AGAMBEN Giorgio - Image Et Mémoire [PDF]

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Zitiervorschau

Giorgio

AGAMBEN Image et mémoire

Collection Arts&esthétique Édition : Dominique Carré Direction de collection : Gilles A. Tiberghien

Giorgio

AGAMBEN Image et mémoire

Conception graphique : Atalante Document de couverture : Image tirée du film de Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, 1978. Crédit : PROD/DB © D.R. © Giorgio Agamben. © 1998, Editions Hoëbeke. Imprimé en France ISBN : 2-84230-065-3 F6 7153

hoëbeke Arts&esthétique

Image et mémoire

sommaire

Aby Warburg et la science sans nom page 9

L'origine et l'oubli Parole du Mythe et Parole de la Littérature page 45

Le cinéma de Guy Debord page 65

L'image immémoriale page 77

Giorgio Agamben

Image et mémoire

Ce texte est pour la première fois paru dans la revue Aut Aut, (n° 199-200, 1984, pp. 51-66) sous le titre « Aby Warburg e la scienza senza nome ». Il est traduit par Marco Dell'Omodarme. Nous remercions Daniel Loayza et Catherine Coquio qui ont relu ce texte.

Aby Warburg et la science sans nom i. Cet essai vise à établir la situation critique d'une discipline « qui, à l'inverse de tant d'autres, existe, mais n'a pas de nom ». Puisque le créateur de cette discipline fut Aby Warburg 1 , seule une analyse attentive de sa pensée pourra fournir le point de vue qui rendra cette situation possible. Alors seulement, on pourra se demander si cette « discipline innommée » est, ou non, susceptible de recevoir un nom et dans quelle mesure les noms proposés jusqu'ici remplissent bien leur office. L'essence de l'enseignement et de la méthode de Warburg, telle qu'elle se manifeste dans l'activité de la Bibliothèque pour la science de la culture de Hambourg, qui deviendra plus tard l'Institut Warburg2, est d'ordinaire identifiée au refus de la méthode stylistique-formelle qui domine l'histoire 1. La boutade sur Warburg créateur d'une discipline « qui, à l'inverse de tant d'autres, existe, mais n'a pas de nom » est de Robert Klein (dans La Forme et l'intelligible, Paris, Gallimard, 1970, p. 224). 2. En 1933, à l'avènement du nazisme, l'Institut Warburg fut, comme on sait, transféré à Londres, où il fut intégré en 1944 à l'université de Londres. Cf. Fritz Saxl, « The history of Warburg's library », dans E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, Londres, 1970, p. 325.

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Aby Warburg et la science sans nom

de l'art à la fin du XDCe siècle, et au déplacement du point central de l'investigation : de l'histoire des styles et de l'évaluation esthétique aux aspects programmatiques et iconographiques de l'œuvre d'art tels qu'ils résultent de l'étude des sources littéraires et de l'examen de la tradition culturelle. La bouffée d'air frais apportée par l'approche warburguienne de l'œuvre d'art au milieu des eaux stagnantes du formalisme esthétique est attestée par le succès croissant des recherches inspirées de sa méthode, et qui ont conquis un public si vaste, hors même du domaine académique, qu'on a pu parler d'une image « populaire » de l'Institut Warburg. En même temps qu'augmentait la célébrité de l'Institut, on assistait toutefois à la disparition progressive de l'image de son fondateur et de son projet originaire, tandis que l'édition des écrits et des fragments inédits de Warburg était sans cesse différée, et n'a pas encore vu le jour 3 . Naturellement, cette caractérisation de la méthode warburguienne reflète une attitude face à l'œuvre d'art qui fut indubitablement celle d'Aby Warburg. En 1889, tandis qu'il préparait à l'université de

Strasbourg sa thèse sur La Naissance de Vénus et Le Printemps de Botticelli, il se rendit compte que toute tentative de comprendre l'esprit d'un peintre de la Renaissance était futile si l'on affrontait le problème du seul point de vue formel4, et toute sa vie il conserva une « franche répulsion » pour « l'histoire de l'art esthétisante5 » et pour la considération purement formelle de l'image. Mais cette attitude ne naissait ni d'une approche purement érudite et antiquaire des problèmes de l'œuvre d'art, ni, encore moins, d'une indifférence à ses aspects formels : son attention obsessionnelle, presque iconolâtre, à la force des images prouve si nécessaire qu'il était presque trop sensible aux « valeurs formelles » ; et un concept comme celui de Pathosformel, qui rend impossible de séparer la forme du contenu, car il désigne l'indissoluble intrication d'une charge émotive et d'une formule iconographique, montre que sa pensée ne peut jamais s'interpréter en termes d'oppositions surfaites du type forme/contenu ou histoire des styles/histoire de la culture. Ce qui lui est propre, dans son attitude scientifique, c'est, plus qu'une nouvelle manière de faire de l'histoire de l'art, une tension vers le dépassement des limites de l'histoire de l'art même, tension qui accompagne d'emblée son intérêt pour

3. La publication de la belle « biographie intellectuelle » de Warburg écrite par l'actuel directeur de l'Institut Warburg, E. H. Gombrich, ne comble qu'en partie cette lacune. Elle constitue aujourd'hui l'unique source pour la connaissance des inédits de Warburg. Nous nous permettons de mentionner l'ouvrage de Philippe-Alain Michaud Aby Warburg, et l'image en mouvement, Macula, Paris, 1998. (N. d. E.) 10

4. Le témoignage est de F. Saxl, op. cit., p. 326. 5. Asthetisierende Kunstgeschichte. On peut lire l'expression, entre autres, dans une note inédite de 1923. Cf. Gombrich, op. cit., p. 88. 11

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cette discipline, à croire qu'il l'avait choisie uniquement pour y semer la graine qui la ferait éclater. Le « bon dieu » qui, selon sa célèbre devise, « se cache dans les détails », n'était pas pour lui un dieu tutélaire de l'histoire de l'art, mais le démon obscur d'une science innommée dont on commence aujourd'hui seulement à entrevoir les traits.

primitive américaine (à laquelle il avait été initié par Cyrus Adler, Frank Hamilton Cushing, James Mooney et Franz Boas) l'avait complètement éloigné de la conception d'une histoire de l'art comme discipline spécialisée, en le confirmant dans son idée, qu'il avait mûrement réfléchie tout au long des cours d'Usener et de Lamprecht suivis à Bonn. Usener (dont Pasquali disait qu'il était « le philologue le plus foisonnant d'idées parmi les grands Allemands de la seconde moitié du XIXe siècle7 ») avait attiré son attention sur Tito Vignoli, un chercheur italien qui, dans son livre Mythe et science (Mito e scienza, Milan, 1879), soulignait la nécessité d'une approche conjointe, par l'anthropologie, l'ethnologie, la mythologie, la psychologie et la biologie, des problèmes de l'homme. Les passages du livre de Vignoli contenant ces affirmations ont été énergiquement soulignés par Warburg. Pendant son séjour américain, cette exigence née dans sa jeunesse devint une décision si établie qu'on peut affirmer ceci : l'œuvre entière de Warburg « historien de l'art », y compris la célèbre bibliothèque qu'il avait déjà commencé de rassembler en 18868, n'a de sens que si on la comprend comme un effort, accompli à travers et au-delà de l'histoire

En 1923, tandis qu'il se trouvait dans la maison de repos de Ludwig Binswanger à Kreuzlingen, pendant une longue maladie mentale qui le tint éloigné de sa bibliothèque durant six ans, Warburg demanda à ses médecins s'ils accepteraient de le laisser partir au cas où il pourrait prouver sa guérison en tenant une conférence aux patients de la clinique. Le thème qu'il choisit pour sa conférence, le rituel du serpent des Indiens d'Amérique du Nord6, était tiré, d'une manière surprenante, d'une expérience de sa vie qui remontait à presque trente ans plus tôt, et qui avait donc laissé une trace très profonde dans sa mémoire. En 1895, au cours d'un voyage en Amérique du Nord, alors qu'il n'avait pas encore trente ans, il avait séjourné quelques mois parmi les Indiens Pueblos et Navajos du Nouveau-Mexique. La rencontre avec la culture 6. La conférence fut publiée en anglais en 1939. « A lecture on Serpent Ritual », Journal ofthe Warburg ïnstitute, vol. H, 1939, p. 277-292.

7. G. Pasquali, Aby Warburg, Pegaso, avril 1930, repris dans G. Pasquali, Pagine stravaganti, Florence, 1968, vol. I, p. 44. 8. La constitution de sa bibliothèque occupa Warburg toute sa vie, et elle fut, peut-être, l'œuvre à laquelle il consacra la plus grande

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de l'art, vers une science plus vaste ; s'il ne put jamais lui trouver un nom définitif, il travailla avec ténacité, jusqu'à sa mort, à sa configuration. Dans ses notes pour la conférence de Kreuzlingen sur le rituel du serpent, il définit sa bibliothèque comme « une collection de documents concernant la psychologie de l'expression humaine9 ». Dans ces mêmes notes, il répète son aversion pour une approche formelle de l'image, approche « incapable de com-

prendre la nécessité biologique de l'image, au croisement de la religion et de la pratique artistique10 ». Cette position de l'image entre art et religion est importante pour fixer l'horizon de sa recherche : son objet, c'est l'image plus que l'œuvre d'art, ce qui la place résolument hors des frontières de l'esthétique. Dès 1912, dans la conclusion de sa conférence sur « Art italien et astrologie internationale au palais Schifanoia à Ferrare », il invitait à « un élargissement méthodologique des frontières thématiques et géographiques » de l'histoire de l'art :

partie de ses énergies. A son origine, il y a un épisode enfantin décisif : à l'âge de 13 ans, Aby, qui était l'aîné d'une famille de banquiers, offrit à son petit frère Max de lui laisser son droit d'aînesse en échange de la promesse de lui acheter tous les livres qu'il demanderait. Max accepta, sans imaginer que la blague enfantine allait devenir réalité. Warburg classait ses livres non pas selon l'ordre alphabétique ou arithmétique utilisé dans les plus grandes bibliothèques, mais selon ses intérêts et son système de pensée, au point d'en changer l'ordre à chaque variation de ses méthodes de recherche. La loi qui le guidait était celle du « bon voisin », selon laquelle la solution de son problème était contenue non dans le livre qu'il cherchait, mais dans celui qui était à côté. De cette manière, il fit de la bibliothèque une sorte d'image labyrinthique de lui-même, dont le pouvoir de fascination était énorme. Saxl nous rapporte l'anecdote de Cassirer, qui, entré pour la première fois dans la bibliothèque, déclara qu'il fallait soit s'en enfuir immédiatement, soit y rester enfermé des années. Tel un vrai labyrinthe, la bibliothèque conduisait le lecteur à destination en le menant d'un « bon voisin » à l'autre, par une série de détours au bout desquels il rencontrait fatalement le Minotaure, qui l'attendait depuis le début, et qui était, dans un certain sens, Warburg lui-même. Ceux qui ont travaillé dans la bibliothèque savent combien tout cela est encore vrai aujourd'hui, malgré les concessions qui ont été faites au cours des années aux exigences de la bibliothéconomie. 9. Cf. Gombrich, op. cit., p. 222. 14

Les catégories inadéquates empruntées à une théorie évolutionniste générale ont empêché l'histoire de Vart de mettre ses matériaux à la disposition de la « psychologie historique de l'expression humaine », qui d'ailleurs reste encore à écrire11. Notre jeune discipline s'interdit de porter un regard global sur l'histoire universelley à cause de sa tendance fondamentale par trop matérialiste ou par trop mystique. Elle tâtonne au milieu des schéma10. Cf. Gombrich, op. cit., p. 89. 11. Il est caractéristique de la forma mentis de Warburg de présenter souvent ses écrits comme une contribution à des sciences non encore fondées. Sa grande étude sur la divination à l'époque de Luther est aussi présentée comme une contribution à un « manuel », aujourd'hui encore inexistant, De la servitude de l'homme moderne superstitieux, qui devait être précédé par une recherche scientifique, elle aussi inachevée, sur La Renaissance de l'Antiquité démoniaque à l'époque de la Réforme allemande. De cette façon il réussissait, 15

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tismes de l'histoire politique et des théories sur le génie, pour trouver sa propre théorie du développement. Far la méthode qui est celle de mon essai d'interprétation des fresques du palais Schifanoia à Ferrare, j'espère avoir montré qu'une analyse iconologique qui ne se laisse pas intimider par un respect outrancier des frontières, qui considère l'Antiquité, le Moyen Age et les Temps modernes comme une époque liée, qui interroge les produits des arts, qu'ils soient libéraux ou appliqués, comme des documents expressifs d'égale dignité, j'espère avoir montré que cette méthode, en s'efforçant soigneusement d'éclairer un point obscur singulier, éclaire aussi les grands moments du développement général dans leur liaison. Il s'agissait moins pour moi de trouver une solution élégante que de soulever un problème neuf, que j'aimerais formuler ainsi : « Dans quelle mesure faut-il considérer l'événement de la transformation stylistique de la figure humaine dans l'art italien comme le résultat d'une confrontation internationale avec les figures survivantes de la civilisation païenne des peuples de la Méditerranée orientale ? » La stupeur enthousiaste que suscite ce phénomène incompréhensible

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de la génialité artistique ne peut que gagner en vigueur si nous reconnaissons que ce génie est, en même temps qu'une grâce, la mise en œuvre consciente d'une énergie critique et constructive. Le nouveau grand style que nous a apporté le génie artistique italien s'enracinait dans la volonté sociale de dégager l'humanisme grec de la « pratique » médiévale et latine d'inspiration orientale. C'est avec cette volonté de restaurer l'Antiquité que le « bon Européen » engagea son combat pour les Lumières en cette époque de migration internationale des images que nous appelons - de façon un peu trop mystique - la Renaissance12. Il est important de noter que ces considérations font partie de la conférence où il expose l'une de ses plus célèbres découvertes iconographiques : l'identification du sujet de la bande médiane des fresques du palais Schifanoia, sur la base des images des décans décrites dans YIntroductorium maius d'Abu Ma'shar. Selon Warburg, l'iconographie n'est jamais un but en soi (ce que Kraus disait de l'artiste, à savoir qu'il sait transformer la solution

d'un côté, à produire dans ses écrits une tension vers un autodépassement, qui fait en partie leur charme, et, d'un autre côté, à faire apparaître son projet global à travers une sorte de « présence par défaut » qui nous rappelle le principe aristotélicien selon lequel « la privation, elle aussi, est une forme de possession » (Met. 1019 B, 5).

12. Art italien et astrologie internationale au palais Schifanoia à Ferrare dans L'italia e l'arte straniera. Atti del X Congresso Internazionale di Storia dell'Arte, 1912 ; traduction italienne dans A. Warburg, La Rinascita del paganesimo antico, La Nuova Italia, Florenze, 1996, p. 268, traduction française de Sibylle Muller dans A. Warburg, Essais florentins, Paris, 1990 (p. 215-216), revue par D. Loayza.

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en énigme, vaut pour lui aussi), mais elle tend toujours, au-delà de l'identification d'un sujet et de ses sources, à la configuration d'un problème historique et éthique, dans la perspective de ce qu'il appelle parfois « un diagnostic de l'homme occidental ». La transfiguration de la méthode iconographique dans les mains de Warburg ressemble de très près à celle de la méthode lexicographique dans la « sémantique historique » de Spitzer, où l'histoire d'un mot devient à la fois histoire d'une culture et configuration de son problème vital spécifique ; on peut aussi penser, pour comprendre sa façon d'envisager l'étude de la tradition des images, à la révolution que connut la paléographie dans les mains de Ludwig Traube, celui que Warburg appelait « le Grand Maître de notre Ordre » et qui sut tirer des erreurs des copistes et des influences calligraphiques des découvertes décisives pour l'histoire de la culture13. Même le thème de la « vie posthume14 » de la civilisation païenne, qui définit l'une des princi-

pales lignes de force de la méditation de Warburg, ne se comprend que si on le replace dans cet horizon plus vaste : là les solutions stylistiques et formelles, adoptées chaque fois par les artistes, se présentent comme des décisions éthiques définissant la position des individus et d'une époque par rapport à l'héritage du passé, et l'interprétation du problème historique devient, par là même, un « diagnostic » de l'homme occidental luttant pour guérir de ses contradictions et pour trouver, entre l'ancien et le nouveau, sa propre demeure vitale. Si Warburg put même présenter le problème du Nachleben des Heidentums comme son propre problème de chercheur15, c'est qu'il avait compris, grâce à une surprenante intuition anthropologique, que le problème de « transmission et survie » est la question centrale d'une société « chaude », telle que l'occidentale, si obsédée par l'histoire qu'elle voudrait en faire le moteur même de son développement16. Encore une fois, la méthode et les

13. Voir aussi L. Spitzer, en particulier les Essays in Historical Semantics, New York, 1948. Pour un jugement sur l'œuvre de Traube, lire ce qu'écrit Pasquali dans « Paleografia quale scienza dello spirito », Nuova Antologia, I giugno 1931, repris dans G. Pasquali, op. cit., p. 115. 14. Le mot allemand Nachleben utilisé par Warburg ne signifie pas exactement « renaissance », comme il est parfois traduit, ni non plus « survivance ». Il implique l'idée de cette continuité de l'héritage païen qui était essentielle pour Warburg. 18

15. Dans une lettre à son ami Mesnil, qui avait formulé le problème de Warburg de façon traditionnelle (« Que représentait l'Antiquité pour les hommes de la Renaissance ? »), Warburg précisa « que plus tard, au cours des années, le problème s'élargit pour tenter de comprendre le sens de la vie posthume du paganisme pour la civilisation européenne tout entière ». Cf. Gombrich, op. cit., p. 307. 16. Sur l'opposition entre société « froide » (ou sans histoire) et société « chaude » qui multiplie l'incidence des facteurs historiques, voir ce qu'a écrit Lévi-Strauss dans La Pensée sauvage, Paris, Pion, 1962, p. 309-310. 19

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concepts de Warburg s'éclairent si on les compare avec les idées qui guidèrent Spitzer dans ses recherches de sémantique historique, et lui firent accentuer le caractère à la fois « conservateur » et « progressiste » de notre tradition culturelle, où les changements en apparence les plus grands sont toujours liés, d'une manière ou d'une autre, à l'héritage du passé (ce que prouve aussi la singulière continuité du patrimoine sémantique des langues européennes modernes, essentiellement grécoromano-j udéo-chrétien ). Dans cette perspective, selon laquelle la culture est toujours un processus de Nachlehen, c'est-àdire de transmission, réception et polarisation, on comprend pourquoi Warburg devait fatalement concentrer son attention sur le problème des symboles et de leur vie dans la mémoire sociale. Gombrich a mis en évidence l'influence qu'ont exercée sur lui les théories d'un élève de Hering, Richard Semon, dont il avait acheté le livre sur la Mneme en 1908. Selon Semon, « la mémoire n'est pas une propriété de la conscience, mais la qualité qui distingue le vivant de la matière inorganique. Elle est la capacité de réagir à un événement pendant un certain temps ; c'est-à-dire une forme de conservation et de transmission de l'énergie, inconnue du monde physique. Chaque événement agissant sur la matière vivante y laisse une trace, que Semon appelle engramme. L'énergie potentielle

conservée dans cet engramme peut être réactivée et déchargée dans certaines conditions. On peut dire alors que l'organisme agit d'une certaine manière parce qu'il se souvient de l'événement précédent17 ». Le symbole et l'image ont selon Warburg la même fonction que, chez Semon, celle de Yengramme dans le système nerveux central de l'individu : en eux se cristallisent une charge énergétique et une expérience émotive qui surviennent comme un héritage transmis par la mémoire sociale et qui, pareilles à l'électricité condensée dans une bouteille de Leyde, deviennent effectives au contact de la « volonté sélective » d'une époque déterminée. C'est pourquoi Warburg parle souvent des symboles comme de « dynamogrammes » transmis aux artistes dans un état de tension maximale, mais non polarisés quant à leur charge énergétique - active ou passive, négative ou positive - et dont la polarisation, lors de la rencontre d'une nouvelle époque et de ses besoins vitaux, peut causer un renversement complet de signification18. L'attitude des artistes face aux images héritées de la tradition n'était donc

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17. Cf. Gombrich, op. cit., p. 242. 18. « Les dynamogrammes de l'art antique sont transmis aux artistes qui imitent, rappellent ou répondent dans un état de tension maximale, sans qu'ils aient encore polarisé leur charge active ou passive; seul le contact avec la nouvelle époque produit la polarisation. Elle peut amener à un renversement radical (inversion) de la signification qu'ils avaient pour l'Antiquité classique. [...] L'essence des 21

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pas pensable, pour lui, en termes de choix esthétique, ni de réception neutre : il s'agissait plutôt d'une confrontation, mortelle ou vitale selon les cas, avec les terribles énergies que contenaient ces images, et qui avaient en soi la possibilité de faire régresser l'homme dans une sujétion stérile ou d'orienter son chemin vers le salut et la connaissance. Cela était vrai selon lui non seulement pour les artistes qui, comme Durer, avaient humanisé la crainte superstitieuse de Saturne en la polarisant dans l'emblème de la contemplation intellectuelle19, mais aussi pour l'historien et le savant. Warburg les concevait comme des sismographes hypersensibles qui répondent au tremblement de lointaines agitations, ou comme des « nécromants » qui, en pleine conscience, évoquent les spectres qui les menacent20.

Le symbole appartenait donc, selon lui, à une sphère intermédiaire entre la conscience et la réaction primitive, et portait en soi la possibilité d'une régression comme celle d'une connaissance plus élevée ; il est un Zwischenraum, un « intervalle », une espèce de no man's land au centre de l'humain, et de même que la création et la jouissance de l'art requièrent la fusion de deux attitudes psychiques qui d'habitude s'excluent mutuellement (« un abandon de soi passionné et une froide et

engrammes thiasotiques sont comme les charges équilibrées dans une bouteille de Leyde avant leur contact avec la volonté sélective de l'époque. » Cf. Gombrich, op. cit., p. 248-249. 19. L'interprétation warburguienne de la Melencolia de Durer comme « planche du réconfort humaniste contre la crainte de Saturne », qui transforme l'image du démon planétaire, a largement déterminé les conclusions de l'étude de Panofsky-Saxl : Dtirers Melencolia I, Eine quellen- und typengeschichtliche Untersuchung, Leipzig, 1923. 20. Les pages dans lesquelles Warburg développe cette vision à propos des figures de Burckhardt et de Nietzsche sont parmi les plus belles qu'il ait jamais écrites : « Nous devons apprendre à voir Burckhardt et Nietzsche comme des capteurs d'ondes mnémoniques, et comprendre qu'ils prirent conscience du monde de deux façons fondamentalement différentes. [...] Tous deux sont des sismographes très sensibles, dont les fondations tremblent lorsqu'ils doivent rece22

voir et transmettre les ondes. Mais il y a une différence importante entre eux : Burckhardt recevait les ondes qui venaient du passé, il en sentait l'inquiétant ébranlement et chercha à renforcer les fondations de son propre sismographe. [...] Il sentit clairement le danger de sa profession et le risque de succomber, mais il ne se rendit pas au romantisme. [...] Burckhardt était un nécromancien pleinement conscient ; il évoqua les spectres qui le menaçaient sereinement, mais il les vainquit en se construisant une tour d'observation. Il fut voyant comme Lyncée : il siège dans sa tour et parle [...] il était et il est encore un éclaireur, mais ne voulut être rien d'autre qu'un simple maître. [...] Quel genre de voyant est Nietzsche ? Il est du même type que le Nabi, l'ancien prophète qui courait dans la rue, déchirait ses vestes, menaçait et entraînait quelquefois le peuple avec lui. Son geste dérive de celui du porteur de thyrse qui oblige tout le monde à le suivre. D'où les observations sur la danse. Dans les figures de Nietzsche et Burckhardt, deux anciens modèles de prophètes se confrontent au lieu de rencontre des traditions latine et allemande. La question est de savoir lequel des deux supporte mieux le poids de sa vocation. L'un cherche à la transformer en un appel. L'absence de réponse porte toujours atteinte à ses fondations : après tout il était un maître. Deux fils de pasteur réagissent de deux façons opposées au sentiment de la présence divine dans le monde. » Cf. Gombrich, op. cit., p. 254-257. 23

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distante sérénité dans la contemplation ordonnatrice »), la « science sans nom » recherchée par Warburg est, comme le dit une note de 1929, « une iconologie de l'intervalle », ou une psychologie du « mouvement pendulaire entre la position des causes comme images et leur position comme signes21 ». Ce statut « intermédiaire » du symbole (et sa capacité, si on le maîtrise, de « guérir » et orienter l'esprit humain) est clairement affirmé dans une note de l'époque où, préparant la conférence de Kreuzlingen, il était en train de démontrer, à soi-même et aux autres, sa guérison :

C'est seulement dans cette perspective qu'il est possible de saisir le sens et l'importance du projet auquel Warburg consacra ses dernières années et auquel il avait donné le nom pris comme devise de sa bibliothèque (et qu'on peut lire aujourd'hui encore à l'entrée de la bibliothèque de l'Institut Warburg) : Mnemosyne. Gertrud Bing décrit ce projet comme « un atlas figuratif illustrant l'histoire de l'expression visuelle dans la région méditerranéenne 23 ». Warburg fut probablement conduit à choisir cet étrange modèle par sa difficulté personnelle à écrire, mais surtout par le désir de trouver une forme qui, dépassant les schémas et les modes traditionnels de la critique et de l'histoire de l'art, aurait été finalement adéquate à la « science sans nom » qu'il avait en tête. Du projet Mnemosyne, resté inachevé à la mort de Warburg en octobre 1929, restent une quarantaine d'écrans de toile noire où sont fixées presque un millier de photographies ; il est possible d'y reconnaître ses thèmes iconographiques préférés, mais leur matériau s'y élargit jusqu'à inclure l'affiche publicitaire d'une compagnie de navigation, la photographie d'une joueuse de golf

L'humanité entière est éternellement schizophrénique. Cependant, d'un point de vue ontogénétique, il est possible, peut-être, de décrire un type de réaction aux images de la mémoire, comme primitif et antérieur, bien que continuant toujours à vivre en marge. A un stade plus tardif, la mémoire ne provoque plus un mouvement réflexe immédiat et pratique, qu 'il soit de nature combative ou religieuse, mais les images de la mémoire sont alors consciemment stockées en images et en signes. Entre ces deux stades vient prendre place un type de rapport aux impressions qu 'on peut définir comme la force symbolique de la pensée11. 21. Gombrich, op. cit., p. 253. 22. Gombrich, op. cit., p. 223. La conception warburguienne des symboles et de leur vie dans la mémoire sociale peut rappeler l'idée 24

d'archétype chez Jung. Le nom de Jung n'apparaît cependant jamais dans les notes de Warburg. Il ne faut pas oublier, du reste, que les images sont pour Warburg des réalités historiques, insérées dans un processus de transmission de la culture, et non pas des entités anhistoriques. 23. Dans l'introduction à Aby Warburg, La rinascita, op. cit., p. XVII. 25

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et celle du pape et de Mussolini signant le concordat. Mais Mnemosyne est quelque chose de plus qu'une orchestration, plus ou moins structurée, des mobiles qui avaient guidé la recherche de Warburg durant des années. Il la définit une fois, de façon assez énigmatique, comme « une histoire des fantasmes pour des personnes vraiment adultes ». Si l'on considère la fonction qu'il assignait à l'image comme organe de la mémoire sociale et engramme des tensions spirituelles d'une culture, on comprend ce qu'il voulait dire par là : son « atlas » était une sorte de gigantesque condensateur recueillant tous les courants énergétiques qui avaient animé et animaient encore la mémoire de l'Europe en prenant corps dans ses « fantasmes ». Le nom de Mnemosyne trouve ici sa raison profonde. L'atlas qui porte ce titre rappelle de fait le théâtre mnémotechnique, construit au XVIe siècle par Giulio Camillo, qui étonna ses contemporains comme une chose merveilleuse, nouvelle et inouïe24. L'auteur avait essayé d'y renfermer « la nature de chacune des choses qui peuvent être exprimées par la parole », de telle sorte que celui qui pénétrait dans l'admirable édifice aurait immédiatement pu en maîtriser la science. De même, la Mnemosyne de Warburg est un atlas mnémotechnique - initiatique de la culture occidentale,

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et le « bon Européen » (comme il aimait dire en utilisant les mots de Nietzsche) aurait pu, simplement en le regardant, prendre conscience de la nature problématique de sa propre tradition culturelle, et réussir peut-être, ainsi, à soigner d'une manière ou d'une autre sa schizophrénie et à « s'autoéduquer ». Mnemosyne, comme d'autres œuvres de Warburg, y compris sa bibliothèque, pourrait certainement apparaître comme un système mnémotechnique à usage privé, dans lequel le savant et psychotique Aby Warburg projeta et chercha à résoudre ses conflits psychiques personnels. C'est sans doute vrai, mais il n'empêche que c'est le signe de la grandeur d'un individu dont les idiosyncrasies, mais aussi les remèdes trouvés pour les maîtriser, correspondaient aux besoins secrets de l'esprit du temps.

24. Sur Giulio Camillo et son théâtre, voir Frances Yates, L'Art de la mémoire, traduction française de D. Arasse, Gallimard, 1975, chap. VI.

Les disciplines philologiques et historiques ont désormais érigé en donnée méthodologique essentielle le cercle dans lequel est nécessairement pris leur procès cognitif. Ce cercle, dont la découverte comme fondement de toute herméneutique remonte à Schleiermacher, et à son intuition qu'en philologie « le détail ne peut être compris qu'à travers l'ensemble et que l'explication d'un détail présuppose toujours la compréhension de l'en-

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semble25 », n'est pourtant en rien un cercle vicieux; il est au contraire le fondement même de la rigueur et de la rationalité des sciences humaines. L'essentiel, pour une science qui veut rester fidèle à ses propres lois, n'est donc pas de sortir de ce « cercle de la compréhension », ce qui serait impossible, mais de « rester dedans de la bonne manière26 ». Grâce à la connaissance acquise à chaque passage, l'aller-retour du détail au tout ne fait jamais revenir au même point ; à chaque tour, il élargit nécessairement son rayon et découvre une perspective plus haute où s'ouvre un nouveau cercle : la courbe qui le représente n'est pas, comme on l'a souvent dit, une circonférence, mais une spirale qui élargit ses volutes de façon continue. La science qui recommandait de chercher le « bon dieu » dans les détails est celle qui illustre le mieux la fécondité du maintien dans son propre cercle herméneutique. On peut ainsi suivre ce mouvement d'élargissement progressif de l'horizon dans les deux thèmes centraux de la recherche de Warburg : celui de la « nymphe » et celui du revi-

val astrologique de la Renaissance. Dans sa thèse sur Le Printemps et La Naissance de Vénus de Botticelli, l'apparition de la figure féminine en mouvement, aux vêtements flottants, empruntée aux sarcophages classiques, et que Warburg nomme « nymphe » sur la foi de certaines sources littéraires, discernant là un nouveau modèle iconographique, sert à éclairer le sujet des peintures et, en même temps, à montrer « comment Botticelli s'était confronté aux idées que son époque avait des Anciens27 ». Mais découvrir que les artistes du Quattrocento s'appuyaient sur un Pathosformel classique chaque fois qu'il s'agissait de représenter un mouvement extérieur intensifié, c'est dévoiler aussi le pôle dionysiaque de l'art classique, que, sur les traces de Nietzsche, mais pour la première fois peut-être dans l'histoire de l'art encore dominée par le modèle de Winckelmann, Warburg saisit définitivement. Dans un cercle encore plus vaste, l'apparition de la « nymphe » devient ainsi le signe d'un profond conflit spirituel, dans la culture de la Renaissance, qui devait concilier avec audace la découverte des Pathosformeln classiques avec leur charge orgiaque et avec le christianisme, dans un équilibre chargé de tensions qu'illustrent parfaitement des personnalités telles que le marchand flo-

25. Sur le cercle herméneutique, voir les très belles observations de L. Spitzer, dans Linguistics and Literary History, Princeton, 1948, traduction italienne dans Critica stilistica e semantica storica, Bari, 1966, p. 93-95. 26. Observation de Heidegger, qui a fondé philosophiquement le cercle herméneutique dans Sein und Zeit, Tùbingen, 1927 (L'Etre et le temps, traduction française de Rudolph Boehm et Alphonse de Waelhens, Paris, Gallimard, 1964, p. 187-190). 28

27. A. Warburg, Sandro Botticelli « Geburt des Venus » und « Frùhling», Hambourg et Leipzig 1893 ; traduction dans Warburg, La Rinascita, op. cit., p. 58. 29

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rentin Francesco Sassetti, analysées par Warburg dans un célèbre essai. Et, dans le cercle suprême de la spirale herméneutique, la « nymphe », mise en rapport avec la figure gisante grise que les artistes de la Renaissance avaient empruntée aux représentations grecques d'un dieu fluvial, devient la marque d'une polarité pérenne de la culture occidentale, scindée par une schizophrénie tragique, fixée par Warburg dans une des notes les plus denses de son journal : // me semble parfois qu 'en historien de la psyché, j'ai essayé de faire le diagnostic de la schizophrénie de la civilisation occidentale à travers son reflet autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d'un côté et le mélancolique dieu fluvial (dépressif) de Vautré2*... On peut suivre encore un pareil élargissement progressif de la spirale herméneutique à travers le thème des images astrologiques. Le cercle plus étroit, proprement iconographique, coïncide avec l'identification du sujet des fresques du palais Schifanoia à Ferrare, dans lesquelles Warburg reconnut, comme nous l'avons rappelé, les figures des décans de Vlntroductorium maius d'Abu Ma'shar. Sur le plan de l'histoire de la culture, cette découverte devient ainsi celle de la renaissance de l'astrologie dans la 28. Gombrich, op. cit., p. 303. 30

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culture humaniste à partir du xrve siècle, et, donc, de l'ambiguïté de la culture de la Renaissance, que Warburg fut le premier à percevoir à une époque où la Renaissance était encore considérée comme l'âge des Lumières par opposition à la sombre période du Moyen Age. Dans l'extrême volute de la spirale, l'apparition des images des décans et la nouvelle vie de l'Antiquité démoniaque au tout début de l'âge moderne deviennent le symptôme du conflit dans lequel s'enracine notre civilisation, et de son impossibilité à maîtriser sa propre tension bipolaire. Warburg dit, dans la présentation d'une exposition d'images astrologiques au Congrès de l'Orientalisme en 1926, que ces images montraient « au-delà de toute contestation que la culture européenne est le résultat de tendances conflictuelles, un procès dans lequel, en ce qui concerne ces tentatives astrologiques d'orientation, nous ne devons chercher ni des amis ni des ennemis, mais à la rigueur des symptômes d'un mouvement d'oscillation pendulaire entre deux pôles distants, celui de la pratique magico-religieuse et celui de la contemplation mathématique29 ». 29. Orientalisierende Astrologie, Zeitschrift der Deutschen Morgenlàndischen Gesellschaft, N.F. 6, Leipzig, 1927. Puisqu'il faut toujours et à nouveau préserver la raison des rationalistes, il est bon de préciser que les catégories qu'utilise Warburg pour son diagnostic sont infiniment plus subtiles que l'opposition courante entre rationalisme et irrationalisme. Le conflit est, en effet, interprété par lui en termes de polarité et non de dichotomie. La redé31

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Le cercle herméneutique de Warburg peut être ainsi représenté comme une spirale qui se déroule sur trois niveaux principaux : le premier est celui de l'iconographie et de l'histoire de l'art ; le deuxième est celui de l'histoire de la culture ; le troisième, le plus vaste, est précisément celui de la « science sans nom », qui vise à un diagnostic de l'homme occidental à travers ses fantasmes, à la configuration de laquelle Warburg a consacré toute sa vie. Le cercle dans lequel se dévoilait le bon dieu caché dans les détails n'était pas un cercle vicieux, ni non plus, au sens nietzschéen, un circulus vitiosus deus.

couverte de la notion de polarité, qui vient de Goethe, utilisée en vue d'une compréhension globale de notre culture, est parmi les héritages les plus féconds laissés par Warburg à la science de la culture. Il est d'une extrême importance du fait que l'opposition du rationalisme et de l'irrationalisme a souvent faussé l'interprétation de la tradition culturelle de l'Occident.

de l'intervalle ») ne semble l'avoir complètement satisfait. La tentative la plus importante qui ait été faite après Warburg pour nommer cette science est certainement celle que Panofsky a mise au point dans le cadre de ses recherches, nommant « iconologie » (par opposition à iconographie) l'approche de l'image la plus profonde possible. La diffusion de ce terme (qui avait déjà été utilisé par Warburg, comme on l'a vu) fut telle qu'on l'utilise aujourd'hui pour faire allusion non seulement aux travaux de Panofsky mais à tout travail qui se place dans le sillage de Warburg. Cependant il suffit d'une analyse sommaire pour montrer combien les buts que Panofsky assigne à l'iconologie sont éloignés de ceux que Warburg avait à l'esprit pour sa science de « l'intervalle ». Panofsky, comme on sait, distingue trois moments dans l'interprétation de l'œuvre, qui correspondent, pour ainsi dire, à trois couches de signification. A la première, celle du « sujet naturel ou primaire », correspond la description préiconographique ; à la deuxième, celle du « sujet secondaire ou conventionnel », constituant « le monde des images, des histoires et des allégories », correspond l'analyse iconographique. La troisième couche, la plus profonde, est celle de la « signification intrinsèque ou contenu, constituant le monde des valeurs symboliques ». « La découverte et l'interprétation de ces valeurs symboliques sont l'objet de ce qu'on pourrait appe-

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Si l'on veut maintenant se demander, suivant notre projet initial, si la « science innommée » dont nous avons cherché à éclaircir les traits fondamentaux dans la pensée de Warburg peut recevoir un nom, on doit tout de suite observer qu'aucun des termes qu'il a utilisés au cours des ans (« histoire de la culture », « psychologie de l'expression humaine », « histoire de la psyché », « iconologie

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1er iconologie, par opposition à iconographie30. » Mais si l'on cherche à préciser ce que sont pour Panofsky ces « valeurs symboliques », on voit qu'il les considère tantôt comme des « documents du sens unitaire de la conception du monde », tantôt comme des « symptômes » d'une personnalité artistique. Dans l'essai sur Le Mouvement néoplatonicien et Michel-Ange, il semble définir les symboles artistiques comme des « symptômes de l'essence intime de la personnalité de Michel-Ange31 ». La notion de symbole, que Warburg empruntait aux peintres d'emblèmes de la Renaissance et à la psychologie religieuse, risque ainsi d'être réduite au domaine de l'esthétique traditionnelle, qui considérait essentiellement l'œuvre d'art comme expression de la personnalité créatrice de l'artiste. L'absence d'une perspective théorique plus vaste où placer les « valeurs symboliques » rend vraiment difficile l'élargissement du cercle herméneutique au-delà de l'histoire de l'art et de l'esthétique (ce qui ne signifie pas que Panofsky n'y ait pas souvent brillamment réussi)32.

Quant à Warburg, il n'aurait jamais pu considérer l'essence de la personnalité de l'artiste comme le contenu le plus profond d'une image. Les symboles, à comprendre comme une sphère intermédiaire entre la conscience et l'identification primitive, lui paraissaient signifiants non pas tant (ou du moins pas seulement) pour la reconstruction d'une personnalité ou d'une vision du monde, que parce qu'ils n'étaient à proprement parler ni conscients ni inconscients : ils offraient ainsi l'espace idéal pour une approche unitaire de la culture capable de dépasser l'opposition entre histoire, ou étude des « expressions conscientes », et anthro-

30. E. Panofsky, L'Œuvre d'art et ses significations, Paris, Gallimard, 1969, traduction française de Bernard et Marthe Teyssèdre. Ce texte a été placé au début de l'édition française des Essais d'iconologie, dans une version légèrement différente de celle citée par Agamben. (N. d. E.) 31. E. Panofsky, Essais d'iconologie, Paris, Gallimard, 1967 ; traduction française de Claude Herbette et Bernard Teyssèdre 32. Ni Panofsky, ni d'autres chercheurs qui plus que lui côtoyèrent 34

Warburg et assurèrent après sa mort la continuité de l'Institut, tels que F. Saxl, G. Bing et E. Wind (en ce qui concerne l'actuel directeur, E. Gombrich, il entra à l'Institut après la mort de Warburg) n'ont jamais prétendu être les successeurs de Warburg dans sa recherche d'une science sans nom, au-delà des frontières de l'histoire de l'art. Chacun d'entre eux a approfondi, souvent avec génie, l'héritage laissé par Warburg à la frontière de l'histoire de l'art, mais sans jamais donner lieu à un dépassement thématique de cette frontière, dans une approche globale des faits généraux de la culture. Cela correspondait probablement aussi à une objective nécessité vitale pour l'organisation de l'Institut, dont l'activité a de toute façon marqué un incomparable renouvellement des études de l'histoire de l'art. Il n'en demeure pas moins qu'en ce qui concerne la « science sans nom », le Nachleben de Warburg attend encore la rencontre polarisante avec la volonté sélective de l'époque. A propos de la personnalité des chercheurs liés à l'Institut Warburg, voir C. Ginzburg, Da A. Warburg a E. H. Gombrich, « Studi Medievali », vol. VU, n. 2 , 1 9 6 6 ; traduction française de Christian Paolini dans « De A. Warburg à E. H. Gombrich », Mythes, Emblèmes, Traces, Paris, Flammarion, 1989. 35

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pologie, ou étude des « conditions inconscientes » où, plus de vingt ans plus tard, Lévi-Strauss vit le noyau central des rapports entre ces deux disciplines33. Le mot anthropologie aurait pu apparaître plus souvent tout au long de cette étude. Sans doute, le point de vue d'où Warburg considérait les phénomènes humains coïncide singulièrement avec celui des sciences anthropologiques. La façon la moins infidèle de caractériser sa « science sans nom » serait peut-être de l'insérer dans le projet d'une future « anthropologie de la culture occidentale », dans laquelle la philologie, l'ethnologie, l'histoire et la biologie convergeront vers une « iconologie de l'intervalle » : le Zwiscbenraum, où travaille sans cesse le tourment symbolique de la mémoire sociale. L'urgence d'une telle science, pour une époque qui doit se décider, un jour ou l'autre, à prendre acte de ce que Valéry constatait déjà il y a trente ans, en écrivant « l'âge du monde fini commence34 », cette urgence n'a donc pas besoin d'être soulignée. Seule cette science pourrait en effet permettre à l'homme occidental, sorti des limites de son ethnocentrisme, de se munir de

la connaissance libératrice d'un « diagnostic de l'humain », pouvant le guérir de sa schizophrénie tragique. A cette science qui, après presque un siècle d'études anthropologiques, n'en est malheureusement qu'à son début, Warburg, « à sa manière érudite, un peu compliquée 35 », a apporté des contributions non négligeables, qui nous permettent d'inscrire son nom à côté de ceux de Mauss, Sapir, Spitzer, Kerenyi, Usener, Dumézil, Benveniste et quelques autres, peu nombreux toutefois. Il est probable qu'une telle science devra rester sans nom jusqu'au jour où son action aura pénétré si profondément dans notre culture qu'elle aura fait sauter les fausses divisions et les fausses hiérarchies qui maintiennent séparées non seulement les disciplines humaines entre elles, mais aussi les œuvres d'art et les studia humaniora, la création littéraire et la science. Cette fracture qui sépare, dans notre culture, la poésie et la philosophie, l'art et la science, la parole qui « chante » et celle qui « récite », n'est qu'un aspect de cette schizophrénie de la civilisation occidentale que Warburg avait reconnue dans la polarité de la nymphe extatique et du mélancolique dieu fluvial. On sera vraiment fidèle aux

33. C. Lévi-Strauss, « Histoire et ethnologie », Revue de métaphysique et de morale, n° 3-4, 1949. Repris dans Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Pion, 1958, p. 24-25. 34. L'affirmation de P. Valéry (dans Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, 1945) va bien au-delà du simple sens géographique. 36

35. « Der Eintritt des antikisierenden Idealstils in die Malerei der Friih Renaissance », Kunstchronik, vol. XXV, 8 mai 1914; traduction dans A. Warburg, La Rinascita, op. cit., p. 307. 37

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enseignements de Warburg en sachant voir dans le geste dansant de la nymphe le regard contemplatif du dieu, et en comprenant enfin que la parole qui chante, récite, de même que chante celle qui récite. La science qui aura recueilli alors dans son geste la connaissance libératrice de l'humain méritera vraiment d'être appelée de son nom grec Mnemosyne*

Apostille. 1983.

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Cet essai a été écrit en 1975, après une année de fervent travail dans la bibliothèque de l'Institut Warburg. Il a été conçu comme le premier d'une série de portraits consacrés à des personnalités exemplaires, dont chacun devait représenter une science humaine. Seuls ont été rédigés l'essai sur Warburg et un autre consacré à Benveniste et à la linguistique, même si ce dernier n'a jamais été achevé. Sept ans plus tard, le projet d'une science générale de l'humain, tel que formulé dans cette étude, apparaît à l'auteur non pas dépassé, mais certainement plus à poursuivre dans les mêmes termes. Du reste, dès la fin des années soixante-dix, l'anthropologie et les sciences humaines sont entrées dans une phase de désenchantement qui a rendu un tel projet probablement obsolète. (Qu'il ait été reproposé un peu partout et de plusieurs manières comme un idéal générique toutes ces dernières années témoigne seulement de la légèreté avec laquelle, dans le domaine académique, on a l'habitude de résoudre les questions historiques et politiques implicites dans les problèmes de la connaissance.) L'itinéraire de la linguistique qui avait épuisé le grand projet du XIXe siècle d'une grammaire 39

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comparée, dès la génération de Benveniste, peut dans cette perspective servir d'exemple. Si d'un côté, avec le Vocabulaire des institutions indoeuropéennes, la grammaire comparée avait atteint un sommet, sur lequel semblent glisser aussi les catégories épistémologiques des disciplines historiques, de l'autre, avec la théorie de renonciation, la science du langage investissait le terrain traditionnel de la philosophie. Dans les deux cas, cela coïncidait avec le heurt de la science (ici la linguistique, cette « discipline phare » des sciences humaines) sur des bornes dont l'exacte identification semblait délimiter concrètement le champ où aurait pu se développer une science générale de l'humain, soustraite à l'indétermination de l'interdisciplinarité. Cela ne s'est pas passé et ce n'est pas ici le lieu de chercher à découvrir pourquoi. On a assisté, au contraire, à deux phénomènes : un repli académique sur des positions de la sémiotique, à l'arrière-garde (très en deçà des perspectives indiquées par Benveniste et même Saussure) et, à l'avant-garde, au grand tournant vers la linguistique formalisée du style de Chomsky, dont l'aventure très féconde est encore en cours, mais dont l'horizon épistémologique ne permet pas d'envisager un projet de ce genre dans les mêmes termes. Pour en revenir à Warburg, appelé à représenter l'histoire de l'art, parfois aussi par antiphrase,

ce qui ne cesse pas d'être actuel est le geste décisif par lequel il soustrait la considération de l'œuvre d'art (et, au-delà, de l'image) à l'examen de la conscience de l'artiste, comme à celui des structures inconscientes. Tandis qu'en effet, la phonologie (et, sur ses traces, l'anthropologie lévi-straussienne) avait évolué, avec profit sans doute, vers l'étude des structures inconscientes, la théorie de renonciation de Benveniste, en couvrant le champ du sujet et le problème du passage de la langue à la parole, ouvrait à la recherche linguistique un milieu qui n'était pas proprement définissable à travers l'opposition conscient/inconscient. En même temps, la recherche comparative culminant dans le Vocabulaire offrait des résultats qu'il n'était pas possible de bien apprécier à travers l'opposition diachronie/synchronie, histoire/structure. Chez Warburg, ce qui pouvait apparaître par excellence comme une structure archétypique inconsciente - l'image - se montrait au contraire comme un élément radicalement historique, le lieu même de l'opération cognitive humaine dans son rapport vital avec le passé. Ce qui émergeait à la lumière n'était en revanche ni une diachronie ni une synchronie, mais le point de fracture même de cette opposition, où le sujet humain se produisait. Le problème qui dans cette perspective se présente comme immédiatement préliminaire à tout

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développement de la pensée de Warburg est celui - pleinement philosophique - du statut de l'image et en particulier du rapport entre image et parole, entre imagination et raison, qui déjà chez Kant avait produit l'aporie de l'imagination transcendantale. Car l'image est précisément (et ceci pourrait bien être le fruit suprême de l'enseignement de Warburg) le lieu où le sujet se dépouille de la mythique consistance psychosomatique que lui avait conférée, face à un objet tout aussi mythique, une théorie de la connaissance qui était en vérité une métaphysique déguisée, pour retrouver sa pureté originaire et - au sens étymologique - spéculative. A ce niveau, la « nymphe » de Warburg n'est ni un objet extérieur ni un être intrapsychique, mais la figure la plus limpide du sujet historique même. De la même façon l'atlas Mnemosyne (qui semble à ses successeurs trop banal et, en même temps, bourré d'idiotismes bizarres) n'est pas pour la conscience du savant un répertoire iconographique, mais quelque chose comme un miroir de Narcisse ; et celui qui n'en prend pas conscience le considère comme tout à fait inutile ou, à la rigueur, comme la question privée embarrassante du maître, Warburg, relevant de sa maladie mentale sur laquelle on a tant glosé. Comment ne pas voir, au contraire, que ce qui attirait Warburg dans ce jeu, consciemment risqué jusqu'à l'aliénation mentale, était justement la possibilité d'attraper

quelque chose comme la pure matière historique, tout à fait identique à celle que la phonologie indoeuropéenne avait offerte à la maladie plus secrète de Saussure ? Il est superflu de rappeler que ni l'iconologie ni la psychologie de l'art n'ont jamais rendu justice à ces exigences. A la limite, comme l'a suggéré W. Kemp, c'est dans une recherche hétérodoxe comme celle de Benjamin sur l'image dialectique qu'on pourrait reconnaître une issue féconde de l'héritage de Warburg. Il nous semble désormais impossible de retarder la publication des écrits inédits de Warburg conservés auprès de l'institut londonien.

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Image et mémoire

L'origine et l'oubli Parole du Mythe et Parole de la Littérature Pour Roger Dragonetti Au début des Immémoriaux, Segalen nous présente Térii le Récitant - un haèré-po, c'est-à-dire un aède qui veille sur le patrimoine oral des traditions de son peuple - alors qu'il marche dans la nuit en répétant « les beaux parlers originels ». Il tient dans ses mains un faisceau de cordelettes tressées, dont il égrène les nœuds entre ses doigts, tout en parlant. « Cette tresse, écrit Segalen, on la nommait Origine-du-Verbe, car elle semblait faire naître les paroles 1 . » Soudain - dans un épisode dont l'importance a déjà été signalée2 - les paroles originelles manquent à l'aède : « Or, comme il achevait avec grand soin sa tâche pour la nuit... voici que tout à coup le récitant se prit à balbutier3. » Peu après, tandis qu'il erre dans la nuit chargée de présages inquiétants, Térii entend Paofaï, le chef des récitants, évoquer, dans ses incantations, l'écriture des Occidentaux : « Ils ont des sortilèges enfer1. Victor Segalen, Les Immémoriaux, Pion, Paris, 1956, p. 6. 2. Gérard Macé, «L'arbre analogique», dans Granit, n° 3/4. 3. Les Immémoriaux, op. cit., p. 7. 45

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mes dans des signes. Ils ont peint ces petits signes sur des feuilles. Ils les consultent des yeux et les répandent avec leurs paroles 4 . » Pourquoi - se demande Térii - ces signes peints, quand on avait la tresse Origine-de-la-parole pour aider le souvenir ? Comme Paofaï, il voit maintenant dans ceux qui détiennent l'écriture la cause de tous les maux qui se sont abattus sur son pays. « Térii savait, maintenant, d'où tombaient les coups, et contre qui l'on pouvait batailler avec des charmes5. » Ainsi la première scène des Immémoriaux est le récit d'un heurt et d'un combat entre la parole orale et l'écriture, entre le monde du mythe et celui de la littérature. Mais celui qui s'apprête à livrer bataille à l'écriture avec le charme de ses chants ne sait pas encore - bien qu'il serre toujours entre ses mains l'objet qui en porte le nom - qu'il ne possède plus l'origine du Verbe. Plus tard, en effet, dans un passage qui est une sorte de récapitulation inversée de la première scène, nous voyons Paofaï, qui porte maintenant le nom significatif de Paofaï maté, Paofaï les paroles mortes, se surprendre à envier l'écriture des Blancs et abandonner au sol sa tresse Origine-de-la-parole qu'il avait reçue des mains du prêtre mort et qui demeure désormais « aussi muette que lui, aussi morte que lui » : 4. Les Immémoriaux, op. cit., p. 12. 5. îbid., p. 13. 46

L'origine et l'oubli

Les étrangers blêmes, parfois si ridicules, ont beaucoup d'ingéniosité : ils tatouent leurs étoffes blanches de petits signes noirs qui marquent des noms, des rites, des nombres. Et ils peuvent, longtemps ensuite, les rechanter tout à loisir Quand, au milieu des chants - qui sont peut-être récits originels - leur mémoire hésite, ils baissent les yeux, consultent les signes, et poursuivent sans erreur. Ainsi leurs étoffes peintes valent mieux que les mieux nouées des tresses aux milliers de nœuds... Mais leurs signes, peut-être ne sont pas bons à figurer le langage maori ? S'il en existaient d'autres pour sa race6 ? Toute la partie centrale du roman est le récit de cette quête aventureuse de récriture, des « signes parleurs », qui conduit Térii et Paofaï, puis Paofaï seul, de pays en pays jusqu'à l'île de Pâques, à la recherche des « bois intelligents », ces tablettes encroûtées de signes {kohau rongorongo) qui ont longtemps intrigué les ethnographes et les voyageurs et auxquelles A. Métraux a consacré une étude très brillante, en démontrant qu'il ne s'agit pas exactement d'une écriture, mais de signes dont les bardes s'aidaient pour la récitation de leurs chants7. 6. Les Immémoriaux, op. cit., p. 99. 7. A. Métraux, « Les tablettes de l'île de Pâques », Arts et Métiers graphiques, n° 64, sept. 1938. 47

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L'un des thèmes essentiels - peut-être le thème essentiel - des Immémoriaux, est donc une quête de l'écriture par deux représentants immémoriaux de la parole originelle. Quête qui est aussi la recherche d'un accès direct du mythe à la littérature, et qui, en tant que telle, ne peut que finir mal, puisque son objet, l'écriture maorie, n'existe pas. Paofaï reviendra en effet les mains vides de son voyage à l'île de Pâques (« Non ! dira-t-il à propos des bois intelligents, ce n'est pas là autre chose que les tresses nouées, si faussement nommées Origine-de-la-parole et bonnes seulement à raconter ce que l'on sait déjà ! et impuissantes à vous enseigner davantage8 ») ; et Térii, devenu Jakoba, paiera sa soumission à l'écriture des Blancs par l'oubli total de la parole originelle {Tu as vraiment oublié, jakoba tané). Entre le mythe et la littérature, entre la parole orale et l'écriture il y a en fait un hiatus, dont l'espace est le domaine de l'oubli. Et Platon n'avaitil pas déjà averti, dans un passage célèbre du Phèdre, que non seulement l'écriture est impuissante contre l'oubli, mais qu'elle en est elle-même la cause ? A Theuth qui lui apporte les lettres qu'il vient juste d'inventer comme « médecine pour la mémoire », le roi Thamus répond :

8. Les Immémoriaux, op. cit., p. 160. 48

L'origine et l'oubli

Tu as dit exactement le contraire de ce qu 'elles font en réalité. Elles provoqueront l'oubli chez ceux qui les auront apprises, car ils ne prendront plus soin de leur mémoire et, faisant confiance à Vécriture, ils se souviendront des choses par des signes extérieurs et étrangers, et non de l'intérieur9. Si l'oubli de la parole originelle et la recherche de l'écriture constituent donc le thème central des Immémoriaux, nous ne devons pas oublier pour autant ce que nous dit Segalen quand à la signification du décor exotique de son roman. Dans ses Notes sur l'exotisme, qui marquent un moment important dans la formation de sa pensée, il nous apprend que l'exotisme qu'il envisageait était en quelque sorte un exotisme inversé, dans lequel il aurait pu (ce sont ses propres mots) : [...] jeter [...] tout l'inverse (si voisin, si adéquat au recto) de sa propre vision. Et dans l'échelle, par degrés d'artifices, des arts, n'est-ce pas à un cran plus haut, de dire, non pas tout crûment sa vision, mais par un transfert instantané, constant, l'écho de sa présence1® ? Si ces remarques nous invitent à lire Les Immémoriaux pour ainsi dire à contresens, pour 9. Phèdre, 275 a. 10. Essai sur l'exotisme. Une esthétique du divers, Fata Morgana, Montpellier, 1978, p. 18. 49

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retrouver le recto dont le texte nous présente le verso, quel est alors pour Segalen le sens de l'oubli de Térii et de son impossible quête de l'écriture ? Car il se pourrait bien que ce qui, dans le verso du mythe, apparaît comme perte de l'origine représente au contraire, dans le recto de la littérature, une remémoration et un recouvrement. Dans une belle étude sur la signification du thème de l'oubli dans le mythe, Lévi-Strauss a montré que l'oubli, comme catégorie de la pensée mythique, exprime un défaut de communication avec soi-même, qui forme système avec le malentendu (qui est un défaut de communication avec autrui) et l'indiscrétion (qui est un excès de communication avec autrui). Chaque fois que nous rencontrons dans un récit mythique ce « défaut de communication », nous pouvons constater qu'il sert à fonder des pratiques rituelles et qu'il réaffirme ainsi, par leur biais, cette continuité du vécu que l'oubli était venu briser11. Nous pourrions alors proposer l'hypothèse suivante : d'une façon analogue, dans le roman de Segalen, ce qui est en question dans l'oubli de Térii, c'est le rituel de fondation de la littérature, comme si elle cherchait, à travers l'oubli, à renouer avec son origine. On pourrait dire aussi que, pour Segalen, la parole littéraire n'a pas d'emprise sur

sa propre origine, qu'elle ne dispose d'aucune arkhê pour garantir ses fondements. Et, tandis que Térii - dans le verso - cherche dans l'écriture un remède contre l'oubli, dans le recto l'écrivain Segalen cherche dans l'oubli un remède contre l'absence d'origine de la littérature. Ce qui pour Térii, dans le verso du mythe, est perte de l'origine, devient donc pour Segalen, dans le recto de la littérature, un mode extrême et paradoxal de communiquer avec elle. Il faut que l'origine soit oubliée, effacée (oublier, oblivisci, appartient, comme oblinere, au vocabulaire technique de l'écriture et signifie étymologiquement : raturer), afin que l'origine ainsi abolie puisse être commémorée et assumée comme fondement par la littérature en mal d'origines. Mais pourquoi la littérature souffre-t-elle d'un manque d'origines aussi radical, au point d'avoir besoin, pour pouvoir s'assurer de sa source, d'une opération aussi extrême ? S'agit-il ici seulement d'une obsession personnelle de l'écrivain Segalen, ou n'est-ce pas plutôt que cette obsession est si originellement inscrite dans le destin de la littérature, qu'elle peut nous faire signe vers le statut le plus secret de l'œuvre littéraire ?

11. C. Lévi-Strauss, «Mythe et oubli», dans Langue, société, Paris, 1975, p. 294-300. 50

discours,

Pour celui qui dit un conte ou récite un mythe, le problème de l'origine de sa propre parole ne se pose pas : le conte préexiste toujours à celui qui 51

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le dit, comme le mythe précède toujours le mythant. Pour employer la terminologie de cette école américaine qui - sur les traces de Milman Parry et de Marcel Jousse - a apporté une contribution si originale à l'étude de la poésie orale, il s'agit ici d'une question de performance et non d'authorship : l'aède est l'exécutant et non l'auteur de son poème. Tout autre est la situation de l'œuvre littéraire. Ici l'écrivain ne reçoit pas sa parole d'un « ailleurs » qui le précède, mais c'est lui-même qui l'invente et la crée : il en est l'auteur, et pas seulement l'exécutant. Jakobson et Bogatyrev, dans une étude sur Le Folklore, forme spécifique de création, ont traduit cette opposition fondamentale entre œuvre orale et œuvre littéraire dans les termes de l'opposition linguistique entre langue et parole. « Du point de vue de celui qui la récite, écrivent-ils, une œuvre du folklore représente un fait de langue, qui est impersonnel et vit indépendamment du récitant, bien qu'il puisse toujours la déformer et y introduire des éléments nouveaux pour la rendre plus poétique ou pour la mettre au goût du jour. Au contraire, pour l'auteur d'une œuvre littéraire, celle-ci représente un fait de parole ; il ne s'agit pas d'une donnée préexistante qui lui est livrée a priori, mais de quelque chose qui doit être créé par l'individu12.»

Si l'origine de sa propre parole ne constitue pas pour l'aède un problème, c'est parce qu'elle lui est transmise comme un fait de langue par la tradition vivante, dont il n'est lui-même qu'un chaînon. La langue de la littérature au contraire fait défaut. L'auteur d'une œuvre littéraire se trouve - par rapport à celle-ci - dans la situation paradoxale de devoir proférer une parole dont la langue est absente ou inconnue. On n'estimera jamais assez l'importance de ce fait, qui définit le statut de l'auteur dans tout ce qu'il a de problématique et fonde, en même temps, l'absence d'origines de la littérature. Il n'en est que plus regrettable que nous n'ayons pas d'étude d'ensemble sur ce problème de l'auteur, comme s'opposant au performer oral et devant donc - à l'encontre de celui-ci - justifier l'origine de sa propre parole. Il existe des études qui concernent le conteur oral (comme celle de Jakobson et Bogatyrev que nous venons de citer, ou, dans une perspective différente, celles de Milman Parry et d'Albert Lord sur les aèdes yougoslaves), mais il n'y a rien ou presque sur le statut de son successeur, cet auteur littéraire qui se trouve dans la situation fort incommode d'avoir à proférer une parole dont la langue est absente. (Nous ne pouvons ici que rendre hom12. L'article, paru originalement dans le Donum natalicium Schrijnen, Niemegen-Utrecht, 1929, p. 900-913, a été traduit en français et est paru dans Questions de poétique, Paris, Seuil, 1973.

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mage aux travaux de Roger Dragonetti sur Mallarmé et sur la poésie médiévale qui ont les premiers dégagé le domaine à partir duquel une telle étude deviendra possible.) Il s'agit cependant d'un problème dont on avait dès l'origine aperçu l'importance. Dans un dialogue peu connu, Platon compare la situation du rhapsode à celle d'un maillon dans une chaîne magnétisée qui se déroule sans interruption de la source divine de la parole aux Muses, aux poètes, aux rhapsodes et, enfin, aux spectateurs :

Platon, de savoir ce qu'il dit, de parler par tekhnê et epistêmê au lieu de répéter par inspiration. Toute la polémique de Platon contre la poésie n'acquiert son sens propre que dans la perspective de ce mouvement qui brise la chaîne poétique du Ion et affirme une connaissance par anamnèse (impliquant donc un oubli et une réminiscence) contre le « savoir par cœur » et la répétition inspirée de la tradition orale. L'importance de ce problème n'avait pas échappé aux poètes, qui étaient directement concernés. Toute la littérature du Moyen Age est ainsi engagée dans une quête du livre et de l'antériorité de la parole qui doit légitimer l'œuvre littéraire. Il y a un très grand nombre d'œuvres que Vincipit nous présente comme transcription ou traduction d'une parole antérieure, qu'il s'agisse (comme dans Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes) d'un livre qui a été « baillé » à l'auteur ou plutôt (comme dans les Lais de Marie de France) de ces chants mythiques prestigieux que sont les lais bretons, dont nous ne savons rien d'autre si ce n'est que Marie de France a conçu son récit comme leur commémoration. Le terme même de roman vient de l'expression « mettre en roman », c'est-à-dire « traduire en langue vulgaire » et implique donc l'idée d'une parole qui vient d'ailleurs ; et l'on sait que cette fiction d'une parole reçue que l'auteur ne fait que transcrire ou tra-

Comme l'aimant non seulement attire les anneaux de fer, mais fait pénétrer en eux sa vertu et les rend capables d'en attirer d'autres à leur tour, de façon à former une très longue chaîne d'anneaux suspendus l'un à l'autre. [...] Ainsi un poète est suspendu à une Muse et un autre poète à une autre... et à ces premiers anneaux, les poètes, d'autres anneaux à leur tour sont suspendus, qui reçoivent d'eux la divine inspiration. [...] Parce que non par art (tekhnê) ni par science (epistêmê) tu dis ce que tu dis d'Homère, mais par sort et inspiration13... C'est cette chaîne que doit briser celui qui veut se rendre maître et auteur de sa propre parole, celui qui décide donc, en suivant le conseil de 13. Ion, 533 a-535b. 54

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duire fait désormais partie intégrante de la tradition romanesque. Exception remarquable et significative : le grand chant courtois des troubadours provençaux, ce trobar dus qui se renferme sur lui-même et ne renvoie à aucune parole antérieure, et peut donc poser le néant comme sa source : « farai un vers de dreyt nien », « je ferai un vers de pur néant », dit le premier vers de la chanson la plus énigmatique de Guillaume IX. Nous ne pouvons pas ici traiter thématiquement ce sujet : mais nous voudrions au moins mentionner le problème fondamental de l'inspiration, qui en découle directement. Les Muses, Béatrice, tous ces noms ne désignent-ils pas cette origine absente de la parole littéraire qui - une fois accompli le passage de la culture orale à l'écriture - fait problème pour le poète ? Il arrive même que - au terme d'un itinéraire dont Dante et Mallarmé sont les points extrêmes - le poète en vienne à devoir affirmer la mort de Béatrice et l'abolition du lieu originel de la parole. Il se peut même qu'il ne puisse fonder sa parole que sur cette abolition ; c'est le geste de Mallarmé affirmant : « La destruction fut ma Béatrice. » C'est précisément le problème que Yarkhê de la parole littéraire, de son rapport avec une parole originelle, qui va devenir le thème essentiel de l'au-

teur Segalen. Son œuvre en est tellement hantée, qu'on peut dire qu'elle est toujours en quête de son lieu propre entre la parole orale du mythe et la lettre. Dans l'étude que nous avons citée, Jakobson et Bogatyrev parlent de ces cas limites, dans le folklore ou dans la littérature, qui constituent comme une zone frontalière, un entre-deux qu'il n'est pas facile d'inscrire dans l'un ou l'autre champ. Bien qu'elle appartienne incontestablement au champ littéraire, l'œuvre de Segalen est toujours en train de le dépasser pour faire signe non pas vers le mythe, mais vers ce Milieu, cette autre dimension où pourrait enfin s'abolir la différence entre mythe et littérature, entre langue et parole. Car si nous reprenons et poussons jusqu'au bout la définition que Jakobson et Bogatyrev donnent de l'œuvre folklorique (qui relève de l'ordre de la langue) et de l'œuvre littéraire (qui relève de l'ordre de la parole) nous pourrions dire alors que le mythe absolu - en admettant qu'une telle chose existe - est une langue sans parole, tandis que la littérature absolue - si elle existait - serait une parole sans langue. Or le jeu d'oubli et de remémoration que Segalen instaure entre la parole du mythe et celle de la littérature vise justement à rejoindre ce point d'indifférence, où la parole sans langue de la littérature pourrait retrouver la langue qui lui manque et où la langue sans parole du mythe pourrait enfin être proférée dans une parole

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pleine. Certes ce jeu est une fiction, mais qui doit être prise au sérieux et peut jeter une lumière nouvelle sur la frontière entre la littérature et le mythe. Car il faut peut-être cesser de regarder le mythe et la littérature comme deux substances clairement délimitées et dont la communication pose un problème de transsubstantiation : il faudrait plutôt les considérer comme deux catégories différentielles qui n'existent jamais à l'état pur, ou comme les deux asymptotes que l'hyperbole de la parole humaine ne peut toucher que dans une approximation infinie. Ainsi, dans le premier poème des Odes, Segalen définit la voix de la poésie comme « une voix antique », comme un « vent des Royaumes » qui provient « du fond des temps ». Dans le commentaire, nous lisons que ce « vent » est le « souffle du passé », que la voix originelle du poème est donc toujours souffle et haleine du passé, « envahissant parfois en triomphe le présent », ce présent qui n'est qu'un cadavre (« abominable présent cadavérique »), un instant aboli et crevé par le débordement du passé (« l'Antiquité déborde et l'instant crève »). Cependant, la dernière ligne du commentaire dit : « Cette ode au passé ne peut donc être ancienne : il faut bien qu'elle date d'aujourd'hui14. »

Ce renversement inattendu exprime parfaitement le paradoxe qui constitue le problème formel de Segalen : comment inscrire dans l'œuvre à la fois sa contemporanéité, son irrévocable appartenance au présent et à la parole, et sa provenance d'une origine lointaine, qui fait de toute œuvre une « parole soufflée » par le passé de la langue ? C'est dans cette perspective que nous devons considérer l'exotisme de Segalen : c'est bien autre chose que ce que nous avons l'habitude d'entendre par ce terme : loin d'être un décor ajouté de l'extérieur à l'œuvre pour lui conférer un semblant de vie, il cache le drame essentiel de la parole littéraire même. Toute parole littéraire est nécessairement exotique, car, soufflée par le passé, elle provient d'une origine lointaine, mais, pour cela même, comme les beaux parlers originels qui manquent aux lèvres de Térii, la parole littéraire est fatalement abolie, dans le sens étymologique du mot, c'est-à-dire : venue de loin (aboleo). Voici le sens du jeu d'oubli et de remémoration que Segalen assigne comme lieu à l'écrivain : comme pour le mime, dont Mallarmé nous dit qu'il agit « entre la perpétration et son souvenir : ici, devançant, là remémorant, au futur, au passé, sous une apparence fausse de présent », de même on peut dire de l'écrivain qu'il « installe, ainsi, un milieu pur, de fiction ». Car il s'agit de faire régner la parole originelle par le biais de son absence, comme il est

14. V. Segalen, Odes, suivi de Thibet, Paris, 1963, p. 18-19. 58

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dit dans la Stèle qui a pour titre Éloge et pouvoir de Vabsence : « Je règne par l'étonnant pouvoir de l'absence » ; c'est-à-dire de la faire régner par ses traces ( « Mes deux cent soixante palais s'emplissent seulement de mes traces alternées »). Trace : ce qui évoque une origine dans l'instant même où est témoignée sa disparition. Dans cette perspective, l'entreprise de la littérature en quête de l'origine n'est pas sans évoquer l'aventure des deux voyageurs occidentaux qui dans le conte La tête -, fascinés par la merveilleuse tête souriante d'un bouddha, décapitent la statue pour séparer le visage divin du « mauvais tronc qui lui donnerait sa pourriture et sa fange15 ». Cette tête coupée, cette décollation d'un dieu (le conte dit : « une exécution de Dieu ») ne seraitelle pas - ainsi que Roger Dragonetti l'a montré dans son analyse du poème en prose de Mallarmé Pauvre enfant pâle, dont le titre original était le même que celui du conte de Segalen : La Tête16 l'image du jeu d'abolition et d'identification que la littérature engage avec son origine, de cette mimesis qui implique l'abolition de son propre modèle ? Car, de même que dans le texte de Mallarmé la tête coupée du jeune chanteur « se lève en l'air à mesure que [la] voix monte », de

même, dans le conte de Segalen, la tête coupée s'enfuit et roule devant ses ravisseurs ; et son recouvrement, la réunion avec l'origine, ne peut se faire que dans l'instant halluciné où la tête se lève mystérieusement en l'air et - dit le narrateur - « devient virtuelle, retournée sur ma face, front sur front et bouche contre bouche17 ». Ce « bouche à bouche » avec l'origine est le point final de la quête de Segalen, où la langue sans parole du mythe et la parole sans langue de la littérature célèbrent leurs retrouvailles et leur délivrance réciproque. Et c'est ce moment que en se servant d'une métaphore dynastique - Segalen signifie dans le sceau qu'il avait projeté comme devise et comme justification de tirage pour Stèles : ce sceau où il est question d'une dynastie « sans avènement dynastique », rêve d'une continuité qui n'est jamais brisée par la succession. Ainsi la parole qui a retrouvé sa langue n'est plus partagée entre présent et passé, mais elle réalise enfin cette « mise hors la loi du temps du texte littéraire » dont Segalen nous parle dans un fragment récemment publié18. De ce rêve dynastique, de cette sommation extratemporelle de l'origine, le dernier livre de Segalen, Le Fils du ciel (ce « roman ridicule à force d'être audacieux », dont le héros devait être jus-

15. V. Segalen, Imaginaires, Montemart, Rougerie, 1972, p. 32. 16. R. Dragonetti, « Le démon de l'analogie de Mallarmé » dans Strumenti critici, Turin, 1974, n° 24. 60

17. V. Segalen, Imaginaires, op. cit., p. 50. 18. Dans L'immédiate, n° 14, hiver 1977-1978. 61

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tement un personnage immortel ou plutôt sans cesse renaissant), nous a laissé une image inquiétante, qui se présente elle aussi sous forme d'une sorte d'autodécollation. Nous pensons à la scène du roman où l'Empereur a fait appeler les musiciens pour qu'ils jouent l'hymne destiné à convoquer les Ancêtres. Une fois l'hymne joué, l'Empereur demande, selon le rituel qui veut qu'un vivant incarne l'Ancêtre évoqué : « Mais où donc est le Tenant Lieu du Mort ? »

l'Ode chantée retrace et reproduit et fait renaître les vertus ou les maux ». Cette fois encore, pendant que les musiciens jouent les hymnes ancestraux, « l'Empereur, se recueillant au fond des âges, ne dit rien. Mais tout d'un coup, ramenant ses mains autour de son cou, il ouvrit la bouche, respira, puis tout le visage impérial devenant bleuâtre et violàtre, les yeux renversés, l'Empereur parut vouloir mourir là, à cette place20 ». Qu'il nous soit permis de voir dans cette tête étranglée, aux yeux renversés, dans cet étouffement où présent et passé, trace et origine, parole et langue se donnent réciproquement et la vie et la mort, l'un des miroirs les plus saisissants où la littérature occidentale - cette pratique depuis toujours en quête de son origine - ait fixé à jamais son image.

Mais ici, écrit Segalen, VAncêtre appartenait à la Dynastie éteinte, périmée. Nul au palais ni à la cour ne pouvait réclamer ni accepter ni concevoir cet emploi. L'Empereur dit : « Moi VEmpereur, serai ce Tenant Lieu du Mort... » Les musiciens se turent. Alors, sans bouger, VEmpereur retint son souffle, roula des yeux convulsés, sa face devint tout d'un coup violàtre. Il haleta plusieurs fois, sans pouvoir respirer à son aise. Et puis la tête impériale tomba sur la poitrine19. La même scène se répète le jour suivant, quand l'Empereur a de nouveau convoqué les musiciens pour mettre à l'épreuve sa capacité de reconnaître « de quel lieu, de quelle ère, de quelle dynastie, de quelle année, de quelle lunaison, de quel jour enfin 19. V. Segalen, Le Fils du ciel, Flammarion, Paris, 1975, p. 147. 62

20. Le Fils du ciel, op. cit., p. 149. 63

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Image et mémoire

Ce texte est la transcription, revue par l'auteur, d'une conférence prononcée dans le cadre d'un séminaire consacré à Guy Debord, accompagné d'une rétrospective de ses films, lors de la 6 e Semaine internationale de vidéo à Saint-Gervais, Genève, en novembre 1995.

Le cinéma de Guy Debord Mon propos est de définir ici certains aspects de la poétique ou plutôt de la technique compositionnelle de Guy Debord dans le domaine du cinéma. Je fais exprès d'éviter la formule « œuvre cinématographique », car il a lui-même exclu qu'on puisse s'en servir à son sujet. « A considérer l'histoire de ma vie, a-t-il écrit dans In girutn imus nocte et consumimur igni [1978], « je ne pouvais pas faire ce que l'on appelle une œuvre cinématographique. » D'ailleurs je crois non seulement que le concept d1 œuvre n'est pas utile dans le cas de Debord, mais je me demande surtout si aujourd'hui, chaque fois qu'on veut analyser ce qu'on appelle une œuvre, qu'elle soit littéraire, cinématographique ou autre, il ne faudrait pas mettre en question son statut même. Au lieu d'interroger l'œuvre en tant que telle, je pense qu'il faut se demander quelle relation il y a entre ce qu'on pouvait faire et ce qui a été fait. Une fois, comme j'étais tenté (et je le suis encore) de le considérer comme un philosophe, Debord m'a dit : « Je ne suis pas un philosophe, je suis un stratège. » Il a vu son temps comme une guerre incessante où sa vie entière était engagée dans une stratégie. C'est pour-

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quoi je pense qu'il faut se demander quel est le sens du cinéma dans cette stratégie. Pourquoi le cinéma et non pas, par exemple, la poésie, comme cela a été le cas pour Isou, qui avait été si important pour les situationnistes, ou pourquoi pas la peinture, comme pour un autre de ses amis, Asger Jorn ? Je crois que cela tient au lien étroit qu'il y a entre le cinéma et l'histoire. D'où vient ce lien, et de quelle histoire s'agit-il ? Cela tient à la fonction spécifique de l'image et à son caractère éminemment historique. Il me faut ici préciser quelques détails importants. L'homme est le seul être qui s'intéresse aux images en tant que telles. Les animaux s'intéressent beaucoup aux images, mais dans la mesure où ils en sont dupes. On peut montrer à un poisson l'image d'une femelle, et il va éjecter son sperme, ou montrer à un oiseau l'image d'un autre oiseau pour le piéger, il en sera dupe. Mais quand l'animal se rend compte qu'il s'agit d'une image, il s'en désintéresse totalement. Or l'homme est un animal qui s'intéresse aux images une fois qu'il les a reconnues en tant que telles. C'est pour cela qu'il s'intéresse à la peinture et va au cinéma. Une définition de l'homme de notre point de vue spécifique pourrait être que l'homme est l'animal qui va au cinéma. Il s'intéresse aux images une fois qu'il a reconnu que ce ne sont pas des êtres véritables. L'autre

point est que, comme l'a montré Gilles Deleuze, l'image dans le cinéma (et pas seulement dans le cinéma, mais en général dans les Temps modernes) n'est plus quelque chose d'immobile, n'est plus un archétype, c'est-à-dire quelque chose hors de l'histoire : c'est une coupe elle-même mobile, une imagemouvement, chargée en tant que telle d'une tension dynamique. C'est cette charge dynamique qu'on voit très bien dans les photos de Marey et de Muybridge qui sont à l'origine du cinéma, des images chargées de mouvement. C'est une charge de ce genre que Benjamin voyait dans ce qu'il appelait une image dialectique, qui était pour lui l'élément même de l'expérience historique. L'expérience historique se fait par l'image, et les images sont elles-mêmes chargées d'histoire. On pourrait considérer notre rapport à la peinture sous cet aspect : ce ne sont pas des images immobiles, mais plutôt des photogrammes chargés de mouvement qui proviennent d'un film qui nous manque. Il faudrait les rendre à ce film (vous aurez reconnu le projet d'Aby Warburg). Mais de quelle histoire s'agit-il ? Il faut préciser là qu'il ne s'agit pas d'une histoire chronologique, mais à proprement parler d'une histoire messianique. L'histoire messianique se définit avant tout par deux caractères. C'est une histoire du Salut, il faut sauver quelque chose. Et c'est une histoire dernière, c'est une histoire eschatologique,

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où quelque chose doit être accompli, jugé, doit se passer ici, mais dans un autre temps, doit donc se soustraire à la chronologie, sans sortir dans un ailleurs. C'est la raison pour laquelle l'histoire messianique est incalculable. Dans la tradition juive, il y a toute une ironie du calcul, les rabbins faisaient des calculs très compliqués pour prévoir le jour de l'arrivée du Messie, mais ils ne cessaient de répéter que c'était des calculs interdits, car l'arrivée du Messie est incalculable. Mais en même temps chaque moment historique est celui de son arrivée, le Messie est toujours déjà arrivé, il est toujours déjà là. Chaque moment, chaque image est chargée d'histoire, parce qu'elle est la petite porte par laquelle le Messie entre. C'est cette situation messianique du cinéma que Debord partage avec le Godard des Histoire(s) du cinéma. Malgré leur ancienne rivalité - Debord avait dit en 68 de Godard qu'il était le plus con des Suisses prochinois -, Godard a retrouvé le même paradigme que Debord avait été le premier à tracer. Quel est ce paradigme, quelle est cette technique de composition ? Serge Daney, à propos des Histoire(s) de Godard, a expliqué que c'est le montage : « Le cinéma cherchait une chose, le montage, et c'est de cette chose que l'homme du XXe siècle avait terriblement besoin. » C'est ce que montre Godard dans les Histoire(s) du cinéma. Le caractère le plus propre du cinéma est le

montage. Mais qu'est-ce que le montage, ou plutôt, quelles sont les conditions de possibilité du montage ? En philosophie, depuis Kant on appelle les conditions de possibilité de quelque chose les transcendantaux. Quels sont donc les transcendantaux du montage ? Il y a deux conditions transcendantales du montage, la répétition et l'arrêt. Cela, Debord ne l'a pas inventé, mais il l'a fait sortir à la lumière, il a exhibé ces transcendantaux en tant que tels. Et Godard fera de même dans ses Histoire (s). On n'a plus besoin de tourner, on ne fera que répéter et arrêter. C'est là une nouvelle forme épochale par rapport à l'histoire du cinéma. Ce phénomène m'a beaucoup frappé à Locarno en 1995. La technique compositionnelle n'a pas changé, c'est toujours le montage, mais maintenant le montage passe au premier plan, et on le montre en tant que tel. C'est pour cela qu'on peut considérer que le cinéma entre dans une zone d'indifférence où tous les genres tendent à coïncider, le documentaire et la narration, la réalité et la fiction. On fait du cinéma à partir des images du cinéma. Mais revenons aux conditions de possibilité du cinéma, la répétition et l'arrêt. Qu'est-ce qu'une répétition ? Il y a dans la Modernité quatre grands penseurs de la répétition : Kierkegaard, Nietzsche, Heidegger et Gilles Deleuze. Tous les quatre nous ont montré que la répétition n'est pas le retour de

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l'identique, le même en tant que tel qui revient. La force et la grâce de la répétition, la nouveauté qu'elle apporte, c'est le retour en possibilité de ce qui a été. La répétition restitue la possibilité de ce qui a été, le rend à nouveau possible. Répéter une chose, c'est la rendre à nouveau possible. C'est là que réside la proximité entre la répétition et la mémoire. Car la mémoire ne peut pas non plus nous rendre tel quel ce qui a été. Ce serait l'enfer. La mémoire restitue au passé sa possibilité. C'est le sens de cette expérience théologique que Benjamin voyait dans la mémoire, lorsqu'il disait que le souvenir fait de l'inaccompli un accompli, et de l'accompli un inaccompli. La mémoire est pour ainsi dire l'organe de modalisation du réel, ce qui peut transformer le réel en possible et le possible en réel. Or si on y réfléchit, c'est aussi la définition du cinéma. Le cinéma ne fait-il pas toujours ça, transformer le réel en possible, et le possible en réel ? On peut définir le déjà vu comme le fait de « percevoir quelque chose de présent comme si cela avait déjà été », et l'inverse, le fait de percevoir comme présent quelque chose qui a été. Le cinéma a lieu dans cette zone d'indifférence. On comprend alors pourquoi un travail avec des images peut avoir une telle importance historique et messianique, parce que c'est une façon de projeter la puissance et la possibilité vers ce qui est impossible par définition, vers le passé. Le cinéma

fait donc le contraire de ce que font les médias. Les médias nous donnent toujours le fait, ce qui a été, sans sa possibilité, sans sa puissance, ils nous donnent donc un fait par rapport auquel on est impuissant. Les médias aiment le citoyen indigné, mais impuissant. C'est même le but du journal télévisé. C'est la mauvaise mémoire, celle qui produit l'homme du ressentiment. En posant la répétition au centre de sa technique compositionnelle, Debord rend à nouveau possible ce qu'il nous montre, ou plutôt il ouvre une zone d'indécidabilité entre le réel et le possible. Lorsqu'il montre un extrait de journal télévisé, la force de la répétition, c'est que cela cesse d'être un fait accompli, et redevient pour ainsi dire possible. On se demande : « Comment cela a-t-il été possible ?» - première réaction - , mais en même temps on comprend que oui, tout est possible, même l'horreur qu'on est en train de nous faire voir. Hannah Arendt a défini un jour l'expérience ultime des camps comme le principe du «tout est possible ». C'est aussi dans ce sens extrême que la répétition restitue la possibilité. Le deuxième élément, la deuxième condition transcendantale du cinéma, c'est l'arrêt. C'est le pouvoir d'interrompre, l'« interruption révolutionnaire » dont parlait Benjamin. C'est très important au cinéma, mais, encore une fois, pas seulement au cinéma. C'est ce qui fait la différence entre le

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cinéma et la narration, la prose narrative, avec laquelle on a tendance à comparer le cinéma. L'arrêt nous montre au contraire que le cinéma est plus proche de la poésie que de la prose. Les théoriciens de la littérature ont toujours eu beaucoup de mal à définir la différence entre la prose et la poésie. Beaucoup d'éléments qui caractérisent la poésie peuvent passer dans la prose (qui, par exemple, du point de vue du nombre des syllabes, peut contenir des vers). La seule chose qu'on peut faire dans la poésie et pas dans la prose, ce sont les enjambements et les césures. Le poète peut opposer une limite sonore, métrique, à une limite syntaxique. Ce n'est pas seulement une pause, c'est une non-coïncidence, une disjonction entre le son et le sens. C'est pourquoi Valéry a pu donner une fois cette définition si belle du poème : « Le poème, une hésitation prolongée entre le son et le sens. » C'est pour cela aussi que Hôlderlin a pu dire que la césure, en arrêtant le rythme et le déroulement des mots et des représentations, fait apparaître le mot et la représentation en tant que tels. Arrêter le mot, c'est le soustraire au flux du sens pour l'exhiber en tant que tel. On pourrait dire la même chose de l'arrêt tel que Debord le pratique, en tant que constitutif d'une condition transcendantale du montage. On pourrait reprendre la définition de Valéry et dire du cinéma, du moins d'un certain cinéma, qu'il est une hésitation prolongée entre

l'image et le sens. Il ne s'agit pas d'un arrêt au sens d'une pause, chronologique, c'est plutôt une puissance d'arrêt qui travaille l'image elle-même, qui la soustrait au pouvoir narratif pour l'exposer en tant que telle. C'est dans ce sens que Debord dans ses films et Godard dans ses Histoire(s) travaillent avec cette puissance de l'arrêt. Ces deux conditions transcendantales ne peuvent jamais être séparées, elles font système ensemble. Dans le dernier film de Debord, il y a un texte très important tout au début : « J'ai montré que le cinéma peut se réduire à cet écran blanc, puis à cet écran noir. » Ce que Debord veut dire par là, c'est justement la répétition et l'arrêt, indissolubles en tant que conditions transcendantales du montage. Le noir et le blanc, le fond où les images sont si présentes qu'on ne peut plus les voir, et le vide où il n'y a aucune image. Il y a là des analogies avec le travail théorique de Debord. Si on prend par exemple le concept de « situation construite » qui a donné son nom au situationnisme, une situation est une zone d'indécidabilité, d'indifférence entre une unicité et une répétition. Quand Debord dit qu'il faut construire des situations, c'est toujours quelque chose qu'on peut répéter et aussi quelque chose d'unique. Debord le dit aussi à la fin de In girum imus nocte et consumimur igni, quand, au lieu du traditionnel mot « Fin », apparaît la phrase : « A

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Le cinéma de Guy Debord

reprendre depuis le début. » Il y a également là le principe qui travaille dans le titre même du film, qui est un palindrome, une phrase qui s'enroule sur elle-même. En ce sens, il y a une palindromie essentielle du cinéma de Debord. Ensemble, la répétition et l'arrêt réalisent la tâche messianique du cinéma dont on parlait. Cette tâche a essentiellement à faire avec la création. Mais ce n'est pas une nouvelle création après la première. Il ne faut pas considérer le travail de l'artiste uniquement en termes de création : au contraire, au cœur de tout acte de création, il y a un acte de dé-création. Deleuze a dit un jour, à propos du cinéma, que tout acte de création est toujours un acte de résistance. Mais que signifie résister ? C'est avant tout avoir la force de dé-créer ce qui existe, dé-créer le réel, être plus fort que le fait qui est là. Tout acte de création est aussi un acte de pensée, et un acte de pensée est un acte créatif, car la pensée se définit avant tout par sa capacité de dé-créer le réel. Si telle est la tâche du cinéma, qu'est-ce qu'une image qui a ainsi été travaillée par les puissances de la répétition et de l'arrêt ? Qu'est-ce qui change dans le statut de l'image ? Il faut repenser ici toute notre conception traditionnelle de l'expression. La conception courante de l'expression est dominée par le modèle hégélien d'après lequel toute expression se réalise par un médium, que ce soit une

image, une parole ou une couleur, qui à la fin doit disparaître dans l'expression accomplie. L'acte expressif est accompli une fois que le moyen, le médium, n'est plus perçu en tant que tel. Il faut que le médium disparaisse dans ce qu'il nous donne à voir, dans l'absolu qui se montre, qui resplendit en lui. Au contraire, l'image qui a été travaillée par la répétition et l'arrêt est un moyen, un médium qui ne disparaît pas dans ce qu'il nous donne à voir. C'est ce que j'appellerais un « moyen pur », qui se montre en tant que tel. L'image se donne elle-même à voir au lieu de disparaître dans ce qu'elle nous donne à voir. Les historiens du cinéma ont remarqué comme une nouveauté déconcertante le fait que, dans Monika de Bergman (1952), la protagoniste, Harriet Andersson, fixe tout à coup son regard dans l'objectif de la caméra. Bergman lui-même a écrit à propos de cette séquence : « Ici et pour la première fois dans l'histoire du cinéma s'établit soudain un contact direct et impudique avec le spectateur. » Depuis, la pornographie et la publicité ont banalisé ce procédé. Nous sommes habitués au regard de la star du porno qui, pendant qu'elle fait ce qu'elle doit faire, regarde fixement la caméra, montrant ainsi qu'elle s'intéresse plus aux spectateurs qu'à son partner. Dès ses premiers films et de façon de plus en plus claire, Debord nous montre l'image en tant que telle, c'est-à-dire, selon un des principes théo-

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riques fondamentaux de La Société du spectacle, en tant que zone d'indécidabilité entre le vrai et le faux. Mais il y a deux façons de montrer une image. L'image exposée en tant que telle n'est plus image de rien, elle est elle-même sans image. La seule chose dont on ne puisse faire une image, c'est pour ainsi dire l'être image de l'image. Le signe peut tout signifier, sauf le fait qu 'il est en train de signifier. Wittgenstein disait que ce qu'on ne peut signifier, ou dire dans un discours, ce qui est en quelque sorte indicible, cela se montre dans le discours. Il y a deux façons de montrer ce rapport avec le « sans-image », deux façons de donner à voir qu'il n'y a plus rien à voir. L'une, c'est le porno et la publicité qui font comme s'il y avait toujours à voir, toujours encore des images derrière les images ; l'autre qui, dans cette image exposée en tant qu'image, laisse apparaître ce « sans-image » qui est, comme disait Benjamin, le refuge de toute image. C'est dans cette différence que se jouent toute l'éthique et toute la politique du cinéma.

L'image immémoriale Dans les pages d'un cahier dont la date est incertaine (mais antérieure à 1916), Dino Campana, peut-être le plus grand poète italien du XXe siècle, note ceci : « Dans le cercle vertigineux de l'éternel retour, l'image meurt immédiatement1. » Qu'une telle observation fasse référence à une lecture de Nietzsche, c'est hors de doute : le nom de Nietzsche apparaît en effet plusieurs fois dans les fragments qui précèdent immédiatement. Mais pourquoi le poète introduit-il l'image dans le cercle vertigineux de l'éternel retour ? Peut-on retrouver quelque chose comme un problème de l'image (même non thématisé) dans la pensée nietzschéenne de l'éternel retour ? Et que signifie le fait que dans l'éternel retour l'image meurt immédiatement ? Pour répondre à cette question, je chercherai avant tout à interroger le sujet de l'éternel retour, ce qui dans l'éternel retour éternellement retourne : à savoir le même. L'éternel retour, en effet est dans la parole de Nietzsche, « ewige Widerkehr des gleichen », l'éternel retour du même. 1. D. Campana, Opère e Contributif tome II, Florence, 1973, p. 1.

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Arrêtons-nous un moment sur ce mot Gleich. Il est formé du préfixe ge (qui indique un collectif, un rassemblement) et du terme leich, qui remonte au moyen-haut allemand lich9 au gothique leik et enfin à la racine *lig indiquant l'apparence, la figure, la ressemblance et qui est devenu en allemand moderne Leiche * , le cadavre. Gleich signifie donc : qui a le même lig, la même figure. C'est cette racine *lig que l'on retrouve dans le suffixe lich, avec lequel beaucoup d'adjectifs sont formés en allemand (weiblich signifie à l'origine : qui a une figure de femme) et même dans l'adjectif solch (de sorte que l'expression philosophique allemande als solch, ou anglaise as such, signifie : quant à sa figure, à sa forme propre). On a en anglais l'exact correspondant avec le mot like que l'on trouve aussi bien dans Hkeness que dans les verbes to liken et to like et aussi comme suffixe dans la formation d'adjectifs. En ce sens, l'éternel retour du gleich devrait être traduit à la lettre comme éternel retour du *lig. Il y a donc dans l'éternel retour quelque chose comme une image, comme une ressemblance, et l'affirmation de Campana est, de ce point de vue, parfaitement fondée. La pensée de l'éternel retour est, avant tout, pensée du *lig : quelque chose comme une image totale ou, pour reprendre les mots de Benjamin, une image dialectique. C'est seulement si on le ramène à cette dimension que l'éternel retour acquiert sa véritable signification.

Les étymologistes se demandent pourquoi le terme Leiche a fini par prendre la signification de cadavre qui est son sens aujourd'hui en allemand. Même ici, l'évolution sémantique est parfaitement compréhensible : le cadavre est par excellence ce qui a la même figure, la même ressemblance. C'est si vrai que chez les Romains le mort s'identifie avec l'image, est Vimago par excellence et, vice versa, l'imago est avant tout l'image du mort (les imagines étaient les masques de cire de l'ancêtre que les patriciens romains conservaient dans les vestibules de leur maison). Selon un système de croyances qui caractérise les rituels funèbres de nombreux peuples, le premier effet de la mort est de transformer le mort en fantasme (la larva des Latins, Yeidolon et le fasma des Grecs), c'est-àdire un être vague et menaçant qui reste dans le monde des vivants et retourne sur les lieux fréquentés par le défunt. L'objet des rites funéraires est justement de transformer cet être embarrassant et menaçant - qui n'est autre que l'image du mort, sa ressemblance qui obsessionnellement revient - en un ancêtre, autrement dit en une image, mais bénéfique et séparée du monde des vivants. Ce sont précisément ces images qui survivent éternellement dans l'Hadès païen. Comme philologue classique, Nietzsche était familiarisé avec ce monde infernal des ombres qu'Homère décrit dans

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un épisode célèbre de Y Odyssée et que Polygnote avait représenté à Delphes dans une fresque tout aussi célèbre que nous connaissons à travers la description de Pausanias. En fait c'est précisément dans les représentations païennes de l'enfer que nous rencontrons pour la première fois quelque chose qui s'apparente à l'éternel retour : le châtiment des Danaïdes qui puisent éternellement l'eau avec une cruche percée, de Sisyphe qui recommence toujours à pousser dans une côte une pierre qui éternellement retombe, d'Ixion qui tourne pour l'éternité sur sa roue. Mais même dans la théologie chrétienne on peut trouver un lien entre le thème de la vie éternelle et celui de l'image. Les Pères de l'Eglise, qui seront parmi les premiers à réfléchir au problème de la résurrection, se heurteront en effet à la question de ce que doit être la matière et la forme du corps ressuscité. Le corps devait-il ressusciter tel qu'il était au moment de la mort ou comme il avait été dans sa jeunesse ? Si le mort, cinq ans avant de mourir, avait perdu un bras, devait-il ressusciter avec ou sans ? Et s'il avait perdu ses cheveux, peut-être devait-il ressusciter chauve ? Ou supposons que le mort ait été un anthropophage qui se soit nourri durant sa vie de chair humaine, devenue ainsi partie de son corps, à qui revenait au 80

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moment de la résurrection la matière dévorée ? Le corps ressuscité devait-il ainsi contenir toute la matière qui avait appartenu au corps vivant ou seulement une partie de celle-ci, celle par exemple qui constituait le cadavre ? Si absurdes que puissent paraître ces questions, à travers elles, en revanche, un problème extrêmement sérieux était posé : celui de l'identité entre le mort et le ressuscité qui seule pouvait garantir la réalité du salut. Autrement dit le problème de la résurrection impliquait un problème de philosophie de la connaissance : la reconnaissance de l'individualité et de l'identité du ressuscité. (En ce sens, même le retour éternel du Gleich pose un problème analogue, ce qui explique, entre autres, le dégoût de Zarathoustra devant l'éternel retour quand il comprend que celui-ci implique aussi le retour de 1' « homme petit » et de tout ce qui existe de nauséabond. Un dégoût qui rappelle celui du jeune Socrate dans le Parménide de Platon devant l'éternité des idées, de cheveux, de crasse et de fange.) On doit à Origène, le plus grand philosophe chrétien du IIIe siècle, une solution à ce problème où le thème du salut s'unit à celui de l'image et, en même temps, au motif de l'éternel retour. Face aux paradoxes impliqués par une conception strictement matérielle de la résurrection (comme résurrection du cadavre ou, en tout cas, d'une quantité déterminée de matière), Origène affirme que ce qui res81

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suscite n'est pas la matière du corps mais son eidos, son image, qui reste identique à travers toutes ses transformations matérielles. D'autre part, puisque justement Yeidos est encore pour Origène un principe matériel, même si c'est une matière spirituelle et subtile, il est possible que les ressuscites chutent de nouveau et revêtent un corps plus pesant jusqu'au moment de l'apocatastase, de la restauration finale, où même la matière subtile de Yeidos se consume intégralement. Mais même arrivé à ce point, tout peut recommencer et, en ce cas, l'image est virtuellement inconsummable. Quelle que soit la pensée authentique d'Origène, l'image éternelle et sa consumation finale dans l'apocatastase, il est certain que toute pensée de la rédemption de ce qui a été doit nécessairement être confrontée avec le problème gnoséologique de l'image. Chaque fois que nous avons affaire au passé et à son salut nous avons affaire à une image car seul Yeidos permet la connaissance et l'identification de ce qui a été. Autrement dit, le problème de la rédemption implique toujours une économie des images, un ta phainomena sozein, pour utiliser l'expression qui définit la science platonicienne.

volonté de puissance du point de vue de la théorie de la connaissance. Comme on l'a noté, Nietzsche part d'une critique de la théorie kantienne de la connaissance, en particulier de la distinction entre apparence et chose en soi. Dans un fragment de 1888, le monde de l'apparence est présenté comme un effet nécessaire du perspectivisme qui est inséparable de la vie et au-delà duquel aucun monde vrai n'est pensable2 : C'est donc la mise en perspective qui donne le caractère de l'« apparence » ! Comme s'il pouvait subsister un monde, si l'on faisait abstraction des éléments de perspective ! Ce serait faire abstraction de toute relativité, que [-]

Chaque foyer de force a pour tout le reste sa propre perspective, c'est-à-dire son appréciation très déterminée, sa manière d'agir, sa manière de résister Le « monde apparent » se réduit donc à une sorte particulière d'action sur le monde, partant d'un centre. Mais il n'y a aucune autre sorte d'action : et le « monde » n'est qu'un mot pour le jeu d'ensemble de ces actions.

4. Dans son cours de 1939 sur Nietzsche, La Volonté de puissance comme connaissance, Heidegger a mis en lumière la signification de la

2. F. Nietzsche, Œuvres philosophiques complètes, XTV / Fragments posthumes / début 1888-début janvier 1889, traduction française de J.-Cl. Hémery, Paris, Gallimard, 1977, p. 146.

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Il ne reste pas ombre d'un droit à parler ici d'apparence plus ou moins trompeuse. » C'est justement parce que la perspective coïncide avec la volonté de puissance elle-même que la tentative de la critique kantienne pour éliminer le perspectivisme est nécessairement vouée à l'échec : « La sagesse, écrit Nietzsche, comme tentative de dépasser les évaluations perspectives, c'est-à-dire la volonté de puissance : un principe hostile à la vie et dissolvant, symptôme d'affaiblissement de la capacité d'appropriation3. » D'autre part, « un monde en devenir ne peut être reconnu. Ce n'est que dans la mesure où l'intellect connaissant trouve un monde déjà formé et fait de pures apparences devenues fixes [...] c'est seulement pour cela qu'il peut y avoir connaissance, c'est-à-dire que les précédentes erreurs peuvent se mesurer4 ». Toute idée d'une Gleichheit, d'un monde stable et vrai, d'une connaissance en soi, est donc le fruit d'une erreur nécessaire. (Dans un fragment, Nietzsche en vient même à définir la chose en soi comme le Grundphànomen, l'apparence fonda-

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trice5.) C'est pourquoi il peut écrire que « la volonté de Gleichheit est volonté de puissance6 » tout comme il avait écrit ailleurs que la volonté de puissance est volonté de Schein, d'apparence, de devenir. Ici on peut clairement voir comment Nietzsche ne se contente pas simplement de faire jouer l'apparence contre la chose en soi, l'art contre la vérité mais montre, au contraire, l'interdépendance absolue de ces deux concepts, leur destruction réciproque, à la lumière du perspectivisme fondamental de toute vie. Dans un fragment tardif qui porte le titre Récapitulation, le devenir comme l'être sont définis comme une « falsification » : Récapitulation : imprimer au devenir le caractère de l'être (ailleurs Nietzsche parle d'un Abbild, une image de l'éternité qui doit être imprimée sur la vie) c'est la suprême volonté de puissance. Double falsification : à partir des sens et à partir de l'esprit, pour maintenir un monde de l'être, de la persistance, du Gleichwertig, de l'équivalent. Que tout revient : voilà le rapprochement maximal du monde du devenir et du monde de l'être7. » Arrêtons-nous quelques instants sur ce frag-

3. F. Nietzsche, Umwertung aller Werte, Band I, aus dem Nachlass zusammengestellt und herausgegeben von F. Wurzbach, Munich, 1969, p. 109. 4. Id., ibid., p. 88.

5. F. Nietzsche, Umwertung [...], op. cit., p. 110 6. Id. ibid., p. 88. 7. Cité dans M. Heidegger, Nietzsche, tome 2, traduction française de Pierre Klossowski modifiée, Paris, Gallimard, 1971, p. 231.

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ment. Il ne signifie absolument pas que le monde du devenir soit le donné ordinaire sur lequel la volonté de puissance imprime le caractère, YAbbild, de l'être. S'il en était ainsi, Nietzsche commettrait l'erreur qu'il reprochait à Kant, c'est-à-dire celle de penser pouvoir se libérer de la vision perspectiviste de la volonté de puissance. Une telle interprétation - que même Heidegger semble parfois soutenir - est d'ailleurs exclue par un autre fragment où Nietzsche affirme clairement :

nir : l'être, au contraire, ne naît qu'à partir de cette impression. Mais il y a néanmoins un devenir comme donné originaire que l'impression transforme en être car, autrement, le perspectivisme serait dépassé. Le paradoxe que Nietzsche nous invite ici à penser est celui d'un Abbild, d'une image qui précède aussi bien ce qui est image que ce sur quoi elle s'imprime, d'une ressemblance qui anticipe sur les termes qui doivent être rendus semblables. Non seulement donc la pensée de l'éternel retour contient un *lig, une image, mais ce *//g, cette image est l'originale qui précède aussi bien l'être que le devenir, le sujet que l'objet. Mais comment une image peut-elle anticiper ce dont elle est image ? Comment pouvons-nous penser une ressemblance, une omoiosis, qui précède ce qui ressemble. Comment une impression peut-elle être plus originaire que le sujet qui la reçoit ?

Il n'y eut pas d'abord un chaos puis un mouvement circulaire stable et harmonieux de toutes les forces : plutôt, tout est éternel, non devenu (Ungewordenes) [...] Le cercle n 'est pas devenu, il est l'Urgesetz, la loi originelle8. Ce n'est que de cette façon que la double falsification dont parle Nietzsche acquiert son sens véritable : il ne s'agit pas d'une falsification qui s'exerce sur le devenir, qui est le donné originaire des sens, le transformant en quelque chose de stable. La falsification est plus subtile et insurmontable, au sens où elle préexiste à tout donné, est elle-même YUrgesetz, la loi originaire. En ce sens, elle n'a rien à falsifier ; il n'y a pas d'abord un être dont l'image doit être imprimée sur le deve8. F. Nietzsche, Umwertung [...], op. cit., p. 110. 86

5. Essayons de définir de quelque façon le paradoxe que Nietzsche cherche ici à penser. L'image en question n'est pas une image de rien, elle est parfaitement autoréférentielle. La Wille zur Macht est Wille zur Gleichheit, volonté de *%, d'une pure ressemblance sans sujet ni objet : image de soi, impression de soi sur soi, autoaffection pure. Ce qui est le cercle vicieux de l'éternel retour éter87

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nellement recommencé n'est donc pas un vitium, un défaut et un manque, mais une virtus, une dynamis et une puissance infinie. Puissance qui étant privée de sujet et d'objet s'exerce sur elle-même, tend vers elle-même, et pour cette raison réunit en elle-même les deux significations de la dynamis aristotélicienne : potentia passiva, passivité et réceptivité, et potentia activa, tension vers l'acte et spontanéité. S'il est vrai toutefois, comme le suggère Heidegger, que Nietzsche est le penseur du subjectivisme absolu, alors le paradoxe de la puissance qu'il offre ici à la pensée est celui-là même où s'expose dès le début de la philosophie occidentale le fondement abyssal de la subjectivité comme autoaffection pure. Dans Yaltpreussische Monatschrift, entre 1882 et 1884, Nietzsche aurait pu lire les fragments de l'œuvre posthume de Kant partiellement édités par Reicke et Arnold. Il aurait certainement été très surpris en voyant que la cible privilégiée de toutes ses critiques, le penseur qui sépare de façon rigide chose en soi et phénomène, était attachée, dans les notes monotones et quasi obsessionnelles de Y Opus postumum, à formuler le même paradoxe qui le tourmentait durant les années où il travaillait à son Umwertung aller Werte et qu'un lien souterrain unissait ainsi les deux œuvres. Kant qui dans la première critique avait soi-

gneusement veillé à ce que réceptivité et spontanéité restent en soi vides et n'aient d'objets qu'à travers leur union dans l'expérience, envisage ici l'idée d'un « phénomène du phénomène », comme autoaffection pure qui précède tout objet et toute pensée où les deux Grundquellen, les deux sources originaires de la connaissance, s'unissent en une affection de soi qui anticipe et fonde toute expérience. Ainsi Nietzsche aurait pu lire dans Y Opus postumum cette définition absolument nietzschéenne de la chose en soi :

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La chose en soi (ens pers se) n'est pas un autre objet [Object], mais une autre relation (respectus) de la représentation au même objet [Object], pour penser celui-ci non analytiquement, mais synthétiquement, comme complexe (complexus) des représentations intuitives en tant que phénomènes [XXII, 27] c'est-à-dire de représentations telles qu'elles contiennent un fondement de détermination seulement subjectif des représentations dans l'unité de l'intuition. C'est un ens rationis = x, la position de soi-même selon le principe de l'identité, où le sujet est pensé comme s'affectant luimême, par suite selon la forme, seulement comme phénomène9. 9. E. Kant, Opus postumum, traduction française de François Marty, Paris, PUF, coll. « Épiméthé », 1987, p. 144. 89

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Ici, comme dans la volonté de puissance nietzschéenne le sujet est affecté non par un objet mais par lui-même : celui-ci ne pense rien d'autre que sa pure réceptivité comme autoaffection originale et, d'une certaine façon, se donne à lui-même, se subit, se passionne et s'ouvre au monde. Ce paradoxe de la puissance - ou, comme nous pouvons encore l'appeler, de la passion de soi est, en vérité, encore plus ancien ; il est inscrit dans l'origine même de la métaphysique occidentale. Dans le De anima Aristote pense en fait de cette manière la dimension de la subjectivité pure :

sivité et spontanéité, puissance et acte, n'est pas quelque chose de simple. Peu de lignes avant, Aristote définit ainsi le noyau de cette passion de soi :

Cette partie de l'âme que l'on appelle le nous [...] n'est en acte aucun des étants avant de penser [... ] même quand il est devenu en acte chacun des étants [...] il reste même alors d'une certaine façon en puissance [...] et peut alors se penser lui-même [...] Mais comment penser si penser est subir une certaine passion ? [...] car la pensée est en puissance chacun des intelligibles, mais n'est en acte aucun d'eux avant de penser. Il doit en être comme d'une tablette pour écrire sur laquelle rien n'est écrit en acte10. Cette surface de cire sur laquelle rien n'est écrit, cette puissance inépuisable qui réunit en soi pas10. Aristote, De l'âme, 429a-430a. A partir de l'italien nous avons tenté de restituer la traduction qu'Agamben a proposé du texte grec d'Aristote. (N. d. E.) 90

Pâtir n'est pas quelque chose de simple mais, d'un côté, c'est une certaine destruction par le contraire, de l'autre, c'est le sauvetage (soteria) de ce qui est en puissance par ce qui est en acte et semblable à lui comme la puissance par rapport à l'acte [...] et cela n'est pas en devenir autre que soi mais on a une donation à soi-même (epidoris) et à l'acte11. Nous sommes maintenant parvenus au-delà de ce paradoxe de la passion, de ce don de soi à soi, de cette epidosis eis auto, qui constitue l'aurore de toute connaissance et de toute subjectivité. La pensée contemporaine, en cherchant à briser le cercle de la subjectivité et à trouver le lien qui unit étroitement potentia activa et potentia passiva, a privilégié et poussé à l'extrême la polarité de la potentia passiva, la passivité. Je pense ici, pour me limiter à la pensée française, à Bataille et à son concept d'extase, à Levinas et à son idée de passivité, à Derrida qui, avec sa trace originaire, a 11. De l'âme, op. cit., 417b 2-16. 91

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exposé avec une rigueur nouvelle le paradoxe aristotélicien de la tablette pour écrire, et aux belles recherches de Nancy sur la subjectivité qui tremble. Mais je pense aussi à Heidegger, à l'être-pour-lamort et à la décision authentique dans L'Etre et le Temps où est pensée une dimension « passionnée » qui anticipe toute possibilité et dans laquelle toutefois rien n'est encore donné au Dasein. De cette façon la pensée contemporaine pense la forme la plus extrême de la subjectivité : le pur être-dessous, le pathos absolu, la tablette pour écrire où rien n'est écrit. Mais sommes-nous sûrs que ce n'est pas cela que Nietzsche a cherché à penser dans l'éternel retour du Gleich et dans la volonté de puissance ? Sommes-nous sûrs de ne pas rester encore dans une pensée de la puissance ? Nous sommes habitués à penser la volonté de puissance seulement sur le mode de la potentia activa. Mais la puissance est avant tout potentia passiva, passivité et passion. Dans l'éternel retour, Nietzsche a cherché justement à penser la coïncidence de ces deux puissances, la volonté de puissance qui s'affecte elle-même. Cinquante ans avant, cherchant à penser le même paradoxe, Schelling s'était heurté à l'idée d'un Immémorial. Si nous voulons penser la puissance de l'être, écrit-il, nous devons la penser comme puissance pure, c'est-à-dire comme pur pouvoir sans être. Mais nous ne pouvons le faire

que si elle est déjà, en soi et avant soi, le pur existant 12 . « En tant que pure puissance d'être, elle transparaîtrait ainsi dans l'être avant toute pensée, ou comme la langue allemande le dit excellemment, de façon immémoriale {unvordenklich). » La passion pure, comme coïncidence de potentia passiva et de potentia activa, est proprement immémoriale. Le Gleich, l'image qui perpétuellement revient, ne peut être rappelé. Son éternel retour est sa passion où, entre récriture et son effacement, il n'y a, écrit Nietzsche, aucun temps, keine Zeit. En ce sens, Campana avait raison d'écrire que « dans le cercle vertigineux de l'éternel retour l'image meurt immédiatement ». Comme image du néant, le Gleich disparaît dans son maintien même, est détruit par son propre salut. Mais pour reprendre encore une fois une expression de Campana, « ce souvenir qui ne se souvient de rien est le souvenir le plus fort ».

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Traduction de Gilles A. Tiberghien

12. F. W Schelling, Philosophie der Offenbarung, Band I, Darmstadt, 1955, p. 2 1 1 . 93

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Bibliographie Giorgio Agamben a déjà publié en français Idée de la Prose, Bourgois, 1988. Enfance et Histoire, Payot, 1989. La Communauté qui vient, Seuil, 1990. Le Langage et la Mort, Bourgois, 1991. Stanze, Bourgois, 1981 ; Rivages, 1994. Moyens sans fins, Rivages, 1995. Bartleby ou la création, Circe, 1995. L'Homme sans contenu, Circe, 1996. Homo Sacer, Seuil, 1997.

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