancêtres compris. Ce poème donne à cette lectrice l’impression, l’idée, qu’il fut peut-être écrit dans une sorte de transe, en tout cas, le courant de conscience incontrôlé y semble tel qu’il serait vain d’y chercher une raison raisonneuse et sous-jacente, gardienne, ultimement, du discours. Par exemple, la conscience, celle domestiquée du critique, se serait attendue à ce que le poète ne déclare pas les légendes transmises par, avec les ancêtres, qu’il ne les déclare pas “décimées”, dès le deuxième paragraphe de l’incantation. S’il est souhaitable que les lecteurs jouent pleinement le jeu du poète, il est probable alors que l’ivresse dont s’abreuve cette parole s’accommodera peu, justement, d’une irruption “réaliste”, d’un geste démystificateur, trop tôt, en cours de rêve. Pour-

16

Kateb Yacine. Le cercle des représailles (1959).

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tant, la cacophonie baroque, fulgurante, imprévisible de ce Chant est aussi ce qui en fait la force, la lumière. Le “je” voyant du texte de Ghachem, en état de quasi complicité avec une “sœur” Didon-métaphore vive et ses peuples souffrants, ce “je” voyant s’engage passionnément et au plus haut point. La question de savoir qui est “je” et celle qui y est obligatoirement attachée, celle de savoir qui est “toi”, qui est “nous”, sont des questions, on le sait, particulièrement pertinentes au discours poétique. Grâce à ces modulations variées entre détermination et indétermination, personnalisation et dépersonnalisation, une circulation immense du texte et de ses connotations s’établira par-delà auteur, locuteur, allocutaire nommé(e) ou non, et lecteurs virtuels; par-delà, aussi temps et espace. Et bien sûr, les rôles pourront s’échanger avec richesse, par exemple, le locuteur se faisant locutrice, le lecteur, la lectrice devenant même écrivant(e), et la “sœur Didon”, on l’a vu, revêtant plusieurs visages, tous culturellement, politiquement, signifiants17. Et pourtant, ce “je” qui feint d’écrire, qui, vraiment, n’écrit pas, tout du long reste très personnel: unique. Cœur, pourrait-on dire, mis à nu, cette voix déchirante autant que déchirée se cache à peine sous le masque de l’écrivain. Et y vivent, y crient, y font appel, certains des drames les plus atroces de notre temps. Ghachem propose et cultive ici avec force une tradition lyrique où passé rêvé, souvenirs réels, douleurs, croyances, destins individuels et collectifs se fondent dans un même souffle18; tradition dont les humains ne sont sans doute pas prêts de se lasser.

17

Voir Jean Cohen, Structure du langage poétique (1966: 129-153). La tradition lyrique dont on parle ici est à placer, bien sûr, dans un contexte d’écriture de langue “européenne”. Dans un ouvrage de grande qualité, Richard Serrano donne, entre autres, un nouveau visage aux études “francophones”, grâce, en partie, à sa propre connaissance de textes arabes et chinois. Ainsi, en relation au mode lyrique, il écrit: “In a move typical of Wang Wei (and much noted by Western critics) the speaking voice of the poem retreats within the landscape. Indeed, we have no evidence that anyone is doing anything. There seems to be no human subject in the poem. Although there is some sense of the poem being occupied, we could not say just who dwells emptily.” [Neither a Borrower. Forging Traditions in French, Chinese and Arabic Poetry (2002: 106)]. 18

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Ammi: sur les pas de Saint Augustin C’est la première fois qu’Augustin quitte l’Afrique. Il ne sait rien de l’Europe. Rien sinon ce qu’il a lu dans les livres. Il pense et, dans un tourbillon d’images que ne parviennent pas à contrôler ses sens, deux rives se mélangent avec une telle fureur qu’il ne sait plus qui est Carthage et qui est Rome. Il ne sait plus, durant un court instant, d’où il vient et où il va. Sur les pas de Saint Augustin

Le visiteur et ses ombres: dans ce qu’on dit être le temps19 Dans Sartorius. Le roman des Batoutos, Glissant fait une allusion aux martyrs du Colisée romain, victimes très probablement chrétiennes: [...] ces jeunes femmes abandonnées, encore des enfants peut-être, qui dorment nues dans les cachots souterrains du Colisée en attendant que leurs corps merveilleux soient livrés aux minutieux dépeceurs ou aux lions fous ou aux taureaux sauvages20.

Il est sans doute des lieux et temps, au-delà d’ailleurs de cette question “romaine”, où le Christianisme ne pourrait être tout bonnement assimilé à l’Occident conquérant. Dans l’Afrique chrétienne des tout premiers siècles, parmi ses penseurs, ses martyrs persécutés par Rome, vient en mémoire, par exemple, Perpétue de Carthage, égorgée, avec sa compagne Félicité, sur les ordres, en fait, du premier empereur de naissance africaine, Septime Sévère21. Rappelons cependant que, 19

“Dans ce qu’on dit être le temps”: paraphrase d’un passage du quatrième roman de Glissant, La case du commandeur (1981a: 124-125). 20 Sartorius. Le Roman des Batoutos (1999: 99-100). Voir Cailler, “Sartorius. Le Roman des Batoutos ou la brisure de l’O/eau”, Migrances, diasporas et transculturalités francophones. Littératures et cultures d’Afrique, des Caraïbes, d’Europe et du Québec, sous la direction de Hafid Gafaïti, Patricia M.E. Lorcin & David G. Troyansky (2005: 257-275). On pourrait certes méditer sur l’aspect massacrificiel des crucifixions collectives, des combats de gladiateurs, des tueries de chrétiens dans l’arène… 21 Dans son Anthologie commentée d’écrits de femmes médiévales, Marcelle Thiébaux consacre le premier chapitre à Vibia Perpetua (morte, selon ce texte, le 7 Mars 203). Ce chapitre inclut des paroles de témoins, des textes réputés être de la main de

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sous Constantin, la liberté de culte sera accordée aux Chrétiens, pour des raisons sans doute en premier lieu politiques, et au détriment d’autres libertés religieuses (Milan, année 313, accord traditionnellement nommé “Edit”). Là encore, le paysage culturel reste très complexe. Ainsi, le beau roman d’Andrée Chedid, Les marches de sable22, dont l’action est située dans l’Egypte des premiers temps de la Chrétienté, fait beaucoup réfléchir, d’une part, aux emmêlements des concepts et images du divin propres à ces temps-là, d’autre part, au fait que les victimes des massacres n’étaient pourtant pas toutes chrétiennes; aux mains des adeptes de la nouvelle religion, les “païens” eurent beaucoup à souffrir, eux aussi, de haines et fureurs destructrices. Dans un tel milieu, culturellement, religieusement très complexe, l’Afrique d’Augustin – celui en tout cas de la maturité –, cette Afrique-là, présente dans l’œuvre d’Ammi, est désormais menacée, non plus par le “paganisme” romain, mais, qu’on y songe, par des “barbares” souvent chrétiens, quoique déjà “hérétiques”: les Ariens de Genséric. Chez Ammi, les pôles majeurs restent la Numidie (en particulier Thagaste/Souk Ahras, Carthage, Hippone/Annaba) et Rome, ces pôles d’attention incluant un jeu subtil, complexe, avec le Temps, les temps. Pour employer un langage familier aux lecteurs de l’Augustin historique, Ammi introduit et maintient ses lecteurs, à lui, dans le présent du passé (la mémoire), le présent du présent (l’attention), le présent du futur (l’attente)23; cadre de méditation et de rêve où bien sûr situer, dans une large mesure, tous les textes étudiés dans cette étude. D’autre part, l’intertexte principal, celui d’Augustin, auteur très intriqué encore à la culture romaine – Virgile, certes, n’étant pas, loin de là, le seul auteur de l’antiquité qu’Augustin ait cultivé –, cet intertexte, nourri à de nombreux textes anciens, religieux et profanes, mais porté

Perpétue, ainsi qu’une bibliographie de sources complémentaires. [Marcelle Thiébaux (Translation and Introduction by), The Writings of Medieval Women. An Anthology. Second Edition (1994: 3-21)]. Voir aussi Fontaine (1998: 58-60). Dans “The SelfIdentity of North Africans in Augustine’s Time”, Coyle mentionne que douze Chrétiens de Scilli – lieu que l’on ne sait placer sur la carte, selon l’auteur – furent mis à mort à Carthage en l’an 180, ce qui indique une très ancienne présence chrétienne en Afrique (Fux 2003: 61-73). 22 Andrée Chedid, Les marches de sable (1981). 23 Ricœur étudie le Livre XI des Confessions dans Temps et récit. Tome 1 (1983). Voir Cailler 1988b: 12, 13, 14.

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par la vague des temps vers l’oraison et la vision chrétiennes, ouvre une place quasi organique, à ce point de l’étude, aux œuvres d’Ammi. C’est avec précision que Thagaste et Sur les pas de Saint Augustin s’abreuvent aux Confessions, en particulier en ce qui concerne la trame de la vie d’Augustin: les étapes sont les mêmes; en ce qui concerne aussi les personnages les plus marquants et les influences intellectuelles, culturelles, religieuses qui le formèrent. Evidemment, les techniques narratives, les va-et-vient dans le temps aussi, diffèrent dans ces deux œuvres de ce que l’on pourrait découvrir dans les textes d’Augustin, mais là n’est pas le sujet présent. On ne saurait s’étonner, d’autre part, qu’Ammi n’aille pas pasticher, paraphraser tel ou tel Livre des Confessions, sans art, sans détour. On ne trouvera, par exemple, aucune page directement réminiscente des célèbres passages sur les apories du Temps. Souvent, plutôt, Ammi choisit la citation exacte, ceci dans Sur les pas de Saint Augustin, technique qui offre à la fois un hommage direct à la pensée, à la parole d’Augustin, et permet à l’auteur d’élaborer son propre univers et, disons, sa propre vision, à de multiples niveaux: esthétique, éthique, voire politique. Par ailleurs, l’élément ouvertement autobiographique, si commun de nos jours dans les récits, élément souvent à peine ou non déguisé, entreprise liée, en partie sans doute, à l’intention de démystifier l’acte littéraire, cet élément, s’il est présent chez Ammi, ne se voit jamais à l’œil nu. Par exemple, la relation entre Monique la mère et Augustin le fils, si forte, en particulier, dans Sur les pas de Saint Augustin n’est jamais le pré-texte, le sous-texte, l’intertexte de la mise en scène d’une relation vécue (aurait-elle pu l’être?), comme le fait l’auteur/narrateur Jacques Derrida dans sa Circonfession24. Que l’auteur, dans ses stratégies d’écriture, disparaisse, ou se mêle à un souffle, à une vie de tel ou tel personnage évoqué par et dans les rêves d’un “visiteur”, crée un espace immense pour la mémoire des lieux, leur présent, voire leur futur, mais aussi un espace d’écriture, de ré-écriture réelle pour celle qui tourne les pages. La lectrice note d’ailleurs que, parfois, le narrateur vouvoie ce visiteur, ce qui, d’une part, crée une distance entre narrateur et visiteur, d’autre part, rapproche ce visiteur des lecteurs virtuels. A l’appui de cette très soigneuse et très habile architecture du rêve, s’égrènent, dans l’essai, en exergue à chaque section, de courts 24

Voir Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida [Geoffrey Bennington, Derridabase – Jacques Derrida, Circumfession] (1993).

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extraits de textes, textes de poètes, qui accompagnent, en effet, eux aussi, pas à pas, le cheminement de la lectrice, du lecteur, d’un bout de l’œuvre à l’autre. Ainsi, se liront des extraits de Claudel, SaintJohn Perse, Camus, Char, Jabès, Schehadé, Velter, Baudelaire, Valéry, Borges, Senghor, Emmanuel, Péguy, Bonnefoy, Grosjean, Rilke … On voit que deux auteurs dont les noms reviennent dans cette étude sont inclus: Perse et Senghor. Le premier extrait de Saint-John Perse, d’Eloges, est inscrit sous le signe de l’ombre et de la lumière; ombre et lumière, vocables très signifiants chez Ammi, mais aussi dans l’ensemble du présent travail: — Sinon l’enfance, qu’y avait-il alors qu’il n’y a plus ? Plaines! Pentes ! Il y avait plus d’ordre! Et tout n’était que règnes et confins de lueurs. Et l’ombre et la lumière alors étaient plus près d’être une même chose…

L’autre extrait de Perse, d’Exil, noue de multiples relations au sein de cette étude. Pas des moindres est l’évocation du cycle exil/retour en terres antillaises (“américaines”) et, évidemment, maghrébines/africaines, toutes, ces terres, lieux de parole: Les mains plus nues qu’à ma naissance et la lèvre plus libre […] “Me voici restitué à ma rive natale … Il n’est d’histoire que de l’âme, il n’est d’aisance que de l’âme.

Dans la pensée de l’exil, l’évocation de la rive natale, inmanquablement, ouvre à celle de la mer. Immense figure, mouvante, signifiante dans la méditation entreprise ici, la mer est certes une figure maîtresse chez Ammi, figure qui offre des facettes multiples et paradoxales: lumière, pérennité, lien, errance, blessure (61, 87). Quant à l’extrait de Senghor, ses résonances, ici, paraîtront un peu moins immédiates. Vêtu des signes de la langue étrangère, vêtement sans gloire pour la Mère sourde à ce langage, le fils devient lui-même étranger: Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un assemblage de bâtons et de haillons Si je te pouvais parler Mère ! Mais tu n’entendrais qu’un gazouillis précieux et tu n’entendrais pas […]

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Suggérant des résonances un peu moins immédiates, l’on veut dire que dans le contexte augustinien on ne saurait douter que Monique ait compris et parlé le latin; il est probable aussi qu’elle avait quelque connaissance de la langue écrite. Sans doute, l’image qui viendra de suite à l’esprit sera plutôt celle de nombreuses mères d’Afrique des temps modernes qui, bien sûr, “ne parlaient pas le français”, mais aussi, mais encore, de multiples mères du 20e siècle privées d’école. Probablement par ailleurs, ici, la notion de langage, différences de langage par-delà celle de langue, prévaut. Enfin, on notera la très belle citation de Camus, auteur non nommé dans cette étude, mais auteur tellement impliqué dans les drames humains et les réseaux symboliques créés dans les écritures qui nous concernent ici. Ce passage, splendide, extrait de “Retour à Tipasa”, qui évoque ruines, pierres, absinthes, qui parle des arbres du pays d’enfance, cette très très vieille terre humaine tissée d’emmêlements semble s’achever sur un rêve de paix: “Dans cette lumière et ce silence, des années de fureur et de nuit fondaient lentement”25. Thagaste, dont la publication précède de deux ans celle de Sur les pas de Saint Augustin (1999 et 2001) est un roman polyphonique construit, donc, en grande partie, sur des discours de personnages26. L’action de cette œuvre débute, nous dit une note de l’auteur, en 388 après Jésus-Christ. Augustin, après cinq années d’absence passées en Italie, où il a enseigné la rhétorique, approfondi ses études philosophiques, religieuses, où, à l’occasion, il a écrit quelque panégyrique à la louange

25

Perse, Pour fêter une enfance, III, Eloges; Exil (1972: 25, 130). Senghor, “Ndessé”, Hosties noires. The Collected Poetry (édition bilingue). Translated and with an Introduction by Melvin Dixon (1991: 335-336). Albert Camus, Noces dans Essais. Introd. par R. Quilliot. Textes établis et annotés par R. Quilliot et L. Faucon (1965). Je remercie Raymond Gay-Crosier (University of Florida) de m’avoir rappelé que Camus avait consacré son Diplôme d’Etudes supérieures à “Métaphysique chrétienne et Néoplatonisme” (1936). Voir Albert Camus, “Entre Plotin et Saint Augustin”, Essais, 1221-1331. Camus souligne bien l’aspect gréco-oriental du Néo-Platonisme. Particulièrement intéressante dans le cadre de cette étude est sa lecture de Plotin dans la relation à la pensée de l’Un. 26 Elisabeth Higonnet-Dugua a proposé une “lecture” de Thagaste dans Le Maghreb Littéraire. Vol V No 10 (2001: 145-154). Sur le lieu de naissance d’Augustin, à lire, par Nacerá Benseddik, “A la recherche de Thagaste, patrie de Saint Augustin” (Fux 2003: 413-434).

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d’un puissant, rentre au pays27. Sa mère Monique, qui l’avait rejoint en Italie, est décédée en automne 387, à Ostie (Confessions, IX, viii, 17). Quant à son père Patricius, il est mort il y a longtemps, lorsqu’Augustin devait avoir seize ou dix-sept ans (C. III, iv, 7). Augustin est en route pour Thagaste, son lieu de naissance et d’enfance: “Savait-il que bientôt il ne resterait plus rien de cet Empire ? Plus rien de Carthage ? Plus rien de Cirta ?” (Thagaste, 10). Le baptême d’Augustin a eu lieu peu avant la mort de Monique, durant la nuit de Pâques, en avril 387 (C. IX, vi, 14). Né en 354, Augustin a trente-quatre ans. Son fils Adéodat28, qu’il avait eu très jeune, revient aussi avec lui; bientôt, il mourra. La mère d’Adéodat, rencontrée en ses jours d’étudiant à Carthage, femme qu’Augustin dit avoir beaucoup aimée et abandonnée dans la douleur, fut pourtant vite oubliée – sensuellement et textuellement parlant, car que sait-on des non-dits de l’être ? Elle avait été, après bien des années de vie commune, renvoyée en Afrique, aux instances de Monique; cette compagne, cette mère, elle n’aura jamais de nom… (C. IV, I, i-ii, 2; VI, xv, 25). La dernière section du roman indique, par la voix (d’outre-tombe) de Patricius, que son action s’achève à l’heure où Augustin s’apprête à recevoir sa charge épiscopale à Hippone (en 396). La presque totalité du roman d’Ammi s’exprime, on le rappelait plus haut, en discours de personnages. Chaque discours, qui inclut récit, questions, exclamations d’un seul personnage – une section, cependant, présente les propos d’un “Groupe de Numides” – suppose un interlocuteur présent, ou plutôt un écouteur. Parfois, en effet, cet écouteur devient interlocuteur dans la section suivante. L’un des personnages, Patricius, père d’Augustin, important dans la dialectique entre colonisateur et colonisé, prend deux fois la parole: voix, on le sait, d’outre-tombe. En filigrane, quelques sections en italiques donnent l’occasion à un narrateur discret, à l’écart des narrateurs-personnages, de prendre en main le récit. Pourtant, le doute, l’ambiguïté demeurent: qui monologue, au juste, dans ces pages ? A 27

Tel le panégyrique prononcé en l’honneur de l’anniversaire de l’empereur Valentinien II (22 novembre 385 – C.VI,vi, 9), louange pleine de mensonges, dit Augustin, “qui vaudraient au menteur la faveur des gens bien informés”. 28 Fontaine, en accord, d’ailleurs, avec d’autres chercheurs, souligne que le nom “Adéodat” est un nom punique latinisé: “Latanbaal”:“donné par – ou à ? – Dieu/Maître (Baal)”. Plusieurs chercheurs aussi, lient, en revanche, le nom de la mère d’Augustin, Monnica, à l’étymologie “Monn” que l’on retrouve, par exemple, dans Monna, nom d’une déesse libyenne.

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noter, la première section du roman est dite par un narrateur également externe au texte, mais l’impression des caractères, pour ces pages-là, n’est pas en italiques: au cœur du texte, des passages au discours indirect libre semblent diriger le lecteur sur une méditation, un questionnement faits par Augustin lui-même. Alors que Thagaste est presque entièrement parlé, voix des personnages donc, ou monologues intérieurs, le narrateur de Sur les pas de Saint Augustin suit, on le sait déjà, le cheminement d’un “visiteur” qui refait, dans le temps présent, le voyage d’Augustin: voyage de la vie, traversée de terres, de mer, traversée des temps, des pensées et des cœurs29. La marche de ce visiteur sur des terres sinon toutes familières à l’auteur, du moins non inconnues, cette marche n’est point accomplie par un “je” auctorial. Parfois même, ce visiteur marche et découvre comme le ferait un “étranger”. Parfois même, le lecteur ne sait plus qui d’Augustin ou du visiteur marche, respire, voit, écoute: ainsi, dans la section intitulée “La traversée”, celle du voyageur en partance pour l’Italie (96-97). Dans cette œuvre, certes, il y a ici et là des phrases où la raison prosaïque ne semble plus avoir cours, où une autre logique prévaut. Ainsi, par exemple, lorsque le narrateur décrit le visiteur gravissant la colline de Byrsa, à l’aube, il semblerait que ce dernier bascule, par quelque “magie sympathique” dirait Marguerite Yourcenar, dans un autre temps, comme s’il était l’autre visiteur, le fils de Monique, celui qui, bientôt, va quitter le sol africain30. Remarquable ainsi dans l’extrait qui suit est l’allusion à “aujourd’hui”: “L’instant est propice. Il est plein de grâce […]. Il y a du jasmin comme aujourd’hui encore dans les larges rues pour emplir l’air du soir, et des orangers partout, qui poussent en toute liberté” (88). Point commun avec Thagaste, en italiques se lisent des sections d’une autre facture où le visiteur interrompt et voyage et discours. Place est faite alors aux sentiments et pensées de Monique, filtrés par un récit de narrateur à peine présent, disparu souvent dans le rêve du discours indirect libre. Peut–être, dans l’intention auctoriale Monique est-elle le personnage 29

Kebir Mustapha Ammi m’a conté qu’il était bien l’ombre de ce visiteur (Texas Tech University, mars 2002). Lui, Ammi, a physiquement refait tout l’itinéraire d’Augustin. 30 Voir Yourcenar, “Carnet de notes” de Mémoires d’Hadrien: “Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un” (1982: 330).

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principal de cet essai ? Pourtant, la puissance des voix qui surgissent à l’ouïe du visiteur, la puissance des ombres qui envahissent son paysage extérieur, au fur et à mesure que lui, le visiteur, chemine, envahissent son paysage intérieur, alors que lui, le visiteur, se recueille, cette puissance est immense. D’un bout à l’autre du texte, de merveilleuses aquarelles de Thomas de la Pinta accompagnent la rêverie, la méditation, cette fois, de la visiteuse, de la lectrice, en son cheminement parallèle à celui du visiteur écrivain. On se penchera donc quelques instants sur l’un ou l’autre aspect de ce langage des pierres, langage des ombres qui cerne le visiteur pas à pas. On essaiera ici de saisir un peu plus précisément comment l’auteur a tenté de résoudre, par la créativité des mots, les apories où s’inscrit la temporalité humaine. Tout au long du récit, la marche du visiteur dans l’espace se lira non pas tant comme une recherche que comme une séduction du temps. Dans cette perspective, les techniques d’écriture qui disent la relation du visiteur à ses “livres” – papier, lieux, pierres – sont des plus attachantes. Le lecteur remarquera en effet que, dans son itinéraire, ce visiteur accomplit le dévoilement d’un texte d’une grande complexité: livre(s) de papier et d’encre; livre des lieux. Dans la première section de l’essai, le narrateur dit tourner les pages des lieux qu’il traverse comme “un livre où des voix, celles d’Augustin et de sa mère, et d’autres voix encore, des voix venues de loin, se mélangent pour donner un autre visage à ce que ses yeux voient” (8). Dès les premiers pas, donc, le voyage est mis sous le signe du lieu-livre d’où jaillit un faisceau de voix; ici, visages d’hier et visages d’aujourd’hui se mêlent, se confondent. A ces images du livre-paysage s’ajoute “l’effet conjugué de la lumière, du souvenir et des livres que le visiteur feuillette en pensée” (14). L’un de ces livres, l’œuvre d’Augustin, ne le quitte jamais. Par ailleurs, magiciennes puissantes dans ce surgissement des paysages, ceux d’hier, ceux d’aujourd’hui, les musiques d’Afrique enveloppent le tout, alliées de l’immense lumière des lieux: La flûte est l’instrument par excellence de l’Afrique. De Carthage et de la Numidie. Ses notes disent tout. Elles savent dire la tristesse et la joie. Elles vont loin, très loin, elles fouillent la mémoire et peuvent remonter à sa surface des choses très anciennes. (96)

Pas à pas, la lectrice, le lecteur, de connivence avec le visiteur, s’adonnera donc à une patiente lecture de cette parole du paysage,

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pourrait-on dire, pour employer un langage glissantien. De plus, comme on l’a déjà suggéré plus haut, maniés par un regard de voyant, les mêmes lieux sont traversés de multiples temps. C’est comme si, ensemble, pratiquement, les mêmes lieux vivaient, s’animaient, mais en des temps et cultures divers, quoiqu’emmêlés. Au début de l’essai, le narrateur pose une question: “Que reste-t-il de Thagaste d’abord, sinon des ruines ?” (11). De suite un dialogue s’installe: “Thagaste dites-vous ? […] Mais ces ruines n’ont pas toujours été que des ruines. N’allez pas croire”. Dialogue de la conscience avec elle-même ? Dialogue avec un, une qui écoute ? La dimension dramatique de l’œuvre d’Ammi, dans son ensemble, est pratiquement constante: ici, de livre vivant, parlant, ce lieu de paroles devient théâtre. Continuant la lecture, on verra que les ruines, les villes, les terres, les pierres, dans ce texte, de silencieuses, de muettes, ces terres, ces pierres deviennent de véritables personnages. On apprendra à les entendre, à les voir, mises en vie qu’elles sont, mises en paroles aussi, par le narrateur ou le visiteur, on ne sait plus; ombres jointes à d’autres, de multiples ombres humaines mêlées aux humains d’aujourd’hui que le visiteur croise, interroge, écoute, regarde, durant son lent, patient périple. L’une des impressions, et pas des moindres, que retient la lectrice de cet emmêlement de voix, est que le passé n’est pas mort de ce présent qui souvent souffre et se cherche; et qu’un futur se prépare où peut–être les pierres et les cœurs seront reconstruits en de nouvelles cités, de nouveaux savoirs, de nouvelles alliances. Par exemple, faisant référence à la menace vandale des temps jadis, le narrateur écrit de ces terres de passages: Lorsque la nuit tombe, on dirait qu’elles se concertent pour se tourner vers la mer et dire d’une voix que nul ne peut entendre: Nous étions jeunes lorsque nous avons donné refuge aux exilés venus de la mer. Nous sommes vieilles aujourd’hui. Nous n’avons plus de force. Mais nous sommes prêtes, n’allez pas croire, à donner refuge à d’autres hommes. Elles rêvent quelquefois, mais elles ne veulent pas le dire, de la silhouette de ce jeune homme qui posait sur elles son pas […] (52)

Que le passé parle encore dans les vivants, les lecteurs le sentiront, et à bien des niveaux. Ainsi, le visiteur, dans sa marche, voit surgir ces/ses ombres souvent dans les visages mêmes du présent de Thagaste/Souk Ahras, de tous ces lieux d’Algérie, de Tunisie, qu’il traverse: enfants, paysans, femmes, clients de taverne et “joyeux lurons”

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(55), tous ceux-là qui pourraient bien être qui, Augustin, qui, Patricius, qui, Monique, qui, l’esclave ou le berger. Tout aussi puissants sont les témoignages de ces habitants d’aujourd’hui qui “savent” les lieux et les gens par cœur, qui ont l’air de connaître Augustin le Numide, le Romain, le Chrétien comme un frère; qui savent le lieu et le goût de ses oliviers, de ses jeux, de ses voyages; qui, certes, ne parlent plus sa langue romaine, ses langues ?, n’ont pas ses dieux, son Dieu ?, mais le chérissent comme un frère, le chérissent: frère31. Avec art, l’écrivain, dessinant la recherche perdue d’avance, par le visiteur, du champ où Augustin avait volé des poires, l’écrivain joue avec sa propre imagination, avec aussi celle du lecteur, créant un tableau où les habitants de Souk Ahras décident d’interrompre leurs activités journalières pour laisser place à une “ombre”: Toute vie s’arrête à Souk Ahras. Les voitures se taisent. Les passants suspendent leurs mouvements. Même le muezzin s’abstient de lancer son appel à la prière pour permettre au visiteur de voir une ombre se glisser dans l’enceinte du jardin. Le voleur est un enfant de quinze ans. Il lève la main. Un grand sourire illumine son visage. Il se sait coupable et de le savoir le comble. (40)

De Taghaste/SoukAhras aux lieux de l’ancienne Madaure, qui n’est plus qu’un champ de ruines aux pierres éparpillées, de Madaure, de Thagaste à Ghardimaou, Beja, Bou Salem, Oued Zarga, Mejez El Bab, Furna et Ben Arous, le visiteur – l’étranger ?, le fils ?, le frère ? – progressera vers Tunis et Carthage, porté par ses pierres, ses ombres, autour des villages et villes: “Les pierres qui joncheront leurs alentours composeront des vestiges pour le visiteur qui cherchera parmi elles les marques du temps”. Le visiteur, alors, voudra se convaincre que Tunis “n’existe pas”, que “seule règne sur cette baie magnifique une ville morte, écrasée, humiliée, une ville oubliée […]” (56): Carthage. La traversée des temps – leur séduction ? – dans ce rêve de visiteur en marche est particulièrement saisissante dans les pages 31

Ici me revient en mémoire un passage du Journal de Patmos où Lorand Gaspar, rappelant des conversations qu’il avait eues avec Georges Séféris rapporte: “Ainsi à Delphes un paysan lui dit près de la source de Castalia: “Ces platanes là-bas sont ceux qu’a plantés Agamemnon lui-même – Agamemnon ?” demanda Georges stupéfait et ravi. Le paysan jeta un regard condescendant sur cet ignare qui se trouvait sur son chemin. “Bien sûr que c’est Agamemnon, reprit-il, qui voulez-vous que ce soit ?”. Voir Lorand Gaspar, Egée Judée suivi d’extraits de Feuilles d’observation et de La maison près de la mer (1993: 94-95).

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concernant Carthage (59-90). Dans la première de ces sections: “Les voix de Carthage”, la vieille Carthage surgit aux yeux et à l’ouïe du visiteur penché sur les ruines du présent, ville sortie de sa “prison”, de son “enfermement”, comme si elle s’excusait d’oser paraître. Dans la deuxième section: “Carthage”, sans transition, le lecteur fait face à la Carthage d’Augustin, son port, ses marchés, ses épices – gingembre, clous de girofle, cumin, cannelle… –, ses théâtres, ses conteurs, ses artistes, ses plaisirs, ses femmes, ses tavernes, ses églises. La description, en certains moments, pourrait presque être celle de l’ancienne cité punique, traces d’un passé encore plus lointain, ou même celle du présent de quelque grande ville de mer méditerranéenne: Il va sur le port. Le soleil est brûlant. Au milieu des cordages et des allées et venues de la foule, il se fraie un chemin et regarde les marins, des marins de toutes origines, qui chantent, et les dockers, venus eux aussi des quatre coins du monde comme pour composer une nouvelle tour de Babel […] (66)

On imagine sans peine que les questions, les inquiétudes que se pose le jeune Augustin plongé dans cette ville composite, bigarrée, le jeune Augustin qui cherche à comprendre, et ses frères humains, et le sens de ce vaste monde, et les raisons de cette vie sur terre, aussi, on imagine sans peine que ces questions n’ont rien perdu de leur acuité pour le visiteur d’autres temps, d’autres complexes cités: les nôtres. Au niveau le plus évident de la parole, la section “Quitter Carthage” et celle qui suit, en italiques, consacrée à Monique délaissée par son fils embarqué, à son insu, pour Rome, ces deux sections appartiennent aussi au monde augustinien. En revanche, la dernière section du groupe, “La colline de Byrsa”, est celle, disait-on plus haut, de cette magie sympathique où le visiteur, ainsi le suggère le narrateur, comme “un funambule”, “marche sur un fil invisible”, “effleure à peine le sol”, et flottant entre temps et espaces,“voudrait, on dirait, mettre les pas … dans les pas d’Augustin”. Ici le visiteur s’essaie à devenir ombre avec ses ombres, s’essaie, plus que jamais, à combler le grand trou du temps, cherchant, entre autres ombres, au Musée de Carthage, le “visage inspiré qui a dû marquer Augustin”: Virgile (85-90). Certains lecteurs d’aujourd’hui trouveront peut-être inattendu – par trop romantique ? – l’anthropomorphisme surgi de ce langage des pierres, plus généralement, du paysage. D’autres, au contraire, apprécieront le fait que l’écrivain, dans ce cheminement, ce rêve tissé entre narrateur, visiteur et lecteur, n’ait pas cru bon de donner à Au-

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gustin, à Monique, une voix, des voix autres que celles exprimées dans Les Confessions, ouvrage directement cité; ou ne leur ait donné de voix, à ces disparus, que par l’allusion indirecte. Simplicité, voire modestie d’une technique qui confie aux traces, aux pierres, sans arrogance, la puissance du dire: témoins fragiles et pourtant à jamais précieux. En revanche, dans Thagaste, roman, les voix de personnages humains, y compris celle d’Augustin, occupaient toute la scène. La lecture de cet essai pourra faire songer à la méditation de Yourcenar dans Le Temps, ce grand sculpteur (titre aussi d’un chapitre)32, pages où elle réfléchit aux sorts subis par maintes statues au cours des âges: pierres adorées, méprisées, manipulées, malmenées, restaurées, sauvées de la mort ou laissées à l’abandon. Mais dès le premier paragraphe du chapitre Yourcenar souligne que les statues, de toute façon, redeviendront pierres: “Par degrés successifs d’érosion et d’usure”, la statue rejoindra “l’état de minéral informe”, écrit-elle (61). Le mouvement tracé par le geste d’artiste dont nous témoignons ici, l’écriture d’Ammi, accomplit le mouvement inverse dans le cycle de l’inerte au vivant: l’informe reprend, prend, forme humaine. A propos de terres plurielles, de cultures composites, et de pensées de l’Un En relation à ce qui précède, le lecteur, relisant la citation présentée en tête de cette section, ne s’étonnera pas de la proposition: “[…] qui est Carthage et qui est Rome”, personnifications de Carthage et de Rome, et non pas négligence de grammaire; certes, quiconque a lu Ammi ne saurait douter de la précision de son style33. Ce qui paraît32

Yourcenar, Le Temps, ce grand sculpteur (1983: 61-66). A ce jour, à part les deux oeuvres étudiées ici, Ammi a publié: Le Partage du monde (1999); La fille du vent (2002); Evocation de Hallaj. Martyr mystique de l’islam (2003); Alger la Blanche suivi de Les Terres contrariées (2003); Abd el- Kader (2004), et Feuille de verre (2004). Etant donné la dimension dramatique des oeuvres d’Ammi, il n’est pas étonnant qu’elle fasse l’objet de présentations sur scène. A noter, ainsi, en février 2001, la lecture par Roland Bertin, de la Comédie Française, d’extraits de Sur les pas de Saint Augustin. Au Festival d’Avignon 2003, Ammi présenta, en compagnie de son éditeur Émile Lansmans, et en prévision de la création, la pièce Alger la Blanche; création qui eut lieu le 3 octobre 2003 au théâtre Louis Aragon à Orly. Le 19 octobre, Roland Bertin lut la même pièce ainsi que des extraits de Hallaj au Théâtre International de langue française, au Parc de la Villette. Ammi avait 33

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ra tout aussi intéressant, dans le contexte de cette étude, est ce que les mots ne disent pas, seulement pour mieux dire, procédé également très poétique, comme on le sait. Les phrases: “Il ne sait plus qui est Carthage et qui est Rome. Il ne sait plus durant un court instant, d’où il vient et où il va” se prêtent au moins à deux sortes de remarques. S’y lira, en effet, d’abord une association étroite entre être humain, peuple et ville, ville, c’est-à-dire, en fait, pays (qui est de Carthage et qui est de Rome); d’autre part, on notera chez le narrateur une volonté de faire sentir au lecteur que l’origine et le devenir d’Augustin, pour Augustin lui-même, en certains moments au moins, sont peu clairs, tant est complexe la pluralité de cet être, tant sont mêlés ces terres, ces peuples, ces villes, ces rives… Glissant rêvait Carthage à l’heure de sa destruction par les troupes de Scipion. Les textes d’Ammi, entre autres sujets, portent donc témoignage d’un empire assiégé par les Vandales et autres “Barbares”, témoignage aussi d’une Carthage, plus généralement d’un monde numide, plus ou moins romanisés, plus ou moins christianisés, à la veille, comme la Rome italienne, de la catastrophe: menaces d’incendier la Ville éternelle et tous ceux qui, de ce côté du monde, lui sont attachés, dans ce cas les Numides, et ceci, depuis presque six siècles34. Peu avant, la terre numide devient pourtant une terre d’exil pour nombre de Romains en fuite, bien sûr, tous nouveaux émigrés, parfois (souvent ?) sans bagages, “migrants nus”, “migrants dépossédés”, dirait Glissant, en tout cas non plus colonisateurs, non plus conquérants; parmi ces nouveaux émigrés, bien sûr, des Numides “italiens”. Et, évidemment, si l’on parle des Numides “africains”, comment abstraire de ce milieu les Romains africanisés, voire métissés, non seulement culturellement mais génétiquement ? L’administration romaine d’Afrique, quant à elle, est à l’affût: cet Africain, cet autre, cette autre, ne serait-il pas, ne serait-elle pas de connivence avec les (nouveaux) Barbares ? Numides… Qui et où sont-ils ? quelles langues bien sûr été invité au colloque dont les deux volumes intitulés Augustinus Afer sont le produit (Alger, avril 2001). 34 Plutôt que quatre, comme l’écrit Ammi (1999b:10). En effet, ce compte me paraît légitime si l’on veut bien considérer que, très peu de temps après la destruction de Carthage, les Royaumes berbères devinrent des sortes de protectorats romains. Les révoltes, bien sûr, persistèrent (Servier 1999 – Ch. 4). Colonisation, on le voit, très longue, en comparaison, comment ne pas y songer ?, avec la présence coloniale française au Maghreb. La question de l’emmêlement des terres et des êtres, en conséquence, est, dans ce contexte, particulièrement prenante.

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parlent-ils ? Beaucoup, nul doute, sont au moins bilingues; ils parlent une langue “berbère”, peut–être un dialecte punico-berbère, souvent un latin créolisé. Certains, parmi les nouveaux émigrés, parlent un latin très latin, qui n’est pourtant plus le latin de Cicéron, sans doute. Et certains Numides nés et restés au pays “causent bien mieux que nous la langue de nos ancêtres” dira un personnage de Thagaste, soldat romain d’Hippone, examinant, curieux, le sac d’Augustin à l’heure de son retour en Afrique (Thagaste, 14). Ces rebelles, peut–être ces traitres, comment les reconnaît-on, les dépiste-t-on ? Combien, pourtant, parmi eux, voudraient qu’on les dise Romains, tout bonnement Romains, et qu’on les traite en Romains ? Combien, parmi eux, en effet, espionnent au profit des infiltrés vandales ? Combien s’engagent dans leurs armées ? Et pour quelles raisons ? Pain, argent, haine, désespoir, revanche, raisons claires, obscures, raisons incertaines ? Ces Numides qui, littéralement pris entre deux feux, ne savent plus toujours s’ils sont victimes des Romains, ou des nouveaux Conquérants, ou des deux… Les deux œuvres d’Ammi examinées ici sont parfaitement complémentaires l’une de l’autre. De “genres” différents, elles partagent cependant certains traits pratiquement constants de cette écriture, à savoir, entre autres, une volonté de présenter une multitude de points de vue, ainsi qu’un jeu très ambigu – très poétique – entre tels ou tels éléments du texte. Cette technique a pour résultat d’emmêler les pistes du lecteur dans sa découverte des lieux, des personnages, des narrateurs, des temps. Egalement, on trouvera ici une qualité qui, certes, n’est pas des moindres, à savoir une volonté de ne pas trahir le personnage (souvent la personne remémorée dans la fiction) et/ou la culture étudiés quels que soient, peut-être, les débats de l’écrivain avec sa conscience, aux deux sens du terme, ou son inconscient. On songe en particulier au domaine religieux, ce que l’on développe cidessous. Le premier extrait proposé par Ammi en exergue à Sur les pas de Saint Augustin est un passage de Claudel où celui-ci reprend une parole d’Augustin sur “le monde” qui serait, selon Augustin paraphrasé par Claudel donc: “[…] une mélodie, une grande phrase musicale qui se prolonge jusqu’à la finale résolution” (5). Toujours en relation à la rigueur d’Ammi, et à son respect, justement, des voix diverses nées de ces terres plurielles qui sont, voix et terres, les raisons d’être de ces textes, le narrateur met en scène Annaba, ville “née à un jet de pierre”

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de l’ancienne Hippone, en fin de récit, la personnifiant, et lui permettant de rêver d’Augustin, l’évêque, en ces heures de grands bouleversements, de grands chocs, de grands changements. Annaba la voyante, par le truchement du narrateur, décrit sa vision du passé, sa vision d’Augustin: Il soigne les malades. Il aide les pauvres. Il accueille les immigrés qui viennent de Rome assiégée par les Vandales. Il prie pour que cesse toute violence. Il prie pour que la vérité ne soit ni blanche ni noire mais chrétienne. (148)35

Sans doute Ammi a-t-il ici à l’esprit le célèbre passage des Confessions où Augustin écrit: […] intus utique mihi, intus in domicilio cogitationis nec hebraea nec graeca nec latina nec barbara ueritas sine oris et linguae organis, sine strepitu syllabarum diceret: “uerum dicit” […]. [C’est au dedans de moi, oui, au-dedans, dans la demeure de la pensée, que la Vérité, qui n’est ni hébraïque, ni latine, ni grecque, ni barbare, sans se servir d’une bouche ni d’une langue, sans bruit de syllabes, me dirait: “Il dit vrai”36]. (XI, ii, 5)

Certains passages de Thagaste, ceux, par exemple, concernant la misère des émigrés, ont une résonance que certains d’entre nous, d’un monde à l’autre, trouveront très contemporaine. Ainsi, par la voix, ici directe, d’Augustin, on entendra: Les temps sont durs. Il nous viendra des hommes et des femmes des quatre coins de l’Empire. Ils quitteront leurs biens et la terre de leurs ancêtres pour trouver refuge parmi nous. Il faut faire preuve de douceur, compatir aux souffrances d’autrui, prendre soin des malades; dans les circonstances actuelles où tant d’émigrés manquent de tout, sont malades, que notre hospitalité soit inépuisable […]. (54)

Il est bien connu que le souci constant qu’avait Augustin pour les pauvres de sa campagne et les injustices sociales prendra des formes de 35

Ici, Ammi semble embrasser d’un même regard le pillage de Rome par le Goth Alaric (en 410) – épelé Alric dans Thagaste – et la conquête de l’Afrique du Nord par le Vandale Genséric. Après la mort d’Augustin, c’est le même Genséric qui envahira Rome, en 455. 36 “Il”: allusion ici à la parole de Moïse.

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soutien très concrètes. Ainsi, devenu évêque, il fondera une matricula pauperum où étaient inscrits les indigents des lieux, indigents que l’Eglise s’engageait à nourrir. Il avait d’ailleurs interdit toute thésaurisation au sein de l’Eglise. Son souci égal des émigrés, évoqué sous la plume d’Ammi, est dans la même ligne, évidemment. Plusieurs chercheurs rappellent aussi que le déclin de Rome, Cité terrestre, très terrestre, n’était point le drame majeur de son cœur: un reproche fait à Virgile sera qu’il ait laissé son Jupiter prédire, pour les Romains, un “empire sans fin”. Malade, au seuil de la mort, face à l’invasion vandale, Augustin continuera de demander aux évêques de sa région de rester en poste, de s’occuper de leurs fidèles, quels que soient les risques de tortures et de mort; attitude parallèle à ses constants efforts, jour après jour et jusqu’au bout, de combattre la pauvreté et l’injustice sociale quelle que soit la précarité des moyens et donc des résultats37. Tous les lecteurs de Glissant savent à quel point la pensée religieuse de l’Un lui est peu savoureuse. Dans cette idée de la Transcendance, partagée par l’Hébraïsme (terme que Glissant semble préférer à Judaïsme, avec raison si l’on pense aux éclatements provoqués par la diasporisation juive), le Christianisme, et l’Islam, l’écrivain décèle les sources des autoritarismes patriarchaux, néfastes à la pensée du Divers, sources d’une Différence quasi binaire et meurtrière, en opposition au respect et aux soins dus aux multiples différences entre les groupes, croyances, et idéaux humains. Non pas, évidemment, que Glissant, ne soit pas parfaitement préparé, grand, superbe écrivain, à dépeindre des personnages ou des situations liés à l’un ou l’autre de ces milieux mentaux, sociaux que, théoriquement, il accuse. Son œuvre en témoigne. Parmi ses écrivains “préférés” se trouvent, on le sait, des auteurs avec lesquels il ne peut lui-même avoir que des rapports sur-ambigus; ainsi Saint-John Perse ou William Faulkner38. Certains, dont cette lectrice, il est vrai, pourront parfois trouver excessifs quelques aspects de sa foi en la Relation, et y verront presque un paradoxe; car il exalte la Relation sans frein, en dehors de toute dimension “mo37

Voir Claude Lepelley, “La lutte en faveur des pauvres: observation sur l’action sociale de Saint Augustin dans la région d’Hippone” (Fux 2003: 96-107). Voir aussi, dans le même ouvrage, Lancel, “Entre Africanité et Romanité …”, article déjà cité (5359). 38 En particulier, voir l’étude Faulkner, Mississippi (Glissant 1996a). Pour Saint-John Perse, voir, par exemple: “Une errance enracinée” (Glissant 1990: 49-54). M’intéressant à ce rapport, j’avais publié: “Saint-John Perse devant la critique antillaise”, dans Stanford French Review, II, 2 (Fall 1978: 285-299).

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rale”; mais ne peut-on pas se demander jusqu’où peuvent, doivent ?, aller les relations, inscrites, nul doute, dans la Relation, face à ces potentats de tous poils qu’il exècre ? Dans Ormerod, par la bouche d’Apocal, l’écrivain offre une interrogation inquiète en rapport à cette question même qui paraît liée, ni plus ni moins, à la question du pacifisme: Et comment pourrez-vous répondre à cette question sans fond ni mesure, qu’il faut bien que les persécutés se battent contre leurs persécuteurs ? Avons-nous trouvé une réponse acceptable ? Je veux dire une question qui correspond à la justice et qui convient à la charité ? La charité a-t-elle un sens quand des enfants sont là martyrisés ? (150)

Fidèle à lui-même, cependant, dans ses répétitions non répétitives, dans ses questionnements, méditations, Glissant défend sa conviction à bras-le-corps là où il écrit, dans le métatexte du même roman: “[…] le Tout-Monde ne suggère que la passion d’un rapport à l’autre et aucune morale. Quand même elle est contradictoire dans ses moments d’exaltation, la voix d’Ulysse parle pour ceux qu’elle condamne […]” (129). Cette déclaration, immense, devrait sans doute accompagner toute lecture d’un texte ou l’autre de l’écrivain, même et surtout ces textes où il parle d’un droit de réponse du persécuté au persécuteur. Cependant, l’on sait que malgré cette défense du “rapport à l’autre” sans “aucune morale”, au niveau des tactiques d’écriture, et même du choix des personnages, des situations les plus cruciales de son œuvre, le rejet, par Glissant, des pensées monothéistes ci-dessus mentionnées, rejet aussi de l’esprit de système, lui rendraient, pour dire les choses modérément, inconfortable, même incongru, le choix de certains centres d’attention: on l’imagine mal, ainsi, consacrer toute une œuvre, autre que théorique, critique, à Saint Augustin, Hallaj, ou…, par exemple, Loyola ou Bossuet. En revanche, Ammi adopte une stratégie différente dans sa foi, nul doute profonde, au divers, au pluriel. Il faut rappeler enfin que, si le fait que cet auteur soit né du sol africain ne crée certes pas de liens immédiats entre ce dernier et Augustin, le lointain “ancêtre”, cette parenté doit au moins avoir constitué une sorte d’invitation à une certaine relation. Les deux œuvres examinées ici suggèrent dans leurs détails que le Christianisme finalement embrassé par Augustin, baptisé et ordonné prêtre à l’âge mûr, s’était nourri de multiples cultures et influences, “païennes”, juives, néo-platoniciennes, manichéennes et

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autres; et que ce Christianisme augustinien allait se développer dans un milieu éminemment composite. Ceci dit, le retour au Père, à l’Un, la parousie évoquée par Claudel, passage cité en première page d’Ammi, sont inscrits sans faille dans la vision augustinienne de l’Histoire humaine, de quelques façons que puissent, pourraient, allaient se vivre les pratiques relatives à tel dogme, tel rituel aux ciels bel et bien divers des Chrétiens de ce temps-là ou des temps à venir. On se rappelle que dans son essai intitulé: “Au commencement du temps ‘universel’ occidental”, Glissant expose avec force l’enjeu que représentera le Moyen-Âge européen dans la joute entre Un et Divers, Raison et Foi, laissant entendre que ces dialectiques auraient pu, en Occident, se développer autrement. Ainsi écrit-il: Seules les hérésies maintiennent avec puissance le cri des spécificités, l’entassement des diversités irréductibles, et enfin l’acharnement à ne pas vouloir d’abord “comprendre” l’inconnu pour ensuite le généraliser en formules et en systèmes. Mais elles seront balayées. (1997: 100)

La vision projetée par l’écriture d’Ammi par rapport aux Confessions correspond bien à ce mouvement étrangleur, au sommet, de la déviance, de la diversité, correspond à ce que nous avons appris, ou cru comprendre de l’œuvre d’Augustin39. Dans son rêve “fondateur”, le parcours méditatif et investigateur de celui qui deviendrait l’évêque d’Hippone avait certes été complexe, long. Intellectuel “grécoromain” formé aux écoles de Madaure, Carthage, Milan, Rome, il allait rester toute sa vie très attaché à son africanité, lui qui parlait toujours des siens et de lui-même en les nommant “africains”. Pourtant, dans ce rêve fondateur, il restera toujours un lieu, en fait, pour le barbare; mais cette fois, le barbare, ce ne sera pas le non-citoyen, ce ne sera pas le citoyen d’origine étrangère, le barbare, ce sera le nonChrétien, et même, souvent, déjà, le Chrétien “hérétique”. On comprend que dans cette réflexion où se risque ici le critique, Augustin devient, en somme, un paradigme. Symbole de ce que l’on évoque ici, ces temps où Monique, si acquise au Christianisme pourtant, devra, 39

Songeant aux idées d’Augustin sur la grâce et la prédestination – apparentées à la ligne que de nombreux siècles plus tard on appellera janséniste – il serait sans doute possible de voir là un germe de dissidence par rapport à l’orthodoxie gagnante; élément intéressant quoique non essentiel pour les questions débattues ici; toutefois, à noter, cette orientation ne fait que renforcer l’idée d’une toute-puissance divine et transcendante.

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sur les injonctions d’Ambroise, évêque de Milan, renoncer à ses coutumes africaines qui voulaient qu’un mort fût accompagné à son tombeau d’offrandes et de libations, boissons et nourritures; coutumes qui, en elles-mêmes, quand on y songe, ne sont pas incompatibles avec le monothéisme, mais révèlent plutôt un écart par rapport à la structure binaire du “corps” et de “l’âme” (C.VI, II. 2)40. En plus, l’exclusion atteindra vite aussi les monothéismes autres que chrétien, monothéisme, ce dernier, uni à l’idée d’une civilisation “universelle”. Les textes d’Ammi assument donc jusqu’au bout la représentation d’une pensée fondatrice d’une Loi qui, un jour, saurait dire: accepte le dogme ou meurs. On notera chez lui, d’ailleurs, un intérêt précis pour certaines figures des deux autres monothéismes, Hébraïsme, Islam, références, on l’a dit, utilisées, entre autres références par Glissant en relation à sa méditation sur la pensée de l’Un, monothéismes en lesquels, me semble-t-il, se mêlent aussi et le meilleur et le pire. Dans Thagaste, les sections où discourent Akiba – ressuscité sous les traits d’un pauvre “bougre”, voix d’outre-tombe venue ranimer le patriotisme anti-romain –, et Maïmon retiendront l’attention pour plus d’une raison. Premièrement, ces deux personnages n’en sont qu’un. Peu à peu, le lecteur comprend qu’Akiba habite la conscience et l’inconscient de Maïmon: il est dans ses “songes” (55). Akiba est le souffle des ancêtres, souffle qui garde vivante la flamme allumée contre l’occupant romain. Deuxièmement, la figure d’Akiba a des résonances historiques et culturelles précises et puissantes: le “vrai” Akiba ben Joseph (c. 50- c. 135) fut l’un des pères de la Mishna et l’un des principaux inspirateurs du Talmud. Son personnage est d’ailleurs enveloppé de légendes. L’Akiba qui transparaît dans Thagaste est celui qui fut, selon une certaine tradition, combattant sans faille de Titus, destructeur de Jérusalem. Une autre tradition, cependant, met en question cette version, met en doute sa participation aux mouvements anti-romains de son temps. Selon certains textes, il aurait été martyrisé en raison de son refus de se soumettre aux édits d’Hadrien interdisant la pratique et l’enseignement de la religion juive. Evidemment, toutes choses consi40

Dans une conversation téléphonique, Mudimbe me faisait remarquer que le pape Grégoire 1er, dit le Grand (pape de 590 à 604) recommandera aux missionnaires poursuivant l’évangélisation de l’Angleterre, de “passer par” les déités locales. De toute façon, quelles que soient les tactiques, psychologiquement utiles, le résultat escompté est le même, doit être le même.

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dérées, pratiques religieuses et rébellion contre les Romains ne sont pas incompatibles, loin de là41. En tout cas, le Maïmon de Thagaste, descendant d’Akiba dans le roman – et ami d’enfance d’Augustin, élève, lui aussi, autrefois, de Maître Honirius –, épousant clairement la tradition qui fit d’Akiba un rebelle à l’Empire, Maïmon rappelle aux “hommes de bien” de ce pays, aux “Justes” pourrait-on dire: Il (Titus) a tué mille de mes frères, n’épargnant ni vieillards ni enfants. Et déporté plus de mille pour les vendre comme esclaves dans les marchés de l’Empire. Un âne valait alors plus cher qu’un Hébreu ! Douze navires, pas moins, furent chargés de captifs et envoyés par Titus en Afrique […]. Ils ont voulu raser toute trace de notre présence sur terre. Mais Akiba, mon ancêtre, le Rabbin qui en fit voir aux Romains, s’est juré qu’ils le trouveraient tout le temps sur leur chemin. En Cyrénaïque, en Lybie… (53)

Plus loin, dans l’une des sections en italiques, le narrateur, celui qui n’est pas l’un des personnages-narrateurs et qui semble pénétrer dans les pensées d’Augustin, évoque Maïmon enfant, à une époque où ce dernier et lui-même, Augustin, “n’étaient pas plus hauts que trois pommes”: “ […] Viens Augustin ! disait-il. Si les Numides et les Hébreux s’unissent…” (75). Par ailleurs, par rapport à la dialectique où se nouent les relations entre Numides et Romains, le personnage de Patricius paraîtra crucial. Les deux sections, dans Thagaste où l’ombre du père discourt sur ce qu’il voit comme la vanité d’Augustin, ou même sa trahison [“As-tu envie de devenir un Romain ? De renier tes ancêtres ? D’oublier leur langue ? De renoncer à leurs mœurs ?” (20)], ainsi que d’autres passages, sont explicites à ce sujet et, de plus, situent la “romanisation” de l’Afrique, certes, dans une “vision prophétique du passé qui permet de mieux toucher l’actuel”. Patricius, le père qui, comme la Grande Royale, personnage de l’auteur sénégalais Cheikh Hamidou Kane, avait voulu que son fils aille à l’école étrangère apprendre “comment vaincre sans avoir raison”, comment suivre les pas de la modernité du mot écrit et des techniques, dirait-on aujourd’hui, de pointe, avec, chez la Grande Royale, l’espoir que les jeunes du pays sauraient mettre les armes nouvelles au service des leurs42, Patricius, quant à lui, renie pratiquement son fils, en dernière page du livre. 41 42

Voir l’article de Louis Ginzberg: http://www.JewishEncyclopedia.com. Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë (1971).

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Lui, le père, qui “jubilait” lorsque l’enfant était complimenté de ses récitations-là à l’école: “Enée faisant voile de Carthage vers l’Italie”…, jubilait, témoin de bien d’autres prouesses, Patricius avait même espéré qu’un jour Augustin s’en reviendrait au pays numide enseigner les “classiques” dans la langue des ancêtres (147). De plus, personnage d’un texte où toutes ces sortes de monologues-dialogues permettent à l’auteur de ne privilégier aucun point de vue et peut-être même d’engager sa propre conscience dans un débat ardu, Patricius refuse toute allégeance à l’une ou l’autre des sectes et croyances de l’heure, du siècle. Ayant professé sa seule foi en “l’homme”, en son peuple aussi (22), en sa dernière apparition, page ultime de l’œuvre, Patricius annonce un adieu définitif à Augustin, dans sa mémoire à lui, mémoire d’ancêtre, et le renvoie aux murs de sa chapelle: “Requérez la parole unique dans le silence, qui est l’annulation des diversités des voix, et ce sera le cloître” (Glissant, 1997: 99). Leçon de sagesse ? Clairvoyance ? L’ensemble des techniques d’écriture choisies par Ammi conduit donc bien et fortement le lecteur à contempler des liens, des relations existant entre textes et pensées, entre poétiques, dirait Glissant, relations aussi entre lieux et temps, êtres et choses, vivants et morts. Ces techniques ajoutent à la conscience que peut avoir tel lecteur, telle lectrice, de la complexité des héritages respectifs, et de leurs fréquents, parfois inextricables emmêlements. Certains d’entre nous regretteront qu’Ammi, si attentif à la diversité, la complexité des lieux et temps qu’il dépeint, n’ait pas justement mis plus de poids sur le fait que ces Vandales qui menaçaient l’Afrique d’Augustin étaient eux aussi des Chrétiens – un bon nombre d’entre eux, au moins –, Chrétiens jugés déjà hérétiques; et que cette religion “d’amour” trahissait, dès les premiers siècles, ses principes les plus profonds: les Chrétiens guerroyaient, guerroient entre eux et, évidemment, contre ceux qui ne sont pas des leurs. Songeant au passage de Sur les pas de Saint Augustin cité plus haut (148), qui fait référence à l’espoir d’Augustin que la Vérité ne soit ni “blanche, ni noire, mais chrétienne”, certains lecteurs estimeront peut-être que l’écrivain avait ici une porte ouverte d’où pouvait s’engager un débat quelque peu plus critique de son sujet. Car, au-delà du “païen”, il y a, tout de même, au monde augustinien, “le chrétien” et “le moins chrétien”, si l’on peut dire. Et comment confronter la rigueur dogmatique, le refus de déviance, à l’espoir également puissant d’Augustin que cette

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Vérité-là ouvrirait la voie à l’accueil, aux relations, aux échanges, aux métissages ? Les dialogues évoqués, dans Thagaste, entre Maïmon et Augustin enfants semblent porter en germe, d’ailleurs, la possibilité d’une approche plus critique de la figure d’Augustin adulte. D’autre part, il faut le reconnaître, une telle approche est sans doute amorcée dans le portrait de Patricius proposé au lecteur. Pourtant, n’y avait-il pas là matière à explorer plus loin l’idée que brisures entre pensée(s) de l’Un et pensée(s) de l’Un, entre pensée(s) de l’Un et pensée(s) du Divers, n’ont rien d’irréparable, de fatal ? Après tout, qui suis-je, qui êtes-vous, pour décider que l’un ou l’autre de ces rituels forgés de mains d’hommes, ces rituels que l’on nomme “religions” n’ont pas fait, ne pourraient pas faire, dans quelque terre plurielle, bon ménage ? Engager, dans ces deux œuvres, un débat plus épineux, plus provocateur aurait peut-être encore mieux servi les terres plurielles chantées ici, y compris l’Algérie contemporaine, souffrante, déchirée. Conjointement, l’écrivain aurait ainsi affermi encore plus la vérité poétique de ses textes. Deux ans après la publication de l’essai sur Saint Augustin paraît Hallaj, texte qui rend hommage à ce grand mystique soufi victime d’une fatwa, crucifié à Bagdad, puis décapité encore vivant, et enfin immolé sur la grande place, en 922. Comme le souligne, entre autres, l’auteur franco-iranien Chahdortt Djavann, Hallaj représente, lui, une dissidence par rapport à l’orthodoxie de son lieu, de son temps43. Là encore, l’écrivain, l’on veut dire Ammi, choisit de présenter son sujet, Hallaj, dans sa nudité, son absolu. C’est au lecteur, décide alors l’écrivain, de poser à Augustin, à Hallaj des questions ? Hallaj disait croire en la “Vérité une, valable pour toutes les religions […]”, et il avait même déclaré: “Ana-l-haqq” [“Je suis la Vérité”] (Hallaj, 127, 11). Paroles immenses, qui prêtent à maintes réflexions, questions. On remarquera que Djavann, d’ailleurs, propose une autre traduction, pour le dernier segment; elle traduit “Ana al Hagh” (son

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Chahdortt Djavann, Bas les voiles (2003: 34l). J’ai encore en mémoire la splendide récitation qu’avait proposée Meddeb de son texte sur “Hallâj revisité” au Congrès Mondial des Littératures de Langue Française, Padoue, 23-27 mai 1983. Publié dans les Actes. Textes réunis par Jacqueline Leiner, Giuliana Toso Rodinis, Majid El Houssi (1984: 389-392).

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orthographe) par “Je suis Allah”: en ces mots, par ces mots, le mystique sentait-il passer à travers lui la voix même de Dieu ?44 Le premier roi vandale d’Afrique, Genséric, prit Carthage en 439 et y établit sa capitale. Il se rendit bientôt maître d’une partie de l’Afrique romaine, confisqua nombre de terres ayant appartenu aux anciens conquérants et, arien, on le sait, persécuta les catholiques. Augustin, malade, était mort en 430, durant le siège d’Hippone qui dura quatorze mois. En 476, Genséric, un an avant sa propre mort, obtint de l’Empire d’Orient la reconnaissance de toutes ses possessions. Un demi-siècle plus tard, environ, le dernier roi vandale d’Afrique, Gélimer (530-534), déposera le souverain légitime, Hildéric, favorable aux catholiques. Justinien 1er saisira ce prétexte pour entreprendre la reconquête de l’Afrique. Vaincu près de Carthage en 533 et 534 par Bélisaire, général de Justinien, Gélimer se rendit et s’en alla mourir quelque part en Asie. En 640, dix ans à peine après la mort de Mohammed (632), les Arabes franchirent l’isthme de Suez. Deux ans plus tard, les successeurs du Prophète occupèrent la Cyrénaïque, puis la Tripolitaine. Encore quelques années, et commencèrent les premières incursions des fidèles d’Allah dans ces terres qui deviendraient la Tunisie, l’Algérie, le Maroc. L’Islam s’installait au Maghreb45: Annaba recompose, lorsqu’elle peut, toutes ces images. Elle convoque chacune des silhouettes qui la hantent. Elle n’en oublie aucune. Elle leur donne toute liberté de franchir le seuil de sa mémoire […]. Elle veut les voir toutes et se convaincre que chacune d’entre elles est un enfant de ce lieu. De cette terre. Quoi qu’il advienne. Quoi qu’en décident les siècles, tous les siècles à venir. (2001: 149)

44

J’ajoute cette phrase après discussion avec deux de mes étudiants maghrébins. Qu’ils soient remerciés. 45 Dans son roman déjà mentionné au premier chapitre, La mère du printemps — l’Oum-Er-Bia, Driss Chraïbi a puissamment traité le choc que fut, au septième siècle, la pénétration islamique en Afrique du Nord.

Page laissée blanche intentionnellement

III. De Virgile auteur à Virgile protagoniste I heard my mouth babbling as ice glazed over my chest. “The gods and the demi-gods aren’t much use to us”. “Forget the gods”, Omeros growled, “and read the rest” Derek Walcott, Omeros, 7. 56. III Venus de partout, ils décentrent le connu. Errants et offensés, ils enseignent. Quelles voix débattent là, qui annoncent toutes les langues qu’il se pourra. Présentation, “Les grands chaos”

Que l’Enéide, dans sa totalité et ses détails, montre un poète empli de compassion et peu enclin à exalter la gloire des armes, tout lecteur quelque peu attentif le verra rapidement. Par ailleurs, plusieurs études contemporaines de l’Enéide rappellent, avec à-propos, que ce n’est pas d’aujourd’hui que certains lecteurs ont vu en cette œuvre “des tensions, des contradictions, des fissures idéologiques”; allusion à des types de discours qui pourraient aller jusqu’à ce que de telles études nomment un courant “anti-augustéen”1. A première vue, de telles remises en question seront mentalement écartées d’exploitations parodiques des structures et langages de l’épopée, tel, exemple des plus frappants, Le Virgile travesti de Paul Scarron, texte que Gérard Genette, justement, placerait dans le régime satirique du “Travestissement”2. Et pourtant… Certes, le ton burlesque, le langage, parfois franchement grossier poussent, chez Scarron, la pratique de la démystification, dérision du projet héroïque et de ses personnages, bien plutôt dans la direction du comique que du tragique. Ainsi, les adieux de Didon à Enée, 1

Voir l’excellente introduction de Christine Perkell (1999) ainsi que les essais qui suivent. 2 Dans Palimpsestes. La Littérature au second degré (1982), Genette fait de nombreuses références à Scarron. Il rappelle que son texte fut précédé, en Italie, de l’Eneide travestita (1633) de Giambattista Lalli, et suivi, en France, de multiples reprises ou suites (64-73).

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qui représentent aussi bien une démystification de la figure d’Enée que de ses nobles origines, mère (Vénus) et aïeul (Dardanus) compris, que de sa mission, inspireront peut-être aussi, chez le lecteur, une sorte de distance amusée par rapport aux “grands styles” révérés par tant et tant de générations. Didon traite ici Enée d’“animal”, “vil” , “sauvage”; il est “sot”, “fat”; ses suivants ne sont que “des traîneurs d’épée”. Elle menace de lui “griller les moustaches”; et fantôme, elle lui fera peur par de terribles “Hou! Hou!” qui le rendront fou. De plus, Didon s’accuse elle-même de la bêtise d’avoir eu le béguin pour ce lâche: Et, pour achever mon sermon, Je te tiens pire qu’un démon, Pire qu’un diable qui t’emporte, Toi, ton fils, toute ta cohorte, Et moi sotte carogne aussi De m’être embéguinée ainsi D’un mangeur de poule, un gendarme!

Quant à la future terre-patrie, promise des dieux, elle est chantée en ces termes: Nous sommes au-dessus du vent, dit-il, et la terre promise est à nous sans plus de remise, ou du moins le sera bientôt. De la part du conseil d’En-Haut, par la bouche du Père Anchise, et par la dame mal apprise, la Harpie au nez si peu charmant, qui me parla si sottement, j’ai des signes pour reconnaître la terre où je serai le maître […]3 3

Paul Scarron, Le Virgile travesti (1648-53). 7 volumes. Livre 4 (1625-1687); Livre 7 (1733-1764) (1988). Au siècle précédent, diverses adaptations dramatiques de l’Enéide avaient paru en Italie, en France, et en Angleterre, telle la pièce de Christopher Marlow: The Life of Marlow, and the Tragedy of Dido, Queen of Carthage [by] C. F. Tucker Brooke (1996). Originally published 1930. Dido, Queen of Carthage, ascribed in first edition (1594) to Marlow and Thomas Nash. Au 14e siècle (1338-39), Pétrarque avait entrepris un long poème épique en hexamètres, divisé en 9 livres, œuvre écrite en latin et qui restera inachevée. Cette œuvre prenait pour objet la deuxième guerre punique. [Francesco Petrarca, L’Africa. Edizione critica per cura di Nicola Festa (1998) – Pétrarque, L’Afrique. Traduit du latin et présenté par Rebecca Lenoir (2001)].

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Le contexte socio-littéraire où s’inscrit l’étude présente est ancré dans une méditation du phénomène colonial en général, et plus particulièrement des contacts entre Afrique, Antilles, Europe, ProcheOrient. Le retentissement considérable qu’eurent les textes de Virgile au cœur des patrimoines littéraires du monde, en particulier ceux de l’Europe, n’est évidemment pas le centre de cette étude. Cependant, à la lecture de Scarron, une question toujours utile par rapport au travail entrepris ici reste bien: qui et quoi sont ici moqués, démystifiés ? Les thèmes, les personnages, le style, les lectures qu’on en fait, certaines idéologies déchiffrables dans le texte ? Les uns vont-ils sans les autres ? En ce qui concerne l’auteur de La Divine Comédie, texte si souvent cité où Virgile apparaît comme le guide du voyage, on se rappelle que cet auteur refusera cependant à son maître l’accès au Paradiso, Béatrice prenant la relève. Les mots mis par Dante dans la bouche même de Virgile montrent ce dernier conscient d’avoir été “rebelle” [“ribellante”] à la loi de “cet empereur qui règne là-haut” [“[…] quello imperador che là sù regna”], et que donc, par lui, Virgile, nul ne pourrait atteindre la cité céleste (Inferno, Canto 01,124 -126). Dans son introduction mentionnée plus haut, Perkell propose l’idée que Dante reprochera à Virgile un manque de confiance en la justice divine, manque de confiance évident, entre autres, dans le célèbre: “Dis aliter visum […]” [“Les dieux ont eu d’autres desseins […]” (Livre II, 428)], exclamation qui suit, dans le texte, la référence, par Enée narrateur, à la mort de Rhipée, Troyen juste parmi les plus justes. Dante rétablira, contre Virgile, la foi en la justice divine en plaçant Rhipée le païen dans son Paradiso (Canto 20, 67- 69); élection exceptionnelle, celle de Rhipée, dans un texte qui confine aux “limbes” tant de Camille, tant de Latinus, Lavinia, Virgile des temps (en compagnie, remarquons, d’Homère, d’Hector, d’Enée, de César); limbes dont il semblerait d’ailleurs que Turnus, le patriote, soit exclu, bien que le narrateur reconnaisse ne pas pouvoir nommer toutes ces âmes en attente, tant son dire est long, qui le pousse (Inferno, Canto 4)4. 4

Dante Alighieri, The Divine Comedy. Translated with a Commentary, by Charles S. Singleton – édition bilingue en trois volumes (1970). A ce jour, deux volumes seulement (Inferno, 1996 et Purgatorio, 2003) d’une excellente édition bilingue plus récente ont paru: The Divine Comedy of Dante Alighieri. Edited and Translated by Robert M. Durling. Introduction and notes by Ronald L. Martinez and Robert M. Durling.

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Nombre de lectures contemporaines révèlent donc un Virgile saisi de doute, mettant peut-être en question sa mission: se faire le Chantre d’Auguste et du nouvel “ordre” impérial. Un point qu’il est important de souligner cependant est la couleur elle-même idéologique qui, d’un lecteur à l’autre a marqué, marque la réaction aux divers patrimoines textuels ainsi qu’aux commentaires qui leur ont été, leur sont consacrés; réaction, en premier lieu, ici donc, au texte de Virgile, et, chez lui, à un discours non pas tant souterrain que complexe, peut-être inattendu pour un lecteur ou l’autre formé – aveuglé ? – par telle école de sa jeunesse, de sa culture. Plus la conscience de la permanence inconsciente d’une idéologie (images, mythes, concepts…) sera grande, plus sans doute devrait aussi se faire sentir l’exigence d’une lecture lente et froide5. Une exploration créative de poids de l’“autre” Virgile, celui qui doute, celui qui met en question sa mission – mais doute de quoi ? car quelle elle est la “mission” du poète, de tout poète ? – est l’œuvre de Hermann Broch, Der Tod des Vergil (La mort de Virgile), roman écrit, on s’en souvient, au temps d’une Europe brûlée par la barbarie nazie. Cette œuvre offre des pages particulièrement complexes, subtiles, puissamment imaginatives, où s’élaborent, entre autres, les méandres d’un certain doute virgilien; ce doute qui, le dit une tradition évoquée dans l’introduction au présent ouvrage, serait allé jusqu’au désir de brûler l’Enéide. Les deux sections qui suivent développent les réflexions entreprises ici: la première retourne à Virgile auteur; la seconde examine donc un Virgile protagoniste de roman.

Errants et indignés: Turnus, Camille, les mères…6 Pour une lectrice non spécialiste de culture latine, il est bon d’entendre un critique rappeler que les célèbres pax romana et unité romaine, dont il est question sous César Auguste, concernent en premier lieu les nombreux peuples italiens de la péninsule, ainsi celui de Virgile le Cisalpin, élevé dans une autre culture, une autre langue, décentré, de naissance, par rapport au pouvoir de Rome. Par ailleurs, 5

Voir Louis Althusser, Pour Marx (1965). En général, les traductions et commentaires de langue française gardent le latin pour certains noms et en francisent d’autres. Je suis ici la tradition: ainsi “Camille” mais “Amata”, par exemple. 6

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dans son étude toute en précision et finesse, étude centrée sur le Livre II, ce même critique, W.R. Johnson, résume les complexités présentes au texte à la faveur d’un long paragraphe sur le personnage, problématique, complexe, justement, d’Enée, des Enée, l’un, le personnage narré par le maître narrateur, et l’autre, le personnage lui-même narrateur. Nul doute, on le rappelait plus haut, l’orientation idéologique de chacun, lecteur du texte dans son ensemble et récepteur du discours critique, créera des résonances, réactions variées. Commentant le Livre II, Johnson écrit: This cardinal moment in Aenas’s self-narration at Dido’s court defines with vivid economy both Aenas’mission and his feelings about it and himself. He is, here and usually elsewhere, but supremely here, a mere vessel of history, its transparent instrument; he is, in a manner that accords perfectly with Roman ideology of empire, the selfless agent of history, the vanishing present that fuses the sacred past with the sacred future; he incarnates the just power that, obedient to tradition and to the common good, labors to accomplish what duty and providence command him to accomplish. But in this “eternal moment” he is also, simultaneously and paradoxically profugus (fugitive, runaway slave) an icon of the world’s dispossessed, of the wandering outcast; he is a figure of diaspora, he is the courageous vanquished, down but not out, because required to survive and thrive elsewhere. Finally, he is also, in this image of his self-representation (and here one thinks inevitably of Theodor Haecker’s Vergil: Father of the West and of the astonishing mileage T.S. Eliot managed to get from the fuel that book gave him) the bright phoenix of humane culture that the forces of darkness and barbarism cannot annihilate7.

La résonance de ces derniers mots: “[…] que les forces des ténèbres et de la barbarie ne sauraient annihiler” va, certes, très loin, pourra aller très loin selon le lecteur, et dans le contexte de l’étude entreprise ici: par qui Troie fut-elle détruite ? Quel “dépossédé” deviendrait le conquérant du Latium ? Qui s’était joué de l’hospitalité, de l’alliance de Didon la Punique, bientôt l’Africaine ? Il est vrai que, croisant aux pays des ombres celle de la Reine, Enée plaint cette ombre d’avoir souffert, à cause de lui, d’une peine d’amour. Pourtant, il élude toute responsabilité, guidé, téléguidé qu’il était, qu’il est, par les dieux qui poussent la toute-puissance à l’obliger à visiter ces lieux de la putréfaction. (Livre VI, 460-464) Faut-il donc voir là la signature du héros ? Oserait-on, brin de sacrilège, voir là une naïveté, une légèreté, 7

W.R. Johnson, “Dis Aliter Visum. Self-Telling and Theodicy in Aeneid 2” (Perkell: 50-63).

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peut-être même une lâcheté des moins héroïques, des moins, aussi, éclairées ? Enée paraît oublier que dans son propre monde, relations personnelles, sociales, voire politiques, auraient pu, auraient dû marcher main dans la main. Avec, de surcroît, à l’esprit, les dialectiques pouvant exister entre “agresseur” et “agressé”, “barbare” et “civilisé”, “ombre” et “lumière”, sujets de réflexion qui ont soutenu, en partie, la trame des deux premiers chapitres de cette étude, la conduite d’Enée au Latium fait se perpétuer les questions ou plutôt les découvertes. Le lecteur apprend donc qui vaincrait et tuerait Camille, la reine des Volsques rebelle à l’envahisseur; qui ravirait Lavinia, princesse du Latium, à Turnus le Rutule, le résistant, au nom d’un empire béni des dieux; qui tuerait, dans un moment de “furie”, ce même Turnus. D’un texte à l’autre, s’impose enfin à l’imagination l’image de multiples familles, de multiples mères combattantes qui se jetteraient des ramparts de leurs villes en feu, au Latium, à Carthage, résistantes à Enée, à la pax romana des Scipion, et au divin Maître. Ville, femme, flamme conjuguées: symbolique analysée, éprouvée au long de cette étude8. Relisant l’Enéide, l’invasion de Troie par les Achéens revient vraiment en mémoire: ironie. Se référant à l’Iliade, et usant, entre autres, des symboles que sont le camp grec et la ville troyenne, Genette souligne avec à propos que rien, dans l’Iliade n’évoque une civilisation achéenne, mais une horde de guerriers établis, avec leurs serviteurs, leurs captives et leurs dépouilles antérieures, entre leurs rives et leurs cantonnements. C’est en face, derrière les murailles d’Ilion, que vit un peuple, avec ses palais, ses murailles, ses temples, ses soldats-citoyens, ses épouses tremblantes, et ses enfants effrayés, tous en attente de pillage et d’incendie, de massacre, de servitude, d’exil dans le meilleur des cas.

Et il ajoute: “On ne peut donc sérieusement soutenir, comme le fait Hegel, que la supériorité militaire des Grecs est ici celle d’une civilisation sur une barbarie, mais bien plutôt l’exact contraire […]” (1982: 207). En ce qui concerne la “supériorité militaire”, en fait, les lecteurs de Glissant se souviendront que, plus d’une fois, dans ses essais, l’écrivain, faisant référence aux défaites, ou demi-victoires qui mettent en route maints chants épiques (“Chaque fois qu’on réfléchit à 8

La douleur des mères, chez Virgile, est bien de tous les camps: qu’on songe à la déchirante tirade de la mère d’Euryale, le jeune Troyen, à l’annonce de sa mort (Livre IX, 472-503).

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l’épique, on voit qu’il y a ce besoin de se rassurer”), ironique, l’écrivain rappelle que, sans la ruse que fut le cheval d’Ulysse, les Grecs “seraient encore autour des murailles de Troie”: où, la grandeur épique du Conquérant ? 9 Et pourtant… conquis hier, conquérant demain… Les derniers Livres de l’Enéide ne présentent aucunement l’installation d’Enée au Latium comme un avènement d’harmonie, de bonheur, sur la terre promise. Au début du Livre XII, les dialogues engagés d’une part, entre Latinus – chef des peuples confédérés face aux Troyens et leurs alliés –, et Turnus, dialogues engagés d’autre part entre Amata, l’épouse de Latinus, et Turnus, ces dialogues sont révélateurs de subtils va-etvient entre différents points de vue. Ces points de vue pèsent non seulement sur les raisons de se battre ou d’accepter l’ordre nouveau, mais peut-être encore plus inspireront chez le lecteur un débat sur des questions essentielles: qu’est-ce, l’héroïsme, le patriotisme ? Que vaut la guerre ? Que vaut la paix ? Qu’est-ce, la paix ? Quelle est dans la cité la place du prince, celle du poète, celle des dieux ? Quelles sont les places de la femme, de l’enfant, du soldat, de la famille, de l’esclave ? Qu’estce, être citoyen ? Maître chez soi, esclave chez l’autre ? Qu’est-ce, enfin, la “civilisation” ? Jusqu’au bout, on le sait, Turnus, rebelle à l’invasion, combattant de l’indépendance nationale, résistera; jusqu’à la mort, dépeinte cependant dans toute l’humanité d’un être qui espère encore vivre, qui “supplie” (XII, 930-931). Alors que Latinus, deux fois vaincu par les forces d’Enée, est prêt à s’arranger avec l’intrus, négocier la paix, même si Turnus doit mourir – mais alors, demande le roi, pourquoi ne pas arrêter les combats dès maintenant et le garder vivant ?; alors qu’Amata prie Turnus d’arrêter la lutte, prête comme elle est pourtant à mourir s’il meurt, car “captive” elle n’admettra pas Enée pour gendre; alors que Lavinia, pièce majeure, quoique impuissante, de ces rapports de force, “les joues brûlantes”, se met à pleurer, Turnus a ces mots implacables: “neque enim Turno mora libera mortis” [“Turnus n’est pas libre d’écarter la mort”]. Pour lui, Enée, le héros choisi des dieux, n’est rien d’autre qu’un “tyran phrygien” (74). Pour lui, Turnus, 9

Glissant 1996b: 36. On ne saurait oublier d’ailleurs que l’entreprise achéenne commence par le meurtre rituel d’une femme: Iphigénie. On sait que Glissant rappelle souvent la triste dialectique existant, chez maintes cultures humaines, entre la vision d’une harmonie collective et le sacrifice d’une victime [ainsi dans Le discours antillais où, entre autres, il mentionne René Girard (138, note 7); et récemment, encore, dans Ormerod (56), passage cité au premier chapitre].

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pour ses frères et sœurs alliés, Enée est doublement agresseur: tel Achille le Grec, l’assaillant de Troie (Enée au Latium), tel Pâris le Troyen et son rapt d’Hélène (Enée et Lavinia). Pour certains, Turnus symbolise l’honneur et le droit des envahis, des colonisés, le droit d’une communauté à résister à l’idée et à la mise en œuvre de l’hypercivilisation. Pour certains, au contraire, Turnus paraîtra être, l’a été parfois dans le monde de la critique, un obstiné, un violent, un ambitieux immature ou maladroit, somme toute un individualiste qui, défiant le destin et la raison, mérite son triste sort. Pour ceux-ci, sa violence, réaction à l’agression, pour un idéal humain de haute volée, pour l’idéal humain tout court, restera problématique. Mais comment sortir de ce dilemme: qui, l’agresseur ?; qui, l’agressé ? Quiconque lira ces textes avec précision enfin ne saurait manquer de saisir deux vers extraordinaires qui décrivent respectivement la mort de Camille et celle de Turnus en termes absolument identiques (vers inspirés, j’ajoute, de ceux décrivant, chez Homère, la mort, d’abord, de Patrocle, tué par Hector, le Troyen, puis celle de Hector, tué par Achille, le Grec…10). Il serait difficile de ne pas voir là, dans la similarité de ces deux vers, quelque signe, au moins, adressé au lecteur. Que l’on veuille bien prêter attention à ce vers répété: “uitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras” [“et la vie dans un gémissement s’enfuit indignée sous les ombres” – Livre XI, 831, mort de Camille; Livre XII, 952, mort de Turnus]. Quiconque lira avec précision remarquera encore que l’alliance des femmes du pays à la résistance de Turnus est immense et pathétique, allant jusqu’au suicide (ainsi celui d’Amata), et que c’est une femme, Camille, qui est en fait décrite comme la mère, le nerf, des combats; femme pour laquelle Opis, porte-parole de Diane, annonce une grande renommée parmi les peuples11. Monti, auteur déjà mentionné dans cette étude, pousse son analyse, très pertinente, dans le sens de ces études contemporaines qui, désormais, font place, non seulement à l’ambiguïté du héros, à ses 10

Patrocle tué par Hector: L’Iliade, 16 (853-856). Hector tué par Achille: L’Iliade, 22 (362-363). Pour cette étude, j’ai utilisé une version anglaise d’Homère: The Iliad (1975). The Odyssey (1963). Translated by Robert Fitzgerald. Voir l’excellente étude de Michael Putnam: “Aeneid 12. Unity in Closure” (Perkell 1999: 210-250). 11 Pour mémoire, on trouvera ces séquences présentées en quelques détails en fin de volume.

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multiples facettes, mais aussi, évidemment à l’ambiguïté du projet d’ensemble; lectures donnant, en particulier, plus ou moins d’importance à l’immense polyphonie de l’œuvre. Cependant, il me semble que, comme c’est le cas chez d’autres critiques, la mise en question, par Monti, et de la grandeur du héros, et de la grandeur du projet impérial, civilisateur, censément projeté par l’Epopée, pourrait être poussée même plus loin. Ce qui suit reprend cette question en quelques détails. C’est Monti qui écrit en termes, notons-le, très forts: It is the horror and the irony of the Aeneid that the career of the protagonist is developed in an inverse relation to his hypothetical goal. The purpose of Aenas is to lay the foundations for Rome and a golden age when mankind will be given civilization, law and justice will rule, and peace will prevail. The closer, however, Aenas moves towards that goal, the farther it recedes from them. His progress is an illusion. At the beginning of the epic we see Aenas amidst the ruins of the lost civilization of Troy. He is forced to become a nomad, and the promise of something better in Italy prevents him at every turn from founding a city and regenerating civilized society. When he does arrive in Italy, he is assimilated to Achilles, his Troyans to the invading Greeks, issuing from a city built in the likeness of a camp (Aeneid 7.157159) and fighting for a stolen bride. If, in the end, Aenas becomes an active particicipant in violence, it is, nevertheless, creative violence undertaken in the name of peace and civilization and at the behest of a divine providence which is presented as ultimately benevolent. (92-93)

Pour la “divine providence”, la fin justifierait-elle donc les moyens ? Au Livre I, Jupiter, annonciateur de la paix, de l’ordre à venir au monde de César – descendant de Iule (Ascagne), donc de Vénus –, Jupiter inscrit bien, en mots sonnants, la “subjugation” des Rutules dans la structure dite civilisatrice, parmi celle, d’ailleurs, de bien d’autres peuples (261-267). Après avoir décrit à Vénus les exploits futurs et destructeurs d’Enée, le Maître des cieux ajoute, parlant des Romains: “Hic ego nec metas rerum nec tempora pono: imperium sine fine dedi”. [“A ceux-là ni bornes dans l’espace ni durée définie je ne fixe: je leur ai donné un empire sans fin”.] (278-279)

En ce qui concerne la polyphonie, la question d’une voix à identifier ou non à celle de l’auteur reste, on le sait, une question récurrente en

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études littéraires12. Ainsi, l’interprétation devrait varier selon que la voix de Jupiter s’entendra comme celle de l’un des locuteurs ou comme une voix-maîtresse. Il serait difficile pourtant à quiconque a lu le texte avec précision, de ne pas voir en Jupiter une voix-maîtresse. Une question même plus pertinente, et immense, il est vrai, serait de se demander pourquoi l’on devrait lire le discours impérial du dieu comme incarnant automatiquement la voix de l’auteur, dans ses dimensions aussi bien conscientes qu’inconscientes. Mettre en scène un discours, est-ce y adhérer, au moins sans partage ? La polyphonie d’un texte, on le sait – on en parlait au chapitre précédent à propos de l’écriture d’Ammi – fournit peut–être à l’auteur lui-même des voies où converser avec ses doutes, déchirements, voire avec les contradictions vivantes de son “inconscient politique”13. Et le conteur, celui qui dès le début de l’Enéide dit “moi qui”, s’il est bien porte-parole, de qui l’est-il, et pour qui ? Il se pourrait bien enfin que l’ironie soit la chair et le sang du discours poétique. Certes, Monti a bien raison de souligner qu’Enée, le vaincu de Troie, l’errant sans feu ni lieu, n’aurait pu deviner que son destin serait de devenir, à son tour, agresseur. Mais si la Sybille, au Livre VI, prophétise que la guerre au Latium sera une seconde guerre de Troie (88-94), comme le souligne aussi Monti, il s’ensuit que le plan divin s’inscrit bien dans le cycle infernal de l’agression, de la violence. L’œuvre doit évidemment se lire dans tous ses détails et dans son ensemble, et chaque lecteur devra tirer les conséquences de sa propre lecture. La référence, par Monti, à la “violence créatrice”, prix à payer pour la “civilisation”, pourra ainsi faire songer à l’univers dépeint par Saint-John Perse dans Anabase14, sorte d’apologie on ne peut plus anti-glissantienne de la colonisation, mais s’inscrivant bien dans la ligne de nombreux discours du passé colonial européen. Au cours de son développement, Monti évoque la scène de la mort de Turnus, mort “dérangeante” (“disturbing”), et qui donne l’impression que Virgile a 12

L’ouvrage de Julia Kristeva, Semeiotike, Recherches pour une Sémanalyse (1969) reste très utile. Voir en particulier les pages où elle étudie les travaux de Mikhail Bakhtine: “Le mot, le dialogue et le roman” (143-173). Dans la dernière partie de son chapitre sur “les jeux avec le temps” [Temps et Récit II. La configuration dans le récit de fiction (1984)], Paul Ricœur commente aussi Bakhtine avec clarté, notamment La Poétique de Dostoïevski (1970). 13 Titre d’un ouvrage connu: Fredric Jameson, The Political Unconscious. Narrative as a Socially Symbolic Act (1981). 14 Anabase dans Saint-John Perse (1972: 93-114).

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quelque chose de “spécial” à dire aussi bien sur Enée que sur “l’idée de Rome”; quelque chose, peut-être, de plus que spécial, peut-être d’essentiel. Enfin, les lecteurs de l’Enéide savent bien que la ville de Latinus n’aura jamais, au texte, de nom et que sa localisation même est restée vague: Lavinium, qui reçoit son nom de la femme prise au résistant, est/sera la ville sainte. Cette lectrice ne sait trop d’ailleurs comment interpréter les commentaires de Perret, traducteur et chercheur érudit, lorsqu’il assure, qu’antérieurement à la fondation de Lavinium, “rien ne peut avoir existé sur le sol italien que de provisoire et voué à l’effacement”; que la ville de Latinus, “devait, une fois accomplie l’œuvre éternelle d’Enée, s’évanouir totalement comme emportée comme un souffle […]; il est dans l’esprit de l’Enéide qu’elle doive toujours nous rester insaisissable”15. Mais, encore une fois, comment lire un poète ? Comment être si sûr que Virgile n’est pas ironique, voire iconoclaste, par rapport à la prétention des “civilisateurs” pour qui toute terre est toujours, avant leur arrivée et leurs multiples bénédictions, vierge et infertile ? Jusqu’au bout, le poète paraît multiplier exigences de lecture et ambiguïtés. Dans le projet d’ensemble, certes, Troie s’estompe. Lorsque au Livre XII, Jupiter et Junon, administrateurs du monde, discutent encore des meilleures façons d’en finir avec l’ordre, ou plutôt le désordre ancien, il semblerait que la vigoureuse requête de Junon à Jupiter: “Troie est morte, permets qu’elle soit bien morte, et son nom avec elle” l’emporte. Troie est morte d’un bout à l’autre de ses temps, de ses noms [“occidit occideritque sinas cum nomine Troia.” (828)]. Enée, dit-on, rapporte au Latium ses pénates troyennes du temps d’antan (Dardanus); mais depuis Homère, les grands dieux “fondateurs” parlent bel et bien grec, et maintenant latin. Jupiter annonce un rituel, une langue, des mœurs latins. Page tournée: le monde est romain. Pourtant, nul ne pourrait nier que les sangs et les dieux soient mêlés tout du long de l’histoire, nul ne pourrait dire que dans la trame du texte, l’origine de Rome soit une, claire, d’une lignée légitime et sans faille. Le palimpseste parfait n’est pas, Dieu merci, de ce monde: que la stèle d’Amon ou celle d’Aton soient grattées, les lettres affleurent aux matériaux que sont la chair vivante des pierres, argiles, enfin, des mémoires. Ascagne (Iule) est le fils de Créuse la Troyenne, la première épouse d’Enée disparue dans les flammes de Troie. Au Livre I, Jupiter, dans sa vision, installe à Lavinium Iule régnant, puis le fait se dé15

Perret, Tome 3, Livre IX-XII, Notes complémentaires (266).

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placer à Albe La Longue (270-271). Au Livre VI, livre aussi des visions — mais quelles visions croire ? celles de Jupiter ? celles des Enfers ? –-, l’ombre d’Anchise montre à Enée son dernier né “Silvius, nom Albain”, qui sera fils de la deuxième épouse, Lavinia l’Italienne, l’épouse “volée”. Albain sera roi et père de rois en Albe La Longue (760766): emmêlements incontournables depuis la nuit des temps. Monti a nul doute raison de rejeter l’interprétation proposée parfois qui suggère que la mort de Turnus aux mains d’Enée serait une mise en garde, y compris à l’adresse d’Auguste, contre le choix d’une volonté individuelle irrationnelle en opposition à des considérations d’ordre public. En effet, dans la perspective d’un idéal romain, l’ordre politique commandé par les dieux et le destin sert autant le peuple que la famille que l’individu. On a vu et déjà souligné, par exemple, que les relations dépeintes entre Didon et Enée, lors du séjour de ce dernier à Carthage, s’efforcent de faire se joindre engagement personnel et alliance politique. Turnus, dans cette perspective, n’est pas plus individualiste qu’Enée. Monti voit chez Virgile un choix délibéré dans la “retenue” (“restraint”) finale démontrée par son texte, lequel ne fait pas voir la suite, les “produits” (“products”), en effet, de cette “violence créatrice”, l’épopée mettant là son point final; c’est-à-dire, Virgile laisserait le lecteur sur sa faim…, lui permettant de rêver à des développements, détournements de l’histoire, de ce plan superbe arrangé, dès le premier Livre par Jupiter. Une telle lecture se comprend, s’accepte même pleinement, à condition d’envisager, semble-t-il, même plus qu’une “retenue” chez l’auteur. Jupiter avait aussi prédit, qu’à l’ère des César, la “fureur impie” (celle des Furies qui animent aussi le bras d’Enée dans le coup d’épée fatal qui tue Turnus ?), vaincue, la fureur serait alors liée de “cent nœuds d’airain” et, qu’à son tour, elle aurait “la gueule sanglante” (Livre I, 294-296). Virgile, fin stratège, poète parfois opaque, toujours complexe, demande beaucoup à sa lectrice, heureusement. Il serait pourtant difficile d’affirmer que le poète ne dérobe pas à Jupiter, par ce refus de conclure, sa vision grandiose d’un “empire sans fin”, où la paix ultime, siècle après siècle, se gagne toujours et encore dans le sang. Certains lecteurs de l’Enéide se sont demandé, c’est connu, si l’Enéide était incomplète ou achevée. Il y aurait bien, l’ont dit les érudits, quelques vers imparfaits, à terminer, à faire ou refaire, ici ou là. Certains de ceux que dérange la fin non finale, l’absence, en somme, d’apothéose vers le ciel romain, ont même espéré que Virgile avait, dans ses rêves, un texte vraiment final qui remet-

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trait enfin l’épopée dans son droit chemin, chemin conforme à la narration épique dite “monologique”. C’est Julia Kristeva qui, à ce sujet, écrivait: Le principe d’organisation de la structure épique reste donc monologique. Le dialogue du langage ne s’y manifeste que dans l’infrastructure de la narration. Au niveau de l’organisation apparente du texte (énonciation historique/énonciation discursive) le dialogue ne se fait pas; les deux aspects de l’énonciation restent bornés par le point de vue absolu du narrateur qui coïncide avec le tout d’un dieu ou d’une communauté. (1969: 159)

Selon Perkell, cependant, l’exégèse contemporaine a tendance à voir la fin proposée comme la vraie fin16. Parmi d’autres éléments du récit la forte, très forte image dès deux morts de Camille et de Turnus, décrites par les mêmes mots, image qui montre deux errants indignés en route pour le pays des ombres, frère et sœur peut-être de ces errants offensés qui enseignent (“Les grands chaos”), cette image soutiendra le lecteur dans l’appréhension d’un Virgile pas aussi augustéen, pas aussi romain, pas aussi “épique”, qu’on ne l’avait enseigné à beaucoup dans leur jeunesse. C’est encore Monti qui associe cette fuite indignée dans le pays des ombres à la visite d’Enée à ce même monde, ou plutôt à sa sortie, et à son retour vers le monde des vivants par la porte des illusions, celle, resplendissante, d’ivoire. Ces deux moments du texte, Monti les relie au sentiment où nous laisse le récit: la vanité des poursuites d’Enée (93). A expliciter. En conclusion à cette section, le lecteur est invité à revenir à ces Enfers où plonge l’errant, dernière initiation avant la marche du héros sur Rome: “Il est deux portes du Sommeil” (“Sunt geminae Somni portae” […] Livre VI, 893) raconte Anchise avant l’ultime adieu. Il est probablement vain de suggérer que le terme “Sommeils”, terme dont use le guide d’Enée, alors sur le point de quitter le pays des ombres, Enée, prêt à retrouver vaisseaux et compagnons, vain de suggérer que ce terme a des résonances très “modernes”. Dans le texte, des signes, nombreux, montrent que Virgile situe bien le voyage d’Enée chez les ombres au niveau du rêve, de “l’inconscient”, niveau psychique, en tout cas, où “pressentiment du passé et mémoire du futur” affluent, dirait Glissant – songeant ici au Mythe et à son poids sur, res16

“Editor’s Introduction” (Perkell 1999: 5).

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pectivement, l’histoire et la littérature occidentales (1981b: 138). Le poète latin, on s’en souvient, emprunte la symbolique de ce passage à la Pénélope d’Homère qui parle, elle, clairement, des rêves, songes trompeurs, ou visions productrices de sens et de vie pour ceux qui sauront les reconnaître, les saisir. C’est à Pénélope, parole de femme, sagesse de femme, que Virgile emprunte la double image de la “porte de corne” (celle des visions fécondes: transparence entre le rêve et le vécu ?), et de la “porte d’ivoire” qui ouvre, elle, à l’illusion des songes de la nuit17. Anchise, reprenant l’image, souligne que par la porte faite de corne “une issue facile est donnée aux ombres véritables”[“[…] qua ueris facilis datur exitus umbris”[…] (894)]; l’autre, “d’un art achevé”, “d’un ivoire éblouissant” n’annonce aucun retour vers le réel (888-896). Plus tôt dans le récit, c’est alors que le narrateur décrit Anchise en contemplation devant celles des âmes qui reviendront à la lumière des vivants qu’Enée survient. Ces âmes, innombrables, en fait, “nations”, “peuples” [“[…] gentes populique […]”], le narrateur les compare à des abeilles vives: elles volent et bourdonnent. “Ce sont les âmes à qui les destins doivent d’autres corps”, explique Anchise [“[…] Animae, quibus altera fato/corpora debentur […] (713-714)]; mais l’oubli est lent, très lent, au fleuve Léthé, oubli qui efface peu à peu, siècle à siècle, l’ancienne vie, avec aussi les anciens crimes, brûlés, lavés (crimes de qui ?), oubli qui permet de revivre. Enée a alors ces mots lourds, très lourds: “Quae lucis miseris tam dira cupido ?” [“Quel est donc chez ces malheureux ce goût sinistre de la lumière ?” (721)]. Goût sinistre, goût de mauvais augure ? Enée douterait-il qu’une meilleure chance, un meilleur destin, attendent les revenants ? Quels revenants ? On relit donc ici ce passage déjà mentionné au premier chapitre, passage où, perçant les ombres de son regard de voyant, Anchise – voix parallèle à celle du Jupiter créateur et tout-puissant – présente à Enée le défilé des fondateurs de Rome et leur mission. Un peu plus tôt encore, dans le récit, le narrateur avait créé le tableau, dans les lieux, cette fois, élyséens, d’une troupe de poètes, visionnaires, artisans du Chant (les “uates”), de justes aussi, humains de bien et d’intelligence qui avaient, qui ont rendu la vie meilleure, et “ont laissé un souvenir dans la mémoire de quelques-uns” [“quique sui memores aliquos fecere merendo […]” (662-665)].

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L’Odyssée, 19 (526-535).

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Face à ces textes si souvent commentés, cités, et par tant de générations de lecteurs, la lectrice d’aujourd’hui se demande une fois de plus, où, dans ces foules innombrables, placer, et dans quel avenir, les ombres “indignées”; où, les Camille, où, les Turnus, où, les mères, où, les sœurs, où, les enfants jetés dans la mer. Le lecteur d’aujourd’hui se demande encore en quelles nations, quels peuples, quelle lumière du jour, ces ombres allaient renaître, renaîtraient; et où, les Enée, où, les Scipion, dans les Carthage des temps. Dire que Virgile “choisit” Turnus plutôt qu’Enée serait naïf, et même absurde: les Volsques, les Rutules du texte n’ont rien d’angélique; c’est heureux. Il est toutefois non seulement possible mais simplement conforme à une lecture rigoureuse du texte, de lire dans l’Enéide une condamnation de la violence haineuse qui, jamais, ne fera sortir les humains de la barbarie: il est clair d’ailleurs que, jusqu’à la dernière minute, le poète montre le héros hésitant, et laisse à Enée sa chance de renoncer à l’épée, celle qui fonde, une fois pour toutes, fin très “dérangeante” en effet, la grandeur du projet civilisationnel dans le sang. Une question, certes, continue de brûler: dans “l’horreur des armes de Mars” (Livre 1, 4), vers déjà cité au premier chapitre, où est donc la part de l’humain, où, celle des dieux ? Manière, bien sûr, de poser la vieille, très vieille question de la responsabilité des humains, face au “destin”, lequel, au niveau quotidien, inclut le jeu social et politique alloué en partage à chacun, en ses lieux et temps. A ce propos, certains se demanderont, dont cette lectrice, pourquoi le narrateur montre à Enée et la Sybille, tous ensemble tapis dans les “premiers passages de l’Orcus” (“Orcus”, autre mot pour la mort, chez les Romains), tous ensemble tapis, les Deuils, Soucis, Maladies, Vieillesse, Peur, Faim, l’affreuse, obscène Misère [“turpis Egestas”], le Trépas et la Peine, le Sommeil (plutôt l’engourdissement, l’apathie), frère, “consanguin” du Trépas [“tum consanguineus Leti Sopor”] …, la Guerre aussi “qui tue” [“mortiferum”], enfin, la Discorde en délire [ “demens”]. Au milieu de ce cercle, le poète installe les Songes “vains” [“Somnia […] uana”]. D’une importance majeure, paraîtra l’irruption, peu fréquente, en fait, saisissante, du “je” conteur avant que les deux voyageurs ne s’engagent dans les palais de Dis (Pluton). La posture du moi conteur est de faire appel aux dieux, les enjoignant de lui donner le droit – aussi un devoir ? [“fas”] – de rapporter ce qu’il a entendu. Le lecteur est ici amené à se demander si, dans cet appel aux dieux mis en face de leurs “créations”, le conteur ne met pas en question

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l’innocence de ces dieux: toutes ces misères, tous ces cauchemars perpétuels qui hantent les vivants, pourquoi font-ils cercle autour des songes “vains” ? Ces songes mènent-ils à la misère, la mort, la guerre ? Mais les humains ont-ils inventé, choyé, la faim, la maladie, la misère, la mort, la guerre ? Le lecteur se demandera enfin si dans cet effrayant tableau, le poète ne mêle pas maintes réalités à jamais liées à la condition humaine, et des réalités qui, elles, paraissent liées à l’action humaine: au choix ? (264-284). Et pourtant: condition et action humaines ne sont-elles pas, final de compte, peu, beaucoup, et souvent inextricablement emmêlées ? En fin de prophétie, l’ombre d’Anchise fera sortir Enée et la Sybille par la porte d’ivoire: serait-ce parce que le héros est encore dans son premier corps, son premier destin ? Serait-ce parce que l’avenir n’est à personne, inconnu, mais que le rêve est là: peut-être monde à naître, peut-être immense chimère ? Serait-ce parce que vaisseaux, compagnons, pays conquis, empire, âge d’or ne sont qu’illusions ?

Broch: héros fabuleux et autels sacrificatoires Le vœu qu’aurait émis Virgile avant sa mort, à savoir que son œuvre “inachevée” soit brûlée, sert de tremplin à Broch pour la construction de son roman, symphonie poétique, patiente et sinueuse, immense texte-métaphore souvent développé au discours indirect libre, discours évoquant le monologue intérieur. On se rappelle que dans le langage genettien de Palimpsestes, plusieurs termes tentent de saisir diverses relations transtextuelles, notamment: intertextualité, paratextualité, métatextualité, architextualité, hypertextualité. La mixité de telles relations à l’intérieur d’un même texte peut être telle qu’un effort d’honorer cette catégorisation s’avérera souvent non seulement difficile, mais servira plus ou moins la réflexion. Le seul terme “intertextualité”, éprouvé par l’usage, et certes employé ici dans un sens moins précis que ne le ferait Genette (lequel sens inclut, pour lui, la citation, l’allusion), paraît, dans le cadre de cette étude-ci, suffisant, utile. On songera ainsi à la richesse des rapports existant, entre ce morceau de biographie fictive qu’est le roman de Broch et l’Enéide; entre l’Enéide et le Virgile Travesti de Scarron, ou The Tragedy of Dido, Queen of Carthage, de Marlowe; entre les textes d’Homère et ceux de Virgile;

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entre Ulysses (James Joyce) et l’Odyssée; ou encore, entre The Tempest de Shakespeare et Une Tempête de Césaire, entre Wutherings Heights d’Emily Brontë, et La Migration des cœurs de Maryse Condé; entre certains textes de Glissant et L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau18; ou encore entre l’Enéide et les allusions qui y sont faites dans les œuvres de Senghor, Mellah, Ghachem examinées dans cette étude; entre Les Confessions et les deux œuvres d’Ammi étudiées ici. La dialectique intertextuelle, chez Glissant, est le plus souvent peu transparente. On y vient bientôt. Et encore plus: il se pourrait qu’à un moment des histoires humaines, en un lieu ou un autre, un texte “inspirateur” puisse s’avérer “secondaire”, voire consciemment ou inconsciemment disparaître pour tel lecteur ou l’autre, et qui sait ?, pour tel auteur ou l’autre, secondaire par rapport à de nouveaux actes de créativité. D’un âge à l’autre, d’un lieu à l’autre, la chaîne des créativités, justement, déferle, immense. Dans l’ouverture au numéro 1/2 de la revue Dédale, son directeur, Abdelwahab Meddeb, décrivait ainsi en quelques mots précis et nuancés cette aventure envisagée, contemplée, dans les années qui allaient clore le 20e siècle: […] Notre théâtre sera la mer médiane, de l’une à l’autre rive, recevant dans la langue française les signes qui se croisent, de Grèce à Rome, d’Égypte à Maroc, d’Andalousie à l’Africa, dans la traversée des déserts et des marches vers les prolongements subsahariens et asiatiques, bravant la guerre qui sévit sur la scène commune circonscrite par ses trois continents. Tel serait le multiculturalisme en acte, porté par les enfants fin de siècle, énergies qu'orientent leurs erratiques désirs, marchant sur les traces les plus anciennes, les chaussant, les déformant, les ravivant, les effaçant, quittant parfois les palimpsestes pour se pencher sur des tables vierges, inscrivant à leur tour d'inaugurales traces destinées au recouvrement, à la manipulation, à la restauration, à la dégradation, à la révélation, à la disparition, tant d'expériences de la création et de la pensée, entre la lettre et l'image […]19

L’architecture du roman de Broch s’organise en quatre mouvements, autour de vocables traditionnels et aux repères facilement dé18

James Joyce, Ulysses (1946). William Shakespeare, The Tempest (1970). Césaire, Une tempête. Adaptation de “La Tempête” de Shakespeare pour un théâtre nègre (1969). Emily Brontë (1818-1848), Wuthering Heights (1988). Maryse Condé, La migration des cœurs (1995). Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse. Avec un entre-dire d’Edouard Glissant (1997). 19 Dédale: Ce numéro parut au printemps 1995.

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chiffrables à première vue, à savoir les quatre éléments20. En exergue, on lira trois citations: deux tirées de l’Enéide, une, de la Divine Comédie. La première citation empruntée à Virgile est le célèbre segment “fato profugus […]” du Livre I (2); la deuxième, un extrait du Livre VI, est le passage où Enée essaie, en vain, d’étreindre l’image de son père Anchise. Quant au texte de Dante, il décrit la remontée vers le jour en compagnie du guide, et la vision du ciel entrevu dans sa beauté (Inferno, Canto 34, 133-139). La section intitulée “L’eau – l’arrivée” met en scène un protagoniste malade, transporté de Grèce et abordant à la rive natale, à Brundisium, rive qui sera aussi celle de la mort; voyage où le contact avec la foule souffrante, misérable de ces lieux semble ouvrir brutalement les yeux du poète, balancé sur des flots humains souvent hostiles et méprisants; ouvrir les yeux du poète à une prise de conscience, voire une connaissance ultime quoique essentielle. Aux premières pages apparaît un jeune garcon, Lysanias, dont l’existence, tout au long de l’œuvre, restera incertaine; personnage qui, parfois, semble être l’image même du poète-enfant: lui aussi Lysanias, vient de Mantoue et parle la langue de la mère de Virgile. Cet enfant, parfois aussi, semble être le double d’un autre personnage: l’esclave. Tous les deux, enfant et esclave, enfant-esclave, sont porte-parole de pensées “dérangeantes”, pour employer un terme utilisé dans la section précédente à propos de la mort de Turnus. D’un côté, ces pensées, peut-être vérités, contribuent à saper la foi du poète en son œuvre; de l’autre, pourtant, ces pensées suggèrent que Virgile, poète marqué par la pensée platonicienne et croyant en la survie des âmes, aurait été “voyant”, annonciateur, non pas tant d’un nouveau bonheur, âge d’or terrestre, que d’un nouvel univers spirituel. “Pas encore et pourtant déjà …”: leitmotiv du livre, prononcé par l’enfant, très tôt dans le récit, ce court syntagme, opaque et pourtant révélateur pour tout lecteur patient du texte, semble résumer à la fois l’angoisse du poète et son espoir; plus peut-être, l’espoir que d’autres êtres ont acquis à son contact. Quant à l’angoisse, elle oscille, premier temps, entre le sentiment de l’inutilité de l’art face aux mondes de la philosophie et de la science, et 20

Jean Starr Untermeyer, qui a traduit le roman en anglais, présente des commentaires succints mais très pertinents sur le style de l’œuvre. Ses remarques portent en partie sur le passage de l’allemand à l’anglais, mais restent très utiles pour quiconque veut s’éclairer rapidement. On s’y reportera avec profit.

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deuxième temps, bien plutôt, cette angoisse est celle d’un poète obsédé, à l’heure de la mort, par la futilité du jeu politico-social qui a fait naître l’Enéide; peur, effroi même, que cette œuvre, certes formellement belle, soit humainement frelatée, sans écho, sans poids, sur la vie réelle des vivants. Insistons: ce qui ressort de l’ensemble du texte de Broch, par la bouche de son protagoniste, au-delà de cette première partie de l’œuvre, n’est pas le rejet de la poésie et de l’art. Plutôt, le texte met en question la source même, la raison d’être d’un texte ou l’autre, ici de l’Enéide et, pour ainsi dire, de ses ammunitions. Qu’est donc ce “réel” qui devrait aiguillonner l’artiste, lui faire enfanter une œuvre quelque peu utile aux humains, et quelles portes y mènent ? De telles questions, fondamentales, et reposées dans un contexte ou l’autre, un temps des humains ou l’autre, pour certains d’entre nous, gardent toute leur urgence. Dans la deuxième partie: “Le feu – la descente” (descente au cœur de l’être, un être qui écoute plus qu’il ne voit cette fois, et s’écoute lui-même), la méditation du poète-protagoniste lie le vide d’une certaine beauté esthétique qu’il rejette, d’un certain type d’artiste aussi, aussi bien au projet d’ensemble qu’aux sujets choisis, qu’à la source même aussi de la créativité: […] lediglich der Schönheit gefrönt hatte, selbstgenügsam auf die Verschönerung von längst Vorgedachtem, längst Vorerkanntem, längst Vorgeformtem, beschränkt, ohne richtigen innern Fortschritt […] [ […] il avait été uniquement le tâcheron de la beauté, se bornant avec une satisfaction béate à embellir ce qui déjà avait été pensé, aperçu, formé longtemps avant lui, sans progrès intérieur véritable […] ] (135 all.; 134 fr. ). L’idée d’un “progrès intérieur véritable”, c’est-à dire intérieur à l’œuvre, paraît reliée à la connaissance à laquelle l’art, pour avoir quelque sens, doit contribuer. La lecture du texte de Broch montre que dans le rêve de Virgile-protagoniste, connaissance et relation d’amour sont indissociables. Dans cette recherche du “réel”, les êtres aimés du poète, ou qui auraient pu ou dû l’être, tels Plotia, Alexis…, ces êtres sont longuement évoqués. Sens de la vie, sens de la mort, sens et puissance de l’art sont ici rêvés dans une profonde poétique de la relation. Peut-être la peur qui étreint Virgile-protagoniste à la veille de sa mort est-elle d’avoir raté cette poétique de la relation.

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Le long délire visionnaire qui saisit le mourant, confiné entre les murs d’une chambre soudain élargie aux dimensions immenses du monde, fait surgir la multitude des villes, dieux, temples incendiés, écrasés depuis “le plus lointain passé” mais aussi dans “le plus lointain avenir”, avec en leur cœur, “la plus grande et la plus maudite des cités”: Rome. Au-dessus de ces zones de détresse, évoluent, en cercles, “les oiseaux de haine”. Seule, une lecture totale de ces pages peut rendre justice à leur puissance évocatrice. En voici quelques lignes: […] es brauchten die Wände sich nicht zu weiten, obschon zwischen ihnen alle Städte der Welt lagen, sie alle brennend, die Städte der fernsten Vergangenheit und der fernsten Zukunft, menschenfauchende, menschenzerquälte Sädte, namensferne Städte, die er trotzdem erkannte, die Städte Ägyptens und Assyriens und Palästinas und Indiens, die Städte der entthronten, ohnmächtig gewordenen Götter […], und es reichte die Kleinheit des Gemaches für alle Weltgröße aus […]. […] — oh, wer mochte schlafen, wenn Troja brennt! wieder und wieder! und es schäumet die Meerflut, zerwühlt von gezogenen Rudern […][…] Nacht für Nacht war er an die unerschütterlich kaltzwingende Unwirklichkeit herangeführt worden, an das unwirklich Wirkliche, das allen Göttern vorangeht, alle Götter überdauert und der Götter Ohnmacht besiegelt […] […] Ringsum brannten die Städte des Erdkreises in landschaftsloser Landschaft […] ringsum tobte die gottlos-gottsucherische Opferungssucht, gehäuft Scheinopfer und Scheinopfer im Opferungsrausch, ringsum tobten die Opferwütigen, den Nebenmenschen erschlagend, um auf ihn den eigenen Scheintod abzuwälzen, des Nachbars Haus zertrümmernd und in Brand steckend, um den Gott ins eigene Haus zu locken […]. (159-164) [[…] inutile d’écarter les murs, bien qu’ils enfermassent toutes les villes du monde, toutes en feu, les villes du plus lointain passé et du plus lointain avenir, des villes emplies du glapissement des hommes, tourmentées et disloquées par les hommes, des villes aux noms lointains qu’il reconnaissait cependant, les villes d’Egypte, d’Assyrie, de Palestine et de l’Inde, les villes des dieux détrônés réduits à l’impuissance […], et la petitesse de l’appartement suffisait à toute la grandeur du monde […]. […] — Oh! qui voudrait dormir lorsque Troie est en feu! Encore et encore! et voilà les flots qui écument, bouleversés par les coups d’aviron […] […] Nuit après nuit, il avait été conduit à la froide irréalité dont le joug est inébranlable, à la réalité irréelle qui précède tous les dieux, survit à tous les dieux, et consacre l’impuissance des dieux […] […] tout à l’entour, les villes de la terre brûlaient dans une absence de paysage […]; tout à l’entour se déchaînait la rage sacrificatoire non divine et en quête de divinité, les sacrifices illusoires amoncelés les uns sur les autres dans une ivresse sacrificatoire;

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tout à l’entour se déchaînaient les sacrificateurs, dans leur fureur sacrée, abattant leur prochain pour décharger sur lui leur propre illusion de la mort, réduisant en décombres et incendiant la maison du voisin pour attirer le dieu dans leur propre maison […]. ] (157-162)

Ce délire du mourant, composé de telle façon que narration à la troisième personne et vision intérieure se mêlent parfois intimement, délire où s’amassent tant d’images et de voix, s’achève sur un soupir, ou un cri: “Brûlez l’Enéide” (153-168). Le lecteur ne saurait douter, à l’étude de ces pages, que les paysages apparus dans ce cauchemar soient en directe relation avec ceux du Virgile-auteur. Plusieurs fois dans son roman, Broch utilise la double image de la porte de corne et de la porte d’ivoire, et même en présente une citation directe par la bouche du jeune garçon, dans la troisième section: “La Terre – l’attente” (246 all.; 242 fr.). Dans cette image jaillit bien l’angoisse du poète-protagoniste à la vision de multiples réalités-mirages, y compris les misères d’insuffisantes amours terrestres; tel le long passage où les relations avec Plotia sont évoquées. Ici, le poète-protagoniste regrette l’absence de l’amour réel, celui qui ne disparaîtrait pas à jamais dans le pays des ombres, mais serait véritablement créateur d’un “destin en devenir”, d’un nouveau destin. Le poète relie sa façon fausse et pauvre d’aimer les vivants à sa recréation futile de personnages livresques: […] oh, er hatte ein Leben in der Nicht-Gemeinschaft der Toten verbracht, er hatte immer nur mit Toten gelebt und desgleichen die Lebenden zu ihnen gerechnet, er hatte die Menschen immer nur als Tote gesehen, hatte sie immer nur als Bausteine zur Errichtung und Erzeugung von todeserstarrter Schönheit genommen […]. Unfähig war er zur tätigen Hilfe, unfähig war er zur liebenden Tat, unbewegt hatte er Menschenleid beobachtet, lediglich um des zur Unkeuschheit erstarrten Gedächtnisses willen, lediglich um der unkeusch schönen Aufzeichnung willen hatte er die Geschehensfurchtbarkeit betrachtet, und ebendarum war es ihm niemals gelungen, wahrhaft Menschen zu gestalten […]; nichts waren ihm die Menschen, Fabelwesen waren sie ihm […], und als solche hatte er sie gebildet, als Fabelkönige, als Fabelhelden, als Fabelhirten, als Traumgeschöpfe, […] bloße Wortgebilde, kaum lebend in seinem Gedicht, tot jedoch, sobald sie um die nächste Ecke beigen […]. (145-146) [ […] oh! il avait passé toute une vie dans la non-communion des morts, et il avait également compté les vivants parmi eux, il n’avait jamais considéré les vivants que comme des morts, il ne s’était jamais servi d’eux que comme de pierres pour édifier et créer une beauté figée dans la mort […]. Il était in-

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Carthage ou la flamme du brasier capable d’aider efficacement, il était incapable d’un acte d’amour, il avait observé, immobile, la douleur des hommes, uniquement pour le profit d’une mémoire pétrifiée jusqu’à l’impudeur, c’était uniquement pour la beauté impudique de la représentation qu’il avait contemplé l’horreur des événements et c’est pourquoi il n’avait jamais réussi à figurer véritablement des hommes […]; les hommes n’étaient rien pour lui, ils n’étaient pour lui que des personnages de fables […], et c’est ainsi qu’ils les avaient représentés: comme des rois fabuleux, des héros fabuleux, des bergers fabuleux, des créatures de rêve, […] simples créations verbales, à peine vivantes dans son poème et déjà mortes, dès qu’elles tournaient au premier coin de rue […]. ] (143-144)

Dans la troisième partie: “La terre – l’attente”, le texte passe du monologue intérieur aux dialogues, ou discussions à trois, entre Virgile et ses deux amis, juste arrivés de Rome, Plotius Tucca et Lucius Varius; échange de paroles aussi avec l’enfant Lysanias et l’esclave “à nouveau visible”, visite du médecin Charondas, long dialogue enfin avec César. Avec Plotius et Lucius, la valeur de l’Enéide ou son manque de valeur, qu’il faille ou non la “terminer”, ces sujets sont ici discutés plus concrètement dans le contexte d’autres œuvres littéraires connues. Par ailleurs, dans les échanges entre Virgile, Lysanias et l’esclave (venu enfant “d’Asie”), l’esquisse d’une nouvelle ère où disparaît “la malédiction de l’empire alternativement transmis ou conquis […]” se dessine (244 fr.; 248 all.: “Doch der Fluch der wechselnd weitergegeben, weitereroberten Herrschaft erlischt”[…] ); vision sans équivoque de l’ère chrétienne, exprimée par la bouche de l’esclave, vision que le lecteur ne pourra percevoir ici que comme le véritable âge d’or envisagé. La conversation avec le médecin Charondas, elle, présente, entre autres, une méditation sur la “maladie”, sous ses multiples formes, affliction due à la “nature” ou à un “manquement” du malade, le poète-protagoniste s’accusant de constantes erreurs dans ses choix de vie. Cette doctrine, soutient le médecin, proche, ajoute-t-il, de celle d’Asclépiade qui pense que mener la vie qu’il faut est la voie de la santé, est de la médecine de “magiciens”; magie, rétorque Virgile, que malheureusement nous avons désapprise (255258 fr.; 259-262 all.). En tête à tête, Auguste et Virgile reprennent la discussion relative au vœu de ce dernier que son poème soit brûlé; discussion entrelacée de moments de monologue intérieur où plus que jamais, la quête évoquée pour le “grand ancêtre, fondateur de la loi” semble n’avoir donné naissance qu’à “une vaine allégorie” (300 fr.; 307 all. ). Cette rencontre entre le prince et le poète inclut un débat sur les responsabi-

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lités respectives: travail de l’Etat incarné par César, travail de la culture, incarné par le poète. Virgile reconnaît bien à Auguste ce qui est à Auguste, saluant en lui un architecte de l’ordre, un promoteur de la paix. Quant à son propre ouvrage de poète, Virgile ne peut guère ici le louer. Il semble partager la responsabilité de ce désappointement entre l’époque présente et les choix esthétiques propres à chaque écrivain. D’une part, le poète essaie de faire comprendre à Auguste que les images produites par telle ou telle œuvre d’art, à certaines époques, dans un certain contexte social, sont impuissantes à contribuer à un renouvellement de la connaissance. Il répète qu’au temps des ancêtres, les “dieux” (les mythes) faisaient partie de la vie des vivants, étaient une inspiration directe pour les actes de la vie quotidienne; mais qu’aujourd’hui, leurs figures, au cœur de ses propres textes, sont vides: “Von außen traten sie in das Gedicht ein; ich mußte sie in ferner und fernster Vergangenheit aufspüren […]. Oh Cäsar, ich sagte es bereits, meine Bilder sind lediglich solche der Oberfläche.” [“Ils (les dieux) sont entrés dans ma poésie, de l’extérieur; il m’a fallu aller chercher leur trace dans un passé toujours plus lointain […]. O César, je l’ai déjà dit, mes images restent toujours à la surface” (329 all.; 320-321 fr. )]. Lorsque le prince déclare au poète que les connaissances des Romains sont supérieures à celles des Grecs, ce dernier répond qu’Auguste et lui-même ne parlent sans doute pas de la même connaissance: “[…] die Erkenntnisse der Oberfläche können sich erweitern, der Erkenntniskern kann dabei schrumpfen …” [“[…] les connaissances de surface peuvent s’accroître, sans empêcher le noyau de la connaissance de se rétrécir …” (332 all.; 324 fr.)]. Un peu avant, Virgile avait parlé des limites créées par “le temps”, terme se rapportant à la fois à la pérennité, au flot, mais aussi aux découpures dessinées dans la temporalité par l’action humaine: “Oh Augustus [...]; in der Erkenntnis wird die Zeit vom Menschen gestaltet.” [“O Auguste […]; dans la connaissance, le temps reçoit sa forme de l’homme” (331 all.; 323 fr.)]. Cependant, dans un mouvement très existentialiste, si l’on peut dire, encore un peu plus tôt dans la conversation, Virgile avait aussi exalté “le devoir d’accomplir son devoir” (322 fr.; 330 all.), quelles que puissent être les limites prescrites par le temps sur les actions possibles des humains, ainsi que sur leur portée. Malgré tout, la responsabilité humaine doit continuer de s’exercer. Tout compte fait, l’œuvre terrestre entreprise par César paraît au poète, à ce moment pour lui proche de la mort, plus riche en pro-

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messes de vie, en réalités, en connaissances que l’Enéide et ses vieilles figures exsangues; comme si, quand on y pense bien, Virgileprotagoniste était devenu aveugle aux détours, subversions, indignations de Virgile-auteur, ou du moins de certaines de ses voix. Le poète met cependant Auguste en garde contre un danger possible et fracassant: à savoir que le nouvel âge d’or, pour le peuple de Saturne, ne devienne l’âge de l’or clinquant et des gourmandises de bas étage. De plus, d’origine paysanne, et toujours attaché à ses sources, Virgile met aussi son interlocuteur en garde contre les maux apportés par la vie urbaine, l’engage à écouter le peuple des campagnes, amoureux de la paix, plutôt que les foules habituées aux spectacles des héros de la guerre, et aux discours de sénateurs (331-332 fr.; 339-340 all.). Pour Virgile-protagoniste, d’ailleurs, mots creux de poète, personnages vides d’épopée, et domination par la force portent en eux, vraiment, le désastre. Il est certes remarquable que, dans sa méditation, le poèteprotagoniste mette en parallèle œuvre littéraire et société: l’une et l’autre peuvent n’être que de vaines “allégories” [“les songes vains” du Livre VI ?]. En effet, se référant à ce qu’il nomme le “royaume de la réalité”, Virgile déclare à César qu’un tel royaume est infiniment plus que “la simple expansion d’un Etat sur des territoires protégés militairement” [“Das Reich der Wirklichkeit, dem du zum Dasein verhilfst, wird mehr sein als eine bloß staatliche Ausdehnung über militärisch gesicherte Gebiete”] (330 fr.; 338 all.). Et encore plus, pour lui, l’empire aura échoué s’il ne peut maintenir la paix du monde sans le glaive; conviction, admonition plutôt, exprimées en une sentence qui paraît sans appel: “Im Reich der Erkenntnis wird das Schwert überflüssig werden” [“Dans le royaume de la connaissance le glaive sera superflu”] (338-340 all.; 330-332 fr.). Peu à peu, le lecteur comprend que le César de ce Virgile-là est pourtant salué comme le précurseur d’un plus grand “Sauveur”, celui dont le sacrifice mettra fin aux anciens “rites sacrificatoires”: César Auguste qui a apporté la paix a, d’une certaine façon, déjà commencé à triompher de la mort et, peut–être, de la vaine allégorie. Pour Auguste, cependant, le poète continue de parler par énigmes, ainsi lorsque ce dernier tente d’expliquer: “Den Menschen zur Liebe, der Menschheit zur Leibe wird der Heilbringer sich selber zum Opfer bringen, wird er sich mit seinem Tode selber zur Erkenntnistat machen, zur Tat die er dem All entgegenwirft, auf daß aus solch

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höchstem Wirklichkeitsbild dienender Hilfe sich aufs neue die Schöpfung entfalte.” (362) [“Pour l’amour des hommes, pour l’amour de l’humanité, le Dispensateur de salut s’offrira lui-même en sacrifice; par sa mort, il fera de sa personne un acte de connaissance, un acte qu’il lancera à l’univers, pour qu’à partir de cette suprême réalité symbolique du secours charitable, la création recommence à se développer”. ] (351)

Description d’un monde où règne de la vie et règne de l’amour ne font qu’un. Dans un accès de colère, Auguste reproche alors à Virgile son invention d’un “Dispensateur de salut” que lui, le poète, jaloux des accomplissements de son prince, voudrait voir régner à sa place; clairement, il reproche à Virgile de se réfugier dans un univers “surnaturel” illusoire, bien plutôt que, comme ce dernier le clame, porteur de réalité. De plus, le promoteur de la paix déclare que c’est précisément la présence visible du glaive qui garantit le respect des traités; aveu que l’empire doit sa cohésion, son influence, ses frontières même, à la menaçante force de frappe. Virgile, finalement conciliateur, accepte de publier son manuscrit. Il le dédicacera bien à Auguste, mais il confie le texte à ses amis, à Plotius, et à Lucius le poète. Les deux amis en auront d’abord la propriété indivise; puis le survivant en sera le seul propriétaire. Virgile suggère que, lorsque l’un et l’autre seront morts, l’héritage devra être reçu par deux jeunes, Cébès et Alexis, l’un, poète, l’autre, grammairien (406 all.; 391 fr;). L’Enéide est donc, en pratique, remise aux gens de parole et d’écriture: responsabilité de poids21. Visibles, invisibles, quant à eux, l’enfant Lysanias et l’esclave, annoncent, ont annoncé un nouvel astre au ciel oriental. Bien des passages de cette section font écho à certains de la deuxième partie, tel celui-ci où tous les deux, enfant, esclave, semblent exalter l’avènement d’un âge de charité et de paix, âge où la violence “créatrice” ne serait plus louée, âge où s’éteindrait la flamme de tout brasier:

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Dans La société romaine, Veyne rappelle qu’à la fin des Géorgiques, Virgile consacre quatre vers aux exploits d’Octave et quatre autres à lui-même. Veyne suggère que cet “Octave et moi” peut signifier que “Virgile estimait que ses propres vers avaient autant d’importance universelle que les conquêtes d’Auguste (ce qui n’est pas absurde ni antipathique)” (226-227, note 19).

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Carthage ou la flamme du brasier Seltsam dem Knaben vereint, als wären einander sie Antwort und sagten ein und dasselbe, fügte der Sklave hinzu: “Waffe erschlug einst den Ur-Ahn, und immer aufs neue, den Mord wiederholend, mit klirrender Waffengewalt rottet der Mensch sich aus, den Menschen zum Sklaven vernichtend, er selber ein Sklave der Waffe, läßt er die Schöpfung verbersten, brandglühend zu kalter Erstarrung. Jener ist erst der Held, der die Entwaffnung erträgt”. (252) [Étrangement uni à l’enfant, comme s’ils se répondaient mutuellement et disaient une seule et même chose, l’esclave ajouta: “L’arme abattit jadis le premier ancêtre, et toujours, sans cesse, répétant le meurtre, l’homme s’extermine soi-même, par la force des armes qui s’entrechoquent; anéantissant l’homme pour en faire un esclave, il est lui-même un esclave de son arme, faisant craquer la création, la livrant aux brasiers d’incendie jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que pétrification glacée. Celui-là sera le premier héros qui acceptera d’être désarmé”.] (248-249)

La quatrième partie du roman: “L’éther – le retour”, souvent proposée en discours indirect libre, utilise à nouveau les images du vaisseau, du flux, monde encore intermédiaire où le rêveur, à peine guidé par l’enfant, lui-même à peine visible, reste encore séduit par les images du passé, ainsi l’image d’Enée, mais se prépare à entrer peut-être, s’interroge-t-il, dans la “réalité”; rêveur porté par la nuit et l’enfant pour ainsi dire mêlés l’un à l’autre dans la fluidité de l’éther. La traversée de ces flots, envahissement progressif de la mort, aboutit à la rencontre avec la source même de tout: le Verbe. Pour certains lecteurs, lectrices, dont celle-ci, Virgile, le protagoniste de Broch, paraîtra plus optimiste quant au recul des âges du feu et des armes, quant à la valeur aussi de l’idée même d’un leader éclairé, que Virgile, l’auteur. Auguste, ici, est une figure dont la pâleur ou l’éclat, l’échec ou la grandeur ne sont pas d’avance, c’est-à-dire, selon l’idéologie inhérente à son règne, et aussi selon sa position, ne sont pas d’avance prédestinés, prévisibles. En somme, l’empire a du bon, allait peut-être en avoir. La qualité et l’action individuelles des hommes au pouvoir pourraient marquer la marche de ce peuple dans le temps. Pourtant, la vision de l’avènement chrétien, le saut final dans la transcendance de ce salut annoncé par l’Etoile venue d’Orient, indiquent clairement un manque de foi en la capacité qu’auraient les humains de faire naître, entre eux, de leurs propres cerveaux et cœurs, un avenir meilleur, donné plus à l’intelligence et aux relations humaines qu’à la haine. La vision d’une solution “spirituelle”, “surnaturelle”, se plaint César lui-même, la vision d’une aide, d’une éducation “au secours charitable”, aide et éducation transmises par un Sauveur venu

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d’en-haut, seront des images réconfortantes pour certains. Pour d’autres, une telle vision ne fera qu’enfoncer un peu plus loin les clous connus de nos histoires; pour ceux et celles qui se souviennent, et se souviennent depuis longtemps, que cet “acte de connaissance” dont parle Broch (351) n’a pas souvent trouvé d’incarnation, de réponse, dans les actions humaines. A ne pas oublier pourtant, Broch écrit à une époque où le nazisme est à l’œuvre, temps où espérer est un autre mot pour vivre. Dans un article consacré à ce roman, article publié quelques années seulement après la guerre (1949), Hannah Arendt semble n’avoir eu aucune difficulté à mettre en parallèle l’“adieu” à l’antiquité et le passage au Christianisme avec la catastrophe où le monde venait juste de sombrer. Elle écrit: At the same time, the “no longer and not yet” which permeates the work like a leitmotif signifies the turning point in history, the crisis between the no longer of antiquity and the not yet of Christianity and its obvious parallel to the present. The philosophical significance of the crisis has a resemblance to the situation of farewell: a time which despairs of everything, touches every possible problem with its questions and asks redemption from every possible need.22

N’aurait-il pas fallu plutôt parler ici d’un tournant de l’histoire, parmi d’autres, plutôt que du tournant, ce qui est d’ailleurs peut-être implicite dans les mots d’Arendt ? Après tout, le nazisme, espace de cet énorme massacrifice nourri de boucs émissaires innocents, est bien sorti de l’Occident qui, de romain, deviendrait, tout au moins se dirait, chrétien “romain”; qui deviendrait un creuset sublime de philosophes, poètes, compositeurs, artistes, chercheurs scientifiques…; et après tout, la défaite du nazisme, c’est certain, ne donna pas naissance à une Europe lumineusement démocratique et fraternelle. Enfin, début du 21e siècle, en de nombreux points de la planète, le désespoir est toujours à l’ordre du jour. Si la lecture du roman de Broch fait réfléchir à celle accomplie par Girard des textes judéo-chrétiens, cette lecture fera par là même constater que leur “message” a été suivi de deux mille ans de méconnaissance, d’hypocrisie et de trahison; deux mille ans durant lesquels la charité n’a pu, ne pouvait tenir lieu de justice. Et que l’Occident chrétien n’ait pas été, loin de là, le seul monde à vivre de 22

L’introduction à la version anglaise du roman est un extrait de l’article d’Arendt: “The Achievement of Hermann Broch”, The Kenyon Review (Summer 1949).

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violence ne change rien à la gravité du constat, ne fait plutôt que banaliser un monde qui se croyait, se croit encore, “meilleur”23. A propos de massacres, de colonisation, de chercheurs scientifiques, et d’extermination nazie, dans Sartorius, Glissant a un chapitre instructif et des plus émouvants sur le peuple Herero de la Namibie, peuple colonisé par les Allemands à la fin du 19e siècle: confiscation de terres, de bétail, viols, massacres… En 1902, le chef Samuel Maherero organise une rébellion. Guillaume II prépare la contre-attaque. En 1904, le général Von Trotha encercle les Hereros, empoisonne les points d’eau, repousse la population vers le désert Omaheke, lance, finalement, un ordre public d’extermination: Ils meurent de consomption, de maladies et de désespoir. Qu’est-ce que le Temps ? Vous voyez bien ces autres massacres, les Malgaches en 1945, quatre-vingt-dix mille, et aussi Sétif, quarante-cinq mille, à la même époque, les Français ne lésinaient pas sur les répressions, et les Amérindiens de toutes nations, y compris ceux des îles, Taïnos, Caraïbes et Arawaks, et les dizaines de millions d’Africains déportés dans ces Amériques, dont un tiers mourait avant d’arriver, leurs os parfois lestés de fontes balisent les fonds 23

Dans le contexte judéo-chrétien, l’inextricable emmêlement du sacrifice, de la violence et du massacre paraît évident: substitution du bélier à Isaac, dans la Genèse (ch.22), courroux de Dieu, dans Isaïe, à la vue du sang inutile des sacrifices d’animaux confrontée à celle du sang de l’injustice et de l’oppression, ordre de transformer les épées en houes, allusion à “celui” qui, persécuté, n’a pas ouvert la bouche et fut mené au massacre comme un “agneau” (Isaïe, ch.1; ch.53); rappel à son entourage, par Caïphe (craignant qu’un rassemblement populaire autour de Jésus ne provoque une intervention militaire des Romains): “Vous ne comprenez rien, et vous ne percevez même pas que c’est votre avantage qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière” (Jean, ch.18). Que dire du tourbillon ou s’engouffre la figure de Jésus, suivant les points de vue: un massacré ? un sacrifié qui “choisit” son sacrifice ? un “suicidé”, si l’on veut bien considérer la part de liberté inhérente au sacrifice de soi ? Je suis très consciente que la célèbre parole: “mon père, si c’est possible, etc. […]”, appuie, aux yeux des croyants, l’idée du sacrifice, mais sacrifice à qui ? Logiquement, il n’y a bien qu’une alternative: ou bien ressurgit le schéma antique d’un sacrifice humain à un dieu exigeant “le meilleur” de ses fils; ou bien la vie et la mort de Jésus se lisent comme, à la fois le dévoilement de la violence fondatrice et perpétuée au cœur des sociétés humaines qui le précèdent (et, on peut ajouter, l’entourent et le suivent), et comme la dénonciation de l’usage de victimes innocentes. Cette deuxième lecture, présente, on le sait, dans l’œuvre de René Girard, fait indubitablement de ce “sacrifice” un anti-sacrifice, et de Jésus, pour cet auteur, l’homme-Dieu. [“Livre II. L’écriture judéo-chrétienne”, Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978:165-304)]. Dieu pour certains, prophète pour d’autres, poètephilosophe exceptionnel quoique non unique pour beaucoup, Jésus reste une figurecharnière.

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atlantiques, et les fusillés des villes de l’Inde, les Anglais n’hésitent pas non plus, et les massacrés d’Afrique du Sud et les six millions de Juifs en l’espace de dix ans au plus, chiffre indicible et immesurable, et les Palestiniens obstinés dans leurs sables semés de roches et les deux millions de Cambodgiens, et les victimes à l’aveugle de tous ces ravages d’aujourd’hui, inutile de renchérir, vous n’entendrez pas la fin de ce lamento. (290-291)

En 1907, la répression des Hereros paraît accomplie. Ceux qui ont survécu continuent de mourir de famines, de variole et autres épidémies dans les camps de travail forcé. En 1911, moins de quinze mille Hereros sont recensés vivants; ils étaient quatre-vingt mille en 1904. En 1921, Eugen Fischer, généticien de l’Université de Fribourg, publie les résultats de recherches effectuées sur la population herero, souvent métissée en raison des viols répétés. Ses Principes de l’hérédité humaine et hygiène raciale annoncent l’infériorité mentale et physique de ces métis. Lu par Hitler, l’ouvrage de Fischer inspirera une section de Mein Kampf. En 1933, Fischer devient recteur de l’Université de Berlin: son premier cours, en 1934, sera exclusivement réservé aux médecins SS. Glissant rappelle aussi que, quelque temps plus tard, les Allemands noirs, descendants pour la plupart des soldats africains et antillais de l’armée française d’occupation de 1918, seront stérilisés comme beaucoup de malades mentaux, souvent eux, d’ailleurs, gazés. Nul n’a oublié le rêve fou de Mussolini d’un nouvel empire romain. Dans un article publié en partie dès 1940, intitulé: “Quelques réflexions sur l’origine de l’Hitlérisme”, Simone Weil, remonte bien sans hésitation, à propos de cette origine, jusqu’à l’ancienne Rome. Quant à Césaire, s’il n’établit pas un lien aussi direct dans son Discours sur le colonialisme, écrit quelques années après la guerre, il déclare que “l’entreprise coloniale est au monde moderne ce que l’impérialisme romain fut au monde antique: préparateur du Désastre et fourrier de la Catastrophe”. Méditant sur l’impérialisme conquérant, celui de “La Civilisation”, Césaire évoque nombre de cultures saccagées par Rome: Carthage, l’Egypte, la Grèce, la Judée, la Perse, la Dacie, les Gaules…, saccagées au nom de “l’unité de l’esprit humain”. Il rappelle que la destruction de tant de patries, nationalités, cités, langues… a mené à leur fin des édifices sociaux d’une immense diversité, y compris, d’après lui, la “civilisation” romaine elle-même. Et il n’hésite pas à comparer le colonialisme entrepris par l’Europe bourgeoise, à la pointe du glaive, à l’impérialisme romain; profonde analyse et leçon certes toujours précieuse, Césaire rappelant que le na-

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zisme avant d’en être “la victime”, on en avait été “le complice”; terrible avertissement à rebours, peut-on dire: […] une civilisation qui justifie la colonisation – donc la force – est déjà une civilisation malade, une civilisation moralement atteinte qui, irrésistiblement, de conséquence en conséquence, de reniement en reniement, appelle son Hitler, je veux dire son châtiment.24

Un des aspects de cette étude est de lire, décrire, rêver la force, la luxuriance, le jaillissement de sèves indomptées, vivantes et, disons, avec une audace calculée, de lire contre Weil, et même, en certains endroits de son texte, Césaire, l’un et l’autre paraissant pour le moins quelque peu emphatiques quant à la “fin”, “la destruction”, la “disparition” et, de plus, paroles de Césaire, quant au “châtiment”. Par rapport à la “disparition”, l’on mentionnait au premier chapitre quelques propos de Weil concernant l’implantation romaine en Gaule. Pour ce qui est de Césaire, en fait, dans le Discours même, il avait rappelé, plus tôt dans son exposé, que si les conquérants vont, viennent, et passent, les peuples, eux, endurent, et durent, malgré tout (21); Césaire, qui a bien dit, et sous de multiples formes: “on a beau peindre blanc le pied de l’arbre la force de l’écorce en dessous crie…”25

24 25

Césaire, Discours sur le colonialisme (1955: 10, 14, 59-61). Voir Cailler (1992b). Césaire, Et les chiens se taisaient . Acte I (1962: 38)

IV. Des “Carthage” aux Grands Chaos Ils ont leur parler mis en très punique dialecte […] Mages qui vont, mâchant l’argile de leurs doigts. “Les grands chaos” (1993) Voyez-le sur ce brasier se poser comme le flamant rose (égaré sur les mers) reposerait sans reposer sur des typhons et des tumultes. Un champ d’îles, 3 (1952)

Ayant relu Virgile et l’ayant, dans une certaine mesure, “délu” pour le relire, il est temps de revenir à une lecture d’ensemble des textes placés dans cette étude, les relire, eux aussi les uns par rapport aux autres, dans le contexte des questions majeures débattues ici, Glissant restant le foyer de base et de rayonnement; et, ajoutons, la lecture de Virgile, à divers niveaux donc, devrait aider à entendre mieux un à un et tous ensemble ces multiples échos. Un tel travail repose en fait la question centrale de l’intertextualité par où se jouent, se déjouent et, c’est à espérer, se rejouent maintes créativités dans un jeu de relations dynamiques et fécondes. Un article de Gregson Davis consacré à Walcott, article déjà mentionné dans l’Introduction, aidera ici à engager le débat.

De chant en chant: l’écho Dans cet article intitulé: “ ‘With No Homeric Shadow’: The Disavowal of Epic in Derek Walcott’s Omeros”, Davis examine certains textes de Walcott, en particulier Omeros, textes dans lesquels s’établit une dialectique qui inscrit l’œuvre dans celle d’Homère tout en la “désavouant”, en tout cas en en rejetant le genre, à savoir, ici, le mode épique, ainsi que l’appareil langagier – mythologique, allégorique sans doute – qui lui sont attachés. La citation incluse dans le titre

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de l’article donne immédiatement le ton du projet poétique comme l’entend, ici, Walcott: […] Why not see Helen as the sun saw her, with no Homeric shadow, swinging her plastic sandals on that beach alone, as fresh as the sea-wind ? Why make the smoke a door ? (6.54. II: 271)

Cette rhétorique de “l’inclusion/exclusion” employée par le poète, Davis la rattache à une vieille tradition, celle appelée “recusatio” ou “refus” par maints poètes latins. Ici, le critique se réfère surtout à des poètes en fait marquants de l’âge d’Auguste: Horace, Properce, Ovide, et aussi un certain Virgile; ainsi: In the work of the Augustan poets, for instance, it is standard for the “recusing” poet to eschew military matter (“kings and battles” in Vergil’s summation in the prelude to Eclogue 6), but to reincorporate such matter via metaphor (2003: 142).

Davis rappelle que ces poètes s’inspirent dans leurs postures de prédécesseurs hellénistiques dans leurs regards sur Homère. Si, évidemment, la veine parodique peut marquer l’écart par rapport au mode épique, l’ambition profonde, chez de tels poètes, reste bien la recherche d’un style et d’une voix propres, éloignés, style et voix, de toute manière que l’on pourrait dire grandiosement olympienne, mais permettant aussi d’accorder les fils du discours, des discours à la marche du temps, des temps, et des cultures. Pas des moins intéressants est l’effort que fait Davis de souligner que cette tradition du “désaveu”, du reniement, qui déplace mais n’efface aucunement la trace du texte, ou d’un mode, dit “originaire” ou, si l’on veut, fondateur, se retrouve dans maints textes dits modernes: Davis fait ici référence à des écritures poétiques européennes ou s’y rattachant. La lecture faite par Davis des textes de Walcott annonce donc que ce dernier ne renonce pas tant à l’épique qu’il ne s’essaie à redéfinir le genre, à souligner, dit encore le critique, la “fluidité” du concept même de genre, à remettre en relief une “allure épique” qui semble bel et bien niée à la surface du texte. Niée ? La présence, chez Walcott, de multiples réincarnations du conteur, barde, rhapsode, griot, réincarnations de l’errant aussi, sur mer ou sur terre, n’est-elle pas un lien transparent à d’anciennes, lointaines traditions épiques ? Le dialogue,

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mentionné par Davis, entre Afolabe, l’Africain, et Achille, son descendant caribéen, dialogue où Afolabe rappelle à son interlocuteur que nul ne perd son “ombre” (“shadow”), que celle-ci peut se cacher, mais jamais ne se perdre, ce dialogue évoque, au moins à un niveau de lecture, de nombreux échos interculturels, en fait “échos intertextuels”, comme l’écrit Davis. De tels échos peuvent se cacher dans la nuit des temps, des espaces, des cerveaux, mais meurent difficilement (3.25. III: 136-138). Il y a plus. D’une part, la parole du conteur respire dans le ton et la sémantique mêmes de l’œuvre, ce qui représente bien une réappropriation, plus une acceptation du style – de la cadence – épique1: But they crossed, they survived. There is the epical splendour. […] So there went the Ashanti one way, the Mandigo another, the Ibo another, the Guinea. Now each man was a nation in himself, without mother, father, brother (3.28.I: 149).

D’autre part, pourtant, on se demandera si Davis a suffisamment interrogé l’auteur d’Omeros et sa pratique textuelle. En effet, ce qui paraît “désavoué”, en surface, dans l’œuvre n’est pas tant le style, au sens de souffle, celui du conteur, que l’appareil téléologique, impérial, des anciens textes. Davis cite bien Omeros qui conseille, à propos des textes d’Homère: “Forget the gods […] and read the rest”. Pourtant, comment lire sans tout lire ? Curieux des êtres et temps nouveaux, voulant, lui, tout lire de cet avenir – notre présent –, en revanche, le Maître, apparu à l’imagination du narrateur, demande si “l’on fait encore la guerre” (7.56. III: 282-284). Peut-être l’apparition de personnages qui, dans l’œuvre, ont gardé les noms de l’épopée incluse/exclue: Helen, Achille, Hector, Omeros lui-même …, les transformant dans un jeu parodique, parfois jusqu’à la dérision, peut-être une telle stratégie estelle la plus grande preuve, en fait, que le vieux texte colle encore à la peau, et que se défaire de ces vieilles épopées n’est pas une petite affaire. Mais au juste, pourquoi oublier ? Enfin, façonner un “nouveau” texte, déplacé par rapport à l’ancienne épopée, et fécondant, utile, pour les temps “nouveaux” ne

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Je ne m’étends pas ici sur un sujet certes important: dans quelle mesure les “griots” d’antan, parfois d’aujourd’hui, sont-ils les porte-parole de discours officiels et politiquement très orientés, dirigés ?

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peut, profondément, qu’être lié à une révolution des styles, dans toutes les dimensions du terme, car le style est bien la chair du littéraire. L’admiration de Walcott pour la dramatisation contemporaine, à Trinidad, par les habitants d’origine indienne du village Felicity, d’une vieille épopée hindoue, le Ramayana, sous le nom local de Ramleela, est formulée dans le texte présenté par l’écrivain lors de la réception du prix Nobel, en 1992: “The Antilles: Fragments of Epic Memory”. Lisant Walcott, le lecteur se fera une idée de la frustration, mais aussi des aspirations de tout poète attaché à trouver une voix signifiante, au cœur de multiples mémoires, où se nouent absence et présence, affiliations et renoncements, et ceci de maintes façons. Walcott écrit: I had often thought of but never seen Ramleela, and had never seen this theatre, an open field, with village children as warriors, princes, and gods. I had no idea what the epic story was, who its hero was, what enemies he fought, yet I had recently adapted the Odyssee for a theatre in England, presuming that the audience knew of the trials of Odysseus, hero of another Asia Minor epic, while nobody in Trinidad knew any more than I did about Rama, Kaali, Shiva, Vishnu, apart from the Indians, a phrase I use pervertedly because that is the kind of remark you can still hear in Trinidad: “apart from the Indians”. (1998: 65-84)

Cette performance dramatique allait durer neuf fois deux heures, allait s’étaler sur neuf après-midis donc. Avec raison, Walcott dénonce la sottise de ceux qui, dans ces “rites”, ne voient que parodie et dégradation. Justement, cette créativité-là, effervescente, qui ne cherche à rejoindre aucun “centre”, ou même s’en souvenir de façon précise, c’està-dire consciemment et avec plus ou moins de nostalgie, est garante d’un vivant, d’une culture toujours en devenir. Ainsi le poète affirme: “I am only one-eighth of the writer I might have been had I contained all the fragmented languages of Trinidad” (69). On pourra certes s’étonner que, soudain, le poète brise cet élan vital, cette liberté, cette croissance, en comparant l’activité théâtrale des villageois à la restauration du vase brisé: The glue that fits the pieces is the sealing of its original shape […]. Antillean art is the restoration of our shattered histories, our shards of vocabulary, our archipelago becoming a synonym for pieces broken off from the original continent” (69).

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N’y a-t-il pas dans ces mots plus que la nostalgie même exprimée dans Omeros: “[…] trees, men we yearn for a sound that is missing”] (3.25.III: 137) ? N’y a-t-il pas, en fait, la tentation de retrouver l’ancien monde et l’ancien épique, un temps et des espaces harmonieux, un discours plein, docile, peut-être univoque, alors que la scène brûlante de vie de ce nouvel épique, gorgé d’explosions colorées, musicales, lyriques, n’a besoin d’autre soutien que son propre souffle, ses voix entremêlées, polyphonie rythmée de l’intérieur même de ses langages, de ses croyances, de ses visions ? Texte en vie qui, peut-être, a une réponse, est une réponse pour aujourd’hui, “esthétique de la turbulence” dirait Glissant, esthétique qui reste ouverte aux multiples voix – et destins – de demain (1990: 169). Ce passage, cité plus haut (extrait du discours de 1992 donc) pourra paraître inattendu sous la plume de Walcott. Si, dans son chapitre qui traite du “Nouveau Monde méditerranéen”, Michael Dash souligne avec à-propos que Walcott, dans ses écrits, insiste beaucoup plus sur “l’interculturel” que le “généalogique”, il semble pourtant difficile d’imaginer, en contraste d’ailleurs avec les commentaires de Dash – lecteur lui aussi de ce passage –, comment l’image des fragments recollés va plus dans le sens de l’interculturel mouvant, turbulent, que dans celui de la nostalgie2. Les quelques réflexions qui précèdent devraient permettre de mieux saisir un à un et tous ensemble les maillons de quelques relations dont on tente de tisser liens et dé-liens dans cet ouvrage. Chez Senghor, on se le rappelle, il y a un grand intérêt pour les traditions de parole, de chant, et d’écriture gréco-romaines, dans une alliance, il faut s’empresser d’ajouter, d’allégeance à des traditions africaines que le poète essaie toujours, ou au moins très souvent, d’affirmer, de faire sentir, dans ses textes “francophones”, ainsi dans “Elégie de Carthage”. La réminiscence des textes de l’Enéide, claire dans ce poème, est tout entière orientée dans une joute entre une Didon carthaginoise déjà marquée des couleurs et cultures du Sud, mais figure pourtant d’une Africanité mal partie, mal assumée, car tentée par l’appel du Nord; entre une Didon donc et un Enée depuis toujours baptisé dans le blanc “aryen” des faux pères, faux amants civilisateurs et “fourriers de la catastrophe”, pour reprendre l’expression de Césaire. Cependant, le titre “Elégie” souligne immédiatement une dis2

J. Michael Dash, “A New World Mediterranean”. The Other America. Caribbean Literature in a New World Context. New World Studies, A. James Arnold, editor (1998: 82-106).

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tance par rapport à la langue et la structure de l’épopée: ce titre annonce un poème où la première place est donnée au lyrique. Si, dans le poème, la destruction de Carthage, par les Romains, ne constitue pas, à proprement parler, une séquence, les luttes anti-romaines, proafricaines des Hannibal et Jugurtha s’annoncent comme prophétiques de l’indépendance à venir d’une terre qui deviendrait, tunisienne, celle des indépendances africaines de l’après-guerre. La référence, au début du Chant III, aux “imprécations” de la reine de Carthage, à ses “ressentiments” dont hérita Hannibal, repousse la prophétie dans les temps très lointains d’un texte-mythe après tout “fondateur”. Cette Didon-là paraît plus honorable aux yeux du poète que celle qui avait refusé l’alliance consanguine, culturelle, sororale avec l’Africain Hierbas, celui qui aurait pu devenir, par un choix judicieux, le frèremari, celui qui dans l’Histoire, par la force des vivants, par-delà dieux, rois et lois, sans doute, le deviendrait. Pourtant, Senghor ne s’écarte guère dans ce poème de la louange aux héros, en dernière instance, au Combattant non seulement suprême mais “ultime” (?). Allocutaire du discours d’un maître-narrateur, le vainqueur est dressé sur le piédestal de l’Histoire, de l’Avenir, allégorie pour ainsi dire définitive d’une Nation, plus d’un Continent, à jamais équilibrés en leur “nombre d’or” classique, solides comme un roc sur les “fondations capsiennes”. Le discours du poète reste monologique, didactique, sans faille, sans peur, et sans doute. Par ailleurs, César, les César de ce temps, nos temps, y fait, y font, bonne, très bonne figure: ironie. Il faut pourtant bien ajouter: il est des temps où jouer le jeu du César-sauveur d’un monde est peut-être stratégiquement nécessaire. Peut-être. Pour résumer: ici, la grandeur, l’avenir, la vie, reposent encore tout entiers sur une cohorte de héros, de mâles héros combattants. Au premier plan, au premier chant du texte, est donc gravée la forte image de Didon dédaigneuse, dit le poète, de Hierbas, l’Africain; grandit l’image, pour un temps, du détour romain de l’histoire. Mais lecteur et écrivain d’aujourd’hui, Senghor l’Africain, fait, dirait-on, semblant de ne pas remarquer, faire remarquer, que tous les visages métissés qu’il trace dans son texte sont bien les enfants de l’émigrée dédaigneuse et de Hierbas, l’hôte, le frère, l’amant africain. Le choix, par Mellah, de textes-stèles qui donnent au présent et à l’avenir la voix d’une femme, en somme mémoire vivante de l’aventure d’un peuple, déjà, déstabilise le cadre héroïque d’un jeu de vie et de mort mené par les dieux, les héros, les César, jeu qui serait

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inscrit, ajoutons, dans un “livre” plus fragile que la “pierre”. Le genre choisi pour la transmission de cette mémoire, lettre-roman gravé sur un matériau résistant au temps, à l’usure, pouvant affleurer sous ou sur un autre texte – palimpseste –, ce genre ambigu, bi-culturel ou même multi-culturel, est un pas de plus vers le “désaveu” de cet épique-là dont Elissa, voyante, par avance, dénonce personnages, intrigues, et prétentions. Toutefois, elle ne peut, de ce texte, en nier l’existence ni le poids. Si le récit reste bien monologique, dirigé par une maîtressenarratrice, le simple fait pourtant qu’une femme se dise en entier et tout du long, au lieu d’être dite et racontée, et qu’elle dise telle ou telle histoire, décentre non seulement thèmes, symboles, modes d’écriture, mais donne à la Cité un autre visage; visage et visages de femmes, rappelons-le, déjà immensément visibles dans maints portraits virgiliens. L’Elissa de Mellah, voix de femme qui eut son rêve et son acte, rejoint aussi la Néfertiti de Chedid, déjà nommée, celle-ci, voixtémoin de la Cité fertile en son couchant, voix-sœur dissidente de celle d’Akhnaton. Voix-sœur peut–être aussi de la Marie-Madeleine de Yourcenar, fabriquée d’un temps à l’autre, elle aussi, de main de maîtres-évangélistes ou “pères” de l’Eglise élus, fondateurs, tous sûrs de ses errances, de ses péchés, et de son rachat nécessaire; mais qui, dans ce “nouveau” texte, celui de Yourcenar, se raconte, s’invente, invente le monde; n’est plus racontée, inventée; cesse d’être commodité de salon ou de confessionnal3. Lucide, Elissa, cependant, sait que sa voix à elle est encore timide, c’est-à-dire, dit-elle elle-même, trop objective (trop mâle). Elle annonce des temps où les voix de femmes transformeront le monde: D’autres femmes viendront qui, contre le prince et le royaume, élèveront leur propre impératif, leur véritable désir […]. Ces femmes seront belles et elles seront puissantes parce qu’elles sauront être subjectives. Elles sauront être pour elles-mêmes. (168)

Elissa, la conteuse-fondatrice de texte et de cité, se rit de cette “malheureuse” Didon à venir pour qui les scribes d’un monde ou l’autre inventeront et la fuite et le destin. Elissa dresse, pour elle-même, la figure d’une reine dévouée à sa communauté d’émigrants, donnée toute à la volonté de fonder une cité nouvelle et juste pour les vivants: “tous 3

Cailler, “Si Marie-Madeleine se racontait: Analyse d’une figure de Feux”. Roman, Histoire et Mythe dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Simone et Maurice Delcroix (éd.) (1995: 93-102).

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citoyens égaux et reconnus” (144); une cité où le divin serait, deviendrait, on s’en souvient, androgyne (“Tanit face de Ba’al”); mais plus, où le divin, fraternel, appartiendrait à tous, par-delà quelques détails de rituels et de textes. De plus, Elissa, dans ses rêves d’un meilleur monde, dénonce la prétention de ceux qui disent savoir, savoir lire, savoir écrire, ceux qui, clubs, sociétés, églises, prétendent connaître ce que Dieu est, ce que Dieu veut, dénonce la prétention de ceux qui, ditelle, le lecteur s’en souvient, “ont réponse à tout sans questionner le crépuscule” (138). De même qu’Elissa refuse de faire de son errance une tragédie personnelle, suite à un simple “coup d’Etat” contre un autre monarque, mais veut une rupture complète, une aventure collective sans retour, ainsi fait-elle de son suicide par le feu un acte communautaire sacrificatoire, fidèle, dit-elle, à cette “règle primitive qui fonde la légitimité des princes” (23), passage déjà mentionné, aussi, dans cette étude. Pour certains lecteurs, Elissa sera celle qui se suicide par fidélité à la mémoire de l’époux phénicien. Pour d’autres, elle sera celle qui se suicide par quelque remords obscur, incertain. Pour d’autres encore, elle sera l’héroïne qui ne saurait risquer la survie de son peuple d’émigrants au sein de la terre nouvelle en se bafouant de rites dits sacrés. Cette lectrice, quant à elle, l’aurait plutôt montrée rebelle à l’idée de son propre sacrifice/suicide, l’aurait gardée vivante pour un autre destin; vivante pour une légitimité qui se moquerait, vraiment, de tout lignage; en somme, comme le rêvait Senghor l’Africain, lui aurait donné une chance d’aimer dans la terre nouvelle. Quant à la condamnation, par Elissa, de la substitution d’enfants numides à ceux de riches Carthaginois pour le sacrifice au “dieu des brasiers”, si l’on veut bien considérer que cette pratique – substitution d’enfants – a pu, en effet, se produire, cette condamnation, devenue dans les deux romans parabole politique, prendra valeur prophétique. Parabole qui prédit, pour ces ombres indignées, de nouveaux destins: “[…] les meilleurs de nous-mêmes, les mutins de demain” (Le conclave des pleureuses, 46). Chez Ghachem, on pourrait considérer la transformation de Didon en figure sororale, quotidienne, comme une sorte de désaveu de la figure épique. En y réfléchissant, cette question du désaveu se posera de manière assez particulière chez ce poète. L’intuition suggère que la proximité de Carthage, la présence de Carthage, à un jet de pierre de Sidi Bou Saïd, lieux de vie du poète, rend Histoire et légendes pour

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ainsi dire compagnes du quotidien, mais compagnes comme le sont ces images familières auxquelles on ne fait même plus consciemment attention parce qu’on sait qu’elles sont là de jour en jour, et qu’on les retrouvera, sans y songer, au tournant d’une rue, à la vue d’un rocher, d’une pierre ou d’un bruit de vagues. La liberté, pour le poète, de se jouer de ces images, celle, en particulier de la sœur Didon, me paraît donc totale; mais de se jouer non au sens d’en faire un sujet de révérence ou de parodie; bien au contraire, dans une sorte d’intimité proprement fraternelle. Si, à première lecture, la litanie, l’invocation répétée à la “sœur Didon” peuvent paraître quelque peu grandiloquentes, par la suite, le lecteur pourra voir dans ce geste un mouvement beaucoup plus simple, “naturel”. Le poète est bien de ce pays-là de Carthage, lui aussi habitant parmi tant d’autres, très lointains, très proches; comme ses ancêtres, à lui, venaient bien de l’autre bord de la “mare nostrum” (“Marèva”), terre d’Elissa: dans le poème, parmi d’autres lieux où logent les ombres de ces ancêtres, est le “voile de veuve” de la sœur phénicienne. Dans l’imaginaire du poète, un auteur, un personnage ou l’autre sont là, sans cérémonie; auteur, personnage qui n’ont rien de “canonique”: l’un ou l’autre sert un peu à resserrer les maillons; sans plus. Quant au style du poème “Sanctuaire”, il n’a guère de lien au mode épique dit “augustéen” d’où nous arrive Didon. En revanche, la foule des indignés, “insurgés”, “irrésignés”, “massacrés”, “suicidés”, “exilés”, “assassinés” envahit la scène d’une Carthage aussi grande que le temps et l’espace de la mer. Ammi, dans les deux œuvres étudiées ici, traite avec complexité, subtilité, la présence, choisie tout entière et fortement, d’un autre grand texte du passé: texte d’Augustin, lequel, chez l’écrivain, reste “Saint” dans les titres, mais le plus souvent redevient Augustin tout court au corps des textes. Se lira dans ces œuvres une volonté de mêler l’Histoire et l’histoire, tout du long, d’essayer de ne point opposer l’une à l’autre, de faire à la fois allégeance à la figure officielle, hiérarchiquement religieuse du personnage, au moins dans ses “dernières” incarnations textuelles, ainsi qu’à l’enfant du pays, à sa mère, son père, sa famille entière, ses amis, ses familiers, associés, Africains et Romains, Africains romains, Romains africains, dans un vaste paysage spatio-temporel. Chez cet auteur, la dialectique entre exclusion et inclusion se pose encore d’une autre façon; mode d’échanges très original qui s’instaure à de multiples niveaux: échange entre voix et voix, texte et

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texte, vivants et morts, temps et espaces, humains et pierres, cultures et cultures. C’est bien le contact étroit avec Les Confessions, chant à côté du chant, qui aide Ammi à forger son genre, sa voix, son propos, ce texte devenant ainsi dans l’écriture d’Ammi, “la pensée de l’Autre”. Toutefois, on se le rappelle, le lecteur saisira le monde d’Augustin, ou plutôt ses mondes, par l’immense et littéralement mouvant regard d’un “visiteur”, ceci dans Sur les pas de Saint Augustin, regard filtré par un narrateur très peu pesant, envahissant. Si le style des nouveaux textes devient tout entier celui de l’auteur, le texte d’Augustin, quant à lui, reste tout entier lui-même, en ces passages, on l’a souligné, directement cités. On notera cependant que les quelques paraphrases du texte “fondateur” se mêlent avec art, avec fluidité au nouveau texte: mouvement, alors, d’Augustin, de sa voix, vers le nouveau texte. Quant aux citations mises en exergue, chapitre après chapitre dans l’essai, elles sont autant d’autres échos à saisir, à entendre, dans le travail créatif. Reste à se demander cependant si “l’Autre de la pensée”, et non seulement “la pensée de l’Autre” (Glissant) émerge, peut émerger de l’ensemble, de ces tissages et modèlements. La polyphonie de Thagaste ajoutée à la marche, la démarche de l’essai poétique, écarte encore plus l’idée d’une Histoire/histoire projetée de main de maître et reçue par quelques élus. Dans Sur les pas de Saint Augustin, la marche du “visiteur” mêle ainsi visages très lointains, visages encore lointains, et visages d’aujourd’hui, au point où le lecteur lui-même, parfois, ne sait plus dans quel temps on lui demande de vivre, de lire. Dans Thagaste, Augustin devient presque simplement une des multiples voix; ce personnage occupe à peine une position textuelle privilégiée. La technique polyphonique, très réussie, fait surgir un pays en mouvement, en vie, pays de chacun et de chacune, de chacune et de chacun; pays aux habitants de multiples origines, de multiples cultures, de multiples conditions; et, dans la vision, d’un commun avenir. En toile de fond et de proue: la vieille, très vieille Afrique, pré-romaine, pré-chrétienne, réveillée dans l’héritage divers – philosophique, religieux, littéraire – du “héros”: Augustin l’Africain, celui qui, il convient de le souligner encore, parlant des siens et de lui-même, les dira, les nommera toujours “africains”. La Carthage des textes révèle autant la cité punique que ce vaste pays africain, que celle déjà chrétienne de Monique, que celle des plaisirs d’Augustin, jeune homme “païen”, amant et père, que la ville jadis prise et détruite par Rome. Ces textes racontent tout autant une Car-

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thage, une Hippone, révoltées contre la puissance romaine, racontent ces Africains peut-être alliés des Vandales, ceci en l’âge mûr du personnage Augustin, racontent ces Africains condamnés à mort pour “trahison”. Ainsi, par exemple, Thagaste met en scène la cruauté romaine exercée contre un enfant accusé de complicité avec les Vandales, enfant qu’Augustin et la vieille servante Julia essaieront de sauver: “Il songe à l’enfant jeté aux fauves. Et sa mère, réfugiée dans les pierres, morte d’épuisement et de faim” (145). Tout compte fait, un peuple divers, immense, se lève des pages de l’œuvre, un peuple qui n’est, ne sera pas, pour toujours “romain”, mais qui, comme le prédit l’un des personnages s’adressant à Augustin – rapporteur de ce discours –, peuple qui connaîtra pourtant bien et encore guerre sur guerre, conquérant après conquérant: Voilà ce que j’ai dit à Procope le vieux Sarde, dit-il. Dans sa taverne. Les frères se feront la guerre. Cette terre ne cessera de panser ses blessures. Qui se souviendra alors dans les siècles à venir que cette terre était aussi la tienne ? Car j’entrevois des choses cruelles. D’autres hommes viendront. Tout aussi cruels que les Romains. Et sais-tu, Procope, ce que voudront ces hommes ? Sais-tu ce qu’ils diront ? Que cette terre est la leur. Et à nul autre qu’eux. (Thagaste, 103)

L’espoir d’Augustin est bien que la Cité des hommes à venir soit une cité de frères (“Qu’importe que nos pères soient bretons, sardes, romains ou berbères” […] -142), Cité, toutefois, fille de la Cité du Dieu des Chrétiens (catholiques). Mais, vivant, Augustin restera préoccupé jusqu’au dernier souffle du destin des siens africains, et surtout de ce qu’il adviendra des plus démunis. Pour ce grand lettré “grécoromain”, cet évêque de l’Empire, la chute de Rome ne sera aucunement, on le sait, une tragédie. Personnage-locuteur de Thagaste, Augustin discourt en ces termes: “Il ne sert à rien de bâtir de grands royaumes en continuant d’asservir les hommes. Car, que sont les grands royaumes sans la justice, sinon de vastes carnages ?” (142). Trouvera-t-on curieux que le promoteur de la “Cité de Dieu” ait, sous la plume de l’écrivain, des sentiments, pressentiments et, de plus, des exhortations qui rappellent ceux du Virgile-protagoniste de Broch, lui aussi dénonciateur des grands royaumes incendiaires et, comme Augustin, annonciateur d’une parole et d’un acte transcendants ? Par ailleurs, très évidemment, la Cité dépeinte, rêvée par l’Augustin d’Ammi, donne large place aux “indignés” du Virgile-auteur. Le personnage-poète-Virgile

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de Broch, lui, se condamnait, avouait avoir échoué dans la “représentation”, la création de ses thèmes, modes, personnages. Chez Ammi, en revanche, nul “roi fabuleux”, nul “héros fabuleux,” nul “berger fabuleux”, nulle “créature de rêve” (Broch). Augustin même n’est, le plus souvent, que cet habitant qui chemine, voisin de tout un chacun: souci constant, chez l’auteur, semblerait-il, d’humaniser l’allégorie du divin, du sacré. Les personnages de Thagaste et de Sur les pas de Saint Augustin sont parmi nous, aux coins de nos rues, dans nos sentiers, sur nos sables, et dans nos villes. Et dans nos guerres: Carthage la souffrante n’est pas morte. Chez Glissant, l’écho, les échos se situent à un niveau de résonance encore autre. Dans la suite poétique “Carthage”, les seuls noms de “Romain”, “Scipion”, alliés, dans la lecture d’un Chant après l’autre, à la mise en scène de la destruction de la ville, ces noms, en eux-mêmes, ne feront pas venir l’épopée de Virgile en mémoire. Que ce texte soit immédiatement venu à l’esprit de cette lectrice, au moins quelques passages, est dû à un hasard d’ordre culturel, certes; rencontre, aussi, sans doute liée à l’âge, à la génération de celle qui lit. Il est par ailleurs facile d’imaginer que des lecteurs de poésie, intéressés de surcroît par l’Histoire de l’Afrique et celle de l’Europe pourraient apprécier ces textes de Glissant sans même connaître un mot de l’épopée virgilienne. Il est aussi évidemment possible d’imaginer que des lecteurs ne connaissant rien d’autre de l’auteur que “Carthage” pourraient avoir une expérience de lecture profondément enrichissante: un texte poétique de valeur “parle”, doit parler à quiconque en connaît la langue. Que “l’archi-lecteur” ait la chance d’en recevoir plus est sans doute une idée attirante; on ne peut la prouver. Parfois, savoir trop empêche de voir. En tout cas, quiconque lira Le sel noir en entier verra que le poète met en route son lecteur pour un très grand voyage à travers temps, espaces, peuples et destins; et lui fait accomplir ce voyage de certaines façons: comme si, entre autres, du corps du conteur surgissaient des voix prenant leurs positions respectives dans les drames des lieux, des époques. On ne reviendra pas ici à la présentation du texte faite rapidement dans l’introduction, et continuée, pour “Carthage”, dans le premier chapitre. Certains détails seront repris et complétés dans la dernière section de ce chapitre selon la logique interne et l’exigence du propos.

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Si ce lecteur, cette lectrice a dans son propre contexte de lectures ces quelques textes épiques qui restent encore familiers à beaucoup, alors, la pensée de l’Epique gréco-romain accompagnera sans doute ce voyage, ne serait-ce qu’en sourdine. Pour certains, pour beaucoup, c’est selon, d’autres Epiques seront sans doute aussi présents. Enfin, surtout, si ce lecteur, cette lectrice, lit Glissant depuis longtemps, a la plupart de ses textes en tête, même imparfaitement, car leur lecture est ardue, toujours à refaire, que l’écrivain ait entretenu depuis longtemps des relations, à de multiples niveaux, aux pensées de l’Epique ne fera pas l’ombre d’un doute. En témoignent, entre autres, la méditation d’une poétique de la durée, laquelle occupe une large place dans son œuvre, ainsi que les nombreuses références, dans ses essais, à maintes épopées ou textes “fondateurs”, aussi bien qu’à la question des genres en littérature4. Chez Glissant, les méditations et pratiques, d’une part, de l’Un et du Divers, d’autre part, de la poétique de la durée et de celle de l’instant, méditations et pratiques du monologique et du polyphonique, de l’épique, du dramatique, et du lyrique aussi, toutes ces méditations et pratiques s’établissent plus dans une dialectique – relation, précisément – que dans une opposition5. Que de faux concepts de “l’universel”, idéologiquement construits, cherchent, à un moment ou l’autre des histoires humaines, à étouffer la diversité des cultures, des langues avant que de nouvelles consciences ne grandissent et commencent à assumer, réveiller les richesses respectives de chaque 4

Les essais de Glissant contiennent de nombreuses références à l’Epique, à la Tragédie, au Lyrique, plus généralement aux modes littéraires depuis Soleil de la conscience. Par exemple, voir Le discours antillais (135-136, 246-252); ou bien des pages de Introduction à une Poétique du Divers, en particulier les chapitres sur “Langues et langages”, et “Culture et identité” (33-79). Je remarque que parmi les nombreux textes du passé qui semblent avoir suscité son intérêt, y compris, par exemple, le Popol Vuh, le Chilam Balam, les Nibelungen, le Kalevala finlandais, la Bhagavad-Gîtâ, sauf erreur, il s’attarde moins aux vieilles littératures celtiques (“la matière de Bretagne”), textes à l’imaginaire si puissant. Ceci est peut-être étonnant vu son intérêt pour le Moyen-Âge européen ? A moins que, justement, il ne veuille insister sur la marginalisation rapide de certains textes, dans une époque dont il célèbre la diversité. Parmi ces textes, écrit-il: […] “le Centre celtique, insulaire et continental, où les anciens Dieux et anciennes puissances n’en finissent pas de disparaître et de renaître […]” (1997: 93). 5 A relire, respectivement, les articles de Coursil sur la Relation; de Delas: “Reconstruire Babel ou la notion de créolisation chez Glissant”; de Fonkoua: “Jean Wahl et Edouard Glissant: philosophie, raison et poésie”; de Madou : “L’Un et le Divers: comment repenser le lyrique, l’épique, le tragique, le politique ?” (Chevrier 1999: 86112, 285-297, 299-315, 193-202).

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culture, chaque langue, l’une par rapport à l’autre, aux autres, est une question plusieurs fois reprise dans les essais de l’écrivain, et largement explorée dans ses autres écrits. Lire Glissant fera aussi réfléchir au fait que les techniques contemporaines de la communication jouent, peuvent jouer un grand rôle dans la prise de conscience, pour chacun, de cette diversité. Plusieurs fois ainsi il rappelle que, dans de lointains passés, la diversité se vivait en s’ignorant, mais se vivait à un niveau forcément moins intense que, potentiellement, ne le permettent, désormais, les multiples moyens de relations dont disposent les humains. Souvent aussi, Glissant rappelle que la pensée de l’errance peut contenir en germe la Relation: marche de l’errant vers une nation, voire un empire, souvent par le détour des conquêtes (errant appelé plutôt alors “nomade envahisseur”), ou marche de l’errant déraciné, déporté vers un lieu incertain qui, souvent, risque de rester un lieu d’errance; contacts souvent forcés, souvent douloureux, mais aussi émergence de voix, de cultures, souvent dissonnantes, créatives, au cœur même de la langue des “dieux”-maîtres et conquérants. Très stimulantes pour le lecteur sont, aux pages de l’œuvre, non seulement la pensée mais les pratiques d’une errance ouverte aux vents, apports, lumières des chemins du monde, ceci en opposition au nomadisme “envahisseur”. Une telle errance s’oppose aussi à d’autres formes de nomadisme, par exemple, celui du travailleur saisonnier, ou encore s’oppose à l’errance du marcheur solitaire replié sur une rêverie de cloîtré, de touriste, ou de maître-planteur; ou encore à celle, tragique, du marcheur étranglé par les cercles vicieux des pauvretés, aliénations de toute espèce. Cette errance-là, ouverte, suggère l’espoir d’un autre futur aux lieux-temps des humains. Ainsi: Nul ne saurait se satisfaire de cette errance enclose, de ce nomadisme circulaire mais qui n’a ni but ni fin ni recommencement. L’absent qui marche n’épuise aucun territoire, il ne s’enracine que dans le sacré de l’air et l’évanescence, dans le pur refus qui ne change rien du monde. Nous ne le suivons pas en réalité, voulant toujours, nous, changer quelque chose. (1990: 224-225)6

Compte tenu des discussions qui précèdent, il me semble que l’opposition que l’écrivain établit, dans Le discours antillais et d’autres textes entre, par exemple, l’épopée africaine Chaka et cer6

Voir aussi tout le chapitre: “L’Errance, l’Exil” (Glissant 1990: 23-34).

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tains textes fondateurs comme l’Iliade, l’Odyssée, l’Ancien Testament et d’autres, ne s’avère pas, à l’intérieur même de la logique glissantienne, entièrement justifiée. Glissant, en effet, voit, très justement d’ailleurs, l’épopée zoulou non pas comme un discours d’origine mais comme un discours de mise en relation (avec les conquérants du Nord). Plus généralement, à propos des épopées africaines, il écrit ainsi: “La sagesse de l’Epopée est d’avoir toujours su que la Relation viendrait” (1981b: 247). Or, l’un des enseignements que m’a procuré le travail présent est certainement de me faire voir ou redécouvrir que, dans ce texte “fondateur” qu’est l’Enéide, la marche d’Enée vers l’empire s’incrit dans un discours de relations ambiguës: de Dardanus à Troie, à Carthage, au Latium, “l’origine” de Rome vacille. Ce travail me fait redécouvrir aussi que cette errance vers un lieu – nouveau départ – est le fruit d’une défaite ancrée dans la relation subie avec un Conquérant. On se rappelle que plusieurs fois dans ses écrits Glissant fait remarquer que la défaite est souvent, en fait, l’élan premier dans la construction du texte national épique; Enée lui-même, à un premier niveau, est bien l’envahi déraciné, spolié: le “migrant nu”, non pas, toutefois, enchaîné. Enfin, il me paraît désormais clair aussi que, loin d’être entièrement un chant martial, linéaire et triomphant, chant unique et transcendant d’un Père, d’un Héros, d’un Dieu, exaltant l’unique Histoire, l’unique Langue, l’unique Religion, l’unique Civilisation, l’Enéide, en de multiples voix indignées, tenaces, dissidentes, projette aussi dans l’espace de lecture et de l’ouïe cris et drames rebelles de destins en devenir, en revenir, destins avec lesquels le monde devra compter. Toujours dans Le discours antillais, se référant au discours épique comme fruit d’une “conscience collective encore naïve”, Glissant souligne que “la fonction de désacralisation est le fait de la pensée politisée”, désacralisation nécessaire à ce qu’il nomme encore “notre irruption dans la modernité” (192). Désacralisation, pensée politisée, marche en avant iraient donc main dans la main. Sans doute est-ce prendre un risque, cette lectrice le prend, que d’avancer l’idée que quelque chose des “désodes” des “grands chaos” fermente aux remous insoumis du Latium de Virgile; et, peut–être même, avait commencé de germer aux mots brûlants de la reine de Carthage, prophétesse de guerres immenses, mais aussi d’inextricables emmêlements. Dans ce champ de réflexions, l’analyse faite par Coursil dans son effort d’expliquer ce qu’il faut, ultimement, entendre par Relation au Tout-Monde, revient en mémoire:

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Ainsi la “Relation au Tout-monde” n’est pas une vaste épure mondiale qui contient les peuples et les cultures en contact. Cette vision spatialisante de grand-tout qui contient tout est directement induite d’une problématique d’un absolu en forme d’ensemble universel contenant des objets-territoires; bref, une géographie ensembliste. Tout au contraire, la “Relation” est un contenu psychique, une structure symbolique, “totalité des cultures”, inscrite en chacun de nous. […] L’enchaîneur et l’enchaîné, différemment, vivent la même histoire. Dans la Relation, il n’y a pas de détachement pur. (Chevrier 1999: 99)

C’est bien, en effet, cette “même histoire” que le grand poème épique Les Indes racontait. Par ailleurs, la question de l’inclusionexclusion chez Glissant, question du “désaveu”, se pose de façon différente de chaque rapport étudié chez les autres auteurs examinés dans cette étude. Quiconque a lu ses œuvres sait quel immense lecteur de littérature il est et, de plus, quels textes, quelles sortes de textes suscitent une attention plus particulière chez lui, et pourquoi. Pourtant, si échos il y a, et il y a, la traduction, transfiguration, chez Glissant, de toute mémoire de texte s’avérera être non seulement d’une grande complexité, mais révélera un tel élan de créativité, celle-ci ancrée dans une très longue “intention poétique”, que parler d’un emprunt de texte à l’autre, ou d’une présence quasi inévitable, noir sur blanc, lisible, visible, de tel ou tel auteur, entre ses propres mots, n’aura, n’aurait, pratiquement aucun sens; enfin, presque aucun sens. Souvent, chez lui, les affiliations avec tel ou tel bagage culturel “connu” n’auront vraiment rien de transparent. Serait-ce en partie à cause de la prononciation grecque du nom que, parmi d’autres associations, une figure d’Hélène m’est apparue spontanément dans l’Eléné de Sartorius ? Réinvention d’une autre sorte d’Hélène: enjeu qui ne devrait rien aux armes, à la violence. Nul besoin, par ailleurs, pour Glissant, de nier, contourner l’évidence d’un réseau de textes présents dans l’imaginaire de ceux qui lisent telle ou telle langue, ou même les appréhendent, ces textes, en traduction; présents dans l’imaginaire de ceux qui sont nés dans telle ou telle culture ou y ont, d’une manière ou l’autre participé. Glissant ne saurait non plus nier l’évidence d’un réseau de paroles chez ceux qui ont la chance de pouvoir entendre, chez eux ou ailleurs, les paroles de “l’oraliture”: on sait l’attachement que l’écrivain pratique vis-à-vis de la tradition orale antillaise. Enfin, nul besoin de refuser de reconnaître ou manifester leur importance, à ces textes ou paroles, au

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sein de nos “humanités”, dirait-il. Pour être encore plus précise, au point de me répéter, je dirai que savoir que les noms d’Homère, de Virgile, de Dante, ou que des références au Chaka de Mofolo ou à La chanson de Roland, apparaissent dans les essais de Glissant n’est aucunement, en soi, une preuve que ces textes sont dans son œuvre de “poète”. S’ils y sont, comme, en effet, je le crois, ainsi que de multiples autres auteurs et textes, cette présence existe à ce niveau de rare liberté qui lui fait dire si souverainement: “[…] je te parle dans ta langue et c’est dans mon langage que je te comprends” (1969: 53). En ce qui concerne Virgile, on notera, chez Glissant, une allusivité dans la référence, un va-et-vient aussi, un je ne sais quoi de non dit qui peut-être indique un dialogue encore en gestation, des hésitations peut–être quant à la place de cet auteur dans la méditation d’ensemble, des remarques enfin qui semblent indiquer une mouvance dans le regard, le jugement. Dans L’intention poétique, commentant Virgile, Homère et Dante, l’écrivain proposait que: “Là tout futur de l’œuvre est donné dans l’œuvre”, voulant dire par là que “certaines œuvres se suffisent, parce qu’elles supposent en leur principe que l’intention réalisée ouvrira sur un donné qui ne sera pas un (autre) propos caché de l’auteur, mais le vécu manifesté d’un peuple”. Le texte de l’Enéide est dès ici placé dans une situation quelque peu particulière par rapport aux déclarations juste citées. Glissant est moins affirmatif pour Virgile que pour les deux autres poètes: “C’est peut-être l’Enéide […]”; puis il ajoute pourtant: “l’Enéide est certes plus “volontaire” que l’Iliade […] Virgile travaille par volonté sur une matière déjà fixée, l’Empire romain” (36). L’auteur latin semble ici être lu comme beaucoup d’entre nous l’ont d’abord fait; toutefois, l’on devrait être sensible à ce “peut-être” juste cité. Dans Poétique de la Relation, Glissant note que le rapt d’Hélène annonce déjà l’érosion de la notion de “légitimité” et donc annonce aussi, menaçant, le “métissage”. Dans ce même passage (a-t-il en tête le célèbre verset de SaintJohn Perse: “Une même vague par le monde, une seule vague depuis Troie/Roule sa hanche jusqu’à nous …” ?7), il insiste toujours sur l’idée de la filiation, et note, lisant les textes à rebours, que de Dante à Homère, en passant par Virgile, l’occident chrétien établit sa continuité avec “une des matrices du Mythe, la ville de Troie” (1990: 62-63): mythe de la filiation, donc. Or dans la même foulée où Glissant rap7

Perse, Amers I : verset répété avec variations dans le texte (1972: 326).

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pelle que “la filiation est indispensable au projet de l’Enéide”, il souligne sans transition que “d’Homère à Virgile, la menace de métissage a cessé de paraître calamiteuse”, ce qui confirme mon sentiment que l’écrivain place bien mentalement l’auteur latin dans un lieu de méditation mouvant. Plus tôt dans l’ouvrage, il avait déclaré que maints textes fondateurs dont l’Enéide étaient des livres “d’exil et souvent d’errance”, et il ajoutait, répétant: Les livres du sacré ou de l’historicité portent en germe l’exact contraire de leurs turbulentes réclamations […]. Ces livres fondent tout autre chose qu’une certitude massive, dogmatique ou totalitaire (hormis l’usage religieux qu’on en fera): ce sont des livres d’errance, par-delà les recherches ou les triomphes de l’enracinement que le mouvement de l’histoire exige. (28)

A nouveau, dans Introduction à une Poétique du Divers, Glissant retournera pourtant bien au commentaire sur l’épique “impérial” de Virgile, “cri d’une conscience excluante” (1996b: 35). Mais encore une fois, plus loin dans l’ouvrage, dans une page où paraît une liste de ces “grands livres épiques fondateurs de l’humanité”, ceux qui “rassurent la communauté sur son propre destin”, l’écrivain insistera encore sur l’errance qui les habite, signe, soulignons-le encore, d’un ressassement de ces textes dans la conscience, la sienne. Ce ressassement le mène enfin à louer l’alliance, dans une œuvre, dans tout livre “complet”, du vœu d’enracinement et de l’inéluctable errance. Cette alliance, on aurait tort, lisant Glissant d’un bout à l’autre de ses textes, de chercher à la briser. On lira donc ainsi: […] livres qui […] par conséquent tendent, non pas en eux-mêmes mais dans l’usage qui en sera fait, à exclure l’autre de cette communauté. Je dis “non pas en eux- mêmes”, parce que ces grands livres fondateurs de communautés, qui enracinent les communautés, en fait sont des livres d’errance. Et si on examine l’Ancien Testament, l’Iliade, les sagas, l’Enéide, on voit tout de suite que ces livres sont “complets” parce que “dans même” la vocation à l’enracinement, ils proposent aussi, immédiatement, la vocation à l’errance.

Suit un développement sur la parole multilingue “dans même” la langue qui servira à la réalisation de l’épique contemporain, avec abandon de toute victime expiatoire, celle qui permettait d’exclure ce qu’elle, cette victime, ne rachetait pas; et donc de faussement “universaliser” un pan ou l’autre de l’humanité (67-68). J’ose lire dans de telles phrases, en particulier dans le segment: “dans l’usage qui en sera

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fait”, sinon un hommage aux voix dissidentes du texte de Virgile, voix pas toujours mises en relief d’un lecteur de littérature à l’autre, au moins une reconnaissance qu’en Enée même, personnage d’une grande complexité à l’intérieur des jeux narratifs proposés, se dessine une image du Divers. Bientôt, le lecteur de cette étude sera invité à participer à la descente, à nouveau, à un pays des ombres, descente accomplie par un poète, cette fois “sans guide ni palan, sans rive ni sextant ni clameur demeurant” [“L’eau du volcan” – Les grands chaos (1994: 57)]; exploration et vision qui, elles, n’offrent nul royaume, nul texte fondateur, nulle éthique, non plus, sur plat d’argent. Tous ces commentaires de Glissant juste cités paraissent le rapprocher de ces “nouveaux” critiques de l’œuvre virgilienne dont on a pu, au troisième chapitre, méditer quelques textes dans une lecture renouvelée de l’Enéide. A propos de la lecture de ces textes “fondateurs” comme “livres d’errance”, Jean-Pol Madou, dans son article publié dans Poétiques d’Edouard Glissant, déclare avec conviction: “Il aura fallu le regard antillais pour nous le rappeler ou mieux encore nous le découvrir” (1999: 200); remarque fort intéressante. Un peu moins catégorique, et pensant, je viens de le souligner à nouveau, à certaines autres lectures contemporaines de Virgile, je dirais plutôt que le travail entrepris dans cette étude m’incite à croire que le regard antillais rencontre ici d’autres regards quant à ce rappel, cette redécouverte. J’ajoute de suite que ce regard antillais va même plus loin dans son audace, si je relis, et relis bien: “Les livres du sacré ou de l’historicité portent en germe l’exact contraire de leurs turbulentes réclamations […]”. De plus, les lecteurs de Glissant savent bien que la méditation, chez lui, des textes épiques, ne date pas d’hier. Il y a bien, d’abord, chez l’écrivain, ce que l’on pourrait rapidement appeler une tentation de l’ancien Epique, c’est-à-dire, du discours plein, sans faille, sans discordance, comme si le grand trou de la Traite, de l’extermination des Amérindiens, comme si l’entreprise coloniale, aussi, pouvaient, devraient, au niveau de la conscience collective être en somme réparés, de sorte que le moteur de l’histoire – histoire à venir dont les structures politiques, culturelles, sociales ne sont pas aujourd’hui au vif du débat – puisse être remis en route: poétique de la durée. Un passage du Discours antillais, que l’on trouvera cité en exergue au premier chapitre de Conquérants de la nuit nue, résume cette tentation – ou devrait-on dire “stratégie” ?:

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Carthage ou la flamme du brasier Notre quête de la dimension temporelle ne sera donc ni harmonieuse ni linéaire. Elle cheminera dans une polyphonie de chocs dramatiques, au niveau du conscient comme de l’inconscient, entre des données, des “temps” disparates, discontinus, dont le lié n’est pas évident. L’harmonie majestueuse ne prévaut pas ici, mais (tant que pour nous l’histoire à faire n’aura pas rencontré le passé jusqu’ici méconnu) la recherche inquiète et souvent chaotique. (1981b: 199)

Cette tentation de l’Epique – effort de dire une longue durée et une histoire privilégiée – m’apparaît dans le segment: “[…] (tant que pour nous l’histoire à faire n’aura pas rencontré le passé jusqu’ici méconnu)”. En revanche, les premières lignes de cet extrait indiquaient des explosions, des chocs, des polyphonies, cacophonies, ceci à divers niveaux. Implicite, donc, dans le court segment juste cité à nouveau, est la référence à une harmonie espérée, non perdue à jamais, à une ligne du temps dont les brisures pourraient se cicatriser. Dans l’effort de restauration annoncé, la littérature constitue, constituerait un maillon, parmi d’autres. J’avais, toujours dans Conquérants de la nuit nue, tracé les lignes de cette vision, essayant de montrer, cependant, par l’étude en particulier des quatre premiers romans, comment, dans le travail créatif, la pensée de Glissant s’écartait de cette tentation/stratégie. Dans la conclusion à cet ouvrage, je parlais de “la subversion progressive d’un Roman du Négateur”, Roman qui risquait d’être une sorte de visage renversé d’un roman de la Conquête: subversion non pas par un Roman, bien sûr, à ce stade de l’étude, mais subversion contre un Roman du Négateur. Dans L’intention poétique, ainsi, l’écrivain reconnaissait: “Le césarisme est la tentation des déracinés” (190). Dès le troisième roman, Malemort8, la disparition progressive dans la mémoire collective du “Négateur” représentait un tournant majeur dans la dialectique évoquée ici: tension, au niveau textuel, entre l’ordre mâle héroïque et le “désordre” – la “désode” – immense, communautaire, fourmillant de voix, vies, émotions souterraines, clandestines, créatives, voyantes, quoique souvent nonvues, non-entendues de l’ordre régnant (des ordres ?). Egalement, dans Conquérants de la nuit nue, je suggérais que le dernier roman alors publié, La case du commandeur, contenait “peut-être les indices 8

A ce jour, Glissant a publié huit romans: en plus des quatre romans déjà mentionnés dans cet ouvrage, La case du commandeur (1981a), Mahagony (1987), Sartorius (1999), et Ormerod (2003), il y a donc La lézarde (1958), Le quatrième siècle (1964), Malemort (1975), et Tout-Monde (1993).

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permettant d’entrevoir la pratique d’un épique rêvé dès La lézarde et Le quatrième siècle; mais de suite, j’ajoutais: Pourtant cette dernière œuvre, si elle s’offre en parallèle au Quatrième Siècle dans sa remontée vers l’hier – dans une séquence, toutefois, de tranches temporelles différente de celle utilisée dans Le quatrième siècle […], déjoue l’inconscient optimisme du lecteur qui eût pu se laisser aller à lire Le quatrième siècle comme la préface d’une œuvre rassurante où le rêve finirait par rencontrer la vie, et la narration, le temps. Car à cette quête et mise en intrigue d’une histoire collective et de ses héros, s’ajoute l’analyse d’une société toujours malade, aliénée, dépendant pour sa survie des livraisons aériennes quotidiennes, société ayant perdu l’usage de ses nombreux artisanats et le goût de ses cultures locales […]; s’ajoute la tragique destinée d’une héroïne (Mycéa) déclarée folle, puis enfermée à l’hôpital, dont il est vrai elle s’échappera, marronne jusqu’au bout (1978). (1988b: 111-112)

En Mahagony, texte polyphonique, étudié plus tard (Cailler: 1989), je voyais la disparition de cette tentation d’un Epique de l’ordre et du discours magistral; l’un des accomplissements, en somme, de ce “nouvel épique” dont Glissant parle si souvent d’une manière ou d’une autre dans bien des textes et qui, parmi d’autres éléments, inclut la conscience que pour tous, sentiment d’origine, de filiation, marche sans faille vers quelque histoire sûre de soi, vers quelque passé cohérent, reconnu, marche menée de main de maître, ne sont qu’illusion, construction savante, en tout cas, par tel ou tel discours; et de surcroît, quant à l’avenir, ne sont qu’ambition souvent meurtrière pour tous. Dans Mahagony, se lira donc une mise en scène lyrique et dramatique de multiples voix, faisant face l’une à l’autre, ou aux autres, ou placées en contre-points; multiples voix racontant leurs bouts fragmentés, éclatés, de l’histoire, d’une histoire, voix niant en ces jeux mêmes la possibilité d’une narration monologique; voix dont chacune appelle le relais d’une autre. On sait que Glissant explique souvent le terme de Relation par ces trois verbes: relier, relayer, relater. L’une des définitions proposées par l’écrivain pour dire cette Relation me semble convenir à un essai de s’approcher de la poéticité même: Mais la Relation ne se confond ni avec les cultures dont nous parlons, ni avec l’économie de leurs rapports internes, ni avec la projection de leurs rapports externes, ni même avec ces insaisissables qui naissent de l’intrication de tous les rapports internes avec les rapports externes possibles. Et pas davantage avec l’accident merveilleux qui surviendrait en de-

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Carthage ou la flamme du brasier hors de tout rapport, connu inconnu dont le hasard serait l’aimant. Elle est tout cela en même temps. (1990: 184-185).

Cependant, ce que je comprends de plus en plus de cette œuvre, celle de Glissant, est que ce nouvel épique de plus en plus chanté aux textes de fiction, et d’abord au niveau de la matière antillaise, est déjà présent dans les textes poétiques et dans les essais de la jeunesse, à des niveaux non exclusifs l’un de l’autre, et de la matière antillaise et de la grande “mêlée des peuples”; au niveau de ce que, désormais, l’écrivain nomme “le Tout-Monde”, ou encore la “mondialité”. Ainsi, par exemple, cette vision d’un épique/lyrique moderne s’écrivait, justement, très poétiquement dans L’intention poétique où l’on pourra voir un renversement du thème de l’Etoile présidant au destin d’un peuple élu des dieux, et ceci dans une multiplication infinie de la chance de vivre : L’épique est en chacun de nous. Ce n’est plus moment extrême, où le poing s’abat et scelle un destin. L’épique sourd de nous, pour ceci que nous sommes chacun à part, ce tout menacé […] C’est la mer et la terre qui s’arrachent d’elles-mêmes vers d’autres astres. C’est la mêlée des peuples, portant déjà sur toutes têtes l’étoile nouvelle qu’il faut découvrir […]. L’épique moderne ne se départ pas du lyrique: il noue et dénoue les chances de chacun au champ du divers. (207-208)

Les lecteurs de cette étude savent déjà que dans ma lecture d’un Virgile-auteur moins “augustéen” que bien des lectures passées ne me le disaient, lecture, la mienne, fortement appuyée, donc, par celles d’experts en études virgiliennes, j’établis relation entre les vies/ombres/voix indignées des Camille, Turnus, femmes, mères… J’établis relation aussi entre ces voix indignées et celles des foules misérables et souffrantes surgies à la vision, à l’ouïe du Virgileprotagoniste de Broch. Et j’établis relation entre toutes ces voix, leurs destins, et les vies, voix, destins de ces errants offensés qui enseignent, présents aux textes, poèmes, maints poèmes de Glissant, mais aussi, avec plus ou moins d’acuité, de maints offensés qui vivent dans la trame des autres textes étudiés ici. Ce faisant, et me rappelant la diatribe engagée par Glissant (1969: 42-43), loin de découvrir chez lui, en lui, chez les autres auteurs étudiés ici, des auteurs plus “français” ou plus “occidentaux” qu’ils ne veulent bien le dire ou le croire, je découvre donc plutôt un Virgile moins “romain”, moins majestueusement “épique” que je ne l’avais appris dans mes livres, mes enseigne-

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ments de jeunesse; auteur de Mantoue qui, lui aussi, a appris la langue de l’Autre, la pratique dans l’écrit, mais garde au cœur, nul doute, la langue de la mère, et mentalement ne saurait oublier le foisonnement des langues et langages, des cultures vivantes, non pas tant en marge qu’au corps profond de l’empire. Et l’occasion m’est aussi offerte, tout du long, de m’émerveiller de la ténacité des langues et cultures berbères: ainsi chez Augustin, l’Africain romain, mais tellement plus…, seize siècles plus tard, chez l’étudiante algéro-française de New York, locutrice de tamazigh, étudiante rencontrée par hasard au Texas à un congrès ou l’autre de ces quelques dernières années, et pour qui l’arabe est toujours une langue “étrangère”. Que les vieilles langues gauloises aient, par contraste, disparu aux côtés du créole que fut, au Moyen-Âge, le français naissant, reste un sujet, pour moi, non pas tant de nostalgie que de méditation sur les incarnations, dérives, efflorescences de ce que Glissant nomme le Divers. Si la puissance de l’Eglise catholique romaine, installée en Gaule pour y rester a, nul doute, favorisé la domination du latin, langue que les Romains, on le sait, graduellement, avait réussi à imposer, il est clair que le rayonnement de l’Islam en Afrique du Nord et au Sud du Sahara n’a pas, à ce jour, effacé langues et cultures, quelle qu’ait pu être la “vocation” de sa parole à “l’universalité”9: Le chaos-monde n’est ni fusion ni confusion: il ne reconnaît pas l’amalgame uniformisé – l’intégration vorace – ni le néant brouillon. Le chaos n’est pas “chaotique”. Mais son ordre caché ne suppose pas des hiérarchies, des précellences – des langues élues ni des peuples-princes. Le chaos-monde n’est pas un mécanisme avec des clés. (1990: 108)10

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A ne pas oublier, la langue celtique bretonne – qui survécut en France –, de la branche brittonique (breton, gallois, cornique), fut introduite en Gaule au 5e siècle après J.-C., donc tard. D’après Yann Brekilien, les Bretons contraints à l’exil sous la pression des Angles, Jutes et Saxons, procurèrent un “solide renfort”, en Armorique, au dernier bastion celtique souffrant, à l’époque, des agressions germaniques. Ces nouveaux dialectes supplantèrent peu à peu les dialectes gaulois dont, d’ailleurs, ils étaient proches. [Le breton, langue celtique (1976: 19-32)]. 10 La position complexe, délicate, de Glissant, dans son concept du Tout-monde, conduit parfois certains lecteurs à retrouver chez lui une pensée de “l’Universel”, ce contre quoi, bien sûr, l’écrivain continue de se défendre fortement, comme, par exemple, lors d’une présentation faite à l’Université de Floride en mars 2000.

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Songeant encore au Virgile-protagoniste de Broch, là, le lecteur devrait voir se dessiner plusieurs rapports à la pensée de Glissant. En relation à l’angoisse du poète Virgile, à savoir que poésie et connaissance aient perdu, entre elles, leur précieux lien organique, que la poésie ne vaille ni la philosophie ni la science, s’entendra, en revanche, la foi, partout répétée chez Glissant, que non seulement il n’y a pas de rupture entre fonction poétique et quête de la connaissance, mais que c’est d’abord par la relation poétique, avant l’abstraction “théorique”, que les êtres humains peuvent espérer s’approcher du réel. Sur ces questions, à nouveau, l’article de Coursil publié dans Poétiques d’Edouard Glissant revient en mémoire, article où l’auteur remonte, pour construire son argument, à la période présocratique (6e siècle avant J.-C.); période qui verra bientôt s’accomplir la scission entre muthos et logos, entre poésie et raison, c’est-à-dire, poésie et connaissance. Dans Introduction à une Poétique du Divers, Glissant rappelle son intérêt, justement, pour la pensée présocratique où l’être n’était pas conçu comme absolu mais comme relation: aux autres, au monde, à l’environnement; pensée à nouveau présente, dit-il, dans la pensée contemporaine, y compris dans l’intuition qui sait que tuer l’arbre ou la rivière, c’est tuer l’être humain (30). Il n’y a d’ailleurs chez Glissant aucune simplification du travail des uns, poètes, et des autres, scientifiques: difficulté, pour le poète, à “rendre compte du réel” (1981b: 198); “besoin d’avoir raison” pour l’artiste, besoin de continuer “à douter” pour le scientifique” (1997: 218). Sans doute, les recherches contemporaines en divers domaines, ainsi dans les neurosciences, la biochimie, la biophysique et autres sciences de pointe, rendent dorénavant non seulement plus complexe que ne l’évoque Glissant – et que ne s’y attachait naguère Césaire –, mais encore plus urgent le débat à poursuivre entre connaissance scientifique et connaissance poétique. A cet égard, les nombreuses méditations offertes, par exemple, par la parole considérable de Lorand Gaspar, poètechirurgien, offriraient, nul doute, un lien de plus au cœur de cette discussion essentielle inscrite dans l’œuvre glissantienne11. 11

De Lorand Gaspar on lira avec profit, en particulier: Approche de la parole suivi de Apprentissage avec deux inédits (2004); “Sciences, Philosophie et Arts” dans Cahier Lorand Gaspar. Textes, études et témoignages sous la direction de Daniel Lançon (2004: 105-120); “Chemins de vie et de pensée. Entretien avec Lorand Gaspar, 19952005 (Madeleine Renouard)”, Lorand Gaspar, Europe, No 918 (octobre 2005: 7-38). A paraître en 2007, Cailler: “Chassé-croisé entre Césaire (‘Poésie et connaissance’) et

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Songeant toujours au Virgile-protagoniste de Broch, à quelques liens possibles, également, avec les autres auteurs étudiés ici – moins, cependant, avec Senghor –, le lecteur observera donc, dans la créativité glissantienne, une critique, plus un abandon des héros fabuleux et voix-maîtresses déifiées; mise en question, il faut ajouter, pour tout lecteur attentif, exercée dès les premiers textes, dans les affirmations, doutes, insoumissions d’un personnage de fiction ou l’autre, d’une figure poétique ou l’autre, et s’élevant des interstices de la geste contée: négation de l’allégorie nationale au sens “augustéen” du terme. En rapport à cette vision, on constatera, chez Glissant, une longue fréquentation des souffrances, et fortitudes, et créativités de “femmes” et “d’esclaves”. Et dans l’ensemble de cette œuvre, une présence vivifiante de “l’enfant”: “je me fais mer où l’enfant va rêver” [Un champ d’îles (1994: 68)]. Et de manière également prenante, le lecteur de Glissant constatera la présence et la permanence aussi d’une angoisse née et soutenue dans la vision de multiples mondes incendiés, “Carthage violées”, par les faux dieux, faux pères et faux césars, à travers tant d’espaces et tant de siècles. Le lecteur observera un Glissant dénonciateur permanent de l’idée, et de la pratique, de tout sacrifice et massacre, que ce soit par quelque conquérant, occupant, fièrement prédateur et civilisateur, par quelque tradition, aussi, qui pourrait être née d’un sol natal, toujours au nom (hypocrite ou dérisoire) d’un “bien” à venir, faire venir, à asséner de gré ou de force sur la descendance des victimes. Quant aux oppositions ou à la dialectique entre Un et Divers, sujet qui, ces temps-ci, suscite tant d’attention de la part des lecteurs de Glissant, mais, plus largement encore, interpelle quiconque prête l’ouïe à bien des voix contemporaines, le lecteur de Sartorius ne manquera pas de noter que, dans ce roman, l’auteur fait se toucher explicitement rive à rive, brisant des frontières que d’aucuns jugent encore irrévocables. Dans ce roman, au niveau de la créativité même, avec ironie, sans doute ironie poétique, les gouffres entre monde(s) et monde(s), entre monothéisme(s) et monothéisme(s), monothéismes et polythéismes, entre toutes les couleurs des mondes, entre féminin et masculin, entre poètes, mécaniciens, laboureurs et high-techniciens, entre bien Lorand Gaspar (Approche de la parole)” (Colloque international, Université de Miami: Situer le français, 31 mars-2 avril 2006). La conclusion à cette présentation mentionnait le remarquable texte que Glissant a consacré à Césaire dans La cohée du Lamentin.

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d’autres et bien d’autres encore, ces gouffres si bizarrement fabriqués au cours des lieux et temps, si fragiles et meurtriers, ces gouffres ne sont pas infranchissables. Les divinités d’Eléné – terre-temps rêvé(e), utopique – s’épousent (96-97). Enfin, quoique je voie chez Glissant, malgré tout, un optimisme vaillant, surtout en quelques déclarations récentes, je ne sache pas que l’on puisse trouver sous sa plume de paroles quelque peu sentencieuses et peut–être faussement rassurantes, paroles comparables à celles de cet enfant/esclave du roman de Broch: “Celui-là sera le premier héros qui acceptera d’être désarmé” (248-249). Que décide cette sorte de “héros” lorsque sa mère, son enfant, tous les siens sont agressés, persécutés ? Que décide ce “héros”, s’il n’a pas la chance d’être “dieu” ? Cette question, inquiète, l’œuvre de Glissant la pose, encore et toujours, ainsi dans ce passage d’Ormerod déjà cité au deuxième chapitre: Et comment pourrez-vous répondre à cette question sans fond ni mesure, qu’il faut bien que les persécutés se battent contre leurs persécuteurs ? Avons-nous trouvé une réponse acceptable ? Je veux dire une question qui correspond à la justice et qui convient à la charité ? La charité a-t-elle un sens quand des enfants sont là martyrisés ? (150)

La réponse “acceptable”, pour être, supposerait un changement radical dans les cœurs humains, changement de leurs désirs et folies; changement qui, imperceptiblement peut-être, petit à petit, fait pourtant son chemin, dirait aussi l’écrivain; espoir révélé dans la puissante ironie poétique qui, toujours dans Sartorius, lui fait chanter un peuple “inventé”, les Batoutos, ironie retournée contre l’inventeur même dans des questions du genre: “D’abord qu’est-ce ce peuple qui n’a aucun pouvoir, il n’intervient nulle part, il n’a ni armée ni finances, aucun reporter ne rapporte où son territoire commence, où il finit […] ?” (275) Ce rêve qui, tout au long d’une œuvre marquée des douleurs de mille brasiers, paraîtra, en quelques endroits du texte, et paradoxalement, par trop optimiste, ce rêve, l’écrivain le partage sans doute avec nombre de ses contemporains. Ce rêve est parent, ultimement, de celui qui, chez Broch, allait jusqu’à voir dans le rejet futur de la violence,

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des représailles, et l’on peut ajouter, du nationalisme protecteur et agressif, la condition même de la survie12. Cependant, on le sait déjà, je vois aussi un dé-lien puissant entre la pensée de Glissant et l’idée d’une transcendance salvatrice, qu’elle soit celle imaginée par Broch, dans son Virgile, ou celle, universellement chrétienne d’Augustin, l’Augustin historique ou celui d’Ammi, ou encore telle qu’esquissée, cette transcendance, dans le poème de Ghachem, encore que, chez ce dernier, plutôt que l’idée de “salut” paraisse, semble-t-il, le poids d’un mystère. Ces vingt dernières années, l’incarnation, dans l’œuvre glissantienne, d’un “nouvel épique” s’est poursuivie en de multiples œuvres, romans, poèmes, essais. Dans la dernière section de cette étude, je m’efforcerai d’examiner quelques incarnations de ce “nouvel épique” en rapport à ce que Glissant nomme “l’esthétique de la turbulence”, esthétique profondément liée à la pratique de la Relation. La créativité effervescente des poètes-acteurs de Trinidad chantés par Walcott me paraît être en rapport avec ce style d’esthétique, transposée, certes, dans l’écrit; esthétique que l’on pouvait déjà pressentir dès les premières lignes du Sang rivé (1947-1954): Non pas l’œuvre tendue, sourde, monotone autant que la mer qu’on sculpte sans fin – mais des éclats, accordés à l’effervescence de la terre – […] – cela qui tremble, vacille et sans cesse devient – […]

C’est donc par la lecture de quelques poèmes des Grands Chaos qu’il nous faudra pour aujourd’hui boucler d’un nœud fragile et provisoire ce voyage aux rives et terres de maintes Carthage meurtries des espaces et des temps.

Pour une esthétique de la turbulence La désode des sans-abri La critique glissantienne souligne parfois que le choix de ce que Glissant appelle maintenant le “Tout-Monde”, non pas tant à 12

La mort de Virgile (248-249 – passage cité au troisième chapitre). Voir aussi Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde (160).

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l’horizon que dans le sein de sa pensée, se traduit par une exploration textuelle de l’étendue plus que de la profondeur; ce qui s’exprime aussi souvent par l’annonce que, désormais, le poète a abandonné “l’antillanité” pour “l’universel”. Je crois qu’il n’en est rien. Et plus, je crois que si cela était toute l’œuvre sombrerait dans le non-sens. Encore faut-il essayer de comprendre ce qu’il entend par “antillanité”. Dans Poétique de la Relation, il précisait: Ce que j’ai dit de l’antillanité, c’est tout simplement, dans ce lieu d’où nous levons, femmes et hommes de la Caraïbe, la volonté de rassembler et de diffracter les Ante-Iles qui nous confirment en nous-mêmes et nous rallient à un ailleurs. L’antillanité qui est de méthode et non pas d’être, ne s’accomplit pas, ne se dépasse pas pour nous (213).

L’antillanité glissantienne est aussi bien aux antipodes de l’adoration d’un pays-idole figé dans le temps (“ne s’accomplit pas”) que de l’abandon (“ne se dépasse pas pour nous”), pour chacun, d’un lieu du cœur où se ressourcer pour partir, connaître, échanger, bouger, diraitil. Dans ce sens-là, nous avons tous, nous pouvons tous pratiquer “l’antillanité” (“qui est une méthode”). Je ne vois là aucune brisure avec, par ailleurs, le rejet, par Glissant, de ce qu’il nomme “la prétention classique” à la profondeur. Ici, l’écrivain entend bien cette attitude qui transforme arbitrairement les éléments particuliers et, somme toute, catalogués d’une culture, en valeurs universelles (1996b: 9295). On sait qu’une attention minutieuse aux stratégies textuelles montre un auteur depuis longtemps, en fait, perplexe, sceptique, vis-à-vis de la “filiation”, de la possibilité aussi de scruter un passé sien, reconstruit, une fois pour toutes approfondi et connu, jetés comme les peuples d’Afrique le furent dans le gouffre brutal et mutilant de la Traite, blessés comme le furent nombre de peuples par tel ou tel massacre. Tout aussi fortement, on verra tout du long, dans ces textes, l’exploration minutieuse, têtue, de la trace, dans tous les sens du terme, chemins de l’île natale compris; exploration qui cherche pas à pas, mot à mot, souffle à souffle, comment on en est arrivé à ce “lieu”. On y verra une fréquentation concrète parfois – pied au sol –, mentale/émotive toujours, de cette trace; trace-lieu, pour ce poète de Martinique, qui est précisément ce qui ouvre les yeux du marcheur, du navigateur, sur les terres et mers avoisinantes ou lointaines, dans les temps et les espaces; et ceci, aussi bien dans les similarités possibles que les différences. J’ai moi-même, parfois, il est vrai, suggéré que

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l’expression “Tout-Monde” était risquée, pouvant faire oublier, à un lecteur ou l’autre, que chanter les cultures “en marche” du monde, enfin en chanter autant qu’on en peut chanter, de concert avec la sienne, n’était pas, justement, sombrer dans une confusion brouillonne, ni verser dans un oubli de sa propre communauté sur la terre des vivants (Cailler 1999: 113-131). Dans cette étude-ci, c’est donc à la poésie que j’ai demandé, demande encore l’éclaircissement, ainsi que des points de repère pour étudier cette précieuse dialectique entre la profondeur insondable d’un lieu propre, et je ne dirai pas, l’étendue du monde, mais plutôt entre la profondeur et l’étendue d’un lieu propre, à soi, et les profondeurs et les étendues de chaque lieu du monde. On a vu que Le sel noir détruit déjà la marche solitaire d’une voix-maîtresse d’un Chant, d’une histoire, d’un destin, d’un peuple. On sait que le “sage marin” du pays antillais y voyage, dans sa vision, de la Carthage de 146 avant J.-C. au pays de France du 17e siècle, puis à l’Afrique envahie par les prédateurs de “chair nue”. On sait que ce sage marin navigue aux temps des “plaies”, temps de la Traite, temps des brûlures au sel, au feu, puis, temps qui viendraient, des guerres de libération aussi, ainsi en Asie: “Il dit l’Asie, terre d’eau rouge où les tisons fument/Des îles mortes, bras tendus, leurs mains de palmes calcinées […]” (1994: 220). On sait que le sage qui dit rejoint en fin de voyage son île, trait d’union toujours, plus que jamais, aux continents. On voit si on lit que l’exploration en profondeur et étendue de chaque morceau de lieu et de temps est ce qui permet des associations complexes et multiples à d’autres morceaux de lieu et temps; et que ce long voyage n’est pas accompli dans le sens d’une seule vague mise en route par un dieu, un héros, dans la magie d’une sorte d’élection somme toute inexplicable, arbitraire, mise en route vers une seule aire civilisationnelle. Et l’on voit que la géographie de ce “ToutMonde” est présente à tout instant dans le microcosme antillais certes, mais humainement infini de ce sage disant. On sait aussi que dans ses modes d’écriture Le sel noir n’abandonne pas ce qu’on pourrait appeler une cadence épique, mais fait ample place à des jeux entre, d’abord, le maître-conteur et de nombreuses postures narratives adoptées dans tel ou tel texte, jeux aussi entre voyant et vu, locuteur et allocutaire; et que, dans de tels modes, lyrique et dramatique s’installent aussi. La richesse des techniques narratives utilisées dans ce recueil, jointe à l’égale richesse, la complexité des tableaux “historiques” s’emboitant, se reliant, sans se confondre, cette richesse brise en le

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multipliant le “je” monologique que l’on pourra détecter d’un texte à l’autre. Me tournant maintenant vers Les grands chaos (1994: 397471), je rappelle que les sections de ce recueil s’intitulent respectivement: “Bayou”, “Les grands chaos”, “L’œil dérobé”, “Boisées”, et “L’eau du volcan”. La géographie des textes, ici, trace des liens entre l’île natale, la Louisiane, le Paris contemporain, et l’Egypte du temple de Kom-Ombo. La pensée de la Martinique encadre certes le tout, depuis “Bayou” jusqu’aux deux dernières séquences de poèmes qui ramènent le regard à la rivière Lézarde et enfin au volcan; vision de “l’entraille du volcan au nord du pays de Martinique, jusqu’aux sables du sud”; paysage qui, de “laves enfouies en salines à vif”, offre au voyageur patient aussi bien la profondeur que l’étendue; en fait, la force de l’étendue est dite venir des grands fonds: “Descente aux connaissances. Géographie souterraine, qui donne force à l’étendue du monde. On y voit passer les personnages d’un mythe sans fonds, AtaEli, les Enofis, qui gardent secret”. C’est ainsi que la préface – condensé commun, on le sait, qui précède maints textes poétiques de Glissant – présente cette dernière section. Dans la première partie de cette étude, le lecteur a déjà pris connaissance du quatrain qui ouvre “Bayou” et qui invoque les “dieux en amont”: Saturne, Ogon, auxquels se joignent “les sirènes”. D’un texte à l’autre des Grands Chaos apparaissent des figures multiples du mythe, de la légende (ou du divin, c’est selon) dont certaines avaient déjà rêvé et fait rêver dans les poèmes de Pays rêvé, pays réel (1985): ainsi Ata-Eli, “la semblance de la Noire Aimée” (1993), les Enofis (“esprits qui nous protégèrent ou parfois, capricieux, se détournèrent de nous”), Ichneumon, figure du conteur-poète, et Laoka, figure de la femme “qui navigue, un enfant mort au sein” (1985). Dans “L’œil dérobé”, le poète évoque Horus, Ichneumon, Laoka, et aussi Isis; ceci pour dire une rencontre renouvelée, non seulement entre les deux paysages: celui du Nil, celui de la Lézarde, mais aussi entre les humains et les dieux, les vivants et les morts, la mort (Laoka, mère d’un enfant mort, de père errant, disparu), et la vie (Isis, mère d’un enfant vif, de père démembré, recomposé). Dans “Les grands chaos”, la rhétorique créole, le recours à l’imaginaire caribéen et sud-américain (la Déée des Eaux, la Yemanja), éléments étudiés par Pestre de Almei-

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da13, la présence insistante aussi de la figure du “mage” tissent à l’imagination du lecteur des liens non pas clairs, mais plutôt pressentis, sentis, entre monde et monde. Grâce à ce voyage accompli en ses multiples sens, aussi bien verticaux qu’horizontaux, s’élaborent, dans la texture poétique, des passerelles à la fois puissantes et délicates entre niveaux paradigmatique et syntagmatique. De même, dans Fastes (1991), le poète avait voulu louer cette “géographie souterraine” qu’il cherchait à faire émerger au cœur des textes: “Rappeler voyants et demeurants, qu’ils se reconnaissent entre eux …”14 Dans Les grands chaos, en particulier dans une section, celle intitulée précisément “Les grands chaos”, le maître-narrateur perd sa maîtrise des discours presque entièrement: la poésie vient, sort ici des marcheurs, des errants, figures de proue du discours. Directement, les “sans-abri”, foule baroque, insolite, de la Place de Furstemberg et du marché de Buci à Paris, sont appelés les enseignants: “Errants et offensés, ils enseignent”15. Dans ces textes, les miséreux, vagabonds, mendiants sont ceux que le poète nomme “les mages de détresse”, c’est-à-dire les voyants. Cette expression est à peser, dès maintenant, avec précaution. D’une part, les lecteurs de Glissant savent à quel point est commune chez lui l’idée que l’arrachement, l’errance, le contact souvent forcé avec un ailleurs et un autre peuvent favoriser, chez ces humains-là, l’éclosion d’un don pour la relation, et donc la connaissance. Cependant, l’ajout du terme “détresse” devrait de suite mettre en garde le lecteur contre toute idée euphorique et triomphaliste de cette sorte de “voyance”. L’ironie poétique, la double entente ne sont jamais éloignées du verbe de Glissant. Avoir tout compris de la vie des vivants, avoir vu et savoir, ne veulent pas dire évidemment que la sortie de cette errance de misère va de soi, ou qu’elle se trouve à deux pas: la préposition “de”, d’ailleurs, n’est pas ici simple à lire; on y pourra voir des mages en détresse, et/ou des mages qui non seulement souffrent, voient, mais annoncent encore une détresse.

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Lilian Pestre de Almeida, “La parole enroulée et déroulée ou le décentrement baroque de la langue française. Lecture du poème ‘les grands chaos’ d’Edouard Glissant”, Poétiques d’Edouard Glissant (Chevrier 1999: 155-168). 14 Pays rêvé, pays réel (1985), Fastes (1991) (Glissant 1994: 287-350, 351-392). 15 Je reprends ici, en les révisant, quelques passages de l’article publié dans Ici-Là. Place and Displacement in Caribbean Writing in French (Gallagher 2003). J’allège quelque peu le texte de références d’ordre sociologique.

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Dans ce recueil, à nouveau, chaque section est précédée d’une Présentation “prosaïque”, fausse préface qui, en fait, peut, doit se lire, sans doute, aussi bien comme une sorte de protestation politique et sociale que comme une esquisse d’art poétique, mise en pratique, elle, dans les textes qui suivent. En premier lieu, le passant est invité à opérer une démystification absolue du vagabondage, de l’exil, de la migration, conséquences, au mieux, de la malchance, au pire de l’injustice, voire de la persécution. On notera de plus ici que le poète prend aussi la posture de ce “passant”, ses infinitifs étant comme des injonctions faites à lui-même: “N’infliger aucun romantisme à leur dénuement [...]”, et ce terme reviendra plusieurs fois dans le recueil. Deuxièmement, ces errants ne sont pas l’exception: ils sont le monde, la vérité de notre monde. Ils sont le produit d’un enchaînement historique dont les nantis n’ont de quoi être fiers. Alors que le narrateur d’Anabase décrivait avec éclat un monde pullulant de métiers, de couleurs, d’activités, mais monde organisé sans remords par “un grand principe de violence”, écrivait-il, référence déjà faite au troisième chapitre de cette étude, le poète des “grands chaos”, lui, décrit la vieille ville d’Europe envahie, bon gré mal gré, par les descendants de tous ces “Conquis” avec leurs mythes, leurs rêves, leurs vérités. Ils sont les nouveaux Conquérants de cet ancien “nouveau” Monde. Deuxième volet de cette “Présentation”: les parlers des “grands chaos” sont les nôtres, désormais; nos langues de “raison suffisante” et au lyrisme “harmonieux” ne font plus le moindre sens pour le creuset d’où jaillissent, jailliront des langages inouïs, même pour l’oreille exercée du poète qui bientôt écrira: […] Et autre langue aussi Pour la très vieille Connaissance réapparue, Et parole mésestimée pour dévirer dans l’avenir. Ils ont leur parler mis en très punique dialecte Ils crient flambance non connue - ainsi de lui - pour dire Un mantou scrupuleux qui erre au loin d’une sangsue [...]

Le poète met donc ici en relation ces nouveaux langages avec la langue de Carthage présente, non seulement symboliquement, mais par les enchevêtrements à la fois profonds et étendus des peuples, cultures, langues, en ces “revenants” de la France métisse d’aujourd’hui. Pour le narrateur de cette “Présentation” les discours de ces “mages”

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sans-abri sont parodiques mais aussi emblématiques: souvent ironiques, consciemment ou non – allez donc savoir ! – , ces discours affirment souvent aussi des sagesses essentielles. Les textes qui suivent la “Présentation” offrent une mythologisation des éléments décrits dans la “Présentation”, ainsi qu’un bouquet de cet art poétique des Grands Chaos. Si les éléments épiques et lyriques, beaucoup moins dramatiques, quoique non absents, prévalent dans nombreux poèmes de Glissant, dans “Les grands chaos” le drame des paroles est roi. Se présentent, certes, des parodies de discours épiques et lyriques hérités, anti-Anabases (au deuxième degré, autre déplacement, Les Indes étant déjà un anti-Anabase): Les Grands Chaos sont sur la Place! Ainsi les Cafres Les Bectres les Pelés les Cinabres les Maronis Astrides et Saramacas, Bonis, Gens de Gros-Morne Austrasiens fous, les sept hivernants d’Eget, les Marrons Des vieux nuages d’Australie, Nomades en banquise et vélants de toute Ethiopie Seule silenciée, à vos genoux désassemblée.

Il y a là des “désodes”, terme choisi par l’auteur. La monolangue, l’homophonie, la concordance, le ralliement à un centre souverain, enfin l’ovation à l’un ou l’autre, ne constituent pas des discours “humains”: “Qui parle en pluie a tant à semer...” — Ah! Que vaille Le glas d’église, ras de source à souffle de cyclone allé, – Casse le ban, défont le rythme!

Ces dialogues proposent des sagesses: – Remarquez-vous combien d’engeance à la ronde nous envisage ? – C’est que nous avons faim, nous sentons soif. Qui donne mine intelligente. – Mais avez-vous noté comme les gens intelligents ne parlent pas quand ils mangent ?

De tels dialogues s’entendent comme des jeux de scène, échangés sur des parvis d’église, et autour d’étals improvisés de marché: dialogues de rue, ce ne sont certes pas des jeux de salon. L’archaïsme: “cestuici”, habilement inséré dans un poème, renforce cette atmosphère de foire moyenâgeuse, milieu théâtral populaire où la créativité, foison-

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nante, est à tous et à chacun, inattendue, nouvelle, imprévisible, parfois, en fait, obscure. Une obscurité qui est non pas tant donnée à “percer” justement, que donnée à “rêver” par le travail de “l’auteur” dont l’écriture est, dans ces textes, particulièrement difficile à lire, à entendre, à tous les niveaux, lexical, syntaxique, mythique, formel. Nul doute, le dépaysement né du contact des “grands chaos”, texte qui met pourtant en scène un milieu “français” contemporain, est plus grand que celui créé par maintes scènes et réalités évoquées dans Le sel noir. Du point de vue formel se présentent donc des poèmes en strophes non pas “classiques” mais en vers d’inégales longueurs, avec des rimes ici et là, et des anaphores propres à créer un ton incantatoire; ou encore des textes créant des visions plastiques, graphiques, auditives et colorées. Déconcerte, avec bonheur, la lectrice un lyrisme qui n’en est pas un, qui en est un ? Parfois, certains de ces poèmes sont entièrement proposés soit comme l’écrit d’un narrateur écrivant d’une certaine distance. Parfois, la lectrice entend la parole d’un locuteurtémoin. Parfois encore, des voix surgissent, discours direct, au côté ou en avant de la voix de ce locuteur-témoin. Enfin, dans les deux poèmes-dialogues, terme utilisé d’ailleurs dans leurs titres respectifs, le locuteur-témoin a complètement disparu. Polyphonique, le discours poétique sort des Grands Chaos. Avec une ultime ironie, il se pourrait que le poète-écrivant n’oublie pourtant pas qu’il est aussi ce “passant”, tourné en dérision, nommé “tautologue”, “répétiteur”, termes qui semblent apostrophier, en chacun de nous, le manque, l’absence de créativité. Il faut souligner encore que dans ce voyage entre monologue, dialogue, voire polylogue, entre homophonie et polyphonie, voire cacophonie, c’est dans cette section parisienne des Grands Chaos que se produit la disparition la plus évidente d’un locuteur-maître du discours (le discours du “je”), ou d’un narrateur de type “omniscient”. Si SaintJohn Perse, Rimbaud, Césaire, Virgile… m’apparaissaient dans la lecture du Sel noir, la lecture des Grands Chaos, toujours dans l’ambiguïté, la distance, le déplacement, cette lecture, qui me ramènera pourtant bientôt encore à Virgile, à Dante, me fait pour le moment songer à des Villon, poètes des marginaux, joueurs de mots et de langues, doués, infiniment, pour la mise en scène et le pleurer-rire; ce Villon-là que l’on retrouvera évoqué dans la vaste Sentimenthèque de Chamoiseau:

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De Villon: Depuis l’abîme, l’élévation habitée familière, de tourments et de rires, détresse railleuse, regrets paillards, tout bonheur en blessure, toute force en son contraire, la révolte étonnée en pleine âme sous lumière du langage – ... et cette instable réalité où rien n’apparaît sûr “que la chose incertaine”16.

Cette lecture me fait songer à des Hugo qui auraient su plonger leurs Cours des Miracles au feu des multiples voyages des Indes, du Sel noir, des Grands Chaos, à contre-courant donc des romantismes exotisants, voire racistes. C’est le poète Gringoire de Notre-Dame de Paris qui, au milieu de son “cercle magique” de bohémiens, d’Esmeralda, de mendiants, d’estropiés, Ducs d’Egypte et autres Empereurs de Galilée, mages “de toutes les nations”, de “toutes les religions”, c’est Gringoire qui soutient, pour l’amadouer, au Roi Trouillefou – souverain du Royaume de l’argot, entouré de tous ses “argotiers” et “argotières”, parleurs d’“égyptiaque” et autres jargons –, qu’Esope était vagagond, Homère, mendiant, Mercure, voleur (celui qui a des ailes, le voyageur, le messager; celui, aussi, qui parodie, qui transforme la, les langues, le, les mondes). Mais à ne pas oublier les “mages”, les voyants, qui, dans “Les grands chaos” sinon s’adressent, du moins font face, à nous, passants, n’ont point, comme les pendus de la ballade de Villon, des voix d’outre-tombe; et ils n’attendent aucun au-delà rédempteur. Il est pourtant des Esmeralda et autres Gringoire qui cherchent encore asile dans l’une ou l’autre église de Paris17. C’est José Cubero qui, dans une belle Histoire sur le vagabondage européen du Moyen-Âge à nos jours s’en vient logiquement à parler, en fin d’ouvrage, des S. D. F. de la France d’aujourd’hui18. Toutefois, il 16

Chamoiseau, Ecrire en pays dominé (1997: 113-114). François Villon, Poésies. Texte présenté et commenté par Jean Dufournet (1992). Intéressant est l’ouvrage d’Emmanuèle Baumgartner qui commente les Poésies de François Villon (1998). Victor Hugo, Notre-Dame de Paris – 2 volumes (1956).Voir en particulier “La Cruche cassée”, Tome I, Livre II, Ch.VI. Sauf erreur, c’est en l’église Saint-Bernard (XVIIIème arrondissement) que s’installèrent, il y a quelques années, bon nombre de familles africaines sans-abri. 18 José Cubero, Histoire du Vagabondage du Moyen Âge à nos jours (1998). Selon Cubero, opinion que peu de personnes, probablement, partageront, il y aurait, proportionnellement, autant de pauvres aujourd’hui qu’au Moyen-Âge (l’auteur inclut les gens en situation précaire). A une question de Julien Damon, sur les termes de “SDF”, “sans-logis”, “sans-abri”, “clochard”, “vagabond”, le sociologue Alexandre Vexliard répond que “vagabond est un terme ancien; clochard apparaît au début du 20e siècle; les autres termes sont récents et dénotent un changement d’attitude envers les hommes tombés dans la misère” (Urbanisme, no. 290, sept./oct. 1996). Dans son ouvrage sur 17

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apparaîtra que les errants sans sou et sans pain des “grand chaos”, “qui vont mâchant l’argile de leurs doigts”19, ne sont pas “mélancoliques”, pour reprendre un terme utilisé par Jean-François Lyotard, c’est-à-dire à moitié éteints ou pire; et leurs discours – aux statuts certes “poétiques”, textes de Glissant – sont sources de conscience et de connaissance. Et s’ils rejettent cette conscience moderne du “péché”, donc d’un “pardon” à acquérir dont parle aussi Lyotard, leurs désodes s’écartent pourtant de la “fable post-moderne”, laquelle souligne-t-il encore: […] n’est même pas un discours critique, mais simplement imaginaire [...]. Et c’est ainsi qu’elle se fait l’expression, presque enfantine, de la crise de la pensée aujourd’hui: crise de la modernité, qui est l’état de la pensée postmoderne. Sans prétention cognitive ni éthico-politique, elle s’octroie un statut poétique ou esthétique. Elle ne vaut que par sa fidélité à l’affection postmoderne, la mélancolie. Elle en raconte le motif d’abord. Mais aussi toute fable est mélancolique puisqu’elle supplée à la réalité.20

Vagabondage et mendicité (1998), Damon reprend cette question, rappelant, comme d’autres chercheurs, qu’au cours des âges, les vagabonds ont dû survivre entre charité et répression. Cependant, aujourd’hui, on accepte plus facilement l’idée que la société exclut, alors que, dans le passé, celle que le vagabond s’excluait volontairement a prévalu. Le SAMU social a pour lointains ancêtres les bureaux des pauvres de François 1er, l’Hôpital Général de Louis XIV, et les dépôts de mendicité de Napoléon. Sous l’Ancien Régime, les gens “sans aveu” étaient ceux qui, non voués à un suzerain, ne travaillaient pas, ne labouraient pas pour gagner leur pain; ils étaient les sans feu ni lieu. La Révolution lança l’idée de droit au travail mais sans détruire les coutumes répressives envers mendiants et vagabonds. L’article 269 du Code Napoléon faisait du “vagabondage un délit”; l’article 271 annonce une peine de 3 à 6 mois d’emprisonnement pour le vagabondage. Bien que ces “délits” soient progressivement tombés en désuétude à partir des années 1950, ils disparaîtront seulement en mars 1994, lors de l’application du nouveau code pénal. Au début du 20e siècle, la psychiatrie naissante parlera “d’automatisme ambulatoire”, “d’atavisme instinctif”, et de “migrateurs hallucinés”. Enfin, Damon signale la réapparition, dans les années 1990, au niveau municipal, de la résurgence, en certains lieux de France, Montpellier, Avignon, Toulouse …, d’actions anti-mendicité. De nombreux chercheurs font état de la difficulté de recenser les sans-abri, en partie parce que beaucoup passent entre les mailles des services enquêtés. 19 Dans Poétiques d’Edouard Glissant, Pestre de Almeida ainsi que Marie-Claire Bancquart lient le terme “argile” à l’idée d’une genèse, d’un monde en train de se former lentement; idée que je ne saurais écarter. Cependant, ce qui m’est venu à l’esprit est l’image d’un vagabond qui n’a que ses doigts à mâcher en guise de pain (Chevrier 1999: 155-168, 213-229). 20 Jean-François Lyotard, Moralités postmodernes (1993: 79-94).

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Bien au contraire, la poésie des “grands chaos” fait voir, enseigne, forge un lieu/temps où se cherchent ensemble connaissance, éthique et esthétique. Du volcan des Ombres à la Tracée Texte inclus dans la séquence de poèmes juste étudiée, la “Désode” offre quelques images évocatrices de connaissances ressurgies, de mémoire enfouie mais point morte, images mêlées à d’autres langages et tableaux vivants du moment: “ […] mémoire d’en-bas, quand les profonds fluent l’eau/Qui haussent en soufres […]”; mémoire d’en bas réapparue, symboliquement, entre le gouffre du volcan natal et une terre à peine creusée par les filets ténus de la Lézarde, rivière encombrée de boues, de gravats: les grands fleuves ne sont plus. La dernière section du recueil “L’eau du volcan” unit puissamment l’image du fleuve profond qui lie l’hier et l’aujourd’hui, les vivants et les morts, le souterrain et les traces, la lave et le sable, le volcan et la mer. Cette section relie errants offensés du présent aux ombres indignées d’hier, mais les relie tous ensemble aussi aux ombres de ceux-là qui furent conquérants, envahisseurs. Lieu de passage à ce fleuve profond où chercher connaissance et parole, l’entraille du volcan: “faille surgie d’un roc”. On se souvient que dans Poétique de la Relation, Glissant établit un lien entre les vieux mythes d’une création du monde, les textes d’Homère qui disent Troie, et La divine comédie qui, elle, consacre l’“universalisation” du temps conçu à l’Occidental, car il y aura bien désormais l’“avant” et l’“après” J.-C. Ce lien est fortement resserré, le souligne aussi l’écrivain, par le guide Virgile: “tu duca, tu segnore, e tu maestro” (Inferno, Canto 02.141). Glissant rappelle encore que, chez Dante, le détour du narrateur par l’Enfer est un périple accompli “en somme dans notre monde” (62-63). L’architecture imaginaire tracée dans et par “L’eau du volcan” prendra rapidement forme aux yeux et à l’ouïe du lecteur, d’autant plus que les premiers mots annoncent un poète qui, lui, “descend, sans guide ni palan” […]. Il n’y a donc là nul maître en poétique, en philosophie, en croyances, aux côtés du voyageur, dans cette descente au pays des ombres, au fil de l’eau des morts, des mots, et des temps:

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Carthage ou la flamme du brasier Et les marchés de rimes coloniales, d’arum sans goût, de blanc piment, et les crachées d’où nous aura grandi néant, l’espoir aussi l’espoir têtu comme migan, Tout avec lui couvait tombait dans la Pelée.

Si la pensée de Dante est clairement présente dans les termes mêmes qui ouvrent le poème – le narrateur qui dit présente bien un “poète qui descend” mais sans “guide” –, pour cette lectrice, la vision du pays des ombres virgilien s’avère tout aussi puissante; peut-être même plus. Par ailleurs, il se pourrait que les visions “dantesques” du Virgileprotagoniste de Broch, en sa chambre de mourant, ici, comme en d’autres endroits de l’œuvre glissantienne, reviennent aussi en mémoire. La description de ce voyage chez les ombres est étalée sur onze poèmes narrés à la troisième personne, récit entrecoupé, entrelacé de dialogues, de questions. Il est remarquable que, dans cette description, le narrateur garde dans l’un ou l’autre poème, au début de la séquence en tout cas, un ton de doute, une sorte d’hésitation dans la voix, la voix du rêveur, précisément, qui n’ose prendre le songe pour le réel, les formes de la “Noire Aimée” pour plus qu’une “semblance”, les goûts, les odeurs, la mémoire pour autre chose qu’un mirage, peutêtre. Puissantes sont ici les interrogations qui demandent si la terre n’a pas toute brûlée dans l’incendie, si les figures apparues ne sont pas qu’images insaisissables au brillant d’un miroir trompeur. Plusieurs poèmes dessinent des scènes de vie quotidienne sur la plantation, au temps de l’esclavage. L’errant croise ainsi, à un degré ou l’autre de la descente, “des bougres dérivés du plus haut de ce temps passé”. Plus profondément encore, l’errant croise le “bourreau” qui, jouant de sa “hache” (défricheur et tueur), et de son “ciseau” (maçon et planificateur) “nouait terre de Mali à l’Ande écartelée”: images de destructions mêlées, celles du monde africain, celles du monde amérindien, au nom d’un monde dit Nouveau, dans ses violences dites créatrices, civilisatrices. Au même niveau, le voyageur voit des villes en feu et des “Justes” désorientés, dans l’obscurité, et ne sachant où aller. L’étape suivante est enfin celle où apparaît l’Ombre de Colomb: –“Quoi mon Colomb”, dit-il, “encore une fois rameuter ta folie, encore une fois ? “Nous le savons que tu reviens chaque fois chaque cinq-cent cinquantecinq ans

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“Par marée des profonds qui s’émet de volcan à plage, “Plus épais que cendre de roche qui tourne à sel “Tu es éternel plus que souffrance démarrée nous le savons.”

Tout locuteur du français ne manquera pas de savourer l’ironie de ce “mon Colomb”, expression qui, à première vue, transforme le personnage en familier, habitué du coin, en une sorte de compère voisin. En y regardant à deux fois, on se souviendra que l’expression populaire: “mon colon” est un raccourci pour “mon colonnel”, en somme “mon patron”. Dans le français poitevin de mon enfance, l’expression s’employait sans plus de profondeur que celle qui aurait fait dire, par exemple: “eh ben, mon vieux !”, avec, peut–être, une pointe d’ironie ou de protestation, dans une phrase de ce genre: “eh ben, mon colon, t’y vas fort, toi !”; mais l’on pourra lire aussi dans cette expression: “mon colon”, celui qui colonise et s’installe sur la terre. Enfin, Colomb reste aussi Christophe, l’envahisseur, serviteur d’un dieu et d’un roi21. Toujours ironisante, la voix poétique propose ici un détour habile pour suggérer à la fois que d’un massacre à l’autre, d’un siècle à l’autre, les tueries se surperposent, les unes faisant oublier les autres, et que cette “perte de mémoire” est sinon accomplie, du moins fortement favorisée par le déni du Conquérant d’avoir conquis et massacré: “J’ai souvenance n’avoir jamais armé les lourds poissons rampants “Ni désolé leur antre d’un lourd d’Africains blets “À peine eus-je tanné un tant de mille d’Arawaks “Quand il en fut nécessité. Ô Stupéfait, voyez “Les morts d’antan, que pèsent-ils aux morts d’hier ? […]”

Il faut lire tous ces textes pour en saisir la puissance, la révélation. Le commentaire est dur, vague, qui les apauvrit tant. Le poème en prose avec ses anaphores têtues: “Ceux qui […]” semble décrire un monde entre les mondes, c’est-à-dire un monde de souffrants, de courageux aussi, de résistants, foule méritant au plus haut point les “champs élyséens”, mais foule toujours en attente. Ce poème se comprendra sans hiatus par quiconque aura suivi la longue histoire des continents noués par le drame de la Traite, de la Colonisation, de l’Esclavage, des luttes de Libération, par quiconque aussi suit l’œuvre de Glissant en ses 21

Voir “Les deux Indes”, chapitre où, entre autres, Fonkoua traite du “lieu de la découverte” en comparant les regards respectifs de Claudel et de Glissant (2002: 63-93).

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images/pensées qui sont autant de blocs de temps et d’espaces offerts aux honnêtes voyants; ainsi: “Ceux qu’on charge à boulets pour les profonds verdis. Ceux dont le jarret fume et cille […]. Qui mangent de terre et mènent cette armée”. Deux segments du poème, peut-être, frappent particulièrement cette lectrice: 1) “Ceux qui encore joutent en Joux”. 2) “Celles qui nomment les nuits de case en l’Elysée”. Le premier segment évoque évidemment Toussaint dans sa geôle du Jura; ce segment raconte aussi la lutte de ceux qui luttent encore en ces temps de post-colonialité. Quant au deuxième segment, faut-il y entendre ces voix de femmes toujours mal logées, mal loties, au pays dit de l’Elysée ? Le lecteur remarquera encore qu’au début de la séquence, il n’est fait mention que d’une “faille”; à la fin, fin d’ailleurs du recueil, la vision s’est multipliée: “Failles qui surgissez”, vision de plus en plus immense, insistante, et qui ne donne à quiconque, poète, passant, mage, lectrice, nul pouvoir, nul loisir ?, de fermer une porte ou l’autre sur les temps, les espaces. Dans les deux poèmes qui précèdent le dernier texte apparaissent un “je”– enfant à qui s’adresse le voyageur, et aussi un “nous” devenu narrateur, “nous” auquel il serait difficile à celle qui lit mot à mot, avec patience, de ne pas inclure le voyageur, à la fois hors et dans l’histoire contée. Il semble enfin que “Celui” qui “surgit” dans le dernier poème de “L’eau du volcan” – poème qui donc clot le recueil – soit bien ce poète-voyageur qui, des profondeurs, par traversée de corps, de morts, de famines, de détresses, a appris l’étendue de la Tracée, et se réveille ailleurs. Il se peut aussi que celui-là ne soit pas le “poète” dont les textes ont mis en route cet ouvrage, car l’écrivain est habile à ne pas se laisser prendre pour ce qu’il est: Et a surgi Celui qui manque au sable et court à l’erre du Tout-monde. “Que viens-tu là, ô Bas-Terrien ?” L’eau du Canal gouffrait aux vergers de Liban.

De grands fonds en laves en Tracée, de Caraïbes en Liban, de sable en vergers, de falaises en mer, de villes en pierres, de vies indignées en errants offensés, de versets en désodes, de Champ d’îles en Sel noir en Grands Chaos …, de Liban en Carthage, de Carthage en Carthage, de

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Carthage en brasiers, de brasiers en…: “Le Temps, qu’est-ce que le Temps ?”1

1

Sartorius (290-291): voir ce passage en partie cité au troisième chapitre, passage à comparer avec les extraits de La mort de Virgile (157-162) aussi cités dans ce même chapitre.

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APPENDICE Livre XI Les Troyens approchent de la ville: […] Tum muros uaria cinxere corona matronae puerique, uocat labor ultimus omnis […] Succedunt matres et templum ture uaporant et maestas alto fundunt de limine uoces: “Armipotens, praeses belli, tritonia uirgo, frange manu telum Phrygii praedonis et ipsum pronum sterne solo portisque effunde sub altis.” [ …] Alors les femmes, les enfants ont couronné les murs d’une foule mêlée; chacun entend l’appel de l’épreuve suprême […] Les mères s’approchent, emplissent le temple des fumées de l’encens; du seuil imposant, elles jettent leurs tristes voix: “Toute-puissante par tes armes, maîtresse de la guerre, vierge du Triton, brise de ta main le dard du bandit phrygien et lui-même couche-le, tête en avant, sur notre sol, au pied des hautes portes, écrase-le”. (475-484) Camille: “Turne, sui merito si qua est fiducia forti, audeo et Aeneadum promitto occurrere turmae solaque Tyrrhenos equites ire obuia contra. Me sine prima manu temptare pericula belli, tu pedes ad muros subsiste et moenia serua.” “Turnus, si le courage a droit d’avoir quelque confiance en soi, j’ai le cœur et je promets d’attaquer l’escadron des Enéades et j’irai seule

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barrer la voie aux cavaliers tyrrhènes. Laisse-moi éprouver mon bras dans les périls de la guerre, à l’avant-garde; toi, avec l’infanterie, reste auprès des murs et veille sur la ville.” (503-506) At media inter caedes exsultat Amazon […], pharetrata Camilla […] At circum lectae comites, Larinaque uirgo Tullaque et aeratam quatiens Tarpeia securim, Italides […] Mais, au milieu du carnage, une Amazone bondit […], c’est Camille avec son carquois […] Autour d’elle, des vierges, ses compagnes d’élection, Larina, Tulla, Tarpeia qui brandit une hache de bronze, filles de l’Italie […] (648-656) Mort de Camille tuée par Arruns, comparé à un loup tuant un pâtre ou un puissant taureau, “conscient de l’audace de son coup” (“conscius audacis facti” - 812): […] “Acca soror […] Effuge et haec Turno mandata nouissima perfer: succedat pugnae Troianosque arceat urbi. Iamque vale.” […] tum frigida toto paulatim exsoluit se corpore lentaque colla et captum leto posuit caput arma relinquens, uitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras. […] “Acca ma sœur […] Cours vite et porte à Turnus ces paroles, mon dernier avis: qu’il prenne ma place dans ce combat et qu’il écarte les Troyens de la ville. Allons! adieu”. […] Alors, froide déjà, elle se dénoua peu à peu dans tout son corps, laissa aller son cou flexible, sa tête saisie par la mort, lâchant ses armes, et la vie dans un gémissement s’enfuit indignée sous les ombres1. (823-831) 1

Ma mise en relief. Je me permets de modifier un peu la traduction de Perret qui, ici, écrit: “et sa vie avec un gémissement, etc.”. Je ne sais pourquoi Perret brise la similarité absolue entre les deux vers qui décrivent respectivement les morts de Camille et

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Opis, dépêchée par Diane, s’adresse à Camille morte: […] “neque hoc sine nomine letum per gentis erit aut famam patieris inultae. Nam quicumque tuom uiolauit uolnere corpus, morte luet merita.” […] “ton trépas sera glorieux parmi les nations et tu ne seras point de celles qu’on ne venge pas. Car celui, quel qu’il soit, qui d’une blessure a outragé ton corps le paiera d’une mort bien méritée.” (846-849) La panique des Rutules, à la nouvelle de la perte de Camille, figure maîtresse de la résistance, est grande. Les Troyens s’engouffrent dans les portes de la ville assaillie: Voluitur ad muros caligine turbidus atra puluis et e speculis percussae pectora matres femineum clamorem ad caeli sidera tollunt […] Ipsae de muris summo certamine matres (monstrat amor uerus patriae), ut uidere Camillam, tela manu trepidae iaciunt ac robore duro stipitibus ferrum sudibusque imitantur obustis praecipites primaeque mori pro moenibus ardent. En un nuage noire la poussière tourbillonnante roule vers les murs les mères, du haut des tours, frappent leurs poitrines et font monter vers les astres du ciel le cri des femmes […] Elles-mêmes, du haut des murs, les mères avec un zèle extrême – le pur amour de la patrie les anime – depuis qu’elles ont vu Camille, lancent des traits de leurs propres mains, avec rage; le rouvre dur suppléant au fer, elles durcissent au feu des bâtons, des épieux, elles se jettent en avant et brûlent de mourir les premières pour leur ville. (876-895)

de Turnus. Plus loin, il omet le “et” de “uitaque” pour le vers décrivant la mort de Turnus.

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Livre XII Suicide d’Amata2: Regina ut tectis uenientem prospicit hostem, incessi muros, ignis ad tecta uolare […] purpureos moritura manu discindit amictus et nodum informis leti trabe nectit ab alta. La reine, dès qu’elle voit du haut de sa demeure l’ennemi qui s’approche, les ramparts assaillis, le feu qui vole vers les demeures […] résolue à mourir, elle déchire de sa main ses voiles de pourpre, attache à un bois du plafond le nœud d’un horrible trépas. (595-602) Junon, figure ambiguë dans l’œuvre, ennemie des Troyens depuis le jugement de Pâris, soutiendra le Rutule pendant longtemps. Accusée par Jupiter d’avoir allumé cette guerre, elle prête main forte à Juturne, la sœur-nymphe de Turnus3, lui enjoint de rassembler les Rutules autour de leur chef, et de ne point le laisser se battre en duel avec Enée. Juturne, pourtant, ne pourra empêcher la joute finale, et Junon baissera pavillon devant les désirs du frère et mari, le Père de l’Olympe. Quant à Juturne, la sœur fidèle, elle réussira à échapper à la Dira envoyée par Jupiter. Elle disparaîtra, gémissante, elle aussi, dans le fleuve, regrettant sa condition d’immortelle: Juturne: […] “Cur mortis ademptast condicio ? Possem tantos finire dolores nunc certe et misero fratri comes ire per umbras”.

2

Une autre tradition soutient qu’elle se serait laissée mourir de faim (Perret, Livre XII, 147, note 1). 3 Perret souligne que dans son étymologie, “Juturne” signifie: “qui aide Turnus” (XII, 129, note 1).

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[…] “Pourquoi m’a-t-on ôté ma condition mortelle ? Au moins pourrais-je maintenant mettre un terme à de telles douleurs et, compagne de mon malheureux frère, aller avec lui chez les ombres”. (879-881) Joute finale entre Enée et Turnus. Virgile laisse aux deux adversaires, presque jusqu’à l’ultime moment, leur pleine humanité. Après avoir blessé Turnus à la cuisse, Enée hésite à lui porter le coup fatal, ému par la supplique de l’adversaire qui, faisant appel à sa piété filiale en invoquant le souvenir d’Anchise, demande au vainqueur de faire porter sa dépouille à son malheureux père, Daunus. Turnus: […] “tua est Lauinia coniunx, ulterius ne tende odiis.” […] “Lavinia est ton épouse; dépose désormais ta haine”. (937-938) A la vue du baudrier de Pallas, l’ami tué par Turnus, sur l’épaule de son adversaire, Enée, proie des Furies, achève le blessé. La haine, elle, ne meurt pas. Ni l’indignation. Le même vers qui rythme la mort de Camille est le point final de l’Enéide. Mort de Turnus: […] ast illi soluontur frigore membra uitaque cum gemitu fugit indignata sub umbras. […] le corps se glace et se dénoue, et la vie dans un gémissement s’enfuit indignée sous les ombres. (951-952)

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VELTER, A. et C. GUERRE.1995. Les Poétiques de France Culture, Compacts Radio-France, 1996 – Harmonia Mundi. Enregistrement public des Grands Chaos au Théâtre du Rond-Point, le 19 octobre, avec Patrick LE MAUFF, André VELTER, Edouard GLISSANT, et Carlo RIZZO (chant et percussions). BERTELLI, Federica. 2004. Film: Le Chaos-Monde, projeté au Cinéma La Clef, à Paris, le 23 octobre 2004; avec la parole d’Edouard GLISSANT, la peinture de Sylvie SEMA et la musique de Sébastien BONDIEU et Pierre ROSS. CATZARAS, Marianne. 2005. Jerba, ton autre visage. La communauté noire. Photographies. Conception et Impression: Simpact, Tunis. Note de l’artiste: Cet ouvrage a été réalisé grâce à l’Institut Français de Coopération à Tunis. Il accompagne l’exposition de photographies sur la communauté noire de Jerba, à l’Académie des Sciences et des Arts Beït al-Hikma, proposée à l’occasion de l’hommage rendu à Edouard Glissant. Avril. Documents consultés sur les sans-abri à La Bibliothèque sanitaire et sociale, 15 rue de Chaligny, 75012, Paris.

Index des auteurs, artistes, traducteurs, directeurs de volume A Aabrous, D., 56 Adotevi, Stanislas, 62 Ahmad, Aijaz, 19, 20, 21, 22, 23, 30 Allem, Maurice, 58 Althusser, Louis, 136 Ammi, Kebir M., 11, 25, 28, 77, 109, 110, 111, 112, 114, 115, 117, 120, 121, 122, 123, 125, 126, 127, 129, 130, 149, 171, 172, 173, 174, 189 Amselle, Jean-Loup, 87, 88 Apollonius, 36 Appien d’Alexandrie(Appian), 39, 52, 56, 57, Apulée, 53 Arendt, Hannah, 159 Arnold, A. James, 167 Augustin (Saint), 11, 25, 29, 53, 56, 57, 73, 77, 89, 91, 109, 110, 111, 113, 114, 115, 116, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 128, 129, 130, 131, 171, 172, 173, 174, 185, 189 Augustinus Afer, 57

B Bakhtine, Mikhaël, 142 Balaban, Avraham, 67 Bancquart, Marie-Claire, 198 Barber, Karin, 23 Bardaoui, Rym, 18 Battestini, Simon, 55 Baudelaire, Charles, 112 Baudot, Alain, 10 Baumgarter, Emmanuèle, 197 Bauer, William, 29 Beaulieu, Eugène-Pierre, 13 Beaumarchais (de), JeanPierre, 103 Bekri, Tahar, 93 Belcher, Stephen, 90 Belkhodja, Tahar, 91 Ben Abed Ben Khader, Aïcha, 34, 53 Benabou, Marcel, 35, 52, 53, 56 Bennington, Geoffrey, 111 Benseddik, Nacerá, 113 Bernal, Martin, 33, 34, 63, 69, 70, 33, 34, 63, 69, 70 Bernstein, Alvin H., 39 Berque, Jacques, 15 Bertelli, Federica, 11 Bertin, Roland, 120 Bhabha, Homi K., 20

Carthage ou la flamme du brasier

230

Bloom, Harold, 28 Boehmer, Elleke, 23 Bondieu, Sébastien, 11 Bongie, Chris, 88 Boorstin, Daniel J., 77 Bonnefoy, Yves, 112 Borges, Jorge Luis, 112 Bouissou, G., 25 Bouraoui, Hédi, 41 Brandt, Steven A., 55 Brekilien,Yann, 185 Breton, André, 20 Brett, Michael, 43 Britton, Celia, 10 Broch, Hermann, 11, 27, 72, 77, 136, 148, 149, 151, 153, 158, 159, 173, 174, 184, 186, 187, 188, 189, 200 Brontë, Emily, 149 Brooke, C. F. Tucker, 134 Bullitt, Orville, 35 Butor, Michel, 103 C Cailler, Bernadette, 10, 24, 41, 53, 59, 60, 62, 73, 80, 85, 88, 99, 105, 109, 110, 124, 169, 183, 186, 191 Camus, Albert, 112, 113 Camps, Gabriel, 34, 55, 56, 68, 69 Casado, Loreto, 10 Catzaras, Marianne, 13 Catulle, 36 Césaire, Aimé, 10, 14, 15, 20, 59, 60, 79, 149, 161, 162, 186, 187, 196 Chabot (Abbé), 56

Chaker, S., 56 Chamoiseau, Patrick, 60, 149, 196, 197 Char, René, 112 Chemla, Yves, 103 Chedid, Andrée, 99, 110, 169 Chevrier, Jacques, 10, 45, 88, 90, 175, 178, 193, 198 Chraïbi, Driss, 54, 131 Chrisomalis, Stephen, 65 Cicéron, 65, 122 Claudel, Paul, 10, 112, 122, 126, 201 Claudot-Hawad, H., 56 Cohen, Jean, 108 Condé, Maryse, 53, 103, 149 Cooper, Martha, 34 Corzani Jacques, 10 Coursil, Jacques, 10, 175, 177, 186 Couty, Daniel, 103 Coyle, J. Kevin, 73, 110 Cubero, José, 197 Cusick, J., 20 D Dakhlia, Jocelyne, 59 Damon, Julien, 197, 198 Daniels, Charles, 93 Dante Alighieri, 16, 135, 150, 179, 196, 199, 200 Dash, Michael, 10, 53, 167 Davis, Gregson, 28, 163, 164, 165 Decret, François, 34, 40, 47, 49, 54, 55, 65, 81, 82, 85, 87 Deguy, Michel, 103

Index

231

Delas, Daniel, 175 Delcroix, Simone et Maurice, 169 Deleuze, Gilles, 88 Depestre, René, 73 Derrida, Jacques, 59, 111 Dibero, Madou, 105 Dietler, Michael, 20, 21, 22 Diodore de Sicile, 70, 85 Dixon, Melvin, 113 Djavann, Chadortt, 130 Djebar, Assia, 53, 54, 56 Donat (Aelius Donatus), 26 Dorsinville, Roger, 61 Durling, Robert M., 135 Duval, N. et E.B., 34 E El Houssi, Majid, 130 Eliot, T.S., 137 Emmanuel, Pierre, 112 Ennius, 35 Eschleman Clayton, 60 Esope, 197 F Fanon, Frantz, 62 Fantar, Mh., 69 Faulkner, William, 124 Favre, Yves-Alain, 10 Fentress, Elizabeth, 43 Festa, Nicola, 134 Fischer, Eugen, 161 Fitzgerald, Robert, 140 Flaubert, Gustave, 58, 75 Florus, L. Annaeus, 37, 86

Fonkoua, Romuald, 10, 175, 201 Fontaine, Jean, 57, 110, 114 Freris, Georges, 103 Freyburger P., 65 Frye, Northrop, 60 Fux, Pierre-Yves, 57, 110 G Gafaïti, Hafid, 109 Gallagher, Mary, 10, 11, 16, 24, 193 Gaspar, Lorand, 103, 118, 186 Gay-Crosier, Raymond, 113 Genette, Gérard, 16, 133, 138, 148 Ghachem, Moncef, 11, 25, 103, 104, 105, 107, 108, 149, 170, 189 Gibbon, Edward, 77 Ginzberg, Louis, 128 Girard, René, 81, 82, 139, 159, 160, 189 Glissant, Edouard, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 16, 17, 23, 24, 25, 26, 29, 30, 31, 33, 38, 39, 41, 42, 43, 44, 45, 47, 50, 51, 53, 57, 58, 59, 74, 77, 78, 79, 80, 82, 84, 85, 86, 87, 88, 90, 100, 101, 109, 121, 124, 125, 126, 127, 129, 138, 139, 145, 149, 160, 161, 163, 167, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 192, 193, 195, 198, 199, 201

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232

Grosjean, Jean, 112 Guattari, Félix, 88 Guerre C., 11 Guillevic, Eugène, 103 Gyssels, Kathleen, 87 H Haecker, Theodor, 137 Hargreaves, Alec G., 23 Hawkins, J.D., 34 Hegel, 138 Hérodote, 69 Higonnet-Dugua, Elisabeth, 113 Ho, Y.C., 77 Hollier, Denis, 18 Homère (Homer), 16, 35, 51, 69, 72, 87, 90, 135, 140, 143, 146, 148, 163, 165, 179, 180,197, 199 Horace, 35, 164 Hours-Médian, Madeleine, 94 Hugo, Victor, 197 Hultsch, F. I., 39, Humphries, Jeff, 10 Hurst, Henry, 72 Hvidberg-Hansen, F.O., 75 I Ibn Khaldoun, 54, 91

Jung, Carl, 71 Justin (historien latin), 49 K Kane, Cheikh Hamidou, 128 Kateb, Yacine, 107 Kerbiriou, Anne-Hélène, 20 Kesteloot, Lilyan, 60 Kitchen, Drew, 55 Korfmann, Manfred, 33, 34, 69 Kohn, Albert, 27 Krings, Veronica, 68, 70, 82 Kristeva, Julia, 16, 142, 145 L Lalli, Giambattista, 133 Lamartine (de), Alphonse, 18, 19 Lancel, Serge, 34, 42, 49, 50, 57, 69, 73, 75, 76, 97, 124 Lançon, Daniel, 103, 186 Lansman, Emile, 120 Latacz, Joachim, 34 Le Boulluec, Alain, 33 Le Mauff, Patrick, 11 Leiner, Jacqueline, 130 Lenoir, Rebecca, 134 Lepelley, Claude, 124 Lévinas, Emmanuel, 88 Lorcin, Patricia M. E., 109 Lyotard, Jean-François, 198

J Jabès, Edmond, 112 Jameson, Fredric, 19, 20, 142 Johnson, W.R., 137 Joyce, James, 149

M Macrobe, 40 Madou, Jean-Pol, 175, 181

Index

233

Magon (agronome), 42 Malamond, Catherine, 18 Mandouze, André, 25 Mann, Joan Debbie, 99 Marlow, Christopher, 134, 148 Martinez, Ronald L., 135 Mathieu, Martine, 99 McKinney, Mark, 23 Meddeb, Abdelwahab, 32, 130, 149 Mellah, Fawzi, 11, 25, 40, 75, 93, 94, 95, 96, 97, 99, 100, 101, 102, 104, 149, 168,169 Ménandre d’Ephèse, 49 M’Henni Mansour, 93 Miller, Christopher, 18, 88 Mofolo, Thomas, 179 Molinié, Georges, 44, 45 Moore, David Chioni, 63 Monti, Richard, 36, 65, 140, 141, 142, 144, 145 Moura, Jean-Marc, 23 Mudimbe-Boyi , Elisabeth, 59 Mudimbe, Valentin Y., 41, 59, 60, 68, 127 Mueller, Hans-Friedrich, 77 Mulligan, Connie, 55

Omri, Mohammed-Salah, 93, 102 Ovide, 164 P Pedley, John Griffiths, 50 Péguy, Charles, 112 Perkell, Christine, 35, 48, 133, 135, 137, 140, 145 Perret, Jacques, 17, 29, 36, 143, 206, 208 Pestre de Almeida, Lilian, 10, 192, 193, 198 Petrarca, Francesco (Pétrarque), 134 Pétré-Grenouilleau, Olivier, 13 Pinta (de la), Thomas, 116 Pilinszki, Janos, 103 Piranesi, Giovanni Battista, 77 Pline l’Ancien, 42 Plotin, 113 Polybe (Polybius), 39, 51 Properce, 164 Putnam, Michael, 140 Q Quillot, R et L. Faucon, 113

N R Naevius, 35 Nash, Thomas, 134 Nouss, Alexis, 21 Novara, Antoinette, 38 O Ouellet, Pierre, 20

Rabinowitz, Jacob, 67, 70, 74 Racette, Fredrich, 54 Racine, Jean, 72 Ragon, F., 37 Rat, Maurice, 17, 18 Read, Herbert (Sir) & all, 71 Renouard, Madeleine, 186

Carthage ou la flamme du brasier

234

Ricœur, Paul, 38, 110, 142 Rigolot, François, 18 Rilke, Rainer Maria, 112 Rimbaud, Arthur, 14, 15, 196 Ritsos, Yannis, 103 Rizzo, Carlo, 11 Roessli, Jean-Michel, 57 Roque, Maria-Angel, 56 Rose, Christopher, 12, 13 Ross, Pierre, 11 Ruhe, Ernspeter, 27 S Saïd, Edward, 18, 19, 20 Saïd, Suzanne, 33 St. Clair, Drake, 63 Saint-John Perse, 10, 14, 33, 50, 71, 103, 112, 113, 124, 142, 179, 196 Sainte-Beuve, CharlesAugustin, 58 Scarron, Paul, 133, 134, 135, 148 Schéhadé, Georges, 112 Schilling, Robert, 64 Séféris, Georges, 103, 118 Ségalen, Victor, 10 Sema, Sylvie, 11 Senghor, Léopold Sédar, 10, 25, 64, 65, 89, 90, 91, 92, 93, 112, 113, 149, 167, 168, 170, 187 Serrano, Richard, 23, 108 Servier, Jean, 42, 54, 56, 121 Shakespeare, William, 149 Shuckburgh, Evelyn S., 39 Singleton, Charles S., 135 Skutella, M., 25

Slim, Hédi, 34 Smith, Annette, 60 Snowden, F., 63 Snyder, Emile, 20 Solignac A., 25 Soren, David, 34, 53, 71 Spleth, Janice, 93 Spence, Sarah, 36, 48 Stager, Lawrence E., 50 Suétone, 27 T Tertullien, 50, 53, 54 Thiébaux, Marcelle, 109 Thompson, L., 63 Timée de Tauroménion, 49 Tite-Live , 100 Tlatli, Salah-Eddine, 34, 49, 68, 69, 74, 75, 81, 82 Todorov, Tzvetan, 41, 79, 80, 84 Toso Rodinis, Giuliana, 130 Trédé, Monique, 33 Tréhorel, E., 25 Trogue-Pompée, 49 Troyansky, David G., 109 Tucker, Brooke, Turgeon, Laurier, 20 U Untermeyer, Jean Starr, 27, 150 V Valéry, Paul, 112 Vautier, Mireille, 60 Velter, André, 11, 112

Index

Veyne, Paul, 38, 64, 77, 78, 157 Vexliard, Alexandre, 197 Villain, Jean-Claude, 103 Villemain, M., 37 Villon, François, 196, 197

Virgile (Vergil), 11, 15, 16, 17, 24, 25, 26, 27, 29, 33, 35, 36, 37, 39, 40, 43, 48, 49, 50, 51, 62, 64, 65, 69, 71, 72, 74, 75, 76, 77, 78, 89, 96, 100, 103, 110, 119, 124, 133, 135, 136, 138, 139, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 150, 151, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 163, 164, 173, 174, 177, 179, 180, 181, 182, 184, 186, 187, 189, 190, 196, 199, 200, 203, 209

235

W Walcott, Derek, 28, 29, 87, 133, 163, 164, 166, 167, 189 Wahl, Jean, 175 Wang Wei, 108 Weil, Simone, 58, 59, 161, 162 Wermelinger, Otto, 57 Wheeler, Mortimer (Sir), 54 Whitman, Walt, 10 White, Horace, 39 Wilson-Okamura, David Scott, 27 Y Yourcenar, Marguerite, 115, 120, 169 Z Zadi Zaourou, Bernard, 105

31,

Page laissée blanche intentionnellement

Table des Matières

Remerciements

5

Introduction – La parole du Sel noir

9

I. De Didon (Virgile) à Scipion (Glissant)

33

Temps et histoires “Urbs antiqua fuit (Tyrii tenuere coloni) / Karthago …” “Je tiens veilleur sans cri en la tour assiégé …”

33 33 39

Narration, langages, et symbolique “Ville, déjà tu flambes …” “[…] Mer de Baal […] – face première de nos songes […]” Entendre les pays De la politique des mots et des dieux Scipion au pays de Baal Glissant: “… la flamme du brasier” A propos des cultures dites ataviques et composites

44 44

II. Regards autres sur Carthage

89

Senghor: d’élégie en ode

89

Mellah: roman post-moderne d’Elissa ou parabole politique ?

93

Ghachem: les transfigurations de la “sœur Didon”

52 52 59 66 78 86

103

238

Carthage ou la flamme du brasier

Ammi: sur les pas d’Augustin Le visiteur et ses ombres: dans ce qu’on dit être le temps A propos de terres plurielles, de cultures composites, et de pensées de l’Un

109

III. De Virgile auteur à Virgile protagoniste

133

Errants et indignés: Turnus, Camille, les mères…

136

Broch: héros fabuleux et autels sacrificatoires

148

IV. Des “Carthage” aux Grands Chaos

163

De chant en chant: l’écho

163

Pour “une esthétique de la turbulence” La désode des sans-abri Du volcan des Ombres à la Tracée

189 189 199

Appendice

205

Bibliographie

211

Index des auteurs, artistes, traducteurs, directeurs de volume

229

Table des Matières

237

109 120