Agamben Giorgio de La Très Haute Pauvreté Règles Et Forme de Vie [PDF]

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Zitiervorschau

Collection dirigee par Lidia Breda

Giorgio Agamben

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Regles et forme de vie HOMO

SACER TV, 1

Traduit de I 'ita lien par Joel Gayraud

Bibliotheque Rivages

Retrouvez r ensemble des parutions des Editions Payot & Rivages sur www . payot-rivages.fr

© 2011, Giorgio Agamben © 2011, Editions Payot & Rivages pour la traduction fran turiste oppose les deux paradigmes : aux cenobites, illustres par quatre moines qui prient devoternent ensemble, et aux anachoreres, repre­ sentes par un moine austere solitaire, correspon­ dent les images repoussantes des saraba'ites, qui marchent dans des directions opposees en se tour­ nant Ie dos, et des gyrovagues, qui s' empiffrent de nourriture et de boissons. Une fois laissee de cate l'exception de l'anachorese, Ie probleme du monachisme sera toujours davantage celui de se constituer et de s' affirmer comme une conUIlU­ naute ordonnee et bien gouvernee. -

1 . 6. La communaute d'habitation est Ie fon­ dement necessaire du monachisme. Cependant, dans les regles les plus anciennes, Ie ternle habi­ tatio semble moins indiquer un sirnple fait qu'une vertu et une condition spirituelle. « Les vertus qui distinguent les freres, c' est-a.-dire l'habitation et l' obeissance », lit-on dans un passage de la RegIe des quatre Peres (Pricoco, p. 1 0) . Dans Ie meme sens, Ie terme habitare, frequentatif de habeo, ne semble pas seulement designer une situation de fait, mais un mode de vie : la RegIe du maitre peut ainsi etablir que les clercs peuvent denleurer meme a. long terme comme hates (hospites susci­ piantur) dans Ie monastere, mais ne peuvent y 24

RegIe et vie habiter (in monasterio habitare) , c' est-a.-dire adopter la condition monacale (Vogue 2, p. 342-346) . C' est dans Ie contexte de la vie monastique que Ie terme habitus, qui signifie a. l' origine « mode d'etre ou d'agir », et devient, chez les Sto"iciens, synonyme de vertu (habitum appellamus animi

aut corporis constantem et absolutam aliqua in re perfectionem Ciceron, De Inventione, 25, 36) , tend toujours plus a. designer la fac;on d e s'ha­ biller. II est significatif que, lorsque cette accep­ tion concrete du terme commence a. s'affirnler dans l'ere post-augusteenne, il ne soit pas facile de la distinguer du sens plus general, d'autant plus que l' habitus etait souvent rapproche du vetement qui etait une part en quelque sorte necessaire de la « maniere de se comporter ». Si, quand nous lisons chez Ciceron virgina/i habitu atque vestitu ( Verr., II, 2, 87) , la distinction et aussi bien la proximite des deux concepts sont parfaitement claires, il n' est pas tout aussi certain que, dans Ie passage de Quintilien OU habitus semble s'identifier sans ambigutte avec l'habit

( Theopompus Lacedaemonis, cum permutato cum uxore habi/u e custodia ut mulier evasit. . .- Quin­

tilien 2, 1 7, 20), Ie terme ne puisse renvoyer plutot a. l' aspect et a. l' attitude ferninine dans son ensemble. Ouvrons maintenant Ie premier livre des Ins­ titutions cenobitiques de Cassien, qui porte pour titre De habitu monachorum. II s'agit ici, sans nul doute possible, d'une description des habits des moines, presentee comme partie integrante de Ia 25

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De la tres haute pauvrete regIe : « Ayant a parler des institutions et des regles des monasteres (de institutis ac regulis monasteriorum), quel meilleur cornmencement choisir que I'habit monacal lui-meme (ex ipso habitu monacorum) ? » (Cassien 1 , p. 35) . Cet usage du terme est done rendu possible par Ie fait que les vetements des moines, que Cassien enu­ mere et decrit en detail, ont ete soumis a un processus de rnoralisation faisant de chacun d' eux Ie symbole ou l' allegorie d' une vertu et d' un rnode de vie. Aussi, decrire Ie vetement exterieur (exteriorem ornatum) equivaudra-t-il a exposer un mode d' existence interieur (interiore cultum ( ..J exponere - ibid.) . En effet, I'habit du moine ne concerne pas les soins du corps, mais est plutot morum formula, « exemple d'une forme de vie » (ibid., p. 42). Ainsi Ie petit capuchon (cucullus) que les moines portent jour et nuit vaut comme admonition a « conserver a tout instant l'inno­ cence et la simplicite des enfants » (ibid.) . Les manches courtes de leur tunique de lin (colobion) « signifient Ie renoncement a tout acte et toute ceuvre de ce monde » (p. 44) (nous savons par Augustin que les manches longues - tunicae manicatae - etaient recherchees comme signe d'elegance) . Les bretelles de laine qui, passant sous les aisselles, maintiennent les vetements serres sur Ie corps des moines, signifient qu'ils sont prets a s' adonner a tout travail manuel (inpigri ad omnes opus expliciti - p. 46) . La pele­ rine (palliolus) ou Ie surcot (amictus) dont ils se couvrent Ie cou et les epaules symbolise I'humi­ lite. Le baton (baculus) leur rappelle qu'ils « ne 26

RegIe et vie doivent pas marcher desarmes au milieu de Ia me ute aboyante des vices » (p. 48). Les sandaIes (gallicae) qu'ils lllettent aux pieds signifient que « les pieds de l'ame doivent etre toujours prets pour la course spirituelle » (p. 50) . Ce processus de moralisation de l'habillement atteint son apogee dans la ceinture de peau (zona pellicia, cingulus) que Ie moine doit porter en permanence : elle Ie constitue comme « soldat du Christ », pret a combattre Ie demon en toutes circonstances (militem Christi in procinctu semper belli positum) , et, en meme temps, l'inscrit dans une genealogie, deja attestee dans la regIe de Basile, qui remonte, a travers les apotres et saint Jean-Baptiste jusqu'a Elie et a Elisee (p. 37) . En outre, l' habitus cinguli (qui ne peut evidemment signifier « I'habit de la ceinture », mais equivaut a hexis et a ethos et indique une habitude constante) constitue une sorte de sacramentum, un signe sacre (peut-etre meme au sens technique de serment : in ipso habitu cinguli in esse parvum quod a se expetitur sacramentum p. 52) signifiant et manifestant la « mortification des membres OU sont contenus les germes de la luxure et du desir » -

(ibid.).

D'ou, dans les regles anciennes, Ie caractere decisif du moment ou Ie neophyte abandonne les vetements seculiers pour recevoir l'habit monacal. Deja Jerome, en traduisant Pacome, prend soin d' opposer les vestimenta seculiers a l' habitus du moine (tunc nudabunt eum vestimentis saecu­ laribus et induent habitum monachorum Bacht, p. 93). Dans 1a RegIe du maitre, l' habitus propositi, -

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De la tres haute pauvrete qui ne doit pas etre facilement accorde au neo­ phyte (VogUe 2, II, p. 390) , est certainement beaucoup plus qu'un simple vetement : il est l' habitus - a Ia fois habit et mode de vie - cor­ respondant au propositum, c' est-a-dire au projet dans Iequel s' engage Ie neophyte. Et quand, un peu plus loin, Ia regIe etablit que Ie convers qui decide d' abandonner Ia communaute pour revenir dans Ie rnonde, doit etre exutus sanctis vestibus vel habitu sacro (ibid., p. 394) , il ne s'agit pas ici, comme Ie croit l' editeur, d'une « redon­ dance » : 1'« habit sacre » est quelque chose de plus que les « saints vetements » parce qu'il exprime Ie mode de vie dont ceux-ci sont Ie sym­ bole. Pour les moines, habiter ensemble ne signifie donc pas simplement partager un lieu et un habit, rnais avant tout des habitus ; en ce sens, Ie moine est un homme qui vit sur Ie mode de l' « habiter », c' est-a-dire en suivant une regIe et une forme de vie. Cependant, il est certain que la cenobie represente la tentative de faire co"incider 1'habit et Ia forme de vie dans un habitus absolu et inte­ gral, ou il soit impossible de distinguer entre vete­ ment et mode de vie. La distance qui separe les deux significations du terme habitus ne dispa­ raitra pourtant jarnais completement et signera durablement, avec to ute son ambigu"ite, la defi­ nition de la condition monastique. N La non-correspondance entre habitus comIlle

vetement et habitus comme forme de vie du moine est deja stigmatisee par les canonistes par rapport

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RegIe et vie aux clercs : Ut clerici qui sefingunt habitu et nomine

monachos esse, et non sunt, omnimode corrigantur atque emendentur, ut vel veri monachi sint vel clerici (Yves de Chartres, Decretum, PL 161, 5 53). L'am­ bigu'ite deviendra proverbiale dans l' adage selon lequel « l'habit ne fait pas Ie moine » (tandis qu' au conrraire, en allemand, Kleiden machen Leute [Les

habits font les gens]).

1 . 7. Les regles monastiques (notamment Ie premier chapitre des Institutions de Cassien) sont Ies premiers textes de Ia culture chretienne OU les vetements prennent une signification entiere­ ment morale. C' est d' autant plus significatif si l' on pense que cela arrive a un moment OU Ie clerc ne se distingue pas encore par Ie vetement des autres mernbres de Ia communaute. N ous possedons une Iettre ecrite par Celestin V en 428, O U Ie pontife enj oint aux clercs de I' Egiise gallo­ romaine de ne pas introduire de distinctions dans I'habillement, en particulier par la ceinture (/umbos praecincti, ce qui peut faire penser a une influence monastique a Iaquelle Ie pape tend a s'opposer) . Non seulement ce serait contraire a Ia tradition ecclesiastique (contra ecclesiasticum morem jaciunt) , mais Ie pape rappelle que Ies eveques doivent se distinguer de leurs ouailles « non par Ie vetement, mais par la doctrine ; non par I'habit, mais par Ie mode de vie ; non par l' elegance, mais par Ia purete de l' esprit » (discer­

nendi a plebe vel ceteris sumus doctrina, non veste ; conversatione, non habitu ; mentis puritate, non cultu) . Ce n'est qu'apres que Ie monachisme aura 29

De la tres haute pauvrete transforme Ie vetement en un habitus, en Ie ren­ dant indiscernable d'un mode de vie, que l' Eglise, a partir du concile de Macon en 58 1 , donne Ie branle au processus qui conduira a Ia claire dif­ ferenciation entre habit clerical et habit seculier. Naturellement, a toute epoque, l'habillement a eu une signification morale ; dans Ie monde chretien, Ie recit de la Genese liait l' origine meme du vetement a la chute d'Adam et Eve (au moment de les chasser de l' Eden, Dieu leur fait porter des vetements de peau tunicae pelliciae symbole du peche) ; mais c' est seulement a partir du monachisme que l' on assiste a une rnoralisation integrale de chaque element parti­ culier de l'habillement. Pour trouver un equiva­ lent au chapitre De habitu monachorum des Institutions de Cassien, il faudra attendre les grands traites liturgiques d'Amalaire de Metz, d'Innocent III et de Guillaume de Mende (et dans Ie domaine profane, Ie Livre des ceremonies, de Constantin VII Porphyrogenete) . En effet si no us ouvrons Ie Rationale divinorum officiorum de Guillaume, juste apres Ie developpement sur l' Eglise et ses ministres, nous voyons que Ie livre III est consacre a une analyse des « vetements et ornements des pretres », qui, exactement comme chez Cassien, expose Ie sens symbolique de chaque detail du vetement sacerdotal, dont il est souvent possible d'indiquer Ie correspondant dans l'habit rnonacal. Avant de decrire minutieu­ sement chaque vetement, Guillaume resume ainsi la prise d'habit du pretre : -

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Regle et vie Le pontife qui se prepare a celebrer se depouille de ses habits de tous les jours et revet des vetements purs et sacres. D' abord, il chausse les sandales, qui rappellent l'incarnation du seigneur. Puis, il passe l' am ictus, pour contenir ses mouvements et ses pensees, sa bouche et sa langue, afln que son cceur devienne pur et que se renouvelle l' esprit qui per­