139 51 2MB
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Avec la collaboration de SUZANNE ARCAND et JULIE CANTIN
2004
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Données de catalogage avant publication (Canada) Vedette principale au titre : Au-delà du système pénal : l’intégration sociale et professionnelle des groupes judiciarisés et marginalisés (Collection Problèmes sociaux & interventions sociales ; 14) Comprend des réf. bibliogr. ISBN 2-7605-1307-6 1. Réhabilitation. 2. Jeunes délinquants – Rééducation. 3. Criminalité – Prévention. 4. Justice pénale – Administration – Aspect social. I. Poupart, Jean. II. Arcand, Suzanne. III. Cantin, Julie, 1976. IV. Collection. HV9288.A92 2004
365'.66 C2004-940846-1
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Révision linguistique : LE GRAPHE ENR. Mise en pages : CARACTÉRA PRODUCTION GRAPHIQUE INC. Couverture – Conception : RICHARD HODGSON Illustration : VINCENT VAN GOGH, 1853-1890, Jardin fleuri, 1888, huile sur toile (92 ⫻ 73 cm)
1 2 3 4 5 6 7 8 9 PUQ 2004 9 8 7 6 5 4 3 2 1 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés © 2004 Presses de l’Université du Québec Dépôt légal – 3e trimestre 2004 Bibliothèque nationale du Québec / Bibliothèque nationale du Canada Imprimé au Canada
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À LA MÉMOIRE DE
ROBERT MAYER
Je dédie ce livre à la mémoire de Robert Mayer (nommé professeur émérite à titre posthume) pour lequel, comme plusieurs autres collègues, j’ai toujours ressenti une grande amitié. Je le fais d’autant plus volontiers que Robert m’a fortement encouragé dans la réalisation de cet ouvrage collectif, à titre notamment de coresponsable de la collection « Problèmes sociaux et interventions sociales », et surtout parce qu’à travers ses enseignements, ses recherches et ses engagements, il s’est profondément soucié du sort des personnes et des groupes marginalisés.
AVANT-PROPOS INTÉGRATION SOCIALE ET PROFESSIONNELLE DES PERSONNES JUDICIARISÉES Un enjeu toujours aussi fondamental
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X
AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
Les transformations socioéconomiques majeures qui se sont produites au cours des vingt dernières années rendent encore plus problématique l’intégration sociale et professionnelle des personnes judiciarisées. Dans la mesure, en effet, où les populations qui passent à travers le système pénal proviennent en grande majorité de milieux modestes, voire défavorisés, elles subissent généralement un double processus de vulnérabilité. D’abord, elles s’inscrivent souvent dans une trajectoire difficile sur le plan du travail, puisque, étant peu scolarisées, elles sont plus sujettes au chômage et aux emplois précaires peu qualifiés et mal rémunérés. Ensuite, le passage dans le système pénal peut signifier, pour ceux et celles qui sont incarcérés, une situation de « chômage » plus ou moins prolongée et une rupture de leurs liens sociaux habituels. Enfin, ces personnes doivent composer avec le stigmate rattaché à une condamnation judiciaire et, pour certains, au fait d’avoir été emprisonnés. S’intéresser à la manière dont se pose la question de l’insertion sociale et professionnelle pour les personnes judiciarisées dans le contexte des politiques et des pratiques actuelles du système pénal et des autres systèmes – celui de la sécurité du revenu, par exemple – n’est pas nouveau, on le sait. Cela n’en fait pas moins un enjeu qui demeure fondamental. En effet, la possibilité pour ces personnes de se trouver ou de conserver un emploi, de même que de développer des liens sociaux « significatifs », aussi bien avec leur entourage qu’avec les institutions qu’elles côtoient, est souvent vue comme une condition indispensable pour leur éviter de tomber ou de retomber dans la marginalité, la criminalité et la pauvreté. Opter pour l’intégration des personnes judiciarisées et plus largement marginalisées ne va pas de soi et suscite plusieurs interrogations. Que faut-il entendre par intégration et, si l’on adopte cette perspective, quelles sont les véritables conditions de l’intégration ? L’intégration passe-t-elle nécessairement par le travail et, si oui, qu’advient-il de ceux qui n’ont pas accès à un travail ou à ce qui est considéré comme un travail décent ? Si l’on admet, comme plusieurs le proposent, que le lien social dépasse le seul univers du travail et touche également à la sphère de l’insertion relationnelle, c’est-à-dire aux liens que les acteurs entretiennent avec les groupes et les institutions qui les entourent, comment susciter un tel lien social ? Quelle place accorder aux déterminants sociaux, ou encore aux différents acteurs individuels et collectifs, dans les processus d’intégration ? Quels sont les fondements et les conséquences des diverses politiques qui sont actuellement mises en place dans l’intention de favoriser l’intégration socioprofessionnelle des personnes les moins bien nanties ? Par ailleurs, que savons-nous des expériences et des points de vue des personnes les plus directement concernées ? En pratique, nous semble-t-il, nous en connaissons encore trop peu sur les divers cheminements suivis
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XI
AVANT-PROPOS
par les personnes judiciarisées, sur le sens qu’elles donnent elles-mêmes à leur intégration et sur les conditions dans lesquelles cette intégration s’effectue. Nous n’en savons guère plus sur les enjeux et les dilemmes que ces personnes sont susceptibles de vivre dans les domaines de l’emploi, de leurs relations sociales et de leur rapport aux diverses institutions, sur les différentes stratégies qu’elles sont susceptibles d’adopter, de même que, plus généralement, sur les processus et les mécanismes capables de les mener à diverses formes d’affiliation ou de désaffiliation sociale, pour reprendre l’expression de Castel (1994).
CONTEXTE ET OBJECTIFS DU LIVRE C’est en grande partie pour tenter de répondre, ne serait-ce que partiellement, à ces questions et pour combler les limites de nos connaissances que le présent ouvrage a été conçu, dans le prolongement d’un colloque organisé conjointement par le Centre international de criminologie comparée (CICC) et l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec (ASRSQ) en novembre 2002, sur le thème de l’intégration sociale et professionnelle. Dans un esprit commun aux deux réalisations scientifiques, les objectifs de cet ouvrage se présentent en trois points : • susciter une réflexion sur les enjeux sociaux, politiques, normatifs et théoriques que soulève la problématique de l’intégration sociale et professionnelle des groupes judiciarisés et marginalisés ; • permettre une meilleure connaissance des mécanismes et processus sociaux qui favorisent ou au contraire entravent l’intégration sociale et professionnelle de ces groupes ; • favoriser l’élaboration de politiques sociopénales et de pratiques d’intervention susceptibles d’améliorer la condition des personnes judiciarisées et marginalisées. En publiant ces textes, nous espérons en effet qu’ils contribueront, ne serait-ce que de façon modeste, à faire avancer la réflexion sur la problématique de l’intégration sociale et professionnelle des personnes judiciarisées et marginalisées, de même qu’à une meilleure connaissance de leurs conditions de vie.
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XII
AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
BIBLIOGRAPHIE CASTEL, R. (1994). « La dynamique des processus de marginalisation : de la vulnérabilité à la désaffiliation », Cahiers de recherche sociologique, no 22, p. 11-27.
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REMERCIEMENTS Nous désirons remercier d’abord les collègues qui ont bien voulu faire part de leurs réflexions ou encore de leurs travaux de recherche dans le cadre de cette publication. Nous remercions également toutes les personnes qui ont accepté de témoigner de leur expérience, soit dans le contexte des recherches menées par nos contributeurs, soit dans celui du présent livre (notamment MM. Pierre Lalonde et Richard Therrien). Ces témoignages, on le sait, sont au cœur même d’une analyse en profondeur sur les processus d’intégration et d’exclusion sociale. Nous exprimons également notre reconnaissance à Madame Angèle Tremblay, directrice générale, ainsi qu’à l’ensemble de l’équipe des Presses de l’Université du Québec ; à Suzanne Arcand, coordonnateure des événements scientifiques internationaux au Centre international de criminologie comparée, et à Julie Cantin, étudiante au doctorat à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, qui ont toutes deux assuré le suivi nécessaire à cette publication. Que soient remerciés encore les différents collègues qui ont accepté d’évaluer les textes de ce manuscrit : Lionel Groulx, professeur à l’École de service social de l’Université de Montréal, Pierre Joseph Ulysse, professeur à l’École de service social de l’Université de Montréal, Ricardo Zuniga, professeur retraité de l’École de service social de l’Université de Montréal, Marion Vacheret, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et André Normandeau, professeur retraité de l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Nous profitons de l’occasion pour souligner la précieuse contribution du Comité organisateur du colloque à l’origine de cette publication, soit : Johanne Vallée, présidente du colloque et directrice générale de l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec, François Bérard,
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XIV
AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
directeur général des Maisons de transition de Montréal inc., Jean Claude Bernheim, professeur et président de l’Office des droits des détenu(e)s, Andrée Drapeau, criminologue-avocate, agente de libération conditionnelle au Service correctionnel du Canada, Michel Monette, directeur d’Opex 82 et président du Comité aviseur pour les personnes judiciarisées adultes (Emploi-Québec), Véronique Strimelle, professeure au Département de criminologie de l’Université d’Ottawa et membre de notre équipe de recherche ainsi que Suzanne Arcand du Centre international de criminologie comparée pour son travail indispensable en tant que coordonnateure de l’événement. Les membres de ce comité ont également joué un rôle déterminant dans la réalisation de nos travaux de recherche sur l’intégration sociale et professionnelle des personnes ayant connu une expérience d’incarcération, dans le cadre desquels ils ont accepté d’agir à titre de personnes-ressources. Nous voudrions aussi souligner l’aide financière reçue pour la réalisation du colloque de la part du Conseil québécois de la recherche en sciences sociales (l’actuel Fonds québécois de recherche sur la société et la culture), du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, du ministère des Finances, de l’Économie et de la Recherche du Québec, du Comité aviseur pour les personnes judiciarisées adultes (Emploi-Québec), du ministère du Solliciteur général du Canada, du Service correctionnel du Canada (Corcan) et du ministre de la Sécurité publique du Québec. En conclusion de ces remerciements, nous aimerions souligner tout particulièrement le fait que ce travail a pu prendre forme grâce aux encouragements et au soutien des deux responsables de la collection « Problèmes sociaux et interventions sociales » aux Presses de l’Université du Québec, soit nos collègues Henri Dorvil de l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal et Robert Mayer (nommé professeur émérite à titre posthume) de l’École de service social de l’Université de Montréal, qui est malheureusement décédé en cours de réalisation de ce projet. Tous ceux qui l’ont connu savent bien que Robert a toujours fait preuve d’un très grand humanisme, mais aussi d’un souci continuel d’équité sociale. C’est en toute amitié et en reconnaissance de son engagement incessant envers les groupes marginalisés que nous lui dédions ce livre.
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TA B L E D E S M A T I È R E S AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
IX
REMERCIEMENTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
XIII
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean Poupart
1
PARTIE
1
INTÉGRATION SOCIALE, SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES ET TRANSFORMATIONS SOCIOPOLITIQUES ET PÉNALES CHAPITRE
1
INTÉGRATION ET NOUVEAUX PROCESSUS D’INDIVIDUALISATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Robert Castel
CHAPITRE
13
2
CHANGEMENTS DANS L’INTÉGRATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . François Dubet
25
L’INTÉGRATION ET L’IDÉE DE SOCIÉTÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
27
QUAND « LA SOCIÉTÉ » NOUS LÂCHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
30
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XVI
AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
DES IMMIGRÉS AUX MINORITÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
35
DE LA SOCIÉTÉ AUX EXPÉRIENCES INDIVIDUELLES . . . . . . . .
39
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
41
CHAPITRE
3
COMPLÉMENTARITÉ DES NOUVELLES POLITIQUES PÉNALES État social actif et justice réparatrice, État sécuritaire et justice actuarielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Philippe Mary
43
LA COMPLÉMENTARITÉ DES JUSTICES RÉPARATRICE ET ACTUARIELLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Définition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Discussion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
47 47 51
LA POLITISATION ET L’INDIVIDUALISATION DE LA QUESTION CRIMINELLE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’État sécuritaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’État social actif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
54 54 55
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
57
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
58
CHAPITRE
4
SORTIR ET S’EN SORTIR La montée de la norme d’autonomie dans les trajectoires de retour à la communauté des « ex-détenus » . . . . . . . . . . . . . . . . . . Marcelo Otero, Jean Poupart et Myriam Spielvogel
61
LES RÈGLES DE L’INDIVIDUALITÉ CONTEMPORAINE . . . . . . .
64
LE CHAMP PÉNAL ET LA RESPONSABILITÉ INDIVIDUELLE . . .
66
L’AUTONOMIE, LA RESPONSABILITÉ ET L’INITIATIVE INDIVIDUELLE SELON LES « EX-DÉTENUS » . . . . . . . . . . . . . . . .
69
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
79
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
81
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XVII
TABLE DES MATIÈRES
PARTIE
2
TRAJECTOIRES ET EXPÉRIENCES DE VIE DES GROUPES MARGINALISÉS ET JUDICIARISÉS CHAPITRE
5
IDENTITÉ DE CARRIÈRES ET EXPÉRIENCES PÉNALES L’exemple d’usagers-revendeurs d’héroïne dans les quartiers pauvres en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Michel Kokoreff
85
LES TRAJECTOIRES DES TOXICOMANES DES CITÉS : UNE LOGIQUE DE MARGINALISATION SOCIALE . . . . . . . . . . .
89
UNE VULNÉRABILITÉ STRUCTURELLE : LOGIQUE PÉNALE ET LOGIQUE TERRITORIALE . . . . . . . . . . .
91
L’EXPÉRIENCE DE LA JUSTICE, ENTRE RÉVOLTE ET DOMINATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
95
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
98
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
98
CHAPITRE
6
UNE FOIS LA SENTENCE TERMINÉE L’intégration des personnes ayant connu une expérience d’incarcération . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Véronique Strimelle et Jean Poupart
101
L’INTÉGRATION DES PERSONNES JUDICIARISÉES : UNE MISE EN CONTEXTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
103
UNE APPROCHE PAR RÉCITS DE VIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
106
LA SPHÈRE DES ACTIVITÉS SOCIOÉCONOMIQUES . . . . . . . . . La situation d’emploi des interviewés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les trajectoires professionnelles des personnes interviewées . . . Le sens accordé au travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
107 108 109 111
LA SPHÈRE DES RELATIONS PERSONNELLES ET SOCIALES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
113
LA SPHÈRE DES RAPPORTS AVEC LES INSTITUTIONS . . . . . . . Les rapports avec les institutions en général . . . . . . . . . . . . . . Les rapports avec les institutions carcérales . . . . . . . . . . . . . . .
117 117 118
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
119
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XVIII
AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
ANNEXE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
121
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
122
CHAPITRE
7
DE L’ITINÉRANCE ET DU TRAVAIL À propos de la reconnaissance sociale des pratiques dans l’univers de la marginalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Shirley Roy et Roch Hurtubise
125
LE TRAVAIL COMME VALEUR CENTRALE DE NOTRE SOCIÉTÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
128
LA DIVERSITÉ DES FORMES D’ARTICULATION DE LA RUE ET DU TRAVAIL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une reconnaissance partielle et ghettoïsante . . . . . . . . . . . . . . La non-reconnaissance institutionnalisée . . . . . . . . . . . . . . . . . La reconnaissance et le transfert des compétences . . . . . . . . .
130 131 133 135
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
137
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
139
CHAPITRE
8
INTÉGRATION SOCIALE DES JEUNES APRÈS UN PASSAGE DANS LES GANGS DE RUE Quelques pistes de réflexion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sylvie Hamel, Marie-Marthe Cousineau et Michèle Fournier
141
LES GANGS DE RUE : INQUIÉTUDES À L’ÉGARD D’UN PHÉNOMÈNE TRANSFORMÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
143
LES GANGS DE RUE SITUÉS SUR UN CONTINUUM DE VIOLENCE ET DE CRIMINALITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
144
DIVERS MODÈLES EXPLICATIFS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
145
LES TEMPS ONT CHANGÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
147
MÉTHODOLOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les échantillons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les instruments de collecte et l’analyse des données . . . . . . .
149 149 151
LES RÉSULTATS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La désorganisation sociale ou familiale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le gang, une nouvelle famille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le gang, pour construire son identité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le retour à la case départ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
152 152 155 156 157
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XIX
TABLE DES MATIÈRES
DISCUSSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Si la violence et la criminalité des gangs sont bien réelles, la peur de ceux qui les quittent l’est également . . . . . . . . . . . Ces jeunes ont besoin de programmes appropriés et d’opportunités valables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les gangs contribuent à créer un vide autour des jeunes qui en font l’expérience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
158 158 159 162
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
163
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
163
PARTIE
3
IMPACT DES POLITIQUES SOCIALES ET PÉNALES SUR LES PROCESSUS D’INTÉGRATION CHAPITRE
9
INTÉGRATION SOCIALE DES FEMMES ET DES AUTOCHTONES JUDICIARISÉS Effets du « genre » et de la « couleur » du droit pénal . . . . . . . . . . . Marie-Andrée Bertrand
169
« UNE DÉCENNIE DE RÉFORMES » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
171
« L’ÉCHEC DE LA RÉFORME » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
174
LES DÉTENUES AUTOCHTONES AU CANADA . . . . . . . . . . . . . .
177
LE CONTEXTE INTERNATIONAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
179
LES PERSPECTIVES CRITIQUES EN CRIMINOLOGIE . . . . . . . . .
182
LE « GENRE » ET LA « COULEUR » DU SYSTÈME PÉNAL . . . . . .
183
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
186
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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XX CHAPITRE
AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
10
INSERTION SOCIOPROFESSIONNELLE DES JEUNES EN DIFFICULTÉ Vers de nouvelles interventions ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Martin Goyette, Céline Bellot et Jean Panet-Raymond
191
LES DIFFÉRENTES INTERVENTIONS VISANT L’INSERTION . . . Les interventions ciblant les individus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les interventions visant le jeune et le marché de l’emploi . . .
194 194 196
LE PROJET SOLIDARITÉ JEUNESSE (PSJ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
198
LA MÉTHODE DE L’ÉVALUATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
202
DE CERTAINS CONSTATS DE L’ÉVALUATION DU PSJ . . . . . . . . Un défi de taille pour une réalité complexe . . . . . . . . . . . . . . L’intervention : centrée sur la relation et l’emploi dans une logique individuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les collaborations incontournables . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La formation continue : encore essentielle pour tous les acteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . .
204 204
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
209
CHAPITRE
206 207 208
11
RÉINSERTION DANS LE MARCHÉ DU TRAVAIL L’impact des antécédents judiciaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre Landreville LES ANTÉCÉDENTS JUDICIAIRES, LE « CASIER JUDICIAIRE » ET LA RÉHABILITATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
213
215
L’ÉTAT DE LA RECHERCHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les études portant sur les attitudes, les politiques et les pratiques des employeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les recherches sur les attitudes et les comportements des personnes qui ont des antécédents judiciaires et qui sont à la recherche d’un emploi . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
219
226
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
227
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
228
220
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XXI
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE
12
INTÉGRATION SOCIALE DES ANCIENS DÉTENUS Analyse des logiques de la justice pénale et de leurs effets . . . . . . Philippe Combessie
231
UNE POPULATION DONT LA COMPOSITION N’EST PAS « SOCIOLOGIQUEMENT CORRECTE » . . . . . . . . . . . .
233
LE STIGMATE CARCÉRAL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
239
UNE FONCTION SOCIALE MÉCONNUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
242
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
246
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
247
CHAPITRE
13
DU STATUT D’EX-DÉTENU À CELUI DE TRAVAILLEUR SOCIAL « La crédibilité n’est pas facile à gagner » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pierre Lalonde
CHAPITRE
249
14
SE « RÉHABILITER » ET OBTENIR SON PARDON SUFFIT-IL À L’INTÉGRATION SOCIOPROFESSIONNELLE ? L’exemple d’un « avocat judiciarisé qui voulait devenir juge » . . . . Richard Therrien NOTICES BIOGRAPHIQUES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
257
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INTRODUCTION INTÉGRATION SOCIALE ET PROFESSIONNELLE Des processus sociopénaux aux trajectoires de vie
JEAN POUPART École de criminologie Université de Montréal [email protected]
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2
AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
L’objectif de ce livre est de regrouper autour de la problématique de l’intégration sociale des travaux fondés sur des écoles de pensée qui se sont entrecroisées au cours des dernières années, soit celle de la sociologie de l’exclusion sociale, même si le terme est loin de faire l’unanimité et a soulevé de nombreuses critiques (Castel, 1995), et celle de la sociologie de la déviance et du contrôle social. Dans le premier courant, on s’interroge en effet sur les divers processus qui font en sorte que des groupes importants de la population se trouvent ou se retrouvent à la marge, c’est-à-dire occupent une position périphérique dans la société, sur les conséquences que ces divers processus peuvent avoir sur les trajectoires de ces personnes, sur leurs conditions de vie et leur statut social, de même que sur les enjeux sociaux, politiques et normatifs liés à leur intégration dans la société. Le second courant, présent notamment en criminologie depuis une trentaine d’années, s’inspire, d’une part, de la sociologie de la déviance interactionniste, laquelle est centrée non seulement sur l’étude des processus d’implication dans la déviance, mais également sur l’étude des différents enjeux et mécanismes par lesquels certains groupes sont considérés et traités comme déviants avec les conséquences que cela peut entraîner du point de vue de leur trajectoire et de leur identité (Poupart, 2001). Ce second courant s’inspire, d’autre part, des courants critiques dans le champ de la sociologie du contrôle social, lesquels ont tenté de cerner, dans une perspective sociohistorique, les modes de gestion et de prise en charge de la marginalité, dont les mesures pénales (voir, par exemple, Cohen, 1985 et Garland, 2001). Ces analyses cherchent notamment à faire le pont entre les transformations qui se produisent dans le domaine pénal et celles plus profondes en cours dans le champ sociopolitique.
UNE SOCIÉTÉ CONTEMPORAINE EN MAL D’INTÉGRATION Les textes qui sont présentés dans cet ouvrage s’inspirent, me semble-t-il, d’une même trame de fond dont les grandes lignes sont explicitées dans les textes de Castel et de Dubet. Qu’il s’agisse des chômeurs, des personnes assistées sociales, des jeunes de la rue ou des personnes incarcérées, la question de leur intégration ou de leur réintégration, au-delà des particularités qui leur sont propres, renvoie plus globalement à des transformations sociales profondes, liées notamment à l’économie capitaliste, transformations qui font en sorte qu’au manque de places disponibles s’ajoute une augmentation de celles dont le statut est précaire.
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3
INTRODUCTION
S’inspirant de Durkheim, Castel et Dubet définissent l’intégration sociale comme la capacité pour une société donnée d’assurer une cohésion sociale en permettant aux groupes et aux individus qui la composent d’acquérir une place reconnue, c’est-à-dire d’avoir les ressources et les moyens nécessaires à l’obtention d’une certaine indépendance et autonomie. Cette possibilité d’avoir une place reconnue dépasse la simple survie et tient à la capacité de vivre selon les standards dominants dans une formation sociale donnée. Elle renvoie aussi aux inégalités sociales, puisque tous n’ont pas un accès égal aux ressources nécessaires pour s’assurer une vie décente, et ce, même s’il existe des dissensions au sujet de ce qu’il faut entendre par vie décente. Parmi les ressources jugées nécessaires, le travail est vu comme un élément clé. Ce n’est pas qu’il faille le valoriser en soi, même si pour plusieurs il se révèle un outil de valorisation, mais, surtout dans le contexte actuel, il demeure l’instrument par excellence permettant d’avoir accès aux autres ressources (voir également Schnapper, 1997). Et c’est précisément là que le bât blesse. Dans la conjoncture sociale actuelle, une telle ressource n’est pas toujours disponible ou elle l’est de façon inégale. La thématique de l’intégration des individus et des groupes sociaux n’est pas récente. Il n’est pas nouveau en effet que l’on pose la question de l’intégration des handicapés de toutes sortes, des pauvres ou des chômeurs et que l’on a mis en place une série de politiques et de mesures pour leur venir en aide. Selon un courant d’interprétation dominant, notamment en France mais également au Québec depuis une dizaine d’années, courant que nous ne pouvons ici que présenter à grands traits, différents éléments viendraient aujourd’hui compliquer et rendre plus difficile l’intégration de ces groupes. D’abord, on aurait assisté au cours des dernières décennies à une déstructuration de l’économie de marché ou, dit autrement, à une restructuration de cette économie, qui viendrait modifier radicalement la donne sur le plan de l’emploi. Sous l’effet conjugué de la mondialisation, des délocalisations industrielles vers les pays émergents, des mutations technologiques et des nouvelles exigences de la productivité axées sur la flexibilité et la mobilité de la main-d’œuvre, ceux qui étaient déjà au bas de l’échelle sociale, traditionnellement condamnés soit au chômage, soit à des emplois précaires, mal payés, disqualifiés socialement, se trouvent dans une situation pire qu’avant. Dans un contexte de chômage endémique, non seulement le nombre d’emplois disponibles est plus limité, mais ces emplois offrent généralement moins de protection sociale. Cette situation n’affecterait pas seulement les milieux défavorisés, mais également des fractions importantes de la classe moyenne, de telle façon que de plus en plus de personnes se retrouveraient en position de vulnérabilité ou, pire encore, de désaffiliation, pour reprendre l’expression de Castel. Pour Castel, en effet, le nombre de « surnuméraires », d’« inutiles »
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
qui souffriraient d’un déficit d’intégration non en raison d’un handicap quelconque, mais bien parce que le système serait incapable de les absorber, aurait donc sensiblement augmenté. En simplifiant beaucoup, ajoutons que deux autres tendances viendraient accentuer ce mouvement de la déstructuration du marché de l’emploi et du déclin des protections sociales. D’abord, un affaiblissement des solidarités sociales qui peut être lié aussi bien au dépérissement relatif du mouvement ouvrier, à la montée des courants conservateurs qu’aux aléas de l’individualisme contemporain. Dans un tel contexte, le risque devient encore plus grand de faire porter aux individus la responsabilité de leur propre intégration, mais aussi de voir s’effriter les appuis collectifs. Ensuite, il y aurait crise de l’État-providence à la fois sur le plan financier et sur le plan de la légitimité. Jusqu’aux années 1970, le modèle dominant était sans doute celui d’un État social qui devait non seulement compenser, comme le dit Dubet, les effets destructeurs de l’économie capitaliste, mais également permettre d’assurer, par toutes sortes de mesures, une forme d’égalité des chances et des droits. Depuis les années 1980, il y aurait non pas disparition des politiques sociales, mais reconfiguration de ces politiques. Dans les mesures, par exemple, à l’égard des personnes sans emploi, « l’aide est devenue au conditionnel », pour reprendre l’expression de Dufour, Boismenu et Noël (2003), c’est-à-dire assortie d’un certain nombre de conditions, d’ailleurs variables selon les pays considérés. Dans un contexte idéologique inspiré notamment du workfare, on observerait ainsi une tendance à individualiser les problèmes et à faire en grande partie reposer le fardeau de l’intégration sur les épaules des individus. Ce mode de lecture des déterminants sociaux à la base des processus d’exclusion tranche nettement avec une vision plus néolibérale de la société. Il conduit à privilégier une vision plus sociale des problèmes sociaux. Sans prétendre qu’ils agissent seuls, les mêmes éléments expliquant que des groupes ou des individus sont marginalisés et se retrouvent à la périphérie de la société seraient également responsables du fait que certains d’entre eux tombent dans la marginalité, la déviance, voire la criminalité. Cette perspective conduit ainsi à remettre en question les analyses qui interprètent l’implication dans les activités socialement réprouvées soit sous l’angle de désordres individuels, soit sous l’angle de valeurs sociales mal intériorisées. De même, la question de l’intégration ou de la réintégration des personnes judiciarisées n’est plus posée exclusivement par rapport aux handicaps personnels, masquant ainsi leur origine sociale, mais plutôt en fonction des conditions sociales qui la rendent véritablement possible.
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INTRODUCTION
LES INTERFACES DU SOCIAL ET DU PÉNAL : VERS UNE FORME DE PÉNALISATION DU SOCIAL ? Si la sociologie de l’exclusion analyse les changements structuraux à la base des processus de marginalisation, la sociologie et la criminologie du contrôle social s’interrogent quant à elles sur les transformations qui se sont opérées dans le champ pénal et sur les liens possibles entre ces transformations et celles qui sont en cours dans d’autres champs. Encore ici, nous nous contenterons de présenter succinctement la lecture que dégage ce courant d’étude des changements qui se seraient produits dans le secteur pénal. Nous nous inspirerons notamment des travaux de Garland (1985 ; 2001), qui en donne sans doute l’une des versions les plus articulées. Garland défend d’abord l’idée que, même si le système pénal possède sa propre spécificité, il n’en reste pas moins que les changements qui se sont produits dans ce secteur depuis une trentaine d’années reflètent ce qui se passe ailleurs dans la société. Selon Garland, on a assisté au cours des dernières décennies au déclin de l’idéal de réhabilitation qui serait concomitant au déclin du welfare state. Dans le contexte de l’État-providence, l’accent était mis sur les causes sociales de la criminalité même s’il y avait divergence dans la façon de l’interpréter. On voulait une justice plus équitable axée sur la réforme des « délinquants » et sur leur intégration sociale. Aujourd’hui, ce qui importe est moins de comprendre que de punir davantage. Les politiques pénales sont devenues plus répressives, comme en témoigne dans certains pays le retour à la peine de mort, aux châtiments corporels, à l’usage de la chaîne et à l’uniforme du prisonnier. Il y aurait également retour à des politiques de blâme et d’humiliation publique qui étaient vues jusqu’à récemment comme allant à l’encontre des droits de la personne, tel le fait de rendre publics les dossiers des contrevenants, notamment, mais pas exclusivement, de ceux qui sont accusés d’avoir commis les crimes les plus graves, les délinquants sexuels par exemple. L’idéal de la réhabilitation n’aurait pas entièrement disparu, mais il serait maintenant subordonné à d’autres objectifs comme celui de la rétribution, de la neutralisation sélective et de la gestion du risque. L’analyse de Garland s’inspire de la situation qui a cours aux ÉtatsUnis et en Grande-Bretagne et ne s’applique pas, ou sûrement pas avec une telle ampleur, à ce qui se passe par exemple au Québec. Elle n’en serait pas moins symptomatique, à des degrés moindres, de tendances de fond dans le monde occidental. Ainsi, dans la formulation et l’application des politiques pénales, la demande pour la protection du public serait devenue centrale. L’emprisonnement serait de plus en plus axé sur la neutralisation sélective, c’est-à-dire sur la mise à l’écart non seulement des délinquants dangereux mais aussi de la petite délinquance. Les mesures comme la
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
probation et la libération conditionnelle, qui étaient traditionnellement vues comme des moyens d’assurer une meilleure insertion sociale, seraient maintenant d’abord et avant tout orientées vers la protection du public. Cette demande de politiques plus répressives et d’une plus grande protection du public s’appuie sur un sentiment accru d’insécurité qui traverse l’ensemble de la société, même si ce sentiment ne correspond pas, la plupart du temps, aux risques réels de criminalité et qu’il est inégalement réparti. Elle trouve également sa légitimité dans la nécessaire protection à apporter aux victimes. Non pas que les victimes n’aient pas besoin d’être protégées, mais le discours que l’on tient à leur sujet joue un rôle symbolique important pour réclamer des politiques plus répressives. La question criminelle est devenue fortement politisée et sert de plate-forme électorale, de sorte que ce qui prime en matière pénale, c’est moins l’expertise et la recherche que les considérations d’ordre politique. Au total, la criminalité n’est plus vue comme un problème d’intégration sociale, mais comme un problème de contrôle social. Le thème dominant, avec comme toile de fond l’insécurité et la peur du crime, est devenu l’accroissement du contrôle social par des mesures répressives, mais aussi par de nouvelles approches comme la prévention situationnelle qui vise à réduire les opportunités du crime (voir le texte de Philippe Mary, dans le présent ouvrage). Et dans ce nouveau contexte de la protection de la société, de la prévention du crime et de la gestion des populations délinquantes, le secteur privé comme le secteur communautaire sont de plus en plus mis à contribution, de sorte que la question pénale n’est plus ou pas uniquement une affaire de l’État. Il y aurait donc un rapprochement à établir entre le durcissement que l’on observe dans le champ des politiques sociales et celui à l’œuvre dans le champ pénal, durcissement qui naîtrait à peu près des mêmes sources. Peut-on cependant pousser le parallèle plus loin ? Y a-t-il un rapport entre la gestion des problèmes sociaux et les politiques pénales ? Plusieurs en voient un. La thèse avancée dans ce sens consiste à dire que l’on se sert des mesures pénales et notamment de l’incarcération comme moyen de compenser le déclin de l’État-providence et la détérioration des protections sociales. On se retrouve en quelque sorte devant une forme de pénalisation du social, pour reprendre l’expression de Mary. Il existe une version dure de cette thèse que l’on retrouve par exemple chez Wacquant (1998). Celui-ci parle des États-Unis comme d’un véritable État pénal. L’augmentation vertigineuse des taux d’incarcération depuis les années 1970 ne s’expliquerait pas par une croissance des taux de criminalité, lesquels auraient plutôt diminué, mais bien comme le résultat de politiques plus répressives dans le contexte d’une économie néolibérale et d’une forte décroissance des politiques sociales. Dans sa version plus
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INTRODUCTION
douce, la pénalisation du social est vue comme « l’immixtion d’une logique pénale dans les modes de prise en charge de problèmes sociaux » (Mary, p. 55 dans le présent ouvrage). L’État étant perçu comme incapable ou moins capable de jouer son rôle de régulation sur les plans économique et social, il aurait tendance à se retrancher derrière une fonction sécuritaire, tout en imputant aux individus une responsabilité prépondérante dans la résolution des problèmes sociaux.
LES PROCESSUS DE MARGINALISATION VUS SOUS L’ANGLE DES TRAJECTOIRES ET DES EXPÉRIENCES DE VIE Autant il est primordial de prendre en compte les processus macrosociologiques de l’intégration ou de la marginalisation, autant il est essentiel d’envisager ces processus en considérant les acteurs sociaux. C’est l’optique adoptée dans plusieurs travaux de la sociologie de la déviance et de l’exclusion sociale, optique que l’on retrouve d’ailleurs dans plusieurs des contributions du présent ouvrage. Tous ces travaux adoptent une perspective relativement commune et partagent, nous semble-t-il, un certain nombre de caractéristiques. Celle, d’abord, d’envisager que les trajectoires des personnes considérées sont complexes et diversifiées. Ce n’est pas parce que ces personnes sont l’objet d’une qualification sociale commune, largement tributaire des catégories institutionnelles telles que jeunes de la rue ou gangs de rue, toxicomanes, ex-détenus, chômeurs ou assistés sociaux, que leurs trajectoires sont nécessairement identiques. Il existe donc une diversité d’expériences et de parcours même s’il est possible d’en dégager des régularités et que ces personnes font l’objet de processus sociaux communs. Ensuite, dans l’étude de la manière dont se pose la question de l’intégration pour ces personnes, elles doivent être considérées comme des acteurs à part entière, capables de réflexivité mais également d’initiative, de solidarité et de débrouillardise. Ces personnes « agissent » en fonction des contraintes, mais également des ressources qui leur sont accessibles, même si globalement il faut prendre acte qu’elles sont, pour plusieurs, dans des trajectoires difficiles en raison de leur position sociale et de leur condition socioéconomique. En d’autres termes, il importe de ne pas les traiter comme des victimes, ni de négliger les différents déterminants sociaux qui pèsent sur leur condition. Dans l’analyse de leur conduite et de leur situation, il faut tenter d’effectuer une rupture par rapport aux diverses lectures institutionnelles qui peuvent en être faites. L’un des moyens d’opérer cette rupture est
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
d’abord de se référer au sens que ces personnes donnent elles-mêmes à leurs conduites, y compris pour celles qui sont réprouvées socialement. Cette posture est assez ancienne dans les sciences sociales, mais pas toujours facile à respecter. C’est cette perspective phénoménologique qu’avaient adoptée, par exemple, les interactionnistes dans les années 1960 et 1970 lorsqu’ils tentaient de prendre une distance par rapport aux interprétations pathologisantes des conduites déviantes et de montrer les diverses significations rattachées à ces conduites, de même que leurs enjeux normatifs sous-jacents. Enfin, une analyse de la trajectoire et du cheminement de ces personnes permet d’avoir une connaissance de l’intérieur, non seulement des dilemmes que ces personnes sont appelées à vivre, mais aussi de l’impact que peuvent avoir sur leur existence leur environnement social et les diverses interventions dont elles peuvent faire l’objet.
ORGANISATION ET CONTENU DE L’OUVRAGE Cet ouvrage collectif est divisé en trois parties. Dans la première, on s’interroge sur les transformations sociopolitiques et pénales qui ont marqué nos sociétés contemporaines depuis une trentaine d’années, de même que sur leur impact sur les questions d’intégration ou de marginalisation. Nous en avons présenté les grandes lignes dans les deux premières sections de cette introduction. Il suffira de rappeler qu’en plus de s’intéresser à l’impact de la conjoncture actuelle sur l’intégration des groupes vulnérables, Castel se penche sur la signification de ce qu’on a appelé l’individualisme contemporain pour les personnes au statut précaire. Après avoir approfondi les sens possibles de la notion d’intégration, Dubet tente également par son analyse de cerner les changements sociétaux des dernières décennies en prenant comme exemple, notamment, le cas des jeunes immigrants des banlieues pauvres en France. Mary traite des tendances actuelles des politiques pénales, de leur lien avec les politiques sociales et des conséquences qu’elles entraînent, comme celle de l’individualisation de la question criminelle. Otero, Poupart et Spielvogel analysent les enjeux normatifs que soulèvent les notions d’autonomie et de responsabilité individuelle dans le contexte des politiques sociopénales et de l’individualisme contemporains, du point de vue des ex-détenus. Sont rassemblés dans la seconde partie les textes qui prennent pour objet l’analyse des trajectoires et des expériences de vie. Le texte de Kokoreff porte sur les usagers-revendeurs d’héroïne des quartiers pauvres en France dont il resitue l’expérience par rapport à leurs conditions de vie, mais également par rapport à l’emprise exercée par le système pénal. Strimelle et
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INTRODUCTION
Poupart montrent comment la question de l’intégration des personnes ayant connu une expérience d’incarcération, une fois qu’elles n’ont plus de liens avec le système pénal, reste tributaire de leur condition sociale antérieure, que complique encore davantage l’expérience pénale. En prenant comme exemples l’itinérance et le phénomène squeegee, Roy et Hurtubise mettent en évidence que ce ne sont pas toutes les formes de travail qui sont socialement acceptées et qu’elles ne permettent pas toutes une égale intégration. Après avoir décrit les difficultés que connaissent les jeunes associés aux gangs de rue, Hamel, Cousineau et Fournier examinent le sens que prennent pour eux tant leur affiliation que leur désaffiliation à ces groupes. Un questionnement sur l’impact des politiques et des pratiques sociopénales sur les processus d’intégration constitue la trame des chapitres de la dernière partie du livre. À la suite d’une analyse des réformes pénales de la dernière décennie et des conditions de détention faites aux femmes, y compris autochtones, Marie-Andrée Bertrand met en lumière, dans une perspective féministe et postcolonialiste, les effets du « genre » et de la « couleur » du droit pénal sur l’intégration sociale de ces femmes. Après avoir contrasté les différentes approches concernant l’insertion socioprofessionnelle des jeunes en difficulté, Goyette, Bellot et Panet-Raymond font part des forces et des limites des mesures mises en place par le gouvernement québécois dans le but de favoriser une telle insertion, des mesures multidimensionnelles mais qui en même temps restent en grande partie individualisantes. Landreville, quant à lui, attire l’attention sur le nombre impressionnant de personnes ayant un casier judiciaire, sur les difficultés associées à l’obtention d’un pardon et sur la discrimination que ces personnes continuent de subir sur le plan du travail. Combessie traite de la signification sociale d’une surreprésentation de certains groupes sociaux dans le système carcéral, en plus de revenir sur les effets et les fonctions sociales de l’enfermement. L’ouvrage se termine par deux témoignages sur les difficultés d’intégration professionnelle qu’ont connues deux personnes judiciarisées. L’expérience de Lalonde illustre bien comment le stigmate pénal rend difficile le passage d’un statut à un autre, en l’occurrence du statut d’ex-détenu à celui de travailleur social. L’expérience de Therrien montre l’importance des soutiens sociaux pour s’intégrer professionnellement, mais en même temps les limites qu’impose encore une fois le stigmate pénal au regard d’une telle intégration. Nous avons intitulé cet ouvrage Au-delà du système pénal : l’intégration sociale et professionnelle des groupes judiciarisés et marginalisés. À cela, trois raisons. La première est que, dans une grande partie des textes, on s’interroge sur ce qui se passe au-delà du système pénal lorsque les personnes tentent de s’intégrer. La deuxième est la nécessité de bien signifier, comme plusieurs l’ont également souligné, que le fait d’aboutir dans le
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système pénal prend ses racines dans des processus sociaux qui dépassent largement les seules questions de la marginalité, de la déviance et de la criminalité. La troisième raison, enfin, est que nous souscrivons au courant de pensée selon lequel la résolution des problèmes sociaux ne devrait pas passer ou le moins possible passer par le système pénal.
BIBLIOGRAPHIE CASTEL, R. (1995). « Les pièges de l’exclusion », Lien social et politiques – RIAC, vol. 34, p. 13-21. COHEN, S. (1985). Visions of Social Control, Cambridge, Polity Press. DUFOUR, P., G. BOISMENU et A. NOËL (2003). L’aide au conditionnel. La contrepartie dans les mesures envers les personnes sans emploi en Europe et en Amérique du Nord, Bruxelles, Peter Lang. GARLAND, D. (2001). The Culture of Control. Crime and Social Order in Contemporary Society, Oxford, Oxford University Press. POUPART, J. (2001). « D’une conception constructiviste de la déviance à l’étude des carrières déviantes », dans H. Dorvil et R. Mayer (dir.), Problèmes sociaux. Tome 1 : théories et méthodologies, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, p. 79-110. SCHNAPPER, D. (1997). La fin du travail. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Éditions Textuel. WACQUANT, L. (1998). « L’ascension de l’État pénal en Amérique », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 124, p. 27-35.
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E I T R P
A
1 INTÉGRATION SOCIALE, SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES ET TRANSFORMATIONS SOCIOPOLITIQUES ET PÉNALES
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C H A P I T R E
1 INTÉGRATION ET NOUVEAUX PROCESSUS D’INDIVIDUALISATION 1
ROBERT CASTEL Centre d’études des mouvements sociaux École des hautes études en sciences sociales [email protected]
1. Ce texte est une retranscription de la présentation donnée par R. Castel à l’occasion du colloque international francophone sur l’intégration sociale et professionnelle des personnes judiciarisées, novembre 2002, Estérel.
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RÉSUMÉ Cet article aborde le contexte dans lequel s’insèrent, aujourd’hui, les activités d’intégration et de réintégration des personnes incarcérées et marginalisées. Les changements qui ont affecté nos sociétés depuis les années 1970 ont eu un impact important sur les formes de l’intégration, et par conséquent sur les possibilités de réintégration. Les techniques d’intervention qui visent l’intégration doivent évoluer et tenir compte des personnes se retrouvant aux marges du social non pas à cause d’un déficit personnel, mais plutôt en raison de la conjoncture sociale. L’auteur examine donc les défis posés par les processus d’individualisation et les questions soulevées par le nouveau contexte social dans lequel ces processus s’inscrivent.
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Précisons d’entrée de jeu que je ne suis pas du tout spécialiste des problèmes que posent le système pénal, la criminologie, l’incarcération. Je ne peux donc pas faire semblant de connaître ce que je ne connais pas. Je vais être ainsi obligé de m’en tenir à un plan de réflexion assez général, disons sociologique, sur l’intégration. Si je risque d’être un peu décalé, j’espère néanmoins ne pas être hors-sujet. Je pense en effet que la plupart d’entre nous partagent la conviction qu’il est essentiel d’inscrire fermement la question de l’intégration dans la problématique de la prison. Ce qui ne va pas de soi pour tout le monde. Il y a même souvent une conjonction entre une certaine critique de gauche de la prison, de type foucaldien, qui la condamne totalement en l’assimilant à sa fonction répressive, et une instrumentalisation de droite de la prison pour laquelle c’est la sanction seule qui compte : il faut avant tout punir le délinquant, le mettre hors d’état de nuire et la référence à la réinsertion des détenus ne serait que l’alibi des belles âmes, totalement irréaliste et d’ailleurs le plus souvent démentie par les faits. Le débat est ancien. Il n’en est pas moins plus que jamais d’actualité. En France, actuellement, ce qu’on appelle les politiques de « tolérance zéro » à l’égard des délinquants montrent bien que cette orientation répressive est plus vivace et aussi plus populaire que jamais. C’est l’idée qu’il faudrait sanctionner les délinquants sans trop se demander pourquoi ils le sont, ni ce qu’ils deviendront ensuite. Il me semble qu’on peut combattre ces positions en ne se contentant pas d’adopter une posture humaniste, mais qu’il y a aussi des raisons objectives de penser que la question de la réintégration des personnes incarcérées est directement amenée par l’analyse des populations judiciarisées. Pourquoi ? Je crois que, sociologiquement parlant, c’est une erreur d’autonomiser l’incarcération. La prison est sans aucun doute une situation limite, mais elle ne se situe pas dans le hors-social. D’ailleurs, personne n’est dans le hors-social et la position carcérale est une position extrême, mais qui s’inscrit dans un continuum de positions ; elle est traversée par des dynamiques transversales qui vont de l’intégration à l’exclusion ou à la désaffiliation et réciproquement. Il me semble que la sociologie ne consiste pas à partir des formes de ce qu’on appelle l’exclusion comme s’il s’agissait d’états, mais plutôt comme s’il s’agissait de résultats qui renvoient à des situations en amont, par exemple un rapport difficile à la scolarité, au travail, à la famille, etc. Et un même individu peut être amené à occuper des positions différentes sur une trajectoire qui aboutira à l’incarcération.
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Mais cela donne aussi la possibilité de penser les conditions d’un parcours inverse. Si l’incarcération a un amont, elle peut avoir un aval, une vie après la prison qui ne se contenterait pas de répéter l’incarcération. Parler en termes de trajectoire, c’est refuser de voir un destin qui fixe définitivement le délinquant sur son délit, et pour cela je crois qu’il est nécessaire de garder une référence ferme à la réintégration. Il me semble donc que penser et essayer de promouvoir l’intégration des personnes incarcérées, ce n’est pas seulement faire preuve de mansuétude à leur égard, adopter une position humaniste opposée à l’attitude répressive de ceux qui mettent uniquement l’accent sur la sanction. C’est aussi, finalement, le moyen de ne pas « substantialiser » le délinquant, mais d’essayer de « sociologiser » sa condition en prenant au sérieux le fait que le délinquant est un sujet social, c’est-à-dire que cette condition relève d’une analyse objective, et pas seulement de jugements moraux. L’intégration des personnes incarcérées est une entreprise très difficile, mais ce n’est pas une attitude déraisonnable, de l’ordre d’une utopie un peu naïve ou bien d’un alibi qu’on se donnerait pour ne pas regarder en face les turpitudes de la prison. Il me semble qu’elle correspond aussi à une option rationnelle que l’on peut prendre sur ces problèmes de la délinquance, de la marginalité, de l’exclusion. Je souhaitais rappeler cela en préalable, dans une conjoncture où nous aurons sans doute de plus en plus à faire face à des offensives contre l’ouverture de la prison et plus généralement contre les politiques sociales plus libérales à l’égard de la délinquance et de la marginalité. Je crois que c’est un combat qui a une dimension morale et politique, mais qui peut aussi être mené sur le plan de la connaissance et de la pratique professionnelle en s’appuyant sur l’analyse des processus sociaux qui conduisent à la marginalité et à la délinquance. C’est un point sur lequel je pense que la plupart d’entre nous s’entendent, mais on pourrait en discuter. Cela dit, il reste le plus difficile, qui serait de caractériser en quoi consiste exactement l’intégration des personnes incarcérées et marginalisées et quels sont les moyens de la promouvoir. C’est ici que je suis un peu gêné, parce que – je le répète – je suis ignorant des pratiques concrètes que l’on peut déployer en direction de ces personnes. Ce que je peux essayer de faire, c’est de préciser un peu le contexte dans lequel, à mon avis, ces questions se posent aujourd’hui. En effet, je crois que le contenu que l’on peut donner à la notion d’intégration n’est pas donné une fois pour toutes. C’est une sorte de construction historique, parce que l’intégration exprime un certain équilibre entre les groupes sociaux. Idéalement, ce serait une forme de cohésion sociale dans laquelle tous les individus qui composent une société
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trouveraient une place reconnue. Mais il me semble qu’aujourd’hui, en raison de nouveaux processus d’individualisation qui traversent nos sociétés, cette cohésion sociale se trouve profondément ébranlée, de sorte qu’il y aurait maintenant de nouveaux défis à relever pour cette entreprise, qui a toujours été difficile, celle de remettre au régime commun, de réintégrer des individus qui ont été retranchés de la vie sociale comme le sont les personnes incarcérées. C’est en tout cas l’hypothèse que je vais argumenter un peu pour la soumettre à la discussion. Définir l’intégration, c’est un problème difficile qui se trahit d’abord par un certain flou du vocabulaire : « intégration », « réintégration », « insertion », « réinsertion », « insertion sociale », « insertion professionnelle »… Mais le temps manquant pour les subtilités, je m’en tiendrai à une conception tout à fait commune de l’intégration, ou plutôt de la réintégration, puisque la personne incarcérée a d’abord été retranchée du régime commun des échanges sociaux. Alors je dirai, ce qui d’ailleurs n’a rien de très original, qu’on peut entendre par réintégration un ensemble de procédures qui visent à annuler cette sorte de déficit dont souffre un individu stigmatisé pour qu’il puisse se réinscrire dans la vie sociale à parité avec ceux qui n’ont pas souffert de ce déficit. Mais j’ajouterai que cette caractérisation de la réintégration doit être remise en situation aujourd’hui, parce que depuis une vingtaine d’années il s’est produit, il me semble, un changement assez considérable qui affecte aussi l’idée que l’on peut se faire de la réintégration. Je dis depuis une vingtaine d’années, depuis ce qu’on appelle « la crise » qui a affecté nos sociétés dans les années 1970-1980 et qui est d’ailleurs sans doute bien plus qu’une crise passagère. Avant cette « crise », il pouvait sembler relativement facile de définir l’intégration : avoir un travail, une famille, participer à des institutions dotées d’un statut permanent, dans un monde social qui paraissait relativement stable. De sorte que les programmes de réintégration pouvaient se penser comme une sorte de pédagogie de retour à la stabilité, apprendre ou réapprendre les disciplines, être capable de s’inscrire dans des collectifs. Et, à l’arrière-plan, il y a une conception de l’intégration que l’on pourrait qualifier de durkheimienne, c’est-à-dire l’idée qu’une société est intégrée si elle est constituée de groupes stables qui entretiennent entre eux des relations d’interdépendance ; et le mal social, c’est ce que Durkheim appelait l’anomie, c’est-à-dire l’existence d’individus détachés de leurs groupes d’appartenance. Or, il me semble que depuis, disons, une vingtaine d’années au moins, le développement de dynamiques d’individualisation tend à remettre en cause cette conception de l’intégration, ou en tout cas rend plus problématique la possibilité de la promouvoir. C’est ce qu’on exprime en disant que nous sommes de plus en plus dans une « société d’individus », et c’est
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d’ailleurs ce que célèbre le discours néolibéral en mettant l’accent sur le sens des responsabilités, les capacités d’entreprendre des individus qui seraient enfin libérés des contraintes et des carcans des réglementations bureaucratiques et étatiques. Tout n’est pas faux dans ce discours, parce qu’il est vrai que de puissants processus d’individualisation parcourent à peu près tous les secteurs de la vie sociale. C’est le cas de l’organisation du travail avec l’individualisation des tâches et des carrières professionnelles, mais on observe la même tendance à l’individualisation dans la famille et dans les principales institutions que sont l’école, les partis, les syndicats. Je pourrais gloser longuement là-dessus, parce que c’est l’un des leitmotivs de la réflexion sociologique contemporaine et ce n’est donc pas complètement un propos insensé. Mais on oublie souvent de souligner l’ambiguïté profonde de ces processus d’individualisation, à savoir qu’à la limite ils clivent deux profils opposés d’individus. Il y a les gagnants de cette sorte d’aggiornamento individualiste, qui tirent très bien leur épingle du jeu et qui peuvent effectivement se sentir libérés des régulations collectives qui pouvaient être très pesantes. Mais il y a aussi les perdants, ceux qui perdent pied et qui décrochent parce que leur capacité d’exister positivement dépendait de leur attachement à des supports collectifs. C’est un point, je pense, qui est très important. Je n’ai pas le temps de le développer longuement, mais on pourrait montrer que pour un grand nombre d’individus, et en particulier pour les individus de condition sociale modeste, la capacité d’avoir une certaine indépendance sociale dépendait de leur appartenance à des collectifs, collectif de travail, conventions collectives, protections collectives du droit du travail et de la protection sociale. Faute de quoi, si l’on perd sa participation à ces collectifs, on risque de devenir ce que l’on pourrait appeler des « individus par défaut », pour ne pas dire négativement des individus, parce que ces individus manquent de ressources, de soutiens nécessaires pour jouir de ce minimum d’autonomie. En m’excusant de devoir être très schématique, je voudrais maintenant prendre le risque de me demander si cette mise en situation ne pourrait pas éclairer, et aussi complexifier, la question de la réintégration des personnes marginalisées et incarcérées. Et compte tenu de mon ignorance, que j’ai déjà avouée, du secteur pénal, j’appuierai mon argumentation sur ce qu’on appelle en France le travail social, c’est-à-dire des interventions spécialisées en direction de différentes catégories de la population, telles que les cas sociaux, les handicaps de diverses sortes, les situations de grande pauvreté et de dissociation familiale, etc. Ce n’est pas à proprement parler le secteur de la délinquance et de la prison, mais nous pourrions nous demander ensemble si l’hypothèse que je fais peut aussi s’appliquer au secteur de l’incarcération.
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Donc, tout d’abord, il me semble que ce que l’on pourrait appeler le travail social classique, tel qu’il s’est développé en Europe surtout après la Seconde Guerre mondiale, peut être interprété comme une réponse à cette question de la réintégration dans une perspective elle-même classique, durkheimienne comme je l’ai dit plus tôt. Il y a des individus qui, d’ailleurs pour des raisons diverses, souffrent d’une certaine incapacité, d’une certaine difficulté à s’adapter au régime commun, et le travail social va être la mobilisation d’une compétence technique pour essayer de remettre ces personnes à niveau. Cela dans le cadre de ce que Erving Goffman appelle la relation de services, qui met en relation un professionnel compétent, ou qui est censé l’être, et un usager ou un client. Goffman d’ailleurs parle aussi de « schéma de réparation », ce qu’il ne faut pas prendre au sens péjoratif, parce que la réparation consiste à remettre en état, à aider une personne à faire ce qu’elle ne peut pas faire elle-même. Et un usager ou un client du travail social peut être considéré comme quelqu’un qui éprouve des problèmes d’intégration qu’il ne peut pas résoudre lui-même. Il a besoin d’être aidé et l’intervenant social mobilise une compétence professionnelle pour remédier à ce manque. On pourrait dire que le développement du travail social a consisté à raffiner et à déployer cette technologie relationnelle. C’est ce qu’on appelle le « ciblage » des populations, la construction de groupes cibles, qu’il s’agisse de cas sociaux, de malades ou de personnes handicapées, d’enfants à problèmes ou d’enfants en danger, et la liste n’est évidemment pas exhaustive. Vous me direz si je me trompe, mais il me semble qu’on pourrait ajouter à cette liste les prédélinquants et les délinquants, car la délinquance peut aussi être interprétée comme un déficit d’intégration, qui renvoie à d’autres causes sans doute, mais qui peut relever de stratégies relationnelles identiques ou voisines : tenter de prévenir le basculement dans le délit (les éducateurs de prévention par exemple), combattre les effets destructeurs de l’incarcération (les intervenants sociaux en prison), préparer la sortie et aider à la réadaptation à l’extérieur. Je simplifie beaucoup, mais il me semble qu’il y avait une unité du travail social autour de cette finalité de prévenir la désintégration sociale lorsque c’était possible, ou de tenter de la réparer, quand elle s’était produite, en mobilisant cette compétence relationnelle. Et d’ailleurs je crois que ce qui le confirme, c’est le consensus que l’on observe dans les critiques du travail social. En tout cas en France, dans les années 1970, on a dénoncé souvent ce travail social comme une normalisation des populations, le fait de ramener des individus atypiques aux valeurs du travail et de la famille. Cette critique peut paraître un peu aberrante aujourd’hui où l’on reprocherait plutôt au travail social son impuissance, mais cela
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confirme, je crois, cette vocation que l’on donnait au travail social, celle de vouloir réintégrer les usagers dont il a la charge, de les rendre capables de se remettre à niveau, de réadopter les comportements communs. Au regard de cette conception du travail social que l’on pourrait qualifier de classique, il me semble qu’il s’est produit quelque chose de nouveau, à partir de la fin des années 1970. Ce n’est pas tant, je pense, une transformation à l’intérieur du travail social que quelque chose qui lui est arrivé du dehors, c’est-à-dire l’entrée dans son champ d’un nouveau profil de populations qui relève beaucoup plus difficilement de ce schéma de réparation que j’ai évoqué précédemment. Le problème de ces nouvelles populations est moins de se faire « réparer », que d’avoir les moyens nécessaires pour vivre comme tout le monde. Ces personnes, en effet, sont moins des incapables, des inadaptés qu’il faudrait remettre à niveau, que des gens qui ont été invalidés par une nouvelle conjoncture sociale. C’est ainsi qu’à partir de la fin des années 1970 et des années 1980 on s’est mis à parler de la précarité ou bien d’une « nouvelle pauvreté » qui, comme son nom l’indique, signifie que des gens qui n’ont pas toujours été pauvres, qui ont mené une existence « normale », se trouvent déstabilisés. S’ils n’arrivent plus à trouver une place dans la société, ce n’est pas pour des raisons qui renvoient à un déficit personnel, mais parce que la conjoncture sociale a changé. On pourrait prendre le cas par exemple des jeunes auxquels François Dubet s’est intéressé dans un livre qui s’appelle La galère. Je pense que l’étude de Dubet a été l’une des premières analyses de ces nouvelles populations et qu’elle demeure valable pour ces jeunes de banlieue. Quel est leur problème ? Ils ne sont pas vraiment des délinquants, bien qu’il leur arrive de temps en temps de commettre des délits. Ils ne sont pas vraiment des toxicomanes, bien qu’ils consomment souvent de la drogue. Ils ne sont pas non plus tout à fait des chômeurs, puisqu’ils travaillent de manière plus ou moins informelle, de manière plus ou moins épisodique, font des petits boulots, etc. Donc, ils ne sont exclusivement rien de cela et ils sont en même temps un peu tout cela : un peu délinquants, un peu chômeurs, un peu toxicomanes, etc. Au fond, on pourrait dire que ce dont ils souffrent, c’est plutôt d’un déficit global d’intégration qui renvoie aux conditions de travail, ou plutôt à l’absence de travail stable, à un habitat dégradé, à des situations familiales souvent atypiques et à un mélange de tout cela. La question qui se pose aux intervenants sociaux, c’est : que peut-on faire avec ces jeunes ? On ne sait pas trop par quel bout les prendre, car ils échappent aux formes classiques d’intervention du travail social. D’ailleurs, on pourrait interpréter ce qu’on appelle en France « les politiques d’insertion », qui se sont mises en place au début des années 1980, comme une tentative de réponse à ces questions. Ces politiques
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d’insertion sont présentées comme des nouveaux modèles d’intervention sociale, globaux, locaux, transversaux, partenariaux, etc., qui marquent un déplacement important par rapport au travail social classique. Elles se sont d’ailleurs pensées en opposition au travail social classique, d’une manière sans doute partisane et un peu injuste, ne serait-ce que parce que le bilan des politiques d’insertion est lui-même assez mitigé. Mais ce n’est pas la question qui importe ici. Le point est plutôt le suivant : qu’il s’agisse du travail social classique ou de ces nouvelles formes d’intervention sociale, les politiques doivent relever une sorte de défi assez inédit du fait de l’existence de ces nouvelles populations que j’avais d’ailleurs proposé d’appeler des « surnuméraires », au sens où elles sont en trop, en quelque sorte, où elles ne trouvent pas une place un peu stable dans la société. C’est cela sans doute leur vrai problème, bien plus que l’existence d’un déficit particulier auquel on pourrait remédier en mobilisant une technique professionnelle spécialisée. Cela pose, je crois, des problèmes très difficiles aux intervenants sociaux parce que, contrairement à autrefois, on ne peut plus s’appuyer sur des critères objectifs de réussite du travail social. Lorsque le client était capable de réintégrer le régime commun, on pouvait dire : « On a réussi. » Mais, aujourd’hui, on peut concevoir que cette réussite soit en même temps un échec. Pensons, par exemple, à quelqu’un qu’on a remis à niveau, comme un jeune dans une entreprise d’insertion. On s’en est occupé pendant deux ans, on l’a à peu près remis à niveau, et il ne trouve pas de place à l’extérieur. Que peut-on alors faire de lui et avec lui ? Le travail social ne risque-t-il pas de se dégrader en une sorte d’« occupationalisme » ? On ne laisse pas tomber le jeune, on s’occupe de lui, on monte avec lui des activités, et c’est certainement quelque chose de positif. Mais cela risque en même temps d’être un peu décourageant si, lorsqu’on a bien fait son travail, on n’arrive pas à sortir de cette sorte de situation relationnelle qui n’est ni de l’exclusion, puisqu’on continue à prendre le jeune en charge, ni non plus de l’intégration à proprement parler, puisque celui-ci n’a pas reconquis son indépendance. Comment, dans ce cas, définir la réintégration et est-ce que ce type de problèmes ne se pose pas aussi pour des prisonniers libérés ? Autrement dit, l’hypothèse que je fais, ou en tout cas la question que je pose, c’est qu’il pourrait y avoir une nouvelle donne qui complexifie la problématique de l’intégration. Dans la conception classique, on pouvait dire, et je simplifie évidemment beaucoup, que le problème de la réintégration consistait essentiellement en un réapprentissage de règles collectives pour être en mesure de rendre les individus capables d’occuper une place dans un ordre stable. Aujourd’hui, il s’agirait surtout d’apprendre à l’individu à se mobiliser pour faire face à des situations aléatoires. C’est ainsi qu’on
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
invite des individus en difficulté à bâtir des projets, à passer des contrats, c’est-à-dire à s’impliquer personnellement dans les opérations qui visent à les réinsérer, plutôt qu’à se plier à des normes collectives. En somme, il faudrait piloter soi-même sa vie dans un monde social déstabilisé. Mais on retrouve ici l’ambiguïté de l’individualisation que j’ai notée plus haut, car beaucoup d’individus sont très mal armés pour jouer ce jeu et ils se retrouvent surexposés comme individus. Par exemple, avec ce qu’on appelle en France le revenu minimum d’insertion, on demande à quelqu’un qui n’a pas de travail, qui a souvent des difficultés d’ordres familial et relationnel, de passer un « contrat d’insertion », de formuler un projet susceptible de redresser le cours de sa vie, ce qu’on demande rarement à des sujets qui sont bien intégrés, parce qu’ils sont protégés. En somme, on demande plus à ceux qui ont moins. Ce qui explique d’ailleurs que souvent de tels contrats sont un peu fictifs et aboutissent au mieux à maintenir ces individus dans une situation précaire en évitant qu’ils perdent complètement pied. Il faudrait pouvoir distinguer entre insertion ou intégration professionnelle et insertion sociale. Il me semble que ce n’est pas du tout la même chose. Avec l’insertion professionnelle, on peut sans doute parler d’intégration au sens plein du mot, c’est-à-dire de retour à des conditions qui permettent de mener une vie considérée comme normale parce qu’on a un travail. L’insertion sociale, c’est beaucoup plus flou et l’on peut demander s’il ne s’agit pas souvent de formes de bricolage social pour accompagner la précarité plutôt que d’intégration sociale à proprement parler. Ce que je dis là n’est pas du tout une critique de l’intervention sociale, d’autant moins que la responsabilité n’en revient pas aux intervenants sociaux eux-mêmes. L’essentiel se joue en amont et, à mon avis, dans ces processus de décollectivisation qui déstabilisent un nombre croissant d’individus. Ce sur quoi on pourrait réfléchir, c’est que, faute de ressources, certains individus se trouvent en quelque sorte condamnés à se conduire comme des individus. Condamnés à être libres, en somme, ce qui peut paraître un paradoxe, parce qu’on définit en général l’individualité comme la liberté, le sens des responsabilités, etc. Mais malheureusement je crois qu’il y a de plus en plus d’individus qui sont, n’ayant pas ces ressources, obligés d’être dans cette situation de mobilité permanente dont l’analyse renverrait sans doute à un changement du régime capitaliste contemporain, qui impose cette mise en mobilité généralisée. La question que je pose est celle de l’impact de ces transformations sociétales, qui renvoient d’abord à une transformation des relations de travail… Quel est leur impact sur les pratiques de l’intervention sociale ? Et dans quelle mesure redessinent-elles la problématique de l’intégration et nous placent-elles devant de nouveaux défis ? Comment relever ces
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INTÉGRATION ET NOUVEAUX PROCESSUS D’INDIVIDUALISATION
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nouveaux défis ? Et comment inscrire cette situation, qui est sans doute plus difficile, par rapport à cette exigence d’intégration dont je disais en commençant qu’elle demeure tout à fait nécessaire ? Personnellement, je n’ai pas de réponse à cette question, et je pense que la réponse ne peut pas venir d’une réflexion théorique ou d’une réflexion sociologique qui peut seulement porter un diagnostic aussi précis que possible sur la situation. Il me semble, et je le dis sans démagogie, que si des réponses sont possibles elles viendront de la pratique. Il faudrait commencer à interroger les pratiques pour se demander comment elles affrontent ces nouveaux problèmes et en particulier les problèmes qui sont suscités par cette mise en mobilité. Que peut-on faire, par exemple, avec un détenu sur le point d’être libéré pour le préparer à affronter ce nouveau régime de l’emploi ? Y a-t-il un apprentissage de la mobilité, une socialisation pour les situations d’incertitude ? Voilà, je termine sur ces questions en espérant qu’en dépit de leur généralité elles peuvent avoir un minimum de sens par rapport à la pratique et que l’on pourra en discuter.
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C H A P I T R E
2 CHANGEMENTS DANS L’INTÉGRATION
FRANÇOIS DUBET Université de Bordeaux 2 CADIS, EHESS/CNRS, Paris [email protected]
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ L’intégration sociale est toujours apparue comme un problème sociologique central dans la modernité, c’est-à-dire dans les sociétés marquées par des changements et par des conflits continus. Deux grandes réponses ont été traditionnellement apportées : celle de l’intégration systémique liée à la division du travail et celle de l’intégration tenant au partage de normes et de valeurs communes. On peut considérer que la sociologie fonctionnaliste a correspondu au moment où les sociétés modernes ont articulé ces deux dimensions autour des institutions et de l’État-providence. Il semble peu contestable que ce mécanisme soit en crise, tant sur le plan intellectuel que sur celui des pratiques. Ceci nous invite à décrire cette crise et, surtout, à essayer de montrer comment d’autres modes d’intégration, plus politiques et plus limités, prennent le relais dans les grands modèles des sociétés industrielles et nationales.
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CHANGEMENTS DANS L’INTÉGRATION
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Au regard des sociétés communautaires, plus souvent conçues comme des altérités théoriques à la modernité que comme des réalités sociales, l’intégration des sociétés modernes est toujours apparue comme un problème, et cela, dès l’aube de la pensée sociologique. En effet, en valorisant l’individualisme et le changement continu, la modernité n’a jamais cessé d’être perçue comme une menace contre l’intégration sociale. Cette inquiétude fluctue au fil de l’histoire, elle atteint des niveaux élevés dans les périodes où les changements s’accélèrent : au début du XIXe siècle quand les Lumières et la démocratie rongent la société de l’Ancien Régime, à la fin du même siècle, avec l’industrialisation et l’urbanisation rapides, et aujourd’hui de nouveau avec ce que, par convention, on appelle la globalisation. Chaque fois, la société paraît se dissoudre, la « décadence morale » semble tout envahir, les pauvres sont perçus comme une classe dangereuse menaçante… Et toute une tradition intellectuelle conservatrice et souvent brillante scande le même type de récit et la même angoisse, au gré de la violence des mutations. Cependant, chaque fois aussi, la pensée sociale et les mouvements sociaux « inventent » des réponses à cette crainte de la dissolution sociale : ce fut d’abord la construction des États-nations démocratiques capables de succéder aux communautés traditionnelles et « naturellement » intégrées ; puis ce fut la construction d’un État social, d’un État-providence susceptible de limiter les désordres du capitalisme. Aujourd’hui, placés au cœur d’une de ces consciences de crise, nous avons du mal à esquisser des réponses et c’est pour cela qu’il faut, au moins, essayer de définir le problème de l’intégration afin de nous efforcer de mettre à jour ce qu’il peut y avoir de nouveau dans sa formulation.
L’INTÉGRATION ET L’IDÉE DE SOCIÉTÉ La tradition sociologique a longtemps proposé une double définition de l’intégration, selon que l’on parle de l’intégration du système ou de l’intégration des individus ou bien, encore, de l’intégration de ces deux niveaux entre eux (Lockwood, 1975). D’un côté, on peut concevoir l’intégration en termes systémiques ou fonctionnels. L’intégration caractérise alors l’état de la division du travail, la manière dont le système gère la complexité croissante des formes de production, des statuts, des rôles et des « fonctions ». Dans La division du travail social, Durkheim (1967) prenait le problème par ce biais et l’on peut considérer que Castel (1995), un siècle plus tard, se situe dans cette lignée quand il explique la marginalité et l’exclusion comme le produit de la « déconversion » du monde féodal, puis de la crise de la société salariale qui laisse sur le bord de la route les surnuméraires, les pauvres
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inutiles. La marginalité est conçue comme un stock ou comme un flux d’individus inutiles au système. A contrario, dans une société intégrée, chacun a une place reconnue comme utile au fonctionnement du « système », et c’est cette utilité qui assure l’intégration du système et celle des individus pourvus d’une place et d’une « fonction ». La « ringardisation » actuelle du fonctionnalisme ne doit cependant pas nous faire oublier le lien organique entre l’idée de système et celle d’intégration. D’un autre côté, l’intégration est définie comme un processus purement social et subjectif conçu comme l’intériorisation de normes et de valeurs communes par les individus qui composent la société. De ce point de vue, Le suicide (Durkheim, 1967) peut être considéré comme le pendant « subjectif » de La division du travail social. L’intégration cesse quand les individus sont anomiques ou déviants, quand leurs conduites ne sont plus réglées par les normes collectives, quand le contrôle social cesse d’être efficace, quand les individus n’intériorisent plus l’unité de la vie sociale dans celle de leur propre conscience. On voit donc que la sociologie de l’intégration tente de répondre à deux questions : le système est-il intégré ? les individus sont-ils intégrés ? Plus exactement, elle s’efforce d’articuler ces deux questions en étudiant la correspondance entre ces deux définitions de l’intégration. Pour l’essentiel, la sociologie classique et la pratique la plus classique de la sociologie consistent à établir un système de correspondance entre les positions sociales objectives, d’une part, et les opinions et les conduites des individus et des groupes, d’autre part. Alors que cette correspondance est supposée parfaite dans les sociétés traditionnelles, parfaitement intégrées, on considère généralement que la modernité établit un flottement, une certaine labilité de ce lien d’intégration en raison de la complexité fonctionnelle des sociétés modernes et de l’extension de l’individualisme. La ville et « l’étranger » seraient le symbole de la modernité (Simmel, 1990), pendant que l’ambivalence, l’incertitude et la réflexivité remplaceraient l’adhésion supposée des individus à leurs rôles dans le monde traditionnel. À terme, pour reprendre la formule d’Habermas (1987), la modernité séparerait le système et le monde vécu. De toute façon, les sociétés modernes seraient, par nature, faiblement intégrées ; elles auraient une intégration plus fragile, plus aléatoire, plus incertaine, puisque le système est d’une infinie complexité, puisque le changement est au principe même du fonctionnement, puisque la pluralité des valeurs y est progressivement admise. Il reste que la sociologie de l’intégration a longtemps été construite autour de grands paradigmes soulignant, chacun à sa manière, le désajustement du système et de l’acteur. Rappelons pour mémoire les travaux de l’école de Chicago construits autour de la notion de « désorganisation sociale » qui expliquait la délinquance des jeunes, les gangs, les processus
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migratoires… Vingt ans plus tard, en définissant l’anomie comme une contradiction entre des valeurs d’égalité démocratique et une structure sociale inégalitaire, Merton (1965) expliquait la déviance par une tension entre le système des positions sociales et la culture égalitariste des individus. Plus récemment, Bourdieu (1992) a renouvelé ce type d’analyse : la souffrance et la misère du monde résultent d’un désajustement (hystérésis) des habitus (subjectifs) et des positions sociales (objectives). Pour « classiques » qu’elles soient, ces analyses ont encore de l’avenir, car le processus de modernisation n’a rien perdu de sa force. D’un côté, le « système » laisse de plus en plus de gens de côté ou ne leur attribue que des places précaires et incertaines, pendant que les inégalités se creusent dans la plupart des sociétés ; de l’autre, la modernisation culturelle ne cesse d’accroître les risques de l’individualisme, de la solitude pour tous et du déracinement pour les migrants venus de l’ensemble de la planète dans les pays les plus riches. Dans ce cadre général, l’idée d’intégration sociale renvoie très pratiquement à celle d’une société considérée comme un ensemble fonctionnel et culturellement homogène, c’est-à-dire un État-nation. La norme implicite de l’intégration moderne est celle de ce type particulier de société conçu comme l’intégration d’un système, c’est-à-dire d’une économie nationale, d’une culture nationale considérée comme une grande culture capable de recouvrir les cultures particulières et d’un système politique pouvant définir des droits et établir une souveraineté sur un territoire national (Gellner, 1989). Ainsi s’incarnent pratiquement les idées de société et d’intégration sociale et l’on attend des institutions qu’elles assurent sans cesse la réalisation de cet ensemble au moyen de trois grands mécanismes. Le premier mécanisme est celui des institutions de socialisation chargées de faire entrer les individus dans la « grande société », disait Durkheim, de les arracher à leurs cultures et à leurs identités particulières. Ce fut longtemps la mission essentielle de l’école vouée à la construction d’une conscience nationale moderne. Ce fut parfois le rôle des Églises, ce fut aussi celui de l’armée et, plus largement, de tous les récits nationaux visant à construire « réellement » ce que les sociologues appelaient la conscience collective et les valeurs communes. Dans ce cadre, les institutions ont aussi la charge de désigner et de contrôler la déviance et la marginalité ; elles sanctionnent le coupable afin d’établir le consensus des conformistes, et l’institution peut être considérée comme une entreprise morale produisant une déviance nécessaire pour mieux affirmer l’unité des normes. Le deuxième mécanisme est celui de la démocratie représentative conçue comme le processus chargé de transformer des intérêts opposés en conflits légitimes, et des conflits légitimes en décisions elles aussi
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légitimes. De ce point de vue, l’histoire des régimes démocratiques est scandée par l’entrée progressive de multiples acteurs dans des systèmes formalisés de représentations et de négociations. La citoyenneté n’a pas cessé de s’élargir, les mouvements sociaux ont été progressivement institutionnalisés, et le processus paraît d’ailleurs sans fin si l’on en juge par la multiplication des luttes sociales, plus ou moins spécifiques, plus ou moins universalistes, qui réclament et obtiennent souvent le droit d’être reconnues et d’entrer dans le système politique. Enfin, l’intégration a été et reste assurée par un troisième mécanisme qu’on appelle l’État-providence, lequel vise à limiter les effets destructeurs du capitalisme par l’établissement de droits sociaux garantissant une intégration minimale (Esping Andersen, 1999). Certains biens, jugés essentiels, comme l’éducation ou la santé, sortent partiellement du marché et sont « gratuits ». On peut aussi définir des seuils minimaux de revenus au-dessous desquels il n’est pas concevable de laisser tomber un individu ; c’est le système des allocations universelles. Enfin, l’État-providence modère les inégalités destructrices par l’impôt progressif sur le revenu, par la redistribution et par les transferts sociaux, par certains systèmes de retraite et d’aides directes aux individus, comme les bourses destinées aux étudiants. Cette brève évocation de faits et d’analyses bien connus vise à rappeler que l’intégration sociale est une construction, construction des théories sociales et des théories sociologiques, bien sûr, mais aussi construction pratique des sociétés dont on peut considérer qu’elles travaillent sur ellesmêmes pour assurer leur intégration. C’est sans doute le grand mérite des perspectives interactionnistes que d’avoir mis en évidence ce travail au niveau le plus élémentaire et, par là, d’avoir « dénaturalisé » l’image de la société et de son intégration. Mais plus les traits de la modernité s’accentuent, plus cette construction de l’intégration change irrésistiblement.
QUAND « LA SOCIÉTÉ » NOUS LÂCHE 1 Tout se passe comme si les tendances lourdes de la modernité étaient entrées dans une accélération brutale il y a une trentaine d’années. En ce sens, mieux vaut parler de modernité tardive que de postmodernité parce qu’il n’y a pas véritablement de rupture dans la modernité. Le type d’intégration systémique progressivement stabilisé dans la société industrielle
1. Sur ce thème, on peut lire M. Freitag (2002).
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n’a pas résisté aux transformations de l’économie. Il n’est pas utile d’insister longuement pour montrer comment le système des places et des statuts de la société industrielle a été emporté. La classe ouvrière traditionnelle a vu sa place décroître avec les délocalisations industrielles vers les pays émergents et sous l’effet des mutations technologiques économes en maind’œuvre peu qualifiée, le poids des agriculteurs s’est encore rétréci sans que le vaste monde des employés parvienne à absorber tous les transferts de main-d’œuvre. À côté d’un chômage devenu endémique dans la plupart des sociétés « centrales », se sont multipliés les emplois précaires, incertains ainsi que les poor jobs, et l’on finit par accepter comme naturel le fait de devoir changer d’emploi, de métier et de résidence plusieurs fois dans sa vie… Autrement dit, la mobilité est devenue un principe d’organisation et l’intégration systémique paraît être plus une affaire de réseaux et de flux qu’une affaire de système (Castells, 1999). D’ailleurs, après un demi-siècle de taylorisme, le management des grandes organisations publiques ou privées semble avoir définitivement abandonné les rigueurs et les certitudes de la rationalité bureaucratique pour installer un principe d’incertitude et d’instabilité plus apte à réagir aux fluctuations du marché et de la demande. La mobilité est la vertu cardinale des dirigeants qui jouent sur un espace de plus en plus large ; elle est aussi la seule « chance » des plus exploités qui doivent suivre les flux économiques, s’adapter toujours à de nouvelles contraintes. Les exclus sont alors ceux qui ne bougent pas ou sont assignés à résidence, alors que, longtemps, ils furent les moins enracinés et les plus mobiles. Il suffit d’observer que les jeunes des quartiers les plus difficiles craignent de quitter leur quartier, se sentent perdus dès qu’ils ne voient plus les murs de leur cité, pour mesurer ce renversement. Il suffit aussi de voir les aventures du concept de classe sociale pour prendre la mesure des transformations de l’intégration systémique (Dubet et Martuccelli, 1998). Longtemps, dans la sociologie européenne, les classes sociales ont défini des ensembles sociaux relativement intégrés autour d’une culture, d’une communauté et d’un mode de vie ; la classe ouvrière était un « être social ». En même temps, on pouvait définir les classes sociales comme des ensembles ayant des intérêts communs et partageant une certaine conscience de ces intérêts. Enfin, dans une tradition marxiste longtemps partagée par un grand nombre de sociologues, la classe sociale était considérée comme un acteur collectif : « la bourgeoisie veut », « la classe ouvrière combat »… Cette représentation ne résiste plus à l’observation et l’on aurait bien du mal à construire aujourd’hui une théorie des classes et des rapports de classes capable de décrire de façon un peu vraisemblable la stratification sociale.
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Bien sûr, il y a le scandale évident des exclus, les plus pauvres parqués dans les quartiers dégradés des banlieues ou des centres-villes, dans des ghettos de plus en plus lointains et violents (Dubet et Lapeyronnie, 1992). Mais il faut aussi admettre que cette pauvreté et cette exclusion ne sont pas nouvelles en soi et qu’elles ont toujours fluctué au gré des conjonctures économiques et des rapports de force politiques. En revanche, il semble que cette situation d’exclusion comporte trois caractéristiques relativement inédites. Alors que dans la société industrielle la pauvreté des uns paraissait être, par l’exploitation, la source de la richesse des autres, aujourd’hui cette pauvreté est inutile et se trouve donc au plus loin de la tradition du mouvement ouvrier. Ensuite, l’ouverture de la société, la circulation accrue des images et des idées, l’emprise de l’école et de la culture de masse ont progressivement décomposé les cultures populaires, celles qui permettaient aux moins favorisés de résister un peu à leur exclusion relative et à leur dégradation ; on a plus affaire à des classes moyennes prolétarisées qu’à des communautés populaires marginales. Enfin, l’affaiblissement de l’ordre des sociétés industrielles a provoqué un éclatement des statuts, des identités et des registres des égalités et des inégalités. Autrement dit, chaque individu porte en lui une multiplicité d’identités dont aucune ne semble en mesure de structurer l’ensemble de sa « personnalité » et de son statut. La société industrielle avait plus ou moins donné une forme et un ordre au capitalisme ; l’effacement de cette société donne le sentiment que c’est le marché qui est devenu le système et la division du travail est moins un ordre qu’un flux. Si l’on se tourne maintenant vers l’intégration sociale, le tableau n’est guère différent. Alors que les inégalités sociales se creusent, le principe de l’égalité démocratique n’a pas cessé de s’affirmer autour de la proclamation de l’égalité des chances contre les inégalités « ascriptives », les inégalités héritées perçues comme des vestiges des sociétés de castes et d’ordres. Ce processus n’enlève d’ailleurs rien à la cruauté des compétitions et des inégalités « réelles » ; au contraire même, celles-ci s’épanouissent. Mais l’affirmation de l’égalité de principe des individus s’est imposée dans les pays démocratiques et modernes : le racisme « biologique » et naturaliste a quasiment perdu droit de cité, les femmes ont acquis la plupart des droits réservés aux seuls hommes, y compris un pouvoir inédit, celui de choisir de procréer, les enfants sont de plus en plus considérés comme des sujets égaux entre eux et pouvant s’engager dans les mêmes compétitions scolaires, de nombreuses minorités ont acquis, en principe, une égale dignité. La « providence démocratique » décrite par Tocqueville ne s’est pas épuisée. En même temps, cet élan a distendu les liens de l’intégration sociale, puisque l’individu démocratique vise à se considérer comme le maître de ses propres intérêts « égoïstes » et comme le centre de sa propre action, comme la source des valeurs qui garantissent son
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épanouissement personnel. Mais ce double individualisme, à la fois utilitariste et éthique, a profondément distendu les liens sociaux et les sentiments d’appartenance collective. Cependant, de nouvelles communautés s’affirment souvent comme irréductibles les unes aux autres. Le vieux raisonnement de Riesman (1964) sur l’homme other-directed semble pleinement d’actualité. Ce sont les industries culturelles et les médias, plus que les valeurs précocement acquises, qui créent le sentiment de faire société, alors que chacun sait, pour lui-même, que les dieux se font la guerre, que l’on doit vivre ensemble tout en étant différents, tout en s’affirmant comme un individu toujours singulier. Les plus pessimistes, comme Elias au crépuscule de sa vie, pensent même que nous assistons à un processus de « décivilisation », d’affaiblissement du contrôle social intériorisé. Dès lors, l’intégration sociale devient un problème obsédant, puisque l’on ne peut plus imaginer que la société « tienne » par la grâce de ses valeurs communes. D’ailleurs, dans la sociologie, le problème de la confiance remplace celui de l’identité partagée. Plus de marché d’un côté, moins d’intégration sociale de l’autre, on observe partout un déclin ou une mutation des mécanismes d’articulation de ces deux dimensions de l’intégration. La plupart des institutions de socialisation modernes, laïques et placées sous le signe de la Raison, avaient repris de l’Église une forme de socialisation et de travail sur autrui que j’appelle un programme institutionnel (Dubet, 2002). Qu’il s’agisse de l’école, de l’hôpital ou de la justice, le travail de socialisation élargi y a longtemps été conduit au nom de valeurs considérées comme homogènes et sacrées, à l’image de l’unité postulée de la vie sociale elle-même. Ce travail a d’abord été accompli par des hommes et des femmes de vocation dans des organisations conçues comme des sanctuaires à l’abri des désordres et des passions du monde. Enfin, ces institutions, en dépit de leur modernité et de leur détachement du religieux, ont constamment affirmé que la socialisation était aussi une subjectivation, que l’obéissance à une discipline rationnelle était le prix de la conquête d’une autonomie et d’une liberté. En l’espace d’à peine trente ans, ce programme s’est effondré, alors même que jamais les appareils de socialisation n’ont eu autant de puissance et d’emprise sur les individus. Si le travail sur autrui est toujours conduit au nom de valeurs, celles-ci sont loin de sembler homogènes et l’on ne cesse d’arbitrer entre des finalités opposées : la liberté ou l’intégration des élèves à l’école, le souci des malades ou le triomphe de la science à l’hôpital, le droit pur ou la gestion des problèmes pour la justice. Il y a longtemps que les murs des sanctuaires se sont effondrés et que les politiques publiques, mises en œuvre par des professionnels, ont remplacé les vocations des « ordres » anciens. À l’autorité charismatique et traditionnelle des institutions s’est
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substituée une légitimité performative tenant à la capacité démontrée d’atteindre des objectifs. Enfin, après avoir vécu les charmes de la libération des individus contre le poids des institutions, nous sommes aujourd’hui soumis aux épreuves de la liberté, celles de la dépression, des violences endémiques et du sentiment d’insécurité. Bref, les organisations que l’on continue à désigner par habitude comme des institutions ont totalement changé de nature, sans que souvent l’on sache très bien de quelle nature il s’agit. Presque tous les pays modernes, européens en tout cas, sont confrontés au déclin du politique comme représentation imaginaire de l’unité de la vie sociale. Les mouvements sociaux sont de plus en plus « particularistes » et la participation électorale décroît sensiblement. Cette tendance a sans doute mille causes, mais l’une d’entre elles me semble être les formidables mutations de la représentation de la société comme un État-nation. Si l’on se limite au cas français, il semble évident, aux yeux des citoyens, que l’activité économique n’est plus placée sous le contrôle de l’État et d’une bourgeoisie nationale. En termes culturels, l’identité nationale semble érodée par une culture de masse produite par des industries culturelles transnationales et, de façon contrastée, par l’affirmation de minorités culturelles qui se veulent à la fois françaises et irréductiblement singulières. Ainsi, les jeunes des banlieues défavorisées ne sont pas seulement perçus comme des Français pauvres, mais aussi comme des jeunes « différents » et venus d’ailleurs, tandis que les revendications identitaires des « minorités » semblent inépuisables. Enfin, chacun sait que l’État-providence est en crise : pas seulement en crise financière en raison des difficultés économiques, mais aussi en crise de légitimité (Rosanvallon, 1995). La partie la plus active et la plus mobile de la société, et pas uniquement les capitalistes et les néolibéraux, pense que le poids des charges est trop lourd et qu’il est illégitime dans un monde plus compétitif mais aussi plus démocratique, et de larges mouvements d’opinion conservateurs blâment aujourd’hui les victimes. Une autre critique s’attache à souligner les effets pervers de cet État-providence dont la force égalisatrice et intégratrice a peu à peu faibli. La massification scolaire n’a pas sensiblement réduit les différentiels d’égalité des chances entre les catégories sociales, les progrès de la santé laissent subsister d’énormes écarts dans l’espérance de vie et la qualité de la vie des diverses catégories sociales, les services sociaux ne parviennent pas à « intégrer » efficacement les exclus pendant que se multiplient les violences urbaines. Il ne s’agit pas de proposer un tableau catastrophique, celui d’une société totalement désintégrée, ce qui serait absurde. Il existe en effet une réalité empirique lourde : la vie sociale continue dans un état de paix relative et tout n’est pas pire aujourd’hui qu’hier. Rien n’autorise donc à
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se laisser aspirer par le discours de la décadence ou, au contraire, à se laisser aller à la croyance magique selon laquelle le marché peut suffire à l’intégration. Mais il est vrai que les processus d’intégration, et par conséquent de désintégration, ont profondément changé de nature comme le montrent, par exemple, les mutations des processus d’intégration des migrants.
DES IMMIGRÉS AUX MINORITÉS Si l’on suit le raisonnement présenté plus haut, il est possible de définir le processus migratoire en distinguant trois niveaux. Le premier, celui de l’intégration systémique, définit la place et la fonction réservées aux immigrés dans la société d’accueil. Quand cette place consiste à occuper les emplois les plus dévalorisés, ceux que les nationaux refusent ou abandonnent, ou quand les migrants sont affectés à certaines activités commerciales, comme la restauration, la blanchisserie ou les taxis, cette intégration systémique peut être forte en dépit des conditions difficiles imposées aux individus. Au contraire, elle peut être faible quand les migrants ne parviennent pas à entrer dans le système économique et sont voués à la précarité, aux activités marginales, parfois illégales, saisonnières et incertaines, quand aucun secteur d’activité ne leur est plus ou moins « réservé ». La deuxième dimension de l’intégration correspond à l’intégration sociale, aux degrés d’assimilation dans la culture de la société d’accueil. Dans les modèles, largement idéalisés, du melting-pot américain ou du modèle républicain français, les migrants abandonnent progressivement les communautés et les cultures d’origine et deviennent peu à peu des nationaux d’origine étrangère, puis des nationaux tout court. On a souvent critiqué, et à juste titre, le caractère idéologique et quasiment publicitaire de ces modèles d’assimilation. Ils ne sont cependant pas de pures illusions, puisque les sociétés du continent américain ne sont faites que de vagues migratoires dont la plupart se sont progressivement assimilées à des modèles nationaux et patriotiques : les descendants des immigrés italiens sont devenus de « purs Argentins », comme ceux qui venaient d’Irlande sont devenus de « vrais » Américains, pendant que les héritiers des immigrés espagnols ont fini par se percevoir comme des Français « de souche ». Le fait que ce mécanisme ne marche pas toujours ne signifie pas qu’il ne fonctionne jamais. A contrario, on sait que certaines immigrations qui ont largement trouvé leur place dans l’économie et dans la structure sociale sont fort peu assimilées ; elles restent communautaires, « traditionnelles », endogamiques et s’installent comme des enclaves.
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Enfin, on peut aussi définir l’intégration selon la participation à la vie publique. Dans quelle mesure les migrants entrent-ils dans la vie politique et l’action collective ? Surtout, il importe de savoir s’ils accèdent à cette scène publique à partir de thèmes propres à la communauté, sur la base de revendications communautaires, ou s’ils le font sur des thèmes plus universalistes en agissant avant tout comme des citoyens du pays d’accueil, ou bien encore si cette entrée dans l’espace public se fait sur des thèmes mixtes, comme dans les cas où les syndicats ont eu une forte base ethnique en raison de la concentration des migrants dans certains secteurs. Le problème est donc de savoir comment s’engendrent et s’articulent ces divers niveaux d’intégration, et par conséquent, quels sont leurs ratés. Au prix de nombreuses simplifications et de quelques caricatures, il est possible de tracer le portrait type du processus migratoire dans la société française de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960, durant la formation et le développement de la société industrielle (Noiriel, 1988). Si les migrants ont été chassés de leur pays par la misère, par la violence politique et la dictature, il n’empêche que, bien souvent, les industriels français et les services publics de l’immigration sont allés les chercher pour constituer la main-d’œuvre industrielle et agricole dont l’économie nationale avait besoin : Polonais dans les mines de charbon du Nord, Italiens dans la sidérurgie lorraine, Maghrébins et Africains dans l’automobile durant les années 1950 et 1960, Espagnols dans les activités agricoles saisonnières… Autrement dit, la plupart des immigrés venaient en France parce qu’ils avaient des places réservées dans l’économie française, des places sans doute dévalorisées et exploitées, mais des places malgré tout et leur intégration fonctionnelle était assurée. D’autres immigrations ont immédiatement fait leur place, comme les Juifs venus de l’Est de l’Europe dans la confection, les Vietnamiens dans la confection ou les Portugais dans l’artisanat et la construction. Longtemps, cette intégration fonctionnelle s’est faite sans assimilation culturelle immédiate. Les migrants ont vécu dans des communautés relativement fermées et reléguées, maintenant des liens avec les pays d’origine, gardant leur langue et leurs traditions et se heurtant à l’hostilité latente des Français. En revanche, cet enclavement culturel et cette faible assimilation n’ont pas empêché les travailleurs immigrés de se fondre dans le syndicalisme et d’entrer ainsi dans la vie politique nationale, prenant part au mouvement ouvrier, notamment à sa tendance communiste dans les grandes concentrations industrielles. C’est ainsi que beaucoup d’entre eux furent au premier rang de la résistance contre les nazis.
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Ce n’est que dans un troisième temps, et pour les deux générations suivantes, que ces migrants venus dans la première moitié du XXe siècle ont été pris dans un processus d’assimilation au cours duquel ils sont devenus des Français d’origine étrangère ne maintenant certaines spécificités culturelles que dans la sphère privée. Beaucoup se sont mariés en dehors de leur communauté et ont connu un parcours de mobilité sociale, soit par le biais de la scolarisation, soit encore par un processus de mobilité professionnelle, de nouvelles vagues de migrants venant occuper les places qu’ils abandonnaient. On peut caractériser cette histoire comme un processus migratoire au cours duquel l’intégration se fait au rythme de la société industrielle, les migrants devenant d’abord des ouvriers, ensuite des citoyens, enfin des Français. L’intégration se fait progressivement et par étapes et les individus sont plus ou moins intégrés en fonction des moments de leur parcours et des crises identitaires qu’ils connaissent nécessairement. Rappelons cependant que beaucoup de migrants sont repartis dans leur pays d’origine après avoir échoué et que cette histoire paisible n’a pas toujours été une histoire heureuse, les migrants ayant été victimes du racisme et de la xénophobie. D’un point de vue plus théorique, on peut dire que le processus d’intégration des immigrés est commandé par les mécanismes généraux de l’intégration dans la société d’accueil : on passe de l’intégration systémique à celle de l’espace politique intermédiaire, puis à l’intégration sociale définie par quelques valeurs communes. La société d’accueil fonctionne à la fois comme un État-nation et comme une société établissant une relative intégration de l’économie nationale, des institutions politiques et de la culture nationale. Ce mécanisme s’est totalement renversé au cours des trois dernières décennies. Plus exactement, il s’est bloqué pour une grande partie des enfants des premières générations de migrants. Alors que les générations précédentes étaient prises dans la question sociale, celle de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier, les générations suivantes sont prises dans la question urbaine, celle des inégalités et de la ségrégation spatiale et « raciale » (Dubet, 1987). Les jeunes migrants font d’abord l’expérience de leur forte assimilation culturelle. Dans la plupart des cas, ils ont rompu les liens avec les traditions de leur communauté et sont identifiés aux modèles culturels de la société de masse. Ce sont avant tout des consommateurs, voire des hyperconsommateurs de tous les signes de la mode et de la modernité diffusés par les médias. Généralement, ils sont suridentifiés aux modèles des classes moyennes et n’acceptent plus de se sentir voués aux emplois réservés,
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jusque-là, aux immigrés. En France, ils l’acceptent d’autant moins que leur intégration scolaire a été forte et qu’ils ont cru que les études avaient pour objectif de les protéger du travail industriel fortement dévalorisé par l’école. Alors que, jusque-là, les migrants étaient fortement intégrés dans l’économie et faiblement inclus dans la culture nationale du pays d’accueil, aujourd’hui la valence des deux termes s’est renversée. Les nouvelles générations de l’immigration sont, à la fois, fortement assimilées et faiblement intégrées dans le système où ces jeunes n’ont plus d’emplois réservés. Plus précisément, ne leur sont réservés que des emplois précaires, mal payés, et, dans la plupart des cas, que des emplois sous-qualifiés en regard des compétences scolaires des individus. Les jeunes ont ainsi le sentiment d’être culturellement intégrés dans une société de consommation de masse et d’être exclus d’une intégration systémique, d’une économie qui ne leur fait plus de place. Cette rupture entre l’intégration systémique et l’intégration sociale est si forte qu’elle entraîne une frustration et une rage inextinguibles. « On » nous traite comme des Français, et « on » ne nous accepte pas dans l’économie et dans la ville. L’expérience des jeunes est alors dominée par la ségrégation, le racisme, le sentiment de mépris et ils deviennent le symbole de tous les risques sociaux et des nouvelles classes dangereuses. Le fait que le processus migratoire classique continue à fonctionner pour une partie des migrants accentue la « haine » de ces jeunes. Dès lors, leur accès à la scène publique intermédiaire se fait de manière contrastée mais presque toujours indépendante des anciens mouvements sociaux, notamment du mouvement ouvrier. Les filles souvent et les plus qualifiés, ceux qui s’en sortent le mieux, se tournent vers une protestation morale antiraciste et universaliste, exigeant un droit à l’indifférence afin que l’intégration économique et institutionnelle soit à la hauteur de l’intégration et de l’assimilation culturelles. Les autres optent pour une affirmation plus communautaire et ethnique et « redécouvrent » leur identité, leur islam, leur négritude, etc. Ne se sentant pas acceptés, ils retournent les mécanismes d’assimilation et se replient sur les communautés plus ou moins imaginaires. Il faut bien insister sur le fait que cette revendication minoritaire n’est pas un repli vers la tradition ; elle est une réinvention, une création identitaire inédite visant à forger la communauté exclue sur des principes qui s’apparentent à la formation d’une contre-société : emprise d’une religiosité rigide et fermée, affirmation des rôles sexuels et de la domination masculine, protection du quartier comme territoire en dehors de la nation, identification aux mouvements du tiers-monde et à la scène culturelle noire américaine à travers le rap le plus dur… Dans une large mesure, toutes ces tendances sont symétriques de celles des mouvements populistes et plus ou moins racistes de « petits Blancs » qui ont, eux, l’impression que
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la société les expulse et qui cherchent à transformer la société nationale en communauté pure. Dans les deux cas, se retrouvent aussi les mêmes types de morphologie sociale. S’intègrent ceux qui bougent, se déplacent à la fois dans la culture, l’économie et les institutions, ne s’intègrent plus ceux qui sont immobiles et assignés à résidence pour des raisons tenant à la qualification professionnelle, aux ressources économiques, au racisme et à la ségrégation.
DE LA SOCIÉTÉ AUX EXPÉRIENCES INDIVIDUELLES On peut penser que les individus et les groupes les moins intégrés et les plus exclus ne sont que l’image renversée des mécanismes « normaux » de l’intégration sociale. Ainsi, les outlaws sont-ils le produit des sociétés communautaires, comme les chômeurs le sont dans la société basée sur le salariat, et l’expérience des exclus nous en apprend toujours sur celle de la société qui les met à la marge. C’est en cela que la sociologie de l’exclusion, sauf à être une suite de monographies plus ou moins exotiques, est une sociologie générale. Si l’on admet, sans pour autant s’en réjouir, que nos sociétés sont marquées par un processus général de séparation des diverses logiques de l’intégration sociale et que, de ce point de vue, la vie sociale est du moins identifiable au fonctionnement d’une société, il faut en tirer deux conclusions de portée générale. Chacun d’entre nous est plus ou moins affecté par le processus de disjonction des divers niveaux de l’intégration. Chacun d’entre nous est tenu de construire son expérience en combinant plusieurs logiques d’action (Dubet, 1994). D’un côté, nous sommes définis par notre intégration dans des filiations, des organisations. Des groupes exercent sur nous un contrôle et commandent notre action par des formes de socialisation et des « habitus » précocement acquis. Nous appartenons à divers ensembles sociaux et nous visons généralement à asseoir cette appartenance et cette identité. Mais, d’un autre côté, nous sommes aussi les membres d’une société de plus en plus mobile ou, pour le dire plus nettement, nous agissons sur une série de marchés, économiques, culturels, sociaux, politiques dans lesquels nous nous conduisons comme des acteurs rationnels et stratégiques. Ainsi, nos identités sont-elles sans cesse remises en cause et mobilisées dans un ensemble d’espaces où les autres ne sont plus les membres d’une communauté, mais des concurrents, alors que chacun de nous se conduit comme un entrepreneur. Ce qu’on appelle l’individualisme méthodologique est la tentative de construire une représentation de la vie sociale à partir de cette logique d’action. Enfin, chacun d’entre nous agit comme un sujet défini par une recherche d’autonomie
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et par une référence culturelle à la créativité humaine (Touraine, 1992). Aujourd’hui, l’individualisme éthique et la recherche d’une authenticité forgent le cadre de cette logique d’action. Dans ce contexte, le problème de l’intégration se présente comme une épreuve individuelle dans laquelle chacun essaie de construire sa propre expérience, essaie de produire sa propre identité et son propre mode d’intégration. À ce niveau, l’intégration n’est plus un état ou un fait, mais une activité, et une activité éprouvante puisqu’elle exige que les individus se mobilisent et se motivent eux-mêmes, fondent leurs propres cadres normatifs, se relancent sans cesse dans une série d’épreuves car tout peut être remis en cause. Le principe de mobilisation et d’engagement de soi concerne autant les cadres que les ouvriers, même si les premiers ont beaucoup plus de chances d’y réussir que les seconds. En fait, l’intégration est devenue le problème de chacun quand les places, les identités culturelles et les formes d’action collective sont moins ajustées. Ceci se manifeste dans les conduites les plus normales et pas seulement dans les figures les plus extrêmes de l’exclusion, chacun devenant l’auteur de sa propre intégration. C’est ainsi que l’on peut expliquer le succès croissant des thèmes de la réflexivité, de la motivation, de la dépression, comme autant de traits normaux de l’expérience sociale des individus aujourd’hui. Mais le problème de l’intégration n’est pas seulement devenu l’affaire de chaque individu ; il apparaît aussi dans les transformations des politiques publiques et dans le développement des activités ayant justement pour objectif d’assurer la régulation de la vie sociale. D’ailleurs, il n’est pas indifférent que le concept de régulation remplace progressivement celui d’intégration. Plutôt que de fixer des normes universelles appliquées par des bureaucraties rationnelles, les formes d’organisation modernes, le management, se donnent pour objectif de mobiliser les individus, d’accroître leur réactivité aux exigences de l’environnement, de satisfaire des clientèles et de construire des modes de coopération efficaces. Dans une large mesure, l’incertitude est devenue un mode de gestion des entreprises (Boltanski et Chiapello, 1999). La plupart des politiques publiques cherchent à développer l’action collective organisée, à débureaucratiser l’État, à mettre en relation des organismes publics et des acteurs privés, elles ne procèdent plus d’une théologie politique intégrée (Duran, 1999). L’intégration sociale renvoie à un flux d’initiatives et d’actions bien plus qu’à la construction d’un ordre stable. Le travail de la police et de la justice consiste moins à appliquer la loi dans toute sa rigueur qu’à construire des politiques communes de sécurité dans lesquelles les grands clivages entre le répressif, le juridique, le social, le psychologique s’effacent au profit d’une coordination continue et incertaine des interventions publiques.
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CHANGEMENTS DANS L’INTÉGRATION
On pourra toujours dire que ces cas ne sont que le triomphe du capitalisme. Sans doute, mais il faut voir au-delà, comme nous l’apprend le cas de l’école. À l’ordre stable d’une institution chargée de reproduire une grande culture scolaire et une hiérarchie sociale s’est substitué un appareil complexe courant après des objectifs plus ou moins contradictoires : former un capital humain efficace, assurer la transmission d’une culture commune et permettre à chaque enfant d’accroître son autonomie et sa créativité. L’intégration n’est plus l’accomplissement d’un programme homogène, mais la capacité de réaliser, dans le même moment, des tâches plus ou moins opposées. La motivation des élèves n’est plus garantie, l’ordre scolaire doit être toujours reconstruit quand il a perdu sa légitimité traditionnelle, la culture scolaire est concurrencée par celle des médias, et les enseignants accomplissent un travail de plus en plus épuisant, mettant sans cesse leur propre valeur à l’épreuve (Tardiff et Lessard, 1999). On a pu définir la modernité par le développement de l’historicité conçue comme l’accroissement de la capacité des sociétés d’agir sur elles-mêmes, alors que la tradition était conçue comme le monde des ordres naturels et des cultures objectives. Ce vieux récit de la sociologie semble aujourd’hui confirmé. On ne peut pas dire avec certitude que nos sociétés sont plus ou moins intégrées que celles d’autrefois, traversées par des exclusions, par des déportations de masse, par des guerres de religion, par des clôtures communautaires et une violence sociale qu’il ne faudrait pas oublier. En revanche, il est certain que nos sociétés ont développé une vive conscience de leur fragilité et de leurs risques, parce qu’elles constatent progressivement que leur intégration est le produit de leur propre activité, souvent « réflexive » et volontaire, et qu’elle ne peut plus être la conséquence d’un fonctionnement systémique apaisé et d’une homogénéité culturelle à jamais perdue. Ceci peut rendre pessimiste, car rien n’est plus facile et évident, mais aussi plus optimiste, l’intégration n’étant que ce que nous voulons en faire.
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
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C H A P I T R E
3 COMPLÉMENTARITÉ DES NOUVELLES POLITIQUES PÉNALES État social actif et justice réparatrice, état sécuritaire et justice actuarielle
PHILIPPE MARY Centre de recherches criminologiques Université Libre de Bruxelles [email protected]
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ Cet article examine en deux temps la complémentarité des nouvelles politiques pénales. Premièrement, on s’intéresse à la complémentarité des formes réparatrice et actuarielle de justice : d’une part, prenant appui sur les modèles antérieurs, les politiques pénales entretiennent, voire renforcent l’individualisation de la question criminelle ; d’autre part, elles permettent de conjuguer l’efficacité (actuarielle) et la légitimité/légitimation (réparatrice). Deuxièmement, on définit la complémentarité des formes étatiques sociale active et sécuritaire. Est ici reprise l’hypothèse émise par David Garland selon laquelle au plus se développeront les politiques sociales durant la seconde moitié du XXe siècle, au plus la politique criminelle sera conçue sous un angle individualisant, avec pour conséquence la dépolitisation de la question criminelle. Que cette question soit aujourd’hui largement politisée, sans que son approche ait pour autant perdu son caractère individualisant, peut s’expliquer par le fait que cette politisation se limite généralement à une mise à l’agenda politique dont le principal enjeu réside dans la compensation qu’elle peut apporter à la dépolitisation plus générale de la question sociale, à l’amenuisement et à l’individualisation des politiques sociales qui y répondaient.
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Tiré de : Au-delà du système pénal, Sous la direction de Jean Poupart, ISBN 2-7605-1307-6 • D1307N Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
COMPLÉMENTARITÉ DES NOUVELLES POLITIQUES PÉNALES
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La question de l’intégration sociale et professionnelle des personnes judiciarisées renvoie presque immanquablement au modèle réhabilitatif dont les systèmes pénaux occidentaux se sont imprégnés – ou, du moins, ont prétendu s’imprégner avec force discours – depuis la fin du XIXe siècle, en particulier avec le mouvement de défense sociale d’Adolphe Prins, d’abord, et de Marc Ancel, ensuite. Sous la réserve, non négligeable, de son ancrage dans un système fondamentalement rétributif, ce modèle réhabilitatif s’inscrit dans le contexte d’émergence de l’État social qui, précisément, fera de l’intégration socioprofessionnelle une question de politique publique que le système pénal reprendra à son compte, mais sur le plan individuel, en ce qui concerne les populations qui lui sont déférées. Se mettra ainsi en place ce que David Garland (1985) a qualifié de « complexe social-pénal », dans lequel le système pénal va intervenir en relais des institutions sociales vis-à-vis des individus ayant échappé ou voulant échapper à celles-ci ; intervention par un « continuum correctionnel » d’institutions de normalisation, de correction et de ségrégation qui s’épauleront mutuellement pour tenter de renforcer les normes de conduite qui conditionnent l’accès aux prestations sociales et, à défaut, d’exclure plus ou moins définitivement de la société. De ce point de vue, il était pour ainsi dire logique que, dans les années 1970, la dénonciation de l’incapacité du système pénal à réhabiliter survienne au moment où c’est l’État en général qui apparaîtra comme étant de moins en moins capable d’assumer son projet intégrateur dans les champs économique et social. Les critiques du modèle réhabilitatif seront d’ailleurs posées dans les mêmes termes que celles adressées à l’État social : à gauche, extension du contrôle social par un système pénal dans un État totalisant ; à droite, déresponsabilisation des individus par un système pénal dans un État assistanciel. Ces deux ordres de critiques ont pu apparaître un moment comme constituant une alliance objective ayant favorisé l’apparition du modèle du « juste dû » (just desert) (Houchon, 1984, p. 205), soucieux de revaloriser une réaction pénale proportionnée et offrant des garanties juridiques suffisantes face à un délinquant supposé responsable de son acte comme de son éventuelle resocialisation. Toutefois, avec la montée en puissance du néolibéralisme dans les années 1980, c’est une version plus radicale, plus musclée du système pénal qui tendra à s’imposer sous le slogan « la loi et l’ordre » (law and order). Le retour à une conception classique de l’État correspondait ainsi à un retour d’une conception tout aussi classique du pénal. Dans un tel contexte, le maintien de la référence au modèle réhabilitatif apparaîtra, pour nombre de réformateurs, comme une nécessité, sinon pour poursuivre le projet humaniste, du moins pour contrer les dérives rétributivistes.
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De cette situation, très sommairement rappelée ici, ont émergé d’autres formes ou conceptions du système pénal que sont, d’une part, la justice réparatrice (ou restauratrice) et, d’autre part, la justice actuarielle, que je relierais aux changements actuels des politiques publiques et, plus largement, à ces autres formes ou conceptions de l’État que sont l’État social actif et l’État sécuritaire 1. Je parle de « formes » ou de « conceptions », car la multiplicité de leurs éléments, voire leur caractère flou et diffus, les rend réfractaires à une présentation comme « modèle », a fortiori lorsque s’estompe la référence à un idéal à poursuivre, comme le soutenaient en particulier l’État social et, en son sein, le modèle réhabilitatif. Dans cette contribution, je voudrais mettre en tension ces deux formes de justice – et, partant, d’État – pour examiner leur impact sur la question de l’intégration des personnes judiciarisées. Dans un premier temps, je souhaite montrer qu’à l’instar des modèles rétributiviste et réhabilitatif dont les présupposés communs mis en évidence par Michel van de Kerchove (1981, p. 294) (absence de problématisation de la loi pénale, individualisation de la question criminelle et adhésion à une réaction pénale autoritaire) attestent leur complémentarité, les formes réparatrice et actuarielle de justice sont plus complémentaires qu’opposées. D’une part, prenant pour appui les modèles antérieurs, autrement dit sans remplacer ceux-ci mais en s’y surajoutant, elles entretiennent, voire renforcent l’individualisation de la question criminelle. D’autre part, elles permettent de conjuguer l’efficacité (actuarielle) et la légitimité/légitimation (réparatrice). Dans un second temps, je reprendrai l’hypothèse émise par David Garland (1985, p. 168-170, 254) selon laquelle plus se développeront les politiques sociales de l’État durant la seconde moitié du XXe siècle, plus la politique criminelle sera conçue sous un angle individualisant, avec pour conséquence la dépolitisation de la question criminelle, c’est-à-dire la disparition ou l’occultation de l’enjeu politique qu’elle constitue dans le cadre des rapports sociaux conflictuels d’une société. Aujourd’hui, par contre, elle semble largement politisée, sans que son approche ait pour autant perdu son caractère individualisant. Cela peut s’expliquer, me semble-t-il, par le fait que cette politisation se limite généralement à une mise à l’agenda politique dont le principal enjeu réside dans la compensation qu’elle peut apporter à la dépolitisation plus générale de la question
1. Cette contribution s’inscrit dans le prolongement d’une étude consacrée à la justice actuarielle en Europe dans laquelle la question de la justice réparatrice n’avait été qu’évoquée (Mary, 2001) et dans un projet de recherche actuellement mené par le Centre de recherches criminologiques de l’ULB, intitulé « Pénalité et changement social : quelle justice pénale pour le XXIe siècle ? » (Mary et al., 2001).
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sociale, à l’amenuisement et à l’individualisation des politiques sociales qui y répondaient. Dans cette optique, il s’agira aussi d’établir la complémentarité des formes étatiques sociale active et sécuritaire. Mon support empirique sera principalement belge, mais je pense qu’au-delà de particularismes nationaux se pose une problématique largement similaire. Par ailleurs, ce support empirique reste insuffisant pour que, souvent, mon propos puisse dépasser le stade de l’hypothèse ; il n’en contient pas moins, à mon sens, suffisamment d’indicateurs justifiant la réflexion qui suit.
LA COMPLÉMENTARITÉ DES JUSTICES RÉPARATRICE ET ACTUARIELLE DÉFINITION Comme je l’ai déjà indiqué, justice réparatrice et justice actuarielle ne se laissent pas facilement enfermer dans un modèle univoque. Il ne s’agira cependant pas d’en décliner ici les variantes, ce qui mènerait beaucoup trop loin, mais d’en esquisser les principales tendances.
La justice réparatrice L’un des constats majeurs à l’origine de la justice réparatrice est celui de l’inadéquation des modèles de justice antérieurs par rapport à la demande actuelle de justice qui se caractériserait, de manière parfois paradoxale, à la fois par un refus de décisions imposées autoritairement et par une judiciarisation croissante des conflits venant amplifier le mouvement d’inflation législative observé depuis plusieurs décennies. Autrement dit, on assisterait aujourd’hui à un rejet des formes traditionnelles d’intervention de la pénalité, mais à une sollicitation accrue de celle-ci. Ce double mouvement déboucherait sur la revendication d’une justice plus humaine, plus proche des citoyens et de leurs problèmes, plus ouverte au dialogue et à la négociation, plus soucieuse de (re)nouer des liens sociaux. Semblable demande doit se comprendre dans le cadre plus large, parfois qualifié de « postmoderne », des changements qui affectent les modes de régulation ou de contrôle social. Dans une société individualiste, les rapports sociaux tendraient à se réorganiser sous la forme de réseaux, privilégiant la proximité et le local face à l’éloignement du centralisme étatique, désormais incapable de donner sens à ces rapports sociaux et une place aux sujets qui les animent. Devant l’opacité et l’amenuisement
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des mécanismes de solidarité qui structuraient l’État social, le réseau serait à même de renouer et de créer des liens sociaux dans un monde qui, à l’opposé, se globalise sous l’égide du seul lien économique. De ce point de vue, la justice devrait avoir pour but la restauration du lien social par la réparation du dommage causé par un conflit entre individus, en favorisant la participation du délinquant, de la victime et de la communauté. Ainsi, de nouveaux modes de résolution des conflits sont recherchés, parmi lesquels la médiation fait figure d’emblème ; des institutions séculaires comme la police et la magistrature, symboles de l’autorité étatique, vont tenter de se rapprocher des citoyens, que ce soit par de nouvelles conceptions de leur fonction avec, par exemple, l’apparition d’une police dite « de proximité » (community policing), ou par la réorganisation de leurs modalités d’intervention avec, par exemple, le travail d’intérêt général ou les maisons de justice ; quant à la victime, elle se voit reconnaître une place croissante à tous les stades de la procédure pénale, des poursuites à l’exécution de la peine. Contrairement à ce qu’on observe dans d’autres pays, le thème de la justice réparatrice n’a commencé à s’imposer que très récemment en Belgique. Les premières manifestations sont apparues dans le champ de la protection de la jeunesse avec quelques expériences de « prestations éducatives et philanthropiques » qui conduisirent peu à peu à l’institutionnalisation de cette sorte de travail d’intérêt général. Par la suite, une doctrine plus structurée s’est développée, qui servira notamment de source d’inspiration pour les projets actuellement en chantier de réforme de la loi de 1965 sur la protection de la jeunesse (De Fraene, 2003). Du côté des adultes, ce sont les lois de février 1994 instaurant la médiation pénale et le travail d’intérêt général qui constitueront la première empreinte réparatrice dans le droit pénal (Mary, 1997), suivis récemment par la peine de travail comme peine autonome (Guillain, 2002). Par ailleurs, divers projets verront le jour pour tenter d’orienter dans cette voie la peine privative de liberté 2, notamment par l’engagement de conseillers en réparation dans les prisons (Demet, Jacqmain et Parello, 2000). On peut également mentionner le projet de police de proximité déjà évoqué, axé sur la résolution de « situations-problèmes » plus que d’affaires judiciaires (Smeets et Strebelle, 2000).
2. On relèvera en particulier trois textes de référence : premièrement, la Note de politique pénale et exécution des peines du ministre de la Justice S. De Clerck (juin 1996) qui fut, deuxièmement, à l’origine de l’avant-projet de loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et l’exécution des peines privatives de liberté, dit « projet Dupont » (Dupont, 1997), dont, troisièmement, plusieurs éléments furent repris dans le Plan fédéral de sécurité et de politique pénitentiaire du ministre de la Justice M. Verwilghen (mai 2000).
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La justice actuarielle Si la difficulté de circonscrire la justice réparatrice tient dans la diversité de conceptions et de pratiques de ses partisans en quête d’un nouveau modèle (Lemonne, 2002), celle de la justice actuarielle réside dans le fait qu’il s’agit d’une construction théorique destinée à rendre compte de tendances observables dans la pénalité. Selon ses concepteurs, Feeley et Simon, cette appellation ne doit pas s’entendre au sens strict du terme « actuariat », comme technologie spécifique, ni même comme idéologie cohérente ; ce serait, au contraire, le caractère vague et diffus des discours et des pratiques de justice actuarielle qui contribuerait à en assurer la puissance et la portée significative (Feeley et Simon, 1994, p. 174), sans pour autant constituer une stratégie hégémonique de politique criminelle qui redessinerait l’ensemble de la pénalité (Feeley et Simon, 1992, p. 451). Selon ces auteurs, parallèlement à une attitude plus répressive, on assisterait aux États-Unis, depuis une trentaine d’années, au passage d’une pénologie axée sur l’individu, sa punition ou son traitement à une pénologie axée sur la gestion de groupes à risque, leur surveillance et leur contrôle, afin de réguler les niveaux d’une délinquance considérée comme un risque normal dans la société. L’objectif ne serait dès lors plus d’éliminer ce risque, mais de le rendre tolérable, de le circonscrire dans des limites sécuritaires acceptables. La justice serait de plus en plus appréhendée en fonction de sa propre rationalité, ce qui diminuerait la prise en compte de paramètres sociaux externes comme critères d’évaluation et les remplacerait par la production du système lui-même pour attester sa performance interne avec une visibilité accrue. Ainsi, s’affaiblirait le lien avec les buts sociaux de la peine. De nouvelles techniques d’identification et de classification du risque, de surveillance et de contrôle apparaîtraient, comme la surveillance électronique, les tests d’urine ou, sur un autre plan, la neutralisation qui prétend modifier la distribution des délinquants dans la société et est affinée par la neutralisation sélective où la condamnation se base, non sur l’infraction ou la personnalité, mais sur des profils de risque, permettant ainsi de développer un contrôle intensif pour les délinquants à haut risque (les « prédateurs »), de même qu’un contrôle moins intense, et moins coûteux, vis-à-vis des délinquants à faible risque. La prison, comportant divers niveaux de régime de sécurité, serait réservée aux premiers, tandis que les seconds se verraient appliquer des mesures telles que la probation ou des sanctions intermédiaires. Ainsi, le « continuum correctionnel » hérité du XIXe siècle serait progressivement remplacé par un « continuum de contrôle » (Feeley et Simon, 1992, p. 459), nouvelle approche stratégique qui intègre également les anciennes figures pénologiques comme la prison ou la probation.
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En Belgique, cette tendance a commencé à se manifester il y a une dizaine d’années, avec la création de divers dispositifs, généralement pris en œuvre à la suite de faits divers sanglants particulièrement médiatisés et qui ont suscité une réaction politique que l’on a voulue musclée. Ainsi, les contrats de sécurité, créés en 1992 à l’initiative du ministère de l’Intérieur, ont contribué au développement de la prévention situationnelle et des différentes formes de techno-prévention qu’elle recouvre (aménagements urbanistiques, vidéosurveillance, alarmes…) (Strebelle, 2002 ; Mary, 2003), où il s’agit moins d’agir sur les causes présumées de la délinquance que de déterminer des groupes et des situations à risque en vue du renforcement de leur contrôle (Van Outrive, 1998, p. 59-60). De manière plus générale, s’observe même une tendance à limiter l’objet de la prévention à la délinquance et à transformer des dispositifs sociaux traditionnellement orientés vers l’émancipation des individus (travail de rue, accrochage scolaire, insertion socioprofessionnelle…) en moyens de ce type de prévention (Van Campenhoudt et al., 2000). Dans le domaine policier, le community policing, au-delà d’un rapprochement de la police et du citoyen, apparaît surtout comme une nouvelle modalité de collecte d’informations en vue de la gestion (policière) de divers risques sociaux susceptibles notamment de conduire à des comportements délinquants (Smeets et Strebelle, 2000). On a aussi pu mettre en évidence l’instrumentalisation par les services de police de l’usage de drogues (détecté et contrôlé par des tests d’urine) dans le cadre de leurs stratégies de recherche (Devresse, 1999 ; 2000 ; Francis, 2000). Mais c’est au sein du système d’administration de la justice pénale que les tendances sont les plus significatives. À l’égard de ces « nouvelles figures de la dangerosité » que sont les jeunes, les étrangers, les usagers de drogues ou les « pédophiles », nombre de dispositifs de contrôle et de surveillance sont apparus depuis une dizaine d’années, qu’il s’agisse, par exemple, d’antennes de police ou de justice dans certains quartiers dits précisément « à risque » ou encore de différentes formes de procédure accélérée (Guillain et Scohier, 2000 ; Scohier, 2000 ; Snacken et al., 2000) et de comparution immédiate (Mary et Preumont, 2001). Le renforcement du contrôle se manifeste, à l’entrée du système pénal, par l’usage de la détention préventive plus comme mesure de sûreté que comme moyen de l’instruction (Snacken et al., 1999) ou par l’allongement des délais d’information avant le classement sans suite des dossiers relatifs aux stupéfiants afin d’exercer un contrôle sur les individus, notamment par des tests d’urine (Guillain, 2000) et, à la sortie du système, par la limitation des possibilités de libération conditionnelle (Tubex et Snacken, 1995). En ce qui a trait aux techniques de surveillance de prévenus ou de condamnés en liberté, outre les tests d’urine, la surveillance électronique, même si elle ne concerne encore qu’une proportion limitée de cas par rapport à la population carcérale ou à la population sous tutelle pénale,
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semble appelée à un certain développement en Belgique également (Kaminski, 1999). Parallèlement, s’observe aussi un changement de conception de la fonction psychosociale dont la dimension de contrôle, par la valorisation de l’expertise, tend à l’emporter sur la dimension d’aide (Mary, 1998, p. 676). Emblème du managérialisme qui imprègne de plus en plus le système pénal (Kaminski, 2002), le plan fédéral de sécurité du ministre de la Justice est récemment venu couronner le tout (Cartuyvels et Mary, 2001).
DISCUSSION Par rapport au thème qui nous intéresse ici, la première différence substantielle entre ces deux formes de justice est que la justice réparatrice se donne pour objectif de renouer des liens sociaux, ce qui participe d’une finalité sociale intégratrice, laquelle, comme toute autre finalité d’ailleurs, à l’exception du contrôle, est absente dans la justice actuarielle. Une des explications de cette absence avancée par Feeley et Simon est une nouvelle approche des pauvres aux États-Unis, non plus considérés comme réserve de main-d’œuvre, mais exclus en permanence et définitivement de la mobilité sociale et de l’intégration économique. Toutefois, cette finalité sociale de la justice réparatrice apparaît comme singulièrement limitée, en théorie comme en pratique. D’une part, son projet intégrateur se cantonne au niveau local, en s’appuyant sur un acte individuel. Comme l’a montré Robert Castel (1995, p. 470-471), ce « traitement localisé des problèmes » renvoie à une perception du local vu comme global, c’est-à-dire comme un phénomène social total qui se suffit à lui-même, ce qui occulte des paramètres supralocaux généralement déterminants. Une telle perception n’est par ailleurs pas étrangère, comme le soulignent certains partisans de la justice réparatrice eux-mêmes (Walgrave, cité par Lemonne, 2002), à une représentation romantique de la communauté, occultant le fait que celle-ci peut aussi, et parfois surtout, être contrôlante et répressive. D’autre part, l’examen des dispositifs et des pratiques de justice réparatrice, comme la médiation ou le travail d’intérêt général en Belgique, montre la faiblesse de l’implication communautaire, voire celle de la victime, dans le processus, de sorte que ne subsiste que l’acte individuel face auquel ces dispositifs apparaîtront davantage comme participant à des mécanismes de contrôle (Adam et Toro, 1999 ; Bellis, 1999 ; Beyens, 2000 ; Guillain et Scohier, 2000). Ces mesures ont d’ailleurs été adoptées dans le but d’accélérer la répression de la délinquance urbaine de groupes dits « à risque » (jeunes, étrangers et toxicomanes) et de recourir à des sanctions plus adéquates (que le classement sans suite, en particulier), de manière à diminuer le
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sentiment d’impunité que les lenteurs de l’appareil judiciaire font naître. Il s’agira donc de mesures principalement appliquées aux formes mineures de délinquance. L’instrumentalisation de la police de proximité comme modalité de collecte d’informations en vue de la gestion (policière) de divers risques sociaux susceptibles, notamment, de conduire à des comportements délinquants (Smeets et Strebelle, 2000) ou le rabattement du travail social en justice sur le contrôle dans le cadre des maisons de justice, dès lors que les conditions d’une mesure probatoire en viennent à constituer une fin en soi et non plus le moyen d’une intervention 3, en sont d’autres exemples. Une deuxième différence importante résiderait dans le niveau d’analyse et d’intervention : contrairement à la justice réparatrice qui se focalise sur l’acte d’un individu considéré comme acteur responsable au sein d’une communauté restreinte, la justice actuarielle appréhenderait l’individu comme « inerte », voulant uniquement identifier et contrôler des populations, notamment par la neutralisation de celles qui sont à haut risque (Feeley et Simon, 1994, p. 188-190). On observera rapidement que la justice actuarielle ne mesure cependant pas une criminalité générale pour élaborer des prédictions moyennes au sein de la population dans son ensemble : ce sont des catégories relativement précises de cette population qui sont prises en compte en fonction des risques qu’elles présentent de développer des types particuliers de délinquance. In fine, c’est l’appartenance à une ou à plusieurs de ces catégories qui permettra l’identification des risques dont est porteur l’individu qui non seulement reste ainsi le référentiel de base, mais peut aussi être appréhendé comme acteur responsable (ou rationnel), comme en attestent les postulats de cette forme de gestion des risques qu’est la prévention situationnelle (le délinquant est une unité qui agit rationnellement ou de manière opportuniste au sein d’une population à risque). Les nuances apportées à ces différences permettent ainsi d’en venir à ce qui me semble refléter le mieux la complémentarité de ces deux formes de justice, leur point de rencontre : la neutralisation sélective et le continuum de contrôle qu’elle institue. Hilde Tubex et Sonja Snacken (1995) ont montré que, dans les années 1980 et 1990, la plupart des pays occidentaux ont élaboré une politique de « dualisation » à tous les stades de la chaîne pénale (législation,
3. Je me réfère ici à des résultats, encore non publiés, d’une recherche sur les maisons de justice menée au Centre de recherches criminologiques de l’ULB dans le cadre d’un projet intitulé Les déplacements des compétences de la justice, financé par les Services fédéraux des affaires scientifiques, techniques et culturelles.
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politique de recherche et de poursuites, condamnation, libération anticipée), avec l’allongement des peines de prison pour les auteurs de « délits graves » (délits violents, sexuels ou de drogue) et les récidivistes ; dans les autres cas, c’est le recours aux peines non privatives de liberté, parmi lesquelles figurent les mesures instaurées par la justice réparatrice, qui s’applique. À cet égard, quatre éléments méritent d’être soulignés. Premièrement, comme on l’a déjà indiqué, les mesures réparatrices sont appliquées aux délinquants à faible risque, fréquemment comme mesures de contrôle. Les recherches disponibles mettent en évidence le fait que des dispositifs comme la médiation pénale ou le travail d’intérêt général soit sont restés marginaux (en particulier la médiation) par rapport aux dispositifs déjà existants (classement sans suite ou privation de liberté), soit ont fait l’objet d’usages renforçant l’action pénale traditionnelle (le travail d’intérêt général pour augmenter les conditions imposées à un sursis, la médiation pénale pour répondre à des formes minimes de délinquance jusque-là classées sans suite) (Adam et Toro, 1999 ; Bellis, 1999 ; Beyens, 2000 ; Guillain et Scohier, 2000). Deuxièmement, les auteurs de « délits graves » peuvent, eux aussi, devoir s’engager dans des pratiques réparatrices. Ainsi, toujours en Belgique, la réparation est de plus en plus invoquée en prison (discours politiques, projets de réforme, engagement de « conseillers en réparation »…) afin de responsabiliser le détenu vis-à-vis de la victime. Concrètement, cela est censé se manifester par la prise en compte de la victime dans le plan de reclassement à fournir à l’appui d’une demande de libération conditionnelle. Indépendamment du fait que cette question se réduit généralement aux modalités d’indemnisation, elle apparaît aussi, et parfois surtout (par exemple, la non-reconnaissance des faits comme contre-indication majeure à la libération), comme un indicateur de risque (de récidive) dans l’évaluation des possibilités de libération conditionnelle. À l’inverse, troisièmement, l’appartenance à certaines catégories à risque déterminera la reconnaissance, sur le plan individuel, de capacités de réparation, ainsi qu’en atteste l’exclusion quasi systématique des usagers de drogues (à l’exception du cannabis) de mesures comme la médiation ou le travail d’intérêt général ou la sous-représentation des étrangers dans l’application de ces mesures. Enfin, cette complémentarité se manifeste exemplairement dans le discours politique de ces dernières années qui, en quête d’une nouvelle légitimité pénale, allie efficacité du contrôle et humanisme de la réparation comme le montrent, par exemple, les projets de réforme de la protection de la jeunesse ou, plus largement, le plan fédéral de sécurité et de politique pénitentiaire, déjà cités. Toutefois, la référence à la réparation
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n’intervient généralement qu’au stade de la sanction et ne constitue nullement un cadre global de réforme, au point d’apparaître essentiellement comme la légitimation d’un système dont, en amont, les tendances en matière de prévention, de poursuites et d’usage des peines se caractérisent davantage par la priorité donnée au contrôle et à la gestion des risques. De ce point de vue, il s’agit donc, comme ce fut aussi le cas pour le modèle réhabilitatif, de mesures complémentaires greffées ici et là sur un système fondamentalement inchangé, pour en servir le maintien et le bon fonctionnement (Walgrave, 1992, p. 128 ; Lemonne, 2002). Complémentarité, donc, de ces deux formes de justice, mais, pour reprendre la distinction proposée notamment par Baratta (1991), avec une portée essentiellement symbolique en ce qui concerne la justice réparatrice et davantage instrumentale en ce qui concerne la justice actuarielle. Et complémentarité dans une perspective qui demeure largement individualisante de la question criminelle. Qu’en est-il alors de son actuelle politisation?
LA POLITISATION ET L’INDIVIDUALISATION DE LA QUESTION CRIMINELLE L’ÉTAT SÉCURITAIRE Rappelons l’hypothèse émise par David Garland (1985) selon laquelle plus se développeront les politiques sociales de l’État durant la seconde moitié du XXe siècle, plus la politique criminelle sera conçue sous un angle essentiellement individualisant, avec pour conséquence la dépolitisation de la question criminelle. Comment expliquer dès lors que, tout en continuant à faire l’objet d’une approche individualisante, la question criminelle soit aujourd’hui politisée, essentiellement en référence à l’insécurité ? Mon hypothèse est la suivante (Mary, 1998, p. 686-695). Comme on le sait, les mutations économiques et sociales actuelles, communément qualifiées de processus de mondialisation, ont largement contribué à la limitation de l’intervention étatique dans le champ économique ainsi qu’au démantèlement progressif de l’État social et du projet intégrateur qui le sous-tend dans nombre de sociétés occidentales. Dans ce contexte, on assiste à une augmentation de la demande individualiste de sécurité à laquelle l’État, de plus en plus limité dans ses possibilités d’interventions économiques et sociales, cherchera à répondre par le recours à ses fonctions autoritaires, c’est-à-dire par la pénalité. On en reviendrait presque ainsi à une conception libérale classique de l’État, ayant pour fonction la production de la sécurité et la réduction de l’incertitude par la protection des biens et des personnes. Dans le même temps,
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jouant sur la visibilité des contentieux pénaux et sur les rapports de force politiques en présence, ces atteintes seront réduites à la « délinquance urbaine » imputée aux catégories sociales les plus faibles, et ce, au détriment à la fois d’autres formes de délinquance et de la reconnaissance de droits économiques et sociaux à ces catégories précarisées. De la sorte, la séparation entre réformes sociales et correction individuelle qui a caractérisé les politiques sociales et criminelles, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à l’apogée de l’État social dans les années 1960 (Garland, 1985), s’efface peu à peu. Non que, fermement critiquée, la correction individuelle ait réintégré les politiques sociales. Au contraire, c’est que le démantèlement progressif de l’État social réduira ces politiques sociales à des questions de traitement individuel et privé. Aujourd’hui, les disciplines, comme disait Foucault (1975, p. 211-212), ne fonctionnent plus « comme des techniques fabriquant des individus utiles », car c’est précisément l’utilité des populations soumises à semblable contrôle qui paraît de plus en plus faire défaut dès lors que, définitivement exclues de toute possibilité de mobilité sociale et économique, sinon vers le bas, elles ne peuvent plus être disciplinées que par le renforcement du contrôle et de la surveillance en vue de leur « invisibilisation » ou de leur neutralisation. La pénalité apparaît ainsi de plus en plus comme une figure centrale des politiques étatiques. On peut alors parler de pénalisation du social, c’est-à-dire de l’immixtion d’une logique pénale dans les modes de prise en charge de problèmes sociaux, comme effet de la transformation de l’État social et des réponses gestionnaires qui y sont apportées. Instrument de régulation dans des sociétés où les autres processus intégrateurs jouent de moins en moins leur rôle, la pénalité apparaît ainsi comme une importante source de légitimité étatique et, par l’hégémonie de sa logique, vient conforter cette réduction des politiques sociales à des questions de correction individuelle ou de groupe. En ce sens, on assisterait au passage d’un État social à un État « sécuritaire » dans lequel la logique actuarielle de contrôle et de surveillance serait centrale.
L’ÉTAT SOCIAL ACTIF Nonobstant les indicateurs que l’on peut faire valoir, parler d’État sécuritaire ne manifeste pas moins une certaine forme de pénalocentrisme à laquelle les criminologues résistent parfois difficilement. Or, si démantèlement de l’État social il y a, si l’affaiblissement du filet de protection sociale est patent, loin du spectre de « l’État pénal » version américaine, l’État social n’en conserve pas moins nombre de ses piliers qui permettent, fût-ce sur un mode défensif, le maintien d’un certain niveau de protection sociale.
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Toutefois, dans ce cadre, la tendance soulignée plus haut à l’individualisation se manifeste de plus en plus par la référence à la « troisième voie » que constituerait l’État social dit « actif ». Le thème, hérité du New Labour de Tony Blair, s’il connaît différentes variantes en Europe, peut se résumer comme une adaptation de la social-démocratie par l’intégration de diverses valeurs néolibérales comme la responsabilité, l’individualisme, la libre-entreprise ou l’État minimal. Il se présente comme une prise de conscience, par la gauche européenne, de la nécessité de prendre en considération la domination des marchés dans le cadre de la mondialisation, tout en tentant d’en contenir les effets les plus négatifs pour le bienêtre de la population. Parmi les éléments importants de cette politique, on pointera particulièrement la volonté de rompre avec un État social « assistanciel », ne créant que des droits de tirage, et d’« activer » les diverses allocations accordées (en particulier de chômage) par l’imposition de diverses conditions (formation, mise au travail en dehors d’un cadre salarié…) afin de responsabiliser davantage les allocataires. De manière générale, s’y retrouvent assez clairement les éléments de la justice réparatrice où l’individu responsabilisé à l’égard de son acte va activement réparer le lien social que celui-ci a rompu au lieu de subir passivement l’intervention répressive ou réhabilitative de l’État. Mais cette troisième voie n’est pas non plus sans lien avec la justice actuarielle. Ainsi, James et Raine (1998, p. 105-107), chantres du New Labour, soulignent qu’il s’agit d’une nouvelle approche de la justice pénale qui se base non plus sur le modèle de justice ou sur le modèle réhabilitatif, mais bien sur l’expérience du crime dans la communauté. La protection du public se situe alors en tête des priorités car, pour s’assurer de la participation du public à la lutte contre le crime, il faut d’abord lui garantir la sécurité qui constitue le fondement (à rétablir) du contrat social. L’accent est mis sur la recherche de moyens qui diminuent les risques de délinquance (par l’emprisonnement dans les cas les plus graves, par la surveillance dans les autres), non pas dans le but d’éradiquer le crime, mais comme manifestation du souci de l’État de faire respecter la loi avec l’assentiment du public. De surcroît, cette approche n’est pas elle-même exempte de pénalocentrisme dès lors que la mise en œuvre de ce que James et Raine appellent une « large politique sociale » (éducation, emploi, logement, santé, loisir et environnement) n’est conçue qu’en termes de prévention du crime et que c’est l’identification de problèmes liés au crime (drogue, violence, délinquance juvénile…) qui détermine, ensuite, le type de politique à mettre en place (James et Raine, 1998, p. 107-108). C’est dans ce sens que l’on peut interpréter les propos du ministre belge de la Justice lorsqu’il soulignait qu’« aujourd’hui, la sécurité est pour beaucoup de gens aussi
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importante, voire plus importante que le bien-être et nous évoluons vers une sorte d’État de sécurité. Pour éviter que cela dégénère finalement en un État policier répressif, nous optons pour un système de gestion intégrale de la sécurité. Ce système s’inscrit en tant que concept dans l’Étatprovidence actif 4. »
CONCLUSION Qu’en est-il, finalement, de l’impact de ces changements sur l’intégration socioprofessionnelle des personnes judiciarisées ? Au sein du système pénal, le changement paraît plus quantitatif que qualitatif : la tendance est à l’augmentation des populations judiciarisées, mais, hormis la surreprésentation de catégories comme les étrangers ou les usagers de drogue, le profil socioéconomique de ces populations reste celui des populations traditionnellement drainées par le système pénal, lequel n’a jamais brillé par sa capacité à en favoriser l’intégration socioprofessionnelle, au contraire. Comme on l’a vu, sa principale difficulté réside davantage dans la mise à nu de cette incapacité, que celle-ci soit idéologique ou qu’elle s’impose crûment par l’état du marché du travail et les impossibilités d’intégration que celui-ci suppose. En phase avec les mutations de l’action étatique, la justice réparatrice apparaît, de ce point de vue, comme le dernier cache-sexe de la justice pénale. Pour les personnes judiciarisées, par contre, les changements sont plus profonds. D’une part, les transformations socioéconomiques actuelles rendent leur intégration encore plus problématique, voire parfois impossible. D’autre part, tant les institutions pénales que sociales renforcent leurs exigences à leur égard en termes de contrôle ou de responsabilisation, que ce soit pour l’imposition de mesures pénales (médiation, probation, libération conditionnelle) ou pour l’octroi d’allocations sociales (revenu minimum, chômage), sans que l’offre de ces institutions augmente par ailleurs. C’est ainsi que, comme le soulignait Robert Castel, les politiques en la matière s’apparentent à « la gestion du non-emploi à travers la mise en place d’activités qui s’inscrivent dans cette absence, en essayant de la faire oublier » (Castel, 1995, p. 428-429). Au point dès lors que, à mille lieux d’une quelconque forme de responsabilisation, la soumission au contrôle apparaisse comme la principale voie d’intégration. Bref, pour nombre de personnes judiciarisées, y a-t-il seulement un « au-delà du système pénal » ?
4. Plan fédéral de sécurité et de politique pénitentiaire, 2000, p. 20.
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C H A P I T R E
4 SORTIR ET S’EN SORTIR La montée de la norme d’autonomie dans les trajectoires de retour à la communauté des « ex-détenus »
MARCELO OTERO Département de sociologie Université du Québec à Montréal [email protected]
JEAN POUPART École de criminologie Centre international de criminologie comparée Université de Montréal [email protected]
MYRIAM SPIELVOGEL Centre de recherche en droit public Université de Montréal [email protected]
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ L’analyse des trajectoires des personnes ayant séjourné dans un pénitencier fédéral permet de mieux comprendre la façon dont elles gèrent les dimensions normatives, punitives et « aidantes » qui interviennent dans le processus de « retour à la communauté ». Les changements normatifs intervenus dans les sociétés libérales contemporaines, notamment en ce qui concerne les nouvelles règles de l’individualité, ajoutés à la place qu’a toujours occupée dans le système pénal la notion de responsabilité individuelle, se répercutent de manière complexe, mais nette, dans les rationalisations des « ex-détenus » à propos de leurs trajectoires. En nous basant sur l’analyse d’entrevues, nous montrons de quelle façon les thématiques de la responsabilité, de l’autonomie et de l’initiative individuelle jouent un rôle central dans la mise au point d’une manière de fonctionner « acceptable » tant à ses propres yeux qu’en fonction des attentes normatives qu’on entretient envers cette catégorie de personnes. L’intégration de la norme sociale d’internalité (valorisation des explications « internes ») dans les discours des interviewés montre non seulement qu’ils continuent de faire partie de la société globale malgré leur expérience d’emprisonnement, mais également la difficulté à penser les dimensions sociales nécessaires que suppose le processus de « retour à la communauté ».
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SORTIR ET S’EN SORTIR
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Quelles sont les règles actuelles du « retour à la communauté » pour les personnes ayant séjourné dans un établissement pénitentiaire ? L’analyse des trajectoires concrètes des « ex-détenus » permettent-elles de mieux discriminer la complexe imbrication des dimensions punitive, corrective et « aidante » dans le processus de « retour à la communauté » ? Comment l’« ex-détenu » gère-t-il ces dimensions pour trouver une manière de fonctionner « acceptable » tant à ses propres yeux qu’en fonction des attentes normatives qu’on entretient envers cette catégorie de personnes ? De quelle façon les changements normatifs intervenus dans les sociétés libérales 1 contemporaines se répercutent-ils dans les trajectoires de « retour à la communauté » ? En nous basant sur une trentaine d’entrevues réalisées auprès de personnes ayant connu une expérience d’emprisonnement dans les pénitenciers fédéraux 2, nous tenterons de répondre à ces questions. Ce texte comprend trois sections. Dans la première, nous reprenons brièvement un certain nombre de réflexions concernant la problématique de l’individualité contemporaine. Dans la deuxième section, nous analysons l’importance qu’a toujours eu et continue d’avoir la notion de responsabilité individuelle dans le champ pénal, contexte dans lequel ont évolué – ou continuaient d’évoluer – nos interviewés. Enfin, dans la dernière partie, nous présentons le point de vue des interviewés sur leurs situations. 1. Les sociétés contemporaines occidentales constituent des sociétés « libérales », du moins dans l’un des sens possibles que l’on peut attribuer à ce terme : une société où les formes de contestation, les conflits, les dysfonctionnements, les identités, voire les risques éventuels de fracture sociale, sont « régulés » par des dispositifs complexes qui reconduisent en même temps plusieurs formes de domination, creusent toutes sortes de clivages et établissent des rapports de force entre les groupes. Cette « régulation » ne se résume pas exclusivement aux aspects « négatifs » (coercition, mystification, manipulation, répression) de la gestion des conduites, elle inclut les processus de redéfinition des marges de manœuvre des sujets, la production des discours de vérité alternatifs et la promotion d’identités qui ne sont pas forcément assujettissantes. 2. Ce texte est basé sur une recherche que nous avons menée de 2000 à 2002 auprès d’une trentaine d’hommes qui, provenant en majorité des milieux défavorisés, avaient connu une expérience d’incarcération dans les pénitenciers fédéraux du Québec, dans la région de Montréal. Réalisée à partir d’entrevues en profondeur portant sur les diverses sphères de leur vie (le travail, leur rapport aux institutions publiques et privées, les liens interpersonnels avec la famille, les amis et l’entourage), cette recherche avait pour objectifs principaux : de comprendre comment se pose pour les justiciables euxmêmes la question de l’intégration socioprofessionnelle, d’en cerner les mécanismes et de mieux juger de l’impact des mesures sociopénales. Vingt de nos interviewés étaient encore sous l’égide des libérations conditionnelles lorsque nous les avons rencontrés, alors que douze autres avaient terminé leur sentence et n’étaient donc plus sous la tutelle du système pénal. Pour tenter de mieux saisir leur expérience, nous avons tenu compte de « variables » comme l’origine sociale, le statut socioéconomique, l’âge, la durée de l’incarcération et de la sentence, le type de délit, l’occupation ou la source de revenu (l’aide sociale ou l’assurance-emploi lorsqu’il ne s’agit pas d’un emploi), et le type d’encadrement institutionnel. Le présent chapitre envisage surtout cette expérience sous l’angle des enjeux normatifs.
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LES RÈGLES DE L’INDIVIDUALITÉ CONTEMPORAINE Depuis la deuxième moitié des années 1970, plusieurs sociologues et philosophes ont soutenu qu’on assiste alors à un relâchement des mécanismes de standardisation des besoins, des désirs et des conduites qui auraient rendu possible l’épanouissement d’une nouvelle culture psychologique et la généralisation d’une « sensibilité individualiste » (Sennett, 1977 ; Lasch, 1977 ; Lipovestky, 1983 ; Kaufmann, 2001). Ces phénomènes, caractéristiques des sociétés libérales contemporaines, dites postdisciplinaires (Ehrenberg, 1998), se traduiraient non seulement par une plus grande « individuation » des sujets, mais également par une redéfinition de la conception des « difficultés » et des « succès » qu’ils peuvent rencontrer dans leurs « trajectoires de vie ». Les unes et les autres sont de plus en plus conçus comme des « failles » ou des « forces », pour l’essentiel d’ordre individuel (psychologique, caractériel, comportemental, volitif, etc.). La redéfinition des failles individuelles est présentée comme la contrepartie de l’affranchissement de la volonté « moderne » de normalisation, en ce sens que l’individu lui-même se voit confier de nouvelles responsabilités pour lesquelles il doit se préparer en développant de plus en plus de « compétences individuelles », souvent définies en termes psychologiques ou psychosociaux. Dans cette optique, c’est à l’individu que revient la tâche de mettre au point ses règles de conduite pour évoluer de façon « adaptée » à l’intérieur de « dynamiques environnementales » instables et changeantes (professionnelles, familiales, conjugales, scolaires, amoureuses, amicales, sexuelles, de loisirs, identitaires, etc.), dans le cadre desquelles il est à la fois projeté et soustrait en permanence. Toutefois, si les sujets sont contraints d’agir de plus en plus « en leur propre nom » (Castel et Haroche, 2001), c’est-à-dire en tant qu’individus, cela ne signifie pas nécessairement qu’ils sont devenus plus autonomes, mais plutôt qu’ils sont soumis à de nouvelles règles sociales qui structurent le champ de leurs conduites possibles. L’une de ces nouvelles règles étant ce que les sociologues cognitifs appellent la norme d’autonomie (Beauvois et Dubois, 1988). Si la normativité sociale s’est profondément transformée dans les sociétés libérales contemporaines, il demeure néanmoins que l’exigence de conformité à certains modèles de conduite jugés « adaptés » et le développement de stratégies de gestion de certains comportements jugés « problématiques » n’ont pas pour autant disparu. La montée de la norme d’autonomie dans l’économie de la normativité sociale contemporaine contribue à traduire une partie significative des clivages, des tensions et des conflits sociaux en termes de « manque » d’habiletés et de compétences individuelles (cognitives, émotives, comportementales) (Otero, 2003). Ce « manque »
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sur le plan des compétences psychosociales signale une faille (cognitive, émotive ou comportementale) sur le plan des modes d’institution de l’individualité, tant aux yeux des agences gouvernementales que des sujets eux-mêmes. Les règles de l’individualité contemporaine, c’est-à-dire celles de notre soi social actuel et non celles qui correspondent à la singularité subjective et historique de chaque sujet, l’amènent à se concevoir de plus en plus comme un être de responsabilité et d’initiative dont le « sort social » dépend essentiellement de sa capacité d’« adaptation individuelle » aux environnements dans lesquels il est appelé à évoluer (famille, travail, école, etc.). L’un des aspects de l’exigence normative d’autonomie qui a été étudié dans de nombreux champs sociaux (éducation, sport, entreprise privée, milieux professionnels, de la santé, etc.) est ce que les sociologues cognitifs, les psychosociologues et les psychologues sociaux appellent la « norme d’internalité » (Dubois 2003). Elle est définie comme la « valorisation sociale des explications des comportements et des renforcements qui accentuent le rôle causal de l’acteur » (Beauvois et Dubois, 1988). Cette définition insiste sur la mise en valeur des explications internes au détriment des explications externes lorsque que les sujets doivent rendre compte des situations les plus diverses dans lesquelles ils sont engagés. L’intégration de la norme d’internalité dans les discours des sujets exprime dans une certaine mesure la difficulté à penser les dimensions sociales de l’individualité contemporaine, ce qui conduit à se représenter le social comme un univers constitué de l’interaction de volontés individuelles. Les ex-détenus n’échappent pas, bien entendu, à cette redéfinition normative lorsqu’il s’agit d’expliquer, de leur point de vue, tant les « échecs » que les « succès » dans leur trajectoire de « retour à la communauté ». Ceux-ci, on l’oublie trop souvent, font partie de la même société que les individus qui n’ont pas vécu une expérience d’incarcération (certains membres de leur entourage, gardiens, intervenants, etc.), sans compter que leur vie n’a jamais été complètement coupée de celle de la « communauté » (visites en prison, accès aux médias, etc.) On pourrait même avancer, à titre d’hypothèse, que les populations ayant eu affaire à des institutions correctionnelles sont exposées à une sorte de « concentré normatif » à cause de leur encadrement réfléchi et spécifique (conçu en dehors des murs par des agents non judiciarisés, si l’on peut dire) visant une démarche dite de réinsertion sociale. Dans ce cas d’espèce, l’intégration de la norme d’internalité opère dans le discours des ex-détenus sur des thèmes aussi variés que la recherche de logement, la rupture avec le style de vie « délinquant », la lutte contre la toxicomanie, la recherche d’emploi, le développement des rapports sociaux « positifs », etc.
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LE CHAMP PÉNAL ET LA RESPONSABILITÉ INDIVIDUELLE Si les normes de l’autonomie et de la responsabilité individuelle apparaissent fondamentales dans la lecture que font plusieurs sociologues des tendances actuelles associées à la modernité, de telles normes occupent et ont toujours occupé une place privilégiée dans le champ pénal (Garland, 1985, 2001 ; Young, 2002, Fecteau, 2004). Dans la conception du droit pénal, classique, tel qu’il émerge à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, la notion de responsabilité morale est en effet centrale. Celui qui commet un délit, l’infracteur, brise le pacte social qui l’unit au reste de la société. Présumé libre de ses actes, il est sensé agir en toute connaissance de cause. Il porte donc tout le poids des gestes posés et le système pénal est là non seulement pour le lui rappeler, mais aussi pour éviter qu’il ne recommence, ou encore, que d’autres suivent son exemple. On sait que la conception positiviste du délinquant et du droit telle qu’elle a émergé au XIXe siècle procédait d’une autre logique. Comme le soulignent Tulkens et Digneffe (1981), la notion clé devient dans cette conception celle de la dangerosité, c’est-à-dire la perception du risque social que présente le délinquant pour la société. Le délinquant est vu comme essentiellement déterminé à adopter des conduites antisociales soit en raison de sa constitution biologique ou de sa personnalité, soit en raison de son milieu social (Matza, 1964). Dans les termes utilisés par Foucault (1975), se profile donc derrière la figure de l’infracteur au sens où l’avait entendu la tradition du droit pénal classique, celle du « délinquant », au sens substantif du mot, face auquel il importe de prendre des mesures de défense sociale, les unes étant tantôt axées sur le traitement et la resocialisation, les autres sur la neutralisation, tout dépendant de la lecture faite des pronostics de réhabilitation selon les diverses catégories de criminels. Pourquoi revenir sur ces éléments relativement bien connus des diverses doctrines pénales ? Essentiellement pour souligner que la notion de responsabilité a toujours été et demeure au centre des politiques et des pratiques pénales. C’est vrai, on l’a dit, pour la doctrine classique dont l’influence est aujourd’hui prépondérante (Garland, 2001). C’est vrai également pour la doctrine positiviste. D’abord, comme le fait observer Van de Kerchove (1981, 293), parce qu’au-delà des apparences, cette perspective n’a jamais rejeté la notion de responsabilité. À défaut d’être responsable moralement, le criminel n’en est pas moins tenu responsable socialement et juridiquement pour les gestes qu’il a posés. Ensuite, parce que comme le remarquent si bien Van de Kerchove (1981), Tulkens et Digneffe (1981), loin de s’opposer, ces deux doctrines se sont plutôt juxtaposées dans les diverses législations qui ont marqué la majeure partie du XXe siècle. Il y aurait toujours eu un « rapport dialectique entre les
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deux théories » (Van de Kerchove, 1981, p. 294 et suiv.). Aux uns, les délinquants ordinaires, serait appliquée la notion de responsabilité, aux autres, par exemple les fous et les mineurs, serait imputée une forme ou l’autre de dangerosité sociale sans qu’il y ait toujours une frontière très étanche entre les deux notions. Mais il y a plus. Malgré une tendance forte au sein du courant positiviste, notamment dans plusieurs théories sociologiques qui ont marqué le siècle dernier, à faire ressortir les divers déterminants sociaux « responsables » de conduites associées à la déviance, à la criminalité et à la marginalité, il n’en demeure pas moins que les modèles d’interprétation retenus et les diverses pratiques d’intervention mettent surtout l’accent sur la responsabilité individuelle des « délinquants ». En effet, même si les « facteurs » sociaux peuvent être pris en considération, le point de vue dominant consiste à imputer aux individus et la responsabilité de leur délinquance, et la responsabilité d’en sortir (voir Tulkens et Digneffe, 1981 ; Van de Kerchove, 1981 ; Garland, 1985 et Young, 2002). Pour reprendre l’expression de Castel (1995a et b), la problématique est posée sous l’angle d’une handicapologie personnelle, c’est-à-dire que les problèmes de délinquance et leur résolution sont principalement vus comme émanant soit des troubles de personnalité du délinquant, soit de son incapacité à intégrer ou à respecter les valeurs sociales fondamentales. Pour Garland (1985, p. 248), dans le nouveau complexe pénal qui s’est mis en place au tournant du XXe siècle et qui va être associé à l’émergence de l’État-providence et à l’idéal de la réhabilitation jusque dans les années 1980, le délinquant sera perçu comme un « déficient mentalement, moralement et physiquement ». Selon Garland, la fonction de la pénalité va dès lors consister à le ramener dans la normalité par la voie de la formation et du traitement, à lui inculquer de nouvelles normes et à lui enseigner une certaine forme de discipline. Malgré les nuances que l’on pourrait apporter, c’est ce modèle d’interprétation qui a prévalu et qui prévaut encore aujourd’hui au Québec si l’on se fie, d’une part, à une recherche menée dans les années 1980 auprès des criminologues œuvrant dans les secteurs de la probation, de la détention et de la libération conditionnelle adulte (Poupart, Dozois, Lalonde, 1984 ; Poupart, Lalonde et Dozois, 1989) et, d’autre part, à une étude récente entreprise par Mélanie Desrosiers sur la place du travail dans la problématique d’intervention des agents de libération conditionnelle de la région de Montréal 3. Les difficultés associées à la délinquance et à
3. Desrosiers, Mélanie, La « réinsertion » des justiciables par le travail : point de vue des intervenants (titre provisoire), mémoire de 2e cycle sur le point d’être déposé, École de criminologie, Université de Montréal.
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la réinsertion sociale restent en très grande partie identifiées à des déficiences personnelles, même si plusieurs intervenants estiment qu’il faut également tenir compte des « facteurs sociaux » et qu’ils sont conscients des obstacles que pose la « réinsertion » socioprofessionnelle des personnes incarcérées, tels que le casier judiciaire et leur faible niveau d’employabilité dû à leur sous-qualification et à un marché de l’emploi défavorable. Si l’on observe depuis longtemps une forte tendance à imputer aux « délinquants » la double responsabilité de leur délinquance et de leur réinsertion, une tendance semblable est également perceptible dans le champ des politiques sociales. Cette dernière n’est pas sans incidence sur les groupes judiciarisés, puisqu’ils proviennent en majorité des milieux à faible revenu où sévissent davantage la pauvreté et le chômage. Dans la mouvance de ce qu’on a appelé la remise en question de l’État social, des nouvelles exigences de l’économie néolibérale et de la transformation des mentalités 4, les politiques à l’égard des sans-emploi se sont profondément modifiées, quoique de façon relativement variable selon les pays considérés (Dufour, Boismenu et Noël, 2003 ; Morel, 2002). Dans un contexte où les politiques inspirées du workfare et des théories de la dépendance tendent à occuper de plus en plus de place, et ce, depuis le début des années 1980, l’individu est pris à parti et se voit imputer la responsabilité première d’améliorer son sort. Dans certains pays comme l’Angleterre et les États-Unis (Garland, 1985, 2001 ; Young, 2002 ; Dufour, Boismenu et Noël, 2003 ; Ulysse et Lesemann, 1997), les mesures d’aide sociale et relatives au chômage se voient réduites à leur plus strict minimum, de manière à forcer l’entrée sur le marché de l’emploi, ou tout simplement pour réduire les coûts de ces mesures. Dans d’autres pays comme la France, l’Allemagne, le Danemark ou encore la province de Québec, l’investissement de l’État pour assurer une certaine équité et garantir une protection sociale reste important, mais l’aide offerte est de plus en plus assortie de conditions, d’une contre-partie pour reprendre les termes de Dufour, Boismenu et Noël. Ce fut notamment le cas ces dernières années pour les jeunes qui doivent s’inscrire dans des parcours d’insertion professionnelle s’ils veulent toucher le plein montant des allocations disponibles. C’est donc dire que la logique du système pénal et celle qui régit les diverses mesures de protection sociale se rejoignent autour de l’idée que l’individu est, sinon responsable de sa situation, du moins en partie responsable de devoir « s’en sortir », même si, en principe, il doit aussi pouvoir compter sur un certain nombre de ressources que ces divers systèmes
4. Pour une description plus en profondeur de ces transformations et des controverses autour de ces transformations, voir, entre autres, les textes de Castel, Dubet, Mary et l’introduction du présent ouvrage.
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mettent à sa disposition. Et cette contrainte risque de peser plus lourdement sur les justiciables puisque leur mise en liberté sous condition est envisagée non pas comme un droit mais comme un privilège. Considérés à la fois comme les premiers responsables de s’être mis hors circuit et comme un risque potentiel dont la société doit de se prémunir, le système correctionnel s’estime en effet en droit d’exercer un contrôle sur les différentes sphères de leur vie et de poser des exigences, telles que l’obligation de travailler.
L’AUTONOMIE, LA RESPONSABILITÉ ET L’INITIATIVE INDIVIDUELLE SELON LES « EX-DÉTENUS » Nous avons vu comment, sous l’angle de l’individualité, les normes de l’autonomie, de l’initiative et de la responsabilité individuelle constituent une dominante de la société contemporaine. Nous venons de voir aussi que la notion de la responsabilité individuelle est centrale dans le champ des politiques et des pratiques sociopénales. Reste à savoir comment les personnes incarcérées elles-mêmes conçoivent leur individualité et intègrent ou non ces prescriptions normatives, notamment dans la manière dont elles analysent leur situation passée et actuelle par rapport non seulement à leur expérience pénale, mais également à l’ensemble de leur existence. La recherche que nous avons menée auprès d’une trentaine d’exdétenus visait précisément à savoir comment se pose, du point de vue des personnes qui ont vécu une expérience d’incarcération, ce qu’on appelle communément la réinsertion sociale ou le retour en société. D’entrée de jeu, ce qui frappe dans le discours de nos interviewés, est le fait qu’ils s’attribuent en grande partie tant la responsabilité de « se sortir » des situations qui les ont menés à l’incarcération, que celle de « sortir » du système correctionnel. Si les plus jeunes d’entre eux peuvent trouver dans les activités marginales un moyen de vivre leur individualité, les plus âgés (la mi-trentaine et plus), quant à eux, ou ceux qui ont connu de longues périodes d’incarcération (les deux allant souvent de pair) envisagent plutôt la leur à travers le désir de sortir de l’univers carcéral, symbole du temps perdu qui ne se rattrape plus. De ce dernier point de vue, le milieu carcéral est perçu comme un univers de contraintes aussi bien par ses exigences envers les détenus que par les conditions de vie qu’il leur impose, comme le partage forcé d’une vie en commun. Dans les pages qui suivent, nous allons présenter et illustrer, à partir d’extraits tirés de nos entrevues, le point de vue d’un certain nombre d’interviewés sur ce qu’ils entendent par « s’en sortir » et « en sortir », point
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de vue qui traduit bien, à notre avis, l’importance qu’ils accordent euxmêmes aux normes de l’autonomie, de l’initiative et de la responsabilité individuelle mais aussi le fait de devoir se sortir concrètement d’une situation en misant peu sur l’aide du système pénal. Cela dit, les témoignages dont nous rendons compte ici reflètent surtout le point de vue d’interviewés qui, pour reprendre les termes de l’un d’entre eux, en sont arrivés à une étape de leur vie où ils sont « tannés, écœurés » et qui, à ce titre, ont « décidé » jusqu’à un certain point de jouer, bon gré, mal gré, le jeu de la conformité. Ce point de vue n’est pas nécessairement partagé par tous les ex-détenus, comme en fait foi d’ailleurs leur propre expérience. On le verra plus loin, il n’est pas rare en effet que ces interviewés contrastent leur perspective actuelle avec celle qu’ils avaient auparavant. Comme nous l’avons souligné au paragraphe précédent et comme l’illustrent à profusion les études sur l’implication dans les activités dites marginales et sur le sens qu’en donnent les acteurs, le fait d’être engagé dans de telles activités peut être également envisagé comme une façon de vivre une forme d’individualité, et ce, même si ces activités font l’objet d’une réprobation sociale. La norme de l’autonomie ne passe donc pas nécessairement par la conformité. Vouloir en finir avec le milieu carcéral et le système correctionnel suppose d’abord que l’on apprenne à composer avec les situations qui sont interprétées par les autres ou par soi-même comme problématiques. Pour certains, cela peut vouloir dire mettre fin aux « activités criminelles » soit parce qu’on en vient soi-même à les disqualifier, soit parce qu’on ne croit plus qu’elles constituent une véritable avenue pour assurer une certaine qualité de vie, ne serait-ce qu’à cause des risques qu’elles comportent. Pour d’autres, la sortie du pénitencier passe par ce qu’ils estiment être la résolution du ou des problèmes à la source de leur incarcération, par exemple : la consommation de drogue. L’intégration de la norme d’internalité n’est en effet jamais aussi nette que lorsqu’il s’agit de rationaliser une dépendance aux psychotropes. L’arrêt de la consommation signifie dans une certaine mesure les retrouvailles avec le sujet perdu, celui qui existait avant d’avoir fait des « mauvais choix » (abus de psychotropes), ou encore, la reprise du contrôle de « sa » propre vie. Pierre 5 exprime cette position comme suit : C’est une question de volonté tu sais […] pour arrêter de prendre de la drogue, j’ai pas été dans les AA puis j’ai pas été dans ci puis dans ça. Pourquoi j’ai commencé à prendre de la drogue ? À mon sens, c’est question de choix personnel. Pourquoi je veux arrêter ? Parce que c’est une question de choix personnel. Tu veux ou tu veux pas. Si tu veux, le problème est réglé. 5. Pierre : âge : 45 ; statut civil : marié ; occupation : aucune (allocation d’aide sociale) ; scolarité : secondaire 5, partie du Bac ès arts (en prison) ; principal délit : vol à main armée ; durée de l’incarcération : 23 ans.
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Régler un problème aussi complexe semble, au bout du compte, une question de choix individuel et de force de volonté. Même les éventuels groupes de support (réseaux, entourage, aidants naturels) sont accessoires lorsque l’individu se conçoit souverain, autrement dit, comme le premier responsable de sa destinée. Et cette démarche volontariste entendue comme parcours intérieur individuel et solitaire semble à Pierre reconnue par les autres et, de ce fait, renforcée. En effet, « souvent je rencontre des gardiens, dit-il, là puis ils sont toutes surpris de me voir, parce qu’ils le savent que je l’ai fait par moi-même ». Pierre résume l’analyse de sa propre démarche en une phrase contondante : « Toute vient de moi ». À la différence du cas de Pierre, l’exemple des « autres » demeure très important pour certains interviewés afin qu’ils puissent s’appuyer sur un modèle de conduite positif, adéquat et éprouvé. Les « autres », en l’occurrence certains membres de Narcotiques Anonymes ayant eu également des trajectoires difficiles (judiciarisation, incarcération, dépendance aux psychotropes, etc.), témoignent du fait qu’il est toujours possible de « réussir ». Robert 6 raconte avoir : […] connu des gens dans le mouvement [Narcotiques Anonymes] […] qui dans le passé ont eu des problèmes avec la loi, qui ont fait des peines, mais qu’aujourd’hui se sont rétablies […], ça fait que je me suis collé à ces gens-là. Pour moi, c’était comme un exemple de voir si lui a réussi avec qu’est-ce qu’il a vécu, ben pourquoi moi je serais pas capable de réussir.
Si l’exemple réussi d’autrui avec les mêmes problématiques agit en miroir comme un modèle de « cheminement » positif, (« se coller à ces gens-là ») pour redevenir acteur individuel de sa trajectoire, rien ne peut cependant se substituer au travail de soi sur soi. Robert souligne qu’« il faut que je mette du mien … il faut tout le temps que je reste vigilant … que je me surveille ». Sans « mettre du sien », en effet, tout modèle extérieur semble inutile ou, du moins insuffisant. Une autre thématique essentielle qui témoigne de l’intégration de la norme d’internalité est le fait de reconnaître la source des problèmes « à l’intérieur de soi » et d’assumer individuellement la responsabilité et les conséquences de ces problèmes. « Prendre la responsabilité de ses actes », dit Frédéric 7, c’est aussi ne pas blâmer les autres (la société, la famille, le système correctionnel, les intervenants, etc.) pour ses propres
6. Robert : âge : 46 ; statut civil : divorcé (vit en union libre) ; occupation : journalier ; scolarité : DEC ; délit principal : vol à main armée ; durée de l’incarcération : 7 ans. 7. Frédéric : âge : 31 ; statut civil : célibataire ; occupation : entretien ménager ; scolarité : secondaire 5 (en prison) ; principaux délits : vols qualifiés, possession d’arme ; durée de l’incarcération : 10 ans.
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« échecs ». Cet interviewé admet : « j’ai un problème pis [il faut que] j’arrête de blâmer la société pis ma famille pour toute c’qui m’est arrivé pis faut que je commence à prendre la responsabilité de mes actes ». Pour Robert, « prendre ses responsabilités » c’est, en fin de compte, « faire comme tout le monde », autrement dit, partager les dimensions normatives de notre soi social actuel pour mériter le traitement social auquel tous semblent avoir droit. Mieux encore, en harmonie avec les règles de l’individualité contemporaine, il s’agit de « choisir » (plutôt que de se faire imposer) de « faire comme tout le monde », avec les avantages et les obligations que cela comporte. Selon Robert : Le choix que j’ai fait aujourd’hui c’est […] j’ai choisi de subir les conséquences de mes gestes, puis ça, ça date de mon passé, puis j’ai choisi de les payer [dettes à Recouvrement Québec et à Hydro-Québec] puis faire comme tout le monde fait là tu sais. Je me suis toujours sauvé de mes responsabilités dans le passé, aujourd’hui je les prends. C’est là la différence, qu’avant je les prenais pas […] Aujourd’hui je les prends mes responsabilités.
Dans certaines occasions, une expérience négative mais marquante (incarcération, sentence, problème de dépendance, etc.) peut être décodée comme le déclencheur d’un processus de centration sur soi. Ce qui peut s’avérer l’occasion privilégiée d’une « nécessaire » prise de conscience d’un ou de plusieurs problèmes individuels (en termes de failles caractérielles, volitives, cognitives, affectives, etc.) et, parallèlement, d’une amorce de déculpabilisation des « autres » tenus préalablement comme responsables de « ses » problèmes. Frédéric témoigne de ce processus dans ces termes : Pis là ça a pris c’te sentence-là pour vraiment réaliser que j’ai un problème […] t’sais, si j’veux fonctionner pis si j’veux vraiment être bien, j’veux être heureux pis si j’veux arrêter de consommer, j’ai des mooves à faire t’sais. Fait que je travaille sur mes comportements, j’ai commencé à avoir des suivis psychologiques, des thérapies […] là c’est là vraiment que j’ai appris.
Si tous les interviewés s’accordent sur le fait que le pénitencier ne règle pas les « problèmes » et qu’ils en ont en général, ainsi que du système correctionnel, une vision critique, le contexte carcéral peut cependant, pour quelques-uns, donner l’occasion de faire le point sur leur trajectoire de vie, d’entamer une démarche de « connaissance de soi », de réfléchir à des « mooves à faire », voire paradoxalement à se valoriser dans l’épreuve. Ainsi, pour Hugo et pour Jérôme 8 :
8. Hugo : âge : 34 ; statut civil : célibataire ; occupation : étudiant (cours en informatique) ; scolarité : secondaire 3 ; principal délit : fraude ; durée de l’incarcération : 1 an. Jérôme : âge : 36 ; statut civil : célibataire (vit en union libre) ; occupation : ouvrier dans un atelier industriel ; scolarité : secondaire 5 ; principal délit : agression sexuelle ; durée de l’incarcération : 33 mois.
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Quand je suis arrivé en détention, j’ai dit : Écoute ben il y a un problème. […] Et là j’ai commencé à regarder. […] Ça fait que là j’ai dit ça n’a pas de sens, j’ai dit premièrement c’est pas mes objectifs de vie […] Puis là j’ai dit il faut que je règle ça, il faut que je regarde le problème de toute ça. Dans mon cas, j’ai vu ça [l’incarcération] comme enrichissant parce que ça m’a permis de me connaître dans ça, ça m’a permis d’apprendre ce que je valais.
Cette prise de conscience ou (re)découverte du « soi individuel » comporte ensuite un devoir : « travailler sur soi », notamment sur les comportements irresponsables, dépendants, nuisibles pour soi et les autres. Dans les sociétés occidentales contemporaines, la voie royale vers la connaissance de soi, ou plutôt vers la reconduction de la norme d’internalité et l’apprentissage d’un soi individuel autocentré, consiste en les démarches de type psychothérapeutique. C’est le cas pour certains dans notre groupe d’interviewés, comme Robert, lequel nous raconte ce que « sa thérapie » lui a apporté : Au travers de ma thérapie j’ai fait des cours de connaissance de soi, vivre sans violence, relations humaines. J’ai plusieurs diplômes là […] je trouve que c’est très bien parce qu’en quelque part j’ai appris à me connaître au travers de ça, parce que je savais pas qui j’étais premièrement.
Encore une fois, la décision d’entreprendre la démarche de « se connaître », préalable à la compréhension des raisons de sa souffrance ou des comportements à la source de la judiciarisation, est interprétée comme l’un des « choix fondamentaux » qui visent la reprise en main de sa trajectoire. En effet, poursuit Robert : […] À ce moment-là ça faisait partie de mes choix […] puis de ma volonté d’apprendre, parce que je savais qu’à l’intérieur de moi, que je souffrais en dedans, mais je savais pas pourquoi aussi, tu sais. Ça fait que ça m’a permis de me connaître puis de savoir pourquoi là.
« Se connaître » ne veut toutefois pas dire la même chose pour tous les interviewés. Savoir qui l’on est implique-t-il forcément de savoir pourquoi on est comme on est ? Est-il plus important de connaître les « raisons » de ses problèmes, ou plutôt de trouver les outils pour les corriger ? Hugo semble pencher pour la deuxième option, plutôt pragmatique : […] J’ai rencontré la psychologue puis on a commencé à jaser de ça [son « problème »]. On va essayer de trouver d’où ça vient. Je ne veux pas savoir d’où ça vient, on va régler le problème ! […] je ne veux pas passer du temps à chercher d’où ça vient, je veux savoir comment le corriger, point.
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Aussi, « se connaître » signifie trouver des ancrages individuels pour choisir les moyens adéquats afin de « régler son problème », et pour cela, l’encadrement (psychologue, intervenant, pair qui a « réussi », etc.) est indispensable. On n’est soi que par les autres qui nous renvoient les modèles de ce que veut dire être soi aujourd’hui. François 9 et Hugo 10, respectivement, résument tour à tour cette problématique en une phrase : Il faut vraiment que tu apprennes à te connaître, à prendre les décisions, mais il faut également que tu aies du monde qui te permettent d’avoir les deux pieds sur le trottoir aussi. Qu’est ce qui me corrige moi c’est plutôt de prendre, de connaître le problème [par les autres] puis de le régler par moi-même.
Si la décision de régler ses problèmes ne provient pas de l’individu lui-même, en d’autres mots si le « client » de la thérapie n’est pas motivé (implication), la démarche de connaissance de soi est vouée à l’échec. La responsabilité est toujours en dernière instance renvoyée au « client » qui fait – ou non – le succès de la démarche. Toutefois, toute l’ambivalence du « choix » de « régler ses problèmes », qui n’en n’est pas un, car « choisir » est devenu une règle sociale permettant à l’individu de « sauver la face » et d’en rester un, ressort du récit éclairant de l’expérience d’Hugo : Puis je pense qu’un gars qui n’a pas envie d’en suivre un programme, il ne donnera rien le programme tu sais. Moi j’ai un suivi psychologique que je m’implique énormément […] Mais moi je m’implique dedans, moi je suis d’accord à le suivre, moi on m’a pas imposé un suivi psychologique, je l’ai voulu OK, c’est imposé mais je veux OK. C’est moi qui va la choisir la psy, vous [l’agent de probation] ne me mettrez pas n’importe qui dans les mains. […] Aujourd’hui, moi je suis bien content, bien content de l’avoir fait. Puis encore là, sauf que dès le départ moi j’avais le goût de le faire et de le régler. Si j’aurais été pas prêt à le régler on me ramenait à la transition et là on m’aurait probablement obligé un suivi psychologique.
La norme d’autonomie exige donc de l’individu non seulement qu’il reconnaisse la responsabilité de ses actes sur sa trajectoire de vie, mais également qu’il prenne des initiatives « à partir de soi » pour en devenir véritablement l’acteur. Il doit ainsi devenir un « sujet entreprenant ». L’environnement social, y compris les politiques correctionnelles, disposerait en ce sens de ressources multiples et l’une des manières concrètes
9. François : âge : 49 ; statut civil : célibataire ; occupation : conseiller en emploi ; scolarité : Bac ès arts (en prison) ; principaux délits : enlèvement et extorsion, vol à main armée ; durée de l’incarcération : 17 ans. 10. Hugo : âge : 34 ; statut civil : célibataire ; occupation : étudiant (cours en informatique) ; scolarité : secondaire 3 ; principal délit : fraude ; durée de l’incarcération : 1 an.
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de traduire l’injonction normative d’« agir en son propre nom » serait d’aller les chercher (initiative) et de les utiliser de façon personnalisée (en tant qu’individu avec des besoins spécifiques). On peut ainsi s’appuyer sur certaines « ressources » pour se « reprendre en main à sa façon ». Robert nous explique de quelle manière il a fait un « choix » dont « on n’a pas le choix » : J’ai été chercher les ressources, oui, oui, j’ai pas attendu que les ressources viennent à moi, c’est moi qui a été aux ressources carrément. Parce que si t’attends là, t’auras rien. Il faut entreprendre des démarches, ça, on n’a pas le choix. C’est la meilleure manière de toute façon, c’est de se reprendre en main puis de faire face à la musique, puis surtout de pas baisser les bras.
Il est intéressant de souligner que cet interviewé illustre clairement l’ambivalence des règles de l’individualité contemporaine et, en somme, de toute normativité sociale, à la fois source de contrainte (on n’a pas le choix) et de valorisation (c’est la meilleure manière de toute façon). Ou, tel que l’exprimait Robert : « OK c’est imposé, mais je veux ». Aller chercher des ressources (initiative individuelle) et « se reprendre en main » (autonomie) sont, bien entendu, deux faces du même processus de responsabilisation de soi par soi, même si, dans ce processus, les « autres » sont essentiels. Utiliser les ressources « à la disposition » des individus n’est pas seulement une question d’initiative. Il faut également sélectionner celles qui sont adéquates pour l’individu particulier situé dans un moment précis de sa trajectoire. L’une des manières de le faire est d’établir des objectifs spécifiques (planification stratégique individuelle) qui permettent de choisir les ressources pertinentes selon cette trajectoire particulière de l’individu. On est en quelque sorte obligé de « faire des choix » personnalisés, bref, de faire constamment preuve d’individualité. Hugo explique sa démarche dans ces termes : Pour ma part, ça a quand même été facile parce que j’avais des objectifs pour sortir, je savais qu’est ce que je voulais faire en sortant […] Et je suis quelqu’un qui va utiliser les ressources qui sont mis à ma disposition. Pas tous, parce qu’elles sont pas tous valables, mais ceux qui m’intéressent.
Jacques 11 témoigne lui aussi de l’usage pragmatique et réaliste (un équilibre entre les ressources disponibles et les projets individuels) de ce qui est « mis à sa disposition », sans oublier que la source de motivation
11. Jacques : âge : 47 ; statut civil : séparé ; occupation : travail au noir, programme de réinsertion sociale (allocation d’aide sociale) ; scolarité : secondaire 4 (en institution) ; principaux délits : vols à main armée, séquestration ; durée de l’incarcération : 21 ans.
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première et dernière doit être l’individu lui-même. En effet : « Je suis allé à Emploi-Québec parce que là il fallait que je fasse quelque chose aussi … Il fallait que je m’oriente aussi c’est quoi qui est le plus avantageux pour moi … » Pour savoir ce qui est avantageux pour soi-même (connaître ses besoins), pour « se prendre en main » par soi et pour soi, il faut préalablement se connaître soi-même, savoir « qui » l’on est. Bref, une logique circulaire qui consiste à se recentrer sur soi constamment. On ne s’étonnera donc pas de réaliser que la plupart des interviewés soulignent que le fait de « s’en sortir » est essentiellement une « question individuelle ». Toutefois, « s’en sortir » se décline dans plusieurs sens : « s’en sortir de la drogue », « s’en sortir de la criminalité », mais aussi – et surtout – « s’en sortir du système correctionnel ». On ne peut pas dissocier les comportements déviants de la réaction sur la déviance au sens où « vivre dans la criminalité » a signifié tout autant pour plusieurs « vivre dans le système correctionnel », surtout pour ceux qui ont connu de longues périodes d’incarcération. Les interviewés, engagés dans la trentaine et dans la quarantaine, ont en effet souvent l’expérience des contacts répétés avec le « système » et, à un certain moment de leur trajectoire, ils semblent avoir atteint une limite. Si l’on peut parler d’un accomplissement ultime de soi, cela veut beaucoup dire pour eux sortir du « système », et surtout, sortir le «système» de leur vie. François et Robert, par exemple, s’imputent presque l’entière responsabilité de « s’en sortir » en termes mi-psychologistes, mi-volontaristes, mi-pragmatiques de choix, de prises de décision, de mise à profit de moyens, de connaissance de soi, d’actualisation de capacités, etc. Quand même qu’ils mettraient les plus beaux programmes, aïe ils ont dépensé des millions pour m’éduquer au vieux pen, ça a coûté cher cette affaire-là. C’est pas ça qui m’a fait faire le déclic […] aussi longtemps que toi c’est pas rentré dans ta tête, ça marche pas. […] Il faut vraiment que tu apprennes à te connaître, à prendre les décisions. Il faut que ça parte de moi en premier. Tu sais, toute part de soi hein, que ce soit dans n’importe quoi là, toute part de soi, c’est toujours ça […] Qu’est-ce qui m’a aidé le plus ? Ben, je pense que c’est moi qui s’est aidé le plus […] Je pense que si ma volonté de m’en sortir elle n’aurait pas été là, je m’en serais pas sorti, j’aurais encore tombé dans le même pattern. C’est parce que mon choix était fait que je me suis tanné. […] Je suis capable d’être comme n’importe qui, de vivre en société, de me conformer.
Si, comme le dit Robert, certains choix sont faits tout simplement, cela ressemble parfois à un choix dont on n’a pas vraiment le choix à un certain moment de sa trajectoire. Pour Robert, c’est parce qu’il avait fait son choix qu’il s’est « tanné », alors que pour d’autres, c’est le fait d’être
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« tannés » qui les a amenés à faire certains choix, dont celui de « s’en sortir ». Paul 12 est plutôt de ce dernier avis, Le jour qu’un gars sort du système, c’est pas parce que le monde l’ont aidé c’est parce que le gars est écœuré, il s’est tanné, puis lui il a pris la décision lui-même de sortir. Moi aujourd’hui je suis sorti du système c’est parce que j’ai décidé de sortir, j’étais écœuré, écœuré de cette estie de marde-là.
Un élément qui compte pour beaucoup d’interviewés est le fait de réaliser avec une certaine amertume qu’une partie de leur vie leur a filé entre les doigts, qu’ils ont perdu du temps « en dedans » et qu’il est temps de « passer à autre chose », faute de pouvoir rattraper ce temps somme toute gaspillé. Paul explique : L’âge avec, tu sais je me rends compte un moment donné à tel âge j’ai plus rien, j’ai rien puis j’ai toujours rien puis, un moment donné t’as le goût de passer à d’autre chose. Mais c’est pas le service correctionnel, mais pas pantoute, qui m’a fait changer d’idée.
« S’en sortir » au sens de « se réhabiliter », et s’en sortir au sens de quitter le système pénal et retrouver une vie normale (se réinsérer dans la société, comme le disent certains), ne renvoient pas tout à fait aux mêmes problématiques chez les interviewés. La première expression décrit plutôt le processus de délivrance des comportements qui se sont avérés problématiques. La seconde renvoie à la possibilité de s’éloigner du système pour pouvoir vivre une autre vie, et au rôle que la personne se donne dans ce processus, notamment face aux méthodes et aux ressources du « système » mis à la disposition des « clients ». À cet égard, la majorité des interviewés sont plutôt critiques et sévères au sujet de l’aide susceptible d’être apportée par le système correctionnel. Pour Paul, Jacques et Hugo, les ressources disponibles sont soit inexistantes, soit détournées, soit inadéquates. Au contraire, eux autres ils t’aident à te révolter, à te révolter de plus en plus puis à t’enfoncer de plus en plus. Eux autres, ils ne veulent pas que tu sortes du système, ils veulent au contraire que tu restes dans le système, tu leur crées des jobs. Tu sais, je trouve ça frustrant [le peu d’activités « responsabilisantes » pendant l’incarcération] mais ils appellent ça la réinsertion sociale. Sauf que je trouve qu’ils sont mal, ils sont mal enlignés pour la réinsertion sociale. Ils sont très mal enlignés parce que t’as aucun sens des responsabilités à l’intérieur des murs. Ils te le montrent pas puis ils veulent pas te le montrer.
12. Paul : âge : 38 ; statut civil : célibataire ; occupation : commis marché d’alimentation ; scolarité : secondaire 3 ; principal délit : vol qualifié ; durée de l’incarcération : 16 ans.
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Je reviens à dire que quelqu’un qui veut régler sa problématique, passe par lui et non par la maison de transition. Ils n’ont pas de solution pour nous autres eux autres.
Si la majorité des « ex-détenus » sont sceptiques quant à l’aide qu’ils peuvent attendre du système, d’autres sont plus nuancés. Selon Jérome, en effet, les moyens de « réhabilitation » sont en quelque sorte disponibles, il faut simplement « faire le choix » de se les approprier : Asteur ça va rester à toi de, t’as le choix de prendre les outils ou de ne pas les prendre. Moi je les ai pris les outils […] Puis ils me les ont donnés ces outils-là, puis je les en remercie aujourd’hui, je suis ben content.
Bien que critiques, certains, comme Jacques, atténuent leur évaluation par rapport à l’aide à recevoir du système en mettant l’accent sur la qualité de certaines formations offertes, mais en expliquant que cela n’épargne pas la démarche de sélection individuelle du « client » pour trier ce qui est offert. En outre, une « réinsertion sociale » serait aussi un processus graduel où la planification revient au détenu lui-même. Ce qu’ils donnent comme tuyaux à l’intérieur des murs ou dans une maison de transition, c’est important de le prendre, parce qu’eux autres ils ont une certaine formation, je ne te dis pas qu’ils sont parfaits, mais ils ont des christie de bonnes formations puis si tu prends le bon pour toi puis tu te débarrasses du reste, tu peux t’en sortir. Ce que j’ai appris, puis ça se fait pas du jour au lendemain, ça s’apprend pendant que t’es à l’intérieur des murs, il faut que tu planifies ta libération conditionnelle. Il faut que tu planifies ça, puis pas 6 mois d’avance, c’est 4, 5 ans d’avance, que ça m’a pris moi en tout cas dans mon cas. Puis là je me dis : OK moi je ne mérite plus d’être en dedans, ce n’est plus ma place, j’ai un paquet de potentiel, je suis capable de m’en sortir puis je vais m’en sortir.
« Tannés » ou convaincus, pragmatiques ou conformistes, sceptiques ou non quant aux moyens mis à leur disposition par les institutions, les interviewés semblent d’accord sur un point : « s’en sortir » et se « réhabiliter » est un processus dans lequel le rôle de l’acteur individuel est majeur, ou du moins, beaucoup plus important que celui des institutions. Que ce soit par conformisme ou par pragmatisme, François et Jacques en sont convaincus ; la norme d’internalité semble gouverner la rationalisation de leurs expériences : La réhabilitation, comme je te disais tantôt, la réhabilitation ne vient que par soi-même. Les gens prennent les moyens qu’ils veulent pour se réhabiliter […] Aussi longtemps que t’as compris en dedans de toi que ton bien-être tu vas le trouver dans le droit chemin, dans l’honnêteté, si t’as compris pas ça là. Si t’as toujours l’espoir de dire […] je vais aller faire une passe, je vais faire le gros lot ou ben de l’argent ; […] Si t’as pas analysé ça, si t’as
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pas compris ça là que c’est ça qui te nuit, t’auras beau respecter, ils auront beau mettre toutes sortes de programmes la personne va passer à travers ces programmes-là puis elle va se péter la gueule quand elle va sortir un jour ou l’autre, c’est sûr. Parce que ça vient de toi-même. […] [La réinsertion sociale] C’est de la merde. Il n’y a pas une institution qui va te réhabiliter si toi tu veux pas. T’as compris le tape ?
CONCLUSION On pourrait s’étonner du discours que bon nombre de nos interviewés, des « ex-détenus » pour reprendre la terminologie du système pénal, tiennent sur leur propre situation. Comment comprendre, en effet, qu’ils s’imputent en grande partie la responsabilité de pouvoir et de devoir s’en sortir, alors que les représentations dominantes à l’extérieur comme à l’intérieur du système pénal vont plutôt dans le sens de les concevoir comme des individus irresponsables et peu autonomes ? Comment « expliquer » également que leur position tranche, du moins à première vue, avec celle des analyses sociologiques dans le champ de l’exclusion, qui insistent abondamment sur les conditions structurales entravant l’intégration sociale de certains groupes sociaux et posent la question de l’intégration en termes d’inégalités sociales ? Premièrement, à moins de supposer que lors des entrevues, nos interviewés aient joué à fond le jeu de la conformité, l’interprétation que nous avons tenté de mettre de l’avant tout au long de cet article est qu’ils sont eux-mêmes soumis aux règles de l’individualité contemporaine. Car, ce n’est pas parce que les justiciables adoptent des conduites jugées non conformistes qu’ils ne partagent pas une vision relativement commune de l’existence sociale. Nous avons souligné en début de texte que si les justiciables font l’objet d’un processus d’exclusion à travers, notamment, l’expérience de l’enfermement, ils ne se situent pas pour autant en dehors du social. À ce titre, ils sont imprégnés, comme l’ensemble de leurs concitoyens, des conceptions dominantes de la vie en société concernant non seulement l’importance des liens familiaux, amicaux ou amoureux, du travail 13 et des conditions minimales permettant d’assurer un minimum de confort, par exemple, mais également en ce qui a trait à la norme d’internalité.
13. La grande majorité de nos interviewés considéraient le travail comme relativement important soit sous l’angle instrumental, c’est-à-dire comme une façon de gagner sa vie, soit comme moyen de s’accomplir. Ils n’en exprimaient pas moins des réserves, plus ou moins grandes selon les cas, quant à la possibilité de se trouver un emploi de qualité, aux programmes d’employabilité à l’intérieur du milieu carcéral et à l’obligation qui leur était faite de travailler.
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Deuxièmement, on a vu l’importance que le système pénal accorde à la notion de responsabilité individuelle et on a souligné que les intervenants avaient tendance à énoncer la problématique en ces termes. On a souligné également, à titre d’hypothèse, que les populations carcérales sont plus exposées que les autres à une sorte de « concentré normatif » à cause du type d’encadrement dont elles sont l’objet. Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable qu’il est facile d’imaginer que malgré leur méfiance à l’égard du système pénal et la réticence souvent exprimée à participer aux divers programmes du système carcéral contre leur gré (laquelle d’ailleurs pourrait être interprétée sous l’angle de l’autonomie), les justiciables finissent par se laisser imprégner par le discours des intervenants, du moins à y attacher un certain crédit, ce discours correspondant aux représentations sociales dominantes qu’ils partagent eux-mêmes pour une large part. Troisièmement, nous avons également mentionné que plusieurs de nos interviewés en étaient à une étape de leur vie où ils veulent sortir du système correctionnel, vu comme un univers de contraintes et un milieu où il leur apparaît difficile de vivre leur propre individualité. « S’en sortir » prend alors une double signification : celle, d’abord, de prendre une distance par rapport aux situations jugées problématiques par autrui ou par eux-mêmes ; celle, ensuite, de quitter le système carcéral pour pouvoir vivre « leur vie » en comptant en grande partie sur leurs propres moyens, dans la mesure où plusieurs évaluent que « l’aide » qu’ils pourraient recevoir de ce système est limitée, voire inexistante. On peut donc aussi interpréter l’attitude de certains interviewés comme une forme de pragmatisme face à une situation où, tout en étant conscients que la réaction des autres peut être déterminante, ils estiment qu’ils devront compter d’abord et avant tout sur « eux-mêmes ». L’intégration de la norme d’internalité, comme cela semble être le cas pour plusieurs de nos interviewés, n’est évidemment pas sans conséquences. Si l’on peut l’interpréter comme une forme de mobilisation de la part des acteurs sociaux qui se conçoivent comme les protagonistes de leur trajectoire, il n’en reste pas moins que l’intériorisation de cette norme les place dans une situation de plus grande vulnérabilité. Non seulement ces « acteurs » risquent de prêter le flanc aux interprétations dominantes et de s’imputer à eux-mêmes la responsabilité des difficultés et des échecs qu’ils sont susceptibles de vivre, mais une telle approche contribue également, comme l’ont souligné plusieurs travaux dans le champ de l’exclusion, à occulter les dimensions sociales du « retour à la communauté ».
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2 TRAJECTOIRES ET EXPÉRIENCES DE VIE DES GROUPES MARGINALISÉS ET JUDICIARISÉS
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C H A P I T R E
5 IDENTITÉ DE CARRIÈRES ET EXPÉRIENCES PÉNALES L’exemple d’usagers-revendeurs d’héroïne dans les quartiers pauvres en France
MICHEL KOKOREFF Maître de conférences de sociologie à l’Université de Lille 1 (France) Actuellement en délégation universitaire au CNRS au Centre de recherche Psychotropes, Santé mentale et Société (Paris 5/INSERM) [email protected]
© 2004 – Presses de l’Université du Québec Édifice Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bureau 450, Sainte-Foy, Québec G1V 2M2 • Tél. : (418) 657-4399 – www.puq.ca
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ Dans cette contribution, on aborde certains traits des carrières de consommation et de trafic de drogues illicites dans le contexte des quartiers pauvres situés dans la proche banlieue parisienne. Ce contexte est caractérisé par les effets sociaux, d’une part, de la désindustrialisation et du chômage de masse et, d’autre part, de la diffusion de la consommation d’héroïne dans les familles. Mais, au-delà des dimensions socioterritoriales en jeu, il s’agit de mettre plus particulièrement ici l’accent sur les mécanismes de construction institutionnelle de ces carrières, ainsi que sur l’expérience vécue de la justice pénale qui en résulte. L’analyse conduit à interroger ce qui constitue le handicap majeur des groupes concernés : absence d’insertion professionnelle ou passé judiciaire ?
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IDENTITÉ DE CARRIÈRES ET EXPÉRIENCES PÉNALES
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Depuis longtemps déjà, les sociologues de la déviance ou de la délinquance ont saisi et montré tout l’intérêt des approches fondées sur les biographies, les carrières ou les trajectoires. Si, en France, ces approches se sont particulièrement développées au cours des années 1970 et 1980 dans les domaines sociologiques du travail, de l’urbain et de la famille, l’analyse des trajectoires délinquantes a été plus tardive dans un contexte intellectuel et idéologique marqué par la prééminence des « grandes théories », et notamment des théories du contrôle social (Kokoreff et Faugeron, 2002). Pourtant, dès lors que l’on cherche à prendre ses distances aussi bien avec les conceptions de type essentialiste ou béhavioriste des conduites délinquantes – en particulier juvéniles – qu’avec celles qui prônent une forme de déterminisme social ou culturel, l’apport heuristique d’une analyse temporelle est manifeste. C’est bien ce qu’ont montré toute une série de travaux réalisés au cours des années 1990 et proposant une caractérisation sociologique tantôt en termes de « trajectoires » sociales (Bouhnik, 1996 ; Bourgois, 2001), pénales (Aubusson de Cavarlay, 1997 ; Barré et al., 2000) ou carcérales (Chantraine, 2000), tantôt en termes de « carrières » (Duprez et Kokoreff, 2000 ; Peretti-Watel, 2001) ou encore de « lignes biographiques » (Ogien, 1995 ; Castel, 1998) 1. Sans nier les spécificités de l’ancrage théorique de ces travaux, nous pouvons dire qu’ils présentent un certain nombre de traits communs sur le plan analytique. Il en ressort, tout d’abord, que les modes de consommation et de trafic de drogues s’inscrivent dans des parcours et des contextes sociaux où jouent aussi bien les relations avec la famille et le groupe de pairs qu’avec les institutions répressives, sanitaires et sociales. C’est dire que les dimensions sociétales et les dimensions institutionnelles sont interdépendantes. Ensuite, ces conduites illicites prennent sens dans des régimes de temporalité (longue et courte) que l’on peut décomposer en séquences ou phases faisant apparaître des points de rupture ou de bifurcation 2. Dès lors, on est amené à mettre en cause les croyances enfermant les usagers de drogues dans une sorte de destin ou de fatalité, comme si la déchéance ou la mort était inéluctable. C’est enfin une prise en compte des individus comme acteurs de leur propre histoire (et non comme simples agents,
1. Sans trop céder au fétichisme conceptuel, j’utiliserai indistinctement dans ce texte les termes de trajectoire ou de carrière, en les considérant moins dans une perspective « déterministe » (ou « causale ») que dans une perspective interactionniste (ou « modale ») inspirée des travaux de la « seconde École de Chicago » (Hughes, 1996 ; Becker, 1985 [1963]). 2. Ajoutons que les trajectoires dans les mondes des drogues sont variables selon les générations ou cohortes considérées, ce qui renforce l’intérêt d’une prise en compte de la dimension temporelle. Voir Kokoreff (2000).
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malades ou victimes) qui caractérise ces travaux. D’où une analyse des dilemmes auxquels ces personnes se heurtent aux différents moments de leur carrière et des réponses qu’elles apportent selon leurs ressources spécifiques. Il ne s’agit pas, dans ce sens, de dégager des parcours types de la « toxicomanie », ni de présupposer la linéarité des trajectoires, mais bien davantage de rendre compte de la complexité et de la diversité de ces trajectoires ou carrières dans un monde social donné toujours en interaction avec des mondes sociaux connexes (police, justice, travail social, etc.). C’est dans cette perspective générale que je voudrais présenter ici quelques résultats de recherches menées au cours de ces dernières années sur les carrières de consommation et de trafic de drogues (principalement d’héroïne) en mettant particulièrement l’accent sur leur construction institutionnelle et l’expérience vécue de la justice pénale qui en résulte ; et cela dans le contexte urbain bien particulier, ce que l’on nomme en France de façon euphémisée les « banlieues », et qu’il faut bien appeler des quartiers pauvres eu égard au chômage et à la précarité qui touchent plus qu’ailleurs les populations y habitant. Je m’appuierai sur une série d’enquêtes empiriques menées depuis 1994 dans la région parisienne et dans le nord de la France 3. Le dispositif méthodologique qui a été élaboré dans le cadre de recherches collectives a consisté à articuler trois entrées : une entrée « par le haut », à travers une analyse critique de dossiers judiciaires portant sur des affaires de trafics de stupéfiants ; une entrée « intermédiaire », à partir de récits de carrières tant d’usagers et de différents types de trafiquants que de personnes n’ayant pas été confrontées directement au monde judiciaire ; enfin, une entrée « par le bas » qui s’appuie sur une longue enquête de terrain dans plusieurs quartiers de la proche banlieue parisienne (Kokoreff, 2003). Trois points sont développés : 1) la logique qui sous-tend ces trajectoires et les différentes phases selon lesquelles elles se sont déployées ; 2) le poids des logiques pénales auxquelles sont tout particulièrement exposés, au nom d’une logique d’ordre public, les jeunes adultes habitant les quartiers pauvres de la périphérie des villes françaises ; 3) les aspects les plus saillants de l’expérience sociale de la justice de ceux qui, condamnés et incarcérés, apparaissent comme des groupes cibles de l’action répressive.
3. Voir Duprez et Kokoreff (2000) ; Duprez et al. (2001) ; Kokoreff (2003).
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LES TRAJECTOIRES DES TOXICOMANES DES CITÉS : UNE LOGIQUE DE MARGINALISATION SOCIALE Pour décrire très schématiquement la population étudiée, je dirai qu’il s’agit d’individus nés au début des années 1960, issus de milieux populaires, de familles françaises ou immigrées. Pour une bonne part, ces personnes ont grandi dans les bidonvilles et les cités d’urgence qui ont été très progressivement remplacés par les grands ensembles construits massivement entre la fin des années 1960 et le début des années 1980. Ceux qui forment à certains égards une « cohorte » sont entrés dans le monde des drogues dures à partir du milieu des années 1970, soit vers l’âge de 17-18 ans. Par comparaison avec les générations suivantes, c’est la position chronologique de ces pratiques illicites, et en particulier à l’égard de l’emploi, qui caractérise ces individus. En effet, la petite délinquance et l’emploi ont précédé la consommation d’héroïne et l’engagement dans le trafic local, alors que, pour schématiser, en ce qui concerne les générations suivantes, notamment celles qui sont nées à la fin des années 1970, c’est l’inverse que l’on observe : la participation aux trafics illégaux a précédé non seulement un emploi légal, mais l’usage des drogues vendues, comme l’héroïne ou la cocaïne. À travers l’analyse tant des dossiers judiciaires que des entretiens biographiques, un certain nombre de traits structurants se dégagent, faisant apparaître une identité de carrière. On en retiendra principalement quatre. Un premier trait résulte d’une scolarité chaotique qui tantôt conduit à une déscolarisation précoce (avant l’âge obligatoire de 16 ans), tantôt mène à des orientations vers les filières de l’enseignement professionnel et technique, synonyme d’échec social et de dévalorisation. Parmi les individus rencontrés, certains sont devenus ouvriers qualifiés (par exemple carrossiers), occupant ainsi une position plus élevée socialement que celle de leur père qui, souvent illettré, travaille dans des emplois à faible qualification à l’instar des émigrés des pays du Maghreb. D’autres ont commencé à travailler tout au bas de l’échelle (par exemple comme manutentionnaires) avant de « tomber dans la drogue » – terme récurrent traduisant l’idée de « chute ». Un deuxième trait est précisément lié aux consommations de produits. La plupart de nos interlocuteurs ont commencé à consommer du cannabis au cours de leur adolescence, cette consommation s’inscrivant dans la continuité d’un mode de vie structuré autour du groupe de pairs et d’activités déviantes. C’est assez logiquement que l’initiation à l’héroïne va se dérouler de façon collective, dans les boîtes de nuit parisiennes, alors que ce produit est encore peu accessible en banlieue. Le passage rapide
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de l’initiation à un usage compulsif les contraint à trouver de nouvelles ressources pour financer leur consommation devenue une « expérience totale » (Castel, 1998), au sens où c’est l’ensemble de leurs pratiques sociales ou de leurs « lignes biographiques » qui se trouvent réagencées autour de l’accès aux produits. Pour autant, ces trajectoires ne sont pas linéaires, et la consommation d’héroïne ne doit pas masquer d’autres effets de seuil ; par exemple, les modalités de consommation, avec le passage du sniff au shoot et le changement de milieu qui l’accompagne ; la perte de l’emploi qui résulte du processus de dépendance ; ou, encore, la délinquance qui s’impose plus que jamais. Car – et c’est le troisième structurant que l’on peut mettre en relief – le devenir toxicomaniaque induit une restructuration des pratiques et trajectoires délinquantes. Un dilemme se présente à ces jeunes garçons qui ont grandi ensemble dans les quartiers et cités pauvres pour financer leur consommation : le vol ou le deal ; pour les filles, la prostitution peut constituer un autre choix possible, bien que peu visible et plus difficile à étudier dans les quartiers observés. Dans un contexte de bouleversement de la structure de l’offre de produits stupéfiants au tournant des années 1980, on assiste à la multiplication des « trafics de fourmis ». Si cette situation est particulièrement remarquable dans la métropole lilloise du fait de la proximité de la Belgique et des Pays-Bas, elle est aussi manifeste dans les quartiers étudiés de la périphérie de Paris où sévit depuis longtemps déjà toute une économie de survie trouvant dans les drogues l’opportunité d’opérer une sorte de reconversion. L’engagement dans le trafic local est donc lié à ces effets de contexte. Cela étant, tout le monde ne vend pas. Vendre de l’héroïne, c’est « vendre de la mort » aux petits frères ou aux copains, les exposer aux risques de contamination au VIH par les seringues usagées ; c’est également attirer plus encore le regard policier et mettre en péril d’autres trafics. Vols à la tire, cambriolages, recel de marchandises volées constituent d’autres ressources afin d’autofinancer sa consommation. Mais, dans tous les cas, le risque d’être interpellé n’est pas négligeable dans un contexte urbain où la présence de la police est forte. Un dernier trait remarquable réside alors dans une nouvelle phase des carrières caractérisée par un mode de vie précaire, ponctué par des allers et retours en prison, alimentant un fort sentiment d’exclusion et d’injustice. La prison fait ainsi partie intégrante d’une trajectoire plutôt qu’elle ne constitue une rupture (Bouhnik et Touzé, 1996). Il en résulte un style de vie rythmé par la répétition d’une même séquence : interpellation/prison/sortie précaire/reprise de la consommation, etc. La figure de l’engrenage traduit typiquement cette phase dans les entretiens réalisés : plus les séjours en prison sont nombreux et plus la disqualification sociale s’accroît, qu’il s’agisse des rapports avec ses proches (parents, copains,
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voisins, enfants) ou de l’insertion professionnelle particulièrement problématique pour des individus étiquetés non plus seulement comme « toxicomanes » mais comme « multirécidivistes » – on y reviendra. Les usagers ou revendeurs d’héroïne qui ont grandi dans ces quartiers pauvres sont donc pris dans ce qu’ils appellent un « engrenage » ou un « système ». Cette dynamique des trajectoires est sous-tendue par une logique de marginalisation sociale particulièrement forte en ce qui concerne les jeunes issus de l’immigration maghrébine ou africaine dans la mesure où ces derniers subissent plus que les autres les effets de stigmatisation et de discrimination liés à leur « origine ». Une telle dynamique résulte à la fois de processus structurels (désindustrialisation, chômage de masse, déstructuration du groupe ouvrier) et d’effets de contexte (existence d’une économie dite souterraine antérieure à la diffusion des drogues, proximité de lieux de deal, culture du territoire ou de l’exclusion). Mais on aurait tort d’y voir l’effet d’un destin social inhérent aux conditions de vie dans les quartiers pauvres de banlieue. Ce serait non seulement occulter l’hétérogénéité des trajectoires sociales (tous les jeunes des cités ne deviennent pas toxicomanes ou dealers), mais également faire silence sur les logiques institutionnelles fabriquant de la précarité et participant à l’engrenage et à la chute.
UNE VULNÉRABILITÉ STRUCTURELLE : LOGIQUE PÉNALE ET LOGIQUE TERRITORIALE Invoquer les causes sociales des trajectoires ou carrières dans le monde des cités n’est pas suffisant pour rendre compte des mécanismes qui concourent au bout du compte à la vulnérabilité structurelle (Bourgois, 2001) des toxicomanes des cités. L’analyse des effets conjugués des logiques institutionnelles et des logiques territoriales permet d’en rendre compte. Dans ce processus, la logique pénale est centrale. Entrés dans cette phase de leur carrière, ces individus ne sont plus seulement désignés socialement comme « toxicomanes » dans leur face-à-face avec les policiers, magistrats et intervenants spécialisés ; ils sont définis comme « multirécidivistes » – jusqu’à reprendre à leur propre compte, pour certains d’entre eux, ce marquage institutionnel, comme ils ont intériorisé leur identité de « toxicomanes ». La plupart des entretiens menés en prison ont été effectués avec cette catégorie de détenus. Prenons les exemples d’Abdellah et de Bruno. Le premier, né en 1961, a été condamné 17 fois entre 1977 et 1998 ; le second, né en 1963, l’a été près de 20 fois entre 1981 et 1999. La logique des « précédents », on le sait, pèse lourd dans le traitement pénal, et en particulier en ce qui concerne les infractions à la législation
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sur les stupéfiants (Guillain et Scohier, 2002). Elle se traduit par une expérience de la justice pénale bien particulière, engendrée par la prégnance des critères socio-individuels (origine sociale, nationalité) et le casier judiciaire qui fonctionne comme un véritable stigmate, au nom de la logique « qui a volé volera »… Le temps passé en prison est, bien évidemment, un facteur puissant de récidive. La plupart des toxicomanes des années 1980 interviewés, lorsqu’ils n’ont pas connu la prison comme mineurs, ont eu une expérience précoce des institutions disciplinaires (depuis les centres de l’assistance publique jusqu’aux maisons de correction). Certains racontent le choc que leur a fait la prison, non pas tant dans sa matérialité, mais, paradoxalement, comme prolongement de la cité : Ça m’a fait un choc sur le coup […] Y’avait tout le monde, y’avait tous les copains […] déjà on était tous unis, alors on se retrouve en prison, comme si on était dans la cité, mais tous enfermés. Et la plupart du temps, on était jeunes, on savait qu’on n’allait pas rester longtemps.
Plus généralement, on sait que la prison est une machine à produire de la délinquance (Foucault, 1975) et, par là, un lieu de socialisation « déviante ». Ce qui se transmet et s’apprend, ce sont des façons de faire : les codétenus parlent beaucoup des coups qu’ils ont faits et de ceux qu’ils rêvent de réaliser, comment faire son argent, voler, échanger, revendre, où, auprès de qui, etc. Par l’intermédiaire des personnes rencontrées en détention, durant les promenades en particulier, un savoir pratique se constitue et se diffuse. En matière de trafics, si l’on procède par recoupement avec le contenu des dossiers judiciaires ou d’autres entretiens, les récits sur les passages à la frontière franco-belge, les marchés de la métropole lilloise, le fonctionnement des réseaux de trafic depuis le Maroc via l’Espagne, sont d’une grande vraisemblance. Or, dans la mesure où ces faits dépassent le cadre territorial des quartiers étudiés, ils ne peuvent avoir été connus qu’en prison – en tout cas, on peut en faire l’hypothèse. Un autre mécanisme institutionnel qui contribue à la construction sociale du multirécidivisme est l’emprise des dettes. Au début du premier des quatre entretiens réalisés avec Bruno entre 1997 et 2000, s’interrogeant sur les attentes de l’enquêteur, celui-ci porte sur son itinéraire un regard lucide en mettant en avant dans quelles circonstances il a été amené à chaque sortie de prison à répéter une même séquence. C’est sur le démarrage, comment on entre dans le système de la drogue que vous voulez savoir, au fait, ou pourquoi on y rentre ? Parce que moi je suis multirécidiviste, et je ne sais pas pourquoi. À chaque fois que je sors […], quand je suis en prison, j’ai toutes les dettes qui s’accumulent.
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Quand on a un appartement, le loyer il court et tout, et quand on sort de prison, en fait, on est assommé par les dettes. On n’a pas une tune déjà quand on sort de prison, et en plus tout le monde vous demande l’argent que vous devez. Tout le monde, c’est-à-dire ? C’est-à-dire le Trésor public, les HLM, les crédits qu’on avait pris avant de rentrer en prison. Depuis six ans maintenant, je sors, j’ai envie de recommencer ma vie, j’avais un métier dans les mains. Mais […] j’ai vraiment besoin d’argent, d’argent, d’argent, et je recommence à voler. Et puis voler comme ça, spontanément, non ! Faut prendre un petit truc, une petite force qui nous pousse à vouloir voler. Et la force, nous, ma génération à moi, on la trouve dans la came.
L’accumulation des dettes fait donc partie de ces mécanismes producteurs d’emprise auxquels il faut ajouter les amendes douanières (Duprez et Kokoreff, 2000). Les effets sociaux de ces mécanismes engendrent une double fragilité. Fragilité, d’une part, des positions de ceux qui ont été condamnés à de multiples reprises : fragilité professionnelle, faute d’emploi ou du fait d’une activité précaire (CDD, intérim, stages, travail au noir…) peu rémunératrice et peu valorisante ; fragilité administrative pour les ressortissants de nationalité étrangère qui éprouvent des difficultés à renouveler leur carte de séjour, sans parler de ceux qui sont menacés d’une expulsion du territoire national. Fragilité, d’autre part, engendrée par la capacité d’attraction du système de vie structuré autour des conduites illicites dans les quartiers pauvres. Cette capacité d’attraction n’est peutêtre jamais aussi manifeste que lors des sorties de prison. En effet, les « sortants », après une période d’abstinence et de remise en forme, se trouvent confrontés à toutes les sollicitations du quartier (produits, trafics, combines). Ils ne peuvent pas ne pas retrouver leurs copains, toujours dans la « came ». Ils finissent ainsi par en reprendre et par répéter les séquences analysées plus haut. C’est la conjugaison de ces deux types de facteurs – la fragilité statutaire induite par les contraintes de l’administration et du marché du travail ainsi que l’attraction d’un style de vie fondé sur des pratiques illicites – qui permet également de rendre compte des rechutes et ratés qui ponctuent les trajectoires de toxicomanie. Une illustration concrète de ce processus nous est fournie par Abdellah, qui a gardé sa nationalité algérienne à la différence de ses frères et sœurs. Sorti de prison en mars 1997, il ne trouve pas de travail : J’avais des problèmes de papier pour qu’ils me donnent la carte de séjour et tout, et puis bon, de là, j’ai commencé à faire des démarches et tout, et ça m’a vraiment bloqué parce qu’ils m’envoyaient de la Préfecture au Consulat, et du Consulat, ils m’envoyaient à la Préfecture. Ça fait que j’étais
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en permanence avec un titre de séjour provisoire, et puis bon, pour faire certaines démarches administratives, c’est […], on galère quoi ! T’as le droit à rien. Tu vas faire ta demande de RMI 4, on te la refuse, tu t’inscris au chômage, sans t’avertir, bon, on te radie. Je commençais à en avoir marre, et puis bon voilà c’est la galère, tellement j’étais dégoûté, j’ai commencé à fréquenter des copains qui étaient un peu dans la came, c’est toujours le même système. C’est là que j’ai recommencé à les fréquenter petit à petit, et puis de temps en temps, ça a commencé, j’ai commencé à toucher à la came, et puis ça fait…, j’en avais marre quoi ! La drogue, c’est des vols, c’est l’argent, c’est le bizness quoi ! En fin de compte, j’ai rien fait quoi, quand je regarde bien, j’ai rien fait.
Un an plus tard, il sera à nouveau interpellé pour vol et condamné à 18 mois de prison. On ne peut donc pas se limiter aux propriétés pharmacologiques des substances consommées pour expliquer les trajectoires des usagers d’héroïne. Intervient aussi la dimension sociale des pratiques en jeu, c’est-à-dire « l’intégration de l’individu dans un milieu de toxicomanes [qui] le lie à un système d’obligations » (Castel, 1998, p. 228). Cette dimension n’échappe pas à cette catégorie d’usagers de drogues lorsqu’ils déploient des stratégies d’évitement à l’égard de leurs anciens amis, « qui ne parlent pratiquement que de ça », et fréquentent plutôt ceux qui ne consommaient pas ou qui ont réussi à s’arrêter, encourageant les autres à sortir de ce système. Autrement dit, si la toxicomanie dans les quartiers pauvres peut se comprendre comme une forme de réaffiliation, puisqu’y échapper c’est s’extraire des liens forts qu’elle noue, les usagers d’héroïne apparaissent comme des désaffiliés par excellence (Castel, 1995, p. 469) – au moins à un moment donné de leur carrière. Tous ceux ayant dix ans et plus d’ancienneté dans ce monde disent la difficulté à recommencer tout à zéro, la trentaine passée, sans rien à eux, à être sur un fil. Bruno est un cas limite : « J’ai plus rien qui m’accroche à la vie, j’ai pas de femme, j’ai pas d’enfants, j’ai plus de famille, et je dois énormément d’argent, alors c’est dur d’être motivé. » Il a fait sa première postcure alors qu’il avait 35 ans, avant de repartir à la suite d’un échec et d’une nouvelle arrestation-condamnation-incarcération dans une autre structure. Il a choisi de préparer sa sortie en participant à un programme de substitution au Subutex en détention, alors que trois ans auparavant il rejetait avec force cette solution. C’est une autre particularité de cette génération d’usagers : son accès aux structures de soins – spécialisées ou pas – a été sacrifié à d’autres enjeux alors même qu’elle a été particulièrement exposée aux risques de contamination du VIH et du VHC. Entre les logiques lourdes de l’ordre public et du pénal, d’un côté, et celles du quartier de l’autre, il reste peu de 4. Revenu minimum d’insertion.
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place pour les considérations (individuelles et collectives) de santé publique et de prévention. On ne s’étonnera pas que, de leur côté, les toxicomanes rencontrés aient longtemps cru qu’ils pourraient s’en sortir seuls. Bon, j’ai coupé avec la prison. Tu me diras c’est pas la même chose, mais bon, je ne sais pas. J’ai toujours cru que j’arriverais à m’en sortir tout seul, en fait. J’ai jamais été frapper à une porte d’une association quelconque, ou aller dans une postcure. J’ai toujours cru que j’allais m’en sortir, que le seul type qui pouvait m’aider, c’était moi-même. Le seul type qui pouvait me sortir de cette merde, c’était moi, avec du courage et de la volonté, surtout de la volonté. J’ai toujours cru ça. Et puis maintenant, jusqu’à présent, je me rends compte que non, il aurait fallu, peut-être, un suivi thérapeutique, voir des psychologues de temps en temps. Je dis pas que ça aurait réussi, mais ça m’aurait fait du bien, et ça m’aurait aidé beaucoup. Puisque j’ai jamais été, en fin de compte, faire une postcure. La seule fois où j’ai fait une sorte de cure, c’est quand ma famille m’a emmené, en 1985, ils sont partis en vacances en Espagne […] Ma mère leur a dit : « Vous pouvez l’emmener avec vous, le laissez pas ici, il va crever sinon. » J’ai été avec eux, et je suis resté pendant un mois là-bas. Le premier jour, ça a été dur, j’étais allé voir un médecin. Bon, j’ai décroché, et ça allait, par la suite. C’est la seule fois où j’ai décroché, en vacances. J’avais été aussi une autre fois en 1983. Mais c’était avec des amis, on se faisait envoyer de la came par lettre, pour te dire, par la poste.
Cette citation nous amène à considérer la dimension plus subjective des carrières que l’on se propose d’aborder à partir de la notion d’«expérience pénale ». En effet, l’analyse du processus pénal des affaires de stupéfiants ne peut pas être isolée des conduites et des représentations des groupes qu’il vise, et plus précisément de l’expérience de ceux qui, condamnés et incarcérés, souvent multirécidivistes, en incarnent la figure la plus typique.
L’EXPÉRIENCE DE LA JUSTICE, ENTRE RÉVOLTE ET DOMINATION Comment l’action publique est-elle vécue de l’intérieur ? Quelles conséquences en résulte-t-il tant sur le plan de la légitimité de la justice que des carrières ? Une lecture transversale des récits de carrière permet d’apporter quelques éléments de réponse à ces questions. Il apparaît tout d’abord que l’action répressive semble avoir peu de prise auprès des usagers ou revendeurs d’héroïne issus des quartiers pauvres. De cette faible emprise, la proportion significative de « multirécidivistes » est un bon indicateur, et plus encore le nombre de ceux qui ont finalement passé toute leur jeunesse à rentrer en prison et en sortir. L’expérience totale qui est la leur à un moment donné de leur carrière (« la came est plus forte que tout »),
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les représentations d’un destin inéluctable qui s’y associent (« dès qu’on a touché à ça, on touchera toujours ») font de la prison une parenthèse. La reprise de l’usage à la sortie est au mieux différée de quelques semaines, ce que l’on peut expliquer eu égard aux conditions de vie et des logiques de quartier, par la situation du marché de l’emploi et par les divers types de discriminations qui s’y manifestent. On peut donc parler d’un échec de l’action judiciaire auprès de cette frange de la population des quartiers très marginalisés. Plus encore, on peut se demander si la pénalisation des toxicomanes ne produit pas l’effet inverse de celui qui est recherché pour accentuer cette marginalisation. Mais ce n’est pas seulement l’efficacité des mesures prononcées qui est en cause, c’est aussi la légitimité de l’action entreprise. Dans les quartiers de la politique de la ville en France, et parmi les jeunes en particulier, on sait qu’il existe un lien fort entre sentiment d’exclusion et sentiment d’injustice. Le sentiment d’injustice peut se comprendre comme le produit des inégalités sociales devant la loi. Il se concrétise par l’opposition entre « eux » et « nous ». La chronique des affaires de corruption dans le monde politico-financier-médiatique, par comparaison avec le sort réservé aux populations habitant les banlieues populaires, alimente sans cesse le thème d’une justice à deux vitesses. Pourtant, si les observations menées sur le terrain montrent combien ce sentiment est exacerbé parmi les jeunes, les entretiens en font peu état, sans doute parce qu’il s’agit d’une population plus impliquée dans la délinquance. Ce qui ressort avec force, c’est le sentiment de ne pas être compris, de ne pas pouvoir se défendre, d’être déconsidéré. On est loin d’une critique d’ordre idéologique de la justice. Beaucoup n’attendent pas grand-chose de son action. Enfin, c’est le fonctionnement de la justice qui est relativement abstrait. Il existe une incompréhension majeure des procédures et de la loi, des règles qui régissent les audiences que ne manqueront pas de rappeler avec fermeté les présidents des tribunaux. Certes, avec le temps, les personnes condamnées finissent par acquérir un savoir empirique, par exemple à propos des barèmes et des confusions de peine, des mises en liberté conditionnelle et autres recours. Mais cet aspect est assez peu abordé spontanément dans l’ensemble du corpus. De même, les rapports avec les magistrats sont assez peu développés, et ce, par comparaison avec la part accordée à la police. Les relations avec la police sont souvent plus anciennes, et la proximité spatiale et sociale est plus grande. Bien souvent, c’est au travail d’enquête des « inspecteurs » qu’est imputée la situation en prison, plus qu’au juge d’instruction ou au président des chambres d’audience. D’une certaine manière, cela rejoint le discours des avocats qui dénoncent le « pouvoir exorbitant » de la police et la « gestion administrative » de la
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justice en matière de stupéfiants. Cela n’empêchera pas un fort ressentiment exprimé vis-à-vis des juges en audience : « je me suis fait allumer par le juge », « j’ai pris pour les autres ». À entendre les personnes condamnées, on constate l’existence d’une hiérarchie des institutions répressives. Il n’est pas rare que leurs contacts avec ces dernières aient été souvent précoces : d’abord, les centres de l’assistance publique, puis les maisons de correction pour mineurs, enfin la prison. Les représentations de la prison ne correspondent pas toujours à l’expérience que certains en ont eue, sans pour autant qu’ils soient des habitués. Pour eux, la prison, « ce n’est pas dur ». Une fois le jugement rendu et le transfert en maison de détention effectué, l’emploi du temps rythmé par le travail, le sport et les promenades, c’est une routine qui s’instaure. Par ailleurs, les mêmes personnes qui déclarent dans un premier temps que la prison, en fait, « c’est tranquille », admettront que c’est un « poids », que « ça casse le moral quand même, si on n’a pas le moral ». Il est certain que le nombre et la durée des incarcérations, l’âge, l’expérience vécue influent sur ces perceptions. Pour la catégorie des multirécidivistes, l’incarcération s’inscrit dans une trajectoire de vie. Pour peu qu’elle survienne dans le même établissement pénitentiaire, elle peut devenir une habitude, comportant des pratiques plus ou moins routinisées. Par ailleurs, il est bien connu que les individus qui sont condamnés à des peines longues apparaissent souvent comme des détenus exemplaires. À l’inverse, pour la catégorie des « primaires », l’incarcération pourra symboliser une manière de « prendre du galon », c’est-à-dire de rehausser son statut dans une échelle de prestige et de réputation. Quitte à forcer le trait, être interpellé et incarcéré relèverait presque d’un acte héroïque qui donnera lieu, de retour au quartier, à des récits sans fin auprès des pairs. De cette analyse de la manière dont l’action pénale est vécue de l’intérieur par les personnes condamnées, ressort fortement leur expérience de la domination. Bien sûr, il n’est pas rare que ces passages répétés en prison soient mis à profit, à plus ou moins longue échéance, qu’ils les fassent réfléchir, les amenant à envisager un autre mode de vie que celui structuré autour de la drogue. Mais l’effet réparateur de la peine consistant, comme le dira l’une de ces personnes, « à payer sa dette envers la société », est loin d’être partagé. Les critiques sont nombreuses, même si elles prennent la forme d’autojustifications. Or, précisément, ces prises de conscience dans un sens ou dans l’autre ne semblent pas avoir de traduction collective. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une expérience sociale qui traduit une distance croissante entre les institutions de socialisation et l’expression de la subjectivité (Dubet, 1993).
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CONCLUSION On comprend dès lors que les ruptures qui ponctuent ces itinéraires sont moins le signe d’une pathologie de la volonté qu’elles ne marquent leurs dimensions sociales et institutionnelles ; elles sont en quelque sorte coproduites par ces dimensions. On pourra toujours s’interroger sur le premier handicap de cette sous-population composée d’usagers-revendeurs de drogues : absence d’insertion professionnelle ou passé judiciaire ? Par certains côtés, le premier handicap de cette population, c’est moins l’insertion professionnelle et de longues périodes de chômage que le passé judiciaire, la perte de l’emploi étant souvent consécutive à l’entrée en prison, et l’effet casier diminuant les possibilités d’un retour à l’emploi. Mais on peut aussi considérer que ces deux dimensions conjuguent leurs effets. À l’heure où les politiques sécuritaires se développent au détriment des politiques sanitaires et sociales, il existe un risque sociologique réel d’accentuer la précipitation de ces trajectoires pour remodeler dramatiquement les objectifs des politiques d’insertion : non plus l’inflexion d’une trajectoire, mais une forme de contrôle de groupes dont l’espoir de réinsertion serait extrêmement faible.
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IDENTITÉ DE CARRIÈRES ET EXPÉRIENCES PÉNALES
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C H A P I T R E
6 UNE FOIS LA SENTENCE TERMINÉE L’intégration des personnes ayant connu une expérience d’incarcération
VÉRONIQUE STRIMELLE Département de criminologie Université d’Ottawa [email protected]
JEAN POUPART École de criminologie Centre international de criminologie comparée Université de Montréal [email protected]
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RÉSUMÉ Qu’advient-il lorsque les justiciables ne sont plus sous la tutelle pénale et deviennent en quelque sorte libres d’organiser leur vie à leur façon ? Qu’est-ce que l’analyse de leur expérience nous permet de dire concernant leur parcours d’intégration ? En nous inspirant des travaux dans le champ de la sociologie de l’exclusion sociale, nous tentons ici de répondre à ces questions à partir de témoignages recueillis dans le cadre d’une recherche portant sur l’intégration socioprofessionnelle des justiciables qui ont vécu une période d’incarcération dans les pénitenciers du Québec. Nos données permettent d’illustrer que la question de l’intégration se pose différemment selon les types de trajectoires : trajectoire institutionnelle marquée par une longue période d’incarcération ; trajectoire d’une « carrière » dans l’économie illicite ; trajectoire de jeunes en transition, dans la vingtaine, aux frontières entre les activités marginales et conventionnelles ; trajectoire des personnes qui ont été incarcérées pour un délit isolé. Ces données permettent également de montrer que ceux qui disposaient d’une forme de capital à leur entrée en prison (en termes de savoir, de réseaux, de soutien et d’expérience professionnelle) s’en tirent mieux que les autres, notamment par rapport à ceux plus nombreux qui, peu scolarisés et sous-qualifiés, étaient déjà dans une trajectoire difficile au point de départ, notamment sur le plan de l’emploi. Si la question de la « réinsertion sociale » des personnes judiciarisées est rendue plus complexe en raison du stigmate pénal, elle reste toujours tributaire des conditions sociales qui placent certains groupes dans une position de plus grande vulnérabilité.
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L’INTÉGRATION DES PERSONNES JUDICIARISÉES : UNE MISE EN CONTEXTE Depuis plus de vingt ans, les nombreuses modifications qui ont affecté le monde du travail, la déstructuration de l’économie et les transformations des rapports interindividuels ont eu notamment pour conséquence de tracer une nouvelle carte de la marginalité et de la vulnérabilité sociale. En effet, les restructurations successives du monde du travail ont gonflé les effectifs des sans-emploi et des assistés sociaux et ont aussi contribué à l’émergence de nouveaux groupes d’exclus. La conversion aux nouvelles technologies, l’introduction de la notion de flexibilité dans la gestion de l’emploi, la priorité accordée aux emplois du secteur tertiaire ont laissé sur le carreau nombre de personnes ne disposant pas des ressources nécessaires pour satisfaire aux nouvelles exigences de l’emploi à cause de leur manque de qualification, de leur âge, de leur degré de scolarisation 1. Pour toutes ces populations dites vulnérables, exclues ou en voie de marginalisation, le retour au travail est présenté dans les discours officiels comme le moyen le plus efficace d’intégration 2 ou de réintégration sociale. Il est aussi à l’origine de multiples projets et initiatives tant dans le domaine des politiques sociales que dans celui des politiques pénales. En matière pénale, le travail reste aussi considéré comme un instrument privilégié, car il favoriserait l’intégration sociale des contrevenants et empêcherait surtout la récidive 3, ce qui représente le critère par excellence de réussite des politiques et des programmes de retour à l’emploi mis en œuvre au sein des institutions carcérales (Poupart, Dozois et Lalonde, 1989). Parallèlement à cette vision « réintégratrice » du travail, une perspective plus critique du travail carcéral, apparue dans la mouvance des théories du contrôle social durant les années 1970, a remis en question l’efficacité des programmes imposés aux « délinquants » et a souligné à quel point ces programmes obéissaient plus à un discours de conformité sociale qu’à un véritable souci de réintégration des personnes incarcérées (Foucault, 1975 ; 1. En ce qui concerne cette question, voir notamment Gauthier (2000). 2. Plutôt que d’utiliser le terme « insertion » sociale, qui est fréquemment employé dans le contexte institutionnel et qui relève plutôt d’une logique d’intervention centrée sur la conformité et la réadaptation personnelles, nous utiliserons le terme « intégration » qui (voir Schnapper, 1997) revêt à nos yeux un sens plus macrosociologique et renvoie tant aux conditions structurales qu’aux caractéristiques personnelles en jeu dans le processus de retour dans la société. 3. Lors de la publication, le 27 juin 2003, d’une étude sur le taux de nouvelles condamnations des délinquants relevant de la responsabilité fédérale, le Solliciteur général du Canada, Wayne Easter, soulignait encore : « Le Portefeuille du Ministère s’est engagé à établir les taux de récidive. C’est un des moyens de déterminer dans quelle mesure les délinquants réussissent leur réinsertion sociale » (Canada. Solliciteur général, 2003).
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Rusche, 1980). Qui plus est, dans la mesure où l’accès au travail dépend pour une large part de conditions structurelles, certaines critiques ont aussi épinglé la tendance à faire porter aux personnes la responsabilité de leur situation précaire, alors que cette précarité relevait plus de conditions structurelles que de « déficiences » individuelles (McAll, 1996). Actuellement, les thèses relatives aux processus de marginalisation et d’exclusion présentent une diversité d’approches et d’analyses – parfois contradictoires – au sein desquelles on peut néanmoins distinguer la présence de certaines thématiques communes comme la précarité, la vulnérabilité, l’isolement, la ghettoïsation ou l’existence d’une underclass (Wacquant, 1999). D’après ces thèses et à des degrés divers, toutes ces thématiques constituent des conditions qui, tout en n’étant pas exclusives, jouent un rôle fondamental dans la compréhension de la marginalité sociale et des différents processus d’exclusion dont l’enfermement constitue la forme la plus extrême (Laberge et Roy, 1994). Parmi les travaux qui ont ouvert de nouvelles perspectives sur la question de la marginalisation, il faut notamment mentionner ceux de Robert Castel, qui s’est intéressé aux différents processus pouvant aboutir ou non à l’intégration sociale. Pour lui, en effet, l’exclusion constitue l’aboutissement de trajectoires, de processus et ne représente donc pas un état de fait (Castel, 1995). 4 D’autres recherches ont aussi mis en exergue le rôle des institutions et des normes pénales comme productrices d’exclusion et de marginalité, soulignant notamment l’influence du casier judiciaire (Hattem, Normandeau et Parent, 1982) ou le stigmate pénal attaché à l’incarcération (Pirès, 1983). Dans cette perspective, le passage par la prison, lieu d’exclusion, constitue une coupure des individus du marché du travail où, en général, ils occupaient déjà auparavant une situation précaire. En plus, la prison, au lieu d’aider à la réhabilitation des personnes, les intégrerait dans une nouvelle catégorie sociale marquée par la stigmatisation, ce qui constitue un handicap parfois irréversible et peut hypothéquer toute tentative de retour au travail (Schmitz, 1985). Les travaux de Castel (1995), de Paugam (1991 ; 1993), de De Gaulejac et Léonetti (1994) et de Schnapper (1981 ; 1995 ; 1997), montrent que l’intégration sociale est le résultat d’un ensemble de processus dont il faut trouver les origines
4. D’après Castel (1994), deux variables majeures jouent un rôle capital en matière d’intégration : l’intégration professionnelle et l’inscription relationnelle. Les différentes articulations possibles de ces deux variables conduiraient à l’établissement de trois zones distinctes : l’intégration, où l’individu dispose d’un travail et de relations stables, la vulnérabilité, où la question du travail ou des relations devient problématique et la désaffiliation, phase ultime où l’individu se voit privé de travail et ne s’inscrit plus – ou s’inscrit très peu – dans des réseaux de sociabilité.
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en amont, « au cœur même des processus de la production et de la répartition des richesses sociales » (Castel, 1995, p. 20). Pour tous ces auteurs, l’intégration sociale est aussi un phénomène multidimensionnel. Ainsi, De Gaulejac et Léonetti considèrent que l’intégration comporte trois dimensions : économique, sociale et symbolique. Économique, car le déclin caractérisé du salariat et la perte des protections sociales ont plongé des groupes de personnes dans une situation de précarité et de vulnérabilité sociales facilitant les possibilités de vivre de l’exclusion et d’entrer en marge. Sociale, car les liens interpersonnels ou avec diverses institutions sont autant de possibilités pour les personnes de vivre des échanges, d’obtenir des informations et même d’avoir accès à certaines ressources en vue d’obtenir des emplois. Symbolique, car en s’intégrant dans le monde économique et social, les personnes correspondraient aux modèles culturels dominants, aux valeurs reconnues et se rebâtiraient ainsi une identité plus « acceptable » aux yeux du monde et à leurs propres yeux. La recherche dont nous présentons ici une partie des résultats s’intéresse plus particulièrement à la question de l’intégration socioprofessionnelle de personnes qui, après avoir vécu une ou plusieurs incarcérations, en ont finalement terminé avec leur sentence (les « fins de mandat » dans le jargon institutionnel). Qu’advient-il, en effet, lorsque les justiciables ne sont plus sous la tutelle pénale et sont en quelque sorte libres d’organiser leur vie à leur façon ? Qu’est-ce que l’analyse de leur expérience nous permet de dire concernant leur parcours d’intégration ? Tout en tenant compte de l’aspect multidimensionnel de l’intégration sociale, nous examinerons leur cheminement en nous intéressant aux caractéristiques des trajectoires suivies. D’après les travaux de Pirès, Landreville et Blankevoort (1982), analyser un parcours individuel ou de groupe sous l’angle des trajectoires permet de saisir les variations des parcours individuels par rapport aux modèles de trajectoire ou « trajectoires types » propres au groupe d’appartenance. Par ailleurs, l’étude qui considère les trajectoires permet aussi d’examiner le détail des parcours dans le temps et, donc, de mieux saisir les éventuels processus ayant conduit à des épisodes d’intégration ou de non-intégration. Enfin, dans notre démarche de recherche, nous aborderons la question de l’insertion sous un angle phénoménologique, en partant de l’expérience même des personnes une fois qu’elles quittent l’univers carcéral et de l’interprétation qu’elles en font. En collant ainsi de plus près au « vécu » de ces personnes et à la signification qu’elles en donnent, notre analyse tend à prendre des distances par rapport au discours institutionnel sur l’intégration sociale, discours qui reste encore fortement normatif et plutôt réducteur dans la mesure où il ne considère cette question que sous l’angle presque exclusif de la récidive.
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UNE APPROCHE PAR RÉCITS DE VIE Basée sur une méthodologie qualitative, notre étude se fonde sur la réalisation d’entretiens approfondis auprès d’une vingtaine de personnes encore sous la tutelle des services correctionnels (en semi-liberté, en libération conditionnelle totale ou résidant dans des maisons de transition) et de douze autres qui, ayant terminé leur sentence, ne dépendaient plus du système pénal. C’est à l’analyse des entretiens menés auprès de ce second groupe que le présent article est consacré. Pour reconstituer le parcours des personnes interviewées, nous avons adopté une approche basée sur les récits de vie. Une bonne partie de ces récits a porté sur la question du travail, sans néanmoins oublier d’autres aspects importants de la vie des interviewés comme les liens interpersonnels, les rapports avec diverses institutions en général et avec les institutions carcérales en particulier. Concernant la question du travail, nous avons tenté de découvrir le sens et la place que les interviewés lui accordent (aussi bien le travail légal que le travail au noir ou les activités illégales) et cherché à dégager certaines trajectoires types d’intégration socioprofessionnelle en déterminant les différentes étapes du parcours de ces personnes avant, pendant et après l’incarcération : la formation reçue, les emplois occupés, les stratégies utilisées (au sein de leurs propres réseaux ou des réseaux institutionnels) pour se trouver des emplois, les obstacles rencontrés dans leurs démarches, les périodes de non-emploi, les revenus d’emploi (légal ou non). Dans les faits, notre équipe s’est plus spécifiquement intéressée dans sa recherche aux justiciables condamnés à purger leur peine dans des pénitenciers fédéraux, ce qui lui a permis d’étudier l’expérience d’individus ayant connu pour la plupart une assez longue période de désaffiliation 5. Elle s’est également centrée sur les personnes de genre masculin et issues très majoritairement des milieux défavorisés, puisque cette population constitue, on le sait, le gros des personnes incarcérées. Ces caractéristiques valent également pour le sous-groupe des douze interviewés qui ont terminé leur sentence, et que nous présentons sous forme de tableau, en annexe. On remarque d’emblée le nombre plus élevé 5. Les détenus condamnés à des peines de plus de deux ans relèvent du Service correctionnel du Canada, de compétence fédérale, et sont détenus dans des pénitenciers fédéraux, tandis que ceux qui doivent purger une peine de moins de deux ans sont détenus dans des prisons provinciales. Le Service correctionnel du Canada est également responsable des détenus fédéraux libérés sous condition par la Commission nationale des libérations conditionnelles et de ceux qui bénéficient d’une liberté surveillée. Les services correctionnels provinciaux du Québec, de l’Ontario et de la ColombieBritannique ont aussi des commissions de libération conditionnelle pour les détenus qui relèvent de leur compétence. Les autres provinces du Canada ne disposant pas de commissions de libération conditionnelle, c’est la Commission nationale des libérations conditionnelles qui exerce cette responsabilité.
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de personnes de 40 à 49 ans (6 sur les 12) puis de 30 à 39 (4 sur l’ensemble de l’échantillon). Deux personnes seulement sont âgées de moins de 30 ans (25 ans). Cette répartition peu équilibrée des âges reflète les tendances démographiques présentes actuellement au sein de la population carcérale où les détenus âgés de 25 à 44 ans constituent 67 % de l’ensemble de la population carcérale, alors que les moins de 25 ans ne représentent que 8 % 6. En outre, la population plus jeune se retrouve surtout dans les prisons provinciales où elle purge une peine de moins de deux ans 7. Dans la suite du texte, nous allons dégager les éléments marquants de l’expérience des interviewés et explorer la dynamique de « retour à la communauté » sous les angles de la sphère des activités socioéconomiques, de celle des relations personnelles et sociales et de celle, enfin, des rapports avec les diverses institutions.
LA SPHÈRE DES ACTIVITÉS SOCIOÉCONOMIQUES Soulignons d’entrée de jeu qu’au moment de l’entrevue, la plupart des personnes rencontrées avaient fini de purger leur peine depuis environ deux ans. Leurs préoccupations n’étaient plus exactement celles qu’ils avaient en sortant de prison, puisqu’elles elles avaient évolué en fonction des diverses expériences accumulées depuis leur libération. La majorité des personnes rencontrées avaient dépassé la période de réadaptation et se trouvaient plutôt dans une phase que l’on pourrait qualifier d’installation. En effet, la plupart de ces hommes n’avaient plus de problèmes de recherche de logement : ils étaient installés en appartement ou, plus rarement, dans des maisons. Ils avaient aussi traversé la difficile période de demande d’allocations de chômage, d’ouverture de compte et, de façon plus manifeste, avaient réussi à recréer des réseaux de relations « significatives » qui, pour certains, étaient des moyens de ne pas retourner en prison. Ainsi, l’interviewé 5 avait obtenu un emploi et s’était formé un nouveau réseau de relations grâce à son engagement politique ; l’interviewé 9 avait réussi à se trouver de l’emploi et à se constituer un groupe d’amis en participant à des activités artistiques amateur ; l’interviewé 10 avait trouvé une nouvelle conjointe et un réseau de soutien grâce à un groupe de partage. En somme, à bien des égards, les « fins de mandat » ne sont pas fondamentalement différents des libérés conditionnels, mais ils vivent depuis plus longtemps dehors et certains en sont à une phase ultérieure de leur « réaffiliation ». 6. Comme pour l’ensemble de la population du Canada et du Québec, la population carcérale connaît depuis quelques années un phénomène de vieillissement (Landreville, 2001). 7. Voir à ce sujet : Comité aviseur pour la clientèle judiciarisée adulte, 1998.
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LA SITUATION D’EMPLOI DES INTERVIEWÉS Au moment où les entrevues ont été menées, six personnes sur les douze occupaient un emploi rémunéré (les interviewés 1, 5, 6, 9, 10 et 11). Trois d’entre elles n’avaient pas d’emploi et recevaient des prestations de la sécurité du revenu (ou aide sociale ; les interviewés 4, 7 et 8) et les trois autres recevaient des prestations de l’assurance-emploi (ou assurancechômage ; les interviewés 2, 3 et 12). Pour la plupart des personnes interrogées, l’histoire de travail à l’extérieur de l’institution avaient été ponctuée de périodes de chômage, de contrats temporaires plus ou moins longs et, dans certains cas, de travail au noir non déclaré. En ce qui concerne les ressources financières des interviewés, on peut retrouver le calcul approximatif de leur revenu annuel au tableau en annexe. Il faut tenir compte ici du fait que ces personnes n’avaient pas toutes un revenu annuel fixe et que certaines d’entre elles combinaient les sommes reçues de l’assurance-emploi ou de la sécurité du revenu avec le produit du travail au noir. Bien qu’approximatives, ces sommes sont néanmoins révélatrices de la condition économique des interviewés. En effet, il existe un clivage entre ceux qui reçoivent des prestations de la sécurité du revenu ou de l’assurance-emploi, ou encore qui détiennent des emplois peu rémunérés (moins de 20 000 $/an), et les quelques-uns qui occupent des emplois relativement stables et bien payés. Parmi les personnes qui ont reconnu faire du travail au noir, les motifs invoqués étaient essentiellement liés au peu d’argent accordé par le gouvernement aux personnes sans travail et sans ressources. Ainsi, l’interviewé 4 disait être obligé de faire du travail au noir pour compléter son allocation d’assistance-emploi qui était de 405 $ par mois. Une fois son loyer payé (385 $), il lui restait en effet peu d’argent pour le reste de ses dépenses, ce qui, disait-il, le forçait à travailler au noir en faisant du taxi à l’occasion ou en travaillant comme serveur dans un restaurant près de chez lui. L’interviewé 2, qui bénéficiait de l’assurance-emploi au moment de l’entrevue, faisait aussi du travail au noir dans des garages (débosselage, peinture) depuis les années 1990 (ce qui constitue 90 % de son activité). Quand il n’était pas au chômage, il travaillait pour une compagnie d’excavation et de déneigement. Parmi les personnes qui dépendaient de l’assurance-emploi ou de l’assistance-emploi, l’interviewé 8 faisait exception. Sa conjointe et lui recevaient ensemble environ 1 000 $ par mois de la sécurité du revenu. Il refusait de faire du travail au noir, car il était opposé à l’idée de frauder.
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LES TRAJECTOIRES PROFESSIONNELLES DES PERSONNES INTERVIEWÉES Si l’on s’intéresse plus spécifiquement aux trajectoires professionnelles des personnes interviewées, trois personnes seulement ont suivi un parcours relativement bien intégré (les interviewés 3, 6 et 9) : leur salaire annuel est plus élevé (entre 30 000 $ et 60 000 $) et ils ont terminé leurs études secondaires et obtenu une spécialisation (formation professionnelle, études collégiales, certificat du cégep) avant d’être emprisonnés (l’interviewé 6 a fait des études de plomberie, l’interviewé 3 a commencé un certificat avant d’être mis en prison, il a continué par correspondance « en dedans », puis il a terminé après être sorti de prison et l’interviewé 9 a un diplôme du cégep). Tous trois exercent le métier pour lequel ils ont fait des études. Après l’incarcération, le retour au travail s’est opéré assez rapidement, dès la sortie de la maison de transition pour un interviewé ou très vite après la sortie pour les deux autres. Il s’agit de trajectoires assez atypiques par rapport à l’ensemble des autres trajectoires observées tant chez les libérés conditionnels que chez ceux dont la peine a été purgée. L’insertion professionnelle effectuée avant la première institutionnalisation semble déterminante quand on lit ces trois trajectoires « atypiques ». Les personnes dont il est question ont grandi dans des milieux assez « stables ». Déjà bien ancrées dans les études ou dans un emploi régulier, elles n’ont eu que tardivement des problèmes avec la justice, se distinguant en cela de la grande majorité des autres personnes de l’échantillon qui, en général, ont connu très tôt les milieux institutionnels (centres d’accueil, anciens « réformatoires », orphelinats…). N’étant pas placés dans une trajectoire de délinquance systématisée, ni dans une situation de précarité au point de vue du travail et bénéficiant du soutien de plusieurs de leurs proches (parents, conjointes, amis), ces trois hommes disposaient donc d’un capital social plus développé susceptible de faciliter leur retour dans la société et sur le marché du travail. Un autre type de trajectoire qu’on pourrait qualifier d’«institutionnelle» se dégage de notre analyse. Il s’agit dans ce cas d’anciens justiciables qui ont connu parfois dès leur plus jeune âge de longues périodes d’institutionnalisation. Issus de milieux familiaux qu’ils qualifient souvent de difficiles, souvent sous-scolarisés ou scolarisés sommairement en institution, ces hommes ont été durant leur enfance et leur jeunesse en rupture avec les cursus traditionnels, ne connaissant comme mode de vie que celui des institutions dans lesquelles leur séjour fut souvent long. Après une enfance et une adolescence caractérisées par une « carrière institutionnelle », leur transition dans le monde adulte fut marquée par de nombreuses difficultés d’intégration et par une entrée rapide dans le système pénal à la suite de certains comportements jugés délinquants. L’expérience de l’interviewé 4 est assez représentative de ce type de trajectoire. Celui-ci
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qualifie sa famille de dysfonctionnelle. Considéré très tôt comme un enfant difficile, il fut placé en orphelinat à la demande de ses parents dès l’âge de 5 ans. Il a par la suite été placé dans diverses institutions pour mineurs délinquants jusqu’à l’âge de 17 ans et est entré un an plus tard en prison où il est resté jusqu’à la fin de la trentaine. Cette longue période de retrait rend plus difficile la démarche de recherche d’emploi et, de façon générale, toute tentative d’intégration, puisque les personnes qui ont suivi une telle trajectoire ont d’abord à se désaffilier du mode de vie institutionnel qu’ils ont dû adopter pour essayer ensuite de s’affilier aux réseaux jugés « normaux ». En ce sens, la démarche d’intégration dans ce type de trajectoire est beaucoup plus ardue, souvent marquée par la précarité, l’échec et le retour possible à des pratiques illégales. Une autre trajectoire type se dégage de notre échantillon. Il s’agit dans ce cas de personnes qui, comme l’interviewé 7, ont connu une trajectoire professionnelle réussie dans l’économie illicite. Cet interviewé, affilié à un groupe de motards criminalisés, a géré pendant quinze ans un réseau de vente de drogue et une entreprise d’escortes. L’argent récolté était blanchi dans une entreprise dont l’interviewé était copropriétaire. L’interviewé voyait cette activité comme un travail, même si ce travail relevait de l’économie illicite. Ce type de trajectoire où l’activité considérée comme illégale est vue par la personne comme un emploi n’est pas sans rappeler aussi la question du travail du sexe, activité jugée illégale, mais revendiquée par de nombreuses personnes qui l’exercent comme un travail à part entière 8. Contrairement à cette dernière position, toutefois, cet interviewé réprouvait lui-même ses activités illégales antérieures et n’entendait les poursuivre que s’il n’arrivait pas à subvenir aux besoins de sa famille. Un autre type de trajectoire est celui des jeunes qui adoptent un style de vie plus marginal, y inclus des activités illégales, durant la période de transition entre l’adolescence et la vie adulte et qui, à ce titre, risquent davantage une prise en charge pénale. Ce type de trajectoire semble correspondre à ce que Besozzi (1999) a identifié comme des carrières de vie se caractérisant, entre autres, par des passages plus ou moins nombreux entre les activités marginales et les activités considérées comme plus conventionnelles. Chez les détenus qu’il a interrogés, Bosozzi a noté des parcours de vie où l’intégration sociale était précédée par une période de marginalité pouvant durer de quelques mois à quelques années et qui était, d’après lui, une sorte de prolongation des hésitations de l’adolescence. On pourrait placer dans ce type de trajectoire « intermédiaire » les
8. Voir Parent et al. (2002). En ce qui concerne les trajectoires dans le monde de la drogue, voir Duprez et Kokoreff (2000) ; Faugeron et Kokoreff (2002).
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interviewés 11 et 12. Même s’il existe des différences notoires entre leurs parcours, ces deux personnes, en raison de leur jeune âge (25 ans) et de leur expérience, n’ont pas encore vraiment accédé au marché régulier de l’emploi. N’ayant pas non plus vraiment eu de passé institutionnel (l’un d’eux vient même d’un milieu très aisé), il semble que la trajectoire marginale et en partie « délinquante » qu’ils ont adoptée durant quelques années doive être vue plus comme une étape de leur parcours que comme un mode de vie profondément ancré (c’est du moins leur propre interprétation). Qu’elle soit transitoire ou non, leur expérience montre que leur mode de vie les a rendus plus vulnérables eu égard à une prise en charge institutionnelle et aux difficultés d’intégration que connaissent bon nombre de jeunes à l’entrée dans la vie adulte.
LE SENS ACCORDÉ AU TRAVAIL Pour la plupart des personnes rencontrées, s’en sortir sans retomber équivaut à se trouver au plus vite du travail. En général, le travail représente pour ces personnes une source de revenus, mais aussi une occasion de trouver ou de retrouver une place, même minime, au sein de la société « normale ». Pour certains, le travail représente aussi le moyen de ne plus faire de mauvais coups, de rencontrer des gens, de reprendre confiance en eux et de rattraper le temps perdu en prison. Ainsi, un interviewé a mentionné avoir récupéré un peu de son identité de « citoyen » en décrochant son premier emploi. Deux autres interviewés ont dit que le travail prenait une place exagérée dans leur vie, mais qu’ils se sentaient pressés par l’urgence de ne plus gaspiller une seule minute de leur temps après avoir connu une longue période de privation de liberté. Suivant les différentes trajectoires suivies, la manière dont les interviewés conçoivent le travail et le sens qu’ils lui attribuent varient sensiblement. Tous reconnaissent certes la nécessité de se trouver un emploi pour s’assurer des revenus stables et aussi retrouver une place dans la société dite normale, mais une analyse approfondie des discours révèle des points de vue différents suivant la trajectoire suivie et les expériences accumulées. Pour les interviewés ayant connu une trajectoire d’emploi relativement stable avant et après l’incarcération, occuper un emploi régulier tient de l’évidence. Le travail est aussi vu comme un outil pour reconquérir une identité citoyenne perdue à la suite de l’incarcération. N’ayant pas vécu de longue trajectoire institutionnelle et délinquante au sens traditionnel du mot, ces personnes n’envisagent pas le travail en dehors des cadres réguliers et légaux qu’elles ont toujours connus.
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Par contre, la question du travail se pose en d’autres termes pour ceux qui ont vécu de longues périodes d’institutionnalisation. Nous l’avons déjà mentionné, le processus de réaffiliation est beaucoup plus difficile, voire dans certains cas très difficile, pour cette catégorie de personnes, particulièrement en ce qui concerne l’emploi. Pour les personnes qui sont restées longtemps en prison, le besoin de se conformer et d’accéder à un travail, même précaire, semble surtout dicté par le désir de sortir de la prison et d’en finir avec le monde des détenus. En ce sens, condamnées à occuper des emplois précaires et subalternes, sinon à être en chômage, ces personnes empruntent la seule voie acceptable (aux yeux des institutions) pour ne plus retourner en prison et se refaire une vie le plus possible en dehors du contrôle institutionnel. Ainsi, l’interviewé 1 qui, à sa sortie, a d’abord été bénévole, puis a travaillé comme intervenant auprès des ex-détenus a décidé de quitter ce milieu à un moment donné, car il n’arrivait pas à se définir une identité en dehors du monde carcéral. Depuis dix ans, il travaille pour un très petit salaire dans une agence d’aide ménagère. Il n’aime pas vraiment son travail mais il y reste faute de possibilités réelles ailleurs. Il dit aussi se faire discret et ne veut jamais « faire de trouble » par souci de se conformer à tout prix et par crainte de « remonter » en prison. Dans cette perspective, le besoin qu’expriment les ex-détenus longuement institutionnalisés de se trouver un travail semble souvent dicté par la crainte de se retrouver en prison, besoin qu’on peut reconnaître dans le discours d’interviewés ayant suivi d’autres trajectoires, mais qui est plus prégnant au sein de ce groupe. À l’intérieur de ce groupe plus « institutionnalisé », il faut mentionner le cas de l’interviewé 8, qui n’a jamais vécu de réelle expérience d’emploi en dehors des institutions et qui, au moment de l’interview, vivait une sorte de résignation et ne croyait plus guère aux possibilités de s’intégrer dans le monde du travail. Sa conjointe et lui vivent de l’aide sociale depuis plusieurs années et il ne semble plus désireux d’entreprendre des démarches en vue de trouver du travail. En ce sens, cet interviewé constitue le cas le plus extrême de désaffiliation en emploi au sein de l’échantillon. Pour l’interviewé 7, qui a suivi une trajectoire déviante plus «carriériste», la question du travail se pose aussi en d’autres termes. Lui qui a fait carrière dans l’illégalité affirme qu’il préférerait rester « honnête » et qu’il est à la recherche d’un emploi régulier pour assurer la survie de sa famille. Comme il le dit lui-même : « C’est beaucoup plus facile de débarquer que d’embarquer. » En effet, pour lui, adopter des activités socialement acceptables signifie perdre irrémédiablement beaucoup d’avantages (argent, prestige) liés à son ancienne occupation, sans compter les multiples pressions qu’il subit de la part de ses anciens « collègues » pour régler ses dettes
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et pour reprendre ses activités. En ce sens, il considère « qu’embarquer » suppose qu’il se trouve un emploi suffisamment rémunérateur pour qu’il n’ait pas à retourner à son ancienne vie. La place que le travail occupe dans les expériences des détenus en fin de mandat dépend largement de la trajectoire personnelle, sociale, institutionnelle qu’ils ont suivie et des ressources éducatives, professionnelles, familiales auxquelles ils ont eu accès avant, pendant et après leur incarcération. Parmi ces ressources, les liens interpersonnels avec des personnes significatives se révèlent des facteurs importants dans le processus de retour à la communauté, comme nous allons le voir dans la seconde partie de notre texte, consacrée à la sphère des relations personnelles et sociales.
LA SPHÈRE DES RELATIONS PERSONNELLES ET SOCIALES La situation familiale d’origine des personnes varie beaucoup de l’une à l’autre, de même que le parcours suivi durant l’enfance et l’adolescence. Néanmoins, en analysant les propos des divers interviewés et en reprenant certaines étapes de leur biographie, il est possible ici aussi de constituer plusieurs groupes de personnes ayant connu le type de trajectoire sociorelationnelle, trajectoire où se retrouvent en général les mêmes individus que ceux déjà mentionnés pour les parcours d’emploi. Ainsi, pour les personnes qui ont suivi une trajectoire institutionnelle, on retrouve avec de légères variantes le même contexte : il s’agit de personnes qui ont vécu durant l’enfance ou l’adolescence une rupture avec le milieu familial, que ce soit pour des motifs d’abandon ou à la suite de relations familiales difficiles. Certains des ex-détenus ont été placés en institution dès leur enfance, d’autres ont connu très tôt la ronde des familles d’accueil ou fait des séjours répétés en centres d’accueil. Ayant suivi une formation scolaire et professionnelle sporadique, c’est à l’adolescence ou à la préadolescence que ces interviewés ont commencé à adopter des comportements « problématiques » entraînant des conflits et des rejets parfois définitifs de la part de leur famille (naturelle ou d’accueil) et un contact plus ou moins prolongé avec l’univers carcéral. Il faut remarquer ici que ce ne sont pas seulement ceux qui ont été placés en institution qui semblent avoir connu des problèmes et des conflits familiaux durant l’adolescence. Au cours de cette période, la trajectoire biographique de nombreux interviewés a été marquée par des difficultés d’intégration et par l’adoption de comportements jugés
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déviants. Cependant, la différence entre les interviewés semble résider dans le fait que certains d’entre eux ont intégré de façon plus systématique les exigences et les habiletés sociales nécessaires à l’exercice d’activités légalement reconnues. Ayant dû composer avec les mêmes types de problèmes à l’adolescence, ces derniers ont par la suite repris un mode de vie plus conventionnel, alors que d’autres ont emprunté une trajectoire déviante. La situation et la dynamique familiales, le contexte éducatif ne sont donc pas les seuls éléments qui jouent un rôle dans le glissement vers une carrière plus marquée par la marginalité ou, au contraire, par le conformisme. Cela ne signifie pas pour autant que la famille, l’institutionnalisation précoce ou les fréquentations ne restent pas sans influence sur la « carrière » de chacun. Néanmoins, tous ces éléments nous semblent participer à un ensemble plus global de réseaux qu’on pourrait qualifier, à la suite de Bourdieu, de capital social (Bourdieu, 1980 ; Putnam, 1995). Durant l’incarcération, c’est la famille proche qui constitue souvent le seul lien avec l’extérieur pour la majorité des détenus. Dans certains cas, il s’agit du père ou de la mère, de la conjointe, des frères et sœurs. En institution, le rôle des proches n’est pas seulement un rôle passif de soutien. La famille sert parfois de relais pour favoriser la naissance de nouveaux liens, ainsi que l’illustre l’expérience de l’interviewé 3 qui a pu nouer des relations amoureuses en prison par l’intermédiaire de sa mère qui le mettait en contact avec des correspondantes et de futures amies 9. Cette situation est plutôt exceptionnelle, car l’arrivée en prison entraîne bien souvent une rupture avec les réseaux sociaux habituels. Même si certains liens privilégiés subsistent, ils se transforment profondément pendant et après l’incarcération, surtout si la durée d’emprisonnement est longue. En ce qui concerne les autres types de liens amicaux ou professionnels existant avant l’emprisonnement, ils sont généralement coupés avec l’entrée en prison et ne se rétablissent pas par la suite, sauf pour les personnes qui ont reçu des peines très courtes. À la sortie, pratiquement tous les réseaux sont à reconstruire et le contact avec d’autres personnes connues durant l’incarcération n’est plus accepté, puisque la plupart des interviewés ont reçu comme condition à la sortie de ne plus rencontrer de personnes associées au milieu criminel. En ce qui concerne les personnes placées en institution pour des séjours plus courts et dont les relations familiales étaient généralement plus stables, celles-ci se maintiennent grâce à des visites fréquentes de la part de la famille durant l’emprisonnement. Il faut dire cependant que le
9. En ce sens et tout en tenant compte des nombreuses ruptures que suppose l’incarcération et l’adaptation forcée à une logique carcérale, le séjour en prison ne constitue pas une période de désaffiliation totale.
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maintien de ces liens est souvent vécu dans la souffrance et dans la frustration en raison des restrictions quant aux contacts physiques imposées lors des visites et de la distance entre le domicile des proches et le lieu d’emprisonnement. Ceux qui vivaient en couple ou avaient des enfants ont dû s’accommoder, parfois avec énormément de difficultés, des rencontres sporadiques, souvent frustrantes avec leur proches. Malgré tout, ils ont ainsi réussi à maintenir des liens solides avec l’extérieur. Comme on peut s’y attendre, les personnes qui subissent une longue incarcération connaissent habituellement une rupture quasi totale avec leurs réseaux sociaux antérieurs (et pas seulement les réseaux liés à des activités marginales que le système correctionnel a pour mission explicite de neutraliser). Pour ces interviewés, en effet, les possibilités de renouer certains contacts à la sortie ont été beaucoup plus ardues non seulement à cause de la rareté des ressources relationnelles dont ils disposaient, mais aussi parce que les prises en charge répétées avaient contribué chez certains à la consolidation du statut d’assisté. Malgré ce fait, on peut difficilement parler de cassure relationnelle totale ou de désaffiliation totale pendant l’incarcération. Certains liens significatifs avec l’extérieur peuvent en effet se créer à l’intérieur des murs par l’entremise de codétenus, grâce à des réseaux de correspondance et grâce à la participation à des groupes de soutien ou à des groupes thérapeutiques ainsi que par des rencontres avec des visiteurs bénévoles. Chez certains détenus, le « retour à la communauté » commence véritablement avec les placements extérieurs grâce auxquels ils peuvent exercer certaines activités de jour en dehors du pénitencier. À la suite de ces premières expériences, certaines des personnes rencontrées ont pu établir des relations qui se sont révélées fructueuses par la suite. La plupart des interviewés ont résidé durant une période de temps très variable (de 3 mois à 6 mois) dans une maison de transition (centres correctionnels communautaires ou centres résidentiels communautaires) où ils bénéficiaient d’un régime de semi-liberté. Ce type d’expérience a souvent été qualifié par les interviewés de « prison sans les murs », un univers où les contraintes et les exigences, notamment en matière de recherche d’emploi, rendaient leur séjour très difficile. Certains ont aussi trouvé difficile le fait de devoir se plier aux conditions liées à leur régime de semi-liberté, notamment l’interdiction de se tenir avec d’autres contrevenants à l’extérieur, alors qu’ils pouvaient communiquer avec ces personnes à l’intérieur de leur résidence de transition. Dans certains cas du moins, cette modalité de prise en charge semble avoir permis d’atténuer le passage, à l’occasion brutal, du régime carcéral à la vie en dehors des murs et de renouer avec leur famille ou avec des proches durant les fins de semaine.
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L’existence d’un réseau social, aussi réduit soit-il, sur lequel compter, notamment dans les premières semaines suivant la remise en liberté, s’avère donc une ressource capitale pour les interviewés qui sont obligés, à cause des contraintes légales de la période de libération conditionnelle, de rompre les liens avec les connaissances et les amis ayant des antécédents judiciaires. Ce réseau social est bien souvent, ici encore, constitué de la famille proche. Durant le séjour en maison de transition, certains interviewés ont aussi créé des liens significatifs avec des femmes qui sont devenues des amies ou des conjointes. Cette nouvelle situation relationnelle, assez rapide dans certains cas, permet aux personnes récemment sorties de se sentir moins seules devant les difficultés du retour à la société. Elle leur évite aussi certains inconvénients purement pratiques et administratifs, puisque ces personnes n’ont pas à subir d’enquêtes de crédit ou autres en vue de se trouver un logement ou d’établir un compte en banque, puisque toutes ces démarches sont faites par et au nom de la conjointe ou du parent proche. Ce sont aussi les réseaux familiaux et amicaux qui facilitent les contacts et l’accès au marché du travail. Paradoxalement, ces liens qui permettent à certains interviewés de « s’en sortir » plus facilement et de se créer de nouveaux réseaux peuvent aussi être à l’origine de nouvelles formes de dépendance. C’est en effet par l’entremise de leur conjointe ou de certains proches qu’ils peuvent effectuer certaines opérations qu’ils ne pourraient faire en leur nom propre à cause de leur statut d’ex-détenu et de la précarité de leur situation économique. La situation de l’interviewé 4 illustre bien les problèmes que peut induire cette forme de dépendance. Celui-ci avait lancé sa propre compagnie et la plupart des fonds utilisés à cette fin lui avaient été prêtés par sa femme. Leur divorce a donc entraîné la perte de sa compagnie et de tous les revenus associés à cette activité. Certains interviewés ont aussi misé sur d’autres réseaux (professionnels, politiques, artistiques) pour recréer des liens après l’incarcération. De telles démarches ne diffèrent pas fondamentalement de celles que toute personne doit entreprendre pour s’intégrer dans un nouveau milieu. Cependant, la situation matérielle précaire de nombreux interviewés, leur mise à l’écart plus ou moins longue durant l’emprisonnement et le souci de cacher leur ancien statut rendent souvent ces démarches beaucoup plus pénibles et douloureuses 10. La crainte de dévoiler leur statut, même
10. À ce sujet, le fait que plusieurs ex-détenus portent sur eux des traces visibles de leur séjour en institution, par exemple des tatouages, peut constituer un facteur supplémentaire de discrimination à leur égard.
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à certains proches, oblige aussi certains ex-détenus à une vigilance permanente et les condamne bien souvent à n’entretenir que des relations superficielles avec leur entourage. L’analyse des expériences et trajectoires relationnelles révèle à quel point l’entrée dans le monde carcéral bouleverse et fait habituellement disparaître la plupart des anciens réseaux sociaux. Seuls demeurent les liens qui sont les plus significatifs et les plus solides avec quelques membres de la famille proche. Ce sont souvent ces quelques personnes proches qui constituent le groupe de soutien et l’unique ressource à la sortie, les personnes ayant subi une incarcération devant rebâtir de nouvelles relations et se retrouver une nouvelle identité en dehors des institutions. La question du rapport des interviewés avec les institutions carcérales ou autres fera l’objet de la troisième partie de notre analyse. Nous y aborderons notamment le rôle et l’impact de la trajectoire institutionnelle dans le processus d’intégration des personnes en situation de fin de mandat.
LA SPHÈRE DES RAPPORTS AVEC LES INSTITUTIONS LES RAPPORTS AVEC LES INSTITUTIONS EN GÉNÉRAL À leur sortie de prison, les interviewés dépendent souvent d’institutions comme l’aide sociale. Ceux qui sont restés longtemps en prison doivent aussi entreprendre des démarches nombreuses et souvent frustrantes auprès d’organismes comme les banques, les assurances, les établissements d’enseignement ou de formation professionnelle et la Société de l’assurance automobile. Comme dans la plupart des domaines envisagés au cours de notre recherche, les personnes qui ont connu une trajectoire institutionnelle de longue durée sont celles qui ont eu le plus à souffrir de difficultés dans leurs rapports avec les divers organismes privés et publics. Le fait de ne pas connaître toutes les démarches à suivre, d’avoir vécu une longue désaffiliation et donc de dépendre encore plus des institutions pour survivre, ainsi que le fait de subir le stigmate d’« ex-détenu » sont autant d’éléments qui entrent en ligne de compte pour expliquer les difficultés éprouvées et les frustrations qui en résultent. De plus, certaines personnes judiciarisées, surtout celles qui reçoivent peu ou pas de soutien familial, ne connaissent pas toujours toutes les ressources auxquelles elles pourraient avoir recours, ni les stratégies les plus efficaces pour obtenir satisfaction, ce qui les place dans une situation d’impuissance plus grande et qui constitue pour elles une source supplémentaire d’amertume.
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
LES RAPPORTS AVEC LES INSTITUTIONS CARCÉRALES Les interviewés réagissent différemment au séjour en prison, la durée d’emprisonnement, le type de délit, l’histoire personnelle de chacun, les expériences d’institutionnalisation entrant en ligne de compte dans leur attitude à l’égard du système carcéral. Certains des interviewés ont dès le départ manifesté un esprit de rébellion par rapport à ce qu’ils ont appelé « le système » durant tout le temps de leur emprisonnement. Pour l’un d’entre eux, le seul élément qui le motiva à finalement « rester tranquille », ce fut le désir de retrouver au plus vite ses enfants. D’autres interviewés sont aussi passés par des phases de rébellion, puis ils se sont finalement soumis au système et aux programmes imposés afin d’éviter les inconvénients qui pouvaient résulter de leur attitude et de raccourcir au plus vite leur temps de détention. D’autres, mais ils sont plus rares, ont pu utiliser certaines stratégies pour bénéficier de changements de régime ou faire réviser la sentence reçue. Tous ont dû, bon gré mal gré, s’accommoder des contraintes inhérentes à la vie en prison. Beaucoup d’interviewés ont mentionné dans leurs propos que leur décision de s’en sortir et de se « réinsérer » dans la société tenait exclusivement à leur propre décision et pas au système. S’attribuer ainsi la responsabilité et le choix de s’en sortir traduit non seulement leur scepticisme quant à l’aide qu’ils estiment pouvoir recevoir du système carcéral (même si certains pensent que tout n’est pas que négatif), mais également un désir véritable de changer de mode de vie. Après des années passées « en dedans », nombre d’entre eux sont « tannés » et veulent se ranger, profiter du temps qui leur reste à vivre, ce qui implique concrètement d’accepter les programmes et les thérapies, de se plier à la discipline. Pour s’en sortir, les personnes judiciarisées doivent d’abord « en » sortir (de la prison) et, dans ce cas, leur marge de manœuvre est fortement limitée 11. Tout en reconnaissant le caractère contraignant du système correctionnel et du système des libérations conditionnelles, certains interviewés dépendent encore de ressources développées par les institutions, notamment en matière de services d’aide à l’emploi. On constate ici le lien paradoxal que certains entretiennent avec l’institution, perçue comme une ressource pour se trouver de l’emploi, mais aussi comme un obstacle à une réelle réalisation de soi en dehors du cadre institutionnel. Ce
11. Nous développons cet aspect de façon plus détaillée dans l’article d’Otero, Poupart et Spielvogel du présent ouvrage.
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UNE FOIS LA SENTENCE TERMINÉE
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problème se pose plus dans le cas de personnes qui ont connu une longue institutionnalisation et qui ont perdu pratiquement tous leurs repères à l’extérieur. Les personnes qui, avant leur emprisonnement, ont développé des champs d’intérêt et reçu des formations ont encore plus de possibilités de s’en sortir après la prison parce qu’elles ont généralement accès à des ressources plus nombreuses et plus variées que celles dont disposent les personnes qui ne peuvent compter que sur les ressources institutionnelles. Pour tous, cependant, la brisure que représente l’expérience carcérale signifie la perte d’un statut, celui d’un citoyen à part entière, et l’obligation de composer avec une nouvelle identité marquée par le stigmate pénal. Même si ce stigmate pénal est susceptible de varier selon la condition propre à chaque individu et de s’atténuer avec le temps, il n’en reste pas moins qu’il est ressenti même par ceux dont l’intégration sociale est considérée comme réussie. En effet, ils continuent souvent à ressentir une forme d’insécurité et de fragilité, surtout ceux qui préfèrent ne pas dévoiler leur passé. En ce sens, même si les interviewés sont dégagés formellement de la tutelle institutionnelle, l’expérience carcérale reste une étape marquante dans la trajectoire de tous les ex-détenus interviewés. La manière dont cette étape est intégrée dans leur trajectoire de vie varie cependant suivant le type de parcours emprunté par les personnes et l’ensemble des ressources auxquelles elles ont eu accès avant, pendant et après leur incarcération.
CONCLUSION Les expériences postpénales des personnes qui ont connu une période d’incarcération et qui sont désignées comme « fins de mandat » sont très intéressantes à analyser. Elles constituent une source précieuse de renseignements et de réflexions sur les enjeux et sur les défis qu’ont à affronter les personnes qui sortent de prison. Ces personnes, qu’elles aient ou non accès à un emploi, ont toutes mentionné dans leurs propos l’importance qu’elles accordent au travail pour se reconstruire une identité conforme aux critères de normalité imposés dans la société. Il semble, en cela, qu’elles aient toutes intégré bon gré mal gré le discours institutionnel sur le travail et sur la valeur normalisante qui y est souvent attachée. Là où les choses diffèrent, c’est dans les modalités d’accès au travail et dans le type de travail auquel les « ex-détenus » peuvent prétendre. En ce domaine, il faut reconnaître que les personnes qui disposaient à leur entrée en prison d’une forme de capital (en termes de savoir, d’études, de réseaux,
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
de soutien et d’expérience professionnelle) ont pu à leur sortie avoir recours à plus de ressources et à plus de moyens pour se retrouver un emploi et accéder à un mode de vie plus valorisant et apparemment plus gratifiant. Ces personnes comme les autres ont eu à souffrir du stigmate pénal, mais, là encore, force est de constater que celles qui disposaient d’un capital relationnel, professionnel, éducationnel plus grand au départ ont pu élaborer, au regard de ce stigmate, des stratégies d’adaptation, d’évitement, de neutralisation ou de distanciation que d’autres, plus démunies, ne pouvaient bâtir. Reconnaissant la nécessité de se trouver du travail mais cantonnés dans des emplois précaires, les interviewés qui ont connu très tôt une trajectoire marquée par une plus grande précarité relationnelle et sociale sont les grands perdants de cette entreprise de « réinsertion ». Comme d’autres groupes de personnes touchées par le non-emploi ou le sous-emploi (chômeurs de longue durée ou prestataires de l’assistanceemploi), les personnes qui vivent avec difficulté leur retour au travail et à la vie sociale en général viennent pour la plupart de milieux défavorisés, sans beaucoup de ressources familiales ; elles sont sans diplôme, sans expérience de travail. Elles ont en outre connu très tôt une prise en charge institutionnelle presque totale et l’expérience de la prison a encore contribué davantage à ce processus de désaffiliation. Les démarches entreprises pour se trouver du travail se sont souvent soldées pour elles par des échecs ou au mieux ont conduit à des emplois occasionnels, mal payés. À la longue, cette forme d’existence marquée par la précarité est souvent interprétée par les interviewés eux-mêmes comme un échec ou, au pire, comme une forme d’inadaptation, un handicap inexorable. Rendus plus dépendants que les autres de formes d’aide institutionnelle (aide sociale, programmes d’employabilité), ils développent avec le temps et l’avancement en âge une forme de résignation, d’usure qui peut les conduire à endosser souvent définitivement l’identité d’assistés perpétuels ou de « sous-citoyens », pour reprendre les termes d’un des interviewés. Bien qu’elles soient variables, on aura compris que les conditions dans lesquelles s’effectue ce qu’on appelle la réintégration sociale des personnes incarcérées sont inséparables de la position que ces dernières occupaient et continuent d’occuper dans le champ social.
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46 ans
39 ans
41 ans
47 ans
49 ans
37 ans
38 ans
45 ans
35 ans
46 ans
25 ans 25 ans
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11 12
Ville, région de la Montérégie Ville, région de la Montérégie Montréal Montréal
Village, région de la Montérégie Village, région de la Montérégie Ville, région de la Montérégie
Ville, région des Laurentides Ville, région des Laurentides Village, région des Laurentides Montréal
Montréal
Lieu de résidence
Travail d’agent de sécurité (1 an) Assurance-emploi (2 ans)
Diplôme d’études collégiales
5e secondaire 5e secondaire
Sécurité du revenu (En attente des prestations) Sécurité du revenu (3 ans)
Travail d’auxiliaire familial (10 ans) Assurance-emploi (1 mois) et travail au noir Travail en gestion de personnel (en chômage depuis quelques mois) Sécurité du revenu (5 mois) et travail au noir Travail de conseiller à l’emploi (2 ans) Travail de plombier (6 ans)
Situation par rapport à l’emploi et durée
Travail de préposé aux bénéficiaires (2 ans) Travail de journalier (2 ans)
Diplôme d’études collégiales
Baccalauréat universitaire (en institution)
2e secondaire (en institution)
Baccalauréat universitaire (en institution) 5e secondaire
Baccalauréat universitaire (partiellement en institution) 4e secondaire (en institution)
4e secondaire
3e secondaire
Niveau de scolarité
6 mois 1 an
12 ans
11 ans
23 ans
19 000 $ 11 000 $
18 500 $
12 000 $ (avec sa conjointe) 39 000 $
12 000 $
60 000 $
6 ans 2 ans
27 600 $
5 000 $
18 ans 17 ans
41 000 $
19 200 $
16 000 $
Revenu annuel estimé*
10 ans
2 ans et 6 mois
7 ans et 8 mois
Durée de l’incarcération
2 ans 2 ans
2 ans
2 ans
3 ans
1 ans
2 ans
5 ans
3 ans
2 ans
1 mois
–
Temps écoulé depuis la fin de sentence
* Ce montant est estimé à partir du revenu d’emploi, des prestations d’assurance-emploi et de la sécurité du revenu et, dans certains cas, du travail au noir.
Âge
Interviewés
ANNEXE CARACTÉRISTIQUES DES PERSONNES INTERVIEWÉES UNE FOIS LA SENTENCE TERMINÉE
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
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UNE FOIS LA SENTENCE TERMINÉE
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C H A P I T R E
7 DE L’ITINÉRANCE ET DU TRAVAIL À propos de la reconnaissance sociale des pratiques dans l’univers de la marginalité
SHIRLEY ROY Département de sociologie Université du Québec à Montréal [email protected]
ROCH HURTUBISE Département de travail social Université de Sherbrooke [email protected]
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ Si le travail est encore la forme majeure d’intégration dans les sociétés actuelles, on assiste par ailleurs à une multiplication des formes atypiques de travail et parallèlement à des processus de reconnaissance ou de nonreconnaissance de celles-ci. Les expériences des personnes qui vivent dans la rue sont intéressantes à cet égard : elles consistent à se procurer de l’argent et à assurer sa survie par des moyens qui s’écartent de la représentation dominante du travail. Trois figures permettent de comprendre la diversité des articulations entre travail et rue : 1) une reconnaissance partielle et ghettoïsante, 2) une non-reconnaissance institutionnalisée et 3) une reconnaissance associée au transfert des compétences. Notre analyse consiste, pour chacune de ces figures, à identifier les caractéristiques et finalités des activités qui nous permettent de les associer au travail, les secteurs d’une économie informelle auxquels elles participent et les formes de reconnaissance (et de rejet) qui tendent à les définir dans les marges du social ou encore à les exclure.
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DE L’ITINÉRANCE ET DU TRAVAIL
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L’image forte de l’itinérance, largement admise et diffusée, est une impossibilité, pour un nombre croissant d’individus, de fonctionner dans un monde social organisé. Il s’agit d’un processus de désinsertion qui prend racine tant dans des trajectoires individuelles que dans des conjonctures structurelles et institutionnelles 1. Ce processus est fait de ruptures ou de détérioration progressive au niveau physique et psychologique, d’une perte de repères, d’une diminution des habiletés à fonctionner quotidiennement, des capacités à se projeter dans le temps, etc. Plus largement, ce processus s’inscrit dans un contexte de fragmentation des espaces urbains, de précarisation du travail, de fragilisation de la vie familiale et de diminution du filet de sécurité sociale. Dans ce contexte, le travail apparaît comme une antinomie ou une contradiction par rapport à des pratiques qui relèveraient de la survie. Pourtant, lorsqu’on observe l’univers de la rue d’un peu plus près, on constate qu’il y a un ensemble d’activités liées à la production, à l’offre de services ou encore à la vente de produits qui pourraient être associées à ce qu’on appelle, dans nos sociétés, le travail. Pourquoi ces activités ne sont-elles pas lues, décodées, voire pensées comme du travail ? Voilà le paradoxe que nous tenterons de résoudre. La rue et le travail sont généralement conçus comme des univers clos et s’excluant mutuellement. Plus encore, on assiste à la confrontation de deux univers normatifs dont l’un a une antériorité sur l’autre. Le travail, en tant qu’intégrateur par excellence dans les sociétés modernes et structurant fondamentalement les rapports sociaux, met en avant une représentation des liens et de l’action qui repose sur un ensemble de valeurs et de normes. Cette représentation marque fortement la lecture de l’ensemble des formes sociales, qu’elles soient dominantes ou marginales. Ainsi, toute activité permettant d’acquérir de l’argent pour vivre ou d’accumuler des richesses ne sera pas reconnue comme du travail si elle ne respecte pas les conditions permettant de lui donner ce sens. L’existence de formes diversifiées d’activités rémunérées et situées dans la rue force une relecture de la question du travail. Nous avons choisi d’analyser ces formes pour ce qu’elles peuvent nous apprendre des mécanismes d’exclusion qui ne reposent pas exclusivement sur des parcours individuels singuliers, des stratégies institutionnelles mal adaptées ou encore des politiques inadéquates ou inefficaces quant à l’intégration ou
1. Plusieurs études permettent d’identifier les déterminants sociaux et individuels de la condition itinérante. À ce sujet, voir Roy (1995), Fournier et Mercier (1996) et Laberge (2000).
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
à la réintégration sociale. Si le travail est encore la forme majeure d’intégration dans les sociétés actuelles, on assiste par ailleurs à une multiplication des formes atypiques de travail et parallèlement à des processus de reconnaissance ou de non-reconnaissance de celles-ci. Nous nous servirons d’exemples concrets liés à l’activité de la rue pour tenter de saisir comment et pourquoi ces activités ne sont pas incluses dans l’univers du travail. Nous ferons ressortir la complexité des situations en analysant en détail des éléments qui n’appartiennent pas aux mêmes registres. Entre la rue et le travail, les zones de passage sont généralement bloquées ; dans certains cas le passage est possible, mais à certaines conditions. Nous soutiendrons l’idée que diverses activités rémunérées ne peuvent être reconnues comme du travail en raison de barrières culturelles, légales, morales, institutionnelles et politiques. Dans une société où le lien social et la cohésion sociale reposent sur le travail, la rue et plus largement l’itinérance deviennent des révélateurs puissants : elles forcent un questionnement sur l’accessibilité, la critique ou le refus du travail, sur ce que signifie le vivre-ensemble dans un contexte où le travail occupe une place centrale. L’itinérance contredit l’image d’une société cohésive ; elle signale plutôt celle d’un affaiblissement du lien social. Le rapport itinérance-travail permet donc de réfléchir à ce que signifient l’intégration et l’insertion sociales ou, a contrario, leur impossibilité quand on se situe dans des univers de marginalité ou d’exclusion.
LE TRAVAIL COMME VALEUR CENTRALE DE NOTRE SOCIÉTÉ De nombreux auteurs ont examiné le contexte sociohistorique de l’apparition du travail. Les travaux qui décrivent l’existence de « sociétés sans travail » permettent de saisir que le travail n’est pas une donnée anthropologique mais historique. Méda (1998) brosse ainsi un tableau instructif des différentes conceptions et significations attachées au travail qui ont marqué nos représentations et notre imaginaire collectif au cours des siècles. D’abord méprisé ou considéré comme une malédiction, le fait de « subvenir à ses besoins » n’était pas synonyme d’accumulation de biens ou de richesses et il occupait un temps minimal de la vie. Les activités de survivance ne se faisaient presque jamais individuellement et étaient dévolues aux non-citoyens (les esclaves), qui avaient pour tâche d’accomplir les travaux dégradants et pénibles. Ils permettaient ainsi aux citoyens de développer leur esprit (p. 30-60). Le XVIIe siècle marque une période de
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DE L’ITINÉRANCE ET DU TRAVAIL
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transition où le travail commence à s’inscrire dans des activités de production à plus vaste échelle. Il faudra attendre la fin de ce siècle pour que le travail apparaisse comme un facteur de production et qu’il émerge dans la relation individu-société. À ce moment, le travail ne fait l’objet d’aucune valorisation particulière. Au XIXe siècle, cette représentation se transformera profondément en faisant du travail le modèle de l’activité créatrice par excellence ; celui-ci apparaîtra comme « l’essence de l’homme ». De contraignant, pénible et aliénant par ses conditions concrètes, il deviendra source d’épanouissement et lieu de réalisation de soi (p. 92-129). C’est la convergence des conceptions issues des grands courants de pensée marquant le XXe siècle 2 qui va donner au travail son sens actuel. Le travail devient donc l’une des modalités d’apprentissage de la vie en société. Il donne accès à autrui, à soi-même et à la règle sociale. Le travail structure fondamentalement les identités, certains modes de sociabilité et constitue la forme majeure d’organisation du temps. Non seulement il favorise l’intégration sociale, mais il est l’une des composantes essentielles du lien social qui se fonde sur les notions de réciprocité, d’échange, de contrat et d’utilité. Le travail représente le mode d’être ensemble, la manière de construire un ordre nouveau porteur de valeurs communautaires (Méda, 1998, p. 17-29). Cette représentation dominante du travail structure l’individu et les liens sociaux. Le travail prend alors un sens autre qu’une « activité déployée en vue d’obtenir une production, voire une rémunération » (Teulon, 2000, p. 5). Il dépasse largement l’idée de « subvenir à ses besoins » ou même d’« accumuler de la richesse ». Il représente, au contraire, l’essence du rapport social et l’élément central de la cohésion sociale. Sa fonction symbolique est majeure : il devient la catégorie, le principe à partir duquel on classe les individus, on les reconnaît ou non. Il devient le définisseur de la place de chacun dans le monde. Dans un tel contexte, être sans travail (en chômage, assisté social ou itinérant) signifie, symboliquement du moins, ne pas être en communion avec la société, ne pas appartenir au monde commun, refuser les valeurs qui le structurent. Plus encore, être sans travail représente une menace à
2. Pour Méda (1998), il y a convergence ou plutôt conception commune du travail entre les courants chrétien, humaniste et marxiste. Pour le premier, « le travail est pour l’homme un moyen nécessaire de se réaliser » […] « le travail humain est donc la continuation sur la terre de la création divine mais aussi un devoir social que chacun se doit de remplir du mieux qu’il peut » (p. 20). Pour le courant humaniste, « le travail est l’activité humaine qui exprime au plus haut point la liberté créatrice de l’homme » (p. 21). Pour la pensée marxiste, « quelle que soit sa diversité, [elle] continue de défendre avec vigueur l’idée que le travail est une catégorie centrale et qu’il constitue l’essence de l’homme » (p. 21).
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la cohésion sociale. Le « sans-travail » devient alors un acteur de la déliaison sociale. Il n’est pas dans la réciprocité : sans contribution, le « sans-travail » ne peut développer un sentiment d’appartenance et ne peut pas, non plus, être reconnu comme utile. Malgré sa non-contribution financière, celui qui est en dehors de l’emploi bénéficie (ou peut bénéficier) de la logique assistancielle qui est par essence investie symboliquement comme rapport de dépendance, rapport hiérarchique. Celui qui ne contribue pas à la richesse collective, celui qui ne s’inscrit pas dans la réciprocité peut être aidé, mais il en paiera le prix matériel et symbolique. Matériellement, il sera en déficit de revenus, ce qui le confinera à la pauvreté ; symboliquement, il sera stigmatisé comme paresseux, oisif, velléitaire, celui qui se soustrait au « devoir qu’est le travail », valeur centrale de notre société (Demazière, 1999). Étant « inutile au monde » ou surnuméraire (Castel, 1995), il sera dévalorisé, voire rejeté. Parallèlement à cette représentation dominante du travail, on observe une diversité de représentations plus marginales qui s’inscrivent dans des pratiques alternatives et dans des espaces non productifs. Un détour par les expériences de « la rue » nous apparaît instructif à cet égard.
LA DIVERSITÉ DES FORMES D’ARTICULATION DE LA RUE ET DU TRAVAIL Pour saisir la complexité du rapport entre le travail et la rue, un détour par quelques exemples concrets s’impose. L’objectif n’est pas de recenser la diversité des activités rémunérées que l’on associe à la rue. Nous avons plutôt construit trois figures qui représentent trois manières différentes de se procurer de l’argent et d’assurer sa survie quand on est dans la rue. Celles-ci ont été choisies en raison même de leur valeur illustrative. Elles nous permettent d’identifier, en creux, les valeurs sous-tendues dans l’univers du travail et le sens accordé à celui-ci, les compétences nécessaires à la réalisation des activités et la reconnaissance sociale dont elles font l’objet. En fait, ces figures nous permettront de démontrer que certaines activités rémunérées sont tolérées et encouragées, alors que d’autres sont au contraire dévalorisées, niées ou stigmatisées et que d’autres, enfin, à certaines conditions, peuvent être reconnues dans l’univers du travail. Comme on le verra, ce n’est pas tant le contenu même de l’activité qui est en cause, mais le cadre dans lequel elle se situe et surtout la représentation que l’on en a en fonction d’un cadre normatif implicite lié à la société salariale qui est la nôtre. Notre analyse consiste, pour chacune de ces figures, à décrire les caractéristiques des activités (compétences, habiletés, expertises) qui nous permettent de les associer au travail, les finalités
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de ces activités (production, échange, accumulation, construction identitaire), les secteurs d’une économie informelle auxquels ces activités participent et les formes de reconnaissance (et de rejet) qui tendent à les définir dans les marges du social ou encore à les exclure 3.
UNE RECONNAISSANCE PARTIELLE ET GHETTOÏSANTE La première figure que nous proposons est construite à partir d’un exemple qui se situe à la jonction d’une activité rémunérée (par la vente d’un produit) et d’un projet d’insertion sociale. Dans cet exemple, on met en place un dispositif qui constitue en quelque sorte une simulation d’un milieu de travail réel. La productivité et l’efficacité ne sont pas prioritaires et le fonctionnement doit être ouvert et flexible pour tenir compte des problèmes des « travailleurs » concernés (retard, non-respect des horaires, difficultés à travailler en équipe, consommation excessive d’alcool ou de drogue, fugues, etc.). L’Itinéraire 4 est d’abord et avant tout un projet de production d’un journal qui porte le même nom. Le projet est celui d’une entreprise d’insertion qui accueille des personnes itinérantes sans formation professionnelle. Il vise l’acquisition des rudiments du métier d’écriture, de l’utilisation de l’informatique, du travail de bureau, d’habiletés de vente, etc. Bien qu’il soit difficile d’évaluer le niveau de revenus de ces personnes, on sait que ce qu’elles obtiennent s’ajoute aux prestations de sécurité du revenu auxquelles elles ont droit et que la vente du journal représente certains mois près de la moitié de ce qu’elles gagnent 5. Un noyau de personnes participe de manière régulière et soutenue au projet et leur expérience les a menées à une relative stabilité. Ces personnes ont un logement salubre et la vente du journal constitue une
3. Plusieurs travaux proposent une analyse compréhensive des activités dans les univers marginalisés pour y saisir les logiques et paramètres d’action. Voir Roulleau-Berger (1991) ainsi que Hurtubise et Vatz-Laaroussi (2000). 4. D’une brochure photocopiée et distribuée gratuitement pendant près de deux ans, le collectif a pris l’initiative de publier un premier numéro visant à sensibiliser la population à la problématique de l’itinérance (en 1993) : en quatre jours, 3000 copies ont été vendues. Le journal a acquis sa forme actuelle de mensuel à partir de 1994 et il se vend aujourd’hui plus de 15 000 copies chaque mois. Le journal est vendu 2 $ l’unité ; les camelots conservent la moitié du montant récolté et remettent l’autre à l’organisme. Le collectif s’autofinance à près de 50 % grâce à la vente du journal et comble le budget annuel à partir de diverses subventions et de dons. 5. De manière très imprécise, disons qu’une personne seule bénéficiant de l’aide sociale peut obtenir entre 400 $ et 600 $ par mois et que les revenus de la vente du journal, dans des conditions favorables et maximales, peut varier entre 150 $ et 200 $. Cependant, on ne peut projeter ces revenus mensuellement. Les personnes itinérantes, par définition, sont aux prises avec des problèmes sérieux et passent par des phases d’instabilité très grande ; le travail ne se fait donc pas de façon régulière.
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sorte de « travail régulier » qui leur a permis d’acquérir des habiletés nouvelles, de développer à nouveau des attitudes positives face à elles-mêmes et aux autres. Grâce à ces acquis, elles s’éloignent lentement de cette « identité sociale négative » (Castel, 1995) qui leur colle à la peau depuis qu’elles vivent ou ont vécu dans la rue. Par la réalisation et la vente du journal L’Itinéraire, les personnes acquièrent des moyens de changer progressivement leur vie. L’existence de L’Itinéraire permet la reconnaissance de certaines activités de la rue tout en donnant une parole aux exclus. Les personnes vendent un produit de consommation à des passants. L’achat du journal constitue un geste de solidarité à l’endroit des personnes identifiées comme démunies (Char, Rhéaume et Tremblay, 1997), geste qui juxtapose une logique marchande à une pratique caritative. Le processus de reconnaissance ici à l’œuvre permet la transformation de pratiques de mendicité en pratiques d’échange marchand tout en se situant dans le cadre d’une économie informelle. L’activité de vente est ici tolérée, voire acceptée comme une forme de solidarité ; celle qui se joue entre le vendeur et l’acheteur permet aux vendeurs-itinérants de se resituer dans les relations sociales desquelles ils étaient d’une certaine manière exclus (Roy et Taracena, 1999). Cela dit, elle ne permet pas une véritable intégration aux activités économiques ; elle confine à une économie marginale et rend des pratiques de mendicité plus acceptables et plus tolérables, puisqu’elles s’inscrivent dans une logique de réciprocité. Les personnes accomplissent une activité qui vise une réinsertion sociale par le travail. Celui-ci devient un moyen de structuration de l’ensemble des autres dimensions de la vie et non une formation où le développement d’habiletés est directement transférable dans l’univers du travail. Les personnes dans la mendicité sont généralement perçues comme dépendantes ; elles ne se conforment pas aux attentes sociales, n’accumulent ni biens ni richesses et remettent en cause la cohésion sociale. La situation des vendeurs itinérants entraîne de la compassion et les mécanismes de solidarité sociale se mettent en branle. Collectivement, on considère que certains individus sont incapables de s’assumer financièrement et d’être autonomes en raison de problèmes sociaux ou individuels. Matériellement, l’État accepte de les aider à la fois par solidarité et par responsabilité envers les plus démunis ; la communauté, elle, devant une volonté affichée de « s’en sortir », est disposée à aider ces personnes par une contribution individualisée. Cette figure d’une « reconnaissance partielle et ghettoïsante » est paradoxalement celle où l’incompatibilité entre l’univers de la rue et celui du travail est la plus grande. Sur un ensemble de dimensions, elle est
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plutôt du côté du non-travail. La vente de L’Itinéraire ne correspond pas aux critères de l’échange marchand : le « vendeur » transforme une pratique de mendicité en activité « apparemment » marchande à travers la vente d’un produit qui ne correspond pas aux critères du marché ; l’acheteur transforme une pratique charitable de don en consommation d’un produit culturel (une revue). Si l’activité ne permet pas une insertion stable et durable dans le circuit économique, elle constitue pour les personnes concernées un moyen de donner un sens différent à leur existence : être socialement utile, proposer une critique politique, prendre la parole.
LA NON-RECONNAISSANCE INSTITUTIONNALISÉE La deuxième figure correspond à ces activités rémunérées liées à l’économie souterraine et qualifiées de délinquantes à cause de leur caractère illégal. Souvent associées aux jeunes de la rue ou aux gangs de rue, elles renvoient à une diversité de situations et de pratiques qui correspondent à plusieurs caractéristiques valorisées dans le travail, même si cela ne va pas de soi. Si l’on met entre parenthèses le jugement moral associé à certaines activités comme la vente de drogues, le squeegee, le vol et le recel, la prostitution, etc., on peut y observer le développement de compétences recherchées dans le monde du travail. Prenons deux exemples. D’un point de vue économique, la vente de drogues illégales 6 est un marché très rentable et en pleine croissance. Bien qu’illégales, la production et la mise en marché de tels produits permettent aux protagonistes de ce marché d’assurer leur autonomie financière et d’accumuler des richesses. Si, comme société, on n’autorise pas la circulation du produit, on reconnaît tout de même la richesse produite par l’activité, richesse visible mais dont le contrôle social est difficile. Qu’on pense seulement à la difficulté, voire à l’impossibilité de saisir des biens provenant de la vente de drogues illégales. Tout en niant une quelconque valeur sociale à un tel commerce, on n’en reconnaît pas moins le caractère organisé qui répond à des exigences de productivité et de rentabilité. La mise en place de réseaux fortement structurés qui vont de la production ou de l’achat à la distribution nécessite des compétences et des expertises spécialisées. L’existence d’un tel marché, en raison de la tolérance et de la complicité dont il bénéficie ou de l’impossibilité de le contrôler, lui donne de facto une reconnaissance à défaut d’une légalité.
6. En opposition aux drogues légales comme les médicaments. Certains auteurs, dont Ehrenberg (1991), élargissent cette notion au tabac et à l’alcool.
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Le squeegee 7 est la deuxième illustration de ces pratiques de l’économie souterraine qui permettent à plusieurs jeunes d’assurer une partie de leur subsistance. La pratique du squeegee suppose des habiletés de planification et d’organisation importantes qui s’apparentent à ce qu’on observe dans les études de marché, évaluant la concurrence et la mise en œuvre d’une approche client : le repérage des lieux en fonction de la circulation automobile et de la tolérance publique ; la planification de l’occupation de l’espace de façon rationnelle ; l’élaboration de stratégies centrées sur le client, conviviales et misant sur la politesse et l’humour ; l’approvisionnement des produits de base nécessaires à l’activité (seau, raclette, eau et savon) qui nécessitent des négociations avec certains commerçants. Cela dit, et de manière très différente de l’exemple précédent, la pratique du squeegee, a priori inoffensive, risque de faire basculer les jeunes dans l’illégalité en raison d’un règlement municipal qui l’interdit (Bellot, 2001). Les deux illustrations retenues ici ne sont pas du même ordre. Cela dit, en mobilisant leur potentiel, leurs habiletés et leurs ressources, les personnes concernées pourraient être reconnues comme compétentes et efficaces, puisqu’elles sont associées à un commerce lucratif ou à une initiative entrepreneuriale. Le transfert des habiletés et le développement des expertises dans la rue pourraient-ils permettre un passage dans l’univers du travail ? Il faudrait, à cet effet, pouvoir les nommer librement, revendiquer leur légitimité et permettre leur reconnaissance. Les obstacles que constituent la criminalisation de ces activités et les dimensions morales qui leur sont attachées sont de taille. Du fait de l’illégalité de ces activités, apparaît une stigmatisation qui rend impossible leur reconnaissance positive. Cette figure permet de reconnaître une double articulation de la rue et du travail. Sur certains aspects, elle rejoint tout à fait les dimensions positives et les potentialités du travail. En effet, les activités exercées demandent des compétences reconnues dans l’univers du travail : encadrement et formation de la main-d’œuvre (pusher et squeegee), mode de surveillance des activités, contrôle de la qualité des produits (la drogue doit être de bonne qualité pour maintenir le marché), constitution de réseaux (pour pouvoir écouler la marchandise ou donner les services). On y observe un véritable esprit d’entrepreneuriat. Les revenus générés, particulièrement dans l’univers de la drogue, sont importants ; ils favorisent l’autonomie et l’accumulation des richesses. Par ailleurs, sur plusieurs
7. Le squeegee est la marque de commerce de l’outil utilisé pour nettoyer les pare-brise des voitures. Le terme s’est transformé et sert maintenant à désigner l’activité des jeunes qui proposent leurs services aux automobilistes. On peut interpréter cette activité comme une forme de contestation du travail traditionnel, comme une expression entrepreneuriale, comme une activité lucrative, comme une activité marginale permettant de survivre dans la rue.
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autres dimensions, elles sont à l’autre extrême ; les pratiques relevées ici sont l’envers de ce qui est valorisé socialement. Par leur caractère « illégal » et du fait, donc, qu’elles peuvent être judiciarisées, ces activités constituent une menace à la cohésion sociale. Les personnes concernées sont stigmatisées, parce qu’elles représentent un risque pour la santé et la sécurité publique (Quirion, 2000). Elles sont souvent enfermées dans un monde souterrain, voire clandestin, où les rapports sont marqués par la violence et l’exploitation. Dans cette figure de la « non-reconnaissance institutionnalisée », la lecture des dimensions objectives et des caractéristiques des activités disparaît au profit d’une lecture morale. La vente de drogues ou le squeegee ne peuvent être pensés comme du travail. Ici, la dimension normative est la plus forte et fonctionne à la négative. Le passage entre monde de la rue et monde du travail est pour ainsi dire bloqué.
LA RECONNAISSANCE ET LE TRANSFERT DES COMPÉTENCES La troisième figure que nous proposons est celle de jeunes qui, dans leurs stratégies d’emploi, font appel à des habiletés et à des savoirs développés dans la rue ; ceux-ci servent de base à la reconnaissance de leurs compétences et sont directement transférables. Cette figure nous permet de revoir l’opposition habituelle entre l’univers de la rue et l’univers du travail pour y saisir des continuités et des processus de transfert des expertises. Nous prendrons deux exemples. Le premier est celui de personnes qui ont connu une expérience de la rue et dont la sortie se fait par la transposition de savoirs et de compétences de la rue vers un travail d’intervention auprès des personnes itinérantes ou encore des jeunes de la rue. Le plus souvent recrutées pour leur expérience concrète de la rue, ces personnes trouvent là leur légitimité. De nombreux exemples de ces trajectoires peuvent être observés chez les travailleurs de rue (Hurtubise et Vatz Laaroussi, 2000) 8 ou encore chez des intervenants d’organismes communautaires dont la mission est le soutien aux personnes itinérantes. Le travail se fait essentiellement dans le monde marginal. Il s’agit d’un travail de type professionnel qui vise des objectifs de soutien, de réinsertion ou de réhabilitation. Ce qui a mené à l’embauche de ces personnes, c’est leur propre histoire, le fait qu’elles
8. Le travail de rue est une pratique de proximité qui vise le soutien aux jeunes de la rue et aux itinérants. Pendant longtemps, les travailleurs de rue ont été des personnes avec une expérience personnelle de l’itinérance. Ces dernières années, on observe une professionnalisation de cette pratique : des travailleurs de rue formés « sur le tas » cohabitent avec d’autres dont la formation est universitaire ou collégiale.
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constituent une mémoire vivante de la réalité de la rue, leurs compétences en matière d’écoute, de connaissance du milieu, leurs contacts avec les acteurs clés tant marginaux qu’institutionnels. Le deuxième exemple concerne la formation donnée par des professionnels du cirque à des jeunes de la rue, qui favorisent le développement d’habiletés de performance artistiques et scéniques (Roy, Dagenais et Bolduc, 1998). Ces jeunes pourront participer à des activités lucratives, que ce soit au cours de spectacles dans les rues ou en se joignant à une troupe de saltimbanques. L’activité proposée s’inscrit en continuité avec l’univers de la rue : l’histoire du cirque et des métiers associés est largement le fait de nomades, de gitans et d’errants. La formation donnée, qui exige assiduité, forme physique, travail de groupe, persévérance et confiance en soi, permet à des jeunes de développer ou de découvrir des habiletés non explorées. Certains jeunes qui ont suivi ces formations peuvent aujourd’hui assurer leur survie et acquérir une expertise qui leur aurait été inaccessible autrement, car les grandes écoles qui donnent cette formation sont sélectives et chères. Dans ces deux exemples, les compétences acquises et reconnues sont de plusieurs ordres : les compétences transactionnelles, dont la gestion des conflits et des tensions, l’identification des enjeux et des divergences qui permettent de développer les rapports entre les personnes et les groupes ; les compétences opérationnelles liées à la planification du travail, à la mobilisation des ressources, à la mise en œuvre de projets ; les compétences artistiques à travers la création et la diffusion de produits culturels (tag, musique, animation publique) ; et, enfin, les compétences expériencielles, dont la compréhension de l’autre, l’écoute, l’empathie, et la résolution des problèmes (Hurtubise, Roy et Bellot, 2003). Dans les diverses déclinaisons de cette figure, c’est la production et la prestation de services qui caractérisent les activités. Ces services s’inscrivent en parfaite continuité entre la rue et le monde du travail tel qu’il est organisé. Les compétences développées dans un monde marginal sont utilisées directement ou elles servent de levier à l’acquisition d’autres compétences. Dans un cas, les compétences permettent de combler un manque du milieu dans le recrutement de personnes connaissant les pratiques de la rue. Dans l’autre, la rue et la marge constituent des espaces de créativité qui sont féconds justement parce qu’ils transgressent les normes. Ici, l’imaginaire rattaché au monde du cirque, à sa vie nomade remplie de liberté et qui crée magie et rêve se définit dans le prolongement des pratiques et de la culture de la rue. En fait, la légitimité des compétences ne se réduit pas au fait qu’elles ont été acquises dans la rue ;
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elles viennent combler un manque du marché et de l’univers du travail. Ce transfert n’est possible que dans la mesure où il présuppose une lecture différente de la rue, dans ses dimensions positives. Cette figure « de la reconnaissance et du transfert des compétences » est celle qui se rapproche le plus des représentations normatives du travail, entre autres par l’importance qu’elle donne à l’acquisition et à la reconnaissance des compétences qui, ici, prennent véritablement le statut d’expertise. La maîtrise des compétences et des habiletés nécessaires à l’exercice du métier demande effort, assiduité, persévérance et confiance en soi. Le contenu des diverses compétences (transactionnelle, opérationnelle, créative et expériencielle) que requiert l’exercice de ces activités est garant de leur intégration. Les valeurs, les compétences et les habiletés reproduisent celles qu’on retrouve dans l’univers du travail. Une identité reconnaissable et valorisée socialement en résulte. Ces activités se situent dans la réciprocité (donner et recevoir) et sont d’utilité sociale (combler un manque d’expertise dans un domaine du social ou réaliser une création artistique). De surcroît, l’exercice de ces activités rend les personnes financièrement autonomes, les soustrayant à l’assistance collective (sécurité du revenu). Le passage de l’univers de la rue à celui du travail se fait aisément, puisque dans certains cas la prise en compte des expériences de la rue peut devenir l’une des pièces maîtresses du coffre à outils des exclus qui s’insèrent socialement.
CONCLUSION Réfléchir sur la question du travail à partir de ce qui représente son contraire, la vie dans la rue, nous force à sortir des évidences et à nous intéresser aux processus et aux mécanismes fins qui construisent les représentations que l’on a du travail. Les obstacles à la reconnaissance d’activités rémunérées comme étant des activités de « travail » sont de nature très différente. Ce que nous avons cherché à faire, c’est illustrer cette diversité et les mécanismes qui l’animent. La vie dans la rue n’est pas une revendication du « droit à la paresse » (Lafargue, 1996). Ce qui est en cause, c’est la conception utopique et fortement idéologisée de ce que doit être le travail et du rôle fondateur que celui-ci joue dans nos sociétés. Ce qui est en cause, c’est la normativité du travail ; le fait qu’il ait été et soit l’élément central de la structuration des rapports sociaux, de notre identité, du lien et de la cohésion sociale. La force et la place du travail est à ce point centrale qu’il nous est difficile de penser en dehors de ce cadre. En fait, notre représentation du monde est si fortement structurée autour du travail et à travers lui que tout
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ce qui est situé à l’extérieur du travail normé, de l’emploi ou du travail salarié est sans dénomination. Pire, on ne le désigne que par la négative : on parlera alors des chômeurs, des assistés, que l’on qualifiera d’improductifs, d’inactifs ou d’exclus, que l’on désignera comme instables ou irrécupérables. Dans un tel univers, certaines activités qu’on pourrait associer au travail sont dévalorisées, voire judiciarisées, et les obstacles à leur reconnaissance se dressent à mesure que l’on s’éloigne du modèle normatif. Autour du débat actuel sur la « fin du travail » (Rifkin, 1997 ; Schnapper et Petit, 1997) et sur le sens et la place qu’il occupe dans nos sociétés, ne devrait-on pas tenter de lever les injonctions négatives ? Un changement de perspective s’impose, et c’est ce que nous avons voulu amorcer par ce texte. En partant d’exemples associés au non-travail, plus encore à la marginalité et à la criminalité, nous avons tenté d’identifier les limites et les biais des catégories utilisées. Ainsi, parler de « travaillants » plutôt que de travailleurs constituerait déjà une avancée (Pellegrin-Rescia, 1993) 9. Ce déplacement n’est pas que sémantique. Il crée un espace pour réfléchir autrement au rapport entre les individus – et entre les individus et la société – ainsi qu’à la place de la production, du pouvoir et de la richesse. La catégorie « travaillant » fait se déplacer l’accent mis sur la norme instituée vers l’activité elle-même. Elle permet de renoncer aux « catégories imaginairement “fortes” de l’individu qui se veut autodéterminé, et de s’appuyer sur les catégories symboliques du manque propre à un sujet qui se définit en interdépendance avec les autres » (p. 240). La notion de « travaillant » permet de suspendre la dimension normative et moralisante du travail effectué par le travailleur censé maîtriser et dominer la production qui peut ainsi s’identifier à celui-ci. Le travailleur est ce qu’est son travail ; le travaillant opère ailleurs, autrement et dans des lieux ad hoc (p. 241). Il n’est plus le sans-travail, l’in-actif, l’im-productif, l’il-légal. Il est celui qui occupe une activité complémentaire, interdépendante, qui peut être reconnue comme telle, sortie des catégories de la productivité et de l’efficacité et de la moralité. Certes, et comme l’affirme Pellegrin-Rescia (1993), ces questions sont complexes et le simple recours à une autre dénomination ne résout pas tout. Cela dit, penser le travail de la rue et les différentes catégories proposées dans ce texte sous l’éclairage du « travaillant » peut permettre
9. Nous empruntons cette expression à Louise-M. Pellegrin-Rescia (1993). Dans son livre intitulé Des inactifs aux travaillants : à la recherche de catégories heureuses, l’auteure propose une analyse détaillée de la catégorie « travailleur » ; elle explore entre autres le registre psychanalytique pour fonder son propos. Son livre ne traite nullement de la question des activités de la rue. Nous l’empruntons donc en le travestissant. Le développement que nous en faisons nous appartient ; nous ne voulons pas faire dire à Louise-M. PellegrinRescia ce qu’elle ne dit pas. Cependant, cette notion était pour nous évocatrice et féconde.
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une dé-stigmatisation et ouvrir un univers de possibles qui n’existent pas quand on reste dans les catégories « classiques » du travail. La critique de la représentation dominante du travail que cette réflexion permet ouvre la porte à la nécessaire analyse des mécanismes de reconnaissance de la diversité des activités humaines, des pratiques de production et de circulation des biens et des services.
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C H A P I T R E
8 INTÉGRATION SOCIALE DES JEUNES APRÈS UN PASSAGE DANS LES GANGS DE RUE Quelques pistes de réflexion
SYLVIE HAMEL Institut de recherche pour le développement social des jeunes [email protected]
MARIE-MARTHE COUSINEAU École de criminologie, Université de Montréal [email protected]
MICHÈLE FOURNIER École de criminologie, Université de Montréal [email protected]
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RÉSUMÉ Les résultats de deux études se rapportant au phénomène des gangs de rue, menées récemment dans la région de Montréal, sont présentés ici dans le but de soulever quelques pistes de réflexion concernant l’intégration sociale des jeunes ayant fait une telle expérience. La première étude concerne l’histoire de 31 jeunes (21 garçons et 10 filles) et la deuxième porte plus spécifiquement sur le vécu des filles affiliées aux gangs de rue. Une dimension importante de l’analyse des deux études met en évidence la grande fragilité des liens qu’entretiennent les jeunes membres de gangs avec les institutions traditionnelles. C’est à l’école qu’apparaissent au grand jour les manifestations probantes de ce malaise. Mais c’est avec leur famille que la plupart des jeunes vivent des difficultés plus fondamentales : faible qualité des liens, climat chaotique et milieu désorganisé. Pour plusieurs, le gang joue le rôle d’une nouvelle famille ; c’est un lieu d’appartenance, d’alliances, de connivences, de solidarités et de loyauté. Les jeunes disent découvrir dans ces groupes de « vrais amis », auprès desquels ils trouvent affection, valorisation et protection. Après la sortie, qui se fait souvent dans des circonstances difficiles, les jeunes sont d’abord désorientés. Le processus de la désaffiliation se révèle comparable à celui d’un deuil, au cours duquel les jeunes ressentent cruellement le vide causé par la rupture des liens forts développés dans les gangs. Pour qui veut accompagner ces jeunes sur le chemin de l’intégration sociale après un passage dans les gangs de rue, il est essentiel de considérer que : 1) si la violence et la criminalité des gangs sont bien réelles, la peur de ceux qui les quittent l’est également ; 2) la sortie des gangs constitue une rupture de plus dans leur vie avec toutes les conséquences que cela comporte ; 3) ces jeunes ont besoin de programmes adéquats et d’opportunités valables pour faire en sorte qu’ils s’attachent et s’intègrent à la société, comme ils se sont attachés et intégrés aux gangs, pour un temps qui aura marqué leur trajectoire de vie de manière indélébile.
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INTÉGRATION SOCIALE DES JEUNES APRÈS UN PASSAGE DANS LES GANGS DE RUE
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LES GANGS DE RUE : INQUIÉTUDES À L’ÉGARD D’UN PHÉNOMÈNE TRANSFORMÉ Le phénomène des gangs de rue n’est pas nouveau ; on en retrace les origines en Amérique du Nord dès le XIXe siècle (Buenker, 1973). Tout porte à croire cependant qu’il est en pleine évolution et progression. Au Québec, c’est au milieu des années 1980 que les autorités policières ont commencé à y prêter une attention particulière. Divers événements donnent à penser que les dynamiques du milieu se sont alors passablement transformées. À l’évidence, la raison d’être des gangs ne se limite plus à des questions d’honneur et de protection du territoire ; ces groupes font désormais d’importantes affaires, fort lucratives, en s’adonnant entre autres au trafic de stupéfiants et au proxénétisme. Cette tendance est confirmée à l’issue d’une tournée provinciale conduite à l’automne 2002 auprès d’informateurs clés venant de 14 régions du Québec (Cousineau, Hamel et Desmarais, 2003). Les gangs, à Montréal en particulier, cultivent et protègent jalousement ces créneaux criminels, étant donné les profits qu’ils génèrent, en usant de moyens plus sophistiqués et plus robustes qu’auparavant. C’est donc sur un pied d’alerte que les policiers surveillent le développement des activités des gangs, remarquant que certains groupes auraient tendance à vouloir se calquer sur les gangs américains. Il faut dire que le portrait de la situation chez nos voisins du Sud est de nature à nourrir les appréhensions. De ce côté, c’est au tournant des années 1970 que le phénomène a connu sa plus forte vague de recrudescence. Il a été établi que ce dernier suit un développement cyclique, chaque nouvelle vague semblant toujours atteindre des sommets plus élevés que la précédente. Ainsi, les premières estimations rigoureuses de l’ampleur du phénomène en sol américain, réalisées par Miller (1982), font état de 52 000 membres de gangs disséminés dans 15 des villes les plus peuplées des États-Unis. Dix années plus tard, le même chercheur publie les données d’une nouvelle enquête montrant que les chiffres ont doublé. En 1992, il note en effet la présence de 100 000 membres de gangs aux États-Unis (Miller, 2001). En outre, le phénomène ne semble plus se limiter aux grands centres urbains, mais se répand peu à peu dans les banlieues. Les résultats d’autres recherches indiquent par ailleurs que 5 % des jeunes Américains seraient affiliés aux gangs (Spergel, 1995), pourcentage qui s’élèverait à 20 % lorsqu’il s’agit de jeunes provenant de centres d’éducation spécialisée et à 35 % dans le cas des décrocheurs (Wood et al., 1997). L’augmentation du nombre de membres de gangs aux États-Unis ne serait toutefois pas le seul indicateur de l’intensification du phénomène. On assisterait également à un durcissement de la délinquance de ces groupes. Leurs activités, qui depuis toujours sont étroitement associées à
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la violence, se seraient aggravées et diversifiées avec le temps (Venkatesh et Levitt, 2000) pour donner naissance à de nouvelles formes de violence particulièrement brutales, dont les drive-by-shootings (rafales de projectiles d’armes à feu tirées de véhicules en mouvement) et les gangs-bangs (viols collectifs servant notamment de rites initiatiques). Au début des années 1990, il est devenu courant de considérer la présence des gangs comme l’une des causes déterminantes de l’augmentation de la violence aux ÉtatsUnis (Curry, Ball et Fox, 1994).
LES GANGS DE RUE SITUÉS SUR UN CONTINUUM DE VIOLENCE ET DE CRIMINALITÉ Parler des gangs sans distinction, comme on l’a fait dans les enquêtes rapportées plus haut, constitue somme toute une erreur qui revient à cacher l’hétérogénéité des groupes qu’englobe le phénomène des gangs et, par le fait même, la diversité des enjeux qui s’y rattachent. En clair, les gangs ne s’adonnent pas tous à la violence et à la criminalité avec la même intensité, comme en témoignent la plupart des typologies (Hébert, Hamel et Savoie, 1997). Au premier pôle du continuum de la manifestation du phénomène se situent d’abord les groupes de jeunes, appelés pseudogangs, qui tendent à imiter les gangs dans l’espoir de se faire remarquer, mais qui ne présentent pas véritablement de danger pour la société. À l’autre extrémité se placent les organisations criminelles, exclusivement composées d’adultes et résolument tournées vers la violence et la criminalité en vue de parvenir à leurs fins, clairement mercantiles. Entre ces deux limites se positionnent une quantité de groupes différents que l’on distingue principalement en fonction de leur finalité. Par exemple, les « gangs de territoire » se montrent essentiellement préoccupés par des questions de prestige et de protection d’un lieu donné, alors que les « gangs délinquants » concentrent leurs activités autour d’une criminalité susceptible de « rapporter ». Ces groupes se développent autour d’une structure moins formelle que d’autres collectifs dont les visées sont plus nettes, les « gangs violents à visée idéologique », par exemple. Sur ce continuum, tout juste avant les groupes criminalisés, se trouvent les « gangs de rue » dont nous traitons plus spécialement dans ce texte. Leurs membres, adolescents et jeunes adultes, sont reconnus pour leurs activités criminelles et violentes, se réalisant autour d’une structure hiérarchique de niveaux d’organisation variés. Ainsi, les gangs de rue renvoient à la notion de gangstérisme, laquelle évoque la présence d’un phénomène organisé et criminalisé qui entraîne, du même coup, une réaction sociale fortement antagoniste.
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INTÉGRATION SOCIALE DES JEUNES APRÈS UN PASSAGE DANS LES GANGS DE RUE
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DIVERS MODÈLES EXPLICATIFS Les théories explicatives du phénomène qui nous préoccupe ici sont relativement nombreuses. La sociologie, particulièrement, s’est penchée sur la question des groupes de jeunes marginaux, auxquels on peut associer les jeunes membres de gangs de rue. Renvoyant principalement aux interactions et aux structures sociales, les pistes explicatives que ce créneau explore viennent alimenter la réflexion que nous souhaitons faire à propos des processus en cause et des défis qu’ont à relever les jeunes voulant rétablir des liens avec la société, pour s’y intégrer, après avoir fait l’expérience des gangs de rue. Mais comme la notion est vaste, les penseurs ont, par voie de conséquence, examiné diverses formes de marginalité rencontrées chez les jeunes. Castel (1991 ; 1995), par exemple, est l’un des membres importants de cette communauté scientifique dont les travaux ont traité brillamment des tenants et aboutissants de la marginalisation et de l’exclusion sociales. La thèse de la désaffiliation sociale qu’il défend s’appuie sur une série d’observations faites auprès de diverses populations marginales qui l’ont amené à conclure qu’une trajectoire de vie constituée d’une série d’échecs et de décrochages, d’expériences d’exclusion et de déqualification peut conduire à la dissolution du lien social. Pour l’auteur, l’exclu finit par s’installer en marge du monde, n’ayant ni le droit ni le pouvoir d’en faire partie. On peut penser qu’en de telles circonstances l’exclu ne peut que perdre la volonté de créer de nouveaux liens, de plaire et de réussir. Sans domicile, sans revenu, sans attaches, il deviendra et restera probablement errant. Cette représentation de l’exclu répond en quelque sorte à l’image du vagabond isolé et inoffensif. Comme le disent si bien de Gaulejac et Léonetti (1994), « […] l’errant est vu comme passif. Il semble peser sur lui une détermination sociale implacable qui, d’étape en étape, va le conduire sur le chemin de la déchéance » (p. 119). Et ils ajoutent que « cette entrée (dans la déchéance) n’est pas que passagère. Elle débouche sur une nouvelle appartenance sociale » (p. 119). Dubet (1987) soutient, pour sa part, que l’exclusion peut être vécue de façon différente, provoquant deux types de réactions. La première apparaît comme un sentiment d’impuissance et d’aliénation, qui amène l’exclu à intérioriser l’échec et à plonger dans l’apathie, percevant alors sa vie comme un destin. La seconde réaction conduit, au contraire, à une forme de provocation. L’exclu veut ainsi renverser les barrières opposées à sa participation et à son intégration sociales. Il rage, bouscule et chahute pour manifester son existence. Ces distinctions que fait l’auteur sont inspirées de ses observations, effectuées en Europe, sur les mouvements et les comportements de bandes formées de jeunes désœuvrés issus de la périphérie de grands centres urbains. Ces jeunes ressemblent en quelque
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sorte aux membres de gangs dont il est ici question. Ils appartiennent à des groupes marginaux s’adonnant à une délinquance qui n’est généralement que passagère, sans conséquence dramatique et intégrée à un mode de vie qui se révèle, dans bien des cas, une stratégie de subsistance émergeant d’un contexte social désorganisé. Leur regroupement plus ou moins formel et leurs effusions spontanées seraient, de l’avis de Dubet, le reflet de la rage que nourrissent ces jeunes parce que le droit de faire partie du monde leur est interdit. Pour plusieurs, et depuis longtemps d’ailleurs, la violence des gangs est considérée comme le reflet de la colère des jeunes causée par un sentiment d’assujettissement (Cloward et Ohlin, 1960 ; Moore et Garcia, 1978 ; Vigil, 1988). Il y a plus de trente ans, Robert (1970) écrivait que « la bande naît d’une démarche de ségrégation, d’un sentiment de rejet, souvent latent, depuis un certain temps, mais qui devient brusquement et accidentellement évident » (p. 243). De ce point de vue, les gangs apparaissent comme une forme de mouvement social, plus ou moins formel, mais certainement radical, servant principalement à dénoncer l’injustice de l’inégalité des opportunités sociales. Dans la même ligne de pensée, d’autres tenants de la théorie de la désorganisation sociale iront jusqu’à dire que l’affiliation aux gangs constitue une réaction adaptative s’opérant dans un environnement désorganisé. Shaw et McKay (1969), à l’instar de Cloward et Ohlin (1960) et de Trasher (1927), estiment en effet que la sous-culture délinquante des gangs est le produit d’une société désorganisée. C’est également sur ces principes que Cohen (1955) fonde sa théorie sur les bandes délinquantes, voyant leur origine dans le refus de s’adapter à une société qui s’attaque aux valeurs de la classe ouvrière. À partir d’observations plus récentes du phénomène des gangs, Yablonsky (1971) révise la vision traditionnelle de ces premiers auteurs. Tout comme eux, il considère que la désorganisation sociale est en cause dans l’explication du phénomène. Toutefois, il ne voit pas tellement de revendication chez ces jeunes. De l’avis de l’auteur, ces derniers seraient violents en raison des contingences du milieu des gangs auxquels ils se soumettent parce que ces groupes leur conviennent, étant parmi les seuls à s’accommoder de leurs habiletés sociales autrement limitées. La rage, la colère et la violence détectées chez ces jeunes auront finalement contribué à forger d’eux une image d’enragés et, par le fait même, de personnages dangereux. Pour certains, la culture déviante à laquelle ces jeunes se collent et s’identifient concourt à en faire des leaders névrosés et des caïds chevronnés. De fait, on peut qualifier les gangs de sous-groupes pathogènes, concevant qu’ils se forment et se constituent à
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partir de mécanismes de sélection conduisant à l’affiliation de deux catégories complémentaires d’individus formés d’un côté, « de frustres amorphes, de passifs suggestibles, d’émotifs, d’impulsifs entraînés par des sujets également frustres mais hypomaniaques et dynamiques » et, d’un autre côté, de « névropathes qui rassemblent autour d’eux des témoins de leur exhibitionnisme » (Centre de formation et de recherche en éducation surveillée, 1970, p. 218). De l’ensemble des travaux qui viennent d’être présentés, très peu d’éléments ressortent qui peuvent guider une intervention consacrée à la réintégration sociale de jeunes ayant fait l’expérience des gangs de rue. Il est possible que les chercheurs, estimant que les jeunes membres de gangs ne constituent en fait qu’une catégorie très particulière d’individus, aient présumé que leur passage dans les gangs ne pouvait que les conduire à un état de non-retour.
LES TEMPS ONT CHANGÉ Les auteurs cités précédemment ont proposé des modèles essentiels à l’explication du phénomène des bandes marginales chez les jeunes, selon une perspective sociologique. Leurs travaux datent cependant d’un certain nombre d’années. De plus, ils n’ont pas été réalisés au Québec et ne concernent, bien souvent, qu’indirectement le phénomène des gangs de rue qui, du reste, paraît lui-même avoir connu des transformations considérables. C’est ce que laissent entendre les statistiques récentes, de même que les commentaires de plusieurs intervenants de première ligne qui se sont exprimés sur cette question (voir Hamel et al., 1998). C’est donc avec l’intention de renouveler les connaissances sur ce sujet d’actualité que nous avons conduit nos propres recherches. À cette fin, nous avons réalisé une recension des écrits (Hébert, Hamel et Savoie, 1997) et rencontré des jeunes ayant fait l’expérience de ces groupes, en portant une attention particulière aux processus de l’affiliation et de la désaffiliation (Hamel et al., 1998 ; Fournier, 2003). Les résultats ainsi obtenus offrent un certain contraste par rapport à ceux d’autres études, dont celles évoquées précédemment. Il en ressort notamment que bon nombre des jeunes affiliés aux gangs de rue quittent ces groupes après un certain temps et que la sortie constitue une phase cruciale de leur expérience qui demande une intervention attentive. Non seulement les gangs ne seraient plus ce qu’ils étaient, mais ces groupes attirent, dans leur giron, plus de jeunes qu’auparavant, tant parmi les plus jeunes – des jeunes du primaire s’y mêlant parfois dans l’espoir d’impressionner leurs idoles et leurs aînés – que parmi les plus âgés. En
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outre, les filles paraissent y occuper une place de plus en plus importante et significative. Aussi, pour la plupart des jeunes qui font leur entrée dans les gangs, même s’il s’agit bien de gangs de rue, l’expérience ne reste que passagère pour une durée moyenne de trois ans. Plusieurs d’entre eux n’y voient d’abord qu’une mode, un moyen de se faire des amis, une expérience de vie faite d’aventures et de sensations fortes. De plus, le fonctionnement des gangs, aujourd’hui, fait en sorte que les jeunes peuvent y occuper de multiples positions. Les chefs et leurs soldats sont demeurés indispensables, ayant pour fonction de planifier, d’organiser et de veiller à la discipline des membres. Mais dans une proportion beaucoup plus grande s’y trouvent les membres de la périphérie, extrêmement utiles aux fins du groupe, mais dont la nature des liens avec celui-ci s’avère infiniment variable. Certains entretiendront des contacts réguliers avec le groupe, alors que d’autres ne s’y mêleront qu’en des occasions spéciales, pour les affrontements par exemple. Cet arrangement donne plus de pouvoir et de gains à l’ensemble du collectif. Il sert donc, en premier lieu, les intérêts lucratifs des gangs qui, de plus en plus, prennent cette tangente, avec la violence qu’elle génère. Par ailleurs, pour mener leurs affaires, les groupes exigent plus que jamais la solidarité et la loyauté de leurs membres. Se créent ainsi des liens forts et indéfectibles, qui revêtent le plus grand attrait pour les jeunes quelle que soit leur position dans le gang, mais peut-être encore plus pour ceux qui se trouvent en périphérie du groupe. L’appât du gain financier n’est en effet pas déterminant en premier lieu. Les membres de la périphérie ne sont généralement que des délinquants occasionnels qui veulent bien se prêter au jeu de la criminalité pour protéger l’unité du groupe. Ils s’assurent ainsi que l’union demeure afin de pouvoir continuer, en retour, à bénéficier du climat qui s’en dégage ; celui d’une nouvelle famille qui les protège et à laquelle ils appartiennent. Comme nous le verrons plus loin, l’enjeu, selon lequel les jeunes voient leurs congénères comme des frères de sang, vient considérablement compliquer le processus menant à la sortie du groupe. Ces premières considérations offrent déjà matière à réflexion au vu de l’intégration sociale de ces jeunes après leur passage dans les gangs de rue. Au sens où nous l’entendons, l’intégration sociale signifie que l’individu intégré socialement est performant et actif dans l’actualisation de rôles sociaux exercés par l’entremise du travail ou d’une participation à toute autre forme d’organisation, cela lui permettant de jouer son rôle de citoyen et de faire partie d’un groupe d’appartenance où des liens de réciprocité sont établis sur une base régulière (Gaudet et Chagnon, 2003). Cette définition s’inspire en partie des travaux de Castel (1991) et de De Gaulejac et Léonetti (1994) qui intègrent à la fois les domaines personnel,
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relationnel, professionnel (l’emploi selon Castel et la productivité selon de Gaulejac et Léonetti) et symbolique pour rendre compte de l’exclusion et de l’intégration sociales. Exclusion et intégration sociales sont situées aux deux pôles du continuum de l’insertion sociale, l’intégration sociale dépassant le stade de l’insertion sociale par laquelle l’individu peut expérimenter des rôles sociaux sans être assuré de s’actualiser pleinement et sans avoir à véritablement assumer des responsabilités. Nous voulons, avant d’en arriver à proposer quelques pistes ou recommandations d’action visant la réintégration sociale des jeunes qui ont fait l’expérience des gangs, d’abord asseoir nos positions à partir d’extraits tirés de deux des recherches que nous avons menées sur le sujet. Ces recherches ont été choisies en raison de la richesse des propos des jeunes révélant quelques éléments clés de leur traversée dans l’univers des gangs et des expériences qu’ils y ont vécues. La première, Jeunesse et gangs de rue. Phase II 1, a été réalisée par Hamel et al. (1998). La seconde, Jeunes filles affiliées aux gangs de rue à Montréal : cheminements et expériences, a été conduite par Fournier (2003), sous la direction de Cousineau.
MÉTHODOLOGIE ÉCHANTILLONS La première étude, menée dans la région de Montréal, comprend un échantillon de 31 jeunes ayant fait l’expérience des gangs (21 garçons et 10 filles). Ces derniers sont âgés entre 14 2 et 25 ans et ont 18 ans en moyenne. Vingt-trois d’entre eux sont des ex-membres de gangs de rue, alors que les huit autres sont des membres actifs. Ils se sont joints aux gangs à l’âge de 13 ans en moyenne pour un passage qui dure environ trois ans. Ils sont tous francophones, mais d’origines ethniques diverses. Onze d’entre eux ont connu l’immigration et huit autres ont au moins un parent qui a vécu une telle expérience, l’Amérique latine et Haïti étant les lieux d’origine les plus représentés. Vingt-quatre jeunes habitent avec au moins un de leurs parents, tandis que les sept autres vivent de manière indépendante, et vingt-deux font l’objet d’une prise en charge par un centre jeunesse au moment de l’entrevue. La scolarité de la plupart 1. Cette étude fait suite à Jeunesse et gangs de rue. Phase I, une recension d’écrits effectuée par Hébert, Hamel et Savoie (1997). Elle a donné lieu à l’élaboration d’un plan stratégique d’action fondé sur le développement social communautaire pour faire face au phénomène des gangs, dont la réalisation se poursuit actuellement. 2. Cet âge limite est fixé en raison de la Loi sur la confidentialité qui exige d’obtenir pour tout jeune de moins de 14 ans le consentement des parents pour la participation du jeune à une étude, quelle qu’elle soit.
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d’entre eux se situe entre la première et la quatrième année du secondaire, ce qui correspond à un retard important. À une exception près, tous les garçons travaillent à temps plein ou à temps partiel, cinq d’entre eux combinant à la fois études et travail. À l’inverse, deux répondants (un garçon et une fille) sont sans travail et ne fréquentent pas non plus l’école au moment où ils sont rencontrés. L’échantillon de la deuxième recherche, également menée dans la région de Montréal, est constitué uniquement de jeunes filles. Ces dernières ont en moyenne 15,9 ans, la plus jeune ayant 14 ans et la plus âgée, 24. Celles-ci se sont jointes à un gang de rue, pour la première fois, en moyenne à l’âge de 12,5 ans et en sont sorties, en moyenne toujours, à l’âge de 14,8 ans. Quatre d’entre elles sont d’origine canadienne (leurs deux parents sont canadiens), trois sont d’origine mixte (un parent canadien et l’autre d’origine différente) et six sont d’origine autre que canadienne (aucun des deux parents n’est canadien). Au moment où elles sont rencontrées, la durée moyenne de leur affiliation aux gangs est de 17 mois. Neuf d’entre elles ont quitté le gang, alors que les quatre autres affirment y être encore affiliées. Au moment de l’entrevue, neuf des treize jeunes filles présentent un retard scolaire s’étalant entre un et quatre ans et pouvant varier selon les matières. Bien que la plupart des jeunes filles rencontrées avouent ne pas vraiment connaître la situation économique de leurs parents, leur récit laisse entendre qu’elles viennent majoritairement de familles démunies qui, en outre, éprouvent diverses autres difficultés qu’elles révèlent au fil de leur témoignage : violence psychologique, physique ou sexuelle au sein de la famille, toxicomanie, problèmes de santé mentale ou physique des parents. D’ailleurs, dix d’entre elles ne vivent plus qu’avec un seul de leurs parents biologiques. Toutes, sauf une, font l’objet d’un placement en centre jeunesse en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), jamais en vertu de la Loi sur le système de justice pénale des adolescents (LSJPA ; anciennement Loi sur les jeunes contrevenants, LJC). Pour les deux études, les échantillons de jeunes sont constitués à l’aide de la technique du tri expertisé (Angers, 1996), laquelle consiste à faire appel à un intervenant qualifié (qui dans ces cas travaille en centre jeunesse), appelé à repérer au sein de sa clientèle ceux et celles qui correspondent aux critères d’échantillonnage 3. L’intervenant aborde les jeunes, 3. Les « ex-membres » devaient avoir entrepris un processus sérieux de désaffiliation pour être désignés comme tels. Ils ne devaient plus se considérer ni être considérés par l’intervenant responsable comme membres actifs. Les membres actifs devaient, quant à eux, être associés à des groupes qui se livrent de manière régulière à des actes de criminalité et à de la violence liés aux activités du gang. Aucun jeune ne devait être sélectionné uniquement sur la base d’impressions. Il devait avoir été établi que les jeunes fréquentaient des groupes reconnus comme étant des gangs de rue, ceux-ci se livrant régulièrement à des actes de délinquance lucrative ou violente.
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leur fait part de la tenue de l’étude, de ses objectifs et des modalités de réalisation de celle-ci et leur demande ensuite s’ils seraient intéressés à y participer, auquel cas il les met en relation avec les chercheurs.
LES INSTRUMENTS DE COLLECTE ET L’ANALYSE DES DONNÉES Dans le cas de la première étude, un questionnaire dont la forme est structurée et qui contient à la fois des questions ouvertes et fermées est conçu pour s’adresser aux jeunes. En répondant aux questions ouvertes ceux-ci peuvent s’exprimer librement sur les thèmes abordés avant d’être interrogés de façon plus systématique par l’entremise de questions fermées. Le questionnaire comprend 24 questions ouvertes et 109 questions fermées, destinées ensemble à couvrir les thèmes suivants : 1) les données sociodémographiques concernant le jeune et sa famille ; 2) l’entrée du jeune dans les gangs ; 3) l’écologie sociale du jeune ayant fait l’expérience des gangs ; 4) l’organisation du gang et l’expérience du jeune au sein de celui-ci ; 5) la sortie du gang ; 6) les solutions à apporter au phénomène des gangs à Montréal. Dans la deuxième étude, on s’intéresse strictement aux points de vue des jeunes filles relativement à l’expérience qu’elles ont vécue dans et avec les gangs. À cet effet, une approche résolument qualitative qui s’appuie sur le récit d’expérience est privilégiée. Celle-ci permet de se focaliser sur une partie de la vie de la personne délimitée plus spécifiquement autour d’une dimension de celle-ci, en l’occurrence l’adhésion aux gangs. Ces récits sont organisés suivant une séquence temporelle qui permet de suivre la chronologie des événements. Ils démarrent sur une consigne de départ large : « J’aimerais que tu me parles de ton expérience avec les gangs… » et se poursuivent en visant d’abord à situer la séquence des événements par des relances du type : « Avant cette période, que s’est-il passé ? », « Après cela, qu’est-il arrivé ? », tentant, par là, de préciser la séquence ou la configuration des éléments qui entourent un événement en particulier ou une série d’événements. Des relances thématiques sont également prévues au canevas d’entretien, visant à approfondir certains aspects prédéfinis de la problématique à l’étude. Le matériel d’entrevue (celui issu des questions ouvertes dans le cas de la première recherche), retranscrit intégralement, est d’abord soumis à une analyse verticale, concernant chaque entrevue prise pour elle-même dans le but d’en dégager les principaux thèmes abordés 4. Une analyse 4. Dans le cas de l’étude portant sur les filles, c’est surtout une analyse de cheminement qui est effectuée. L’analyse thématique vient la compléter, s’appuyant sur le contenu de relances thématiques utilisées en fin d’entrevue dans le but de couvrir un certain nombre de dimensions prévues par l’étude. Nous nous en tiendrons ici aux résultats de cette analyse thématique, qui convient mieux au propos traité.
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transversale est ensuite réalisée, qui vise cette fois à révéler les convergences aussi bien que les divergences apparaissant dans les propos tenus par chacun des interviewés sur chacun des thèmes retenus dans le cours de la première analyse.
LES RÉSULTATS LA DÉSORGANISATION SOCIALE OU FAMILIALE ? L’analyse des deux études met en évidence la grande fragilité des liens qu’entretiennent les jeunes membres de gangs avec les institutions traditionnelles. La plupart d’entre eux ne semblent pas jouir de contacts véritables et significatifs avec les adultes, en raison essentiellement de la méfiance qu’ils nourrissent à leur endroit. C’est à l’école qu’apparaissent au grand jour les manifestations apparentes de ce malaise que les jeunes éprouvent à l’égard des institutions. Les réponses fournies par les jeunes aux questions qui leur ont été adressées dans le cadre de la première étude laissent entendre qu’ils s’intéressent peu à l’école. De fait, 27 d’entre eux (n = 31) confient avoir cumulé des retards à répétition et une proportion encore plus grande (29/31) avoue avoir déjà fait l’école buissonnière. Ce faisant, 30 des jeunes répondants se seraient vu imposer des sanctions et pas moins de 26 d’entre eux auraient été suspendus ou expulsés de l’école. Comme pour bien d’autres jeunes en difficulté, les problèmes vécus en milieu scolaire conduisent d’abord à leur retrait de l’école qu’ils fréquentent, puis les amènent à faire la ronde d’une kyrielle d’autres écoles où ils trouveront difficilement leur place, écrasés sous le poids de l’étiquette négative qui leur est accolée. L’année précise quand je suis arrivée en secondaire III, je venais d’avoir mes quinze ans, je me suis fait crisser en secondaire II à la fin, j’ai manqué une couple d’années. Je suis retournée au privé, ils ont essayé de me remettre dans un chemin sauf que ça a pas marché, ils m’ont crissée dehors au début de l’année. J’ai fait quatre écoles, j’ai été à XXX, je connaissais trop de monde, ils m’ont mise dehors. Après, j’ai été dans une école de style réadaptation. Ce style-là, ça a pas duré une journée. Après, j’ai été à XXX, sauf que j’avais pas le droit de côtoyer cette école-là à cause que j’avais pas le droit d’être en contact avec certaines personnes, donc ils m’ont transférée à XXX. C’est là que tout a commencé [Marie-Pierre].
Apparaissent ici les indices des processus reconnus par les tenants de la thèse de la désaffiliation sociale : série d’échecs et de disqualifications conduisant peu à peu à la dissolution du lien social. Cette position visà-vis de l’école est inconfortable pour ces jeunes et engendre une certaine
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précarité qui les prédispose à se rapprocher des gangs et à vouloir éventuellement s’y joindre. Cette situation inquiète non seulement pour les dangers qui attendent ces adolescents, mais également pour les retards scolaires importants que cumuleront ceux qui s’engagent sur cette voie. Ces retards seront difficiles à rattraper et feront ensuite obstacle à leur intégration sur le marché de l’emploi. L’école ne semble cependant pas être le premier foyer de la crise d’où naîtraient le désir et la volonté de se manifester contre la stigmatisation et l’exclusion. Elle se trouve simplement sur le parcours des jeunes qui n’y portent pas tellement d’attention et qui ont peu d’attentes à son égard. Leurs témoignages indiquent qu’ils ont d’autres préoccupations, plus fondamentales. C’est en effet avec leur famille qu’ils auraient apparemment souhaité avoir avant tout des rapports étroits. Ils la dépeignent toutefois comme un milieu déficient sur le plan relationnel, faisant en sorte qu’ils sont tentés de chercher ailleurs les liens d’affection qui leur manquent cruellement et dont ils disent avoir tant besoin. Moi, dans toute mon enfance, je me suis jamais vraiment sentie aimée de mes parents… Je me sentais pas aimée. Il y a mon père qui est parti quand j’avais quatre ans. Je me sentais pas bien… Si je pense à mes parents, je me cale plus et je retombe dans mes problèmes, je fais des conneries pour qu’eux autres sachent que : « You-hou, je suis là. » C’est pour ça qu’avant je faisais beaucoup de conneries aussi, pour dire à mes parents que j’étais là… [Nancy].
Des jeunes prétendent même avoir cherché une forme de sécurité ou de vengeance en quittant le foyer familial au sein duquel ils vivaient différentes formes de violences. J’étais plus en sécurité où je restais que chez nous. J’avais moins de choses à me soucier. Mon père, quand j’étais chez nous, je le fuyais tout le temps, tandis que, quand j’étais dehors, j’avais personne à fuir… [Cassandre]. Ma mère et son chum buvaient beaucoup et ils se chicanaient tout le temps. Mon beau-père était violent. Les policiers débarquaient toujours chez nous. J’étais tanné. Je voulais régler le compte de mon beau-père. Je voulais le faire battre [Quentin].
La désorganisation du milieu familial se manifeste de diverses façons. Dans certains cas, c’est la qualité des liens et du climat qui est particulièrement détériorée, comme le montrent les extraits précédents. La violence physique, sexuelle ou psychologique qui se développe dans ce milieu, et à laquelle les jeunes cherchent à échapper, vient du père le plus souvent. Elle s’accompagne généralement d’autres problèmes, parmi lesquels l’alcoolisme et la toxicomanie de l’un ou des deux parents.
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Dans d’autres familles, la désorganisation vient de ruptures, parfois répétées. Ainsi, sur les 31 répondants interrogés dans le cadre de la première étude, 26 affirment avoir vécu au moins un placement et 21 confient avoir connu la séparation de leurs parents alors qu’ils avaient autour de 5 ans, donc bien avant qu’ils n’entrent dans les gangs. La désorganisation peut aussi s’installer au moment de la maladie d’un parent. Celle de la mère, plus spécialement, apparaît dans le récit de plusieurs jeunes comme étant source de délaissement. J’ai eu une crise d’adolescence où je me sentais toute seule. Ma mère était malade […]. Ma mère avait pris un travailleur social, j’avais un éducateur et j’avais une personne-ressource à l’école, donc j’avais tout le monde sur mon cas parce que ma mère était malade. Alors, j’avais du monde qui s’occupait de moi vu que j’étais laissée à moi-même et ça marchait pas du tout […]. J’étais délaissée, avec qui tu voulais que je sois… [MariePierre]. J’ai commencé à être en centre de réadaptation parce que ma mère était malade physiquement et elle me frappait quand elle était pas de très, très bonne humeur. À un moment donné elle a fait une crise cardiaque, alors ils nous ont placées en famille d’accueil [Éva].
La désorganisation du milieu familial, avec ses diverses conséquences, semble donc jouer un rôle capital dans la vie de ces jeunes qui d’ailleurs revendiquent, en premier lieu, le droit d’être aimés et de préserver leur intégrité. Ces désordres semblent avoir passablement plus d’importance à leurs yeux que ceux de leur quartier, dont certains offrent malgré tout une description qui correspond tout à fait à celle que donnaient jadis Trasher (1927), Cloward et Ohlin (1960) ou encore Shaw et McKay (1969). Dans mon quartier, il y avait plusieurs gangs, donc plusieurs problèmes. Le gang veut dire pour moi être avec des amis, avoir du fun… Surtout avoir une protection. Tu vois les rivaux et tu ne sais jamais quand ils te sauteront dessus. Le gang t’assure une sécurité, un back-up. Il faut que tu sois avec quelqu’un. Tu ne peux pas marcher tout seul et aller aux fêtes tout seul. Ce n’est pas bon de te promener seul. À plusieurs, tu es toujours plus fort [Davis].
Sans nier le fait que la désorganisation sociale occupe une place déterminante dans l’explication du phénomène des gangs, les résultats de nos études laissent entendre que les désordres familiaux, reflets de cette désorganisation, se situent peut-être plus près du cœur du problème. Ainsi, en allant vers les gangs, des jeunes entreprennent un nouvel épisode de leur existence sans toutefois pouvoir bénéficier des acquis que les premières étapes auraient dû leur apporter, notamment en venant combler leurs besoins fondamentaux de sécurité et d’appartenance et en
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leur fournissant les outils nécessaires pour développer ensuite des rapports sociaux sains et équilibrés. Pour plusieurs de ces jeunes, au contraire, la vie familiale aura été l’occasion de se familiariser avec l’univers de la violence au point d’apprendre à en minimiser les impacts plutôt qu’à en reconnaître les signes.
LE GANG, UNE NOUVELLE FAMILLE Dans le contexte qui vient d’être décrit, pour plusieurs le gang joue en quelque sorte le rôle d’une bouée de sauvetage. Les jeunes en parlent d’ailleurs en ces termes, le plus souvent comme d’une nouvelle famille, d’un lieu d’appartenance, d’alliances, de connivences, de solidarités et de loyauté. Ils affirment découvrir dans ces groupes de « vrais amis », auprès de qui ils trouvent affection, valorisation et protection. Du moins pour un temps. Chez nous c’était l’enfer. J’avais beaucoup de problèmes familiaux. J’avais besoin d’une famille. Eux, ils m’ont offert celle que je n’avais jamais eue. Je viens d’une famille désorganisée, sans affection, sans présence où j’ai toujours été diminué et traité comme un bon à rien. Je ressentais un fort besoin d’appartenance. Le gang me l’offrait. C’était comme une famille. Ils étaient prêts à m’aider. On avait tous les mêmes faiblesses, tous les mêmes problèmes. On était regroupés, unis. C’est ce qui faisait notre force. T’es pas en gang… t’appartiens à une famille, t’appartiens à une gang. […] Je cherchais une bouée de secours, une famille qui s’occupe de moi, qui m’apprécie à ma juste valeur [Colin]. Je voulais une nouvelle famille, chose que je n’avais jamais eue. Ma fugue a été le facteur déclencheur. Dans la rue, j’ai été retrouver ceux qui me ressemblaient et qui m’offraient la famille dont j’avais besoin. On était une famille. Pour une fois, je pouvais faire partie d’une certaine famille. Je me sentais à l’aise avec eux. Le monde se respecte. Ils étaient là pour moi si j’en avais besoin. Tout le monde est ensemble, tout le monde se protège [Zoé].
En fait, certains décrivent leur expérience des gangs comme une véritable histoire d’amour, insistant sur le bonheur qu’ils ont éprouvé de se sentir appuyés, compris et respectés. Mais bien que ces derniers parlent des gangs comme d’une nouvelle famille, il reste que l’expression ne doit pas être prise au pied de la lettre. Les résultats de recherches récentes indiquent que, si les jeunes membres de gangs avaient à choisir entre leur famille et leur gang, ils préféreraient encore la première option. Il s’agit, à tout le moins, de ce qu’ont répondu 89 % (n = 99) des jeunes membres de gangs que Decker et Van Winkle (1996) ont interviewés, ce qui conduit à envisager que les gangs jouent sans doute plus souvent un rôle de complément de la famille, plutôt que d’en être véritablement un substitut.
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LE GANG, POUR CONSTRUIRE SON IDENTITÉ L’analogie que les jeunes font entre gangs et famille pourrait vouloir dire, plus exactement, que ces groupes représentent pour eux une sorte de solution de rechange, un autre point d’ancrage sur lequel ils tentent de s’appuyer pour se bâtir une identité et une personnalité, un processus qui normalement s’amorce dans la famille, sur la base de liens d’attachement solides et réciproques, et que l’adolescent termine avant de devenir un jeune adulte, par l’entremise des liens qu’il développe avec son groupe d’amis. À cette étape, il s’agit habituellement de valider et de consolider les acquis des premières années de la vie (Belsky, 1984). Le processus de la socialisation commence en effet durant l’enfance, lorsque chacun entreprend de découvrir ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, à travers l’autre, dans le cadre de liens significatifs desquels se dégagent clairement les valeurs et les attentes entretenues à son égard, comme autant de points de référence qu’il intériorise peu à peu et sur lesquels il s’appuie pour se définir et se forger une image de soi. Pour certains, le processus de socialisation amorcé dans la famille conduit à une issue négative : une image faible et médiocre d’eux-mêmes, qui se verra souvent renforcée par les autres institutions qu’ils fréquenteront, l’école en particulier. Cette image, ils tentent tant bien que mal de s’en débarrasser en la transformant. L’écoute et l’attention qu’ils trouvent dans les gangs se présentent comme une révélation dans leur vie : c’est ce dont ils auraient eu besoin pour se construire et se définir avant d’entrer dans ces groupes, mais dont ils ont dû se passer dans le contexte que nous savons, la plupart du temps instable, chaotique et désorganisé. C’est venu combler un manque que j’avais, un manque d’amour, manque d’attention… Quand tu as pas d’attention et que t’es adolescente, tu veux parler, tu veux faire ci, tu veux faire ça et y’a personne qui a le temps de t’écouter et tout le monde te crie des bêtises… Tu vas les voir eux autres : « Criss t’es cool, t’es hot, t’es super comique… » Ça fait changement… Ça me valorisait dans un sens là [Marie-Pierre].
Certains parviennent à progresser dans le milieu des gangs. Ces derniers estiment y avoir gagné sur le plan humain, en dépit des épreuves qu’ils y ont vécues et peut-être même à cause d’elles. Ils se disent reconnaissants du précieux héritage qui leur est laissé d’être devenus plus mûrs que d’autres personnes de leur âge n’ayant pas vécu cette expérience. Le gang a quand même de beaux côtés. Ça m’a fait « maturer ». J’ai appris à me connaître. Je suis allé plus loin que ce que j’étais capable de faire. J’ai appris à connaître mes limites et aussi à avoir confiance en moi. Je suis peut-être plus mature qu’un gars qui n’est jamais passé par là. Je suis devenu quelqu’un [Gilbert].
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J’ai fait un bout de chemin là-dedans. J’y ai acquis une force. J’ai appris à m’accepter comme je suis. J’ai appris à connaître mes limites. J’ai atteint une certaine maturité que d’autres n’ont peut-être pas [Zoé].
Il faut reconnaître cependant que les risques associés aux activités délinquantes des gangs sont grands et que ces répondants doivent s’estimer heureux de vivre un tel dénouement. Il arrive en effet que des jeunes profitent plutôt de cette expérience pour aller au bout de leurs émotions et, à cette fin, vont au-devant du risque et du danger. Cette stratégie s’apparente à ce que Breton (1991, dans Dallaire, 1998, p. 50-51) décrit comme un moyen pour les jeunes de se procurer des repères leur permettant de valider leur existence : « Dans de telles situations, plusieurs font l’expérience de la prise du risque qui implique de braver la mort, comme ultime moyen d’accéder à soi-même. » Moi j’aime le danger, j’aime la peur. N’importe quoi quand tu vas me dire « non, ne va pas là », je vais y aller. C’est le danger… Je vais y aller pour prouver que je suis capable de le faire [Isabelle].
Au vu de ces extraits, les gangs se révèlent être beaucoup plus qu’un jeu d’influence et d’entraînement. Pour certains, ils constituent, plus fondamentalement, une véritable expérience identitaire.
LE RETOUR À LA CASE DÉPART Aux dangers qui attirent d’abord les jeunes s’enchaîne bien souvent une violence qui risque fort de les placer en situations périlleuses, plus qu’ils n’auraient pu l’imaginer. Le fait que nous ayons rencontré tant de jeunes membres de gangs en centre jeunesse en est la preuve. Dans de telles circonstances, il semble d’ailleurs que leur vision des gangs soit bien souvent bouleversée. Dans bien des cas, il s’agira d’un point tournant, amorçant le virage vers la sortie. C’était rendu l’enfer… Ma meilleure amie se retrouve en désintox, mon chum se fait tuer dans un règlement de compte… je me ramasse en centre d’accueil, j’avais l’impression d’avoir tout perdu [Patricia]. Jamais je m’étais imaginé que ça me mènerait aussi loin. Jamais j’aurais pensé voir mes chums avec de sérieux problèmes de drogue, des blessures graves, de se ramasser à l’hôpital à moitié morts suite à une bataille très violente. Quand tu es rendu à te tirer dessus… la game a changé [Colin].
Après le choc, les jeunes apparaissent d’abord désorientés et ils doivent retrouver leurs esprits avant d’entreprendre le processus de leur désaffiliation. Ce processus peut être comparé à celui d’un deuil, où souvent les jeunes dressent le bilan de leur expérience avec fierté et nostalgie et ressentent cruellement le vide causé par la rupture des liens.
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Ce qui est dur, c’est le grand attachement. C’est dur ensuite de défaire les liens… Ce n’était pas juste du négatif. Il y avait beaucoup plus de positif, d’amour, d’attention que je ne l’aurais imaginé [Yella].
Dans ces conditions, la sortie ne peut donc qu’être graduelle, malgré le fait qu’elle soit physiquement expéditive. Ce n’est que lentement que les liens et les souvenirs parviendront à se dissoudre. Pour certains, la sortie des gangs peut même entraîner la déroute, bien qu’elle soit parfois essentielle à la survie. Ces jeunes devront, en bout de course, trouver le courage et le moyen de se bâtir une nouvelle vie, tout en poursuivant la quête de leur identité. L’acte comme tel de quitter le gang, c’est facile. C’est les émotions qui ont suivi. C’est se rebâtir, se redéfinir qui est difficile. Quand tu n’es plus dans le gang, qui es-tu ? [Colin].
DISCUSSION Les propos des jeunes que nous avons cités et d’autres que nous avons rencontrés, relatant leur trajectoire et leur expérience dans les gangs de rue, sont éloquents. On envisage bien que ceux qui voudront ensuite rétablir des liens avec la société, pour s’y intégrer ou s’y réintégrer, devront surmonter un défi de taille. Mais les jeunes ne traitent pas tellement ici de la stigmatisation qu’ils devront affronter après avoir vécu une telle expérience, comme le font souvent les écrits sur la délinquance et la marginalité. De leur point de vue, il s’agit beaucoup plus de vivre avec les conséquences d’avoir tout donné aux gangs et de devoir en retour se refaire une nouvelle vie. En fait, l’éclairage que leurs témoignages jettent sur les processus de l’affiliation et de la désaffiliation aux gangs et sur la signification de l’expérience fait surgir des éléments cruciaux, dont trois au moins nous apparaissent déterminants pour ceux qui voudront accompagner ces jeunes sur le chemin du retour.
SI LA VIOLENCE ET LA CRIMINALITÉ DES GANGS SONT BIEN RÉELLES, LA PEUR DE CEUX QUI LES QUITTENT L’EST ÉGALEMENT Il faut d’abord reconnaître que les enjeux liés à la criminalité et à la violence des gangs de rue sont considérables. Ils sont bien réels, indépendamment des intentions que les jeunes nourrissent au début de la traversée. Ils les amènent à jouer, tour à tour, le rôle de l’agresseur, quand ils s’adonnent à de telles activités, et le rôle de la victime, quand ils s’exposent au risque de subir des représailles et de perdre le statut et l’identité que le gang leur procure, au moment où ils refusent de s’adonner à ces
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pratiques. Ces processus enferment les jeunes membres de gangs dans une sorte d’impasse. En fait, ces derniers savent fort bien qu’après avoir été associés au crime et à la violence ils continueront de donner l’image de l’agresseur. Celle de la victime, du jeune qui a peur et qui craint pour sa vie sera rarement reçue. Il n’empêche que la plupart des jeunes qui s’engagent dans le processus de la désaffiliation des gangs vivent un fort sentiment d’insécurité. La peur est bien réelle, même si les représailles sont rarement mises à exécution. La crainte vient principalement des gangs rivaux qui n’apprennent pas d’emblée le départ des membres adverses et donc peuvent continuer à penser qu’ils font partie du gang. Mais elle peut aussi venir du groupe d’origine, qui laisse volontiers peser sur ses membres sortants la menace et le doute dans l’intérêt de contrôler les membres qui, pour leur part, sont toujours actifs. La loi du silence, l’omerta, devra être respectée, malgré la distance prise avec le groupe. La protection des jeunes qui s’engagent sur la voie de la désaffiliation aux gangs de rue devrait donc, nécessairement, faire partie intégrante de toute intervention à leur endroit. Sans cette garantie, il est fort possible qu’ils choisissent de demeurer au sein du gang malgré leur désir de le quitter. À cet égard, Matthews (1993) prétend que certains jeunes membres préféreront risquer leur vie dans le gang qui, le cas échéant, pourra assurer leur défense, plutôt que de prendre le risque de se retrouver seul dans la rue sans protection. Une intervention de cette nature demande cependant que l’on dépasse un réflexe légitime, celui de chercher à se protéger de ces jeunes criminels qui, dans une certaine mesure, représentent aussi un danger pour la société.
CES JEUNES ONT BESOIN DE PROGRAMMES APPROPRIÉS ET D’OPPORTUNITÉS VALABLES La peur n’est pas le seul motif qui pousse les jeunes à rester dans les gangs. Les opportunités qui peuvent leur être offertes à la sortie sont également déterminantes. En premier lieu, l’argent, qui constitue un puissant agent de motivation chez ces jeunes, représente un obstacle majeur pour qui veut intervenir auprès d’eux en vue de leur réintégration sociale. Aucun travail honnête ne pourra rivaliser avec ce que ces jeunes ont connu dans les gangs, sur le plan financier. L’idée la plus répandue veut qu’après avoir fait l’expérience des gangs, les jeunes restent accrochés au pouvoir et au plaisir de l’argent obtenu rapidement et facilement et, en conséquence, qu’ils refusent ensuite de faire l’effort voulu pour gagner leur pain. On
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pense moins souvent que le désir de faire de l’argent hâtivement puisse venir de l’obligation de rembourser des dettes importantes, alors que cette éventualité est pourtant réelle pour bien des jeunes. Le retour à la communauté et à la vie normale n’est donc pas gagné d’avance pour ces jeunes qui sont généralement en âge de travailler, mais qui, pour la plupart, n’ont pas terminé leurs études secondaires et se voient, par conséquent, dirigés vers des programmes spéciaux, centrés sur l’employabilité. Toutefois, ces jeunes hésitent le plus souvent à s’y engager, parce qu’ils ne croient pas sincères ceux qui en sont responsables. Pour l’avoir bien observé, Hagedorn (1988) affirme que ces jeunes perçoivent parfaitement l’ambivalence que leur histoire et leur statut font naître chez les adultes chargés de leur suivi. Nous l’avons dit déjà, en règle générale, ces jeunes voient les adultes comme faisant partie de leurs problèmes et ils ont bien du mal à envisager comment ces adultes pourraient faire partie de la solution. Les résultats de quelques expériences en matière d’employabilité et de réintégration au sein de la société nous orientent néanmoins vers des pistes intéressantes. Spergel (1995), par exemple, soutient que la meilleure approche consiste à viser les jeunes dans leur globalité, soit dans leurs dimensions personnelle, relationnelle et symbolique (devenir un travailleur honnête et productif). Il remarque en effet que les interventions qui ne visent que la formation, la performance et l’emploi ont généralement peu de suites. Certains participants parviennent à en traverser toutes les étapes, mais ne persistent pas une fois que la routine est enclenchée. De meilleurs résultats seraient atteints lorsque, à l’intérieur de ces programmes d’employabilité, une place est réservée à l’intervention individuelle. Il s’avère également que ces jeunes réagissent bien à l’apprentissage coopératif qui leur offre l’occasion de tisser des liens avec le groupe, auquel certains iront jusqu’à s’attacher et à s’identifier, un peu comme avec les gangs. Les programmes qui s’adressent aux jeunes membres de gangs en processus de réintégration sociale obtiendraient aussi plus de succès lorsqu’ils font montre d’une grande souplesse (délivrance des diplômes continue, intégration graduelle au marché du travail, accompagnement du superviseur) pour répondre à leurs besoins spécifiques. La réintégration sociale, avec ce qu’elle implique au plan de l’attribution des rôles et des responsabilités sociales, ne peut en effet se faire du jour au lendemain avec cette clientèle. La plupart des jeunes ne veulent pas s’y engager d’un seul coup, préférant y aller graduellement. Il faut donc que les programmes puissent composer avec le fait que les jeunes ont besoin de transiter et d’expérimenter avant de plonger définitivement dans une nouvelle réalité et de s’approprier un nouveau rôle social. Les programmes
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doivent, à ce titre, permettre des allers-retours et éviter d’exclure trop rapidement les participants sur la base d’indicateurs de succès qui ne sont peut-être pas ceux qui devraient être retenus. Il y a là toute une voie de réflexion à approfondir, telle qu’examinée par Mercier et Alarie (2003) au sujet de la sortie de la rue des personnes itinérantes. Autre dimension importante à considérer : en quittant les gangs, les jeunes renoncent parfois à une position privilégiée qu’ils occupaient au sein de leur communauté immédiate. Ils faisaient partie de regroupements capables d’assurer la protection de leurs membres, ce qui n’est apparemment pas sans procurer une certaine notoriété locale aux jeunes recrues. Le sentiment d’être protégé engendre bien souvent le sentiment d’être respecté, comme en témoigne l’extrait suivant. Dans la gang, tu as la protection. Il n’y a personne qui peut t’attaquer. Tu peux être baveux, parce que tu es protégé par tes amis, par la gang. Tu es respecté, tu ne te fais écœurer par personne [Quentin].
En règle générale, les gangs ne s’arrêtent pas à la protection de leurs membres. Jankowski (1991) précise que, pour mener à bien leurs affaires, les gangs doivent normalement étendre leur fonction protectrice à la communauté locale en échange d’une certaine collaboration du milieu, ce que nous trouvons aussi dans nos résultats comme l’indique l’extrait suivant. On a des « plogues » partout […]. L’affaire est bien organisée… On a même une couple de dépanneurs qui nous servent de cover-up pour la vente de drogues. Et ça, c’est sans parler des connexions qu’on a avec des gens beaucoup plus importants [Vanier].
Les gangs gonflent ainsi leur réputation de force et fournissent aux jeunes membres de nombreuses occasions d’établir des liens avec les occupants et les commerçants de leur milieu, ouvrant sur autant d’opportunités que pourront très difficilement concurrencer les programmes voués à leur intégration au marché de l’emploi. De plus, dans ces circonstances, les jeunes développent parfois le sentiment d’être intégrés à leur communauté et d’y remplir une fonction importante. Il s’agit là d’une position qui offre un certain contraste avec le sort que l’on réserve plus souvent aux jeunes marginaux : rejet, ségrégation et stigmatisation. En faisant partie des gangs, certains jeunes réussiront donc à se donner de l’importance en endossant l’image du gangster redouté et bienveillant, grâce à laquelle ils se tailleront, jusqu’à un certain point, une place au sein de leur communauté. Évidemment, lorsqu’ils devront quitter les gangs, ce reflet risque fort de s’effacer. Pendant un certain temps, ces jeunes seront d’abord brisés, défaits. Mais une fois que la crise sera passée, obligés de faire face à leurs faiblesses, quelques-uns se souviendront de la
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personne « importante » qu’ils auront été dans les gangs. Il y a dès lors fort à parier que ces derniers souhaiteront saisir d’autres occasions de devenir à nouveau quelqu’un de respectable à leurs yeux. En fait, cette dimension de l’expérience des jeunes dans les gangs ne devrait pas laisser indifférents ceux qui les accompagnent, après leur sortie, sur le chemin de la réintégration sociale. Ce sont les mêmes gains, d’accomplissement et de transcendance, que ces jeunes ont réalisés dans les gangs, par des moyens et des conséquences illégitimes on en convient, que devraient garantir les opportunités qu’on leur offre. Il faut, rappelons-le, dépasser le réflexe faisant en sorte que les interventions adressées aux jeunes servent principalement, sinon exclusivement, à réparer leurs vices pour en faire des citoyens qui pourront être côtoyés en toute sécurité. Cela ne suffit pas à en faire des citoyens responsables et respectables. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que leur soit donné le droit de se prononcer sur le monde qui les entoure et de le transformer de telle manière qu’ils aient le sentiment d’en faire véritablement partie. Ils y parviendront notamment en s’exprimant librement sur ce qu’ils ont vécu et en usant de leurs véritables forces, celles dont les gangs ont bénéficié, à d’autres fins.
LES GANGS CONTRIBUENT À CRÉER UN VIDE AUTOUR DES JEUNES QUI EN FONT L’EXPÉRIENCE Enfin, l’attachement des jeunes aux gangs, puisqu’il ne s’agit pas simplement d’une adhésion ou d’une affiliation, mais bel et bien de liens significatifs que la plupart nouent avec ces groupes comme s’il s’agissait d’une nouvelle famille, pose un autre défi de taille pour qui veut aider ces jeunes à réintégrer la communauté. La sortie des gangs donne lieu à une véritable rupture, qui vient s’ajouter à d’autres que la plupart ont d’abord vécues avec la famille, puis avec l’école et peut-être même avec d’autres réseaux, celui des amis, par exemple, que ces jeunes ont sans doute dû quitter pour joindre le rang des gangs. C’est ainsi que se crée le vide autour des membres sortants qui ont bâti des liens d’exclusivité avec des groupes criminels et violents, qu’ils doivent maintenant abandonner pour assurer leur survie tout en devant faire face à la réaction sociale qui les attend. La sortie s’accompagne donc d’une grande vulnérabilité, généralement insoupçonnée. Les risques courus, bien souvent, ne concernent pas uniquement celui qui part mais aussi les membres de sa famille, de son entourage, qui sont directement touchés. Un déménagement s’impose dans certains cas. Mais il est rarement salutaire. Les jeunes, ainsi que leurs proches, sont évidemment éloignés de cette façon du danger, mais cela ne suffit pas à se refaire une existence et à se bâtir un nouveau réseau. Isolés et étrangers dans une
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nouvelle communauté, ces jeunes et leur famille, si elle a suivi, se retrouvent dans la position qu’ils avaient avant l’entrée dans les gangs si aucune autre intervention n’est pratiquée, s’ils sont laissés à eux-mêmes. Parmi les jeunes membres sortants qui ont été exposés à un tel traitement, plusieurs ont refait le même parcours que celui qu’ils venaient tout juste d’interrompre. On a dit d’eux qu’ils étaient faits pour ce genre de vie, faisant ainsi totalement abstraction des contingences qui pourtant sont capitales dans le processus de la réintégration sociale.
CONCLUSION De l’ensemble des résultats exposés ici, il ressort sans ambiguïté aucune, nous semble-t-il, que le concept de liens – ceux que les jeunes n’ont pas avec les adultes, et ceux qu’ils cherchent en revanche à établir avec leurs semblables dans l’espoir de combler leurs besoins, exacerbés, de protection, de valorisation et d’appartenance – est au cœur de la problématique des gangs. Il faut saisir cette information cruciale pour aider les jeunes à reprendre la route, après être passés dans les gangs et alors qu’ils tentent d’en sortir et de réintégrer la société de laquelle ils ont été coupés pour un temps plus ou moins prolongé, avec des conséquences plus ou moins pénalisantes. Il faut aussi savoir utiliser cette information cruciale afin d’éviter que d’autres jeunes, jusque-là épargnés, soient tentés par les gains que font miroiter les gangs. Tabler sur le développement de liens significatifs et solides avec ces jeunes en vue de favoriser leur intégration sociale ne constitue certainement pas une voie facile. Mais il s’agit sans aucun doute d’une option beaucoup plus prometteuse et plus utile pour ces jeunes que celle qui consiste à consacrer l’entièreté des efforts à « casser les gangs » de manière à les faire disparaître et, avec eux, tout ce qu’ils génèrent de délinquance et de violence. Il est temps d’explorer d’autres avenues qui pourraient avoir un impact réel et durable sur le phénomène des gangs de rue, ce qui n’est pas le cas de la répression qui, encore souvent, est la seule stratégie déployée.
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E I T R P
A
3 IMPACT DES POLITIQUES SOCIALES ET PÉNALES SUR LES PROCESSUS D’INTÉGRATION
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C H A P I T R E
9 INTÉGRATION SOCIALE DES FEMMES ET DES AUTOCHTONES JUDICIARISÉS Effets du « genre » et de la « couleur » du droit pénal
MARIE-ANDRÉE BERTRAND École de criminologie Centre international de criminologie comparée Université de Montréal [email protected]
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RÉSUMÉ Entre 1938 et 1988, au Canada, pas moins de onze commissions et comités d’enquête sont arrivés à la conclusion que les conditions particulières faites aux femmes condamnées à l’incarcération constituaient un traitement inégalitaire et discriminatoire. Un douzième comité, le Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale (1990), et une enquête judiciaire sur les événements survenus à la prison de Kingston en avril 1994 sont venus réitérer ces constats et réclamer des réformes majeures dans les pratiques de détention et les mesures de libération progressives réservées aux femmes. En 2002, des témoins privilégiés de la réforme en dressent le bilan et estiment que c’est un échec. Le présent article revient sur les faits et sur cette analyse, et y ajoute une analyse critique de la situation des détenues autochtones condamnées à de longues peines au Canada. Il compare la situation canadienne avec celle des pays les plus avancés d’Europe où se confirme l’existence de biais de sexe et de culture dans les prisons pour femmes en Europe du Nord. L’article propose une analyse féministe et postcolonialiste des faits observés, lesquels constituent des obstacles majeurs à l’intégration sociale des femmes ayant purgé des peines d’emprisonnement.
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INTÉGRATION SOCIALE DES FEMMES ET DES AUTOCHTONES JUDICIARISÉS
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Dans la présente contribution à cet ouvrage, à l’analyse des effets du « genre » de la norme pénale s’ajoutent la « couleur » du droit et des pratiques correctionnelles et leur effet ethnicisant, autant de sources d’exclusion et d’obstacles à l’intégration d’ex-détenues. Les rapports entre norme pénale et personnes judiciarisées ne sont pas posés là une fois pour toutes ; ce sont des processus dynamiques que des événements exceptionnels sont venus affecter depuis 1990 dans le cas des femmes incarcérées. Cet article en rappelle l’essentiel et commente la lecture critique qu’en ont faite des collègues féministes dans un numéro thématique de la revue Criminologie (vol. 35, no 2, 2002) ; suivent des observations récentes sur la situation carcérale des femmes autochtones et une analyse critique de cet état de choses. L’ensemble sera mis en perspective par la comparaison des pratiques canadiennes avec celles des pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Les politiques et pratiques canadiennes et internationales soulèvent des questions de fond qui seront analysées à la lumière des travaux de la criminologie critique et surtout du travail de théorisation féministe sur le « genre » du droit, et postcolonialiste sur la « couleur » des normes pénales et correctionnelles.
« UNE DÉCENNIE DE RÉFORMES 1 » Rien ne commence jamais à la date officielle dont on prétend qu’elle a marqué le début d’une nouvelle ère, et les réformes pénales ne font pas exception. La « décennie de réformes » (1990-2000) dont parlent les auteures du numéro thématique sur « l’enfermement des femmes » (Criminologie, 2002) a été précédée par plus de vingt ans de combats acharnés menés par les sociétés Elizabeth Fry et d’autres groupes d’hommes et de femmes réclamant des traitements décents et surtout équitables pour les femmes judiciarisées. Il est vrai cependant que le rapport La création de choix (1990), signé par tous les membres du Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale 2, a enclenché une dynamique qu’aucun des
1. L’expression est de Sylvie Frigon, responsable du numéro thématique, qui l’utilise comme sous-titre du numéro thématique sur « Femmes et enfermement au Canada : une décennie de réformes » (Criminologie, vol. 35, no 2, 2002), mais plusieurs coauteures la reprennent à leur compte. 2. Ce Groupe était composé d’ex-détenues, d’avocates travaillant dans les groupes de défense des droits des femmes condamnées, de représentantes des groupes communautaires actives dans les services postpénaux, de représentantes des femmes autochtones et d’un porte-parole du Service correctionnel du Canada.
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documents gouvernementaux publiés entre 1938 et 1988 s’intéressant à la condition des femmes judiciarisées n’avait réussi à susciter 3. La création de choix rappelait l’urgence de procéder à la fermeture de la prison centrale pour femmes de Kingston 4, recommandait de créer quatre établissements régionaux dont la sécurité serait très allégée par rapport au régime de Kingston, d’aménager sur le terrain des établissements de petites unités de vie favorisant l’autonomie des résidantes et l’apprentissage de la responsabilité collective, de prévoir des lieux pour les visites familiales et conjugales, d’autoriser à certaines conditions la présence d’enfants auprès de leur mère détenue, de créer un cinquième établissement pour les femmes autochtones qui répondrait à leur culture et à leurs besoins particuliers. Étant donné la composition du Groupe de travail et la présence constante de représentants du Service correctionnel lors des délibérations, et puisque le rapport avait reçu l’assentiment de tous, il semblait raisonnable de croire que les changements recommandés allaient cette fois devenir réalité. Les inquiétudes n’ont pourtant pas tardé à se manifester, car peu après la mise en chantier des nouveaux établissements, le Service correctionnel du Canada a annoncé qu’il se voyait contraint de prévoir un régime de sécurité renforcée pour un pourcentage élevé des détenues (10 à 15 %). On créerait donc sur le terrain des établissements des unités spéciales fermées de type cellulaire ; au besoin, on transférerait les détenues difficiles dans des pénitenciers masculins à sécurité maximale. Ces solutions apparaissant elles-mêmes insuffisantes à la direction, celle-ci décida d’entourer d’une double clôture chacun des établissements déjà construits ou en voie de l’être, ce qui constituait une deuxième ou troisième brèche dans les ententes conclues entre le Service correctionnel et les membres du Groupe de travail. Ce ne sera pas la dernière. Entre-temps, la Prison des femmes de Kingston, toujours en activité, puisque les nouveaux établissements ne recevront les détenues qu’entre 1995 et 1997, est le siège en avril 1994 d’actes de violence au cours desquels six détenues infligent des blessures physiques à des agentes correctionnelles. La direction de l’établissement estime alors la situation hors de contrôle et fait appel à l’Équipe pénitencière d’intervention en situation d’urgence (EPIU), une équipe masculine, créée pour réprimer les émeutes dans les établissements pour hommes. Une fois le désordre calmé par la
3. Sur la justice pénale et les prisons, il s’agit des rapports Archambault, Gibson, Fauteux, Ouimet, MacGuigan, Daubney ; sur la situation des femmes, du rapport de la commission d’enquête sur ce sujet ; en ce qui concerne les détenues, des rapports Chinnerey, Clarke, Needham et Berzins-Dunn. Voir les détails dans les références bibliographiques. 4. Les rapports mentionnés à la note 3 contiennent des critiques sévères sur le régime de la Prison des femmes de Kingston et la majorité recommandent sinon sa fermeture, tout au moins sa transformation radicale.
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contrainte physique, les détenues impliquées dans les événements sont soumises pendant plusieurs jours à des mesures de contrôle inusitées même en pareil cas. Elles sont ensuite gardées pendant plusieurs semaines en isolement, fouillées à nu à plusieurs reprises, etc. Une vidéo de l’intervention de l’EPIU ayant été diffusée à la télévision d’État, l’opinion publique s’émeut devant la brutalité des mesures de répression et leur caractère inadapté à la situation particulière des femmes. Un premier comité chargé de faire enquête sur les événements est nommé par le Service correctionnel du Canada ; le rapport des faits et les conclusions de ce comité sont contredits et désavoués par les organismes de défense des droits des détenues et par l’Enquêteur correctionnel. Le Solliciteur général se voit contraint de recommander une enquête judiciaire en avril 1995, dont le mandat est de faire rapport non seulement sur les événements et sur l’intervention de l’EPIU, mais sur la façon dont la direction de l’établissement a géré la crise et plus généralement l’administration de la prison des femmes. La commissaire nommée est l’honorable Louise Arbour : avec ses conseillers juridiques, elle entend les témoins dans les formes requises, mais elle tient aussi des séances publiques et semipubliques auxquelles participent des représentantes des détenues autochtones et non autochtones, des membres du personnel de la prison, des expertes non canadiennes (certaines étant elles-mêmes directrices d’établissement de détention pour femmes) et plusieurs membres du Groupe d’étude. Elle conclut dans son rapport 5 que, dans la gestion des événements survenus en avril 1994, la direction de l’établissement et le Service correctionnel de Canada ont dérogé à la Loi sur les enquêtes, à la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, de même qu’aux directives du commissaire ; que le comité chargé par le Service correctionnel du Canada de faire enquête sur les événements n’a pas bien rempli son mandat. La commissaire note que les détenues ont été placées en isolement et sanctionnées sans connaître les motifs de cette mesure ; elles ont été privées d’accès à un avocat, n’ont pas été vêtues et nourries convenablement pendant leur isolement, n’ont pas reçu les articles nécessaires à l’hygiène personnelle, ont été privées des services de conseillers spirituels et psychologiques, etc., tout cela en contravention avec la loi, les règlements et les directives. Elle rapporte aussi que de façon plus générale, et au-delà des événements d’avril 1994, le fonctionnement quotidien de l’établissement s’éloigne des normes réglementaires de plusieurs façons, surtout dans la gestion des sanctions administratives et disciplinaires.
5. Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston. L’honorable Louise Arbour, commissaire. Rapport. Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1996.
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Au terme de son rapport, la commissaire recommande la nomination d’une personne de sexe féminin comme responsable des établissements pour femmes, donc au plus haut niveau d’autorité des services correctionnels, la création de programmes de travail et de formation adaptés aux conditions qui ont cours dans les nouveaux établissements, la mise en place de niveaux de sécurité permettant de préparer la sortie. Elle dénonce le projet d’engager du personnel masculin parmi les agents correctionnels dans les établissements pour les femmes, constate l’inopportunité de recourir à l’EPIU dans les cas de désordres dans les prisons pour femmes, réclame que le nouvel établissement prévu pour les autochtones soit accessible à toutes les condamnées de cette culture, exige que le Service correctionnel fasse en sorte que le personnel destiné aux établissements pour femmes connaisse les lois et règlements, qu’il les applique en particulier au chapitre des droits des détenues et que les plaintes soient traitées avec diligence. Elle réclame des garanties additionnelles sur ce point et sur le contrôle des sanctions administratives dans les prisons fédérales pour femmes ; elle rappelle les critiques formulées à l’endroit de la prison de Kingston par les commissions et comités antérieurs ainsi que l’urgence de fermer cet établissement. Le processus de consultation et la parution du rapport redonnent espoir et énergie aux groupes engagés dans la réforme et aux membres du Groupe de travail ; d’ailleurs, au même moment, trois des nouveaux établissements commencent à recevoir les détenues de Kingston 6.
« L’ÉCHEC DE LA RÉFORME » Ni le rebond suscité par les événements de 1994, ni l’enquête et le rapport Arbour n’ont empêché la réforme amorcée par le Groupe de travail en 1990 d’échouer. C’est du moins l’évaluation que font les auteures du numéro spécial de la revue Criminologie sur « l’enfermement des femmes » (vol. 35, no 2, 2002) ; parmi celles-ci, on compte des membres du Groupe de travail, des chercheures associées à l’enquête Arbour, des militantes, des intervenantes professionnelles travaillant quotidiennement auprès des femmes détenues, par exemple la directrice générale de l’Association des sociétés Elizabeth Fry du Canada, des universitaires connues pour leurs études des rapports entre femmes et droit pénal et carcéral, la directrice
6. Trois établissements ont ouvert leurs portes en 1995 : le Pavillon de ressourcement Okimaw Ohci, appelé aussi « Loge de guérison », et ceux de Nova en Nouvelle-Écosse et d’Edmonton en Alberta. Les deux autres établissements situés au Québec et en Ontario devaient ouvrir en 1997.
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du nouvel établissement de Joliette et une étudiante en criminologie qui collabore à la mise sur pied du programme pour les mères et les enfants à cet établissement. C’est sans doute la directrice des sociétés Elizabeth Fry du Canada, Kim Pate, qui exprime le plus crûment sa déception et son trouble devant l’échec de la réforme entreprise. Elle donne à sa contribution 7 le soustitre « De mal en pis » et commence son témoignage comme suit : Il est très difficile d’aborder ce sujet sans passer du désespoir aigu à l’indignation et je me rends compte qu’une bonne part de mon travail et de mes énergies est dictée par des émotions qui oscillent entre ces deux sentiments. La réalité voudrait que les choses se soient grandement améliorées depuis la triste époque où il n’existait au Canada qu’une seule prison fédérale pour femmes (2000, p. 147) mais tel n’est pas le cas.
On nous avait promis, continue-t-elle, cinq nouvelles institutions répondant aux besoins des femmes. Or, les détenues sous responsabilité fédérale occupent plutôt dix ou onze unités de détention, dont quatre sont à sécurité maximale dans des pénitenciers pour hommes. « Où en sommesnous après dix ans ? Nous savons que le nombre de femmes purgeant des peines fédérales a doublé » (p. 148) et cela est vrai tant dans les prisons provinciales que dans les établissements fédéraux ; le Service correctionnel annonce que d’ici quatre ans ce nombre aura triplé… La proportion des femmes autochtones parmi les prisonnières ne cesse de croître. À la différence des détenus masculins arrivés au dernier tiers de leur peine, ajoute Pate, les femmes à ce stade ne sont pas placées dans des unités à sécurité minimum et cela nuit considérablement à leur réintégration dans la communauté, à la recherche d’emploi ou à la poursuite des formations professionnelles (passim). Margaret Shaw et Kelley Hannah-Moffat 8 écrivent pour leur part : La vision originale des réformateurs a été transformée et continue de l’être. On la modifie pour bien l’ajuster aux agendas gouvernementaux et correctionnels. La notion autochtone de guérison et la vision féministe d’autonomisation ont été absorbées par le système correctionnel et elles ont, en conséquence, perdu leur sens. […] Les membres du Groupe d’étude ont fait un travail novateur mais ils ont surestimé le potentiel de changement du système correctionnel (2002, p. 69).
7. K. Pate, (2002). « La résistance à la pénalité », Criminologie, vol. 35, no 2, 2002, p. 147-157. 8. M. Shaw et K. Hannah-Moffat, « La contrainte des choix, un regard rétrospectif », Criminologie, vol. 35, no 2, 2002, p. 53-72.
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Les membres du Groupe n’étaient pas naïfs, ajoutent ces auteures, mais « les réalités bureaucratiques de la peine et la tendance punitive » ont bien limité la réalisation de leur projet (Ibid). Elles constatent que l’institution qui s’appelle la prison ne laisse pas si facilement entamer son régime et sa culture. Sylvie Frigon 9, pour sa part, rappelle qu’il faut bien saisir les enjeux pour comprendre ce qu’il est advenu des réformes envisagées : « Dans le contexte de la prison, l’autonomisation devient une technologie d’autorégulation », ce qui dispense même l’institution d’exercer ses formes habituelles de coercition (p. 24). (On croit lire Foucault dans Surveiller et punir !) Karlene Faith 10, parlant de la « Loge de guérison » créée pour les détenues autochtones, estime que, bien qu’elle soit fidèle au modèle imaginé, la « Ressource » est incapable de remplir sa mission ; elle ne reçoit même pas le petit nombre de détenues qu’elle devait accommoder 11 et cela en partie parce que seules y sont admises en pratique les condamnées que le Service correctionnel estime aptes à vivre dans un régime de sécurité minimale ; comme le recommandait le rapport du Groupe de travail, la « loge » a été conçue pour permettre aux résidantes de vivre en contact avec la nature et les animaux dans un endroit retiré et elle n’est pas clôturée. Sur un plan plus général, Faith estime que la prison est une institution du passé et que les féministes feraient bien d’adopter une position carrément abolitionniste plutôt que de tenter de réformer les prisons ; elles devraient faire contrepoids à tout mouvement qui utilise la privation de liberté comme réponse à la délinquance des femmes. Sur l’échec de la réforme des politiques et pratiques carcérales fédérales dans le cas des femmes, Faith a une explication : les membres du Groupe de travail les plus engagées dans le processus de changement, les sociétés Elizabeth Fry et les représentantes autochtones qui avaient participé au Groupe d’étude ont été exclues du processus d’implantation des nouvelles ressources et le projet original s’est perdu en route. Et ce n’est pas tout : On a également écarté la vision féministe. Les fonctionnaires du Service correctionnel avaient l’occasion de sortir les femmes de l’imbroglio de l’entreprise correctionnelle : au lieu de cela ils ont
9. S. Frigon, « La création de choix pour les femmes incarcérées : sur les traces du Groupe d’étude sur les femmes purgeant une peine fédérale et de ses conséquences », Criminologie, vol. 35, no 2, 2002, p. 9-30. 10. K. Faith, « La résistance à la pénalité : un impératif féministe », Criminologie, vol. 35, no 2, 2002, p. 113-134. 11. L’auteure a effectué cette visite à l’établissement de Maple Creek en 2002. À peine 20 des 30 places prévues étaient alors occupées.
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réinséré des idéologies carcérales en reproduisant des politiques pénales anachroniques (p. 122).
Ces analyses sont éclairantes, mais elles glissent trop rapidement sur quelques principes fondamentaux qui sont contredits par les conditions réelles d’incarcération des femmes. Tout d’abord, l’illégitimité de la sanction carcérale, surtout dans le cas de longues peines en l’absence de crimes constituant un tort réel à autrui ou une menace à la sécurité de l’État, un principe qui s’applique d’ailleurs autant aux délinquants masculins qu’aux femmes délinquantes ; ensuite, les objectifs de l’incarcération rappelés dans les principes de détermination de la peine, qui exigent qu’on tienne les criminels dangereux en dehors de la communauté pendant un temps le plus court possible et qu’on fasse en sorte de les retourner à la société à l’issue de leur peine. Or, les prisons pour femmes, qui regorgent de programmes thérapeutiques – parapsychologiques, psychiatriques, moraux, religieux –, offrent très peu ou pas de programmes de travail et de formation préparant la réinsertion dans la communauté. Les intitulés de ces programmes et même le nom de la prison réservée aux Autochtones, la « Loge de guérison », présentent les détenues comme des malades et des victimes. Plus grave, la direction des établissements fait de la fréquentation de ces services thérapeutiques une condition de libération, et de la non-fréquentation un critère d’impréparation à la libération. Abus de pouvoir ou confusion des missions ? Enfin, l’exigence judiciaire d’unités à sécurité minimale dans les prisons pour femmes n’est respectée nulle part, et leur absence constitue non pas un « obstacle » à la réinsertion sociale, comme le disent certaines des collègues citées plus haut, mais un déni de droit. Dans «Femmes et enfermement », les auteures s’étonnent que le Service correctionnel du Canada ait réussi à transformer le projet et les idéaux proposés dans La création de choix et rappelés dans le rapport Arbour. Oublieraient-elles que la norme pénale, la prison et la culture carcérale ont un « genre », qui n’est pas celui des femmes, comme on le verra plus loin ? Par ailleurs, le droit pénal et les pratiques correctionnelles ont aussi une couleur, qui n’est pas celle des minorités ethniques.
LES DÉTENUES AUTOCHTONES AU CANADA À l’automne 1998, à l’occasion d’un séjour comme professeure invitée à l’Université d’Edmonton, nous avons passé plusieurs heures en compagnie des détenues de la nouvelle prison fédérale pour femmes située à Edmonton. Le cadre physique et matériel de la prison est celui de tous les nouveaux
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établissements : de petites résidences pour huit à dix détenues qui gèrent la partie domestique de leur vie de façon autonome. À l’extérieur des unités résidentielles, dans les services communs, quelques rares occupations sont intéressantes et modernes (par exemple, des cours de dessin industriel par ordinateur), mais réservées à un petit nombre. Pendant le souper auquel participaient 65 des 70 résidantes, il devint évident après quelques minutes que la très grande majorité étaient d’origine autochtone. Certes, les statistiques des établissements correctionnels le mentionnent : les détenues autochtones forment 25 % de la population carcérale féminine, alors que les femmes autochtones représentent 2 % de la population féminine au Canada. La connaissance « théorique » de ces chiffres ne supprime pas le choc. Par ailleurs, la majorité des détenues autochtones ne devraient-elles se trouver dans cette « Loge de guérison » qui a été construite à leur intention à Maple Creek ? N’était-ce pas précisément l’une des recommandations du rapport Arbour que toutes les Autochtones condamnées à de longues peines puissent trouver place dans cet établissement ? Mais qu’en disent les intéressées ? Interrogées à ce propos, la plupart déclarent ne pas le souhaiter ; elles n’ont pas envie de vivre dans une atmosphère « traditionnelle » en prison. Certaines ont rompu leurs liens avec leur famille et leur communauté ; les mêmes et d’autres n’ont pas l’intention de retourner vivre dans la réserve à leur sortie de prison. Plusieurs ont cependant des raisons « positives » de préférer purger leur sentence à proximité d’une grande ville : la recherche d’emploi et la rentrée dans la vie normale en seront facilitées. En somme, la majorité des détenues autochtones manifestent un manque d’intérêt pour la « Loge de guérison » de Maple Creek. En les écoutant, on ne peut s’empêcher de comparer leurs propos avec les réclamations que formulaient leurs représentantes à la prison de Kingston en 1993, dans un mémoire au Service correctionnel. Ces femmes exigeaient un lieu de détention et un programme de vie qui respectent totalement leur identité culturelle, leurs coutumes religieuses, alimentaires, les contacts avec des Aînés. A-t-on bien entendu les requêtes des représentantes ? Les a-t-on bien retransmises ? Les représentantes étaient-elles les porte-parole fidèles des détenues appartenant à diverses communautés ? Les bureaucrates fédéraux ont-ils reconstruit les demandes initiales au point de les rendre méconnaissables ? A-t-on oublié d’inviter les représentantes autochtones lors de la mise en chantier du nouvel établissement ? Parmi les détenues autochtones de la prison d’Edmonton, il s’en trouvait quelques-unes qui auraient souhaité être transférées à la « Loge de guérison », mais elles n’y étaient pas admissibles avant le dernier tiers de leur sentence puisque la « loge » est un établissement à sécurité minimale.
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En somme, la « loge », qui constitue une ressource originale et dispendieuse, est inaccessible à un petit nombre de détenues autochtones qui souhaiteraient s’y trouver et rejetée par le plus grand nombre parce qu’elle serait peu propice à leur projet de vie et à la réalisation de leur plan après la sortie. Au-delà des reconstructions bureaucratiques, se pourrait-il que les recommandations du Groupe de travail n’aient pas tenu compte de la diversité culturelle des nations et des communautés, des rapports différents que celles-ci entretiennent avec les non-autochtones et la modernité ? C’est ce que suggère Kline (1994) dans un article que nous analysons plus loin.
LE CONTEXTE INTERNATIONAL Sur la question plus générale de la réforme des établissements carcéraux pour les femmes, il semble utile de comparer la situation canadienne avec les réalisations observées en Europe et ailleurs en Amérique du Nord. Où en est-on à cet égard, particulièrement en ce qui concerne les ressources postpénales et la réintégration sociale, dans les pays réputés pour le caractère humain et équitable de leurs politiques pénales ? De 1993 à 1998, une équipe composée de deux professeureschercheures en criminologie et de trois étudiantes aux cycles supérieurs a procédé à l’étude sur place des programmes et des modes de gestion de vingt-deux établissements carcéraux et services postpénaux pour femmes dans sept pays différents : la Norvège, la Finlande, le Danemark, l’Allemagne, le Royaume-Uni (Angleterre et Écosse), les États-Unis et le Canada 12. Les pays et les prisons ont été choisis non pas pour leur représentativité en matière de conditions carcérales et postpénales, mais au contraire parce qu’ils étaient réputés pour le caractère exceptionnel de leurs politiques et pratiques : prisons ouvertes, prisons mixtes, programmes de formation modernes, ateliers de travail ouvrant sur des emplois intéressants et bien rémunérés, dispositifs permettant la présence d’enfants auprès de leur mère, vacances annuelles des prisonniers dans les familles, modalités ingénieuses facilitant le passage de la vie carcérale à la vie normale. Tous ces modèles existent et « fonctionnent » ; plusieurs ont fait l’objet d’une évaluation.
12. M.-A. Bertrand, avec la collaboration de L. L.-Biron, C. di Pisa, A.B. Fagnan et J. McLean, Prisons pour femmes, Montréal, Méridien, 1998.
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Nos hypothèses sur le potentiel d’intégration sociale des prisons ouvertes, des prisons mixtes, et des vacances dans les familles comme « modèles » favorisant l’intégration sociale des détenues ont été mises à rude épreuve. Nous avions supposé que dans les pays démocratiques réputés pour le caractère (sexuellement) égalitaire de leur politique, comme la Norvège et la Finlande où la moitié des élus nationaux et plus de la moitié des élus locaux sont des femmes, les pratiques correctionnelles et postpénales seraient peu ou pas discriminatoires ; en d’autres termes, que les prisons et les services postpénaux pour les femmes seraient aussi « avancés », progressistes, ouverts que ceux destinés aux hommes, et parfois même adaptés aux besoins particuliers des femmes. Tel n’était pas le cas. En Norvège, c’est avec dix ans de retard qu’on a concédé aux prisonnières une prison ouverte où passer la dernière étape de leur peine et, encore, on leur a offert une maison de banlieue jugée inadéquate pour les prisonniers masculins parce que trop éloignée de la ville pour qu’il soit commode de s’y rendre chercher un emploi ou suivre une formation. En Finlande, les femmes détenues avec les hommes à la prison centrale de Hameenlinna n’avaient pas accès durant la dernière phase de leur incarcération aux séjours dans des camps en forêt, alors que les détenus masculins étaient autorisés à y passer plusieurs semaines ou même à fréquenter une ressource prélibératoire à Helsinki pour se trouver un emploi. Nous espérions que les prisons mixtes se révéleraient pour les femmes comme pour les hommes une formule capable de rendre moins anormale la vie « en dedans », une occasion d’apprendre ou de réapprendre à gérer les rapports inter-sexes. Tel semble être le cas à la prison ouverte de Horserod au Danemark (où d’ailleurs la mixité n’est pas imposée mais choisie) ; les choses sont cependant différentes à la prison fermée de Ringe et cela tient en partie à l’histoire de l’établissement. C’est pour rendre plus « humaine » et « normale » la vie des 80 jeunes gens de 16 à 24 ans condamnés à la prison fermée qu’on a créé cette prison-écoleatelier gouvernée par les détenus. On a proposé « après coup » d’y amener les quelques femmes condamnées à la prison ferme pour y rendre la vie des jeunes gens tout à fait normale. Solution économique, qui évitait de créer une prison pour les femmes seulement. Celles-ci ne sont que 20 ou 25 détenues, dont les âges s’échelonnent de 18 à 60 ans. Si le régime mixte et le programme de formation centré sur la fabrication de meubles et les travaux de rénovation des maisons du village ne sont pas inadaptés dans le cas des jeunes femmes de 18 à 24 ans, ils ne conviennent guère aux plus de 40 ans. La vie commune se déroule en effet dans de petites unités où sont réunis 2 ou 3 femmes de tous âges et 16 garçons turbulents. Les très jeunes femmes trouvent peut-être avantage à cohabiter avec des jeunes
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gens de leur âge, et réciproquement, et la présence de femmes plus âgées qui jouent assez souvent le rôle de mère ou de grand-mère n’est pas non plus sans profit pour les plus jeunes. Mais dans ce contexte, globalement, les femmes sont « instrumentalisées ». Une autre déception nous attendait : en Allemagne, la loi fédérale sur les prisons autorise les détenus à passer quatre semaines par année dans leur famille, une mesure qui fonctionne bien dans le cas des hommes selon les autorités allemandes et constitue une meilleure réponse aux besoins de contacts avec les conjoints que les « visites sexuelles » en prison. Mais la formule des vacances dans les familles se révèle inadaptée dans le cas des prisonnières, car, dès que celles-ci ont passé quelques mois en détention, elles n’ont plus vraiment de famille où aller. Les enfants sont dispersés, les conjoints vivent avec une autre femme 13, les parents des femmes détenues ont honte de recevoir leur fille prisonnière et ne souhaitent pas qu’elle rencontre voisins et amis ; selon nos informateurs, la situation est différente lorsqu’il s’agit d’un fils. Si bien que des groupes de femmes ont dû s’instituer « familles d’accueil » pour que les détenues soient autorisées à sortir pendant ces quatre semaines. On voit les effets de toute rupture des liens familiaux dans la vie des femmes. Ces trois exemples montrent que des formules à visée humanitaire, ouvertes et à première vue « positives », n’ont pas été instituées avec la même générosité pour les femmes que pour les hommes et ont des effets différents selon les sexes. À cela rien d’étonnant : ces modèles ont été pensés par des hommes pour des prisonniers masculins et on se rappellera que ceux-ci représentent 95 % des personnes en détention. Dans le cas des femmes, ou bien on tarde à implanter les mesures les plus progressistes, comme en Finlande et en Norvège, ou bien ces mesures n’ont pas les effets escomptés. C’est le cas en Allemagne, où elles sont imposées aux femmes dans l’intérêt des détenus masculins, comme à la prison mixte de Ringe. Il faudrait donc non seulement confier à des femmes le soin de proposer les modèles qui conviennent à leurs congénères, comme on a tenté de le faire au Canada, mais encore leur donner le moyen de les mettre en œuvre. Dans ces conditions, il arrive que le projet remplisse ses promesses. Nous avons observé de près aux États-Unis, à Shakopee au Minnesota, une prison dont les programmes de travail et de formation et les services postpénaux étaient particulièrement adaptés aux besoins des
13. Des données canadiennes montrent que les choses sont bien semblables ici. À peine la moitié des enfants des détenues de l’établissement de Joliette vivent avec des membres de la famille proche, et les accommodements prévus pour que des adolescents puissent rendre visite à leur mère en prison pendant plusieurs jours d’affilée demeurent largement sous-utilisés. Voir l’article de Brigitte Blanchard dans Criminologie, vol. 35, no 2, p. 91-112, « La situation des mères incarcérées et de leurs enfants au Québec ».
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femmes, un projet entièrement planifié et réalisé sous la supervision de sa directrice-fondatrice. En Angleterre, à Londres, la prison de Holloway s’éloigne du modèle masculin dans ses programmes de vie, son mode de gouvernance et la présence des nouveau-nés près de leur mère. Sans avoir été pensée par des femmes seulement, cette prison semble satisfaire la majorité de leurs besoins.
LES PERSPECTIVES CRITIQUES EN CRIMINOLOGIE L’image de la justice, cette femme aux yeux bandés qui maintient dans un équilibre parfait les deux plateaux d’une balance, est sans doute admirable, mais c’est un idéal. Ce serait au prix d’une cécité volontaire qu’on deviendrait capable d’impartialité. La pensée critique en criminologie s’est employée à dénoncer cette représentation. Au Canada, elle s’est d’abord attaquée aux biais de classe, montrant qu’en régime libéral capitaliste le droit pénal va jusqu’à criminaliser les effets de la pauvreté. Dix et quinze ans plus tard, quelques féministes ont tenté de faire apparaître, de dénoncer et de proposer des correctifs aux biais de genre, mais leur action était trop isolée et le contexte théorique peu propice à l’intégration de cette perspective. À vrai dire, au Canada ce n’est que dans les années 1990 que la réflexion sur le traitement pénal des femmes et des minorités ethniques a trouvé place dans une certaine part de l’enseignement et de la recherche en criminologie. En ce qui concerne les minorités ethniques aux États-Unis, la démonstration empirique était facile : la surcriminalisation et la surcarcéralisation des Noirs et des personnes d’origine mexicaine atteignent depuis longtemps des proportions scandaleuses 14 ; de même, les pays européens ont « accepté de constater » que les étrangers, les immigrants et les tsiganes constituaient une part inquiétante de leurs populations carcérales depuis quelques années 15. Au Canada, il faut attendre la commission Dussault-Erasmus sur les peuples autochtones (1996) 16 pour voir émerger des travaux importants sur la question du racisme dans l’administration de la justice pénale.
14. Voir à ce sujet le numéro sur le racisme de la revue Issues in Criminology, vol. 9, no 2, automne 1974. 15. Dans Taylor, Walton et Young (1975). 16. Commission royale d’enquête sur les autochtones, Rapport. Ottawa, Ontario, La Commission, 1996.
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Même constat pour les biais de genre : si l’on fait exception du travail continu des sociétés Elizabeth Fry et d’autres groupes féministes, avant 1990 on assiste à des productions et à des combats isolés. Ce sont les événements dont il a été question plus haut qui ont donné naissance à des travaux importants servant de base à la réflexion critique et aux groupes militants d’action 17. La théorisation critique tente de s’intéresser aux trois sources de discrimination, la pauvreté, le genre féminin et l’appartenance à un groupe ethnique minoritaire et montre comment les pratiques pénales viennent redoubler les effets d’exclusion 18,19. Synthèse intéressante, mais constat désolant : la triple discrimination pénale qui frappe les femmes autochtones en raison de leur condition de pauvres, de femmes et de membres d’une minorité ethnique 20.
LE « GENRE » ET LA « COULEUR » DU SYSTÈME PÉNAL La critique du genre du droit et des pratiques pénales relève surtout de l’analyse du discours et s’intéresse à la culture du droit. C’est l’analyse des idéologies qui permet le mieux, semble-t-il, d’appréhender les formes actuelles de pouvoir, car les différences entre les sexes sont beaucoup moins claires qu’elles ne l’étaient et se dissimulent bien depuis les chartes des droits. On ne peut nier par ailleurs que des changements importants dans la situation économique, professionnelle et sociale des femmes modifient les rapports de genre et les rapports aux normes. Dans la critique du racisme, l’analyse est tantôt culturaliste, tantôt structuraliste et matérialiste, car les inégalités persistent et, si le pouvoir politique de la minorité autochtone est considérable, les problèmes « matériels » ne sont pas tous réglés ! Mais, dans les deux cas, le corpus analysé est surtout le discours judiciaire et donc la culture des interprètes de la norme et de son application. Deux auteures, Carole Smart (1992) et Marlee Kline (1994), jettent une lumière intéressante sur le genre et la couleur du droit. Smart rappelle que dans leurs efforts pour comprendre les rapports entre femmes et droit, les féministes ont procédé successivement à quatre types de représentations : elles ont d’abord montré que le droit était
17. Sur les prisons pour femmes et Kingston, les travaux marquants sont ceux de Faith (1993), de Frigon (1999) et de Hannah-Moffat (2001). Voir les références bibliographiques. 18. R. Hinch, directeur d’édition, Readings in Critical Criminology (1994). 19. LaPrairie (1989 et 1990) ; Sugar et Fox, 1990 ; Faith (1995) ; Jackson (1999) ; MontureAngus (1999). 20. Notamment les travaux de Faith (1993) ainsi que de Brassard et Jaccoud (2002).
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sexiste, puis elles l’ont décrit comme mâle et mâliste, reconnaissant enfin qu’il était genré. Smart propose d’aller plus loin et de faire apparaître les effets « genrants » de la norme juridique 21. Sous le terme sexiste, dit Smart, les féministes entendaient décrire les dispositions législatives carrément discriminatoires, par exemple, s’agissant du droit pénal, les crimes « féminins » comme la prostitution et l’infanticide, qui n’étaient pas des infractions lorsqu’ils étaient commis par les hommes. En utilisant les étiquettes de « mâle » et de « mâliste », les féministes voulaient rappeler que la majorité des acteurs influents de la scène juridique et judiciaire – législateurs, juges, avocats, administrateurs pénaux – étaient des hommes, et montrer les effets de cette dominance. En qualifiant le droit de « genré », elles mettaient le doigt sur autre chose : la culture du droit. Le droit est un effet un instrument dans lequel les législateurs, des hommes, inscrivent leur conception particulière des rôles dévolus à chaque sexe et prescrivent aux femmes et aux hommes les comportements reflétant ces arrangements. Mais, suggère l’auteure, le droit n’est pas que genré, il est aussi genrant, c’est-à-dire activement reproducteur de rapports de genre, ou même producteur de genre, puisqu’il dispose d’une force contraignante pour remettre les femmes à la place que les hommes souhaitent leur voir occuper ; la norme juridique présente ainsi les femmes comme devant occuper ces seuls rôles de genre si elles veulent éviter l’exclusion sociale ou la sanction pénale. Les deux premières caractérisations féministes du droit, sexiste et mâliste, décrivent une situation qui est maintenant presque dépassée. Au Canada, notamment depuis la promulgation de la Charte des droits et libertés en 1982 et la révision du Code pénal en 1985 (et l’article 15 de la Charte qui interdit toute forme de discrimination dont celle qui porte sur le sexe des personnes), le législateur a dû « neutraliser » tous les articles du Code (on utilise maintenant la formule « quiconque » plutôt que « tout homme qui ») et supprimer les dispositions qui caractérisaient certains crimes comme étant spécifiquement masculins (le viol) ou féminins (l’infanticide, la prostitution). La seconde accusation, qui porte sur le caractère « mâle » du droit, si elle se limite au constat « matériel » de la « dominance statistique masculine » parmi les concepteurs et les interprètes du droit, sera bientôt révolue, car les nouvelles générations de juristes sont en majorité féminines.
21. Dans cet article de 1992, Carole Smart ne parle pas seulement de norme pénale, mais de tous les champs du droit. Certains de ses exemples appartiennent clairement au droit de la famille.
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Mais, au-delà du genre grammatical de la norme et du sexe biologique des acteurs se cache une culture ; les féministes des années 1970 commençaient à le voir et Smart va au bout de cette hypothèse en montrant que le droit n’est pas que « genré » (participé passé), mais toujours actif, « genrant » (participe présent). Et la logique juridique ne va pas s’arrêter avec l’accession de jeunes femmes à la profession. D’ailleurs, les femmes collaborent à la réalisation d’une culture juridique mâle (« neutre, objective, impartiale »), car, faute de s’en accommoder, elles n’accéderont pas aux cercles des élus, à la magistrature et au pouvoir exécutif. D’ailleurs, les juristes masculins eux-mêmes sont emportés par la machine qu’ils ont créée. La logique du droit les dépasse : comme le montre si bien Teubner 22, le droit ne se laisse pas pénétrer par un discours étranger au sien 23. Il s’autoréfléchit, s’autoengendre et s’autolégitime (c’est l’autopoièse ou l’autoréférence en droit dont parle Luhmann 24) ; il ne connaît que sa règle, le due process, garante d’impartialité, du juste et du bien… Sur la « couleur » du droit, Marlee Kline 25 apporte des lumières d’autant plus pertinentes que sa recherche porte sur les Autochtones canadiens. L’auteure nomme et situe d’entrée de jeu sa conception du problème en cause, le racisme. Celui-ci « est un processus puissant et détestable [ugly] qui contribue à l’établissement de rapports de domination et de subordination entre les groupes racialisés, ethniques et culturels dans une société donnée » (p. 451, ma traduction). L’auteure rappelle les origines du colonialisme canadien et décrit les caractéristiques de cette idéologie comme elle se manifeste dans la représentation juridique et judiciaire de l’indianité au Canada ; elle en montre les trois effets principaux : la dévaluation des Autochtones, une représentation qui les « fixe » dans la tradition et une homogénéisation des nations et communautés qui les présente comme tous semblables. Cette analyse est fort utile pour comprendre la politique correctionnelle à l’endroit des Autochtones judiciarisés. Appliquée à la « Loge de guérison », la théorie de Kline est très éclairante : les autorités correctionnelles prévoient un seul lieu pour les femmes de toute une nation, un seul modèle ou programme qui repose sur l’hypothèse d’une volonté unanime de retour à la communauté et à la réserve, quelles que soient les nations ou les communautés auxquelles appartiennent les détenues. Une politique coloniale qui « fixe » toutes les Autochtones dans
22. Gunther Teubner, « How the law thinks », Law and Society Review, vol. 23, no 5, 1989, p. 727-759. 23. Voir aussi Vittorio Villa (1990) à ce sujet. 24. Niklas Luhmann, « L’unité du système juridique », Archives de philosophie du droit, vol. 31, 1988, p. 163-188. 25. Marlee Kline, « Colour of law : Ideological representations of First Nations in legal discourse », Social and Legal Studies, vol. 3, no 4, 1994, p. 451-476.
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la tradition ou dans un désir de retour à la tradition, le statisme dont parle Kline. Or, comme on l’a vu, parmi les détenues autochtones incarcérées à la prison des femmes d’Edmonton, la majorité ne souhaitaient pas retourner vivre dans leur communauté ; c’est pourtant ce que propose et ce à quoi prépare le séjour à Maple Creek. La « loge » présume que les communautés auxquelles appartiennent les détenues fédérales entretiennent des rapports identiques avec la modernité et avec les non-autochtones, ce qui est erroné. Enfin, comme le remarque Kline, ce sont les non-autochtones qui « imposent » aux Autochtones le désir de conserver (ou de revenir à) leurs habitudes ancestrales et qui présument que ceux d’entre eux qui choisissent d’habiter les grandes métropoles « ont perdu leur culture ». En somme, les Canadiens – en tout cas les juges canadiens de ColombieBritannique – se représentent les Autochtones comme ayant un profil unique et fixe. Les accommodements consentis aux femmes autochtones judiciarisées dévaluent l’indianité : l’hypothèse nous semble confirmée par les appellations « Loge de guérison » et « Pavillon de ressourcement ». Des termes empreints de commisération, me semble-t-il, qui présentent les femmes autochtones condamnées à l’emprisonnement comme des malades et la prison comme un lieu de cure.
CONCLUSION Femmes non autochtones et autochtones se retrouvent en 2003 deux fois plus nombreuses parmi les condamnés et les détenus qu’elles ne l’étaient il y a dix ans. Maigre consolation, celles qui purgent de longues peines sont maintenant incarcérées dans des établissements décents. Mais ce ne sont pas toutes les condamnées qui y sont admises, puisqu’un pourcentage non négligeable de détenues difficiles est dispersé dans des sections de prisons masculines à sécurité maximale ou logé dans des unités spéciales sécuritaires et cellulaires à l’intérieur du complexe carcéral. On peut penser que l’atmosphère deviendra irrespirable sur ces « campus » avec l’addition d’une unité complètement fermée et d’une autre pour les détenues qui ont des problèmes de santé mentale et ne doivent pas circuler parmi la population générale. Ces ajouts rendent plus improbable encore l’aménagement de régimes minimum pour les détenues en fin de peine. La multifonctionnalité des nouveaux établissements va exiger davantage de contrôles internes et de surveillance sur les sorties. Les conditions faites aux femmes autochtones judiciarisées illustrent la « couleur » du droit canadien, qui est de plus une « couleur genrée ». Les femmes des Premières Nations sont en effet dix fois plus souvent incarcérées que les non-autochtones, et elles le sont plus que les hommes des Premières Nations.
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Pour l’instant, on n’observe aucun dispositif de libération progressive dans les prisons fédérales pour femmes au Canada, et pas d’espoir qu’on en crée. Par ailleurs, rien – ou bien peu – dans les programmes de travail et de formation ne prépare ni ne facilite l’intégration sociale. Sous tous ces rapports, la « décennie de réforme » débouche sur un échec.
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C H A P I T R E
10 INSERTION SOCIOPROFESSIONNELLE DES JEUNES EN DIFFICULTÉ Vers de nouvelles interventions ?
MARTIN GOYETTE École de service social, Université Laval École de service social, Université de Montréal [email protected]
CÉLINE BELLOT École de service social, Université de Montréal [email protected]
JEAN PANET-RAYMOND École de service social, Université de Montréal [email protected]
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RÉSUMÉ Ce texte reprend les principaux constats et enjeux d’une évaluation de l’implantation du projet Solidarité jeunesse sur l’ensemble du territoire québécois entre novembre 2000 et novembre 2002 par les modules Sécurité du revenu et Emploi-Québec du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale et par les Carrefours jeunesse-emploi, principaux fournisseurs de services. À partir de plusieurs études de cas, l’évaluation largement qualitative avait pour objectif de décrire et de comprendre en quoi les dynamiques partenariales contribuent à bonifier l’intervention auprès des jeunes ; de comprendre aussi différentes trajectoires de jeunes ayant participé à Solidarité jeunesse et d’évaluer en quoi la nature de l’intervention répond aux besoins des jeunes. Si, du point de vue de l’intervention planifiée, Solidarité jeunesse relevait d’une nouvelle génération d’intervention voulant adapter le jeune aux structures sociales et la société aux besoins des jeunes, nos résultats montrent que Solidarité jeunesse demeure largement ancré dans une vision individualisante de l’insertion. À partir d’exemples concrets d’innovations, nous cernerons les défis à relever pour compléter cette intervention dans une perspective multidimensionnelle.
Lexique CLE : Centre local d’emploi CJE : Carrefour Jeunesse-emploi (organisme visant l’insertion des jeunes 18 à 30 ans, notamment par une intervention individualisée) CJE/OJ : Carrefour Jeunesse-emploi ou Organisme jeunesse EQ : Emploi-Québec (module du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale et de la Famille chargé des mesures actives telles que la formation) PSJ : Projet Solidarité jeunesse (l’intervention évaluée) SJ : Solidarité jeunesse (diminutif de PSJ) SR : Sécurité du revenu (module du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale et de la Famille chargé de la gestion des mesures passives, c’est-à-dire les prestations)
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La question de l’insertion socioprofessionnelle paraît constituer la clé de la différenciation qui distingue une jeunesse qui réussit d’une jeunesse qui échoue dans les pays occidentaux. Devant les mutations sociales (transformations du marché du travail, restructuration de l’État-providence, transformations de la famille) qui sont venues bouleverser le passage à la vie adulte des jeunes des sociétés postindustrielles, les études se multiplient pour décrire les difficultés d’insertion sociale et professionnelle des jeunes (Molgat, 1999 ; Roulleau-Berger et Gauthier, 2001). En effet, les jeunes apparaissent comme une catégorie particulièrement vulnérable aux répercussions des transformations du marché du travail, notamment parce qu’ils sont les premiers affectés par la précarité et la flexibilité des emplois (Blondin et al., 2001). Devant la complexité des causes de l’exclusion des jeunes du monde du travail mais aussi de la société en général, plusieurs recherches mettent l’accent sur une vision multidimensionnelle de l’insertion des jeunes, qui tient compte notamment des différentes transitions que ces derniers doivent vivre dans leur passage à la vie adulte (de l’école vers le travail, de la famille d’origine vers une nouvelle famille et du logement des parents vers un logement indépendant). Or, ces transitions sont maintenant d’autant plus longues que les jeunes tentent de faire face aux incertitudes sociales et économiques qui caractérisent les sociétés postindustrielles actuelles (Fournier et Monette, 2000 ; Gauthier, 2000). Ainsi, l’insertion n’est plus simplement le fait d’avoir ou non un emploi ; elle implique davantage, en particulier pour ce qui regarde le rapport d’un jeune à son environnement. Dans cette perspective, l’implantation du projet Solidarité jeunesse, qui s’adresse aux demandeurs de l’assistance-emploi de 18 à 20 ans, peut être analysée comme une reconnaissance que l’insertion des jeunes doit se réaliser au-delà de sa dimension économique dans une dynamique de coresponsabilisation des jeunes et de leurs communautés de vie. Ce texte a pour objectif de rendre compte des principaux constats et recommandations d’une évaluation de la mise en œuvre du projet Solidarité jeunesse (PSJ) 1. Après avoir présenté deux types d’intervention favorisant l’insertion des jeunes, nous aborderons les principaux éléments du PSJ tels que planifiés pour ensuite traiter de la méthode d’évaluation et des principaux constats dressés.
1. Cette évaluation a été réalisée dans le cadre de l’action concertée #SR 4515 : Jean PanetRaymond, Céline Bellot et Martin Goyette, Le développement de pratiques partenariales favorisant l’insertion socioprofessionnelle des jeunes : l’évaluation du Projet Solidarité Jeunesse, Montréal, rapport présenté au ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale et au Fonds québécois de la recherche sur la société et la culture, 2003.
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LES DIFFÉRENTES INTERVENTIONS VISANT L’INSERTION Malgré la diversité des transformations de la protection sociale des pays industrialisés, les pays d’Europe et d’Amérique du Nord ont élaboré des politiques et des programmes d’intervention pour pallier les difficultés d’insertion des jeunes. Ces programmes peuvent être répartis dans deux catégories : 1) ceux qui situent les sources du problème chez les jeunes. On parle alors de difficultés d’adaptation de ces derniers au marché du travail ; 2) ceux qui proposent des actions auprès des jeunes, jumelées à des actions pour transformer les milieux de vie que ces derniers fréquentent en tentant de renouer les liens entre le jeune et son environnement.
LES INTERVENTIONS CIBLANT LES INDIVIDUS À la fin des années 1980, plusieurs pays ont misé sur des programmes d’employabilité dans lesquels il appartient à l’individu de s’adapter au marché du travail et non l’inverse (Morel, 2000). Accompagnant le courant néolibéral qui domine dans les pays occidentaux, ces programmes mettent l’accent sur la responsabilité individuelle, voire familiale et communautaire, concrétisant alors le désengagement de l’État dans le champ de l’assistance. Ces programmes tendent à faire de l’individu le principal responsable à la fois de ses difficultés antérieures d’insertion et du travail à accomplir pour s’en sortir (learnfare, workfare 2). Dans cette perspective, cette conception étriquée de la solidarité renvoie à une responsabilité à sens unique au service d’une gestion technocratique des personnes assistées (Beauchemin et Beauchemin, 1998). Le bénéficiaire de l’aide sociale porte alors toutes les obligations. D’ailleurs, cette logique de l’employabilité de « l’autre jeunesse » ne garantit pas nécessairement une autonomie financière, mais plutôt une activité qui dégage l’État de ses responsabilités (Fournier et Monette, 2000 ; René et al., 2000). En outre, cette logique d’obligation n’est pas récente lorsqu’il s’agit de mesures d’employabilité (McAll et White, 1996 ; René et al., 2001). On a vu, par ailleurs, des programmes d’assistance s’instaurer dans certains États américains (Villeneuve, 1999) et dans certaines provinces
2. Le workfare correspond ainsi à « un affaiblissement des droits assistanciels » (Morel, 2000, p. 15). Or, dans cette perspective, la stratégie de workfare, associée au modèle néolibéral (États-Unis), mise « exclusivement » sur l’intégration en emploi, tandis qu’un modèle visant l’insertion, associé au cadre du revenu minimum d’insertion (RMI) en France, mise sur l’insertion sociale (Morel, 2000, p. 13). Ainsi, dans le modèle d’insertion, si le RMI entraîne une obligation, c’est moins celle de l’emploi que « l’engagement dans un processus bien plus large de participation à la société, au premier plan de laquelle se trouve la participation politique, par la citoyenneté » (Barbier, 2002, p. 35).
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canadiennes (Shragge, 1997), et des périodes limites d’admissibilité aux prestations et aux programmes d’employabilité être instaurées (Gorelick et Brethour, 1998). Ces programmes d’intervention visent alors, de manière correctrice, à accroître les compétences des jeunes définis comme non qualifiés ou mal qualifiés pour le marché de l’emploi, sans égard pour leurs compétences déjà acquises et pour leurs besoins réels d’insertion au-delà du strict enjeu professionnel (Roulleau-Berger, 1998). Au Québec, à la fin des années 1980, la politique sociale se définissait ainsi strictement autour de l’enjeu de l’employabilité. En cela, le concept s’appuie sur la Politique de la sécurité du revenu publiée en 1987, qui considère que « l’État ne peut se substituer à l’initiative personnelle. Le bénéficiaire doit donc assumer la responsabilité de son intégration au marché du travail » (Ministère de la Main-d’œuvre et de la Sécurité du revenu, 1987, p. 24, dans Provost, 1989). En ce qui a trait aux jeunes à l’aide sociale, les mesures d’employabilité ont le plus souvent pour objectif de faire sortir le jeune prestataire de l’assistance plutôt que de l’y insérer véritablement. Mais, même pour ces interventions, certaines études concluent au besoin d’articuler une « vision plus globale des besoins de l’ensemble de la clientèle [en soulignant que plusieurs clients] nécessitent une intervention en plusieurs étapes devant s’échelonner sur une assez longue période. Un suivi structuré des interventions apparaît nécessaire dans ces cas » (Brouillette et al., 1988, p. 256). Dans ce cadre, le rôle de l’État passe essentiellement par le soutien aux efforts personnels de chaque individu. En 1996, le rapport Chacun sa part faisait état des limites inhérentes aux différentes mesures de formation et d’employabilité de ce type. Le rapport soulignait que « les objectifs d’intégration au marché du travail et de sortie de l’aide sociale sont loin d’être toujours atteints, et les prestataires terminent souvent leur participation encore plus découragés qu’auparavant» (Bouchard et al., 1996, p. 76). Le rapport parlait de mesures aux effets positifs modestes, dont l’impact varie beaucoup d’un programme à l’autre. Or, malgré ces critiques d’une perspective centrée sur la responsabilité individuelle, cette logique d’intervention demeure dans les discours et dans certaines pratiques. De plus, le critère de succès de ces interventions demeure la sortie du programme, l’obsession demeurant « l’insertion en emploi des personnes vivant aux dépens de l’État » (Le Bossé, 2000 ; René et al., 2000, p. 37). Par l’accentuation des sanctions précuniaires et le renforcement des contrôles (Dufour et al., 2001), l’objectif avoué de ces mesures est « de prévenir l’émergence du syndrome de la dépendance chez les personnes aptes
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au travail » en vue de réduire les coûts du système (McAll et White, 1996 ; White et Lévesque, 2001). L’économie envisagée n’est cependant pas toujours atteinte en raison des coûts administratifs élevés (Fortin, 1998). En outre, si la démarche privilégiée au Québec correspond à un modèle hybride, empruntant aux deux modèles du workfare et de l’insertion […], la logique dominante du modèle de réciprocité assistanciel québécois est celle du workfare. […]. Le thème de la dépendance domine celui de l’exclusion dans la représentation du « sujet-citoyen » de l’assistance et dans les objectifs assignés aux réformes assistancielles. Même si elle coexiste avec l’affirmation du devoir de la société de fournir aux pauvres des moyens d’intégration sociale, la logique de la contrepartie est prépondérante dans la réciprocité assistancielle (Morel, 2002, p. 119).
Ces mesures ont cependant connu un succès mitigé, que ce soit au Québec et au Canada ou en Europe, en particulier en France avec l’expérience du RMI et en Belgique avec le Minimex. À cet égard, plusieurs recherches font le constat de difficultés semblables. Ainsi, Chopart et Noël (1999, p. 11) concluent que les programmes d’employabilité ne réussissent pas « à proposer un nombre suffisant de places en insertion, ces places ne sont pas toujours de bonne qualité et débouchent trop rarement et trop difficilement sur une insertion véritable, et l’ensemble du processus est vécu avec difficulté par les principaux intéressés ». Par ailleurs, le caractère contraignant et impersonnel de la plupart de ces programmes tend à rendre fictif le contrat d’engagement du jeune dans le parcours, d’autant plus lorsque celui-ci signifie simplement une intervention de courte durée. Enfin, lorsque les jeunes parviennent à une autonomie financière, de nombreuses recherches montrent que cette autonomie ne suffit pas à assurer leur intégration. En effet, l’intégration doit être considérée comme multidimensionnelle, l’aspect économique n’étant qu’une dimension parmi d’autres (René et al., 2001). Par conséquent, les limites des programmes d’employabilité sont évidentes, particulièrement lorsqu’elles font des jeunes les seuls responsables de leur situation.
LES INTERVENTIONS VISANT LE JEUNE ET LE MARCHÉ DE L’EMPLOI Depuis une décennie, se déploient des interventions qui cherchent à établir un lien entre le jeune et son environnement en vue de renouer avec une dynamique d’épanouissement tant du jeune que de son milieu. Tablant sur les critiques formulées au regard des simples programmes d’employabilité, l’intervention porte autant sur le jeune que sur son
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environnement afin de créer de nouvelles possibilités d’adaptation entre eux. L’enjeu de l’insertion est donc perçu à la fois comme une nécessaire adaptation individuelle du jeune au marché de l’emploi et comme une nécessaire adaptation structurelle du marché aux jeunes (Le Bossé, 2000). En effet, les difficultés d’insertion socioprofessionnelle apparaissent ici comme un déficit des liens et des conditions sociales objectives nécessaires à l’insertion (Roulleau-Berger, 1998). Ainsi, l’intervention vise le plus souvent à retisser des liens entre les différents acteurs susceptibles de jouer un rôle favorable dans le processus d’autonomisation du jeune en lui redonnant la place qui lui revient. Pensons ici aux mesures telles que le soutien et l’incitation pour les formations professionnelles de courte durée (revalorisation de certains emplois manuels ou techniques exigeant un DES), le compagnonnage, les partenariats et jumelages entre écoles, communautés et entreprises, les réseaux de foyers de jeunes travailleurs avec soutien social. Ces mesures, qui ont été amorcées de façon plus ou moins étendue dans quelques pays européens et notamment en Allemagne, rejoignent certaines des recommandations du groupe sur la formation professionnelle des jeunes au secondaire. L’intervention vise alors à contrer le processus d’exclusion en rétablissant le lien social entre l’individu et son milieu par l’élaboration d’un projet avec le jeune. La transformation des contraintes et l’augmentation des possibilités constituent donc ici la clé d’une intervention où le jeune sujet peut reprendre du pouvoir sur sa vie. En fait, ces interventions, si elles visent le retour au travail ou à l’école, doivent également favoriser le développement de l’autonomie de la personne dans une perspective d’empowerment (Ninacs, 1996). En retenant la complexité des enjeux de l’insertion socioprofessionnelle, on tend à produire des réponses diversifiées en développant des cadres d’intervention multiples. Dans ces cadres, les interventions peuvent contribuer à améliorer chez les jeunes leur connaissance de soi et du marché du travail afin qu’ils développent leur potentiel, à augmenter leur sentiment de compétence, leur estime de soi, à favoriser leur participation à la vie associative de leur communauté. Dans cette catégorie, l’intervention se réalise en « coproduction des compétences à partir de coopérations négociées entre les acteurs de l’insertion et les jeunes dans des espaces intermédiaires » (Roulleau-Berger, 1998, p. 43). Considérant qu’il ne peut exister une réponse simple et unique aux difficultés d’insertion des jeunes, il ne faut guère se surprendre que les programmes soient aujourd’hui conçus comme des alliances intersectorielles qui vont pouvoir traverser l’ensemble des difficultés éprouvées par
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les jeunes (emploi, scolarité, aide sociale, famille, santé, etc.). Ces alliances s’appuient alors sur des stratégies d’intervention qui reposent sur la concertation et le partenariat entre les différents acteurs locaux. Le partenariat et la concertation sont des pratiques qui se sont largement développées au Québec depuis le milieu des années 1980. Si les secteurs de la santé et des services sociaux et celui de l’éducation furent largement mobilisés en ce sens, il en va de même en ce qui concerne les interventions à caractère économique, liées au développement économique local et à l’insertion socioprofessionnelle. Pensons entre autres à l’avènement des corporations de développement économique communautaire (CDEC). Pourtant, il importe de mentionner que l’utilisation de ces stratégies partenariales n’est pas irréprochable. Dans cette optique, le partenariat deviendrait le « déversoir » du trop-plein de problèmes sociaux que l’État ne pouvait traiter (Parazelli et Tardif, 1998). Il y aurait donc un déplacement de la responsabilité collective vers des entités locales chargées d’assurer la cohésion sociale sans que ces entités soient totalement autonomes quant à la définition des moyens et des buts visés. Sans une marge de manœuvre et une autonomie suffisantes de chacun des collaborateurs, le partenariat perd donc sa valeur ajoutée et n’arrive pas à bonifier l’intervention, puisque, sans possibilité de remise en question des postulats des pratiques (Goyette et al., 2002), il ne peut que reproduire la logique de services à moindre coût. En bref, pour être une stratégie innovante et efficace, les alliances partenariales doivent être conçues comme des rapprochements entre des acteurs différents et autonomes, convaincus de la nécessité de travailler ensemble pour parvenir à des transformations en profondeur des contraintes et des possibilités locales d’emploi, et non pas de modifier de manière minimaliste le contexte local. Dès lors, il importe de comprendre comment le projet Solidarité jeunesse s’inscrit dans cette dynamique d’intervention, où les pratiques partenariales sont envisagées comme un moyen de parvenir à une intervention plus globale et mieux adaptée aux besoins des jeunes, tandis que les parcours des jeunes dans les programmes sont considérés comme des opportunités de création de liens sociaux (Saint-Pierre, 1997 ; Assogba, 2000).
LE PROJET SOLIDARITÉ JEUNESSE (PSJ) Le projet pilote de Solidarité jeunesse, expérimenté entre septembre 1999 et août 2000, visait à offrir un appui à des jeunes en les accompagnant dans leur cheminement vers l’emploi et en soutenant les changements
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qu’ils peuvent vouloir réaliser. Offert aux jeunes adultes de 18 à 24 ans issus de familles dont les parents sont prestataires de la sécurité du revenu, le projet pilote a été développé dans huit régions du Québec autour de certains Carrefours Jeunesse-emploi (CJE). L’agent du centre local d’emploi (CLE) (du module de la Sécurité du revenu (SR)), au moment de demandes d’assistance de jeunes, identifie et recrute les participants au projet pilote Solidarité jeunesse à l’aide d’un dispositif de repérage. Ce dispositif vise les jeunes qui risquent de demeurer à l’aide de dernier recours du fait de leur sous-scolarisation, de leur expérience de travail non significative, de leurs problèmes psychosociaux, etc. Une fois admis, le jeune est dirigé vers le CJE (ou à un autre organisme d’insertion). L’intervention du CJE est constituée de deux phases. À la phase d’exploration, qui dure environ trois mois (constituée d’activités de connaissance de soi, d’identification du potentiel, etc.), le jeune se construit un projet en vue d’obtenir un emploi ou de retourner aux études. Une deuxième phase (d’un maximum d’un an) s’actualise dans une activité structurée concrétisant la phase d’exploration. Pendant cette deuxième phase, c’est le plus souvent le CJE qui assure l’accompagnement individualisé du jeune. Au-delà de ces activités communes offertes au jeune, quelques CJE ont opté pour l’approche de groupe ou pour d’autres activités offertes à l’interne (Réseau des CJE, 2000b). Jumelée à un suivi individualisé, l’approche de groupe permet de répondre aux besoins spécifiques du jeune (Réseau des CJE, 2000a). L’évaluation positive de ce projet (Réseau des CJE, 2000abc ; MSS, 2001) a conduit à la mise en œuvre d’un projet Solidarité jeunesse à partir de novembre 2000 sur l’ensemble du territoire québécois 3. Au-delà des ajustements administratifs, la principale modification concerne la clientèle ciblée, puisqu’il s’agit maintenant de l’ensemble des jeunes de 18-20 ans et non plus seulement les jeunes provenant de familles elles-mêmes prestataires. La participation au projet demeure donc volontaire, même si le PSJ cohabite avec des interventions du Ministère obligeant les jeunes de 18-24 ans à s’inscrire dans un parcours donné. Selon le Comité aviseur de Solidarité jeunesse (2002), le PSJ s’appuie sur quatre « postulats ». On veut d’abord prévenir l’entrée passive des jeunes à l’assistance-emploi, car une proportion importante de nouvelles
3. Le PSJ a été implanté dans 139 territoires de CLE au Québec (CASJ, 2002). Dans ces territoires, l’intervention du PSJ s’est développée autour d’un CJE ou, dans quelques cas, autour d’un organisme jeunesse. Nous avons d’ailleurs réalisé deux études de cas autour d’organismes jeunesse non CJE, d’où l’acronyme CJE/OJ.
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personnes admises à la sécurité du revenu en 1998-1999 « étaient âgées de moins de 21 ans ». De plus, « six jeunes prestataires sur dix âgés de moins de 21 ans inscrits à la sécurité du revenu en 1993 avaient grandi dans une famille qui a bénéficié de l’assistance-emploi pendant cinq à dix ans dans la majorité des cas » (CASJ, 2002 ; Ducharme et Fonseca, 2002, p. 101). Dans cette perspective, « donner un simple chèque à un jeune qui entre dans la vie adulte peut constituer un piège de pauvreté risquant d’entraîner une dépendance à long terme » (Boisclair, 2000, p. 1). Entrée passive et dépendance intergénérationnelle font donc partie de l’argumentaire, même si la transmission intergénérationnelle, donc le fait d’avoir des parents à l’aide sociale, n’est plus le seul critère d’admissibilité au PSJ dans la mise en œuvre nationale de novembre 2000. Ainsi, « sous-scolarisation, expérience de travail non significative, appartenance à une famille ellemême prestataire, monoparentalité et présence apparente de problèmes psychosociaux » deviennent les principaux critères pour être admissible (Boisclair, 2000, p. 2). Il s’agit de proposer une solution autre que l’assistanceemploi aux jeunes nouveaux demandeurs (CASJ, 2002). Un deuxième postulat vise à privilégier le « volontariat » afin de laisser au jeune le choix de « s’inscrire dans une démarche de réinsertion sociale et professionnelle » (Ducharme et Fonseca, 2002, p. 101). Dans cette perspective, « pouvoir opter ou non pour Solidarité jeunesse détermine le niveau d’engagement d’un participant donné dans le projet » (CASJ, 2002, p. 14). Le troisième postulat privilégie « une intervention continue et personnalisée auprès des jeunes ». Il s’agit de faire vivre des expériences positives aux jeunes par l’intermédiaire d’une multitude d’activités orchestrées par un organisme jeunesse. Il s’agit également de « donner la possibilité aux jeunes de jouir d’une certaine stabilité au plan de l’intervention en privilégiant la présence et l’action continue d’un même intervenant », ce suivi se poursuivant même si le jeune est en emploi (Ducharme et Fonseca, 2002, p. 102). Enfin, le dernier postulat mise sur l’arrimage « de l’offre de service des principaux partenaires », qu’ils soient des ministères ou des organismes, en favorisant une approche « horizontale qui permettra aux participants de Solidarité jeunesse de bénéficier de services sans période d’errance et sans devoir faire face à des obstacles techniques, administratifs ou systémiques pouvant agir à leur endroit comme des éléments dissuasifs ou encore démotivants » (Ducharme et Fonseca, 2002, p. 102). À l’instar du projet pilote, cette initiative « s’appuie sur une approche d’intervention spécialisée et un accompagnement soutenu de la part d’un organisme spécialisé, et sur la mobilisation d’autres acteurs sociaux pour élargir les capacités d’accueil des jeunes dans les institutions, organismes, établissements d’enseignement et entreprises » (MSS, 2000, p. 3). Le projet Solidarité jeunesse mise donc sur le partenariat et sur l’action inter-
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sectorielle pour favoriser l’insertion des jeunes prestataires, tout en maintenant les mécanismes de l’intervention. En effet, il vise à redonner de l’autonomie aux jeunes et organise son intervention dans un cadre nouveau où l’accent est mis sur les liens de collaboration entre les différents acteurs susceptibles d’influencer l’entrée et le maintien des jeunes sur le marché de l’emploi, les CJE/OJ étant au cœur de ces interactions. Dans son actualisation, le PSJ compte sur deux principaux outils : le plan d’action individuel des jeunes et le comité local de suivi (Ducharme et Fonseca, 2002). Le plan d’action est un outil qui vise à permettre aux jeunes d’atteindre leurs objectifs en retrouvant « une autonomie personnelle et sociale, tout en augmentant leur capacité de subvenir à leurs besoins financiers » (Ducharme et Fonseca, 2002, p. 102). Selon le CASJ, du point de vue de l’intervention idéale, ce plan d’action est ensuite validé par un comité local de suivi (CLS) composé du Carrefour jeunesse-emploi (CJE) ou de l’organisme jeunesse (OJ), du module de la Sécurité du revenu (SR) et d’Emploi-Québec (EQ). « Les membres du comité local de suivi ont ensuite la responsabilité conjointe de faire un suivi du plan d’action du participant, de le corriger ou de le réorienter avec le consentement de celui-ci » (Ducharme et Fonseca, 2002, p. 103). Il s’agit aussi d’éliminer les barrières administratives pour le jeune. En outre, les « mandats généraux » du comité local de suivi sont « de faire le suivi administratif du projet de recherche-action Solidarité jeunesse et de construire un partenariat local avec le milieu scolaire, de la santé, des affaires et communautaire pour soutenir et réaliser le plan d’action des jeunes participants » (Ducharme et Fonseca, 2002, p. 103). Si, au départ, un succès dans le cadre du PSJ était constitué d’un retour aux études ou en formation ou d’un accès à un emploi, les assouplissements administratifs de juin 2001 4 ont reconnu d’autres succès, considérant un portrait général qui révèle une clientèle de SJ plus difficile. Ainsi, les plans d’action privilégient quatre « trajectoires d’insertion : 1) la formation et l’obtention d’un emploi ; 2) le retour aux études ; 3) le fait d’avoir entrepris des démarches personnelles pour atténuer ou enrayer des problèmes de santé ; 4) le fait d’entreprendre des démarches permettant de régler des problèmes liés à la justice » (CASJ, 2002, p. 15). Dès après, il est tout de même souligné que « l’objectif ultime pour le MESS demeure toujours l’obtention d’un emploi et l’intégration des personnes au marché du travail » (CASJ, 2002, p. 15).
4. D’autres assouplissements administratifs ont également favorisé un accès plus rapide aux mesures d’Emploi-Québec.
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On peut donc situer le PSJ dans une perspective qui se veut préoccupée à la fois du jeune et de son milieu, mais qui, dans les faits, semble centrée sur l’insertion en emploi du jeune.
LA MÉTHODE DE L’ÉVALUATION C’est à partir de ces grands principes généraux d’une intervention en insertion novatrice que notre recherche a été définie en vue d’évaluer, sur un certain nombre de territoires d’application, la mise en œuvre du projet Solidarité jeunesse (PSJ) quant au partenariat développé, quant à la nature de l’intervention proposée et quant à l’adéquation des services offerts avec les besoins exprimés par les jeunes. Plus précisément, nous voulions : 1) décrire et comprendre en quoi les dynamiques partenariales contribuent à améliorer les interventions ou à en créer pour soutenir un projet d’insertion socioprofessionnelle des jeunes ; 2) décrire et comprendre les trajectoires des jeunes afin de définir les différentes problématiques et les besoins qu’elles révèlent ; 3) évaluer en quoi la nature de l’intervention mise en place localement répond aux besoins des jeunes dans le cadre d’un projet d’insertion socioprofessionnelle. Pour atteindre ces objectifs, nous avons retenu la méthode de l’étude de cas (Yin, 1994) car elle permet de rendre compte du caractère évolutif et complexe d’un phénomène social pris dans son contexte local. Par le choix de plusieurs sites aux caractéristiques fort diverses – niveaux d’emploi variables, dynamiques locales distinctes, prises en charge de problématiques spécifiques, milieux urbains et ruraux – une attention particulière a permis de rendre compte de la diversité des implantations du PSJ. L’évaluation du projet Solidarité jeunesse (PSJ) permet ainsi de produire des connaissances approfondies sur l’implantation du projet et sur son fonctionnement au niveau local, sans pour autant négliger le contexte régional ou national. L’évaluation de la mise en œuvre de Solidarité jeunesse (SJ) dans ces territoires étudiés s’appuie sur une collecte de données largement qualitative, qui s’alimente à différentes sources (au niveau local : intervenants des CJE/OJ, jeunes, agents de la Sécurité du revenu (SR) et d’Emploi-Québec (EQ), gestionnaires CJE, SR, EQ, partenaires externes [centre de formation professionnelle, commission scolaire, chambre de
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commerce, centre local de développement, CLSC, centre jeunesse, entreprise d’insertion, organismes communautaires, représentants du milieu socioéconomique, sociosanitaire, etc.]). Ces données ont été recueillies à l’aide de nombreuses techniques comme les entrevues en face-à-face, des groupes de discussion, des entrevues téléphoniques, des fiches sociodémographiques, des observations et de l’analyse documentaire. Dans une perspective de compréhension des cadres, des logiques et des effets produits par les actions interpénétrées des jeunes, des intervenants et des différents partenaires de Solidarité jeunesse, l’analyse s’est effectuée de deux manières. D’une part, l’étude en profondeur intra-cas de neuf territoires d’application de SJ a permis de rendre compte des dynamiques locales et de la richesse des formes de traduction de PSJ ; d’autre part, l’étude comparative inter-cas des différentes situations de mise en œuvre a fait ressortir les enjeux et les défis à relever dans le cadre d’une intervention ancrée dans une dynamique de coresponsabilisation et de solidarité. Ces analyses nous ont permis de faire émerger des pistes d’analyse convergentes ou divergentes qui sont venues alimenter l’analyse comparative globale des territoires. Cette façon de procéder a permis de respecter, dans la démarche analytique, les principes d’itération liés à une démarche qualitative dans la mesure où l’émergence de pistes d’analyse a été systématiquement soumise à une vérification empirique. Dans cette démarche analytique, l’explication se construit au fur à mesure, par le recours à de multiples sources de données. En fait, l’utilisation de multiples sources de données et de nombreux informateurs permet justement d’arriver à une convergence sous un mode de triangulation. Ces facteurs favorisent la validité du construit. La rigueur et la cohérence de la démarche ainsi que le recours à la construction de sens (explanation building) soutiennent donc la validité interne (Yin, 1994, p. 110). Si l’étude de cas est reconnue pour la richesse des informations qu’elle produit, elle ne prétend pas à la généralisation statistique des résultats. L’analyse en profondeur de la dynamique d’un cas, parce qu’elle met en évidence les facteurs contextuels qui facilitent l’atteinte de résultats, conduit cependant à la formulation de propositions généralisables. À ce titre, les explications finales et les recommandations de notre évaluation s’appuient non pas sur une logique de généralisation des résultats, mais bien sur une compréhension en profondeur des enjeux et des défis à relever pour traduire de manière globale les postulats d’origine du PSJ.
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DE CERTAINS CONSTATS DE L’ÉVALUATION DU PSJ5 « On a fait comme si c’était le jeune qui était loin de l’emploi pour ne pas s’avouer que c’était l’emploi qui était loin du jeune » (Vidalenc, 2001, p. 15).
UN DÉFI DE TAILLE POUR UNE RÉALITÉ COMPLEXE Nous avons déjà pu affirmer que l’intervention planifiée de Solidarité jeunesse telle qu’elle est interprétée par plusieurs acteurs, dont ses promoteurs, s’inscrivait dans les interventions de la « nouvelle génération » voulant adapter le jeune au marché du travail, mais aussi rapprocher le monde du travail et la société des jeunes en difficulté. Or, l’évaluation de l’intervention de Solidarité jeunesse a permis de rendre compte de la diversité des pratiques : il n’y a pas une intervention Solidarité jeunesse, mais plusieurs. Dans leur mise en œuvre, certaines interventions étudiées s’inscrivent dans cette perspective de nouvelle génération, alors que d’autres demeurent inscrites dans une perspective plus traditionnelle. Si Solidarité jeunesse a gardé le cap sur la priorité donnée aux jeunes et à la qualité des relations avec ceux-ci, on ne peut affirmer que l’intervention ait eu un effet important sur les environnements des jeunes et les milieux locaux. Les deux premières années d’implantation de Solidarité jeunesse ont été centrées sur l’intervention individuelle et sur l’apprivoisement entre partenaires internes et très peu sur une intervention visant à modifier les milieux d’accueil potentiels des jeunes. À ce titre, le défi de changement des façons de faire a été peu relevé en général, l’accent étant mis sur l’adaptation des jeunes. Les rencontres avec les jeunes, les intervenants et les gestionnaires des trois « partenaires » principaux nous ont livré un portrait qui révèle des réalités assez diversifiées, selon les régions. Un certain nombre de constats peuvent néanmoins être dressés. Ainsi, malgré certains résultats positifs quant au nombre de jeunes qui ont quitté la sécurité du revenu, on doit rester modeste et voir les pistes d’amélioration d’un projet en évolution. D’emblée, il faut dire que Solidarité jeunesse n’a pas atteint cet objectif plus large d’une insertion durable pour la plupart des jeunes que nous avons rencontrés. Si notre regard sur les trajectoires des jeunes est restreint 5. Il nous est impossible ici de rendre compte in extenso des résultats de l’évaluation en raison des contraintes d’espace. On peut se référer au rapport de recherche (PanetRaymond, Bellot et Goyette, 2003) pour une présentation plus détaillée des caractéristiques des intervenants, des caractéristiques de la clientèle, des interventions mises en œuvre dans Solidarité jeunesse, des pratiques de collaboration analysées et des trajectoires des jeunes que nous avons rencontrés. Cette section fait un résumé des principaux résultats en dégageant des enjeux pour l’intervention et le politique.
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dans le temps, il découvre tout de même que la plupart des trajectoires des jeunes demeurent fragiles sur le plan professionnel : les participants n’ont accès la plupart du temps qu’à des emplois précaires et plusieurs d’entre eux retournent à la SR. Cependant, Solidarité jeunesse ne peut tout faire et il est essentiel de considérer le PSJ comme un morceau d’une réalité complexe, dont plusieurs éléments lui échappent et échappent même aux politiques sociales nombreuses qui touchent l’insertion sociale et professionnelle des jeunes. Par exemple, une intervention qui vise l’insertion doit aussi s’accorder avec les politiques de main-d’œuvre, les politiques de formation et de soutien au travail, les politiques fiscales, les politiques de soutien à la famille et aux enfants, les politiques de santé et de services sociaux, les politiques de développement local et régional. En ce qui concerne précisément la clientèle rejointe par Solidarité jeunesse, les jeunes, de l’avis des intervenants, sont plus pockés et ils ont des besoins de base qui obligent à envisager des activités de préemployabilité, plus que des activités de recherche active d’emplois. Il faudra donc ajuster les outils et les processus d’intervention en conséquence et sans doute déplacer l’accent mis sur l’insertion en emploi vers une intervention plus sociale que professionnelle. La majorité des jeunes rencontrés sont issus de milieux familiaux appartenant à la classe défavorisée ou à la classe moyenne. Lorsqu’ils ont connu la pauvreté, ces jeunes retiennent non pas la logique de dépendance au système, mais bien les stratégies de débrouillardise déployées par leurs parents pour faire face à cette situation. Dans ce contexte, le modèle parental est moins celui de l’oisiveté que celui du travail ou de la débrouillardise pour résoudre les difficultés qui ont entraîné une demande d’aide sociale. Par ailleurs, si les parents des jeunes rencontrés paraissent ne pas faciliter le passage à l’emploi, la plupart du temps ils ne paraissent pas l’empêcher non plus. Seuls quelques jeunes ont vu leurs parents bénéficier de l’aide sociale continuellement ou pendant une grande partie de leur enfance et de leur adolescence. Si l’une des préoccupations sous-jacentes aux programmes sociaux depuis quelques années est de réduire la dépendance à l’égard de l’État, dans notre recherche nous avons le plus souvent rencontré des jeunes qui avaient eu des accidents de parcours en occupant de nombreux emplois précaires (courte durée, peu rémunéré, sans perspective de promotion, temps partiel, saisonnier, stage ou programme d’employabilité, travail au noir, etc.) et qui venaient chercher un coup de pouce dans Solidarité jeunesse. Si les jeunes ont de la difficulté à se projeter dans l’avenir, ce qui témoigne d’un besoin de travailler sur soi et d’approfondir sa dimension identitaire, il est clair par ailleurs, pour nous, qu’ils témoignent à leur arrivée d’une grande motivation à s’en sortir. Les jeunes rencontrés disposent donc d’un fort potentiel, mais ils ont à relever des défis tout aussi
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grands. De la même façon, à la lumière de nos résultats, l’enjeu de l’intergénérationnalité paraît davantage une représentation réductrice de la situation des nouveaux demandeurs d’aide sociale. Or, au-delà de la situation de leurs parents, il demeure que plusieurs jeunes connaissent des difficultés sérieuses. Comme certains écrivaient déjà en 1988, « […] plusieurs clients nécessitent une intervention en plusieurs étapes devant s’échelonner sur une assez longue période. Un suivi structuré des interventions apparaît nécessaire dans ces cas » (Brouillette et al., 1998, p. 256).
L’INTERVENTION : CENTRÉE SUR LA RELATION ET L’EMPLOI DANS UNE LOGIQUE INDIVIDUELLE L’intervention est très centrée sur l’insertion en emploi et, à un moindre degré, sur la formation. Nous avons vu que la mission des Carrefours Jeunesse-emploi ou des organismes jeunesse (CJE/OJ) en employabilité les a mieux préparés à répondre à ces besoins professionnels, parfois au détriment des besoins sociaux. Certes, on a beaucoup travaillé sur la relation de qualité entre les jeunes et les intervenants et l’on a insisté sur la connaissance et la confiance en soi, sans lesquelles le jeune ne peut se projeter dans l’avenir ni commencer à exprimer des projets, avant de suivre ses désirs. Mais ce n’est pas suffisant lorsque les jeunes ont de sérieuses difficultés sur le plan de la santé mentale et des relations sociales, comme on nous l’a parfois rappelé. L’intervention psychosociale devient alors une piste à considérer, toujours dans une perspective globale qui vise à augmenter l’autonomie et le pouvoir du jeune (empowerment). L’intervention psychosociale a des exigences différentes pour lesquelles les CJE/OJ ne sont pas toujours équipés. Mais tout commence à l’évaluation et il faut développer ces sensibilités et ces compétences pour évaluer plus largement les potentialités et les contraintes des jeunes, tant « internes » qu’« externes ». C’est la base d’une perspective d’empowerment (Le Bossé, 2000 ; Vidalenc, 2001). Malgré le fait que Solidarité jeunesse s’ouvre de plus en plus, depuis l’an 1, sur les autres facteurs que ceux professionnels, on décèle peu dans les plans d’action des jeunes rencontrés la place de ces dimensions plus sociales. Si l’ouverture de principe est inscrite dans le projet, elle ne prend pas encore forme et l’intervention psychosociale fait peu partie des plans. Il en va de même dans la plupart des interventions analysées. Or, les nombreux commentaires des intervenants et agents laissent croire qu’il faut s’y attarder. Les dimensions psychosociales sont importantes et se combinent avec des besoins de base tant matériels que personnels chez les jeunes. Le principe sous-tendant l’intervention demeure une vision globale qui doit
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maintenir une intensité soutenue, suivie et souple. Mais on n’est pas toujours parvenu à l’actualiser et des efforts persistants restent nécessaires tant à l’intérieur des CJE/OJ que des organismes (publics, communautaires et privés) concernés. Nous avons aussi souligné que les interventions de « nouvelle génération » tablaient sur l’importance d’une vision interdisciplinaire et intersectorielle, axée tant sur l’individu que sur la collectivité. Nos analyses montrent que la dimension du groupe est encore peu exploitée comme lieu potentiel pour développer, d’abord, une meilleure connaissance de soi et une confiance en soi au contact des autres qui vivent des situations semblables. Mais il faut tendre aussi à un début de conscience plus collective de la situation personnelle et éventuellement à une conscience critique de la société (Le Bossé, 2000), qui peut contribuer à une participation sociale active. L’intervention de groupe et la mise en œuvre de projets collectifs que nous avons observées dans certains lieux s’inscrivent tout à fait dans cette optique. Les projets collectifs ont aussi le mérite de s’ouvrir parfois sur le milieu, contribuant ainsi à la reconnaissance des qualités et aptitudes des jeunes par leurs pairs, et sensibilisant le milieu à leurs capacités et à leurs besoins. L’accès aux opportunités nécessaires qui permettent aux jeunes d’améliorer leur citoyenneté nous apparaît une condition essentielle à toute véritable insertion socioprofessionnelle. Si le jeune a une responsabilité dans le succès de sa démarche, la société doit aussi l’accompagner pleinement, ce qui exige une ouverture sur des ressources compétentes et accessibles.
LES COLLABORATIONS INCONTOURNABLES Le défi du partenariat est au cœur de Solidarité jeunesse, l’intervention interdisciplinaire et intersectorielle ne pouvant être envisagée sans des collaborations avec les ressources existantes. Le lien avec le monde des entreprises est incontournable si l’on veut favoriser une insertion multidimensionnelle. Nous avons constaté la difficulté du lien des CJE/OJ avec les entreprises et le monde des affaires. Tout en admettant que la création de liens prend du temps et que le défi posé par Solidarité jeunesse était grand, nous constatons que certains CJE/OJ l’ont relevé. S’il est possible de construire ces collaborations autour des intérêts des entrepreneurs pour favoriser l’intégration des jeunes, une responsabilisation sociale des entreprises reste encore à développer, malgré certaines initiatives intéressantes dans certains secteurs où les employeurs et les chambres de commerce sont conscients qu’il s’agit non seulement de l’avenir de la génération montante, mais aussi de la survie des entreprises.
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Si certains intervenants des CJE/OJ peuvent devenir des « pivots » ou des responsables de cas (case managers), pour assurer une collaboration de tous les autres intervenants utiles pendant la phase intensive et même pendant le suivi, il faut reconnaître que cette étape peut devenir le mandat d’un autre intervenant. Il est toutefois essentiel qu’il y ait davantage de suivi, un suivi plus proactif, qui apparaît incontournable pour maintenir les acquis des jeunes aux prises avec des difficultés sérieuses. L’important est de toujours conserver cette vision globale et intersectorielle. Pour ce qui est de l’intervention plus collective axée sur le développement local et sur les conditions favorables du milieu pour faire cette place au jeune, force est de reconnaître que plusieurs projets mentionnés par les intervenants et les gestionnaires ne sont qu’au stade de projet. Mais le PSJ est une opportunité qui est riche et qui peut être saisie pour enclencher ces développements. Enfin, rappelons que le milieu local, comme le jeune, n’a pas à porter seul tout le défi de l’insertion des jeunes : la coresponsabilisation se fait aussi entre les paliers local, régional et national.
LA FORMATION CONTINUE : ENCORE ESSENTIELLE POUR TOUS LES ACTEURS Devant une telle commande, il y a lieu de penser à l’importance de la formation continue, qui est aussi pertinente pour les agents, les intervenants et les gestionnaires que pour les jeunes. Il est clair que Solidarité jeunesse doit poursuivre son évolution constante en se donnant les outils de réflexion et d’évaluation nécessaires pour favoriser une meilleure offre de service aux jeunes, mais aussi le développement d’un milieu plus propice à leur faire une place. Dans cette perspective, il devient essentiel que se développe une « culture de formation continue » pour les jeunes, mais aussi pour tous les acteurs concernés et tous les organismes du milieu, y compris les entreprises. Certaines formations peuvent porter sur une meilleure connaissance des jeunes, sur les volets de l’intervention individuelle et collective, intersectorielle et interdisciplinaire, sur les dynamiques et processus de développement de collaborations, en concertation ou en partenariat. Cette formation exige aussi une bonne connaissance des milieux locaux, de leurs ressources et des dynamiques qui les lient ou les opposent. Ces formations pourront parfois être données à des petits groupes ciblés, mais elles gagneront à se faire à l’occasion avec l’ensemble des acteurs intéressés par l’avenir des jeunes, et surtout avec les jeunes eux-mêmes afin qu’ils demeurent au centre du projet. Enfin, si le projet Solidarité jeunesse a encore de grands défis à relever pour répondre à ses objectifs de base, il n’est qu’un élément de l’intégration des jeunes. Les politiques sociales, économiques et fiscales
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doivent aussi être au rendez-vous pour faire en sorte que cette société fasse une place aux jeunes. « On a conçu l’insertion depuis vingt ans comme une stratégie de la chance que l’on donne pour demain. Il faut aujourd’hui en faire une stratégie de la place que l’on construit pour aujourd’hui » (Jangui Le Carpentier, vice-président du Conseil national des missions locales pour l’insertion sociale et professionnelle des jeunes, dans Vidalenc, 2001, p. 16).
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C H A P I T R E
11 RÉINSERTION DANS LE MARCHÉ DU TRAVAIL L’impact des antécédents judiciaires
PIERRE LANDREVILLE École de criminologie Centre international de criminologie comparée Université de Montréal [email protected]
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ La présentation est divisée en trois parties. En premier lieu, l’auteur précise les notions d’antécédents judiciaires, de casier judiciaire et de réhabilitation, en tentant d’en évaluer l’ampleur. Par la suite, il synthétise les principales recherches qui font état des attitudes, des politiques et des pratiques des employeurs vis-à-vis des personnes qui ont eu des démêlés avec la justice pénale et de l’impact de ces antécédents dans le domaine de l’emploi. Il termine par une analyse des conséquences de cette stigmatisation et de ces attitudes sur les personnes qui cherchent un emploi et du dilemme dans lequel elles se retrouvent enfermées.
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RÉINSERTION DANS LE MARCHÉ DU TRAVAIL
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La représentation sociale selon laquelle une condamnation criminelle a un caractère déshonorant a des racines très anciennes. Au Canada, le Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, présidé par monsieur le juge Roger Ouimet en 1969, a reconnu cet impact négatif des antécédents judiciaires en consacrant un chapitre à la portée du casier judiciaire et en recommandant la création de mécanismes pour « annuler » la condamnation et décerner à des anciens délinquants un « certificat de bonne conduite ». Cette recommandation a donné lieu à la Loi sur le casier judiciaire 1, entrée en vigueur en 1970. Le Comité avait en effet reconnu que « La divulgation du dossier criminel des délinquants met sérieusement leur réhabilitation en danger et, par là, risque d’annihiler le processus correctionnel […]. L’une des conséquences sociales les plus décourageantes d’un dossier criminel est la difficulté de trouver un emploi » (p. 445 et 449). L’objectif principal de ce chapitre est de présenter l’état des travaux portant sur les attitudes et les pratiques des employeurs et des personnes ayant des antécédents judiciaires qui sont en recherche d’emploi pour en dégager le dilemme dans lequel ces dernières sont enfermées. Au préalable, il nous semble indispensable de préciser certaines notions ainsi que les principaux textes légaux sur le « casier judiciaire » et l’ampleur des antécédents judiciaires chez les citoyens canadiens. Dans la conclusion, nous explorerons certaines pistes de solution pour atténuer l’impact de ces antécédents lors de la recherche d’emploi.
LES ANTÉCÉDENTS JUDICIAIRES, LE « CASIER JUDICIAIRE » ET LA RÉHABILITATION 2 Dans le débat juridique et les recherches sociales concernant la discrimination fondée sur les antécédents judiciaires, on utilise, souvent indistinctement, plusieurs notions différentes. Ainsi, par exemple, il est souvent fait état d’« infractions criminelles », d’« infractions pénales ou criminelles », d’« antécédents judiciaires », de « casier judiciaire » et les formulaires de demande d’emploi contiennent souvent l’expression « délit criminel pour lequel vous n’avez pas été gracié ». Ces diverses notions ne correspondent pas aux mêmes réalités ; elles peuvent semer la confusion chez des personnes non initiées à la recherche d’un emploi et méritent donc qu’on s’y attarde d’entrée de jeu.
1. S.C. 1969-70, c. 40. 2. Selon le sens donné dans la Loi sur le casier judiciaire.
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Au Canada, la loi ne précise pas avec clarté ce qui constitue un « casier judiciaire » (Frégeau, 1982). Généralement, on entend par casier judiciaire la liste des condamnations pénales, corroborées par les empreintes digitales des personnes, telle que compilée par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) au Centre canadien de renseignements policiers, mieux connu sous l’abréviation anglaise CPIC (Flaherty, 1986). Ces informations sont transmises à la GRC entre autres par les corps policiers qui ont procédé à la prise de ces empreintes en vertu de la Loi sur l’identification des criminels 3. Cette loi stipule que : 2. (1) Quiconque est légalement détenu sous une inculpation d’acte criminel 4 ou en vertu d’une condamnation pour acte criminel, […] peut être soumis, par ceux qui en ont la garde ou sur leur ordre : a) aux mensurations et autres opérations en usage dans le système d’identification des criminels, dit bertillonnage ; […] (2) Il est permis de recourir à la force dans la mesure où il est nécessaire pour mener à bien les mensurations et autres opérations mentionnées au paragraphe (1).
L’infraction dite mixte 5 peut être considérée comme un acte criminel, aux fins de cette loi. Par ailleurs, si dans le cas d’infractions punissables par voie de déclaration sommaire de culpabilité les policiers n’ont pas le pouvoir de prélever des empreintes digitales, la loi ne le leur défend pas. Ils peuvent, en effet, inviter une personne à donner ses empreintes et ils sont fortement incités à procéder ainsi. Ainsi, le sergent Prévost, alors directeur du Service d’identité judiciaire de la Sûreté du Québec (SQ), écrivait dans la Revue de la Sûreté du Québec en mai 1980 : « Chaque policier qui procède à une arrestation doit s’assurer que le malfaiteur qu’il détient est soumis aux procédés d’identification » (p. 22). La personne qui accepte cette invitation, et qui sera par la suite condamnée, ignore qu’elle vient de permettre la création de son « casier judiciaire » du fait même que ses empreintes digitales seront transmises au Centre canadien des renseignements policiers. Puisque les policiers ne prennent pas nécessairement les empreintes digitales de toutes les personnes accusées d’infractions punissables par voie de déclaration sommaire, certaines des personnes reconnues coupables 3. S.R.C. 1970, ch. I-1. 4. Nous soulignons. Il s’agit des infractions criminelles les plus graves qui sont punissables par voie de mise en accusation. 5. L’auteur de l’infraction peut être accusé soit d’un acte criminel, soit d’une infraction punissable par voie de déclaration sommaire de culpabilité.
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d’infractions criminelles n’ont pas de « casier judiciaire » dans le sens décrit précédemment. La notion d’antécédents judiciaires est encore plus large que la précédente, puisqu’elle peut inclure des condamnations pour des infractions fédérales ou provinciales qui ne sont pas de nature criminelle. Les personnes qui ont fait l’objet d’une condamnation relative à une loi fédérale peuvent présenter une demande de « réhabilitation 6 » en vertu de la Loi sur le casier judiciaire. La réhabilitation (telle que définie dans cette loi) a les effets suivants : Art. 5 a) elle sert de preuve i) (pour les infractions punissables par voie de mise en accusation, soit les infractions les moins graves) que la Commission a été convaincue que le demandeur s’est bien conduit, ii) (dans le cas de toute réhabilitation) que la condamnation ne devrait plus ternir la réputation du demandeur, b) […] elle efface les conséquences de la condamnation et, notamment, fait cesser toute incapacité que celle-ci pouvait entraîner aux termes d’une loi fédérale […] Art. 6 (2) […] Il est interdit de communiquer […] tout dossier de la condamnation visée par la réhabilitation, que garde un organisme fédéral, […] Art. 8 Nul ne peut utiliser une demande d’emploi (dans une entreprise qui relève de la compétence législative du Parlement (fédéral)) comportant une question qui obligerait à révéler une condamnation visée par la réhabilitation […].
Par ailleurs, depuis 1992, Art. 6.1 (1) Nul ne peut communiquer tout dossier attestant d’une absolution 7, que garde un organisme fédéral, suivant l’écoulement de la période suivante : a) un an suivant la date de l’ordonnance inconditionnelle ; b) trois ans suivant la date de l’ordonnance sous condition. (2) Le Commissaire retire du fichier automatisé des relevés de condamnations criminelles, géré par la GRC, toute mention d’un dossier attestant d’une absolution à l’expiration des délais visés au paragraphe (1).
6. Selon l’expression de la Loi sur le casier judiciaire. Avant 1992, la loi faisait référence à la notion de pardon. On utilise aussi l’expression « personne graciée ». 7. Selon l’article 730 (3) du Code criminel, « Le délinquant qui est absout […] est réputé ne pas avoir été condamné à l’égard de l’infraction ».
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Enfin, il est bon de rappeler la portée limitée de la « réhabilitation » accordée en vertu de la Loi sur le casier judiciaire. D’une part, « Toute condamnation pour une infraction punissable par voie de mise en accusation entraîne la nullité de la réhabilitation » (art. 7.2). D’autre part, la loi elle-même ne s’applique que dans les domaines de compétence fédérale. Les corps policiers provinciaux, municipaux et les organismes provinciaux ne lui sont pas assujettis et, d’une façon générale, la loi ne peut interdire l’échange d’informations transmises par les médias ni la collecte et la diffusion d’informations sur les citoyens par des agences privées. L’ampleur des « antécédents judiciaires » varie évidemment selon les notions utilisées pour saisir le phénomène. En 1999, au Canada 8, 2 145 791 hommes et 505 110 femmes avaient un « casier judiciaire » (Service correctionnel du Canada, 2000). Selon l’estimation de la population fournie par Statistique Canada, en 1999 environ 20 % des hommes et 5 % des femmes de 15 à 69 ans 9 avaient un « casier judiciaire ». En tenant compte du nombre considérable de personnes reconnues coupables d’« infractions sommaires » et de celles dont on n’a pas pris les empreintes digitales, il est raisonnable d’estimer qu’environ le quart (25 %) des hommes et environ 7 % des femmes ont déjà été reconnus coupables d’une infraction criminelle 10. Enfin, considérant que les personnes reconnues coupables d’infractions criminelles sont surreprésentées dans les groupes sociaux économiquement défavorisés, on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’au moins le tiers des hommes de ces groupes portent le fardeau d’antécédents criminels. Ces données suggèrent, d’une part, qu’il s’agit d’un problème non négligeable, si ce n’est que du point de vue quantitatif et que, d’autre part, il existe certes des différences considérables entre les personnes de ce groupe quant au nombre et à la gravité de leurs antécédents et quant à leurs caractéristiques personnelles. La « réhabilitation » accordée en vertu de la Loi sur le casier judiciaire a aussi une portée quantitative très limitée. De 1970 à 1999, on a accordé 240 255 réhabilitations au Canada (Wallace-Capretta, 2000), soit une moyenne de 8 008 par année. En 1997-1998 et en 1998-1999, le nombre de réhabilitations a chuté à 7 633, puis à 5 476. « Cette diminution peut
8. Une étude de ces « casiers judiciaires » effectuée dans les années 1970, par la GRC, a révélé qu’approximativement 60 % d’entre eux ne comprenaient qu’un signalement (qu’une condamnation) (Hattem et Parent, 1982, p. 114). 9. La plupart des « casiers judiciaires » sont détruits lorsque la personne décède ou qu’elle atteint l’âge de 70 ans. 10. Une recherche récente (Metcalf et al., 2001, p. 239) mentionne qu’en Grande-Bretagne « one third of men by the age of 30 have been convicted of a recordable offence ».
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être attribuable à l’obligation [nouvelle] de communiquer avec la police locale et aux frais administratifs de 50 $ », selon une analyse publiée par le gouvernement du Canada (Wallace-Capretta, 2000, p. 5). Ce nombre de « réhabilitations » est infime si l’on tient compte des 250 000 condamnations devant les tribunaux de juridiction criminelle pour adultes chaque année (Bélanger, 2001) et des 2 659 901 « casiers judiciaires ».
L’ÉTAT DE LA RECHERCHE Nous voulons faire état des recherches qui ont tenté d’identifier les barrières ou les obstacles rencontrés par les personnes ayant des antécédents judiciaires dans la recherche d’emploi. Ces études peuvent se diviser en deux grands types : 1) celles portant sur les attitudes, les politiques et les pratiques des employeurs et 2) celles portant sur les attitudes et les comportements des personnes ayant des antécédents judiciaires qui sont à la recherche d’un emploi. Mais, avant d’aborder ces deux volets de la recherche, il est bon de rappeler, même très brièvement, qu’en plus des pratiques des employeurs et des comportements des personnes qui ont des antécédents judiciaires, les lois et les règlements constituent un obstacle majeur pour les personnes judiciarisées à la recherche d’un emploi. Plusieurs études juridiques, réalisées tant aux États-Unis (Vanderbilt Law Review, 1970 ; Dale, 1976 ; Burton et al., 1987) et en Europe (Damaska, 1968 ; Louks et al., 1998) qu’au Canada (Leon, 1978-1979 ; Davis, 1980a et b ; Lescop et De Massy, 1981 ; Bergeron, 1982 ; Hattem et Parent, 1982 ; Singleton, 1993 ; Dumont, 1996) ont amplement documenté le fait que les conséquences légales des condamnations pénales sont très nombreuses, particulièrement dans le domaine de l’emploi. Plusieurs dispositions législatives restreignent ou prohibent l’accès à l’exercice d’un métier ou d’une profession ou à l’obtention d’un permis de travail. La professeure Hélène Dumont ose affirmer, même si elle ne restreint pas son commentaire aux seules incapacités dans le domaine de l’emploi, que « Ces incapacités sont si nombreuses qu’en les combinant toutes ensemble, les concepts de dégradation civique et de mort civile, historiquement associés à la peine capitale et disparus du droit civil québécois, survivent encore, sous une forme diffuse et morcelée, dans de multiples incapacités juridiques consécutives à diverses condamnations pénales » (1996, p. 129).
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LES ÉTUDES PORTANT SUR LES ATTITUDES, LES POLITIQUES ET LES PRATIQUES DES EMPLOYEURS Cette question de recherche a été abordée de différentes façons. On a procédé, dans la plupart des études, en posant des questions à des employeurs soit en utilisant un questionnaire adressé à un échantillon d’entre eux, soit au moyen d’entrevues en profondeur auprès d’un nombre plus restreint. Ces études ont généralement surtout porté sur les attitudes et les politiques plus ou moins explicites des employeurs. Peu abordaient la question des pratiques réelles en examinant par exemple le processus d’embauche.
Les recherches au moyen de questionnaires Il y a près de cinquante ans déjà, Melichercik (1956) a utilisé un questionnaire auprès de 50 compagnies, dont 44 du secteur privé, qui employaient divers types de travailleurs dans la région de Toronto. Trente-quatre pour cent d’entre elles s’étaient dites favorables à l’embauche d’anciens contrevenants, 16 % y étaient totalement opposées et la moitié avaient un point de vue conditionnel selon le type d’emploi, la gravité de l’infraction et l’état du marché de la main-d’œuvre. Ces dernières, placées devant deux candidats qui ont des compétences égales mais dont l’un a un casier judiciaire, opteraient pour l’autre dans 64 % des cas. L’auteur constate aussi que les employeurs sont plus hésitants à l’égard des anciens contrevenants qui postuleraient un emploi de bureau que pour ceux qui souhaitent obtenir un poste d’ouvrier non spécialisé. La moitié des employeurs du secteur des banques, des assurances, de l’immobilier et de la vente au détail sont totalement opposés à l’embauche de personnes ayant un « casier judiciaire ». Cette recherche peut être critiquée, d’une part, parce qu’on ne sait pas dans quelle mesure les employeurs se renseignaient sur les antécédents judiciaires et, d’autre part, parce que devant des questions hypothétiques les employeurs peuvent avoir tendance à donner des réponses socialement acceptables. Martin (1962) a voulu, pour sa part, dans sa recherche auprès de 97 entreprises de la région de Londres, mettre l’accent sur les pratiques réelles en posant des questions plus factuelles et il a tenu compte, dans une certaine mesure, de la grosseur des entreprises (plus ou moins 20 employés). Selon Hattem et Parent (1982) : • Dans l’ensemble, peu de compagnies ont, en toute connaissance de cause, embauché d’anciens contrevenants et les petites entreprises l’ont fait relativement plus que les grandes.
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• À l’embauche, rares sont les employeurs qui posent des questions sur les antécédents judiciaires des candidats. On a plutôt recours, surtout dans les grandes entreprises, aux formules de demande d’emploi. Le candidat doit généralement y indiquer ses périodes d’emploi et les employeurs précédents […]. • Un « trou » dans l’histoire d’emploi soulève alors des questions et, de toute manière, muni de ces renseignements, un employeur a toujours la possibilité de découvrir le passé judiciaire d’un candidat. […]. • La procédure d’embauche pour les employés de bureau est généralement plus systématique que pour les travailleurs ouvriers. On demande entre autres des références. • Quant au type d’infraction, ce sont surtout les délits sexuels qui suscitent, plutôt sur la base de préjugés que sur celle de l’expérience, le plus d’aversion de la part des employeurs (Hattem et Parent, 1982, p. 20). En 1978, Grenier et al., en collaboration avec le Centre de maind’œuvre du Canada de la région de Québec, ont fait des entrevues avec questionnaire auprès de 40 employeurs de la région. Un peu plus de la moitié d’entre eux demandaient aux candidats à un emploi s’ils avaient des antécédents judiciaires. « Parmi les employeurs qui veulent savoir si un candidat possède un dossier judiciaire, environ le tiers dit que la candidature sera considérée comme les autres, un peu moins de la moitié des employeurs seraient plus hésitants, tandis que 20 % élimineraient la candidature systématiquement » (Grenier et al., 1978, p. 79). La recherche très citée de Davis (1980a et b) visait à évaluer la stigmatisation dont sont l’objet les personnes qui ont eu des condamnations pénales lorsqu’elles sont à la recherche d’un emploi. À cette fin, un questionnaire sur les politiques et les pratiques d’embauche a été envoyé à 74 entreprises de la région de Halifax-Dartmouth-Belford en NouvelleÉcosse. L’auteur a tout d’abord constaté qu’un peu plus de la moitié des entreprises posent rarement – sinon jamais – des questions sur les antécédents judiciaires des candidats. Cette pratique semble toutefois plus fréquente dans les grandes entreprises. Par ailleurs, environ 60 % des employeurs mis au courant de ces antécédents embaucheraient quelqu’un d’autre, mais, comme on le rapporte dans plusieurs autres recherches, la pratique varie considérablement en fonction de l’infraction commise. Par exemple, 61 des 71 répondants indiquaient qu’une condamnation pour facultés affaiblies ne jouerait par en défaveur du candidat.
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D’importantes recherches du même type effectuées plus récemment en Grande-Bretagne viennent confirmer et valider cette analyse. Deux études, rapportées par Metcalf et al. (2001), méritent notre attention. La première (Apex Trust, 1991) a été réalisée auprès de 600 employeurs, tandis que la seconde (Donlan et Withers, 1991) a porté sur 171 petites compagnies. Les deux études ont constaté que très peu d’employeurs ont dit avoir embauché en connaissance de cause des personnes ayant des antécédents judiciaires. Dans les deux cas, on abhorrait le plus les infractions sexuelles, puis les infractions contre la propriété, alors qu’on était beaucoup plus tolérant pour les infractions relatives à la circulation et à l’alcool. Une forte majorité des entreprises interrogées par Donlan et Withers ont répondu qu’un ancien contrevenant avait plus de chances d’obtenir un emploi s’il pouvait expliquer les circonstances de l’infraction lors d’une entrevue. Par ailleurs, la majorité d’entre elles ont mentionné que les personnes compétentes et qualifiées ayant des antécédents judiciaires n’avaient pas plus de chances que celles moins compétentes d’être embauchées. La très récente recherche du National Institute of Economic and Social Research (Metcalf et al., 2001) réalisée en Grande-Bretagne pour le compte du Department for Work and Pensions est l’une des plus importantes et des plus intéressantes du genre. Les chercheurs ont, notamment, interviewé 1000 employeurs par téléphone sur leurs pratiques de recrutement de personnes ayant des antécédents judiciaires et ils ont réalisé 20 entrevues en profondeur pour clarifier des questions soulevées par l’étude quantitative. L’étude a démontré que, généralement, le processus de recrutement débutait par une annonce au sujet de l’offre d’emploi, suivie de l’étape où les candidats posent leur candidature en remplissant un formulaire, puis de la constitution d’une courte liste de candidats qui seront rencontrés en entrevue. Dans les deux tiers des cas, l’employeur demandera ou vérifiera l’existence de « casier judiciaire » et dans la moitié des cas la question sera posée dans le formulaire. Naturellement, ce pourcentage varie selon les caractéristiques des emplois et des employeurs. Lorsque la présence d’antécédents judiciaires est connue : • 7 % des candidatures sont automatiquement rejetées, quelle que soit la nature de ces antécédents ; • 10 % des candidats seront considérablement désavantagés indépendamment de la nature des antécédents ; • Dans près de la moitié des cas (47 %) l’intensité de la réponse, négative ou au désavantage du candidat, dépend de la nature des antécédents ; • Dans 37 % des cas la présence d’antécédents n’a aucun impact négatif sur le recrutement (Metcalf et al., 2001, p. 101).
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Lorsque la présence d’un « casier judiciaire » est découverte en cours d’emploi, le renvoi automatique est la réaction normale dans 13 % des cas. Dans plus du deux tiers des cas, la réaction dépend de l’infraction (64 %), du type d’emploi (48 %), du fait qu’on ait menti ou non lors de l’embauche (42 %), de la performance dans l’emploi (37 %), mais « il y a une forte tendance à favoriser le renvoi » (p. 141) 11. Ces données amènent les chercheurs à constater qu’« Il est évident que les probabilités de refus diminuent lorsque le “casier judiciaire” est tenu caché [quoique, si c’est au prix d’un mensonge, la personne qui a des antécédents judiciaires risque un renvoi sans appel] » (p. 198). Les chercheurs concluent que : • Ordinairement, le « casier judiciaire » diminue à lui seul au moins de moitié les chances d’obtenir un emploi ; dans certains cas, ce pourcentage augmente jusqu’à 80 % (p. 196). • L’usage que l’on fait actuellement du « casier judiciaire » dans le processus de recrutement est largement discriminatoire, sans évaluation réaliste de l’influence de ces antécédents par rapport aux habiletés pour occuper l’emploi (y compris les risques de récidive au travail) (p. 4). • La façon dont on utilise le « casier judiciaire » dans le processus de recrutement pose aussi des problèmes. On pose généralement cette question au stade du formulaire de demande d’emploi. Cette procédure entraîne plus de refus que si la question au sujet des antécédents était posée en entrevue, au moment où l’intervieweur peut mieux apprécier les informations au sujet des antécédents et les soupeser par rapport à d’autres renseignements (p. 5). • La situation serait améliorée si les employeurs n’abordaient la question des antécédents judiciaires que lors des entrevues et non pas comme critère de sélection des candidats qui seront rencontrés à l’entrevue (p. 6).
La recherche d’emploi « simulée » Les recherches par questionnaire, que nous venons d’aborder, sont soumises à une critique importante : devant des questions hypothétiques au sujet de leurs attitudes et de leurs pratiques, les employeurs peuvent avoir tendance à donner des réponses conformes au comportement social acceptable. C’est entre autres pour cette raison que des chercheurs ont
11. « […] there is a strong tendency toward dismissal ».
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procédé par la méthode de la recherche d’emploi « simulée ». La principale recherche de ce type, réalisée par Schwartz et Skolnick en 1962, tentait de vérifier la réaction concrète des employeurs relativement à l’embauche d’une personne possédant des antécédents judiciaires. Les chercheurs ont fait parvenir une demande fictive d’emploi décrivant le même candidat de manière identique, sauf en ce qui concerne les antécédents judiciaires, à 100 employeurs. Dans 25 cas, la demande ne mentionnait pas d’antécédents, dans 25 cas apparaissait une condamnation pour voies de fait, dans 25 autres il y avait eu procès mais la personne avait été acquittée et dans les 25 cas restants on retrouvait une accusation sans condamnation accompagnée d’une lettre du juge attestant l’innocence du candidat et rappelant la présomption d’innocence. Il ressort clairement de l’exercice que les candidats avec des antécédents judiciaires sont beaucoup moins souvent considérés pour un emploi que les autres et que même ceux qui ont été acquittés essuient plus de refus. Deux études similaires menées aux Pays-Bas (Buikhuizen et Dijksterhuis, 1971) et en Nouvelle-Zélande (Boshier et Johnson, 1974) en arrivent à des conclusions relativement semblables. Au Canada, deux chercheurs de l’Ontario Addiction Research Foundation, Erickson et Goodstadt (1979), ont mis au point une variante de cette démarche de recherche. Ils ont plutôt répondu à 120 vraies offres d’emploi pour vérifier l’impact d’une condamnation pour possession de cannabis. Ils ont créé trois cas de figure expérimentaux : le premier cas ne mentionnait pas d’antécédents judiciaires, le second faisait état d’une peine consistant en une amende et le troisième mentionnait que la personne avait obtenu une absolution. Le nombre de réponses favorables a diminué de façon significative en fonction des antécédents : le premier cas de figure sans antécédents a reçu 87 % de réponses positives, celui avec une absolution 67 % de réponses positives et le dernier, avec une amende, 45 %. Il est important de remarquer que même une absolution et une amende de 50 $ ont eu un impact négatif sur les offres d’emploi et que, contrairement à ce qui a été rapporté dans plusieurs études par questionnaire, l’infraction de possession de drogues douces compromet significativement les chances d’obtenir un emploi.
Les recherches au moyen d’entrevues Ces tendances semblent confirmées par l’étude menée à Montréal par Hattem et Parent (1982) pour le compte de la Commission canadienne des droits de la personne. Après avoir réalisé une importante recension des écrits, les chercheures ont mené des entretiens semi-structurés auprès d’une quarantaine de personnes travaillant dans le champ de la recherche d’emploi pour des personnes ayant des antécédents judiciaires, de même
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qu’auprès d’une quinzaine d’employeurs. Même si cette recherche peut être qualifiée d’exploratoire, même si elle vise avant tout à dégager les diverses dimensions des effets négatifs d’un casier judiciaire et ne permet pas de chiffrer l’ampleur du problème, elle fournit de précieux renseignements sur la complexité de la question et les mécanismes en jeu. Les auteures ont constaté que, d’une façon générale, l’ancien contrevenant doit faire face à de sérieux risques d’exclusion si ses antécédents judiciaires sont divulgués soit lorsqu’il cherche un emploi, soit lorsqu’il est candidat à une promotion. Ces risques varient selon le type d’infraction. Ici, il semble qu’au début des années 1980 les employeurs étaient beaucoup plus indulgents pour des condamnations pour facultés affaiblies et de simple possession de drogues ; ils craignaient d’abord et avant tout le vol. L’étude montre que dans les grandes entreprises, et dans certaines moyennes entreprises, la discrimination est moins le fait d’attitudes individuelles et volontaires mais résulte de la logique et des mécanismes d’embauche de l’organisation qui désavantage les personnes qui ont eu une condamnation pénale et particulièrement celles qui ont été incarcérées. Tout d’abord, les entreprises qui offrent de bons salaires et des conditions de travail avantageuses reçoivent plusieurs demandes d’emploi. Ces entreprises, particulièrement les plus grandes d’entre elles, doivent élaborer des processus de sélection standardisés et systématiques souvent confiés à des personnes spécialisées. La première étape de cette sélection s’appuie ordinairement sur un formulaire rempli par les candidats qui doivent donner des informations sur leur histoire d’emploi, sur le refus d’une caution (bonding) et parfois sur les antécédents judiciaires. « Pour se protéger contre de fausses déclarations on demande [aussi] au candidat d’attester sur la formule d’application que les renseignements fournis sont, à sa connaissance, véridiques et complets, et que dans le cas contraire sa demande peut être annulée » (Hattem et Parent, 1982, p. 40). Pour les grandes compagnies, il est facile de vérifier rapidement ces informations, certaines pouvant même compter sur un service de sécurité. Les candidats qui ont un « handicap », comme des antécédents judiciaires, sont souvent éliminés dès cette étape, sans avoir eu la possibilité d’expliquer ces antécédents et de faire valoir leurs qualités de travailleur. Selon l’étude, moins ce processus est formel, comme dans de petites entreprises, où il est plus facile de rencontrer personnellement le patron ou le gérant, plus on peut pallier le « handicap » d’un « casier judiciaire ». Les spécialistes en recherche d’emploi interviewés ont aussi mentionné la possibilité qu’ils rencontrent eux-mêmes ces personnes pour les convaincre d’embaucher d’anciens contrevenants.
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LES RECHERCHES SUR LES ATTITUDES ET LES COMPORTEMENTS DES PERSONNES QUI ONT DES ANTÉCÉDENTS JUDICIAIRES ET QUI SONT À LA RECHERCHE D’UN EMPLOI Les recherches sur la nature des obstacles rencontrés dans la recherche d’emploi, telle que perçue par les personnes qui ont des antécédents judiciaires, et sur les stratégies utilisées durant ces démarches sont peu nombreuses. De nature qualitative, ces recherches ne permettent pas de quantifier la nature de ces problèmes et de ces stratégies. Elles servent cependant à bien définir les perceptions qu’ont ces acteurs de la situation, ce qui est particulièrement utile pour comprendre leurs comportements au moment de la recherche d’un emploi. En 1997, la British National Association for the Care and Resettlement of Offenders (NACRO) a mené une étude auprès de 190 de ses clients. Quarante pour cent d’entre eux ont attribué leur chômage surtout à leur manque de compétences, mais 30 % croyaient que c’était à cause de leur « casier judiciaire » et 42 % ont dit s’être fait refuser un emploi pour cette raison (Metcalf et al., 2001, p. 253). La recherche du National Institute of Economic and Social Research (Metcalf et al., 2001, p. 33-40), déjà citée, est celle qui aide le mieux à saisir les différentes réactions que d’anciens contrevenants appréhendent des employeurs s’ils parlent de leurs condamnations et la façon dont cela influence leur stratégie de recherche d’emploi. Des entrevues semidirigées avec des personnes qui avaient des antécédents judiciaires ont permis de constater qu’en raison de leurs expériences antérieures, plusieurs d’entre elles s’attendaient à ce qu’on les interroge toujours sur leur « casier judiciaire » et que les réactions des employeurs soient négatives ou mitigées. Les appréhensions étaient plus fortes lorsque ces personnes avaient purgé des peines d’emprisonnement. Ces perceptions avaient un impact sur leur comportement. Tout d’abord, plusieurs individus tenaient compte de leurs antécédents lorsqu’ils décidaient du type d’emploi qu’ils recherchaient. Certains croyaient qu’il ne valait même pas la peine de chercher un emploi et d’autres visaient des emplois pour lesquels ils étaient surqualifiés ou des emplois difficiles à pourvoir. Par ailleurs, certains tentaient d’éviter l’impact négatif de leurs antécédents en choisissant de les taire, au risque de se faire renvoyer ultérieurement s’ils étaient découverts. D’autres essayaient de limiter cet effet en minimisant ces antécédents. Plusieurs attendaient l’entrevue pour dévoiler leur passé, pour éviter d’être éliminés d’office ou pour avoir la chance d’expliquer les circonstances de leurs infractions. La plupart de ceux qui divulguaient leur passé le faisaient de crainte d’être renvoyés si cela venait à se savoir.
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CONCLUSION Les principaux éléments objectifs et subjectifs qui se dégagent des études sur les antécédents judiciaires et le marché du travail sont les suivants : • En général, les employeurs sont peu favorables à l’embauche de personnes qui ont des antécédents judiciaires. • Plus le processus d’embauche est formel, plus les possibilités d’exclusion automatique sont grandes. Il existe, par exemple, de fortes probabilités qu’une personne ayant des antécédents soit éliminée dès l’étape de la sélection des candidats qui seront rencontrés en entrevue, même si l’infraction n’a aucun lien avec l’emploi postulé, que la personne n’a pas eu l’occasion d’expliquer les circonstances de l’infraction et qu’aucune évaluation des risques qu’elle représente n’a été faite. • Lorsqu’on constate qu’un employé a fourni de faux renseignements au sujet de ses antécédents judiciaires, il est très probable qu’il sera renvoyé. • La plupart des personnes qui ont un « casier judiciaire » croient qu’il sera plus difficile pour elles d’obtenir un emploi. Plusieurs effectuent une autosélection en ne posant même pas leur candidature ; d’autres choisissent des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées. • Plusieurs ne révèlent pas leurs antécédents ou en minimisent l’ampleur lorsque la question leur est posée dans un formulaire. Par ailleurs, comme le mentionnait Miller (1972), un chercheur du Georgetown University Law Center qui effectuait une recherche pour le Manpower Administration, U.S. Department of Labor, « To lie or not to lie, that is the question. As individuals with records so frequently find out, you are damned if you do and damned if you don’t » (p. v). Comme nous venons de le voir, des personnes ayant des antécédents judiciaires qui sont à la recherche d’un emploi se retrouvent souvent placées devant un dilemme, en particulier lorsqu’elles doivent remplir un formulaire de demande d’emploi qui pose des questions concernant des antécédents non liés à l’emploi. Si elles dévoilent leurs antécédents, elles croient, et avec raison, qu’elles ont de fortes probabilités d’être éliminées dès cette étape, sans avoir eu l’occasion de s’expliquer et de faire valoir leurs aptitudes pour le poste sollicité. Si elles taisent ces antécédents et qu’elles obtiennent l’emploi, elles risquent fortement d’être congédiées parce qu’elles auront fait de fausses déclarations pour obtenir l’emploi. Le dilemme est plus facile à résoudre si les candidats peuvent se faire entendre, au cours d’une entrevue de sélection, et expliquer les circonstances de
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l’infraction ou démontrer qu’il s’agit d’un événement isolé dans leur vie, comme cela est souvent le cas, ou encore qu’ils sont maintenant complètement réhabilités. La recherche semble indiquer que ce dilemme peut être sensiblement atténué si le postulant n’est pas obligé de dévoiler ses antécédents judiciaires sur le formulaire d’emploi, alors qu’il a tout lieu de craindre que ce dévoilement pourrait l’éliminer de la liste des candidats dès cette étape de la sélection. On peut par ailleurs soutenir qu’il est illégal de poser une question très générale du genre « Avez-vous déjà été condamné pour une infraction criminelle pour laquelle vous n’avez pas été gracié ? », parce qu’une telle question peut contraindre le candidat à révéler une information confidentielle relative à des antécédents judiciaires non liés à l’emploi 12 . L’employeur ne devrait poser, en entrevue, que des questions lui permettant de s’informer sur les déclarations de culpabilité ayant un lien avec l’emploi postulé. Une telle pratique serait plus respectueuse de la vie privée du répondant, elle éviterait de le mettre dans une situation où il se sent obligé de mentir et permettrait d’éviter une sélection systémique discriminatoire sur la base du « casier judiciaire ». C’est dans ce sens, il me semble, qu’il faut transformer les lois, les politiques et les pratiques.
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12. Voir à ce sujet : Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Magasin Wal-Mart Canada inc., no 700-53-000004-006, 12 mars 2003.
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
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C H A P I T R E
12 INTÉGRATION SOCIALE DES ANCIENS DÉTENUS Analyse des logiques de la justice pénale et de leurs effets
PHILIPPE COMBESSIE Groupe d’analyse du social et de la sociabilité (GRASS) CNRS – Université Paris 8 Université René-Descartes – Paris 5 France [email protected]
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ Les différentes logiques de la justice pénale masquent l’une de ses fonctions sociales aux effets sous-estimés : la stigmatisation d’une frange de la population dont la composition n’est pas « sociologiquement correcte ». En inscrivant de façon indélébile dans la personne même des détenus les crimes qu’on leur reproche, le système judiciaire en fait les boucs émissaires d’une société qui utilise l’incarcération comme une sanction censée la purger des turpitudes qui la traversent. Cela produit un enchevêtrement de logiques ségrégatives qui se renforcent et dont l’effet principal contribue à rendre très difficile la réintégration sociale des anciens détenus.
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INTÉGRATION SOCIALE DES ANCIENS DÉTENUS
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Pour mobiliser les citoyens, et les inviter à s’intéresser un tant soit peu aux détenus, certains militants déclarent « ce sont des gens comme vous et moi » ou encore « la prison : cela peut arriver, n’importe quand, à n’importe qui ! ». Lorsque ces militants sont de bonne foi 1, c’est qu’ils ignorent les effets sociologiques des pratiques de tri adoptées par l’ensemble du corps social et matérialisées par les décisions de justice pénale d’envoyer certains justiciables en prison, certains plutôt que d’autres.
UNE POPULATION DONT LA COMPOSITION N’EST PAS « SOCIOLOGIQUEMENT CORRECTE » Le profil des détenus est une question cruciale. On se réfère souvent à l’approche juridique ; en la matière, il est exact, à quelques rares exceptions près 2, que n’importe qui peut se retrouver un jour en prison. Mais l’analyse sociologique apporte des éléments qui méritent d’être pris en considération. Pour présenter les critères sociologiques les plus spécifiques de la population incarcérée dans les prisons françaises, on peut calculer les Odd’s ratios des probabilités d’être incarcéré lorsqu’on est porteur d’un de ces critères. Proportion d’agents incarcérés parmi les porteurs du critère Proportion d’agents vivant libres parmi les porteurs du critère Odd’s ratios = Proportion d’agents incarcérés parmi les non-porteurs du critère Proportion d’agents vivant libres parmi les non-porteurs du critère La caractéristique la plus visible des spécificités de la population incarcérée est assurément le sexe. Les prisons ont toujours été très majoritairement peuplées d’hommes. Les femmes représentaient 20 % de la population carcérale française à la fin du XIXe siècle, moins de 5 % à l’aube du XXIe. En 2002, les hommes représentaient 96,2 % des détenus : un taux
1. Il arrive aussi qu’ils sachent que cet argument est partiellement faux. Ils peuvent alors se justifier ainsi : peu importe que je sois de mauvaise foi, puisque j’agis pour la bonne cause. 2. Les chefs d’État disposent, par exemple, de traitements particuliers, prévus par la loi.
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
supérieur de 92,4 points à celui des femmes et 25 fois plus grand que le leur. Si, compte tenu de la proportion d’hommes dans la population française (48,6 %), on applique l’Odd’s ratio, alors le rapport du taux d’hommes parmi les détenus au taux d’hommes dans la population active (96,2/48,6 = 1,979) est 27 fois plus grand que le même rapport calculé pour les femmes (3,8/51,4 = 0,074). L’âge constitue un second critère particulièrement distinctif. Les détenus sont, en moyenne, sensiblement plus jeunes que la population du pays où ils sont incarcérés. Au 1er janvier 2000, pour les justiciables, tous sexes confondus, âgés de 21 à 29 ans, la probabilité d’être incarcéré plutôt que libre était supérieure au double du taux moyen de détention en France 3. Tableau 1
Répartition des détenus selon les tranches d’âge (au 1er janvier 2000) Tranche d’âge 13 ans à moins 16 ans à moins 18 ans à moins 21 ans à moins 25 ans à moins 30 ans à moins 40 ans à moins 50 ans à moins 60 ans et plus Effectif total Taux moyen
de de de de de de de de
16 18 21 25 30 40 50 60
ans ans ans ans ans ans ans ans
Effectif
Taux pour 100 000 hab.
Taux/ taux moyen
59 596 3 938 7 225 9 169 13 520 8 428 3 654 1 460 48 049
2,5 38,0 163,9 243,6 214,7 155,3 99,2 54,3 12,0
0,03 0,40 1,70 2,50 2,20 1,60 1,00 0,60 0,10
96,9
Sources : Direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et INSEE.
L’origine sociale est toujours plus complexe à analyser que la répartition par sexe ou par année de naissance ; elle dépend de paramètres nombreux (notamment la profession des parents, du conjoint, d’ego) souvent difficiles à classer et qui interfèrent les uns sur les autres. C’est encore plus vrai en prison : les détenus ont, plus souvent que d’autres, une profession mal définie.
3. Moyenne nationale : 97 pour 100 000 ; moyenne pour les 21-24 ans : 244 pour 100 000 ; moyenne pour les 25-29 ans : 215 pour 100 000. Voir Combessie (2001, p. 34).
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INTÉGRATION SOCIALE DES ANCIENS DÉTENUS
Reprenant les chiffres publiés dans le volume Insee Synthèses (2002) (enquête sur L’histoire familiale des hommes détenus, dite « EHF »), je regroupe les données qui distinguent de la façon la plus discriminante les détenus et les hommes vivant en ménage ordinaire en calculant les Odd’s ratios correspondants ; toutes les données que présentent les tableaux ci-dessous sont construites à partir de ces chiffres calculés « à âge comparable ». Tableau 2
Surreprésentation de l’appartenance ouvrière A Hommes détenus (%)
B Hommes en ménage ordinaire à âge comparable (%)
Odd’s ratios % A / % non A % B / % non B
49,9 47,2 13,1
33,8 33,5 9,3
2,0* 1,8* 1,5*
Ego est lui-même ouvrier Le père d’ego est ouvrier La mère d’ego est ouvrière
* Lecture : en 1999, un ouvrier avait deux fois plus de probabilités d’être incarcéré plutôt que non incarcéré qu’un non-ouvrier à âge comparable (autre lecture : un détenu avait deux fois plus de probabilités d’être ouvrier plutôt que non-ouvrier qu’un non-détenu). Source : INSEE, EHF.
Parmi les hommes détenus, le taux d’ouvriers est plus élevé que dans les ménages ordinaires : + 11,1 points, soit 1,48 fois plus ; par rapport aux détenus non ouvriers (49,9/50,11 = 0,996), il est 2 fois plus grand que le même rapport calculé pour les hommes vivant en ménage ordinaire (33,8/66,2 = 0,511) et, ainsi calculé, le taux de détenus fils d’ouvriers est 1,8 fois plus grand, celui de détenus fils d’ouvrières 1,5 fois plus grand. Tableau 3
Surreprésentation des départs précoces du foyer parental
15 ans et moins 20 ans et plus
A Hommes détenus (%)
B Hommes en ménage ordinaire à âge comparable (%)
Odd’s ratios % A / % non A % B / % non B
11,3 33,8
2,2 52,7
5,7 0,5
Source : INSEE, EHF.
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
Parmi les hommes détenus, le taux de personnes ayant quitté le foyer parental avant 16 ans est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 9,1 points, ou 5,1 fois plus ; par rapport aux détenus étant restés plus tard chez leurs parents, il est 5,7 fois plus grand que le même rapport calculé pour les hommes vivant en ménage ordinaire. Tableau 4
Surreprésentation des sorties précoces du système scolaire
15 ans et moins 20 ans et plus
A Hommes détenus (%)
B Hommes en ménage ordinaire à âge comparable (%)
Odd’s ratios % A / % non A % B / % non B
32,4 9,9
12,8 32,9
3,3 0,2
Source : INSEE, EHF.
Parmi les hommes détenus, le taux de personnes ayant quitté le système scolaire avant 16 ans est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 19,6 points, ou 2,5 fois plus ; par rapport aux détenus étant restés plus tard dans le système scolaire, il est 3,3 fois plus grand que le même rapport calculé pour les hommes vivant en ménage ordinaire. Tableau 5
Surreprésentation des accès précoces au marché du travail (âge au premier emploi)
15 ans et moins 20 ans et plus
A Hommes détenus (%)
B Hommes en ménage ordinaire à âge comparable (%)
Odd’s ratios % A / % non A % B / % non B
20,7 15,5
11,7 32,5
2,0 0,4
Source : INSEE, EHF.
Parmi les hommes détenus, le taux de personnes ayant commencé à travailler avant 16 ans est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 9 points, ou 1,7 fois plus ; par rapport aux détenus ayant commencé à travailler plus tard, il est 2 fois plus grand que le même rapport calculé pour les hommes vivant en ménage ordinaire.
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INTÉGRATION SOCIALE DES ANCIENS DÉTENUS
Tableau 6
Surreprésentation des hommes seuls* A Hommes détenus (%)
B Hommes en ménage ordinaire à âge comparable (%)
Odd’s ratios % A / % non A % B / % non B
Situation familiale Seul En couple
58,1 41,9
38,0 62,0
2,3 0,4
État matrimonial Célibataire Marié Divorcé Veuf
65,4 22,7 11,0 0,9
48,9 46,3 4,2 0,6
2,0 0,3 2,8 1,5
* Pour la situation familiale comme pour l’état matrimonial, il s’agit de la situation au moment de l’incarcération. Nous verrons plus loin que, dans les deux cas, la solitude des hommes détenus tend à augmenter au cours de la détention. Source : INSEE, EHF.
Parmi les détenus, le taux d’hommes vivant seuls est plus élevé que dans les ménages ordinaires à âge comparable : + 20,1 points, ou 1,5 fois plus ; par rapport aux détenus en couple, il est 2,3 fois plus grand que le même rapport calculé pour les hommes vivant en ménage ordinaire et, ainsi calculé, le taux de détenus célibataires est 2 fois plus grand, et celui des divorcés 2,8 fois plus grand que celui des hommes en ménage ordinaire à âge comparable. La législation sur l’acquisition de la nationalité française rend difficile la prise en compte de l’influence des phénomènes migratoires sur plusieurs générations. Les réponses à des questions concernant les lieux de naissance et les langues utilisées pour communiquer en famille permettent d’appréhender de façon plus extensive et plus fine le degré d’intégration à la communauté française que la seule nationalité. Les détenus des prisons françaises sont proportionnellement beaucoup plus nombreux à avoir des parents, conjointes et enfants nés en dehors de la France métropolitaine (notamment en Afrique), de même que des enfants résidant aussi en dehors de la France, et ils communiquaient beaucoup moins souvent en français avec leurs parents – et même leurs enfants – que les hommes en ménage ordinaire.
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
Tableau 7
Surreprésentation des détenus d’origine étrangère
Parents, conjointe Père d’ego né hors de France Mère d’ego née hors de France Conjointe d’ego née hors de France Père d’ego né en Afrique Mère d’ego née en Afrique Conjointe d’ego née en Afrique Enfants Enfants d’ego nés hors métropole Enfants d’ego résidant hors métropole Langue parlée La mère d’ego ne lui parlait jamais français Le père d’ego ne lui parlait jamais français Ego ne parlait jamais français à ses enfants
A Hommes détenus (%)
B Hommes en ménage ordinaire à âge comparable (%)
Odd’s ratios % A / % non A % B / % non B
51,2 44,5
25,2 23,4
3,1 2,6
26,9 30,0 25,8 12,8
12,7 7,6 7,1 4,0
2,5 5,2 4,5 3,5
13,0
5,0
2,8
10,0
2,0
5,4
33,5
6,6
7,1
29,1
6,0
6,4
4,4
1,6
2,8
Source : INSEE, EHF.
Alors que moins de 23 % des détenus sont de nationalité étrangère, leur père est dans plus de 51 % des cas né en dehors de la France et leur mère dans plus de 44 % des cas et ils sont plus de 33 % à n’avoir jamais utilisé le français pour communiquer avec leur mère et plus de 29 % avec leur père. En résumé, voici les critères dont les porteurs ont une probabilité d’être incarcérés plutôt que non au moins deux fois plus forte que les hommes vivant en ménage ordinaire à âge comparable : ouvrier, vivant seul, divorcé ou célibataire, ayant quitté le foyer parental, le système scolaire ou commencé à travailler avant 15 ans, et d’origine géographique ou ethnique étrangère. Pour autant, le profil général n’est pas celui de marginaux errants, totalement désaffiliés des liens de sociabilité ordinaire. Les détenus ont même, à âge comparable, plus d’enfants que les hommes vivant en ménage
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INTÉGRATION SOCIALE DES ANCIENS DÉTENUS
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ordinaire (1,3 contre 1,1), et ils ont encore plus souvent élevé des beauxenfants (22 % contre 6 %) – ce qui peut être lié à la fécondité plus grande des immigrés venant des pays du Sud. Chevalier (1958) écrivait « classe laborieuse, classe dangereuse », on pourrait ajouter : masse migrante, masse inquiétante. L’enfermement s’est développé lorsque les mouvements migratoires des campagnes vers les villes se sont accentués ; depuis que les migrations humaines prennent une plus grande ampleur, d’un continent à l’autre, on le voit qui prend pour cible privilégiée la frange migrante des populations laborieuses.
LE STIGMATE CARCÉRAL Si l’on fait abstraction de la peine de mort, la prison se distingue des autres dispositifs de coercition légaux par une stigmatisation spécifique imputable à deux caractéristiques déterminantes : la prise de corps et la scission du corps social. Cette stigmatisation porte le sceau de l’infamie associée au justiciable à qui les entraves et les murs de la cellule ne laissent plus qu’une maîtrise très réduite de son corps. Tout commence par la prise du corps, puis suit son isolement dans un lieu clos où il sera maintenu reclus. La scission du corps social se construit à travers ce clivage radical qui sépare le bien et le mal, les « honnêtes gens » et ceux qu’on désignait au Moyen âge comme des « gibiers de potence ». Si l’on troque la corde du pendu pour la plus présentable cellule à barreaux, cette désignation renvoie aux constats qu’il existe bel et bien une population cible de la construction sociale du crime. Même après que la prise de corps a cessé, la stigmatisation demeure, et, à bien des égards, l’ex-détenu reste du côté des « repris de justice », du « mauvais côté » de ce fossé qui permet aux honnêtes gens de se cacher leurs éventuelles propres turpitudes, puisqu’ils ne sont pas des « gibiers de prison ». Stigmatisation produite par la prise de corps et la scission du corps social : c’est l’imbrication de ces caractéristiques qui fait la force et la spécificité de la prison. Dans les sociétés contemporaines, et de plus en plus, les atteintes à la personne et notamment au corps sont considérées comme les plus graves qui soient, selon une logique déjà bien établie par Durkheim 4. Or,
4. Dans les sociétés archaïques, le groupe social prime et, pour la survie de ce dernier, chaque individu est susceptible d’être remplacé par un autre selon une forme de solidarité mécanique. Dans les sociétés plus développées, chaque individu prend davantage d’importance, sa vie et son corps deviennent plus précieux, il est moins remplaçable (la solidarité devient organique). Dans les premières, les atteintes au groupe sont les plus sévèrement sanctionnées, dans les secondes ce sont les atteintes à la personne.
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l’emprisonnement affecte directement le corps du justiciable concerné, bien plus que tout autre dispositif de coercition légal. À la violence physique de la prise de corps s’adjoint une violence symbolique avérée au point que des réglementations limitent la diffusion d’images de personnes menottées ou incarcérées. C’est bien la prise de corps qui ne doit pas être montrée, puisqu’il est possible de montrer à visage découvert ces mêmes personnes au tribunal – où les entraves sont proscrites. En France, sauf exception 5, les prises de vue sont interdites pendant le déroulement du procès, mais les détenus peuvent être photographiés ou filmés avant le début de l’audience, et aucune loi n’empêche de diffuser les images après le verdict. On peut donc diffuser l’image d’un justiciable condamné par la justice, mais pas celle d’un justiciable entravé ou enfermé. Il s’agit là d’une réglementation française, mais on a constaté une interprétation des conventions de Genève similaire à propos de la diffusion d’images de prisonniers de guerre en Irak en février 2003. Les pays démocratiques s’accordent le droit d’emprisonner des gens, mais en diffuser les images est considéré comme un traitement inhumain ou dégradant. Les violences sur le corps des détenus ne s’arrêtent pas là. La procédure dite fouille « à corps » est à coup sûr la plus directe, la plus évidente. D’autres sont moins manifestes, comme la pression implicite vers une sexualité homosexuelle. Cet élément est d’autant plus méconnu que les détenus préfèrent souvent éviter d’en parler ; l’administration le reconnaît pourtant en organisant la distribution gratuite de préservatifs. La violence de la prise de corps se manifeste aussi à travers les problèmes de santé propres à l’enfermement (pathologies dermatologiques et gastriques notamment). Il s’agit là d’effets indirects mais objectifs et mesurables de l’emprise de l’enfermement sur le corps du détenu. Différentes pratiques, plus ou moins violentes, permettent aux détenus de se réapproprier leur corps. L’une des plus célèbres est sans doute le tatouage. L’une des plus terribles est assurément le suicide. Démunis des moyens dont disposent les justiciables qui vivent libres pour faire entendre leurs revendications, les détenus utilisent leur corps comme moyen de pression : les grèves de la faim sont fréquentes, et plus encore les ingestions d’objets divers (fourchettes, lames de rasoir, etc.). La scission du corps social est engendrée par la durée des incarcérations et par l’opprobre associé à la sanction suprême qu’est devenue la prison. La durée moyenne de détention (8 mois actuellement en France)
5. Des dérogations ont été accordées à titre exceptionnel pour filmer des procès d’anciens collaborateurs de l’occupant nazi.
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et plus encore l’incertitude quant à sa durée rendent particulièrement difficile la construction de mensonges « sauvant les apparences » : une absence physique de quelques mois ne peut qu’exceptionnellement s’inscrire dans les rythmes sociaux de présence-absence prévisibles dans un même lieu. Il est fort difficile de cacher un enfermement à ses employeurs, à ses voisins, à sa famille, ce qui n’est pas le cas des autres mesures pénales. D’autres sanctions sont parfois connues de certains partenaires (l’employeur, par exemple, peut connaître des amendes prélevées sur un salaire, ou l’employé de banque peut connaître l’origine des prélèvements sur un compte courant), mais la prison ferme est la seule mesure impossible à masquer totalement. Qui plus est, les informations sur les détentions sont fréquentes, notamment dans la presse locale. Par ailleurs, même après la sortie, les peines de prison figurent presque toujours sur le volet de casier judiciaire que peuvent demander les employeurs – c’est beaucoup moins souvent le cas des autres peines. Détail révélateur, l’administration publique, premier employeur de France, est aussi celui qui, sauf exception, interdit l’accès à ses rangs aux personnes qui ont été condamnées à une peine de prison. La peine purgée, le stigmate reste, et le corps social demeure scindé à tout jamais entre les honnêtes gens et ceux à qui il n’est pas possible de faire confiance pour un emploi public. Si l’on dénomme crime un comportement qui heurte à ce point les états forts de la conscience collective que la société prévoit le sanctionner par la peine la plus sévère de l’arsenal judiciaire français à l’aube du XXIe siècle, le détenu, dont l’enfermement ne peut être masqué, voit l’infamie publiquement associée à sa personne, incorporée en lui, par son seul passage en prison. Par la visibilité sociale de la prise du corps, la prison organise une rupture au sein du groupe social qui se perpétue bien après la libération. Cette visibilité est un élément fondamental de la scission du groupe social, et donc de la construction sociale du crime par l’emprisonnement. Dans un chapitre intitulé « L’irréversibilité et le pardon » – et nous sommes bien dans cette situation lorsqu’il s’agit de crimes –, Arendt écrit : « Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences » (1961, p. 302-303). Cette situation horrible, présentée au conditionnel comme si elle était imaginaire, ne correspond-elle pas bien souvent à la triste réalité de celui qui a fait de la prison ? Jamais pardonné – ou très exceptionnellement –, le détenu reste « comme enfermé dans un acte unique », l’infraction qui lui a été un jour reprochée, qui a été incorporée en lui par l’incarcération, contrainte corporelle d’abord provisoire, puis transformée en sanction lors du procès.
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Elle poursuit : « C’est seulement en se déliant mutuellement de ce qu’ils font que les hommes peuvent rester de libres agents » (ibid., p. 306). Le détenu se trouve dans cette situation : non seulement il n’est pas « délié » de l’acte qui lui a été reproché, mais par l’incarcération l’acte est incorporé en lui comme un stigmate. Aussi la scission du corps social, manifeste pendant la détention, se poursuit-elle bien au-delà, et le justiciable « passé un jour par la case prison » ne fait plus partie du groupe des « libres agents » à qui jamais la société n’a fait subir une telle contrainte corporelle.
UNE FONCTION SOCIALE MÉCONNUE En 1894, Durkheim donnait quatre leçons sur la théorie des sanctions à la Faculté des lettres de Bordeaux, puis transmettait son manuscrit à Paul Fauconnet. Ce dernier a poursuivi le travail en développant une thèse assez corrosive (Fauconnet, 1920). Partant des approches durkheimiennes du crime (comportement qui heurte les états forts et définis de la conscience collective) et de la fonction sociale de la sanction (destinée à restaurer l’ordre social troublé par le crime), il souligne que, contrairement à ce qu’on pense souvent, l’objet visé par la sanction n’est pas tant l’auteur de l’infraction que l’infraction qu’il symbolise : « C’est au crime même que s’appliquerait la peine, si elle pouvait le saisir pour l’annihiler » (Fauconnet, 1920, p. 233). Mais il n’est pas possible de revenir sur le passé, de faire comme si aucun trouble n’avait été commis (« Ce qui est fait ne peut pas être défait », faisait dire Shakespeare à Lady Macbeth 6) ; les sociétés, nous explique Fauconnet produisent un transfert. […] Elles sont acculées à la nécessité de détruire quelque chose. […] Pour se donner satisfaction, il suffit que la société soit capable de susciter un symbole, c’est-à-dire un être dont elle puisse faire, de bonne foi, le substitut du crime passé. La destruction d’un symbole remplacera la destruction du crime qui, en lui-même, ne peut pas être détruit. Ce sont les êtres jugés aptes à servir de substituts d’un crime et à supporter comme tels la peine de ce crime qui deviennent responsables [mot souligné par Fauconnet]. La peine se dirige vers le crime. C’est seulement parce qu’elle ne peut l’atteindre en lui-même qu’elle rebondit sur un substitut du crime (Fauconnet, 1920, p. 233-234).
Ce type de transfert par substitution est observable dans le comportement de l’enfant qui frappe un objet contre lequel il s’est heurté, nous explique Piaget (1932). Il est également visible chez certains peuples qui
6. « What’s done cannot be undone », Macbeth, acte V, scène 1.
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autrefois considéraient des objets comme « sujets de peine », nous indique Lombard (1991, p. 655). On sourit certes volontiers de voir les enfants agir ainsi, et la rationalité des temps modernes s’est mal accommodée de telles projections de responsabilité sur des objets inanimés ; l’Humanisme a conféré à l’homme une position centrale dans la vie sociale. Mais certaines manifestations publiques mettent encore en scène des sanctions portant sur des objets, substituts symboliques représentant un agent social 7 ou une collectivité 8 dont on cherche à atteindre l’image, même si les procès organisés par l’administration judiciaire des États modernes ne condamnent plus aucun objet, et très rarement un animal. Fauconnet résume son analyse : La peine est utile, il faut pour la peine un patient ; le jugement de responsabilité fournit ce patient, sorte de bouc émissaire [mot souligné par Fauconnet] sacrifié à l’égoïsme collectif. La justice, cette entité sublime, n’a rien à voir là : il n’y a ni innocent ni coupable au sens profond que la conscience donne à ces mots, mais seulement des individus qu’il est expédient de punir (Fauconnet, 1920, p. 300).
Mobiliser les concepts de sacrifice et de bouc émissaire ne peut se faire sans référence à Girard. Mais, lorsqu’il écrit que le sacrifice « dépérit là où s’installe un système judiciaire. […] Sa raison d’être disparaît » (Girard, 1972, p. 33), on peut se demander s’il ne serait pas plus juste de postuler que la fonction sacrificielle s’est perpétuée (au moins en partie) ou, plus exactement, s’est institutionnalisée à travers le système judiciaire, notamment la justice criminelle. C’est la thèse que développe Robert en 1986 dans une analyse minutieuse de ce qu’il dénomme L’impératif sacrificiel de la justice pénale. Il termine cet ouvrage par une question tout aussi troublante que l’ensemble des analyses qui y conduisent : comment ne pas admettre qu’au cœur du droit, et dans le secret fonctionnement de la Justice criminelle, qui sont tous deux Accusation et Persécution, un mécanisme caché, et sacrificiel, donne la préférence à la logique de l’exemplarité contre la logique de l’innocence et de la culpabilité ? (Robert, 1986, p. 157).
7. Par exemple, lorsqu’on immole un mannequin représentant un homme politique. 8. Lorsqu’on brûle un journal qui a publié des informations gênantes pour la collectivité, comme l’a filmé Michael Moore dans Roger and Me, ou lorsqu’on brûle le drapeau d’un pays dont on critique la politique.
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De Fauconnet à Robert 9, on retrouve la même logique d’analyse du fonctionnement de la justice pénale. Sans doute peut-on tenter de la préciser : sur le plan strictement judiciaire, leurs analyses sont justes, mais il est possible de sociologiser davantage ces hypothèses qui relèvent surtout de philosophie pénale. L’analyse de la pérennité de la fonction sociale sacrificielle dans les sociétés contemporaines est renforcée si l’on en décale le point d’ancrage et qu’on considère non plus les condamnations mais les incarcérations, qui en sont devenues les figures idéal-typiques. C’est qu’en quelques décennies l’ensemble de l’arsenal pénal a été profondément remanié. Conformément aux analyses de Durkheim, l’individu a pris de plus en plus d’importance, et l’enfermement carcéral qui était, il y a quelques décennies encore, une sanction modérée au regard de dispositifs beaucoup plus violents fait figure, aujourd’hui, de dernier vestige des châtiments corporels hérités des temps anciens. La fonction sacrificielle de l’enfermement peut être rapprochée de la logique de justification des sanctions qu’on appelle l’expiation : une logique entièrement tournée vers le passé, expliquait déjà Beccaria – c’est même la seule qui le soit 10, mais une expiation par substitution. C’est en effet le crime, nous dit Fauconnet, que la société aurait besoin d’annihiler et que, ne pouvant s’en saisir, elle opère un transfert, au crime substitue le prisonnier, un justiciable que la société peut « de bonne foi » chercher alors à supprimer. Le droit criminel et la procédure pénale moderne ont rationalisé et institutionnalisé sous la forme de l’expiation la substitution mise en exergue par Fauconnet. Dans une perspective fonctionnaliste, Merton (1949) dirait que la fonction sacrificielle est une fonction latente, masquée par un objectif manifeste que constitue le projet d’amendement des détenus qu’on isole pour un temps. Comme telle, elle « nous aide à interpréter des pratiques sociales qui se perpétuent même lorsque leur but manifeste n’est sûrement pas atteint » (Merton, 1949, p.111). Et Merton cite Mead (1918) : « L’hostilité à l’égard de celui qui viole la loi a l’avantage unique [lisez : fonction latente] 11 d’unir tous les membres de la communauté dans une même émotion face à l’agression […] ; le cri “au voleur” ou “à l’assassin” est en accord avec des complexes profonds, et unit contre l’ennemi commun des citoyens séparés par des intérêts divergents ». Dans cette citation, on trouve à la fois la fonction sociale de la sanction définie par Durkheim 9. D’autres criminologues ont également emprunté cette voie, notamment Dollard (1939) et Chapman (1968). 10. Toutes les sanctions inventées à partir du XVIIe siècle avaient au moins une part de fonction « utilitaire », tournée vers l’avenir – ne serait-ce que pour permettre de les justifier, rationalité de l’époque moderne oblige. 11. Mention ajoutée par Merton (1949, p. 109).
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et l’image du criminel présenté comme un ennemi ; les temps et les pratiques ont changé, l’image du criminel est aujourd’hui associée à celle du détenu, et c’est la force de cette association qui permet à Chauvenet d’assimiler le comportement de la société à l’égard des détenus à celui qu’on développe à l’égard des ennemis, dans une logique de guerre (Chauvenet, 1998). Comment interpréter les connaissances concernant le profil sociologique des détenus à l’aune de la fonction sacrificielle de l’emprisonnement ? En évoquant les sociétés primitives, Girard écrit : jamais ou presque les femmes ne sont sacrifiées. À ce fait, il y a peut-être une raison très simple. La femme mariée garde des attaches avec son groupe de parenté, alors même qu’elle devient, sous certains rapports, la propriété de son mari et de son groupe à lui. L’immoler serait toujours courir le risque de voir l’un des deux groupes interpréter le sacrifice comme un véritable meurtre et entreprendre de le venger (Girard, 1972, p. 25).
La rareté de l’incarcération des femmes est-elle une séquelle de ce type de relations sociales ? À moins que, pendant longtemps, on n’ait pas considéré les femmes comme des citoyennes à part entière, elles ne seraient donc pas assez crédibles comme sacrifice. Elles n’ont été reconnues comme égales citoyennes des hommes que récemment ; et elles continuent, en France, à voir leur patronyme s’effacer au moment du mariage au profit de celui de leur mari, et à ne pas le transmettre automatiquement à leurs enfants. Mais alors les progrès de leur reconnaissance sociale devraient correspondre à une montée de leur présence en prison. Quand on considère que nos éléments d’appréciation de la forte surreprésentation d’immigrés dans les prisons sont en grande partie constitués par les langues parlées par les détenus avec leur entourage familial, comment ne pas rappeler l’étymologie du mot barbare et le traitement que les sociétés antiques réservaient aux personnes extérieures à la Cité et qu’identifiaient autant les habits et les habitudes que les borborygmes par lesquels les citoyens autochtones avaient l’impression de les entendre communiquer entre eux ? Le trouble suscité par l’emploi d’une langue étrangère, au sein même de la prison, lorsque par exemple un détenu n’use pas du français pour communiquer avec ses proches, au téléphone ou au parloir, renforce l’hypothèse selon laquelle le contrôle de la communication verbale est primordial. En France, l’article D. 407 du Code de procédure pénale stipule : « Les détenus et leurs visiteurs doivent s’exprimer en français. » Comme c’est le cas de la plupart des réglementations qui concernent la
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vie en prison, celle-ci s’appuie sur des arguments de sécurité, mais l’usage d’une langue différente est aussi l’un des signes les plus visibles de l’origine étrangère. Deux logiques convergent pour faire des étrangers des gibiers de prison. D’une part, les nouveaux barbares, lorsqu’ils ne sont pas a priori considérés comme des ennemis, le sont à tout le moins comme des suspects ; ne serait-ce que suspects de n’être pas en règle avec la loi qui les concerne en propre, celle dite « sur les étrangers », qui régit leur présence sur le territoire national. D’autre part, du fait même de la faiblesse de leurs liens sociaux avec les citoyens, ils disposent de caractéristiques spécifiques de victime expiatoire. Girard nous dit : « Entre la communauté et les victimes rituelles, un certain type de rapport social est absent, celui qui fait qu’on ne peut pas recourir à la violence, contre un individu, sans s’exposer aux représailles d’autres individus, ses proches, qui se font un devoir de venger leur proche » (1972, p. 26). Les immigrés sont souvent éloignés des membres de leur famille, et, s’ils ont réussi à en faire venir une partie dans le pays « d’accueil », celle-ci est le plus souvent dans une situation tellement précaire qu’il est peu probable qu’elle s’insurge de façon forte contre l’incarcération. Selon Bonazzi : « Le résultat optimal d’une punition substitutive est atteint lorsque le bouc émissaire se trouve au point d’intersection entre, d’une part, le niveau hiérarchique le plus bas et, d’autre part, le degré minimum suffisant de crédibilité sociale » (1980, p. 310). Le niveau de crédibilité sociale pour la fonction sacrificielle de l’enfermement carcéral est d’autant plus bas que cette fonction demeure méconnue.
CONCLUSION L’intégration sociale des anciens détenus porte au superlatif les difficultés d’intégration sociale des jeunes gens de milieu modeste, faiblement diplômés et issus de l’immigration. De fait, ils constituent la cible privilégiée de la répression pénale et sont largement surreprésentés dans les établissements pénitentiaires. Là, ils sont marqués du sceau de l’infamie par cette prise de corps qui assimile leur personne tout entière au comportement pour lequel une décision de justice les a, un jour, envoyés derrière les barreaux. La fiction juridique selon laquelle le système judiciaire des pays démocratiques serait fondamentalement juste se heurte au constat que ses effets les plus manifestes sont sociologiquement incorrects. Mais l’immense
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majorité des citoyens qui ne sont jamais incarcérés, et n’ont que des probabilités infimes d’être un jour envoyés en prison 12, peut demeurer dans l’ignorance de ces décalages. L’approche sociologique permet peut-être d’y voir un peu plus clair dans l’enchevêtrement des logiques ségrégatives qui, dans les pays démocratiques, fait de l’enfermement carcéral un dispositif mal adapté à la réintégration sociale des repris de justice.
BIBLIOGRAPHIE ARENDT, H. (1983 [1961]). The Human Condition (éd. française Condition de l’homme moderne), Paris, Calmann-Lévy. BECCARIA (1979 [1764]). Des délits et des peines, Paris, Flammarion. BONAZZI, G. (1980). « Pour une sociologie du bouc émissaire dans les organisations complexes », Sociologie du travail, vol. 80, no 3, p. 299-352. CASTEL, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, coll. « L’espace du politique ». CHAPMAN, D. (1968). Sociology and the Stereotype of the Criminal, Londres et New York, Tavistok. CHAUVENET, A. (1998). « Guerre et paix en prison », Les Cahiers de la sécurité intérieure, no 31, p. 91-109. CHEVALIER, L. (1958). Classes laborieuses, classes dangereuses, Paris, Plon. COMBESSIE, P. (1996). Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, Paris, Éditions de l’Atelier – Éditions Ouvrières, coll. « Champs pénitentiaires ». COMBESSIE, P. (2001). Sociologie de la prison, Paris, La Découverte & Syros, coll. « Repères ». DOLLARD, J. et al. (1939). Frustration and Aggression, New Haven, Yale University Press. FAUCONNET, P. (1928 [1920]). La responsabilité. Étude de sociologie, 2e éd., Paris, Alcan. GENEPI (1997). À l’ombre du savoir. Connaissances et représentations des Français sur la prison, Paris, Direction de l’administration pénitentiaire, coll. « Travaux et Documents », no 52. GIRARD, R. (1972). La violence et le sacré, Paris, Grasset. INSEE (2002), L’histoire familiale des hommes détenus, Paris, Statistique publique, coll. « Synthèses », no 59.
12. Selon une enquête conduite en France en 1995, cela représente environ 7 % de la population française (GENEPI, 1997). S’agit-il des citoyens dont Robert Castel (1995) dit qu’ils sont considérés par le système comme « surnuméraires » ?
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C H A P I T R E
13 DU STATUT D’EX-DÉTENU À CELUI DE TRAVAILLEUR SOCIAL « La crédibilité n’est pas facile à gagner » 1
PIERRE LALONDE Directeur clinique Centre résidentiel communautaire L’Étape
1. Ce texte est une retranscription du témoignage livré par P. Lalonde à l’occasion du colloque.
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
RÉSUMÉ Pierre Lalonde fait état des différents obstacles qu’il a dû vaincre pour passer du statut d’ex-détenu à celui de travailleur social, obstacles liés au fonctionnement des institutions, mais également à la méfiance que suscite le fait d’avoir été incarcéré. Ce n’est pas sans difficulté qu’il a finalement réussi à se faire accepter tant à l’intérieur du système correctionnel qu’au sein du métier de travailleur social. En se basant sur sa propre expérience et sur sa pratique professionnelle, Pierre Lalonde décrit les multiples problèmes auxquels se trouvent confrontées les personnes judiciarisées : difficulté d’obtenir un pardon, d’avoir accès à un emploi suffisamment rémunérateur, de disposer de ressources financières suffisantes et de programmes visant à venir en aide aux ex-détenus, se voir imposer diverses restrictions sur le plan, par exemple, des assurances, du crédit ou de la possibilité de traverser la frontière américaine.
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DU STATUT D’EX-DÉTENU À CELUI DE TRAVAILLEUR SOCIAL
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[À ma sortie du pénitencier,] les gens avaient fait leur travail, même si je n’avais pas encore de réseau social. La maison de transition constituait mon réseau primaire. J’ai par la suite été engagé à la maison de transition L’Étape, en tant qu’éducateur, après deux ans d’abstinence. Après trois journées de travail, on m’a congédié parce que les services correctionnels canadiens ne souhaitaient pas mon accréditation. J’étais sorti du pénitencier depuis trop peu de temps. À ce moment, on m’a dit que je devais attendre au moins trois ans après ma sortie du pénitencier. J’ai donc attendu une autre année, pendant laquelle j’ai été travailler dans un centre d’hébergement, encore dans le milieu communautaire, un centre d’hébergement pour les jeunes sansabri de 18 à 30 ans. Après trois ans, j’ai contacté à nouveau le Service correctionnel pour mon enquête de sécurité. J’ai été embauché par le Service. Une quatrième année a par contre été nécessaire avant que mon accréditation soit acceptée. Au cours de cette année-là, la corporation a décidé de m’appuyer, car je n’avais pas le droit de travailler seul durant un quart de travail. Je n’avais pas accès aux dossiers. Je n’avais pas le droit d’avoir des clés en ma possession. Je travaillais donc là, mais je n’avais pas le droit de travailler seul. Évidemment, pour la corporation, cela représentait des coûts. Après quatre ans, j’ai finalement obtenu mon accréditation. Monsieur […], anciennement du Service correctionnel du Canada (SCC), m’a beaucoup aidé dans mes démarches, avant sa retraite. Par la suite, j’ai terminé mes études à l’Université de Sherbrooke. En ce qui concerne les obstacles que j’ai rencontrés, il est évident que j’ai eu des difficultés avec les assurances collectives. Quand on m’a posé la question : « Est-ce que vous êtes alcoolique ? » ou « Est-ce que vous avez déjà été judiciarisé ? », j’ai répondu « Oui ». Immédiatement, on a procédé à une enquête, avec des médecins, etc. Encore aujourd’hui, après onze ans, je n’ai pas le droit d’être indemnisé pour plus de 500 $ par semaine parce que je suis une personne à risque. J’ai également eu des problèmes avec la corporation des travailleurs sociaux. Dans mon cas, les choses ne se sont pas déroulées comme dans le cas des autres étudiants lorsque j’ai terminé l’université. À la fin de mes études, j’ai appris qu’on se pencherait sur ma candidature à la corporation. Pourtant, j’avais fait mes études comme tout le monde ! Mais on m’a appris que je ne les avais pas faites comme les autres… J’ai été accepté, cependant, en tant que membre de l’ordre. J’ai par ailleurs eu de la difficulté avec les compagnies de crédit. Aussitôt qu’on me posait la question : « Est-ce que vous avez un dossier judiciaire ? », on
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me refusait là aussi. On m’a même déjà dit clairement : « On ne veut pas faire affaire avec des clients comme vous. » J’avais demandé qu’on me réponde par écrit, mais on m’a alors dit de faire une demande par écrit… En ce qui concerne les autres types de difficultés, encore aujourd’hui, après onze ans, je n’ai pas le droit d’entrer aux États-Unis. Je suis un citoyen indésirable pour les États-Unis. J’ai été expulsé aux frontières. C’est arrivé il y a quatre ans déjà. Tantôt, j’écoutais un monsieur d’Opex nous dire qu’on devrait favoriser davantage l’obtention du pardon. Cela m’a pris 28 mois pour obtenir mon pardon, après en avoir fait la demande. Et avant de faire la demande de pardon, j’avais dû attendre deux ans, soit jusqu’à la fin de mon mandat, et encore cinq ans après la fin de mon mandat, moment où il devenait possible de faire une demande. Cela fait au total sept ans et 28 mois avant d’obtenir un pardon. Je pense que c’est un obstacle majeur. Puis quand je parle d’être un citoyen de deuxième ordre, c’est un peu ce que je veux dire. C’est assez rare que les gens vont patienter dans les services du gouvernement canadien pendant 28 mois, avant d’avoir une réponse à une demande. J’espère que les choses ne se passeront pas ainsi quand je vais arriver à ma pension ! J’espère que je ne l’obtiendrai pas qu’à 65 ans… et 28 mois. Voilà en gros les obstacles que j’ai rencontrés. Aujourd’hui, je suis directeur clinique au centre résidentiel communautaire (CRC) L’Étape. Je pense que je peux affirmer qu’après cinq ans les gens ont confiance en moi, à l’extérieur du CRC et dans les services correctionnels également. Mais je crois que ma crédibilité n’a pas été facile à gagner. Aujourd’hui, je suis un peu plus à l’aise pour parler de mon parcours, mais pendant longtemps je n’ai pas voulu en parler. Il était préférable que je sois un travailleur social plutôt qu’un ex-détenu. Ça paraissait beaucoup mieux. Je me souviens d’avoir été au pénitencier de Donnacona. Un agent me faisait visiter le pénitencier. C’était un agent un peu âgé – je n’ai rien contre les gens âgés – et il avait une vieille mentalité. Il me parlait des détenus et il était un peu méchant, à mon avis. Après 15 minutes, j’étais « tanné » de l’entendre, puis j’ai dit : « C’est correct pour la visite ; j’ai déjà habité ici pendant deux ans. » Il est devenu très dérangé… Ma rencontre a été reportée en après-midi avec une agente de gestion de cas, et les autorités m’ont envoyé dîner à l’extérieur. Quand je suis revenu, l’agente m’a dit : « Tu aurais dû me le dire que tu avais un dossier. J’ai eu l’air d’une belle dinde. » J’ai dit : « Écoute, quand je me présente au téléphone, je n’ai pas besoin de donner mon pedigree. Toi, ta vie passée, je ne la connais pas puis je ne veux pas la connaître. » Mais l’expérience avait été un peu… embarrassante pour le monsieur en question.
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DU STATUT D’EX-DÉTENU À CELUI DE TRAVAILLEUR SOCIAL
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Quant à ma pratique de tous les jours, évidemment lorsqu’on parle d’intégration, on parle de travail. Mais les gars qui sont chez nous, ils sont deux mois en thérapie et sur cette base ils ont droit à 30,10 $ par semaine. Je crois que, cette année, nous allons fêter la vingtième année où ils ont droit à 30,10 $ par semaine. Les augmentations sont assez rares… C’est déjà un aspect à propos duquel il serait facile d’améliorer les choses, il me semble. Je pense qu’à l’intérieur des murs il y a beaucoup de services, il y a beaucoup de soutien, beaucoup d’aide, beaucoup plus d’ailleurs que pendant les années où j’étais là. Il faut quand même le mentionner. Dans les années 1980, il n’y avait pas beaucoup de programmes. Présentement, je crois qu’un effort considérable est fait par rapport aux programmes. Par contre, la continuité dans la communauté ne se fait pas parfaitement. Puis, juste en ce qui concerne les études, je revois Monsieur […] de Prêt 2000 2, que j’ai rencontré l’hiver passé. Je trouve que c’est une très bonne initiative. Pendant longtemps, on a vu des gars qui allaient au cégep pendant deux ans au pénitencier, pendant trois ans, ils avaient terminé leur secondaire, mais ils arrivaient à l’extérieur, puis ils n’avaient plus droit à aucun soutien. C’est un drôle d’investissement que d’investir pendant deux, trois, quatre ans dans quelqu’un, puis de le laisser tomber à la dernière minute. Au moment où, justement, cette personne a la chance de s’intégrer dans la communauté, d’être un étudiant comme les autres. Et là il faut que le gars attende les prêts et bourses qui arrivent en novembre. Ce n’est pas possible pour lui. Je pense donc que des initiatives telles que Prêt 2000 devraient être de plus en plus favorisées, pour continuer ce qui se fait à l’intérieur des murs. Oui, on fait du beau travail à l’intérieur des murs, mais je pense qu’on devrait continuer dans la communauté. Un peu plus… Tout ça pour vous dire que, malheureusement, aujourd’hui, tout ce que je vous raconte sur mon expérience personnelle ne serait pas réaliste, à cause des normes d’accréditation nationales pour les gens qui ont des dossiers. Aujourd’hui, il n’y a personne qui pourrait rentrer chez nous dans la corporation avec un dossier comme celui que j’avais à l’époque. Il faudrait que le gars attende sept ans plus 28 mois. Quand on parlait de motivation tantôt, je peux vous dire que ça prend tout un incitatif pour que quelqu’un demeure motivé, pour attendre sept ans et 28 mois avant d’avoir la possibilité de travailler dans un milieu comme ça.
2. Ce programme résulte d’une entente entre le Service correctionnel du Canada et le ministère de l’Éducation du Québec et vise à aider les personnes en liberté surveillée (sous la supervision du SCC) qui souhaitent poursuivre des études collégiales.
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J’ai toujours eu de la difficulté à accepter cette situation. Je pose des candidatures pour des enquêtes de sécurité qui sont refusées en me disant : « Comment se fait-il qu’on ne soit pas capable, même quand on parle de réhabilitation, de nous-mêmes prendre le risque ? ». Je pense que, oui, nos corporations communautaires sont prêtes à prendre des risques, parce qu’elles sont au quotidien avec les clients, au quotidien avec les gars, sept jours sur sept, 24 heures sur 24, pendant six mois, neuf mois, un an. Il est possible de se former une bonne opinion après tout ce temps. Mais, malheureusement, ce n’est pas le cas. Alors, aujourd’hui, j’essaie parfois d’encourager des gars à poursuivre des études parce que c’est sûr… Je me rappelle à l’époque où j’étais en thérapie, je disais : « Si vous me promettez d’aller faire des beignes chez Tim Horton’s dans deux ans à 7 $ de l’heure, vous allez aller chier. Je n’irai pas. Ce n’est pas vrai. Je vais continuer dans la marginalité, je vais continuer à aller au pénitencier et ça va finir là. Si c’est ça le rêve de votre société, 7 $ de l’heure, je n’en veux pas. » C’est aussi ce qui a fait en sorte que j’ai été à l’université. À l’époque, Prêt 2000 n’existait pas. Je me suis débrouillé par moi-même. Alors c’est ce que je trouve malheureux. Mon exemple, c’est l’exemple d’un cas qui a quand même réussi, et puis je ne suis pas le seul de la corporation. Il y a une autre personne, en train de terminer une maîtrise, qui est passée au service d’aide […]. On en a plusieurs… Chez nous, on travaille avec les Alcooliques Anonymes, puis on garde un lien avec les gens. Il y a une réunion chaque semaine au centre, alors les anciens résidants sont continuellement au centre. Pas vraiment tout le temps, ils ont une vie à l’extérieur, mais ils gardent un lien qui se poursuit par l’entremise du groupe des Alcooliques Anonymes. On a donc plusieurs gars qui sont en fin de mandat et qui viennent au centre chaque semaine. J’espère avoir encore une fois la parole, à un autre moment, pour dire que, oui, il y a des choses qu’on peut facilement changer, sans chercher beaucoup, pour favoriser l’intégration des personnes contrevenantes. Il y a des moyens. On en voit, et parfois ça prend du temps. On a connu une époque où on accueillait des personnes en libération d’office ou en fin de mandat qui faisaient des séjours de deux mois, de trois mois. C’est très difficile de réinsérer quelqu’un en deux mois. Puis c’est évident qu’avec seulement deux mois pour l’intégrer, on ne veut pas que la personne ait un échec à l’emploi en plus. Hier, j’avais une discussion clinique, puis je m’interrogeais sur les difficultés que l’on rencontre… Oui, le travail c’est important. Et nous, comme intervenants, nous n’accepterons pas d’intégrer quelqu’un, peutêtre, à l’aide sociale ou au chômage. Pour nous, l’aide sociale représente
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un échec. Par contre, pour la personne en réinsertion, ce pourrait être un moment pour qu’elle décompresse un peu. Peut-être que ce cadre-là peut être satisfaisant pour la personne, à ce moment-là. On pourrait… mais pour nous c’est le travail. Si le gars travaille, s’il a un petit peu d’argent en banque, il est prêt à partir. Mais ce n’est pas ça qui annule la récidive. Bien souvent, en ce qui concerne les toxicomanes, quand ils consomment, même s’ils ont un travail, ils vont quand même faire un délit. Voilà… Merci.
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C H A P I T R E
14 SE « RÉHABILITER » ET OBTENIR SON PARDON SUFFIT-IL À L’INTÉGRATION SOCIOPROFESSIONNELLE ? L’exemple d’un « avocat judiciarisé qui voulait devenir juge » 1
RICHARD THERRIEN Avocat
1. Les noms des personnes qui sont mentionnées dans ce témoignage ont été conservés par souci d’authenticité et parce que les propos ne leur portent pas préjudice.
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RÉSUMÉ Dans son témoignage, Richard Therrien décrit l’impact d’une expérience carcérale sur son intégration professionnelle. Condamné à un an d’emprisonnement pour avoir aidé des membres présumés du Front de libération du Québec, il a pu devenir avocat grâce aux ressources de son entourage et au soutien des personnes qui ont su lui témoigner de la confiance. Accusé d’avoir caché son passé judiciaire, il n’a pu par la suite obtenir un poste de juge malgré l’obtention d’un pardon. L’expérience de Richard Therrien est une excellente illustration des limites que pose l’insertion professionnelle des personnes judiciarisées, même pour celles qui occupent une position sociale relativement privilégiée.
Richard Therrien fut arrêté pendant la crise d’Octobre de 1970 et condamné à un an de prison pour avoir aidé des membres présumés du Front de libération du Québec, alors en fuite. Il fut admis au Barreau du Québec en 1976. Il pratiqua principalement le droit criminel et pénal pendant plus de vingt ans. Nommé juge en 1996, il dut, presque immédiatement, faire face à des plaintes déontologiques basées sur le fait qu’il avait nié son antécédent judiciaire lors de son entrevue de sélection. Il a soutenu jusqu’en Cour suprême que le pardon fédéral qu’on lui avait octroyé en 1987 et l’esprit de cette loi sur le casier judiciaire, de même que les chartes des droits du Canada et du Québec qui protègent contre la discrimination, l’autorisaient à agir de la sorte. La Cour suprême lui a donné tort et il a dû démissionner de son poste. Le 11 septembre 2001, le Barreau du Québec l’autorisait à reprendre la pratique du droit.
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LE PARDON SUFFIT-IL À L’INTÉGRATION SOCIOPROFESSIONNELLE ?
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À un moment de mon parcours, dans la cause qui m’a opposé au ministre de la Justice du Québec, j’ai eu la chance et la surprise de voir surgir une procédure qui avait pour but d’appuyer ma démarche. Cela se passait devant la Cour suprême et cette « intervention » provenait de l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec et de l’Office des droits des détenus. Je profite de l’occasion pour remercier publiquement les gens qui sont à l’origine de cette initiative. En préparant ce petit texte, je me suis senti habité par une certaine ambivalence. Je me suis demandé si je devais d’abord vous parler de mon intégration professionnelle, à la suite de ma condamnation de 1971 et de la peine d’emprisonnement que j’ai purgée, ou si je devais plutôt commencer par ma désintégration professionnelle qui, elle, est plus récente, puisqu’elle a commencé en 1996 et qu’elle est donc plus fraîche à ma mémoire ! Mon hésitation était d’autant plus normale que j’ai réussi l’une et l’autre. Finalement, j’ai banalement opté pour le schéma chronologique… par conservatisme sans doute. Un fond de juge… Permettez-moi donc de vous décrire, par trop de détails j’en ai bien peur, une tranche de ma vie d’il y a plusieurs années. En 1971, dans les dernières semaines de ma détention, j’ai réussi à obtenir une « autorisation d’absence ». Je sortais le matin et je rentrais le soir. Je travaillais au Pavillon des Frères des écoles chrétiennes du Collège Marie-Victorin où j’avais terminé mes études collégiales une année auparavant. J’avais obtenu cet emploi grâce à mon professeur de français du cégep, justement, M. Yvan Comeau, qui m’a toujours visité pendant mon incarcération, laquelle a duré près de dix mois. C’est également lui, ainsi que mon avocat de l’époque, Me Jean-Paul Sainte-Marie, qui m’ont encouragé et m’ont aidé à me réinscrire en droit pendant que j’étais encore détenu. (Il faut savoir que, lorsque je fus arrêté le 6 novembre 1970, j’étais étudiant en première année à la Faculté de droit de l’Université de Montréal.) À ma sortie de prison, mes agents de libération conditionnelle, M. Martin Ouellette et Mme Constance Bennet, m’ont vraiment facilité les choses. Et, plus que toute autre personne, ce sont ma mère, ma famille en général, mais surtout « ma blonde », avec qui je me suis d’ailleurs marié en 1972, qui ont le plus participé à ma réinsertion dans la vie dite normale. Quand, en 1974, j’ai voulu être admis à l’École professionnelle du Barreau, un avocat-bâtonnier, Me Marcel Cinq-Mars, a accepté de me représenter gratuitement devant ce que l’on appelait, à ce moment-là, le Comité de vérification du Barreau, formé de sept avocats. J’avais été adressé à lui par le doyen de la Faculté de droit de l’époque, Me Jacques Bellemare, qui, lui, avait été mon premier professeur de droit criminel à l’automne 1970 et le premier avocat à venir me voir en prison au moment de mon
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arrestation. Il fut, de plus, mon témoin principal devant ce comité de vérification. Je me souviens qu’il avait dit aux membres du comité que, si la Faculté de droit avait douté un seul instant de mon admission au Barreau une fois ma licence obtenue, elle n’aurait sans doute pas accepté ma réinscription. Et toujours devant ce comité du Barreau, trois autres témoins sont venus faire état de la confiance qu’ils avaient en moi : mon meilleur ami de l’époque, Me Alain Suicco, le directeur de la caisse populaire de mon coin, M. Jean Longpré et, encore et toujours, ce dévoué professeur de français dont je vous ai parlé plus tôt, M. Yvan Comeau. Après avoir franchi cette étape avec succès et réussi mes examens du Barreau, j’ai pu, grâce à Me Pierre Cloutier qui m’a embauché comme stagiaire, entreprendre ma carrière d’avocat. Puis, de rencontre en rencontre, de référence en référence, je suis entré à l’Aide juridique. Je me souviens d’avocats qui m’y ont aidé : Me Micheline Bélanger et Me Robert Senay, par exemple. Et, enfin, ce sont Mes Jean-Pierre Lussier puis Robert Forest qui, malgré mon antécédent judiciaire et le stigmate de l’emprisonnement, m’ont donné mon premier emploi d’avocat. Vous aurez compris que c’est à dessein que je vous ai décrit toutes ces circonstances de ma vie professionnelle en y apposant le nom des personnes concernées. Ce sont ces personnes, nommément, avec ce qu’elles étaient et ce qu’elles pouvaient faire pour moi, qui ont permis mon intégration sociale mais surtout professionnelle. Sans elles et probablement sans bien d’autres que j’oublie, je n’aurais pas été capable d’annuler les effets qu’ont eus sur moi et sur ma vie mon emprisonnement et mon dossier judiciaire. Parmi ces personnes, certaines me connaissaient déjà avant mon incarcération, d’autres m’ont connu pendant, et d’autres encore après, mais toutes m’ont côtoyé à un titre ou à un autre. À mon humble avis, en effet, la réhabilitation est avant tout une chose intime, qui se fabrique lentement et qui se partage, au fil du temps, avec des gens qui sont proches de nous, qui apprennent à nous connaître sur la base des actions que nous posons et des valeurs que nous entretenons. Tout le monde sait que la personne judiciarisée a besoin de cautions. Ces cautions lui ouvrent les portes ou à tout le moins empêchent souvent qu’elles se ferment. Mais malgré cette aide précieuse, le « détenteur » d’un dossier judiciaire, ex-bagnard de surcroît, vit toujours avec son secret qu’il ne dévoile que lorsque l’occasion se présente bien et qu’il est en confiance. Je n’ai pas fait exception. J’ai vécu de très nombreuses années de travail sans jamais faire état de mon passé.
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Mais quand un policier excédé me parlait d’un de mes clients comme d’un « crotté qui avait fait du temps », quand des criminalistes de mon entourage trouvaient presque normal qu’un jeune de 17 ans se retrouve au pénitencier avec des bandits endurcis, quand un procureur de la Couronne tentait de me convaincre que des jeunes coaccusés devaient, sans distinction, être traités de la même façon, et quand un juge mettait en doute l’à-propos de mes arguments sur la réalité carcérale d’un de mes clients, je n’avais qu’une envie, celle de crier mon passé afin de répondre comme un être entier. Dans la vie, en général, les gens ne se réclament-ils pas constamment de leur expérience passée ? Et quand on a réussi, à la force des poignets, à transformer ce qui semble négatif en quelque chose de positif et de constructif, ne pourrait-on pas « tabler » dessus ? Je suis convaincu que le fait d’être obligé de cacher son passé est le plus grand obstacle à l’épanouissement social et professionnel lorsque l’on a complètement assumé ce passé judiciaire et que l’on s’est parfaitement réhabilité. Je voudrais maintenant vous entretenir brièvement de ma désintégration professionnelle. J’ai présenté ma candidature à deux concours pour une position de juge au cours desquels j’ai révélé mon antécédent judiciaire en toute bonne foi. Vous savez, l’intégration sociale et professionnelle a des effets pervers… En effet, à force de vivre presque normalement pendant plusieurs années, j’ai fini par penser, Dieu me pardonne, que j’étais presque normal. Et imaginez, moi, un juriste, j’ai fait l’erreur de croire qu’on me traiterait comme tel. Je me suis dit qu’il ne viendrait certainement pas à l’idée des personnes chargées de la sélection des candidats-juges, dont certaines sont juges elles-mêmes, de discriminer un handicapé ou une personne de couleur qui aspirerait au poste de juge… Et, par analogie, j’ai naïvement pensé qu’une personne judiciarisée mais réhabilitée et de surcroît « pardonnée » ne serait pas l’objet de discrimination, car on lui donnerait le temps de tout expliquer et on prendrait aussi le temps de comprendre et d’évaluer. Je savais bien que c’était un peu difficile à envisager, mais n’y avait-il pas déjà sur le banc des juges avec un passé judiciaire ? Un passé judiciaire différent du mien, mais judiciaire quand même. De plus, ces juges n’avaient-ils pas commis leur « crime » après leur nomination ? Et, qui plus est, ils n’avaient peut-être pas obtenu leur pardon, eux, contrairement à moi.
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Alors, donc, comme je vous le disais, j’ai avoué mon crime, deux fois plutôt qu’une. On m’a alors souri, de façon incrédule… puis gentiment on m’a remercié de m’être déplacé. Il y avait de la sympathie dans ces remerciements. De cette sympathie que l’on transmet lorsque l’on va à l’enterrement de quelqu’un que l’on ne connaît pas. Au dernier concours pour être juge, j’ai dit non à la question « Avezvous déjà eu des démêlés avec la justice ? ». Vous connaissez la suite. La Cour suprême a dit, je paraphrase : « Therrien n’était pas là pour faire valoir son droit à être nommé juge. C’est un privilège… » ; « Nous ne sommes pas là pour faire des procès d’intention aux membres des comités antérieurs. Ce n’est pas le bon forum » ; « Le pardon ne lui permettait pas de nier sa condamnation et sa conduite ébranle la confiance du public dans la magistrature ». Quand la désintégration est commencée depuis quelques années déjà et que la Cour suprême de votre pays vous ramasse… sans trop insister sur ce que vous avez déjà fait de bien, on ne peut pas dire que ce soit l’extase, pas tout à fait… Je dois dire, ici, que sans le soutien indéfectible de ma conjointe des vingt dernières années, Monique Saint-Jacques, sans son courage, sa ténacité, et sans la présence obligeante de nos deux enfants, Catherine et Louis, je ne pense pas que j’aurais trouvé la motivation et la force nécessaires pour livrer cette lutte contre ce que je considérais et considère toujours comme une injustice. Moi, j’ai vraiment cru à la justice égale pour tous. Je pensais que le domaine de la justice serait le meilleur forum pour analyser objectivement un crime à la lumière de nombreuses années de bons et loyaux services. J’étais certain d’avoir tout fait pour démontrer ma compétence et mon intégrité. J’ai cru au pardon, à celui qu’on m’a accordé, puisque c’était le seul que je pouvais obtenir. Je pense que si l’on veut aider les personnes judiciarisées, réhabilitées, il ne faut pas leur raconter de menteries. Il ne faut surtout pas leur laisser croire que leurs possibilités de réhabilitation sont infinies, alors que, subtilement et silencieusement, on leur impose des limites. Il faut souhaiter que ceux qui sont chargés par la société de leur procurer des outils de réhabilitation efficaces pensent aussi à les doter de mécanismes juridiques clairs, crédibles, d’application pratique et qui permettent à ses utilisateurs d’atteindre les buts légitimes qu’ils poursuivent. En terminant, je voudrais faire une mise au point. J’ai travaillé longtemps dans le domaine pénal et j’ai rencontré beaucoup d’hommes et de femmes qui, par leur courage et leur détermination, m’ont donné des
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LE PARDON SUFFIT-IL À L’INTÉGRATION SOCIOPROFESSIONNELLE ?
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leçons de vie. Les efforts que, moi, j’ai dû faire ne sont rien à côté de ceux que j’ai observés chez des personnes soumises à des formes de dépendance de toutes sortes. Ils méritent cent fois plus que moi d’être aidés adéquatement. Et, bien que ce soit sur un avocat-judiciarisé-qui-voulait-devenir-juge que les projecteurs se sont allumés, c’est sur toutes ces personnes exclues, fragilisées, méprisées et qui ont réussi à vaincre leurs démons que nos regards admirateurs devraient se tourner afin qu’elles nous servent de guides dans notre recherche pour les aider davantage. C’est en mesurant bien leurs efforts et leurs réussites que nous pourrons convaincre la société en général de leur faire confiance afin de profiter de leur apport dans la construction d’un monde meilleur.
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NOTICES BIOGRAPHIQUES Céline Bellot, titulaire d’un doctorat en criminologie de l’Université de Montréal, est professeure adjointe à l’École de service social de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur les trajectoires des jeunes de la rue, des utilisateurs de drogues injectables et des jeunes en difficulté. Elle travaille en outre sur les enjeux entourant la judiciarisation des populations vulnérables et sur l’analyse et l’évaluation d’interventions novatrices : intervention par les pairs, prévention de la consommation de drogues en milieu scolaire, intervention en insertion sociale. Elle est aussi active dans différents organismes communautaires de Montréal. Marie-Andrée Bertrand est professeure émérite à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Parmi ses publications récentes, on note Les femmes et la criminalité (2003) ; « Progrès, recul et stagnation. Tableau contrasté des conditions de vie des femmes incarcérées au Canada » (2002) ; « L’état de la pensée critique sur le racisme en criminologie » (2000) ; « Comparing women’s prisons : epistemological and methodological issues » (2000) ; Gender, Ethnicity, (Hetero)Sexuality and Norms (1999) ; « Incarceration as a gendering strategy » (1999). Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, Robert Castel a été professeur de sociologie à l’Université de Paris VIII (jusqu’en 1990), directeur-fondateur du Groupe de recherche et d’analyse du social et de la sociabilité (1982-1990), directeur du Centre d’études des mouvements sociaux (1995 à 1999) et membre du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Il a publié plusieurs ouvrages dans le champ de la psychiatrie (Le psychanalysme, 1973 ; L’ordre psychiatrique, 1976 ; [en collaboration avec F. Castel et A. Lovell] La société psychiatrique avancée : le modèle américain, 1979 ; La gestion des risques, 1981) et dans
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AU-DELÀ DU SYSTÈME PÉNAL
celui de la sociologie de l’intégration sociale (Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, 1995 ; [en collaboration avec C. Laroche] Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi. Entretiens sur la construction de l’individu moderne, 2001 ; L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, 2003). Il a été conférencier principal au colloque de novembre 2002 tenu à l’Estérel sur le thème de l’intégration sociale et professionnelle des personnes judiciarisées. Philippe Combessie est sociologue et maître de conférences à l’Université de Paris V. Il est aussi membre du Groupe d’analyse du social et de la sociabilité (GRASS). Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur la prison, notamment Sociologie de la prison, 2001 ; La prison dans la cité, 1996 (en collaboration avec Anne-Marie Marchetti) ; Approches de la prison, 1996 (en collaboration avec Claude Faugeron et Antoinette Chauvenet) ; et Prisons des villes et des campagnes. Étude d’écologie sociale, 1996. Marie-Marthe Cousineau, Ph. D. en sociologie, est professeure à l’École de criminologie et chercheure au Centre international de criminologie comparée de l’Université de Montréal. Elle est en outre chercheure associée à l’Institut de recherche pour le développement social des jeunes, et membre d’un groupe international d’experts sur les trajectoires déviantes. Ses champs d’intérêt sont, notamment, les jeunes membres de gangs et jeunes de la rue ; les expériences de victimisation qu’y vivent ces jeunes, les filles en particulier ; la prostitution juvénile ; la violence et la consommation de substances psychoactives ; les caractéristiques et trajectoires d’un style de vie déviant. François Dubet, sociologue, est professeur à l’Université Victor-Segalen Bordeaux 2, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris et chercheur au CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologiques, EHESS/CNRS). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les mouvements sociaux, la ville, la marginalité, la jeunesse, l’éducation, le travail et la théorie sociologique, notamment : Le déclin de l’institution (2002), Les inégalités multipliées (2001), L’hypocrisie scolaire. Pour un collège enfin démocratique (avec Marie Duru-Bellat ; 2000), Pourquoi changer l’école ? (1999 ; réédité en 2001), Dans quelle société vivons-nous ? (avec Danilo Martuccelli, 1998), À l’école (avec Danilo Martuccelli, 1996), Sociologie de l’expérience (1994), Les lycéens (1991 ; édition de poche en 1992, 1996 et 1998) et La galère : jeunes en survie (1987 ; édition de poche en 1993 et 1995). Michèle Fournier, M. Sc., est candidate au doctorat à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Elle a réalisé un mémoire de maîtrise portant sur l’expérience et le cheminement des jeunes filles affiliées aux
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gangs de rue de la région métropolitaine de Montréal. Ses recherches ont, jusqu’à présent, porté essentiellement sur la marginalité et la déviance, notamment celles des jeunes filles qui s’associent aux gangs de rue. Martin Goyette est titulaire d’un baccalauréat en criminologie (Université de Montréal), d’une maîtrise en service social (Université de Montréal) et d’un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en administration sociale (Université de Montréal). Il est candidat au doctorat à l’École de service social de l’Université Laval. Sa thèse porte sur l’insertion socioprofessionnelle et la préparation à la vie autonome de jeunes qui ont connu un placement en milieu substitut. Il occupe la fonction de professionnel de recherche à l’École de service social de l’Université de Montréal et ses travaux sont notamment orientés vers l’évaluation d’interventions en partenariat dans le domaine de la santé mentale et de la jeunesse, vers l’insertion socioprofessionnelle des jeunes en difficulté, de même que vers les réseaux sociaux de soutien. Sylvie Hamel, Ph. D. en psychologie, est chercheure à l’Institut de recherche pour le développement social des jeunes et responsable de l’Équipe de recherche sur les gangs. Elle est également chercheure associée au Centre international de criminologie comparée et chercheure invitée à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Ses champs d’intérêt sont les adolescents, entre autres membres de gangs ; les processus d’affiliation, de désaffiliation, d’exclusion, de marginalisation ; les trajectoires et les déterminants psychosociaux s’attachant à la violence et à la délinquance, de même qu’à l’intervention pouvant s’y adresser : le développement social communautaire. Roch Hurtubise est professeur au Département de travail social de l’Université de Sherbrooke. Il est coresponsable du CRI (Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale). Ses travaux ont notamment porté sur les jeunes de la rue, les familles en situation d’extrême pauvreté et les faibles lecteurs. Il s’intéresse à l’analyse des pratiques professionnelles et à l’interface entre les usagers et les services. Dans ses recherches sur les populations qui s’inscrivent dans les marges du social, il a adopté une approche théorique des forces et potentiels, notamment par une problématisation qui privilégie les concepts d’histoire, d’identité, de participation et de trajectoire. Michel Kokoreff, sociologue, est maître de conférences de sociologie à l’Université de Lille 1 (France), actuellement en délégation au CNRS, au Centre de recherche Psychotropes, Santé mentale et Société (Paris 5/ INSERM). Ses travaux de recherche ont principalement eu pour objet la transformation des figures urbaines de la déviance juvénile. Il s’est plus particulièrement intéressé aux thématiques suivantes : les expériences urbaines
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des jeunes, les carrières de consommation et de trafic de drogues en milieux populaires, de même que la construction des politiques publiques (urbaines, sociales, pénales). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : Les mondes de la drogue, 2000 (avec Dominique Duprez) ; La force des quartiers, 2003. Il vient de publier avec Dan Kaminski un livre d’hommage collectif à Claude Faugeron : Sociologie pénale : système et expérience, 2004. Pierre Lalonde est diplômé en travail social et directeur clinique au Centre résidentiel communautaire l’Étape. Pierre Landreville est professeur titulaire à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et chercheur au Centre international de criminologie comparée. Il enseigne la pénologie et a fait depuis plusieurs années des recherches sur les mesures pénales et sur l’impact du système pénal. Philippe Mary est professeur à l’École des sciences criminologiques de l’Université Libre de Bruxelles où il enseigne les théories criminologiques, la pénologie, la politique criminelle et les politiques sociales en lien avec la prévention de la délinquance. Il y dirige le Centre de recherches criminologiques. Ses derniers travaux portent essentiellement sur l’analyse des politiques publiques de lutte contre l’insécurité. Il est notamment l’auteur de Délinquant, délinquance et insécurité : un demi-siècle de traitement en Belgique (1944-1997), 1998, et de Insécurité et pénalisation du social, 2003. Marcelo Otero est professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Il est chercheur affilié au GRASP (Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention), au CRI (Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale) et au MÉOS (Groupe d’étude sur le médicament comme objet social et culturel). Son domaine de recherche est la sociologie de la santé mentale et des problèmes sociaux. Il a publié notamment, Les règles de l’individualité contemporaine. Santé mentale et société, 2003. Diplômé en droit de l’Université de Montréal et en service social de l’Université Columbia, Jean Panet-Raymond a été organisateur communautaire en CLSC (Hochelaga-Maisonneuve) et intervenant dans des associations de locataires et à l’ACEF (Association coopérative d’économie familiale) de Montréal. Il est professeur titulaire à l’École de service social de l’Université de Montréal depuis 1979. Il est coauteur de plusieurs ouvrages, dont Community Action en 1989, Community Organizing. Canadian Experiences en 1997 et La pratique de l’action communautaire en 1996 (réédité en 2002), et de plusieurs articles sur l’action communautaire et les politiques sociales. Ses recherches plus récentes ont porté sur les rapports entre organismes communautaires et établissements publics, sur les alternatives
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au dépannage alimentaire et sur l’insertion sociale des personnes vivant de la sécurité du revenu. Il est aussi actif dans plusieurs organisations communautaires, tant au niveau local que québécois et canadien. Jean Poupart est professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et chercheur associé au Centre international de criminologie comparée. Spécialiste des méthodes qualitatives, il s’intéresse aux problématiques de la déviance, de la marginalisation et du contrôle social ainsi qu’à l’évolution des débats épistémologiques, théoriques et méthodologiques au sein de la criminologie. Outre les articles et les ouvrages (en collaboration) qu’il a publiés sur les méthodes qualitatives, ses publications les plus récentes ont porté sur le développement de la criminologie comme discipline et sur la contribution de la sociologie de la déviance interactionniste. Responsable scientifique du colloque organisé conjointement, en novembre 2002, par le Centre international de criminologie comparée et l’Association des services de réhabilitation sociale du Québec sur le thème de l’intégration sociale et professionnelle des personnes judiciarisées, il poursuit actuellement des travaux sur ce thème, notamment auprès des personnes ayant vécu une période d’incarcération. Shirley Roy est professeure au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Ses champs de spécialité sont la marginalité et l’exclusion sociale. Elle est coresponsable du CRI (Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale). Depuis de nombreuses années, ses travaux portent sur les aspects plus théoriques et empiriques de ces questions. Au cours des dernières années, elle s’est notamment intéressée aux femmes itinérantes, aux représentations de la santé et du VIH/Sida chez les populations itinérantes, à la domiciliation et à l’itinérance en région. Elle a dirigé, avec Marc-Henry Soulet, le numéro de Sociologie et Sociétés intitulé L’exclusion, changement de cap (2001, vol. XXXIII, no 2). Myriam Spielvogel, Ph. D., sociologue, est chercheure au Centre international de criminologie comparée et au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal. Spécialiste de l’analyse du discours, elle est l’auteure de travaux sur les rapports amoureux contemporains et elle s’intéresse aux questions du genre, des nouvelles formes de normativité et de résolution des conflits. Ses plus récentes publications portent sur la médiation familiale au Québec et sur l’intégration socioprofessionnelle des ex-détenus. Véronique Strimelle est professeure au Département de criminologie de l’Université d’Ottawa, détentrice d’une licence en histoire de l’Université de Louvain et d’un doctorat en criminologie de l’Université de Montréal. Elle a travaillé sur l’émergence et le développement des institutions d’enfermement pour mineurs au Canada. Ses travaux et intérêts de recherche
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portent sur la question de la réinsertion sociale des hommes et des femmes judiciarisés. Elle est aussi médiatrice au sein d’un organisme de justice alternative destiné aux jeunes contrevenants. Richard Therrien est diplômé en droit et membre du Barreau du Québec. En plus de se spécialiser en prévention et règlement des différends et d’être chargé de cours à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, il pratique le droit criminel et la médiation à l’étude Ashton et Martin de Longueuil.
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