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EXEMPLAIRES SUR VERGÉ TEINTÉ DU PONT-DE-CLAIX'
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EXEMPLAIRES• SUR VÉLIN BLANC
1
. NAVARRE ET LE RESTE DU TIRAGE SUR VÉLIN ORDINAIRE
DÉPOT LÉGAl. 1re édition
15 mai 1942
TOUS DROITS de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays
COPYRIGHT by Presses Universitaires de France, 1942
ALFRED
POSE
Agrégé des Faculté3 de Droit
LA MONNAIE ET SES
INSTITUTIONS HISTOIRE, THÉORIE ET TECHNIQUE
TOME 1
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, Boulevard Saint-Germain,
1942
PARIS
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INTRODUCTION La monnaie ne nous a pas été donnée par la nature : elle est une création sociale et procède du besoin qu'ont eu les hommes d'échanger les produits de leur travail. Ayant pour rôle de faciliter ces échanges, elle n'a cessé de croître en importance, en même temps que progressait la division du travail, qui repose sur la facilité des transactions. Comment la fonction monétaire s'est-elle dégagée, quels sont ses fondements, a-t-elle été créée par un acte de la puissance publique ou, au contraire, s'est-elle dégagée lentement des nécessités de la vie, ce sont là des questions qui ont intéressé les théori· ciens très longtemps après que le fait monétaire s'était affirmé. Elles les ont intéressés d'ailleurs beaucoup moins par elles-mêmes qu'en considération de la politique monétaire de l'État. Car la monnaie étant une institution d'intérêt public, le souverain l'a naturellement considérée comme sa chose. Cela n'a pas été sans susciter des discussions, dont la théorie s'est ressentie. Si bien que la doctrine a été le plus souvent une construction de l'esprit destinée à servir de support à une politique monétaire. Nos connaissances historiques ne remontent pas assez haut pour nous donner des clartés sur le processus suivant lequel la monnaie est devenue une institution sociale. Toutefois, et quelque intérêt que puisse présenter cette question, elle ne saurait être considérée comme ayant une importance décisive, car une institution sociale ne reste jamais immuable. Elle est en perpétuelle évolution et sa durée même en change souvent jusqu'à la nature. Ainsi, à supposer - ce qui nous semble vraisemblable - que dans un lointain passé la monnaie ait été le fait des seuls individus, qu'elle soit devenue ce qu'elle est sous l'action de divers mobiles humains, en dehors de toute intervention de la puissance publique, · cela n'implique aucunement qu'au X/Xe et au XXe siècles l'ordre
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naturel ait exigé de l'État qu'il évite toute intervention dans le domaine de la monnaie. D'autant que depuis plusieurs siècles, nous pouvons même dire depuis les temps historiques les plus reculés, le souverain s'est toujours mêlé des monnaies et que cette action continue a nécessairement bouleversé ce que l'on estime avoir été l'ordre naturel. Mais il Y a plus. Cet ordre que l'on veut dresser contre l'arbitraire du prince, qu'est-il en réalité sinon une pure conception de l'esprit? Afin de mettre un frein à une action gouvernementale jugée néfaste, la doctrine a été conduite à« repenser» abstraitement le problème de la monnaie, à le poser dans ce qu'elle jugeait être ses données logiques, à se faire donc une conception de 1'« ordre naturel» monétaire qu'elle opposait au désordre créé par l'action perturbatrice de gouvernants à ses yeux mal informés. L'idée d'un ordre naturel social fondée sur une vue optimiste de l'homme et pessimiste de l'État, vue dont l'imagerie du bon sauvage est l'expression naive et la démocratie, sinon l'anarchie, l'expression politique, a longtemps "dominé la théorie et la politique monétaires. Les événements qui se sont déroulés depuis environ trente ans, lui ont porté des coups dont elle ne parvient pas à se relever. C'est aujourd'hui, avec bien entendu les tempéraments que requiert le respect de la dignité humaine, l'affirmation des droits de la collectivité et des devoirs de l'individu qui l'emporte, le caractère chimérique des espérances placées dans l'homme« à l'état de nature » n'étant plus guère contesté. De nos jours, l'on demande à l'État d'avoir une politique, de « gouverner hardiment », et l'on admet que la monnaie soit un instrument de cette politique. Que l'utilisation d'un tel instrument ne soit pas simple, que les gouvernants doivent, en le maniant, compter avec certaines réactions du public., réactions qu'il faudra soit maîtriser, soit utiliser, cela ne saurait faire de doute, et c'est précisément l"étude de ces réactions probables qui doit avant tout retenir l'attention et des économistes qu"anime le seul souci de connaître, et· des gouvernants désireux d"agir efficacement. En résumé, la monnaie - il n'est plus permis aujourd'hui d'en douter - est pour les hommes d'État un moyen d'action,
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et un lnoyen extrêmement puissant. Il n'y a pas un ordre naturel qui en prohiberait systématiquement l'usage. Mais les faits nous ont appris qu'un tel instrument doit être utilisé avec discernement. sous peine d'amener des déceptions, voire des désastres. Certes, il est des heures où le choix n'est possible qu'entre des maux. Encore faut-il que ce choix soit fait en pleine connaissance de cause et que, par ignorance, on ne se trouve devant un résultat tout différent de celui que l'on cherchait. C'est à dégager les possibilités d'une action au moyen de la monnaie, à en préciser les limites, à donner une claire notio.n des intérêts qu'elle menace et de ceux qu'elle sauvegarde, plutôt qu'à chercher les lois d'un pseudo-ordre naturel, qu'une étude réaliste du problème monétaire doit selon nous s'attacher. Mais pour se livrer avec quelque chance de succès à une pareille étude, il est au préalable nécessaire ae déterminer le domaine exact de la monnaie. Les progrès techniques qui ont poussé très loin le principe de la division du travail, ont élargi considérablement ce domaine; ils ont d'autre part fait de la monnaie un instrument indispensable au· fonctionnement du méçanisme économique moderne; autrement dit, ils ont transformé une commodité en une impérieuse nécessité. Ce besoin nouveau a pu être satisfait par l'accoutumance du public à la monnaie, accoutumance qui a permis de dégager d~ plus en plus la fonction monétaire de la matière, donc de donner à la monnaie des formes d'une reproduc-. tion plus aisée. Le système monétaire d'une nation moderne est ainsi dev~nu fort complexe. Nous avons cherché à en suivre la formation et l'évolution dans ce pays de vieille civilisation et de structure économique complexe qu'est la France. Nous avons essayé aussi de préciser comment l'État français a conçu son intervention dans le domaine monétaire.. Une brève référence à l'Ancien Régime établit que la mise de la monnaie au service des finances publiques a, il y a déjà plusieurs siècles, soulevé des problèmes et provoqué des réflexes qui, s'ils avaient été moins négligés, auraient orienté les théoriciens vers des voies très. différentes de celles dans lesquelles ils se sont égarés. Mais notre étude porte avant tout sur les cent cinquante dernières années de notre histoire et principalement sur la période postérieure à 1914. Car nous avons vécu cette période. Et nous ne saurions trouver
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ailleurs d'enseignements aussi complets ni aussi probants. D'autre part, depuis que le monde connaît un art de détruire qui sai~ utiliser pleinement les progrès réalisés dans l'art de produire, les troubles ont réapparu que jadis la guerre causait toujours dans les monnaies et dont les conflits du X/Xe siècle avaient écarté le souvenir. Mais ces perturbations sévissent dans un monde où la monnaie joue un rôle infiniment plus large que jadis. Aussi revêtent-elles un caractère d'acuité tel qu'aujourd'hui un,ouvrage sur la monnaie Tf,esaurait même être conçu -qui ne leur réservât pas la prelnière place. Ainsi ce travail qui, au demeurant, s'attache avant tout aux faits, est pour la plus grande part consacré aux événements récents et aux leçons que l'on en peut tirer. La monnaie, après avoir été mise au service de la politique de la défense nationale, a - lorsque fut acquis l'échec de la tentative d'un retour au régime d'avant 1914 - été mise au service de l'économie nationale. Un autre champ s'est par là-même ouvert à une politique monétaire active. Mais les maux causés dans divers pays par les bouleversements des dernières années, les soulagements qu'ont en revanche apportés à d'autres nations des mesures monétaires audacieuses, ont révélé tant les possibilités que les dangers d'une semblable politique. Ni ces possibilités, ni ces dangers ne pouvaient être expliqués par les théories qui jusque-là avaient été considérées comme les plus solides. Une revision de ces théories s'est donc imposée, revision à laquelle chaque jour apporte de nouvelles contributions. C'est par l'étude de l'évolution de ces théories que nous terminons cet ouvrage ou plutôt ce cours. Car, comme dans un cours, nous visons plus à ouvrir des esprits, à susciter la réflexion qu'à épuiser un sujet, d'ailleurs pratiquement inépuisable. Notre ambition sera satisfaite si nous avons contribué à donner aux étudiants français sur les questions de monnaie et de crédit l'information et l'esprit réaliste dont manquaient si fort les générations qui, depuis la guerre de 1914-18, ont conduit les finances et l'économie nationales.
LIVRE 1 FORMATION DES INSTITITTIONS
ALFRED POSE
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SECTION I
LA MONNAIE MÉTALLIQUE
CHAPITRE
1
GÉNÉRALITÉS SUR LES ORIGINES DE LA MONNAIE MÉTALLIQUE La monnaie métallique ne semble pas avoir été la première en date; c'est, en tout cas, ce que beaucoup de passages d'auteurs anciens laissent supposer. Aussi bien, le mot pecunia qui, en latin, désigne la monnaie, vient-il du mot pecus qui signifie bétail. Ainsi se trouve confirmé le rôle monétaire joué par les troupeaux, rôle auquel Homère fait allusion en diverses parties de L'Iliade. Nous savons aussi que, avant les métaux sans doute, les esclaves, les barres de sel, les peaux - chacun connaît les monnaies de cuir de Carthage - jouèrent le rôle de monnaie. Il est probable que ces premiers instruments des échanges furent remplacés d'abord par du fer, puis par du bronze. S'il faut en croire Plutarque, c'est le fer qui en Grèce fut la première monnaie métallique. Quant à l'argent, il n'y fut introduit, selon Roscher, qu'au cours du VIlle siècle. Toutefois, il semble bien que les colonies grecques d'Asie Mineure aient en cette matière été en avance sur la mère patrie. Comment les métaux précieux s'imposèrent-ils? D'après Conant, ce fut par« l'élimination des moyens d'échange moins désirables jusqu'à ce que le plus désirable eût été trouvé ». Et Conant cite à ce sujet Pantaleoni, selon lequel« le choix d'une chose déterminée comme agent d'échange a été effectué, de
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préférence à d'autres, ... par sélection naturelle, ainsi que celui de toute autre marchandise» (1). On ne peut sur ce point se livrer qu'à des hypothèses, l'histoire ne nous donnant aucune information précise sur le processus suivant lequel l'or et l'argent sont devenus des monnaies. Cela n'a pas empêché les économistes de disputer âprement de la question. En France où la thèse d'une monnaie naturelle a longtemps réuni la quasi-unanimité des suffrages, les métaux précieux ont été considérés comme ayant une sorte de vocation monétaire, comme étant la marchandise prédestinée au rôle de monnaie. C'est là le fond de la théorie dite de la monnaie-marchandise selon laquelle la monnaie est un bien pris pour luimême, pour son utilité. Ce bien, c'est le métal précieux, métal brillant, incorruptible et dont l'homme aime à se parer. On a objecté à la théorie de la monnaie-marchandise que les métaux précieux ayant une utilité médiocre, il était peu vraisemblable que celle-ci ait été à la hase de leur fonction monétaire. Mais il y a une méconnaissance complète de la psychologie humaine dans cette objection. En prenant le mot« utile» dans son sens courant, et non dans le sens spécial que lui donne le jargon économique, on peut affirmer que l'utile n'est pas l'unique objet des préoccupations de l'homme. La satisfaction des hesoins matériels ne suffit pas à notre nature. Nous avons aussi besoin de rêve, d'évasion. Et nous ne désirons pas moins ce qui nous enchante que ce qui nous assouvit. Si l'on veut s'imaginer ce que le métal précieux, incorruptible et toujours brillant, a pu représenter pour l'humanité primitive, que l'on songe à l'attirance qu'exerçaient, il y a encore peu de temps, sur les populations sauvages, les verroteries, le clinquant, tout ce qui paraît avoir capté un peu de cette divine lumière dont chaque soir, et pendant des siècles, les hommes ont redouté qu'elle s'éteignît pour toujours. . Ainsi que l'indique fort justement Babelon (2),« partout, dès qu'on rencontre la présence de l'homme sur la surfa.ce du globe, on constate, en même temps, que le superflu est ce qui, par instinct, semble le plus nécessaire; l'homme connaît à peine (1) Conant, Monnaie et Banque. Principes, t. l, p. 46. (2) Babelon, Les Originei de la monnaie, p. 248.
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l'usage des vêtements, qu'il suspend à son cou, à ses bras, à ses jambes et à ses oreilles, des colliers, des bracelets, des hagues, des pendeloques de toutes formes, pour la confection desquels les métaux nobles sont partout et toujours préférés». Conant, de son côté, note: « Ce n'est pas accidentellement que ces articles d'ornementation qui paraissent inutiles en euxmêmes, ont servi, dans des conditions extrêmement différentes, chez les nations barbares, semi-civilisées et civilisées» (1). Ainsi il ne suffisait pas que l'or et l'argent, en dehors de leur fonction monétaire, fussent sans valeur pratique, pour n'être pas désirés. Leur beauté, leur brillant les rendaient à eux seuls et désirables et vénérables, puisqu'il semble qu'on les ait respectés comme chose divine. Leur fonction monétaire s'explique logiquement par là; elle n'a pas été voulue de propos délibéré, elle est venue d'elle-même, comme la suite naturelle de la demande générale que suscitaient leur éclat et leur prestige. Mais, progressivement, et du fait même du développement des échanges - développement que leur existence a d'ailleurs permis -l'or et l'argent ont tiré de leur fonction monétaire une utilité nouvelle. L'habitude aidant, chacun a de plus en plus oublié le métal brillant et pur pour ne voir, dans le lingot qu'il recevait, que la monnaie, c'est-à-dire le moyen d'acquérir ce qui pouvait lui plaire. L'évolution a bien été indiquée par Bullock, qui écrit : « De cette manière, la marchandise universellement acceptée acquit. une fonction nouvelle et distincte. Antérieurement, elle était simplement prisée comme objet de consommation personnelle ; maintenant, elle est aussi demandée comme moyen de faciliter les échanges; autrefois, c'était une marchandise commune : actuellement, c'est une marchandise particulière remplissant une fonction spécial.e, celle de servir d'instrument général d'échange. Chaque fois qu'une marchandise acquiert cette fonction, elle devient monnaie» (2). Et, poussant plus loin la pensée de Bullock, que la crainte de s'éloigner du dogme de la monnaie-marchandise gêne visiblement, nous dirons, reprenant les termes de Bloch (1), lequel (1) Conant, op. cii., loc. cil., p. 42. (2) Bullock, Introduction d l'étude des sciences économiques, p. 211. (3) Marc Bloch, Le Problème de l'Gr au Moyen Age (Annales d'Histoire Economique et Sociale, janvier 1933, nO 19).
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d'ailleurs protesterait certainement contre l'usage que nous en faisons: de« hut» qu'il était, le métal est devenu« un moyen». Ainsi sa qualité intrinsèque n'a plus joué de rôle. C'est dire que si le concept de monnaie-marchandise nous paraît indispensahle pour expliquer la naissance de la monnaie, il ne ,tsaurait aujourd'hui être invoqué en vue de rendre compte de la fonction monétaire ou, si l'on veut, du pouvoir général d'achat actuel des métaux précieux. Ce qui le prouve bien, d'ailleurs, c'est le fait que la plupart des pays civilisés n'ont à l'heure présente qu'une monnaIe de papier, sans aucune valeur intrinsèque. Sans doute, ce papier, comme nous le verrons, est censé représenter une certaine quantité de métal. Mais ce n'est plus là, depuis de longues années, qu'une fiction - au moins pour le règlement des échanges qui se font dans le cadre des frontières nationales. Ainsi la· monnaie de papier ne pourrait exister si la fonction monétaire s'attachait toujours à la qualité intrinsèque de l'instrument monétaire. Toute contestation sur ce point devient superflue quand on rappelle qu'entre 1914 et 1926, c'est-à-dire pendant plus de douze ans, la France a vécu sous le régime officiel du papiermonnaie et qu'après un retour partiel à l'or, entre 1928 et 1936, notre pays, à l'instar de toutes les nations civilisées, est revenu à ce régime. Ce concept de la monnaie-marchandise, les économistes le discréditent donc en prolongeant à tort, dans le temps, sa valeur explicative. Il n'en reste pas moins, semhle-t-il, que les qualités propres des métaux précieux aient bien été à l'origine de leur fonction monétaire. A leur attrait, qui en a fait des monnaies, ces métaux ont ajouté des propriétés physiques qui, techniquement, les rendent particulièrement aptes à jouer leur rôle monétaire. Inaltérables, ils se conservent indéfiniment, si bien que le monde en possède aujourd'hui un stock suffisant pour que les quantités nouvelles qui en sont produites chaque année, n'en puissent modifier sensiblement la valeur. Dans son rapport définitif, la Délégation de l'Or du Comité financier de la Société des Nations évaluait à 12.078 millions de dollars le stock d'or du monde au 30 juin"1931. Et encore, ce chiffre était-il déclaré au-dessous de la réalité,
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car il avait été établi en faisant « entièrement abstraction de l'or thésaurisé en Asie et en Afrique, ainsi que dans certaines autres parties du monde, or qui n'est pas susceptible d'évaluation» (1). Au cours des six années qui se sont écoulées depuis la fin de 1925 jusqu'à la fin de 1931, ce stock s'est accru, en moyenne, de 3 1/3 % par an (2). C'est là un coefficient d'augmentation qui n'est guère supérieur à celui que doit normalement atteindre l'accroissement de la richesse. Ainsi, à une offre d'or que chaque année augmente, s'est opposée une demande qui s'est développée suivant un rythme sensiblement égal, et le Comité de l'Or conclut que la production annuelle du métal n'a pu guère avoir d'action sur sa valeur. Depuis le temps où la Délégation de l'Or poursuivait ses travaux, la production annuelle de métal s'est beaucoup accrue puisque, de 1929 à 1940, elle a doublé. Le pourcentage d'augmentation est donc devenu très supérieur à celui que la Délégation notait dans son rapport. Mais il serait erroné de penser que l'accroissement de la production a provoqué une baisse de la valeur de l'or. Bien au contraire la hausse a été considérable. Cette hausse n'a pas été due à une augmentation proportionnellement plus forte de la production, mais à une demande anormale de métal à des fins de thésaurisation. Ainsi l'or s'est révélé une monnaie d'une valeur moins stable qu'il ne l'avait été dans le passé. En faisant abstraction de périodes anormales comme celle que nous vivons, il faut, en temps ordinaire, pour que la valeur du métal ne soit pas affectée par les quantités extraites chaque année, que ces quantités ne dépassent pas certaines limites, ce qui revient à dire que l'or doit rester un métal relativement rare. Il n'est donc pas douteux que, dans la stabilité relative de la valeur du métal précieux, la rareté a joué un grand rôle. L'exemple de l'argent est, à ce point de vue, très caractéristique. Quand de nouvelles découvertes minières et des procédés d'extraction perfectionnés ont permis un accroissement massif de sa production, l'argent a pratiquement perdu la fonction (1) Société des Nations: Rapport de la Délégation de l'Or du Comité financier, p. 36, note 1. Genève, 1932. (2) Ibid., p. 33, note 1.
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monétaire, tombant dans le rôle subalterne de simple monnaie divisionnaire. Aujourd'hui il est devenu un métal dont les usages industriels l'emportent sur la fonction monétaire. Il ressort par exemple, d'une étude publiée par le Bulletin quotidien de la Société d'Études et d'Informations économiques (numéro du 10 février 1938) que si, en 1937, il a été produit 276 millions d'onces d'argent (soit environ 8.585.000 kilos), il n'en a été frappé que 32,9 millions d'onces. Sans doute l'Extrême-Orient importe du métal en lingots, métal qui est thésaurisé et constitue de la monnaie en puissance. Mais la demande de l'Inde, en 1937, n'a pas dépassé 58 millions d'onces. En revanche, l'utilisation de l'argent à des fins artistiques et industrielles ne cesse de progresser. Aux États-Unis et au Canada, elle a, en 1937, augmenté de 20 oh> sur 1936. Dans le domaine purement industriel, la mise en fabrication d'alliages nouveaux, pour lesquels des recherches étaient effectuées depuis plusieurs années, a entraîné une consommation d'argent supérieure de 35 % à celle de l'année précédente. En Europe, .les deux principaux consommateurs ont été l'Allemagne (15,9 millions d'onces) et l'Angleterre (15 millions d'onces). Il se peut qu'au cours de ces dernières années la politique instaurée par le président' Roosevelt, en vue d'accroître les débouchés monétaires de l'argent, ait quelque peu modifié de tels pourcentages. Mais quel qu'ait été le succès des mesures prises, l'argent n'en reste pas moins déchu de son rôle de monnaie. Une autre propriété physique qui a beaucoup servi les métaux précieux dans leur fonction monétaire, a été leur homogénéité. Cette qualité permet la division à l'extrême des lingots sans que la valeur du métal se trouve en rien altérée. Ce fut là pour une monnaie une qualité très précieuse et sur laquelle il serait vain d'insister. Pour bien marquer cette supériorité de l'or et de l'argent, il suffit de les comparer, à çe point de vue, avec une autre matière précieuse comme le diamant. Un diamant de vingt carats vaut beaucoup plus que quatre diamants de cinq carats et infiniment plus encore que vingt diamants d'un carat. On voit dans ces conditions combien il aurait été malaisé d'avoir pour unité monétaire un diamant d'un carat. Pratiquement, ce diamant n'aurait pu comporter de multiples
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ou de sous-multiples. Ajoutons à cela que la valeur du diamant ne varie pas seulement avec son poids: l'éclat entre aussi en ligne de compte. Et c'est là une nouvelle complication qui fait encore davantage ressortir la supériorité des métaux précieux dans la fonction monétaire : ils restent égaux à eux-mêmes, leurs propriétés physiques étant constantes. Ils ne comportent donc pas de différences qualitatives qui auraient pu jeter le trouble dans leur valeur et gêner ainsi les échanges. A tous ces avantages, les métaux précieux ont joint celui de pouvoir être aisément frappés. Babelon écrit d'eux qu'ils ont « à la fois assez de malléabilité pour recevoir l'empreinte d'un type monétaire », et assez de dureté pour conserver toujours cette empreinte et « ne pouvoir être usés que par un frottement incessant et prolongé ». Malléàbilité, dureté suffisante, homogénéité, inaltérabilité, grosse valeur sous un petit volume, telles sont les qualités qui ont confirmé les métaux précieux dans leur rôle de monnaie. Ce rôle, nous ne savons quand les métaux ont commencé à le jouer, mais, même s'il remonte à des temps très lointains, on peut affirmer, sans beaucoup de chances d'erreur, que pendant longtemps les monnaies en argent et surtout en or furent rares. Sans doute, pendant de longs siècles, le régime de l'économie fermée a été la règle et les échanges ont, par conséquent, été exceptionnels. Mais, eussent-ils été plus fréquents, qu'ils n'auraient pu trouver dans les lingots d'or et d'argent en circulation un instrument suffisant. Ainsi les métaux précieux constituaient non pas principalement des instruments d'échange, mais, comme l'écrit Conant,« des trésors marquant la fortune et la puissance de monarques et de riches particuliers et formant une réserve pour les cas imprévus». Nous sommes encore à demi dans la période où, pour reprendre les mots de Walker (1), « l'or et l'argent étaient considérés comme un but et non comme un moyen, comme un trésor et non' comme monnaie. Ils n'étaient pas répartis par le commerce, mais par la guerre: c'est la main des conquérants qui les arrachait des palais et des temples. S'ils sortaient des coffres des monarques, ce n'était pas afin de pourvoir de marchandises les caravanes du commerce, mais (1) Francis A. Walker, Money, Londres, 1891, p. 108.
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pour remplir les chariots ou les voitures à mules, pour charger les chevaux d'apparat ou les trains de chameaux d'une armée victorieuse». L'or en ce temps restait donc encore, et avant tout, une marchandise, sa fonction de monnaie étant accessoire. Cette fonction, les métaux l'ont remplie tout d'abord sous forme de lingots que l'on essayait et que l'on pesait. Formalités longues et compliquées, mais, tant que l'échange fut une opération exceptionnelle, la lenteur qu'impliquait un tel mode de procéder, ne constitua pas une très grande gêne. Une première mesure qui allégea ces formalités et facilita grandement les transactions fut l'empreinte sur les lingots d'une marque en garantissant officiellement le titre. Plus tard, et afin d'éviter les fraudes, d'autres mesures furent prises : vérification des balances en Judée, monopole de la pesée qui fut confiée à des fonctionnaires en Grèce et à Rome. Mais ces mesures devinrent insuffisantes avec la multiplication des échanges. Aussi, pour satisfaire aux besoins du commerce, l'~tat mit-il en circulation des lingots dont il garantit à la fois la teneur de fin ou titre et le poids, en les frappant d'un sceau spécial. Ainsi naquit un nouveau régime que l'on pourrait, en l'opposant à celui de la pesée, appeler le régime du numéraire, puisqu'il substitua aux lenteurs de la pesée la simple et rapide numération des pièces de monnaie. Ce fut là une modification dont il est inutile de souligner la portée. On ne sait à qui il faut attribuer l'invention de la frappe. Selon Mommsen, « tous les renseignements que nous fournit l'étude des monuments, d'accord avec l'histoire et la tradition, établissent d'une manière positive que l'Asie Mineure a été le berceau de l'art monétaire, et que les premières monnaies étaient d'or. Les plus anciennes sont incontestablement les statères de Phocée, de Cyzique et ceux du roi Crésus. La plupart de ces monnaies d'or, frappées d'un seul côté, peuvent se grouper autour d'un étalon fort ancien dont le poids devait être de 15 grammes à 16 gr. 5... » (1). « Les plus anciennes de ces monnaies... sont d'un or, sinon pur, du moins légèrement allié d'argent» (2), alliage que l'on nomme habituellement electrum. (1) Mommsen, Monnaies romaines, t. l, pp. 1 et 2. (2) Ibid., p. 5.
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Il
L'exemple de la frappe ainsi donné par les colonies grecques d'Asie Mineure fut suivi par les Perses, dont la plus ancienne monnaie semble avoir été celle du roi Darius, la darique; cette pièce, selon Mommsen, correspondait au statère et pesait de 16 gr. 50 à 16 gr. 70. Elle était d'un or particulièrement pur. Si« la base de la monnaie asiatique est l'or, celle de la monnaie grecque est l'argent». D'après Mommsen, le point de départ de la monnaie grecque d'argent appelée drachme est le statère babylonien d'argent, la drachme représentant parfois la moitié et, le plus souvent, le tiers de ce statère dont le poids tournait autour de Il grammes. La drachme pesait donc, suivant le cas, environ 3 gr. 5 ou 5 gr. 5. Elle avait comme subdivision l'obole, qui valait 1/6 de drachme.
CHAPITRE
II
LES ORIGINES GRÉCO.LATINES 1. _
C'est, nous l'avons indiqué, au cours du siècle - Stanley Jevons parle même que la monnaie d'argent a été introduite en
LA GRÈCE
VIlle
de l'an 900 Grèce. M. Gonnard, dans son Histoire des Doctrines monétaires, insiste sur la richesse de la numismatique monétaire grecque qui est prodigieuse, puisque, au dire d'E. Bahelon, nous connaissons « cinq ou six cents rois ou dynastes, et près de quatorze cents villes qui ont frappé monnaie, dans des conditions d'inépuisahle fécondité et de renouvellement continu» (1). Les monnaies ainsi frappées en Grèce ont été d'une diversité remarquahle.« On en connaît... en or, en argent, en électrum (1)ÀEx:rpov, alliage naturel ou artificiel des deux premiers métaux), en cuivre, en hronze, en orichalque (ce nom somptueux désignant simplement le laiton ou cuivre jaune), en potin (mélange de cuivre jaune et de cuivre rouge), en plomh, en fer (celles-ci peut-être les plus fréquemment employées au déhut), sans parler des monnaies non métalliques de cuir, porcelaine, terre cuite, hois, verre, qui furent employées parfois accidentellement comme monnaies fiduciaires, dans des circonstances difficiles, comme les sièges (monnaies ohsidionales) » (2). Les différentes pièces de monnaie « étaient extrêmement nomhreuses, et tiraient leur nom, tantôt de leur poids, taIl:tôt du- métal dont elles étaient faites, ou encore du pays qui les émettait, des personnages qui les faisaient frapper, des empreintes qu'elles portaient, etc.» (3). Toutefois, ainsi que (1) Gonnard, Histoire des Doctrines monétaires, t. l, p. 19. (2) Ibid., pp. 19 et 20. (3) Ibid., p. 21.
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nous l'avons indiqué, la principale monnaie chez tous les peuples helléniques était la drachme. Cette monnaie avait le plus souvent des multiples jusqu'à la dodécadrachme, des sousmultiples dans l'obole (qui était le 1/6 de la drachme) et les multiples de l'obole (allant jusqu'à la décobole) ; un autre sousmultiple de la drachme était le tartemorion (égal à 1/4 d'obole ou 1/24 de drachme), lequel avait aussi des multiples allant jusqu'au tritemorion (représentant 3/4 d'obole ou 1/8 de drachme). Toutes ces monnaies étaient en argent. Le statère était le plus souvent une monnaie d'or ou d'electrum - il valait, en principe, 2 drachmes. Il y eut, toutefois, des statères d'argent. Les mutations monétaires furent fréquentes en Grèce. S'il faut en croire Glotz, la plupart des villes tiraient des bénéfices très importants de leurs émissions de monnaie. Glotz affirme même que ces bénéfices étaient« scandaleux ». La frappe de l'electrum a, selon lui, favorisé la fraude, les additions d'argent destinées à« aider la nature» étant aisées avec ce métal. Mais les manipulations ne se sont pas arrêtées à l'electrum. Les monnaies d'argent ont été également adultérées, du cu~vre et du plomb y étant incorporés. Ces manipulations ont pris parfois la forme la plus brutale tel le surhaussement édicté par Denys de Syracuse, lequel donna à ses créanciers l'ordre de se présenter avec tout leur numéraire, en doubla la valeur par une surfrappe, éteignant ainsi sa dette, et poussant le cynisme jusqu'à s'approprier ce qui restait de la valeur nominale supplémentaire ainsi donnée aux espèces. Athènes ne paraît pas s'être livrée à de tels èxcès. Ses monnaies ont gardé la réputation d'avoir été parfaitement loyales et sa drachme a joui d'un immense crédit dans tout le bassin méditerranéen. On pense que les gisements d'argent du Laurium, en permettant à Athènes d'avoir une circulation monétaire de quelque importance, ont été pour beaucoup dans la qualité de la drachme attique. La conquête de la Grèce par Philippe substitua les pièces macédoniennes aux pièces grecques. Mais il fallut les victoirei d'Alexandre pour doter la Grèce d'un stock monétaire suffisant. Les trésors de Persépolis, de Babylone, d'Ecbatane et de SUie
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en se déversant sur l'Hellade gonflèrent considérablement la circulation qui, s'il faut en croire M. Mickwitz (1), était, jusque-là, restée très faihle. Cet afBux de métaux précieux provoqua une hausse importante des prix et déprécia considérablement la monnaie de cuivre. De Grèce, les métaux précieux se répandirent en Égypte où, sous les Ptolémée, se développa un système de crédit qui, s'il faut en croire Glotz, fut extrêmement compliqué, allant même jusqu'à comporter la création de monnaie scripturale et l'usage des chèques. L'Italie du Sud reçut aussi, par le canal de la Grèce', les métaux précieux de l'Asie et c'est là que Rome allait les trouver. Le bronze fut longtemps la monnaie de la pauvre et rude cité qu'était Rome. S'il faut en croire M. A. Blanchet, c'est seulement deux cents ans avant notre ère que la monnaie d'argent y eut réellement cours. Le bronze lui-même, d'ailleurs, nous dit Mommsen, n'y fut pas frappé avant le v e siècle. La grande unité de ce système de monnaie de bronze fut l'as dont les plus anciens types remontent, selon Babelon, à la loi Papiria, c'est-à-dire à 430 avant notre ère. Cet as avait le poids de la livre romaine, soit 327 grammes, et pour cette raison il a été désigné sous le nom d'as lihral. L'once ou uncia était le 1/12 de l'as. « Les multiples de l'as, écrit Mommsen, se nommaient dupondius (2 as), tressis (3 as), quadrussis (4 as), quincussis (5 as) et ainsi jusqu'à nonussis (9 as), et depuis decussis (10 as) jusqu'à centussis (100 as) ... « Quant aux multiples de l'once, qui étaient en même temps des fractions de l'as, leurs noms indiquaient leur rapport avec l'as. Ainsi sextans = 2 onces (six font un as), quadrans = 3 onces (quatre font un as), triens = 4 'onces (trois font un as) » (2). Ce sont les guerres avec l'Italie méridionale qui semhlent avoir permis l'introduction à Rome d'une monnaie d'argent. D'après Mommsen (3), qui s'appuie sur Tite-Live, c'est en l'an 268 2. _ ROME
(1) Annales d'Histoire.Economique et Sociale, 1934, pp. 235 et suive (2) MOlnlnsen, op. cil., t. l, p. 200. . (3) :Monllnsen, op. cil., t. Il, pp. 28 à 30. Les vues de MOlnmsen à ce sUJet
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avant J.-C.,« quatre ans avant la première guerre punique, que furent frappés à Rome les premiers deniers (nom donné aux nouvelles pièces d'argent). C'est aussi à cette époque que l'administration de la monnaie, ou plutôt l'atelier monétaire de la Répuhlique, fut établi sur le Mont Capitolin, dans le Temple de Junon la Conseillère (Moneta) », d'où devait venir le mot de monnaie. Le rapport de valeur entre le denier d'argent et l'as de hronze, prlUlltlvement iixé à dix contre un, d'où le nom de denarius, fut élevé, en 217 avant J .-C., à seize contre un. Cette baisse de ras par rapport au denier provient de la réduction du poids de l'as. Le vieil as lihral, du fait d'affaiblissements successifs, était en effet tombé d'une livre ou douze onces-poids à quatre onces en 268, et, après la bataille de Trasimène, à une once. L'as d'une once lui-même devait être supprimé par la loi Papiria de 665 (89 avant J .-C.), le cuivre tombant au rang de monnaie d'appoint. Faut-il penser, avec M. Ch. Appleton, que cet affaiblissement continu du poids de l'as aurait été dû à l'abaissement de la valeur de l'argent qui affiuait à Rome? Le denier d'argent étant tarifé dix as, c'est la diminution de sa valeur qui aurait provoqué un affaihlissem~nt du poids de l'as. Il semble toutefois que cette explication ne soit que partiellement valable. L'affaihlissement du poids de l'as a été dû également à des manipulations monétaires causées par les besoins de la République, notamment pendant la première guerre punique. Le denier d'argent, qui à ses débuts (268 avant J.-C.) pesait 4 scrupules (4 gr. 55), fut, en effet, réduit à 3 scrupules 3/7 (3 gr. 900) et taillé sur le pied de 84 à la livre. Il était d'argent :fin et son crédit fut immense. Mais, sous le règne de Néron, il fut l'objet de manipulations qui, par la suite, s'aggravèrent et en firent une pièce de mauvais aloi. Mommsen distingue trois périodes dans cette évolution : 10 Vers l'année 60 de notre ère, sous Néron, le poids du denier tombe de 1/84 à 1/96 de livre; d'autre part, au lieu d'être en argent pur, il est constitué par un alliage de 5 à 10 %; s~nt. confirm~es par les travaux récents de Haeberlin (Systematik des iiltesten romzschen J\;lunzwes~ns) et de Mattingly (The first Age of Ronlan Coinage, Journal of Roman Studzes, 1930, p. 19).
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2° Vers l'année 100, sous le règne de Trajan, l'alliage augmente jusqu'à environ 20 %; 3° Enfin, sous Septime Sévère, en 198 après J.-C., il monte à 50 ou 60 %, ce qui, réduit en monnaie actuelle, reviendrait à une valeur primitive de 89 1/4 centimes environ, tombant à 79 sous Néron, à 56 1/4 sous Trajan, à un peu plus de 37 centimes et demi sous Septime Sévère (1). Pour des raisons que l'on ignore exactement, mais qui très probahlement - l'histoire en fait foi - tiennent au fait que le denier, devenu trop faible, ne répondait plus aux besoins du commerce, des monnaies plus lourdes furent frappées, notamment par Caracalla qui « en 215~ l'année même-où il réduisit la pièce d'or à 1/50 de livre, commença à faire frapper un autre genre de monnaie qui acquit une... grande importance dans le monnayage romain. On la reconnaît à la couronne radiée _qui orne l'effigie impériale, et au cr:oissant sur lequel est placé le buste des impératrices» (2). Cette monnaie reçut le nom d'argenteus Aurelianus ou argenteus Antoninianus (du nom de l'empereur· M. Aurelius Antoninus Caracalla). Dès lors, le denier et l'antoninianus deviennent à tour de rôle la principale monnaie d'argent. Disons d'ailleurs que, s'il fut au début plus fort que le denier, l'antoninianus tomba rapidement au-dessous, du fait des manipulations qu'il subit; progressivement il en ar~iva au point de n'avoir plus que la valeur du cuivre. Au Ille siècle, en effet, « depuis l'époque de Gallien jusqu'au milieu du règne de Dioclétien, le système monétaire romain peut être considéré comme une banqueroute en permanence. La monnaie qui servit à consommer cette hanqueroute fut l'antoninianus que l'on pourrait appeler l'assignat de l'époque. On en fabriquait des masses considérables pour parer aux embarras du trésor» (3). Si le denier échappa au sort de l'antoninianus, c'est que, « depuis Gordien III, son émission avait été suspendue, et que ceux qui restaient dans le commerce, étaient des pièces d'une valeur relativement supérieure» (4). L'or, sous la République, ne fut pour ainsi dire pas frappé: ce (1) Mommsen, op. dt., t. III, p. 30. (2) Ibid., p. 70.
(3) Ibid., p. 147. (4) Ibid., p. 146.
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ne sont pas, en effet, les quelques pièces mises en circulation par Sylla (86 avant J.-C.), Pompée (81) et César (46) qui permettent de dire que la République eut, au cours de ses dernières années, une monnaie d'or. Toutefois, ce métal était parfois utilisé comme monnaie dans le commerce. Mais c'était sous forme de lingots que l'on pesait. L'altération de tels lingots fut d'ailleurs assimilée par Sylla à la fabrication de la fausse monnaie d'argent et punie des mêmes peines. D'après Mommsen, le rapport de valeur entre l'or et l'argent était, au Ile siècle avant J .-C., de 1 à 11,91, la livre d'or valant 4.000 sesterces ou 1.000 deniers, soit Il 19/21 livres-poids d'argent. Après les guerres contre les Celtes, la grande quantité d'or rapportée de Gaule par César fit tomber la livre de métal jaune à 3.000 sesterces. Le rapport de valeur de l'or à l'argent était .. b~" 1 aInSI tom e a - - . 8,93 Cette abondance relative de l'or rendit possible, dès le commencement de l'Empire, la frappe en très grandes quantités du denarius aureus que, bientôt d'ailleurs, l'on appela plus brièvement l'aureus. Selon Mommsen, qui s'en rapporte à Pline, le poids normal de l'aureus était de 1/40 de livre ou 8 gr. 185. Ce poids, rapporte Pline, fut petit à petit réduit par les empereurs. Il tomba même, sous Néron, aux environs de 7 grammes. Ce fut là, après quelques tentatives passagères faites, pour revenir au poids primitif, par Domitien d'abord, Antonin le Pieux ensuite, le poids normal de l'aureus jusqu'au Ille siècle. Sous Caracalla, en effet, une nouvelle baisse paraît -avoir été enregistrée, qui fit tomber l'aureus à 1/50 de livre, soit 6 gr. 55. Ce dernier poids resta longtemps le poids légal, mais cela ne veut pas dire qu'il fut le poids effectif. Car une anarchie totale s'instaura en matière d'émissions de monnaie d'or, anarchie qui, écrit Mommsen, « rendait illusoire toute espèce de fixation du poids des pièces». On en vint à ne plus tenir les pièces d'or pour monnaie; « ces pièces n'étaient plus regardées que comme des fragments de lingots estampillés à l'effigie impériale et ne pouvaient être acceptées dans le commerce que la balance en main ». Une réforme monétaire devenait nécessaire. Elle fut entreprise à la fin du Ille siècle par Aurélien et Tacite, si hien qu'au début du IVe siècle, avec Constantin le Grand, une certaine paix ALFRED POSE
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monétaire put être obtenue. Constantin, par un édit de 312, stabilisa l'aureus à 1/72 de livre (soit 4 gr. 55 contre 8 gr. 185 à l'origine), cet aureus prenant le nom de solidus ou sou. Des pièces d'argent fin furent émises. Mais la circulation était tellement encombrée de pièces sans valeur que, comme dans les temps anciens, l'on n'acceptait plus les pièces qu'au poids, une proportion :fixe étant établie entre la valeur des différents métaux. Après diverses oscillations, cette proportion fut fixée par le tarif de Justinien, à la fin du IVe siècle, à 1/14,4 pour or contre argent et à 1/100 pour argent contre cuivre~« Si nous comparons ces proportions avec celles du temps de la Répuhlique, où l'or était à l'argent comme 1/11,91, l'argent au cuivre comme 1/250, nous voyons que l'argent avait singulièrement baissé de valeur» (1). Ce retour à la pesée fut facilité par diverses mesures. C'est ainsi que« le Gouvernement avait fabriqué et déposé. dans les principales villes des étalons particuliers, pour faciliter le contrôle du poids des pièces d'or (exagia solidi), et des employés spéciaux devaient procéder à ce contrôle sur la demande des particuliers» (2). La réforme de Constantin donna au monde romain finissant une monnaie stable et à laquelle la division de l'Empire en deux ne porta pas atteinte. Les monnaies de l'Orient continuèrent, en effet, à circuler dans l'Empire d'Occident, et les barbares eux-mêmes les acceptaient en paiement. Il est donc naturel que la chute de l'Empire n'ait eu au début que peu d'influence sur le système monétaire des pays qui le constituaient. (1) Mommsen, op. cit., t. III, p. 156.
(2) Ibid., p. 157.
CHAPITRE
III
LA MONNAIE MÉTAI~LIQUE DANS L'ANCIENNE FRANCE
Si, après les grandes invasions le régime de l'étalon'.., b. or contInuaIt a su sIster en Gaule, au moins en apparence, l'aureus solidus ou sou d'or, dont on frappait 72 à la livre romaine de 327 grammes, constituant· l'unité monétaire, en pratique la monnaie d'or disparut progressivement de la circulation. Les rois mérovingiens firent bien frapper quelques pièces à leur effigie, mais, selon Prou, si l'on en juge d'après les monuments numismatiques laissés par ces rois, ce monnayage fut un accident (1). Il semble d'ailleurs que les Mérovingiens aient tacitement admis la frappe au nom et au bénéfice des églises ou des évêques, si bien qu'à cette époque circulaient à la fois les monnaies impériales, les monnaies royales et les monnaies ecclésiastiques. pès le début du VIlle siècle, la frappe de l'or s'arrêtait en Gaule. C'est donc l'argent qui, pratiquement, devint la seule monnaie. Il semble avoir circulé d'abord sous forme de deniers serrati ou bigati, taillés à. raison de 96 à la livre romaine et pesant 3 gr. 40. Ces deniers qui remontaient aux premiers temps de l'Empire et qui n'avaient plus cours depuis longtemps, avaient été thésaurisés par les Francs et reparaissaient à la' faveur de cette disette d'or. Pépin le Bref et Charlemagne allaient consacrer légalement le retour à l'argent, le sou d'or 1. - L':tVOI.lUTION DU SYSTÈME MONÉTAIRE FRANÇAIS
(1) Prou, Introduction au Ca.talogue des Monnaies mérovingiennes de la BiblioNationale, 1892.
th~que
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devenant une simple monnaie de compte et la monnaie réelle étant le denier d'argent, dont on tailla d'abord 264, puis 240 à la livre (on ne connaît pas exactement le poids de cette livre (1). Le denier, écrit Marc Bloch (2), « était né dans la Gaule franque - plus exactement... dans la Gaule carolingienne. Peu à peu, tout l'Occident· l'adopta ; l'Angleterre, pour lui., renonça à ses sceatta, par trop légers. Lui-même, pourtant, était encore de bien faible poids; sous Charlemagne, il eût valu, en francs de Germinal, à peu près 0 fr. 30... Le sou ne subsista plus que comme unité de compte; on stipulait encore en sous., mais, toutes les fois du moins que le paiement avait lieu en monnaies et en monnaies indigènes, on versait des deniers, l'équivalence étant fixée généralement - non en tous pays cependant - à douze deniers le sou». C'est en tout cas cette équivalence qu'établit le Capitulaire de Leptimes (743), lequel donne au sou lui-même un multiple dans la livre-monnaie, celle-ci valant vingt sous. Marc Bloch, dans son article précité, s'est posé la question de savoir « pourquoi la plus grande partie de l'Europe a ainsi, au IX e siècle ou environ, renoncé au monnayage officiel de l'or». Il répond qu' « un grand fait doit dominer toutes les tentatives d'explication: l'Europe occidentale et centrale ne produisait et ne pouvait produire que très peu d'or... Depuis la préhistoire, depuis l'époque romaine, bien des gisements s'étaient taris, ou du moins ne donnaient plus que des quantités extrêmement faibles: tels ceux de l'Irlande, si abondants à l'âge du Bronze, ceux des Pyrénées orientales, utilisés aux premiers temps de l'Empire... Par ailleurs, les mines encore vierges des Alpes orientales et de la Silésie étaient ignorées; elles ne paraissent pas avoir été mises en exploitation avant les environs de l'an 1200». Enfin, les stocks d'or qui pouvaient exister dans l'Europe occidentale, étaient petit à petit partis vers l'Orient : « étoffes précieuses, ivoires, armes de luxe, épices surtout, tout cela venait d'Orient, et l'Occident, en échange, ne fournissait rien de tel. Il devait donc payer ses importations en numéraire ou en lingots. Et ce métal, monnayé ou non, qui était ainsi (1) Voir sur ce point A. Blanchet. Manuel de Numismatique française, t. l, pp. 360 et suiv. (2) Marc Bloch, op. cit.
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peu à peu retiré de la circulation indigène, c'était, avant tout, l'or, seul instrument d'échanges pourvu d'une valeur véritablement internationale ». Cet épuisement des réserves d'or de l'Europe occidentale explique le régime de monométallisme-argent auquel cette partie de l'Europe dut en fait se résoudre. D'autant que les mines de Melle, en Poitou, celles du Massif Central, de la Sardaigne, du Harz pouvaient, à défaut d'or, approvisionner de métal blanc la circulation monétaire. Il convient de noter toutefois que, même ainsi entretenue, cette circulation restait encore faible eu égard aux besoins. A telle enseigne que beaucoup de paiements se faisaient en nature. Telle était, par exemple, la règle en Austrasie pour l'acquit, par la population rurale, de ses redevances ou de ses dettes. On en était même arrivé à tarifer le bétail à des sommes conventionnelles : ainsi le bœuf dont les 'cornes étaient apparentes, devait être pris pour deux sous, la vache pour trois, le cheval pour douze, etc. En même temps qu'il avait institué un système monétaire fondé sur l'argent, Charlemagne, restaurateur des prérogatives royales, avait à nouveau fait du monnayage l'affaire de l'État (1). Mais avec l'éclipse du pouvoir royal, le désordre allait recommencer. Progressivement, le droit de battre monnaie fut usurpé par des évêques, des collectivités religieuses",. des comtes et des vicomtes. Comme bien l'on pense, ces usurpations, en se multipliant, eurent pour résultat d'inonder le royaume des monnaies les plus disparates, tant et si bien qu'à l'avènement de la Ille dynastie, celle des Capétiens, il n'y avait plus en France, d'après Prou,« de monnaie royale, si l'on entend par là une monnaie émise en vertu d'un ordre royal, dont le titre et le poids sont fixés par le souverain pour toute l'étendue de son royaume» (2). Ce désordre se trouvait accru du fait que« rien ne constatait, dans la légende des pièces d'or et d'argent -les monnaies noires (c'est-à-dire fiduciaires) mises à part -la valeur pour laquelle elles circulaient» (3). Pour s'y reconnaître, le public devait (1) Selon Levasseur (Histoire du Commerce de la France, t. l, p. 41) Pépin le' Bref, avant Charlemagne, aurait exercé à peu près seul le droit de battre monnaie. (2) Prou, Politique monétaire des Rois de France du X· au XIIIe siècle, p. 72. (3) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit., t. II, p. 80.
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donc être naturellement conduit à ramener toutes ces espèces à une seule monnaie dite« monnaie de compte», en laquelle on stipulait. Ainsi l'habitude s'était instaurée de procéder comme suit dans les transactions : « 10 on comptait en une monnaie... conventionnelle, livre, sou, denier», la livre valallt vingt sous et le sou douze deniers,« et 20 l'on payait en une monnaie réelle~1 mais de prix variable, c'est-à-dire soumise à un change en monnaie de compte» (1). Les monnaies de compte auxqllelles on ramenait les diverses pièces en circulation, étaient donc la livre et ses subdivisions. lIistoriquement, éela s'explique parfaitement, puisque longtemps, nous l'~vons vu, le denier a été la seule monnaie qui fût réellement en circulation. Le sou et la livre, qui étaient un compte abstrait de deniers, ne paraissent avoir jamais eu d'existence matérielle. Du moins, si d'aventure une pièce de monnaie a circulé qui valût un sou (tel a été le cas du gros de Saint Louis qui, à l'origine, a valu un sou tournois), jamais elle n'a porté ce nom. C'est ce que note, entre autres, M. de Vienne qui écrit: « La frappe et l'usage de la monnaie d'or disparaissent (officiellement) à l'avènement des Carolingiens, et le nom de sou est alors donné au vingtième de la livre d'argent, ou plutôt, initialement, à la somme comptée de 12 deniers d'argent, seule monnaie subsistante... Depuis Charlemagne, le mot de sou n'a plus signifié que cette collection de deniers d'argent,'vingtième de la livre-poids; mais jamais à ces époques il n'a été frappé de pièces de cette valeur, et le mot sou ne signifiait qu'une somme de douze deniers ou la vingtième partie de la livre» (2). Vingtième de la livre d'argent, le sou était vingtième de la livrepoids, si bien qu'il était à la fois, tout comme la livre, unité de poids et de monnaie. Mais la livre-monnaie, collection de 240 deniers d'argent et unité de valeur, se sépara de la livre unité de poids, si bien qu'une collection de 240 deniers put ne pas peser une l.i:vrepoids d'argent. C'est, d'après M. de Vienne, vers la fin du règne de Philippe 1er que se produisit la séparation. La livre-monnaie, le sou-monnaie désignaient ainsi une certaine collection de (1) A.' Blanchet et Dieudonné, op. cit., pp. 77 et 78. (2) M. de Vienne, Transformations successives du sou (Revue de Numismatique, 1891, pp. 433 et suiv.). .
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deniers (240 pour la livre et 20 pour le sou), mais étant donné le poids variable des deniers, ces monnaies de compte ne représentaient pas des quantités fixes de métal précieux. Il fallut, pour désigner le poids du métal, trouver une nouvelle unité qui fut le marc, divisé en huit onces. « A l'origine, écrit M. de Vienne, ces huit onces équivalaient à vingt sous tournois» (1). C'est dire que le marc a été d'abord le poids d'une livremonnaie. L'idée de monnaie de compte se trouve ainsi bien précisée. Il ne s'agit pas du tout, comme on l'a soutenu à tort, d'une conception qui permettrait de tourner certains effets des mutations monétaires: ni livre, ni sou ne représentent, en effet, aucun poids fixe d'argent. Il s'agit simplement, dans les échanges, de faire abstraction des multiples monnaies qui circulent, de« compter» les prix en une monnaie théorique, toujours la même et à laquelle on ramène, .au moment du paiement, les diverses pièces de monnaie que l'acheteur peut posséder. Mais cette monnaie théorique, en laquelle on compte et qui pour cela s'appelle monnaie de compte, procède à l'origine d'une monnaie réelle, le denier, soumise à des mutations diverses; aussi ne représente-t-elle aucunement un poids invariable de métal précieux. Ainsi s'explique le fait que Natalis de Wailly ait pu écrire son fameux Mémoire sur les variations de la
livre tournois depuis le règne de saint Louis jusqu'à l'établissement de la monnaie décimale (2) ; de même, Maurice de Vienne a pu suivre le sou dans ses« transformations successives », c'est-àdire dans ses affaiblissements. Comme ni livre ni sou n'existaient réellement, qu'ils constituaient un compte, celle-là de 240, celui-ci de 20 deniers, il s'ensuit que le denier d'argent qui était à leur base, n'a cessé de s'avilir et qu'ils l'ont suivi dans sa chute. Cette chute a été telle que le denier, originairement monnaie d'argent, devint sous Henri III une monnaie de cuivre. Le sou suivit, au point que, lorsque de monnaie de compte il devint monnaie réelle,« la première pièce qui prit et garda le nom de sou dans l'usage général fut une pièce de cuivre pesant environ
t.
1) M. de Vienne, op. cil., p. 434. 2) Recueil des Mémoires de l'Académie des Partie (1857).
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Inscriptions et Belles-Lettres,
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10 grammes, émise en 1719 pour une valeur de 12 deniers» (1). Voilà où était tombé le magnifique solidus d'or de Constantin. Et pour mettre un comble à cette disgrâce, il a été décidé, après les récentes atteintes subies par la monnaie, de laisser tomber le sou dans le néant, tant son pouvoir d'achat est devenu insignifiant et sa valeur pratique nulle. Il est donc advenu de lui ce qu'il était advenu du denier d'abord, du liard ensuite. De même, la livre tournois « correspondait sous saint Louis à 18 francs de notre monnaie (il s'agit de francs de Germinal) ; sous Jean le Bon, lors de la création de la livre ou franc d'or, à 8 fr. 70 de notre monnaie; sous Henri III, à l;;'pparition de la livre ou franc d'argent, à 2 fr. 60 et, de proche en proche, elle finit par ne plus valoir, en 1793, que 1 franc de notre monnaie, d'où le nom de celle-ci» (2). Ainsi l'histoire de nos anciennes monnaies de compte montre bien, il convient d'y insister, que ces monnaies avaient pour. objet de ramener à l'unité un désordre qui provenait de la multiplicité des pièces en circulation. A l'anarchie monétaire dans laquelle les premiers Capétiens vécurent, Philippe Auguste commença à remédier en ne laissant plus en vigueur dans le royaume que deux grands systèmes monétaires: le système parisis et le système tournois. Chacun de ces systèmes avait sa livre, son sou, son denier, la livre valant vingt sous et le sou douze deniers. « Le rapport du denier tournois au parisis, en quantité de fin, était comme 3,6 à 5 : de là le rapport de compte 4 à 5 (entre les monnaies des deux systèmes) qui apparaît pour la première fois en 1226 sous Louis VIII» (3). Les deux systèmes tournois et parisis co-existèrent pendant de longues années. Mais le denier tournois, plus faible, moins pesant, devait fatalement évincer le denier parisis. D'autant que sa zone, dès l'origine, fut beaucoup plus étendue. On cessa de frapper le denier parisis sous Charles VIII, si bien que l'on désigna sous le nom de parisis une « monnaie de compte qui, dans les conventions, les actes publics, les payements ordonnés (1) De Vienne~ op. cil., p. 437. (2) A. Blanchet et A. Dieudonné, Manuel de Numismatique française, t. II, p.94. (3) Op.
cit., p. 147.
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par jugements, indiquait le quart en sus, plus ou moins équitablement exigé» (1). Il en fut ainsi jusqu'à ce que Louis XIV, en 1667, abolît purement et simplement le système parisis. Les mesures de Philippe Auguste, pour méritoires qu'elles fussent, ne pouvaient cependant être considérées que comme le prélude d'une réforme à intervenir. Le denier d'argent qui, sous Charlemagne, contenait« environ 38 grains de métal à 23/24 de fin, ne pesait plus (en effet) sous Philippe Auguste que 20 grains et n'était plus qu'à 10/24 de fin» (2). Le commerce ne s'accommodait plus d'une monnaie aussi faible. Il lui fallait une monnaie plus pesante, mieux appropriée à ses besoins. C'est à Saint Louis que devait revenir le mérite de réaliser la réforme préparée par Philippe Auguste. Saint Louis se préoccupa d'abord de rétablir la royauté dans ses prérogatives en édictant (1262) que désormais la monnaie émise par chaque seigneur circulerait seulement dans le territoire relevant de lui, la monnaie royale étant seule à avoir cours dans tout le royaume. Quant à l'amélioration de la qualité de la monnaie en circulation, Saint Louis la réalisa d'une part en créant un denier d'or: le denier d'or à l'écu ou, plus brièvement, l'écu, d'autre part en frappa'nt une nouvelle pièce d'argent d'une teneur de fin très supérieure à celle des monnaies d'argent alors en circulation, et que l'on appela le gros tournois (1266). La reprise de la frappe de l'or, suspendue depuis cinq siècles, était la manifestation la plus éclatante de la volonté qu'avait Saint Louis d'améliore~ la qualité de la monnai.e royale et d'affirmer sa supériorité sur toutes les autres. Le denier d'or, qui avait le même poids que le gros tournois, valait, certains auteurs disent 10, d'autres affirment 12 1/2 gros tournois. Remarquons d'ailleurs que la frappe de ces deniers d'or ne fut pas très abondante et qu'elle constitua avant tout le signe des tendances royales en matière de monnaie. C'est la mise en circulation des gros tournois qui fut la réalisation vraiment effective et pratique de ces tendances. Ainsi que nous le rappelions, le denier, du fait des mutations (1) Op. cit., p. 79. (2) Lftndry. Essai économique sur les mutations des monnaies dans rancienne France, de Philippe le Bel à Charles VII, p. VIII, Paris, 1910.
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successives, avait tourné au billon et le grand commerce ne disposait plus d'une monnaie suffisante. Laissant le denier là où il était, c'est-à-dire approximativement à 1/3 de fin, Saint Louis créa au-dessus de lui le gros, qui, bien qu'il n'en portât pas le nom, était le sou tournois. Cette pièce d'argent était frappée très près du fin, puisqu'elle était taillée dans un alliage à 23/24. On estime généralement que cette taille était de 58 au marc, soit 60 1/3 dans un marc de fin. C'était un poids de fin de 4 gr. 045. En parisis, le gros valait 9 deniers 1/2. L'œuvre de Saint Louis en matière monétaire fut malheureusement très vite compromise par ses successeurs. De nouveau, le roi eut besoin de ressources nouvelles pour faire la guerre. Et les mutations monétaires, lorsque les revenus domaniaux s'avéraient insuffisants, étaient le seul moyen d'en trouver. A ces mutations, le petit-fils de Saint Louis, Philippe le Bel, doit une renommée toute particulière. Il les pratiqua avec un grand luxe de moyens: affaiblissements, renforcements, changements dans le rapport de valeur entre l'or et l'argent (ce rapport ayant été porté de 12 à 14, puis à 16), création de nouvelles monnaies divisionnaires, ou monnaies noires, - rien n'y manqua. Mais les plaintes que suscitèrent ces pratiques, n'empêchèrent pas les descendants du Faux Monnayeur de suivre son exemple, au point que, lorsque la guerre de Cent Ans accrut les hesoins du roi tout en tarissant les richesses du pays, les expédients monétaires devinrent de pratique courante. Une mention particulière est due aux opérations de Jean le Bon, auprès duquel Philippe le Bel prend figure de petit saint. Jamais encore on n'avait osé aller si loin dans la voie de l'avilissement des monnaies. Ainsi, le bel effort de Saint Louis pour revenir à la tradition de Charlemagne n'eut que des résultat~ éphémères, et pendant plus d'un siècle, notre pays se trouva replongé dans l'anarchie monétaire. Il convient de signaler la reprise, pendant cette période, de la frappe de l'or. Nous avons déjà indiqué que Saint Louis, revenant sur le *système de monométallisme-argent légalement instauré par Charlemagne, avait tenu à faire frapper une pièce d'or. Son exemple fut, sur ce point, suivi par plusieurs de ses successeurs. Philippe le Bel, notamment, frappa la masse d'or,
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la chaise d'or et le fameux agnel d'or, lequel a dû son nom à l'agneau pascal qui figurait à son avers. On doit citer aussi, pour leur caractère particulièrement artistique, les monnaies d'or frappées par Philippe VI de Valois, et surtout l'ange d'or. Pour rester complètement dans la tradition de Philippe le Bel, Jean le Bon eut également le souci de faire frapper des pièces d'or et notamment le mouton et le franc. Ce fait indique que la reprise de la frappe de l'or n'est en rien le signe d'un retour à la monnaie droite. Par la fixation d'un rapport absolument arbitraire entre la valeur des deux métaux, par bien d'autres manœuvres encore, la mise en circulation de pièces d'or peut, au contraire, élargir le champ d'action des mutations monétaires, donc accroître les bénéfices à en attendre. Un point reste cependant mystérieux. Comment la frappe de l'or, qui était pratiquement impossible au IXe siècle, a-t-elle pu reprendre au XIIIe siècle? M. Marc Bloch s'est posé cette question. Ce que nous avons déjà dit de sa pensée à ce sujet, fait pressentir sa réponse : pour lui, cette reprise de la frappe de l'or est liée à un afflux de métal jaune en Europe occidentale. Mais à quoi attribuer cet afBux? Tout d'abord, M. Bloch remarque qu'il n'est pas du tout certain que l'Europe occidentale ait été, au cours de ces quatre siècles, aussi privée d'or qu'on a bien voulu le dire. Il cite à l'appui de cette opinion divers faits particuliers qui sont très significatifs. Nous retiendrons celui-ci:« Tout à fait au début du XIIe siècle - à un moment, par conséquent, où l'Allemagne du Sud n'avait pas encore été touchée par les nouveaux courants monétaires, venus de la Méditerranée - les moines d'Rirsau, en Souabe, furent condamnés par le roi à une amende de 5 marcs et demi d'or. Incapables de la payer, ils eurent recours à l'obligeance d'un seigneur ami. Mais celui-ci était lui-même dépourvu du métal exigé; il dut acheter la quantité nécessaire, au prix de 44 marcs d'argent. « Ainsi l'or pouvait manquer jusque dans les coffres des riches; mais il n'était pas malaisé de s'en procurer sur le marché, et cela à un cours dès plus modérés : le rapport des deux métaux qu'implique ce texte - 1 sur 8 - atteste, en effet, une appréciation de l'or, beaucoup moins marquée que celle dont la loi de l'an XI, établissant la proportion à 1 contre 15,5, portait
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naguère la trace. Tout nous ramène à la même conclusion: l'or était relativement rare, il n'était cependant pas absent» et « si raréfié qu'(il) fût ..., la pénurie n'en était pas telle que le monnayage en dût paraître impossible» (1). M. Marc Bloch estime, aussi bien, que pratiquement le monnayage de l'or ne fut jamais interrompu, mais qu'étant la seule monnaie internationale, ce métal fut réservé au commerce extérieur; pour cet usage, on le frappa sous forme de monnaies qui étaient connues partout: hypepère byzantin (ou besant) en usage « d'un bout à l'autre de la terre» selon le mot de Cosmas Indicopleustès, cité par M.Marc Bloch, ou dinar « des opulentes monarchies arabes» et que les Occidentaux appelaient mangon ou mancus. Mais l~s manipulations dont le besant eut, à son tour, à souffrir, le désir qu'eurent les rois chrétiens de ne pas reconnaître de supériorité aux Infidèles, même quant à la qualité de leur monnaie, le développement aussi du commerce intérieur dans les pays de l'Europe occidentale, développement tel que les « échanges intérieurs... ne trouvaient dans le denier, dès l'origine de teneur médiocre et de plus en plus déprécié, qu'un outil décidément trop imparfait », tous ces facteurs concoururent à faire reprendre par les souverains de l'Europe occidentale la frappe officielle de l'or. Toutefois cette frappe, tant que l'or resta relativement rare, ne fut guère que théorique, les besoins nouveaux auxquels répondait la mise en circulation de pièces d'or, étant partiellement satisfaits par la frappe de pièces d'argent plus lourdes « dont le cours fut généralement fixé à 12 deniers, autrement dit un sou : matapans vénitiens en 1203, sous véronais vers le même temps, sous florentins peu avant 1237, gros tournois de saint Louis en 1266, sous milanais et Aquilini grossi du T'irol vers le milieu du siècle, sous de Montpellier en 1273, groschen de Prague en 1296, - pour nous borner aux exemples les plus caractéristiques et les plus anciens» (2). C'est seulement lorsque leurs ventes au dehors permirent à divers pays européens d'accroître sensiblement leurs avoirs en or, que la frappe du métal jaune sortit du domaine théorique pour passer réellement dans les faits. Encore convient-il de sou(1) Marc Bloch, op. cit.
(2) Ibid.
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ligner que le monnayage de l'or, en accroissant sensiblement la demande de métal, fit monter considérablement son prix.« Le mouvement, à dire vrai, s'arrêta à partir de 1342 ou environ; pour des raisons qui nous demeurent mystérieuses, l'argent fut alors l'objet, sur les marchés orientaux, d'une sensible appréciation qui permit aux gens d'Occident d'y acheter l'or à beaucoup meilleur compte que précédemment. Il n'en reste pa~ moins que le rapport des deux métaux demeura beaucoup plus favorable à l'or qu'avant la reprise de la frappe» (1). Quelles qu'aient été les raisons de la reprise de la frappe de l'or, il reste, nous l'avons indiqué, que cette reprise ne signifia en rien un retour à des pratiques monétaires normales. Comme nous l'avons vu, les rois qui abusèrent le plus des mutations furent ceux qui frappèrent le plus de monnaies d'or: nous avons notamment cité Philippe le Bel et Jean le Bon. Celui-ci porta le comble au désordre monétaire qui sévissait en France depuis un siècle. Aussi le dauphin Charles (le futur Charles V que l'histoire appelle « le Sage ») dut-il, au lendemain de la paix de Brétigny, qui fixait la rançon du roi Jean à 3 millions de deniers d'or, faire décider la réforme monétaire « dans une grande et célèbre assemblée tenue à Compiègne dans les premiers jours de décembre 1360 et dont les ordonnances du 5 décembre ..•• furent la conclusion» (2). Il n'est pas douteux que le fameux Nicole Oresme prit une part prépondérante dans les travaux qui ont préparé cette réforme. Le souci de Charles V fut, bien entendu, de mettre aussi quelque ordre dans une circulation tout encombrée de pièces démonétisées ou fausses. Ainsi que le marquait l'Ordonnance du 5 décembre 1360, il était devenu impossible que le« commun peuple sçut distinguer la bonne et la mauvaise monnoie, la vieille et la nouvelle ». Par des ordonnances et des mandements de décembre 1360 et d'avril 1361, un système monétaire simple et homogène fut créé qui se présentait comme suit : « - une pièce d'Or, le franc, valant une livre tournois; « - une pièce d'Argent, le gros, valant 1 sou et 3 deniers tournois (ou 12 deniers parisis) ; (1) Marc Bloch, op. cit. (2) E. Bridrey, Nicole Oresme, Paris, 1906, pp. 508-9.
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« -
et troi8 pièces d'un Billon de titre décroi88ant; le blanc aux fleurs ~e lys, valant 10 deniers tournoi3; le parisis, valant 1 1/4 denier tournois (= 1 parisis); le petit tournois valant un denier tournois» (1). Comme on le voit, ce système monétaire laissait subsister le double système tournois et parisis. Au premier appartenaient : le sou d'or, valant une livre tournois, le petit tournois, valant un denier tournois. Du second relevaient : le gros, valant un sou parisis, le parisis, valant un denier parisis. Ainsi, dans ce système, le sou tournois et la livre parisis n'étaient pas frappés. Les monnaies frappées par Charles, à la fin du règne de Jean le Bon, étaient à un titre très élevé puisque le franc était de 24 carats, c'est-à-dire en or pur, et le gros à 12 deniers, donc en argent pur. Comme le note M. Bridrey, « c'était là, au moins pour l'argent, une innovation. La monnaie d'or s'était toujours maintenue à un titre élevé; même aux époques les plus troublées du règne du roi Jean et de la régence, elle n'était jamais descendue au-dessous de 18 carats, et le royal d'or qui courait depuis le 31 août 1358 était une pièce d'or fin. Mais pour l'argent, on ne connaissait plus, depuis déjà un demi siècle, de véritable monnaie d'argent; on n'avait qu'un billon plus ou moins altéré. Le gros de Saint Louis, la plus haute pièce du système, était progressivement descendu jusqu'à moins de 3 et de 2 deniers de loy et à la veille de la réforme, le gros du 30 août 1360 était encore à 4 deniers seulement. Le nouveau gros était au contraire à 12 deniers de loy, c'est-à-dire au titre même de l'ancien gros de Saint Louis. Le demi-gros, créé en même temps, était frappé au même tjtre élevé » (2). Le souci de loyauté de Charles V se retrouve dans le soin avec lequel ce monarque se garda d'errements tel~ que ceux qui avaient conduit le roi Jean, son père, à tarifer « le denier blanc à l'étoile de mars 1359.•. à plus de trois fois sa valeur (1) Bridrey, op. cit., pp. 517 et 518. (2) Ibid., p. 524.
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intrinsèque de métal, au eour8 du jour» (1). Les e!pèeee mi8e8 en circulation par Charles V avaient un cours légal qui correspondait, à fort peu de chose près, à leur valeur intrinsèque. La faible différence qui subsistait trouvait dans les frais de frappe une très normale justification. Le rapport entre la valeur des espèces d'or et celle des espèces d'argent fut également conforme, dans le système monétaire ainsi instauré, aux données du marché. « Par le mandement de décembre, le prix du marc d'or monnayé s'établissait à 63 livres et celui du marc d'argent monnayé à 6 livres, ce qui déterminait entre les deux métaux un rapport légal de 10,50» (2). Ce rapport s'avéra un peu faible, la valeur de l'~rgent exprimée en or ayant baissé à la fin de 1360 et au début de 1361. Pour cette raison, le rapport de valeur fut modifié et fixé à 12. La hausse des prix des métaux précieux, hausse dont l'origine reste obscure, obligea cependant le roi Charles le Sage à affaihlir le poids des monnaies créées en 1360 et 1361. Le franc d'or dut être retiré de la circulation, et le mandement du 20 avril 1365 le remplaça par le denier d'or à la Heur de lys. Cette nouvelle pièce avait le même titre et le même cours légal que le franc, mais elle était plus légère : on en frappait 64 au marc, au lieu de 63. Quant au gros, on en tailla 96 au marc, au lieu de 84. Ce fut la seule mutation réelle que connut le règne de Charles V, lequel prit fin en 1380. Avec Charles V disparut l'ordre monétaire. Dès 1385, au denier d'or à la Heur de lys succéda une pièce plus légère encore, l'écu, et le gros d'argent fut remplacé par le guénar. Celui-ci n'était que le blanc aux Heurs de lys de Charles V, c'est-à-dire un hillon, mais à 50 % de fin (au lieu de 1/3). Toutefois, même avec ce titre plus élevé, le guénar ne valait que 10 deniers tournois (contre, en dernier lieu, 8 pour le blanc à la fleur de lys) ; ainsi il restait notablement au-dessous du gros qu'il était censé remplacer et qui, nous le rappelons, valait 15 deniers tournois. Les désastres auxquels la reprise de la guerre contre l'Angleterre allait conduire, ne purent qu'accentuer les tendances nouvelles. (1) Bridrey, op. dt., p. 526. (2) Ibid., p. 534.
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Très vite on en arriva au point que la circulation ne fut plus composée que de billon, dont la teneur de fin était infime et qui valait uniquement ce que valait le crédit public. C'est seulement lorsque Charles VII eut recouvré son royaume et ramené la paix, qu'une monnaie plus consistante fut donnée au pays. En 1447, sous les auspices de Jacques Cœur, le vieux gros revit le jour. Mais ce gros, étant donné l'avilissement du denier, valait désormais 30 deniers au lieu d'en valoir 15 comme au temps de Charles V. Toutefois, afin de protéger la monnaie, d'éviter qu'elle ne fût l'objet de nouvelles manipulations, il fallait avoir le courage de donner au roi les moyens d'assurer normalement les services publics. Ainsi que le note fort bien M. Bridrey, la monarchie, obligée d'assumer toutes les charges d'un État qui, par sa centralisation même, voyait ses services publics s'accroître sans cesse, ne' pouvait trouver dans les produits du seul« domaine» les, ressources nécessaires... « Faute d'impôt régulier, faute de revenus domaniaux suffisants, les princes (étaient) bien forcés, dans les circonstances critiques, de recourir aux opérations sur la monnaie, moyen détourné, moins brutal que l'impôt, qui semblait plus rapide, plus efficace, qui surtout était moins odieux au peuple. Car le peuple, dans sa répugnance instinctive de l'impôt direct, préférait ce mode de subsides, qui se dissimulait davantage, et pour cela, sans doute, lui paraissait moins pesant »•.. Ainsi les rois,« pendant des siècles, ont pu vivre sur le revenu normal, régulier, catalogué, de leurs opérations monétaires ; pendant des siècles, le domaine des monnaies a été une nécessité, qui dans certaines circonstances critiques a dû sauver la monarchie naissante, sans pour cela être trop grief au peuple» (1). Mais avec l'accroissement ininterrompu des dépenses de l'État, ces recours au« domaine des monnaies» durent aller se multipliant et dépassèrent bientôt toute mesure. Par ailleurs, les conséquences économiques et sociales de telles opérations, limitées dans une société où l'échange restait rare, se révélèrent de plus en plus douloureuses avec le développement des transactions. Il fallait, pour en finir, donner au roi le moyen de faire (1) Bridrey, op. cit., p. 156.
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face aux charges d'un État moderne. La longue suite de malheurs que la France avait connus et dont elle sortait à peine, permit à Charles VII de réussir là où ses prédécesseurs n'avaient pu aboutir : un impôt direct, la taille, fut instauré par lui, et cette mesure devait être pour les monnaies un grand élément de stabilité. Avec Charles VII se terminait la période des grandes mutations. Durant cette période, notre pays a connu des années de véritable anarchie monétaire. Saint Louis, Charles V, Charles VII, apparaissent comme les bâtisseurs qui ont réagi contre cette anarchie, rétabli dans le système monétaire un ordre relatif, essayé de donner à l'activité du pays un instrument loyal d'échange. A ce titre, ils font devant la postérité, figure de grands rois, alors que les Philippe le Bel, les Philippe VI de Valois, les Jean le Bon, apparaissent comme des destructeurs et des prodigues, peu scrupuleux dans le choix des moyens propres à remplir leur caisse. La vérité nous oblige à dire que d'aucuns en ont appelé de ce jugement de l'histoire. Dans Saint Louis, ils voient un utopiste naïf qui, après une guerre victorieuse, signe avec le roi d'Angleterre le désastreux traité de Paris et cela eu égard à la seule dévotion de son adversaire Henri III; ils dénoncent le rêveur qui va chercher en Terre Sainte la guerre qu~il refuse de mener en France pour réaliser l'unité territoriale du pays ;-le serviteur de la papauté qui ouvre le Royaume à l'Inquisition romaine laquelle met le clergé français en coupe réglée et fait de l'excommunication l'instrument de ses exactions. A Saint Louis, ils opposent Philippe le Bel, roi vertueux, roi pieux, mais roi; comme tel, préoccupé d'abord de défendre le pays et contre les ambitions de l'Angleterre, et contre les empiètements d'une papauté corrompue dont les excès allaient déchaîner ailleurs la Réforme, et contre les manœuvres de ces manieurs d'argent qu'étaient les Templiers, les I..Jombards et les Juifs. . Contre Charles V qui prit la fuite à Poitiers, qui ne sut jamais que refuser le combat et qui usa l'ennemi sans doute, mais en laissant le royaume ouvert à tout venant, Anglais ou brigands, et en livrant le plat pays au meurtre et au pillage, ils tentent de réhabiliter le courage, peut-être aveugle, peut-être archaïque, ALFRED POSE
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peut-être même 5an~ intelligence de Jean le Bon, mai~ qui du moins était la réaction virile et saine d'un roi-chevalier. Quant à Charles VII, ils font de lui un second Charles V, moins instruit, moins orné, plus égoïste et non moins lâche. Ainsi, les rois qui ont essayé de donner au pays une monnaie droite, auraient été des« statiques», des résignés, des défaitistes, auxquels s'opposent dans l'histoire les « dynamiques », les hommes d'action qui acceptent la lutte et mettent la grandeur de la patrie au-dessus de tous les intérêts matériels. Les premiers seraient les instruments des bénéficiaires de rentes : clergé et noblesse, les autres seraient au contraire sensibles à la misère du peuple, trop souvent accablé de dettes, et négligeraient les récriminations des puissants. Dans cette présentation de l'histoire, il YI a certainement beaucoup d'artifice et probablement aussi une analyse insuffisante des faits. La constance avec laquelle le peuple tout entier, durant la fin du XIIIe siècle et pendant tout le XIVe, a réclamé le retour à la monnaie du« bon roi Saint Louis », les tentatives multiples et d'ailleurs malheureuses faites par les successeurs de Saint Louis en vue de répondre à ce vœu général, le culte voué par la France entière à la mémoire du« bon roi» témoignent du fait que l'œuvre de Saint Louis ne fut pas celle d'un défaitiste débile et qu'en particulier sa réforme des monnaies fut conforme à l'intérêt général. _ De même Charles V et Charles VII, souverains« statiques », ont certainement laissé la France dans un état bien meilleur que celui dans lequel elle se trouvait quand ils en ont hérité. Quant à Philippe le Bel, si sa mémoire a été par beaucoup de côtés trop injustement attaquée, on ne peut cependant le tenir pour le modèle de toutes les vertus que l'on en veut faire. La nécessité l'a probablement contraint à des mesures extrêmes, mais l'impopularité violente dont il a été victime de son vivant doit être considérée comme un signe dont on ne saurait méconnaître l'importance si l'on veut juger sainement de son œuyre. Cela étant, il y a eu certainement dans les jugements portés sur les mutations réalisées au cours de cette période de notre histoire, heaucoup de simplisme et des erreurs provenant. d'un insuffisant effort de compréhension. Trop souvent l'on a eu jusqu'ici tendance à considérer la mutation comme une solution de
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paresse-et comme le moyen, pour un souverain lâche, de ne pas recourir à la décision courageuse que comporte l'effort fiscal. Il est piquant de montrer que les mutations ont été le fait des souverains les plus énergiques et les plus portés à la bataille. Il convient d'ailleurs de noter que ces mutations ont été réalisées dans les deux sens, qu'elles ont consisté en amenuisemepts, mais aussi en tentatives de forcissements. Philippe de Valois, Jean le Bon n"lont pas été que des« amenuiseurs». Ils ont eux aussi tenté d'assainir le système monétaire en« forcissant» les monnaies. Ce sont ces« forcissements» qui en faisant disparaître la marchandise, en réduisant les revenus du travail sans provoquer une baisse parallèle des prix, ont été les mesures les plus impopulaires. C'est assez dire que la mutation monétaire de l'ancien régime ne saurait être taxée de solution de facilité, comme l'a été longtemps, avec beaucoup trop d'automatisme, toute manipulation monétaire. Après Charles VII une nouvelle période s'ouvre qui, écrit M. Landry, « embrasse la seconde moitié du XVIe siècle et le commencement du XVIIe. Les mutations n'y ont plus pour objet principal de garnir le trésor royal; elles. ont été provoquées, à l'ordinaire, par certain phénomène économique qui, à la vérité, n'était pas nouveau, mais qui ne s'était jamais manifesté jusque-là avec tant de continuité ni d'ampleur, je veux parler de la variation considérable qui a eu lieu dans le rapport marchand de l'or et de l'argent» (1). De même, M. Dieudonné écrit :« ... Alors que la principale ' cause des mutations jusqu'à Charles VII est à chercher dans les besoins du Trésor, la nécessité d'ajuster (ou équipoller) l'or à l'argent en provoque d'autres, moins sensibles, mais de plus en plus répétées, à mesure que tend à s'établir un cours européen des métaux» (2). Il ne faudrait pas être trop absolu et penser que depuis Charles VII les mutations aient eu pour seul objet d'équipoller l'or à l'argent. Certes., le XVIe siècle a connu des troubles monétaires qui étaient le fait non des gouvernants, m~is de l"afllux énorme des métaux précieux venant d'Amérique et entrés en (1) A. Landry, Essai économique sur les mutations des monnaies dans l'ancienne France de Phil. le Bel à Charles VII. Paris, p. xv. (2) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit., t. II, p. 92.
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France par l'Espagne. Ainsi s'est produite l'étonnante hausse des prix qui, de 1520 à 1580, équivaut à celle que nous avons subie entre 1913 et 1930. Les hommes du XVIe siècle en ont été d'autant plus frappés qu'ils n'y étaient pas 'habitués, et ce phénomène a donné lieu à une littérature économique exceptionne~l~ment abondante pour l'époque. Il suffira d'évoquer à ce sujet la controverse du seigneur de Malestroict et de Jean Bodin sur la réalité et les causes d'un tel enchérissement. Discussions passionnées, enquêtes des gouvernements étonnés et inquiets de trouver un remède décèlent le trouble causé par cette grande crise de prix, prélude de crises sociales. Ces discussions ont, à juste titre, produit une vive impression sur les historiens modernes et les ont conduits à admettre que les crises Inonétaires étaient, depuis le XVIe siècle, principalement d'ordre économique. M~is les besoins d'un Trésor public asséché furent aussi pour quelque chose dans le changement de la teneur des monnaies en métal précieux. Si, par exemple, on peut attribuer aux arrivages de l'or et de l'argent américains la tendance à l'alourdissement des pièces émises : teston et franc d'argent, henri et écu d'or, il est, en revanche, certain qu'il convient de ranger dans la classique « mise en valeur du domaine des monnaies» la multiplication sous François 1er de liards et de deniers. La teneur en argent de ces pièces devint si faible qu'Henri III - auquel revient le mérite d'une vaine tentative d'organisation d'un système monétaire rationnel- dut faire du denier une monnaie en cuivre pur, dont on reconnaissait par conséquent le caractère uniquement fiduciaire.« La date qui vit s'accomplir cette réforme est importante, écrit Dieudonné. Par opposition à la monnaie du Moyen Age qui, toute saucée qu'e,lle fût, n'avait jamais valu que par sa quantité de métal fin, on vit renaître la monnaie fiduciaire d'appoint, due aux progrès du crédit public, ainsi qu'à une conception plus nette du rôle réciproque des espèces dans la circulation» (1). La Sainte Ligue alla beaucoup plus loin que François 1er , car elle ne s'arrêta pas, dans ses mutations, aux monnaies divisionnaires ; aussi porta-t-elle à son comble un trouble qui, du fait l
(1) A. Blanchet et Dieudonné, op. cft., t. II, p. 172.
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des importations de toutes sortes de monnaies étrangères vraies ou fausses, du fait aussi des pratiques d'innombrables fauxmonnayeurs, était déjà profond. Avec Dieudonné, il convient de citer ici la description que Nostradamus donne de cette situation :« Voicy un autre excez qui fera plus de mal que la guerre. Les marques de la souveraineté sont foulées aux pieds. Tout le monde bat monnoye dont le pied, le poîds et l'aloy sont tellement adultérés qu'une pi~ce d'or surmonte le prix ordinaire de quatre >~ (1). Henri IV s'efforça de mettre quelque ordre dans ce chaos, mais il ne put épurer la circulation qui était infestée d'une foule de pièces affaiblies ou fausses. C'est seulement en 1640 qu'une véritable réforme s'accomplit. Afin de débarrasser le . pays des mauvaises espèces, il fut prescrit que les douzains ou pièces assimilées s'eraient portés à 15 deniers s'ils avaient au préalable été contremarqués d'une fleur de lys. Par ailleurs, deux monnaies nouvelles furent mises en circulation: le louis d'or de 22 carats . qui valait 10 livres, le louis d'argent que l'on appela aussi écu blanc et qui valait 3 livres ou 60 sous. On créa des subdivisions de cette dernière pièce : demi, quart et douzième d'écu valant 30, 15 et 5 sous. On frappa même quelques vingtquatrièmes (30 deniers) et quarante-huitièmes (15 deniers) d'écu. Toutes ces pièces remplacèrent les multiples monnaies blanches venant du passé et dont la majeure partie avait été plus ou moins rognée. Les guerres de Louis XIV et l'impécuniosité chronique dont l'Ancien Régime souffrit jusqu'à sa fin, provoquèrent un retour aux manipulations monétaires. Louis XIV, dans la deuxième partie de son règne, et Louis XV se livrèrent à plusieurs reprises à des opérations de cet ordre, lesquelles, selon M. Landry, n'étaient pas« sans ressembler beaucoup aux opérations d'un Philippe le Bel ou d'un Jean le Bon». Toutefois, sans s'écarter de la traditionnelle exploitation du domaine des monnaies, l'intermède de la Régence n'en vit pas moins une sensationnelle innovation dans les méthodes de cette exploitation puisque le Régent permit à l'Écossais Law de pratiquer pour la première fois en France cette nouvelle forme de manipulation dont la suite des temps allait consacrer la primauté et ~
(1) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit., t. II, p. 175.
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qui est l'inflation de billets. Mais il était trop tôt, et l'expérience ne pouvait réussir dans un milieu non encore habitué à la monnaie de papier. L'aventure de Law eut du moins ceci de bon qu'elle incita le pouvoir royal à toucher désormais le moins possible à la monnaie. Ainsi que le note, en effet, M. Dieudonné, de 1740 à 1793, les monnaies ont gardé une fixité que l'on ne connaissait plus depuis longtemps; seule la mutation de Calonne en 1785, mutation in pondere, celle que recommandait Oresme comme la moins préjudiciable, et qui fut rendue nécessaire par une variation de rapport de l'or à l'argent, modifia légèrement le poids du louis d'or. Cette manipulation insignifiante en une période d'embarras financiers sérieux, témoigne du désir qu'avait le peuple de voir s'instaurer enfin un régime de monnaie stable. .
2.-LA FABRICATION DES MONNAIES DANS L'ANCIENNE FRANCE
Les opérations que .
comportaIt la fabrication des monnaies dans l'ancienne France étaient les suivantes: tout d'abord, le métal, qu'il se présentât en poudre ou en billes, était fondu et coulé dans les lingotières, afin d'être purifié. On réchauffait les lingots ainsi obtenus, et quand ils .étaient suffisamment amollis, on les marte~ait pour les transformer en feuilles. Ces feuilles étaient découpées en petits carrés, lesquels étaient battus, recuits, puis ajustés avec des cisailles. C'est au cours de cette opération que le carré était ramené au poids du déneral ou poids étalon. Ce carré était ensuite arrondi et transformé ainsi en flan, aux dimensions de la pièce. Ce flan faisait l'objet d'une série de travaux au marteau destinés à le régulariser et à permettre qu'il« coulât plus aisément à la main». Il était enfin « blanchi», c'est-à-dire qu'il était débarrassé, au moyen d'une drogue, des sels qui avaient pu se former à sa surface pendant les opérations que nous venons d'indiquer. Enfin, le flan ainsi fin prêt recevait l'empreinte : c'était ce que l'on appelait le monnayage, acte essentiel de la fabrication des monnaies. L'empreinte était donnée au moyen du coin, pièce de fer dans laquelle se trouvait en creux le dessin que l'on voulait obtenir en relief sur la pièce. Originairement, l'empreinte était obtenue par la frappe au marteau. Mais cette frappe était sou-
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vent défectueuse, et il advenait que, glissant sous le marteau, le coin produisît une double empreinte, défaut de fabrication habituellement appelé tréflage. Henri II appliqua à la frappe des monnaies un procédé nouveau inventé par un orfèvre d'Augsbourg et dans lequel le monnayage était fait non au marteau, mais à la presse ou balancier. La frappe au marteau ne disparut cependant complètemènt que sous Louis XIII. La fabrication des monnaies a été, jusqu'à la Révolution, le fait d'une corporation spéciale, celle des monnayeurs.« La corporation avait, comme toute confrérie, ses assemblées, ses fêtes, ses sceaux, ses jetons. Les principaux privilèges de monnayeurs étaient: 1 une juridiction particulière. Sauf le cas de rapt, meurtre ou incendie, les monnayeurs étaient jugés par leurs pairs, c'est-à-dire par leurs prévôts élus et les délégués des ouvriers; 2° exemption des impôts, contributions et charges puh'iques. Pour se faire reconnaître des péagers, ils étaient porteurs d'une médaille ou laissez-passer; 3° exemption du guet et du service militaire; 4° sauvegarde royale. Malgré la contre-partie, punition sévère des moindres fautes professionnelles, ingérence du prévôt dans la vie privée, interdiction de se livrer au commerce des métaux précieux, faibles salaires, ces privilèges - communs aux monnayeurs et à leurs officiers - étaient très recherchés» (1). Les monnayeurs travaillaient dans un certain nombre d'ateliers dispersés dans le royaume. Ces ateliers étaient exploités en régie directe, par le Gouvernement royal, ou donnés à ferme à un maître, lequel était tenu de faire participer le roi à ses bénéfices suivant certaines modalités que précisait le contrat d'affermage. Il est arrivé parfois qu'un fermier général prît à bail tous les ateliers ou Monnaies. Le maître de chaque atelier avait à côté de lui, pour le contrôler, un garde ou juge-garde désigné par le roi. L'émission des monnaies était décidée par une ordonnance royale qui était complétée par un exécutoire émanant de la
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(1) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit., t. II, pp. 15 et 16.
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Chambre des Monnaies. Cet exécutoire indiquait aux ateliers les conditions de l'émission. Le maître de l'atelier commençait sa fabrication, dont le garde prélevait un certain nombre de spécimens pour en vérifier la qualité et la facture. Après cette vérification, le garde accordait ou refusait le permis de mise en circulation. « De toute pièce soumise à l'essai et brisée en quatre, le garde, le maître et l'essayeur retenaient trois morceaux ou« peuilles », le quatrième étant joint aux exemplaires' mis en boîte» (1). On mettait en boîte une pièce par 500 ou par 1.000 pour l'argent, par 200 ou par 500 pour l'or. « Les boîtes étaient closes en fin d'année, d'émission ou de maîtrise et expédiées à la Cour des Monnaies pour examen et jugement définitif. C'est ainsi que, selon le cas et après confrontation avec les pièces courantes, la Cour ratifiait la délivrance des espèces ou, au contraire, suspendait la frappe et ordonnait une enquête pouvant avoir pour résultat la révocation du maître, sa mise à l'amende, son emprisonnement ou pis encore» (2). La mise en circulation d'une nouvelle monnaie ou le tarif officiel nouveau qui était donné à une monnaie déjà en circulation étaient publiés par le soin des prévôts du roi. Cette publication était appelée le cri des monnaies. On appelait décri la publication faite à des fins inverses, c'est-à-dire en vue de démonétiser ou d'abattre telle monnaie existante. Il convient de dire que le décri ne suffisait pas, en fait, à retirer des' monnaies de la circulation. Les habitudes, et aussi très fréquemment le crédit qu'une bonne pièce avait su mériter, assuraient sa survie à toutes les instructions royales tendant à la démonétiser. Le métal dans lequel la monnaie était frappée, était un alliage d'argent ou, à partir de Saint Louis, d'or. La teneur en métal fin, ou titre, de cet alliage était évaluée en vingt-quatrièmes (ou carats) pour l'or, et en douzièmes (ou deniers de loi) pour l'argent. « Le nom de carat venait du grec keration, en latin siliqua, en arabe girat, grain de caroubier: c'était originairement . un poids» (3). Quant au denier, il avait pour subdivisions le demi-denier ou obole ou maille, et le vingt-quatrième de denier ou grain. Denier, obole et grain étaient aussi, à l'origine, des (1) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit., t. II, p. 17.
(2) Ibid., p. 17. (3) Ibid., p. 35.
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poids. Quand ils servaient à exprimer le titre, carat, denier, obole, et grain étaient des rapports. Une pièce d'or à 23 carats était en or pur; à 20 carats, elle était à un titre de 20/24. Une pièce d'argent à 12 deniers de loi était en argent pur; à 10 deniers 12 grains de loi, son titre était de 10,5/12 de fin. Ajoutons toutefois que l'argent présumé fin était ce qu'on appelait l'argent le roi, c'est-à-dire un alliage de 23/24 d'argent et de 1/24 de cuivre. Ainsi il convient, le plus souvent, de tenir compte de ce fait lorsque l'on veut juger du titre exact de telle ou telle pièce de monnaie de l'ancien régime. Une tolérance était donnée en ce qui concerne le titre de fin requis pour une monnaie. On l'appelait le remède de loi. L'art du maître de l'atelier était évidemment de s'approprier le plus possible cette tolérance ou, suivant l'expression consacrée, de chatouiller le remède, sans toutefois tomber au-dessous de la limite. Natalis de Wailly estime que cette tolérance était de 5 millièmes pour l'or, de 7 millièmes pour l'argent, mais Dieudonné déclare ces chiffres inférieurs à la réalité. Il convient de remarquer que, durant le moyen âge, toute pièce de monnaie, si infime fût-elle, renfermait du métal précieux, ce métal étant bien entendu de l'argent pour les monnaies de faible valeur. La monnaie de faible teneur d'argent s'appelait monnaie noire par opposition à la monnaie hlanche qui, par sa teneur de fin, pouvait, à bon droit, être tenue pour une monnaie d'argent. Ce n'est que sous Henri III, nous l'avons vu., qu'une monnaie de cuivre ou de bronze, renouvelée des Grecs et des Romains, fut mise en circulation en France. La fabrication de la monnaie, que l'on appelle aussi le brassage, exige des dépenses dont il est juste que l'État se rembourse. Pour cette raison, lorsqu'il est en pièces, le prix du métal est toujours plus élevé que lorsqu'il est en lingots. Prenant l'exemple cité par Dieudonné, nous signalerons entre autres que « sous Saint Louis., où le marc d'argent fin se payait -54 sous, où le rendement était de 58 sous au marc-le-roi et de 60 1/2 au marc de fin, il y avait six sous et demi d'écart (10,7 % de rendage)>> (1). De même,« Charles V tire du marc d'or 63 francs ou livres et le paye 60; c'est 3 livres (4.,76 %) de diffé(1) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit., t. II, p. 88.
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rence» (1) •. On voit tout de suite que la tentation est forte, pour un Trésor vide, de calculer largement ces frais de fabrication. De fait, au droit de brassage, les rois ont d'habitude ajouté un supplément que l'on a appelé le seigneuriage - tant du moins que ce supplément s'est maintenu dans certaines limites. C'est ainsi que, d'après Dieudonné, les six sous et demi que donnait au marc de fin la frappe des gros de saint Louis, « se partageaient de façon à peu près égale entre les frais de fabrication (rémunération- accordée au maître par icontrat, fournitures, gages des officiers, salaires des ouvriers) et le bénéfice net du pouvoir (2). Dieudonné note d'ailleurs que, si l'on fait abstraction des bénéfices provenant des mutations monétaires, le seul seigneuriage a été diminuant au cours de l'histoire : « sur les testons de François 1er , la traite est de 4 % et, du temps de Louis XVI, on ne retient plus aux porteurs d'argent que 1 % environ». Quant aux monnaies d'or, « comme-pour l'argent, la différence a été s'atténuant à mesure que le progrès diminuait les frais de fabrication; sous Louis XVI, on ne retenait plus aux porteurs d'or que 0,333 (aujourd'hui 0,216) %» (3). 3.- LES MUTATIONS DES MONNAIES DANS L'ANCIENNE FRANCE
Le rapide histo-
rique que nous avons donné de l'évolution du système monétaire dans la France de l'Ancien Régime, montre qu'à de rares exceptions près le Gouvernement royal a eu du seigneuriage une conception singulièrement large. A telle enseigne qu'il en a oublié la raison essentielle de son intervention, qui est d'assurer à celui qui abandonne sa marchandise ou prête ses services une contrevaleur en monnaie d'un poids et d'une teneur de fin ne laissant place à aucune équivoque. Perdant de vue l'intérêt général qui était à l'origine du monopole de l'émission, les gouvernants n'ont bientôt plus considéré en cette affaire que les prérogatives de l'État et non ses devoirs. La monnaie est ainsi devenue - et bien entendu de (1) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit. (2) Ibid., p. 88.
(3) Ibid.
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nombreux juristes ont développé à l'appui de cet état de choses de subtiles argumentations - une partie du domaine royal, domaine dont, nous l'avons vu, les souverains ne se sont pas fait faute d'essayer d'accroître le rendement. Nous ne saurions reprendre ici une revue historique des variations de nos monnaies depuis le Moyen Age. C'est l'examen théorique du problème des mutations que nous voulons simplement aborder. Ce problème a fait de la part de M. Adolphe Landry l'objet d'une étude de très haute qualité (1). Les mutations - et par là nous désignons, sauf indication spéciale, les manipulations monétaires faites par le pouvoir royal en vue de se procurer des ressources extraordinaires - ont pris diverses formes au cours de l'histoire. Il y a eu d'abord les « affaiblissements », c'està-dire les mutations ayant pour _résultat soit de diminuer la valeur de la monnaie de compte, soit d'affaihlir la teneur en métal fin des pièces en circulation. « Porter, écrit Landry, le cours de l'écu sol, par une série d' « augmentations », de 2 livres 10 sous à 5 livres 4 sous, comme cela s'est fait entre 1561 et 1636, cependant que le titre reste de 23 carats et la taille de 72 1/2 au marc, c'est abaisser la quantité d'or monnayé qui correspond à la livre, c'est affaiblir, en un sens, la livre en tant qu'elle s'exprjme en espèces d'or; d'où l'on. arrive à dire que c'est affaiblir la monnaie d'or. Et semblablement ce sera affaihlir les monnaies si leur cours demeure invariable, que de diminuer leur poids, ou d'abaisser leur titre» (2). Des auteurs se sont attachés à donner une énumération des divers modes d'affaiblissement des monnaies. C'est ainsi que Poullain (3) en distingue six sortes. « Le prince, dit-il, affaiblit les monnaies 1° en diminuant le poids des espèces; 2° en diminuant la bonté intérieure - entendons le titre - des espèces; 3° en surhaussant également - on dirait plus proprement: en rehaussant -le cours de l'une et de l'autre des bonnes espèces; 40 en chargeant de traite excessive les espèces d'or ou les espèces d'argent, ou les unes et les autres ensemble; 50 en s'éloignant beaucoup de la proportion reçue entre ses voisins ou (1) Ad. Landry, Essai économique sur les mutations des monnaies dans l'ancienne France de Philippe le Bel à Charles VII, Paris, 1910. (2) Ibid., p. 47. (3) Traité des Monnaies pour un Conseiller dt Etat. Paris, 1621, pp. 21-25.
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en la changeant souvent de peu; 60 en faisant fabriquer de si grandes quantités d'espèces de bas billon ou de cuivre qu'elles entrent en commerce et se reçoivent 'en sommes notables» (1). Cette énumération de Poullain est intéressante pour ce qu'elle révèle de virtuosité dans la pratique des affaiblissements commis au cours de l'histoire. Landry, examinant cette énumération quant au fond, estime que les procédés énoncés par Poullain sous le 4° et le 6° ne sont pas, à proprement parler, des affaiblissements. « L'établissement d'une traite excessive, écrit-il, peut résulter de ce que, le tarif des métaux restant le même, le poids ou le titre des espèces a été réduit, ou de ce que le cours en a été élevé : mais alors nous sommes renvoyés aux trois premiers des affaiblissements que Poullain distingue•.. Pour ce qui est de l'émission d'une très grande quantité de pièces de bas 'billon, il se peut qu'elle ait des conséquences .regrettables ; mais parce qu'il aura émis beaucoup de pièces de ce genre au lieu d'en émettre peu, on ne pourra pas dire que le prince a affaibli ses monnaies» (2). Plus systématique que Poullain, d'Aguesseau, dans ses Considérations sur les Monnaies (3) note que l'on affaiblit les monnaies en agissant ou sur leur ~atière ou sur leur quantité ou sur leur valeur. Les affaiblissements de la matière de la monnaie consistent en une diminution du poids des pièces ou de leur titre. L'affaiblissement par l'action sur la quantité de monnaie consiste dans la rupture de la proportion qui doit normalement exister dans la circulation entre la masse de monnaie d'or et d'argent et celle de billon et de cuivre. Enfin, on affaiblit les monnaies en fixant arbitrairement leur valeur nominale à un chiffre supérieur à leur valeur réelle ou encore en n'observant pas, dans la fixation des valeurs respectives d'or et d'argent, les proportions qui sont celles du marché. Le mode d'affaiblissement qui, en pratique, a été le plus souvent utilisé est l'augmentation des espèces.« De ces affaiblissements par augmentation, écrit Landry, on trouvera des exemples innombrables dans les diverses tables que nous avons l
(1) Landry, op. cit., pp. 50 et 51. (2) Ibid., p. 51. (3) Ibid., pp. 32 à 37.
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des monnaies de l'ancienne France» (1). Recherchant les raisons de la prédilection dont paraît avoir bénéficié ce mode d'affaiblissement, M. Landry cite en premier lieu le fait que cette manipulation monétaire a été fréquemment imposée pour ajuster certaines monnaies aux monnaies faites d'un autre métal. Supposons, en effet, que, « par suite de la fixation défectueuse du rapport entre les monnaies d'or et les monnaies d'argent», les espèces d'or, évaluées en argent, aient pris sur le marché un cours supérieur à leur cours légal. « On veut avaluer l'or à l'argent en affaiblissant celui-là: que peut-on faire? On peut, conservant aux monnaies d'or le même cours légal, en abaisser le titre ou le poids.» Mais si l'on opère ainsi, « il faudra décrier les espèces en cours, à moins qu'on ne se résigne à voir courir en même temps des écus, des francs, des royaux à la fois semblables et différents, ce qui troublerait la circulation d'une manière fâcheuse ». Il est bien plus simple puisque « le peuple à surhaussé les pièces d'or.•• de consacrer légalement ce surhaussement» (2). Mais plus que 1'« avaluation» d'un métal précieux à l'autre, c'était la recherche de ressources supplémentaires qui était à l'origine du surhaussement; ce mode d'affaihlissement des monnaies présentait l'avantage sur les autres d'être moins difficile à faire admettre. On pouvait, en effet, éviter grâce à cette mesure le décri et la refonte des monnaies en cours; et même, si l'on se décide à ces mesures, « l'affaiblissement 'par augmentation sera de tous le moins mal accueilli. Rendant aux gens, en espèces nouvelles, une quantité de métal moindre que celle qu'ils ont apportée aux monnaies en espèces anciennes, ces gens seront moins mécontents si cette quantité moindre, grâce à une augmentation numéraire, fait un nombre d'unités de compte plus grand que celui dont ils s'étaient dessaisis, ou les démunit d'une quantité moindre d'unités de compte» (3). L'affaiblissement par réduction du titre, quoique beaucoup moins fréquent que le surhaussement, a néanmoins été plus souvent mis en pratique que la diminution du poids des pièces de monnaie. Comme le note Landry, il avait l'avantage d'être (1) Landry, op. cit., p. 55. (2) Ibid., pp. 55 et 56. (3) Ibid., p. 56.
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moin8 apparent. Ce n'e~t pas à dire toutefoi8 que l'on ait reculé devant la diminution du poids. Landry cite le denier blanc à la couronne qui« le 22 août 1358, est taillé à raison de 53 pièces 1/3 au marc; le 30 octobre 1358, la taille est portée à 75 ; puis, successivement, elle s'élève à 90, à 100, 120, et enfin, au 28 avril 1359, à 150» (1). La mutation monétaire qui s'oppose à l'affaiblissement, est l'enforcissement que l'on appelle aussi renforcement. Ce n'est pas là· théoriquement un moyen, pour le pouvoir central, de se procurer des ressources : car décréter que demain telle pièce en circulation vaudra moins, en monnaie de compte, qu'elle ne valait la veille, ne rapporte a priori rien à l'État. Mais les choses se présentent tout autrement lorsque, comme tel fut fréquemment le cas, l'enforcissement est simplement la mesure préparatoire d'un affaiblissement. Imaginons avec Landry (2) qu'une certaine quantité de métal monnayé ait cours pour 12 unités de compte. Supposons que des affaiblissements successifs par surhaussement portent le cours de cette quantité de métal monnayé à 18, puis à 27, puis à 40 1/2. Il est certain -que cette élévation des cours a créé une émotion d'autant plus forte que l'on atteint dès chiffres plus élevés. Le public, par exemple, sera moins ému d'un surhaussement de 12 à 18 que d'un surhaussement de 18 à 27, bien que ces deux opérations soient d'un rapport identique pour l'État.« Un enforcissement qui intervient à propos et ramène les cours au niveau d'où l'on était parti, ou à un niveau très voisin, évite qu'on excite une émotion trop vive pour les affaiblissements qui le suivront: il permet de prolonger la série des affaiblissements dans de meilleures conditions au point de vue des sentiments qu'ils feront naître chez le public» (3). Pour nous qui avons eu tout loisir de suivre jusqu'à la limite même de l'absurde ce nouveau mode d'affaiblissement que constitue l'inflation fiduciaire, nous comprenons fort bi,n la nécessité, à un moment donné, d'un enforcissement. La manipulation d'une monnaie trop faible ne peut en effet rapporter des sommes substantielles à l'État que si elle porte sur des montants (1) Landry, op. cit., p. 53. (2) Ibid., pp. 170 et 171. (3) Ibid., p. 171.
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très élevés. De proche en proche on arrive ainsi à de8 chift'res énormes qui jettent le désarroi dans les esprits et par ce désordre sapent les bases mêmes de l'économie monétaire. On l'a bien vu en Allemagne au cours de l'année 1923. Mais, même sans que l'avilissement des monnaies ait atteint un tel degré, un enforcissement d'une monnaie peut devenir nécessaire afin de donner au commerce un instrument pratique. Chacun sait les inconvénients d'une monnaie de valeur trop faible, inconvénients auxquels il a d'ailleurs été remédié, nous l'avons vu, d'abord par la frappe d'une monnaie d'argent lourde, puis par la frappe de pièces d'or de plus en plus grosses. Il est certain que, lorsque l'on a, par des affaiblissements, réduit la monnaie en circulation au point que les transactions les plus insignifiantes requi~rent de grosses sommes, une réforme par enforcissemeni est indispensable. Certains ont voulu voir dans l'enforcissement la source de pro fits directs pour le roi. C'est ainsi que, pour Condillac,« les rois haussaient et baissaient alternativement la valeur des monnaies, se faisant payer quand la monnaie était haute et payant quand eUe était basse ». Et cherchant « des preuves historiques à l'appui de cette assertion, on a parlé de Philippe le Bel, notamment, enforcissant les monnaies à deux reprises dans ces moments où il allait lever des subsides pour la chevalerie de son fils et pour le mariage de sa fille» (1). Mais ces preuves, des études plus serrées l'ont établi, ne tiennent pas. Aussi bien, logiquement, une pareille affirmation se défend mal, car les rois étaient beaucoup plus débiteurs que créanciers - si bien que, dans l'ensemble, les enforcissements leur coûtaient plus qu'ils ne leur rapportaient. D'ailleurs, il serait erroné de croire. que le roi avait une telle liberté d'allures qu'il pût à son gré, et à tout bout de champ se livrer à des enforcissements ou à des affaiblissements. Il lui fallait compter avec les réactions du public auquel il devait des explications à tout le moins plausibles. M. Landry conclut donc, valablement semble-t-il, que « les enforcissements ne pouvaient point, par eux-mêmes, procurer de l'argent au roi». Ils ne lui en procuraient que lorsqu'ils étaient accompagnés d'une refonte, laquelle devait être précédée d'un (1) Landry, op. cil., p. 172.
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décri. Il fallait, en effet,« que les espèces décriées fussent apportées aux ateliers comme billon, ce qui permettait - pour autant que le décri réussissait - de percevoir à nouveau le seigneuriage sur tout le montant du métal contenu dans ces espèces. A la vérité, ici, ce n'est pas la diminution elle-même qui rapporte; c'est le décri puisque c'est lui seul qui amène un surcroît de métal aux monnaies. Mais l'enforcissement joue un rôle important, lui aussi, dans l'opération, en faisant apparaître le décri comme quelque chose de simplement accessoire et en aidant ainsi à le faire passer» (1). . A côté des mutations ,dans le sens étroit que nous avons donné à ce terme, c'est-à-dire des manipulations monétaires faites en vue de donner un revenu supplémentaire à l'État, des mutations ont été édictées à d'autres fins qui toutes se ramènent au souci« de parer à certains inconvénients qui découlent pour le peuple de l'ordonnance des monnaies» (2). Tel a été le cas, nous l'avons vu, lorsque le rapport de valeur entre l'or et l'argent sur le marché a varié de façon telle qu'il ne correspondait plus à celui qui était fixé pour les espèces. Tel a été encore le cas, lorsque certaines monnaies en. circulation étaient tellement usées ou rognées qu'une refonte s'avérait indispensable. Landry nous indique qu'il en fut ainsi en 1640 pour les monnaies d'or et en 1641 pour les monnaies d'argent. Il convient toutefois de ne pas se leurrer de mots : les manipulations au profit du roi - nous dirions aujourd'hui au profit de l'État - furent la règle; celles qui visaient à améliorer l'outil monétaire ont été l'exception. Si ces mutations, étant donné le caractère encore rudimentaire de l'économie française de cette époque, la faible division du travail qui y régnait, n'ont pas eu les conséquences graves qu'elles auraient normalement dû avoir dans une société plus différenciée, il n'en reste pas moins qu'elles ont causé des perturbations et des iniquités nombreuses. Aussi les tentatives ont-elles été fréquentes en vue de mettre en échec les manipulations faites par le pouvoir central et de conserver dans les transactions une monnaie de valeur stable. A distance, de nombreuses erreurs ont été commises, non (1) Landry, op. cit., pp. 175 et 176.
(2) Ibid., p. 85.
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seulement sur le succès, mais encore sur la nature même des efforts tentés en vue de tourner ces manipulations, si hien qu'il n'est peut-être pas inutile de s'arrêter quelque peu. sur ce point. Une des erreurs les plus courantes en cette matière réside, nous l'avons déjà indiqué, dans le rôle dévolu aux monnaies de compte. Il n'est pas inutile en cet endroit et avec les lumières que nous a apportées l'étude historique de l'évolution du système monétaire en France, de nous arrêter de nouveau sur ce point. La livre, le sou, dit-on, constituaient les éléments fixes à quoi l'on s'attachait dans les contrats, si hien que, quelles que fussent les variations de la monnaie en circulation, l'effet en était nul. On devait une certaine quantité de livres ou de sous, on s'acquittait de cette dette en espèces qui étaient ramenées à la livre ou au sou. Cette croyance suppose que livre et sou constituaient des données fixes alors que précisément il n'en était rien. Livre et sou étaient seulement des multiples du denier, et la quantité théorique qu'on pouvait en tailler dans un même poids d'argent (le marc) variait selon les ordonnances. Est-il hesoin de préciser que cette variation a suivi une courhe généralement descendante? Dès lors, le raisonnement pèche par la base, qui représente la monnaie de compte comme le moyen d'éviter les conséquences des fluctuations de la valeur de la monnaie. C'est exactement le contraire qui constitue la vérité. La monnaie de compte a été, en effet, le moyen pour le pouvoir royal de réaliser celle des mutations monétaires qui a été de heaucoup la plus fréquente au cours de l'ancien régime : l'affaiblissement par surhaussement de la valeur nominale des monnaies en circulation. Comment telle pièce qui hier valait mettons 2 sous, pourrait-elle être aujourd'hui tarifée disons à 3 sous; si la livre et le sou étaient non pas des unités de compte, mais des pièces réellement en circulation ? Si le gros de Saint Louis, par exemple, qui, à son origine, valait 12 deniers tournois, donc 1 sou, avait été baptisé sou, on ne discerne pas comment, après des surhaussements, on aurait pu dire de lui qu'il vaudrait 1 sou et demi. Au contraire, après comme avant le surhaussement, il était le gros. Mais l'étalon avec quoi on le mesurait, c'est-à-dire le sou, avait vu sa valeur se réduire. C'est un processus irès différent, et en un certain ALFRED POSE
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sens inverse de celui qui est maintenant mis en œuvre, car le montant nominal de la monnaie que l'on affaiblit reste mainte~ nant inchangé. On ne peut, en effet, dire aujourd'hui du franc qui constitue une monnaie effective et non pas seulement une monnaie de compte, qu'il vaudra demain 2 francs. C'est en le multipliant qu'on l'avilit : opération rendue possible uniquement par le, prix de revient très bas de la monnaie de papier. Pour agir de même sous l'ancien régime, il eût fallu découvrir la pierre philosophale. Cela étant, on- conçoit aisément que la condition du succès de la mutation par surhaussement était que les obligations de payer fussent stipulées en monnaie de compte, non en monnaie réelle. Aussi le pouvoir royal eut-il pour souci constant de veiller à ce qu'il en fût ainsi. « Telle ordonnance, écrit Landry, prescrit qu'on ne marchande« que à sols et à livres et à deniers de la monnaie que « nous faisons avoir comme cours» ; telle autre dit :« nul ne « marchande à nulle monnaie, fors à celle qui courra, c'est à « savoir à sols et à livres»; ailleurs le roi donne ordre« de « contracter dans la monnaie qui court, c'est-à-dire à sols et à « livres, et monnaies en cours ». Et pour bien marquer que rien n'est nouveau sous le soleil, pas même la prohibition de la clause-or, nous citerons encore ce passage de Landry :« ailleurs, il (le roi) défend qu'on fasse« aucun contrat au marc d'or, ni à « deniers d'or, ni à marc d'argent, ni à gros tournois, fors tant « seulement à sols et autres de nos dites monnaies courant à « présent.» (1) On le voit, le pouvoir royal a eu le même souci que nos gouvernants : éviter que le recours à des valeurs réelles, stables, ne mette en échec les mutations monétaires qui ont été édictées. Et pour atteindre ce résultat, il veillait avec soin au maintien de la monnaie de compte. C'est dire que, contrairement à des idées trop répandues, l'usage de la monnaie de compte n'était aucunement destiné à parer aux effets des mutations. De nos citations, il résulte qu'il fallait violer les prescriptions royales pour éviter certaines des perturbations consécutives aux mutations : soit que l'on prît les monnaies surhaussées pour (1) Landry. op. cit.. dans sa note de la p. 196.
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leur ancien coure, eoit que l'on tînt pour nul et non avenu le décri de telle ou telle monnaie. On a professé à ce sujet beaucoup d'erreurs, et trop souvent on raisonne comme si les prescriptions royales étaient restées toujours lettre morte. Est-il besoin de dire qu'il n'en fut rien et que, d'ailleurs, si les mutations ne leur avaient pas donné des profits substantiels, les rois se seraient gardés de braver le mécontentement que suscitaient toujours ces mesures ? Landry montre fort bien les raisons pour lesquelles il devait en être ainsi. « En somme, écrit-il en conclusion de l'étqde à laquelle il se livre s~ ce point, si l'on met de côté ces cas où le roi fixait entre les cours des diverses monnaies des rapports défectueux, et où, conséquemment, certaines de ces monnaies prenaient un cours volontaire, les cours établis par le roi pour les espèces s'imposaient au public, à l'ordinaire, sinon instantanément, du moins d'une manière assez rapide. Le raisonnement nous le donne à croire. Les faits, d'autre part, le démontrent. Nous avons des preuves innombrables de renchérissement général qui suivait les affaiblissements, et de la baisse des prix qui suivait les enforcissements. Mais si les prix montent et baissent après les affaiblissements et les enforcissements, c'est évidemment que la valeur nominale du métal monnayé avait tout d'abord monté ou baissé: c'est donc que les cours des espèces variaient, dans le commerce, comme les rois les faisaient varier.» Pour nombreuses qu'elles aient été et pour diverses que furent leurs formes, les manipulations monétaires avaient, nous l'avons vu, pratiquement cessé à la fin de l'Ancien Régime. Ainsi que le note Dieudonné, le principe avait enfin prévalu « que le titre, le poids et le cours des monnaies doivent rester à l'abri de tout changement, hormis les nécessités rigoureusement monétaires. Évincer la spéculation du domaine des espèces de telle sorte que toutes les opérations financières, levée des impôts, emprunts, conversions de rente, variations d'escompte n'affectent en rien la qualité du numéraire; « - remplacer la livre tournois, de valeur intrinsèque variable, arbitrairement fixée au gré du pouvoir et de la spéculation, par une espèce fixe, le franc, représentant un poids immuable d'or et un poids immuable d'argent; « - n'admettre que des monnaies reliées à ce franc par des
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rapports simples, logiques et coordonnés, et proscrire toutes les autres; « - tenir tout le système à l'abri d~ l'intrusion du numéraire étranger ; " « - renoncer au seigneuriage; faire de la fabrication des monnaies d'or et d'argent un service d'État au lieu de l'entreprise à bénéfices qu'elle était sous l'Ancien Régime; « - diminuer le nombre des ateliers, comme préjudiciahle à une bonne centralisation; « - limiter rigoureusement la frappe des monnaies de cuivre ou monnaies fiduciaires; « Voilà... quel allait être le programme nouveau. « A vrai dire, métal de cloche, monnaies de confiance, assignats, ces termes en qui se résume la situation monétaire de 1791 à 1795, nous retiennent loin d'un pareil idéal, mais derrière le rideau se préparait l'avenir. L'établissement d'un système d'ensemble des poids et mesures, la suppression des corporations, le raffermissement ,.de l'unité nationale et la conception nouvelle de l'État, href le mouvement irrésistible qui entraînait la France vers une rénovation générale, permirent aux héri~ tiers de la Révolution d'instituer le régime monétaire qui est auj ourd'hui le nôtre » (1). (1) A. Blanchet et Dieudonné, op. cit., t. II, pp. 182 et 183.
CHAPITRE
IV
LE FRANC DE GERMINAL L'étude à laquelle nous nous livrerons de la monnaie de papier en France nous révélera que le régime monétaire nouveau n'a pu se dégager sans beaucoup de tâtonnements et sans une crise qui, par beaucoup de points, ressemble à celle que valut à notre pays le système de Law. Nous passerons donc, provisoirement, sous silence cette période intermédiaire, pour aborder directement la loi du 7 Germinal an XI (28 mars 1803) qui a doté la France d'un régime monétaire rompant définitivement avec les errements suivis jusque-là. Bosc, rapportant au nom du Tribunat devant le Corps Législatif le projet qui est devenu la loi du 7 ~er minaI an XI, soulignait de la façon suivante les différences qui séparaient le régime ancien du régime nouveau: « l'ancienne livre tournois, disait..il, était simplement une monnaie de compte non réalisée. Le franc, qui lui est substitué comme unité monétaire est réalisé par 5 grammes d'argent au titre de 9/10 de fin contre 1/10 d'alliage; heureuse innovation qui fait concorder le système monétaire avec le système général des poids et mesures. Nous n'aurons plus à craindre que l'unité monétaire s'altère lorsqu'elle aura un poids et un titre immuables, qui sera toujours, quelle que soit la variation dans la valeur des métaux, d'une masse d'argent à 9/10 de fin, équivalant au poids de 5 centimètres cubiques d'eau distillée, le centimètre faisant le centième de la dix millionième partie du quart du cercle du méridien ». Ainsi se trouvait réalisé le vœu de Montesquieu pour qui« dans tous les pays où on voudra faire fleurir le commerce, ce sera une très bonne loi que celle qui ordonnera qu'on emploie des monnaies réelles, et que l'on ne
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fera point d'op~rations qui pourraient les rendre idéales» (1). On remarquera que le franc est une monnaie d'argent. Les hommes de la Révolution restent ainsi dans la tradition de Charlemagne. Mais si, pour le grand empereur, la rareté du métal jaune rendait assez simple le choix du métal monétaire, la question était devenue beaucoup plus complexe au XVIIIe siècle du fait du gros accroissement des réserves d'or de notre pays. Quelle place allait-on donc faire à l'or dans le système monétaire nouveau? Mirabeau, qui, le premier à l'Assemblée Constituante, accorda aux problèmes monétaires l'attention qu'ils méritent, a, dans un mémoire fameux distribué à l'Assemblée le 12 dé,cembre 1790, pris sur ce point très nettement position. Pour lui, il convient de démonétiser l'or. Et s'il opte pour cette solution, c'est afin d'en finir une bonne fois avec un prétexte trop commode et trop fréquemment invoqué à l'appui des mutations monétaires. « La proportion entre l'or et l'argent, écrit-il, varie sans cesse parce que l'or, devenant plus ou moins rare, devient plus ou moins cher... » Mais « on a profité de cette vacillation pour rendre la doctrine monétaire de plus en plus ..inintelligible, et de cette obscurité pour faire des opérations très lucratives, ou plutôt des manipulations très frauduleuses ». Il faut donc une monnaie unique et, comme l'argent est chez nous beaucoup plus abondant que l'or, il opte pour l'argent qui serait appelé la monnaie constitûtion~elle. Quant à l'or, il n'a pas, dans le système de Mirabeau, de valeur fixe. Les pièces d'or qui pourront être frappées, auront de la sorte un poids et un titre immuables, mais une valeur variable. La thèse de Mirabeau fut dans l'ensemble admise par les lois du 28 Thermidor an III et de Brumaire an V. C'est ainsi que la loi de Thermidor, ramenant à 5 grammes le franc que le décret du 1er août 1793 avait fixé à 10 grammes d'argent à 9/10 de fin, ordonnait également la frappe de pièces d'or de 10 grammes à 9/10 de fin. Mais ces pièces ne recevaient aucune valeur nominale. Leur cours se fixait sur le marché. Ce système, pour un grand nombre de raisons, ne tint pas, et lorsque Gaudin, Ministre des Finances, saisit les Consuls du projet qui allait (1) Montesquieu, Esprit des Lois,
liVe
XXII, chap. III.
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devenir la loi de Germinal, il prit très nettement parti pour une fixation du cours légal des monnaies d'or.« Je pense, écrit-il, - que la valeur relative de l'or à l'argent doit être comme un à quinze et demi. C'est la proportion qui a déjà été proposée au Conseil des Cinq-Cents en l'an V. Cette proportion est indiquée par celles qu'ont adoptées les nations commerciales.» Et si le franc est une monnaie d'argent, on n'en prévoit pas moins la frappe de pièces d'or de 20 francs dont, écrit Gaudin, le « poids sera de 6 grammes 4 décigrammes 5 centigrammes 5/31, de sorte que le kilogramme d'or à neuf dixièmes de fin et un dixième d'alliage contiendra le nombre juste de cent cinquantecinq pièces de 20 francs, dont la valeur numérique est de 3.100 francs, c'est-à-dire quinze fois et demie la valeur du kilogramme d'argent au même titre ». S'il n'est pas directement défini, et si sa valeur ne se fixe que par déduction, le franc d'or est cependant créé, par ce texte, à côté du franc d'argent. Toutefois, la qualité de monnaie constitutionnelle que Mirabeau donnait à l'argent, se retrouve dans le projet de Gaudin en ce sens que, si ce rapport de valeur de 1 à 15 1/2 est rompu sur le marché libre, c'est l'or seul qui sera refondu, et aux frais de ceux qui le possèdent. Mais cette stipulation ne fut pas reprise dans le texte définitivement adopté. La loi de Germinal an XI se compose d'une disposition générale définissant le franc« cinq grammes d'argent au titre de neuf dixièmes de fin», et de deux Titres. Le Titre 1er est intitulé « De la Fabrication des Monnaies», le Titre 11« De la Vérification des Monnaies ». Sous le Titre 1er , il est traité d'abord des monnaies d'argent. Il est prévu que la circulation comportera des pièces d'argent de 1/4, de 1/2 franc, de 3/4, de l, de 2 et de 5 francs, toutes au titre de 9/10 de fin. Le poids de chacune de ces pièces est fixé en partant du poids de la pièce de 1 franc qui est de 5 grammes; la pièce de 1/4 de franc pèse donc 1/4 de la pièce de 1 franc, soit 1 gr. 25, la pièce de 1/2 franc pèse 2 gr. 5, etc. La tolérance prévue pour les pièces d'argent est de 3/1.000 en ce qui concerne le titre. En ce qui concerne le poids, la tolérance est de 10/1.000 pour les pièces de 1/4 de franc, de 7/1.000 pour les pièces de 1/2 et de 1/4 de franc, de 5/1.000 pour les pièces
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de l et de 2 francs, de 3/1.000 pour les pièces de 5 francs. Passant ensuite aux monnaies d'or, la loi de Germinal prévoit qu'il sera fabriqué des pièces de 20 et de 40 francs, à 9/10 de fin. Le rapport légal de 15 1/2 à 1 fixé entre la valeur de l'or et celle de l'argent ressort implicitement du texte ci-après : « Les pièces de vingt francs seront à la taille de cent cinquantecinq pièces au kilogramme et les pièces de quarante francs à celle de soixante dix-sept et demi. » :pe ce texte, il résulte que 1 kilogramme d'or à 900/1.000 de fin vaut 155 X 20, soit 3.100 francs, cependant que 1 kilogramme d'argent à 900/1.000 de fin vaut, le franc pesant 5 grammes, 200 francs. De là, le rapport de 1 à 15,5. La tolérance du titre de la monnaie d'or, de même que la tolérance de poids, est de 2/1.000. Le système monétaire instauré par la loi de Germinal est, celui de la frappe libre de l'or et de l'argent, en ce sens que chacun peut aller porter des lingots à la Monnaie et demander leur transformation en pièces. Cela n'est pas dit expressément dans la loi, mais résulte clairement de l'article XI rédigé comme suit : « Il ne pourra être exigé de ceux qui porteront les matières d'or ou d'argent à la Monnaie, que les frais de fabrication. Ces frais sont fixés à neuf francs par kilogramme d'or et à trois francs par kilogramme d'argent. » La loi de Germinal prévoit aussi la frappe de pièces de cuivre pur de 2/100, 3/100 et 5/100 de franc, leur poids devant être de respectivement 4, 6 et 10 grammes, avec tolérance de 1/50. Ici il n'est pas fait allusion aux frais de frappe et, comme par ailleurs l'article XI ne prévoit les recours des particuliers aux services de la Monnaie que pour les matières d'or et d'argent., il ~n résulte que la frappe des pièces de cuivre n'est pas libre. Telles sont les dispositions essentielles de la loi de Germinal. En résumé, elles créent en France une double circulation d'or et d'argent, les deux monnaies étant soumises au régime de la frappe libre et, bien que rien de tel n'ait été spécifié dans la loi, aYllnt un pouvoir libératoire illimité. A côté de ces monnaies d'or et d'argent dont le rapport de valeur est légalement fixé, des pièces de cuivre pur sont créées; elles constituent les pièces divisionnaires, la « menue monnaie»., et ne sont pas admises au régime de la frappe libre. Il est à remarquer, toutefois, que leur
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pouvoir libératoire n'est pas plus limité par la loi que ne l'est celui des pièces d'or et d'argent. Un pareil régime constitue ce que l'on appelle le hi-métallisme, par opposition au monométallisme dans lequel un seul métal joue pleinement le rôle monétaire. Comme nous avons consacré un paragraphe du chapitre précédent à la fabrication des monnaies - avant tout, d'ailleurs, afin d'éclairer certains termes du jargon monétaire que l'on doit ohligatoirement employer dans un exposé du régime des monnaies dans l'ancienne France - nous dirons en quelques mots comment le monnayage a évolué sous le régime de Germinal. Le monnayage, nous l'avons indiqué, était, dans l'ancienne France, le fait d'une corporation spéciale. Depuis la Révolution jusqu'en 1879 la fahrication des monnaies a été affermée à des entrepreneurs qui étaient surveillés par l'Administration des Monnaies. A partir du 1er janvier 1880, date de la disparition de la dernière Monnaie de province à Bordeaux, l'État assura lui-même cette fabrication qui fut concentrée dans l'Hôtel des Monnaies de Paris. La loi du 31 juillet 1879 a organisé cette régie et créé une Commission de contrôle de la Circulation monétaire, laquelle est composée de 9 membres choisis dans divers grands corps de l'État. Chaque année, en janvier, cette Commission remet au président de la République un rapport qui est publié au Journal officiel et qui rend compte des opérations de monnayage effectuées pendant l'année précédente. La loi de Germinal avait fixé les frais de fabrication à 9 francs par kilogramme pour l'or et 3 francs pour l'argent. Mais la technique du monnayage s'est heaucoup perfectionnée et a permis d'abaisser sensiblement ces frais. Le bref résumé que nous venons de donner de l'histoire de la monnaie dans l'ancienne France permet de préciser certains points qui trop souvent aujourd'hui paraissent ou ignorés ou du moins oubliés. En premier lieu, il ressort de notre incursion dans l'histoire que l'instabilité de la valeur de la monnaie n'est aucunement un phénomène exceptionnel. Elle est, au contraire, de tous les temps et de tous les lieux. Athènes et Rome l'ont connue, tout
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comme l'ancienne France; et s'il est des époques durant lesquelles la mutation a été plus rare, il ne s'est jamais écoulé assez de temps pour que le souvenir en soit tombé dans l'oubli. Ainsi les quelque cent dix années que les grands pays de l'Europe occidentale ont vécues avant la guerre de 1914-1918 apparaissent comme très exceptionnelles dans l'histoire européenne. En France, il n'est pas de crise nationale très grave qui n'ait provoqué le recours du souverain à la mutation, si bien que la circulation monétaire peut être considérée comme ayant été la réserve dans laquelle l'État a puisé lorsque le recours à des moyens exceptionnels est devenu nécessaire. Il serait erroné toutefois de croire que les mutations n'aient eu qu'un objet fiscal. Bien que les conditions dans lesquelles elles ont été édictées restent souvent obscures, nous en savons assez pour affirmer que plusieurs d'entre elles ont été décidées à des fins économiques et sociales. C'est ainsi qu'à diverses reprises on a cherché, par la mutation, à remédier à la pénurie de monnaie, que cette pénurie fût due à la thésaurisation ou qu'elle fût imputable au ralentissement de la production des mines. Aussi bien, les mutations ont-elles été beaucoup plus rares en France à partir du XVIe siècle, c'est-à-dire après que l'Europe eut bénéficié de l'afHux de l'or d'Amérique. D'autres mutations semblent avoir eu un objet social. Il s'agissait d'alléger les charges du peuple écrasé sous le poids de ses dettes et, dans ce cas, on amenuisait les espèces, ou, au contraire, on voulait, en risquant l'impopularité, favoriser les bénéficiaires de revenus ou de dîmes et, dans ce cas, on les « forcissait ». Chacun résistait à la baisse des prix qui était ainsi provoquée, preuve que les difficultés de la politique dite de « déflation» sont de toujours. Ces premières constatations conduisent à une conclusion d'ordre général et qui, sous l'influence du mouvement libéral anti-mercantiliste, avait trop souvent été perdue de vue. Cette conclusion est que la monnaie, entre les mains du prince, n'a pas été seulement un instrument fiscal mais aussi un moyen d'agir sur la conjoncture économique et sur l'évolution sociale. On ne saurait donc la représenter comme un facteur purement passif dans la vie des peuples. Dire avec les classiques que la mutati~n monétaire a pour unique résultat de changer le niveau des prix
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et négliger les conséquences d'un tel changement, c'est témoigner d'une grande ignorance des leçons du passé, car l'histoire nous apprend que les variations des prix sont grosses de conséquences d'ordre politique et social. Les plaintes concernant l'insuffisance des moyens de paiement et qui se sont si souvent répétées au cours des siècles auraient dû ouvrir les yeux des classiques et leur révéler l'importance économique et sociale des fluctuations des prix. S'ils avaient analysé les conséquences de ces fluctuations, ils auraient été normalement conduits à préciser les possibilités et les limites d'une action gouvernementale par le truchement de la monnaie et ils auraient ainsi élaboré une théorie monétaire beaucoup moins superficielle et beaucoup plus rapprochée de la vérité que celle qu'ils nous ont laissée. Ce regard sur le passé leur aurait par ailleurs donné une vue beaucoup plus juste du besoin profond à quoi correspondait cette recherche des métaux précieux par laquelle le mercantilisme se caractérise. II est une autre conclusion, non moins précieuse pour l'élaboration d'une théorie monétaire réaliste, qui nous parait se dégager de l'évolution de la monnaie sous l'ancienne France. Cette conclusion est que la monnaie évolue toujours, et quel que soit le métal qui la constitue, vers un symbole. Liée d'abord à la matière, la monnaie progressivement se dégage d'elle et tire bientôt sa valeur non plus de la substance qui la constitue mais du mythe qui s'est créé autour d'elle. La monnaie de compte permet de saisir sur le vif ce que nous pourrions appeler le processus de transformation de la monnaie réelle en monnaie idéale. La livre-monnaie a-t-elle jamais existé dans l'ancienne France? Cela semble peu probable. Ce qui parait pouvoir être plus aisément admis, c'est que la livre, unité de poids (elle pesait à Rome 326 gr. 337), a été à l'origine le moyen de donner aux diverses pièces de monnaie une commune mesure. Les contrats étant établis sur la base de cette unité de poids, la livre a été le moyen de compter les sommes à payer, la monnaie de compte. Devenue ainsi moyen de numération, la livre-monnaie a perdu son contact avec la livre-poids, elle a cessé d'être une unité de poids et s'est transformée en unité de valeur. Si bien que la livre-monnaie dut être distinguée de la livre-poids, le même mot s'appliquant dorénavant à deux réalités différentes.
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Aussi, lorsque telle pièce qui valait mettons 1 livre fut« surhaussée» et portée mettons à 1 livre et 10 sous, la chose ne fut considérée par personne comme un non-sens car la livre-poids et la livre-monnaie étaient des unités s'appliquant à des propriétés différentes. A telle enseigne que pour désigner le poids des monnaies on dut utiliser une nouvelle unité qui fut le marc. La « monnaie de compte» apparaît ainsi comme le résultat de cette « longue accoutumance au fait social que constitue la monnaie» et qui a fini « par attacher le pouvoir d'achat de la monnaie à l'unité monétaire elle-même, en dehors de toute considération du métal auquel elle s'associe », accoutumance qui, en résumé, a fait de « l'unité monétaire... une réalité indépendante du métal... vivant d'une vie propre, d'une vie immatérielle» (1). Le régime monétaire instauré par la loi du 7 Germinal an XI a voulu en terminer avec ce régime qui permettait la mutation et confondre la monnaie réelle avec la monnaie de compte, celle-ci étant désormais frappée. Mais, de même que la livre-poids, en devenant monnaie, s'est petit à petit libérée du métal pour devenir un simple nombre, de même le franc-lingot s'est lui aussi évadé de sa représentation matérielle, pour devenir à son tour ce qu'était la livre, c'est-à-dire un symbole. A telle enseigne qu'il n'est plus aujourd'hui défini en métal. Ainsi la monnaie réelle de Germinal, créée contre la monnaie idéale qu'était la livre, est à son tour redevenue une monnaie idéale. En fait, avait-elle jamais cessé de l'être? Et la facilité avec laquelle la monnaie de papier, qui est idéale au premier chef, a f10ri à côté de la monnaie dite « réelle », allant jusqù'à la supplanter complètement, ne permet-elle pas de penser qu'il en fut toujours ainsi? En vérité, l'existence et la durée, de la monnaie de compte auraient dû inciter les économistes à se poser en termes tout différents le problème de la nature de la monnaie. Leur antimercantilisme, nous le verrons en particulier chez Adam ~mith, les a conduits à minimiser - d'ailleurs exagérément - le rôle de la monnaie; mais parallèlement, l'École classique, en réaction contre les mutations monétaires, reprendra les erreurs mercan(1) Aftalion, L'or et la monnaie, p. 12.
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tilistes sur la nature de la monnaie et s'enfermera- dans une thèse métalliste intransigeante, contre quoi l'existence même de la monnaie de compte aurait dû Ja mettre en garde. Ainsi, que ce soit sur la nature ou sur le rôle de la monnaie, l'histoire monétaire de l'ancienne France est riche d'enseignements. On pourrait encore élargir cette leçon: c'est 'ainsi que les difficultés auxquelles les tentatives de « forcissement» ont donné naissance, les accaparements qu'elles ont provoqués, la thésaurisation intense qu'elles ont suscitée, donnent des vues fort intéressantes sur ce que l'on a appelé par la suite la politique de déflation. De même les essais de maintien de la valeur de la monnaie par une sévère taxation des prix, essais fréquents dans l'ancienne France, sont d'un grand intérêt documentaire. On doit simplement regretter que l'histoire de la monnaie de notre pays sous l'Ancien Régime reste encore pleine d'ohscurités.
SECTION II
LA MONNAIE DE PAPIER
INTRODUCTION
THÉORIE DE LA MONNAIE DE PAPIER La monnaie de papier est, dans le public, intimement associée au commerce de banque, car à l'origine de cette monnaie, de sa mise en circulation, nous trouvons non l'État, mais un établissement privé, une banque. Pour cette raison, c'est sous le nom de billet de banque que la monnaie de papier est généralement désignée. Nous allons, dans les pages qui suivent, montrer comment le billet de banque s'est introduit dans le système monétaire de la France et comment sa place s'y est constamment élargie. Cet historique nous permettra de placer les problèmes que soulèvent la création et la circulation de la monnaie de papier, dans leur cadre réel, d'en traiter non comme de questions purement abstraites, mais comme de difficultés dont la vie quotidienne exige la solution pratique. Le billet de banque ne s'est pas spontanément dégagé, en France, de la pratique commerciale. è' est en Angleterre, semhle-t-il, que cet instrument de paiement a d'abord circulé. Sa création paraît avoir été le fait des orfèvres (gold~miths) qui, après que le roi Charles 1er eut, en 1640, mis la main 1. _
LE PR:ÊC:ÊDENT ANGLAIS
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eur les lingots déposés à la Tour de Londres par les marchands de la Cité et contraint ainsi ces marchands à chercher pour leurs capitaux un refuge plus sûr, devinrent progressivement les dépositaires de l'épargne anglaise.« Si bien que très rapidement et à très p"eu de frais, écrit M. Andréadès, les orfèvres se trouvèrent à la tête de sommes considérables... Ces capitaux qu'ils se procuraient à un taux minime ou même gratuitement, ils les· employè;rent à l'escompte des billets et à des prêts à taux élevés. Comme ces opérations étaient fort profitables, les orfèvres s'efforcèrent d'attirer à eux tout l'argent disponible, en accordant aux déposants un bon intérêt et en leur permettant de retirer leurs d~pôts quand bon leur semblerait. Le succès dépassa toute prévision et au bout de quelques années tous les citoyens prirent l'habitude de déposer leurs économies chez les orfèvres. Contre ces dépôts les orfèvres délivraient des r~çus qui, connus sous le nom de goldsmiths' notes, billets d'orfèvres, circulèrent bientôt de main en main, mieux que l'argent comptant à quoi ils suppléeront souvent. Ces billets reçurent très rapidement ùne consécration officielle, le Long Parliament ayant accepté les billets de l'orfèvre Hall pour le paiement des Bishops Lands. Et cette vogue ne fut pas passagère, car encore en 1696, pendant la crise que suscita la refonte des monnaies, Davenant nous apprend qu'à défaut de numéraire, les transactions étaient effectuées par des tailles, billets de banque et notes d'orfèvres, Les billets d'orfèvres doivent donc être considérés comme la première espèce de billets de banque émis en Angleterre» (1). Les orfèvres anglais s'aperçurent bien vite que, sur le total des notes créées par eux, une fraction seulement leur était présentée au remboursement et que normalement nouveaux dépôts et retraits s'équilibraient au delà d'un certain chiffre de circulation. Ils furent ainsi conduits à consentir des prêts en remettant aux emprunteurs des notes, tout comme si ces emprunteurs leur avaient confié des lingots ou des pièces. En restant dans certaines limites, les goldsmiths pouvaient agir ainsi puisque, nous l'avons vu, une somme donnée de métal précieux pouvait garantir le remboursement d'un mon(1) A. Andréadès, Histoire de la Banque 1904.
tr Angleterre, t. l,
pp. 26, 29 et 30. Paris,
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tant sensiblement supérieur de notes, du fait du rythme de présentation de ces notes au remboursement. Ainsi était née l'émission des billets de hanque avec tous les avantages qu'elle présentait non seulement pour les émetteurs, mais aussi pour la collectivité. De cet exposé, il résulte que l'émission de billets constitue une opération qui, très rapidement, peut devenir dangereuse. Elle est le type du phénomène social vrai et profitable dans certaines limites, erroné et générateur de catastrophes au delà. Fondée sur des habitudes, elle a la force et la fragilité de la coutume, l'inquiétude pouvant en. bouleverser le principe et rendre fausses les prévisions qui, hier, paraissaient les mieux justifiées. Pour tout dire, l'émission des billets de banque au delà de la couverture or ne saurait être faite, au moins dans les débuts, que dans des limites très étroites. Les goldsmiths s'en aperçurent bien. Ayant créé trop de notes en faveur du Gouvernement de Charles II et ce roi ne pouvant faire face à ses obligations, la proportion de notes présentées au remboursement monta rapidement et les goldsmiths furent dans l'impossibilité de les payer. Ce krach, qui se produisit, en 1672, causa d'importantes pertes sur la place de Londres. Le précédent des goldsmiths allait donner sa physionomie à la Banque d'Angleterre et faire de celle-ci, à la différence des grandes banques publiques d'Italie ou d'Amsterdam, un établissement dont l'émission de billets a constitué l'activité de hase. Ainsi que le note, en effet, M. Harsin, jusqu'au milieu du XVIIe siècle, l'Europe ne connut pas de véritable banque d'émission. Toutes les grandes banques, qu'elles aient été créées en Italie (Banque de Saint-Georges à Gênes, Banco di Rialto à Venise), en Hollande (Banque d'Amsterdam) ou en Allemagne (Banques de Nuremberg et de Hambourg), ne furent« que des banques de dépôt, de virement et d'escompte» (1). C'est en 1694, que le Parlement anglais vota le fameux Tonnage Act par lequel, en même temps qu'il instituait un certain n9mbre de droits, notamment sur la navigation maritime, il créait la Banque d'Angleterre. Le plan adopté était celui (1) P. Harsin, Crédit public et Banque d'Etat en France du XVIe au XVIII- siècle,
p.3.
ALFRBD POSE
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qu'avaient présenté au Gouvernement l'Écossais William Patterson et un négociant de Londres nommé Michael Godfrey. Mais Godfrey fut tué dès le 17 juillet 1695 par un boulet de canon devant Namur, et Patterson, un an après la fondation de la Banque, dut s'éclipser devant les hommes de confiance du clan des riches négociants en gros de la place de Londres, négociants qui « font le commerce des épices, de la dentelle, des draps. Ces commerçants en gros appartiennent à une catégorie spéciale. Ce sont pour la 'plupart des réfugiés protestants, naturalisés de fraîche date, venus des Flandres et du Nord de la France, les quatre frères Houblon, Thomas et Philippe Papillon, Peter Vandeputt, Jasper Vandebush, Gérard Vanhuitsen, Théodor J anssell, Samuel Lethieullier. John Houblon sera le premier gouverneur de la Banque» (1). Ce n'est pas par hasard que la création de la Banque d'Angleterre est incluse dans une loi destinée à procurer à l'État de nouvelles ressources, car, comme le note M. Joseph Chappey, la Banque d'Angleterre se fixait« avant tout pour mission d'effectuer des prêts et des prêts à l'État» (p. 319).« Pendant la guerre que l'Angleterre a eue contre la France, du temps du Roy Guillaume, avait déjà écrit Law, ce prince ayant besoin d'argent, qui étoit rare alors, on' proposa un emprunt de 1.200 mille livres sterlin sur des fonds donnez par le Parlement, et pour engager les particuliers à prêter, ils furent érigez en compagnie pour tenir la banque, avec les privilèges nécessaires pour onze années, l'emprunt devant être rembourcé alors» (2). La Compagnie ainsi créée prit le nom de The Governor and Company of the Bank of England, nom qu'elle a toujours conservé. Le capital de cette nouvelle banque se trouvait donc immobilisé pour la totalité en un prêt consenti à l'État. Le taux stipulé était de 8 0/0. A l'origine de ce prêt à l'État, il n'y avait pas, de la part des fondateurs de la Banque d'Angleterre, qu'un but de lucre. Il y avait aussi le vif désir d'assurer la pérennité de la maison d'Orange qui avait remplacé les Stuart chassés et qui était à la
(1) J. Chappey, La Crise du Capital, t. l, p. 320. Paris, 1937. (2) Law, Mémoire sur les Banques, t. II, p. 14 des Œuvres complètes, éd. Harsin. Paris, 1934.
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loie le champion du proteetantieme et du régime parlementaire contre le catholicisme et le pouvoir absolu. Il fallait que le nouveau roi pût lutter contre Louis XIV, protecteur de l'Église romaine et des Stuart, et à cette fin, il devait recevoir l'aide pécuniaire indispensable. Aussi le concours des marchands huguenots de Londres ne fit-il pas défaut à Guillaume le Taciturne et« dès le mois de février 1695, rapporte M. Chappey, c'est-à-dire sept mois après la fondation de la hanque, cette somme (de 1.200.000 livres) était déjà dépassée de 300.000 livres» (pp. 319 et 320). Le négoce londonien ne se contenta d'ailleurs pas de soutenir la nouvelle dynastie par la Banque d'Angleterre; il lui apporta encore son concours par la Nouvelle Compagnie des Indes Orientales, fondée en 1698, et la Compagnie de la Mer du Sud, créée en 1711.« Un rapport présenté le 2 juin 1733 à la .Chambre des Lords, écrit M. Chappey, pourra affirmer qu'à cette date presque toute la dette du royaume se trouvait concentrée dans les trois Compagnies. L'État devait à celles-ci 42 millions de livres sterling, dont plus de 29 millions à la Compagnie "de la Mer du Sud... La Banque d'Angleterre 'ne vient qu'au second rang» (loc. cit., p. 321). Comment la Banque faisait-elle ses avances à l'État ? A l'origine, nous l'avons vu, elle y avait consacré son seul capital social, et par la suite c'est uniquement avec des fonds provenant d'augmentations de ce capital qu'elle pouvait accroître son concours, car le Tonnage Act« interdisait à la Banque de prêter au Gouvernement sans l'autorisation expresse du Parlement» (1). Mais, en fait, la Banque n'avait pas hésité à ajouter à ce moyen celui des émissions de billets. « Un bilan de la Banque d'Angleterre du mois de novembre 1696, écrit M. Chappey, montre qu'à cette date, au delà des sommes représentées par son capital, elle a avancé à l'État, sous forme de prêts à court terme, 1.800.000 -livres environ» (p~ 322). Aussi bien la Banque n'avait-elle pas versé entièrement en espèces les 1.200 mille livres qui constituaient son premier prêt. Une partie avait été payée en bills qui, parce qu'ils étaient revêtus du sceau de la banque, étaient appelés sealed bank bills. Outre ces bills, qui semblent avoir été uniquement fiduciaires, (1) Andréadès, op. cit., t. l, p. 94.
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c'est-à-dire créés non en représentation de dépôts de métal, mais pour consentir des prêts, d'autres billets avaient égal~ment été créés par la Banque d'Angleterre et que l'on appelait notes. La note n'était d'ailleurs pas nécessairement remise en contrepartie d'un dépôt de métal. En d'autres termes, elle n'était pas exclusivement un récépissé d'or ou d'argent. C'est dire que la différence entre le bill et la note était ass~z difficile à préciser. Originairement, les billets furent entièrement écrits à la main et créés soit à personne dénommée, soit au porteur. Très vite, des formules furent imprimées que l'employé complétait par des indications concernant la date de création, le montant du billet, son numéro d'ordre. Le billet n'a comporté un montant rond qu'à partir de 1809. Ce n'est qu'à dater de cette année que son libellé a été entièrement imprimé, la signature seule étant manuscrite. Le montant de chacun G.es billets a été, la plupart du temps, assez élevé. Exception faite de cas très particuliers, la Banque d'Angleterre n'a pas créé, jusqu'en 1759, de billets d'un montant inférieur à 20 livres.« Si l'on tient compte, écrit M. Chappey, ...du fait qu'un employé de la Banque d'Angleterre était payé cinquante livres par an, on se rendra encore mieux compte de l'importance de ce chiffre pour l'époque En 1759, ... pour répondre aux besoins de la circulation, la banque imprimera des billets de 10 et de 15 livres... Ce ne sera que très tardivement, le 18 avril 1793, sous la pression de la nécessité et expressément en raison du fait que le public n'avait plus confiance dans les billets émis par la plupart des banquiers de province, que la Banque d'Angleterre se décidera à émettre ses premiers billets de 5 livres. Ainsi, un intervalle de 65 ans sépare l'émission du billet de 20 livres de celle du billet de 10 livres; un nouvel espace de 35 ans s'écoule entre l'impression du billet de 10 livres et la mise en circulation du billet de 5 livres. » Il apparaît que « si la hanque tient à assurer la circulation et le maniement aisé de ses certificats, ceux-cL.. ne seront appelés à circuler que dans un milieu particulier »
(p. 339). A l'origine des billets ainsi créés par la Banque d'Angleterre, on trouve donc, outre des dépôts d'espèces métalliques, des crédits ouverts soit à l'État, soit à des particuliers. Très longtemps, les concours à l'État l'ont emporté de beaucoup sur les
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autres. Cela ressort notamment du fait qu'en 1696 les prêts accordés par la Banque à l'État s'élevaient à 2 millions de livres sterling, alors que les crédits aux particuliers n'atteignaient que 266.000 livres sterling. Cent ans plus tard, et bien que la part des opérations avec les particuliers se soit, proportionnellement, beaucoup accrue, le montant des crédits à l'État avec 7,3 millions de livres était tout près du double de celui des crédits aux particuliers, ceux-ci s'élevant à 4,2 millions. Ces prêts aux particuliers se faisaient, aux termes de la charte constitutive de la Banque,« contre gages». Il semble que, primitivement, la Banque se soit livrée à des avances sur objets précieux et sur marchandises. Mais de telles opérations lui valurent des mécomptes et l'incitèrent à se cantonner dans le financement de transactions commerciales à dénouement rapide : prêts en compte-courant au négoce londonien, aux grandes compagnies de commerce et de navigation coloniales, et surtout escompte de lettres de change, créées d'ailleurs trop souvent sans véritable cause commerciale. Ce bref rappel du précédent anglais nous permet de voir comment se sont posés en fait les problèmes relatifs à la création et à la circulation de lA monnaie de papier. Nous pouvons ainsi formuler ce que l'on appelle habituellement la théorie de l'émission.
2. -
LA COUVERTURE PARTIELLE, PRINCIPE DE L'ÉMISSION
Dans son fameux Mémoire sur les Banques,
Law a posé très nettement, en traitant de la Banque d'Angleterre, le principe sur lequel est fondée toute banque d'émission :« La Compagnie étant formée, écrit-il, les directeurs étoient choisis par les intéressés pour la conduire, et la somme prêtée à l'État étant regardée comme une sûreté suffisante pour répondre des pertes que la Compagnie pouvait avoir, les négocians, pour éviter les inconvéniens des payements en espèces, tinrent leurs caisses en banque et se servirent de billets. « La banque ayant alors de grosses sommes en caisse, étoit en 4tat de prêter à intérest et d'employer une partie de sa caisse, 8ardant assez pour soutenir son crédit en payant les billets qui 5eroie nt présentez.
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« Il est vrai que cette liberté que la banque prend de faire valoir une partie des sommes qu'on lui a confiées en dépôt, rend l'établissement moins sûr. Et quoique les négocians n'appréhendent rien, pourtant si tous ceux qui ont des billets venoient demander payement, elle ne pourroit pas les satisfaire à veue comme elle promet ; mais le bien que la banque fait en augmentant la quantité de la monnoye fait plus que balancer le mal qu'elle pourroit faire, si le cas supposé venoit d'arriver; car elle seroit en état de satisfaire ceux qui resteroient à payer, en retirant les sommes qu'elle auroit employé(es) ..• Par cet emprunt, le Roy d'Angleterre a fait le même bien au commerce et aux autres affaires de ses États, comme si la quantité de la monnoye avait été considérablement augmentée; les billets de la banque étant"reçus dans les payements préférablement aux espèces... ils font une grande commodité dans le commerce... En Angleterre avant que la banque étoit établie, le Roy avoit de la peine à trouver de l'argent sur les fonds donnés par le Parlement, quoyque la nation devoit peu alors, en comparaison de ce qu'elle doit à présent, et que le Roy payast un intérest plus fort. De même, les particuliers donnèrent jusqu'à 8 et 10 pour cent par année, et un pour cent par mois, en négociant des lettres. Depuis cet établissement, le Roy et les particuliers trouvent les sommes nécessaires à leurs affaires à un intérest plus modique» (1). Ainsi, tout comme les anciens goldsmiths, la Banque d'Angleterre crée des billets par lesquels, elle s'engage à payer, en monnaie métallique, au porteur, une certaine somme. Cette création ou émission peut avoir deux origines. Tantôt elle est faite à l'occasion de la remise à la banque d'un montant donné d'espèces métalliques ou d'un lingot de métal précieux. En pareil cas, l'engagement de rembourser pris par la banque est d'une réalisation aisée: il ne consiste qu'à rendre ce qui a été reçu. Mais l'intérêt d'une telle opération est très limité; pour la banque, il est même négatif, car elle doit supporter les frais de garde du métal précieux qu'on lui a remis en dépôt et dont elle ne peut disposer à des fins lucratives. Toute différente est l'émission qui a pour origine non la remise de métal précieux, mais le limple engagement d. (1) Law, op. cit., t. II, pp. 1., 15 et 16.
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restituer, pris par celui qui reçoit le billet. Quand il en est ainsi, c'est-à-dire lorsque la banque fait du crédit, elle perçoit des intérêts qui constituent pour elle un bénéfice net. Mais cette opération n'est pas sans risque; car la banque crée des billets qui n'ont pas dans ses coffres une contre-partie en métal précieux. En sorte qu'elle court, en principe, le danger de voir tous les porteurs de billets en exiger le remboursement, ce qui l'acculerait à ne pas honorer sa signature, à« manquer», comme écrit Law. Théoriquement, cette issue n'est pas fatale, la banque pouvant, semhle-t-il, trouver le salut dans la récupération de ses créances. Mais les faits prouvent que les périodes au cours desquelles le public se précipite aux guichets de l'établissement émetteur pour demander le remboursement des billets, sont également celles durant lesquelles les créances se recouvrent mal. C'est dire que, si les sommes émises en billets ne restent pas, par rapport aux stocks de métal précieux, dans une proportion raisonnable, les plus graves dangers menacent la banque. Si, en revanche, la masse de billets repose sur une base de métal suffisamment large, l'expérience prouve que la circulation est saine, car dans les pires périodes, les demandes de remboursement n'ont porté que sur une fraction de la somme de billets mis en circulation. Tout dépend donc du rapport que la banque d'émission sait conserver entre le montant des billets qui circulent et le stock métallique qui en est la garantie. Ce stock est désigné le plus souvent sous le nom de couverture de la circulation. Il convient de remarquer tout de suite que la couverture peut varier considérablement. Au temps de Law, par exemple, où le puhlic français ne connaissait pas encore le billet de banque, n'était pas accoutumé à lui, elle devait, en théorie, être proportionnellement beaucoup plus élevée qu'aujourd'hui. A l'heure présente, le public ne connaît guère que la monnaie de papier, et l'or, dans aucune nation, n'est plus la monnaie qui circule. Les besoins énormes de I~État, l'hahitude prise par le public d'user du seul billet ont fait du papier l'unique monnaie des pays civilisés. C'est dire que le billet de banque, s'il a circulé à l'origine grâce au lingot d'or auquel il donnait droit, n'a plu! besoin aujourd'hui d'aucun lien avec le métal pour jouer son rôle dejmonnaie.
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Law devait donc normalement s'attendre à voir le public désirer, à la première ombre, revenir au métal, demander le remboursement en espèces de son papier. Aussi lui fallait-il prévoir, pour sa circulation de billets, une ample couverture métallique. Ses mémoires divers montrent qu'il n'avait pas discerné cette impérieuse nécessité. C'est ainsi que dans ses Considération.s sur la Monnaie et le Commerce il ne préconise rien moins que la création de billets gagés sur des terres. C'était montrer là une méconnaissance complète du problème et qui a malheureusement survécu à Law. La France, qui n'avait pas su tirer de la faillite de l'Écossais des idées claires et justes en matière d'émission des billets, a appris à ses dépens, avec l'aventure des assignats, combien il est faux de vouloir faire de la terre la base d'une circulation de monnaie de papier. Cette erreur ne peut procéder que d'une analyse très insuffisante de la psychologie du porteur de billet. Ce porteur, il convient de bien le souligner, n'a aucunement le sentiment qu'il a fait un prêt à la banque d'émission. Pour lui, prendre un billet n'est pas faire un placement de fonds, une opération de prêt; c'est recevoir un paiement. Sans doute, la monnaie ainsi reçue est en fait un titre de créance sur la banque, mais ce caractère juridique ne retient pas l'attention de celui qui a accepté le billet. Encore une fois, celui-ci a voulu non pas procéder à un« investissement », mais au contraire percevoir une somme liquide; il attend donc de ce billet tout ce qu'il pourrait attendre d'une somme de monnaie, et s'il se pose la moindre question au sujet du billet remis, s'il a le moindre doute quant à son pouvoir d'achat, il exigera des espèces et ne voudra rien d'autre. Les assurances qui peuvent lui être données quant à la valeur du gage immobilier assigné à la sûreté du remboursement du billet ne l'intéressent donc pas; comme il ne s'estime pas prêteur, ce qui compte pour un prêteur n'a pas d'importance à ses yeux. Autrement dit, le billet, lorsqu'il n'est pas suffisamment implanté dans les mœurs, ne peut jouer son rôle, conserver son crédit et circuler comme une monnaie s'il n'est pas convertible en espèces. Il est à remarquer toutefois - et c'est ce qui a dû, au moins pour partie, induire Law en erreur - que la Banque d'Angleterre ne s'est préoccupée que tardivement de conserver une
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certaine proportion entre ses émissions de billets et son encaisse métallique.« En temps normal, écrit M. Chappey, ce n'est pas en établissant une proportion convenable entre son encaisse et ses émissions que la banque croit devoir assurer la valeur de ces dernières et fournir tous apaisements aux détenteurs de certificats.» Rien ne le prouve mieux que le fait que « dans le fameux bilan du 10 novembre 1696, un total d'émission de bills et de notes se montant à 1.658.000 livres n'est couvert que par 36.664 livres en espèces métalliques» (1). Si la Banque d'Angleterre a pu tenir et ne pas sombrer comme l'a fait la Banque de Law, c'est que, nous l'avons vu, elle s'est appliquée à sélectionner la qualité des porteurs de ses billets. « Dans l'esprit du temps, poursuit M. Chappey, le billet de banque n'est pas destiné à suppléer à la rareté du numéraire. Il doit permettre à certains groupes de l'économie de tirer parti d~s avantages et des bénéfices d'un expédient monétaire ingénieux.» C'est au gros négoce, à un public d'hommes informés et riches que le billet est réservé. Il ne franchit pas le cercle d'un nombre restreint de porteurs et on s'applique à l'y maintenir, d'une part en lui donnant un montant minimum élevé, d'autre part en ne cherchant pas à pousser l'émission à des chiffres qui eussent requis sa diffusion dans le grand public. Law n'eut pas cette prudence, et c'est ce qui le perdit. Le billet ayant longtemps circulé sans encombre grâce aux mesures prises pour en assurer la convertibilité - que ces mesures aient consisté en une sélection des ,usagers du billet ou en un renforcement de l'encaisse - il a prbgressivement été considéré comme une monnaie, c'est-à-dire comme un pouvoir d'achat. Il s'est produit, en ce qui le concerne, une évolution analogue à celle qu'ont dû connaître les métaux précieux. A l'origine, ces métaux étaient acceptés par tous parce que leurs propriétés physiques les rendaient désirables; leur caractère de marchandise universellement désirée ou révérée en a fait l'intermédiaire dans les échanges; puis, peu à peu, c'est à ce rôle d'intermédiaire, au pouvoir général d'achat qui en a découlé, bref à leur transformation en monnaie qu'ils ont dû d'être acceptés et désirés par tous. (1) J. Chappey, op. cit., p. 344.
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
Pour le billet, l'évolution a été identique, avec cette différence toutefois que le point de départ a été ici la monnaie métallique et non pas la marchandise or ou argent. Le crédit de cette monnaie est immense, son pouvoir général d'achat en fait la richesse par excellence. Le billet a d'abord été accepté parce qu'on le savait transformable en cette monnaie. C'est de celle-ci qu'il tirait toute sa valeur. Mais, peu à peu, chacun s'est habitué à lui; on l'a utilisé si souvent dans les échanges que l'on a oublié sa convertibilité; s'on pouvoir d'achat s'est attaché petit à petit à lui-même et non plus à la somme d'or ou d'argent qu'il représentait; de reflet, en quelque sorte, de la monnaie, il est devenu la monnaie elle-même. A telle enseigne qu'on a pu un jour supprimer cette convertibilité sans que le moindre à-coup se produisît dans la fonction monétaire du billet de banque. Ainsi, de même que l'or a conservé son pouvoir d'achat quand celui qui le prenait n'avait plus aucun désir de s'en parer, de même le billet a conservé ce pouvoir d'achat quand celui qui le recevait ne songeait plus à le convertir en or. La cause ayant disparu, l'effet lui a survécu, comme il est fréquent en matière sociale. On a cependant contesté la li ' d · d hi! qua te e monnaIe u let de banque. M. Rist, qui est le plus récent défenseur de cette thèse, qualifie le billet« un instrument de crédit bancaire» (1). Que faut-il exactement entendre par là ? Quelques citations prises un peu partout dans le récent ouvrage de M. Rist éclairent cette définition du billet. A un certain moment, M. Rist oppose « ceux pour lesquels l'émission d'un instrument de crédit (billet de banque ou compte-courant utilisable par chèques) n'est que la mise en circulation de dépôts préalablement reçus et ceux pour lesquels cette émission est une création monétaire» (2). Et le passage ci-après, comportant une critique des théories professées en la matière par les Saint-Simoniens, éclaire plus nettement sa pensée:« Lei Saint-Simoniens n'ont pas vu que l'émission du 3. -
LE BILLET DE BANQUE, MONNAIE DE PAPIER
(1) Ch. Rist,
Hi~toire dt'~
(2) l''id., p. 160.
doetriltu nla.tivu au er~dit et fi la monnaie, p. 175.
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billet est simplement la mise en circulation de sommes existantes et qu'il fournit le moyen de substituer de l'argent comptant à l'argent à terme. Il est bien un titre de crédit, mais un titre de crédit à vue, ce qui lui confère son aptitude à la circulation» (1). Plus loin, définissant la monnaie, M. Rist dénie au billet le caractère de monnaie :« Mais au XI xe siècle se multiplient une série d'instruments de paiement nouveaux, les billets de banque et le chèque. Faut-il aussi les considérer comme monnaie ? Oui, si nous entendons par monnaie tous les instruments de circulation. Non, si nous admettons que pour mériter le nom de monnaie, un instrument de circulation doit être aussi un étalon de valeur, dignité à laquelle les billets de banque et les comptescourants disponibles par chèques ne peuvent prétendre à aucun degré. Simples crédits circulants, simples créances payables en monnaie-étalon, ils sont tout au plus de la monnaie fiduciaire» (2). Mais qu'est-ce donc qu'un étalon de valeur et pourquoi les billets de banque ne pourraient-ils prétendre à cette dignité ? La valeur serait-elle une propriété physique et l'étalon des valeurs serait-il assimilable au mètre-étalon du Bureau des Longitudes ? Tel est bien, semble-t-il, le sens de la théorie de la monnaie-marchandise à laquelle M. Rist paraît se ranger. Mais cette théorie repose, selon nous, sur une erreur historique. Il est probable qu'à l'origine de la fonction monétaire, la valeur propre des métaux précieux, leur utilité dans le sens économique du terme, a été comparée à celle des hiens et des services contre lesquels ces métaux s'échangeaient. Mais depuis longtemps cette époque est révolue. Comme l'écrit M. Aftalion,« l'utilité propre du métal adopté comme monnaie avait permis, à l'aube de l'histoire monétaire, l'établissement des premiers niveaux des prix. Mais ensuite les prix ont subi des variations successives dues aux changements à la fois dans les appréciations individuelles de l'unité monétaire et dans le volume des marchandises. Mais ces estimations, à leur tour, sont la résultante de tous les événements survenus au cours des âges, de toutes les modifications iurvenuea quant aux revenus, quant aux prévisions, quant (1) Ch. llist, t!Jp. eit., p. 229. (2) Ibid., p. 324.
...
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aux exigences des individus dans l'échange, quant aux lois Le niveau des prix est ainsi l'aboutissant de la longue suite des variations qui se sont succédé à travers les siècles. Il est essentiellement un produit historique» (1). A travers cette citation, la fonction d'étalon de valeur, dont M. Rist fait la caractéristique de la monnaie, apparaît comme une notion du passé, non du présent. Il y a eu, au cours des temps, une période durant laquelle la valeur des biens s'est en quelque sorte ordonnée par rapport à la valeur du bien-monnaie. Cette ordonnance a par la suite varié, mais on ne saurait dire aujourd'hui qu'elle varie du fait de la comparaison de l'utilité des biens avec l'utilité de la marchandise-monnaie. D'autant que nous vivons et que le monde entier vit en régime de papier monnaie, c'est-à-dire de monnaie sans valeur intrinsèque. Comment d,énier le caractère de monnaie au seul instrument monétaire aujourd'hui en usage dans les grands pays du monde ? Aussi bien, M. Rist ne nie pas ce caractère. Il n'y a, écrit-il, « que deux monnaies-étalon : la monnaie métallique et le papier-monnaie à cours forcé» (2). Il faut bien l'avouer, on se résout mal à admettre que le même billet qui, avant le cours forcé, n'était pas une monnaie, le devienne après la suspension de ses paiements par l'Institut d'émission. Le billet est monnaie par le rôle qu'il joue dans les échanges, et ce rôle, le changement du régime d'émission ne le modifie pas. Au demeurant, la fonction monétaire du billet et celle du métal sont-elles le résultat du même processus dont l'agent essentiel, nous le répétons, est la puissance de l'habitude. L'or a été monnaie parce qu'il a été désiré pour lui-même et, ce désir tombé, il est resté monnaie parce qu'il l'était. Le billet est devenu monnaie parce qu'il était une créance d'or et, cette créance tombée, il est resté monnaie parce qu'il l'était. Toutefois, nous ne prétendons pas affirmer qu'il n'y ait pas de différences entre la monnaie qu'est le billet et celle qu'est l'or. Ces différences ne nous semblent pas contestables, mais elles sont, à nos yeux, de degré et non pas de nature. M. François Simiand, dans une communication qu'il fit devant la Société de mon~taires.
(1) Albert Aftalion, L'Or et la. lvfonnaie. Pari!li, 1938, p. (2) Ch. Rist, op. cit., p. 325.
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Sociologie et dont le compte-rendu a été publié dans le fascicule 1/1934 des Annales Sociologiques (série D), déclare que la première des monnaies fiduciaires est l'or (p. 46). Ce n'est là, à notre sens, qu'une vérité d'évidence. Toute monnaie est nécessairement fiduciaire; elle l'est par essence, pourrions-nous dire. Car celui qui prend la monnaie contre un hien ou contre sa peine, ne l'accepte que parce qu'il a foi dans le fait que le pouvoir d'achat de cette monnaie sera universellement reconnu. S'il en doutait, il ne se priverait pas de son bien, il ne dépenserait pas sa peine pour la recevoir. Et dès lors, la monnaie en question perdrait son pouvoir d'achat, ne serait plus monnaie. Ainsi la monnaie est telle par la confiance de la masse en son pouvoir d'achat. Mais, dans cette confiance, il y a des degrés, et c'est par là que la monnaie d'or l'emporte sur toutes les autres. A la hase du caractère monétaire de l'or, à son origine, il y a des propriétés physiques du métal qui satisfont ou plutôt ont satisfait au besoin de luxe des hommes, à leur goût de la parure. L'or a été et reste une belle matière dont on peut contester l'utilité, au sens vulgaire du mot, mais qui n'en est pas moins désirée. D'autre part, on ne saurait faire abstraction du rôle millénaire de l'or comme instrument des transactions, comme symhole de la richesse et de la puissance. Trop de cupidités, trop de désirs, trop de rêves sont attachés à ce métal pour que son pouvoir général d'achat puisse être mis sérieusement en doute par personne. L'or reste donc la monnaie des monnaies, celle vers laquelle, aux heures les plus sombres, les hommes se tournent par instinct plus que par raison lorsque la notion de valeur paraît s'effondrer, que« rien ne vaut plus rien». Le billet au contraire, nous l'avons dit, n'a circulé, à l'origine, que parce qu'il donnait droit à de l'or; il a ensuite acquis un pouvoir général d'achat en propre, par la seule force de l'habitude, et indépendamment de tout rapprochement avec le métal. La confiance qui lui est accordée repose donc sur des bases beaucoup moins solides que celles qui sont à l'origine de la foi en l'or. Pour le billet, ni des propriétés physiques, ni un besoin de l'homme, ni une sorte de mystique n'ont jamais été en cause. e' est dire que, dans les périodes de crise, lorsqud les événements rompent les habitudes les plus ancrées et que tout est remis en
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question, le pouvoir gén~ral d'achat du billet peut faire l'objet de discussions, être mis en doute. Il y a donc une grande différence de degré dans la solidité de la confiance dont procèdent les rôles monétaires de l'or et du billet. Nous devons d'ailleurs ajouter que divers facteurs viennent ou accentuer ou, au contraire, diminuer cette différence. Le fait que la monnaie d'or ne peut se multiplier suivant les désirs de l'État joue évidemment en faveur d'un accroissement de son crédit. A l'inverse, le besoin absolu de monnaie dans une économie tout entière tournée vers l'échange, le fait que l'or disparaît de plus en plus des transactions, que le papier constitue la seule monnaie courante, ont pour résultat de confondre peu à peu le billet et la monnaie; c'est dire que le pouvoir général d'achat du billet n'est plus en question. Nul ne songerait aujourd'hui à refuser la monnaie de papier qui lui est offerte en échange de ses biens ou de ses services. Pour cette raison, la fiducia dont procède la monnaie-billet est beaucoup plus forte que celle qui est à l'origine de la monnaie dite scripturale et dont nous parlerons ultérieurement. Cette sorte de gradation dans la confiance qui soutient les diverses sortes de monnaie explique la structure du marché monétaire, l'emboîtement de ses divers organes et la division des tâches qui s'y réalise. Ce sont là des points sur lesquels nous aurons l'occasion de revenir quand, ayant étudié les diverses catégories de monnaies, nous essaierons de donner une vue d'ensemble du fonctionnement des différents organes qui les créent. Cette même gradation dans la confiance explique aussi que l'or soit la seule monnaie internationale, parce que seul il bénéficie de la confiance universelle. La monnaie de papier, au contraire, n'a généralement aucun pouvoir d'achat en dehors des frontières du pays qui l'a émise. Et c'est là, nous le constaterons, une nouvelle raison de la dépendance du hillet à l'égard du métal. Law, que nous avons dé·' é é Ja souvent voqu et auquel nous nous référerons encore fréquemment, parce qu'il a été l'introducteur du billet en France et 4. - LE DANGER DE LA MONNAIE DE PAPIER: SA REPRODUCTION TROP AIS.-E:E
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notre premier théoricien de l'émi~~ion, a admi~, eane m~me 8e poser la question, que la masse de billets créés par une hanque peut - nous dirons même doit - être supérieure à la couverture métallique. C'est là cependant un point qui a fait après Law l'objet de bien des discussions. Il n'est pas douteux que, si le problème a pu se poser, Law et ses pareils y sont pour quelque chose. Leurs exagérations dans l'émission de la monnaie de papier ont provoqué à l'endroit .de celle-ci une réaction de défiance telle qu'une bonne partie" de l'école classique - dont en premier lieu Ricardo - a réclamé la fixation de limites extrêmement rigides à l'émission de billets. Il convient d'ailleurs de dire que les idées très différentes qu'avaient les mercantilistes (auxquels Law se rattache) et les disciples d'Adam Smith sur le rôle de la monnaie en matière économique, devaient normalement conduire Law et Ricardo dans des voies très différentes, sinon opposées. Law, adoptant les croyances en honneur de son temps, tient les métaux précieux pour les biens que les nations (et non pas seulement les particuliers) doivent souhaiter par dessus tout. « Le commerce, à le hien prendre, ne doit avoir d'autre objet que d'enrichir l'État en matières d'or et d'argent» (1). Toutefois, - et probablement pour les besoins de la cause - Law ne paraît voir dans l'or et l'argent que leur qualité de monnaie; c'est pourquoi ce n'est pas tant une abondance de métaux précieux qu'une abondance de monnaie qui est, à ses yeux, souhaitable pour les États. A maintes reprises il insiste là-dessus. Nous relevons,.par exemple, dans les toutes premières lignes de son Mémoire sur les Banques (juillet 1715), les passages suivants qui sont sur ce point bien nets : « On supposera deux États de même grandeur, terroir et climat, bien scituez pour le commerce, bien peuplez, également bien gouvernez et portez à l'industrie et à l'économie, l'un avec 500 millions en espèces, l'autre avec 250 millions. Les peuples du premier seront employés, les terres cultivées et le produit manufacturé pendant que le produit de l'autre État sera moins fort... Il est nécessaire qu'un État ait une certaine quantité de monnoye proportionnée au nombre de ses peuples... Un million ne peut employer qu'un (1) Law, Œuvres complètes, éd. Harsin, t. II, p. 119.
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nomb~e des peuples proportionné à cette somme, la même pièce ne peut pas servir en plusieurs endroits en même temps» (1). Si l'on estime que les termes espèces, pièces paraissent impliquer que Law pense uniquement à la monnaie métallique, nous citerons les passages suivants, appartenant au § II du même M émoir.e :« Les crédits sont nécessaires et utiles; ils font les mêmes effets et le même bien pans le commerce, comme si la quantité de la monnoye était augmentée» (2). Et un peu plus loin :« L'Angleterre ayant reconnu que ses espèces diminuoient, que les manufactures et le commerce en souffroient, que le Roy, empruntant sur les fonds donnez par le Parlement., avoit de la peine à trouver de l'argent et étoit ohligé à payer des intérests très hauts, s'est avisé d'introduire des crédits qui ont suppléé aux espèces, et soutenu ses manufactures et son commerce qui, sans ce secours, auroient été ruinez» (3). Ainsi Law voit dans la banque d'émission le moyen d'accroître la monnaie en circulation - accroissement grâce auquel l'activité économique, la création de richesses sont stimulées. Mais la banque ne peut procurer à la société de tels avantages si elle se horne à des émissions contre métal. Il faut qu'elle émette aussi, et qu'elle émette largement, en vue de consentir du crédit. C'est dire que Law, et nous avons déjà cité un passage de lui qui est fort explicite à ce sujet., préconise une circulation très supérieure à la couverture métallique et ne fixe aucune limite à l'émission. C'est donc à l'établissement émetteur qu'il appartient de rechercher ces limites (probablement en se fondant sur les réactions des porteurs). Cependant Law reconnaît luimême que l'on ne saurait créer indéfiniment des hillets, quelque intérêt qu'en présente la multiplication. Il écrit dans son Mémoire sur les Banques : « Si le Roy veut se servir de la caisse qui doit soutenir le crédit, ou que le ministre le veuille porter trop loin, en répandant une trop forte quantité de billets dans le commerce, le projet le mieux concerté seroit en danger de manquer» (4). Donc il faut, à la garantie de la circulation de billets, une certaine encaisse, et l'émission devra rester dans un
(1) (2) (3) (4)
Law, Œuvres complètes, t. II, pp. 5 et 6. Ibid., p. 10. Ibid., pp. 10 et 11. Ibid., p. 19.
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certain rapport à l'égard de cette encaisse. Mais Law demande en définitive qu'on fasse confiance à son habileté : il saura lui-même fixer la couverture minima. Les faits ont prouvé qu'il avait trop présumé de sa technique, et son exemple, celui qu'offrit également la Banque d'Angleterre au cours des guerres napoléoniennes, allaient susciter une action très vive pour limiter la masse des hillets à l'encaisse métallique. Toutefois, il est établi aujourd'hui qu'à agir de la sorte, on prive la société du meilleur des avantages qu'elle peut tirer du hillet. Si une émission sans frein iq.ène à la catastrophe, une émission limitée à la couverture métallique est sans grand intérêt. Aussi a-t-on été généralement conduit, au moins jusqu'à ces dernières années, à imposer une couverture minima aux hanques d'émission. Ce minimum, il convient de le noter, constitue une donnée toute empirique et à laquelle il ne faudrait pas attribuer une valeur absolue. Comm~ nous l'avons déjà souligné, son montant ne saurait être fixé une fois pour toutes: il varie avec les époques, comme aussi avec les coutumes et les variations d'humeur du public. Plus la fonction monétaire du billet est indiscutée et plus la couverture devrait théoriquement être inutile. Néanmoins, l'importance de la couverture ayant été présentée au public comme l'un des éléments ~onstitutifs de la solidité du hillet, le crédit de celui-ci, sa fonction monétaire dépendent, dans une certaine mesure, du montant de cette couverture. Tant il est vrai que dans le domaine du crédit, c'est ce qui est cru qui est. Ainsi, dans l'état actuel de l'opinion puhlique, une couverture minima contrihue grandement à la solidité du billet, car elle a une valeur psychologique plus encore que technique. M. Chappey estime d'ailleurs que cette couverture qui introduit« dans le public une fausse notion de la sécurité» (1) et qui « dans la civilisation industrielle moderne, •.. ne peut procurer qu'une sécurité précaire» (2), ne saurait être l'élément essentiel de la solidité du billet. « Il apparaît qu'au cours de l'histoire monétaire d'avant-guerre, écrit-il, la qualité de la monnaie légale a été liée à la nature des opérations d'escompte pratiquées... (1) Op. cit., p. 471. (2) Ibid., p. 472. ALFRED POSE
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L'importance de l'encaisse métallique a pu fortifier la confiance du public dans le crédit émis par la banque d'émission, mais. cet élément n'a pas joué le rôle essentiel» (1). On pourrait heaucoup discuter sur ce point, car il est malaisé de dire lequel des deux éléments qui servent de sécurité au hillet, à savoir rencaisse métallique et la bonne qualité des opérations de crédit consenties par la banque, a le rôle prépondérant. Avant 1914, on n'aurait sans doute pas hésité sur ce point et rencaisse aurait certainement été reconnue, par la grande majorité des auteurs, comme l'élément essentiel de la solidité du billet. Car; aurait-on affirmé, une banque d'émission ne saurait se dispenser de toute encaisse métallique. Nous verrons que le déroulement des événements après la guerre de 1914-1918 a créé des situations qui ont permis de douter des axiomes les plus communément acceptés jusqu'alors. Mais il faut ajouter que si l'on a vu des hillets circuler sans que l'étahlissement émetteur ait une encaisse métallique appréciahle, ce n'est certainement pas à la qualité des crédits consentis par cet établissement que l'on peut attribuer ce phénomène. C'est hien plutôt à la nécessité, pour les nations, d'avoir aujourd'hui une monnaie, à la confiance accordée à un État dont la . monnaie est devenue la chose, qu'une circulation sans couverture a dû de pouvoir subsister. Quoi qu'il en soit, la plupart des États ont eu le souci, jusqu'à ces toutes dernières années, d'assujettir les banques d'émission à des règles étroites, tendant à limiter la liberté de création du hillet ; cette création est, en effet, si aisée et si peu coûteuse qu'elle constitue une tentation de tous les instants et, par le fait même, un danger constant pour la monnaie de papier. Les discussions ont été nombreuses - et nous y reviendrons - sur la ques'tion de savoir dans quelle mesure cette . liberté doit être limitée, car il est malaisé de préciser le point au delà duquel le volume de la quantité de monnaie créée devient anormal. D'ailleurs, il ne semble pas que l'on ait toujours discerné la véritable portée de la question qui se pose en l'espèce au législateur et l'on a raisonné trop souvent comme s'il (1) Ibid., p. 473.
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s'agissait uniquement d'assurer la solvabilité et la liquidité de la banque d'émission; le problème est, en réalité, plus large et il mériterait que la législatio~ relative aux banques d'émission ne se bornât pas, comme elle l'a trop fait jusqu'à ces derniers temps, à réglementer la nature et la durée des crédit~ que ces banques sont autorisées à ouvrir. L'État, toutefois, a le plus souvent placé la banque d'émission sous son contrôle. Quand il ne l'avait pas fait à l'origine, il y a été conduit par la suite. De même l'émission, quand elle n'avait pas été dès le début concédée à un seul établissement, . a progressivement évolué vers le monopole. Le principe d'un tel monopole a donné lieu à bien des controverses, mais à mesure que la primauté du billet s'affirmait, ces discussions ont perdu de leur intérêt. Aujourd'hui, l'émission est partout concédée par l'État à un ou plusieurs établissements dans la direction desquels le rôle prépondérant appartient à des représentants de la puissance publique. Notons d'ailleurs que, dans les principaux pays européens, l'émission a dès l'origine pris cette forme. Aussi le débat sur la liberté de l'émission y a-t-il revêtu le plus souvent une allure toute académique. Après ce rapide aperçu théorique des problèmes que posent la création et la circulation des billets de banque, nous pouvons aborder l'historique de l'émission en France, historique au cours duquel nous retrouverons, tels qu'ils se sont posés successivement dans la pratique, la plupart des problèmes que nous venons de passer en revue.
CHAPITRE
1
LA TENTATIVE DE LAW
(1716-1720) 1. - LA CR~ATION ET LES DÉBUTS DE LA BANQUE
C'est l'~cossais Law, nul ne l'ignore, qui fut le premier à créer
en France une banque d'émission. Cette création se fit dans une telle atmosphère et l'expérience de Law fut si tumultueuse et dramatique que l'histoire n'a guère retenu des quatre années durant lesqùelles se développa le Système que le souvenir d'un effroyable agiotage. Law est ainsi, dans l'esprit des Français, le premier de ces financiers interlopes qui, naviguant aux confins de la politique et des affaires, corrompent les hommes au pouvoir afin d'escroquer la foule ignorante et crédule. Que cette représentation de la personnalité de Law soit en tous points erronée, on ne saurait l'affirmer. A n'en pas douter, il y avait dans Law une âme de joueur et d'aventurier. Mais il ne semble pas qu'il y eût en lui de la cupidité ou de la bassesse. Law ne fut ni un ignorant jouisseur et vil, ni un détrousseur cyniq_ue. Ses nombreux écrits, dont nous avons donné maints extraits, nous apportent la preuve qu'une conviction sincère - et en grande partie justifiée - existait en lui quant aux vertus du crédit. Mais Law, trop optimiste, trop confiant dans le hasard, n'a pas senti que le crédit ne conserve ses facultés créatrices que dans certaines limites. Lorsque celles-ci sont dépassées, la confiance chancelle et tout ce qui est fondé sur elle s'écroule.. Le malheur de Law fut certainement d'avoir trop vite réussi. Cela le fortifia dans un optimisme et une présomption qui devaient le conduire à sa perte.
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Ce n'est pas sans peine que Law parvint à se faire écouter du pouvoir royal. Si l'on en croit M. Harsin, qui a consacré à Law des études remarquables (1), il« travailla» ou« fit travailler» l'entourage du roi de France depuis 1701. M. Harsin attribue, en effet, à Law un mémoire qui date précisément de cette année-là et qui, préconisant la création en France d'une banque d'émission, fut examiné par M. de Chamillart, contrôleur général des Finances, et par une petite Commission créée à cette fin. Le plan se heurta à l'hostilité du directeur des Finances Rouillé du Coudray, et Chamillart se rangea à l'avis de son subordonné. Une nouvelle tentative semble avoir été faite en 1707 par Law, toujours auprès de Chamillart; Desmarets était cette fois directeur des Finances. Si l'on en croit M. Harsin, c'est à l'appui de cette tentative nouvelle que Law aurait composé un mémoire dont le manuscrit est resté à la Bihliothèque de l'Arsenal (manuscrit 6113) et qui, intitulé : Mémoire pour prouver qu'une espèce de monnoye nouvelle peut être meilleure que l'or et l'argent, est d'un auteur inconnu. « Qu'il soit de Law, écrit M. Harsin, c'est ce dont sa lecture ne permet pas de douter un seul instant. C'est une démonstration, fort détaillée et non exempte de redites, de l'excellence de la monnaie de papier par rapport aux espèces métalliques» (2). A la fin de 1713, une nouvelle démarche se produit, Law demandant à voir Desmarets, maintenant contrôleur général, pour« luy parler d'une affaire qui, j'espère, luy sera agréable, étant pour le service du Roy et l'utilité des sujets». Desmarets semble avoir tout fait pour éviter de donner suite à cette demande. C'est seulement au printemps de 1715 qu'il commença avec Law des pourparlers suivis, pourparlers au cO,urs desquels Law concrétisa ses projets dans un nouveau mémoire, le Mémoire sur les Banques, qui est de juillet 1715 et dont nous avons cité' plus haut des passages. L'affaire paraissait en très bonne voie, mais la mort de Louis XIV, le 1 er septembre 1715, interrompit les pourparlers. Desmarets fut remplacé par le duc de Noailles, lequel reprit très vite les conversations avec (1) V. notamment: P. Harsin, Crédit public et banque dt Etat en France du XVIe au XVIIIe siècle. ' (2) John Law, Œuvres complètes, t. l, p. XXVIII.
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Law, puisque le 7 octobre Noailles écrivait au duc de Villeroy: « Mrs. Rouillé, Desforts et Fagon doivent s'assembler cet aprèsmidi chez moi pour discuter la proposition de M. Law» (1). Encore une fois, le projet semblait à la veille d'aboutir, et Noailles lui-même, dans sa correspondance, en paraît tenir l'adoption pour imminente. Cependant, le 24 octobre, le Conseil des Finances, appelé à en délibérer, le repoussait à l'unanimité. Ce nouvel échec ne rebute pas Law. Il reste en relations avec le Régent auquel il envoie diverses lettres, et, en décembre 1715, un nouveau Mémoire sur les Banques (2), que suit, au début de 1716, un Mémoire sur la politique monétaire française (3). Tenace et souple, Law, tout en reprenant toujours les mêmes arguments à l'appui de l'institution d'une banque d'émission, tient compte, dans le projet de statut du futur établissement, des objections qu'ont rencontrées ses premières propositions et qui ont d'ailleurs provoqué leur rejet. « Le Sr. Law offre d'établir la banque en France, et par là d'augmenter la circulation des espèces, de remettre le crédit et la confiance dans le commerce, de suppléer à la voiture des espèces entre Paris et les Provinces, et de produire toutes les utilités qu'un secours d'argent en espèces pourroit faire, même avec plus d'avantage et commodité pour l'État et pour les particuliers. « En rendant la monnoye plus abondante, il fournira aux négocians les moyens pour trouver sur la place les sommes nécessaires à leur commerce, à meilleur marché que chez l'étranger. « Par le moyen de la banque, il préviendra toutes les pertes que la France pourroit souffrir avec les étrangers, en cas que le Roy jugeat nécessaire dans, la suitte de faire quelque changemens dans le prix des monnoyes et de mettre ce Roya'ume en état de. profiter des fausses démarches que les autres nations peuvent commettre en matière de commerce. « Lorsqu'il fit sa première proposition pour l'établissement de la banque (4), S. A. R. et les principaux du Conseil des (1) (2) (3) (4)
Cité par IIarsin : John Law, Œuvres complèles, t. l, p. XLIII, note 65. Ibid., t. II, pp. 269 à 315. Ibid., t. II, p. 316 à 327. Il s'agit certainement de la proposition rejetée en octobre 1715.
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Finances luy proposèrent d'entreprendre cette affaire sans demander que les revenus du Roy passassent par la banque; il s'est conformé à leur idée et ne propose pas que les officiers de Sa Majesté ou les particuliers soient contraints à se servir des billets de la banque; ils s'en serviront lorsque la seureté de cet établissement et les commodités des payemens par billets les engageront à les recevoir. « Le Sr. Law ne propose pas non plus que le Roy fasse aucune loy en sa faveur ny des changemens dans la manière ordinaire des payements, il n'a besoin que d'un simple privilège par lettres pattentes ou autrement, comme S. A. R. trouvera bon, pour l'autoriser et pour l'assurer que Sa Majesté n'accordera pas ce même privilège à aucun autre. « Il ne demande au Roy aucune avence pour entreprendre cet établissement, il propose d'en faire tous les frais, il ne suppose aucune confiance de la part de Sa Majesté ny des peuples; S. A. R. nommera les personnes qu'elle jugera à propos pour avoir la garde et l'inspection de la caisse, il ne propose aucune condition pour rendre un service si important à l'État; S. A. R. le récompensera de la manière qu'elle jugera bon lorsqu'il aura effectué ce qu'il promet; ainsy dans cet expé~ient il n'y a absolument rien à craindre et tout à espérer» (1). Tant de ténacité, d'imagination et de souplesse allaient enfin recevoir leur prix. Law, fortement appuyé, semble-t-il, par le Régent, força le succès et obtint le 2 mai 1716 les lettres patentes qui l'autorisaient à créer une « banque générale» ayant pour vingt ans le monopole de l'émission en France et bénéficiant de :certaines exemptions fiscales. Ainsi, après avoir vainement offert ses services à sa patrie, à l'Angleterre, à la Savoie, à l'Empereur d'Allemagne, Law trouvait enfin en France un champ d'action digne de ses connaissances techniques, de son imagination féconde et de ses vastes ambitions. La banque fut créée sous forme de compagnie, son capital étant divisé en 1.200 actions nominatives d'un montant nominal de 1.000 écus chacune. Le capital était donc de 1.200.000 écus ou 6 millions de livres, l'écu étant à ce moment-là évalué à (1) Law, Mémoire sur la Politique monétaire française, Œuvres complètes, t. II, pp. 326 et 327, éd. Harsin.
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5 livres. La souscription à ce capital fut ouverte le 1er juin 1716 en l'hôtel de Law, place Louis-le-Grand (aujourd'hui place Vendôme), le premier quart seulement étant versé à la souscription. Ce premier quart était payable pour 25 % en espèces et pour 75 % en« billets d'État». On appelait ainsi les reconnaissances qui avaient été souscrites après révision par le Conseil des Finances des« billets» de même ordre émis au cours du précédent règne. Cette révision avait réduit de 596 à 276 millions les dettes contractées sous cette forme, et l'on créa pour 250 millions de nouveaux billets que l'on appela billets d'État et qui portèrent un intérêt fixe de 4 %. Est-il besoin de dire que les circonstances dans lequelles ils avaient été créés n'avaient pas donné grand crédit aux billets d'État? Au moment de la constitution de la Banque Générale, ils étaient dépréciés d'au moins 70 %. Leur remploi en actions de la Banque était donc fort avantageux pour leurs détenteurs. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que la souscription au capital de la Banque ait été couverte en très peu de jours. La première Assemblée générale des actionnaires se réunit après que le capital eût été souscrit, cinq actions y donnant droit à une voix. Law fut nommé directeur, avec la charge d'administrer seul le nouvel établissement. L'Assemblée des actionnaires devait se réunir deux fois par an, les 20 juin et 20 décembre, afin d'approuver les bilans au 15 de ces deux mois. Les lettres patentes du 2 mai et le règlement du 20 avaient nettement fixé le champ d'activité de la nouvelle banque dont les fonctions sont précisées par M. Harsin comme suit :« Banque de dépôt, elle recevra les fonds que les particuliers voudraient lui confier (art. 15 du règlement du 20 mai) et pourra se charger de leur caisse tant en recette qu'en dépense (art. 16)... elle opérera moyennant une légère commission les compensations d'un compte à l'autre (art. 16). Banque d'escompte, elle escomptera et négociera les lettres de change (art. 17). Banque d'émission surtout, elle délivrera des billets payables à vue te au porteur à quiconque lui portera des espèces» (1). Elle en délivrera aussi, bien entendu, à ceux auxquels elle consent des (1) Harsin, Crédit public el Banque d'Elal en France du XVIe au XVIII' siècle. Paris, 1933, p. 58.
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avances. Il est à remarquer qu'en revanche il était défendu à la banque d'emprunter à intérêt« sous quelque prétexte ni de quelque manière que ce puisse être» (art. 19). C'est dire qu'elle ne pouvait servir aucune r~munération aux déposants pour les fonds que ceux-ci lui confiaient. Ce n'était pas là, on le conçoit, un moyen de favoriser l'ouverture des comptes de dépôt. Mais Law avait tant de fois, dans ses mémoires divers, insisté sur les avantages que les comptes en banque présentent pour les commerçants qu'à n'en pas douter il tablait sur ces avantages beaucoup plus que sur l'appât d'une rémunération pour faire affiuer les fonds dans les caisses de sa compagnie. Parmi ces avantages, il convient de signaler celui, important entre tous, que les lettres patentes du 2 mai visaient expressément, en autorisant la banque à« stipuler, tenir ses livres et faire ses billets en écus d'espèces, sous le nom d'écus de banque, ce qui sera entendu des écus du poids et titre de ce jour» (2 mai 1716). De la sorte, le compte en banque, le billet mettaient leur bénéficiaire à l'abri des mutations monétaires. Supériorité énorme sur les espèces et que Law estimait à juste titre suffi· sante à elle seule pour attirer une large 'clientèle aux guichets de la banque. Pour en terminer avec le domaine d'activité de la nouvelle compagnie, nous ajouterons q~e l'article 18 du règlement du 20 mai interdisait à celle-ci de faire aucun commerce en marchandises, aucune assurance maritime, ou de se charger, par commission, des ,affaires des négociants tant au dehors qu'au dedans du royaume. Par contre il était expressément prévu par ce même règlement que la banque serait habilitée à traiter toutes opéJ:"ations de crédit. Les guichets furent ouverts en juin 1716. D'après Harsin, qui rejoint en cela Courtois, la gestion fut au début particulièrement habile et les hienfaits de la nouvelle institution se manifestèrent avec éclat. Opposant sa politique aux mesures de faillite prises par le Conseil des Finances créé après la mort de Louis XIV, Courtois, dans sa langue oratoire et emphatique, écrit:« Pendant que toutes ces mesures s'accomplissaient, s~ns égard pour les plaintes du commerce et sans apporter de soulagements à la misère générale, l'augmentant, au contraire, par le ralentissement des 'affaires que toutes ces décisions 'découra-
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geaient, une institution, fruit de l'association de quelques particuliers, fondée par un étranger, venait trancher sur ce tableau d'une manière de plus en plus frappante. Une banque analogue à la Banque de France, comme elle commanditée par des actionnaires, escomptait à 5 % le papier des particuliers, émettait des billets payables au porteur et à vue, et qui, étant remboursables en écus du poids de ce jour (du jour de la date de l'édit), ne pouvaient souffrir de la réduction de la valeur des monnaies. Des comptes-courants étaient ouverts aux particuliers, qui, comme de nos jours, pouvaient, sous un droit minime de 1/4 0/00' soit délivrer des mandats payables en espèces à ceux qui n'avaient pas de compte à la Banque, soit délivrer un bulletin de virement à ceux qui en possédaient» (1). Les billets de la banque, qui étaient au porteur et dont le montant avait été fixé à 10, 100 ou 1.000 écus, pouvaient être refusés par ceux auxquels ils étaient offerts en paiement. Pour employer le terme consacré, ils n'avaient pas cours légal. Mais Law ne s'était pas trompé en pensant que leur utilité ferait leur succès. Aussi bien, les services qu'on en pouvait attendre furent-ils accrus par un certain nombre de mesures. La première, qui date d'octobre 1716, enjoignit à tous les Officiers des Finances de se servir des billets de banque pour faire leurs remises sur Paris et d'acquitter à vue ces mêmes billets dès qu'ils leur seraient présentés. Une seconde mesure, en date du 10 avril 1717, admit les billets au paiement« de toutes les espèces de droits et d'impositions, fermes et autres revenus du roi» ; par ailleurs, « tous les officiers comptables, fermiers et sous-fermiers, tous leurs receveurs et commis-comptables, et autres chargés du maniement de ses deniers (il s'agit des deniers du roi), seraient tenus d'acquitter à vue et sans escompte les billets qui leur seraient présentés ». En d'autres termes, l'État s'engageait à recevoir les billets de banque en paiement de ses créances; bien plus, les officiers chargés du maniement de ses deniers acceptaient d'assurer pour le compte de la Banque Générale le remboursement en espèces des billets qui leur étaient présentés à ces fins; ils devenaient ainsi de véritables correspondants de la Banque. (1) Courtois, Histoire des banques en Fl'anef. Paris, 1881, pp. 7 et 8.
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Il aurait été intéressant d'avoir des renseignements précis tant sur l'administration intérieure que sur la nature des concours prêtés au commerce, à l'industrie ou à l'~tat par la nouvelle institution. Que furent les rapports aux Assemblées générales qui durent se tenir en décembre 1716, en juin et décembre 1717, en juin 1718, nous n'en savons rien. Il semble, en tout cas, qu'au cours des deux premières années de son fonctionnement la Banque ait rendu assez de services pour valoir à Law un prestige qui chaque jour allait croissant; d'autre part, ces services paraissent avoir pu être rendus sans que de grosses imprudences .aient été commises, puisque le crédit de la nouvelle institution ne cessa de s'affirmer. Ces succès allaient malheureusement faire perdre toute mesure à Law et l'inciter à s'engager dans des voies qui devaient le mener à la ruine. Un édit du 4 décembre 1718 intervint, qui transforma son établissement en Banque Royale. Cette transformation se fit par rachat de leurs titres aux actionnaires; ce rachat fut fait au pair, le roi versant aux porteurs les sommes qui avaient été appelées. La Banque devenait dès lors la chose de l'État en ce sens que son activité allait désormais être orientée non vers la satisfaction des besoins de la production et du commerce, mais vers celle des besoins du Trésor public. Aussi bien le fait que la Banque, devenue Royale, libellait les billets non plus en écus de banque, mais en livres tournois, était, sur ce point, bien symptomatique. Law était cependant trop avisé pour faire financer directement l'État par la Banque. Il n'avait cessé et il ne cessa de proclamer que la Banque ne devait pas consentir d'avances à l'État. Mais ce que la Banque s'interdisait officiellement, un organisme à allure commerciale pouvait le faire, et avec les billets que la Banque lui prêtait. Cet organisme fut la célèbre Compagnie des Indes qui, créée en 1717 sous le nom de Compagnie d'Occident, prit en mai 1719 cette nouvelle raison sociale après avoir absorbé les privilèges des Compagnies des Indes Occidentales et de la Chine. L'objet de la Compagnie des Indes était, comme celui de toutes les compagnies à charte, de commercer avec les possessions d'outre-mer. A l'origine, quand elle 2. -
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n'était encore que la Compagnie d'Occident ou, comme le public l'appelait, la Compagnie du Mississipi, son domaine d'activité était constitué par la Louisiane, le Canada et les' côtes occidentales de l'Afrique. Law obtint ensuite, pour elle, la ferme des tabacs. Puis la Compagnie, comme nous l'avons vu, absorba les Compagnies des Indes Occidentales et de la Chine, pas décisif vers le monopole général du commerce avec les colonies, lequel fut réalisé par les absorptions de la Compagnie d'Afrique (juillet 1719) et de la Compagnie de Saint-Domingue (septembre 1720). Cet immense domaine constituait pour la Compagnie·. des Indes un champ d'action magnifique dont l'exploitation pouvait être largement facilitée par la Banque. De fait, il est indiscutable que les concours qu'elle reçut permirent à la Compagnie des Indes de connaître un grand essor. Les avis sont sur ce point concordants et ne diffèrent que sur l'importance de ces progrès. Citons à ce sujet Courtois qui écrit, d'après Levasseur : « Elle possédait 16 vaisseaux au mois de mars 1719. A la :fin de la même année, 30 de ses navires mettaient à la voile pour la Louisiane, le Sénégal et Madagascar, pendant qu'une riche cargaison se dirigeait déjà vers les Indes Orientales» (1). M. Harsin est beaucoup plus précis: « L'arrêt du Conseil du 3 juin 1720, écrit-il, fixait le nombre de ses vaisseaux, après inventaire, à 105. Nous nous sommes efforcé, après d'autres, de vérifier ce chiffre. Par une méthode de recoupement de diverses données, le chiffre de 87 a pu être atteint. Aujourd'hui nous sommes en mesure de prouver l'exactitude du chiffre de l'arrêt grâce à la découverte d'un état des vaisseaux de la Compagnie à la date du 31 mars 1721» (2). Enfin, certains faits bien connus, tels la fondation de la Nouvelle-Orléans, les essais d'envoi de colons en Louisiane marquent l'activité de la Compagnie dans les possessions françaises d'outre-mer. Malheureusement, cet énorme champ ne suffit bientôt plus à Law; et sans que nous sachions s'il le fit ou non à la demande d'un gouvernement tenaillé par une impécuniosité chronique, il ajouta aux opérations normales de la Compagnie une activité (1) E. Levasseur, Recherches historiques sur le Système de Law, pp. 151 et 152. (2) Harsin, dans J. G. Van Dillen, Historu of the principal public banks, p. 285.
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qui, par son objet, sortait nettement du cadre de cette entreprise. Law, en effet, ne visa à rien moins qu'à faire de la Compagnie des Indes une sorte de concessionnaire général des services de l'Êtat. Après la ferme des tabacs, qui, à la rigueur, pouvait se défendre, étant donné l'origine coloniale du produit affermé, elle obtint la fabrication des monnaies et l'exploitation des fermes générales. Rien n'appelait la Compagnie des Indes à s'occuper de ces régies. Mais que dire du remboursement des rentes et des offices auquel la Compagnie s'engagea, moyennant une redevance annuelle! Ici aucun semblant de justification ne peut être apporté. La confusion entre la chose publique et l'activité mercantile y devient stupéfiante. Pour payer ces concessions, Law procéda à des augmentations successives du capital de la Compagnie. Ce capital, qui était originairement de 100 millions de livres et qui avait été porté à 125 millions en mai 1719, au moment de l'absorption des Compagnies des Indes Occidentales et de la Chine, fut augmenté à nouveau de 25 millions (mais avec une prime de même montant) en juillet 1719, pour le rachat du droit de fabrication des monnaies. Deux mois plus tard, ce fut l'adjudication des Fermes Royales à la Compagnie des Indes.« Sous l'épithète de Fermes Royales, écrit Courtois, on comprenait, à cette époque, la majeure partie des impôts indirects du budget d'alors, et ces impôts, au lieu d'être directement régis par l'État, comme ils le sont de nos jours, étaient cédés, moyennant une redevance fixe et annuelle, à des particuliers associés qui, sans s'écarter de certains tarifs établis dans le cahier des charges, percevaient à leur manière lesdits impôts et bénéficiaient de la plus-value sur la redevance fixe due à l'État. De là le nom de Fermes» (1). Le forfait que la Compagnie des Indes s'engagea à payer annuellement pour obtenir ces Fermes fut de 52 millions. Law pensait pouvoir réaliser des bénéfices sur cette somme par des réformes administratives. Cette prise en charge des Fermes par la Compagnie ne donna pas lieu à une nouvelle opération financière. Mais il n'en fut pas de même du remboursement des rentes et offices. Cette opération exigeait une somme que l'on évaluait à 1.500 millions. Law (1) Courtois, op. cit., p. 15.
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prétendit se la procurer par des augmentations du capital de la Compagnie des Indes. Trois émissions de 100.000 actions d'un nominal de 500 livres chacune furent faites les 13 et 28 septembre et le 2 octobre 1719; le prix de l'émission fut fixé à 5.000 livres l'action. Ces titres, dont la souscription n'était pas réservée aux anciens porteurs, connurent un succès extraordinaire : le marché des actions anciennes, sérieusement travaillé, avait valu aux souscripteurs d'origine des plus-values considérables qui constituaient pour le public un appât puissant. D'autre part, les actions nouvelles qui étaient ainsi mises en souscription, étaient libérables par dixièmes de mois en mois. Chacun se jeta donc sur ces titres. Cette frénésie permit la souscription très rapide des 300.000 actions nouvelles, et même d'un paquet supplémentaire de 24.000 actions qui fut émis le 4 octobre 1719. Après ces opérations, le capital nominal de la Compagnie des Indes se trouvait être de 312 millions de livres, divisé en 624.000 actions d'un. nominal de 500 livres. Mais, avec les primes d'émission, il avait été ou devait être payé à la Compagnie un total de 1.795 millions. Malheureusement, c'était la plus grosse part et de beaucoup qui, sur ce montant, restait encore à verser. Et il n'est pas douteux que la France, à cette époque, disposait de capitaux insuffisants pour pouvoir, en si peu de temps, faire un effort aussi colossal. Déjà, d'ailleurs, les sommes trouvées semblent considérables pour un pays dont l'économie était encore mal évoluée et dans lequel l'échange, au moins pour une très large partie de la population, restait l'exception. De pareilles sommes n'avaient pu être réunies que grâce à l'octroi par la Banque de crédits inconsidérés, donc grâce à la création massive de billets. Il est clair que les engagements gigantesques pris par le public ne pouvaient être tenus si cette politique n'était pas conservée et même accentuée. En résumé, Law avait pratiqué ce que, depuis, l'on a appelé l'inflation, et il devait continuer à la pratiquer en grand. Nous n'avons pas de détails précis sur le processus suivant lequel cette inflation se faisait. Il est vraisemblable qu'elle avait à son origine d'énormes avances à la Compagnie des Indes et une large politique de prêts aux porteurs d'actions -libérées ou non - de la Compagnie. Il serait en tout cas fort intéressant de discerner les erreurs techniques commises par la Banque en
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vue de soutenir la politique vraiment ~xtravagante d~ la Compagnie des Indes. Quoi qu'il en soit, la circulation qui s'élevait, d'après Courtois, à 51 millions de livres en décembre 1718 - chiffre modeste pour un système en vigueur depuis environ deux ans et demi - monta en avril 1719 à 110 millions (1) et à la fin de l'année à 1 milliard.« C'est du moins, ajoute Courtois, le chiffre des autorisations accordées par le Conseil; mais il paraît qu'il y eut des émissions non autorisées, ostensiblement du moins, qui augmentèrent le chiffre officiel» (2). Au cours de l'année 1720, les événements devaient se précipiter et conduire le « Système » à une ruine que de nouvelles erreurs rendaient, s'il était possible, plus inévitable encore. Jusqu'à la fin de 1719, la Compagnie des Indes, nous l'avons dit, employa une trop grande part de son activité à réaliser avec l'État une certain nombre d'opérations qui, à tous les points de vue, apparaissaient de plus en plus contestables. Les augmentations de capital que la Compagnie réalisa en vue de tenir les obligations prises, se trouvèrent de la sorte de moins en moins justifiées dans leur principe. Elles furent aussi de moins en moins justifiées dans l'intérêt qu'elles présentaient pour les souscripteurs, car les rachats divers opérés par la Compagnie ne lui assuraient en définitive que des revenus modestes et qui, en tout cas, ne pouvaient réserver ces heureuses surprises nécessaires pour entretenir la fièvre du jeu. Or, ces augmentations de capital se faisaient dans une atmosphère de spéculation telle que l'on n'a jamais plus vu chez nous semblable fureur d'agiotage. Rien ne pouvait, dans les nouvelles affaires que concluait la Compagnie avec l'État, justifier les espérances insensées qui animaient la foule des souscripteurs. La réalité devait un jour reprendre son empire et, en dissipant la folle illusion qu'avait entretenue une psychose collective habilemènt suscitée par Law, provoquer un retournement auquel le système ne pouvait guère résister. 3. _ LA CHUTE DU SYSTÈME
(1) Courtois, op. cit., p. 18. (2) Ibid., p. 43.
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Il semble que Law, au lieu de préparer, s'il en était encore temps, les moyens de défense contre une réaction, ait eu pour dessein d'entretenir encore cette illusion, et en se livrant pour cela à une série d'opérations qui tiennent plus de l'escroquerie que d'une saine finance. Ce furent d'abord les mesures contre les monnaies métalliques et contre l'or et l'argent. Dans la masse des spéculateurs, il n'y avait pas que des passionnés du jeu; il y avait aussi bien des gens qui, ayant peu à perdre, avaient risqué le tout pour le tout et qui, une fois favorisés par la hausse, devenaient méfiants, prétendant convertir en « espèces sonnantes et trébuchantes» ou en lingots de métal précieux leur fortune nouvelle. Il n'est pas hesoin de dire que, plus les cours des actions de la Compagnie s'élevaient, plus cette tendance se manifestait. Elle risquait, en se généralisant, d'arrêter la hausse et de déterminer un mouvement en sens inverse. Law, pour refaire son encaisse et décourager ces demandes d'or, réédita un coup qui lui avait déjà réussi en juillet 1719, à un moment où ses adversaires avaient présenté à la Banque, aux fins de remboursement, une somme massive de billets : il annonça une série de diminutions des espèces. « Les diminutions, écrit M. Rist, devaient, par étapes, ramener le marc d'argent de 80 livres, où il était à la date de l'édit (Il mars 1720) à 27 le 1er décembre, diminution formidahle et scandaleuse» (1). Law escomptait évidemment que l'annonce de ces diminutions successives ferait affiuer à la Banque les espèces de porteu~! soucieux d'éviter la spoliation et, pour cela, désireux d'échanger contre des hillets, à un taux encore acceptable, des pièces de monnaie qui allaient être réduites. Dutot, cité par M. Rist, déclare que « les effets répondirent assez bien aux intentions ». Cette méthode, M. Rist remarque avec raison que Law n'aurait pas pu l'employer si les billets « avaient été libellés en écus d'or, comme ils l'étaient obligatoirement au début du Système. Il n'eût pas été avantageux alors de changer tantôt le billet contre les espèces, tantôt les espèces contre le hillet : le billet se fût trouvé augmenté ou diminué en même temps que les espèces qu'il représentait ». Mais, comme en convertissant (1) Rist, Histoire des doctrines relatives au Crédit' et à la Monnaie. Paris, 1938, pp. 31 et 32. ALFRED POSE
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la Banque Générale en Banque Royale, on avait abandonné le libellé en écus de banque pour le libellé en livres tournois, ces manœuvres qui ne brillaient pas par l'honnêteté, étaient devenues d'une réalisation aisée. En même temps qu'il diminuait les espèces, Law prit contre l'or, l'argeni et même les pierres précieuses une série de mesures: il limita les quantités de métal précieux que chacun pouvait conserver chez soi, interdit la vente de la vaisselle d'or et d'argent, défendit de porter des diamants et des pierres précieuses. Ces mesures coercitives ne pouvaient que susciter la méfiance. Elles n'y manquèrent pas. Pour dissiper cette méfiance, pour maintenir à tout prix ce climat de fol optimisme qu'il avait créé, Law prit une décision qui était pour la Banque Royale un véritable suicide puisqu'elle faisait officiellement de la Banque la chose de la Compagnie. L'Assemblée générale des actionnaires de la Banque accepta, en effet, en date du 22 février 1720, que la direction de la société fût assumée dorénavant par la Compagnie. Ainsi la presse à billets tombait dans les mains de l'affaire qui avait le plus besoin de capitaux. Est-il besoin de dire qu'elle ne cessa dès lors de fonctionner, et tout d'abord en vue de multiplier les prêts sur les actions de la Compagnie, grâce à quoi les cours de ces actions étaient maintenus à un niveau artificiel. Bientôt la confusion devint telle que Law trouva plus simple, pour éviter la baisse du prix des actions, d'assurer leur libre convertibilité en billets à un cours fixe et vice versa. Le cours de conversion fut fixé à 9.000 livres par action. Au fond, l'action de la Compagnie des Indes devenait ainsi un véritable billet de banque d'un nominal de 9.000 livres et donnant droit à d'éventuels dividendes. En dehors même de toute autre cause, c'était là une erreur de principe suffisante pour discréditer complètement le billet. Celui-ci, dont la convertibilité en espèces avait d'ailleurs été suspendue par arrêt du 28 janvier 1720, perdait ainsi tout contact avec les métaux précieux, c'est-à-dire avec la seule monnaie dont la valeur n'avait jusque-là jamais été révoquée en doute par le grand public. Aussi le crédit accordé au billet s'effritait-il tous les jours. Le mouvement vers les métaux précieux s'accentua au point que l'arrêt du Il mars 1720, vraiment puéril dans iei prétentions,
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démonétisa les espèces d'or et d'argent à partir du 1er mai et interdit de les conserver chez soi, de même d'ailleurs que tous les ohjets en métal précieux. Peine perdue: la haisse s'accentua et Law, à la fin mai, se vit retirer la Surintendance des Finances qui lui avait été confiée quelques semaines auparavant. Les arrêts supprimant le cours légal des espèces d'or et d'argent et tous ceux qui constituaient une atteinte à la lihre circulation des métaux précieux, furent rapportés. Par ailleurs, une commission examina la situation de la Banque. Celle-ci, en face d'une circulation de hillets de 3 milliards - on se rappelle qu'en décembre 1719 la circulation était de 1 milliard - alignait 21 millions d'espèces et 28 millions de lingots. La couverture n'atteignait pas 2 %. Law, dont la disgrâce n'était que partielle et qui conservait sur le Régent un grand ascendant, imagina un plan propre, selon lui, à résorber une partie de cette énorme masse de billets et d'actions qu'il avait créée. En gros, il ~'agissait de transformer une certaine quantité de billets en rentes sur l'État. Mais ce n'était pas ce que voulaient les porteurs de billets: il leur fallait du métal. Law avait trop demandé au crédit pour pouvoir résister à une défaillance : la faveur inconsidérée dont il avaithénéficié, ne pouvait, devant l'échec, qu'engendrer une défaveur aussi aveugle. Cette masse qui avait tout attendu du faiseur de miracles, n'en espérait plus rien. Il lui fallait des espèces. Bientôt, on ne remhoursa plus les coupures de 10.000 et de 1.000 livres; puis ce fut le tour de8 coupures de 100 livres. Les billets perdaient 30 à 35 %. Le 17juillet, la foule qui se presse aux guichets de la Banque est si dense que plusieurs personnes périssent, étouffées. Ces morts provoquent une véritahle émeute. Dès lors, la Banque dut fermer ses guichets. Les mesures qui furent prises par la suite, ne visèrent qu'à liquider le Système. Il n'est pas dans notre sujet d'en exposer l'économie. Disons simplement, pour rester dans les limites de notre étude, que dès novembre 1720 les hillets étaient en fait démonétisés. Ainsi se termina le premier essai qui fut tenté dans notre pays en vue de créer une hanque d'émission. Cette expérience qui, par son pittoresque et ses épisodes parfois dramatiques, apparaît comme une aventure, est riche d'enseignements, car elle révèle toutes lei erreurs qu'une hanque d'émission qui veut
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durer, doit éviter. Partie sur des bases parfaitement saines en ce sens que, soumise au contrôle de l'État, elle n'était cependant pas dans sa main, la Banque, à l'origine, a suivi dans ses émissions les besoins de l'économie du pays et évité de mettre en circulation des billets ne correspondant pas à une création de richesse. Ses billets, gagés par une encaisse suffisante et un portefeuille d'effets de commerce, étaient de la sorte aisément convertibles. Mais, très vite, la Banque a fait fausse route. Elle est devenue la chose de l'État qui l'a utilisée au financement d'entreprises qui n'avaient plus rien de commercial ou d'opérations purement spéculatives. Une masse énorme de billets a été créée, non pour les besoins des producteurs, mais à la demande d'une Compagnie qui avait perdu son caractère d'entreprise de production pour devenir une administration de la dette publique. Ainsi, en contre-partie de ses engagements en billets, la Banque a eu un actif constitué non en métal précieux ou en effets à courte échéance, mais en créances pratiquement irrecouvrables et en actions pratiquement invendables. La Banque se trouvait de la sorte totalement immobilisée et dans l'impossibilité de faire face à des demandes de remboursement de quelque importance. Elle a essayé d'éviter la catastrophe en s'engageant encore plus avant dans ses erreurs et en accroissant ses crédits à l'agiotage. Bien plus, voulant avoir raison contre tout, ses dirigeants, qui disposaient des pouvoirs publics, ont prohibé les espèces, les ont démonétisées. Le point de départ du billet fut ainsi totalement oublié, la raison de son pouvoir d'achat perdue de vue. Ce ne fut plus en or ou en argent, mais en actions que Law prétendit rendre le billet convertible. Par cette accumulation d'erreurs, il ruina en quelques mois une œuvre qui aurait pu être féconde si elle ne s'était pas écartée de la ligne de conduite primitivement choisie. Malheureusement, les gouvernants de l'époque ne surent pas tirer de l'aventure le principe de vérité que contenait le système. Les tribulations qu'allait encore connaître l'émission des billets en France, en apportèrent la preuve trop éclatante.
CHAPITRE
II
LA CAISSE D'ESCOMPTE (1776-1793) ET LES ASSIGNATS (1791-1797) C'est le 24 mars 1776,
1. -
LA CR~ATION ET LES D~BUTS plus d'un demi-sièDE LA CAISSE D'ESCOMPTE 1 è 1 h d
c e apr sac ute e Law, que le Conseil d'État se résolut à approuver le projet de banque qui lui était présenté par le Suisse Panchaud et l'Écossais Clonard. Ce projet, soutenu par Beaumarchais et que Turgot agréa, se gardait soigneusement de tout ce qui pouvait rappeler l'expérience de Law. Le mot même de banque, jugé trop compromettant, fut proscrit et, pour reprendre les termes de M. Harsin, « on camoufla, sous le nom trompeur de Caisse d'Escompte, une véritable banque d'émission» (1). Le nouvel établissement était une société en commandite par actions au capital de 15 millions, divisé en 5.000 actions d'un nominal de 3.000'livres. Sur ce capital, un tiers, soit 5 millions, devait servir de fonds de roulement à la Caisse, les deux autres tiers devant être déposés au Trésor, à la sûr~té des engagements que pouvait prendre la nouvelle société. La' création de la Caisse, on le voit, présentait pour l'État cet avantage de lui donner quelques fonds, et dans une période où il en avait grand besoin. Comme bien l'on pense, c'est cette considération qui prima toutes les autres dans l'appui que rencontra le plan de Panchaud. Mollien affirme dans ses Mémoires que Panchaud« était versé dans tous les genres de spéculation qui se font sur les places de Londres et d'Amsterdam. Le petit cercle qui se groupait (1) Harsin, Crédit public et Banque d'Etat en France du XV le au XV Ille siècle,
1933, p. 84.
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autour de lui espérait apprendre de lui la haute science de la finance, c'est-à-dire l'art de spéculer sûrement sur les variations des cours des effets publics». Panchaud était donc un spéculateur sur titres. C'était là une qualité qui ne le désignait pas particulièrement pour constituer une banque d'émission. Aussi hien Panchaud, tout comme l'Écossais Patterson qui créa la Banque d'Angleterre, ne resta-t-il que peu de temps à la tête de la maison dont il avait été le fondateur. Il fut évincé de la Caisse d'Escompte par les banquiers importants de la place de Paris, auprès desquels il apparaissait comme un joueur sans grande surface. Ces banquiers étaient suisses pour la plupart. La faiblesse de Panchaud et de ses amis apparut d'ailleurs très vite. Car si le capital de 15 millions fut rapidement souscrit, les versements effectifs se firent fort malaisément. A telle enseigne qu'en septembre 1776 le Trésor renonça à ses droits et remboursa à la Caisse les sommes qu'elle lui avait déjà versées. Il fallut attendre plusieurs années pour que les appels \ faits aux actionnaires donnassent 12 millions, et c'est en définitive à ce chiffre que dut être ramené le capital de la Caisse. L'objet avoué de la nouvelle société n'était pas l'émission de billets, mais le commerce des matières d'or et d'argent, l'escompte des lettres de change à un taux ne pouvant dépasser 4 %, l'ouverture de comptes à tous particuliers qui désire-. raient la« charger en recette et en dépense» de leurs« deniers, caisses et paiemens » et ce sans que la nouvelle société pût « exiger d'eux aucune commission, rétribution ou retenue quelconque, et sous quelque dénomination que ce puisse être». Tout emprunt était interdit à la Caisse, laquelle, aux termes de l'article 3 des statuts, ne pouvait contracter aucune obligation qui ne fût payable à vue. Mais, les billets étant précisément remboursables à présentation, la Caisse, bien que le cas ne fût pas expressément visé dans les statuts, était libre d'en émettre. Elle n'y manqua pas. Toutefois, elle se montra au début très prudente puisque, quinze mois après sa création, sa circulation n'atteignait pas 800.000 livres. Financier avisé, Necker, quand il arriva aux affaires où il euccédait à Turgot, chercha à développer les opérations de la Caisse. « Comme il apparaît des écrits mêmes du ministrebanquier, écrit M. Chappey, ce dernier partit de cette idée que
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les mouvements de fonds entre banquiers parisiens avaient pris au XVIIIe siècle une importance considérable. Paris est devenu la place où s'effectue le clearing des paiements et encaissements des commerçants en gros de l'ensemhle du pays. La monnaie de papier devra assurer ces mouvements de fonds d'une manière commode et peu coûteuse» (1). Grâce aux efforts de Necker, la circulation de la Caisse d'Escompte, qui était encore d'environ 1 million de livres au 1 er janvier 1778, quadrupla presque dans l'année.« C'est peu, écrit Harsin, si l'on songe qu'à la fin de l'année 1718, après trente-et-un mois de fonctionnement, la Banque Générale de Law avait émis, contre espèces ou lettres de change, près de 150 millions (de billets). Il fallut d'ailleurs reprendre l'une des premières mesures adoptées par l'Écossais pour accréditer son papier: on permit la réception des billets de la Caisse d'Escompte aux fermes et aux recettes générales. En un an, la circulation doubla et elle atteignit 20 millions en 1781» (2). Elle était de 40 millions en 1783. Cette dernière poussée ne correspondait malheureusement plus à un développement normal des opérations commerciales. Car le Gouvernement, gêné dans sa trésorerie, avait obtenu de la Caisse un prêt secret de 24 millions et la couverture métallique de la circulation ainsi grossie était devenue insuffisante. Cet état de choses transpira dans le public qui, pris de panique, demanda le remboursement de ses billets. La situation fut bientôt assez grave pour que, le 27 septembre 1783, le pouvoir royal dût intervenir et suspendre les remboursements. Ainsi, il n'avait pas suffi à la Caisse d'Escompte de chercher à restreindre le cercle des porteurs de ses hillets en limitant la circulation à de grosses coupures (1.000, 600,300 et 200 livres). Bien qu'au moment où la panique se produisit, une dizaine de maisons de banque, à elles seules, eussent chacune en caisse .plus de 1 million de hillets sur les 43 millions auxquels se chiffrait l'émission totale, et qu'ainsi le nombre de porteurs notables de hillets apparût très faihle, la Caisse d'Escompte n'en fut pas moins victime d'un rune Les mesures grâce auxquelles la Banque d'Angleterre, à ses débuts, avait pu s'assurer (1) Chappey, op. cit., pp. 352 et 353. (2) Harsin, op. cil., pp. 85 et 86.
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une relative sécurité, s'avéraient ainsi peu efficaces dans notre pays. Chez nous, la confiance dans le billet de banque restait extrêmement précaire quelle que fût la qualité des porteurs. Diverses mesures furent prise~ pour ramener la confiance. Tout d'abord, la Caisse d'Escompte s'appliqua à réduire la circulation. D'autre part, elle décida d'augmenter son capital de 3 millions; cette opération fut réalisée par l'émission au pair de 1.000 actions nouvelles. Il fut également décidé d'imposer désormais à la Caisse un plafond d'émission et un minimum de couverture métallique. Enfin, défense fut faite à l'Institut d'émission d'escompter les effets ayant moins de 3 signatures ou plus de trois mois à courir. Ainsi se dégageaient, sous la pression des nécessités, les points essentiels d'une réglementation de l'émission.« Le succès couronna ces efforts: à la fin de 1784 la circulation arrivait à 70 millions et les escomptes du second semestre de cette année avaient atteint 143 millions. Les actions, émises à 3.000 livres, en cotaient 8.000 et le dividende distrihué avait dépassé 9 % (1.800.000 livres)>> (1). D'après ses statuts la Caisse d'E ' . . scompte, aInSI d'ailleurs que le fait prévoir sa raison sociale, avait pour rôle d'« escompter des lettres de change ou autres effets à échéance fixe, commerçables ». M. Chappey s'est posé la question de savoir ce qu'il faut entendre par les mots « effets commerçahles ». « Le XVIIe siècle, écrit-il, entend par « effe~s » les différents éléments dont l'ensemhle constitue par solde la situation de fortune de telle entreprise ou de telle personne. Au hilan de cette entreprise ou de cette personne figurent, d'un côté, ses effets actifs et, de l'autre, ses effets passifs. Dans son Parfait Négociant, Savary nous précise que les effets actifs comprennent non seulement les lettres de change, les billets, les créances inscrites au journal, mais aussi les immeubles, les marchandises, l'outillage... Toutefois, dès le début du XVIIIe siècle... l'usage tend à s'établir de désigner sous le nom d' « effets commerçables », parmi l'ensemble des effets, une catégorie 2. -
LES OPÉRATIONS COMMERCIALES DE LA CAISSE D'ESCOMPTE
(1) Harsin, op. cit., p. 88.
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lOS
plus particulière », celle des titres « aisément négociables et transmissibles•.• Dans le même temps où l'expression « effet commerçable» apparaît, une autre transformation se produit dans la terminologie du temps. Le mot « effet » t~nd, même employé seul, à ne plus désigner des biens matériels, des mal'chandises ou des immeubles, mais exclusivement des textes, des certificats de papier•.• Dès lors, dans le vocabulaire de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les mots« effets commerçables» serviront à désigner indistinctement des titres, actions ou obligations, ou des engagements commerciaux» (1). La Caisse d'Escompte ne se proposait donc pas de limiter ses opérations à l'escompte de ce que nous appelons aujourd'hui des effets de commerce. En étendant ses opérations à tous les effets commerçables, elle devait être amenée à escompter du papier d'État à court terme.. Il en fut d'ailleurs ainsi; et M. Chappey signale que, sur les 151 millions d'effets escomptés au cours de l'année 1781, la plupart étaient des effets sur le Trésor. Tant et si bien que la Caisse, pour ne pas courir à sa perte, dut restreindre de tels escomptes, restrictions qui n'allèrent pas sans susciter de vives protestations parmi les spéculateurs sur papier d'État qui, groupés autour de Panchaud, évincé de la Caisse d'Escompte, faisaient opposition aux dirigeants de cet organisme. Pour importante que fût la part prise par les effets sur le Trésor dans son portefeuille, la Caisse d'Escompte n'en r~cher cha pas moins les effets de commerce proprement dits. S'il faut en croire M. Chappey, qui reprend à son compte les accusations de Panchaud, c'est surtout aux banquiers parisiens que la Caisse ouvrait ses crédits d'escompte. « Il n'apparaît pas cOn)estable, écrit M. Chappey, que les dirigeants de la Caisse firent usage des facilités d'escompte, accordées par celle-ci, dans le sens indiqué par le groupe de l'opposition. Les actionnaires de la banque pouvaient, contre dépôt de leurs titres en garantie, se faire escompter des traites par la Caisse. Ces traites furent-elles exclusivement des effets de complaisance? Les informations que l'on possède sur l'activité de la Caisse montrent que son portefeuille contenait un certain nombre de ces effets.» (1) Chappey, op. cit., pp. 355 et 356.
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M. Chappey vise ainsi des acceptations de banquiers (c'est-à-dire des effets tirés sur les banquiers et acceptés par eux) destinées non seulement « à permettre les mouvements de marchandises, mais aussi à assurer des opérations financières... Le banquier d'Amsterdam se fait accorder un crédit d'acceptation par une maison de banque de Paris. Le tirage est escompté à 4 %par la Caisse d'Escompte et les billets obtenus servent à souscrire aux emprunts» (1). Toutefois, ajoute M. Chappey~« il serait exagéré de prétendre que la Caisse se fixa pour objet de favoriser la spéculation financière. Il y a là un reproche aussi peu fondé que celui qui consiste à affirmer, comme le firent quelques années plus tard des orateurs de la Révolution, que la Caisse finança les excès de la Royauté» (2). La Caisse, à n'en pas douter, se montra très rigoureuse dans le choix de ses risques. Elle tria avec soin les signatures qui lui étaient offertes et elle s'appliqua à limiter ses opérations à des effets de courte échéance. Son encaisse se maintint d'ailleurs à un niveau normal puisqu'elle ne tomba que très exceptionnellement, semble-t-il, au-dessous du tiers de la circulation, et cette dernière fut maintenue dans des limites raisonnables tant que les demandes de l'État se formulèrent sur un ton qui laissait aux dirigeants de la Caisse une possibilité de discussion. Calonne, en 1787, se fit plus pressant. A bout de résistance, la Caisse, en échange de l'octroi d'unI privilège d'émission de trente années, accepta d'augmenter son capital de 80 millions de livres par l'émission de 20.000 actions nouvelles de 4.000 livres chacune. Sur les fonds ainsi recueillis, 70 millions de livres étaient avancées au Roi. Par ailleurs, les nouvelles conventions prévoyaient que la Caisse pourrait prendre à l'escompte des effets ayant jusqu'à six mois d'échéance, le taux d'escompte variant, suivant la durée, entre 4 et 6 %. Sous ce nouveau régime la Caisse arriva jusqu'à la Révolution, non sans avoir connu sous Loménie de Brienne, en 1787, une nouvelle alerte.« En peu de jours, écrit Courtois, 33 millions 3. _
LES AVANCES A L'ÉTAT
(1) Chappey, op. cit., p. 358. (2) Ibid., p. 359.
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sortirent... des caisses. ... Cependant, la situation de la Caisse était bonne, le portefeuille garni d'excellents effets remboursables à court terme et, sans les 70 millions prêtés au Trésor, la Caisse d'Escompte était entièrement en mesure de faire face à toutes les difficultés du moment.... Les directeurs ... parlèrent avec fermeté au chef du Conseil des Finances. ... Loménie de Brienne céda... et, le 28 août, le remboursement, retardé par des procédés dilatoires, mais non suspendu, fut repris avec toute l'activité que pouvaient désirer ceux qui se présentaient. La crise passa promptement; la confiance, ébranlée sans cause, revint rapidement, et le crédit de la Caisse d'Escompte brilla d'un nouvel éclat» (1). « A la fin de 1788, une encaisse de trente-et-un millions gageait une circulation fiduciaire de 102 millions» (2). Mais le Trésor était dans une situation trop mauvaise pour que la Caisse d'Escompte pût rester à l'abri des entreprises gouvernementales. « Le second ministère de Necker débuta par la demande d'un prêt secret de 15 millions sur valeurs du Trésor royal; ce prêt fut renouvelé à son échéance et bientôt d'autres secours du même genre vinrent s'ajouter à son chiffre» (3). Tous ces prêts étaient ignorés, hormis une avance de 25 millions consentie en janvier 1789, mais celle-ci parfaitement avouable, puisque les fonds venaient d'un appel de 1.000 livres sur les actions. Il convenait de régulariser cette situation., et Necker le tenta en proposant à l'Assemblée Constituante, le 16 novembre 1789, de transformer la Caisse d'Escompte en Banque Nationale au capital de 150 millions, cette hanque devant consentir à l'État une avance de 240 millions se décomposant comme suit : - 70 millions déjà versés depuis juin 1788, qui portaient un intérêt de 5 % et étaient remboursables en vingt ans; - 170 millions, contre remise d'assignations sur le Trésor, portant le même intérêt de 5 % et remboursahles : - 30 millions en 1790 par versements mensuels de 5 millions à dater du 1er juillet 1790,
(1) Courtois, op. cit., p. 91. (2) Harsin, op. cil., p. 89. (3) Courtois, op. cit., p. 92.
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- et le reste par versements mensuels de 10 millions à partir du 1 er janvier 1791. Dans l'ensemble, les propositions de Necker furent adoptées. Mais très vite l'aide au Trésor ainsi prévue et qui, ne l'oublions pas, était déjà fournie depuis longtemps pour une large part, s'avéra insuffisante. La Constituante, en effet, si elle savait ce qu'elle ne voulait pas, en matière financière, était beaucoup moins fixée sur le point de savoir par quoi il lui fallait remplacer ce qu'elle rej etait. Les 170 millions prévus devinrent de la sorte, à fin octobre 1790, 400 millions, si l'on en croit ies déclarations faites à l'Assemblée le 19 février 1791 par Montesquiou, parlant au nom du Comité des Finances (1). Toutefois, et en dépit de cette aide, le rôle de la Caisse d'Escompte était, depuis déjà la fin de 1789, devenu secondaire. L'Assemblée, écrit Marion (2), répugnait« à prendre son point d'appui sur cette Caisse... comme (l'avait fait) l'Ancien Régime ». La loi du 21 décembre 1789 autorisa donc la Caisse de l'Extraordinaire à mobiliser pour 400 millions de biens du clergé, récemment devenus biens nationaux, sous forme de bons ou de reconnaissances de dettes, portant intérêt, et que l'on appela les assignats. On prétendit payer les créanciers de l'État avec ces reconnaissances, mais c'était de l'argent liquide que ces créanciers réclamaient. Pour donner satisfaction à ces exigences, le décret du 16 avril 1790 donna aux assignats cours forcé; par la même occasion, l'intérêt qui originairement avait été fixé à 5 %, était réduit à 3 %. Le 29 septembre, cet intérêt lui-même fut supprimé ~ le plafond de l'émission étant en même temps porté à 800 millions - et de la sorte, l'assignat devint un véritable papier-monnaie, émis par l'État, et à base territoriale. On revenait au principe du billet que Law avait proposé à ses compatriotes écossais dans ses Considérations sur la Monnaie et le Commerce. 4. - LES ASSIGNATS ET LA FIN DE LA CAISSE D'ESCOMPTE
(1) Cité par Courtois, op. cit., pp. 94 et 95. (2) Marion, La Fondation de la Banque de France in J. G. Van Dillen, op. cil p.302.
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Ce n'est pas sans avoir été avertie que l'Assemblée s'engagea dans cette voie funeste. Quelques-uns de ses membres les plus éminents tels Condorcet., Lavoisier, Talleyrand, Dupont de Nemours, la mirent en garde. Dupont de Nemours., notamment, prédit que ce papier « se déprécierait à mesure qu"il se multiplierait, qu'on serait forcé de le multiplier davantage à mesure qu'il se déprécierait, qu'il porterait le pain à 50 ou 60 francs la livre, qu'il annihilerait presque la valeur des biens nationaux par leur paiement en un papier illusoire, qu'il engendrerait la misère pour l'État et les particuliers et substituerait les agitations convulsives de l'agiotage aux mouvements réguliers du commerce» (1). Cette prédiction, qui ne devait se vérifier que trop, n'arrêta pas l'Assemblée. Celle-ci se lança dans l'aventure. La dépréciation du papier fut immédiate et, «dès 1791., il Y eut deux prix., l'un en espèces, l'autre en assignats» (2). Ainsi que l'avait annoncé Dupont de Nemours, la dépréciation des assignats augmenta les hesoins qu'en avait l'État puisqu'il en fallait des quantités accrues pour le même produit ou le même service. Et, comme il est de règle, l'augmentation de l'émission du papier-monnaie provoquait une nouvelle dépréciation de celui-ci. C'était le fameux « cycle infernal ». Il continua jusqu'en 1796, portant le chiffre de l'émission jusqu'à 45 milliards 581 millions. En regard de cette somme, les 3 milliards de Law paraissent négligeables. On conçoit que., dans ce raz-de-marée., la Caisse d'Escompte dût disparaître. Si elle avait cherché à se garder des folies commises, son billet aurait encore ajouté au discrédit des assignats., chose que les gouvernements révolutionnaires n'eussent pas tolérée. Quant à ajouter à la masse de papiermO:Qnaie, on n'avait nul besoin de la Caisse pour cela. Ses dirigeants auraient pu, abandonnant l'émission., transformer l'établissement en banque de dépôts. Mais les capitaux lui auraient fait défaut, car le pays était trop pauvre pour que les déposants fussent en état de verser à la Banque des sommes importantes. Par ailleurs, la Convention., « peu favorable au crédit et à ses développements... ne voyait dans l'industrie de (1) Marion, loc. cit., op. cil., p. 303. (2) Lefebvre, Guyot et Sagnac, La Révolution française, coll. Peuples et Civilisations, vol. XIII, Paris, p. 56, 1930.
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banque que fraude» (1). Aussi un décret du 24 août 1793 supprima-t-il la Caisse d'Escompte. Ainsi prit fin le second essai fait en vue de doter la France d'un Institut d'émission. Comme le premier, il aboutit à l'échec, mais pour des raisons différentes et, il faut le dire, beaucoup plus honorables. Les dirigeants de la Caisse d'Escompte n'ont certainement pas commis les erreurs de principe que Law avait accumulées comme à plaisir. S'ils n'ont pas su ou pu refuser à l'État de larges avances, ils n'ont jamais vu dans la création de monnaie une source normale de revenus pour l'État, ils n'ont pas confondu le crédit à court terme et le crédit à long terme. Aussi bien leur société a-t-elle duré dix-sept ans, alors qu'après quatre ans c'en était fait de la banque de Law. Au cours de ces dix-sept années, la Caisse d'Escompte a parfaitement montré ce qu'un Institut d'émission sérieusement géré peut faire pour l'économie du pays. Laffon-Ladebat, liquidateur de la Caisse, l'a très nettement souligné dans son l·apport : « En dix-sept années, elle a escompté à un intérêt modique - 4 à 5 % - pour 4 milliards 261 millions 144 mille 500 livres d'effets de commerce; ses comptes-courants se sont élevés jusqu'à 28 millions, et les dépôts à elle confiés jusqu'à 45 ; ses bénéfices lui ont permis de répartir, en moyenne, à ses actionnaires près de 7 % (6,8 %) par an» (2). La preuve était ainsi admiriistrée qu'un Institut d'émission fondé sur des bases saines et dont l'État ne chercherait pas à abuser, pouvait apporter une contribution efficace au développement économique du pays. Encore fallait-il en terminer avec un désordre monétaire dont la marée montante des assignats donnait la mesure. Le 28 ventôse an IV (18 mars 1796), on prit enfin la décision qui s'imposait et l'on se donna trois mois pour retirer les assignats de la circulation. Ceux-ci, lorsqu'ils n'excédaient pas 50 sous, devaient être échangés contre des pièces de cuivre d'un nominal de 1 franc, sur la base de 10 francs-papier contre 1 franc-cuivre; quant aux coupures d'un montant supérieur, on en décréta l'échange contre une nouvelle monnaie de papier, les mandats territoriaux, qui procédaient des mêmes (1) Courtois, op. cil., p. 100. (2) Ibid., p. 101.
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III
errements que les assignats puisqu'ils étaient eux aussi garantis par des biens fonciers. Cet échange devait se faire sur la hase de Fr. 3,33 en mandats territoriaux pour 100 francs en assignats. L'échec fut complet, les mandats ne trouvant pas plus de crédit que les assignats dont rien ne les différenciait. Dès leur création, les changeurs les offrirent à perte sur le pied de 18 francs en espèces pour 100 francs en mandats; la chute s'accentua rapidement, et bientôt on ne paya plus guère que 2 francs en espèces pour 100 francs de mandats. Le 7 février 1797, le cours forcé du mandat territorial était supprimé et le retour officiel aux espèces se trouvait consacré. Ainsi prenait fin la première et désastreuse expérience du papier-monnaie d'État fondé sur un gage territorial. La France, avec les assignats, avait clos le cycle d'à peu près toutes les erreurs qui peuvent être commises en matière d'émission de billets. Avec Law et les assignats, elle avait fait l'épreuve de la mainmise indirecte ou directe de l'État sur' cette émission et de ses conséquences fatales. Elle avait également payé l'erreur qui consiste à assimiler le billet-monnaie à un titre de crédit ordinaire: ni une part de propriété de la Compagnie des Indes, ni un droit réel sur les biens nationaux n'avaient pu constituer un support valable à une monnaie de papier. Le titre de crédit qu'est une pareille monnaie ne peut porter que sur des espèces. Pour reprendre le mot de Mirabeau, ce qui soutient le billet de hanque, c'est« la certitude qu'il sera payé en argent à présentation ; toute autre doctrine est trompeuse ». Avec la Caisse d'Escompte enfin, la France avait dégagé les conditions normales de vie d'un Institut d'émission, les règles qu'il doit suivre dans le soutien de l'économie, le pourcentage minimum au-dessous duquel il ne doit pas laisser tomber la couverture de la circulation. La Caisse d'Escompte avait, par ailleurs, montré dans quelle mesure limitée une créance sur l'État pouvait figurer à l'actif du bilan d'un Institut d'émission soucieux de laisser son billetcirculer librement. Toutes ces expériences étant faites, la France était enfin en état de créer, sur des bases solides, un Institut d'émission digne d'elle. Cet Institut fut la Banque de France.
CHAPITRE
LA
FOND~~TION
III
DE LA BANQUE DE FRANCE
La Banque de France a été créée le 13 février 1800, au capital de 30 millions, divisé en 30.000 actions de 1.000 francs. Ses fondateurs étaient ceux-là mêmes qui, quatre ans auparavant, avaient, avec quelques-uns des anciens dirigeants de la Caisse d'Escompte, créé sous le nom de Caisse des Comptes-Courants une banque dont le crédit 's'était rapidement imposé. Les plus marquants de ces fondateurs étaient Lecoulteux de Canteleu, manufacturier rouennais, membre du Conseil des Cinq-Cents, et Perregaux, banquier suisse, dont la vie avait été assez mouvementée et assez mystérieuse au cours de la Révolution. Très vite, et en dépit de souscriptions aussi retentissantes que celles du Premier Consul, de Joseph Bonaparte, d'Hortense de Beauharnais et d'un grand nombre de dignitaires du Consulat, il apparut que la réunion d'un capital de 30 millions s'avérerait difficile. Par ailleurs, le discrédit de l'État était tel que des liens trop apparents entre la Banque de France et les personnages officiels n'auraient pas manqué de créer dans le public un sentiment de méfiance à l'encontre du nouvel établissement. C'est pourquoi la Banque de France préféra se présenter comme une société destinée à continuer les affaires de la Caisse des Comptes-Courants, laquelle entra en liquidation par décision de l'Assemblée Générale des actionnaires, en date du 18 janvier 1800. L'actif et le passif de la Caisse furent cédés à la Banque de France qui remboursa les actionnaires dont tel était le désir, jusqu'à concurrence de 50 % de leur mise et sur la base de 4.500 francs par action. Pour les actionnaires qui acceptaient 1. - LA CRÉATION ET LE STATUT D'ORIGIN"E
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en paiement des actions Banque de France, ils recevaient cinq actions ·de 1.000 francs en échange d'une action Caisse des Comptes-Courants. Aux termes de ses statuts d'origine, la Banque de France est administrée par un Conseil de Régence de quinze membres, renouvelable chaque année par cinquième. A côté de l'organe administratif, il est prévu un organe de contrôle, composé de trois Censeurs et chargé de surveiller si les statuts et les règlements de la Banque sont respectés. Régents et censeurs constituent le Conseil général de la Banque, lequel élit dans son sein un Comité de trois membres, dit Comité Central, chargé plus spécialement de la direction. Le président de ce Comité est de droit président du Conseil Général et de l'Assemblée Générale des actionnaires; il est élu pour un an. Le Conseil Général, dans lequel les censeurs n'ont qu'un droit d'observation, nomme les employés, les destitue, fixe leurs appointements; il lui appartient de préciser les grandes lignes de l'activité de la Banque, de déterminer les pourcentages à observer dans l'emploi des ressources. Outre le Comité Central, chargé, comme nous l'avons vu, de la direction générale, les statuts d'origine de la Banque de France prévoient la désignation, par le Conseil Général, de Comités spéciaux: Comités d'escompte, de surveillance et de vérification des caisses, d'examen des livres, etc. Le Conseil Général de la Banque est une émanation de l'Assemblée Générale des actionnaires. Celle-ci est constituée par les deux cents plus forts propriétaires d'actions. Ne peuvent toutefois voter que ceux qui ont au moins cinq actions, chaque masse de cinq actions ayant une voix. Aucun porteur, quel que soit le nombre de ses actions, ne peut avoir plus de quatre voix. Tels sont les rouages prévus par les statuts originaires de la Banque et leur rôle respectif. Des limites sont d'ailleurs fixées à la liberté d'action et d'appréciation des organismes ainsi créés. Ces limites portent d'abord sur la nature des opérations qui peuvent être traitées. La Banque doit se limiter : - à l'escompte des lettres de change et des billets à ordre; - au recouvrement des effets tant pour le compte des particuliers que pour celui des pouvoirs publics; des avances peuvent être faites sur ces recouvrements si les effets paraissent normaux; ALFRED POSE
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à l'ouverture de comptes-courants à des particuliers ou à des établissements publics qui font des dépôts de fonds dans les caisses de la Banque ou qui ont remis des effets à l'escompte; les mandats tirés sur la Banque par les titulaires de ces comptes seront payés jusqu'à concurrence du montant des fonds déposés; - à la création d'une caisse de placements et d'épargnes qui recevra toute somme dépassant 50 francs, laquelle portera intérêt; - à l'émission de billets payables au porteur et à vue, et de billets à ordre payables à un certain délai. Tout commerce autre que celui de l'or et de l'argent est interdit à la Banque. Des restrictions sont aussi apportées à la liberté des organes exécutifs de la Banque en ce qui concerne le choix des risques. Ne peuvent être escomptés que les effets revêtus de trois signatures notoirement solvables et ayant une cause réelle. Par ailleurs, toute émission nouvelle de billets ne saurait être décidée que par la majorité des membres du Conseil de Régence et par au moins 12 voix sur 15 ; cette décision est soumise à l'approbation des Censeurs, ou tout au moins de deux d'entre eux sur trois. On remarquera que ces statuts ne fixent aucun pourcentage minimum de couverture à la circulation; d'autre part, l'État n'intervient aucunement pour imposer un plafond à l'émission. Il convient d'ailleurs de signaler à quel point la Banque, quoique bénéficiant d'une grande sollicitude des Consuls, reste indépendante de l'État. Elle ne prend à proprement parler aucun engagement envers lui, ne reçoit de lui aucune directive, choisit comme il lui plait ses dirigeants, ses risques, ses méthodes d'action. C'est que toute ombre de mainmise eût été néfaste au crédit du nouvel organisme. L'expérience des assignats était de date trop récente pour qu'on eût pu oublier ce que l'État sait faire de la monnaie de papier. Il n'est donc pas étonnant que le président du Conseil Général, Perregaux, ait, dès l'origine, insisté fortement sur l'indépendance de la Banque. La Banque de France, disait-il devant l'Assemblée Générale des actionnaires qui se tint le 25 vendémiaire an IX (17 octobre 1800) est « libre par sa création qui n'appartient qu'à des individus; indépendante par ses statuts; affranchie des conditions qu'au-
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rait pu lui imposer un contrat privé avec le Gouvernement ou un acte législatif... Lorsqu'elle traite avec le Gouvernement, ses transactions prennent le caractère qu'elles doivent avoir avec un Gouvernement libre: elle ne négocie avec lui que lorsqu'elle rencontre ses convenances et le complément de ses sûretés; enfin, elle est absolument hors de lui». Et Bonaparte, dans sa réponse à Lecoulteux qui, le 25 février 1800, cinq jours après l'ouverture de la Banque, lui présentait le Conseil de Régence, déclarait« qu'on devait se persuader que le Gouvernement favoriserait de tout son pouvoir la Banque de France, non pour faire un usage particulier du crédit qu'il pouvait obtenir, mais pour atteindre de gran'ds résultats d'utilité générale dans la circulation et l'intérêt de l'argent ».
2. - LA CONCESSION DU MONOPOLE DE L'ÉMISSION ET LE RJtGIME DU 24 GERMINAL AN XI (14 AVRIL 1803)
Très rapidement, toutefois, le Gouvernement allait
être conduit à s'iminiscer davantage dans l'activité et le fonctionnement intérieur de la Banque. Dès« le 23 germinal an X (13 avril 1802), Bonaparte demandait à Cretet"dont il goûtait beaucoup les avis, ce qu'il y aurait à faire pour« achever l'établissement de notre « hanque, qui n'est qu'ébauché, en profitant de la session du « Corps Législatif, pour la faire constituer Banque Nationale et « la mettre à même de rendre les mêmes services que rend la « Banque de Londres». Il reprochait à la Banque trop de tendance à faire bénéficier ses actionnaires de privilèges relativement à l'escompte, de ne pas reconnaître aux obligations du Gouvernement un droit absolu à l'escompte, et surtout il avait peine à admettre autre chose que l'unité de banque d'émission; trois banques d'émission à Paris, c'était trop» (1). A côté de la Banque de France, il y avait, en effet, à Paris un certain nombre d'établissements émetteurs de hillets ; parmi eux les plus importants étaient la Caisse d'Escompte du Commerce, le Comptoir Commercial et, bien qu'assez loin derrière les deux premiers, la Factorerie du Commerce. Bonaparte ne (1) Marion, op. cit., p. 307.
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voulait'pas de cette pluralité, de cette concurrence, qu'il jugeait « dangereuse et pour chaque banque et pour le Gouvernement, même dans les temps les plus calmes ». Le mémoire que Cretet prépara à la demande de Bonaparte, concluait à la nécessité de sauvegarder l'indépendance de la Banque à l'égard de l'État et à la surveillance de la Banque par un Conseil de cinq membres choisis dans le Sénat, le Conseil d'État, le Corps Législatif et la Cour de Cassation. Mollien, qui fut également sollicité par le Premier Consul de donner son avis sur les réformes à apporter au régime de l'émission en France, écrivit sur cette question trois mémoires qui ont eu un retentissement mérité. Mollien critiquait vivement les pratiques de la Banque de France en matière d'escompte. Il préconisait l'adoption pure et simple de la politique suivie sur ce point par la Banque d'Angleterre. « La Banque de Londres, écrivait-il, est une machine éprouvée comme les moulins à filer de Manchester; il n'est question que de l'imiter comme on a imité ces moulins.» Eu égard à l'insuffisance de la Banque de France, Mollien déclarait : « Je ne crois pas que le moment soit encore venu d'investir la Banque de France du privilège dont jouit la Banque de Londres. Cette destinée est au-dessus de sa pensée, elle serait au-dessus de ses forces et de ses moyens actuels. » Est-il besoin de dire que tel n'était aucunement l'avis de la Banque de France qui, dans un projet au Premier Consul, prévoyait l'octroi, en sa faveur, d'un monopole d'émission de trente ans? Des échanges de vues se poursuivirent qui, le 4 avril 1803, aboutirent au dépôt d'un projet de loi au Corps Législatif. Ce projet se fonde sur la nécessité de protéger le public et l'État contre les conséquences des erreurs que des établissements d'émission livrés à eux-mêmes pourraient commettre, erreurs qu'une concurrence vaine ne manquerait pas de provoquer. Puisqu'en dépit des efforts du Gouvernement, la Banque de France, la Caisse d'Escompte et le Comptoir Commercial n'ont pu arriver à une entente amiable, il est indispensable de choisir celui d'entre eux qui aura seul la faculté d'émettre des billets à Paris. « La Banque de France a paru mériter la préférence parce qu'elle a un capital de 30 millions de francs, non compris
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2 millions de fonds de réserve, somme supeneure des trois quarts aux capitaux réunis des deux autres banques.» Toutefois, la Banque de France, pour avoir ce privilège, devait, aux termes du projet de loi ainsi déposé, insérer dans ses statuts et dans ses règlements un certain nombre de modifications. Les plus importantes étaient: en premier lieu, l'augmentation du capital de la Banque à 45 millions de francs, les actions nouvelles devant être attribuées à la Caisse d'Escompte et au Comptoir Commercial en dédommagement du préjudice que leur causait l'interdiction qui leur était faite d'émettre dorénavant des billets; la Banque de France était, en outre, tenue de créer un « fonds de précaution» en rente française, fonds alimenté par les bénéfices restant après le service aux actionnaires d'un dividende de 6 %., C'était là un véritable fonds de soutien des rentes, prix d'ailleurs normal du privilège donné à la Banque. Comme le soulignait le projet, la France allait beaucoup moins loin que l'Angleterre qui, nous l'avons déjà indiqué, avait exigé l'emploi en rentes sur l'État du capital de sa banque d'émission. Le Consulat ne soumettait à une pareille obligation qu' « une portion des bénéfices de la Banque, bénéfices qui, naissant du privilège et de la loi qui le concède, sont évidemment susceptibles d'être frappés par les conditions qu'elle dictera, au profit de l'intérêt général ». On voyait également dans la limitation du dividende à 6 %, le moyen d'arrêter la hausse des actions de la Banque de France, hausse qui présentait le grave danger de mettre le Conseil général dans« la presque impossibilité de proposer pendant la durée. du privilège la réduction de l'escompte ni aucune opération qui tendrait à abaisser un dividende acquis à un si haut prix ». Il convient d'ajouter que le dividende de 6 % pouvait être grossi des produits du« fonds de précaution », produits qui n'entraient pas dans les bénéfices ordinaires, mais constituaient un profit à part pouvant, à ce titre, être réparti additionnellement au dividende de 6 0/0. Parmi les autres stipulations du projet, nous signalerons l'interdiction de consentir aux actionnaires des droits particuliers à l'escompte, l'obligation de choisir sept Régents sur quinze et les trois Censeurs« parmi les manufacturiers, fabricants ou commerçants actionnaires de la Banque. Enfin, tout membre de l'Assemblée aura une voix au moins, mais n'en
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pourra désormais avoir qu'une, quel que soit d'ailleurs le nombre des actions possédées par lui» (1). Afin de répondre au vœu de Mollien qui, nous l'avons vu, n'avai:t pas assez bonne idée de la Banque de France pour la croire apte à assumer seule l'émission de billets dans toute la France, le projet soumis au Corps Législatif prévoyait la création de banques d'émission départementales, celles-ci d'ailleurs ayant besoin de l'autorisation préalable du Gouvernement. La Banque de France continuait à ne pouvoir émettre des billets d'un montant inférieur à 500 francs; ce minimum était abaissé à 250 francs pour les banques départementales. Le projet, déposé devant le Corps Législatif le 4 avril 1703, passait le jour même au Tribunat. Le 14 avril 1803 (24 germinal an XI), il revenait devant le Corps Législatif où il était voté. Il devenait ainsi la loi du 24 germinal an XI. . Cette loi constituait pour la Banque de France une étape importante en ce sens que la Banque, jusque-là essentiellement privée et en tous points indépendante de l'État, recevait le monopole de l'émission des billets et se trouvait, en contrepartie, placée sous un régime spécial fixé par un texte législatif. Ce nouveau régime ne put malheureusement durer longtemps dans les termes fixés par la loi de germinal. Très vite, en effet, le Premier Consul estima insuffisante l'aide apportée par la Banque de France au commerce et à l'industrie d'un pays que la rupture de la paix d'Amiens et la reprise de la guerre contre l'Angleterre troublaient profondément. A dater du 21 septembre 1803, la Banquè élargit ses facilités en acceptant d'escompter des effets ayant jusqu'à soixante-quinze jours à courir et portant seulement deux bonnes signatures, la troisième pouvant être suppléée par un transfert de marchandises ou d'actions de la Banque. Mais cela ne suffisait pas au Premier Consul qui reprochait à la Banque« sa pusillanimité et qui eût voulu qu'elle vînt plus largement au secours du commerce si éprouvé par les événements politiques ». Il eût désiré également qu'elle se montrât moins réticente dans les escomptes de valeurs du Trésor. « Il a toujours pensé, écrivait Barbé-Marbois aux Régents le 4 pluviose an XII, que les effets (1) Courtois op. cit., p. 115.
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appartenant au Gouvèrnement, tels que les obligations et autres effets organisés de la même manière, doivent de plein droit être escomptés à la Banque lorsqu'ils n'ont plus qu'un ou deux mois à parcourir pour atteindre à leur échéance.» Il aurait même voulu, selon Marion (1) à qui nous empruntons cette citation, « que l'escompte fût accordé de droit à tous les fourni,sseurs de l'État, moyen indirect d'obtenir des avances considérables. Il écrivait à Mollien le 7 ventôse an XII que la Banque n'avait pas suffi· samment amélioré son système d'escompte, qu'elle restait au-dessous de ses devoirs ». Et Mollien de répondre : « Qu'attendre de mieux d'une réunion de quinze chefs de maisons de commerce qui ne portent à la Banque que le souci de leurs affaires propres, qui n'y cherchent que des préférences d'escompte, qui ne mesurent l'avenir de la Banque que par leur avoir personnel : l'inconvénient est dans l'institution même! La Banque de Londres n'y échappe que parce qu'elle est administrée par un chef unique sous le nom de Gouverneur» (2). Comme le dit Marion,« une nouvelle transformation, de toute .évidence, se préparait», et Mollien fait pressentir dans quel sens s'opérera cette transformation. 3. - LE RÊGIME DU 22 AVRIL 1806 ET LES STATUTS DU 16 JANVIER 1808
Il fallut la mal-
heureuse affaire de la Compagnie des Négociants Réunis pour la réaliser. Cette Compagnie avait à sa tête trois hommes: Desprez, Régent de la Banque de France, Vandenberghe, munitionnaire important, et Ouvrard, financier fertile en combinaisons. . Elle avait fait et continuait à faire des fournitures considérables au Gouvernement qui préparait la guerre contre l'Angleterre; elle en avait fait aussi à l'Espagne dont elle fut couverte par des traites libellées en piastres mexicaines. Ces piastres étant décomptées à Fr. 3,75 l'une alors que leur valeur réelle était, en France, de 5 francs, l'affaire était magnifique. Mais sur le papier seulèment ; car comment faire venir en France les piastres du Mexique, alors que la maîtrise des mers appartenait à l'Angle(1) Marion, op. cil., p. 309. (2) Cité par Ramon, Histoire de la Banque de France, p. 58.
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terre? De fait, les piastres n'arrivaient pas. Et les besoins de l'État croissant, la trésorerie de la Compagnie des Négociants Réunis étant de plus en plus à l'étroit, la Banque fut sollicitée de lui venir en aide. Barbé-Marbois, ministre du Trésor, se fit l'avocat de la Compagnie. Dans une lettre du 30 septembre 1805, adressée aux Régents, il déclarait qu'à ses yeux il conviendrait d'envisager en faveur de M. Desprez « une distrihution régulière et égale faite tous les jours. Indépendamment de ses rapports avec les Caisses du Trésor, ses relations avec la Banque et le Commerce sont si importantes et si multipliées poursuivait-il, qu'il n'éprouve jamais d'aisance qu'elle' ne se manifeste aussitôt de toutes parts». Ces demandes tomhaient fort mal. La peur d'une invasion par les armées continentales au lendemain de rentrée en guerre de l'Autriche et de la Russie, aggravée bientôt par la nouvelle du désastre de Trafalgar, provoquait aux guichets de la Banque des demandes massives d'espèces. Pour y faire face, la Banque achetait de l'argent partout où elle en trouvait, et notamment des piastres mexicaines dont il y avait quelques stocks à Paris et dans diverses villes de la frontière espagnole. Les demandes de Desprez avaient cependant ceci de tentant que, créanciers de piastres, les Négociants Réunis pouvaient théoriquement donner à la Banque de France des sommes importantes en argent-métal et dont elle avait grand besoin. Faut-il ajouter qu'en toute bonne foi, probablement - il en est d'habitude ainsi des débiteurs, Ouvrard et Desprez se déclaraient à la veille de toucher leurs piastres. Mais les combinaisons d'Ouvrard à.cette fin échouaient l'une après l'autre. Les demandes de Desprez, toujours soutenu par le ministre du Trésor Barbé-Marbois, se renouvelèrent donc. Et elles se produisaient dans une ambiance de plus en plus mauvaise. Le 30 septembre 1805, les Négociants Réunis devaient 45 millions à la Banque. Le débit était de 70 millions le 23 octobre. Or, on faisait queue aux guichets de la Banque, à telle enseigne que le 23 septembre, il restait à celle-ci environ 1.200.000 francs de numéraire. Des mesures durent être prises en vue de retarder ou d'empêcher les retraits. Les billets en vinrent rapidement à perdre de 10 à 15 % sur les espèces. {( Au début de novembre, la force armée avait été débordée, trois jours de suite, par la foule « tumultueuse et
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mutine » et la police s'attendait, paraît-il, « à tout» (1). Cependant les hesoins d'argent des Négociants Réunis restaient toujours aussi pressants et, d'escomptes en escomptes, leur déhit s'était élevé à 141.800.000 francs. La victoire d'Austerlitz (2 décembre 1805) provoqua un retournement de la situation : l'encaisse ne cessa d'augmenter, et le 25 janvier 1806, toutes les mesures prises en vue de retarder ou de limiter les retraits de numéraire furent abrogées. ... Cela n'empêchait pas le problème de la Banque de France de rester posé. Le 27 janvier 1806, le surlendemain de son retour à Paris, Napoléon convoqua un· Conseil des Finances dans lequel siégeaient Gaudin, Mollien, Barbé-Marbois, Defermon et Cretet. Pour ses complaisances envers les Négociants Réunis, BarhéMarhois dut résigner ses fonctions de ministre du Trésor qui furent confiées à Mollien. Celui-ci était trop hostile aux pratiques de la Banque de France dont l'Empereur, de son côté, ne pensait guère de bien, pour qu'une réforme de l'Institut d'émission ne fût pas immédiatement mise en chantier. Le 24 février 1806, le Conseil de Régence fut invité à désigner quatre de ses memhres avec mission d'étudier de concert avec des représentants du Gouvernement impérial les modifications qu'il convenait d'apporter au statut de la Banque. Le projet qui sortit de ces travaux, fut soumis au Conseil d'État devant lequel l'Empereur fit des déclarations mémorables : « La Banque, disait-il entre autres, n'appartient pas seulement aux actionnaires, elle appartient aussi à l'État puisqu'il lui donne le privilège de battre monnaie : rien ne serait plus funeste que de les considérer comme propriétaires exclusifs de la Banque, car leurs intérêts sont souvent en opposition avec les siens : il arrive même souvent que l'intérêt de l'actionnaire n'est pas celui de l'action.» Et plus loin: « Je veux que la Banque s·oit assez dans la main du Gouvernement et n'y soit pas trop. Je ne demande pas qu'elle lui prête de l'argent, mais qu'elle lui procure des facilités pour réaliser à bon marché ses revenus aux époques et dans les lieux convenahles. Et je ne demande en cela rien d'onéreux à la Banque, puisque les ohligations du Trésor sont le meilleur papier qu'elle puisse avoir.» (1 Ramo·n, op. cit., p. 71.
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Le projet porté devant le Corps Législatif le 10 avril 1806 devint la loi du 22 avril 1806. Cette loi modifiait le régime instauré par la loi du 14 avril 1803 (24 germinal an XI) en ce sens que la direction de la Banque était retirée au Comité permanent de trois membres pris au sein du Conseil de Régence et que, nous l'avons vu, on appelait le Comité Central. C'est à un Gouverneur et à deux Sous-Gouverneurs désignés non par les Régents, mais par le Gouvernement, qu'est dorénavant confiée la direction générale de la Banque de France. Comment ce Gouverneur et ses deux adjoints sont-ils choisis? Sur ce point, l'Empereur fut très net dans une intervention qu'il fit le 2 avril au Conseil d'État :« Quant à la nomination du Gouverneur, dit-il, ... je pourrais tout au plus consentir à ce que le Comité désignât un Gouverneur et soumît ce choix à mon approbation. Cela se fait ainsi pour les places d'académicien. Mais je dois être le maître dans tout ce dont je me mêle, et surtout dans ce qui regarde la Banque, puisqu'elle bat monnaie.» Pour que ce Gouverneur et ses deux adjoints imposés par le Gouvernement aux actionnaires, ne pussent être tenus pour étrangers à la collectivité sociale, on les ohligeait à être porteurs, le Gouverneur de cent et chaque Sous-Gouverneur de cinquante actions. Le Conseil de Régence se trouvait lui aussi légèrement modifié dans sa composition, et cela également en vue d'as~urer à l'État une plus large part dans l'administration de la Banque. La loi de germinal an XI s'était préoccupée de réserver sept sièges de Régents sur quinze et les trois postes de Censeur à des « manufacturiers, fabricants bu commerçants ». La loi d'avril 1806 rogne un peu sur cette large part faite aux usagers: le nombre de sièges de Régents qui leur est désormais réservé est réduit à cinq; en revanche, trois Régents doivent être pris parmi les receveurs généraux des Contributions publiques. Le régime nouveau créait dans la direction de la Banque deux organis~es entre lesquels il n'y avait aucun lien de subordination : d'un côté, le Gouverneur et les Sous-Gouverneurs, émanation du Gouvernement; de l'autre, le Conseil de Régence, émanation des actionnaires. Sans doute, les pouvoirs du Gouverneur ont été précisés : il nomme les agents de la Banque, signe la correspondance, les traités et les conventions, exerce les actions judiciaires, approuve les propositions d'escompte éma-
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nant du Conseil général. De son côté, le Conseil général, qui est d'ailleurs présidé par le Gouverneur, surveille la gestion de ce dernier, en approuvant notamment le budget des dépenses, choisit les effets présentés à l'escompte, délibère sur les traités et conventions que lui soumet le Gouverneur, statue sur la création ,ou le retrait de circulation des billets, décide du placement des fonds de réserve. Mais s'il y a opposition formelle de vues entre le Conseil de Régence et les Gouverneurs, rien ne dit, dans la loi d'avril 1806, qui doit céder. Ce n'était pas là, en dépit des apparences, une situation tellement fausse qu'elle dût fatalement conduire ou à la discorde ou à la paralysie. En fait, Gouverneurs et Conseil de Régence ont vécu pendant les cent trente ans qu'a duré le statut de 1806 en harmonie assez complète pour que le problème ne se soit pas posé de savoir comment les départager. Bonne volonté réciproque, sans doute. Mais aussi preuve que, dans le domaine des faits, une ligne de conduite, quand il est procédé à un examen sérieux et objectif des problèmes posés, se dégage assez nettement pour que chacun l'accepte. Afin de faire admettre par les actionnaires le fait qu'on les dépossédait pratiquement du droit de choisir les plus importants des mandataires sociaux, on revint sur les stipulations de la loi de germinal relatives au dividende. On décida qu'outre les 6 % auxquels s'ajoutaient les produits éventuels de la réserve, les actions pourraient bénéficier désormais d'une répartition supplémentaire ; cela devenait possible du fait qu'on limitait au tiers des profits restant après paiement des premiers 6 %, la somme à affecter au« fonds de précaution» ; on se souvient que la loi de germinal affectait automatiquement à ce fonds tout le bénéfice restant après répartition du dividende de 6 0/0. Nous nous sommes un peu longuement étendu sur la loi de 1806, tout d'abord parce qu'elle a fixé les traits essentiels de notre Institut d'émission pour près d'un siècle et demi; ensuite parce que les débats auxquels son élaboration a donné lieu, montrent une fois de plus le peu de nouveauté de la plupart pes questions qui se posent en matière de politique. Cent trente ans après la loi de 1806, la Banque de France, que Napoléon avait si nettement assujettie au pouvoir central, était présentée à l'opinion comme une puissance extérieure et même hostile à
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l'État. De nouveau, le Conseil de Régence, à qui l'on attribuait d'ailleurs des pouvoirs qu'il n'avait plus depuis 1806, était l'objet de vives attaques. Et cependant, si l'on rapprochait le premier discours que fit, le 13 mai 1806, devant le Conseil général, le premier Gouverneur, qui fut Cretet, du discours qu'en 1936 le nouveau Gouverneur faisait devant le Conseil général transformé, on trouverait une identité profonde de tendances. Voulant justifier le nouveau régime, Cretet affirmait, comme l'a affirmé cent trente ans plus tard son successeur, qu'il visait à donner à la Banque « un Gouvernement plus conforme à l'ordre général, plus dépendant de la loi, plus détaché de l'influence des intérêts privés, plus occupé de conduire la Banque vers son but, celui de devenir )e centre de toutes les branches de crédit dont se compose le crédit général ». Et plus loin, Cretet déclarait que, pour sa part, il ne saurait « considérer comme une objection sérieuse les craintes dictées p~r une doctrine sans autorité ou par des préventions sans fondement, sur l'alliance incompatible de la Banque avec les intérêts du Gouvernement, et sur les dangers de son intervention dans les affaires». La réforme réalisée en 1806, on prétendait en 1936 qu'elle restait à faire. Est-il de preuve plus éclatante de la ténacité de certains mythes ? Il est, dans cette période des débuts de la Banque de France, un problème intéressant qui s'est posé au Gouvernement et à la Banque et qui, tranché dans un certain sens, pourrait être un jour utilement repris: il s'agit de l'exécution par la Banque des opérations de caisse de l'État. On aurait pu, en effet, imaginer, et tel semblait être le désir de Cretet, que la Banque, comme elle faisait la caisse des particuliers, fît la caisse de l'État, recevant l'argent pour son compte et payant les mandats (nous dirions aujourd'hui les chèques) émis sur elle par les agents compétents de l'État. Mollien, après en avoir discuté, semble-t-il, avec Cretet, était d'avis de fairé à ce sujet une expérience, d'ailleurs partielle, pour le second semestre de 1806 et pour l'année 1807. Mais l'Empereur éleva contre" ces propositions de nombreuses objections. Il voyait un grand péril à rendre la Banque « dépositaire» de 40 à 50 millions de francs qui lui auraient été confiés par les Receveurs Généraux, « étant donné que la Banque,
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{( ayant escompté dans une confiance de paix», pouvait se trouver, {( par le renouvellement subit d'une guerre maritime, munie d'un portefeuille sinon mauvais, au moins équivoque et d'une réalisation difficile ». A ce danger, il fallait ajouter celui des violations du secret d'État, étant donné {( que souvent un simple mouvement de deniers publics portait avec lui le secret de l'État». Comme en pareille matière il ne convient pas d'augmenter le nombre des confidents, Napoléon en déduisait qu'indépendamment des autres obstacles, celui-là suffisait à proscrire l' {( alliance entre les affaires du Trésor et celles de la Banque» (1) ». Pour ces raisons, le service du Trésor public ne fut pas confié à la Banque. Mollien créa à cet effet la Caisse de Service, laquelle « donna au Trésor la disponibilité des revenus publics, non plus à l'échéance des engagements souscrits par les comptables, mais au fur et à mesure de leurs recouvrements effectifs» (2). Cette Caisse de Service fut remplacée en 181~ par la Direction du Mouvement Général des Fonds. Les premiers temps du nouveau régime furent favorables à la Banque qui, par ailleur~, contribua efficacement à l'abaissement du loyer de l'argent: le taux de l'escompte fut, en effet, abaissé à 5 % le 14 novembre 1806 et à 4 % le 5 août 1807. Le premier dividende semestriel de l'année 1807 ayant été de 4 1/2 %, la Banque décida de réaliser le dou.blement du capital prévu par la loi de 1806. Les actions nouvelles furent émises à 1.200 francs, donc avec une prime de 200 francs, et furent réservées de préférence aux porteurs d'actions anciennes. Ainsi le capital de la Banque de France se trouva porté à 90 millions. Cretet ayant été nommé Ministre de l'Intérieur, Jaubert, par décret du 9 août 1807, le remplaça dans les fonctions de Gouverneur de la Banque. S'il faut en croire Marion, le choix de Jaubert était excellent. Reconnaissons toutefois que sa carrière de juriste ne l'avait que très partiellement préparé à sa nouvelle tâche. Jaubert dut, dès après son entrée en fonctions, poursuivre avec le Conseil Général l'étude des modifications à apporter aux statuts de la Banque, afin de les mettre en harmonie tant avec la lettre qu'avec l'esprit de la loi de 1806. Le résultat de ces (1) Cité par Ramon, op. cit., p. 84. ~2) Ibid., p. 84.
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travaux fut présenté à l'Empereur qui, le 7 décembre 1807, renvoyait le projet des nouveaux statuts de la Banque au Conseil d'État. Après examen du Conseil, le décret d'approbation était pris le 16 janvier 1808. Ce décret précise dans son article 9 les opérations de la Banque.« Ces opérations consistent : 1° à escompter à toutes personnes des lettres de change et autres effets de commerce à ordre, à des échéances déterminées qui ne pourront excéder trois mois, et souscrites par des commerçants et autres personnes notoirement solvables ; 2° à se charger pour le compte des particuliers et des établissements publics du recouvrement des effets qui lui sont remis; 3° à recevoir, en compte-courant, les sommes qui lui sont versées par des particuliers et des établissements publics et à payer les dispositions faites sur elle et les engagements pris à son domicile, jusqu'à concurrence des sommes encaissées ; 4° à tenir une caisse de dépôts volontaires pour tous titres, lingots et monnaies d'or et d'argent de toute espèce. » L'escompte jouant le premier rôle dans l'activité de la Banque, les statuts de 1808 sont particulièremen"t explicites à son sujet. Aux termes des articles Il et 12,« ... la Banque... n'admet que des effets de commerce à ordre, timbrés et garantis par trois signatures au moins, notoirement solvables» ou« par deux signatures seulement ... si on ajoute à la garantie des deux signatures un transfert d'actions de la Banque ou de cinq pour cent consolidés valeur nominale ». L'article 14 stipule par ailleurs que« l'escompte se fera partout au même taux qu'à la Banque même, s'il n'en est pas autrement ordonné sur l'autorisation spéciale du Gouvernement ». Pour comprendre la portée exacte de cet article, il faut se référer à l'article 10 qui prévoit qu' « il sera établi des Comptoirs d'Escompte dans les villes de département où les besoins du commerce en feront sentir la nécessité ». Par « Comptoirs d'Escompte », nous devons entendre des agences ou succursales de la Banque. Enfin, il convient de signaler l'article 16 des statuts, aux termes duquel« la Banque peut faire des avances sur les effets publics qui lui sont remis en recouvrement, lorsque leurs échéances sont déterminées ». Il a fallu plus de cent ans pour donner à cet article toute sa valeur pratique.
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Les Comptoirs d'Escompte ou agences, dont la création était prévue par le décret du 16 janvier 1808, furent organisés par le décret impérial du 18 mai suivant. L'article 2 stipule que l'initiative de l'ouverture de ces Comptoirs appartient au Conseil Général, mais doit être approuvée par l'Empereur, cette approhation étant donnée en Conseil d'État. Les Comptoirs devaient travailler avec « le fonds capital» q..ie leur fournissait la Banque et avec les billets qu'ils recevaient l'autorisation d'émettre. Partout où elle installait un Comptoir, la Banque se voyait en effet conférer le monopole de l'émission (art. 9). Ces émissions étaient décidées par le Conseil Général, avis pris de la Chambre de Commerce dont ressortait le Comptoir intéressé. Les billets émis ne devaient pas comporter de coupure d'un montant inférieur à 250 francs. Les articles 19 et suivants du décret organisaient l'administration de chaque Comptoir, laquelle devait être composée : - d'un Directeur nommé par le Gouvernement, sur une liste de trois candidats présentée par le Gouverneur; - de douze Administrateurs au plus et de six au moins, suivant l'importance du Comptoir; - de trois Censeurs. Les Censeurs devaient être nommés par le Conseil Général de la Banque; les Administrateurs devaient l'être par le Gouverneur, « sur une liste de présentation en nombre double de celui des membres à élire». Cette liste était établie par le Conseil Général de la Banque, soit pour la totalité, soit pour moitié si le nombre des actions inscrites au Comptoir représentait au moins 50 % du capital affecté audit Comptoir; en ce cas, en effet, les cinquante plus forts actionnaires ainsi inscrits pouvaient également présenter leur liste. Ainsi pensait-on pouvoir concilier le principe de l'unité de l'émission avec la diversité des besoins locaux. Dès le 24 juin, par un décret pris à Bayonne, l'Empereur créait un Comptoir à Lyon et un autre à Rouen; à ces deux Comptoirs vint, le 29 mai 1810, s'ajouter celui de Lille. Le capital affecté à ces Comptoirs fut de 4 millions en ce qui concerne les deux premiers, de 1 million pour l'autre. En outre, le montant des billets à émettre fut fixé en septembre 1810 à 3 millions pour Lyon, 2 millions pour Rouen, 1 million pour' Lille.
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Cette création de Comptoirs accrut considérablement le prestige de la Banque de France, et le comte Jaubert pouvait déclarer devant les actionnaires réunis le 17 janvier 1810 en Assemblée Générale que la Banque de France, aidée par ses nouveaux Comptoirs, était en passe d'être« nommée parmi les grandes institutions qui doivent dater de l'ère napoléonienne». Cependant, les difficultés allaient bientôt commencer. La crise économique consécutive aux mesures prises par Napoléon contre le commerce anglais provoqua, dans les derniers jours de 1810, des demandes de remboursement qui, à certains moments,- donnèrent des alarmes aux dirigeants de la Banque et les incitèrent à prendre diverses mesures de protection, parmi lesquelles le contingentement de l'escompte ne fut pas la moins dure. Ce mauvais moment passé, la cris~ continua à produire ses effets, mais sous la forme d'une diminution considérable du mouvement d'affaires. Au cours du printemps de l'année 1811, le Conseil Général -s'occupa à plusieurs reprises des répercussions que ce ralentissement pouvait avoir sur le dividende. Aussi accepta-t-il avec plaisir d'escompter des valeurs à court terme de la Caisse d'Amortissement et de la Régie des Droits Réunis (Tabacs) pour un montant d'environ 55 millions. Ces valeurs furent d'ailleurs remboursées au cours des années 1812 et 1813 ; l'opération s'avéra ainsi parfaitement correct~. Cependant, le mouvement des escomptes reprenait et l'année 1812 enregistra un accroissement sensible des opérations tant à Paris que dans les trois Comptoirs de province; le 28 janvier 1813, le Gouverneur comte Jaubert disait à l'Assemblée Générale des actionnaires ses espoirs pour l'année qui s'ouvrait. Espérances qui allaient être rapidement déçues, car l'heure de la défaite allait sonner. Et avec les revers militaires, la Banque de France devait connaître à nouveau les retraits de métal. Il lui fallut d'abord contingenter sévèrement le crédit. Elle décida ensuite de faire rentrer et d'annuler ses billets, à telle enseigne que le 30 mars 1814, alors que le canon tonnait aux portes de Paris, il restait en circulation 15.678.000 francs de billets que couvraient 8.997.000 francs de numéraire. La Banque continue cependant à rembourser et elle décide qu'il en sera ainsi jusqu'à ce que son encaisse soit réduite à 2 millions. Mais la capitulation de l'Empereur intervint qui arrêta les retraits.' Au cours de ces mois
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d'épreuve, la Banque avait ou annulé ou brûIé pour 251 millions 319.000 francs de billets qu'elle avait retirés de la circulation ; elle s'était en quelque sorte liquidée elle-même, mais elle avait sauvé son crédit.
LA RESTAURATION ET L'OFFENSIVE DES RÉGENTS CONTRE LE RÉGIME DE 1806 4. -
Le baron Louis qui prit le ministère des Fi.
nances du nouveau Gouvernement fit tout de suite montre de dispositions très favorables à l'endroit de la Banque de France. Le Conseil Général en profita pour demander sans tarder des modifications au régime instauré par la loi du 22 avril 1806. Cette demande avait par ailleurs l'avantage de présenter la Banque comme une victime de l'Empire, la désignation du Gouverneur et des Sous-Gouverneurs par l'État pouvant apparaître comme un abus de pouvoir du « tyran». Laffitte, l'un des membres les plus brillants du Conseil de Régence, nommé Gouverneur provisoire à la place de. Jaubert coupable d'avoir suivi, sur l'ordre du régime impérial, l'Impératrice Marie-Louise, négocia ardemment avec le baron Louis une modification du régime de 1806. Un projet de réforme du statut de la Banque de France fut présenté à la Chambre des Pairs le 26 novembre 1814. Il prévoyait que le Gouverneur et ses deux collaborateurs (que le projet appelait Gouverneurs-Adjoints et non plus Sous-Gouverneurs) seraient nommés par l'Assemblée Générale des actionnaires. C'était en fait le retour au régime antérieur à la loi de 1806. Les Régents, au nombrè de quinze, étaient également tous élus par l'Assemblée Générale, dix d'entre eux devant être obligatoirement pris parmi des manufacturiers, des négociants et des banquiers. Les Censeurs devaient être désignés par le Roi. Ces Censeurs choisissaient les membres du Comité d'Escompte. Enfin le projet prévoyait que le capital, tout en restant fixé à 90 millions de francs, pourrait être réduit de moitié par des rachats d'actions, une autorisation du Ministre des Finances étant toutefois nécessaire pour cela. Quant aux Comptoirs d'Escompte, la suppression en était demandée. On invoquait contre eux« la difficulté de les créer en pleine connaissance de cause, de leur assurer une bonne ALFRED POSE
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direction, et la négligence des administrateurs locaux... Puisque la Banque ne pouvait pas conserver le privilège sans l'exercer... il n'y avait donc qu'à supprimer les Comptoirs quitte à les remplacer par des Banques Départementales auxquelles la Banque de France ne serait pas obligée de s'intéresser» (1). Le projet, discuté devant la Chambre des Pairs, fut voté avec quelques modifications de détaille 19 décembre 1814. Il devait passer à la Chambre des Députés en mars 1815, mais la mise à l'ordre du jour de sa discussion traîna. On arriva ainsi à l'année 1817. Laffitte reprit ses négociations avec le comte Corvetto, nouveau Ministre des Finances. A l'issue de ces conversations, un autre projet fut déposé qui donnait au Roi le droit de choisir le Gouverneur; ce choix, il est vrai, devait être fait parmi les Régents en exercice. Quant aux Régents, aux Sous-Gouverneurs et aux Censeurs, ils étaient désignés par l'Assemblée Générale des actionnaires. Parmi les autres stipulations du projet, nous signalerons la défense de réélire les Régents arrivés en fin de mandat, cette réélection ne pouvant intervenir qu'après un an d'interruption. Enfin, la Banque était autorisée à réduire son capital à 30 millions de francs et à répartir entre ses actionnaires les bénéfices mis en réserve jusqu'au 31 décembre 1817. Ce projet qui ne donnait pas entièrement satisfaction au Conseil de Régence, ne put aboutir. Laffitte tenta d'en distraire la stipulation relative à la répartition des réserves et d'en demander le vote immédiat. Il ne réussit pas dans cette entreprise. Ainsi le pouvoir royal entendait ne pas aliéner les prérogatives que le pouvoir impérial avait données à l'État dans la gestion de la Banque de France. La seule modification réalisée dans la structure de la Banque fut la suppression des Comptoirs d'Escompte de Rouen et de Lyon. C'est l'ordonnance royale du 5 février 1817 qui permit cette fermeture. Quant au Comptoir de Lille, il avait été supprimé par la Banque dans le mois de décembre 1814 et sans autorisation du pouvoir royal, eu égard au fait qu'il avait été créé par l'Empereur sans prendre l'avis du Conseil Général. A la place de ces Comptoirs, des Banques Départementales (1) Ramon, op. cil., pp. 123 et 124.
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devaient se créer, dont la première en date fut celle de Rouen. C'est par une ordonnance du 7 mai 1817 qu'un privilège d'émission fut consenti à cette dernière. Quelques mois après, se constituaient la Banque de Nantes et celle de Bordeaux. La fermeture des Comptoirs d'Escompte de la Banque, la création de Banques Départementales d'émission, toutes mesures désirées par le Conseil Général de la Banque de France et par son Gouverneur intérimaire Laffitte, procédaient d'une politique à courtes vues et d'un esprit dont les événements allaient montrer l'étroitesse. Moins de vingt ans après, la Banque allait en effet se trouver dans l'obligation d'ouvrir à nouveau des agences dans des 'villes de province. Par ailleurs, elle n'allait avoir de cesse qu'elle n'eût réduit, en absorbant les Banques Départementales, une concurrence qu'elle avait elle-même suscitée en se privant bénévolement du privilège d'émission qui lui avait été concédé pour l'ensemble du territoire français. La période des débuts de la Banque de France, celle au cours de laquelle se sont fixées les lignes du régime qui devait être durant de longues années celui de notre Institut d'émission, allait se clore avec Gaudin, duc de Gaëte, que le comte Roy appela au Gouvernement de la Banque en avril 1820, à la place de Laffitte, Gouverneur provisoire depuis six ans. Cette désignation. déplut fort au Conseil de Régence, car elle constituait l'affirmation des prérogatives royales. Tant que Laffitte était en exercice, les Régents pouvaient se flatter de ne pas vivre en fait sous le régime de la loi de 1806, puisque Laffitte était l'un d'entre eux. Mais avec Gaudin, il n'en était plus du tout ainsi. Sachant où il allait et quelles difficultés devaient être les siennes, Gaudin voulut ne pas arriver avec les mains vides devant le Conseil Général. Il demanda et obtint du comte Roy que la distribution des réserves refuséé en 1817 lui fût accordée, à lui Gaudin. De ce fait, moins de trois mois après l'entrée du duc de Gaëte à la Banque, la loi du 4 juillet 1820 intervenait, aux termes de laquelle « les bénéfices de la Banqùe acquis aux actionnaires et mis en réserve jusqu'au 31 décembre 1819, en exécution de la loi du 22 avril 1806, lesquels, déduction faite de la somme de Fr. 3.875.472,04 pour l'acquisition de l'hôtel de la Banque et des dépendances, s'élèvent à la somme de Fr. 13.768.527,96, seront répartis aux propriétaires des soixante-
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sept mille neuf cents actions actuellement en circulation ». Ayant ainsi désarmé les hostilités auxquelles il se heurtait dans le Conseil Général, Gaudin commença une carrière de Gouverneur qui devait durer quatorze ans et au cours de laquelle le régime de la loi de 1806 allait s'asseoir définitivement.
CHAPITRE
IV
LA RÉFORME DE L'ÉMISSION EN ANGLETERRE ET SES RÉPERCUSSIONS EN FRANCE Dans une lettre à Mollien, Napoléon-nous l'avons indiqué - enviait au Roi d'Angleterre son Institut d'émission qu'il proposait en exemple à la jeune Banque de France, trop lente, selon lui, à jouer le rôle dont il aurait voulu la voir chargée. L'Empereur, en manifestant ainsi son impatience, perdait de vue l'importance capitale qui revient au temps dans l'usage qui peut être fait du billet de banque. Or, quand la Banque de France commençait à peine à prendre quelque consistance, la Banque d'Angleterre avait fêté depuis dix ans son centenaire. C'est dire que le puhlic anglais était beaucoup plus accoutumé au billet de banque que ne l'était le puhlic français, d'ailleurs mis en défiance contre la monnaie de papier par le souvenir du système de Law et par l'aventure récente des assignats. Une banque d'émission, comme toutes les banques, ne tire sa force que du crédit. Aussi le Roi d'Angleterre avait-il pu obtenir de sa banque, qui était beaucoup plus forte,. une ~ide toute différente de celle que l'Empereur des Français pouvait espérer de la sienne. Toutefois, il n'est pas d'aide qui puisse dépasser certaines limites, et l'exemple même que lui offrait l'Angleterre aurait dû en persuader l'Elll:pereur. Sans doute, Pitt avait pu obtenir de la Banque d'Angleterre une somme de prêts nouveaux s'élevant à plus de 10 millions de livres sterling, mais la Banque avait dû, en fin de compte, cesser ses paiements. C'est le 27 février 1797 que le Conseil privé de la Couronne décida à l'unanimité« que défense serait signifiée à la Banque d'opérer 1. -
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aucun payement en numéraire tant que le Parlement n'aurait point prononcé sur les mesur~s à pl·cndre» (1). Après un débat animé, le Parlement vota le 3 mai l'Act dit de restriction, lequel permit à la Banque de ne plus rembourser ses billetsi en espèces. Par ailleurs, le billet, sans recevoir cours légal, fut admis en paiement par toutes les caisses publiques, et aucun débiteur ne pouvait être poursuivi s'il avait offert de payer en billets. On a beaucoup discuté sur l'enchaînement des circonstances qui ont conduit la Banque d'Angleterre à cette cessation de paiements, et l'on a notamment émis l'opinion que les recours de l'État à la Banque n'auraient pas eu en la matière une influence déterminante. Sans doute, au moment où la Banque cessait de rembourser ses billets, la circulation avait été ramenée à un faible montant (exactement à 8.640.000 livres). Mais la réserve métallique avait proportionnellement beaucoup plus diminué puisqu'elle n'atteignait pas 1.300.000 livres. En outre, le passif total de la Banque s'élevait à 13.770.000 livres, en face duquel l'actif, compte non tenu des créances sur l'État, ressortait à 7 millions. Ces chiffres montrent à l'évidence que, si la créance sur l'État n'avait pas été aussi élevée, la Banque aurait pu certainement faire face aux retraits sous lesquels elle euccomba. On ne saurait donc contester le rôle essentiel joué par cette créance dans la défaillance de la Banque. Très vite après le vote du Restriction Act la situation ee retourna, et de grandes quantités d'or affiuèrent dans les caisses de la Banque d'Angleterre. L'Act venait à expiration le 24 juin et la question fut agitée de savoir si la Banque ne reprendrait pas ses paiements en espèces. Toutefois, afin de parer à tout aléa, la décision fut prise de prolonger la durée du Restriction Act. Le 15 novembre, la Chambre des Communes se saisit à nouveau de la question et nomma un Çomité pour lui faire un rapport à ce sujet. Le rapport élaboré par ce Comité constatait que les avances de la Banque au Gouvernement étaient tombées à 4.300.000 livres et que l'encaisse métallique était cinq fois plus élevée qu'au 25 janvier. La reprise des paiements en espèces paraissait donc ne devoir faire aucun doute" mais la situation extérieure était telle que Pitt préféra ne se priver d'aucun (1) Andréadês, op. clt., t. l, p. 277.
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moyen d'action. Il obtint donc que l'Act fût prorogé jusqu'à la fin du mois qui suivrait la conclusion de la paix. De la latitude qui lui était ainsi laissée, Pitt n'abusa pas. S'il faut en croire M. Andréadès, il« sentit pleinement la faute qu'il avait commise en abusant du crédit de la Banque; il n'était pas dans son caractère de s'entêter, sa faute une fois reconnue, et il n'était pas davantage homme à profiter du Restriction Act pour se procurer des ressources artificielles. Il connaissait trop les inconvénients du papier-monnaié pour se laisser aller à une débauche de billets et transformer ainsi les billets de la Banque d'Angleterre en vulgaires assignats» (1). Aussi, loin de s'accroître, les avances de la Banque au Gouvernement diminuèrent-elles. Dans son ouvrage déjà cité, M. Andréadès indique que« les avances réelles en numéraire, comme aussi le montant réel des sommes dont disposait le Gouvernement, en dehors de ses dépôts, ne dépassa pas de beaucoup, pendant la période 1804-1808, la somme de trois millions de livres». Et M. Andréadès reprend à son compte l'affirmation de Tooke, selon laquelle« cette faiblesse relative des avances faites au Gouvernement annihile complètement la supposition généralement faite et sur laquelle on a bâti tant de raisonnements, comme sur un point hors de discussion, que la Banque d'Angleterre devint par l'Act de Restriction un simple instrument entre les mains du Gouvernement» (2). Mais en dépit de la sagesse de la Couronne, le change, à partir de l'année 1800, devint défavorable et le prix des lingots monta à Londres. D'où venait cette hausse? De grossières erreurs furent commises à ce sujet par plusieurs hommes politiques anglais, et c'est à l'incertitude de l'opinion publique sur ce point qu'est due la désignation par le Parlement en 1810 du fameux Bullion Committee. En 1810, en effet, la hausse du prix de l'or et la baisse de la livre sur le marché des changes allaient s'accentuant. Le cours de la livre sterling tomba à 14 % au-dessous du pair par rapport au franc, à 7 % par rapport au florin des PaysBas. Un membre de la Chambre des Communes ayant exprimé l'émotion que causait cette baisse de la monD'aie nationale, la (1) Andréadés, op. cit., t. l, p. 290. (2) Ibid., p. 292.
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Chambre décida de faire procéder à une enquête sur la hausse du prix des lingots. Cette enquête, confiée au Bullion Committee aboutit à la rédaction du Bullion Report, lequel attribua la hausse du prix de l'or et celle des changes étrangers à une circulation excessive. Celle-ci était imputable « à la suppression de tout contrôle sur les émissions de la Banque, et l'on devait par suite beaucoup regretter que l'Act de Restriction qui ne devait avoir qu'une durée temporaire, eût subsisté comme une mesure permanente de guerre. ... Le seul remède efficace et convenable était la reprise des paiements en espèces» (1). Une question se pose, celle de savoir comment ces émissions avaient été pratiquement réalisées. Généralement, elles sont faites à l'occasion d'avances de la Ba~que d'émission à l'État; mais en l'espèce, il n'en était rien. Ces émissions provenaient donc des demandes du commerce. Mais alors, dira-t-on, comment pouvaient-elles être excessives ? M. Andréadès impute cet excès à la spéculation. « Des sociétés par actions de tous genres, écrit-il, ayant pour objet la construction de canaux et de ponts, la création de compagnies d'assurances ou de brasseries, et toutes les autres opérations qu'on peut imaginer, surgirent ·de t'outes parts. La Banque d'Angleterre, au lieu de servir de frein modérateur, encouragea sans mesure la fièvre dll jour. Sir Fr. Baring déclara, dans sa déposition devant le Bullion Committee, que depuis la restriction il connaissait plusieurs employés qui, selon la forte expression anglaise, ne valaient pas 100 livres, qui s'étaient établis marchands, et à qui la Banque ouvrait des crédits de 5 à 10.000 livres, crédits qui ne correspondaient pas aux exigences réelles du commerce et qui n'auraient pu être ouverts, si la suspension des paiements n'avait pas eu lieu. La valeur du papier escompté par la Banque, en 1795 de 2.946.500 livres, était de 15.475.700 en 1809 et de 20.070.000 en 1810. Ce n'était pas tout. Concurremment avec la manie de spéculation, s'étaient développées les Banques provinciales qui, comme avant 1793, inondaient le pays de leurs billets. Le nombre de ces banques réduit en 1797 à 270, était en 1808 de 600 (1) Andréadès, op. cit., t. l, pp. 317 et 318.
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et bientôt il allait être de .721. C'est à ce dernier chiffre qu'il se montait quand le Bullion Committee fut nommé deux ans plus tard. En cette même année 1810, la Banque d'Angleterre avait émis des hillets pour 21.000.000 de livres et les émissions des Banques provinciales semblent, d'après les meilleurs calculs, avoir excédé ce chiffre et atteint celui de 30 millions» (1). Ainsi la Banque d'Angleterre, libérée de la rude discipline de l'or a, selon M. Andréadès qui fait siennes les conclusions du Bullion Report, multiplié inconsidérément les crédits, accru sans discernement la circulation et provoqué l'avilissement de la monnaie nationale sur le marché des changes. On sait que le Parlement ne suivit pas les suggestions du Bullion Committee et que le Restriction Act dura jusqu'en 1819. Mais de nouvelles erreurs, commises par la Banque d'Angleterre et les Banques provinciales au début de cette année, créèrent une situation si sérieuse que « les deux chambres nommèrent chacune un Comité pour s'enquérir de la situation de la Banque ». Les deux Comités ainsi désignés conclurent, comme le Bullion Committee, en faveur du rétablissement de la convertibilité des billets. Des discours de Peel, de Canning et de Ricardo emportèrent l'adhésion du Parlement. Le rétablissement de la convertibilité créa rapidement un optimisme et une confiance qui provoquèrent bientôt des exagérations. Une véritable démence spéculative, pour reprendre l'expression de Mac Leod, s'empara d'un public qu'une politique aveuglément libérale de la Banque d'Angleterre ne fit rien pour ramener au bon sens. Une crise d'une violence inouïe éclata à la fin de 1825. Trente-six banques provinciales furent emportées et plusieurs importantes maisons de Londres furent très fortement menacées. La leçon, pour dure qu'elle eût été, ne suffit pas, et en 1839 une nouvelle crise éclata qui aurait immanquablement contraint la Banque d'Angleterre à cesser ses paiements si la Banque de France n'avait apporté son concours à la place de Londres en acceptant d'escompter pour 2 millions de livres de traites tirées sur des banquiers parisiens par des banquiers anglais. Ces devises données au marché diminuèrent la pression sur (1) Andréadès, op. cit., t. l, pp. 306 et 307.
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l'encaisse de la Banque d'Angleterre et permirent à cette Banque de tenir pendant la période la plue aiguë. Mais 73 banques provinciales tombèrent. Devant ces crises successives, l'opinion prévalut dans les milieux politiques et parmi les hommes d'affaires que le régime de l'émission en Angleterre était défectueux et qu'il devait être réformé. En effet, ainsi que l'écrit M. Rist, ces crises étaient « toutes accompagnées d'une émission importante de billets des banques privées, et d'un drainage de l'encaisse de la Banque d'Angleterre, ramenant celle-ci de 13,5 millions 'en janvier 1824 à 1,2 million en décembre 1825, et de 8 millions au début de 1836 'à 3,6 millions à la fin de novembre de la même année». Il était donc fatal que les milieux compétents missent en cause le système de l'émission. Mais, poursuit M. Rist, « par une inclination assez naturelle, chaque génération tend à appliquer à ses propres difficultés les mêmes remèdes qui ont servi (ou que l'on croit avoir servi) à la génération précédente pour résoudre les siennes. Or Ricardo avait démontré que l'excès de monnaie de papier était responsable de la baisse du change et des exportations d'or au cours de la grande lutte contre Napoléon. L'opinion, après 1819, s'était rangée unanimement à son avis. N'était-ce donc pas aux mêmes causes que l'on devait attribuer les phénomènes analogues de la période de paix? N'était-ce pas encore ici à l'excès de la monnaie de papier,qu'étaient duee les crises qui se succédaient, les drainages d'or et la baisse des changes qui les précédaient (1) ? Et n'était-ce pas dans une limitation de la monnaie de papier qu'une fois encore on trouverait le remède approprié»' (2) ? Reprenant donc les idées développées par leur maître dans son Plan d'une Banque Nationale, publié en 1823, très peu de temps après sa mort, les disciples de Ricardo, qui constituaient ce que l'on a appelé la Currency School, entamèrent une vive campagn~ en vue de modifier un système d'émission que l'expérience faisait, d'après eux, apparaître comme contraire à l'intérêt social. Le plan de Ricardo, en vue d'empêcher cette multiplication des billets d'où, pensait-on, venait tout le mal, (1) Cette antécédence qùe parait admettre M. Rist, sans d'ailleurs en tirer les conclusions des disciples de Ricardo, est-elle bien certaine? (2) Rist, op. cit., pp. 174 et 175.
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comportait la scission de la Banque d'Angleterre en deux parties: le département de l'émission (Issue Department) et le département de la banque (Banking Department) ; cette division était destinée à isoler l'émission et à la rendre absolument indépendante de l'activité commerciale de la Banque. En d'autres termes, il s'agissait de rompre tout lien entre la création de billets et les besoins de crédit qui pouvaient se manifester par l'offre, aux guichets de la Banque, de papier de commerce. L'émission de billets ne pouvait, en effet, se faire que contre espèces, à l'exception toutefois d'une faible marge dont Ricardo admettait la couverture par des valeurs d'État. Cette couverture avait d'ailleurs une destination bien précise dans l'esprit de Ricardo: elle devait être offerte sur le marché et permettre une reconstitution du stock métallique quand celui-ci tomberait trop bas; on rétablirait la coiIverture en question par des achats sur le marché lorsque, l'or affiuant dans les coffres de la Banque, une émission de billets pour ces achats serait sans danger. L'Act de 1844, dit Act de Peel, fit droit aux demandes de la Currency School et modifia le système d'émission en vigueur en Angleterre par l'adoption de la plupart des recommandations faites par Ricardo dans son Plan. Aux termes de cet Act, la Banque fut, conformément aux prescriptions ricardiennes, divisée en deux parties : le département de la banque et le département de l'émiss\ion. Celui-ci ne pouvait émettre des billets que contre remise ou acquisition d'or et d'argent, l'argent ne pouvant constituer que le cinquième de l'encaisse métallique totale. Toutefois, ainsi que Ricardo l'avait indiqué dans son Plan, il fut prévu que l'émission pourrait dépasser la couverture métallique d'un montant donné qui fut fixé par l'Act de 1844 à 14 millions de livres. A la garantie de cet excédent, le département de l'émission devait affecter des valeurs d'État (Government Securities). L'Act de 1844 prévoyait que, si une des banques d'émission opérant dans le Royaume - en dehors de Londres, ville réservée à la Banque d'Angleterre - cessait son activité, la Banque d'Angleterre pourrait accroître le montant de sa circulation non couverte par métal d'une somme égale aux deux tiers des sommes émises par la hanque qui disparaissait. C'est ainsi que la
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marge non couverte et garantie simplement par des valeurs d'État s'était accrue pour atteindre, en 1914, le montant de 18.450.000 livres. L'Act de 1844 stipulait enfin que chacun pourrait demander des billets au département de l'émission sur le pied de 3 livres 17 shellings et 9 pence par once. Un Act ultérieur obligea la Banque à vendre de l'or en 'barres sur demande et au prix de la Monnaie, soit 3 livres 17 shellings et 10 pence 1/2 par once. Tel fut l'Act de Peel de 1844, qui consacrait le complet triomphe de Ricardo et de la Currency School. Cet Act· est resté en vigueur sans aucun changement jusqu'à juin 1928. Il est à noter, toutefois, que pendant la guerre de 1914-1918 l'Act de Peel fut sauvegardé uniquement grâce au fait que l'émission fut pratiquement retirée à la Banque d'Angleterre pour être transférée à la Trésorerie, laquelle émit de petits billets (de 1 livre et de 10 shellings) dits currency notes.
L'Act de Peel n'était pas en • cl·· 1 VIgueur epuis troIS ans que a crise, en 1847, exigeait sa suspension temporaire. Ainsi apparaissait avec trop de netteté l'erreur de diagnostic de la Currency School quant à la cause des crises. Cet échec donna un grand relief aux critiques des économistes qui, contre la Currency School, attaquaient violemment la limitation artificielle de l'émission. Ces opposants constituaient ce que l'on a appelé la Banking School et leur principal théoricien était Tooke qui, de 1836 à 1858, a publié une Histoire des Prix en six volumes. M. Rist, au sujet de cet ouvrage, cite Jevons selon lequel « il est impossible de surestimer l'importance de ce livre unique », et il ajoute à cette appréciation. que l'œuvre de Tooke constitue « le recueil le plus précieux de faits et d'idées qu'aient suscité les grandes controverses monétaires de la période post-napoléonienne» (1). . Tooke qui, « sur presque tous les points... prend le contrepied des conceptions ricardiennes, ... (était) un négociant familier avec le commerce international et avec les opérations de 2. - LA RÉACTION CONTRE L'ACT DE 1844 LA BANKING SCHOOL
(1) Rist, op. cit., p. 168.
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banque, mêlé aux affaires les plus diverses, connaissant le continent, et en particulier la Russie, ce grand champ d'expérience de toutes les espèces de papier-monnaie. Quand il commence à écrire -l'année même où meurt Ricardo - il approche de la cinquantaine. Pourvu déjà d'une longue expérience pratique, armé d'observations directes et précises, avec autorité mais sans pédanterie, il jette le gant aux épigones du grand métaphysicien de l'économie politique. Tous les problèmes qu'il touche - rôle des banques, nature du billet de banque et du chèque, origine des crises, taux de l'intérêt - il les éclaire par tous les côtés à la fois. Aujourd'hui encore, il n'est pas de guide plus instructif et plus suggestif dans le dédale compliqué des ·événements contemporains» (1). Tooke estime qu'il ne saurait y avoir jamais excès de hillets émis tant que ces billets sont convertibies. Car, dans un régime normal, c'est seulement contre versement de métal ou contre remise de papier commercial ou encore en vue de consentir des avances sur titres que des billets sont créés. L'initiative de l'émission des billets revient donc en réalité au puhlic. Cette émission s'adapte à ses hesoins. D'autre part, comment des billets créés en quantité surabondante pourraient-ils rester dans la circulation? Étant surabondants, ils se déprécieraient, et cette dépréciation provoquerait immanquahlement des demandes de remboursement en métal. La limitation de la circulation de hillets est d'ailleurs parfaitement inopérante, ajoute la CUTrency School. Car le billet est un instrument de crédit parmi d'autres, et l'on ne voit pas comment la limitation du billet, alors que les autres instruments de crédit (chèque ou lettre de change) ne seraient pas limités, pourrait faire obstacle à la crise. En revanche, ce que nul ne saurait ignorer, c'est que la brutale lImitation de la circulation en période de crise ne peut qu'accroître les difficultés ; car la crise ne se manifeste-t-elle pas précisément par une violente contraction des fonds de roulement et par un appel plus large à la Banque d'émission? Si, à ce moment, celle-ci prétend restreindre sa circulation, au devant de quelles catastrophes n'ira-t-on pas? Tout ce que la Banque peut faire en de telles (1) JUst, op. cit., pp. 168 ct 169.
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circonstances, c'est chercher, par une hausse du taux de l'escompte, d"u~e part à éliminer les demandes de crédit qui ne répondent pas à une nécessité impérieuse, d'autre part à provoquer un afHux des fonds étrangers disponibles - cela bien entendu pour autant que rien n'entrave la circulation internationale des capitaux. Les faits allaient apporter un appui singulier aux critiques de la Banking School. A telle enseigne que M. Rist a pu dire du régime institué par l'Act de Peel qu'il a été« l"un des plus déraisonnables qui aient jamais été conçus ». Pour le faire fonctionner" poursuit M. Rist" « il a fallu l"admirable sens pratique des Anglais" l'habileté des gérants de la Banque et parfois, aussi, la coopération des Banques continentales» (1). Ce fonctionnement n"a pas été sans de graves à-coups. Le premier se produisit dès 1847, après la suspension des paiements d"une maison de bill broker en relation avec diverses maisons se consacrant au commerce du blé. Cette défaillance fut suivie de plusieurs autres. L'encaisse de la Banque d'Angleterre tomba à 8 millions de livres et le Banking Department n"avait .plus que 3.400.000 livres de disponibilités. Devant une pareille situation, la Banque d"Angleterre allait, par le jeu de l'Act de 1844, se trouver acculée à une suspension totale des crédits. Pour prévenir ce désastre" elle commença par refuser" jusqu'à nouvel ordre, toute avance sur fonds publics et sur bons de l'Échiquier. Cette mesure provoqua la panique au Stock Exchange qui enregistra une forte baisse sur les Consolidés. Plusieurs banques tombèrent, et le run se précipita. Il n'y avait plus qu'une issue, qui était la suspension de l'Act de 1844. Le Gouvernement, après bien des hésitations, s'y résolut le 23 octobre 1847, les disponibilités du Banking Department étant tombées ce jour-là au-dessous de 1.200.000 livres. L'annonce de la suspension eut pour effet d"arrêter immédiatement la crise. Le coup ainsi porté par les faits à l'Act de 1844 était dur. Et la création de Commissions d'enquête dans les deux Chambres révèle bien l"émotion que causèrent ces événements. De cette émotion, le rapport présenté par la Commission de la Chambre des Lords nous donne très exactement l'idée.« Ceux qui ont cru, est-il dit dans ce rapport" (1) Rist, op. cit., p. 221.
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que l'Act de 1844 empêcherait le retour périodique et successif de la surexcitation, puis des crises commerciales, ont dû éprouver, en voyant ce qui s'est passé en 1846 et 1847, un rude désappointement.» Et la Commission de la Chambre des Lords de conclure en faveur d'une possihilité de suspension de l'Act de 1844. Cette suspension, la crise de 1857 la rendit, elle aussi, indispensable. Mais, cette fois, la simple possibilité d'une émission supplémentaire ne suffit pas, il fallut émettre effectivement pour un montant supérieur à celui qu'autorisait la stricte observance de l'Act de 1844. La crise de 1866, extrêmement violente et qui atteignit son paroxysme le vendredi Il mai, jour resté dans les mémoires sous le nom de black Friday, exigea une fois encore la suspension de l'Act de Peel. Cette suspension causa une détente qui aida grandement au rétablissement d'un état de choses plus normal. C'est vingt-quatre ans plus tard, en novembre 1890, qu'éclata une nouvelle crise au cours de laquelle la fameuse maison Baring tomba en difficultés. L'intervention vigoureuse d~ la Banque d'Angleterre en vue d'assurer le sauvetage de cette firme rassura rapidement le public; d'autre part, la Banque d'Angleterre put élargir ses possibilités d'émission en faisant venir de l'or de l'étranger, et notamment de France dont l'Institut d'émission lui prêta pour trois mois, 75 millions de francs en métal. La crise de 1890 apparaît ainsi comme ayant entraîné beaucoup moins de perturbations que celles qui, depuis 1844, avaient troublé l'économie anglaise. Ce résultat put être atteint grâce à la décision avec laquelle le Gouverneur de la Banueq d'Angleterre avait agi et grâce à la collaboration apportée à l'Institut d'émission anglais par la Banque de France. Ainsi, pour la première fois depuis son vote, l'Act de 1844 ne fut pas , emporté par la crise. Les modes d'opérer qui s'étaient avérés efficaces en 1890, furent également suivis en 1906 et 1907. Au cours de ces années, la place de Londres ayant été secouée par la crise américaine: la Banque de France escompta libéralement du papier anglais, envoyant ainsi à Londres plus de 80 millions de francs qui accrurent d'autant les possibilités d'émission de la Banque d'Angleterre et rassurèrent le marché londonien.
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·Ce rapide historique montre hien que, comme l'affirme M. Charles Rist, c'est par des moyens artificiels que la Banque d'Angleterre a pu, en fin de compte, ne pas faire éclater périodiquement le cadre trop étroit dans lequel l'Act de Peel l'enfermait.
RÉPERCUSSIONS EN FRANCE DE LA CONTROVERSE SUR LA RÉFORME DE L'ÉMISSION EN ANGLETERRE 3. -
La discussion entre la Currency School et
la Banking School a eu ses échos en France, échos qui, la plupart du temps, ont été plutôt étranges, car la France, n'étant pas en proie à des difficultés économiques aussi aiguës que celles dont l'Angleterre souffrait et ayant par ailleurs une circulation de billets d'un montant très modeste, ne pouvait , trouver qu'un intérêt théorique aux controverses anglaises. Il arriva même souvent que ces controverses furent mal comprises et que l'on invoqua les thèses anglaises dans des débats où elles n'avaient rien à voir. On ne saurait assez souligner le caractère encore très rudimentaire de notre marché monétaire au milieu du XIXe siècle. M. Rist donne à ce sujet des précisions symptomatiques; il signale entre autres qu'en 1840 le total des billets de la Banque de France et des Banques Départementales ne dépassait pas 250 millions de francs dont 50 millions à découvert. C'est là une donnée qui permet de mesurer combien faihle était le développement du crédit en France à cette époque. Une preuve du manque d'information dont souffrait même la partie de l'opinion la plus éclairée en matière monétaire, peut être trouvée dans les discours auxquels donna lieu à la Chambre des Députés et à la Chambre des Pairs le renoùvellement du privilège de la Banque en 1840. C'est le 25 janvier que le Ministre des ,Finances, Hippolyte Passy, saisit la Chambre de ce renouvellement. Le projet fut rapporté devan~ la Chambre par Dufaure qui resta dans les lieux communs et ne dit rien qui n'eût déjà été dit avant lui. C'est le seul Lanjuinais qui essaya de poser devant l'Assemblée le problème capital de l'émission des billets. Ille fit d'ailleurs fort mal et en opérant, dans la circulation, une discrimination qu'aucun raisonnement logique ne saurait justi-
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fier. Lanjuinais estimait, en effet, qu'il y avait une masse de billets incompressible au-dessous de laquelle la circulation ne pouvait pratiquement tomber et qu'il fixait à 150 millions de francs. Cette somme de billets pouvait, selon Lanjuinais, être gagée par des valeurs d'État. Pour tout ce qui dépassait ce chiffre, une couverture Inétallique intégrale était à ses yeux indispensable. On peut trouver là, dans une certaine mesure, un écho des thèses ricardiennes. Pratiquement, Lanjuinais et l~ Currency School aboutissent à un résultat identique, mais, il faut le reconnaître, avec des considérants de valeur très différente. Lanjuinais semble avoir voulu simplement mesurer ce que l'État pouvait normalement retirer de la Banque en avances permanentes. C'est là, en définitive, le point qui le préoccupe. Ricardo au contraire n'envisage pas du tout dans quelle mesure la Banque d'émission peut être le pourvoyeur de fonds du Trésor, mais .bien comment elle doit régler son émission pour empêcher les crises économiques. C'est au fond la vieille opposition des points de vue français et anglais en matière d'émission de monnaie de papier. La France s'acharne plus ou :moins consciemment à considérer l'émission de la Banque sous l'angle des facilités qu'elle apporte au Trésor public; l'Angleterre, à travers quelques divagations passagères, revient toujours au concept d'une banque d'émission centre et moteur du marché Inonétaire, c'est-à-dire dè l'argent à court terme. C'est, si l'on veut, une des faces de l'opposition de l'économique et du fiscal, la France par sa tradition se trouvant constamment ramenée vers ce dernier point de vue. Dans cette discussion, sur le renouvellement du privilège de la ~anque, il n'y eut, à côté de Lanjuinais, qu'un autre député, M. de Corcelle, pour se soucier des principes auxquels il pouvait y avoir lieu de soumettre l'émission de billets. L'intervention de M. de Corcelle présente l'intérêt de poser le problème de l'unité de l'émission. On se souvient qu'à la rentrée des Bourbons, après la chute 'de l'Empire, les dirigeants de la Banque de France n'avaient eu de cesse que les Comptoirs ouverts dans trois villes de province à l'instigation de l'Empereur ne fussent fermés. A Lyon, à Rouen, cette décision avait provoqué les vives protestations du commerce local. Mais la Banque de France restait très ferme sur ses positions et elle préconisait la création de Banques ALFRED POSE
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Départementales auxquelles, d'ailleurs, elle désirait ne pas s'intéresser. Nous avons déjà vu que la Banque de Rouen fut créée en 1817, bientôt suivie en 1818 par la Banque de Nantes et par celle de Bordeaux. Entre 1835 et 1840, les six autres Banques Départementales virent le jour: Lyon et Marseille en 1835, Lille en 1836, Le Havre en 1837, 'Toulouse et Orléans en 1838. Il convient de noter toutefois que, depuis 1835, la Banque de France n'avait plus les mêmes préventions contre les succursale~ de province (que l'on appelait les Comptoirs d'Escompte) et qu'elle avait créé en 1836 les Comptoirs de Reims et de Saint-Étienne, en 1837 celui de Saint-Quentin, en 1838 celui de Montpellier, et en 1840 ceux de Grenoble et d'Angoulême. Il n'empêche que le branle avait été donné aux Banques Départementales et que, concurremment à l'ouverture de Comptoirs par la Banque de France, de nouvelles Banques Départementales, nous l'avons vu, s'étaient créées en province. M. de Corcelle s'inquiétait de cette pluralité d'établissements d'émission. Il redoutait que la circulation des billets ne devînt excessive et que la France ne fût ainsi conduite à la même crise que celle dont l'Angleterre sortait à grand peine. Pour prévenir les maux de ce genre, M. de Corcelle préconisait que le monopole de l'émission fût confié à la Banque de France pour l'ensemble du territoire national. Tels sont les seuls aperçus sur la théorie de l'émission qui puissent être trouvés dans le compte rendu des séances que la Chambre consacra au projet de loi de 1840, portant renouvelleII;lent du privilège de la Banque de France. Les interventions de parlementaires plus connus, tel Thiers qui prit la parole en sa qualité de président du Conseil, ne se signalent par aucune vue originale. A n'en pas douter" l'organisation du crédit en France était encore trop primitive, insuffisamment différenciée, pour que le problème de l'émission prît, dans l'esprit de nos dirigeants ou de nos économistes, la place qu'il avait dans les préoccupations anglaises. En particulier, l'usage du billet de banque se heurtait encore, et avec beaucoup de force, à la défiance du public. M. Rist cite à ce sujet le mot bien suggestif de Rossi: « En France, la majorité des départements ne connaît pas le bil-
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let de banque» (1). Le vrai problème dans notre pays, ainsi que le note M. Rist, était donc non « de restreindre l'usage du hillet mais de l'étendre» (2). On voit par là comme les préoccupations anglaises étaient éloignées des nôtres. Mais si, déjà en 1840, la discussion entre les .tenants du currency principle et du banking principle était peù accessihle à la France, vingt ans après, alors que divers économistes de notre temps se référaient à cette célèbre dispute, le fonds du débat paraissait aussi mal connu. En réalité, de l'Act de 1844, et des débats qui en avaient précédé l'adoption, la France n'a retenu qu'un point très accessoire - ou qui, du moins, n'opposait pas réellement la Currency School et la Banking School; ce point est celui de l'octroi du monopole de l'émission à une seule banque. Ricardo se trouve ainsi devenir le champion du monopole cependant que, bien à tort, Tooke, à travers les libéraux tels que Michel Chevalier, Courcelle-Seneuil, Courtois, devenait le chef des partisans de la liberté de l'émission. Ainsi l'on arrive à ce paradoxe que la Currency School et la Banking School françaises discutaient d'une question sur laquelle il n'y avait pas conflit en Angleterre, alors que le point sur lequel les tenants anglais du currency principle et du banking principle étaient en discussion, n'était pratiquement pas en litige en France. Pour dire nettement les choses, il n'y a jamais eu en France de Currency School et de Banking School au sens anglais du terme. Les économistes français étaient, pour la quasitotalité, partisans d'une émission élastique et qui ne fût pas soumise à des règles strictes. Ce dont ils discutaient c'était le point de savoir si l'émission de billets devait ou non faire l'objet d'un monopole. C'est à tort qu'ils ont voulu J!lêler à leur discussion les partisans du currency principle et du banking principle. Au demeurant, nous l'avons déjà dit, le billet était si peu répandu en France que les craintes de pléthore qui étaient à la base du currency principle apparaissaient, à vue d'œil, comme vaines. C'est probablement au même retard dans le développement du crédit en France qu'il faut attribuer l'ardeur même de la controverse qui s'est poursuivie chez nous sur le (1) Rist, op. cil., pp. 224 et 225. (2) Ibid., p. 227.
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monopole en matière d'émission. Nous verrons, en effet, que dans les pays évolués au point de vue monétaire, le billet de hanque perd sa qualité initiale d'instrument de crédit pour prendre avant tout celle de monnaie et que dès lors la liberté de l'émission, loin de présenter un avantage, comporte, au contraire des inconvénients graves; le principal -- qui contient tous les autres en germe - est qu'elle crée ùn climat psychologique peu propre à permettre au billet de jouer le rôle qui lui revient normalement dans un marché monétaire évolué. La loi du 30 juin 1840 qui prorogeait jusqu'au 31 décembre 1867 le privilège de la Banque de France manifestait déjà une tendance vers l'unité de l'émission puisque, désormais, aucune Banque Départementale ne pouvait être créée sans une loi spéciale, cependant qu'une ordonnance royale était suffi.sante pour créer ou supprimer un Comptoir de la Banque de France. Mais l'étape décisive fut franchie par le Gouvernement Provisoire issu de la Révolution de 1848. Depuis déjà plusieurs années, le Conseil Général de la Banque de France Jnanifestait son désir de voir disparaître les Banques Départementales. Le comte Pillet-Will se fit, à maintes reprises, devant ce Conseil, le champion de l'unification de l'émission. Le renouvellement du privilège de la Banque de Bordeaux en 1846 parut constituer l'occasion cherchée. Mais le ~linistre des Finances n'entrait pas darls les vues du Conseil Général et la Chambre des Députés manifestait beaucoup d'hésitation. La Révolution éclata alors que le projet était encore pendant devant la Chambre. Très rapidement l'inquiétude qui régnait mit les Banques Départementales dans une mauvaise posture. D'autre part, l'institution du cours forcé posait des problèmes divers., notamment celui-ci qu'en accentuant le caractère monétaire du billet, elle rendait difficile la circulation parallèle de billets d'un même montant émanant de banques différentes. Cette pluralité, outre qu'elle était déroutante pour le public, devait créer des différences d'appréciation quant à la solidité des établissements émetteurs, donc rendre la circulation forcée encore plus malais'ée. GarnierPagès, chargé des Finances dans le Gouvernement Provisoire, entra immédiatement dans les vues du Conseil Général qui, une fois encore, demandait l'unification des établissements émetteurs. Par décrets du 27 avril et du 2 mai, les neuf Banques
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Départementales furent réunies à la Banque de France et devinrent des Comptoirs de celle-ci. Les actionnaires des Banques Départementales' reçurent, pour chaque action de 1.000 francs, une action de la Banque de France, le capital de celle-ci se trouvant de ce fait porté à 91.250.000 francs. Les temps étaient trop troublés pour que la suppression des Banques Départementales donnât lieu à discussion. Mais il n'en fut pas de même lorsque le problème de la Banque de Savoie se posa après l'annexion de cette province par la France. Il avait été stipulé que« la Banque établie à Annecy continuerait à jouir dans la Savoie des droits et privilèges qui lui ont été concédés». Comment concilier cette stipulation avec le privilège d'émission donné à la Banque de France pour l'ensemble du territoire national? Évidemment, lê plus simple eût été que le Gouvernement Impérial provoquât l'absorption de la Banque de Savoie par la Banque de Francè. Mais le Gouvernement n'agit pas; de côté et d'autre on joua au plus fin, et, brusquement, en 1863, la Banque de Savoie émit la prétention de s'installer partout où il lui plairait sur le territoire national et de faire circuler ses billets dans tout le pays. - Le conflit entrait dans une phase aiguë, d'autant qu'à l'occasion de cette affaire tous les économistes remettaient en question le privilège de la Banque de France ': les uns pour l'attaquer, les autres pour le défendre. C'est d'ailleurs à cette occasion que l'on se référa - avec un large retard et trop souvent, nous l'avons vu, à contre-sens - du côté d~'s part~sans de la liberté à la Banking School et du côté des adeptes du monopole à la Currency School. Michel Chevalier et W olowski étaient les champions respectifs / des deux tendances. Le premier était à la fois partisan du monométallisme et de la liberté de l'émission ; l'autr~, au contraire, militait pour le bimétallisme et pour le monopole de l'émission. Il n'y avait entre la question de l'émission et celle du monométallisme aucun lien. Mais dans les discussions nombreuses auxquelles les problèmes monétaires donnèrent lieu à cette époque, les deux questions s'enchevêtrèrent constamment. Quoi qu'il en soit, ce n'est certainement pas à une divergence de vues sur la nature de la monnaie et sur son rôle qu'il faut faire remonter le débat entre partisans de la liberté et du monopole. Certes, W olowski, champion de la Currency School
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française si l'on peut dire, est particulièrement sévère pour le billet de banque puisque devant la Commission chargée en 1865 d'enquêter« sur les Principes et les Faits Généraux qui régissent la Circulation Monétaire et Fiduciaire », il va jusqu'à déclarer: « Je ne dirai pas que le billet de banque ne sert à rien, qu'il faut le supprimer d'une façon radicale. Non, le billet de banque peut rendre des services, mais des services extrêmement restreints; s'il dépasse la limite que j'essayerai de déterminer tout à l'heure, l'aliment se convertit èn poison, comme l'a dit M. Mollien. Il vaudrait mieux alors le proscrire tout à fait et sacrifier les avantages médiocres qu'il procure ». C'est parce qu'il se méfie que Wolowski n'est pas pour la liberté de l'émission, mais pour le monopole. « Dans les temps anciens, disait-il au cours de sa déposition, on faussait le numéraire au moyen d'un alliage, en dégradant le titre; dans les temps modernes, à cette méthode naïve a été substituée une méthode plus savante, qui . consiste à faire varier la puissance d'acquisition de la monnaie, au moyen de la création plus ou moins arbitraire des billets de banque. Il ne s'agit point là d'une industrie livrée aux lois de la concurrence, mais d'une affaire d'État, qui exige toute la sollicitude du pouvoir public et qui doit être réglée d'une manière précise.» Michel Chevalier toutefois n'est guère plus favorable au billet de banque. Il n'attaque pas Peel pour en avoir sévèrement réglementé l'émission. « Un homme d'État, écrit-il, qui a contribué plus que personne à restaurer, après la paix de 1815, le système monétaire de la Grande-Bretagne, Sir Robert Pee!... » (1). Ainsi, l'Act de 1844 apparaît à Michel Chevalier comme réparateur. D'ailleurs, Michel Chevalier donne plus loin son véritable sentiment sur le billet de banque:« On a imaginé, écrit-il, bien des titres pour exprimer la délégation de parcelles plus ou moins fortes de tout ce qui compose le capital de la société. Le billet de banque est une des plus maniables de ces délégations, celle qui, par essence, est la plus spécialement destinée à circuler. La monnaie est plus qu'une délégation, elle est partie intégrante du capital même. » Ainsi le billet de banque n'est pas une monnaie; il est à celle-ci ce qu'est l'ombre (1) Michel Chevalier, Cour.ç d'économie politique, t. III, La Monnaie, 1866, p. 58.
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à la substance (. « Le triomphe de nos armes est, certes, pour beaucoup dans cette amélioration générale. Mais elle est due aussi au contrôle vigilant exercé, par la Commission des Changes du
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ministère des Finances, sur l'ensemble des règlements français à l'étranger; au régime de surveillance appliqué à l'importation; aux crédits ouverts en pays neutres sur l'initiative du Trésor; enfin et surtout aux avances consenties à l'État français par les Trésoreries anglaise et américaine. « Aucune sortie d'or n'a été nécessaire pour appuyer ces avances et ces crédits au cours du dernier exercice, non plus d'ailleurs qu'en 1917, à partir du moment où les États-Unis sont entrés en guerre à nos côtés. « Les prélèvements sur notre encaisse, au cours de la guerre, n'ont donc pas dépassé les 3.022 millions mentionnés dans nos précédents comptes-rendus. Encore convient-il de rappeler que, dans ce chiffre, 1.955 millions représentent des prêts d'or faits à l'Angleterre. Le remboursement de ces prêts doit s'effectuer au fur et à mesure de la liquidation des crédits correspondants. Un premier remboursement de 58 millions vient d'avoir lieu. « Sans revenir sur des détails déjà connus, au sujet de ces envois d'or, nous rappellerons seulement que, pendant la période de la neutralité américaine, ils ont facilité nos emprunts aux États-Unis en y créant l'aisance monétaire, et permis d'obtenir, notamment de nos alliés britanniques, plus de 9 milliards de disponibilités de change. « La diminution de nos réserves de métal jaune a été compensée, jusqu'à concurrence de· 2.400 millions en chiffres ronds, par les versements du public et quelques achats faits à l'étranger dans les premiers mois de la guerre. « En y comprenant les 1.955 millions prêtés à l'Angleterre, ces réserves s'élevaient, fin décembre, à 5.477 millions et demi, contre 4.141 millions au 30 juillet 1914. « C'est principalement par le concours que nous avons prêté à l'État, pour assurer la trésorerie intérieure de la Défense Nationale, que la liquidité de notre actif s'est trouvée engagée. « Nos Conventions de 1911 prévoyaient une avance à l'État de 2.900 millions, qui devait permettre de faire face éventuellement aux dépenses d'une mobilisation générale. On ne savait pas alors quels énormes besoins financiers la guerre entraînerait. Ces premières ressources ont été bien vite épuisées. Des Conventions successives, que le Parlement a régulièrement approuvées, ont porté à 21 milliards le maximum des emprunts que le
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Trésor est autorisé à nous faire. A la fin de l'exercice, sa dette s'élevait à 17.150 millions. . « Le total de nos avances à l'État dépasserait très notablement ce dernier chiffre si des rembourseménts, s'élevant, dans l'ensemble, à 8.850 millions, n'avaient été effectués à diverses reprises, principalement à la suite de grands emprunts de conso~ lidation et, au mois d'août 1918, par la cession d'une créance de 200 millions' de dollars sur le Trésor des États-Unis. Cette créance constitue une précieuse réserve de change à laquelle, le moment venu, nous pourrons recourir. « La Trésorerie a également demandé notre concours pour la réalisation, par l'escompte de Bons du Trésor français, des avances de l'État à des Gouvernements alliés. A la fin de l'exercice, le montant de notre créance, du fait de ces escomptes, s'élevait à 3.526 millions. Ces opérations exceptionnelles représentent un actif immobilisé de 20 milliards et demi.» Dans ce passage du compte-rendu du Conseil Général de la Banque de France, nous trouvons un raccourci remarquable des effets que la guerre a eus sur la situation de notre Institut d'émission et partant sur notre monnaie, puisque le billet était devenu, depuis 1914, la seule monnaie de la France. De cet exposé on ne saurait donner une meilleure illustration que le tableau ci-après des bilans de la Banque de France à fin 1913 et à fin 1918 : BANQUE DE FRANCE ACTIF
(en millions de francs) 1913
1918
4~157
3.759 4.373 2.081 13 1.203 20.876 213 46 1.550 34.114
1.526 30 743 205 213
44 70 6.988
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PASSIF
(en millions de francs) 1913
Capital. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183 42 Réserves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Billets en circulation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.714 Compte-courant du Trésor .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403 575 Comptes-courants des particuliers.............. - Divers '. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 1 4_0_11 Solde du compte de Profits et Pertes 6.988
1918 183 42 30.250 112 2.366 1.081 8_0_1. 34.114
L'examen de ce tableau montre qu'alors qu'en 1913 l'encaisse métallique couvrait l'ensemble des billets en circulation et des comptes-courants des particuliers à concurrence de 66 0/0' en 1918, l'encaisse, compte tenu d'un avoir de 1.036 millions à la Trésorerie des États-Unis et déduction faite de l'or déposé en Angleterre, ne représentait plus que 15,8 % de la circulation de billets. En gros, la couverture de la monnaie était, tombée au-dessous de 1/4 de ce qu'elle était avant la guerre. C'est dire que l'effort à faire pour revenir à l'état de choses jugé normal était énorme. Il comportait le remboursement total de la dette de l'État envers la Banque de France, c'est-à-dire le retrait d'environ les 2/3 de la masse des billets en circulation, si l'on voulait rester dans la lettre des engagements pris en date du 18 septembre 1914 par le Ministre des Finances envers le Gouverneur de la Banque de France.« Il est entendu, écriv,ait le Ministre, que les remboursements de l'État à la Banque seront faits en billets de la Banque de France. » Cet engagement, le Gouverneur de la Banque de France continue, en 1919, à le tenir pour valable. Devant l'Assemblée Générale des actionnaires chargée d'entendre son rapport sur l'exercice 1918, il déclare en effet, au sujet de la dette de l'État envers la Banque:« Il faut maintenant s'efforcer de dégager cet actif dans le plus bref délai possible. L'excédent de billets de banque, qui en est, au passif, la contre-partie, pèse lur les conditioni des échanges et aggrave la crise des prix. Il importe donc d'alléger progressivement notre circulation. Le rembourlement
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de la dette de l'État envers la Banque est la condition nécessaire de cet allégement et l'unique moyen de rétablir un régime monétaire normal. « Votre Conseil Général ne s'est, à aucun moment, dissimulé les inconvénients d'un accroissement rapide et considérable de l'émission des billets. Il les a signalés à plusieurs reprises aux Pouvoirs publics. Mais aux heures tragiques où se jouaient les destinées de la France, en présence de demandes qui, chaque fois, se justifiaient par les impérieuses nécessités de la Défense Nationale, il ne pouvait hésiter à y souscrire ni restreindre, par une limite quelconque, le concours de la Banque à la Trésorerie de guerre.» Ce passage est révélateur de l'état d'esprit - d'ailleurs général - qui régnait en France à cette époque en matière monétaire. Le régime en vigueur était considéré comme exceptionnel, et un retour pur et simple à l'état de choses existant avant 1914 était le résuIt~t à atteindre. Mais comment, et au prix de quels sacrifices, nul ne le savait exactement. Le Gouverneur Pallain, dans son compte-rendu, souligne les maux de la « crise. des prix» due à « l'excédent des billets de hanque ». Mais si les maux provoqués par la hausse des prix sont difficiles à supporter, que dire de ceux que causerait une baisse des prix? En vérité, la question ne semble même pas s'être posée au Conseil Général de la Banque, tant était ancré le sentiment qu'un retour« à la normale» ne pouvait être que hon. Et cependant, il n'était que de réHéchir à la réalité économique qui se cache derrière cette opération juridique qu'est le prêt par l'Institut d'émission à l'État de sommes massives, pour saisir toute la difficulté à quoi se heurte le remboursement en billets de hanque d'un tel prêt. Ni le Ministre en 1914, ni le Gouverneur en 1919 n'ont paru discerner qui était en fait, sinon en droit, le véritable prêteur des fonds avancés à l'État; pas davantage ils n'ont vu comment, en fait, ce pseudo-prêt avait pu se réaliser. Supposons que l'appel du Gouverneur ait été entendu et que l'État ait entrepris le remboursement de sa dette. Il aurait dû, par l'impôt ou l'emprunt, prélever sur les revenus des particuliers ou sur leur capital les sommes destinées à rembourser l'Institut d'émission, celui-ci réduisant la circulation dei billets à due concurrence. L'économie du pays aurait donc
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dû s'adapter à une circulation constamment décroissante, c'està-dire à une haisse continue des prix. Or, si la hausse des prix provoque un déséquilibre dont pâtissent diverses catégories sociales, la haisse des prix en crée un autre qui fait également des victimes. Le phénomène apparaît même beaucoup plus douloureux encore que la hausse car si celle-ci, en donnant des bénéfices au moins apparents, stimule l'esprit d'entreprise et la production des richesses, la chute des prix, en' infligeant aux producteurs de lourdes pertes, crée la crise économique et atteint, par le fait même, toutes les classes de la société. Les recours de l'État à l'Institut d'émission se révèlent ainsi heaucoup plus compliqués, dans leurs effets, que de simples opérations de crédit dont ils ont l'apparence. Ministre des Finances, Gouverneur et Conseil de Régence ne saisissaient certainement pas cette complication lorsqu'ils s'appliquaient à assortir les conventions de prêt de clauses de remboursement aussi inexécutables qu'indésirables. En résumé, s'il est difficile de contester que l'inflation soit en réalité non un prêt, mais un impôt d'une assiette parfaitement injuste, d'une incidence très malaisée à préciser et d'une immoralité certaine puisqu'il frappe en premier lieu ceux que désarme leur ignorance de la chose financière, il est de même hien établi que le remboursement de ce pseudo-prêt et la déflation qu'il entraîne, ne réparent rien et ajoutent au contraire de nouveaux,maux à ceux qu'a causés l'inflation. Ce remboursement, en effet, se résout, en dernière analyse, en un autre prélèvement sur la collectivité, prélèvement qui n'est ni mieux assis, ni plus équitable que celui que constitue l'inflation. Il a, de plus, cet aspect paradoxal qu'en dehors des rentiers à l'état pur, on ne discerne pas à qui, en définitive, bénéficient ces nouveaux sacrifices. Lorsqu'une inflation se produit, c'est à l'État que vont les pouvoirs d'achat créés, mais lorsque ces pouvoirs d'achat sont, par la suite, détruits, ni la situation de l'État ni celle des particuliers ne se trouvent restaurées. Sans doute, la Banque d'émission est ainsi mise en mesure de rétablir la convertibilité du billet et de stabiliser les changes étrangers, c'est-à-dire la valeur extérieure de la monnaie. Mais le même résultat peut être obtenu sans organiser systématiquement l'instabilité des prix, c'est-à-dire la fluctuation de la
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valeur intérieure de cette même monnaie, et en évitant les catastrophes que cette instabilité provoque. De ces problèmes, ni gouvernants, ni gouvernés, ni profanes, ni techniciens ne se doutaient encore à la fin de la guerre de 1914-18. Pour eux, le seul moyen d'éviter la crise monétaire était de suivre la voie qui avait, en 1870-1871, permis à notre devise de sortir sans encombre des dangers qu'elle courait. Mais ils oubliaient que de 1871 à 1875 la circulation des billets, en dépit du remboursement de sa dette par l'État, avait non diminué mais augmenté, passant de 2.075 à 2.461 millions. Aussi bien l'évolution de l'encaisse mJ!Yenne de notre Institut d'émission expliquait-elle ce paradoxe apparent. Cette encaisse était en effet passée, au cours de la période envisagée, de 551 à 1.541 millions, augmentant de 990 millions, cependant que la circulation de billets ne s'accroissait que de 285 millions. Il y avait eu donc assainissement de la monnaie non par diminution de la circulation ou, pour reprendre le mot aujourd'hui consacré, par déflation, mais par accroissement de la couverture métallique. Comme un tel accroissement ne pouvait avoir été que le fait des apports des particuliers,.et non des achats de la Banque de France puisqu'il excédait de beàuc()up l'augmentation de la circulation, on doit admettre qu'il répondait à un accroissement sensible de la richesse du pays. Ainsi après 1871, c'est surtout au développement de la fortune nationale qu'a été dû le redressement rapide de notre monnaie. Notons toutefois que le franc n'avait subi, sur le marché intérieur, aucune dépréciation notable puisque le niveau des prix, qui, de 130 en 1869, était passé à 133 en 1870, à 144 en 1871, était retonibé à 135 dès 1872. La _ sauvegarde de la valeur extérieure du franc, c'est-à-dire du change, n'exigeait donc pas, au préalable, un rétablissement de sa valeur intérieure, c'est-à-dire une baisse des prix. Or, l'examen du bilan de la Banque de France à fin 1918, tout comme l'évolution des prix, indiquaient qu'à ce moment la situation était toute différente, et que la valeur réelle du franc ne correspondait en rien à son cours sur le marché international des devises. Du bilan de la Banque de France en 1918, il ressortait, en effet, qu'en prenant comme référence les chiffres du 31 décemALFRED POSB
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hre 1913, notre monnaie avait perdu les 3/4 de sa couverture métallique. Quant aux prix, de 100 en juillet 1914, leur indice (prix de gros) était passé en 1918 à 346. C'est dire que le pouvoir d'achat du franc à l'intérieur des frontières nationales, ce que l'on appelle sa valeur intérieure, avait haissé de 71 %, proportion très voisine du pourcentage de chute de la couverture. De ces données, il résultait que l'effort à faire et pour rétablir la valeur intérieure du franc et pour reconstituer sa couverture était énorme; la solution raisonnable eût été à coup sûr la stabilisation immédiate du franc à 40 % de sa valeur de 1914. Cette solution eût permis de réévaluer l'encaisse et de la porter à 50 %, environ de la circulation, cependant que le profit provenant de cette réévaluation eût éteint de moitié la dette de l'Êtat envers la Banque. Ainsi auraient été évitées les perturbations de tous ordres que nous avons connues jusqu'en 1926 et les erreurs d'appréciation qui ont rendu si grave pour nous la crise de 1931-32. Pour n'a~oir pas voulu nous mettre devant la réalité, nous fûmes dotés d'une nouvelle monnaie qui représentait non pas 40 % mais seulement 20 % du franc de Germinal. Le peuple français n'était malheureusement pas préparé à regarder la situation en face. La victoire lui avait trop coûté pour qu'il n'attendît pas tout d'elle. Et dans son désir de s'évader des difficultés, il s'affirmait que l'Allemagne paierait. Comment cette nation qui, de son côté., avait tout jeté au feu, pourrait-clle à la fois se relever et collaborer à la réparation des ruines que notre pays devait au fait qu'il avait été le théâtre de la guerre, ce problème n'était pas insoluble, mais il était difficile et il valait qu'on l'étudiât dans tous ses détails. Là aussi, le manque de précédents nous empêcha d'adopter une politique à la fois efficace et réaliste. Pour nous, de même qu'en 1870 nous avions pu payer à l'Allemagne une lourde indemnité de guerre, de même en 1918 l'Allemagne, pays à la puissante industrie, devait pouvoir réparer les dommages que l'invasion nous avait causés. La durée de la guerre, son coût, les ruines qu'elle avait accumulées -rendaient le rapprochement impossible. Néanmoins, notre opinion publique et nos dirigeants s'en tinrent longtemps là, trouvant d'ailleurs dans ce simplisme le mol oreiller qui leur permettait de s'abandonner à la joie
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de vivre. C'est dire que ni le problème des finances publiques ni le problème monétaire, qui désormais étaient intimement liés, ne furent abordés dans l'esprit qui eût permis de leur apporter une prompte solution. La guerre, qui a pratiquement fait retirer la monnaie métallique de la circulation et qui a déprécié la monnaie de papier en la faisant foisonner, n'a pas épargné la monnaie de banque. « Dès les premières menaces du conflit, disait le Gouverneur Pallain devant l'Assemblée des actionnaires de la Banque de France siégeant le 28 janvier 1915, toutes les banques de dépôts furent assaillies de demandes de retraits.» Pour se procurer la monnaie légale qui leur était ainsi demandée, ces banques se ,tournèrent vers l'Institut d'émission et lui présentèrent leur papier au réescompte.« Du 27 juillet au 1er août, déclarait le Gouverneur Pallain dans son rapport précité, notre portefeuille commercial a doublé, passant en six jours de 1.583 millions à 3.041 millions.» Ainsi le public se défaisait en hâte de ses avoirs en monnaie de banque pour se replier sur la monnaie de papier. Le mouvement ne se ralentissant pas et un établissement de crédit donnant des signes de faihlesse, « un décret intervint... qui prorogeait les échéances commerciales et restreignait la quotité exigible des fonds déposés à vue dans les banques ». C'était le moratoire. Cette mesure porta à la monnaie de banque un coup d'autant plus grave que beaucoup d'établissements bancaires se prévalurent du moratoire pendant plusieurs mois. L'action du Gouvernement britannique devant le rush que la déclaration de guerre provoqua sur les banques anglaises, fut beaucoup plus énergique. Le lundi 3 août étant férié, le Gouvernement de Sa Majesté déclara que le mardi 4, le mercredi 5 et le jeudi 6 le seraient également, en sorte que les hanques anglaises furent fermées du vendredi 1 er au vendredi 7 au matin. Dans cet intervalle, le Gouvernement se déclara disposé à consentir aux banques des prêts jusqu'à concurrence de 20 % de leurs dépôts et comptes créditeurs; par ailleyrs, ~a Banque d'Angleterre fut garantie par les pouvoirs publics « contre LES BANQUES ET LA MONNAIE DE BANQUE PENDANT LA GUERRE 3. -
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toutes pertes pouvant résulter pour elle de l'escompte des traites créées et acceptées avant le moratorium» : ainsi, l'Institut d'émission pouvait renoncer à son recours contre celui dont il tenait l'effet. Enfin, les banquiers accepteurs de traites antérieures au moratoire purent« obtenir des avances portant intérêt à 2 % au-dessus du taux d'escompte », ces avance8 n'étant remboursables qu'au fur et à mesure que l'accepteur rentrerait dans les fonds à lui dus par son client» (1). Grâce à ces énergiques et rapides mesures, le moratoire put officiellement prendre fin en Angleterre dès le 4 novembre 1914 ; seule resta en vigueur la loi permettant aux juges d'accorder aux débiteurs des délais de grâce. Notons d'ailleurs que, pratiquement, les banques anglaises ne cessèrent jamais de payer à guichets ouverts. Les' autorités françaises ne surent pas prendre des mesures aussi rapides et pour cette raison les dépôts, dans la plupart des établissements bancaires, restèrent bloqués pendant de longs mois. Ce fait valut aux banques un discrédit qui peut se mesurer à la lenteur avec laquelle les dépôts suivirent chez nous la montée de la circulation de billets. Le tableau ci-après est à ce sujet particulièrement révélateur: Billets en circulation COlllptes-courants Dépr>ts d'après particuliers dans les banques le bilan annuel de la (solde au bilan annuel d'après le bilan annuel Banque de France de la Banquede France) (millions de francs) (millions de franc~) (nlillions de francs) (2)
1913 .... 1914.> •.. 1915 .•.. 1916 .... 1917 .... 1918 ....
5.714 10.043 13.216 16.580 22.336 30.250
575 2.651 2.076 2.191 2.875 2.366
5.957 4.317 4.424 5.265 7.382 8.559
Ce tableau montre que, si la circulation des hillets pendant la guerre a plus que q~intuplé, les dépôts dans les banques ne se (1) Rapport du Conseil d'Administration du Crédit Lyonnais à l'Assemblée Générale Ordinaire du 29 avril 1915. (2) Statistiques publiées par la Société des Nations dans le MenlOrandum sur le! Monnaies et les Banques Centrales 1913-1925, vol. II, p. 62.
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sont, dans le même temps, multipliés que par 1,5. Et encore cette faible hausse ,n'a-t-elle été enregistrée qu'à partir de 1917, car jusque-là le montant des dépôts en banque était resté au-dessous de son èhiffre de 1913. Il convient, d'autre part, de noter que les comptes-courants particuliers à la Banque de France qui, à la fin de 1913, n'atteignaient pas 10 %des dépôts dans les banques, dépassaient en 1914 61 % de ces mêmes dépôts. Encore en 1918, ils étaient à 27 %, soit une proportion très supérieure à celle de 1913. La monnaie de ba;nque fut donc très atteinte par la guerre et perdit dans l'économie du pays une large part de son importance au profit de la monnaie de papier. Ce déclin, nous l'avons indiqué, préoccupait les gouvernants et l'Institut d'émission, alarmés par la montée incessante de la circulation de billets. Chaque année de 1917 à 1919, le Conseil Général de la Banque de France n'a.pas manqué de consacrer un paragraphe de son rapport à cette question. Le 25 janvier 1917, il déclarait que le pays devrait comprendre« l'intérêt qui s'attache à réduire de façon sérieuse la thésaurisation des billets». Pour le Conseil Général,« cet intérêt est double : alléger la circulation et faire participer les épargnes improductives au grand mouvement des capitaux». Aussi la Banque de France s'est-elle efforcée, d'une part de développer l'usage du compte en banque, en étendant les facilités déjà accordées pour les paiements par virements et par chèques, d'autre part de favoriser les souscriptions aux valeurs du Trésor, en multipliant les facilités données aux prêteurs de l'Êtat. Nous savons que cette action de la Banque de France a été secondée par le Gouvernement qui, pour justifier le crédit de la monnaie de banque et en favoriser l'expansion, a, par la loi du 2 août 1917, modifié la législation relative au chèque et aggravé les peines dont est frappée l'émission de chèques sans provision. A la suite des mesures ainsi prises, le Conseil Général de la Banque, dans son· compte-rendu de janvier 1918, constatait avec satisfaction« que... l'usage du chèque, et surtout du virement en banque, qui évite les sorties de billets » s'était notablement développé. Toutefois, il restait« encore beaucoup à faire» et, à nouveau, il était fait« appel au concours de tous pour accentuer ces progrès dans une plus large mesure». Même son de cloche
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dans le compte-rendu du 30 janvier 1919 selon lequel « on ne saurait considérer comme négligeable l'allègement qu'une pratique plus générale des méthodes modernes de paiement est susceptible d'apporter à la circulation fiduciaire. « De sérieux progrès ont déjà été réalisés dans cette voie. Le chiffre des virements et des compensations, pour le dernier exercice, est en augmentation notable. Il importe que chacun s'applique à développer encore ces progrès et se pénètre'toujours davantage de l'intérêt national qui s'attache, en ce moment surtout, à l'économie du billet de banque ». On peut discuter le mode de s'exprimer du Conseil Général pour qui« une pratique plus générale des méthodes modernes de paiement est susceptible d'alléger la circulation fiduciaire». Car ces « méthodes modernes de paiement» ne sont, en définitive, que la mise en circulation d'une monnaie; celle-ci, pour être différente du billet, n'en est pas moins une monnaie, et plus fiduciaire encore, en ce sens qu'elle repose davantage sur la fiducia, laquelle d'ailleurs, nous le savons, est le support nécessaire de toute monnaie. Mais, sans nous arrêter aux aperçus théoriques discutables que laissent entrevoir les paroles du Gouverneur, le fait reste d'une énergique tentative poursuivie pendant la guerre, S9US la pression des événements, en vue d'augmenter la circulation de la monnaie de banque. A cette tentative, on se doute que les banques de dépôts se sont associées autant qu'elles ont pu. Nous citerons entre autres le Comptoir National d'Escompte de Paris, dont le Conseil, dans son rapport aux actionnaires réunis le 14 avril 1917 en Assemblée Générale ordinaire, déclarait:« Depuis le début des hostilités, notre Établissement s'efforce de réagir contre cette inflation (de billets de banque) qui est très préjudiciahle aux intérêts moraux du pays. Nous insisterons, sans nous lasser, pour que l'usage du chèque et du virement soit de plus en plus pratiqué. Pour obtenir un résultat appréciable, le bon vouloir de tous est indispensable, notamment celui du Parlement, qui est saisi depuis plusieurs mois d'un projet de loi instituant des pénalités graves contre les tireur8 de mauvaise foi. Lorsque le chèque pourra être considéré comme un instrument de paiement de tout repos, ainsi qu'il l'est en Angleterre, la question aura fait un
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grand pas et nous pourrons enfin obtenir, par le jeu des compensations, une notable réduction de la circulation des billets. » L'année suivante, le Conseil d'Administration du Comptoir reprenait ce sujet devant l'Assemblée des actionnaires :« Récemment des affiches ont été apposées à Paris et en province pour démontrer, aux yeux de tous, les inconvénients de la thésaurisation des billets de banque. « Convaincus de la nécessité d'apporter à l'État les ressources nouvelles dont il a constamment besoin pour faire face à ses' dépenses, nos guichets ont continué d'agir énergiquement et de lutter contre cette thésaurisation; ils se sont efforcés de répandre l'usage du chèque et du virement afin de soulager la circulation. Les nouvelles lois votées en 1917 les ont aidés. La loi du 2 août édicte contre ceux qui auraient émis des chèques sans· provision des peines comportant l'emprisonnement et l'amende; celle du 26 janvier avait r:endu plus aisé le règlement par compensation. « Le développement de la Chambre de Compensation des Banquiers de Paris, fondée en 1872, mais dont le nombre des membres a pu être augmenté à la suite de modifications apportées à l'ancien fonctionnement, l'organisation de séances de compensation établies dans les succursalles de la Banque de France en province faciliteront la réalisation d'un programme qui doit dorénavant être poursuivi avec persévérance.» Sans discuter le bien-fo,ndé des espérances que l'on mettait ainsi dans le chèque, sans souligne:r même l'imprécision des vues sur la nature exacte et le rôle p,récis de la circulation de ce que nous appelons la monnaie de ba.nque, nous ne retiendrons de ces déclarations que l'effort fa]',t pendant la guerre, aussi bien par le législateur que par l'Institut d'émission et par les banques françaises, en' vue d'accroître la circulation de crédits. Toutefois, nous le savons, le public a mis longtemps à répondre à cette campagne. Et si, depuis 1917, le montant des dépôts s'est accru dans les banques, cet accroissement, non seulement a été très inférieur à celui de la circulation des billets, mais encore est resté nettement au-dessous de ce qu'il aurait dû être eu égard à la hausse des prix. Pour parvenir au chiffre correspondant à la hausse de l'indice des prix de gros,
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c'est par 3,5 qu'auraient dû, entre 1913 et 1918, se multiplier les dépôts des banques, et non par 1,5. Au lieu donc de s'élever en 1918 à 8.559. millions, c'est 20 milliards qu'ils auraient dû atteindre, simplement pour se maintenir à leur montant réel de 1913. L'arrêt brutal que la guerre a imposé aux entreprises industrielles et commerciales, l'accroissement d'une" demande que l'incertitude du lendemain poussait à la constitution de stocks, donnèrent aux vendeurs la possibilité d'exiger le paiement comptant et provoquèrent en conséquence une. disparition à peu près complète du crédit dans les transactions commerciales. Comme le relevait le rapport fait le 28 avril 1916 par le Conseil d'Administration du Comptoir National d'Escompte de Paris à l'Assemblée Générale ordinaire des actionnaires, « l'arrêt du crédit, conséquence des mesures prises en août 1914, a persisté; la majorité des ventes s'effectuent au comptant». Même note dans le rapport d'avril 1917 :« Le volume du crédit commercial, y est-il dit, demeure insignifiant si on compare son importance à celle du passé. Les ventes s'effectuent au comptant, pour la plupart. Une toute récente consultation de notre clientèle nous a confirmés dans cette impression. » Les maisons de quelque importance« s'étaient habituées à vendre au terme de quatrevingt-dix jours jusque dans les bourgades. Elles trouvaient facilement l'escompte de leurs effets dans des conditions très avantageuses. Des marchandises représentant des milliards de francs passaient ainsi de mains en mains sans aucune difficulté pour la trésorerie de chacun. «Le maintien prolongé des moratoires n'a pas permis de revenir à ces traditions essentiellement françaises, nées d'une longue expérience et facilitées par l'action des banques ». L'année 1917 marqua une légère amélioration, mais les chiffres d'escompte enregistrés restaient très loin derrière ceux d'avant-guerre. Aux raisons tenant à l'état de guerre, il fallait joindre, d'après le Conseil du Comptoir National d'Escompte, le peu ,de progrès réalisé dans « le rétablissement du 'crédit aux acheteurs» ; le papier commercial restait « à très courte échéance, nos industriels et nos commerçants n'ayant pas encore repris dans leurs transactions l'usage du terme pratiqué autrefois ». C'est là une situation qui, d'après le Comptoir
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National d'Escompte, ne pouvait se modifier tant que subsisterait le régime des moratoires. Sans nier le rôle qu'il avait pu jouer dans le changement des modalités des ventes, on ne saurait cependant exagérer l'importance du moratoire; pratiquement, il avait pris fin dans les premiers mois de 1915, et le papier commercial n'en était pas devenu plus abondant pour cela. La vérité, c'est qu'à la hase du crédit il y a une concession du vendeur et que l'offre étant devenue inférieure à la demande, les vendeurs n'étaient plus dans la nécessité de faire des concessions ; ils pouvaient imposer leur loi et notamment exiger un paiement comptant. Aussi bien, dans son compte-rendu du 28 avril 1919, le Conseil d'Administration du Comptoir devait-il constater que 1918, la dernière année de guerre, n'avait pas enregistré de « progression marquée» dans les opérations d'escompte faites par la Société et que « la plupart des transactions commerciales» avaient continué à se faire « au comptant». Comment, dès lors, les banques françaises ont-elles, pendant ces· années de guerre, employé les capitalJ.x dont elles disposaient ? Si l'on examine les bilans des principa~x établissements de crédit de l'époque, on constate d'une part un accroissement sensible des avoirs en caisse et à la Banque de France, ces avoirs devant permettre aux établissements de crédit de faire face aux demandes de retraits que pouvait provoquer à tout moment l'évolution des opérations militaires. D'autre part, jusqu'à la fin de 1915, les remplois en débiteurs ont diminué, les banques ayant tendance à faire rentrer leurs fonds pour pouvoir rembourser leurs déposants à guichets ouverts. A partir de 1916, la montée progressive des dépôts a incité les banques à ne plus se montrer aussi restrictives et, à partir de 1917, les ouvertures de crédits se sont largement accrues. Toutefois, dans la majorité des cas, le poste Débiteurs au 31 décembre 1918 reste, dans le bilan des banques, inférieur à celui du 31 décembre 1913. Il n'en est pas de même du poste Effets. Ce poste qui s'est partout très fortement dégonflé en 1914, a repris dès 1915, pour, dans la plupart des cas, atteindre, en 1917, le chiffre de 1913. L'affirmation du Conseil d'Administration du Comptoir National d'Escompte de Paris en avril 1918 que le chiffre d'escompte de papier commercial pour 1917 reste « bien éloigné
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de celui des années d'avant-guerre », cadre mal, au premier abord, avec ces données. Mais avec le portefeuille commercial proprement dit., les banques avaient pris l'habitude de bloquer les bons de la Défense Nationale qu'elles souscrivaient pour leur propre compte; il faut donc retenir des déclarations du Comptoir National d'Escompte que si les chiffres du portefeuille ont pu, dans les bilans des banques, atteindre et parfois dépasser, dè~ 1917, les chiffres de 1913, cela a été dû à la part de plus en plus importante prise dans ce portefeuille par· les bons de la Défense Nationale. Ainsi, c'est dans des crédits à l'État que les banques ont trouvé les remplois que ne leux: offrait plus l'activité économique du pays. C'est à la suite d'une décision de la Banque de' France, admettant à l'escompte les bons de la Défense Nationale n'ayant pas plus de trois mois à courir, que les banques commerciales ont pu acheter et souscrire ces bons qui, désormais, constituaient un avoir d'une réalisation très aisée, avoir que le taux relativement élevé, payé par l'État, rendait fort attrayant. Une fois la période d'accoutumance passée, les hanques devaient nécessairement le rechercher. Le tableau ci-après, extrait du Memorandum sur les Banques Commerciales (1913-1929) publié par le Service des Études Économiques de la Société des Nations (Genève, 1931), nous donne l'évolution, entre 1913 et 1918, des six principales banques françaises de dépôts : 1
ACTIF
(en millions de francs) 1913
Encaisse et Avoir à la Banque d'émissioll . Portefeuille-effets . Titres et participations •...................... Prêts et avances . Couvertures d'acceptations . Immeubles . Divers .•...•............. ' .
1918
604
1.155
3.797 158
5.704
2.572
2.692 78
619 110 32
197 123 69
1----11----11
7.892
10.018
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
PASSIF
395
(en millions de francs) • 1913
Capital versé . Fonds de réserve . C~m.ptes de Profits et Pertes, de dividendes, etc•. Depots ..................................•... Acceptations . Divers .............................•...•....
790 390 95 5.955
1918 812 346
619
124 8.559 78
43 7.892
10.018
99
Ce tableau montre que la majeure partie de l'augmentation de 2.600 millions qui s'est produite dans les dépôts des banques a été employée à l'achat de bons de la Défense Nationale. En effet le portefeuille constitue le poste de l'actif qui s'est le plus accru, passant de 3.797 en 1913 à 5.704 millions en 1918. Comme le papier de commerce s'est beaucoup raréfié pendant la guerre, la hausse est certainement imputable aux seuls bons. C'est l'avoir disponible (Encaisse et Avoir à la Banque d'émission) qui avec le portefeuille a absorbé l'augmentation des dépôts. Comme d'autre part les remplois en débiteurs n'ont pour ainsi dire pas varié, et cela en dépit de la hausse des prix, on peut déduire de ces chiffres que la guerre a considérablement réd~t l'aliment apporté au commerce de banque par l'activité économique du pays. Aussi bien les hénéfices réalisés par les hanques ont-ils diminué, passant de 95 millions en 1913 à 76 millions en 1918 (1). En résumé, les banques de dépôts sont sorties de la guerre beaucoup moins fortes qu'elles ne l'étaient en 1913. Si l'on tient compte de la dépréciation intérieure du franc, le total du bilan de nos six principales hanques de dépôts 8, durant la guerre, diminué de plus de 50 %. Et au lieu de trouver dans l'activité économique, dans le développement de la richesse du pays le moyen de réaliser des hénéfices, c'est dans l'accroissement de la dette flottante que les banques devaient chercher le meilleur de leurs remplois. (1) Memorandum précité sur les Banques Commerciales, p. 146.
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C'est la Société Générale qui, parmi les grandes banques de dépôts, a le plus souffert de la perturbation causée par la guerre. Nous l'avons vu, cet établissement était celui qui avait progressé le plus rapidement entre 1900 et 1913. Mais le Tun que la déclaration de guerre provoqua sur les banques, fit peser sur lui une menace grave. Il ne se releva de ce coup qu'avec peine, ainsi que permet de le constater le tableau ci-après des résumés de ses hilans entre 1913 et 1918 : SOClltTg GgNÉRALE ACTIF
(en millions de francs) .. ... -
- ..-- -1913 1914 1915 1916 1917 1918
-- -- -- -- -- - Caisse et Banque d'émission ...... Portefeuille-Effets ............... Reports ....................... Coupons à encaisser ..........•. Débiteurs •....................• Titres et participations ......... Immeubles ..................... Divers
........................
173 971 119 42 889 117 51
120 284 31 19 779 137 54
85 290 124 413 796 1.200 20 19 16 12 19 40 731 822 886 124 120 120 54 55 55 6 4 5 6 2.368 1.571 1.424 1.443 2.126 2.447
PASSIF
102 300 57 16 926 117 53
- -- --
~
~
(en millions de francs) 1
1913 1914 1915 1916 1917 1918
..................
-- -- -- -- -- --
250 250 250 250 250 250 Capital versé 51 51 51 Réserves ...................... 124 127 117 Dépôts •....................... 1.792 1.081 990 1.114 1.783 2.102 46 18 29 28 Acceptations et devises à payer ... 177 103 13 Il (1) 21 17 25 Il Profits et Pertes ..... '. .........
- 2.126 -2.368 1.572 ---- -1.424 1.444
2.448
(1) Y,compris un report à nouveau de 10.750 exceptionnellement élevé du fait qu'aucune distribution ne fut faite fin 1914.
De ce tableau, il résulte que la Société Générale a dû attendre 1918 pour que le total de son bilan retrouve le chiffre atteint en 1913. Sans doute, les dépôts étaient remontés d'ès 191'""
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
·397
à leur niveau d'avant-guerre. Mais les réserves de la Société Générale ne figuraient plus à son bilan de 1918 que pour 41 % de leur chiffre de 1913. C'est que la guerre avait fait apparaître dans l'actif de la société des moins-values que le Conseil d'Administration, dans son rapport sur l'exercice 1915, chiffre à un total de 87.693.428 fr. 41. A l'amortissement de cette dépréciation furent affectés, d'une part l~s profits d'exploitation laissés par les exercices 1914 et 1915, soit au total 21.150.177 fr. 64; d'autre part, 66.542.650 fr. 77 qui furent prélevés sur les réserves. C'est ainsi que l'ensemble de ces réserves se trouva ramené à 50.704.855 fr. 58. Notons qu'alors que le total du bilan de la Société Générale était, en 1913, inférieur de 466 millions à celui du Crédit Lyonnais, en 1918 la différence, en faveur du Crédit Lyonnais, était montée à 939 millions, se multipliant ainsi par 2. Par rapport à celui du Comptoir National d'Escompte, le même total du bilan de la Société Générale apparaissait, en 1913, en avance de 492 millions; en 1918, le Comptoir avait rattrappé son retard et son bilan dépassait même de quelques millions celui de 'la Société Générale. Ainsi la Société Générale fut beau?oup plus touchée que ses deux principaux concurrents par la guerre de 1914. Mais" nous le verrons, l'éclipse qu'elle connut de ce fait, fut de brève durée. Le Crédit Lyonnais, s'il a été moins touché, a néanmoins perdu à la déclaration de la guerre 20 % de ses dépôts ainsi que le révèle l'examen du tableau ci-après, des bilans de cet établissement pour les années 1913-1918. CR:tDIT LYONNAIS
ACTIF (en millions de francs)
._1913 1914: 1915 1916 1917 1918
-- -- -- -- -- - Caisse et Banques .............. 174 721 591 689 618 443 1.518 654 995 ~.191 1.671 1.913 Portefeuille-Effets ......... Débiteurs ...................... 1.094 830 625 635 648 879 6 Portefeuille-Titres .............. 7 9 9 9 6 Immeubles •.................... 35 35 35 35 35 35 Divers ........................ 4 112 24 61 96 3 --2.834.2.252 2.279 2.653 3.039 3.388 0"
••••
.......·1---- - - -
-
--
398
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS PASSIF
(en millions de francs) 1913 1914 1915 1916 1917 1918
-- -- -- -- -- - Dépôts ........................ 2.221 1.766 1.767 2.072 2.490 2.792 10 19 20 21 Acceptations •.................. 142 15 Capital •....................... 250 250 250 250 250 250 Réserves ...................... 165 175 175 175 175 175 Profits et Pertes ............... 37 45 47 19 47 55 Divers ........................ 31 56 105 9 27 91
2.834 2.252 2.279 2.653 3.039 3.387
- ----Ce tableau montre que 1915 a été une année de stagnation ~
\
-- --
ïiiiiiiiiiiiiii
durant laquelle la préoccupation majeure du Crédit Lyonnais semble avoir été, si l'on en juge d'après les bilans, de faire rentrer les débiteurs. Ceux-ci ont en effet baissé d'environ 25 0/0. C'est pendant l'année 1916 qu'un progrès s'est dessiné, tout au moins dans les dépôts qui avaient stagné pendant toute l'année 1915 ; ce progrès s'est poursuivi en 1917 et en 1918; il a porté les dépôts du Crédit Lyonnais à un chiffre supérieur à celui de 1913, la hausse représentant, par rapport au minimum atteint, 40 % fin·1917 et 58 % fin 1918. Pendant ce temps les remplois en débiteurs se maintenaient jusque fin 1917 à leur chiffre de 1915, le Crédit Lyonnais utilisant les capitaux qui lui revenaient, principalement en bons de la Défense Nationale, ainsi que le révèle l'évolution à l'actif du poste Portefeuille-Effets. C'est seulement au cours de l'année 1918 que les remplois en débiteurs s'accroissaient sensiblement. COMPTOIR NATIONAL D'ESCOMPTE ACTIF
(en millions de francs) 1913 1914 1915 1916 1917 1918
-- -- -- -- -- - -
386 289 278 360 300 355 636 916 1.338 1.513 50 16 18 20 10 463 341 337 386 445 31 54 47 49 23 15 13 10 15 7 16 16 16 16 16 31 51 123 92 143 ---1.876 1.34711.417 1.755 2.265 2.457
Caisse et Banques ........·...... 124 Portefeuille-Effets •.............. 1.004 57 Reports ....................... Débiteurs et Correspopdants •.... 461 Acceptations •.................. 175 13 Portefeuille-Titres •.............. 16 Immeubles ..•...............•.. 26 Divers ••••••••••••••••••••
1
•••
l'
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
399
PASSIF (en millions de francs) 1913 1914' 1915 1916 1917 1918
-- -- -- -- -- - 200 Capital •....................... 200 200 200 200 200 42 Réserves 38 39 40 41 40 Dépôts •.....................•. 1.414 1.041 1.076 1.330 1.868 2.022 24 48 Acceptations •.................. 175 32 56 51 20 . Profits et Pertes ............... 21 17 16 14 14 Divers 28 21 37 113 ~ 91 149
......................
........................
1.876 1.347 1.418 1.755 2.265 2.457 --- -- -- -- -
Les conclusions auxquelles permet d'aboutir l'e~amen de révolution des bilans du Comptoir National d'Escompte de Paris pendant les années de guerre, ne diffèrent pas de celles à quoi nous a conduits l'étude du Crédit Lyonnais. Le tableau ci-dessus montre que, de 1913 à 1918, le total du hilan du Comptoir s'est accru de 30 %, compte non tenu, il va de soi, de la dépréciation intérieure du franc. Cette hausse est supérieure à celle du bilan du Crédit Lyonnais, laquelle a été de l'ordre de 20 % et, a fortiori, à celle du hilan de la Société Générale qui, nous l'avons indiqué, a été très faible puisqu'elle n'a pas atteint 3 %. Les conclusions auxquelles conduit l'examen de révolution des dépôts sont du même ordre. De 1913 à 1918, les dépôts du Comptoir se sont nominalement accrus de 42 %; ceux du Crédit Lyonnais de 26 %; ceux de la Société Générale de 18 %. Ainsi la période de guerre a été celle du Comptoir d'Escompte de même que celle .de 1900-1913 avait été celle de la Société Générale et la période 1880-1900 celle du Crédit Lyonnais.
CHAPITRE
II
LA CRISE MONÉTAIRE
1. -
LES FAITS
A) Les incertitudes de l'après-guerre (novembre 1918-avril 1920)
Le cours paradoxal que le franc conservait sur le marché des changes et que
seuls expliquaient les cré-, dits ouverts au Trésor français par les Trésoreries anglaise et américaine, était évidemment lié au maintien d'un tel concours. Il n'aurait pu en être autrement que si la politique financière française avait été en état de réaliser à la fois l'équilibre rigoureux du budget et la déflation systématique de la circulation. C'est dire qu'une aggravation considérable de la fiscalité et une réduction très sensible des dépenses eussent été n~cessaires. Mais la France était-elle capable d'un tel effort? Elle terminait la guerre avec une lourde dette qui se chiffrait à 153 milliards pour la dette intérieure et 30 milliards de francs de Germinal pour la dette extérieure. A cette charge du passé s'ajoutait la grave hypothèque que faisait peser sur un avenir immédiat la nécessité de réparer les dommages considérables dont notre pays avait souffert. Les problèmes se posaient donc tous à la fois à des hommes qui, ne pouvant guère se référer à des précédents, n'étaient pas prêts à trouver rapidement les solutions adéquates; d'autre part, nous l'avons dit, le public, après les souffrances de la guerre et l'ivresse de la victoire, n'était aucunement disposé à accepter les nouvelles souffrances qu'impliquait une dure politique de déflation. Ni politiquement, ni sans doute techniquement, le sauvetage du franc de Germinal ne paraissait possible. Aussi bien, dès le 13 février 1919, la Banque de France était-elle appelée à mettre
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
401
à la disposition de l'État une nouvelle avance de 3 milliards de francs. Cette somme s'avéra rapidement insuffisante et, le 24 avril, une deuxième tranche de 3 milliards était prêtée au Trésor par l'Institut d'émission. Ainsi, ce fut à 27 milliards que se trouva porté le plafond des avances de la Banque à l'État. En même temps, le plafond de la circulation des billets fut élevé à 40 milliards. Ces nouveaux appels du Trésor à la Banque de France ne furent pas sans influence sur le marché des changes, d'autant qu'en mars ~919, les États-Unis et l'Angleterre avaient coupé les crédits qui jusque-là avaient permis au franc de ne pas s'écarter sensiblement du pair métallique. Le dollar, dont le cours moyen à Paris s'était maintenu en janvier et en février à 5 fr. 45, montait à 5 fr. 66 en mars, à 6 francs en avril. Il était à 6 fr. 95 en juillet, à 8 fr. 60 en octobre et à 10 fr. 80 en décembre. L'arrêt de l'aide anglais.e suivit rapidement l'interruption du concours américain. De 25 fr. 97 en janvier et février, le cours moyen à Paris de la livre sterling montait à 26 fr. 72 en mars, à28 fr. 01 en avril et une hausse ininterrompue le portait à 41 fr. 21 en décembre. Ainsi, dès la fin de 1919, le franc était tombé sur le marché international des changes, dont le dollar était devenu la devise étalon, à 47 % de sa valeur théorique. Le mouvement continua au cours de l'année 1920. C'est à 16 fr. 24 que se fixa le cours moyen du dollar pendant le mois d'avril. Une certaine réaction se produisit au coùrant des mois de mai, juin et juillet, mais le mouvement de hausse reprenait en août; bientôt le chiffre d'avril était de nouveau atteint, puis dépassé, si bien que le cours moyen de décembre ressortait à 16 fr. 89. Le franc était ainsi tombé à 30 % de sa valeur théorique. Cette hausse du dollar, le Gouvernel' ment avait espéré arrêter en passant avec la Banque de France, en date du 14 avril 1920, une convention qu'approuva la loi du 22 avril 1920. Cette convention stipule, dans son article 2, que « l'État s'engage à effectuer, sur le produit du plus prochain emprunt en rentes ou obligations qu'il 'émettra, le remboursement extinctif prévu par l'article 3 de ladite convention ». B) Tentative de déflation (avril 1920..avril 1925)
ALFRED POSE
26
402
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
Cet article 3 porte qu' « en exécution des obligations résultant de l'article 3 de la convention du 21 septembre 1914, l'État s'engage à poursuivre l'amortissement de sa dette envers la Banque jusqu'à concurrence d'une somme d'au moins deux milliards de francs chaque année, à dater du 1er janvier 1921 ». En conséquence, précise l'article 3, « le montant des avances autorisées sera réduit de deux milliards de francs le 31 décembre 1921 et le 31 décembre de chacune des années ultérieures». Nous avons vu que le répit dont le franc bénéficia à la suite de la signature de cette convention fut de trois mois. Pour arrêter la nouvelle envolée des changes étrangers, une convention nouvelle intervint, en date du 29 décembre 1920, qui confirma le programme fixé le 14 avril ct précisa que « l'État effectuerait avant le 1er janvier 1922 le remboursement nécessaire pour ramener à vingt-cinq milliards de francs le montant des sommes prélevées sur les avances de la Banque de France». Ainsi les pouvoirs publics de l'époque continuaient à penser que la seule issue était le remboursement de la dette de l'État envers la Banque, quel que fût le moyen qui serait utilisé à cette fin. Ils voyaient dans ce remboursement une véritable panacée, sans chercher aucunement à préciser le mécanisme' par quoi ce remboursement pourrait avoir sur la monnaie l'elffet qu'ils en attendaient. Et cependant, la dépréciation intérieure du franc aurait dû leur donner quelques doutes sur la valeur de cette pharmacopée. Car c'était une dépréciation considérable. Sur la base de 100 pour juillet 1914, l'indice des prix de gros s'était, en effet, élevé, au -cours de 1920, jusqu'à 600 en avril et se trouvait encore, en dépit de la crise économique qui avait éclaté à la fin de 1920, à 444 en décembre. C'est dire que la circulation n'était pas excessive pour des prix qui avaient atteint ce niveau. Or, à quel chiffre devait-on ramener la circulation pour que l'encaisse apparût suffisante? En 1920, cette circulation était en moyenne de 38.186 millions lesquels étaient couverts par de l'or jusqu'à concurrence de 14,5 %; pour porter cette couverture à un pourcentage normal, soit 40 %, il fallait faire tomber la circulation à 14 milliards au minimum, soit une réduction de 24 milliards correspondant à·63 %. La baisse des prix qu'une pareille réduction devait obligatoirement entraîner, aurait posé des pro-
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
403
blèmes économiques, sociaux et budgétaires insoluhles, mais que ni le public ni les gouvernanis ne percevaient encore. Aussi s'entêtaient-ils à rechercher un assainissement de la monnaie dans une politique que le Gouvernement le plus autoritaire n'aurait sans doute pas pu mener à bien, mais qui, étant donné la faiblesse de l'exécutif dans le régime qui régnait à l'époque, apparaissait paradoxale. Est-il besoin de dire que lorsque vint la fin de 1922 le premier versement de 2 milliards prévu par l'accord du 29 décemhre 1920, modifiant lui-même celui du 14 avril, n'était pas effectué? Il fallut donc dans les derniers jours· de 1922, exactement le 21 décembre, conclure avec la Banque de France une nouvelle convention qui réduisit« exceptionnellement» pour l'année 1922 «à la somme d'un milliard de francs l'amortissement prévu par l'article 3 de la convention du 29 décembre 1920 et la diminution des avances autorisées qui en est la conséquence ». Pour l'année 1923, ce fut à 800 millions seulement que, toujours « exceptionnellement », l'amortissement fut ramené. En 1924, le versement fut de 1.200 millions. Ainsi, 2 milliards en 1921, 1 milliard en 1922, 800 millions en 1923, 1.200 millions en 1924, cela faisait un ensemble de 5 milliards qui réduisaient à 22 milliards au 1 er janvie~ 1925 le plafo~d des avances de la Banque de France à l"État. C'est ce que constatait l'article 3 d'une convention intervenue en date du 22 décembre entre la Banque et l'État, article stipulant que« le montant des avances autorisées' sera ramené à vingt-deux milliards pour l'année 1925 ». La circulation des billets porta au début la trace de ces remboursements. Le chiffre moyen de cette circulation qui avait été de 38.186 millions en 1920 se réduisit à 37.679 millions en 1921, à 36.352 millions en 1922. Mais dès 1923 il remontait à 37.356 millions et il atteignit 39.938 millions en 1924. Ainsi les deux derniers versements s'élevant ensemble à 2 milliards n'empêchèrent pas le chiffre moyen de la circulation de monter de 3.500 millions en nombre rond. Au total, après une suite de remboursements s'élevant ensemble à 5 milliards, la circulation était supérieure au chiffre qui était le sien quand les versements commencèrent. Si cette politique de remboursements ne diminua pas la circulation, elle n'eut pas non plus pour effet d'accroître
404
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
la couverture métallique; celle-ci, dont le montant moyen en 1920 atteignait 5.812 millions, ne varia guère au cours des années qui suivirent. En 1924, elle se chiffrait à 5.843 millions. Ainsi n'ayant eu aueun effet ni sur la circulation, ni sur l'encaisse, les remboursements à la Banque de France n'avaient pas renforcé, de quelque manière que ce fût, la solidité de la monnaie. Les changes étrangers marquèrent cependant une légère détente au cours des années 1921 et 1922. De 14 fr. 476 en 1920, le cours moyen du dollar à Paris baissa, en effet, à 13 fr. 541 en 1921 et à 12 fr. 332 en 1922. Mais, aucun facteur sérieux ne soutenant cette tendance, dès le mois d'août 1922 la hausse des changes reprenait; ce mouvement s'accentua en 1923, si bien que le cours moyen du dollar à Paris atteignit, cette année, 16 fr. 57. En 1924, il était au chiffre record de 19 fr. 41. Le tableau ci-après, dans lequel les indices des cours du dollar sont rapprochés du niveau des prix et de la circulation pendant les années 1920 à 1924, montre que ce mouvement n'avait rien d'artificiel. Cours du dollar (pair métallo = 100)
1920 .... 1921 .... 1922 .... 1923 .... 1924 ....
276 260 238
320 373
Prix de gros (100 = prix de juillet 1914)
Circulation (100 = chiffre moyen de 1913)
520 352 334
674 665 641 659 704
428
499 1
Ce tableau révèle, en effet, qu'en dépit de la baisse considérable des prix causée en France par la crise de 1920-21, l'indice des cours du dollar à Paris n'a pas dépassé l'indice des prix de gros, même si l'on tient compte de la correction que doit subir cet indice du fait de la baisse de la valeur de l'or depuis 1914. En d'autres termes, la dépréciation intérieure du franc s'est constamment maintenue supérieure à sa dépréciation extérieure. D'autre part, la circulation ne s'étant réduite que dans des proportions très inférieures à celles qu'aurait appelées la baisse des prix et s'étant accrue heaucoup plus vite que la reprise des prix ne l'aurait exigé, il n'y avait aucune raison pour
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
405
que la dépréciation de notre monnaie n'allât pas croissant. Plus on se penche sur ce récent passé dont nous avons tous des souvenirs précis, et qui, maintenant que nous le considérons avec un recul suffisant et avec l'information que nous ont hélas donnée les faits, nous apparaît en pleine clarté, plus on est étonné de la difficulté qu'éprouve l'esprit humain à dégager la leçon de la réalité quotidienne. Que les gouvernants aient pu s'attacher à la seule politique de remboursement des avances de la Banque de France à l'État., en faire l'alpha et l'oméga de la sagesse financière sans discerner que cette opération, prise en soi et abstraction faite des moyens par lesquels elle est réalisée, . ne peut a priori être tenue pour bonne, voilà qui, aujourd'hui, nous semble difficile à concevoir. Nous n'ignorons plus qu'un lien extrêmement étroit existe entre la solidité de la monnaie, l'état de l'économie et l'état des finances du pays. Il nous paraît aujourd'hui inconcevable que l'Institut d'émission ait .cru qu'il lui était possible d'assainir sa situation., cependant que l'État laissait empirer la sienne. Il y a une hiérarchie dan8 les tâches collectives. Et il n'est pas douteux que la première tâche de l'État est de fonctionner. Il fonctionnera coûte que coûte., dût la monnaie être atteinte. Et si l'assainissement de la monnaie doit se traduire par une crise économique qui, en provoquant la crise sociale et la crise budgétaire, menacera l'existence même de l'État, cet assainissement apparaîtra comme une catastrophe à laquelle il convient de mettre fin par les voies les plus rapides. Car, avant de sauver la monnaie, il faut sauver l'État. C'est là en raccourci le drame que nous avons connu à deux reprises différentes depuis 1918. Les faits allaient prouver que nous n'avions pas su comprendre les leçons de la longue crise dont nous sommes si péniblement sortis en 1926. Il n'est pas étonnant qu'en 1924, alors que la situation se présentait pour nous sous un jour tout nouveau, nous fussions dans l'incapacité de dégager les données du problème qui se posait à nous.
C) La nouvelle poussée inflationniste (avril 1925-juillet 1926)
Au début de l'année 1925, un petit scandale éclata qui
mit au grand jour le caractère artificiel et, il faut bien le dire, l'insincérité de la politique
406
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
de remboursements suivie jusque-là. L'affaire en soi était peu importante et elle aurait dû avant tout ouvrir les yeux des gouvernants et des gouvernés sur la voie à prendre. Mais les mœurs parlementaires battaient leur plein et l'important était non de donner au pays une politique monétaire réaliste et conforme à l'intérêt général, mais de discréditer le parti opposé. Le petit scandale auquel nous faisons allusion fut la révélation de l'inexactitude des bilans publiés par la Banque de France quant aux chiffres de la circulation et des avances à l'État. Le Gouvernement sortit de cette situation délicate en obtenant le vote d'une loi qui fut présentée au public comme ayant « pour objet l'assainissement de la situation monétaire », et qui, en fait, porta « provisoirement» de 22 à 26 milliards la limite des avances de la Banque de France au Tréso·r. Ainsi les pénibles efforts faits pendant quatre ans, pour rembourser une faible fraction de la dette de l'État envers la Banque de France, e'avéraient parfaitement vains puisque, à 1 milliard près, on revenait au chiffre qui constituait le plafond des avance5 quand fut signée la convention du 14 avril 1920. En même temps, le montant maximum des émissions de la Banque de France, fixé à 40 milliards par la loi du 17 juillet 1919 et qu'un décret du 28 septembre 1920 avait élevé à 41 milliards, était « temporairement» porté à 45 milliards. Tous ces qualificatifs de « provisoire» et « temporaire» que le législateur multipliait pour se rassurer et pour donner au public on ne sait trop quelle espérance, n'empêchèrent pas, dès le 27 juin 1925, une loi d'intervenir qui haussa le plafond des avances à 32 milliards. Le 23 novembre, nouvelle montée de 1.500 millions que suit, le 4 décembre, une augmentation de 6 milliards; ainsi le plafond des avances atteignait 39.500 millions. En même temps, le plafond de la circulation était porté à cinquante-huit milliards et demi de francs. Cette année 1925 apparaît en vérité non pas seulement comme celle de l'abandon de toute la politique suivie depuis 1920, mais comme un retour pur et simple à l'inflation des années de guerre; retour d'ailleurs très vigoureux puisque, dans cette seule année, les avances de la Banque de France à l'État ont atteint à 3 milliards près, le montant total qui avait été le leur pour toute la. durée de la guerre. C'est en effet de 17.500 millions, soit tout près de 80 %,
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
407
que fut relevé, au cours de 1925, le plafond des avances de la Banque de France au Trésor. Jamais, même au plus fort de la guerre, il n'avait été, en si peu de mois, demandé de telles sommes à l'Institut d'émission., Le tableau ci-après dans lequel sont rapprochés les hilans de la Banque de France à la fin des années 1913, 1918 et 1925, permet de mesurer le chemin parcouru par le franc depuis l'avant-guerre et l'après-guerre jusqu'à la fin de cette année de crise que fut 1925 : BANQUE DE FRANCE ACTIF
(en millions de francs)
Encaisse métallique •............... Avoirs à l'étranger ................ Portefeuille-Effets Avances sur lingots ................ sur titres •................ à l'Etat •........ Rentes sur l'Etat Immeubles •....................... Divers ............................
................. o ••••••••
.................
PASSIF
1913
1918
1925
4.157
3.759 4.373 2.081 13 1.203 20.876 213 46 1.550 34.114
4.004 2.428 3.580
1.526 30 743 205 213 44 70 6.988
-
2.539 40.059 347 189 3.440 56.586
(en millions de francs)
Capital •.•.....••.•............... Réserves .......................... Billets en circulation ............... Compte-courant du Trésor ......... Comptes-courants des particuliers •... Divers ..................... Solde du compte de Profits et Pertes o •••••• y
1913
1918
1925
183 42 5.714 403 575 31 40 6.988
183 42 30.250 112 2.366 1.081 80 34.114
183 187 49.993 63 3.168 2.886 106 56.586
-
De ce tableau, il ressort que l'encaisse métallique disponible était tombée, en 192~, au-dessous de 10 % de la circulation des
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billets. Si l'on ajoute à cette circulation le solde des comptescourants des particuliers, c'est à 7,5 que tombait le pourcentage. Ainsi apparaissait avec la plus grande clarté la dépréciation subie par notre monnaie. Une telle dépréciation rendait absolument illusoire toute tentative de retour au franc de Germinal. La cause de cette dépréciation s'inscrit avec éclat dans le tableau ci-dessus. On remarquera en effet qu~ les remplois de la Banque de France au bénéfice de l'économie nationale, remplois représentés par le portefeuille-effets et les avances sur titres, sont passés de 2.268 millions en 1913 à 3.283 millions en 1918 et à 6.119 millions en 1925. En revanche., les avances à l'État qui étaient de 205 millions en 1913 montaient à 20 milliards en 1918, puis à 40 milliards en 1925. Ainsi de 1913 à 1925 les besoins de l'économie du pays exigeaient une augmentation de 3.851 millions dans les remplois de la Banque d'émission, cependant que l'aide supplémentaire requise par l'État dépassait 39.800 millions, soit plus de 10 fois le chiffre des besoins de l'industrie et du commerce. La monnaie se trouvait ainsi liée au sort des finances publiques. La raison profonde des recours massifs du Trésor à la Banque de France pendant l'année 1925 nous est donnée par l'évolution du poste « Effets à Payer» de la dette flottante, poste dont l'Annuaire de la Statistique Générale de la France indique les variations. Cette rubrique « Effets à Payer» comprend avant tout les valeurs à court terme du Trésor, desquelles les Bons de la Défense Nationale constituaient à l'époque la part de beaucoup la plus importante. Or, ce poste « Effets à Payer» qui était à 55.728 millions au 1 er juin 1921 et à 62.413 millions au 1er avril 1922: était tombé à 48.540 millions au 1 er janvier 1926. La chute, qui était de l'ordre de 14 milliards et demi et qui, pour la seule année 1925, avait atteint environ 6 milliards et demi, était due au non-renouvellement, par des porteurs inquiets, de Bons de la Défense Nationale venus à échéance. Ces Bons devant être remboursés, l'État ne pouvait que se 'tourner vers la Banque de France. Car son budget en déficit et la difficulté, où le mettait le discrédit dont il souffrait, de trouver des capitaux par l'émission d'emprunts à long terme, ne lui laissaient aucune autre issue. Il est aisé d'imaginer que dans l'état d'alerte où le public se trouvait quant au danger couru par notre devise - danger
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dont le précédent allemand donnait une mesure précise - li dépréciation intérieure de la monnaie ne pouvait que croître. L'indice moyen des prix de gros qui, sur la base de 100 pour juillet 1914., avait été de 499 en 1924, monta en 1925 à 561. Mais ce chiffre ne donne pas une idée exacte du processus de la hausse. Car si l'on s'attache non plus aux moyennes annuelles., mais aux moyennes mensuelles, on constate que l'indice qui, en janvier 1925, était de 525., se trouvait en décembre atteindre 646. La hausse avait donc été rapide. Elle le fut encore plus sur le marché des changes étrangers. Nous l'avons vu, la moyenne des cours du dollar à Paris avait été en 1924 de 19 fr. 41. Mais ce chiffre n'avait pu être obtenu qu'à l'aide d'une manœuvre: le dollar, dans les derniers jours de 1923, cotait 20 francs; il était monté à 28 francs au début de mars 1924. Une intervention arrêta la hausse. De cette intervention, le Gouverneur Robineau, devant les actionnaires de la Banque de France réunis en Assemblée le 29 janvier 1925, a fait l'historique en ces termes : « Il apparaissait de plus en plus nettement que le ~arché du change était dominé par un large mouvement de spéculation venu des places étrangères, où l'opinion, perdant de vue les ressources profondes de notre pays et sa volonté de les mettre en œuvre à son heure, s'était laissé uniquement impressionner par les difficultés budgétaires et les embarras de trésorerie... » Aussi le Gouvernement se tourna-t-il vers la Banque de France, lui demandant d'engager son crédit « en vue d'obtenir, à l'étranger, les ress~urces nécessaires pour enrayer la panique par une action immédiate sur le marché... En quelques heures, la Banque ohtint à Londres, par l'intermédiaire amical de la Maison Lazard Brothers & Co un crédit de 4 millions de livres sterling, et, aussitôt après, à New-York, un crédit 'de 100 millions de dollars, consenti par un ensemble de banques groupées sous le patronage particulièrement autorisé de MM.. J. P. Morgan & Co. Ces deux crédits accordés pour trois mois et renouvelables pour trois autres mois, ne comportaient aucune remise préalable d'or, aucun dessaisissement d'un gage quelconque. Il était seulement prévu que si, à l'échéance, la Banque ne disposait pas des livres ou des dollars nécessaires pour assurer le remboursement des sommes restant dues, elle devrait eiree-
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tuer ce remboursement par un envoi d'or effectif. Nous nou!§ sommes servis, selon les vues du Gouvernement, en toute indépendance, des disponibilités que nous assurait ce double crédit ». En quelques semain~s, la situation fut redressée : « à la fi~ de mars, les cours du dollar et de la livre étaient ramenés respectivement aux environs de 18 francs et de 78 francs. Dès ce moment, nous avons pu borner notre intervention à arrêter quelques retours offensifs momentanés, et surtout à racheter progressivement les devises vendues, pour préparer nos remboursements... Nous disposions, en septembre, à l'échéance des crédits anglais et américain, des provisions nécessaires au remboursement, sans avoir à effectuer aucun prélèvement d'or sur notre encaisse. Le crédit anglais de 4 millions de livres a été remboursé par nous dès cette époque. Quant au crédit américain de 100 millions de dollars, nous en avons obtenu, à titre de précaution éventuelle, le renouvellenient pour trois autres mois, jusqu'au 12 décembre dernier, date à laquelle il a été définitivement liquidé, le Gouvernement ayant alors contracté sur le marché américain, un emprunt à long terme d'un montant équivalent, pour une durée de vingt-cinq années ». Cet heureux redressement que couronna l'emprunt à long terme, dit Emprunt Morgan, émis en Amérique, fut malheureusement sans lendemain. C'est trop souvent la faute des gouvernants que de confondre rémission avec guérison. Au lieu de profiter du répit qui leur était accordé pour réaliser enfin l'équilibre du budget et la stabilisation de la monnaie, nos dirigeants crurent tout sauvé et ne firent pratiquement rien. On sait le reste et comment, en définitive, cette brillante action de 1924, qui aurait dû être le prélude du redressement, ne fut qu'un feu de p~ille. L'année 1925 vit le dollar remonter à 20 francs et au delà, puisque la moyenne mensuelle des cours de la devise américaine à Paris atteignit 26 fr. 75 en décembre. Ce cours correspondait à l'indice 518 et restait de 100 points inférieur à l'indice des prix de gros en France durant le même mois de décembre. Il ne s'expliquait donc que trop et point n'était besoin d'évoquer à ce sujet des complots. Au demeurant la situation restait fort sérieuse. Il n'est que de relire l'exposé qu'en faisait a posteriori le Gouverneur
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Moreau, le 27 janvier 1927, devant l'Assemblée Générale ordinaire des actionnaires de la Banque :« Le 1er janvier 1926, disait-il, la dette de l'État envers la Banque s'élevait à un peu moins de 35 milliards, et le maximum légalement autorisé de ses prélèvements, à 38 milliards 1/2. Cette marge disponible de 3 milliards 1/2 fut progressivement et rapidement absorbée. Au début de mars, elle était réduite à 2.800 millions; au début de juin à 1.600 millions; au début de juillet, à moins d'un mil· liard; vers la fin du même mois, à quelques dizaines de millions seulement. Le 21 juillet, nous avons dû prévenir le Trésor que s'il ne disposait pas, pour alimenter son compte-courant, de ressources immédiatement réalisables, nous nous trouverions dans la nécessité d'envisager sur tout le territoire, la suspension de nos paiements pour le compte de l'État. Pour écarter l'éventualité d'une mesure aussi grave, nous avons alors accepté d'acheter au Trésor le reliquat disponible des devises du fonds Morgan, en obtenant que' cette acquisition de devises laissât intacte notre faculté d'émission au profit du commerce et de l'industrie, et, à cet effet, qu'elle fût accompagnée d'un relèvement parallèle et équivalent de la limite légale de la circulation des billets. Les modalités de cette cession, autorisée par le Parlement, ont fait l'objet d'une convention du 24 juillet. » Le jeu de cette convention eut pour effet de porter le montant de la circulation qui atteignait environ 51 milliards au début de l'année et qui s'était élevée jusqu'à 53 milliards au mois de mai, à 57.258 millions à la situation hebdomadaire du 5 août. L'extrême détresse du Trésor français, les menaces d'une inflation nouvelle, avaient eu leur répercussion sur le cours des monnaies étrangères. « De 130 francs en janvier, déclarait le Gouverneur Moreau dans son rapport précité, le cours de la livre sterling s'est élevé, d'un mouvement presque continu, à 135 francs en février, à 140 francs en mars, et à près de 150 francs à la fin d'avril»; à 172 francs vers le milieu du mois de mai. A ce moment, et à l'instar de ce qui avait été fait en 1924, le Gouvernement demanda à la Banque de France d'intervenir sur le marché des changes en offrant « une partie des devises de l'emprunt Morgan dont la garde avait été confiée à la Banque, à la fin de 1924». Mais cette intervention n'avait eu qu'un effet tout passager. Dès le début
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de juin, les cours des monnaies étrangères se redressaient; « en quelques semaines, la livre sterling fut entraînée jusqu'au
cours extrême de 240 fr. 25, coté le 20 juillet, et le dollar jusqu'à près de 50 francs. Le marché de nos changes était bouleversé par une panique sans précédent qui, dépassant les limites de la Bourse, gagnait la masse même de l'épargne, et qu'aucune intervention artificielle - si puissante fût-elle - ne pouvait évidemment maîtriser». L'excès même de ces maux allait provoquer le redressement. Il suffit de l'arrivée au pouvoir d'un Gouvernement déterminé à équilibrer le budget par tous les moyens - y compris un lourd effort fiscal - pour arrêter la panique et rétablir le crédit de l'État. En quelques jours, la livre sterling baissa de 240 francs à 160 francs; à la fin de l'année elle était à 122 fr. 50. Mais la rapidité même de ce retournement fit naître un autre danger: celui d'une trop brusque revalorisation de notre monnaie. La baisse des prix, bien qu'elle n'eût pas été aussi violente que celle des cours des devises étrangères, n'en avait pas moins été très sensible; de 854 en juillet, l'indice moyen des prix de gros était tombé à 640 en décembre. Une appréciation accentuée du franc aurait certainement précipité cette baisse et causé dans l'économie française des perturbations graves. Le Gouvernement le sentit et, redoutant ces perturbations, il prit des mesures destinées à arrêter la revalorisation de notre monnaie. C'était là une position toute nouvelle car la thèse officielle, sanctionnée par les conventions de 1920 avait toujours été que la dette de l'État envers la Banque de France devait être remboursée en billets et que, par ce remboursement, la France reviendrait purement et simplement au système monétaire antérieur à la guerre. La loi du 7 août 1926 sur laquelle nous nous étendrons ultérieurement marqua l'abandon de cette thèse. LA CRISE DU FRANC ET LA THÉORIE DU CHANGE 2. -
Les fluctuations désordon-
nées que les cours de la plupart des devises de l'Europe continentale connurent sur le marché des changes après la guerre, et qui se, prolongèrent pour la France jusqu'à la fin de 1926, posèrent aux économistes le problème de savoir
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quels facteurs provoquaient ces mouvements et dans quelle mesure les fluctuations ainsi enregistrées étaient soumises à une règle. La théorie classique n'apportait en l'espèce qu'une référence très générale à la loi de l'offre et de la demande. La monnaie n'étant plus convertible en or et le seul moyen de faire des paiements à l'étranger restant dès lors l'achat de devises, c'est, disait-on, le seul rapport entre les quantités offertes et les quantités demandées qui détermine le prix de ces devises. Aucune limite ne peut être théoriquement assignée à ce prix, car, sans sa base de métal, la monnaie est devenue « erratique». En une telle conjoncture, le seul problème qui se pose est donc de savoir comment se présentent l'offre et la demande, d'où elles procèdent. C'est l'examen de la halance des comptes du pays, déclare-t-on, qui nous éclaire sur ce point. De cette balance, les mouvements de marchandises, importations et exportations, constituent l'élément le plus connu et d'ailleurs le plus important. Mais cet élément n'est pas seul, comme on l'a trop souvent pensé. Des créances et des dettes entre nations proviennent d'autres opérations que les échanges de biens. Nous citerons les prestations de services, les opérations d'assurance, les voyages touristiques avec les dépenses qu'ils comportent, les prêts ou placements à l'étranger, tant en principal qu'en intérêts. Avec les échanges de hiens, ce sont ces facteurs qui déter"minent les offres et les demandes dont la confrontation permet aux prix des devises de se dégager. Supposons que dans cette confrontation les dettes d'un pays envers l'étranger l'emportent sur ses créances. Ce solde doit être payé, faute de quoi le pays en question est en état de cessation de paiements; c'est dire que la demande sur le marché des changes devient à un moment donné incompressible. Il est donc indispensable qu'en cas d'insuffisance de l'offre des devises, des offres supplémentaires interviennent sous la poussée de la hausse des changes et qu'ainsi la balance des comptes puisse s'équilibrer. Avant la guerre c'était, nous le A) Théorie de la balance des comptes
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verrons, l'afBux des capitaux étrangers, attirés par la hausse du taux de l'escompte qui fournissait ces moyens de règlement. Mais la hausse du taux de l'escompte est le plus souvent inefficace pour un pays dont la monnaie est inconvertible. Car les cours d'une telle monnaie étant soumis à de larges amplitudes, l'attrait d'une rémunération plus élevée ne suffira plus à déterminer l'aillux de capitaux étrangers dans le pays: cette rémunération est hors de proportion avec le risque de perte que court le principal, en cas de chute plus prononcée de la devise qui faiblit . . C'est donc par le jeu du marché c'est-à-dire par la hausse des cours que peut se rétablir l'équilibre. Cette hausse doit être très brutale afin de réduire suffisamment les demandes de biens et de services adressées à l'étranger, car seul un renchérissement assez important des prix étrangers exprimés en monnaie nationale permettra d'obtenir ce résultat. D'autre part, la même poussée des changes baissera considérablement les prix nationaux exprimés en monnaie étrangère et, par ce fait seul, favorisera les exportations tant visibles qu'invisibles. Ainsi l'offre· des devises étrangères s'accroîtra., cependant que les demandes nouvelles faibliront, et l'arriéré non encore satisfait de demandes anciennes, arriéré que des crédits auront permis de proroger, pourra être éteint. On sait, et l'expérience de la guerre aussi bien que celle de l'après-guerre en donnent de multiples exemples, que pour freiner la hausse des changes étrangers et suppléer à l'impuissance de l'arme du taux' de l'escompte, les États se sont appliqués à conclure à l'étranger des emprunts grâce auxquels ils se sont procuré des moyens de règlement. Ces emprunts ont été le plus souvent à court terme. Avant la guerre de 1914, ils étaient généralement à long terme. Mais ils étaient d'habitude contractés par des pays neufs, désireux de s'équiper, donc de faire des achats aux grandes nations industrielles, en vue d'exploiter des ressources naturelles souvent considérables. Ainsi l'emprunt pouvait créer des richesses qui payaient. Il n'en a pas été de même au cours des années qui ont suivi la guerre. L'emprunt - et notamment celui qui fut contracté par notre pays en 1924 - a servi non à créer de la richesse, mais à obtenir un répit. Aussi a-t-il alourdi l'avenir sans aucune contre-partie réelle. En résumé, la simple référence à la théorie générale des prix
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fait dépendre le cours de la devise d'une nation, sur le marché international des changes, de la balance des comptes de ce pays. D'où le qualificatif de théorie de la balance des comptes, donné à cette explication des variations de la valeur extérieure d'une monnaie non convertible. A cette théorie, une objection fondamentale est faite. C'est qu'elle ne laisse aucune place, dans son interprétation des faits, aux facteurs qualitatifs. Sans doute, en fin de compte, les appréciations sur la qualité d'une monnaie, pour influencer les cours de celle-ci, doivent se traduire par un accroissement des offres ou des demandes. En ce sens on peut dire que les seuls facteurs qui, en définitive, influent directement sur le change sont quantitatifs. . Toutefois, la théorie de la balance des comptes n'envisage aucunement l'action possible d'appréciations qualitatives sur les quantités offertes ou demandées. Ces quantités sont, pour elle, déterminées par les seules importations et exportations tant visibles qu'invisibles. Elle limite les relations inter'nationales à des échanges normaux, dictés par les seules différences de prix. Les mouvements de capitaux eux-mêmes, elle les fait dépendre du seul appât de la différence d'intérêts. Et pour cette raison elle ne saurait expliquer ces chutes profondes ou ces hausses verticales qu'en quelques instants des migrations massives de capitaux provoquent dans les cours d'une monnaie, migrations dues elles-mêmes aux jugements portés sur la qualité de cette monnaie. La théorie dite de la parité des pouvoirs d'achat est généralement présentée comme une réaction contre la théorie de la balance des comptes, en ce sens qu'elle « a recours à des facteurs qualitatifs pour déterminer le niveau du change et ses variations» (1). Elle est qualitative, indique M. Aftalion, en ce sens qu' « elle fait dépendre le change d'une qualité de la devise, de la valeur que lui donne son pouvoir d'achat intérieur. Des deux théories aujourd'hui dominantes on peut donc dire que l'une, celle de la balance des comptes, est B) Théorie de la parité des pouvoirs d'achat
(1) Aftalion, Monnaie, Prix et Change, p. 271. Paris, 1927.
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une théorie quantitative, l'autre, celle de la parité des pouvoirs d'achat, est une théorie qualitative» (1). On peut discuter ce point de vue, et prétendre que, si l'on considère dans la monnaie le seul pouvoir d'achat, on se place, tout comme dans la théorie de la balance des comptes, dans l'hypothèse d'échanges internationaux de biens ou de services et que l'on néglige ces migrations de capitaux sur lesquelles le pouvoir d'achat n'a aucune influence. Qui dit pouvoir d'achat dit pouvoir d'acheter. Mais pour qui n'a cure d'acheter - et, dans les périodes de fluctuations désordonnées du change, tel est le cas du plus grand nombre - qu'importe cette qualité? M. Aftalion, qui d'aille.urs n'accepte pas la théorie de la parité des pouvoirs d'achat, mais qui s'efforce d'en donner une présentation aussi complète que possiblé, déclare bien que « même sans modification dans la balance des comptes, dans les quantités de devises offertes ou demandées, une altération dans le rapport des pouvoirs d'achat intérieur des deux monnaies échangées déterminera une modification dans les prix d'offre et de demande des devises, et par suite une variation qui pourra être très notable dans le cours du change» (2). Mais cette position de la question est toute théorique. Les détenteurs de devises, pour savoir à quel prix ils doivent les acheter, regarderaient-ils la tendance de la parité des pouvoirs d'achat? Outre qu'ils auraient bien du mal à calculer cette parité au jour le jour, des exemples trop nombreux nous prouvent que, même s'ils le pouvaient, ils n'en auraient aucune envie quand la monnaie nationale s'écroule, car en de pareilles conjonctures ce n'est aucunement le niveau des prix qui les guide. La vérité est que la théorie de la parité des pouvoirs d'achat . se place exactement dans l'atmosphère de la théorie de la balance des comptes: l'une et l'autre impliquent que l'homme conserve, en toute circonstance, son froid raisonnement, qu'il recherche toujours la jouissance maxima au prix minimum, qu'il est constamment disposé à l'échange lorsque cet échange est intéressant et qu'il ignore cette tendance au repli sur soi que causent l'inquiétude et l'incertitude du lendemain. Pour cette l
(1) Aftalion, op. cit., p. 272. (2) Ibid., p. 273.
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théorie, toute variation dans cette qualité qu'est le pouvoir d'achat de la monnaie aurait donc automatiquement sa répercussion sur l'offre et la demande de biens. Le facteur qualitatif à quoi s'attache la théorie de la parité des pouvoirs d'achat, se ramène ainsi à des facteurs quantitatifs. Mais il y a plus : la théorie de la balance des comptes et celle de la parité des pouvoirs d'achat découlent d'une même source qui est la thèse ricardienne, et cela leur donne une parenté beaucoup plus précise encore que celle que nous venons d'indiquer. Dans son pamphlet sur le haut prix des lingots, Ricardo, se préoccupant de ruiner la vieille doctrine mercantiliste qui s'acharnait à préconiser une politique d'importation d'or, soutient que le numéraire se répartit naturellement entre les divers pays, de telle sorte que partout un rapport uniforme existe entre le capital national et la masse monétaire en circulation. Cette répartition de numéraire entre les divers pays se fait par le mécanisme des prix et des changes. Si, dans un État donné, la masse de numéraire est supérieure à ce qu'elle devrait être eu égard au capital national, les prix hausseront, autrement dit le prix de l'or sera bas. On l'exportera donc. Ainsi l'exportation du numéraire vient de son bas prix, et nous ne l'enverrions pas au dehors s'il existait une autre marchandise dont l'exportation fût plus fa.vorable. C'est parce qu'il est déprécié que le numéraire sort, et il est déprécié parce qu'il est surabondant. Laissons donc sortir ce surcroît de métal, et lorsque le rapport entre la masse monétaire et le capital national sera devenu ce qu'il est à l'étranger, les métaux précieux ne sortiront plus. Ainsi le phénomène qui est à la base de l'appréciation des monnaies étrangères et de la sortie de l'or, c'est la dépréciation de la nlonnaie à l'intérieur du pays, autrement dit la hausse des prix. Hausse des monnaies étrangères et hausse des prix sont, de la _sorte, deux aspects du même phénomène. La dépréciation extérieure est uniquement la mesure de la dépréciation intérieure. Et Ricardo cite, en l'approuvant, le passage suivant de Sir James Stewart:« Si l'on avait changé le pied métrique sur toute la surface de l'Angleterre, soit en l'augmentant, soit en le réduisant, d'une partie proportionnelle à sa longueur type, le meilleur procédé pour découvrir cette altération serait de comparer le nouveau pied ALFRED POSE
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avec celui de Paris ou de tout autre pays resté invariable. De même, si l'on découvrait quelque altération dans la livre sterling, qui est l'unité anglaise, et qu'une complication d'événements rendît difficile le calcul de cette variation, le meilleur moyen pour y parvenir serait de comparer la valeur précédente et actuelle de la livre sterling avec la monnaie chez les nations où elle n'aurait subi aucun changement. Le change conduira à ce résultat d'·une manière certaine. » Ainsi le change est la mesure de la dépréciation intérieure de .la monnaie. Cette idée est à la base de la théorie ricardienne, donc de la théorie de la balance des comptes qui n'est qu'une expression ,un peu plus poussée dans les détails de la thèse ricardienne; elle est aussi à la base de la théorie de la parité des pouvoirs d'achat. Car comment la parité des pouvoirs d'achat peut-elle être le prix normal sur le marché des changes, sinon en accroissant les exportations tout en diminuant les importations lorsque les changes étrangers lui sont supérieurs et en provoquant les mouvements inverses lorsque les changes lui sont inférieurs ? Ainsi, pour la théorie de la parité des pouvoirs d'achat de même que pour la théorie de la balance des comptes, la valeur extérieure d'une monnaie se fixe automatiquement à sa valeur intérieure. Cette valeur intérieure, la théorie de la balance des comptes la fait dépendre de la circulation monétaire. En fait, la théorie de la parité des pouvoirs d'achat ne raisonne pas différemment. Car le jugement que porteraient les acheteurs et vendeurs de devises sur cette qualité de la monnaie que constitue le pouvoir d'achat, par quel facteur est-il déterminé? M. Cassel n'en cite jamais qu'un, qui est l'inflation donc la quantité de monnaie en circulation. La théorie de la parité des pouvoirs d'achat se révèle de la sorte beaucoup moins qualitative qu'il n'apparaît au premier abord, et par là elle ne se différencie guère de la théorie de la balance des comptes. Mais elle est beaucoup plus précise, ainsi que nous permettra de le montrer un résumé rapide de l'exposé qu'en fait M. Cassel (1). (1) D'après l'ouvrage de Cassel, La Monnaie et le Change après 1914. Paris, 1923.
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_Ayant indiqué que la guerre a eu pour conséquence de jeter le désarroi dans le système monétaire d'à peu près tous les pays en provoquant dans tous une inflation, c'est-à-dire une augmentation de la masse monétaire en ci.rculation sans augmentation corrélative de la lnasse des biens échangés, M. Cassel déclare que cette inflation a eu deux conséquences essentielles : la première, fatale, a été Ulle hausse des prix; la deuxième a été de provoquer pratiquement, sinon théoriquement, l'abandon de l'étalon-or. Hausse des prix et hausse fatale, car c'est par la seule hausse des prix que l'État peut atteindre le but qu'il se propose en provoquant l'inflation. Ne veut-il pas, en effet, se procurer des biens avec les signes monétaires qu'il crée? Mais ces biens trouvant tous preneur à l'heure ou il émet des signes monétaires nouveaux, il ne peut atteindre ses fins :qu'en écartant de la consommation des biens qu'il désire acquérir, un certain nombre de consommateurs dont il prendra la place. La hausse des prix seule lui permettra de se substituer aux acheteurs pour lesquels le prix antérieur' était le maximum qu'ils consentaient à payer ces biens qu'il désire. Ces acheteurslimite écartés, des biens se trouveront libérés dont l'État pourra faire l'acquisition. Le deuxième effet de l'inflation a été, selon M. Cassel, de provoquer l'abandon pratique de l'étalon-or, et cela dans tous les pays à l'exception des États-Unis. Cet abandon a eu pour conséquence de changer complètement la nature du billet de banque. De reconnaissance de dette, celui-ci est devenu un simple moyen de paiement, une monnaie qui, n'ayant aucune valeur matérielle, est purement fiduciaire (1). Ce qui détermine donc, à l'heure présente, la valeur d'un billet de banque, ce qui constitue, pourrions-nous dire, sa valeur intrinsèque, ce n'est plus son pouvoir d'être échangeable contre une certaine quantité d'or, c'est son pouvoir de procurer à celui qui le cède une plus 01.1 moins grande quantité de biens, c'est son pouvoir d'achat. Ainsi l'inflation a eu pour conséquence, non seulement de déprécier le billet de hanque en provoquant une hausse des (1) C'est là ';l~e vue uniquemen! juridique des phé!10mènes et que nous avons suffisaD1Dlent crItIquée pour en soulIgner de nouveau iCI le caractère superficiel.
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prix, mais encore de lui enlever ce substratum, ce fondement qui constituait pour lui la valeur intrinsèque de l'or dont il était jadis la représentation. De ce fait, les monnaies des principaux pays qui, jusque-là, présentaient le caractère commun d'être toutes à étalon-or, ne se sont plus trouvées reliées par aucun autre lien que celui qu'elles avaient; conservé toutes, d'être échangeables contre des -marchandises, autrement dit d'avoir un pouvoir d'achat. La rupture du lien que créait entre les monnaies des principaux pays leur caractère commun d'être à étalon-or, a déchaîné une perturbation, un désordre inouïs sur le marché .des changes. C'est que ce marché perdait de ce fait ce que nous pourrions appeler son prix statique, son prix normal autour duquel les prix réels oscillaient sans cesse; en un mot, il n'y avait plus, entre les monnaies, de pair métallique. L'or ne circulant plus en fait, les cours du change n'avaient plus de régulateur, ils devenaient « erratiques ». Longtemps, on a considéré cette désorganisation comme temporaire, mais la raison en est que l'on ne s'est pas rendu exactement compte du problème. On n'a pas vu que lorsque l'étalon-or est abandonné, c'est un état de choses tout nouveau qui s'instaure, c'est un nouvel équilibre. qui se crée et qu'il est vain d'espérer un retour à l'ancien équilibre, à l'ancien état de choses, tant que le retour à l'étalon-or n'est pas réalisé. Il n'est donc pas exact de considérer comme chaotique et affranchi de toute règle le marché des changes dits erratiques. Ce marché est aussi régulier que celui des monnaies à étalon-or et il ne paraît désordonné qu'à celui qui s'obstine à considérer comme normal le pair métallique. En réalité, le pair métallique n'a rien à voir en l'espèce. Il est complètement étranger à ce que l'on appelle le marché des changes erratiques et ne constitue le prix normal que sur le marché de monnaies qui sont toutes à étalon-or. Si l'on se pénètre bien de cette vérité, on constate aussitôt que les changes dits erratiques oscillent eux aussi autour d'un prix normal. Mais ce prix n'est pas le pair métallique. Il doit être recherché ailleurs. C'est dans le caractère commun que présentent les diverses monnaies d'être échangeables contre des marchandises, d'avoir un pouvoir d'achat, que ce prix normal sera trouvé. Et de même que pour les monnaies dont le caractère commun est
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d'être à étalon-or, les changes se fixent eu égard à leur poids d'or respectif,de même pour les monnaies qui n'ont plus que ce caractère commun d'avoir un pouvoir d'achat, les changes se fixeront eu égard à leur pouvoir d'achat respectif, c'est-à-dire, en fin de compte, au niveau des prix dans leur pays d'origine. Il est facile de déduire de là le prix normal sur un marché des changes où les transactions-portent sur des monnaies purement fiduciaires. Supposons deux pays A et B soumis au libreéchange. S'il se produit une inflation en A, le pouvoir d'achat de la monnaie s'y trouvera réduit, si bien que la valeur de la monnaie de A s'abaissera fatalement en B et, comme la réduction du pouvoir d'achat d'une monnaie est en raison directe de l'intensité de l'inflation, nous pouvons poser la règle suivante : « Lorsque deux monnaies ont été l'objet d'une inflation, le cours normal du change sera égal à l'ancien cours multiplié par le quotient du degré d'inflation dans un pays et dans l'autre.» Telle est, très brièvement exposée, la théorie de la parité des pouvoirs d'achat. Cette théorie, quelle que soit son apparente rigueur et pour solides que paraissent les raisonnements sur lesquels elle s'appuie, est certainement insuffisante à rendre compte des mouvements qui se sont produits sur les cours des devises étrangères en France entre 1919 et la fin de 1926. Nous nous sommes livré ailleurs (1) à une étude des tableaux et des courbes que le tome III de l'Enquête sur la production a établis en vue de permettre la comparaison des cours réels et des cours théoriques du dollar dans divers pays, ces cours théoriques étant ceux qui résultaient de la parité des pouvoirs d'achat. L'étude à laquelle nous avons ainsi procédé nous a conduit à constater que le cours réel du dollar est resté chez nous constamment inférieur à la parité des pouvoirs d'achat jusqu'en 1919, que de 1919 à la fin de 1921, il est resté constamment au-dessus et qu'après être tombé très légèrement au-dessous tout au début de 1932, il s'est ensuite maintenu constamment au-dessus. Ainsi la courbe du cours réel du dollar et celle des cours (1) v. n. article intitulé Esquisse de l'évolution de la théorie quantitative (Revlle d' Histoil'e Economique et Sociale, 1926).
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théoriques résultant de la parité des pouvoirs d'achat n'ont que très rarement coïncidé en France au cours de la période troublée qui a suivi la guerre de 1914-1918. Une étude semblable faite pour un certain nombre de pays conduit à la même constatation, au moins pour les périodes d'amples fluctuations du change. Cet examen, toutefois, ne saurait permettre d'affirmer que la théorie de la parité des pouvoirs d'achat est erronée. Comme l'écrit M. Aftalion, cette théorie se donne comme une théorie du change normal plutôt que du change courant, et, par suite, elle n'exclut pas la possibilité de déviations temporaires à la parité. Ce qu'elle prétend, c'est que, si le change s'écarte de la parité, des forces économiques tendent spontanément à l'y rame'ner (1). Ainsi la parité des pouvoirs d'achat serait le prix normal autour duquel les cours réels du change oscilleraient sans cesse. Mais, il faut bien le constater, rien de tel ne s'est produit ni en France ni ailleurs pendant les périodes de change agité. Chez nous, de 1919 à 1926, les mouvements du change et de la parité ont été plutôt parallèles, la courbe des .changes sè maintenant à peu près constamment au-dessus de la courbe de la parité et paraissant d'ailleurs beaucoup plus entraîner celle-ci que se laisser entraîner par elle. Ce ne sont donc pas des écarts tout passagers, mais bien au contraire des écarts de ,longue durée, portant souvent sur plusieurs années, dont la réalité nous offre l'exemple. Ces écarts, M. Cassel ne les conteste pas (2) . Mais il n'y a, affirme-t-il, qu'une cause d'écart permanent: ce sont les entraves 'apportées au commerce. « Si, ,explique-t-il, le commerce entre deux pays est plus entravé d'un côté que de l'autre, la monnaie du pays dont les exportations sont relativement moins gênées baissera dans l'autre pays au-dessous de la parité de son pouvoir 'd'achat. Ce 'résultat n'est qu'une simple conséquence de notre théorie générale sur les cours du change, qui expriment la valeur des marchandises qu'on peut se procurer à l'étranger. Si, par des moyens artificiels, ces marchandises deviennent plus difficiles à acquérir, la valeur actuelle des devises étrangères doit baisser. (1) Monnaie, Prix et Change, p. 278. (2) V. chap. XI de l'ouvrage précité.
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Il existe hien des exemples de ces écarts anormaux dans les cours du change. Ainsi l'inflation a été sans aucun doute moins prononcée aux États-Unis qu'en Suède et le dollar a conservé un"pouvoir d'achat plus élevé que la couronne suédoise. La parité du pouvoir d'achat a dû, par conséquent, s'élever au-dessus de son ancienne parité de 3,73 couronnes pour un dollar. Mais, pendant la période où les réglementations les plus sévères du temps de guerre étaient imposées aux importations américaines en Suède, le cours du dollar tomha bien au~dessous de l'ancienne parité et le cours moyen du mois de novembre 1917 s'abaissa à 2,55 couronnes. Dès que cessèrent les interdictions, le change du dollar monta à un cours correspondant à la parité du pouvoir d'achat et même, pendant un court délai, au-dessus» (1). Ainsi, selon M. Cassel, si deux pays A et B étant en relations économiques, on établit dans l'un d'eux, mettons en A, des restrictions d'importations, la monnaie de B tombera en A à un cours inférieur à la parité des pouvoirs d'achat. C'est ce qui s'est produit pendant la guerre dans les relations entre la Suède et les États-Unis d'Amérique, A étant la Suède, Bles États-Unis. Dès que les Suédois ont pu ,importer librement d 'Amérique, le dollar est remonté à la parité des pouvoirs d'achat. A supposer que cette explication vaille pour la Suède, elle ne vaut pas à coup sûr pour la France car jamais notre pays n'a autant importé d'Amérique que pendant la guerre, et cependant le dollar s'est, de 1914 à 1919, maintenu constamment à Paris au-dessous de la parité des pouvoirs d'achat. L'argument n'a cependant pas de force car le non~paiement réel de ces achats le vicie à la base. Mais une autre constatation est plus probante : c'est qu'en France le dollar s'est maintenu pendant plusieurs années au-dessus de la parité des pouvoirs d'achat, - ou, ce qui revient au même, le franc est resté au-dessous de la parité - sans que l'on puisse attribuer cet état de choses à un accroissement de la sévérité des restrictions IilÎses par les États-Unis aux importations de produits français. L'explication des écarts permanents, telle qu'elle nous est apportée, ne paraît donc pas suffisante. Bien qu'il soit difficile (1) ·Op. cit., pp. 168 et 169.
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d~ tracer la limite entr~ le permanent et le provisoire, la durée de certains écarts ne permet guère de les considérer comme a~ci dentels. Admettons-le cependant et voyons si l'explication que Cassel donne de tels écarts est plus satisfaisante. Pour lui, la cause essentielle de ces anomalies est une anticipation du puhlic étranger (mettons les États-Unis) quant aux variations de valeur de la monnaie du pays envisagé (mettons la France). « Une dépréciation de la monnaie, écrit-il, n'exprime souvent qu'une prévision anticipée de la haisse du pouvoir d'achat intérieur de cette monnaie. On s'aperçoit que les progrès de l'inflation s'accusent sans cesse et que l'état des finances puhliques, par exemple, rend prohahle une dépréciation continue de la monnaie. La valeur internationale de cette monnaie aura alors une tendance marquée à haisser par anticipation sur les événements, pour ainsi dire, et elle deviendra plutôt l'expression de la valeur intérieure que possédera la monnaie dans quelques mois ou même dans une année. » Ainsi, pour reprendre notre exemple, l'état des finances puhliques de la France rendant prohahle une nouvelle dépréciation du franc, les spéculateurs américains ont rendu cette baisse immédiatement effective, anticipant sur la hausse des prix en France. Mais comment la simple volonté des spéculateurs américains à la haisse du franc a-t-elle pu avoir pour résultat de provoquer effectivement cette haisse sur le marché des changes ? Faut-il donc admettre que les fluctuations des devises peuvent être déterminées par un autre facteur que la parité des pouvoirs d'achat? A cela M. Cassel ohjecte que c'est toujours cette parité qui constitue le primum movens, mais que la parité agissante est celle de demain et non plus celle d'aujourd'hui. Conciliation toute verhale, est-il hesoin de le souligner. Car elle apparaît, dès l'ahord, comme hien .étrange, cette connaissance exacte qu'auraient les spéculateurs de la parité future des pouvoirs d'achat. D'où leur vient une telle prescience? D'autre part, comment admettre qu'il suffise pour les spéculateurs d'imaginer une parité des pouvoirs d',achat différente de la parité actuelle pour que celle-ci perde toute son influence au hénéfice de celle-là? Invoquer la parité future pour expliquer la faihle action de la parité présente, c'est donc ne rien expliquer; car si la parité réelle n'agit pas, une parité hypothétique doit agir moins encore,
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La vérité, c'est que très souvent les variations de la parité des pouvoirs d'achat ont été beaucoup moins la cause que l'effet des variations du change. Cela d'ailleurs s'explique parfaitement car, comme l'écrit M. Aftalion,« la dépréciation intérieure de la monnaie n'échappe pas à l'action du change. Elle la subit au contraire fortement. Loin d'exercer toujours une action régulatrice sur le change, les prix intérieurs se laissent entraîner par lui. Loin qu'elle constitue le niveau normal autour duquel gravite le change, la dépréciation intérieure de la monnaie se déplace plus ou moins rapidement avec lui, satellite plutôt que seigneur du change» (1). C'est ainsi que s'explique, note M. Aftalion, le fait que la prime à l'exportation, créée par la dépréciation de la monnaie, ait généralement été impuissante à « faire remonter le change à la parité. Les prix intérieurs s'élevant avec l'avilissement du change, la prime résultant de l'écart entre prix intérieurs et extérieurs, entre pouvoir d'achat intérieur et extérieur de la monnaie, ne joue que temporairement ou tout au moins ne grandit pas démesurément. Elle reste par là incapable de mettre un terme à la « sous-évaluation » extérieure de la monnaie nationale. Et si, comme ce fut le cas le plus fréquent dans les pays à monnaie dépréciée en ces dernières années, la dépréciation extérieure continue, aggravée par sa persistance même, on la voit qui s'accentue de plus en plus, suivie par la dépréciation intérieure, sans parvenir à s'arrêter et à remonter vers le niveau que comporterait la parité des pouvoirs d'achat» (2). Et M. Aftalion est fondé à conclure :« Il ne paraît pas que la 'parité (des pouvoirs d'achat) puisse être donnée comme la loi du change normal parce qu'elle peut devenir elle-même un effet du change» (3). Si le change peut varier indépendamment de la· parité, entraînant celle-ci à sa suite au lieu de la suivre comme le voudrait la théorie de la parité des pouvoirs d'achat, c'est que la monnaie n'est pas seulement désirée pour ce qu'elle permet d'acheter. Dans les périodes de trouble, lorsque l'inquiétude règne sur ce que sera le lendemain, les devises étrangères. cons(1) Op. cit., p. 287. (2) Ibid., pp. 287 et 288. (3) Ibid., p. 288.
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tituent souvent le refuge où l'épargne va chercher la ,sécurité. L'achat de devises a été pour beaucoup d'épargnants inquiets le moyen d'exporter leurs réserves dans des pays mieux administrés, moins menacés par la guerre ou les troubles intérieurs. Il a été la recherche d'une position d'attente qui ne préjugeait aucunement de la destination ~éfinitive des fonds ainsi employés. Ces achats ont provoqué des mouvements de fonds internationaux procédant de causes très différentes de celles qui prévalaient avant 1914, mais qui, par leur importance, ont souvent contre-balancé les effets des échanges de biens ou de services sur la balance des comptes. Alors que jadis ces mouvements de capitaux intervenaient au moment où la satisfaction maxima des besoins au prix minimum posait le problème des moyens de règlement, l'instabilité monétaire et politique a créé des mouvements de capitaux indépendants de tout problème de paiement. La monnaie étrangère n'est plus restée seulement un moyen de s'acquitter d'une dette, elle est devenue un bien désiré pour luimême. Et c'est ainsi qu'elle a pris place dans la balance des comptes parmi les biens et les services. Ce fait nouveau, dû, nous le répétons, à l'entrée en jeu de facteurs qualitatifs, a complètement bouleversé les conditions dans lesquelles se présente le problème du change. C) Théorie psychologique du change
M. Aftalion, en appliquant au marché des monnaies
étrangères la théorie générale de la valeur dégagée par l'école autrichienne, a formulé avec heaucoup de netteté et de subtilité la théorie psychologique du change. C'est dans son ouvrage intitulé Monnaie, Prix et Change que M. Aftalion a développé sa pensée. Le fondement de la valeur d'une devise étrangère, explique-t-il, dépend à la fois d'éléments qualitatifs et d'éléments quantitatifs. Parmi les premiers, M. Aftalion cite dès l'abord les « satisfactions que nous entendons obtenir par son intermédiaire... que nous en attendons. Et comme la monnaie étrangère doit être acquise au moyen de la monnaie nationale, la formule complète serait que le prix que nous acceptons de payer pour la monnaie étrangère dépend, pour chacun de nous, du rapport de ce que nous attendons des deux monnaies».
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Ce que nous attendons d'une monnaie peut « assurément être du pouvoir d'achat». Mais encore ne faut-il pas sur ce point rester dans le vague. C'est moins le pouvoir général d'achat que le pouvoir d'acheter tel ou tel objet, telle ou telle denrée qui intéresse le plus grand. nombre, « de sorte que l'appréciation de la devise dépend de la différence non pas entre le niveau général des prix à l'intérieur et à l'extérieur, mais entre le prix à l'intérieur et à l'extérieur du produit particulier que l'on désire acquérir ou encore entre le p.rix à l'extérieur de la matière première et le prix à l'intérieur du produit qu'on fabriquera avec cette matière première. Le pouvoir d'achat général n'est guère pris en considération que par les personnes désireuses de vivre à l'étranger et qui comparent le coût de la vie dans leur pays et au dehors» (1). Mais son pouvoir d'achat n'est pas la seule qualité d'une monnaie. Il s'yen ajoute d'autres. « Ce que l'on attend de la devise,- ce peut être, par exemple, le règlement à l'étranger de dettes antérieurement contractées. On la recherche alors comme pouvoir libératoire. » Ce peut être aussi le bénéfice provenant d'une hausse éventuelle du cours de cette devise sur le marché des changes. Et c'est là assurément le facteur qui a joué un des rôles les plus importants sur les fluctuations des cours des devises. « Ce que nous avons surtout vu au début, ce sont des individus tentés par le has prix des devises dépréciées et en achetant dans l'espoir de leur hausse future. Ce qu'on a vu davantage ensuite, ce sont des personnes appartenant aux pays à monnaie dépréciée qui cherchent à se constituer des réserves de monnaies appréciées pour se garantir contre de plus graves défaillances de la monnaie nationale. Ce qu'on a vu encore, ce sont d'importants achats et ventes de change non suivis de livraison pour réaliser des hénéfices dus à la différence des cours. Dans tous ces cas, ce qu'on attend de la devise qu'on achète, c'est sa hausse relativement à la monnaie donnée en échange» (2). M. Aftalion, à ce bénéfice provenànt d'une hausse des cours, ajoute le hénéfice provenant d'une évasion fiscale. Cette fois, « ce que l'on attend de la monnaie étrangère, cit., pp. 291 et 292. (2) Ibid., pp. 292 et 293.
(1) Op.
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écrit-il, c'est ... d'être mis à l'abri des atteintes du fisc» (1). Mais, poursuit M. Aftalion, ces divers éléments qualitatifs qui sont à l'origine de la valeur des devises étrangères, .ne sont pas abstraits; ils sont concrets, c'est-à-dire qu'ils ne sauraient être indépendants de la masse des devises étrangères qui s'offre. « Ce qu'on attend de chacune des unités, écrit-il, diminue d'importance à mesure qu'en augmente le nombre. La loi de l'utilité décroissante s'applique ici comme ailleurs... Chez toute personne il y a ainsi une échelle décroissante d'estimatious correspondant à des quantités eroissantes de dollars, une courbe décroissante de prix de de;mande correspondant à des quantités croissantes d'unités demandées. Mais à chaque degré de l'échelle, à chaque point de la courbe, le prix qu'on consent à payer pour le nombre d'unités correspondant dépend de ce qu'on attend de la dernière unité» (2). Tels sont, selon M. Aftalion, les fondements de la valeur de la monnaie étrangère pour chaque individu. Mais« du fondement du change pour les individus il faut passer au prix du change sur le marché, au cours unique du change qui s'établit à un instant donné. Ce cours va dépendre de l'ensemble des estimations particulières. Les courbes d'estimations individuelles de la monnaie étrangère deviennent sur le marché, chez les acheteurs éventuels de cette monnaie, des courbes' de demande, des courbes de demande de dollars par exemple... Les vendeurs de dollars viennent aussi sur le marché avec des courbes d'estimations qui seront les courbes d'offre de dollars... Les courbes de demande de dollars étant décroissantes, les courbes d'offre sont croissantes. Chaque acheteur ne veut acquérir des quantités plus considérables de dollars qu'à des prix plus bas. Chaque vendeur ne veut céder des quantités de plus en plus fortes de dollars qu'à des prix de plus en plus élevés. Courbes de demande et d'offre individuelles se confrontent sur le marché. Elles se totalisent en quelque sorte en deux grandes courbes collectives, l'une ascendante et l'autre descendante. Comme l'enseigne la théorie moderne de l'offre et de la demande, aujourd'hui bien vulgarisée, le prix unique (1) Op. cit., p. 293. (2) Ibid., pp. 294 et 295.
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du marché se fixe au point où se croisent les deux courbes, au point où les .quantités demandées à un certain prix égalent les quantités offertes au même prix» (1). Ainsi, « le cours du change .dépend non pas des quantités demandées ou offertes, mais des quantités demandées et offertes à un certain prix... Lorsque les praticiens nous annoncent qu'un affiux de demandes émanant, par exemple, des importateurs a entraîné la hausse des devises étrangères, il faut entendre qu'ont augmenté les demandes à un certain prix, au prix ancien, de sorte que l'équilibre entre offres et demandes n'a pu se réaliser qu'à un cours nouveau, plus élevé que le précédent» (2). Telle est « la loi du change sur le marché ». On le voit, cette loi est un simple énoncé, pour un marché particulier, de ce que M. Aftalion appelle la théorie moderne de l'offre et de la demande. On peut se poser la question de savoir si cette théorie moderne apporte à la théorie ancienne une précision qui ne soit pas simplement verbale, et il semble bien malaisé de tirer du concept de l'utilité finale, de même que des concepts de courbes d'offre et de demande, la moindre utilisation pratique. Ce n'est pas, en tout cas, ces concepts qui nous permettront de prévoir quel sera le cours du change sur le marché. Or, il faut bien le dire, c'est cela seul qui intéresse gouvernants et gouvernés. Quel est donc au regard de cet intérêt l'apport de la théorie psychologique ? Cet apport ne saurait, à notre sens, consister que dans la précision apportée aux caractères de l'offre et de la demande de devises. Une offre et une demande de produits quelconques procèdent de besoins donnés, besoins qui, bien que très extensibles, n'en ont pas moins un grand caractère d'objectivité car ils ont à leur origine les exigences d'un besoin naturel. La théorie de la parité des pouvoirs d'achat a le tort d'intégrer, à ce point de vue, la monnaie dans les biens ordinaires. Car elle ne retient de la monnaie que son pouvoir d'acheter, c'est-à-dire de satisfaire un besoin de consommation. La théorie· psychologique a, au contraire, le mérite de montrer que la monnaie peut être offerte ou demandée pour d'autres fins que la satisfac(1) Op. cit., p. 296. (2) Ibid., pp. 298 et· 299.
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tion du hesoin de consommer. Elle n'oublie pas que la monnaie est devenue plus .que le moyen d'acheter, qu'elle est le symbole de la richesse, la garantie des mauvais jours, et même, si l'on veut, .le mythe qui donne un objet au désir de posséder, si puissant chez l'homme. Si hien que l'attitude des hommes devant la monnaie n'est pas du tout celle qu'ils auraient devant un bien quelconque. L'argent, c'est le fruit des efforts ou l'heureux présent de la Fortune; l'essentiel est de ne le point perdre, et c'est cela qui a donné au ma.rché des devises étrangères en France, de 1919 à 1926, ce caractère si particulier. Il ne s'agissait pas tant, pour ceux qui venaient sur ce marché en qualité d'acheteurs, d'acquérir le moyen de se procurer tel ou tel bien, mais de garder leur richesse en fuyant devant la dépréciation de la monnaie ou devant les désordres intérieurs ou devant la spoliation fiscale. Et c'est pourquoi, tout ce que son jugement représentait au public comme de nature à menacer cette richesse, avait sa répercussion sur le marché des changes, puisqu'ainsi les demandes de devises s'accroissaient et les offres se réduisaient dans toute la mesure où les détenteurs de devises n'étaient pas dans l'ohligation absolue de les vendre. L'accroissement de la circulation que l'on estime être le signe d'une diminution de la valeur de la monnaie, le déficit budgétaire chronique que l'on juge devoir conduire fatalement à un recours de l'État à la Banque d'émission, l'arrivée au pouvoir de gouvernants qui semblent méconnaître le droit de propriété, sont autant de causes de perturbation sur le marché des changes, surtout quand le public est inquiet. Car, on le conçoit sans peine, la réaction du public devant le même fait n'est pas constante. Elle varie suivant les liens de causalité que ce public croit voir entre ce fait et la dépréciation de la monnaie. Les références au passé, les avis des personnes autorisées - ou que l'on estime telles - jouent en cette matière un rôle dominant. Nous sommes ici dans le domaine du crédit, domaine dans lequel c'est la foi qui fait la vérité, et où, par conséqu~nt, on ne saurait aller à rencontre de la croyance générale sans courir à l'échec - cel~., évidemment., dans la mesure où l'on n'a pas le pouvoir d'imposer sa volonté à la masse. Tels sont les apports féconds que l'école psychologique a apportés à la théorie du change des monnaies de papier. Ces
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apports, il faut hien le dire, ont eu pour conséquence d'enlever à la théorie du change sa fausse précision. Il n'y a plus, dans la thèse psychologique, de prix normal sur le marché des devises.papier. De même, se trouve ruinée la thèse d'un mécanisme qui ramènerait automatiquement les prix de ce marché vers le prix nornlal. La monnaie n'étant plus seulement le pouvoir d'acheter, mais le symbole de la richesse, le marché des devises étrangères est soustrait aux conditions générales du marché des biens, il devient le marché de la sécurité, de l'espérance, biens abstraits, essentiellement subjectifs et soustraits tant aux limites du besoin organique qu'aux exigences de la raison.
CHAPITRE
III
LA STABILISATION ET LA DÉVALUATION DU FRANC La pOSItIon de principe 1 G que e ouvernement français avait conservée, même au plus fort de la crise qui secouait le marché des changes, avait toujours été le retour au franc de Germinal. C'est la loi du \7 août 1926 qui a marqué l'abandon de fait de cette position. Nous disons abandon de fait, car, nous le verrons, cette loi prétendait ne pas préjuger de l'avenir en ce qui concerne cette question de principe. Mais les intentions des hommes ne sont rien lorsque leurs actes les engagent : la logique des faits l'emporte sur les plus belles déclarations. Aussi bien la loi du 7 août se présentait-elle comme concernant« des opérations en vue de la stabilisation de la monnaie». Ainsi le mot de stabilisation était lâché. Et par là se trouvait écartée l'idée d'un retour du franc au pair métallique. Car la rupture d'un équilibre économique crée toujours des troubles et des souffrances devant lesquels il n'est pas de Gouvernement qui ne recule. On peut donc l'affirmer, le Gouvernement, qu'il en eût ou non conscience, en demandant au Parlement le vote de la loi du 7 août 1926, avait choisi entre les deux thèses qui, dans la presse plus d'ailleurs que dans l'opinion, s'opposaient avec passion: d'une part celle de la revalorisation du franc, d'autre part celle de la stabilisation. En fait, les « revalorisateurs » préconisaient le retour au franc de Germinal, les« stabilisateurs» demandaient l'abandon définitif de ce franc et une nouvelle définition de notre monnaie nationale. C'est donc à l'avis de ces derniers que, sans qu'il s'en soit probablement rendu bien compte, le Gouvernement s'est rangé LA STABILISATION PAR LA LOI DU 7 AOUT 1926 1. -
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lorsque fut votée la loi du 7 août 1926. Cette loi, dans ses deux premiers articles, autorise la Banque de France à acheter à leur valeur marchande, et non pas à leur valeur nominale, des piècès françaises d'or et d'argent. Par ailleurs, « la Banque de France est autorisée à procéder à des achats d'or, d'argent et de devises sur le marché ». Pour faire ces achats, la Banque de France a la faculté de créer des billets à due concurrence, le plafond del'émission étant haussé d'autant. L'article 4 de la loi du 7 août révèle bien l'incertitude qui régnait encore dans les sphères officielles quant à ,la véritable nature des opérations autorisées par cette loi.« Le Ministre des Finances, ··stipulè en effet l'article 4, est autorisé pendant un délai de trois mois à partir de la promulgation de la présente loi, à passer avec le Gouverneur de la Banque de France toutes conventions permettant à cet établissement de préparer, par le redressement du franc, la stabilisation de la monnàie. » Ainsi c'est par le redressement du franc que l'on veut préparer la stabilisation. Qu'est-ce à dire et comment imaginer cette stabilisation qui s'obtient en organisant précisément l'instabilité? Car le redressement du franc crée l'instabilité tout autant que son fléchissement. Il y a entre l'idée de stabilisation et celle de redressement une contradiction qui devait nécessairement aboutir à un choix. Il ne fallait pas une grande expérience de la politique pour prévoir que la solution la plus facile, qui était celle de la stabilisation, l'emporterait. Au demeurant avaitelle l'avantage d'être celle qui était la plus conforme à l'intérêt général. Car l'instabilité monétaire provoquée par une revalorisation continue du franc aurait eu pour résultat de créer une situation inextricable dans l'économie nationale, et par là dans les finances publiques. Comment penser en effet que les affaires françaises auraient pu l·ésister à une baisse incessante des prix, laquelle aurait provoqué pour toutes les entreprises, un déficit chronique ? Et comment l'État aurait-il trouvé dans cette économie défaillante les ressources accrues qui lui étaient indispensables pour assurer un équilibre budgétaire rigoureux ? La cause, quoi qu'en pût penser le Gouvernement, était donc entendue. D'ailleurs, il y avait, dans les trois premie~s articles de la loi du 7 août, un ensemble de dispositions qui constituaient un ALFRED POSE
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ahandon implicite du franc de Germinal. La plus nette, sur ce point, était la latitude donnée à la Banque de France d'acheter à prime des monnaies nationales. Il n'était pas possible de reconnaître d'une manière plus officielle le fait que le franc de 1926 n'était plus celui de 1914 et ne pouvait plus le devenir. C~r si un pareil retour en arrière avait pu être envisagé, comment aurait-on pu offrir une prime à ceux qui avaient, durant la guerre, fait la sourde oreille lorsque les divers comités de l'or faisaient appel au patriotisme des Français? On remarquera aussi l'autorisation donnée à la Banque de France d'acheter. des devises sur le marché et de considérer ces devises comme un gage, aussi valahle que le métal, de la circulation fiduciaire. Cette disposition introduisait dans notre pays le système dit du gold exchange standard sur lequel nous reviendrons ultérieurement. Sur les mesures prises en exécution de la loi du 7 août 1926, le rapport fait par le Gouverneur Moreau à l'Assemblée des actionnaires de la Banque de France, qui se tint le 27 janvier 1927, donne des éclaircissements intéressants. Ce rapport s'étend notamment sur les achats de monnaies d'or et d'argent qui ont commencé le 27 septembre. Au début, les cours pratiqués étaient 19 fr. 75 par gramme d'or fin et o fr. 59 par gramme d'argent fin. Ces prix ont été baissés, au fur et à mesure que le cours du franc montait sur le marché des changes, jusqu'à 14 francs pour l'or et jusqu'à 0 fr. 55 pour l'argent. Mais, en ce qui concerne les monnaies de métal· blanc, la Banque dut interrompre les achats dès le Il octobre « en raison, dit le rapport du Gouverneur, non seulement de l'afHuence du public et de l'encombrement des services (de la Banque) mais aussi de la situation du marché de l'argent». Du 27 septembre au 30 décembre, c'est-à-dire en trois mois, la Banque de France acheta pour 341 millions de francs, nominal, de monnaies d'or et d'argent. Pour ce faire, elle décaissa plus de 1 milliard et demi de francs de 1926. Nous savons qu'elle aurait pu, pour effectuer ces achats, augmenter d'autant le plafond de la circulation fixé à 58 milliards et demi par la loi du 4 dé~embre 1925 et que le jeu de la loi du 22 juillet 1926 avait porté le 7 août à 57.258 millions. Mais l'indice général des prix était tombé de 854 en juillet à 640 en décembre, en même
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temps que l'indice du cours du franc sur le marché des changes (100 représentant le pair métallique) montait de 12,7 à 20,5. Les besoins de l'économie en moyens de paiement se réduisirent donc avec les prix. Aussi la circulation, bien que plus de 1 milliard et demi aient été consacrés à l'achat de monnaies, « ne dépassait-(elle) pas, le 30 décembre..., le chiffre de 52.907 millions, inférieur de près de 6 milliards au maximum de 58 milliards et demi fixé par la loi du 4 décembre 1925 ». . Cette réduction de la circulation s'accompagnait d'une notable réduction des a.vances à l'État. Celles-ci, qui avaient atteint le 22 juillet le chiffre de 38.350 millions, s'élevaient le 30 décembre à 36 milliards. De plus, faisant jouer pleinement « pour la première fois depuis cinq ans », l'accord du 29 décembre 1920, l'État avait payé à la Banque l'annuité de 2 milliards prévue à cet accord et ramené de 38 milliards et demi à 36 milliards et demi le maximum légal des avances autorisées. L'année 1927 a vu se développer la politique inaugurée au cours du second semestre de 1926; l'indice du change qui en décembre 1926 était de 20,5, n'avait plus bougé depuis février, se fixant à 20,3. La stabilisation de fait des cours du franc sur le marché des changes était réalisée. Bien entendu, ce résultat n'avait pu être obtenu sans une action de la Banque de France, mais alors que notre Institut d'émission, dans les temps difficiles, devait intervenir pour engager son or, il était, cette fois, obligé d'entrer en action pour prendre des devises et accroître son encaisse. Comme dans les périodes de déficit, il se trouvait dans la nécessité d'augmenter sa circulation de billets, mais c'était maintenant pour répondre aux demandes du public, non pour déférer aux exigences d'un Trésor aux abois. C'est ainsi que de 52.448 millions à fin décembre 1926, la masse des billets en circulation passait à 56.300 millions à fin décembre 1927, soit une progression de 3.852 millions. Cette progression était d'autant plus notable que l'indice général des prix de gros était lentement descendu de 635 en janvier à 617 en décembre. L'augmentation de la: circulation était donc imputable uniquement aux offres de devises. C'est ce que déclarait le Gouverneur Moreau devant les actionnaires de la Banque de France réunis en Assemblée Générale ordinaire le 26 janvier 1928. Il s'exprimait ainsi: « Les achats de devises que la
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Banque a dû effectuer, d'une façon presque ininterrompue, durant tout le cours de l'exercice, l'ont obligée à procéder, en contre-partie, sous forme de billets ou de crédits en comptecourant, à des émissions équivalentes de francs». Et ailleurs : « L~s réserves d'or, d'argent et de devises, réparties entre les différents postes de notre actif, ont bénéficié, à la suite de nos achats, d'un accroissement exceptionnellement important ». Lorsque l'on examine les différents postes de l'actif du bilan de la Banque de France au 24 décembre 1927 et que l'on rapproche les chiffres de ceux du bilan de l'année précédente, on ne voit pas au premier abord où peut se trouver la contre-partie de cette augmentation de la circulation. Entre 1926 et 1927, en effet, à peu près tous les éléments d'actif ont diminué. La baisse la plus forte a été enregistrée par le poste « Avances à l'État ». qui est tombé de 10.900 millions, l'afH.ux de fonds au Trésor public, tant du fait des rentrées fiscales que des augmentations des dépôts dans les Caisses d'épargne et des souscriptions aux Bons de la Défense Nationale, ayant permis à l'État d'atténuer très fortement son débit à la Banque. Toutefois, comme cette atténuation pouvait être précaire, un décret du 13 juin prévit l'émission d'obligations 6 % amortissables en cinquante ans, lesquelles, aux termes d'une convention intervenue le même jour entre l'État et la Banque de France, devaient servir au remboursement des avances de la Banque à l'État. Grâce au produit de cet emprunt et à un prélèvement d'environ 500 millions opéré sur le compte d'amortissement des avances (lequel était alimenté par les intérêts payés par l'État pour sa dette à la Banque), le plafond des avances fut ramené de 36 milliards et demi à 32 milliards. Un nouveau prélèvement de 1 milliard, fait le 28 décembre sur les ressources dù compte d'amortissement, ramena ce plafond à 31 milliards. Mais la dette effective de l'État se réduisit plus encore que le plafond puisque, au 31 décembre 1927, nous l'avons vu, cette dette n'était que de 24.550 millions. L'abondance des capitaux sur le marché monétaire avait eu également pour résultat de diminuer sensiblement les remplois commerciaux de la Banque de France: son portefeuille d'effets de commerce s'était réduit de 50 %, les avances sur titres à la clientèle avaient diminué de 20 %. Seuls, les achats d'or,
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d'argent et de devises réalisés en vertu de la loi du 7 août 1926 avaient augmenté. Mais, en valeur absolue, cette augmentation n'atteignait pas 700 millions. Le poste de l'actif qui avait subi l'accroissement le plus marqué était le plus imprécis. C'était, en effet, le poste « Divers » qui, de 1926 à 1927, était passé de 4.850 millions à 25.900 millions. Cette augmentation supérieure à 21 milliards ne pouvait évidemment, les déclarations du Gouverneur l'indiquent, représenter que des devises. Mais pourquoi ne pas avoir fait figurer ces devises dans le poste« Achats d'or, d'argent et de devises» ? Probablement s'agissait-il de devises qui n'étaient pas en caisse, mais en dépôt dans des banques étrangères. Quoi qu'il en fût, on pouvait inférer du bilan de la Banque de France au 31 décembre 1927 et du rapprochement de ce bilan avec celui de l'année précédente que notre Institut d'émission avait absorbé à peu près pour 22 milliards de francs d'or et de devises au cours de l'année 1927. C'est à ce prix que la stabilité du franc fut maintenue pendant cette année. Mais, loin de cesser, l'affiux des devises sur le marché continua à s'accroître au cours des premiers mois de 1928. Ce mouvement, déclarait le Gouverneur dans son rapport sur cette année, atteignit dès le début« un rythme et une ampleur dépassant toutes les prévisions. Il était manifeste qu'(il) ne résultait pas uniquement du rapatriement de capitaux français antérieurement exportés, mais encore d'un vigoureux élan spéculatif d'origine étrangère, auq~el il devenait chaque jour plus difficile de résister». En vain le Gouvernement tenta-t-il de ralentir le mouvement, en suspendant, par décret du 10 janvier, « l'application des lois prohibant l'exportation des capitaux». Le seul moyen efficace eût été d'échanger contre de l'or les devises ainsi achetées. Car, comme l'expliquait dans son rapport le Gouverneur Moreau,« en laissant à la disposition des marchés d'origine, sans les transformer en or, les devises qu'elle était obligée d'acheter, la Banque alimentait le flot d'offres qu'elle s'efforçait d'endiguer. Elle entretenait sur ces marchés une aisance mbnétaire artificielle, qui leur permettait de répéter indéfiniment leurs achats de francs, sans subir aucune réduction parallèle de leurs propres disponibilités. Elle était conduite, en réalité, à favoriser la naissance et le développement d'une
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inflation mondiale de crédit que seules des livràisons effec-' tives d'or étaient susceptibles d'arrêter ou de contenir ». On ne saurait, en moins de mots, faire une critique plus pertinente du système du gold exchange standard sur lequel il nous faut maintenant nous arrêter quelques instants. Ce système se caractérise par le fait qu'au lieu de lingots de métal, ce sont des devises étrangères convertibles en or qui garantissent la circulation monétaire. (1) Telle est l'apparence. La réalité est un peu différente en ce sens que le propre du système est une dissociation absolue entre la circulation monétaire et les moyens de règlement à l'extérieur ou, si l'on veut, entre la monnaie intérieure et la monnaie extérieure. C'est dire qu'en fait, dans le système, les avoirs en devises ne sont pas affectés à la sûreté de la circulation, mais qu'ils sont échangeables, sur un pied donné, contre des unités monétaires nationales pour les personnes ayant hesoin de faire des règlements à l'extérieur. De même que, dans le gold standard system, l'Institut d'émission prend et donne de l'or à un cours fixe, de même dans le gold exchange standard system il prend et donne des devises-or à cours fixe. Mais l'or, en régime de gold standard, est généralement monnaie intérieure, il peut donc être conservé dans le pays ou simplement thésaurisé. En revanche, la devise n'est pas monnaie intérieure et n'est donc donnée, en régime de gold exchange standard, que pour les paiements extérieurs. Le but du gold standard system est, en donnant à chacun la monnaie qu'il désire, de maintenir intact le crédit des moyens de paiement en circulation et cela au dedans comme au dehors. Au contraire, le but du gold exchange standard system est de garder la monnaie nationale seulement d'une dépréciation extérieure. Telle est l'essence du système du gold exchange standard. Bien qu'on lui ait trouvé d'autres précédents, c'est, semble-t-il, dans les Indes Britanniques que la pratique du gold exchange 2. -
LE GOLD EXCHANGE STANDARD SYSTEM
(1) V. Bertrand Nogaro, La Monnaie el les phénomènes monétaires contemporains, 2- éd., Paris, 1935. - Lebranchu, Essai sur œGold Exchange Standard, Paris, 1933.
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standard s'est vraiment systématisée. Nous sommes à la :fin du XIXe siècle. Les Indes ont une monnaie-argent, la roupie. Cette monnaie n'est donc pas une monnaie internationale, le seul métal pourvu de ce caractère étant l'or. Ainsi, sur le marché des changes, la roupie varie avec les cours de l'argent, elle est instable. C'est là une gêne dans les relations économiques de l'Inde avec l'Empire Britannique. Pour la supprimer et stabiliser la roupie, le Gouvernement de l'Inde décide d'abord, en 1893, de suspendre la frappe libre des roupies. Ainsi, il empêche les débiteurs de l'Inde de se procurer les roupies qui leur sont nécessaires en envoyant dans l'Inde du métal blanc destiné à y être frappé. Mais à ces débiteurs, le Gouvernement de l'Inde offre des roupies contre du sterling sur le pied de 16 pence par roupie. De la sorte, les débiteurs de ,l'Inde sont ohligés de s'acquitter en or ; ce faisant, ils donnent au Gouvernement de l'Inde le moyen de fournir, pour les paiements extérieurs, de l'or contre roupies. Mais sous peine de le voir disparaître à jamais, il ne faut pas offrir de l'or aux Hindous dont les facultés de thésaurisation sont bien connues. Aussi, la mesure prise en 1893 fut-elle complétée en 1898 par d'autres mesures tendant à empêcher l'entrée de l'or dans les Indes. C'est à Londres que les débiteurs de l'Inde dépo~aient le sterling. Et on leur délivrait, contre ces dépôts, des chèques ou des virements en roupies sur l'Inde. Le sterling ainsi versé permettait au Gouvernement de l'Inde de vendre aux Hindous débiteurs de la Grande-Bretagne ou de tout autre pays des chèques ou des virements sur Londres. La balance des comptes de l'Inde s'étant soldée pendant plusieurs années par un excédent de créances, le Gouvernement de l'Inde put se constituer à Londres une réserve de sterling importante qui lui permit. de maintenir sans peine la roupie. Ainsi s'était dégagé le système du gold exchange standard. Cet historique montre hien le sens exact du système: il s'agit de donner à un pays qui a une monnaie qui n'est pas la monnaie internationale, c'est-à-dire l'or, le inoyen de faire ses paiements au dehors sans que la monnaie nationale soit dépréciée. Autrement dit, il s'agit d'assurer les paiements extérieurs sans perturbation dans la valeur de la monnaie. Un pareil système ne peut fonctio~ner, cela se conçoit sanl
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peine, que dans la mesure où la balance des comptes du pays est assez longtemps positive pour permettre la constitution de réserves avec lesquelles il sera fait face aux déficits éventuels. Déficits éventuels disons-nous, car aucune réserve ne résiste à un déficit chronique. Il est également nécessaire que la monnaie soumise au régime du gold exchange siandard ne soit pas l'objet d'une demande trop intense de la part de l'étranger. Car alors, le pays donne à l'étranger des droits sur la fortune nationale et n'a, en contrepartie, que des devises dont il ne trouve pas l'emploi. Pour se défendre, il lui faut, en pareille conjoncture, modifier le taux d'échange, donc retomber dans l'instabilité qu'il voulait éviter. Ainsi les excès d'une balance négative, comme ceux d'une balance positive, sont également néfastes au système du gold exchange standard. Mais revenons à la France d'août 1926. Le problème auquel il doit être fait face ici, n'est pas du tout celui devant lequel se trouvaient en 1893 les fonctionnaires du Gouvernement de l'Inde. La France est un pays qui, avant la guerre de 1914-18, a toujours vécu en régime d'étalon-or. Sa monnaie de fait est le papier inconvertible, mais sa monnaie de droit reste l'or. Elle sort d'une crise intense au cours de laquelle la dépréciation de sa monnaie a été provoquée avant tout par la fuite des capitaux nationaux. Les cours de la devise nationale se sont effondrés sur le marché des changes, mais, avant tout, du fait des doutes qu'ont eus les Français sur le maintien de la valeur du franc. Le redressement politique, ou ce qu'il a jugé tel, a redonné au public confiance dans le franc. Les livres sterling, les dollars qu'il avait achetés en grande quantité pour se prémunir contre un nouvel avilissement de la valeur de la monnaie, il n'en veut plus, car il n'a plus de raison de laisser ses fonds improductifs. Ajoutons à cela les offres de devises des étrangers qui, alléchés par une nouvelle spéculation sur monnaies - venant après plusieurs dont le succès fut éclatant - se p~écipitent vers le franc dont ils attendent la revalorisation. Comment, dans ces conditions, empêcher que cette demande mas~ive de francs, cette offre massive de devises ne provoquent une hausse verticale du franc, donc la ruine de l'économie française? On ne pouvait le faire qu'en donnant du franc contre
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devises à un cours fixe. Et c'est ainsi que la France a rejoint les pratiques du Gouvernement de l'Inde en 1893. Mais c'était à des fins toutes différentes, car il ne s'agissait pas ici d'assurer des moyens de règlement, à un cours donné, aux nationaux qui voulaient commercer au dehors. Il fallait, au contraire, donner de la monnaie nationale aux nationaux qui avaient en excès des moyens de règlement à l'extérieur. Et, d'autre part, la garantie de la circulation qui se créait ainsi, le public, s'appuyant sur la tradition, la tiendrait pour parfaite lorsqu'elle serait constituée par de l'or, non par des devises. Car, en multipliant des francs pour répondre à la demande qui en était faite et en prenant des devises en contre-partie de ces francs, que faisait en réalité la Banque de France sinon lier le sort de sa mo:p.naie à celui de la livr~ sterling et du dollar? Ainsi le Gouvernement français se remettait à un Gouvernement étranger du soin d'assul·er la solidité de la devise nationale. Abdication nécessaire sans doute, mais abdication quand même et qu'un État souverain ne saurait admettre. Aussi, cette politique ne pouvait-elle être que transitoire et les devises étrangères ainsi achetées devaient-elles disparaître des avoirs de la Banque d'émission pour y être remplacées par du métal. Le système du gold exchange standard ne se conçoit que si on le replace dans son cadre originel. Il se comprend parfaitement dans les relations d'un Etat satellite avec son suzerain. Car l'État satellite, ayant toujours une économie étroitement dépendante de celle de l'État suzerain, trouvera sans peine l'emploi des excédents des créances qu'il pourra avoir sur son suzerain. D'autre part ses liens étroits avec le suzerain qui est son principal fournisseur et client, font que les monnaies des deux États sont solidaires. Il en va tout autrement lorsqu'il s'agit de faire dépendre la monnaie d'une nation, politiquement et économiquement indépendante, de la monnaie d'autres nations. En pareil cas, rien ne justifie l'abstention de l'État devant l'obligation qui lui incombe d'assurer au pays un bon système monétaire. Il convient d'ailleurs d'ajouter que l'honneur qui est fait aux pays dont la devise est ainsi recherchée n'est pas sans contre-parties. Car le fait qu'une devise est thésaurisée pour
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des montants importants par des étrangers - qu'il s'agisse de particuliers ou d'Instituts d'émission - implique que ces étrangers ont une importante créance exigible à vue sur le pays de la devise en question. Cette créance peut être fort dangereuse. L'Angleterre en sait quelque chose qui, après avoir, en 1924 et dans les années qui ont suivi, trouvé dans le fait que la livre sterling était thésaurisée par l'Europe entière, une aide considérable dans la tâche qu'elle avait entreprise de rétablir la convertibilité en or de sa monnaie, a payé cher ce concours quand les difficultés économiques et sociales survinrent. Alors, les créances en livres sterling - qu'il s'agît de billets ou de dépôts en banque - furent présentées au remboursement par des porteurs d'autant moins désireux de les conserver qu'ils les avaient recherchées uniquement à titre de refuge et d'autant plus enclins à s'émouvoir qu'ils étaient plus pénétrés du sentiment de la précarité de la valeur de la monnaie. Ainsi, le gold exchange standard s'est avéré fort dangereux pour les devises-or elles-mêmes, car il a donné aux autorités chargées du soin de veiller sur la solidité de ces devises une fausse impression de sécurité que suivirent de durs réveils. Il a notamment, comme l'indiquait le Gouverneur Moreau dans le passage de son rapport que nous avons déjà cité, entretenu sur les marchés monétaires du pays dont la devise était thésaurisée « une aisance monétaire artificielle », aisance dont une place comme Londres, pour reprendre notre exemple, a été la victime car elle s'est crue ainsi trop tôt en état de reprendre son ancienne fonction de banquier du monde. L'Angleterre n'avait pas encore perçu ces dangers quand, de 1922 à 1930, elle pesait sur toutes les Conférences économiques et monétaires internationales pour recommander la généralisation du régime du gold exchange standard, présenté comme la panacée grâce à laquelle il serait mis fin au désordre monétaire. C'est à la Conférence de Gênes, en 1922, que fut, pour la première fois, formulée cette recommandation. Bien qu'elle n'ait pas donné lieu à la Convention internationale suggérée, « le Comité financier de la Société des Nations, note M. Edmond .Lehée (1), appliqua systématiquement les principes posés à (1) Lu Doctrines monétaires d l'épreuve des faits, p. 140. Paris, 1932.
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Gênes partout où il eut à intervenir, de 1923 à 1929, pour contrôler une restauration monétaire. Que ce soit en Autriche, en Hongrie, en Grèce, en Bulgarie, en Esthonie, à Dantzig, partout on voit le même système appliqué avec la même tenacité ». Et ainsi voit-on le « gold exchange standard devenir un dogme genevois comme l'est le désarmement, comme le sont la lutte contre l'opium ou la répression de la traite des hlanches. Ce dogme qui, comme beaucoup d'autres, est d'inspiration anglo-saxonne, concilie, d'une façon singulière pour des Latins, une ardente mystique monétaire et l'âpre défense d'intérêts matériels. C'est ce qui explique tout autant que ses avantages techniques son étrange fortune, la transformation d'un expédient exotique et provisoire en un système monétaire universel» (1). En réalité, indique M. Lebée, le problème était pour les Anglais de concentrer le «stock d'or mondial en quelques points hien choisis, sur quelques places financières dont ils auront le contrôle. Le gold exchange apparaît ainsi comme la forme de la monnaie dirigée telle que' les futurs dictateurs la conçoivent... pour les autres» (2). Et plus loin: « Aux yeux de ses partisans (du gold exchange standard), il s'agit, désormais, de maintenir les avoirs en livres et en dollars des banques centrales, . officiellement pour rationaliser l'économie monétaire du monde, pratiquement pour servir la politique de crédit des marchés' de Londres et de New-York... Pour Londres comme pour NewYork, le gold exchange standard sera le moyen de prêter à l'étranger, sans aucune perte de substance monétaire; les hanques centrales continueront à maintenir et à employer sur ces places l'argent même que ces places leur auront prêté: ainsi pourra-t-on faire servir indéfiniment la même suhstance et maintenir aux moindres frais la politique de crédit du Federal Reserve Board et de la Banque d'Angleterre» (3). Peut-être les calculs de la finance anglo-saxonne n'étaient-ils pas aussi précis que l'indique M. Lebée. En tout cas, ils étaient à courte vue, car, en définitive, nous le verrons, Londres n'a obtenu par ces crédits indirects que constituaient les achats étrangers de livres sterling, qu'un faux-semblant. La première (1) Op. cit., p. 142. (2) Ibid., p. 144. (3) Ibid., pp. 146 et 148.
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grande crise internationale allait emporter ce rétablissement de la livre, si péniblement acquis quelques années auparavant. Le système du gold exchange standard apparaît ainsi comme un régime monétaire commode pour des pays faisant partie d'une même communauté politique et dont les économies sont étroitement solidaires; d'autre part, il constitue pour une nation dont la monnaie a été dépréciée par des émissions exagérées un stade probablement nécessaire. Mais rêver d'en faire « un système monétaire universel et définitif », comme écrit M. Lebée, paraît peu sage. Nous verrons que la crainte, d'une disette d'or a été à l'origine de cette conception. De la même quantité d'or, on prétend faire le gage de deux circulations. Mais jusqu'ici l'expérience ne s'est pas révélée heureuse, soit que la disette d'or que l'on redoutait fût une crainte vaine, soit que les pays à devises-or, à devises-réserves, n'aient pas suffisamment compris les obligations que leur créait leur rôle nouveau. Ces obligations paraissent devoir être très strictes. Car, ici encore, il n'est pas prouvé qu'on puisse tirer deux moutures du même sac. Devant la montée incessante des offres, la Banque de France dut absorber en devises la contre-valeur de A) L'afflux des devises 2 milliards de francs en et le problème des prix janvier, de près de 2 milliards en février, d'environ 1.700 millions en mars, de 2 milliards et demi en avril et de 5 milliards dans le seul mois de mai. Ainsi la circulation passa de 56.300 millions au 24 décembre 1927 à plus de 60 milliards au 10 mai 1928. Dans le même temps le montant des comptes-courants créditeurs ouverts aux particuliers haussait de 4.232 millions à 5 milliards et demi. Quant aux prix, ils montaient régulièrement, l'indice mensuel des prix de gros passant de 620 en janvier à 646 en mai (base 100 en juillet 1914). « Il apparaissait clairement, déclarait le Gouverneur dans son rapport précité, que les difficultés grandissantes avec lesquelles le marché national des capitaux se trouvait aux prises, depuis le début de l'année, appelaient d'autres remèdes 3. - LA DÉVALUATION ET LE NOUVEAU RÉGIME MONÉTAIRE FRANÇAIS
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que ceux qui avaient pu être mis en œuvre jusqu'alors. En réalité, l'incertitude qui persistait sur le statut futur de la monnaie de la France avait fait d'elle l'enjeu d'une spéculation mondiale, qu'il était manifestement impossible de maîtriser sous le régime de stabilité de fait du franc, et dont les réactions sur le marché franç.ais des capitaux pouvaient, - en raison du développement continu dont elles portaient en elles le germe devenir, à bref délai, extrêmement dangereuses pour l'ensemble de l'économie nationale. Ni le Gouvernement ni la Banque ne pouvaient prendre la responsabilité de laisser durer plus longtemps cette situation. Les pouvoirs publics - de qui relevaient, en définitive, les mesures décisives qui s'imposaient, - se trouvaient placés devant cet inéluctable dilemme : « céder à la pression de la spéculation à la hausse du franc, supprimer ou déplacer la barrière que nos interventions sur le marché des changes opposaient, depuis le 23 décembre 1926 à ses tentatives, c'est-à-dire: lui permettre de réaliser, aux dépens du pays, des bénéfices substantiels, et l'inciter à poursuivre son jeu, en lui laissant espérer une revalorisation sans cesse plus accentuée de notre monnaie; « ou, au contraire, arrêter cette spéculation, en fixant légale.ment la valeur du franc aux environs du cours auquel elle avait été maintenue depuis dix-huit mois, et en rétahlissant, par la suppression du cours forcé des billets, le jeu régulateur des entrées et des sorties d'or. « La première solution se heurtait à des diffi~ultés quasi insurmontables et aurait eu pour effet de jeter le Pays dans une aventure dont il était impossible de prévoir les répercussions d'ordre économique ou social. C'est à la seconde que le Gouvernement et le Parlement se sont courageusement et sagement résolus. » Si l'on rapproche cet exposé de la lettre écrite par M. Ribot au Gouverneur de la Banque en septembre 1914 ou même des conventions de 1920, on voit le chemin parcouru. Le Gouvernement, la Banque de France ont renoncé enfin au dogme de l'excellence d'une politique de « redressement» du franc. Ils n'ignorent plus que la montée constante des cours du franc sur le marché des changes orienterait les prix vers une haisse de longue durée et créerait ainsi une profonde dépression économique, donc des troubles sociaux et un déséquilibre
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chronique dans le hudget du pays. Devant ces perspectives, on conçoit que l'on ait opté pour la stahilisation. Il est cependant curieux de relever, dans le rapport du Gouverneur sur l'exercice 1928, le passage suivant : « Votre Conseil, Messieurs... aurait été en droit d'exiger qu'avant d'enlever à la Banque la protection qui résultait du cours forcé, l'État amortît le reliquat de sa dette envers elle par un remhoursement effectif en hillets ou en espèces métalliques, et non par la simple application, en écritures, de la plus-value conférée à l'encaisse-or, en exécution de la loi monétaire. Le Conseil Général estima qu'il ne devait pas user de ce droit. » On ne comprend pas très hien. Comment l'État aurait-il pu trouver d'un coup les quelque 25 milliards qu'il lui fallait pour remhourser sa dette envers la Banque de France? Et l'aurait-il pu, comment aurait-on justifié un remhoursement par un moyen autre que celui qui fut choisi ? Car si la Banque était privée du hénéfice en écritures que lui donnait la réévaluation de son stock d'or à un cours exprimé en francs du jour, elle se trouvait d'un autre côté déchargée de l'ohligation de remhourser en francs de Germinal des hillets émis par elle. En réalité, par le cours forcé, ce n'était pas la Banque, mais le puhlic qui avait prêté à l'État. Comment la Banque aurait-elle pu se voir remboursée en francs de Germinal, cependant qu'elle-même n'aurait remhoursé ses hillets au puhlic qu'en francs de 1928. En fait, la Banque de France n'aurait pu formuler une pareille demande. Elle ne l'aurait pas pu davantage en droit. Et c'est pourquoi ce passage étonne. Nous ne nous y sommes arrêté que pour marquer la difficulté avec laquelle les plus compétents ont accédé à une claire notion des situations créées par les désordres monétaires, et le trouble qu'encore en 1928, des positions juridiques ne cadrant plus avec les faits, laissaient dans les esprits. Quoi qu'il en soit, le Gouvernement et la Banque de France ne jugèrent plus possible de rester dans l'état d'indécision qui régnait encore quant à la valeur définitive du franc français et, renonçant à une revalorisation impossible, ils rétablirent le régime de l'étalon-or en dévaluant le franc de Germinal, lequel devint ainsi un nouveau franc. Il convient tout d'ahord de se demander si vraiment le choix était si nécessaire entre une stahilisation et la fixation d'une nouvelle valeur-or du franc.
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On ne voit pas a priori en quoi le maintien de la stabilisation de fait était impossible. Les spéculateurs à la hausse du franc auraient certainement été découragés si des déclarations formelles avaient été faites précisant l'hostilité des pouvoirs publics à une revalorisation. Par ailleurs, le maintien inébranlable de la stabilité de fait, maintien qui, au demeurant, n'était pas malaisé puisqu'en définitive il ne s'agissait que de créer des francs, aurait bientôt suffi, à lui seul, à arrêter les mouvements spéculatifs. Une politique judicieuse d'achat de métal aurait d'ailleurs incité les pays étrangers à décourager cette spéculation. Mais la vérité était qu'une fraction de l'opinion publique française - d'ailleurs faible et, lorsqu'elle était de bonne foi, trop mal informée des ppénomènes économiques pour prévoir les suites graves d'une revalorisation - demandait le retour au franc de Germinal. Le problème n'était donc pas tant de mettre fin à une situation jugée dangereuse que d'en terminer avec une campagne de revalorisation à laquelle de nouveaux afflux de devises étrangères eussent donné une puissance irrésistible. Au demeurant, nous le verrons, tous les pays étrangers étaient, à ce moment, revenus au gold standard. La France constituait une exception qui, pour beaucoup de Français, était particulièrement humiliante. Le désir était grand chez nous de mettre fin à une pareille situation. Et c'est seulement en donnant immédiatement satisfaction à ce désir que l'on pouvait éviter le danger d'une politique de revalorisation de la monnaie nationale. D'où la loi monétaire du 25 juin 1928.
a) La nouvelle circulation métallique. - Aux termes de cette loi, « le franc, unité monétaire française, est constitué par soixante-cinq milligrammes cinq d'or au titre de neufcents millièmes de fin». On se rappelle que la loi 'du 17 Germinal, an XI, avait défini le franc 5 grammes d'argent au titre de 9/10 de fin. C'est seulement par la fixation d'un rapport légal entre la valeur de l'or et celle de l'argent que pouvait se calculer le poids d'or représenté par le franc. Mais notre unité monétaire était officiellement définie un poids d'argent. La loi du 25 juin 1928 abandonne ce~te définition et supprime jusqu'au souvenir du bimétallisme. Notons toutefois que s'il B) La loi monétaire du 25 juin .1928
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était d'argent, le franc de Germinal n'en représentait pas moins, en or à 900/1.000, sur la base de 3 fr. 10 le gramme, 322 mg. 5, c'est-à-dire tout près de cinq fois son cadet de 1928. A être officiellement devenu une monnaie d'or, le franc, il s'en faut, n'a donc rien gagné. En même temps que la rupture avec l'argent, le système instauré par la loi de 1928 aurait consacré la ruine définitive de l'Union Monétaire Latine, dont le bimétallisme avait été la raison d'être et qui, par morceaux, s'était effritée, si ce qui restait de cette Union n'avait disparu officiellement à compter du 1 er janvier 1927, sur dénonciation de ceux des derniers contractants qui ne s'en étaient pas encore retirés. S'il a été obligé de renoncer au franc de Germinal, le législateur de 1928 a au moins voulu que le régime monétaire qu'il instaurait ressemble le plus possible à celui d'avant 1914 et que notamment des espèce,s métalliques soient mises en circulation. C'est ainsi que l'article 5 de la loi monétaire du 25 juin 1928 stipule qu' « il sera fabriqué par l'administration des Monnaies et Médailles des pièces d'or de cent francs au titre de neuf-cents millièmes de fin» avec tolérance de titre de« un millième en dehors, autant en dedans» et tolérance de poids de« deux millièmes en dehors, autant en dedans ». Toutefois, l'article 6 précise que c'est un décret pris en Conseil des Ministres qui « fixera la date à partir de laquelle l'administration des Monnaies reprendra la frappe libre de l'or pour le compte des particuliers. Jusqu'à la publication de ce décret, la fabrication des monnaies d'or ne pourra être opérée par l'administration des Monnaies que pour le compte de la Banque de France et les frais de frappe seront de quarante francs par kilogramme d'or au titre de neuf cents (900) millièmes de fin». Pratiquement, cette monnaie d'or n'a jamais été mise en circulation, le décret d'application, dont il est fait mention dans la loi, n'ayant pas été pris. Aucune frappe n'a non plus été faite pour le compte de la Banque de France. Ainsi la circulation des« jaunets », par quoi devait se concrétiser pour le public le retour de la France à la santé monétaire, n'a pas repris (1). (1) En fait le Gouvernement, en avril 1935, décida de frapper des pièces d'or, et les ateliers de la Monnaie, au cours des années 1935 et 1936, frappèrent plus
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44.9
La seule circulation métallique effectivement rétablie en exécution de la loi monétaire de 1928 a été celle de la monnaie d'argent; mais il s'agissait d'une simple monnaie d'appoint qui, de ce fait, avait un pouvoir libératoire limité. L'article 7 stipule qu' « en remplacement des billets de la Banque de France de cinq, dix et vingt francs, qui seront retirés de la circulation avant le 31 décembre 1932, date à partir de laquelle ils cesseront d'avoir cours légal, il sera fabriqué par l'administration des Monnaies, pour le compte de l'État, des monnaies d'argent d'une valeur nominale de dix et de vingt francs, au titrë de six cent-quatre-vingts (680) millièmes, pour un montant qui, au total, ne pourra dépasser trois milliards de francs ». Le décret ajoute que le poids des monnaies d'argent ainsi créées sera de 10 grammes par pièce de 10 francs, de 20 grammes par pièce de 20 francs, avec tolérance de 5/1.000 sur le poids et d'autant sur le titre. Le pouvoir libératoire de ces pièces est fixé par le paragraphe suivant : « Dans les payements entre particuliers les monnaies d'argent ne sont acceptées obligatoirement que jusqu'à concurrence d'un montant maximum de deux cent cinquante francs.» Pour les montants inférieurs à 10 francs, la monnaie en circulation était constituée par des jetons de bronze d'aluminium émis par les Chambres de Commerce et qui avaient remplacés des billets créés par les mêmes organismes. Aux termes de l'article 8 de la loi de 1928, ces jetons devaient être retirés de la circulation .et remplacés type pour type par des monnaies émises par l'État; ces monnaies devaient être soit en bronze d'aluminium, soit en nickel ou en bronze, étant entendu que « dans les paiements entre particuliers, le pouvoir libératoire maximum serait fixé à cinquante francs pour les monnaies en bronze d'aluminium et à dix francs pour les monnaies en nickel et en bronze». En fait, il fut créé des pièces de 0 fr. 50, 1 franc et 2 francs en bronze d'aluminium, des pièces de 0 fr. 05, 0 fr. 10, o fr. 25 en nickel, ces dernières pièces remplaçant petit à petit les vieux« sous» de bronze. Plus tard (le 28 février 1933), il fut à nouveau créé une pièce de 5 francs, laquelle n'avait p~s été de 13 millions de pièces de cent francs. Mais les événements empêchèrent de mettre ces pièces en circulation. ALFRED POSE
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29
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
BILAN DE LA BANQUE DE FRANl au 24 décem ACTIF
Numérai..r e et l~-l Or.......... gots a Pans, Or à l'étranger dans les succursales et à l'étranger. Argent
!
3.684.488.723,82! 1.864.320.907,70 5.889..526.794,72
5.548.809.631,52 340.717.163,20
Dis onibilités Créance su; la Banque d 'Etat russe ei avoirs à (conventIon du 26 octobre 1927, l' "'tra art. 3) ... · · · · · · · · . · . · . · · · · · · . · · enger. Disponibilités à l'étranger . Achats d'or, d'argent et de devises (loi du 7 août 1926) Effets échus hier à recevoir ce jour . Portefeuille de Paris •.......... 1.684.107.280,981 des succursales ..... 2.855.961.918 Avances sur lingots et monnaies à Paris . Avances sur lingots et monnaies dans les succursales ......•.. Avances sur titres à Paris...... 224,861,o31,94 dans les succursales •..•.......... . . . . . . 1.854.628.901 • Avances à l'Etat (lois des 9 juin 1857, 13 juin 1878, 17 novembre 1897, 29 décembre 1911 et 20 décembre 1918) •............••.................. Avances à l'Etat (lois des 5 août et 26 décembre 1914, 10 juillet 1915, 16 février et 4 octobre 1917, 5 avril et 7 juin 1918, 5 mars et 17 juillet 1919, 22 avril et 31 décembre 1920, 31 décembre 1922, 27 décembre 1923, 31 décembre 1924, 15 avril, 27 juin, 23 novembre et 4 décembre 1925) .......•...... Bons du Trésor français escomptés pour avances de l'Etat à des Gouvernements étrangers (lois des 1er avril et 20 décembre 1915, 15 février et 4 août 1917, 22 mars et 20 décembre 1918) . Rentes de la réserve •............................ disponibles . -immobilisées (loi du 9 juin 1857) .....•.•... Hôtel et mobilier de la Banque et immeubles des suc····.·· cursales •.......................... · Emploi de la réserve spéciale . Divers · .. · .
mémoire 84.968.222,74 1.546.624.221,05 4.198.756,~0
4.540.069.198,98
J)
1
TOTAI~ •..••.•.•..•••...•••••••••••••
2.079.489.932,94
200.000.000
•
35.450.000.000
•
5.576.000.000 12.980.750,14 236.043.447,76 100.000.000 • l)
210.340.056,33 8.407.438,93 4.854.208.837,32 60.792.857.657,11
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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DE SES SUCCURSALES ~6,
au soir PASSIF
Capital de la Banque . Bénéfices en addition au capital (lois des 9 juin 1857 .- et 17 nov~~?re 1897) . Reserves mobilieres . Réserve im..m..0bilière de la Banque . ~ . specIale Compte d'amortissement (lois des 26 décembre 1914 et 20 décembre 1918).
Garantie d'amortissement (convention du 26 octobre 1917, art. 3) ..•..' Excédent affecté à l'amortissement des avances de l'Etat •...............
Compte annexe d'intérêts du compte d'amortissement (loi du 20 décembre 1918) •.................... Billets au porteur en circulation . Arrérages de valeurs déposées ou transférées . Billets à ordre et récépissés payables à Paris dans les succursales . Compte-courant du Trésor ...............•....•.. Comptes-courants et comptes de dépôts de fonds Paris....... Comptes-courants et comptes de dépôts de fonds succursales
4.110.429.224,71 1.536.961.147
j
Profits et Pertes
~
217.919.047,77 22.105.750,14 4.000.000 • 8.407.444,16
mémoire
1.302.779.727,73 19.412.089,01 52.448.765.950 • 58.127.580,12 385.276,20 71.502.609,55 5.647.390.371,71
Part des produits à ajouter au fonds social (lois des 9 juin 1857 et 17 novembre 1897) •. . . • . . . . . . 49.990.637,25 Provision pour effets en souffrance 10.000.000 • Provision pour amortissement des succursales 25.000.000 • Dividende brut: 187 fr.50 (net: Fr. 165)....... 34.218.750 • Versement à l'Etat d'une somme égale à la partie du dividende annuel dépassant 240 francs net 14.600.000 • Report à nouveau..... 4.759.661,71)
Divers •••.....................•....
•
t
Dividendes à payer . Réescompte des effets escomptés non échus •....... 1
182.500.000
.
TOTAL ••••••••••••••••••/ ••••••••••••
3.540.037 20.504.818
• •
138.569.048,96
646.947.906,76 60.792.857.657,11
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
prévue par la loi de 1928. Cette pièce, d'abord d'un petit module qui la fit confondre avec l'ancienne pièce de 0 fr. 25, puis d'un module beaucoup plus important, fut frappée en nickel. A cette occasion, la loi de 1928 fut modifiée, en ce sens que le pouvoir libératoire des monnaies de nickel, limité par elle à 10 francs, fut élevé à 100 francs. b) L'apurement du compte du Trésor. - Il ne suffisait pas de créer un nouveau franc et de déclarer les billets de la Banque de France remhoursables en or, à la parité de ce nouveau franc; il convenait aussi de régler la question de la dette de l'État envers l'Institut d'émission et de replacer le problème des relations de la Banque de France avec le Trésor public sur des bases normales. C'est la convention du 23 juin 1928, passée entre le Trésor public et la Banque de France et expressément approuvée par l'article 13 de la loi du 25 juin, qui régla ce problème. Il convient, avant d'analyser cette convention, de rappeler les éléments constitutifs de la dette de l'État envers la Banque. Dans le bilan ci-dessus de la Banque de France à fin décembre 1926, bilan qui ne porte encore aucune trace des décisions prises en vue de l'assainir, les avances de la Banque de France à I~État figurent à l'actif sous trois rubriques: .. « Avances à l'État (lois des 9 juin 1857, 13 juin 1878, 17 novembre 1897, 20 décembre 1911 et 20 décembre 1918).» Il s'agit là des avances dites permanentes qui, aux termes de l'article 5 de la convention du 26 octobre 1917 approuvée par la loi du 20 décembre 1918,« s'élèvent ensemble à deux cents millions de francs» et« sont prorogées jusqu'à l'expiration du privilège », c'est-à-dire jusqu'au 1 er janvier 1946. La deuxième rubrique est intitulée également :« Avances à l'État », mais elle se réfère à d'autres lois qui sont les lois des 5 août et 26 décembre 1914, 10 juillet 1915, 16 février et 4 octobre 1917, 5 avril et 7 juin 1918, 5 mars et 17 juillet 1919, 22 avril et 31 décemhre 1920-, 31 décembre 1922, 27 décembre 1923, 31 décembre 1924, 15 avril, 27 juin,-23 novembre et 4 décembre 1925. Cette rubrique concerne des avances extraordinaires et temporaires, qui avaient eu pour conséquence logique la suspension de la convertibilité et dont nous avons vu le plafond monter sans interruption jusqu'en 1920, baisser de 1920 à 1924 inclus et remonter violemment pendant l'année 1925.
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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Dans le hilan au 24 décembre 1926 qui, entre 1920 et 1928, est celui des bilans de fin d'année où elles ont été le plus élevées, ces avances figuraient pour 35.450 millions. Nous avons vu qu'au bilan au 24 décembre 1937, ce poste « Avances» avait été ramené à 24.550 millions. Une convention passée le 30 avril 1928 entre le Trésor et la Banque de France affecta à l'extinction de ces avances le produit disponible en numéraire d'un emprunt que le Trésor devait émettre par émission de rentes 5 0/0. La souscription ouverte le 7 mai dut être close dès le 15 et donna environ 10 milliards et demi de numéraire. Le montant des avances à l'État qui, le 3 mai, s'élevait à 23.900 millions, se trouvait ramené dès le 21 juin à 17.900 millions. Le jour de la promulgation de la loi monétaire du 25 juin 1928, il n'était plus que de 13.554 millions - après application des disponibilités du Trésor à son compte-courant. La troisième rubrique était celle des« Bons du Trésor français escomptés pour avances de l'État à des Gouvernements étrangers (lois des 1 er avril et 20 décembre 1915, 15 février et 4 août 1917, 22 mars et 20 décembre 1918)>>. Dans le bilan du 24 décembre 1926, cette rubrique représentait 5.576 millions de francs. Elle donna lieu au cours de l'année 1927 à une convention entre le Trésor et la Banque de France. Cette convention, signée le 3 février et qui fut approuvée seulement par la loi du 15 mars 1928, était destinée à arrêter la progression automatique de cette dette de l'État., laquelle s'accroissait régulièrement du montant capitalisé des intérêts de renouvellement. Le jour de la promulgation de la loi monétaire, le montant des Bons du Trésor détenus par la Banque en exécution de cette loi du 15 mars 1928 était de 5.930 millions. Un quatrième chef de dette de l'État était constitué par la rubrique« Or à l'Étranger», laquelle, dans le bilan au 24 décembre 1926, s'élevait à 1.864 millions. Cette somme représentait des dépôts d'or faits à la Banque d'Angleterre en garantie de crédits ouverts au Trésor français, l'un par la Banque d'Angleterre pour "\ln montant de 72 millions de livres sterling, les autres par la Trésorerie britannique. Le crédit de 72 millions consenti par la ·Banque d'Angleterre et qui avait été progressivement ramené à 33 millions de livres au début de 1927, fut remboursé
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
définitivement le 22 avril. De ce fait, la Banque de France put récupérer, sur son« or à l'étranger», une quantité de métal jaune représentant environ 462.800.00~ francs de Germinal. Ainsi,« la valeur à l'ancien pair monétaire de l'or immobilisé en Angleterre, en garantie des crédits consentis au Trésor français, représentait environ 1.350 millions de francs le jour de la promulgation de la loi monétaire». A toutes ces sommes s'ajoutait « une créance sur l'~tat d'environ 209 millions de francs représentant la perte subie sur les achats et les ventes de devises effectués par la Banque, en exécution de la loi du 7 août 1926». On se rappelle, en effet, que cette loi avait permis à la Banque de France d'acheter des devises sur le marché, en vu,e de stabiliser les cours du franc. De cet ensemble de créances qu'elle avait sur l'État, la Banque de France, il n'est pas besoin de le dire, n'avait pas à attendre le remboursement des avances dites permanentes, s'élevant à 200 millions et qui étaient consenties jusqu'à la fin de la concession du monopole de l'émission. Bien plus, l'article 7 de la convention du 23 juin, approuvée par la loi du 25 juin 1928, a augmenté cette avance de 3 milliards, la portant donc à 3.200 millions. C'est cette avance, grossie d'ailleurs par la suite, qui constitue à l'actif du bilan de la Banque de France la rubrique« Prêts sans intérêts à l'État». Si cette avance n'est pas remboursable, il n'en est pas de même, en principe, des avances extraordinaires. De celles-ci le reliquat, nous l'avons vu, atteignait 13.554 millions au 23 juin; à cette somme s'ajoutaient les 1.350 millions dus pour l'or resté à la Trésorerie britannique et les 209 millions représentant la perte provenant des achats et ventes de devises; l'ensemble des dettes à éteindre se chiffrait ainsi à 15.113 millions. La convention du 23 juin 1928 affecta à cette extinction« le montant de la plus-value nette résultant de la réévaluation, à la nouvelle parité monétaire» de l'encaisse métallique de la Banque de France, des devises achetées par elle depuis le mois de juillet 1926,« ainsi que le solde disponible du compte de réserve et d'amortissement». Ce compte de réserve avait été créé par l'article 5 de la convention du 21 septembre 1914, passée entre le Trésor et la Banque de France et approuvée par la loi du 26 décembre 1914. Il remontait donc au moment où M. Ribot
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avait demandé que les avances de la Banque de France fussent portées de 2.900 millions à 6 milliards. Aux termes de cette convention du 26 décembre 1914, l'avance de 6 milliards, si elle n'était pas remboursée un an après la cessation des hostilités, devait porter, une fois cette année écoulée, intérêt à 3 % (au lieu de 1 0/0). Toutefois, le supplément d'intérêt de 2 % ainsi prévu devait être affecté à un compte spécial de réserve, destiné à couvrir en premier lieu« les pertes qui pourraient se produire sur le recouvrement du portefeuille commercial de la Banque immobilisé par la prorogation des échéances » et, pour le reliquat, à l'extinction des avances faites par la Banque à l'État. L'avenant du Il mars 1918· à la convention du 26 octobre 1917 avait prévU que le solde de ce compte spécial de réserve porterait intérêt. Au 25 juin 1928 le montant cumulé du solde du compte et des intérêts prévus par l'avenant du Il mars 1918 s'élevait à 553 millions de francs en chiffres ronds. Par ailleurs, la réévaluation de l'encaisse et des devises faisait apparaître une plus-value nette de '16.640 millions de francs. La somme disponible pour l'amortissement des créances immobilisées de la Banque sur l'État était donc d'environ 17.193 millions de francs. C'était plus qu'il n'en fallait pour amortir les 15.113 millions dont nous parlions plus haut. L'excédent disponible, soit 2.080 millions, fut porté au crédit du compte-courant du Trésor public. Restaient les Bons du Trésor remis à la Banque de France en représentation des avances faites à des Gouvernements étrangers. Nous avons vu que le montant s'en élevait à 5.930 millions. Aux termes de deux conventions qu'elle passa, l'une avec le Trésor, l'autre avec la Banque de France, la Caisse Autonome d'Amortissement prit ces Bons en charge. Elle reçut, pour assurer leur amortissement, outre une annuité budgétaire égale à 1 % du montant des Bons non amortis, les bénéfices que donnait la frappe des monnaies divisionnaires d'argent, et, à partir du 1er août 1928, une redevance exceptionnelle de la Banque de France, qui s'ajoutait à celle que l'Institut d'émission servait déjà à l'État aux termes de la convention par laquelle le monopole de l'émission des billets lui était concédé. Ayant ainsi repris ces Bons, la Caisse Autonome remit
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en échange à la Banque « des Bons de caisse sans intérêt à trois mois d'échéance au maximum» pour un même montant de 5.930 millions. Ces Bons, libellés en blanc ou au porteur, furent domiciliés à la Banque de France, laquelle fut expressément autorisée à les négocier sur le marché « pour agir sur le volume du crédit et garder le contrôle de sa circulation». On voit apparaître dans cette stipulation une possibilité d'introduction en France de la fameuse politique de l'open market. Cette possibilité ne fut jamais utilisée et il fallut attendre encore plus de dix ans pour que la Banque intervînt effectivement sur le marché des valeurs d'État à court terme. Outre ce moyen éventuel d'action que constituaient les Bons ainsi remis par la Caisse Autonome à la Banque de France, notre Institut d'émission recevait de l'article 9 de la convention du 23 juin un moyen plus efficace.« La Banque de France, stipulait cet article, aura la faculté de procéder, pour le compte des Banques d'émission étrangères admises - à l'ouverture d'un compte-courant sur ses livres, à l'achat d'effets et valeurs à courte échéance. L'intérêt de ces placements sera porté au crédit du compte-courant des Banques d'émission étrangères. La Banque de France pourra réescompter, à la demande de ces Instituts, les effets et valeurs en question, pour lesquels elle est autorisée à donner sa garantie de bonne· fin.» Dans son rapport sur l'exercice 1928, le Gouverneur Moreau insiste sur l'intérêt de ce texte. « Nous attachons un grand prix à cette disposition, dit-il, parce qu'elle nous paraît très favorable au développement de nos relations avec les Instituts étrangers d'émission et à l'avenir du marché national. .. Les principales Banques centrales d'émission accordaient déjà, depuis deux ans, ces mêmes facilités à notre Maison. La Banque est désormais en mesure de répondre aux services qui lui ont été rendus par une mesure de courtoise réciprocité. Les circonstances économiques et monétaires nées de la guerre ont achevé de démontrer l'étroite solidarité des grands marchés financiers. L'autorisation qui a été accordée· à la Banque contribuera à maintenir et à développer ces liens de cordiale coopération entre les divers Instituts d'émission, que l'expériencerl.es dernières années a révélés si indispensables. « Cette faculté nouvelle fournira, d'autre part, à la Banque,
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l'occasion et le moyen d'intervenir directement, par des achats ou des négociations de valeurs, sur le marché libre des capitaux à court terme et facilitera, par là, le contrôle monétaire qui est l'un de ses devoirs essentiels. « Ces opérations ne pourront enfin que contribuer à restituer à la place de Paris le rang et l'influence qu'elle doit reconquérir, parmi les grands marchés financiers du monde. » Cette disposition, quel que fût son intérêt, n'était cependant pas suffisante et ne donnait pas encore à l'Institut d'émission les moyens voulus pour effectuer sur le marché ce « contrôle monétaire» dont le Gouverneur déclare à juste titre qu'il est « l'un des devoirs essentiels» de la Banque. Outre que la Banque de France n'avait pas théoriquement le droit de disposer comme elle l'entendait des fonds des banques étrangères et que, de ce fait, l'intervention risquât d'être paralysée juste au moment où elle s'avérait le plus nécessaire, la Banque n'était pas assurée de trouver, en tout temps, dans ces avoirs, une masse suffisante de fonds pour intervenir utilement. Si donc l'Institut d'émission voulait agir sur le marché monétaire autrement que par l'escompte, il lui fallait d'autres moyens que ceux que lui donnait la convention du 23 juin. C'est pourquoi, la Banque· de France, à l'instar de ce que la Banque d'Angleterre faisait depuis longtemps déjà, dut se résoudre - sous la pression du Gouvernement - à se donner les moyens qui lui faisaient par trop défaut sur le marché des capitaux à court terme. C'est là d'ailleurs un point sur lequel nous aurons l'occasion de revenir. c) Le nouveau régime de l'émission des billets. - C'est avant tout par le rétablissement de la convertibilité du billet que la loi monétaire du 25 juin 1928 a marqué le retour de la France à l'étalon-or. Encore cette convertibilité n'est-elle plus celle d'avant 1914. En effet, aux termes de l'article 3 de la loi du 25 juin, la Banque a« la faculté d'assurer cette convertibilité, soit en remboursant ses billets en monnaies d'or ayant cours légal, soit en les échangeant contre de l'or à raison de 65,5 mg. d'or au titre de 900/1.000 de fin par franc. Elle a la faculté de n'effectuer ces remboursements et ces échanges qu'à son siège central et pour des quantités minima qui seront fixées d'accord \ entre le Ministre de~ Finances et la Banque de France». Réciproquement, la Banque de France est tenue« d'acheter
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de l'or aux guichets de son siège central et des succursales de son choix sur la base d'un franc par soixante-cinq milligrammes cinq d'or au titre de neuf cents millièmes et sans retenir d'intérêt. Elle aura la faculté de retenir au vendeur les frais de monnayage au tarif de la Monnaie de Paris. Les fonds d'essai seront à la charge du vendeur». La façon dont cet article 3 organise la convertibilité du billet, découle de la disparition, depuis 1914, de la monnaie métallique en circulation et de son remplacement intégral par la monnaie de papier. Alors qu'avant 1914 le public, ayant de l'or, pouvait soit le porter à la Monnaie et le faire frapper, soit le présenter aux guichets de la Banque d'émission et l'échanger contre des billets, il n'a plus désormais ce choix. Comme nous l'avons indiqué, l'article 5 prévoit qu'il l'aura un jour.. Mais ce jour ne s'est jamais levé et pratiquement l'or n'a pu être qu'échangé contre des billets. Ces billets n'ont d'ailleurs pas été prévus remboursables en pièces d'or et la- loi a expressément stipulé que la Banque aurait la faculté de se libérer en donnant des lingots non frappés. A l'évidence, il résulte de la loi que le désir des pouvoirs publics a été de se ménager un moyen d'ajourner le rétablissement d'une circulation d'or. Des mesures ont été également prévues pour que la Banque puisse rendre plus malaisées les demandes de remboursement de billets : font partie de ces mesures les facultés laissées à la Banque de n'effectuer des remboursements qu'au siège central, c'est-à-dire à Paris, d'exiger que les remboursements portent sur des quantités minima, fixées en accord avec le Ministre des Finances. En fait, la quantité minimum a été fixée, tant que le nouveau régime a duré, à 215.000 francs. TOU5 les petits porteurs se trouvaient ainsi écartés de la demande de remboursements. Il convient toutefois de souligner que ces mesures étaient moins efficaces qu'on n'aurait pu le penser, car des intermédiaires pouvaient donner aux petits porteurs l'or que la Banque leur refusait. Et, en définitive, ces restrictions, dans la mesure où le public voulait de l'or, avaient seulement pour r~sultat de permettre à ces intermédiaires de réaliser de beaux hénéfices : il leur suffisait pour cela d'aller prendre des hriques à la Banque de France et de les détailler en s'abouchant avec un fondeur.
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La loi de 1928 apparaît ainsi comme ayant beaucoup moins rétabli une monnaie d'or que la possibilité d'échanger du billet contre de l'or. On a qualifié de gold bullion standard le régime qu'elle a instauré. En réalité, ce régime permet non l'échange de la monnaie de papier contre de la monnaie d'or, mais l'achat de lingots d'or contre de la monnaie de papier à un cours déterminé. Des mesures nouvelles ont été prises par la loi monétaire pour assurer la convertibilité du billet. Ces mesures font l'objet de l'article 4 ainsi libellé: « La Banque de France est tenue de conserver une encaisse en lingots et monnaies d'or égale au minimum à trente-cinq pour cent (35 %) du montant cumulé des billets au porteur en circulation et des comptes-courants créditeurs. Les dispositions légales antérieures fixant un maximum au montant des billets de la Banque de France en circulation sont abrogées. » Nous l'avons vu, les diverses dispositions légales ou statutaires relatives à l'émission étaient chez nous extrêmement vagues. L'article 5 des statuts primitifs de la Banque de France (statuts du 24 Pluviose, an XIII), dans son paragraphe 4, stipule que la Banque émet« des billets payables au porteur et à vue... dans des proportions telles, qu'au moyen du numéraire réservé dans les caisses de la Banque, et des échéances du papier de son portefeuille, elle ne puisse dans aucun temps être exposée à différer le payement de ses engagements au moment où ils lui. seront présentés ». L'article 9 du Décret Impérial du 16 janvier 1808 portant statuts fondamentaux ne fait même pas figurer l'émission de billets parmi les opérations de la Banque. Cela tient au fait que le vocable de banque et l'émission de billets étaient, à cette époque, indissolublement liés. Toutefois, et comme l'article 8 des statuts fondamentaux précise que « la Banque ne peut, dans aucun cas, ni sous aucun prétexte faire ou entreprendre d'autres opérations que celles qui lui sont permises par les lois et les présents statuts », un mauvais plaisant aurait pu affirmer que la Banque ne pouvait émetue des billets. Il est vrai que cette opération qu'on ne mentionne pas parmi celles qui sont autorisées, fait l'objet de nombreuses mentions dans la partie .des statuts relatives aux opérations de la Banque.
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
Est-il besoin de dire que dans ces conditions les statuts fondamentaux ne contiennent aucune réglementation relativement à la couverture minima des engagements pris par la Banque de France? C'est seulement en réglementant les opérations de l'Institut d'émission, en les limitant, en stipulant les garanties à prendre pour les opérations faites que les statuts fondamentaux ont indirectement agi sur l'émission, se sont appliqués à donner aux billets une couverture solide. Autrement dit, originairement c'est par la surveillance des opérations donnant lieu de la part de la Banque à l'émission de billets, surveillance comportant aussi bien la limitation de ces opérations que la réglementation des conditions dans lesquelles elles doivent se réaliser, que l'émission s'est trouvée réglementée. Mais aucune disposition n'était prise pour assurer un minimum de couverture métallique à la circulation. Aucune règle non plus n'était édictée pour limiter la quantité de billets, donc pour fixer un plafond aux opérations pouvant donner lieu à émission par la Banque de France. C'est seulement, nous l'avons vu, le décret du 15 mars 1848 établissant le cours forcé qui a, dans son article 3, fixé une limite à la circulation. Une pareille limite était d'ailleurs parfaitement normale car, la suspension de la convertibilité privant l'émission de tout régulateur, les émissions excessives ne trouvaient plus leur sanction normale dans une présentation au remboursement des billets émis en surnombre. La loi de 1850, qui fit cesser le cours forcé, mit également fin, nous l'avons indiqué, aux prescriptions relatives au maximum de la circulation. La loi du 12 août 1870 qui, une nouvelle fois, rétablit le cours forcé, fixa également, à nouveau, dans son article 3, un maximum à la circulation, mais la cessation du cours forcé, en 1875, ne s'accompagna pas de l'abrogation de cet article 3. Celui-ci resta donc en vigueur et c'est pourquoi, depuis 1870, la circulation des billets de banque ne pouvait dépasser chez nous un maximum fixé par le législateur. C'est à ce régime que l'article 4 de la loi monétaire du 25 juin 1928 met fin expressément. Toutefois, nous l'avons vu, le régime antérieur à la loi du 12 août 1870 ne s'est pas, de ce fait, trouvé rétabli. Le législateur de 1928 ne se contente plus d'agir sur l'émission par la réglementation des opérations
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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pouvant donner lieu à création de billets. Il entend apporter à cette émission un frein, lequel doit être constitué par un rapport minimum à conserver entre l'encaisse métallique et les engagements de la Banque de France. A une limite rigide fixée par la loi, se trouve ainsi substituée une limite plus souple et qui varie avec ce que l'on peut appeler la liquidité de l'Institut d'émission. C'est, en effet, et à proprement parler, l'actif liquide par essence de cet Institut que constitue l'encaisse métallique. On remarquera que l'article 4 de la loi monétaire du 25 juin 1928 n'a pas seulement inclus la circulation des billets parmi les engagements de la Banque de France, il y a également fait figurer.les comptes-courants créditeurs. Sans doute ceux-ci ne sont pas remboursables en espèces comme les billets, et les retraits auxquels ils donnent lieu sont payés non en espèces, mais en papier. Toutefois, et de ce fait même, ils constituent une circulation en puissance. Aussi est-ce à bon droit qu'on les rapporte à l'encaisse métallique. Il convient cependant de s'arrêter un instant sur les conséquences de cet état de choses. L'existence d'une masse considérable de comptes-courants créditeurs 'peut, en effet, par le jeu mêUle de l'article 4, peser lourdement sur les possihilités d'émission de la Banque de France, et enlever à cette émission une grande part de sa souplesse. Car si, dans la somme billets comptes-courants créditeurs la partie comptes-courants créditeurs est très élevée, la partie billets peut, l'encaisse ne variant pas, se trouver fortement réduite. Si, dans ces conditions, un grand resserrement se produit sur le marché, la Banque de France éprouvera de la gêne à jouer pleinement son rôle de réescompteur..A ce raisonnement on peut objecter que la tension monétaire sur le marché réduira les comptes-courants créditeurs à la Banque. Et certainement une telle contraction se produira, mais il n'est pas du tout nécessaire que le dégonflement des avoirs des particuliers à la Banque de France et l'accroissement des besoins du marché se fassent suivant le même rythme et dans les mêmes proportions. Tout dépend de la nature des comptes-courants créditeurs ouverts à la Banque de France. Ce point n'est pas sans importance pour la politique qui s'impose à la Banque de France dans ses relations avec la clientèle particulière.
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
d) La nouvelle loi monétaire et l'assainissement du bilan de la Banque de France. - La réforme et l'assainissement réalisés par la loi du 25 juin 1928 ont modifié assez profondément le hilan de la Banque de France. Un rapprochement de ses bilans au 24 décembre 1927 et au 22 décembre 1928 permet de mesurer l'étape parcourue BANQUE DE FRANCE ACTIF
(en millions de francs)
Encaisse-or .................................. Or non disponible à l'étranger .................. Disponibilités à l'étranger et devises .... Comptes-courants postaux ..................... Portefeuille-Effets .....................•...... Avances sur titres à l'Etat Rentes sur l'Etat et Bons ...................... Immeubles Divers. L
•••••••
........................... ............................ .................................. ....................................
1927
1~28
. 4.486 1.402 2.424 545 2.230 1.677 30.631 325 217 25.910 69.847
31.839
-
32.761 604 4.652 2.192 3.200 6.043 220 1.940 83.4,50
i PASSIF
(en millions de francs)
Capital ...•.................................. Réser,res ........•........................... Billets . Comptes-courants des particuliers •............. de la Caisse Autonome . Compte-courant du Trésor . Profits et Pertes . Divers ......................•...............
1927
1928
183 318 56.301 10.973 527 107 88 1.350 69.847
183 299 62.181 6.330 5.186 7.637 124 1.510 83.450
On constate immédiatement que l'application des dispositions prises par la loi monétaire a beaucoup simplifié les écritures de la Banque. Les avances à l'État, exception faite du prêt sans intérêt, ont disparu. La réévaluation de l'encaisse a
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porté à 31.838 millions de francs nouveaux l'avoir en métal, les rubriques « Or en France » et « Or à l'Étranger » n'existant plus. Cette encaisse représente 38,97 % du montant des engagements à vue de la Banque, lesquels, impossibles à reconstituer dans le bilan de fin 1927, ressortent, au bilan au 22 décembre 1928, à 81.691 millions. Dans ce chiffre, la circulation de billets entre pour 62.181 millions, contre 56.300 millions au 24 décembre 1927. La couverture de 38,97 0/0 est voisine du minimum imposé, soit 35 %, mais outre l'encaisseor, l'actif du bilan au 22 décembre 1928 comporte les postes « Disponibilités à vue à l'Étranger» et « Effets négociables achetés à l'Étranger» qui sont du métal en puissance, ces disponibilités étant, à l'époque, constituées par des monnaies convertibles en or. L'apparition de ces nouveaux postes qui s'élèvent ensemble à 33 milliards en nombre rond, allègent sensiblement le poste «-Divers» qui de 25.901 millions en 1927 est tombé à 1.182 millions en 1928. Au total, à l'issue' de l'exercice au cours duquel le nouveau franc a vu le jour, le bilan de la Banque de France est apparu comme particulièrement brillant. En face d'une circulation de 62 milliards, la couverture métallique atteignait 32 milliards, couverture à laquelle il convenait d'ajouter des avoirs en devises convertibles en or et qui se chiffraient à 33 milliards. Si l'on rapproche ces montants de ceux qui figurent dans les situations publiées en juin 1914, on voit qu'à cette époque la circulation était, en fiancs de Germinal, de 6 milliards, pour une couverture-or de 4.500 millions. Les comptes-courants et dépôts privés atteignaient alors 1 milliard, le portefeuille commercial 1.500 millions. Le franc, de Germinal valant 4,925 francs de 1928, la comparaison des postes les plus caractéristiques du bilan de III Banque de France en juin 1914 et en décembre 1928 se présente comme suit: (En millions de francs de 1928) Juin 1914 Circulation •..................... Comptes-courants et dépôts privés . Encaisse-or . Avoirs devises . Portefeuille commercial .
29.000 5.000 20.000 8.000
!
34 000 ·
l '
28.000
Décembre 1928 62.000 6.500 32.000 33.000 4.000
68.500 69.000
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
Du tableau ci-dessus, il ressort que si la circulation de billets en 1928 était à peu près le double de 'ce qu'elle était en 1914, le gage en restait aussi large. Sans doute l'encaisse-or était proportionnellement moins importante, le portefeuille commercial avait diminué, mais' l'énorme avoir en devises couvrait - et bien au delà - la différence. Le franc de 1928 apparaissait ainsi comme étant, par le jeu du gold standard et du gold exchange standard, plus largement garanti encore que ne l'était le franc de 1914. Il est vrai de dire que le gold exchange standard allait valoir quelques surprises à ses tenants, mais cès surprises ne devaient en rien affaiblir cette affir~ation qu'à son départ le franc de 1928 se trouvait techniquement mieux gagé, s'il se peut, que le franc de Germinal à sa plus brillante période. Sa durée allait hélas être plus brève et la paix monétaire, obtenue en réduisant le franc de Germinal à 20,31 o~ de sa valeur, devait se révéler hien précaire, en dépit de la solidité du nouveau franc à sa naissance. La preuve devait être administrée' ainsi que la force et la solidité d'une monnaie ne sont pas principalement affaire de technique.
APPENDICE Réflexions sur l'évolution du bilan de la Banque de France de 1910 à 1930 Comment expliquer la situation exceptionnellement florissante de la Banque de France après la création du nouveau franc? C'est là une question que l'on peut se poser d'autant plus que la forte situation du franc de 1928 à son départ semble, par certains côtés, paradoxale. C'est, en effet, un paradoxe que, d'une part, la France, après les pertes qui lui avaient été causées par la guerre et l'après-guerre, ait été en mesure d'avoir une circulation qui, compte tenu de la dévaluation du franc, était beaucoup plus importante, et que, d'autre part, cette circulation ait été beaucoup plus largement couverte par l'encaisse or et devises-or. Cet accroissement de l'encaisse métallique, lequel semble à l'origine de l'augmentation de la circul~tion, paraît lui-même difficilement explicahle. Pour serrer le problème de plus près, rapprochons, en les ramenant à des francs de 1928, certains postes des bilans de la Banque de France à fin 1910 et à fin 1930. Nous prenons à dessein deux années que l'on peut considérer comme représentatives de la période d'avant-guerre et de la période de stahilité , monétaire qui a suivi la création du franc de 1928. BANQUE DE FRANCE ACTIF
(en millions de francs de 1928) 1910
1930
Coefficient d'augment.
79.737 8.526 2.879 3.200 5.417
+ 3,93 + 1,70 + 3,50 + 5,16
-Encaisse-or et devises ........•... 20.277 Portefeuille-effets de commerce •... 5.013 Avances sur titres .............•. 2.951 à l'Etat ...•......•...•• 912 Rentes et bons •.•.••••....•••.•• 1.048
-
ALFRED POSE
Augment. valeur absolue
+ 59.460
-+ + +
3.513 72 2.388 4.369
30
4·66
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS PASSIF
(en millions de francs de 1928) 1910
1930
Coefficient d'augment.
Augment. valeur absolue
76.156 11.284
+ 2,98 + 4,07 + 15,8'
+ 50.601 + 8.513 + 12.309
-Billets en circulation .••.•....••.• 25.555 Comptes-courants particuliers •.••.• 2.771 Comptes-courants du Trésor et de la Caisse Autonome ••••••..•.•..• 823
13.132
La Banque de France tire ses moyens d'action, d'abord et pour la partie de beaucoup la plus importante, des billets en circulation; puis des dépôts qui lui sont confiés. La circulation des billets trouve son origine, en premier dans les dépôts de métal précieux ; ensuite dans les concours donnés par la Banque d'émission à l'activité économique du pays; enfin, et pendant les périodes de crise exceptionnelle, dans les emprunts faits par l'État à la Banque d'émission. Nous éliminons ce dernier facteur qui ne joue pas pour les deux années envisagées. C'est donc des dépôts de métal ou des besoins de l'économie nationale que provient le progrès considérable qui, compte tenu du changement de définition du franc, a atteint en valeur absolue 50.601 millions de francs, multipliant la circulation des billets par un coefficient voisin de 3. Les concours donnés par la Banque d'émission à l'économie nationale prennent la forme d'escompte de papier de commerce et d'avances sur titres. Il résulte du tableau ci-dessus que ni l'escompte ni les avances sur titres ne peuvent expliquer la hausse qui s'est produite dans la circulation des billets. Le portefeuille d'effets de commerce de la Banque de France était en 1930 supérieur de 3.513 millions à ce qu'il était en 1910 (toujours en francs de 1928); quant aux avances sur titres, elles étaient en 1930 inférieures de 72 millions à leur chiffre de 1910. Au total les remplois commerciaux de la Banque de France ont augmenté entre 1910 et 1930 d'un chiffre de 3.441 millions alors que la circulation des billets s'accroissait de 50.601 millions. C'est dire que ce n'est pas par un plus large financement de l'économie nationale que l'on peut expliquer cette augmentation de la circulation. L'explication, on la trouve dans l'évolution de l'encaisse-or;
L'EFFONDREM,ENT DES INSTITUTIONS
467
celle-ci qui, fin décembre 1910, était de 4.113 millions de francs de Germinal, correspondant à 20.277 millions de francs de 1928, était passée en décembre 1930 (devises étrangères comprises) à 79.737 millions, soit une hausse de 59.460 millions en francs de 1928. Cette encaisse était, à la fin de 1930, plus élevée que la somme des billets en circulation. Situation paradoxale et au premier abord incompréhe~sible,car l'acquisition de l'or et des devises devait théoriquement avoir donné lieu à la création de billets. En réalité, l'augmentation des dépôts avait fait rentrer une part importante des billets ainsi créés. La collecte de dépôts par la Banque d'émission apparaît de la sorte comme un moyen de ramener dans les caisses de la Banque, une partie des billets créés et par suite de diminuer la masse de billets en circulation. 1. - LE D~VELOPPEMENT DES COMPTES - COURANTS DES PARTICULIERS
Sous l'influence d'un principe longtemps accepté comme
un dogme et selon lequel une circulation abondante est un mal en soi parce qu'elle tend à renchérir le coût de la vie, cette rentrée de billets est considérée comme heureuse. Rien, en réalité, n'est plus contestable, car il est vraiment paradoxal que, créée pour donner plus d'aisance au marché monétaire, la Banque d'émission aboutisse, en définitive, à donner à ce marché moins de fonds que si elle n'existait pas, en stérilisant en 'quelque sorte une partie de l'or qui aurait pu être frappé. Une situation comme celle qui ressort du bilan de la Banque de France en 1930 et dans laquelle le chiffre de la circulation est inférieur à l'encaisse, ne saurait donc' être considérée comme conforme à l'intérêt général. Il y a plus et, sans même qu'il en soit ainsi, on peut se demander s'il est bon qu'une fraction importante des billets créés reflue à l'Institut d'émission sous forme de dépôts. Sans doute, il est permis de penser que l'Institut d'émission peut utiliser lui-même ces billets au bénéfice de l'économi~ nationale, tout aussi bien qu'auraient pu le faire les établissements bancaires dont ils seraient allés grossir les dépôts. Mais il n'en est pas ainsi parce que la Banque d'émission ne peut et ne doit se livrer qu'à un ~ertain nombre d'opérations limitativement déterminées par un\législateur qui a eu le juste souci de sauve-
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
garder de la sorte le crédit du billet, devenu pratiquement la seule monnaie. Or, la vie de chaque jour nous révèle que l'activité économique a des hesoins de crédit qui débordent singulièrement les limites ainsi fixées à l'Institut d'émission. Ce sont ces hesoins qui ont d'ailleurs permis qu'à côté de la Banque de France, et postérieurement à sa création, se développe une série d'étahlissements hancaires privés. Nous pensons qu'il n'est pas conforme à l'intérêt général que cette division du travail qui, petit à petit, s'est créée sur le marché monétaire, soit ignorée ou méconnue et que l'on n'écarte pas de l'Institut d'émission, dans toute la mesure du possihle, ces dépôts dont non seulement celui-ci n'a nul hesoin mais dont il ne peut se servir au hénéfi~e de la collectivité, comme des étahlissements privés, heaucoup plus libres dans leurs mouvements, pourraient le faire. Ainsi ces capitaux qui refluent vers la Banque de France ne nous paraissent pas utilisés au mieux de l'intérêt général. Ils ne nous semblent pas non plus créer l'état de choses le plus conforme à cet intérêt. Car, nous l'avons dit, que par le reflux des capitaux à la Banque de France, celle-ci puisse avoir une circulation dont la couverture métallique dépasse 100 %, il n'y a pas là de quoi se réjouir. Il est détestable de créer dans le public un état d'esprit tel qu'il considère le billet comme solide seulement s'il est gagé à 100 % et qu'il commence à s'inquiéter lorsque cette couverture, tout en restant très élevée, tombe de quelques centaines de millions ou même de quelques milliards. Il est nécessaire que le puhlic sache qu'une couverture métallique à 100 % annule à peu près l'intérêt du billet, comme il rend inutile la Banque d'émission. On ne l'éduquera pas dans ce sens en présentant comme une grande victoire le fait d'avoir réalisé cette couverture. Le symhole de la perfe~tion hancaire n'est quand même pas la fameuse jument de Roland. Et l'idéal de la Banque ne saurait consister à perdre sa raison d'être. La Banque d'émission ne gagne donc rien à restreindre sa circulation de billets par le développement des dépôts de fonds dans ses caisses. Est-il besoin d'insister sur ce que les banques privées perdent à un tel développement ? Il est certain que si, aux millions que les six principales hanques de l'époque avaient en dépôt fin décembre 1930, s'étaient ajoutés les quelque
L'EFFONDREMENT DES
I~STITUTIONS
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25 milliards en dépôt à l'Institut d'émission, ces banques auraient eu bien plus ancré en elles ce sentiment de puissance sans lequel il n'est pas d'esprit d'entreprise. Il est superflu, d'autre part, de rappeler que plus la masse des dépôts d'une hanque est considérable, plus la banque est solide, la ~ loi des grands nombres étant le gage de la ~tabilité des resSOUI·ces des banques. Il n'est donc pas certain que la France n'aurait pas pù éviter le plus grand nombre des défaillances bancaires dont elle a souffert en 1930 et dans les années qui ont suivi si la majeure partie des fonds déposés à la Banque d'émission avait été répartie entre les banques commerciales. Si l'on ne peut contester que l'accroissement de la circulation de billets depuis 1927 soit dû avant tout à l'afBux d'or et de devises, une question ne s'en pose pas moins à l'esprit. C'est celle de savoir d'où vient un tel afflux. L'entrée d'or dans un pays est toujours considérée comme un signe d'enrichissement. Du fait que nous avions en 1930 beaucoup plus d'or qu'en 1910, ne devrions-nous pas déduire que la France en 1930 était beaucoup plus riche qu'elle ne l'était en 1910 ? Pour un pays qui avait si cruellement souffert de la guerre et de l'invasion, il était difficile de penser qu'un tel progrès fût le signe d'un accroissement de la richesse. Mais d'où pouvait-il, dès lors, provenir? Une première explication de cette apparente anomalie peut être recherchée dans la disparition de la monnaie métallique. Avant la guerre de 1914, il existait, en effet, à côté de la circulation de billets, une circulation de pièces d'or. Cette monnaie métallique ayant complètement disparu, l'or, au lieu de se répartir entre les trésoreries privées, s'est concentré désormais dans les caves de la Banque d'émission puisqu'aussi bien il n'est plus réclamé par les particuliers à des fins monétaires. Il reste toutefois à préciser quelle était la quantité d'or qui pouvait bien circuler en France en 1913. Les apports des particuliers à la Banque de France, à la suite de la campagne faite dans le pays à cet effet, ont atteint environ 2 milliards et demi de francs. Au coefficient 5, ce chiffre représente 12 milliards et demi de francs de 1928. Les 4.500 mil. 2. - L'ACCROISSEMENT DE L'ENCAISSE MÉ:TALLIQUE
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lions de francs d'encaisse métallique que la Banque de France avait en juillet 1914., représentaient., toujours au coefficient 5., 22.500 millions de francs de 1928. En additionnant ces deux chiffres le total des pièces d'or rapportées à la Banque de France et de rencaisse de la Banque représentaient donc en gros, juste avant la guerre de 1914, une somme de 35 milliards de francs de 1928. Mais ravoir en or et en devises-or de la Banque de France était, en décembre 1930, de 79.737 millions. Peut-on en déduire qu'il était resté dans le public français une somme de 44.700 millions, soit environ 9 milliards de Germinal, lesquels représentent deux fois l'encaisse de la Banque au début de 1914 ? Il semble difficile de tenir ce chiffre pour conforme à la réalité, car pour poussée que fût la tendance des Français à la thésaurisation, elle n'était pas telle en 1914 que les avoirs en or du public fussent si importants proportionnellement à la circulation des billets. D'autant que, le crédit du billet étant à peu près illimité à cette époque, la thésaurisation, si elle s'exerçait, portait aussi bien sur le billet que sur le métal. Il faut donc admettre que des apports d'or ont été faits à la Banque de France en outre du métal détenu par les particuliers avant la guerre. Ces apports, ils sont généralement le fait d'une balance des comptes positive, c'est-à-dire d'un excédent d'exportations visibles ou invisibles sur les importations. La France qui, en 1910, achetait à l'étranger plus qu'elle ne lui vendait, qui comhlait le déficit de sa balance commerciale notamment par le revenu de ses capitaux placés à l'étranger, aurait-elle, de 1910 à 1930., évolué de façon telle que ses créances sur l'étranger se seraient considérablement accrues ? Certes, le sens de la balance de notre commerce international a changé pendant quelques années, mais l'excédent de nos exportations a, au cours de cette période, été plus que balancé par la disparition du revenu de nos placements au dehors. D'autre part, la France, pour mener la guerre et pour relever ses ruines, a dû recourir largement à l'étranger et y envoyer une partie importante de ses économies. Ce n'est donc pas un développement de nos ventes au dehors et de nos prestations de services à des étrangers qui suffit à expliquer l'affiux d'or dont nous avons hénéficié. Au demeurant, cet afflux s'est produit surtout à partir de l'année 1927. En
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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décembre 1925, l'encaisse-or réelle de la Banque de France était de 4 milliards de francs, soit, au c.oefficient '5, sensiblement 20 milliards de 1928. Fin décembre 1927, l'encaisse, en y comprenant les devises, était de 53.500 millions de francs de 1928 dont 26 milliards en devises (achetées conformément à la loi du 7 août 1926 et cOIIl:ptabilisées par conséquent en francs à leur cours d'achat) et 5.500 millions en or représentant 27.500 millions de francs Poincaré. Fin mai 1928, ce total était porté à 57.500 millions. Il était à 65 milliards fin décembre, à 67,5 milliards fin décembre 1929, à 79 milliards un an plus tard. Ainsi au cours des années 1926, 1927, 1928, 1929 et 1930, le total des avoirs en or et en devises deJ la Banque de France était passé de 20 à 80 milliards, quadruplant en deux ans. A i'origine d'un afHux aussi rapide, il est impossiblé qu'il y ait seulement les excédents d'une balance n'enregistrant que des échanges normaux de biens et de services. En d'autres termes, l'or envoyé n'a pu être seulement le moyen pour l'étranger de régler la partie non compensable de ses importations visibles et invisibles; il n'a pas été un·moyen d'équilibrer la balance des comptes, mais un des facteurs essentiels de cette balance. Ainsi, c'est à un mouvement anormal de capitaux qu'est dû l'afBux de l'or et des devises-or en France à partir du redressement de 1926. De ces capitaux, il n'est pas indifférent de préciser l'origine. A lire les rapports de la Banque de France, rapports dont nous avons donné ici même de larges extraits, c'est dans une spéculation à la hausse du franc faite par les étrangers que se trouverait la cause de ce mouvement. Certes, nous ne saurions tenir ce facteur pour négligeable. Il est certain que l'instabilité monétaire dont la plupart des pays du monde a souffert depuis la fin de la guerre de 1914-18, a vicié le rythme du mouvement international des capitaux. Autrefois, c'était la seule perspective d'une meilleure rémunération qui était la cause déterminante de ce mouv.ement. Les capitaux qui désiraient s'engager à long terme, s'offraient à des pays neufs qui les attiraient par un taux d'intérêt relativement élevé et permettaient la mise en exploitation des richesses encore inutilisées de ces pays. Quant aux capitaux en quête d'un emploi à court terme, l'on sait que les
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pays qui manquaient provisoirement de moyens de règlement, cherchaient à les attirer en haussant les conditions de l'escompte, et ainsi ces mouvements de capitaux facilitaient les échanges entre les nations en donnant précisément aux pays qui n'en avaient pas les moyens, la possibilité d'acheter à l'étranger. "Avec l'instabilité monétaire, les choses ont complètement changé. Ce n'est plus la-perspective d'un taux d'intérêt supérieur qui a provoqué les migrations de capitaux, mais la recherche de la sécurité ou celle d'une plus-value éventuelle provenant d'une hausse, sur le marché international des changes, des cours de la devise recherchée. Nous l'avons déjà souligné : contre ces mouvements de capitaux, l'appât d'un taux d'intérêt élevé était inopérant. Car, pour les détenteurs d'une monnaie soumise à de violentes fluctuations, le profit à attendre de la hausse des cours de cette monnaie sur le marché des changes ou la perte que pouvaient causer de nouvelles baisses n'étaient pas comparables au bénéfice à escompter d'un meilleur rendement du placement de l'argent. Comme on le conçoit aisément, l'intérêt ne compte pas quand le principal est menacé. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les mouvements des capitaux entre la France et les différents pays n'aient eu, pen.dant cette période troublée qui s'est écoulée de 1919 à 1928, rien de commun avec ce qu'ils étaient avant 1914. Les infortunes successives du franc sur le marché des changes ont incité de plus en plus les Français de tous ordres soit à acheter des devises étrangères, soit à ne pas vendre les devises .qui leur venaient de leur activité à l'étranger. A ces Français se joignaient des étrangers qui, pendant toute la période de haisse du franc., ont vendu du franc à terme. Car les bénéfices réalisés par les spéculateurs à la baisse du mark avaient fait entrer la spéculation sur monnaies dans le cercle des opérations dont l'agiotage pouvait faire son profit. L'arrivée de M. Poincaré au pouvoir en juillet 1926, les mesures draconiennes prises par lui ont renversé complètement la tendance. Autant l'avenir du franc paraissait sombre, autant il est apparu plein de promesses. Et aux Français qui rapatriaient leurs fonds se sont ajoutés les spéculateurs qui, retournant leur position, se sont portés acheteurs de francs sur le marché à terme, tablant sur la
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victoire du mouvement qui chez nous se dessinait puissamment, nous l'avons vu, en faveur d'une revalorisation de notre devise. Nous savons que l'autorité de M. Poincaré permit la stabilisation légale et la naissance du nouveau franc. Mais les vicissitudes du mark, celles du franc, avaient appris au monde entier, et aux Français en particulier, combien relative est la valeur d'une monnaie. Et la notion ainsi acquise, en rendant familière au grand public l'idée d'une émigration des capitaux, a créé un fait nouveau dans les relations économiques internationales. L'ordre précédemment établi dans ces relations s'est complètement renversé. Alors que jusque-là le mouvement des capitaux à court terme entre les nations était à peu près uniquement provoqué par l'état des balances des comptes de chaque pays, que donc ce mouvement des capitaux à court terme, desiiné à équilibrer les balances des comptes des États, était un facteur second, conditionn~ par l'activité proprement économique des nations, il devenait un des éléments agissants de cette balance. Provoqués par des espoirs ou des craintes auxquels l'opinion publique de beaucoup de pays est devenue très largement accessible, ces mouvements de capitaux, sans liaison aucune avec l'activité proprement économique., constituent désormais des facteurs de trouble tels qu'ils ont eu, dans de nombreux cas, pour conséquence de bouleverser à peu près complètement l'ordre qui présidait jadis aux relations économiques internationales. De tels mouvements de capitaux ont certainement joué un rôle primordial dans l'affiux d"or qui s'est produit en France de 1927 à 1931. Les achats de francs par vente de devises étrangères mettaient à la disposition de la Banque de France des avoirs-devises considérables qui., peu à peu, étaient transformés en or par notre Institut d'émission. Mais ces devises étrangères qui entraient dans les caisses de la Banque de France provenaient-elles pour la plus grande part de spéculateurs internationaux à la hausse du franc ainsi qu'on l'a parfois laissé entendre ? Nous ne le pensons pas pour notre part. Les spéculateurs à la hausse ont dû perdre tout espoir lorsque le franc de 1928 a été créé. Or., à partir de cette création, l'accroissement des avoirs en or et devises de la Banque de France n'a aucunement cessé. Bien au contraire. De 58.500 mil·
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lions en juin 1928, ces avoirs sont passés à ·65 milliards en décembre et à 67.500 millions en décembre 1929. C'est même a~ cours des années 1930 et 1931, donc bien après la stabilisation légale, que les avoirs en or et en devises de la Banque de France sè sont le plus accrus. L'augmentation a été en effet de 10,5 ~il liards en 1930, et de 9,5 milliards en 1931. Il faut donc, semble-t-il, admettre que l'affiux d'or et de devises dans les caisses de la Banque d'émission a été avant tout le fait des Français qui, ayant voulu éviter la perte de capital qu'entraînait pour eux la dépréciation de la devise nationale, avaient transformé leurs avoirs en monnaies étrangères. Lorsque leurs craintes concernant l'avenir du franc eurent disparu, ils se hâtèrent de rapporter à la Banque de France, pour en tirer un revenu, l'or et les devises qu'ils n'avaient plus intérêt à thésauriser. Mais ces capitaux qu'ils avaient pu de la sorte employer en or et en devises, comment les Français se les étaient-ils procurés? C'est là en définitive la question des questions car la réponse qui lui est donnée tranche le problème de savoir si le fait que la France en 1930 avait plus d'or qu'en 1910 était dû à un accroissement de sa richesse. Une première hypothèse qui peut être faite à ce sujet est que les Français s'étaient procuré ces devises en vendant des francs à des étrangers qui tablaient sur une hausse de notre monnaie. Il est certain que de pareilles opérations ont été faites., mais non pOlIr des montants aussi élevés que ceux auxquels se chiffrent les sommes de devises et d'or apportées à la Banque de France de 1926 à 1930. Une autre hypothèse est que les Français n'ont pas rapatrié le produit de leurs exportations tant visibles qu'invisibles, préférant restreindre leur train de vie ou diminuer leurs dépenses d'outillage plutôt que de faire rentrer leurs créances extérieures. En d'autres termes, les Français auraient renoncé à la production ou à la consommation pour thésauriser au dehors des fonds dont ils estimaient le rapatriement dangereux. Ainsi l'énorme afflux de devises et d'or aurait eu à son origine des privations ou un ralentissement dans le développement des moyens de production. Il est très vraisemblable qu'en l'espèce un facteur de cet ordre a joué. La dépréciation du franc sur le marché des changes s'étant souvent produite suivant un
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rythme plus rapide que sa dépréciation intérieure, la disparité qui en est résultée a certainement provoqué un accroissement des exportations françaises. En réalité, ce développement des exportations, loin d'être un enrichissement pour le pays, constitua~t un appauvrissement, en ce sens que les Français vendaient à des prix inférieurs aux prix de remplacement. Mais ces ventes leur donnaient des devises qu'ils se gardai~nt ·de rapatrier, de remettre dans leurs entreprises et qu'ils thésaurisaient. Ainsi, dans l'avoir des Français, ·des devises prenaient la place de stocks ou de moyens de production. C'est ce changement dans la contexture des fortunes françaises beaucoup plus, pensonsnous, que l'accroissement de ces fortunes qui explique avant tout le fait que les Français aient disposé, de 1926 à 1930, d'avoirs en devises aussi considérables. A la base de ces avoirs il n'y a donc pas, semble-t-il, un développement de la vraie richesse qu'est l'accroissement de la masse des biens disponibles et le développe~ent de l'appareil de production ma~s, au contraire, une thésaurisation, c'est-à-dire une renonciation à l'effort créateur au bénéfice de l'abstention et de l'attente. Ainsi apparaît l'un des plus grands dangers de l'instabilité monétaire. Cette instabilité écarte l'épargne des placements à long terme et constitue un obstacle sérieux au développement de la production nationale. Elle est une prime à la thésaurisation, c'est-à-dire à la stérilisation des capitaux, à leur inertie. Elle pénalise l'effort qu'est la collaboration au développement de la richesse. Enfin et surtout, elle fausse les esprits en laissant croire que le gain n'est pas la récompense de l'action créatrice mais de l'inaction habile. Il est difficile de préciser dans quelle mesure cette erreur de jugement a contribué à notre décadence. Mais elle y a participé à coup sûr et son rôle ne saurait être sous-estimé. Si bien qu'un redressement du pays ne pouvait guère ne pas comporter une réaction contre l'or dont les troubles monétaires d'après-guerre ont fait une fin alors qu'il n'est qu'un moyen, la véritable fin de toute activité é~onomique restant le bien.
LA l\1üNNAIE ET SES INSTITUTIONS TOlU.E II
JUSTIFICATION
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L'ÉDITION ORIGINALE COMPORTE 125
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N~VARRE ET LE RESTE DU TIRAGE SUR VÉLIN ORDINAIRE
DÉPOT LÉGAL
1re édition
15 mai 1942
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COPYRIGHT hy Presses Universitaires de France, 1942
ALFRED
POSE
Agrégé des Facultés de Droit
LA MONNAIE ET SES
INSTITUTIONS HISTOIRE, THÉORIE ET TECHNIQUE TOME .1
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Saint-Germain~ PARIS 6~
1942
LIVRE~III ""'*
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS (Suite)
ALVl\ED POSE
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SECTION II
LE SYSTÈME BANCAIRE ET LA MONNAIE DE BANQUE DEVANT
LA CHUTE DU FRANC DE GERMINAL
CHAPITRE
1
LES MODIFICATIONS DE STRUCTURE DU SYSTÈME BANCAIRE FRANÇAIS DEPUIS 1918 A qui étudie l'évolution du système bancaire de la France depuis la guerre de 1914-18, une constatation s'impose immédiatement : c'est la croissance, auprès des trois grands établissements de crédit, d'un certain nombre de banques qui, avant la guerre, ou n'existaient guère ou n'avaient qu'une importance réduite. Cette poussée a singulièrement développé un appareil bancaire que, de leur côté, les trois anciens établissements de crédit se sont appliqués à enrichir de sièges nouveaux. Ainsi le réseau d'agences de banque mis à la disposition du public s'est considérablement accru. Il convient de noter le rôle prédominant qu'ont joué, dans cette évolution, les banques régiQnales et locales. Soit qu'elles aient tenté de s'unir pour lutter contre l'expansion des établissements de crédit, soit qu'elles aient, au contraire, fusionné avec de nouveaux établissements de crédit en voie de développement, elles ont été les piliers sur lesquels la concentration bancaire s'est réalisée depuis la fin de la guerre de 1914-18.
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Pour résister à la concurrence de plus en plus pressante des grands établissements de crédit et céder au mouvement de concentration sane perdre leur indépendance, les banques régionales et locales auraient pu se donner une sorte de chambre syndicale qui eût à la fois joué le rôle de chambre de discipline, d'organe centralisateur des trésoreries et d'instrument de coordination; cet organisme aurait même pu être le truchement par lequel ces banques se seraient donné une sorte de caution mutuelle auprès de l'Institut d'émission. Mais les banquiers locaux n'étaient pas disposés à limiter ainsi leur liberté d'allures. S'ils ~vaient accepté le principe d'un organisme commun, c'était pour obtenir, par lui, des affaires, et surtout des affaires financières pour la conclusion desquelles ils étaient mal placés; ils n'entendaient pas qu'une telle création les soumît à des contraintes de quelque ordre qu'elles fussent. Il est vrai que la facilité des temps n'incitait pas ces banquiers à rechercher plu8 qu'un remède au manque à gagner; qu'un tel organisme pût être un instrument de salut aux heures de danger, ils n'y songeaient pas. . C'est en 1904 que le Syndicat des Banques de Province, afin de pouvoir traiter des affaires que son statut juridique lui interdisait, créa la Société Centrale des Banques de Province avec, pour hut unique,« de faire des opérations financières de toute nature en France et à l'étranger pour son compte ou pour celui des membres du syndicat» (1). En réalité, la faiblesse des moyens de la nouvelle société ne lui permit pas, jusqu'à sa réorganisation, d'agir pour son propre compte. « Le plus souvent, elle se contente de servir de lien entre les banquiers de province pour la constitution d'affaires auxquelles elle ne s'intéresse pas directement: c'est elle qui étudie l'affaire qui lui est proposée par un banquier trop faible à lui seul et qui cherche ensuite parmi ses membres les concours nécessaires» (2). En 1911, la Société fut réorganisée pour être à même de jouer L'ESSAI DE ~SISTANCE DES BANQUES PROVINCIALES: LA SOClitTÉ CENTRALE DES BANQUES DE PROVINCE 1. -
(1) Baldy, Les Banque, traffaires en France depuis 1900 (p. 148), Paris, 19~2. (2) Ibid., p. 180.
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dans les affaires qu'elle étudiait un rôle plus direct et plus actif. Son capital fut en conséquence porté à 50 millions, et, dès 1912, augmenté jusqu'à 100 millions. Toutefois, ce capital n'était libéré que du quart. L'ohjet de la Société ainsi réorganisée était nettement précisé dans une notice publiée, à l'occasion de l'augmentation à 200 millions du capital social, dans le numéro du 24 mai du Bulletin de! Annonces légales obligatoires. Aux termes de cette notice, la Société avait« pour ohjet de faire directement ou en participation, pour elle-même ou pour le compte de tiers, et spécialement pour le compte des membres du syndicat des banques de province, en France et à l'étranger, toutes opérations financières avec tous particuliers, États, villes, départements, sociétés, hanquiers et administrations publiques ou privées; toutes souscriptions, toutes soumissions, tous achats et ventes, tous placements de titres de rente, d'effets puhlics, d'actions, ohligations ou autres titres de sociétés industrielles, financières, civiles et commerciales; toutes participations dans tous syndicats de garantie constitués pour des émissions puhliques ou autres, ainsi que toutes participations dans toutes constitutions de sociétés; et généralement toutes opérations s'y rattachant directement ou indirectement ». Ainsi se précisait hien la mission, avant tout financière, de la Société Centrale: elle avait été créée pour permettre aux: banquiers régionaux ou locaux de se procurer du titre, comme en ont les guichets des étahlissements de crédit. M. Baldy, dans son ouvrage déjà cit~, note que le puhlic français souscrivant, avant la guerre, avec,beaucoup d'empressement à des emprunts étrangers, la Société Centrale s'efforça de trouver, elle aussi, des titres de cette nature. C'est ce que signale le rapport à l'Assemblée du 6 mars 1911 du Syndicat des Banques de Province: « ..• la Société Centrale, est-il dit dans ce rapport, suivant en cela l'exemple des établissements de crédit, a offert à ses adhérents une forte proportion de titres étrangers, emprunts d'État, de villes, de crédits fonciers ou chemins de fer, toutes catégories de titres très goûtées du public... ». Toutefois, le rapport ajoutait : « Il serait con(orme aux vues des économistes les plus sérieux de diriger un groupement comme le nôtre, avec l'idée bien nette de conserver une juste proportion entre les fonds dont
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il faciliterait l'exportation à l'étranger et ceux que, par ses efforts, il parviendrait à diriger vers les industries nationales. » Le Syndicat des Banquiers de Province ne voyait donc pas sans quelque réserve cette prédominance des valeurs étrangères dans les placements offerts par la Société Centrale. Toutefois, la réorganisation de 1911 ne changea rien à cet état de choses et, dans les années qui ont précédé la guerre, la Société Centrale a encore accentué la tendance que signalait le rapport précité. Les valeurs offertes étaient des emprunts danois, du Congo, de la Basse-Autriche et surtout argentins et brésiliens. Ajoutons-y des obligations de divers chemins de fer russes, du Crédit Foncier du Brésil, de la Compagnie Anglo-Argentine d'Électricité, du Crédit Foncier du Nord de l'Angleterre., du Crédit Foncier Mexicain, de la Caisse Hypothécaire Canadienne, de la Caisse Hypothécaire d'Égypte. Pendant la guerre, la Société Centrale a dû, évidemment, se limiter au marché national. Élargissant son activité de banque d'affaires, elle ajouta à de nombreuses opérations financières de larges ouvertures de crédit consenties principalement à des sociétés filiales. Les émissions furent surtout faites pour le compte d'affaires hydro-électriques et d'entreprises métallurgiques. Ajoutons que la Société Centrale créa la Société des Ateliers et Chantiers Maritimes du Sud-Ouest, qu'elle prit le contrôle de la Compagnie de Vapeurs Français et des Affréteurs Réunis; qu'enfin elle s'intéressa largement aux diverses affaires du groupe Bessonneau (M. Bessonneau étant un de ses administrateurs). Les principales sociétés de ce groupe étaient les Câbleries et Tréfileries d'Angers, les Filatures, Tissages et Corderies d'Angers et la Société d'Application Industrielle du , Bois. Du fait de cette politique, les comptes-courants débiteurs, qui étaient à 2 millions au 31 décembre 1913, se retrouvaient à 47 millions en 1918. Cependant, le portefeuille-titres et ~es participations financières restaient aux environs de 22 millions. Ajoutons qu'au cours de l'année 1916 (en septembre et en octobre) la Société créa deux agences à Paris, l'une dans le quartier du Temple, l'autre à Passy. Ainsi se dessinait un mouvement tendant à changer la nature des opérations de la Société, mOllvement qui allait s'affirmer dès après la fin des hostilités. Le rapport pour l'exercice 1918 est sur ce point parfaitement
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explicite. Il précise que « fondée pour souscrire et patronner les émissions qu'elle avait charge de rechercher au profit des Banquiers adhérents au Syndicat, centralisant en même temps à Paris un certain nombre de services, peu ou pas rémunérateurs, qu'elle assurait au profit des Banquiers de Province, la Société Centrale devait profondément être modifiée si on voulait l'adapter aux nécessités nouvelles d'une époque où, pour un temps, devaient cesser les émissions de valeurs étrangères ». C'est pourquoi, précise le rapport,« votre Société, avec son siège social complété par ses agences parisiennes, au lieu de demeurer simplement l'organe exécutif du Syndicat des Banques de Province, est devenue, en outre, une des plus importantes maisons de banques associées. La transformation est maintenant faite. Nous sommes en possession de tous nos moyens d'action. Recommencer à répartir un dividende, mêlJle modeste, signifie que sous sa nouvelle forme, la Société Centrale est capable de prospérer. « Pour asseoir notre situation à Paris, selon le programme mesuré' que vous avez bien voulu approuver aux assemblées de 1917 et de 1918, nous avons élargi le réseau de nos agences qui, actuellement au nombre de 10, seront prochainement portées à 14.» En résumé, la Société Centrale des Banques de Province ayant été à l'origine l'organisme juridique, permettant au Syndicat des Banques de Province d'obtenir du titre, est devenue en 1911 une véritable banque d'affaires disposant de fonds suffisants pour traiter pour son propre compte; pendant la "guerre elle a ajouté à ce compartiment banque d'affaires une hanque de dépôts prenant Paris pour cadre d'activité. Du fait de cette nouvelle orientation, le bilan de la Société Centrale des Banques de Province changea. Ses dépôts à vue qui ~taient seulement de 70 millions au 31 décembre 1918 étaient montés à 217 millions en 1920. En face, les débiteurs étaient passés de 47 à 229 millions, chiffre énorme et absolument hors de proportion avec le montant des dépôts. Si l'on ajoute à cela que la Société Centrale n'en conservait pas moins un portefeuille-titres important puisqu'elle prétendait être à la fois hanque d'affaires et banque de dépôts, ce portefeuille s'élevant à 30 millions, contre 20 en 1918, on voit que la Société Centrale
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était exceptionnellement immobilisée. Or, avec son capital de 200 millions dont 58 seulement étaient versés et auquel s'ajoutaient quelque 16 millioD:s de réserve, cette masse de 74 millions était très insuffisante pour équilibrer le bilan. L'affaire se trouvait ainsi dans une situation aventurée et à la merci du premier retournement de la conjoncture. Aussi bien la crise boursière de 1920-21 suffit-elle à la mettre à terre. Dès le début de 1921 elle se tournait vers les pouvoirs puhlics pour leur demander secours, et les étahlissements bancaires contre lesquels elle avait été créée, durent constituer un fonds de soutien de 171 millions destiné à lui venir en aide. Grâce à ce fonds, la ~ociété Centrale des Banques de Province put faire face aux retraits et éviter le dépôt de son bilan. Mais elle était à bout de souffie. Car ses immobilisations exagérées s'avéraient d'une qualité franchement mauvaise, à telle enseigne qu'une première et hâtive réévaluation mettait le bilan au 31 décembre 1920 en perte de 53.400.000 francs en chiffres ronds. Encore le Conseil avouait-il dans son rapport que ce chiffre était certainement inférieur à la réalité, « le travail d'apurement des comptes suivant son cours». De fait, le bilan au 31 décembre 1921 portait ce déficit à 123 millions. En définitive, il atteignit 199 millions. L'ensemble des fonds \ propres ne dépassant pas 74 millions, ceux-ci étaient totalement perdus. Heureusement qu'il restait à appeler 142 millions, en nombre rond, sur le capital social de 200 millions. Ce capital étant, pour la plus grande part., entre les mains des banquiers de province, il fallait que ceux-ci pussent s'exécuter. Ils le firent assez aisément car de 1921 à 1930., le commerce de hanque fut prospère. Grâce à la libération des actions, grâce aussi à la valorisation de quelques actifs, la Société Centrale put., en 1927, offrir enfin à ses créanciers un arrangement qui, s'il comportait un sacrifice de la part de ces derniers, était cependant acceptable. L'accord se fit et la Société fut en état d'assainir son bilan en procédant à la réduction de capital nécessaire. Après cette réduction, la Société Centrale se présentait avec 27 millions de fonds propres dont 25 millions de capital et 2 millions de réserve. Les dépôts étaient de l'ordre de 150 millions. Elle se trouvait ainsi réduite à des dimensions modestes, mais' elle aurait pu jouer un rôle fort utile si les banquiers de
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province, instruits par l'expérience, lui avaient donné la fonction qui aurait dû être sieI;lne. Malheureusement, les erreurs qui avaient entaché sa constitution persistèrent. Et elle se remit à chercher des opérations financières à Paris pour ses adhérents. Elle n'en trouva que trop. C'est ainsi que le compterendu des affaires sociales pour l'exercice 1928 se félicite du placement effectué, par l'intermédiaire de la Société, de 150.000 obligations Crédit Foncier du Brésil, de 100.000 Bons Aéropostale; de même on pourrait relever dans le compte-rendu des opérations relatives aux exercices 1929 et 1930, un grand nombre d'émissions portant sur des titres qui ont donné de graves mécomptes à leurs porteurs. Ces placements allaient, lorsqu'éclata la crise de 1931, valoir à la Société Centrale des Banques de Province un discrédit dont elle put d'autant moins se relever qu'à ces opérations malheureuses pour ses clients s'ajoutaient des participations financières désastreuses pour elle-même; ces erreurs furent aggravées par l'ouverture d'avances massives à des sociétés qui tournèrent mal. Les p,ertes subies n'avaient donc pas éclairé les banquiers de province sur l'orientation à donner à la politique que devait suivre leur Société Centrale. Il leur aurait fallu, pour clarifier leurs idées, pour leur inspirer la prudence nécessaire, l'épreuve des mauvais jours. Ceux-ci, en dépit de la courte crise de 1920-21, n'étaient pas encore venus. Mais ils approchaient, et les banquiers de province allaient sentir le poids de l'adversité. Lorsqu'on se reporte, en effet, aux noms des dirigeants de la Société Centrale, on est effrayé ~u lourd tribut payé par les banquiers de province à la crise hancaire en prévision de laquelle ils n'avaient pas su organiser leur défense. Société Saint-Quentinoise de Crédit, Banque Chapuis de Reims~ Banque Petyt de Dunkerque, Banque Gheusi de Toulouse, Crédit Havrais, tous ces établissements dont le nom revient fréquemment dans les comptesrendus des Assemblées de la Société Centrale des Banques de Province ont disparu, soit qu'ils n'aient pu faire face à leurs engagements, soit qu'ils aient dû s'intégrer dans les sociétés régionales créées par le Crédit Industriel. Mais la crise n'avait pas encore opéré ses coupes sombres et la plupart des principales banques locales e~tant avant la guerre survivaient. Si, nous le verrons, certaines s'étaient lais-
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sées tenter par les offres de la Banque Nationale de Crédit et du Crédit Commercial de France, nouveaux établissements de crédit qui cherchaient à ouvrir des agences sur l'ensemble du territoire national, si quelques-unes étaient tomhées, emportées par la crise boursière de 1920-21, la plupart s'étaient maintenues. Bien plus, heaucoup d'entre elles avaient largement progressé. Tel avait été le cas du Crédit du. Nord, de la Société Marseillaise et de la Banque Adam; tel avait été.aussi·le cas de plusieurs autres hanques du Nord : Banqu~ Verley-Decroix, devenue une grande hanque régionale, Banque Piérard, Banque Dupont, Banque Scalbert, Caisse Commerciale de SaintQuentin; dans l'Est, le rayonnement de la Société Nancéienne, de la Banque Renauld, de la Banque Varin-Bernier, de la Banque Chapuis, ne s'était aucunement affaibli; il en était de même, dans l'Ouest, du Comptoir d'Escompte de Rouen, du Crédit Havrais, de la Banque Gilbert, de la Banque Bougère et, après une période d'incertitude durant laquelle l'intervention du Crédit Industriel fut nécessaire, de la Banque Fortin devenue Crédit de l'Ouest ; les Banques Chalus et Villa en Auvergne et dans le Rouergue, les Banques Courtois et Gheusi à Toulouse, les Banques Pelletier, Gommès et Pouyanne dans les Landes, le Pays Basque et le Béarn., les Banques du Dauphiné et Charpenay, dans le Dauphiné, la Maison Laydernier et la Banque de Savoie dans les deux départements savoyards, la Banque de Boissieu dans le Forez, la Banque Régionale du Centre, la Banque Chevignard et la Banque Garnier en Bourgogne, les banques. alsaciennes : Banque d'Alsace-Lorraine, Banque de Strasbourg, Banque de Mulhouse, Comptoir d'Escompte de Mulhouse, Société Générale Alsacienne de Banque, tous ces étahlissements bancaires régionaux faisaient montre d'une grande activité et plusieurs d'entre eux, ayant vu les fonds mis à leur disposition monter à des chiffres fort élevés par rapport à l'avant-guerre., s'étaient laissés griser et avaient cru pouvoir se lancer dans des immobilisations qui allaient, quand la crise éclata, les mettre dans l'impossihilité de faire face aux retraits ou les contraindre de rechercher des secours. Il faut reconnaître cependant que le plus grand nombre des banques que nous venons de citer put résister à la crise et suhsiste encore. C'est dans les hanques moins importantes et d'un carae-
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tère encore plus local que les rangs s'éclaircirent davantage. Outre la Société Centrale des Banques de Province, les hanques d'affaires de Paris avaient offert à diverses maisons de hanque régionales une collaboration et un certain soutien. Nous avons déjà dit à ce sujet que les deux principales hanques d'affaires françaises, Banque de Paris et des Pays-Bas et Banque de l'Union Parisienne, avaient cherché à nouer des relations avec des hanques de province afin d'échapper, autant qu'elles le pouvaient, ·aux exigences des grands établiss.ements de crédit; ceux-ci, en effet, étaient les intermédiaires nécessaires entre le grand public souscripteur ou acheteur de titres et les hanques d'affaires qui, par leur activité même, ont toujours du titre à placer ou à céder. Ajoutons que, par suite d'une pratique quelque peu abusive et à laquelle nous avons déjà fait allusion, les banques d'affaires se voient attribuer, dans des opérations financières de grosses collectivités, des paquets de titres qu'il leur est impossible de placer dans une clientèle d'épargnants qu'elles n'ont pas. Elles cherchent, bien entendu, à rétrocéder les titres qui leur sont ainsi attribués, mais en conservant la plus grande part possible de la commission allouée aux établissements placeurs. Depuis longtemps, elles ont pensé que des hanques locales ou régionales, dans lesquelles elles auraient une influence, seraient, sur ce point, moins exigeantes que les établissements de crédit. D'où cette politique de rapprochement des banques d'affaires avec les banquiers régionaux ou locaux. Parfois pe rapprochement va jusqu'à une prise de participation dans le capital. C'est la Banque de l'Union Parisienne qui paraît s'être engagée le plus avant dans cette voie. Elle y fut suivie par l'Union des Mines dont nous aurons ultérieurement à évoquer la carrière. L'une et l'autre n'ont d'ailleurs pas empêché plusieurs des hanques locales, dans lesquelles elles ayàient pris un intérêt, de disparaître. Tel a été le cas de la Banque Villa, de la Banque du Dauphiné, de la Banque Chapuis, en ce qui concerne la Banque de l'Union Parisienne; tel a été le cas de la Banque Gheusi, de la Banque Générale du Nord, de la Banque Piérard, en ce qui concerne l'Union des Mines. De cette politique, il ne semble plus rester que les liens de la Banque de l'Union Parisienne avec la Banque Courtois à Toulouse et la Banque Tarnalld & Cie, à
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Limoges, de même que ceux de l'Union des Mines avec la Banque Garnier à Châlon-sur-Saône. La Banque de Paris et des Pays-Bas ne semble pas avoir été aussi loin que la Banque de l'Union Parisienne et l'Union des Mines dans la politique de rapprochement avec les établissements bancaires locaux ou régionaux. En revanche, elle a pris l'initiative de la création de banques à tendance corporative. En liaison avec des industriels des Vosges, elle a créé la Banque Cotonnière à Épinal; avec les milieux des Halles, elle a créé la Banque des Produits Alimentaires et Coloniaux; avec les milieux de la Bourse du Commerce, elle a créé le Crédit Sucrier. Le Crédit Sucrier, dont la raison sociale est« Crédit Sucrier et Commercial », fut créé en 1925 au capital de 5 millions de francs. Ce capital fut porté à 15 millions en novembre 1926 et à 20 millions en décembre 1927. Il est libéré de moitié. Le Crédit Sucrier est resté de faible importance puisque le bilan au 30 septembre 1930 se présentait avec 38 millions de dépôts. En face les débiteurs s'élevaient à 28 millions et le« PortefeuilleEffets» à 7 millions. La Banque Cotonnière a été constituée en 1927 au capital de 25 millions libéré de 1/4. Le bilan de cette société au 31 décembre 1930 se totalisait à 192.531.000 francs. Les dépôts atteignaient 73 millions remployés en 48 millions de débiteurs et 37 millions de portefeuille. De toute évidence, la banque, sans le puissant soutien de la Banque de Paris et des PaysBas, aurait dû appeler l'intégralité de son capital social. La Banque des Produits Alimentaires et Coloniaux a été créée également en 1927. Son capital d'origine fut de 10 millions. Au 31 décembre 1930, ce capital n'était encore libéré .que d'un quart, soit 2.500.000 francs. Toujours au 31 décembre 1930, le bilan de la Banque des Produits Alimentaires et Coloniaux se chiffrait à 75.555.000 francs. Au passif, les dépôts ressortaient à 55 millions. En face, les débiteurs se chiffraient à 25.976.000 fr., et le portefeuille-effets à 26.273.000 francs. Notons encore, à l'actif, des immobilisations en mobilier, matériel, frais d'agencement et participations financières pour 4 millions - chiffre très supérieur au capital appelé. C'est dire que, là encore, le déséquilibre eût été patent et grave sans le patronage de la maison-mère.
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
493
La création de banques corporatives par la Banque de Paris et des Pays-Bas procède d'un esprit très différent de celui qui a incité d'autres banques d'affaires à s'intéresser à des banques régionales ou locales. Car la Banque de Paris ne pouvait pas attendre de ces banques corporatives qu'elles fussent un débouché pour ses titres. Ces banques, par leur nature même, devaient avoir et ont effectivement une activité à peu près exclusivement commerciale. C'est donc, dans une certaine mesure, un abandon de la discrimination entre banques de dépôts et hanques d'affaires que constituait la création par la Banque de Paris d'un certain nomhre de hanques commerciales destinées à jouer, dans les milieux déterminés, le rôle qu'y jouent normalement les établissements de crédit. Entre les banques régionales et les établissements de A) Le Crédit du Nord - ét acre'd-t l ,cert alns blissements bancaires se sont développés qui, par leur dimension et les capitaux dont ils disposent, dépassent nettement le cadre des banques régionales mais qui, originaires d'une région déterminée et y ayant toujours le meilleur de leur exploitation, ont cependant poussé des antennes dans des provinces ou des centres d'affaires éloignés de la région qui fut leur berceau. Tel est le cas du Crédit du Nord, vieille maison qui procède du Comptoir d'Escompte ~ l'arrondissement de Lille, créé, comme tous les comptoirs d'escompte, en 1848. Ce Comptoir, dont le capital fut porté à 2 millions en 1854, fut autorisé, par décret du 5 mai 1866, à se constituer en société anonyme, au capital de 20 millions. Cette société prit une nouvelle dénomination et s'appela Soeiété de Crédit Industriel et de Dépôts du Nord. En 1871, elle se plaça sous le régime de la loi de 1867 et changea de nouveau sa raison sociale, choisissant cette fois celle de Crédit du Nord. Le capital social qui, nous l'avons vu, était de 20 millions depuis 1866, fut porté, en 19qO, seulement, à 30 millions. Dix ans après il était augmenté jusqu'à 60 millions; dès 1913 il était porté à 100, puis 125 millions, cette dernière émission étant faite en vue d'acquérir la Banque Devilder. De · 2__ L'EXPANSION DE QUELQUES BANQUES RÉGIONALES
494
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
ces actions, le quart ee1.tlement était versé. De telle sorte qu'à la veille de la guerre, en 1913, le Crédit du Nord avait 61 mil· lions de capital versé et de réserves et 183 millions de dépôts; ces fonds étaient remployés en débiteurs pour 149.700.000 francs et en effets de--commerce pour 94.400.000 francs. On le voit, l'affaire, d'ailleurs assez lourde, restait de dimensions modestes. Bien que son exploitation ait été bouleversée par la guerre, le Crédit du Nord, en 1920, se retrouvait avec 1.421 millions de dépôts, soit près de dix fois son chiffre d'avant-guerre. Il continuait à remployer une forte partie de ses ressources en débiteurs puisque ceux-ci s'élevaient à 656 millions; ce chiffre était un peu supérieur à celui du portefeuille-effets qui ressortait à 653 millions. Ainsi le Crédit du Nord avait un montant de débiteurs qui représentait, dans le total de ses remplois, une proportion de beaucoup supérieure à ce que l'on pouvait constater, à la même époque, dans les établissements de crédit. On le voit, la guerre avait provoqué une véritable expansion du Crédit du Nord et cet établissement devait, entre 1920 et 1930, confirmer ses succès. Rajustant ses fonds propres au montant de ses engagements, il appela l'intégralité de son capital en en réduisant le montant nominal à 100 millions de francs. En 1928 ce capital fut porté à 150 millions par l'émission à 750 francs de 200.000 actions nouvelles de 250 francs, donc avec une prime de 200 % représentant 100 millions de francs. Ainsi s'explique le fait qu'au 31 décembre 1930, le bilan du Crédit du Nord fit apparaître à son passif un total de 300 millions de fonds propres, soit 150 millions de capital et 150 millions de réserves. CRÉDIT DU NORD ACTIF ( en
milliers de francs) 1913
Caisses et Banques •••...•. Banquiers et correspondants Portefeuille-effets, B. D. N. Débiteurs et avances .... Titres et participations ... Immeubles et installations. Divers ......•........... TOTAUX ••••••••••
1930
1920
%
%
%
5,35 220.065 13,80 . 195.820 1 7,65 15.308 1,11 4,15 11.874 28.508 13.931 0,87 33 653.488 40,93 1.105.935 43,21 94.377 914.939 35,74 154.414 53,99 660.860 41,39 1,92 1.,47 49.259 4.212 7.359 0,47 1,68 1,06 43.062 3.020 13.425 0,84 8,69 0,98 2.781 27.179 1,70 222.298 1.596.307 100 285.986 100 2.559.821 100
------
-
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS PASSIF
495
(en milliers de francs) 1913
1920 %
1930
%
%
Capital ................. 31.250 Réserves diverses ........ 30.000 Dépôts à vue et à terme ... 183.568 Cpte de Profits et Pertes.. 7.747
10,92 31.250 1,96 150.000 5,86 10,49 30.000 1,88 150.000 5,86 64,19 1.421.244 89,03 1.871.386 73,11 2,71 51.876 3,25 49.869 1,94 Divers ...•. , ..•.•.•. , , ., Y3.4~1 11,69 61.9371 3,88 338.566 13,23 TOTAUX •••••••••• 285.986 100 1.596.307 100 2.559.821 ~ ~I~:·---~
De 1920 à 1930, les dépôts du Crédit du Nord ne se sont cependant pas accrus aussi rapidement que dans les établissements de crédit et cela contrairement à ce qui s'était produit pendant la guerre. L'examen du tableau comparatif des bilans en 1913, 1920 et 1930, tableau que nous donnons ci-dessus, révèle en effet que les dépôts entre 1920 et 1930 ont grossi seulement d'environ 460 millions, soit d'à peu près 1/3. Encore l'augmentation a-t-elle porté' avant tout sur les comptes de chèques qui ont plus que doublé. Les comptes-courants, en revanche, n'ont pas varié. A l'actif, l'évolution vers les normes' observées par les établissements de crédit est nette, puisque le portefeuille-effets constitue, en 1930, le poste de beaucoup le plus important et représente un peu plus de 43 % du total, alors que les déhiteurs sont au-dessous de 36 %. Signalons l'augmentation des participations financières noyées d'ailleurs avec les reports. . La création d'une filiale destinée à faire du crédit à moyen terme, l'Union Bancaire du Nord, doit être pour quelque chose dans cette augmentation. Rappelons que l'Union Bancaire du Nord est au capital de 60 millions de francs. La poussée des Participations de même que celle des ImmeuhIes a été d'ailleurs f~ible car ces deux postes ne représentaient ensemhle en 1930 que 3,6 % de l~actif. Leur total de 92 millions apparaissait raisonnable en face de 300 millions de fonds propres. Le Crédit du Nord a un réseau serré d'agences et de bureaux dans les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l'Oise, et de la majeure partie de l'Aisne. Il s'égaille dans le Nord-Est vers Reims et Troyes et descend même jusqu'à Mâcon. A l'Ouest, il a des groupes en Seine-Inférieure, dan~ l'Orne et le Calvados, puis saute sans transition en Gironde.
496
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
A Paris, il a un siège central et Il agences. Au total, avec un nombre de sièges permanents tournant autour de 200, le Crédit du Nord est devenu, après la guerre de 1914-18, un petit établissement de crédit dont le réseau, il est vrai, si l'on fait exception des départements du Nord, jusques et y compris la Seine-Inférieure, apparaît assez peu homogène. La Société Marseillaise de Crédit Industriel est, elle aussi, de fondation très ancienne, puisqu'elle remonte à 1865. Elle fut créée par des personnalités importantes du milieu d'affaires de Marseille, son fondateur légal et premier président étant Mr. J. B. Pastré. Fixé d'abord à 20 millions, le capital social fut porté à 60 millions. Réduit à 30 millions en 1889, il était reporté à 50 millions en 1907. En 1913, la Société Marseillaise se présentait comme une société avant tout régionale, avec une masse de fonds propres importante, son capital et ses réserves atteignant à peu de chose près 70 millions. Ses dépôts dépassaient à peine 66 millions. A l'actif, les débiteurs qui s'élevaient à 95,6 millions, constituaient le poste principal. Le portefeuille-effets était de 58 millions, inférieur donc, comme au Crédit' du Nord, aux remplois en débiteurs. Avec 16.514.000 francs, le portefeuilletitres représentait une quote-part importante de l'actif. En résumé, les fonds propres de la Société Marseillaise étaient élevés mais justifiés par la composition de l'actif. Le tableau comparatif ci-après montre que la guerre a été très favorable à la Société Marseillaise. B) La Société Marseillaise
SOCIÉTÉ MARSEILLAISE DE CRÉDIT
ACTIF (en milliers de francs) 1913 (1)
%
% Caisse et Banque ....... Banquiers et correspondants Portefeuille-effets, B. D. N. Débiteurs avances ..•.... Portefeuille-titres ........ Immeubles ....•......... Divers .....•.......•..•. Œ'OTAux ••••••••••
1930
1920
%
172.822 16,57 5,43 8.902 4,68 21.679 4,66 48.621 11.866 6,23 518.017 49,68 239.076 59,89 58.127 30,55 259.227 24,86 88.427 46,48 116.193 29,10 0,56 5.789 1,92 16.514 8,68 7.700 2,35 24.500 4.400 8.300 2,08 2,31 1,32 13.735 1,58 2.025 1,07 6.289 1.042.711 ~ 190.261 100 399.237 100
-----
(1) Âprè8 répartition des bénéfices.
iiiiiiiiiiiiiii
~
-
~
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS PASSIF
497
(en milliers de francs) 1913
1920
% Capital ................. 42.833 22.52 56.910 Réserves ................ 19.207 10:09 25.355 Dépôts et comptes-courants à vue et à terme .. 115.101 60,49 302.234 3.633 1,91 Cpte de Profits et Pertes. 7.916 9.487 4,99 6.822 Divers .................. TOTAUX •••••••••• 190.261 100 1399.237
--1---
1930
% 14,25 6,35 75,71 1.98 1,71 -~
% 100.0001 53.050
9,59 5,09
865.960 83,05 1,63 17.042 0,64 6.659 1.042.711 100 ~
De 1913 à 1920, les dépôts ont à peu près quadruplé. A l'actif, les postes représentant des avoirs liquides se sont proportionnellement beaucoup plus accrus que les autres puisque le portefeuille-effets constituait, en 1920, 57,28 % de cet actif contre 29,44 en 1913. En revanche, les débiteurs de toute nature avec 111,6 millions restaient très près de leur chiffre de 1913 et ne représentaient plus que 28,6 % du total. Quant au portefeuille-titres, il s'était réduit de plus de 50 % par rapport à son chiffre de 1913. Entre 1920 et 1930, l'essor a été encore plus remarquable. Le's dépôts ont, à peu près, triplé et les fonds propres se trouvaient en 1930' à 153 millions contre 82 millions en 1920. A l'actif, le portefeuille-effets et les avoirs en caisse et en hanque constituaient, toujours en 1930, 66,25 % du total contre 62,47 % en 1920. A cette poussée du portefeuilleeffets correspondait un léger recul, à 24,8 %' des débiteurs. Quant au portefeuille-titres, il était tomhé, en 1930, à 5.789.000 francs, soit 0,56 % de l'actif. Lf1 Société Marseillaise, à l'inverse du Crédit du Nord, ~ un réseau avant tout méridional et méditerranéen. Son siège social est à Marseille où elle compte par ailleurs 8 agences de quartier. Elle couvre de ses agences les Alpes-Maritime~, le Var, les Bouches-du-Rhône; par le Vaucluse, elle remonte la vallée du Rhône jusqu'à Lyon, exploite aussi le Midi viticole, les centres industriels de Mazamet et Millau. Elle a traversé la Méditerranée et a un réseau important d'agences en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Enfin, elle a un siège parisien. Au total, le nombre de ses sièges permanents qui tourne autour de 100 et qui constitue un réseau rationnellement conçu, en fait plus qu'une hanque régionale. ALFRED POSE
32
"98
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
La Banque Adam qui, entre 1920 et 1930, avait également dépassé le stade de banque régionale pour devenir un petit établissement de crédit, avait été constituée en 1784. Sans doute, la Maison Adam existait avant cette date, mais c'est seulement au cours de cette année qu'elle adjoignait à son affaire d'armement, de transit et de commission un compartiment bancaire. L'affaire prospéra au point qu'en 1819 elle prit la forme de société. En 1839, elle liquida ses affaires d'armement pour se consacrer désormais à la seule activité bancaire. Le crédit de la banque tel que les billets qu'elle émit, tant que la Banque de France ne vit pas son privilège s'étendre à tout le pays, circulaient avec la plus grande facilité. C'est en 1906 que la Société Adam & Cie commença à créer des agences. Dès 1907, elle ouvrait un siège à Paris. Le chiffre croissant de ses affaires l'amena en 1911 à se transformer en société anonyme au capital de 25 millions de francs et à élargir ses assises parisiennes par la création de deux agences de quartier qui s'ajoutèrent à un réseau déjà important. Ce réseau n'avait, en effet, cessé de s'étendre; débordant du Boulonnais, berceau de l'établissement, il avait englobé le Pas-de-Calais tout entier et une large partie de la Somme. De 15 agences en 1912, il était constitué, à la fin de 1918, par 39 sièges. Cette extension avait été réalisée en partie par la création d'un groupe poitevin. A la fin de 1922, le nombre de sièges était de 64. Au cours de l'année 1922 un fait important se produisit dans la vie de la banque, ce fut la prise de la majorité par un groupe nouveau, lequel porta le capital social à 40 millions en 1924. Ce groupe poursuivit avec une grande vigueur la politique d'expansion précédemment suivie, si bien qu'à la fin de 1927 le nombre de sièges de la Banque Adam était de 114. Cette expansion s'était réalisée partiellement au moyen de l'absorption de hanques régionales parmi lesquelles la Banque Duvette d'Amiens et la Banque Gosselin, Huret & Cie de Boulogne. La répartition géographique du réseau était la suivante : Pas-deCalais, 40 sièges; Somme, 15; Oise, 6; Eure, 1; Seine-Inférieure, 6; Vienne, 24; Indre, 3; Deux-Sèvres, 18, soit une augmentation de 87 guichets par rapport à 1914. En 1928, la majorité de la Banque Adam changeait encore C) La Banque Adam
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
499
de mains. Elle passait à M. Albert Oustric, le hoursier bien connu, dont la défaillance, deux ans plus tard, allait entraîner la chute de cette vieille maison. Sous cette nouvelle direction, la Banque Adam continua de plus belle à s'étendre, et, il faut hien le dire, sans programme bien rationnel. En sorte qu'au moment de sa défaillance, en novembre 1930, elle avait 167 sièges répartis sur 15 départements: Pas-de-Calais, Nord, Somme, Oise, Seine-Inférieure, Eure, Vienne, Indre, Indre-etLoire, Deux-Sèvres, Haute-Garonne, Tarn, Lot-et-Garonne, Charente, Dordogne. De plus, la Banque Adam avait, depuis 1929, la prépondérance dans une hanque lyonnaise, le Crédit du Rhône. Le bilan de la Banque Adam a porté la trace de cette rapide évolution. BANQUE ADAM
ACTIF (en milliers de francs)
Caisse et Banque d'émission ........ Portefeuille-effets et Bons du Trésor .. Reports et coupons •............... Débiteurs divers ................... Portefeuille-titres et participations :6.nancières ....................... Immeubles •........................ Divers ............................
1913
1920
1929
3.325 16.398 3.989 24.473
37.174 72.758 661 67.753
74.165 289.840 6.757 321.010
2.723 6.285 5.444 62.637
6.158 6.158 81 190.743
13.075 9.630 60.076 774.553
PASSIF (en milliers de fra~cs)
Capital ........................... Réserves et provisions ............. Dépôts ........................... Bons à terme •.................... Pro:6.ts et Pertes .................. Divers ............................
1913
1920
1929
10.000 698 33.490 12.110 655 5.684 62.637
20.494 2.040 146.096 18.800 2.306 1.007 190.743
24.813 15.970 443.661 217.156 9.557 63.396 774.553
500
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
Le tableau ci-dessus des bilans à fin 1913, 1920 et 1929 ,nous montre que cette banque, qui pendant la guerre avait pris un essor considérable sans s'alourdir, a depuis 1920 suivi une politique de remplois très différente de celle qui lui avait permis de résister pendant cent cinquante ans à toutes les crises. En face de dépôts s'élevant à 443 millions, le bilan au 31 décembre 1929 fait apparaître 321 millions de débiteurs, proportion beaucoup trop élevée et que seule corrigeait l'importance du poste Bons à terme. Encore ne faut-il pas trop compter sur la stabilité des fonds provenant des Bons à terme. Lorsque les temps deviennent difficiles et que les porteurs de ces Bons en demandent l'escompte ou le remboursement, il est bien malaisé à la banque de répondre à ces demandes par un refus sans perdre son crédit, donc sans courir un danger pire que celui auquel elle veut se soustraire. En vérité la Banque Adam aurait dû accroître beaucoup plus largement ses fonds propres. Son capital, devenu très ins~:ffisant, ne constituait plus une sécurité réelle pour les déposants - cela d'autant moins que la banque utilisait une partie croissante des sommes qui lui étaient confiées en remplois immobilisés. Comme dans le chiffre beaucoup trop important des débiteurs, une centaine de millions était représentée par le groupe Oustric, il n'est pas étonnant que la banque ait été emportée par la défaillance de ce financier. Une autre banque régionale a suivi, entre 1920 et 1930, une politique d'expansion qui lui a donné également, avant qu'elle ne disparût emportée par la crise, le volume d'un petit établissement de crédit; nous voulons parler de la Banque d'AlsaceLorraine. Créée au lendemain de la guerre de 1870, exactement le 16 décembre 1871, cette banque se proposait de se substituer aux banques françaises dans le concours que celles-ci apportaient à l'industrie et au commerce des provinces désormais annexées à l'Empire allemand. D'autre part, la banque avait pour mission de. liquider les intérêts du Trésor français dans ces provinces. A ce titre, elle était le correspondant du Trésor et de tous les grands organismes publics ou semi-publics français (Ville de Paris, Banque de France, Chemins de Fer français, etc.). La Banque d'Alsace-Lorraine s'étendit peu à peu sur l'ensemble D) La Banque d'Alsace-Lorraine
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
501
du « Territoire d'Empire»; elle franchit même la frontière et multiplia ses points d'appui en France. Cette extension incita la Banque d'Alsace-Lorraine à accroître ses fonds propres. De 9.600.000 marks à l'origine, son capital fut, par étapes successives, porté à 24 millions de marks et, en 1920, à 50 millions de 'francs. Après la guerre, la banque augmenta très rapidement le nombre de ses sièges en France. Son réseau qui couvrait simplement l'Alsace et l'ensemble de la Lorraine, s'étendit progressivement à Paris et dans un grand nombre de provinces françaises. En 1920, l'établissement avait des succursales-mères à Paris, Bâle, Colmar, Épinal, Genève, Longwy, Luxembourg, Metz, Mulhouse, Nancy et Vitry-le-François. A ces succursales étaient rattachées des agences établies dans les villes voisines de moindre importance, ou, pour Paris, dans divers quartiers. Le nombre des bureaux de quartiers parisiens était de 4. L'absorption en 1929 de la Banque du Rhin, qui avait repris les agences du Crédit Français, donna à la Banque d'AlsaceLorraine un ensemble de sièges répartis dans le Nord de la France et en Normandie, de sorte qu'outre les agences des trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, la Banque d'Alsace-Lorraine avait des sièges dans la Meurthe-et-Moselle, les Ardennes, la Meuse, une partie des Vosges, dans le Nord (Roubaix, Tourcoing, Lille, Valenciennes, Cambrai), dans la Somme (Amiens), dans le Calvados (Caen). A Paris la hanque avait un siège central sis rue de Châteaudun et 20 agences situées dans divers quartiers et dans des vi~es de banlieue. Tout cet ensemble formait un réseau qui, au moment où l'étahlissement disparut, comptait 135 sièges permanents. Il est vrai que cet ensemble - exception faite du berceau de la hanque constitué par l'Est de la France ~ était assez disparate. Le rapprochement des bilans de la Banque d'Alsace-Lorraine en 1920 et en 1929, rapprochement effectué dans le tahleau ci-après, nous révèle qu'en recherchant les dépôts pa:r l'extension de son réseau, la Banque d'Alsace-Lorraine n'a pas eu le souci de conserver à son hilan la liquidité qu'appelait une 'pareille politique. Alors qu'en 1920, le capital et les réserves couvraient, avec une importante marge, les immohilisations en titres et en immeuhles, en 1929 il n'en était plus du tout ainsi. L'a totalité
502
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
des immobilisations avouées était à peine halancée par les fonds propres. Le 'poste Débiteurs était le plus important de l'actif dont il constituait à lui seul 40 %. Il distançait de loin le poste« Portefeuille-Effets» qui, théoriquement, est beaucoup plus aisément mobilisahle. En·fait, le disponible et le réalisable à court terme formaient en 1920, 53 % de l'actif; en 1929, ce pourcentage était tombé à 39. Ainsi, à supposer même que l'actif de la Banque d'Alsace-Lorraine fût sain, il était beaucoup trop immobilisé pour une hanque de dépôts à succursales multiples. Mais les faits allaient prouver que cet actif même était surévalué et qu'au moins 140 millions parmi les créances figurant dans le poste Débiteurs, étaient compromises. BANQUE D'ALSACE-LORRAINE ACTIF
(en milliers de francs) 1920
Caiss~, Banques, Trésor ..............•. Portefeuille-effets . Coupons . Débite:llrs . Portefeuille-titres . Immeubles et Installations ............•. Comptes d'ordre .
PASSIF
1929
264.190 59.738 586.886 96.903 13.344 4.002 672.687 274.351 134.665 17.105 30.661 4.491 174.557 18.190 1------1------11 1.672.538 679.232
(en milliers de francs) 1920
Capital 1. • • • • • • • Réserves . Fonds de secours du personnel. . Comptes-courants créditeurs . Acceptations . D~vi~dendes à payer ................•... Benefices reportes •............•........ Bénéfices de l'exercice •............ ~ . Comptes d'ordre .
1929
50.000 131.000 34.244 7.398 536 5.059 584.095 1.307.062 4.265 61.485 1.307 415 2.943 7.900 4.067 14.929 19.664 115.401 1----- ------1.672.538 679.232
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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Banque Adam et Banque d'Alsace-Lorraine étaient rattachées par la personnalité du boursièr Oustric, lequel s'était introduit dans l'une et l'autre affaire. D'autre part, la Banque d'Alsace-Lorraine avait de gros intérêts dans la Banque Privée dont le berceau d'origine était la vallée du Rhône (son siège social était à Lyon), mais· qui avait poussé jusque dans le Sud-Ouest et même l'Ouest (Angers), si bien que l'interconnexion: Banque Adam, Banque d'Alsace-Lorraine et Banque Privée, avec un ensemble de sièges qui dépassait 200, constituait un réseau qui aurait pu avoir des assises solides dans le Nord (Banque Adam), dans l'Est (Banque d'Alsace-Lorraine) et dans le Midi méditerranéen et le Lyonnais (Banque Privée). En procédant à une rationalisation et en fermant les sièges ouverts au hasard et qui étaient sans attaches réelles avec l'économie de la région avoisinante, l'établissement qui aurait été réalisé par la fusion de ces maisons, aurait pu disposer de bons éléments d'action. Mais il n'y avait, à l'origine de l'expansion désordonnée de ces banques, aucun plan précis, aucune idée directrice nette, aucun sens exact des règles qui président à une politique d'expansion et des obligations auxquelles le succès de cette politique est subordonné. En l'espèce, c'était une simple imitation qui jouait car, nous le verrons, le mouvement de création de nouveaux sièges était général. Ajoutons-y quelques idées fausses sur la banque, professées généralement par les boursiers. Ceux-ci qui, professionnellement, ne connaissent que le titre, voient uniquement dans les établissements à succursales multiples un instrument qui permet d'écouler de gros paquets de valeurs mobilières sans« casser les cours », pour reprendre une de leurs expressions. Mais ils n'ont aucune idée des frais que coûte un pareil instrument dont, par ailleurs, l'activité est capricieuse, les épargnants n'étant aucunement disposés à absorber en tout temps du papier; d'autre part, un établissement digne de ce nom ne peut agir par « coups », ainsi que les boursiers. La banque connaît ses clients, les suit, recherche le,ur confiance. Cette confiance, dans la mesure même où elle lui est accordée, lui crée des devoirs - devoirs dont elle prend d'autant mieux conscience qu'elle perd sa clientèle si elle se désintéresse du sort du papier qu'elle a placé. Tout cela, le boursier l'ignore. Il vend son titre, se réjouit de son hénéfice
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et vaque à d'autres soins. C'est la raison pour quoi -le fait de tomber dans les mains d'un boursier a toujours été! désastreux pour une banque à succursales multiples. La Banque Adam et la Banque d'Alsace-Lorraine en ont fait la cruelle expérience. La Banque d'Alsace-Lorraine a été, parmi les banques alsaciennes, celle qui a poussé le plus loin l'extension en France, exception faite, bien entendu, du Comptoir d'Escompte de Mulhouse qui, nous le verrons, était arrivé à avoir un tel réseau en France, qu'il dut créer en 1913, pour le reprendre, une société filiale, la Banque Nationale de Crédit. Toutefois, il y avait en Alsace d'autres hanques régionales qui, si elles n'avaient pas créé autant d'agences et si, de ce fait, leur rayon d'action était plus limité, n'en constituaient pas moins des organismes d'une , puissance égale, sinon supérieure, à celle de la Banque d'AlsaceLorraine. Tel était le cas de la Société Générale Alsacienne de Banque dont nous aurons l'occasion de parler ultérieurement, tel était le cas encore de la Banque de Mulhouse et, pris en lui-même sans tenir compte de sa filiale, du Comptoir d'Escompte de Mulhouse. La Banque de Mulhouse et le Comptoir d'Escompte de Mulhouse allaient disparaître avant la fin de 1930, ahsorbés la première par le Crédit Commercial de France, le second par la Banque Nationale de Crédit. Nous ne nous étendrons donc pas sur leur activité.
3. - L'ABSORPTION DE BANQUES LOCALES ET RÉGIONALES PAR DE NOUVEAUX ÉTABLISSEMENTS DE CRÉDIT
L'étude du système bancaire français d'après-
guerre conduit à constater qu'un certain nombre de hanques régionales ou locales ont disparu, ahsorbées par de nouveaux établissements de crédit qui, d'une importance à peu près négligeable au début de la guerre de 1914, se sont considérablement développés dans les dix années qui ont suivi la conclusion de la paix. Ainsi, à côté du Crédit Lyonnais, de la Société Générale et du Comptoir National d'Escompte de Paris, ont· surgi, outre le groupe du Crédit Industriel qui, nous le verrons, a rapidement évolué du syndicat vers la communauté d'intérêts, deux établissements de crédit nouveaux : la Banque Nationale de Crédit et le Crédit Commercial de France.
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SOS
Ces deux établissements avaient à leur origine plusieurs points de ressemblance qui leur donnaient une physionomie particulière parmi les établissements de crédit français. Tous deux procédaient d'un esprit beaucoup plus voisin de la banque suisse ou allemande que de la banque française. La Banque Nationale de Crédit n'était en effet que la réunion, en une société distincte, des sièges du Comptoir d'Escompte de Mulhouse en territoire français. Quant au Crédit Commercial de France, il était la nouvelle raison sociale de la Banque Suisse et Française créée le 1 er juillet 1894 a~ capital de 1 million de francs et devenue Crédit Commercial de France en 1917. M. Eugène Raval qui créa la Banque Nationale de Crédit et M. Benjamin Rossier à qui l'on doit le Crédit Commercial de France n'étaient certainement pas de l'écol~ d'Henri Germain, le banquier aux conceptions duquel tous les établissements de crédit français avaient fini, qu'ils le voulussent ou non, par se ranger. Pour ces hommes de l'Est, l'établissement de crédit du type des joint stock banks anglaises ne répondait pas à une nécessité impérative. La banque suisse et la banque allemande dans l'atmosphère de laquelle ils a,,-aient vécu, n'avaient pas du tout cette crainte des participations financières, qui est à la base de la politique de nos banques de dépôts; c'est dire que la discrimination faite entre banques de dépôts et banques d'affaires ne fut acceptée par eux qu'avec de larges tempéraments. Ainsi vit-on la Banque Nationale de Crédit et le Crédit Commercial de France devenir à la fois des banques de dépôts à succursales multiples et des banques d'affaires, se rapprochant beaucoup plus des banques allemandes d'avant 1914 que des joint stock banks anglaises. C'est le 1er juillet 1894 qu'a commencé à fonctionner la Banque Suisse et Française. Cette banque avait été constituée pour prendre « la suite des affaires de la succursale à Paris de la Banque Fédérale, dont le siège est à Zurich (Sui3se) ». C'est ainsi que s'exprime le Conseil de la nouvelle banque dans son compterendu du premier exercice social, et il· poursuit en ces termes: « Les anciens directeurs de la succursale de la Banque Fédérale en . créant la Banque Suisse et Française, avaient fondé l'espoir que A) Le Crédit Commercial de France
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la clientèle leur resterait fidèle et que les efforts qu'ils avaient faits dans leurs fonctions précédentes seraient en quelque sorte un apport effectif dont profiterait la nouvelle société; ce"t espoir n'a pas été déçu et nous avons la satisfaction de vous annoncer que presque toutes les anciennes relations sont aujourd'hui acquises à la Banque Suisse et Française. » Les deux anciens directeurs de la s~ccursale parisienne de la Banque Fédérale étaient MM. Ernest Méja et Benjamin Rossier. Ils étaient devenus les administrateurs de la nouvelle banque, petit organisme au capital de 1 million de francs dont le siège social était fixé au nO 27 de la rue Laffitte, dans le local même occupé précédemment par les bureaux parisiens de la Banque Fédérale. Dans le nouvel organisme, outre la Banque Fédérale., la Banque Commerciale de Bâle paraissait avoir également pris un intérêt puisque l'un de ses directeurs était entré au Conseil d'administration. Dès le mois de janvier 1897, le capital était porté à 2 millions; les actions nouvelles furent souscrites par la Banque Fédérale qui, lors~'elle avait cédé sa succursale parisienne à la nouvelle banque, s'était réservé une option sur l'augmentation de capital à laquelle celle-ci procéderait. Cette prise de participation eut pour résultat normal l'entrée au Conseil de la Banque Suisse et Française d'un membre de la direction centrale de la Banque Fédérale. Ce capital était encore bien faible et la Banque Suisse et Française, dès le 29 décembre 1898., le portait à 10 millions par l'émission à 550 francs de 1.600 actions de 500 francs. Cette nouvelle augmentation paraît avoir accru la place prise dans la société par la Banque Commerciale de Bâle qui eut désormais deux représentants dans le Conseil. Cela ne fut sans doute pas du goût de la Banque Fédérale puisque le représentant de celle-ci se retira. Cependant, la banque ne cessa de progresser. Les dépôts qui, à la fin de son premier exercice, c'est-à-dire le 31 décembre 1894, ne dépassaient guère 5 millions, étaient supérieurs à 15 millions le 31 décembre 1900. Ils atteignaient 37.300.000 francs le 31 décembre 1905. C'était là- un chiffre qui n'eût pas requis, en principe, un capital social supérieur au montant de 10 millions fixé par l'Assemblée extraordinaire de décembre 1898 si la société n'avait eu des remplois en déhiteurs dépassant nette-
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ment les normes admises dans les banques de dépôts. En face des 37 millions de comptes-courants créanciers, les comptescourants déhiteurs excédaient, en effet, 30.700.000 francs. L'augmentation du capital social devenait, dans ces conditions, d'une grand~ urgence. Elle fut réalisée en juin 1906. Dans son rapport à l'Assemhlée générale extraordinaire du 27 juin 1906, le Conseil s'exprimait en ces termes sur cette opération: « Nous nous étions déjà rendu compte depuis un certain temps, que notre capital ne répondait plus au développement normal de nos affaires, mais nous avions tenu à attendre, avant de le modifier, que les résultats acquis par le programme que nous nous sommes tracé fussent de nature à justifier son augmentation. La constatation de ces résultats nous a amenés à penser que le moment était venu de fortifier les moyens d'action de votre Société et de mettre son capital en· rapport avec la place qu'elle a acquise. ' « Aux étahlissements amis, qui sont restés depuis l'origine les alliés fidèles de votre Banque, nous voyons aujourd'hui se joindre des éléments financiers importants, dont le concours ne peut que contribuer à étendre le champ de son activité, tout en laissant intactes son indépendance et la ligne de conduite dans laquelle nous sommes décidés à la maintenir.» A la suite de cette Assemhlée extraordinaire, le capital fut porté de 10 à 15 millions, le Conseil recevant d'autre part la faculté de l'augmenter« jusqu'à concurrence de vingt-cinq millions de francs». Des « nouveaux amis» que cette augmentation de capital faisait entrer dans la Société, le B,ankverein ou Société de Banque Suisse devait être le plus important puisqu'il envoya deux représentants dans le Conseil. Ainsi, après la Banque Fédérale et la Banque Commerciale de Bâle, la Société de Banque Suisse venait prendre place au Conseil de la Banque Suisse et Française. Au 31 décemhre 1910, les dépôts que nous avions laissés à 37.300.000 francs à la fin de l'exercice 1905, étaient montés à 96.231.000 francs. La société continuait d'ailleurs à remployer en prêts une part anormalement élevée de ses ressources, car à l'actif de son hilan les débiteurs figuraient pour 51.476.000 francs. En revanche, le portefeuille-effets, avec un montant de 59 millions, n'avait pas l'importance qu'il a géné-
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ralement dans une hanque de dépôts. La productivité de la hanque était d'ailleurs très normale, le bénéfice de l'année 1910 dépassant 1.400.000 francs. . Cette productivité permit de procéder à la nouvelle augmentation de capital que l'évolution du bilan rendait nécessaire. L'Assemblée extraordinaire du 2 mars 1912 réalisa cette opération par l'émission de 10 millions de francs d'actions nouvelles à 660 francs; la prime fut donc d.e 160 francs par titre. Le Conseil recevait d'autre part la faculté d'élever le capital, par simple décision de sa part, de 25 millions, son nouveau chiffre, à 40 millions. C'est au cours de l'exercice 1913, donc près de vingt ans après sa création, que la Banque Suisse et Française commença à ouvrir ·des sièges en province. « Comme nous vous l'avions fait prévoir, déclare le Conseil dans son rapport sur cet exercice, l'extension de nos opérations dans les départements nous a amenés à créer des succursales en province. C'est ainsi qu'au mois· de juillet 1913, nous avons\- ouvert une succursale à Lille, avec agence à Tourcoing; et qu'au commencement de février 1914, nous avons ouvert une autre succursale à Marseille. » Pour soutenir cette politique d'expansion, le Conseil usa de la faculté qui lui avait été donnée d'augmenter le capital social jusqu'à 40 millions, l'ensemble des réserves étant porté à près de Il.800.000 francs. Le bilan au 31 décembre 1913 révèle d'ailleurs que la banque restait fidèle à sa ligne de conduite primitive : pour 154 millions de dépôts, elle avait 79.500.000 francs de débiteurs et un portefeuille-effets de 87 millions. L'importance relative des débiteurs et du portefeuille-effets continuait donc à être, à la Banque Suisse et Française, très différente de ce qu'elle était dans les autres établissements de crédit. Les immobilisations en titres restaient en revanche très faihles : au 31 décembre 1913 elles étaient en gros de 2.200.000 francs. La guerre n'a pas complètement arrêté le mouvement d'expansion commencé en 1913. Le rapport du Conseil sur l'exercice 1914 s'exprime sur ce point comme suit: « Ainsi que nous vous le disions dans le rapport de l'année dernière, l'extension de nos affaires nous avait amenés à envisager la création de succursales et d'agences, et nous vous avions annoncé l'ouverture des succursales de Lille et de Marseille et de l'agence
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de Tourcoing. Nous avions en même temps étudié l'organisation, dans Paris, d'un certain nombre d'agences, en nous assurant la propriété des actions d'une Société au capital de 1 million de francs, qui possédait plusieurs bureaux de quartier. Nous avions réussi, quand la guerre fut déclarée, à préparer ainsi une douzaine d'installations prêtes à fonctionner avant la fin de 1914. Par suite de la mobilisation, nous avons été obligés de 'n'ouvrir, au commencement de 1915, que deux de ces agences: l'une rue de Sèvres et l'autre rue de Rennes.» Il est curieux de constater que, si la Banque Suisse et Française a été créée bien avant la Banque Nationale de Crédit, c'est en même temps que les deux organismes ont mis en œuvre un plan d'extension. A la vérité, il semble que la Banque Nationale de Crédit qui, nous le verrons, procédait du Comptoir d'Escompte de Mulhouse, ait été fondée précisément en vue d'élargir les bases françaises de cet établissement. Au contraire, la Banque Suisse et Française, nous l'avons souligné, n'a entrepris de créer des succursales et agences que longtemps après sa constitution. Fut-ce l'exemple de la Banque Nationale de Crédit qui la poussa dans cette voie ou plutôt, du fait du développement de la richesse en France, ces deux établissements ne furent-ils pas incités en même temps à élargir le cadre de leur activité ? Quoi qu'il en soit, la Banque Suisse et Française et la Banque Nationale de Crédit partirent ensemble à la conquête de la France et elles ne se laissèrent arrêter que peu de temps dans leur marche en avant par les hostilités. Dès le 31 décembre 1915, la Banque Suisse et Française avait 117 millions de dépôts en comptes-courants à vue contre 84 millions en 1913 et l'excellence de son crédit se manifestait par le fait que ce fut à elle qu'échut « l'honneur d'être déléguée à New-York pour la négociation du crédit « Brown Brothers» de vingt millions de dollars », dont nous avons déjà parlé. Au cours de l'exercice 1916, la Banque Suisse et Française poursuivit cette politique de recherche de crédits en monnaies étrangères dont elle avait su si opportunément prendre l'initiative et à laquelle la Banque de France l'avait encouragée. « Vous n'ignorez pas, déclarait le Conseil dans son rapport sur l'exercice 1915, que nous avions eu l'honneur de négocier, en 1915, le crédit d'acceptation de vingt millions de dollars
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ouvert par la Banque « Brown Brothers & Cie» à un groupe de maisons françaises. Non seulement ce crédit « Brown» a été renouvelé et étendu, mais plusieurs autres opérations de crédit ont été négociées en 1916 et, notamment, en Suisse, où nous avons pu donner, avec l'appui de plusieurs banques françaises, le concours important qui nous était demandé. En dehors de ces crédits, nous avons ouvert également un certain nombre de crédits d'acceptation à notre clientèle industrielle, pour lui faciliter, toujours dans le même but, le règlement de ses achats.» . Ainsi la hanque trouvait dans ses fortes attaches étrangères le moyen d'aider à satisfaire les besoins de devises de la collectivité française; elle retirait de ces opérations un accroissement sensible de son activité et de son crédit. Parallèlement, elle élargissait ses hases. L'Assemblée Générale extraordinaire du 30 mars 1917 approuva, en effet, l'absorption de la Maison Aynard & Fils à Lyon et de la Caisse de Crédit à Nice. A cette occasion la Banque Suisse et Française changea sa dénomination en celle de Crédit Commercial de France et son capital se trouva porté à 45 millions de francs. Le Conseil d'Administration reçut la faculté de l'élever à 100 millions. Du fait de ces absorptions, le Crédit Commercial de France ajoutait à son réseau des agences à Lyon, Nice, Grasse, Draguignan et Gênes. Par ailleurs, le nombre des agences parisiennes avait été porté à 7. Il était de 9 à la fin de la guerre et le hilan au 31 décembre 1918 marquait le chemin parcouru depuis 1913. Son total s'élevait à 699 millions (contre 235 au 31 décembre 1913). Au passif, le capital et ~es réserves dépassaient 60 millions (contre 51.700.000); les dépôts et comptes créanciers avoisinaie~t561 millions (contre 154 millions). AI' actif, le portefeuille-effets ressortait à 364 millions (contre 87) et les débiteurs s'élevaient à 184 millions (contre 79). On mesure, par ces chiffres, les progrè~ réalisés pendant la guerre par l'ancienne Banque Suisse et Française. Il est à noter par ailleurs que la banque, en prenant de l'ampleur, revenait, en ce qui concerne le classement des actifs par ordre d'importance, aux normes suivies par l'ensemble des établissements de crédit français. L'exercice 1919 vit se poursuivre cette marche en avant. De nouvelles agences furent ouvertes à Paris qui compta dorénavant 15 sièges. Par ailleurs, la Banque de Bordeaux (ancienne
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Maison Soula, de Trincaud La Tour & Cie) fut absorbée et apporta au Crédit Commercial un important réseau d'agences situé dans le Sud-Ouest de la France. Cette absorption de la Banque de Bordeaux donna lieu à une augmentation à 80 millions de francs du capital social. Une part dans cette augmentation de capital fut réservée à la Banque de l'Union Parisienne, depuis longtemps intéressée à la Banque de Bordeaux, mais ce lien entre le Crédit Commercial et la Banque de l'Union Parisienne, dans lequel on avait vu le commencement d'une collaboration permanente, ne paraît pas avoir duré longtemps. Les affaires se développant, une nouvelle augmentation se révéla indis·pensable. Elle se fit, en décembre 1919, par l'émission de 80.000 actions nouvelles de 500 francs. Ces actions nouvelles furent créées avec une prime de 75 francs l'une. Ainsi le capital du Crédit Commercial de France se trouva, en définitive, porté à 120 millions de francs. BANQUE SUISSE ET FRANÇAISE CRÉDIT COMMERCIAL DE FRANCE ACTIF
(en milliers de francs) 1913
1920
% Caisse et Banques ....... Banquiers et reports ..... Portefeuille-effets, B. D. N. Comptes-courants ....... Portefeuille-titres ........ Immeubles et installations. Divers ..................
1
1930
%
%
10.107 4,29 210.348 12,37 470.152 12,20 49.419 20,98 7.129 0,42 5,12 197.172 92.744 39,37 973.167 57,24 1.696.021 44,01 79.482 33,74 390.219 22,96 1.403.554 36,42 2.228 0,95 7.148 0,43 37.739 0,98 1.200 0,50 13.168 0,77 1,06 40.947 421 0,17 98.986 5,23 8.038 0,21 235.601 1.700.165 3.853.623 1
PASSIF
(en milliers de francs) 1913
1920
%
1930
%
%
Capital .••.............. 40.000 16,98 120.000 7,06 210.000 5,45 Réserves .•...••......... 11.770 4,99 27.119 1,59 182.000 4,72 Comptes-courants ....... 154.029 65,38 1.418.188 83,42 3.261.499 84,64 Compte de Profits et Pertes 3.183 1,35 13.205 0,78 39.331 1,02 DiverJ .•.•.•••••••...... 26.619 11,30 121.653 7,16 160.792 4,17 235.601 1.700.165 3.853.622 ~
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Dans le bilan au 31 décembre 1920, qui est le premier où le capital figure pour ce nouveau montant, les réserves s'élevaie~t à 27.119.000 francs, provenant pour la majeure part, de primes d'émission accumulées. Cependant les dépôts et comptes créanciers étaient montés à 1.418 millions, remployés suivant les normes les plus traditionnelles, les débiteurs s'élevant à 381 millions et le portefeuille-effets atteignant 1.066 millions. Au 31 décembre 1925, ces chiffres étaient portés à 1.941 millions pour les dépôts, à 537 millions pour les débiteurs et à 1.100 millions pour le portefeuille-effets. Cependant on voyait grossir à l'actif le poste portefeuille-titres qui avoisinait 22.500.000 francs, chiffre d'ailleurs modeste en regard du montant des fonds propres. L'effort d'expansion si énergiquement poursuivi par le Crédit Commercial pendant la guerre et au cours des années 1918 et 1919 s'était complètement arrêté. Le seul fait à signaler, jusqu'en 1928, en ce qui concerne l'évolution du réseau de cette banque, fut la fermeture de l'agence de Gênes, héritée de la Caisse de Crédit de Nice. Il semble que le Crédit Commercial de France, à partir de 1920, se soit plus intéressé au développement de son compartiment banque d'affaires qu'à celui de son compartiment banque de dépôts. Aussi bien son portefeuille-titres qui, en 1920, figurait à l'actif de son bilan pour 7 millions, était-il passé, en 1928, à 41 millions. Toutefois, les attaches que les dirigeants du Crédit Commercial de France avaient avec des milieux mulhousiens, les incitèrent, au cours du second semestre 1928, à reprendre la Banque de Mulhouse, vieille hanque régionale qui s'était engagée imprudemment en Sarre et dans les pays rhénans. Le Crédit Commercial de France l'absorba et son capital se trouva ainsi porté à 154.800.000 francs. Une nouvelle augmentation réalisée contre espèces en avril 1929 le porta à 210 millions. Cette augmentation se fit par l'émission à 1.000 francs de 110.400 actions nouvelles. La prime de 500 francs par titre, atteignit ainsi, au total 55.200.000 francs. Le bilan au 31 décembre 1929 qui fut le premier à porter la trace de ces opérations, faisait apparaître, à côté du capital de 210 millions, 170 millions de réserves. Les comptes de dépôts
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et comptee créanciers figuraient au passif pour 3.239 millions. A l'actif, le portefeuille-effets ressortait à 1.880 millions, cependant que les débiteurs avaient bondi à 1.328 millions, montant très élevé par rapport à celui du portefeuille-effets. D'autre part le portefeuille-titres était monté à 39.600.000 francs. Le bilan du Crédit Commercial de France reprenait ainsi une allure plus voisine de celle qu'il avait au temps de la Banque Suisse et Française. Les bénéfices réalisés avoisinaient 40 millions et témoignaient de la productivité de cette politique de remplois. Ces hénéfices permettaient d'ailleurs de régulières affectations aux réserves, lesquelles, en 1930, s'élevaient à 182 millions. Ainsi le Crédit Commercial de France put bénéficier des années heureuses d'après-guerre et il le fit sans tomher dans l'imprudence puisqu'il résista admirablement, nous le verrons, à la crise qui allait bientôt gagner notre pays. Tel ne fut pas le cas de la Banque Nationale de Crédit dont nous allons maintenant retracer, à grands traits, l'évolution.
B) La Banque Nationale de Crédit
C'est le 25 juin 1913 qu'a été définitivement constituée la
Banque Nationale de Crédit. Cette création était le fait d'une vieille banque mulhousienne : le Comptoir d'Escompte de Mulhouse et de la Banque Française pour le Commerce et l'Industrie, hanque d'affaires créée en 1901 par Rouvier et qui, comme toutes les hanques d'affaires, désirait s'assurer la collahoration d;'un établissement à guichets. La nouvelle hanque commença à fonctionner le 1er juillet. A cette date elle reçut en apport les succursales, agences et bureaux que le Comptoir d'Escompte de Mulhouse avait ouverts en territoire français. Les succursales ainsi apportées étaient celles de Paris, Lyon, Marseille, Le Havre, Rouen, Orléans, Troyes, Dijon et, dans l'Est, celles de Saint-Dié, Plombières, Remiremont, Besançon, Belfort et Lure. Autour de ces succursales qui étaient au nombre de 14, gravitaient 41 sièges permanents et 34 sièges dont l'ouverture n'était que périodique. Ainsi, la Banque Nationale de Crédit avait, dès l'origine, 55 succursales ou agences et 34 bureaux. Son capital fut fixé à 100 millions (1/4 versé). Dès sa naissance, la banque manifesta une très énergique ALFRED POSE
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LA
~IONNAIE
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volonté d'expansion. Dans son rapport sur le premier exercice social, lequel n'eut, à titre exceptionnel, qu'une durée de six mois, le Conseil d'Administration annonçait en effet qu'il avait « cru devoir saisir aussitôt» l'occasion qui s'était offerte à lui d'élargir le rayon d'action de la hanque, en reprenant « les agences de l'honorable Banque du Midi ». « Nous avons ainsi, poursuivait le Conseil, doté notre réseau de nouvelles succursales et agences à Toulouse, Carcassonne, Narbonne, Perpignan et Lézignan. Nous avons presque simultanément procédé à l'ouverture d'une agence à Béziers. Il nous a semblé, d'autre part, que notre arrivée dans le Nord de la France serait bien accueillie: aussi avons-nous ouvert à Roubaix et à Tourcoing deux succursales. En venant délibérément à nous, les industriels et négociants de cette si intéressante région ont fait confiance à notre programme. Les résultats de début déjà obtenus nous font bien augurer de l'avenir. « Nous avons également ouvert une succursale à Arras. Enfin, nous avons repris la suite à Montbéliard de l'honorable Banque Jolidon. Nous avons rattaché notre nouvelle agence à notre succursale de Belfort. En même temps que nous procédions à ces diverses créations, nous avons ouvert treize bureaux hebdomadaires qui fortifient notre organisation et donnent à notre clientèle plus de facilités. « L'ensemble de notre réseau, en dehors du siège social de Paris, comprend ainsi 112 succursales, agences et bureaux.» Il est certain qu'à l'origine de ces multiples créations faites à la fois dans les départements vinicoles du midi de la France et aux frontières belges, il est difficile de trouver d'autre plan que la volonté systématique d'ouvrir des sièges sur la totalité du territoir~ français. Quoi qu'il en soit, au 31 décembre 1913, la masse des dépôts de cet ensemble s'élevait à 142.431.000 francs. Ces dépôts étaient employés pour 75 millions en effets de commerce et pour 75.500.000 francs en débiteurs. Ce chiffre élevé de débiteurs était rendu possible par l'importance du capital fixé à 100 millions de francs. Sans doute, le quart seulement de ce capital avait été versé, mais comme les actions de la nouvelle société avaient été émises avec une prime de 25 %, le Conseil avait disposé, dès la première année, d'une somme supplémentaire de 25 mil-
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lions. Celle-ci, à laquelle s'ajouta un hénéfice qui, pour le premier exercice, avait été de 2.600.000 francs, permit d'amortir tous les frais de constitution et de doter, dès le début, le hilan de 22.700.000 francs de réserves diverses. Par cette prime d'émission, la Banque Nationale de Crédit s'édifiait sur des .bases suffisamment larges. Dès le milieu du second exercice social, la guerre européenne éclatait. Elle n'arrêta que pendant très peu de temps l'expansion de la nouvelle hanque, laquelle d'ailleurs avait, dès le début de 1914, continué sa politique en achetant la Banque Richou installée à Angers avec agences à Château-Gontier, Cholet, La Flèche, Le Mans, Sablé-sur-Sarthe, Saumur. Le bilan au 31 décembre 1914 ne marquait qu'une très faible baisse des dépôts (environ 10 millions) et cette baisse fut beaucoup plus que compensée pendant l'année 1915, puisqu'au 31 décembre de cette année, la Banque Nationale de Crédit avait à son hilan plus de 214 millions de comptes créditeurs à vue et à terme contre 142 en 1913. Les bénéfices, avec 9 millions, apparaissaient aussi en augmentation sensible. L'année 1916 allait voir la reprise du mouvement d'expansion provisoirement interrompu. « Les progrès continus de notre succursale de Lyon, déclarait le Conseil dans son compte-rendu pour l'exercice 1916, nous ont engagés à étendre notre action dans l'industrieuse région du Sud-Est. Nous avons ouvert à Saint-Étienne et à Vienne (Isère) des succursales dont les premiers résultats dépassent nos espérances. Nous installerons très prochainement un bureau à Saint-Fons, une succursale à Tarare. Enfin, nous avons ouvert à Paris un premier bureau de quartier qui nous rapprochera d'une clientèle intéressante.» Cette expansion géographique allait d'ailleurs avec un accroissement des ressources, les dépôts étant passés à 322.500.000 francs. C'est à 580 millions, soit plus de quatre fois leur montant de 1913, que ces dépôts se chiffraient au 31 décembre 1917. Ajoutons que, durant l'exercice 1917, la Banque Nationale de Crédit s'était enrichie d'un grand nombre de sièges nouveaux situés dans l'Ouest et le SudOuest et dont la majeure partie provenait de l'acquisition de banques locales (Maisons Lair à Lisieux, Vve Blanchard & Fils à Tours, Crédit du Centre à Blois, Crédit du Sud-Ouest à Bordeaux). Ces progrès considérables avaient déterminé le Conseil à
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
proposer à l'A3semblée des actionnaires une augmentation de capital, lequel fut porté à 150 millions par émission d'actions nouvelles, toujours libérées d'un quart et avec prime de 100 francs. Cette prime« déduction faite de frais divers fut ajoutée à la Réserve supplémentaire qui, par suite, fut portée de 10.206.000 à 17.867.000 francs ». Ainsi, à la fin de la guerre, la Banque Nationale de Crédit avait franchi une étape dont le tableau suivant permet de mesurer l'importance:
Comptes-cour. et comptes de dépôts. Portefeuille-effets et B. D. N . Débiteurs ..................•.•.. Portefeu~e-titres et participations financleres . N o~~e de sièges permanents et pénodlques ••.................... C~p~t~l ..versé et réserves .......•• BenefIces ..........••••..........
31 déc. 1913
31 déc. 1918
138.594.000 74.802.000 75.632.000
814.395.000 524.452.000 232.465.000
2.770.000
3.339.000
113 47.700.000 2.597.000
203 72.200.000 10.014.000
M. Eugène Raval, qui avait été le grand ouvrier de cette création, « répondant aux pressantes sollicitations de ses collègues», se résolut enfin à prendre la présidence de la Banque. « Nous n'avons pas besoin, déclare le Conseil dans son rapport sur l'exercice 1918, d'insister sur le rôle joué par M. Eugène Rava!. .. Il a été l'âme de notre établissement; c'est lui qui, par son labeur acharné, ses qualités éminentes de décision, son expérience consommée des affaires, a été l'artisan de sa prospérité. » Chose curieuse, l'année où M. Raval accédait à la présidence, M. André Vincent entrait au Conseil de la nouvelle hanque. Le temps de M. Raval approchait de sa fin, celui de M. Vincent allait commencer. M. Raval ne devait en effet conserver ses fonctions que peu d'années puisqu'il allait quitter à la fois la présidence et le Conseil de la .Banque Nationale de Crédit au cours de l'exercice 1922. Le hilan au 31 décembre 1921, le dernier de sa gestion marquait sur celui du 31 décembre 1918 un progrès considérable : les comptes-courants et de dépôts y figuraient
, L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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pour 2.061 millions contre 814; en face, le portefeuille-effets et Bons de la Défense Nationale s'élevait à 1.184 millions contre 524 et les débiteurs ressortaient à 652 millions contre 232. Les fonds propres s'étaient eux aussi considérablement accrus, le capital versé et les réserves étant passés de 72.200.000 à 303.468.000 francs. Cette hausse importante des fonds propres balançait et au delà l'accroissement du poste Immeubles et Installations (64.768.000 contre 10.978.000) et du portefeuilletitres (22.865.000 contre 3.340.000). Cependant - et la hausse du poste Immeubles et Installations en porte la trace - la politique d'ouverture de nouveaux sièges avait été poursuivie sans désemparer. Dans son rapport sur l'exercice 1921, le Conseil s'exprime à ce sujet de la façon suivante: « A Paris, nous avons ouvert 15 bureaux de quartier. Nous disposons ainsi aujourd'hui, dans Paris, de 23 sièges répartis dans les 20 arrondissements et de 3 sièges en banlieue. Suivant les nécessités de notre exploitation, le nombre de nos bureaux de quartier sera développé par la suite. Ce réseau nous donne dès à présent les résultats intéressants que nous en attendions quand nous avons décidé sa création. « En province, les ouvertures de succursales et d'agences annoncées lors de notre dernière Assemblée, se sont effectuées aux dates prévues. Au cours de l'exercice, nous nous sommes établis à Nice, Cannes, Monte-Carlo, Clermont-Ferrand, Dunkerque et Versailles. Nous avons également ouvert les agences d'Amboise, Dieppe, Libourne, Longwy, Pont-Audemer et Yvetot et 29 bureaux hebdomadaires. En dehors du siège social, notre exploitation s'étend ainsi à 181 succursales et agences, 23 bureaux de quartier et 173 bureaux hebdomadaires, soit au total 378 sièges. » Nous rappelons qu'il y en avait 203 au 31 décembre 1918. Fut-ce une simple coïncidence, l'année où M. Eugène Raval s'en alla, la Banque Nationale de Crédit fusionna avec la Banque Française pour le Commerce et l'Industrie. Bien que cette hanque n'eût plus qu'une activité réduite, cette ahsorption donnait à la Banque Nationale de Crédit un caractère hybride qu'elle avait su éviter jusque-là. Aussi hien son actif, à la suite de cette opération, s'alourdissait-il d'un ensemble de titres et de participations financières dépassant 62 millions; d'autre part, le
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LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
poste Immeubles et Installations montait à 86.756.000 francs. Cependant les fonds propres restaient inchangés. Le départ de M. Eugène Raval paraissait donc avoir donné une autre direction à la banque, direction que soulignait le passé des deux personnalités qui, désormais, présidaient aux destinées de l'établissement. L'une M. René Boudon était l'ancien président de la Banque Française; il avait donc derrière lui un passé de banquier d'affaires. Tel était également le cas de M. André Vincent, lequel fut porté à la vice-présidence et qui allait bientôt prendre à M. Boudon le siège présidentiel. M. André Vincent, ancien élève de l'École Polytechnique, était le directeur général du Comptoir Lyon-Alemand, la plus importante affaire française de commerce et d'affinage de .métaux précieux. Très vite, M. Vincent avait élargi l'activité de son entrèprise. Il en avait fait bientôt une grande hanque d'affaires et s'était ainsi trouvé à la tête d'un groupe industriel considérable. La mainmise du Comptoir Lyon-Alemand sur la Banque Nationale de Crédit allait placer les dépôts de cet établissement à la portée du groupe Vincent. Et c'est ce qui devait perdre la B. N. C. En décembre 1927, M. René Boudon quittait la présidence qu'il avait exercée pendant cinq années. Il laissait une banque qui, avec ses 354 millions de fonds propres et ses 4.200 millions de dépôts, constituait un établissement de crédit très puissant. Il est certain qu'en face de ces chiffres, les 46 millions de portefeuilletitres et de participations financières, les 80 millions d'avoirs en immeubles, représentaient des immobilisations très· raisonnables. En revanche, les 970 millions de débiteurs, qui constituaient déjà un chiffre important en soi, devaient être grossis d'une partie des 532 millions d'avoirs que la banque entretenait chez d'autres banquiers, parmi lesquels le Comptoir LyonAlemand devait certainement figurer pour un montant non négligeable. Là se trouvait le point névralgique. Il allait se préciser au premier retournement de la conjoncture. La crise boursière et les défaillances qu'elle causa provoquèrent un afBux de demandes de capitaux aux guichets des hanques. La Banque Nationale de Crédit fut fortement touchée par ce mouvement et ses dépôts au 31 décembre 1930 tombaient à 3.889 millions en diminution de 627 millions sur le chiffre de l'année précédente. A ce chiffre s'ajoutaient, il est vrai, 738 mil-
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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lions de Bons à échéance fixe et de dépôts à long terme. Mais l'ensemhle de ces dépôts ne dépassait guère que de 400 millions ceux du 31 décembre 1927. Or, dans le même temps, les déhiteurs qui étaient déjà à un niveau élevé en 1927 étaient passés de 970 millions à 1.432 millions, cependant que les avoirs dans les banques étaient montés à 687 millions. Cette hausse n'était que très faiblement compensée par l'augmentation des fonds propres passés de 354 à 494 millions. Encore faisait-on entrer dans ces fonds propres une« réserve immobilière» de 40 millions qui pouvait très bien être considérée comme un amortissement et non comme une réserve à proprement parler. Aussi hien le poste Immeubles et Installations avec un chiffre de 98.156.000 francs était-il notahlement supérieur au poste similaire d'étahlissements de crédit ayant un plus grand nombre de sièges. Il était donc plus normal de ~enir pour un amortissement à déduire du poste Immeubles la Réserve Immobilière figurant dans les fonds propres. BANQUE NATIONALE DE CRÉDIT ACTIF 1913 (1)
1920
%
1930
%
%
Caisse et Banque de France 10.353 3,84 167.732 5,28 353.726 Banquiers Correspondants. 24.904 9,23 413.575 14,25 557.166 Portefeuille-effets, B. D. N. 74.802 27,72 1.341.897 46,23 2.357.229 Débl teurs et avances .... 151.475 56,14 891.286 30,70 1.900.107 Titres et participations ... 2.770 1,03 25.912 0,89 68.897 Immeubles et installations. 3.744 1,40 98.157 1,30 Divers .................. 1.722 0,64 24.579 0,85 159.039 269.800 2.902.733 5.494.321
3707521
6,44 10,14 42,90 34,59 1,25 1,79 2,89
~
(1) Exercice de six mois.
PASSIF 1913 (1)
%
1920
1930
%
Capital ••••.......•....• 25.000 9,27 204.834 7,06 318.750 Réserves diverses ....•... 22.706 8,42 89.261 3,07 175.864 Dépôts à vue et à terme .. 218.273 80,90 2.558.144 88,13 4.907.268 Compte de Profits et Pertes 2.597 0,96 50.029 27.232 0,94 Divers .••.••••..•.•..... 1.224 0,45 42.410 23.262 0,80 269.800 5.494.32'1 2.902.733 (1) Exercice de six mois.
% 5,80 3,20 89,32 0,91 0,77
520
LA
~fONNAIE
ET SES INSTITUTIONS
Tel quel, le hilan de la Banque Nationale de Crédit était donc., eu égard aux dépôts, trop chargé en déhiteurs. Comme d'autre part ces déhiteurs étaient insuffisamment divisés, certains d'entre eux figurant dans les livres de la B. N. C. pour des montants impressionnants, la crise économique devait, nous le verrons, avoir pour cette banque des conséquences fatales. Bien qu'il fût le plus ancien de nos établissements de crédit d'avant 1914~ le Crédit Industriel, nous l'avons déj à sOliligné, s'était laissé distancer de loin par ses confrères, à telle enseigne qu'en 1913, des établissements régionaux avaient une importance à peu près égale à la sienne. C'est que le Crédit Industriel n'avait pas eu de politique hien définie. Après avoir créé en province des sociétés filiales, il avait laissé se distendre les liens qui l'attachaient à ces sociétés et, limitant à Paris son activité d'établissement de crédit, il avait paru se lancer dans une activité mixte de hanque de dépôts et de banque d'affaires, prenant des participations dans diverses sociétés industrielles dont plusieurs, d'ailleurs, sont devenues brillantes. Toutefois, pour les commodités de son action bancaire, le Crédit Industriel avait créé, dès 1885, le Syndicat des ~anquiers des Départements, organisme qu'il présidait, mais qui ne correspondait pas à une réalité très vivante. Cela ne saurait d'ailleurs surprendre, car l'expérience est depuis longtemps faite que les membres- de pareils syndicats ont -souvent plus d'intérêts contraires que d'intérêts complémentaires. Aussi ne faut-il attendre que peu d'avantages de semblables organismes. L'histoire du Syndicat des Banques de Province vient, comme nous l'avons vu, à l'appui de cette affirmation. Il n'est donc pas étonnant que le Crédit Industriel, instruit par le développement que l'accroissement de leur réseau avait valu à ses concurrents, ait eu la volonté de revenir à son plan originel et cherché à reconstituer sous son égide et sous son 4. - UN ESSAI DE FUSION DES BANQUES LOCALES ET RÉGIONALES EN ORGANISMES RÉGIONAUX PLUS LARGES ET DÉPENDANT D' UN ÉTABLISSEMENT PARISIEN: L'EXPÉRIENCE DU CRÉDIT INDUSTRIEL
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
521
contrôle financier une sorte de fédération de banques régionales. En 1913, il profita du désir qu'avait la Société Bordelaise de Crédit Industriel, Commercial et de Dépôts d'augmenter son capital social pour entrer dans le syndicat constitué pour garantir cette augmentation. Le rapport lu par le Conseil d 'Administration à l'Assemblée Générale des actionnaires réunie le 17 mars 1914 pour approuver les comptes de l'exercice 1913, s'exprime ainsi à ce sujet :« A l'occasion de la récente augmentation 'de capital de la Société Bordelaise de Crédit Industriel et Commercial et de Dépôts, fondée par nos prédécesseurs, il y aura bientôt trente-quatre ans, nous avons avec cette filiale, renoué les traditions et resserré les liens qui nous unissent.» L'année suivante, en 1914, une opération identique était faite avec la Société Nancéienne de Crédit Industriel et de Dépôts.« En province, déclarait le Conseil dans son rapport sur l'exercice 1914, fidèles aux traditions et toujours désireux d'assurer le mouvement de nos opérations, ainsi que la satisfaction des hesoins de la clientèle sans recourir à un réseau de succursales, ... nous" prenions, notamment, en juin dernier, une large part à la souscription des actions nouvelles de la Société Nancéienne de Crédit Industriel et de Dépôts, dont notre établissement a été l'un des fondateurs, il y a trente-quatre ans: et c'est mus par la même pensée que nous vous demanderons, dans quelques instants, de nous donner comme collègue le Président de cette Société.» Cette politique nouvelle fit apparaître dans l'actif du hilan au 31 décemhre 1914 une ruhrique intitulée « Actions de Sociétés filiales ». Dès le début, ce poste atteignait ,17.668.125 francs. Il ne devait, dès lors, cesser de croître. Voici en effet, son évolution depuis son apparition dans les hilans du Crédit Industriel: 31 décembre 1914 . 1918 . 1919 . 1920 . 1921 ................•... 1922 . 1923 . 1924 . 1925 . 1926 . ]927 .
17.668.125 19.537.625 26.928.075 29.238.475 36.398.540 42.326.290 42.504.790 54.046.540 55.161.131 68.193.748 70.065.175
522
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS' 31 décembre 1928 1929 1930 1931 1932 1933 1934
70.681.675 78.876.625 86.001.620 105.892.692 105.892.692 106.028.621 109.443.629
Cette progression si vive ne donna guère lieu, au début, à de larges commentaires. C'est seulement dans son rapport sur l'exercice 1919 que le Conseil d'Administration s'expliqua à ce sujet avec un peu plus de détails. On peut relever, en effet, dans ce rapport le passage suivant: « Nous vous avons dit, à plusieurs reprises., dans quelle pensée et dans quel but, n'ayant pas de succursales en province et voyant chaque jour disparaître nos correspondants, nous avions constitué un portefeuille de sociétés régionales de banque. Les liens ainsi formés ont encore été fortifiés. De plus., désireux de prendre pied dans nos chères provinces reconquises., nous avons créé, en novembre dernier, la Société Alsacienne de Crédit Industriel et Commercial.» Cette nouvelle filiale était au capital de 20.000.000 de francs dont 5.168.750 francs versés à la clôture du premier exercice social le 31 décembre 1920. Si la progression réalisée en 1919 dans le poste« Actions de Banques Régionales» se trouva ainsi partiellement expliquée, rien, en revanche, ne fut dit sur les causes de la hausse de ce même poste en 1920. Il est vrai que celle-ci était modeste puisqu'elle était de 2.300 millions en chiffres ronds. En 1921, en revanche, elle dépassait trois fois ce chiffre et elle provenait de la prise d'« un intérêt nouveau... dans l'une... des banques régionales avec lesquelles le Crédit Industriel avait des affinités anciennes et des liens de parenté». Il s'agissait vraisemblablement de la Lyonnaise de Dépôts et de Crédit Industriel. En 1922, nouvelle augmentation du poste et pour un montant de 6 millions. Le rapport du Conseil n'indique pas quels sont les nouveaux titres entrés en portefeuille. Il en a été de même dans le rapport sur l'année 1924 au cours de laquelle la hausse fut de 11.500.000 francs et dans celui qui fut fait sur l'année 1926, année pendant laquelle la hausse dépassa 13 millions. M. Ch. Georges-Picot qui, en 1927, remplaça M. Albert de Monplanet à la présidence du Crédit Industriel, fut plus expli-
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
523
cite. Il indiqua que la faible augmentation d'environ 2 millions du poste« Actions de banques régionales» pendant l'année 1927 provenait de la libération d'actions; que la hausse beaucoup plus importante de 8.200.000 francs réalisée par ce même poste en 1929 était due à une prise de participation dans « l'Union de Banques Régionales pour le Crédit Industriel », société constituée le 20 juin 1929 au capital de 40 millions et qui« a pour ohjet toutes les opérations de crédit à moyen et à long terme». En 1930, la hausse nouvelle de 7 millions constatée dans le poste « Actions de Sociétés Régionales de Banque» était imputable aux augmentations de capital effectuées par les banques du groupe (Société Alsacienne de Crédit Industriel et Commercial et Société Normande de Dépôts). A partir de 1931 le Crédit Industriel fut conduit à accroître encore ces prises de participation. L'affaire de la Banque d'Alsace-Lorraine et la crise qui atteignit un grand nombre de banques régionales l'incitèrent, en effet, à. procéder à une sorte de remembrement, dans le cadre régional, de ce qui devait être sauvé des banques de province n'ayant pu résister à des circonstances adverses. Ainsi se formèrent ou s'accrurent, sous sa direction et avec son concours financier, une série de sociétés de banques régionales qui aujourd'hui couvrent à peu près la totalité du territoire national. Du fait. de c~tte politique, le bilan du Crédit Industriel a évolué comme suit de 1913 à 1930 : CRÉDIT INDUSTRIEL
_.
ACTIF (en milliers de francs)
Caisse et Banque de France ...... Avoirs dans les banques •......... Portefeuille-effets ................ Coupons et reports ............... Débiteurs ....................... Acceptations .................... Portefeuille-titres ................ Immeubles ...................... Divers ..........................
1913
1920
1930
13.879 6.210 142.023 22.628 84.833 24.579 14.336 4·.000 938 313.426
41.871 7.328 333.182 4.102 55.686 2.260 54.060 6.000 58.885 563.374
77.529 139.688 773.708 67.772 223.099 19.804 140.144 20.000 3.002 1.464.746
524
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS PASSIF
(en milliers de francs)
Capital versé •................... Réserves •..•.................... Dépôts .......................... Acceptations .................... Profits et Pertes •................ Divers •.........................
1913
1920
1930
25.000 25.000 233.329 24.661 4.729 707 313.426
32.712 28.000 424.571 2.330 5.995 69.766 563.374
43.750 70.000 1.296.408 19.804 13.564 21.220 1.464.746
1 1
Les progrès réalisés par le total du, bilan du Crédit Industriel entre 1913 et 1930 apparaissent moins élevés qu'aurait pu le faire attendre la p~litique plus active suivie par cet établissement. Compte tenu de la dépréciation du franc, ces progrès sont à peu près nuls. A l'actif, deux remarques s'imposent: d'une part, la diminution des remplois en débiteurs qui, pour être simplement au même niveau qu'en 1913, auraient dû, en 1930, atteindre 420 millions, or ils étaient à 223 millions; d'autre part, la hausse considérable du portefeuille-titres due au progrès du poste«Actions de Sociétés Régionales de Banque»; ce poste, en 1930, entrait pour 86 millions dans l'ensemble du portefeuille-titres du Crédit Industriel. On ne peut contester que la hausse de ce portefeuille a complètement changé le bilan du Crédit Industriel. Ce bilan est à la fois celui d'une banque et d'une holding. Pour jouer ce douhle rôle le Crédit Industriel avait, en 1930, des fonds propres insuffisants. Tous ces fonds et au delà étaient immobilisés dans le portefeuille-titres. Heureusement, le Crédit Industriel était, dans le choix de la qualité de ses remplois en débiteurs et en papier de commerce, d'une prudence éprouvée. On -s'explique par ailleurs fort bien que le Crédit Industriel ait, dans ces conditions, préféré diminuer ses prêts au commerce et à l'industrie, lesquels, quelle qu'en soit la qualité, sont toujours pour partie une immobilisation. Le développement du groupe du Crédit Industriel et de deux nouveaux établissements de crédit n'a entravé en rien l'expansion des trois grandes 5. - L'EXPANSION DES ANCIENS ÉTABLISSEMENTS DE CRÉDIT SUR LE TERRITOIRE NATIONAL
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
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hanques de dépôts qui existaient avant la guerre, 88voir le Crédit Lyonnais, la Société Générale et le Comptoir National d'Escompte de Paris. Dans son rapport sur l'exercice 1930, le Conseil d'Administration du Crédit Lyonnais a lui-même donné une vue générale des progrès réalisés par cet établissement entre 1913 et 1930. « Nous croyons intéressant, déclare le Conseil, de résumer la tâche considérable accomplie dans ce domaine (il s'agit du développement des sièges d'exploitation) au cours des dernières années, pour tenir compte des circonstances économiques nouvelles qui se sont développées depuis la guerre. A la fin de 1913, votre Société disposait de 411 sièges permanents ou intermittents; en 1920, de 436 ; à la clôture de l'exercice 1930, l'ensemble des sièges s'élevait à 1.354. Installés en 1913 sur les principales places présentant une importance industrielle et commerciale, nous avons cherché depuis lors à être représentés également dans de multiples centres ruraux dont l'activité se manifeste surtout les jours de foires et de marchés. Nous avons pu ainsi nous rapprocher d'une nouvelle catégorie de clientèle, lui faciliter l'accès et la pratique des opérations hancaires et y trouver un courant d'affaires appréciable sans cependant grever notre exploitation de frais généraux excessifs. L'automobile, dont nous faisons un emploi toujours croissant, rend plus aisées les relations des bureaux intermittents et pied-à-terre avec les sièges permanents dont ils dépendent; elle nous permet d'être ménagers du temps de notre personnel et d'offrir à une clientèle dispersée les commodités réservées avant la guerre aux habitants des grands centres. « Nous pensons être ainsi arrivés à pénétrer dans la plupart des localités intéressantes : notre effort se portera .désormais plus spécialement sur l'agrandissement devenu indispensable de vos sièges les plus anciens et sur l'amélioration de leurs installations... Nous vous rappellerons également le développement de nos moyens d'action pendant la même période. En 1913, le Crédit Lyonnais disposait, avec un capital et des réserves s'élevant ensemble à 420 millions, de 2.182 millions de dépôts et comptes créanciers. En 1920, ses ressources propres étaient A) Le Crédit Lyonnais
~.
526
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
passées à 461 millions, et celles qui provenaient de sa clientèle à 4.465 millions. Le bilan qui vous est soumis aujourd'hui fait état de ressources propres s'élevant à 1.214 millions et de fonds confiés par les tiers dépassant 12 milliards et demi. Çes derniers chiffres montrent la part que nous prenons dans le mouvement des capitaux du pays et dans le financement de sa vie économique ; ils sont la meilleure justification des méthodes de travail qui nous ont été dictées par l'expérience et que nous nous soucions constamment de suivre, nous efforçant de les assouplir sans les affaiblir.» Cet exposé, que nous avon~ tenu à reproduire à peu près intégralement, dégage bien les traits essentiels de l'évolution du Crédit Lyonnais depuis 1920. Il marque notamment le souci qu'a eu cet établissement de resserrer son réseau métropolitain, de ne plus limiter son exploitation aux principaux centres industriels du pays, mais de prendre aussi contact avec les populations terriennes de nos provinces. Il n'est pas étonnant que, dans ces conditions, le nombre de sièges permanents et périodiques du Crédit Lyonnais ait plus que triplé. Cette extension a d'ailleurs permis, l'exposé du Conseil l'indique, une progression des dépôts telle que le chiffre de 1930, même ramené à des francs de Germinal, marque un progrès très sensible sur celui de 1913. C'est là un point qui mérite d'être signalé, car les choses allaient bientôt évoluer très différemment. Avec le chiffre des dépôts, le Conseil a omis de donner celui des remplois, lequel est cependant heaucoup plus représentatif « de la part prise (par le Crédit Lyonnais} ... dans le mouvement des capitaux du pays et dans le financement de sa vie économique ». Au demeurant, un rapprochement des bilans du Crédit Lyonnais au 31 décembre des années 1913, 1920 et 1930, nous éclairera-t-il là-dessus. Ce rapprochement nous révèle que, de 1913 à 1930, les remplois de fonds en avances en comptes-courants se sont multipliés par un coefficient supérieur à 6,5, coefficient qui dépasse nettement celui de la dépréciation du franc. Ainsi, en 1930, le Crédit Lyonnais distribuait plus largement qu'avantguerre le crédit sous forme d'avances en compte-courant. En revanche, les avances sur garanties ont beaucoup diminué. De 50 % des avances en compte-courant, en 1913, elles tom-
L'EFFONDREMENT
D~S
INSTITUTIONS
527
baient à 10 % en 1930. Ces chiffres révèlent que les crédits en blanc entraient de plus en plus dans la pratique de nos grandes banques. CRÉDIT LYONNAIS ACTIF
(en milliers de francs) 1913
1920 0/
1930
%
10
Immeubles .......... 35.000 1,24 35.000 0,65 35.000 Caisse et Banques .... 174.407 6,15 505.586 9.48 1.314.531 Portefeuille et B. D. N. 1.517.976 53,56 3.239.524 60,66 8.585.503 Portefeuille-titres ..... 8.893 0,32 4.195 7.677 0,14 Avances sur garanties et reports ......... 353.865 12,48 414.390 201.044 3,76 Comptes-courants .... 740.344 26,12 1.233.997 23,11 4.813.245 Opérations de change à ternle garanties .... 113.213 2,12 Comptes d'ordre et divers .............. 3.591 0,13 6.435 4.375 0,08 'l~OTAL •••••••• 2.834.076 15.173.299 5.340.416
PASSIF
1
% 0,23 8,66 56,59 0,03
2,73 31,72
0,04
(en milliers de francs) 1920
1913
1930
% 8,82 250.000 4,68 5,82 200.000 1 3,74 32,20 1.638.562! 30,68 44,80 2.826.710 52,93
5,03 1,35 0,32 0,19 1,47
% 408.000 800.000 5.725.640 6.957.609
2,69 5,27 37,74 45,85
158.177
2,96
251.277
1,66
113.213 36.479 48.643
2,12 0,68 0,91
386.273 525.313
2,54 3,46
18.508 10.910 39.214 5.340.416
0,35 0,20 0,73
28.410 5.924 84.853 15.173.299 ..
0,19 0,04 0,56
~
_..
Il convient de remarquer cependant que le progrès de ces avances n'a modifié en rien le classement, par ordre d'importance, des remplois du Crédit Lyonnais. Le« portefeuille-effets et Bons de la Défense Nationale» restait en 1930 le premier de ces remplois, comme d'ailleurs dans les autres établissements de crédit. Il représentait, ainsi qu'il résulte du tableau ci-
528
LA
~IONNAIE
ET SES INSTITUTIONS
de88u8, tout près de 60 % de l'actif. Son .montant égalait environ les 2/3 des dépôts et comptes-courants à vue. Toutefois, à la suite de la guerre, les effets mis ,en portefeuille par les établissements de crédit ont longtemps été, pour la majeure partie, des effets publics (Bons du Trésor et surtout Bons de la Défense Nationale) plutôt que des effets de èommerce. Dans son rapport sur l'exercice 1920, le Conseil d'Administration du Crédit Lyonnais constatait que« le vrai et bon papier reste toujours rare». Et il poursuivait en ces termes:« La partie de beaucoup la plus importante de votre portefeuille se compose toujours de Bons du Trésor Français et de Bons de la Défense Nationale. » L'année suivante, le Conseil déclarait encore : « Les Bons de la Défense Nationale constituent toujours le principal emploi des fonds confiés à votre Société. » En 1922, le papier commercial escompté a sensiblement augmenté, la hausse étant, par rapport au chiffre correspondant de l'année précédente, d'environ 30 %.« Cependant, déclarait le Conseil dans son rapport sur cet exercice, le solde de votre portefeuille commercial, bancable ou non, -reste encore très au-dessous du chiffre qu'il devrait atteindre pour permettre de répartir suivant les proportions d'avant-guerre, entre les divers emplois que peut faire une banque de dépôts, les sommes confiées à votre Société. Les effets émis par le Trésor et n'ayant au maximum que trois mois à courir forment toujours, de beaucoup, la majeure partie du poste de votre bilan intitulé : portefeuille et Bons de la Défense Nationale.» Sans le dire expressément, dans son rapport sur l'exercice 1923, le Crédit Lyonnais laisse entendre que ces effets représentent environ les 2/3 du poste. Il semble que, par la suite, le papier commercial se soit un peu accru. Au cours de l'exercice 1926, par exemple, le« portefeuille commercial bancable, composé d'effets portant de très bonnes signatures, a plus que doublé». C'est en 1928, que ce portefeuille est revenu à sa composition d'avant-guerre. « Au cours de l'année 1928, déclare en effet le Conseil dans son rapport, et du fait même de l'orientation de la politique .de la Caisse Autonome en matière de valeurs à court terme, nos emplois en Bons de la Défense Nationale ont cessé d'avoir une importance appréciable; d'autres modes d'utilisation de vos disponibilités, tels que les reports de devises, ont
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
529
complètement disparu. Nous avons suppléé à ces placements par le développement de votre Portefeuille-Effets et de vos Comptes Débiteurs.» Mais la crise allait bientôt raréfier les remplois commerciaux. Elle allait aussi accroître les besoins de l'État, en sorte ~e les Bons de la Défense Nationale et les valeurs du Trésor devaient rapidement reprendre, parmi les remplois des établissements de crédit, une place grandissante. Parmi les autres remplois, le poste« Avance sur garanties et reports », nous l'avons noté, reste, en 1930, à peu près ce qu'il était en 1913 ; compte tenu du changement de valeur-or du franc, la baisse est très forte. Aussi bien' de 12,5 % la part de ce poste dans l'actif social était-elle tombée à 2,73 % en 1930. Ainsi d'ailleurs que nous le révélerons les bilans des établissements de crédit où ils figurent seuls et sans être mêlés à d'autres rubriques, les remplois de capitaux à court terme à la Bourse des Valeurs, sous forme de reports, apparaissaient en 1930 en forte diminution sur l'avant-guerre. Ainsi se manifestait la réduction de l'activité du marché financier français. Dans l'ensemble, les bilans du Crédit Lyonnais montrent que, si les dépôts de cet établissement se sont, même en ramenant les chiffres à un franc identique, légèrement accrus, les concours à l'économie nationale sous forme d'escompte et d'ouvertures de crédit en compte-courant ont, eux aussi, progressé. La hausse des ouvertures de crédit est même proportionnellement supérieure à celle des dépôts. Enfin, on notera l'augmentation, en valeur absolue, des fonds propres. Le Conseil d'Administration du Crédit Lyonnais l'a soulignée dans son rapport de 1930 que nous avons cité. De 415 millions en 1913, ces fonds propres sont passés à 450 millions en 1920 et à 1.208 millions en 1930. C'est en 1929 que le Crédit Lyonnais a augmenté son capital, le portant de 250 à 400 millions de francs. Le rapport sur l'exercice 1928, présenté par le Conseil à l'Assemblée du 25 juin 1929, s'exprimait à ce sujet comme suit:« Dans le passé votre Société s'est toujours attachée à proportionner à son extension le montant de son capital. C'est ainsi que vous avez approuvé les augmentations successives qui l'ont, par paliers, porté à 250 millions en 1900. « Depuis lors, il a été pratiquement maintenu à ce chiffre... ALFRED POSE
34
530
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
Il ne corre~pond plus à la progression de nos affaires qui comportent nécessairement, avec la hausse des prix, une part croissante d'immobilisations. « D'autre part, sur le marché international, la plupart des grands pays offrent des exemples de concentration bancaire réunissant, sous une même raison sociale, des capitaux dont le montant chiffré en or atteint des totaux extrêmement élevés. Il nous a paru qu'une sensible augmentation de nos ressources propres viendrait efficacement appuyer notre effort d'expansion au dehors et servirait à la fois vos intérêts et ceux de votre clientèle. « L'ensemble des conditions nécessaires nous ayant semblé réalisé, nous avons procédé, du 7 au 28 mars, à une augmentàtion de capital de 150 millions en actions A et de 3 millions en actions B dont les modalités vous sont connues. Bien que la situation boursière n'ait pas été aussi favorable pendant cette période qu'au cours des mois précédents, notre émission a rencontré un succès complet qui prouve une fois de plus la confiance entière que vous avez dans l'avenir de votre Établissement. Sur 300.000 actions A mises en souscription, les demandes à titre irréductible ont dépassé 97 %. « Votre capital va se trouver ainsi porté à 408 millions de francs entièrement versés dont 400 millions représentés par 800.000 actions A et 8 millions par 16.000 actions B à vote plural. « Vos réserves qui, pendant la période de 1900 à 1928, au cours de laquelle votre capital était resté immuable, avaient été progressivement portées ·de 100.000.000 de francs à 227.250.000 francs par des prélèvements sur les bénéfices réalisés annuellement - sauf 2.250.000 francs provenant de la prime d'émission des actions B en 1926 - vont se trouver augmentées du montant de la prime d'émission de 1.500 francs par action A et de 165 francs par action B, soit de 450.990.000 francs. « Nous vous invitons d'autre part à leur affecter, en plus d'un prélèvement sur les soldes de l'exercice 1928 et des exercices antérieurs, une somme de 100 millions de francs représentant des provisions anciennes qui, constituées principalement au cours des exercices d'avant-guerre, étaient devenues sans objet. « Au total, l'ensemble de vos réserves s'élèvera à 800 millions, soit, en chiffres ronds, au douhle de votre capital, et l'en-
L'EFFONDREl\IENT DES INSTITUTIONS
531
semble de vos ressources propres dépassera 1.200 millions. Le crédit de votre Établissement s'appuyera ainsi sur une base notablement élargie, et les moyens d'action dont il va disposer augmenteront, espérons-nous, sa productivité. » Ainsi, l'augmentation de capital réalisée par le Crédit Lyonnais avec une prime de 1.500 francs par action, soit un prix d'émission de 2.000 francs, donnait, pour 150 millions de capital, 450 millions de primes d'émission, Les réserves" qui figuraient au hilan pour 227.250.000 francs et qui étaient grossies de 122.750.000 francs provenant - de provisions libérées, soit 350 millions, se trouvaient plus que doublées par cette énorme prime d'émission. Si nous remarquons que, dans les 350 millions de réserves proprement dités, se trouvaient, provenant des augmentations de capital antérieures, 98.750.000 francs de primes d'émission, on voit que, dans les 800 millions de réserves du Crédit Lyonnais, telles qu'elles figuraient au bilan au 31 décembre 1929, il Y avait 250 millions de réserves proprement dites, c'est-à-dire de bénéfices réalisés et non mis en distribution. Le reste, soit 68 % du total, représentait des versements supplémentaires des actionnaires sous forme de primes d'émission. C'est là une constatation qu'il importe de ne pas oublier quand on veut tirer argument des réserves des banques pour donner , une idée de l'importance des bénéfices qu'elles réalisent. L'accroisse~ent des réserves du Crédit Lyonnais, à la suite de l'augmentation de capital réalisée. en 1929, portait ces réserves à un chiffre qui, compte tenu de la chute de la valeur-or du franc, était à peu près celui d'avant-guerre. Le capital, en revanche, était, en francs de Germinal, très inférieur à son chiffre-de 1913. En sorte que, de 1913 à 1930, les fonds propres du Crédit Lyonnais sont tombés de 14,6 % à 7,96 % du total du bilan. Enfin, il convient d'attirer l'attention sur l'évolution des bénéfices. Ceux-ci qui, pour l'année 1913, étaient de 41.700.000 francs en nombre rond, étaient passés à 84.900.000 francs en 1930. Ils avaient donc doublé alors que cependant le total des remplois productifs : portefeuille, avances sur garanties et comptes-courants débiteurs, avaient plus que quintuplé. Il ne faut pas attribuer cette diminution relative à un ralentissement d'activité du compartiment-titres
532
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
puisque le rapport du Conseil d'Administration sur l'exercice 1930 déclare que l'activité du département des affaires financières avait été considérable au cours d@ cette année, les guichets de l'établissement ayant, « à côté des émissions des grandes collectivités publiques, ... prêté ... leur concours à de multiples emprunts et à des augmentations de capital de sociétés industrielles et commerciales, grandes et petites ». Ainsi de 1913 à 1930 et si l'on en juge d'après les seuls bilans, la productivité de la hanque avait - probablement du fait de l'accroissement des frais généraux - sensiblement baissé. Les rapports du Conseil d'Administration de la Société Générale aux Assemblées Générales annuelles des actionnaires pour la période 19201930 ne donnent guère de renseignements sur l'évolution de cet établissement pendant la période envisagée. C'est donc du rapprochement des hilans que nous pouvons seulement tirer quelques données à ce sujet. Au préalable, toutefois, notons que la Société Générale qui, dès son origine, était résolument entrée dans la voie de la multiplication des sièges d'exploitation, venait, en 1913, en tête des banques françaises quant au nombre des guichets. Elle avait en effet, à la fin de cette année, 560 agences et bureaux permanents tant en pro'Vince qu'à Paris, dans la banlieue parisienne et à l'étranger. En 1930' ce chiffre avait été porté à 690. Si l'on consi~ère les bilans de la Société Générale, il apparaît dès l'abord que le crédit de cet établissement, durement atteint dans les années qui avaient immédiatement précédé la guerre, s'est pleinement rétabli à partir de 1920. Au demeurant la Société Générale avait-elle, dès 1916, prélevé sur ses réserves une somme de 66.540.000 francs pour amortissement de divers actifs figurant à son bilan. Ainsi ses réserves, qui au 31 décembre 1913 avoisinaient 120 millions de francs, étaient tombées, au 31 décembre 1920, à 51 millions. Mais la situation était assainie, et la Société Générale vit ses dépôts s'accroître considérablement. Ces dépôts qui, au 31 décembre 1913, se chiffraient, en nombre rond, à 1.800 millions., dépassaient 12.800 millions le 31 décembre 1930; ils s'étaient multipliés par un coefficient supérieur à 7,5. Compte tenu de la chute B) La Société Générale
533
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
de la valeur-or du franc, l'augmentation dépasse 42 %. Elle est considérable et très supérieure à celle qu'ont enregistrée les dépôts du Crédit Lyonnais pour lesquels la hausse, calculée sur les mêmes bases, ressort à 18 %. SOCIÉTÉ GÉNÉRALE
(en milliers de francs)
ACTIF
1913
1920
% Actionnaires ......... Caisse et Banque de France ............ Banquiers et Correspondants ....••....•.•. Effets à l'encaissement. Portefeuille et B. D. N. Coupons à encaisser .. Reports ..•.......... A vanees sur garanties. Comptes - courants divers •.....•....... Rentes, actions, bons, obligations ......... Participations financ.. Immeubles et immob. par...........•.... Comptes d'ordre ..... Acompte sur dividendes Appels ditlérés sur actions ........•..... TOTAL ••••••••
-
172.575
-
6,61
-
1930
%
-
-
634.400 10,92
-
-
81.635 3,13 889.614 34,06 3.090.667 53,18 42.300 1,62 39.402 0,68 119.436 4,57 12.428 0,21 328.251 12,57 309.715 5,33 560.741 21,47 1.316.012 22,64
304.737
% 2,11
1.284.901
8,90
2.266.903
15,70
6.161.419 218.163 30.540 610.620
42,66 1,51 0,21 4,23
-
-
3.333.538
23,08
46.797 69.797
1,79 2,67
61.507 41.040
1,06 0,71
33.417 26.834
0,23 0,19
50.569
1,94
56.422
0,97
-
-
-
71.397 87.767 12.500
0,49 0,61 0,09
-
-
-
250.000 2.611.715
PASSIF
-
9,57
-
250.0001 5.811.593
-
4,30
14.442.736
(en milliers de francs) 1913
1920
1930
%
1 %. Capital .....••....... 500.000, 19,14 625.000 500.0001 8,60 Réserves .•...•...... 119.403 4,57 51.7431 0,89 380.000 Compte de chèques ... 466.115 17,85 1.026.254 i 17,67 3.780.953 210.511 3,62 Dépôts à échéanc. fixes 207.193 7,93 471.716 Acceptations à payer . 175.735 6,73 119.962 2,06 298.783 Comptes - courants divers .............. 1.118.430 42,82 3.871.905 66,62 8.568.109 Intérêts et dividendes à payer ....•........ 978 0,04 1.673 0,03 8.567 Comptes d'ordre ..... 2.991 0,05 216.202 376 0,02 Report antérieur ..... 22.351 Bénéfice ....•........ 18.371 0,70 26.554 0,46 71.055 5.114 0,20 Réserves immobilières . - - -- - 5.811.593 14.442.736 TOTAL •••••••• 2.611.715 .. ._"--
% 4,33 2,63 26,18 3,27 2,07 59,32 0,06 1,50 0,15 0,49
-
L'accroissement de fonds dont elle a ainsi bénéficié, a permi! à la Société Générale de développer ses remplois en déhiteurs.
534
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
De ,889 millions au 31 décembre 1913, ceux-ci étaient passés à 3.944 millions au 31 décembre 1930, soit un coefficient de multiplication de 4,4, sensiblement inférieur à celui que révèle l'évolution des bilans du Crédit Lyonnais; ce coefficient reste d'ailleurs légèrement au-dessous de celui de la dépréciation suhie par le franc au cours de la même période, en sorte que, si l'on ramenait les chiffres de 1913 et ceux de 1930 à un même franc, les remplois en débiteurs de la S.ociété Générale auraient quelque peu baissé. Le portefeuille d'effets de commerce et de Bons, de la Défense Nationale s'était, au contraire, fortement accru puisqu'il était passé, dans la même période, de 971 millions à 8.428 millions, se multipliant ,par un coefficient de 8,6, très supérieur à celui de la haisse du franc. En ramenant les chiffres de 1913 et ceux de 1930 au même franc, la hausse du portefeuille reste de 76 %. C'est dire que le portefeuille est devenu, et de beaucoup, le poste le plus important de l'acti~ de la Société Générale. Alors qu'il ne représentait en 1913 que 37 % de cet actif, il en constituait en 1930 plus de 58 %. Ainsi le hilan de la Société Générale s'est rapproché dans sa structure du bilan du Crédit Lyonnais. Ce faisa!:'.t, la Société Générale rompait avec sa politique d'avant-guerre, les avances sur garanties et en comptescourants s'élevant, en 1913, à un chiffre aussi important que les remplois en papier commercial. Une autre manifestation de l'entrée de la Société Générale dans les normes fixées par M. Germain est l'évolution du portefeuille-titres et des participations financières. Les immobilisations en titres qui atteignaient 126.549.000 francs dans le bilan au 31 décembre 1913, n'étaient plus que de 60.251.000 fr. au 31 décembre 1930; de 4,46 %, leur part dans l'actif du bilan de la Société Générale est tombée à 0,42 %. Comme le Crédit Lyonnais, la Sociét.é Générale a, en 1929, procédé à une augmentation de son capital social. Celui-ci a été porté de 500 à 625 millions « par la création de 250.000 actions nouvelles de 500 francs, identiques aux anciennes, c'est-à-dire libérées de moitié, et émises au prix de 1.000 francs net à payer». C'est une p-;"ime de 187.500.000 francs qui s'ajouta ainsi aux réserves. Celles-ci, dont nous avons vu qu'elles avaient été réduites à 51 millions lors de l'assainissement réalisé en 1916,
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS
535
1
atteignaient au 1er janvier 1926, du fait d'attributions annuelles s\lccessives, "60.455.000 francs. Elles furent portées au cours de 1926 à 75.500.000 francs par la dotation qui leur fut faite de 9 millions de rentrées provenant de la créance péruvienne et de 6 millions prélevés sur les résultats de l'exercice. En 1927, elles hénéficièrent d'une nouvelle dotation de 28.312.000 francs, provenant encore de rentrées de créances· sur le Pérou, si hien qu'après répartition, elles ressortaient, au hilan du 31 décembre 1927, à 105.975.918 francs. Toujours en provenance du Pérou, une nouvelle somme de" 10.476.737 francs permit, avec la part des hénéfices affectée à la réserve légale, de porter l'ensemhle des réserves au 31 décemhre 1928 à 119.073.348 francs.' C'est à cette somme que vip.rent s'ajouter en 1929 : - d'une part 7 millions prélevés sur le hénéfice de l'exercice; - d'autre part 66.426.651 fr. 32 provenant en partie du produit de la vente au Gouvernement péruvien de la con~ession que la Société Générale avait au Callao, et en partie de provisions anciennes devenues sans ohjet ; - enfin la prime d'émission·versée par les souscripteurs à l'augmentation de capital, soit 187.500.000 francs. L'ensemhle de ces affectations permit« de porter le fonds de réserve au chiffre rond de 380 millions». Ici, encore, il faut souligner l'importance des primes d'émission dans cette réserve. Au total, les augmentations de capital faites par la Société Générale ont donné lieu à la perception de primes d'émission s'élevant à 314.200.000 francs dont 126.700.000 francs pour les augmentations faites avan~ 1929. Il est vrai que sur ces 126.700.000 francs, 104.415.000 francs seulement avaient été virés à la réserve. Quelle que fût l'augmentation du capital et des réserves; les fonds propres de la Société Générale comme ceux du Crédit Lyonnais restaient en 1930 proportionnellement très au-dessous · de ce qu'ils étaient en 1913. En tenant compte du seul capital versé, ces fonds propres représentaient, en 1913, 14 % du montant du bilan contre un peu moins de 5 % en 1930. Au Crédit Lyonnais, les pourcentages étaient de 14,6 en 1913 et
de 7,9 en 1930.
1
536
LA MONNAIE ET SES INSTITUTIONS
/
,
On notera que les bénéfices accusés auraient dû, en 1930, être au Crédit Lyonnais 2,6 fois plus élevés qu'ils ne l'étaient pour représenter le même pourcentage du total du bilan qu'en 1913. A la Société Générale, en revanche, il aurait s~ de les multiplier par 1,4. C'est dire que, de 1913 à 1930, ~es bénéfices se sont proportionnellement plus accrus à la Soci4té Générale qu'au Crédit Lyonnais. De la sorte d'ailleurs, \la Société Générale n'a fait que se rapprocher des rendements du Crédit Lyonnais dont elle était plus éloignée en 1913. Remarquons enfin qu'à la Société Générale, tout comme au Crédit Lyonnais, les bénéfices se sont moins accrus que les remplois productifs. Alors que ceux-ci se multipliaient par 5,3, les hénéfices se multipliaient par 4,6. Bien qu'elle soit moindre qu'au Crédit Lyonnais, la différence entre les coefficients reste notable. L'indication ainsi donnée par les bilans du Crédit Lyonnais et de la Société Générale ne permet-elle pas de conclure que, depuis 1913, les grands établissements de crédit ont vu leurs frais généraux croître plus rapidement que leurs produits? L'examen des bilans du C) Le Comptoir National d'Escompte Comptoir National d'Esde Paris compte de Paris conduit à une conclusion identique. Alors, en effet, que les remplois productifs de cet établissement quintuplaient, entre 1913 et 1930, ses bénéfices quadruplaient. Ainsi la disparité, bien qu'elle fût moins accusée qu'à la Société Générale et surtout au Crédit Lyonnais, n'en était pas moins très nette. Même identité en ce qui concerne l'évolution des fonds propres. Ceux-ci, quoique leurs progrès aient été, en valeur absolue, particulièrement sensibles, puisque de 238 millions ils étaient montés à 824.600.000 francs, n'en ont pas moins haissé relativement au total du bilan. Ils se sont multipliés par 3,45 alors que le bilan sextuplait. L'évolution des dépôts !le se singularise pas davantage. De 1.414 millions, ces dépôts sont passés à 9.211 millions, soit un coefficient d'augmentation supérieur à 6,5. Compte tenu de la dépréciation du franc, la hausse dépasse 31 %. Quoique proportionnellement inférieure à celle dont a bénéficié la Société Générale, elle est très notable.
537
L'EFFONDREMENT DES INSTITUTIONS COMPTOIR NATIONAL D'ESCOMPTE DE PARIS -,
ACTIF
1913
1920
% Caisse, Banques, Correspondants ...... 218.262 11,63 Portefeuille et B.D.N. 1.004.360 53,54 Reports ............ 3,06 57.413 Comptes-courants ... 539.161 29,79 Portefeuille-titres ... 14.501 0,77 Imnleubles ......... 0,84 15.842 Divers ............. 6.886 0,37 1.856.425
-
1930
%
%
564.175 13,40 3.307.131 2.654.031 63,01 4.838.402 2.657 0,06 13.322 837.448 19,88 2.179.459 8.124 0,19 13.036 15.000 15.000 0,36 130.626 21.785 3,10 4.212.061 10.388.135
31,84 46,58 0,13 20,98 0,12 0,14 0,21
1
PASSIF 1930
1920
1913
%
% Capital ............ 200.000 10,65 Réserves ..•........ 39.999 2,14 Dépôts à vue et à terme ........... 1.414.358 75,38 Compte de Profits et Pertes ........... 20.671 1,10 Divers ............. 201.397 10,73 1.876.425
%
250.000 67.248
5,94 1,60
400.000 430.003
3,85 4,14
3.556.935
84,44
9.210.848
88,67
33.669 304.209 4.212.061
0,80 7,22
94.568 252.716 10.388.135
0,91 2,43
En ce qui concerne les remplois, le Comptoir a toujours, comme le Crédit Lyonnais, cherché avant tout du papier à court terme.< Aussi son portefeuille~effetsreprésentait-il avant la guerre le poste principal de son actif - exactement 53,5 % en 1913. Après s'être élevé à 63 en 1920, ce pou,rcentage tombait à 46,5 en 1930, la diminution relative ainsi enregistrée ayant pour contre-partie un développement considérable du poste « Correspondants». Ce poste, de 1913 à 1930, passait de 94 millions à 2.246 millions. En 1930 il représentait 21,6 % de l'actif contre 5 % en 1913. Il semble que le Comptoir ait considérablement développé ses avances à court terme à d'autres établissements bancaires -- probablement étrangers - après l'assainissement de la monnaie nationale. Aussi bien, le banquier avisé qui présidait aux destinées de cet établissement déclarait-il le 27 mars 1929 à l'Assemblée Générale annuelle des actionnaires
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• du Comptoir: « Notre pays a maintenant devant lui des possihilités dont il importe qu'il ait nettement conscience. L'occasion lui est offerte de recouvrer, dans des conditions peut-être meilleures, la grande place qu'il s'était assurée avant la guerre tant sur le marché des acceptations et de l'escompte, que sur celui des opérations à long terme, et l'enjeu n'est pas seulement une satisfaction, d'ailleurs légitime, de prestige et d'influence, mais un immense profit pour toute l'économie nationale. » Les débiteurs en compte-courant ont toujours représenté au Comptoir National d'Escompte une part moins importante des remplois que dans les autres établissements de crédit; avec un montant de 165.176.000 francs, ils constituaient en 1913, 8,80 % de l'actif social. A ce chiffre s'ajoutaient les avances garanties s'élevant à 200.934.000 francs, soit un montant supérieur à celui des débiteurs en compte-courant. Ainsi se manifestait la répugnance qu'éprouvait le Comptoir à entrer dans la voie des ouvertures de crédit en blanc. En 1930, la situation avait complètement changé puisque le poste« Comptes-courants débiteurs» avait presque décuplé par rapport à ce qu'il était en 1913, atteignant 1.551 millions. En revanche, les avances garanties avaient peu augmenté, passant à 378 millions. Nous trouvons là une nouvelle preuve du fait que les avances en compte-courant sont désormais entrées dans les mœurs des établissements qui y étaient le plus réfractaires. Il reste toutefois 'qu'avec son montant de 1.551 millions, le poste ({ Débiteurs» ne représentait encore, dans l'actif du Comptoir à la fin de 1930, que 1~,94 % du total, soit un pourcentage inférieur de moitié à celui qu'atteignait ce même poste dans l'actif du Crédit Lyonnais. Le fait que le Comptoir National d'Escompte de Paris est moins tourné vers l'activité commerciale que ses confrères, se manifeste aussi par la composition dé ses dépôts : les avoirs en comptes de chèques, c'est-à-dire en comptes de particuliers, semblent, dans cet établissement, supérieurs aux avoirs en comptes-courants lesquels sont le fait des entreprises industrielles et commerciales. C'est le contraire que l'on peut constater au Crédit Lyonnais et à la Société Générale. Il est vrai que l'ambiguïté du libellé du poste (il s'agit de la ruhrique « Comptes de chèques et comptes d'escompte »), ne permet pas d'être absolument affirmatif sur ce point.
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Ainsi que dans les autres établissements de crédit, les reports, en 1930, ne représentaient plus au Comptoir qu'une part infime des relnplois. Quant au portefeuille-titres, son importance, en 1930, tout comme en 1913, était négligeable. Dès 1920, le Comptoir d'Escompte augmenta son capital, le portant de 200 à 250 millions, par l'émission de 100.000 actions nouvelles à 750 francs. Cette augmentation d'Ûnna à l'établissement une prime d'émission de 25 millions, laquelle s'ajoutait à 27.400.000 francs de primes provenant d'augmentations de capital antérieures. L'ensemble dés réserves du Comptoir se chiffrait ainsi, en 1920, à 64.785.000 francs. En 1929, une nouvelle augmentation porta le capital à 400 millions par émission de 300.000 actions nouvelles de 500 francs avec prime de 1.000 fr. La prime d'émission s'élevait cette fois au montant imposant de 300 millions de francs. Cette somme fut tout entière virée aux réserves, lesquelles figurèrent, dans le bilan au 31 décemhre 1930, pour 424.621~000 francs. Le montant des primes d'émission versées par les actionnaires du Comptoir, s'élevant à 352.400.000 francs, représentent tout près de 83 % de ces réserves. Entré après le Crédit Lyonnais et la Société Générale dans la voie de l'expansion sur l"ensemble du territoire national, le Comptoir d'Escompte a, de 1913 à 1930, et surtout depuis 1921, poursuivi sa tâche de création. Il l'a fait d'ailleurs avec le vif souci de ne rien sacrifier de son esprit de parcimonie et de sagesse. Nous relevons, par exemple, dans le rapport du Conseil d'Administration sur l'exercice 1920, le passage suivant, hien caractéristique de l'état d'esprit de cette maison: « Au cours d'une année prospère, nous ne pouvions perdre de vue le programme d'extension de nos agences, que nous avions méthodiquement poursuivi avant la guerre. L'ère des développements n'est point close pour notre Établissement, mais à condition de rester, en province comme à Paris, dans des limites prudentes, afin de ne pas alourdir nos frais généraux par des installations et d~s mises en train coûteuses. C'est ainsi qu'en plus de Dôle et de Brive, où nous avons ouvert deux agences sur un terrain d'affaires déjà bien préparé, un certain nombre de bureaux ont été mis en exploitation, notamment dans des centres agricoles, en vue de contribuer à la diffusion de nos valeurs nationales. »
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Comme le Crédit Lyonnais, le Comptoir a donc voulu se rapprocher des populations rurales et cela, avant tout, afin d'accroître ses possibilités de placement. C'est ce que le Conseil exprime avec beaucoup de netteté dans le passage suivant de son rapport sur l'exercice 1921 :« La création de 31 bureaux périodiques venant, pour compléter nQtre réseau d'agences, s'ajouter aux 113 bureaux de ce genre que nous avions déjà, tous desservis avec des moyens appropriés, répond à cette pensée de nous rapprocher de la clientèle rurale qui détient aujourd'hui une part importante de la fortune publique. » Et au cours des années suivantes, le Comptoir poursuivait cette politique : en 1922,« en créant une agence à Quimper, des sous-agences à Vitré, Béthune, Saint-Amand-les-Eaux, Argenteuil et quarante bureaux périodiques» ; en 1923, en ouvrant« dix sous-agences... et quarante-trois bureaux périodiques » ; en 1924, en ouvrant « cinq nouvelles sous-agences et quarante-deux bureaux périodiques ». Et ainsi de suite chaque année, si bien qu'en 1930 le Comptoir National d'Escompte qui, en 1913, avait en France et en Afrique du Nord 263 sièges permanents et 22 bureaux périodiques ou saisonniers, disposait d'un réseau comprenant 344 sièges permanents et 210 bureaux périodiques ou saisonniers. L'EXPANS/ON EXT~RIEURE ET COLON/ALE DES GRANDS ÉTABLISSEMENTS DE CRÉDIT
6. -
Le Comptoir National d'Escompte de Paris,
suivant en cela la tradition de l'ancien Comptoir, a toujours eu, nous l'avons indiqué, une activité internationale très intense. Dès après la guerre il a affirmé sa volonté de la reprendre et de la développer dans toute la mesure du possible.« Sur le marché des affaires mondiales où se reflète l'activité de notre Commerce Extérieur, le Comptoir, déclare le Conseil dans son rapport sur l'exercice 1920, a depuis longtemps marqué sa place au premier rang des hanques françaises. S'inspirant de ses plus anciennes traditions, il a cherché, par le développement de son Département étranger, à maintenir les multiples contacts qui lui permettent de faire dériver vers notre pays le plus grand 'nombre possible d'opération.s commerciales. « Dans nos relations extérieures, les ~tats-Unis occupent
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toujours la première place. C'est là qu'a porté notre principal effort en vue de mettre un organisme d'information et de crédit à la disposition de la clientèle française tributaire du grand marché américain. « Nous vous avons fait connaître, l'an dernier, la création de la French American Banking Corporation, que nous avon~ constituée sous la forme américaine, avec le concours de deux des plus grandes hanques des États-Unis, la National Bank of Commerce in New- York et la First National Bank of Boston. Fondée sur notre collahoration étroite et permanente avec deux puissants associés américains, cette Institution a donné, dès ses débuts, des résultats satisfai~ants. » Ainsi, aux agences que, depuis sa création, il avait ouvertes en Angleterre à Londres, Liverpool et Manchester; en Australie à Sydney et Melbourne; aux Irides à Bombay; en Égypte à Alexandrie, Le Caire, Port-Saïd; en Belgique à Bruxelles' et en Espagne à Saint-Séhastien, le Comptoir National d'Escompte de Paris avait tenu, dès 1919, à ajouter une filiale américaine. Dans son rapport sur l'exercice 1919, le Conseil s'exprimait comme suit' sur cette création: « C'est en nous inspirant également d'une pensée d'intérêt général, à laquelle les circonstances donnent un caractère particulier d'actualité, que nous avons décidé de reprendre notre place aux États-Unis, où nous n'avions conservé qu'une représentation, alors que nous y entretenions, il y a vingt ans, quatre agences que nous avions dû fermer pour des raisons d'ordre fiscal. A cette fin, nous y avons créé une nouvelle banque qU,i est le prolongement de notre activité sur le grand marché américain. « Alors que les Banques américaines cherchent vers la France un terrain favorable à leur expansion, nous avons estimé que, pa~ une juste réciprocité, nous devions servir directement les intérêts français aux États-Unis, au moyen d'un, établisse~ent spécialement destiné à faciliter les relations commerciales et financières entre les deux pays. De cette conception est sortie la French America~ Banking Corporation que nous avons constituée en juillet 1919, d'après un principe qui nous a paru opportun, celui de la collaboration et non pas de la concurrence avec nos amis américains. « Les fondateurs de la French American Banking Corpora-
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tion sont d'une part le Comptoir, et d'autre part la National Bank of Comnterce de New-York, et la First National Bank, de Boston, l'une et l'autre au premier rang des hanques américaines, tant comme « standing » que par l'importance des capitaux et l'étendue des opérations. « Étahlie à New-York sous la forme américaine, et après approhation du Federal Reserve Board, la nouvelle hanque fonctionne dans les mêmes conditions et avec les mêmes avantages que les corporations purement américaines, tout en restant en liaison étroite avec le Comptoir, au point de vue de sa direction et de son administration.» Ce désir de maintenir et d'accroître son activité internationale, le Conseil le réaffirmait dans son rapport sur l'exercice 1921 : « La France, déclarait-il, doit avoir... une politique de peuple vainqueur et maintenir son rang sur les grands marchés où elle rayonnait avant la guerre par ses exportations ou par ses capitaux.» Les difficultés financières et monétaires de la France d'abord, la crise économique internationale ensuite, n'ont guère facilité cette expansion extérieure que réclamait le Comptoir. Mais celui-ci n'en a pas moins conservé ses sièges à l'étranger y ajoutant même une sous-agence à Londres, dans le West-End. Nous noterons d'ailleurs que, si le Comptoir reste encore la seule hanque fra'nçaise installée en Australie et dans les Indes, tous les autres établissements de crédit ont également créé des agences ou des filiales à l'étranger. Nous avons vu que la guerre de 1870 et l'invasion du territoire français avaient conduit le Crédit Lyonnais, la Société Générale et le Crédit Industriel à s'installer à Londres. Dans la suite, la Société Générale, par ses filiales: la Société Générale de Banque pour l'Étranger, la Société Générale Alsacienne de Banque, la Société Française de Banque et de Dépôts, la Banque Française de Syrie, a ouvert des guichets dans divers pays. La première de ces filiales exerce son activité en Espagne ; la Société Française de Banque et de Dépôts a ses sièges d'exploitation en Belgique; quant à la Banque Française de Syrie, sa raison sociale même indiq"ue quel est son champ d'action. La Société Généràle Alsacienne de Banque provient de la transformation en une Société indépendante des sièges que la
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Société Générale avait ouverts avant la guerre de 1870 dans les pxovinces attribuées à l'Allemagne par le traité de Francfort. Cette société fut conduite, du fait de l'incorporation de l'AlsaceLorraine dans le Reich, à s'orienter vers l'Allemagne. Tout en complétant son réseau alsacien, elle créa donc des agences à Francfort et en Rhénanie. Le retour de l'Alsace-Lorraine à la France n'a~rêta pas cette .,expansion extérieure. Bien au contraire, l'occupation de la rive gauche du Rhin détermina la Société Générale Alsacienne de Banque à créer en Allemagne de nouveaux sièges dont les principaux furent Sarrebruck et Cologne. A ce réseau allemand s'ajoutèrent un réseau luxembourgeois et une agence suisse à Zurich. Ainsi prit sa forme définitive cette curieuse hanque, sans exemple en Fran.ce, et qui est à la fois hanque régionale et hanque internationale. Création que la réalisation d'tIne entité rhénane aurait singulièrement consolidée - d'autant que l'étahlissement était fort remarquablement conduit - mais l'évolution politique devait amener la Société Générale Alsacienne de Banque à se replier et à ne plus conserver en Allemagne qu'un nombre restreint de sièges. Cet établissement, en 1930, et avant que les événements n'eussent restreint son activité outre-Rhin, avait 100 millions de capital et 59 millions de réserves. Ses dépôts s'élevaient à 1.435 millions. . Ces chiffres plaçaient la Société Générale Alsacienne de Banque entre la Société Marseillaise et le Crédit du Nord; la première avait en effet à son hilan, au 31 décembre 1930, 100 millions de capital, 57 millions de réserves et 866 millions de dépôts; donc un chiffre de dépôts inférieur à celui de l'Alsa~ienne, avec des fonds propres sensiblement égaux; en revanche, le Crédit du Nord avait de~ dépôts un peu supérieurs (1.800 millions) et des fonds propres nettement plus élevés (150 millions de capital et 150 millions de réserves). A la différence de la Société- Générale, le Crédit Lyonnais a généralement préféré être représenté à l'étranger par des agences que par des filiales. Très vite, il avait ajouté à son siège de Londres d'autres agences étrangères : en Belgique (Anvers, Bruxelles, Gand) ; en Russie (Moscou, Saint-Pétersbourg); en Turquie (Constantinople, Smyrne, Jérusalem, Jaffa); en Égypte (Alexandrie, Le Caire, Port-Sald) ; en Espagne (SaintSéhastien, Madrid, Barcelone, Valence, Séville); au Portugal
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(Lisbonne, Porto) ; en Suisse (Genève). Les sièges de Russie et de Turquie ont, depuis, été fermés. Quant aux succursales portugaises, elles ont été apportées à une filiale autonome, le Crédit Franco-Portugais. . En revanche, au cours de l'année 1929, une agence a été ouverte à Luxembourg, au moment où les autorités du GrandDuché· rêvaient de créer dans cette ville un grand marché international de valeurs et avaient cherché à y attirer les capitaux du monde entier en promulgant des textes très favorables aux sociétés holding. A ces agences étrangères, le Crédit Lyonnais et la Société Générale ajoutent un réseau nord-africain réparti entre l'Algérie, la Tunisie et le Maroc. Ce réseau comprend 24 sièges permanents au Crédit Lyonnais et 13 à la Société Générale. Le Comptoir d'Escompte a été beaucoup plus 'loin dans la voie coloniale, ainsi d'ailleurs que le lui commandait sa qualité de pionnier de l'expansion bancaire française outre-mer. Le Conseil d'Administration du Comptoir rappelait, dans son rapport sur l'exercice 1921, la tradition coloniale de la maison. «Notre Établissement, disait-il, a toujours porté la sympathie la plus agissante au développement des possessions françaises d'outre-mer. Il a des sièges dans deux d'entre elles et conserve des relations dans toutes les autres par l'intermédiaire d'institutioJils avec lesquelles il est en contact étroit depuis leur fondation. » Le Conseil revenait sur le même sujet dans son rapport sur l'exercice 1923, déclarant :« L'intérêt de la métropole se tourne chaque jour davantage vers ses possessions d'outre-mer. Ce mouvement d'opinion est suivi avec une attention toute spéciale par notre Établissement qui a des sièges dans deux colonies, qui a contrihué à fonder trois des hanques coloni~les et qui est le correspondant de toutes les autres depuis leur création.» Les deux colonies dans lesquelles le Comptoir s'est installé depuis déjà de longues années, sont Madagascar et la Tunisie. L'installation à Madagascar remonte à 1886 ; le Comptoir s'y établit« à la requête du Gouvernement français pout: empêcher que le monopole de l'émission y tombât dans des mains étrangères », et, en 1920, il Y comptait 6 agences; il Y en avait 9 en 1930. La forte et ~ncienne position qu'il occupait ainsi dans
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l'île, lui valut de contrihuer à la fondation., en 1925, de la Banque de Madagascar qui reçut le privilège de l'émission de hillets. L'autre partie du domaine colonial français dans laquelle le Comptoir était également installé depuis longtemps., était la Tunisie où il avait 4 agences en 1920 et 9 agences en 1930. En Tunisie, le Comptoir n'est plus seul; nous l'avons vu, il s'y trouve en face du Crédit Lyonnais et de la Société Générale. Mais outre ces 3 établissements l'Afrique du Nord compte des réseaux serrés de plusieurs autres établissements bancaires. Nous citerons le Crédit Foncier d'Algérie et de Tunisie, société anonyme au capital de 150 millions, créé en 1880 et entretenant en 1930, outre des succursales à Paris, Marseille, Bordeaux, Nantes et Lyon, 73 sièges en Algérie, 19 en Tunisie., 18 au Maroc ainsi que des succursales à Londres., La Valette (île de Malte) et Beyrouth. Le Crédit Foncier d'Algérie et de Tunisie avait en 1930 environ 1.800 millions de dépôts à vue et à échéance. Avec le Crédit Foncier, la Compagnie Algérienne constitue la hanque d'Afrique du Nord l~ plus importante. Créée en 1877'} elle est au capital de 105 millions et paraît être sous l'influence de la Banque Mirahaud, la plus puissante des maisons de la haute hanque protestante. La Compagnie Algérienne avait, en 1930, 175 succursales, agences et hureaux en France, en Algérie, en Tunisie et au Maroc. Outre son exploitation bancaire reposant en 1930 sur environ 1.600 millions de dépôts, elle possède un vaste domaine immobilier composé :Qotamment d'exploitations agricoles. Notons encore la présence en Afrique du Nord de la Société Marseillaise dont les sièges .sont répartis entre l'Algérie, la Tunisie et le Maroc, de même que celle de la Banque de Tunisie et de la Banque Commerciale du Mar~c, filiales de la Banque Transatlantique. Ajoutons enfin que les deux banques d'émission de l'Afrique du Nord, savoir la Banque de l'Algérie et la Banque d'État du Maroc, ont des relations directes très nomhreuses avec les entreprises industrielles et commerciales de leur ressort. Depuis J'armistice de juin 1940, l'Afrique du Nord a vu affiuer des capitaux et des chefs d'entreprise qui ont cherché à créer les industries élémentaires dont nos possessions ont jusALFRED POSE
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qu'ici été dépourvues. Les banques françaises ont suivi leurs clients, et c'est ainsi que la Banque Nationale pour le Commerce et l'Industrie a fondé en Afrique du Nord une filiale qui a ouvert des agences dans les principaux centres d"Algérie, de Tunisie et du Maroc. De même le Crédit Industriel, en s'assurant la majorité des actions de la Banque Transatlantique, a pris la haute main sur, la Banque de Tunisie et la Banque Commerciale du Maroc. Ces deux Établissements ne ,lui donnant aucune représentation en Algérie, le Crédit Industriel a directement ouvert une agence à Alger. L"Afrique Noire a également hénéficié de ce mouvement. Avant 1939, aucun établissement de la métropole n'y avait de succursale. L'activité bancaire y était exercée par la Banque de l"Afrique Occidentale, banque d'émission, et par deux banques locales : la Banque Commerciale Africaine, société qui avait en 1930 un capital de 40 millions et environ 120 millions de dépôts., et la Banque Française de l'Afrique qui avait 50 millions de capital. Le bilan de la Banque de l'Afrique Occidentale au 30 juin 1930 s'élevait à 854 millions. Au passif, les billets en circulation figuraient pour 642 millions et les dépôts pour 55 millions. A l'actif, le portefeuille s'élevait à 434 millions. Les bénéfices, pour l'année 30 juin 1929 - 30 juin 1930 avaient atteint 15 millions, au regard d'un capital de 35 millions (1). Quant à la Banque Commerciale Africaine et à la Banque Française de l'Afrique, elles ont, après une période brillante, connu en 1930 de graves difficultés qui ont conduit la première à se réorganiser après une sévère réduction du capital et la seconde à disparaître. C'est la Banque Nationale pour le Commerce et l'Industrie qui a été le premier des établissements de crédit français à s'installer en Afrique Occidentale. Cette installation date de la fin de 1939, époque à laquelle la banque ouvrit une agence à Dakar. (1) Comme nous ne reprenons plus, au cours de cet ouvrage, le problème de l'éconoll1ie bancaire dans les colonies., nous signalons qu'au 30 juin 1941, la Banque de r Afrique Occidentale avait une circulation de billets de 1.774 millions, circulation à laquelle s'ajoutaient des dépôts en compte-courant pour 1.100 millions. A l'actif du bilan, le portefeuille figurait pour 2.802 millions et les débiteurs pour 132 'millions. Le total du bilan, en progrès sensible, atteignait 4.023 millions.
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Dès 1941, la Société Générale et le Crédit Lyonnais suivaient l'exemple de la Banque Nationale pour le Commerce et l'Industrie, laquelle élargissait son réseau en ouvrant des sièges en Guinée, en Côte d'Ivoire et au Soudan. En Indochine, la Banque de l'Indochine, dotée du privilège de l'émission, joue le rôle d'une véritable hanque commerciale et même d'une hanque d'affaires. Le montant de ses billets en circulation atteignait 1.255 millions en 1930. A ces billets s'ajoutaient des dépôts pour 633 millions. Ces fonds étaient remployés pour 812 millions en avances et pour 446 millions en effets de commerce. Les bénéfices, considérables, dépassaient 60 millions pour un capital de 72 millions (lequel a été porté à 120 millions en 1931 et à ISO millions en 1941) (1). A côté de la Banque d'Indochine, une banque française commerciale opère en Extrême-Orient, c'est la Banque FrancoChinoise, créée, nous le verrons, par la Banque de Paris et des Pays-Bas pour reprendre l'exploitation de la Banque Industrielle de Chine, laquelle avait dû disparaître à la suite de grosses erreurs de gestion. En 1930, la Banque Franco-Chinoise avait un bilan se totalisant à 984 millions. Au passif, les dépôts figuraient pour 653 millions. A l'actif, les débiteurs s'élevaient à 411 millions. Les hénéfices, très élevés, étaient de 39 m~lions pour un capital de 50 millions (2).
7. - LA CRÉATION D'ORGANISMES DE CRÉDIT A MOYEN TERME
Immédiatement après la fin de la guerre
de 1914-1918, les Établissements de crédit français, soucieux de répondre à des critiques qui leur avaient été adressées concernant la trop grande précarité du concours apporté par eux à l'industrie, ont cherché à créer des organismes de crédit à moyen terme. Ceux-ci, dans (1) Le bilan de la Banque de l'Indochine au 31 décembre 1940 se chiffrait à 6.952 millions. Au passif, la circulation de billets figurait pour 2.969 millions; à cette somnle s'ajoutaient des dépôts pour 2.846 millions. A l'actif, les principaux remplois étaient constitués par les débiteurs (661 millions) et surtout par le portefeuille d'effets de commerce (3.578 Inillions). On relnarquera l'importance prise par ce dernier poste dans le bilan de la Banque de l'Indochine. (2) Les chiffres du bilan au 30 juin 1940 étaient en notable régression sur ceux de 1930. Aussi bien, le total de ce bilan n'était-il plus que de 659 millions. Les bénéfices ont baissé plus encore puisqu'ils ne figuraient au bilan que pour 5 nullions. Il convient toutefois de noter que le capital de la Franco-Chinoise a dû être réd~it des 9/10 en 1938. Ce capital a été reporté ensuite à 50 millions, la Banque de l'Indochine entrant, à cette occasion, dans le Conseil.
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l'esprit des dirigeants de nos Établissements de crédit, étaient destinés à répondre à des demandes de capitaux dont le remboursement ne pouvait être exigé avant quelques années (cinq ans constituent généralement le terme maximum). Il est certain qu'outre le manque passager de fonds, lequel procède d'un décalage de faihle durée entre les dépenses et les entrées, et la demande d'emprunts à long terme qu'une émission d'obligations peut seule satisfaire, il y a des besoins de capitaux pour un nombre d'années restreint et qui ne valent pas les frais de toute nature - parmi lesquels les impôts ne sont pas les moindres dont~oute émission d'obligations se trouve grevée. C'est à ces besoins de crédit à moyen terme que nos grandes banques de dépôts se sont appliquées à répondre en créant des organismes spéciaux. Le premier pas a été fait dans cette voie par le Crédit Lyonnais' et le Comptoir National d'Escompte de Paris. « Nous avons pensé, déclarait le Conseil d'Administration de ce dernier établissement, dans son rapport sur l'exercice 1919, que, dans les circonstances présentes, il devenait indispensable pour le Comptoir d'apporter sa contribution au développement industriel de la France et de s'adapter aux besoins nouveaux, sans se départir des règles de prudence auxquelles il est astreint par son rôle essentiel de hanque de dépôts: souci constant d'éviter les immobilisations, nécessité absolue d'écarter toute opération qui pourrait se traduire par une inflation durable du portefeuilletitres et des participations financières. « Aussi, de concert avec le Crédit Lyonnais, que nous savions attaché aux mêmes principes de gestion, avons-nous, en juin dernier, constitué l'Union pour le Crédit à l'Industrie Nationale
(U. C. 1. N. A.). « Cette hanque, au capital de 25 millions de francs (1), est destinée à procurer, grâce à la souplesse de son fonctionnement, aux entreprises déjà existantes, même de faihle importance, les capitaux indispensables à leur transformation ou à l'extension de leurs exploitations. Elle peut aider à l'étude et à la constitution de Sociétés nouvelles, au groupement d'affaires similaires, etc. « Les entreprises régionales pourront aussi, par l'entremise (1) 50 millions actuellement.
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des agences des deux ~tablissements, trouver plus facilement les ressources qui leur sont nécessaires dans les milieux mêmes où elles peuvent être appréciées et leurs titres, rencontrer un accueil plus favorable avec un courant d'échanges capable d'en permettre la négociation. « Il se formera ainsi auprès de ces agences un groupe de clients choisis qui, connaissant la nouvelle institution et le but qu'elle veut atteindre pour la renaissance économique du Pays et l'extension de l'esprit d'entreprise, ne craindront pas de courir les risques inhérents à tout placement industriel, si bien étudié qu'il soit, de supporter parfois une immobilisation de quelque durée ou une rémunération restreinte pendant la période de mise en train, en attendant l'ère des rendements fructuelp{ et des plus-values envisagées ». ' En vérité, le programme ainsi exposé était beaucoup plus celui d'une banque d'affaires que celui d'un établissement destiné à prêter de l'argent à moyen terme. Mais, très rapidement, les idées des dirigeants de ru. C. 1. N. A. devaient se préciser. Et c'est par l'émission de bons à échéance fixe dans le public que le nouvel org~nisme allait réaliser son objet. Ces bons s'appellent, à l'De C. 1. N. A., des billets de capital. Nous n'avons pu nous procurer les documents qui nous auraient permis de donner une idée de l'évolution de l'activité de ru. C. 1. N. A. Les documents les moins anciens que nous ayons à son sujet ne sont guère récents puisqu'ils remontent à 1936. Nous sommes mieux documenté sur une autre société de crédit à moyen terme, mais dont la constitution est d'environ dix années postérieure à celle de ru. C. 1. N. A., nous voulons parler de la C. A. L. 1. F. Cette Société fut créée en 1928 par la Société Générale et quelques autres banques de la place dont les principales étaient la Banque Nationale de Crédit, le Crédit Commercial de France, l'Union Parisienne et l'Union des Mines. A ces hanques se joignirent divers industriels et même le Comité des Forges. Ainsi vit le jour la Société Anonyme de Crédit à l'Industrie Française, par abréviation C. A. L. 1. F. Le capital du nouvel organisme avait été fixé à 100 millions de francs (1/4 versé). Dans son rapport sur le premier exercice social (exercice 1928-1929), le Conseil s'exprimait avec beaucoup de netteté
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sur la tâche qu'entendait réaliser la Société.« Vous vous souvenez, déclarait-il, de la place qu'avait prise, parmi les préoccupations d'après-guerre, la question du crédit à moyen terme, c'est-à-dire du financement de toutes transactions commerciales comportant des délais de règlement supérieurs à six mois, et susceptibles d'aller jusqu'à cinq ou six ans. « L'exemple donné par le ser,vice des prestations en nature, l'évolution survenue dans les méthodes américaines, la ;nécessité d'ouvrir de nouveaux débouchés à une production partout accrue, l'impérieuse obligation de faciliter la restauration et le rééquipement des affaires et des contrées endommagées par la guerre, ont eu notamment pour effet de généraliser en faveur de certaines clientèles, soit à l'étranger, soit même à l'intérieur de notre pays, l'octroi de facilités de paiement tellement larges qu'elles devenaient inconciliables avec les pratiques bancaires courantes. « On ne pouvait, en effet, attendre des .Établissements travaillant principalement avec les dépôts à vue ou à très court terme, qu'ils consentissent à financer au moyen de ressources essentiellement mobiles des opérations pouvant comporter d'assez longues immobilisations. « L'artifice consistant à décomposer le crédit nécessité pendant peut-être plusieurs années en une série de crédits courts successivement renouvelés, ne comportait pas une solution satisfaisante du problème: il laissait l'intéressé dans l'ignorance des conditions de renouvellement, il ne lui donnait aucune certitude quant aux chances lnêmes de renouvellement, il l'abandonnajt en quelque sorte à la merci des circonstances. « Pour instaurer une véritable politique de crédit à moyen terme, il faut, à l'instant où le fournisseur accepte une commaride 'et en détermine les éléments d'exécution, pouvoir lui garantir, et la permanence du concours financier dont il a besoin, et la sécurité des conditions pendant toute la durée de. l'opération. Ceci suppose que l'établissement bancaire appelé à faciliter ce gen.re d'affaires, soit lui-même en possession de ressources présentant un caractère de stabilité suffisant. « La Société de Crédit à l'Industrie Française répond à cette exigence... Nous n'avons pas besoin de vous rappeler ici par le détail tous les concours qui ont répondu à l'appel des promo-
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.teurs de votre Société; ils comprennent, d'une part, de grands Établissements de crédit et d'importantes maisons de banque, d'autre part, les principaux groupements industriels et certaines firmes métallurgiques particulièrement intéressés à la solutioll de ce problème. « De cette intime et féconde collaboration est sortie votre Société, dont l'acte constitutif a été signé le 4 juillet 1928. « Le capital initial de 50 millions, dont un quart versé, a été porté en octobre suivant au chiffre de 100 millions, en vue de faire place à de nouveaux. adhérents et de pouvoir répondre au premier développement des affaires. « Dès la fin de l'année, poursuivant la réalisation de son programme, votre Conseil procédait à une émission de bons à trois ans et à cinq ans qui, grâce au concours des banques fondatrices, a-rencontré plein succès auprès du public. Les ressources ainsi ohtenues, jointes au capital versé et au produit de dépôts à échéances fixes judicieusement choisis et répartis, ont permis à votre Établissement de remplir dès le début, la tâche qu'il s'était assignée, et de prendre dans l'économie nationale la place qui lui revenait.» A ces fonds s'ajouta, en décembre 1930, le produit d'une émission d'obligations 4 1/2 %, amortissables en trente ans. De telle sorte qu'au bilan au 31 décembre 1931 la société disposait, outre sa fortune propre, d'environ 200 millions de fonds d'emprunt. En face, les avances· sous formes d'ouvertures de crédit à moyen terme et d'escompte d'effets à longue échéance atteignaient à peu près le même montant. Il n'est pas hesoin de dire que la crise, qui a pour premier effet d'arrêter les immobilisations nouvelles, a restreint considérablement l'activité de tous les établissements de crédit à moyen terme. C'est ce que constate le Conseil d'Administration de la C: A. L. 1. F. dans son rapport sur l'exercice 1933.« Depuis notre dernière assemblée générale, note-t-il, un ralentissement marqué s'est produit dans notre activité. La prolongation d'un malaise, dont les causes multiples vous sont bien connues, a eu pour effet de raréfier les appels à notre concours de la part de la clientèle, et nous avons dû nous-mêmes nous montrer particulièrement circonspects dans l'octroi de nouveaux crédits. » Et le Conseil de constater qu'en un an, le portefeuille-effets s'est
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réduit de 51 millions, soit 35 %, les débiteurs baissant en même temps de 26 millions, soit environ 20 %. La chute a continué, puisqu'au 31 décembre 1936, les débiteurs étaient tombés de 107 millions en 1933 à 53 millions et le portefeuille .de 92 à 50 millions. Ce sont là des remplois très faibles. Ceux de ru. C. 1. N. A. pour la même année ne sont guère plus élevés car le portefeuille-effets de ru. c. 1. N. A. au 31 décembre 1936 s'élevait au montant, négligeable, de Fr. 4.650.000. Il est vrai que les débiteurs figuraient à l'actif de ce bilan pour le chiffre plus consistant de 73 millions. La comparaison des deux bilans de ru. c. 1. N. A. et de la C. A. L. 1. F. semble d'ailleurs révéler, dans la politique suivie par ces deux sociétés, des différences assez profondes. L'U. C. 1. N. A. dont nous avons relevé qu'elle était, dans l'esprit de ses promoteurs, une véritable banque d'affaires, a semblé longtemps n'avoir pas recherché les remplois en effets de commerce, mais plutôt les remplois en débiteurs et en titres. Le bilan de cet établissement au 31 décembre 1936 fait apparaître, en effet, à l'actif, un poste « Participations» qui est en gros de 13 millions et qui constitue, après le poste « Débiteurs », le plus important des remplois. Dàns le bilan de la C. A. L. 1. F., au contraire, les participations sont à peu près nulles. A ru. C. 1. N. A., à la C. A. L. 1. F., d'autres établissements pratiquant le crédit à moyen terme sont venus s'ajouter. Nous citerons l'Union des Banques Régionales, société créée en 1929 au capital de 40 millions (1/4 versé) par le Crédit Industriel et ses filiales, et l'Union Bancaire du Nord, société anonyme au capital de 60 millions créée en octobre 1928 par le Crédit du Nord. L'Union Bancaire du Nord a émis deux' emprunts obligataires de chacun 20 millions : l'un en 1929, l'autre en 1931. Elle avait, en 1937, 50 millions de débiteurs et 45 millions de titres et participations. Le chiffre des débiteurs était tombé, au 31 décembre 1940, à 47 millions, le portefeuille-titres restant à peu près inchangé. A ces sociétés, destinées à distribuer le crédit à moyen terme, se sont ajoutés des organismes qui ont pour objet de financer ce crédit au consommateur ou au détaillant que constitue la vente à tempérament, crédit qui se rapproche du crédit à moyen terme par les délais accordés à l'acheteur. Parmi ces organismes
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nous signalerons la société pour le Développement de la Vente à Crédit (S. O. V. A. C.) devenue ultérieurement le Crédit Mobilier Industriel. Cette société fut créée au capital de 10 millions, capital porté en 1928 à 50 millions par le Crédit Français, établissement qui a disparu par la suite; le Crédit Mobilier Industriel fut repris en juillet 1928 par un groupe de banquiers comprenant notamment la Maison Lazard Frères et une société américaine de finance et de vente à crédit affiliée à la Maison Morgan. Nous signalerons aussi le Crédit Électrique et Gazier, société anonyme créée en 1927 au capital de 6 millions de francs par des groupes de sociétés d'électricité; son but est de faciliter la vente à tempérament aux petits usagers, par les sociétés de distribution, d'appareils électriques divers. Depuis 1919, les banques 8. -
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ner complètement leur action à l'étranger, ont eu pour principe de tourner leur activité vers la France qui d'ailleurs avait besoin de tous ses capitaux. Autrefois, notre pays devait utiliser chaque année l'excédent d'une balance des comptes bénéficiaire et, de ce fait, se trouvait dans l'obligation de rechercher des opérations financières extérieures. Il n'en était plus ainsi désormais : les créances françaises sur l'étranger, lorsqu'elles étaient bonnes, avaient été pour la plus grande partie cédées. Nous avons vu, en effet, que le Gouvernement s'était efforcé, pour se procurer des devises, de mobiliser le portefeuille français de valeurs internationales. D'autre part, la dépréciation du franc avait provoqué des plus-values dans les portefeuilles de titres étrangers restés entre les mains des Français, et ces hauts cours avaient incité nombre de porteurs à encaisser leur bénéfice. Ajoutons enfin que la situation financière de I~État, obérée par les dépenses de démohilisation, par le déficit auquel devait nécessairement conduire le courant d'optimisme et de facilité qui suit toujours les douloureuses heures de la guerre et par la reconstruction des régions dévastées, exigeait de nombreux recours à l'emprunt. Ainsi les disponibilités de l'épargne française trouvaient en permanence, dans les appels de l'État, un débouché trop aisé. Au demeurant, la tenue de la devise française sur les marchés internationaux des changes ne
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donnait-elle guère à nos financiers des possibilités d'action hors des frontières nationales. Toutefois, et à la demande même des pbuvoirs publics, nos banques d'affaires ont été conduites à prendre en Europe Centrale, dans les Balkans et en Pologne des intérêts non négligeables, ces prises d'intérêts appuyant par ailleurs les tentatives faites par l'État français pour faciliter le départ des nations rappelées à la vie ou considérablement renforcées par le Traité de Versailles. A cette politique est due la prise de participations, par la Banque de Paris et des Pays-Bas, dans nombre d'affaires roumaines, polonaises, bulgares, yougoslaves. Nous citerons rachat dès 1920, de la majorité des actions de la Steaua Romana, la grande affaire de pétrole créée avant la guerre en Roumanie par les Allemands, et l'acquisition d'un paquet d'actions de l'Omnium International des Pétroles lequel avait le contrôle de deux affaires roumaines, la Columbia et l'Alpha., qui ont d'ailleurs fusionné; c'est également en 1920 que la Banque de Paris et des Pays-Bas a constitué« un groupe qui s'est rendu acquéreur d'un lot important d'actions de la Banque Impériale Ottomane, en vue d'y maintenir l'influence française». En 1921, c'est la prise de la majorité du capital de l'ancienne Banque des Pays Autrichiens, devenue Banque des Pays de l'Europe Centrale et qui rayonnait dans tous les États constituant autrefois la monarchie dualiste; c'est encore l'entrée dans la Banque Bulgare de Commerce et dans la Banque Générale de Bulgarie ; en 1922, c'est la création de la Banque de Silésie et l'augmentation du capital de la Banque Franco-Polonaise; en 1929, c'est la prise d'une participation, à l'occasion de sa réorganisation, dans la Banque Franco-Serbe. La Banque de l'Union Parisienne s'est, elle aussi, tournée vers l'Europe Centrale e~ Orientale. Dès 1920, elle créait, avec la Maison Schneider & Cie, l'Union Européenne Industrielle et Financière, ~ociété anonyme au capital de 75 millions de francs qui s'assura « le contrôle des plus importants groupements industriels tchéco"'slovaques, notamment des Étahlissem~nts Skoda et de la Société des Charbonnages de Teschen ». De A) L'action extérieure des banques d'affaires
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ceux-ci, le rapport du Conseil d'administration de l'Union Parisienne pour l'exercice 1920 déclare que leurs« possibilités d'extraction dépassent celles de la plupart de nos grandes houillères» et, qu'à ces mines, la Société des Charbonnages de Teschen ajoute« d'importantes installations pour la production de la fonte et de l'acier». A la création de l'Union Européenne, s'ajouta la prise de contrôle de la Banque Générale de Crédit Hongrois, qui avait elle-même des intérêts dans un grand nombre d'importantes affaires de Hongrie. En 1923, l'Union Parisienne assura l'augmentation du capital de cette hanque, de même q1.!e celle de la Banque Balkanique. En 1924, elle renforça« largement sa participation ancienne dans la Banque, Commerciale Roumaine» et elle prit part à l'augmentation du capital de la Société des Mines et Usines à Zinc de Silésie. Cette action se poursuivit pendant l'année 1925 durant laquelle la Banque de l'Union Parisienne prêta son« concours aux augmentations de capital de la Banque Franco-Polonaise, de la Banque Générale de Crédit Hongrois et de la Banque Commerciale Roumaine ». Le Conseil ajoutait qu'à l'occasion de ces opérations, la participation de la Banque de l'Union Parisienne dans le capital de chacune de ces hanques avait été accrue. En 1930, la Banque de l'Union Parisienne fonda, avec sa filiale la Banque d'Athènes, la Banque Hypothécaire FrancoHellénique. La traditionnelle branche d'activité que constituait pour nos grandes hanques d'affaires la négociation d'emprunts étrangers en France a été, du fait de l'évolution de notre monnaie, à peu près entièrement privée d'aliment. On ne peut guère citer à ce sujet entre 1920 et 1930 qu'un emprunt belge réalisé en 1923 « à la suite d'une entente intervenue entre les Gouvernements français et belge », sous la direction de la Banque de Pari, et des Pays-Bas, un emprunt polonais de stabilisation de la devise nationale lancé en 1927 par les soins de la même banque de concert avec des groupes anglais et américain, un emprunt bulgare et un emprunt roumain réalisés en 1928 aux mêmes fins et suivant le même mode que l'emprunt polonais. Le rétablissement de la convertibilité du franc permit, en 1930, la reprise de l'émission en France de. quelques emprunts extérieurs: c'est ainsi que virent le jour un emprunt de la République du
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Chili et un emprunt de la Banque Centrale des Caisses Rurales Finlandaises de Crédit. Toutes ces opérations étaient de faible importance et, dans l'ensemble, c'est en qualité d'emprunteur et non de prêteur que le Gouvernement français s'est présenté., depuis la guerre, devant la collectivité internationale. En résumé, qu'il s'agisse de l'émission d'emprunts étrangers en France ou de la prise de participations dans des entreprises étrangères, la politique internationale de nos banques d'affaires a depuis 1918 été beaucoup moins active qu'avant 1914. La faiblesse de la devise française jusqu'en 1928 n'a pu, en réalité, permettre aucune opération extérieure qui n'eût, plus ou moins nettement formulé, l'agrément des pouvoirs publics. Après la stabilisation du franc, une politique de placements extérieurs aurait peut-être pu être reprise. Mais il aurait fallu, pour la favoriser, un monde moins troublé et aussi de moins fâcheux souvenirs que ceux laissés par maints placements extérieurs. L'affaire russe, divers emprunts sud-américains avaient causé à l'épargne française des pertes encore trop récentes pour que l'on pût trouver quelque audience auprès du public de notre pays en faveur d'empr~nts étrangers tels que ceux qui avaient été placés avant-guerre. .. D'autre part, l'idée nationale ravivée par la dure épreuve de la guerre s'imposait désormais au point que l'on ne pouvait plus considérer une opération financière faite à l'étranger en elle-même et sans la placer dans le cadre général des intérêts nationaux. Ce nationalisme financier devait orienter l'activité des banques d'affaires en premier lieu vers la collectivité française en y comprenant, bien entendu, les colonies. Si l'on parcourt les rapports relatifs aux exercices allant de 1920 à 1930, on n'est donc pas surpris de constater la part prépondérante prise dans l'activité de nos banques d'affaires par les entreprises coloniales et françaises. L'œuvre coloniale de la Banque de Paris et des Pays-Bas mérite d'être des banques d'affaires tout particulièrement citée. Dès 1903 cette banque avait, à la demande du Gouvernement français, avancé Fr. 7.500.000 au Sultan du Maroc. Ainsi elle s'était B) L'action coloniale
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ménagé une grande place dans l'Empire chérifien, place qui lui permit d'acquérir une situation prépondérante dans la Banque d'État du Maroc et de fonder, en 1911, la Compagnie Générale du Maroc dont l'emprise sur l'économie de l'Empire allait être considérahle. En 1920, la Banque de Paris augmenta le capital de cette Compagnie, qui ohtint la concession du réseau des chemins de fer du protectorat en collahoration avec la Compagnie des Chemins de fer P. L. M. et avec la Compagnie Marocaine. En outre, diverses sociétés travaillant au Maroc, parmi lesquelles la Construction Marocaine et la Compagnie du Sebou, virent leur capital augmenté par les soins de la Banque de Paris. Le rapport du Conseil d'Administration de la Banque de Paris sur l'exercice 1921 cite, entre autres opérations financières réalisées pour mettre le Maroc en valeur : la création de la Compagnie des Chemins de fer du Maroc; l'émission d'ohligations de la Compagnie Franco-Espagnole du Chemin de fer de Tanger à Fez et de la Compagnie du Port de Fedhala; l'augmentation du capital de la Société Internationale de Régie Co-Intéressée des Tahacs au Maroc; la constitution du Syndicat d'Études des Forces Hydrauliques au Maroc « qui se donne comme ohjectif la construction de centrales permettant l'électrification d'une partie du réseau marocain de chemins de fer et la mise à la disposition des industries et du puhlic de l'énergie électrique ». Au cours de 1922, « la Compagnie Franco-Espagnole du Chemin de fer de Tanger à Fez et la Compagnie des Chemins de fer du Maroc sont arrivées à la phase active de la période de construction». Il leur a donc fallu des capitaux qui leur ont été fournis par des émissions d'obligations faites sous la direction de la Banque de Paris et des Pays-Bas. De même, celle-ci a « concouru au placement des Bons décennaux créés par la Compagnie Générale ,du Maroc en vue de lui permettre de fournir un appui efficace aux sociétés dont elle a facilité la constitution ». En 1923, « poursuivant la mise en valeur du Maroc », la Banque de Paris et des Pays-Bas participa « aux émissions d'ohligations de la Société des Ports Marocains de Méhédya-Kenitra et Rahat-Salé, de la Compagnie des Chemins de fer du Maroc, et à la création, comme suite aux travaux
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du Syndicat d'Études des Forces Hydrauliques, de la Société d'Énergie Électrique du Maroc ». Cette dernière augmentait son capital dès 1924 et en 1926 procédait à une émission d'ohligations. Mais la Banque de Paris n'a pas limité son action coloniale au seul Maroc. Elle a voulu faire également œuvre créatleice dans d'autres parties de l'Empire français. « L'état défavorable de notre change., déclarait son Conseil., dans son rapport sur les opérations de l'exercice 1920., doit inciter à rechercher dans notre domaine colonial, si étendu et si varié, des produits naturels payables en notre monnaie. Cette mise en valeur comporte des études centralisées et un outillage qui exige d'importants concours financiers. Pour aider à la réalisation de ce programme nous avons pris l'initiative de créer la Compagnie Générale des Colonies. La plupart des Établissements de crédit et des grandes entreprises coloniales ont concouru à la fondation de cette compagnie. « Nous avons aussi participé à la formation du capital des affaires coloniales suivantes : Compagnie Minière et _Métallurgique de l'Indochine, Compagnie Cotonnière du Niger, Société Commerciale et Industrielle des Palmeraies Africaines, Compagnie Africaine de Commerce (anciens Établissements' A. Lecomte). » 'L'année suivante, le Conseil de la Banque de Paris constatait que la Compagnie Générale des Colonies commençait à développer son activité et portait« ses efforts principalement sur l'outillage général de nos colonies, lequel est encore tout à fait insuffisant; notamment elle a pris une part dans les syndicats d'études relatifs aux Chemins de fer du Sud de l'Indochine, à l'extension des voies ferrées du Dahomey et à l'aménagement des ports de Dakar et d'Alexandrette». Le rapport constatait, en outre., que la Banque de Paris avait « participé à l'augmentation du capital de la Banque Française de l'Afrique Équatoriale et à celle de la Compagnie Française de Chemins de fer au Dahomey». . En 1922, la Compagnie Générale des Colonies prit la direction de la Société d'Études des ports Indochinois qui présenta un projet d'exploitation du port de Saïgon-Cholon et de la Société d'Études pour l'Irrigation de la Vallée du Niger, laquelle avait
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pour objet « d'étudier, d'accord avec le Gouvernement de l'Afrique Occidentale Française, les conditions de la culture du coton dans la haute vallée du Niger ». A cette action de sa filiale, la Banque de Paris ajouta son action propre, notamment par la création, avec des groupes papetiers français, « de la Société l'Alfa, qui se propose de fahriquer en France de la pâte de papier avec les alfas recueillis en Algérie» ; cette transformation avait été, jusque-là, le fait de la seule industrie étrangère. Le rapport sur l'exercice 1924 réaffirme que la Banque de Paris a« continué de prêter une attention toute particulière aux affaires coloniales, saisissant chaque occasion... offerte de contribuer à la mise en valeur ou au développement économique des possessions françaises d'outre-mer». Toutefois, au cours de cet exercice, la contribution de la hanque à ce développement ne se manifesta que sous forme de participation aux augmentations de capital et aux emprunts obligataires de diverses affaires coloniales déjà existantes et dans la plupart desquelles elle n'avait pas d'intérêt prépondérant. L'année 'suivante l'œuvre coloniale de la Banque de Paris consista surtout en« l'envoi de missions d'études chargées de prospections, d'essais de culture coloniale, ou de négociàtions diverses susceptibles d'aboutir, le moment venu, à d'utiles réalisations ». C'est ainsi qu'une part fut prise par la hanque dans des syndicats d'études pour la Tunisie, pour le Siam, pour la réalisation de travaux en Indochine. Par ailleurs, au cours de 1925, la Banque de Paris 'procéda à la création de deux hanques d'intérêt colonial : la Banque de Madagascar et la Banque Franco-Chinoise. La première était destinée à doter la grande île d'une hanque d'émission; quant à la seconde, elle avait pour ohjet de mettre un terme à l'affaire de la Banque Industrielle de Chine. Dès 1921,.la Banque de Paris et des PaysBas avait été sollicitée par le Gouvernement« de constituer un Consortium pour éviter les désastreuses conséquences que, selon tous les témoignages, la chute de la Banque Industrielle eût produites sur le crédit de la France en Extrême-Orient ». Malheureusement, le rythme des retraits ne permit pas à la Banque Industrielle de Chine de tenir et elle dut demander le bénéfice de la loi sur le règlement transactionnel. Toutefois,
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le moratoire ainsi obtenu par la Banque ne résolvait pas la question, car le passif de l'établissement l'emportait sur son actif. Afin de ne pas causer aux déposants des pertes qui auraient gravement atteint le prestige de la France en ExtrêmeOrient, le Gouvernement, avec l'autorisation des Chambres, décida l'ouverture de négociations avec le Gouvernement chinois, négociations qui devaient permettre l'affectation de la part française de l'indemnité des Boxers au désintéressement des créanciers d'Extrême-Orient de la Banque Industrielle de Chine. Cependant, pour continuer l'exploitation de la Banque Industrielle de Chine qui devait se liquider au bénéfice de ses créanciers, une société de gérance fut constituée en 1922 au capital de 10 millions de francs. C'est c~tte société qui, en 1925, devint la Banque Franco-Chinoise, laquelle, les pourparlers ouverts en 1922 avec le Gouvernement chinois ayant enfin abouti, rouvrit un nombre_ important d'agences de la Banque Industrielle de Chine et, à cette fin, porta son capital, à 20, puis à 40 millions. En 1926, la Banque de Paris et des Pays-Bas prit la direction de l'augmentation du capital de la Compagnie Générale des Colonies et, de concert avec elle, concourut« à la création de la Compagnie des Caoutchoucs du Mékong, des Comptoirs Généraux de l'Indochine et de la Société des Distilleries Mazet». Elle prêta également son concours à l'augmentation de capital d'autres affaires coloniales déj à existantes, mais dans lesquelles elle ne jouait pas un rôle prépondérant. En 1927,« indépendamment des augmentations de capital et des émissions d'obligations effectuées pour compte de sociétés coloniales », la Banque de Paris et des Pays-Bas continua son effort« de mise en valeur des possessions françaises d'outremer», en contribuant« à la constitution de la Société d'Aviation Commerciale et Postale en Indochine et en Extrême-Orient et du Syndicat d'Études Mines et Industrie au Maroc ». En 1928, c'est surtout la Compagnie Générale des Colonies qui opéra, en constituant la Compagnie des Chemins de fer du Sud de l'Indochine et en augmentant le capital de la Compagnie Foncière d'Indochine. La Banque de Paris et des Pays-Bas se limita pour sa part à accroître sa participation dans la Société
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d'Entreprises Aériennes en Indochine et en Extrême-Orient. En 1930 enfin, bien que les circonstances ne se prêtassent guère à la création d'affaires nouvelles, la Banque de Paris collabora à la constitution de la« Société d'Études et d'Exploitations Minières du Tadla, qui a pour objet de rechercher les conditions d'utilisation des gisements de fer existant dans la région du Tadla»; d'autre part, la banque prit« un intérêt dans une société récemment fondée pour l'exploitation des Charhonnages de Djerada dans le Maroc Oriental». L'œuvre coloniale de la Banque de Paris entre 1920 et 1930 apparaît ainsi considérable. Si elle porte principalement sur le Maroc, elle déhorde aussi, notamment par l'intermédiaire de la Compagnie Générale des Colonies, sur d'autres possessions françaises et en particulier sur l'Afrique Occidentale et sur l'Indochine. Enfin, par la Banque de Madagascar, par la Banque Franco-Chinoise, la Banque de Paris se créait d'importants moyens d'action dans l'Océan Indien et dans l'Extrême-Orient. L'activité coloniale de la Banque de l'Union Parisienne s'est surtout développée à partir de l'année 1923. Dans son rapport sur cette année, le Conseil d'Administration affirme en effet sa volonté d'intensifier une action qui s'était déjà manifestée: en 1921, par la transformation en société anonyme, au capital de 6 millions de francs, sous la dénomination de Société Française pour le Commerce avec les Colonies et l'Étranger, de la Maison D. Gradis & Fils; en 1922, tant par la création de la Compagnie des Tabacs du Cameroun et de la Société d'Exploitation des Chemins de fer de Cilicie-Nord Syrie, que par la participation aux augmentations de capital de la Compagnie de Culture Cotonnière du Niger et de la Compagnie Agricole et Sucrière de Nossi-Bé. Le rapport sur l'exercice 1923 s'exprime de la façon suivante :« II nous a paru... que, dans la situation actuelle, la nécessité pour notre pays de réduire, dans toute la mesure du possible, ses achats à l'étranger devait conduire un Établissement comme le nôtre à intervenir toujours davantage dans les questions coloniales. C'est dans cette vue que nous avons pris une part importante à l'augmentation de capital de la Compagnie de Culture Cotonnière du Niger, que nous nous sommes intéressés à diverses affaires et que nous avons participé à la création de syndicats et de sociétés d'études dont l'ohjet ALFRED POSE
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est de rechercher les moyens les plus propres à assurer, en matière agricole comme en matière industrielle, le développement croissant de nos possessions d'outre-mer. » L'effort ainsi amorcé s'est poursuivi pendant l'exercice 1924. « Nous avons continué, déclare le rapport du Conseil sur cet exercice, ..• à porter une grande partie de nos efforts vers la constitution ou le développement de sociétés destinées à faciliter l'avenir économique de nos colonies : nous avons participé à la création de la Compagnie des Palmeraies du Cameroun, de la Société du Coton Africain, de la Société des Thés de l'Indochine, de la Société Cotonnière de Saigon, de la Compagnie Française Immobilière des Nouvelles-Hébrides, ainsi qu'aux augmentations de capital de la Société Commerciale Industrielle et Agricole du Haut-Ogooué et de la Compagnie de Culture Cotonnière du Niger. Les entreprises auxquelles nous collaborons ainsi n'ont pas toutes, dans le moment présent, une grande ampleur, mais il nous paraît qu'aucune tentative ne doit être négligée qui puisse avoir, dans l'avenir, des conséquences fécondes pour l'économie générale du pays. » Dans le rapport du Conseil d'Administration sur l'exercice 1925, nous relevons le passage suivant:« Poursuivant le programme que nous nous étions tracé les années précédentes en ce qui concerne notre participation au mouvement d'expansion coloniale qui s'est affirmé depuis la fin de la guerre, nous sommes intervenus dans la constitution de la Société Cotonnière des Nouvelles-Hébrides, de la Société d'Entreprises Sino-Indochinoises, dans les augmentations de capital de la Compagnie Générale des Colonies, de la Société Cotonnière de Saigon, de la Compagnie Indochinoise de Navigation, de la Compagnie Africaine de Cultures Industrielles, de la Compagnie Minière du Congo Français. _ « Dans le même ordre d'idées, nous avons pris un intérêt dans la Banque Commerciale Africaine lors de l'augmentation de capital qu'elle a réalisée au cours de l'année. » Cette œuvre a été poursuivie en -1926.« Nous avons, déclare le Conseil d'Administration dans son rapport sur cette année, continué de donner notre appui à la création et au développement de sociétés destinées à mettre en valeur les ressources du domaine colonial français. C'est ainsi que nous avons
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contribué à constituer la Société des Mines d'or de Bao-Lac et la Société des Cafés de l'Indochine. Nous avons apporté notre concours aux augmentations de capital de la Banque Commerciale Africaine, de la Compagnie de Culture Cotonnière du Niger, de la CompagI;lie Africaine de Cultures Industrielles, de la Société Indochinoise de Commerce, d'Agriculture et de Finance, et de la Bien-Hoa Industrielle et Forestière.» Pour 1927, le Conseil, dans son rapport, signale outre les augmentations du capital de la Compagnie Marocaine, de la Banque Commerciale Africaine, de la Société Commerciale de l'Ouest Mricain, de l'Mrique Minière Équatoriale, de la Société des Thés de l'Indochine, la constitution de la Société d'Exploration Minière Équatoriale, celle de la Société des Brasseries et Glacières de l'Indochine. L'arrêt de la dépréciation du franc et le rétablissement de la convertibilité en or de notre monnaie ont permis aux banques d'affaires de reprendre leur activité internationale. Il n'est donc pas étonnant qu'au cours de l'année 1928 la Banque de l'Union Parisienne se soit moins intéressée à nos colonies. Le rapport de son Conseil d'Administration sur l'activité coloniale de la Banque au cours de cette année signale. simplement la création de la Société Congo-Mines. Comme opérations financières réalisées sous son égide par diverses sociétés coloniales, elle signale l'augmentation de capital de la Compagnie Marocaine. Pour 1929, la seuIe opération relevée est la création du Consortium' Minier Congo-Niari, dont « l'ohjet... est d'unir plus étroitement les affaires minières de l'Mrique Équatoriale F~ançaise» auxquelles la Banque participe,« en réalisant notamment entre elles une communauté de gestion ». La crise qui a éclaté dans le deuxième semestre de 1930, et qui, ainsi que cela se produit généralement a frappé d'abord les matières premières, ne pouvait évidemment que suspendre l'œuvre coloniale de la Banque de l'Union Parisienne. Telle quelle, cette œuvre si elle est méritoire, apparaît cependant un peu sporadique et décousue. La Banque .de l'Union Parisienne n'a pas su, comme la Banque de Paris, créer des organismes spécialisés qui s'attachent à un programme et qui forment progressivement les cadres propres à le réaliser. De toute évidence - et c'est d'ailleurs également le défaut de plu-
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sieurs des réalisations de la Banque de Paris - l'initiative des créations est le fait d'un homme derrière lequel la banque se met, sans avoir toujours les cadres voulus pour le surveiller et le guider. Si cet homme est de premier ordre, l'affaire peut bien tourner; sinon, elle n'aboutit pas, la banque ne voulant pas s'engager à fond dans une affaire qu'elle ne peut pas suivre. Déjà, dans son rapport sur l'exercice 1920, la Banque de Paris et des Pays-Bas déclarait qu'elle s'était« efforcée de coopérer, dans tous les domaines de l'activité économique, à l'œuvre de restauration nationale ». Cette œuvre exigeait d'abord les mises de fonds nécessaires aux transformations de la production nationale: tournée uniquement vers la guerre, celle-ci devait s'outiller pour satisfaire les besoins d'un pays désormais.revenu à l'état de paix. « L'industrie métallurgique et mécanique, déclare le Conseil d'Administration de la Banque de Paris et des Pays-Bas, a trouvé près de nous un concours empressé dans le grand effort qu'elle poursuit pour reconstituer ou transformer son outillage.» Et le rapport cite diverses entreprises de cette branche auxquelles elle a prêté son concours - le plus souvent d'ailleurs avec' d'autres établissements - pour la réalisation d'augmentations de capital ou d'émissions d'obligations. Mais l'effort créateur des banques d'affaires ne se manifeste pas, nous l'avons vu, par l'émission d'obligations ni même par la participation à l'augmentation du capital d'affaires classées et connues de longue date du public. C'est dans la fondation de nouvelles entreprises ou dans l'extension d'affaires encore inconnues des épargnants qu'est le propre de l'activité créatrice des banques d'affaires. A ce point de vue, la Banque de Paris et des Pays-Bas signale, pour l'exercice 1920, la formation avec son appui « du groupement des Constructions Électriques de France, qui a pour objet principal la fabrication du matériel· nécessaire à l'électrification des chemins de fer..., la constitution de la Compagnie Générale du Basalte, dont les produits sont, entre autres applications, utilisés pour l'appareillage électrique», la création« en coopération, notamment avec la Société Anonyme des Forges et Aciéries du Nord et de l'Est, de la Société C) L'action des banques d' affaires sur le territoire national
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Nouvelle de Construction et de Travaux, qui concourt à l'exécution de grands travaux publics et à l'œuvre de reconstruction dans les régions dévastées». Un autre souci de la Banque de Paris et des Pays-Bas a été de collaborer à la solution du problème de l'approvisionnement du pays en pétrole, lequel joue aujourd'hui un rôle de premier plan dans l'activité économique et dans la défense du pays. La France n'ayant pas« de source directe de ravitaillement en combustible' liquide..., la politique qui s'impose (à elle) de toute évidence, consiste, tout en recherchant de nouveaux champs de production, à favoriser (son) alimentation sous le régime de la concurrence. C'est dans cet esprit, déclare le rapport pour 1920 du Conseil d'Administration de la Bé;lnque de Paris et des Pays-Bas, que nous nous sommes rapprochés de la Standard Oil Company (N. J.) qui est de beaucoup la plus puissante organisation pétrolière du monde et qui a fourni près des trois quarts de l'essence utilisée sur le front des alliés pendant les hostilités, même avant l'entrée en guerre des États-Unis. Nous avons constitué, avec elle, la Compagnie Standard Franco-Américaine qui bénéficiera d'une expérience et d'une puissance considérable de moyens pour la réalisation de son programme de distribution et de recherches, aussi bien pour la France, ses colonies et les pays de protectorat, que pour les pays étrangers». Au même problème du ravitaillement de la France en pétrole se rattache la reprise, par la Banque de Paris et des Pays-Bas, de participations dans la Steaua Romana et dans l'Omnium International des Pétroles que nous avons déjà signalée. La Banque de l'Union Parisienne a suivi avec quelques années de retard l'exemple que lui donnait, en matière de pétrole, la Banque de Paris et des Pays'-Bas. C'est seulement en 1923, en effet, qu'elle s'assura« par moitié, avec le puissant groupe belge ami qui le détenait jusqu'alors, le contrôle de la Compagnie Financière Belge des Pétroles (Petrofina), société au capital de 85 millions de francs helges qui, directement ou par l'intermédiaire de ses filiales, contrôle une série d'affaires effectuant, dans leur ensemble, tout le cycle des opérations industrielles et commerciales relatives au pétrole». Pour en terminer avec l'activité de nos deux banques d'affaires dans l'industrie du pétrole, signalons leur participation
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commune à la création de la Compagnie Française des Pétroles destinée à assurer l'exploitation de nos intérêts dans les pétroles de l'Irak. Parmi les autres créations auxquelles de 1920 à 1930 la Banque de Paris et des Pays-Bas a participé, en vue de développer le potentiel économique du pays, nous signalerons: en 1921, la constitution de la Caisse de Liquidation des Affaires en Marchandises, destinée à améliorer le fonctionnement de la Bourse de Commerce de Paris; en 1922, la création de la Société Industrielle de Crédit pour la Télégraphie et la Téléphonie, société ayant pour objet de collaborer avec les pouvoirs publics à l'extension et à l'aménagement du réseau des Télégraphes et Téléphones; en 1923, la création de la Socié~é d'Études de Truvaux Urbains qui se proposait de négocier avec le département de la Seine une convention relative à l'aménagement rationnel de la banlieue parisienne; la fondation de la Régie Immobilière de la Ville de Paris, chargée d'entreprendre la construction, sur les terrains de la ville, d'immeubles à loyers modérés; la constitution de la Société d'Études des Vals de la Loire, en vue de l'adduction des eaux des vals de la Loire à Paris; en 1924, la création « a'vec un groupe anglais spécialiste des questions d'assurances-crédit et la Compagnie l'Urbaine et la Seine, d~ l'Urbaine-Crédit, société ayant pour objet d'assurer les industriels et les commerçants contre les risques d'insolvabilité de leur clientèle»; en 1926, la création d'une Société d'Études pour l'organisation des Services Publics dans la Région Parisienne. Cette société se proposait d'étudier surtout les problèmes de transport posés par l'aménagement de la banlieue. La même année, la B·anque de Paris et des Pays-Bas s'intéressait à la Société des Mines de Potasse de Blodelsheim, laquelle avait obtenu une nouvelle concession de sels potassiques en Alsace; en 1927, ce fut la création de la Société de Prospection Géopp-ysiq