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analyse détaillée

Le Gai Savoir

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Sommaire La préface : maladie, guérison et santé................................................................4 1er paragraphe : le retour de la force...........................................................................5 2nd paragraphe : l’idéalisme.............................................................................................7 3e paragraphe : nécessité de la douleur..................................................................9 4e paragraphe : la joie de la renaissance.................................................................11 Savoir vivre.........................................................................................................................14 La « nature » de la vie ..........................................................................................................15 La métamorphose de soi...................................................................................................17 La « nature » du savoir..........................................................................................................19 L’importance du corps........................................................................................................21 Se connaître soi-même .....................................................................................................23 La maladie : rejeter la douleur..................................................................................26 Le refuge de l’idéalisme.....................................................................................................27 Un savoir tourné contre la vie.........................................................................................29 Une faiblesse de vivre contagieuse............................................................................31 Conclusion : le danger de la fixité...............................................................................36 La santé : accepter la douleur...................................................................................37 La probité (vs réputation de fermeté).......................................................................38 L’égoïsme (vs pitié).................................................................................................................40 Le guerrier de la connaissance......................................................................................42 L’amor fati et l’éternel retour..........................................................................................44 Conclusion : la morale de Nietzsche.........................................................................46

La force de vivre - Analyse détaillée : Le Gai Savoir

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La préface : maladie, guérison et santé

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La préface : malade, guérison et santé

1er paragraphe : le retour de la force

1er paragraphe : le retour de la force Dans cette partie introductive, Nietzsche assimile le « gai savoir » à son « expérience vécue ». Le « gai savoir » serait l’expérience de la « guérison », qui procure de la joie : « ‘Gai savoir’ : cela veut dire les saturnales1 d’un esprit […] qu’envahit soudain l’espoir, l’espoir de la santé, l’ivresse de la guérison »

Précisons que Nietzsche guérit d’une maladie. Et il ressent cette guérison par le retour de la force qui le rend optimiste. Il éprouve : « Une réjouissance qui succède à une longue privation et une longue impuissance, l’exultation de la force qui est de retour, la foi ranimée en un demain et un après-demain »

La guérison n’allait pas de soi. Les idées sombres qui lui étaient inspirées par une culture pessimiste (celle du romantisme) le maintenaient dans un état maladif. Il a donc lutté contre : « Le dégoût qu’avait fait croître peu à peu un régime et une mauvaise éducation intellectuelles imprudents – on appelle cela le romantisme »

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Fêtes antiques romaines célébrant Saturne lors du solstice d’hiver

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La préface : malade, guérison et santé

1er paragraphe : le retour de la force

En effet, le pessimisme engendré par la douleur n’aide pas à être combattif. Il lui fallut donc le surpasser pour guérir. Il affirme le lien déterminant entre notre état d’esprit et notre santé, qui peut donc être améliorée à force de volonté : « Cette tyrannie de la douleur [fut] surpassée encore par la tyrannie de la fierté qui repoussait les conclusions [= pessimisme] de la douleur »

Nietzsche associe des états d’esprit (ici, joie et espoir) à des états médicaux (ici, guérison et santé). Il sous-entend que l’état de santé ne concerne pas seulement et ne dépend pas que de l’organisme, mais aussi de l’esprit ! C’est une approche globale du corps et de l’esprit, où le terme « santé » désigne plus largement la force de vivre qui anime l’individu.

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La préface : malade, guérison et santé

2nd paragraphe : l’idéalisme

2nd paragraphe : l’idéalisme Nietzsche dit retrouver des idées pessimistes chez la plupart de ses collègues philosophes. Ces idées traduiraient leur état de santé précaire et la douleur qu’elle engendre : « Ce sont les états de détresse qui font la philosophie, comme chez tous les penseurs malades »

Nietzsche considère la philosophie comme la possibilité de regarder en soimême et d’analyser ces états pour guérir. Mais la plupart des philosophes prennent des « chemins de traverse ». En effet, plutôt que de s’en servir pour améliorer leur état de santé, la philosophie leur permet de se détourner d’eux-mêmes pour fuir la douleur. Aussi, leur faiblesse persiste : « [Sous la] pression de la maladie […] Nous fermons en quelque sorte les yeux sur nous-mêmes […] Quelque chose surgira alors et prendra l’esprit en flagrant délit de faiblesse »

En effet, le penseur cherche inconsciemment du repos dans ses idées. Le rationnel et l’abstraction sont une manière détournée de se détacher du monde sensible et de la douleur. Nietzsche appelle cela l’idéalisme, ou le : « Déguisement inconscient de besoins physiologiques sous le costume de l’objectif, de l’idéel […] On sait désormais vers quoi le corps malade et son besoin poussent, tirent, attirent inconsciemment l’esprit – vers le soleil, le calme, la douceur »

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La préface : malade, guérison et santé

2nd paragraphe : l’idéalisme

Nietzche remet donc en question la philosophie occidentale. Toutes ses idées et toutes ses valeurs prétendues objectives traduiraient de manière inconsciente et incomprise des besoins personnels, liés à l’état de santé des penseurs : « Je me suis demandé si, somme toute, la philosophie jusqu’à aujourd’hui n’a pas été seulement une interprétation du corps et une mécompréhension du corps [et] de ses coups de fatigue »

Nietzsche espère alors la venue d’un « médecin philosophe » qui confirmerait son « soupçon » : les valeurs pessimistes de la culture européenne traduiraient la « faiblesse de vivre » des penseurs. Elles limiteraient en même temps la libre expression de nos pulsions de « croissance, de puissance, de vie ». De notre force de vivre.

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3e paragraphe : nécessité de la douleur

3e paragraphe : nécessité de la douleur Nietzsche prétend que les idées du philosophe ne sont pas objectives. Elles sont la traduction de son état de santé général, de la configuration de forces et faiblesses qui l’anime, de ce qu’il vit et de comment il le vit : « [Le philosophe] ne peut absolument pas faire autre chose que transposer à chaque fois son état dans la forme et la perspective les plus spirituelles […] Vivre – cela veut dire pour nous métamorphoser tout ce que nous sommes en lumière [= en connaissance] et en flamme »

Dans ce cadre, il affirme le rôle essentiel de la douleur, « ultime libératrice de l’esprit ». Elle inviterait le philosophe à se remettre en question, à se défaire de ses croyances et à poser un regard lucide sur sa vie et les pensées qui en découlent. Le penseur ne devrait donc pas se détourner de la douleur, mais s’en servir pour évaluer son état et satisfaire ses réels besoins : « Seule la grande douleur […] nous oblige, nous philosophes, à descendre dans notre ultime profondeur et à nous défaire de toute confiance, de toute bonté d’âme, de tout camouflage, de toute douceur, de tout juste milieu, en quoi nous avons peut-être autrefois placé notre humanité »

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La préface : malade, guérison et santé

3e paragraphe : nécessité de la douleur

Cette autocritique permettrait une sorte de renaissance qui donnerait l’envie d’en savoir davantage sur soi-même : « On ressort de ces longs et dangereux exercices de maîtrise de soi en étant un autre homme […] avec la volonté d’interroger désormais davantage, plus profondément »

La vie devient alors « problème ». Car le penseur ne cesse alors de s’interroger pour se défaire de ses illusions. Mais selon Nietzsche, ce rapport à la vie amène un « bonheur nouveau ».

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La préface : malade, guérison et santé

4e paragraphe : la joie de la renaissance

4e paragraphe : la joie de la renaissance Nietzsche insiste sur le fait que cette autoanalyse éprouvante débouche sur une renaissance source de joie. Ainsi, la douleur devient le ressort de la force de vivre : « On revient régénéré de tels abîmes […] en ayant fait peau neuve […] Avec un goût plus fin de la joie, […] avec des sens plus joyeux, avec une seconde et plus dangereuse innocence dans la joie »

Nietzsche affirme deux conditions nécessaires à la réussite de cette remise en question : ● Avoir une « gaieté d’esprit », pour s’émanciper des idées reçues, accepter la douleur, et faire l’effort de savoir et devenir qui l’on est vraiment. ● Se détacher de la « volonté de ‘’vérité à tout prix’’ » qui montre un besoin maladif d’abstraction, de rationalité et de certitude. Or, selon Nietzsche, il n’y a pas de « monde vrai » où « Dieu » serait « présent partout » et pourrait nous expliquer comment vivre. La seule réalité, c’est celle des apparences. Par nature, elle est imprévisible, incertaine et instable : « Nous ne croyons plus que la vérité reste vérité si on lui ôte ses voiles […] La nature s’est cachée derrière des énigmes et des incertitudes chamarrées » qu’il faut accepter comme telles.

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La préface : malade, guérison et santé

4e paragraphe : la joie de la renaissance

Nietzsche nous invite donc à être attentif, comme l’artiste, « aux formes, aux sons, aux mots ». Plutôt que de chercher un quelconque enseignement dans un « au-delà », il faut d’abord être capable de vivre « à l’écoute de soi-même ». De ressentir notre nature, notre volonté, nos besoins : « [Les Grecs] s’y connaissaient, pour ce qui est de vivre : chose pour laquelle il est nécessaire de s’arrêter courageusement à la surface, au pli, à la peau, d’adorer l’apparence […] Ces Grecs étaient superficiels… par profondeur ! »

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La préface : malade, guérison et santé

Conclusion

Reprenons la métaphore médicale tissée par Nietzsche : ● Maladie : L’Homme est sourd à ses besoins. Cela engendre faiblesse et douleur. Cette douleur entraîne chez l’Homme perverti par la culture occidentale une vision pessimiste de la vie, qui le complait dans son impuissance. Il cherche consolation dans l’idéal, la vérité, la certitude. ● Guérison : La douleur est une fonction vitale qui souligne un besoin. Elle incite l’Homme à briser les chaînes de la pensée qui entravent sa nature, et devenir ce que sa « volonté de puissance »2 lui inspire. Cette renaissance amène une « plus grande santé » et procure du bonheur. ● Santé : La nature de l’Homme s’épanouit. Il en éprouve de la joie. La gaieté rend optimiste. Elle donne la force de vivre. L’Homme est d’autant plus apte à surmonter la douleur afin de satisfaire encore et toujours sa volonté de puissance.

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Nietzsche, Par-delà le Bien et le Mal, Paris, Gallimard, 1982, § 259

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Savoir vivre Nietzsche veut changer notre regard sur la vie et nous rendre optimiste. Il tient à montrer à quel point la vie est une force qui anime et motive notre existence. Il montre aussi que cette force est à l’origine de toute pensée, de toute connaissance. Le « savoir » prend alors une toute autre dimension : il devient le moyen de ressentir et libérer nos pulsions de « croissance, de puissance, de vie ».

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Savoir vivre

La « nature » de la vie

La « nature » de la vie Selon Nietzsche, la force vitale qui nous anime nous fait « vouloir vivre » et espérer. Elle nous aveugle ainsi de la mort, source d’angoisse et de désespoir.

Nietzsche compare notre force vitale au mouvement des vagues. Animé par cette force, nous sommes comme entraîné par une puissante vague : nous « voulons » découvrir avec « avidité » les « trésors » que la vie nous réserve. C’est ça, avoir la force de vivre. À l’inverse, on peut imaginer la faiblesse de vivre comme une mer calme, sans remous : une vie plate, sans volonté. Une vie où notre nature d’être vivant semble étouffée : « Avec quelle avidité s’avance cette vague, comme s’il lui fallait atteindre quelque chose […] de grande valeur. Et la voici qui revient, un peu plus lentement, toute blanche encore d’excitation, est-elle déçue ? […] Mais déjà s’approche une autre vague, plus avide et plus sauvage encore que la première, et son âme aussi semble emplie de secrets et du désir de déterrer des trésors. C’est ainsi que vivent les vagues, et c’est ainsi que nous vivons, nous qui voulons ! » § 310

Avoir la force de vivre, c’est donc avoir la volonté de dévorer la vie comme si elle nous destinait à de grandes choses. Nietzsche la compare à une femme qui se cache : « Dans un voile brodé d’or, de belles possibilités, riche en promesses » § 339

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Savoir vivre

La « nature » de la vie

Rien ne nous dit que la vie tiendra ses promesses. Mais c’est justement ça, « la magie la plus forte de la vie ». Car si la partie était jouée d’avance, nous n’aurions aucun plaisir à y prendre part. Aussi, l’incertitude nous donne l’envie de vivre. Elle nous donne l’espoir : « J’aime l’incertitude sur l’avenir et ne veux pas périr pour avoir été impatient et avoir voulu goûter d’avance aux choses promises » § 287

De plus, le caractère imprévisible de la vie nous préserve de la seule certitude que nous avons sur l’avenir : la mort. Chez le « bon vivant », cette pensée que la vie a encore tout à offrir l’emporte sur l’idée que la mort l’attend au tournant. La « pensée de la vie » procure la force et même l’envie d’avancer malgré la fatalité : « Tous pensent que le temps écoulé n’est rien, que le proche avenir est tout […] Chacun veut être le premier dans cet avenir, et pourtant c’est la mort qui est l’unique certitude et le lot commun à tous dans cet avenir ! […] Cela me rend heureux de voir que les hommes ne veulent absolument pas penser la pensée de la mort ! J’aimerais contribuer en quelque manière à leur rendre la pensée de la vie encore cent fois plus digne d’être pensée » § 278

Pour effacer le désespoir lié à la certitude de mourir, la vie se fait imprévisible et pleine d’espérance. Elle rend optimiste, donne l’envie de découvrir et d’aller de l’avant : de vouloir toujours plus. La force de vivre s’exprime dans la volonté de conquérir l’avenir !

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Savoir vivre

La métamorphose de soi

La métamorphose de soi Le temps passe, l’univers s’écoule et la vie s’y déploie. Pris dans cet élan, nous changeons sans cesse et devenons « autre ». L’Homme, qui éprouve un besoin de stabilité, doit néanmoins accepter cette nécessaire métamorphose régissant son existence et celle de toutes choses.

Nietzsche insiste sur l’importance du changement pour la santé, comme le montre au niveau organique l’indispensable régénération cellulaire. Pour notre santé physique et psychique, notre chair, mais aussi nos pensées, habitudes ou encore opinions doivent se renouveler : « J’aime les brèves habitudes et les considère comme le moyen inestimable d’apprendre à connaître beaucoup de choses et d’états ; ma nature est intégralement prédisposée aux habitudes brèves, même dans les besoins de sa santé corporelle […] la brève habitude répand en moi un profond sentiment de contentement » § 295

En effet, notre volonté évolue, nous donne de nouveaux buts à atteindre, de nouvelles passions à assouvir. Il faut alors se détacher de pensées, habitudes ou opinions « obsolètes » qui n’ont plus d’utilité, qui semblent désormais fausses, voire nuisibles. Comme pour le principe « d’apoptose » au niveau cellulaire3. Nous n’en avons pas conscience, mais c’est bien la force vitale qui agit : « Quelque chose que tu as aimé autrefois comme une vérité t’apparaît aujourd’hui comme une erreur : tu le repousses loin de toi. Mais peut-être cette erreur te fut-elle alors, quand tu étais encore un autre, - tu es toujours un autre- aussi nécessaire que tes ‘vérités’ d’à présent. C’est ta nouvelle vie qui a tué pour toi cette opinion, non pas ta raison » § 307

L’apoptose désigne le processus par lequel les cellules « s’autodétruisent » afin de permettre leur remplacement, nécessaire à la survie de l’organisme. 3

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Savoir vivre

La métamorphose de soi

Dans « ce que signifie connaître » (§ 333), Nietzsche décrit des pulsions à l’origine de cette métamorphose. Elles agiraient dans une « lutte mutuelle » : certaines nous attachent à une idée, un objet, une personne... Ces pulsions peuvent alors se révéler malsaines, à l’image de ces cellules du corps qui « ne veulent pas mourir » et qui causent sa dégénérescence. D’autres poussent à nous en détacher, comme pour donner un « nouveau souffle » à la vie. C’est le principe du deuil : Ex : dans les dures épreuves de la vie (perte d’un proche, rupture amoureuse, etc.) nous sommes tiraillés par ces pulsions. Celles qui nous raccrochent à ce que nous avons perdu sont un frein à notre vie, deviennent malsaines : nous refusons la perte et restons figés dans le passé. Des pulsions salutaires nous poussent à nous détacher, à accepter la perte. Il nous faut avancer et « tourner la page » pour aller mieux.

Se régénérer est donc une douleur : les pulsions se font « mal les unes aux autres » et se rendent « perceptibles » (§ 333). Celles qui freinent notre métamorphose et brident notre volonté rendent « malade » et causent notre faiblesse de vivre.

La vie est un flux continu dont nous devons accepter l’actualisation à chaque instant. Pour épouser le cours de notre vie et affirmer notre volonté, nous devons lutter contre tout ce qui menace de nous fixer et de nous faire dégénérer. Dans cette lutte, la vie devient source d’une douleur physique et psychique à surmonter, ce qui se fait d’autant plus ressentir lors d’événements malheureux. Dès lors, avoir la force de vivre, c’est accepter de devenir un autre.

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Savoir vivre

La « nature » du savoir

La « nature » du savoir Chez l’être humain, le « savoir » aurait selon Nietzsche une fonction vitale. C’est ainsi que la notion de « savoir » est liée à celle de « vie ». Tout est dit dans cette phrase : « Prométhée devait-il commencer par se figurer qu’il avait volé la lumière [symbole de la connaissance] pour découvrir finalement qu’il avait créé la lumière en désirant la lumière » § 300

Le savoir n’est pas « volé » : autrement dit, on ne le découvre pas d’un « audelà », c’est l’Homme, ou plus précisément le penseur selon Nietzsche, qui le produit (la plupart des hommes ne feraient qu’incorporer ce savoir a posteriori : le savoir devient alors un « préjugé », une idée préconçue qu’on se contente d’admettre comme vraie). Ex : H2O n’existe pas comme tel dans la nature. C’est une formule créée par l’Homme permettant d’identifier le plus précisément possible ce qu’il appelle « l’eau ». Un élève se contente d’admettre ce savoir. H2O est pour lui un préjugé ou une idée préconçue, puisqu’il n’a pas créé lui-même cette formule suite à ses propres observations.

Le savoir est donc créé. Le penseur crée le savoir, qui donne une définition (H2O) et une valeur (l’eau est « bonne » pour l’organisme) aux choses. Ainsi, le savoir est une force de création par laquelle le penseur donne du sens au monde qui nous entoure : « ‘L’homme élevé’ possède la ‘vis creativa’ [force créatrice]. » C’est lui qui ne cesse « de construire réellement quelque chose qui n’existe pas encore : tout le monde des appréciations, des couleurs, des poids, des perspectives, des gradations, des acquiescements et des négations […] Tout ce qui possède de la valeur dans le monde aujourd’hui ne la possède pas en soi, en vertu de sa nature […] au contraire, une valeur lui a un jour été donnée et offerte, et c’est nous qui avons donné et offert ! » § 301

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Savoir vivre

La « nature » du savoir

Le savoir est un désir. L’Homme désire « savoir » pour reconnaître et maîtriser le monde qui l’entoure. Le penseur créé le savoir en fonction de ce qui l’intéresse, de ce qui est utile à sa vie et à la satisfaction de ses besoins : « C’est nous seuls qui avons d’abord créé le monde qui intéresse l’homme ! » § 301

Nietzsche compare donc l’artiste et le bâtisseur au philosophe, qui crée sa propre « peinture » de la vie : par son savoir, il s’approprie et façonne le monde qui l’entoure au regard de ses besoins. Comme pour une œuvre d’art, il obtient un résultat unique, qui lui ressemble personnellement : « Je vois le bâtisseur fixer le regard sur tout ce qui a été bâti autour de lui, exercer sa force et conquérir par ce regard : il veut intégrer tout cela à son plan et finir par se l’approprier en en faisant un élément de ce plan […] il voudrait y porter la main, y introduire son sens » § 291

Tout prétendu savoir objectif résulte d’une interprétation personnelle du monde (même H2O, formule issue d’une vision bien spécifique et très humaine de la réalité). Mais c’est justement pour cette raison que le savoir est une force de l’Homme : celle de créer un monde qui lui ressemble et qui répond à ses besoins. Le savoir est ainsi l’instrument de la force de vivre. « Nous méconnaissons notre meilleur force et nous nous estimons, nous les contemplatifs, un degré trop bas – nous ne sommes ni aussi fiers ni aussi heureux que nous pourrions l’être » § 301

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Savoir vivre

L’importance du corps

L’importance du corps Nietzsche insiste sur le rôle du corps dans la création de tout savoir. En effet, le corps est le fil conducteur entre le monde sensible et ce que nous en percevons dans notre conscience. Tout savoir résulterait nécessairement d’un travail physique et psychique produit par le corps. D’ailleurs, Archimède n’a-t-il pas trouvé sa théorie de la « poussée » en se plongeant dans son bain ? …

Le corps est en première ligne de la vie. Face au monde sensible, il produit les sensations, instincts, désirs, sentiments ou affects, qui se traduisent théoriquement en pulsions. Chez Nietzsche, le corps ne se limite donc pas à la chair. Mais désigne toutes les fonctions inconscientes, organiques et psychiques de la nature humaine. Le corps serait ainsi la fabrique de nos pensées : « La plus grande partie de notre activité intellectuelle se déroule sans que nous en soyons conscients, sans que nous la percevions » § 333

Aussi, toute pensée est d’abord façonnée par les pulsions. Celles-ci cherchent à nous imposer leurs perceptions d’une chose, qui peuvent être différentes, voire opposées. L’esprit permet de prendre conscience du résultat combiné de ces différents points de vue. Nous obtenons alors notre jugement, notre opinion, notre appréciation… En résumé, notre connaissance de la chose : « Avant qu’un connaitre soit possible, il faut que [chaque pulsion] ait d’abord exprimé son point de vue partial sur la chose ; ensuite est apparue la lutte de ces partialités, et à partir de celle-ci […] une espèce de contrat [grâce auquel] toutes ces pulsions peuvent s’affirmer dans l’existence et s’imposer mutuellement leur point de vue. Nous ne prenons conscience que des scènes ultimes de ce long processus [= du contrat] » § 333

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Savoir vivre

L’importance du corps

C’est à partir du corps que toutes nos pensées sont fabriquées, et formalisées en « savoir » par les intellectuels. Nos pensées reflètent ainsi notre nature profonde, notamment ses besoins, ses désirs, ses forces ou ses faiblesses...

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Savoir vivre

Se connaître soi-même

Se connaître soi-même Puisque toutes nos pensées sont le reflet de notre nature, elles sont le moyen de mieux se connaître. Il est même indispensable selon Nietzsche d’apprendre à se connaître, pour ne pas rester esclave de sa propre nature et ne pas lui obéir « comme un brave soldat » (§ 335). En effet, si Nietzsche nous invite à libérer notre nature, il précise que toutes nos pulsions ne sont pas bonnes à prendre. Certaines relèvent davantage de forces réactives (par exemple, les pulsions « d’attachement maladif »). Des pulsions malsaines peuvent même survenir à force d’une « mauvaise éducation » (par exemple, le pessimisme). Face à celles-ci, il faudrait faire contrepoids grâce à des forces actives, plus saines et non perverties par la culture. Cela nécessite une fine analyse de soi-même.

Cette auto-analyse, Nietzsche appelle ça « sentir en pensant ». En effet, il serait possible de ressentir dans toutes nos pensées4, si elles nous procurent de la force (par exemple si elles nous rendent joyeux, optimistes, satisfaits) ou au contraire, de la faiblesse (par exemple si elles nous rendent tristes, pessimistes, colériques). C’est précisément ce qui distinguerait les hommes supérieurs des inférieurs : « Les hommes élevés se distinguent de ceux de rang subalterne en ce qu’ils voient et entendent plus et qu’ils voient et entendent en pensant – et c’est justement cela qui distingue l’homme de l’animal et les animaux supérieurs des inférieurs » § 301

Y compris dans les pensées réflexives. Quand je résous un problème de maths par exemple, je n’ai pas seulement une logique théorique à l’esprit, mais aussi certains affects : j’ai du plaisir ou du dégoût à le faire, et il y a une raison à cela, liée à ma volonté et à ma nature profonde. 4

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Savoir vivre

Se connaître soi-même

Nietzsche déplore que les hommes ne fassent pas cette démarche « d’observation sensorielle » : « Combien donc y a-t-il d’hommes qui sachent observer ! Et parmi les rares qui le sachent, combien y en a-t-il qui s’observent eux-mêmes ? ‘’Chacun est à soi-même le plus éloigné’’ – voilà ce que savent tous ceux qui sondent les reins, et ce qui cause leur malaise » § 335

Ainsi, Nietzsche nous incite à expérimenter la vie et la volonté qui nous animent, grâce à la pensée. Nous pouvons développer une « science de la conscience » (§ 308) : « Nous autres, assoiffés de raison, voulons regarder nos expériences vécues dans les yeux, avec autant de rigueur qu’une expérimentation scientifique […] Nous voulons être nous-mêmes nos expériences et nos cobayes » § 319

Nietzsche nous invite donc à faire de notre propre expérience vécue le moyen de mieux se connaître, de trouver « son chemin » (§ 338) et d’affirmer sa volonté. C’est la clé du gai savoir : « Je trouve la vie plus vraie, plus désirable et plus mystérieuse, depuis ce jour où la grande libératrice est descendue sur moi, cette pensée que la vie pourrait être une expérimentation de l’homme de connaissance […] La vie, moyen de la connaissance – avec ce principe au cœur, on peut non seulement vaillamment, mais même gaiement vivre ! » § 324 Comprendre « sa manière de vivre et de penser » produit l’effet « d’un soleil qui réchauffe » § 289

Les pensées en disent long sur l’état de notre force de vivre. Nous pouvons « sentir » les pulsions qui en sont à l’origine. Il s’agit alors de sublimer ces pulsions (par exemple, ne pas subir la colère à en devenir aigri, mais la transformer en force d’agir), pour cultiver la force de vivre.

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Savoir vivre

Conclusion

Nous pouvons tirer les leçons suivantes du « savoir vivre » selon Nietzsche : ● Vivre, c’est sentir (avoir des pulsions), penser (prendre conscience des pulsions) et vouloir (être poussé par ces pulsions). ● Dans son inévitable mouvement de puissance, la vie doit se régénérer sans cesse. Tantôt, entraîné, tantôt freiné dans ce mouvement par des pulsions opposées, notre état d’esprit oscille entre force et faiblesse de vivre. À l’arrêt, nous sommes « malades ». ● Nos pensées et la manière dont nous les ressentons nous renseignent sur cet état de santé. Nous pouvons alors « harmoniser » nos pulsions de telle sorte à cultiver notre force de vivre. L’une des problématiques soulevées par Nietzsche est la suivante : nos pulsions, toujours en conflit, provoquent une douleur lorsque notre force de vivre est en péril (par exemple, quand un malheur nous atteint). Pour celui qui veut « s’élever », cultiver la force de vivre et affirmer sa volonté de puissance, la vie devient un combat douloureux. Nous pouvons le fuir, le subir, ou l’affronter…

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La maladie : rejeter la douleur La douleur du combat de la vie peut entraîner une attitude pessimiste : la vie, douloureuse, est perçue comme une souffrance qu’il faudrait faire taire. L’Homme se braque contre sa propre nature. Dans cette partie, nous allons voir comment Nietzsche dénonce cette attitude, et ses conséquences, qu’il prétend observer chez la plupart de ses contemporains. « La douleur fait partie des forces de conservation de l’espèce. Qu’elle fasse mal ne constitue pas un argument contre elle ». Elle est un « signal d’alarme » qui annonce un « grand danger » § 318

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La maladie : rejeter la douleur

Le refuge de l’idéalisme

Le refuge de l’idéalisme Face à la douleur de la vie en lutte, les penseurs auraient cherché à trouver refuge dans ce que Nietzsche appelle « l’arrière-monde » : un monde immatériel et abstrait, un monde insensible qui permettrait d’échapper à la vie. Le monde des Idées.

En effet, la conscience dans laquelle n’apparait que le pacte conclu par les pulsions en rivalité, se présente au penseur comme un havre de paix : « La pensée consciente, et notamment celle du philosophe, est l’espèce de la pensée la moins vigoureuse, et pour ce aussi, la plus douce et la plus paisible » § 333

Le penseur méprise donc le corps à l’origine de la douleur. Il surestime en retour le rôle de l’esprit : transparent et logique, il lui semble autonome, fiable et apaisant. Cette illusion conduit le penseur à admettre certaines pensées comme de véritables révélations divines… Alors que son corps lui a simplement soufflé l’idée ! Nietzsche dénonce cette illusion, notamment chez le religieux : « Les fondateurs de religion […] n’ont jamais fait de leurs expériences vécues un cas de conscience de la connaissance : ‘que se passait-il alors en moi et autour de moi ? Ma raison était-elle assez claire ? Ma volonté était-elle dirigée contre toutes les tromperies des sens et assez vaillante dans sa défense contre l’imaginaire’ ? – voilà ce que nul d’entre eux n’a demandé, […] c’est ainsi qu’ils vivent des ‘miracles’ » § 319

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La maladie : rejeter la douleur

Le refuge de l’idéalisme

Nietzsche veut remettre les pieds sur terre à tous les penseurs. Il rappelle donc que l’esprit est lié au corps et à ses pulsions : « Nous pensons qu’intelligere [= la connaissance] est quelque chose d’essentiellement opposé aux pulsions ; alors que c’est seulement un certain rapport mutuel des pulsions » § 333 « Nous ne sommes pas libres, nous philosophes, de séparer l’âme du corps » préface § 3

Les penseurs croient pouvoir fuir « la guerre des pulsions » pour « la paix des Idées ». Ils ont ainsi considéré l’esprit comme un « lit de repos » (§ 324) : c’est le mal de l’idéalisme. Le lien entre l’esprit et le corps est rompu. Les penseurs, certes réfléchissent, mais ne « sentent » plus : ils deviennent sourds à leur nature, besoins et volonté propres.

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La maladie : rejeter la douleur

Un savoir tourné contre la vie

Un savoir tourné contre la vie En opposant le corps et l’esprit, les penseurs en sont donc venus (au fil des siècles) à dénigrer le monde sensible. Jusqu’à mépriser leur propre nature d’être vivant ! Le corps serait la prison de l’âme, la source d’une souffrance dont il faudrait se libérer…

Nietzsche dénonce ainsi des « calomniateurs » qui font circuler l’idée que la nature humaine serait mauvaise, quasi pathologique. Cette idée rend l’Homme craintif face à lui-même : « [Ils] nous ont incité à croire que les penchants et pulsions de l’homme sont mauvais ; ils sont la cause de notre grande injustice envers notre nature […], de cette imaginaire ‘’essence mauvaise’’ de la nature ! » § 294

Il s’insurge contre les « médecins de l’âme et de la douleur » qui veulent convaincre l’Homme que le bonheur passe par « l’anéantissement des passions et le silence de la volonté ». Car l’Homme renie alors tout ce qui donne goût à la vie : « Les prédicateurs de morale, […] les théologiens […] cherchent à persuader les hommes qu’ils se trouveraient dans un état désespéré et qu’une thérapie sévère serait nécessaire […] de sorte que les hommes ne sont que trop disposés aujourd’hui à ne plus trouver aucun intérêt à la vie […] Que de mensonges n’ont-ils pas racontés au sujet du malheur de l’homme passionné ! » § 326

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Un savoir tourné contre la vie

Avec l’exemple des stoïciens qui s’entrainent à faire taire leur sensibilité, Nietzsche émet un doute sur l’intérêt d’une vie qui renonce à ressentir la vie elle-même : « Le stoïcien s’entraîne à avaler pierres et vermine, éclats de verre et scorpions et à ne pas éprouver de dégoût ; son estomac doit finir par devenir indifférent à tout ce que le hasard de l’existence déverse en lui » § 306 « Cette vie qui est la nôtre est-elle vraiment assez douloureuse pour qu’il y ait avantage à l’échanger contre une manière de vivre et une pétrification stoïcienne ? » § 326

Au final, les penseurs considèrent le fait de vivre comme une maladie en soi. D’où des idées très pessimistes qui vont à l’encontre de toute force de vivre : Socrate aurait dit « La vie est une maladie ! », choquant Nietzsche : « Est-ce possible ! Un homme tel que lui, qui a vécu gaiement […] était pessimiste ! […] Socrate a souffert de la vie ! » § 340

Ainsi, la maladie que dénonce Nietzsche chez les penseurs de son époque, c’est précisément le fait de voir la vie comme une maladie ! Penser que la nature humaine serait mauvaise, associer les pulsions à des troubles pathologiques aboutit à des valeurs « morbides ». Les penseurs ont fait de leurs idées une cause de la faiblesse de vivre de l’Homme moderne…

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La maladie : rejeter la douleur

Une faiblesse de vivre contagieuse

Une faiblesse de vivre contagieuse Nietzsche opère donc une critique de la morale dans la mesure où celle-ci propage ces valeurs « morbides » chez « le commun des mortels ». Elle rendrait la plupart des hommes faibles face aux épreuves que la vie impose.

A. Exemples de valeurs affaiblissantes : la pitié et la « réputation de fermeté » Commençons par détailler l’exemple de deux valeurs répandues dans la société, partagées par la plupart des gens, et critiquées par Nietzsche dans le livre IV : la pitié et la « réputation de fermeté ».

Nietzsche s’attaque à la pitié, pourtant vue comme valeur humaine inattaquable. En effet, compatir à la souffrance d’autrui est unanimement admis comme étant une « bonne chose ». Mais dans l’œil de Nietzsche, ce serait une manière détournée de fuir sa propre vie, de « perdre son chemin », et ainsi éviter d’affronter ses propres faiblesses : « Il est rare que notre œil ne voie quelque chose qui exige que nous abandonnions pour un temps notre propre cause pour […] se précipiter à la rescousse du prochain […] Notre ‘chemin propre’ est justement une chose trop dure et trop exigeante, et trop éloignée de l’amour et de la reconnaissance d’autrui, nous ne sommes vraiment pas mécontents de lui échapper, à lui et à notre conscience la plus personnelle, et nous prenons la fuite pour nous réfugier dans la conscience d’autrui » § 338

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Compatir, ce serait inciter le souffrant à s’apitoyer plutôt qu’à remédier à son malheur, ce qui lui permettrait pourtant d’augmenter sa force : « Tout ce qui peut être lié au malheur, le compatissant ne s’en soucie pas : il ne songe pas qu’il y a une nécessité personnelle du malheur » § 338

Nietzsche critique également ce qu’il appelle « la réputation de fermeté ». Il désigne le fait que la société honore l’individu qui reste « égal à lui-même », qui ne change jamais d’avis, qui est vu comme « fiable ». Cette « bonne » réputation incite l’individu à se figer, contre toute opportunité de changer : « ‘’On peut compter sur lui, il ne varie pas’’ : telle est, dans toutes les situations dangereuses de la société, la louange qui a le plus d’importance […] elle décerne ses plus grands honneurs à cette nature instrumentale, à cette fidélité constante envers soi-même, à cette immutabilité des opinions, des aspirations. Une telle appréciation jette le discrédit sur tout changement, toute métamorphose de soi. Ce jugement demeure le plus nuisible possible à la connaissance » § 295

Au travers de ces deux exemples, nous voyons pourquoi Nietzsche pense que les valeurs de la société sont « inversées » : elles entravent notre nature au lieu de la servir. Nous verrons plus tard comment, pour contrecarrer ces valeurs, il fait l’apologie de l’égoïsme (vs pitié) et de la probité (vs réputation de fermeté). Pour l’heure, il tient à dénoncer la morale qui les propage…

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b. Danger de la morale « commune » Nietzsche s’attaque donc à la morale dite « commune », c’est-à-dire qui comprend les valeurs validées par la majorité des citoyens de son époque.

Il dénonce les « professeurs de morale » qui pensent que la nature humaine est mauvaise. Ils incitent l’Homme à maîtriser ses passions plutôt qu’a les assouvir. Ils le rendent malade : « Quelle que soit la chose qui puisse désormais l’ébranler, le stimuler, [l’homme] n’a plus le droit de se confier à aucun instinct, à aucun libre coup d’aile mais se fige en permanence en une attitude défensive, armé contre luimême » § 305

Et quand bien même la morale prônerait de « bonnes valeurs », il critique la méthode des « prédicateurs de morale » qui cherchent à tout prix à les imposer aux hommes. Ils refusent à l’individu d’éprouver et d’évaluer la valeur des choses par lui-même : « Tout l’or dont ces bonnes choses sont revêtues sera usé et pire encore : tout ce qu’elles contiennent d’or se sera changé en plomb. Vous vous y connaissez en cet art, l’alchimie à l’envers, la dévalorisation de ce qui a le plus de valeur ! » § 292

De plus, il serait néfaste d’imposer une même règle morale à l’ensemble du « troupeau », qui dicte ce que tout le monde doit être, faire, penser... Car un choix de vie n’est valable qu’au regard de la volonté de l’individu, de ses besoins. Il n’y a pas de pensée unique valable pour tous : La morale impose « son jugement comme loi universelle » contre tout « idéal propre » qui « ne saurait jamais être celui de quelqu’un d’autre, encore moins de tous ! » § 335

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Celui qui impose et obéit à ces préjugés trahit une méconnaissance de luimême : « Pourquoi tiens-tu ceci et ceci précisément pour juste ? […] Pourquoi écoutestu le langage que te tient ta conscience ? Et dans quelle mesure as-tu droit de considérer un tel jugement comme vrai et infaillible ? […] Que tu entendes tel ou tel jugement comme langage de la conscience, donc que tu ressentes quelque chose comme juste, cela peut avoir sa cause dans le fait que tu as admis aveuglément ce qu’on t’a désigné comme juste depuis l’enfance […] Celui qui continue de juger en disant ‘’voici comment chacun devrait agir dans ce cas’’ n’a pas encore fait cinq pas dans la connaissance de soi » § 335

D’ailleurs, il n’est pas rare que notre parole soit en contradiction avec nos actes. Ce qui montre bien le décalage entre ce que nous jugeons « bon », et ce que notre nature nous incite à être et à faire. Pour nous libérer de ces préjugés, Nietzsche nous incite à comprendre d’où viennent nos valeurs morales, à savoir pourquoi nous croyons en elles, à remettre en cause notre jugement : « Ton jugement ‘’voici qui est juste’’ a une préhistoire dans tes pulsions, inclinations, aversions, expériences et non-expériences ; ‘’comment est-il apparu ?’’ dois-tu te demander » § 335

Contre tout jugement moral qui culpabilise et étouffe la volonté de l’individu, Nietzsche nous invite enfin à créer nos propres valeurs : « À épurer nos opinions et nos évaluations et à créer de nouvelles tables de biens [= valeurs] qui nous soient propres : nous ne voulons plus nous creuser la cervelle au sujet de la ‘valeur morale de nos actions’ ! » § 335

Par cette critique de la morale, Nietzsche dessine l’ambition de son œuvre : il souhaite « renverser les valeurs » qui s’opposent à la nature singulière de chaque être humain, à la création de son propre « soleil », et nuisent par conséquent à sa force de vivre.

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La maladie : rejeter la douleur

Conclusion : le danger de la fixité

Conclusion : le danger de la fixité Le plus grand danger de l’idéalisme, des valeurs qui imposent maîtrise de soi et fermeté, d’une morale qui impose une même règle de conduite à tous, c’est la fixité. Nietzsche le sous-entend à plusieurs reprises, par exemple quand il critique les « habitudes durables » (§ 295). La fixité est pour lui synonyme de mort : « J’ai saisi cette idée au vol et je me suis jeté sur les premiers mots mal venus pour la fixer. Et voici à présent que ces mots arides me l’ont tuée » § 298 « L’homme de connaissance » a pour disposition de « se montrer méfiant de manière générale envers tout ce qui en nous veut se fixer avec fermeté » § 296

Il ne faudrait pas se figer dans sa manière de penser et de vivre en général. La fixité est le propre de l’inerte, de l’inorganique, de la mort elle-même. Elle entrave la force de vivre de l’être vivant qui s’exprime par la volonté, la croissance et la puissance.

La douleur est le signal d’alarme de la vie face au danger de la fixité. Le penseur critiqué par Nietzsche aggrave sa situation : plus il se fige dans l’idéalisme pour fuir la douleur, plus il ressent la douleur de sa force de vivre en péril, plus il rejette la vie perçue comme souffrance ! Être « monolithique de l’esprit » (préface § 3), c’est la faiblesse de vivre assurée…

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La santé : accepter la douleur L’optimisme est essentiel pour cultiver la force de vivre. Selon Nietzsche, plusieurs conditions sont nécessaires à cet état d’esprit : croire en l’avenir, faire preuve de gaieté, avoir la foi en soi-même et être égoïste… Et pardessus tout, apprendre à aimer la vie.

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La santé : accepter la douleur

La probité (vs réputation de fermeté)

La probité (vs réputation de fermeté) Nietzsche fait à plusieurs reprises l’éloge de la valeur de la probité dans le livre IV. La probité désigne la volonté de ne jamais se reposer indéfiniment dans une perspective que l’on sait fausse, ou plus largement de toujours se remettre en question. C’est une « force d’autorédemption » (§ 300).

La probité, c’est savoir se contredire, critiquer les valeurs communément admises pour se libérer de l’emprise des habitudes, des croyances, des préjugés, des attaches… : « L’accession à la bonne conscience dans l’hostilité envers l’habituel, le transmis par la tradition, le consacré, c’est ce qu’il y a de vraiment grand, nouveau, étonnant dans notre culture, le pas de géant de l’esprit libéré » § 297

La probité permet de se dépouiller des « feuilles jaunies » (§ 304) et de faire peau neuve. C’est renouveler ses idées pour avancer dans la vie, être en accord avec soi-même : « Lorsque nous critiquons, c’est une preuve qu’existent en nous des forces vivantes qui font pression et sont en train de percer une écorce. Nous nions et devons nier parce que quelque chose en nous veut vivre et s’affirmer » § 307

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La santé : accepter la douleur

La probité (vs réputation de fermeté)

Ainsi, le philosophe dont rêve Nietzsche ne se laisse jamais en paix, ne cesse jamais de se remettre en question. Il lutte contre l’idéalisme qui l’entraîne vers le repos intellectuel et la fixité. Il se lance dans une quête épuisante, un voyage sans fin qui lui demande une force morale surhumaine : « Jamais plus tu ne te reposeras dans une confiance illimitée – tu t’interdis de faire halte devant une sagesse ultime, un bien ultime, une puissance ultime et d’ôter le harnais à tes pensées » § 285 « Je voudrais me reposer, mais […] il me faut continuer à soulever le pied, ce pied fatigué et blessé » § 309

Ce renoncement à la facilité et au confort est certes une souffrance. Mais c’est un cercle vertueux ; Nietzsche fait l’hypothèse que plus l’Homme s’inflige et surmonte cette souffrance, plus il accumule des forces pour la surmonter à nouveau : « Peut-être est-ce précisément ce renoncement qui nous donnera la force grâce à laquelle on peut supporter le renoncement lui-même » § 285

Faire preuve de probité pour devenir un autre et « tourner la page » est une épreuve libératrice. Car plus l’épreuve est difficile, plus on est capable de se surpasser, plus on se découvre de nouvelles forces. Cette montée en puissance procure de la joie. Et c’est la joie, le carburant de la force de vivre ! La probité serait donc un levier essentiel de la force de vivre. « Vive la physique ! Et vive plus encore ce qui nous y contraint, notre probité ! » § 335

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L’égoïsme (vs pitié)

L’égoïsme (vs pitié) Nietzsche veut également redonner une valeur positive à l’égoïsme. Car « trouver son chemin », créer son « idéal propre » ne serait possible que grâce à l’égoïsme. C’est une manière d’écouter, d’accepter et d’affirmer sa propre nature.

Selon Nietzche, il faut lutter contre son propre scepticisme, source d’impuissance et de faiblesse. Dans ce cadre, l’égoïsme est essentiel pour atteindre le « contentement de soi » : « Le penseur n’a pas besoin d’approbation ni d’applaudissement, pourvu qu’il soit assuré de son propre applaudissement » § 330 « Une chose est nécessaire : que l’homme parvienne à être content de luimême » § 290

Face à l’idée que l’égoïsme est un vice qui entraine l’injustice entre les hommes, Nietzsche renverse la situation. Parce qu’il vise le contentement de soi, l’égoïsme permettrait justement de ne pas « faire payer » son insatisfaction à autrui : « Celui qui est mécontent de lui-même est toujours prêt à s’en venger : nous autres deviendrons ses victimes » § 290

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L’égoïsme (vs pitié)

Nietzsche réaffirme donc l’égoïsme comme une vertu. Elle permet à chaque homme d’évacuer les jugements et les préjugés qui pèsent sur ses choix de vie. Et ainsi d’affirmer la singularité de sa propre nature, la valeur de sa propre vie : « Le méchant aussi, le malheureux aussi, l’homme d’exception aussi doivent avoir leur philosophie, leur bon droit, leur soleil éclatant ! […] La terre morale aussi est ronde ! La terre morale aussi à ses antipodes ! » § 289

L’égoïsme est une reconnaissance : celle de la diversité des formes de vie, des points de vue et des besoins de chacun. Elle est la marque de l’esprit libéré. Elle est la condition pour se trouver soi-même et affirmer sa volonté de puissance, jusqu’à laisser sa trace dans l’histoire. C’est ainsi qu’à la vue des maisons de Gênes ayant chacune un caractère unique propre à son bâtisseur, Nietzsche déclare : « Je vois des visages appartenant aux générations passées, cette région est émaillée de copies d’hommes intrépides et maîtres d’eux-mêmes. Ils ont vécu et ont voulu continuer de vivre […] Toute cette région regorge de ce somptueux égoïsme insatiable qui prend plaisir à la possession » § 291

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Le guerrier de la connaissance

Le guerrier de la connaissance Pour affronter la douleur, Nietzsche nous dit qu’il faut devenir un guerrier. Aux yeux du guerrier, le fait que la vie soit une épreuve ne justifie pas de baisser les bras. C’est au contraire le moyen de toujours accroître sa force.

La douleur est une « force de conservation de l’espèce ». Elle signale que la volonté de puissance est en péril. Le guerrier la voit donc, non comme une entrave à son bonheur, mais au contraire comme l’opportunité de l’accroître. Ainsi, il est prêt à se surpasser pour remédier à la situation, il exulte même devant l’épreuve : « Il y a des hommes qui à l’approche d’une grande douleur n’ont jamais le regard plus fier, guerrier et heureux que lorsque la tempête se lève ; oui, la douleur même leur offre leurs instants suprêmes ! Ce sont les hommes héroïques, […] sont des forces de conservation et de promotion de l’espèce de premier ordre : et ne serait-ce qu’en ce qu’ils s’opposent au confort et ne cachent pas leur dégoût pour cette espèce de bonheur » § 318

Nietzsche rapproche l’image du guerrier à celle du philosophe. Il doit être un guerrier de la connaissance et faire preuve d’héroïsme pour repenser les valeurs de l’humanité : « [Pour parvenir à] l’âge qui portera l’héroïsme au sein de la connaissance et mènera des guerres pour les pensées et leurs conséquences [le renversement des valeurs] il faut à présent bien des hommes préparatoires et vaillants » § 283

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Le guerrier de la connaissance

La guerre dont nous parle Nietzsche ici, c’est donc bien la guerre des valeurs. Mais dans ce combat, il n’entend pas employer les méthodes de ses adversaires, qui culpabilisent, imposent, condamnent ou punissent. Car ces méthodes rendent mauvais et trahissent une impuissance : « Ne pensons plus autant punir, blâmer et corriger ! Nous transformerons rarement un simple individu [de cette manière] Ne menons pas un combat direct ! Ce à quoi revient tout blâme, toute punition, toute volonté de corriger […] Nous ne voulons pas devenir nous-mêmes plus sombres, comme tous les punisseurs et les mécontents ! » § 321

Ce combat consiste donc à faire valoir sa supériorité sans rabaisser les autres, ce qui traduirait une faiblesse. L’arme ultime, c’est d’être un exemple pour autrui : « Je ne veux pas faire la guerre au laid. Je ne veux pas accuser, je ne veux même pas accuser les accusateurs. Que regarder ailleurs soit mon unique négation ! » § 276 « Élevons-nous nous-mêmes d’autant plus haut ! Donnons à notre modèle des couleurs toujours plus éclatantes ! Assombrissons autrui par notre lumière ! » § 321

Traverser les épreuves de la vie ne ferait que nous renforcer. Il ne faudrait donc pas hésiter à les affronter. Le penseur devrait montrer l’exemple de cet héroïsme, en s’émancipant du cadre de pensée étouffant de la société. En dehors des sentiers battus, la vie devient certes plus dure, mais plus épanouissante. En résumé, pour cultiver la force de vivre, il faut prendre des risques : « Croyez-moi ! Le secret pour retirer de l’existence la plus grande fécondité et la plus grande jouissance, c’est vivre dangereusement ! » § 283

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L’amor fati et l’éternel retour

L’amor fati et l’éternel retour Nous arrivons au cœur de la pensée de Nietzsche, dévoilée dès l’ouverture du livre IV : l’« amor fati » (« amour du destin »). Aimer son destin correspond à un état d’esprit approbateur et optimiste, y compris dans le malheur.

L’Homme a tendance à percevoir les aléas comme une fatalité désespérante, comme si la vie s’acharnait sur lui. Or, la vie n’est pas sadique, mais simplement et nécessairement chaotique. Par l’approbation pure et simple de son destin, l’Homme évacue tout ressentiment, découragement ou frustration lié à ce chaos. Il n’a plus l’impression de subir la vie et conserve tout son potentiel de conquérant ! Il devient même capable d’en voir toute la beauté : « Je veux apprendre toujours plus à voir dans la nécessité des choses le beau : je serai ainsi l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati [l’amour du destin] : que ce soit dorénavant mon amour ! […] Je veux, en toutes circonstances, n’être plus qu’un homme qui dit oui ! » § 276

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L’amor fati et l’éternel retour

L’amor fati est donc une posture où l’on aime la vie comme elle vient. Quand il y sera parvenu, l’Homme nouveau sera prêt pour l’épreuve finale : le test de l’« éternel retour ».

L’éternel retour est une épreuve morale qui consiste à s’imaginer revivre indéfiniment sa vie à l’identique, avec « chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée ». C’est le parfait moyen d’éprouver à quel point on aime son destin… Le concept d’amor fati, en ouverture du livre IV, s’articule donc avec celui de l’éternel retour, qui vient le clore : « [Cette pensée :] ‘Veux-tu ceci encore une fois et encore d’innombrables fois ?’ ferait peser sur ton agir le poids le plus lourd ! Ou combien te faudrait-il aimer, et toi-même et la vie pour ne plus aspirer à rien d’autre qu’à donner cette approbation » § 341

Ce test nous invite à assumer ce qu’on vit au moment présent, de telle sorte qu’on puisse vouloir que ce moment revienne à l’infini. Croire que cela puisse se réaliser écraserait celui qui subit la vie, mais exalterait celui qui l’aime vraiment.

Nietzsche nous invite à méditer les pensées de l’éternel retour et de l’amor fati aussi souvent que possible. Le but est que l’amour de la vie devienne un réflexe, une pulsion des plus saines. C’est un entraînement moral qui donnerait le courage et même la joie de vivre chaque instant, d’apprécier la vie « ici et maintenant ». Nous entraîner à aimer la vie sans condition, telle serait l’ultime moteur de la force de vivre.

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Conclusion : la morale de Nietzsche

Conclusion : la morale de Nietzsche La morale, qui propage des valeurs nuisibles parmi les hommes, est aussi le meilleur moyen de leur administrer la solution du « gai savoir ». Ainsi, la « prescription » du médecin philosophe prend la forme d’une morale, mais une morale qui n’entrave pas la volonté ni la nature de l’individu.

Les valeurs morales de Nietzsche reconnaissent la variété des formes de vie et incitent l’Homme à s’approprier la règle qui lui convient : « Pour ceux qui vivent à des époques violentes, le stoïcisme peut être fortement conseillé. Mais [pour qui] le destin lui permet de filer un long fil fait bien de s’organiser de manière épicurienne » § 306

Sa morale nous invite à faire valoir le potentiel unique de notre propre nature : « J’ai en horreur toutes les morales qui disent : ‘’ne fais pas telle chose !’’ – je suis en revanche bien disposé envers les morales qui m’incitent à faire quelque chose […] à le faire bien, aussi bien que moi seul, justement, je le peux ! » § 304

C’est une morale qui vise le contentement de soi-même, contre le scepticisme qui cache à l’Homme sa propre force : « Peu d’hommes possèdent de manière générale la foi en eux-mêmes […], les autres doivent d’abord travailler à l’acquérir : tout ce qu’ils font de bien, de remarquable, de grand est avant tout un argument contre le sceptique qu’ils hébergent » § 284

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Conclusion : la morale de Nietzsche

C’est une morale qui réhabilite la valeur de l’échec, de la douleur, du malheur dans la vie. Car toute épreuve permet de mieux apprécier la vie à sa juste valeur : « Voici un tout autre homme : il rate tout ce qu’il veut et projette […] Croyezvous qu’il en soit malheureux ? [Il se dit :] ‘Au fond, je ne sais pas si je ne dois pas plus de reconnaissance à mon échec qu’à n’importe quelle réussite. Je connais mieux la vie pour avoir été si souvent sur le point de la perdre : et c’est justement pourquoi je possède plus, en fait de vie, que vous tous !’ » § 303

C’est une morale qui veut nous sortir du troupeau, nous rendre indépendant : « Je ne veux toutefois pas passer sous silence ma morale, qui me dit : Vis caché afin de pouvoir vivre pour toi ! Vis en ignorant ce que ton siècle considère comme le plus important ! Place au moins la peau de trois siècles entre toi et aujourd’hui ! » § 338

Une morale qui nous incite à construire notre propre chemin, à donner un sens par nous-même à notre existence, à être égoïste (§ 328) : « Nous voulons devenir ceux que nous sommes, - les nouveaux, ceux qui n’adviennent qu’une seule fois, les incomparables, ceux qui se donnent à euxmêmes leur loi, ceux qui se créent eux-mêmes ! » § 335 « Je veux créer pour moi-même mon propre soleil » § 320 « Il faut des hommes […] au service de leur propre cause » § 283

Par-dessus tout, une morale qui ne fige pas dans une manière d’être et de penser, mais invite à explorer de nouveaux horizons, et donc à devenir un autre Homme : « On doit pouvoir se perdre soi-même pour quelque temps si l’on veut apprendre quelque chose de ce que l’on n’est pas soi-même » § 305

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Conclusion : la morale de Nietzsche

La morale de Nietzsche prétend « élever » une humanité « supérieure ». L’homme nouveau ou « surhomme »5, est l’incarnation de la volonté de puissance humaine la plus haute : ● C’est un guerrier qui « remettra à l’honneur la bravoure ! » (§ 283) ● Un voyageur dans la découverte permanente (§ 309), un navigateur qui a le goût du risque et de l’incertitude : « Il reste encore un autre monde à découvrir – et plus d’un ! Aux navires, philosophes ! » § 289 ● Un philosophe à l’esprit scientifique aigu, qui possède « une science de la conscience » (§ 308) ● Un créateur qui invente ses valeurs, qui est son propre dieu, crée son « propre soleil » (§ 320) ● Il a la ténacité de la vague qui « s’insinue jusque dans les recoins les plus profonds des rochers crevassés » (§ 310) ● Le surhomme est enfin capable d’assumer le poids du destin, non seulement celui de sa vie, mais plus encore celui de l’humanité, ce qui lui confère un « bonheur de Dieu » (§ 337).

Certes, Nietzsche le rappelle souvent, un tel homme n’est pas prêt d’exister : « Être l’homme d’un seul sentiment élevé, l’incarnation d’un unique grand état d’âme, cela n’a été jusqu’à présent qu’un rêve et une possibilité enchanteresse : l’histoire ne nous en offre encore aucun exemple certain » § 288

Toutefois, ne soyons pas trop impatient, et afin de terminer notre propos, notons cette touche d’espoir bucolique… : « Le temps ne sera bientôt plus où vous pouviez vous contentez de vivre, tels des cerfs farouches, cachés au fond des bois ! » § 283

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Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Aubier, 1968, prologue § 3

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