Critique de La Violence - Benjamin Walter [PDF]

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Zitiervorschau

« Le monde est un arsenal de masques. » Le destin, la violence, la mort : écrits entre 1921 et 1929, les textes qui composent ce recueil (« Critique de la violence », « Destin et caractère », « Le concept de destin dans le drame de la fatalité », « Brèves ombres ») contiennent en germe toute la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin et poussent leurs ramifications jusque chez Michel Foucault et Giorgio Agamben. Ils nous parlent de nous, du pouvoir, de nos luttes. Walter Benjamin (1892-1940), philosophe à la fois proche de Theodor W. Adorno et de Gershom Scholem, est l’un des penseurs les plus importants de notre temps. Plusieurs de ses ouvrages ont paru aux Éditions Payot, notamment Sens unique, Expérience et pauvreté, Sur le concept d’histoire, et L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

Walter Benjamin

Critique de la violence et autres essais Traduction de l’allemand par Nicole Casanova Préface d’Antonia Birnbaum

ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES www.payot-rivages.fr Conception graphique de la couverture : Sara Deux Illustration : © Séverine Scaglia © Éditions Payot & Rivages, Paris, 2012 et 2018 pour la présente édition ISBN : 978-2-228-92144-2 Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gracieux ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales.

Préface Variations du destin par Antonia Birnbaum « De tout temps, les mauvais artistes ont essayé de faire en sorte que leur art ressemble à la vie. Seul un artiste proche de sa propre vie peut nous donner un art qui ressemble à la mort. » Morton FELDMAN

Malgré les difficultés économiques et institutionnelles extrêmes qu’il traverse au moment où il écrit ces pages, pour Walter Benjamin, la décennie des années 1920 est prolifique1 : 1921 pour « Critique de la violence » (d’abord refusé par les Weissen Blätter) et « Destin et caractère », publiés respectivement dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik et dans la revue Die Argonauten ; 1924-1925 pour « Le concept de destin dans le drame de la fatalité », extrait de Origine du drame baroque allemand, lequel est publié en 1928 ; enfin, 1929 pour « Brèves ombres », paru dans la Neue Schweizer Rundschau. La sélection opérée pour cette édition qui rassemble en une nouvelle traduction des essais et des textes, ainsi qu’un extrait tiré de Origine du drame baroque allemand détoure un aspect spécifique de cette production. Pris ensemble, ces textes de facture très différente – étude théorique d’un objet esthétique, brèves considérations écrites pour le journal, essai conceptuel – se groupent autour du concept de destin, associé à celui de faute. La faute propre au destin n’est jamais relative à un manquement moral. Elle nomme une vie

condamnée au malheur, enchaînée à sa propre perte. C’est pourquoi, dans le destin, faute et malheur sont quasi identiques. C’est aussi pourquoi la sphère du destin est strictement étrangère à la justice. Dans l’homme, elle n’atteint pas son existence éthique ou religieuse. Soit elle désigne le simple fait qu’il soit vivant, selon une vie naturelle livrée aux exactions des dieux : c’est le règne antique du mythe. Soit elle désigne le statut de créature, marqué par le péché originel : c’est la vie dans ce que Benjamin appelle le « langage humain », un langage expulsé de la coïncidence paradisiaque entre être et nom, prisonnier de la logique communicative. La variation du destin est discontinue en un sens radical, elle engage des voies divergentes dans la pensée de Benjamin. L’une a trait à la lutte, ou au conflit, l’autre interroge les brisures, le déclin de l’histoire – son rapport à la mort – comme vecteur de la lucidité philosophique. À chaque fois, le destin est conçu selon la possibilité de son interruption. Celle-ci peut prendre effet en une affirmation politique, éthique de notre existence, laquelle s’appuie sur des moyens de contestation intrinsèquement liés à la justice. Elle peut se donner à lire à même la temporalité qui lie l’histoire à sa ruine et dans laquelle la critique philosophique déchiffre son inachèvement. Ces deux césures du destin – contestation de l’arbitraire, inachèvement de l’histoire – sont perméables, voire s’impliquent mutuellement. Pour autant, leur contact n’est pas direct. Benjamin élabore le concept de destin, pense son interruption à partir de la différence qui le traverse. Destin démonique, destin de la ruine : leur écart se distribue d’abord entre tragédie antique et drame baroque, tandis que leurs combinatoires s’inscrivent dans le droit, le règne de la marchandise, la mélancolie. Cette sélection de textes ne prétend pas découvrir une cohérence au destin par-delà cette division. Loin de vouloir raccorder ces moments, il s’agit bien plutôt, par ce choix, d’éclairer leur discontinuité. Les variations du concept de destin dont il sera question dans ces pages configurent une « préhistoire » hautement instable de la philosophie de l’histoire de Benjamin. On n’hésitera pas à y rapporter d’autres textes du philosophe2. En quoi le destin désigne-t-il l’anéantissement propre au régime mythique de la vengeance, comment celui-ci se prolonge-t-il dans l’ordre juridique moderne ? En quoi la coupure d’avec le divin projette-t-elle l’existence des hommes comme des choses dans l’orbite de leur propre déclin, comment agit cette attraction de la mort ? Tels sont les deux pôles autour desquels se cristallisent les textes de cet ouvrage : « Destin et caractère » et « Critique de la violence » d’un côté, « Le concept de destin dans le drame de la fatalité » de l’autre. « Brèves ombres » occupe une zone interlope ; ses vignettes décrivent l’incidence qu’a l’opacité naturelle du destin

dans la vie moderne, mais elles la décrivent depuis les pratiques de ceux qui mettent au défi cette opacité, qui cherchent dans les signes des cartomanciens, des chiromanciens des astrologues, dans l’ivresse du jeu, « le germe d’une destinée tout autre que celle qui nous a été impartie3 ».

Destin démonique, drame du destin On l’a vu, d’un point de vue de son élaboration, Benjamin précise d’abord la variation du concept de destin relativement à des formes esthétiques. Distinguons brièvement celles-ci. Il y a le destin démonique, tiré de la tragédie grecque. Associé à l’ordre antique des dieux, à leurs mythes, celui-ci emprisonne toute vie dans le cycle sans fin d’une communauté vouée à faire corps avec les déchaînements divins de la vengeance. Les bornes fixées à la vie humaine étant celles de l’hostilité naturelle, cette dernière est la seule chose qu’ils aient en commun. Selon le mythe, qui est le contenu de la forme tragique, le malheur a force de loi, tous les états de l’homme étant en proie à la faute. S’il lui était un instant accordé d’être heureux, il serait déjà fautif d’avoir voulu échapper à son malheur. Étant déjà malheureux, il est encore fautif de vouloir s’en extraire. L’existence humaine, réduite à une continuité opaque, se redouble en culpabilité. « Mieux vaut cent fois n’être pas né ; mais s’il nous faut voir la lumière, le moindre mal encore est de s’en retourner là d’où l’on vient, et le plus tôt sera le mieux4. » Benjamin distingue cette qualité démonique d’un autre destin, celui associé au drame baroque. Lié avant tout au « drame de destin » espagnol, ce concept désigne un monde où règne la faute du péché originel – la faute de la créature –, alors que s’est perdu tout lien à la rédemption. Cette combinaison tendue, antinomique de l’immanence et de la transcendance, produit un hybride malaisé dans lequel l’histoire, coupée de sa progression vers une fin divine, entre dans un continuum avec la nature. Ce continuum devient la scène d’un espace profane déchiré par les violences politiques, traversé par des passions dissociées de leur stabilité christique, livrées à leurs impulsions erratiques. À l’instar de ces ravages, les significations dissociées du sens transcendant ne font qu’amplifier l’écart entre langage et choses ; elles se déposent à même l’extériorité amorphe d’une physis sans âme en l’éclatant, la morcelant, la saturant de signes arbitraires, incertains. Ainsi, la profusion baroque vient répondre tant au deuil provoqué par l’absence d’éternité qu’au jeu provoqué par la répétition sans fin, inachevée, du temps profane. Benjamin conçoit encore cette variation destinale entre tragédie antique et baroque par un autre biais, cette fois prenant en vue le contenu. Le destin

démonique, antique, possède déjà son contenu dans le sens et l’unité du mythe. Relativement à ce sens, la représentation tragique montre le héros tragique refusant la faute qui le frappe. Il y va donc d’une contestation du destin, même si, on le verra, il s’agit d’une contestation muette. Le destin baroque pose un problème autrement épineux. Il a affaire à l’histoire privée du sens divin, relevant d’un cours infini. La tâche de l’œuvre baroque sera donc de dramatiser cette privation, d’en agencer la dynamique, les coordonnées, d’en produire la scène et l’accomplissement, bref, de présenter un morceau d’histoire devenu nature. Il y va donc proprement de rendre sensible le destin, de le représenter. Ou, pour le dire avec les mots de Benjamin : « Dans la tragédie antique, l’important, c’était l’explication avec le destin ; dans le drame historique c’est sa représentation5. » On verra qu’à cette variation de l’objet correspond une variation des effets du destin dans la modernité. Le philosophe discerne la rémanence de la violence démonique à même l’ordre juridique moderne, pardelà la victoire historique sur les mythes. L’inextricabilité baroque des temporalités naturelles et historiques est reprise pour éclairer les apories du « progrès ». Si Benjamin localise d’abord le concept de destin en des formes esthétiques, cela ne signifie nullement pour autant que le destin est confiné à ce champ. Bien au contraire, son élucidation montre comment il agit dans le droit, dans la pauvreté économique, dans la pauvreté spirituelle de la vie sous la République de Weimar. Les deux grandes variations destinales nommées plus haut conduisent Benjamin à reformuler le problème de la lutte des classes, à donner une détermination nouvelle à l’ascèse critique, à déterminer l’idée d’« histoirenature », bref, elles le conduisent à inventer des issues à l’emprise du destin dans le monde qui l’entoure.

Le destin démonique : critique du droit et lutte de classes Dans « Destin et caractère », le philosophe cerne le destin démonique qui voue au malheur en l’identifiant à la sphère du droit. Il interroge ensemble son pouvoir et l’acte tragique qui l’a surmonté, brisé : « Ce n’est pas le droit, mais la tragédie, dans laquelle la tête du Génie s’éleva pour la première fois du brouillard de la faute, car dans la tragédie le destin démonique est vaincu. […] Dans la tragédie, l’homme païen réfléchit qu’il est meilleur que ses dieux, mais cette connaissance le prive du langage qui reste étouffé. Sans se déclarer, le langage cherche secrètement à rassembler sa puissance. Il ne place pas d’un

geste compassé faute et expiation dans les plateaux de la balance, mais il les secoue et les mélange. Il n’est pas question que l’“ordre moral du monde” soit rétabli, mais l’homme moral encore muet, encore sous tutelle – en tant que tel il s’appelle le héros – veut se dresser en faisant trembler ce monde suppliciant. Le paradoxe de la naissance du Génie dans l’absence morale de langue, dans l’infantilité morale, est le sublime de la tragédie6. » Benjamin ne cesse d’insister : le refus tragique du héros ne peut pas s’exprimer dans le langage de l’ordre démonique qui le condamne, car celui-ci le nomme d’une seule et unique façon : il le nomme fautif. Le langage du destin fait régner un malheur sans dehors. C’est dire que le héros rejoint la révolte là où il ne parvient plus à l’exprimer. L’exposition mortelle d’un corps obtus, sans parole, qui refuse de se justifier, vient en lieu et place d’une déclaration impossible. Son retranchement muet charrie le pressentiment d’une vie sans malheur, alors même que le héros ne connaît que le malheur. Selon Benjamin, l’acte héroïque s’avère donc incommensurable avec l’ordre qui le repousse hors du langage. Surgit, en même temps que la révolte, son défaut d’expression. La décision héroïque, introduisant un hiatus dans le cycle destinal, fraie la voie d’un langage autre, étranger à celui de la vengeance antique. La construction de ce langage du conflit hétérogène à l’ordre continu du destin, telle est la procédure que Benjamin déchiffre à même la représentation tragique antique. Tel est aussi le schème d’intelligibilité qui innerve sa critique de la violence destinale propre au droit moderne. Il n’est rien moins qu’évident de déterminer le droit positif comme reconduisant la vengeance démonique des mythes antiques. C’est pourtant bien ce qu’entreprend Benjamin dans « Critique de la violence ». « Destin et caractère » nomme clairement le noyau problématique de ses considérations critiques sur le droit : « Par méprise, parce qu’on l’a confondu avec le règne de la justice, l’ordre du droit, qui n’est qu’un vestige du stade démonique de l’existence humaine, […] cet ordre s’est maintenu au-delà du temps qui inaugura la victoire sur les démons7. » « Fondation de droit est fondation de pouvoir et dans cette mesure un acte de manifestation immédiate de la violence8. » Dans cette remarque de « Critique de la violence », Benjamin ne fait que redire ce que dit n’importe quel penseur sérieux du monopole de la violence d’État. Par contre, ce qui le distingue, c’est qu’il se propose de montrer que cette violence du pouvoir interne au droit poursuit inéluctablement une extension colonisatrice, incluant toujours plus d’actes et de faits dans le régime de la faute. Lorsqu’il conçoit ses propres termes selon leur légitimité, le droit prétend garantir une relation entre un acte commis et la peine encourue, en substituant à

toutes les réactions possibles à un acte injuste – la violence naturelle, mais aussi l’arbitraire de l’État – une suite juridique prévisible. Il suppose donc une connexion causale entre crime et châtiment, conçue selon une commensurabilité, une équivalence établie entre le degré du châtiment et celui de la faute. Contre la prétention qui sous-tend cette conception, Benjamin montre que ces termes n’ont de sens que si on en inverse la temporalité. Le droit n’a de prise que sur les actes qu’il saisit comme faute : c’est dire d’une part que la constitution juridique de la faute est un moment intégral de l’état de droit, d’autre part que cette constitution précède logiquement tout acte. Ce ne sont pas d’abord les actes de la vie humaine, mais bien le droit qui se constitue en définissant ce qui est ou non faute, soutient le philosophe. C’est parce qu’il y a droit qu’il y a faute, et non pas parce qu’il y a d’abord faute qu’il y a ensuite châtiment : « Le juge peut voir du destin là où il le veut ; dans tout châtiment il doit dicter à l’aveugle un destin9. » Bien sûr, selon les termes du droit, la société, voire l’acteur lui-même, est protégée par le droit. Mais cette affirmation est fausse à plusieurs égards. Elle est fausse de manière évidente en ceci que le châtiment ne peut en rien défaire l’acte qu’il condamne, puisqu’il prétend justement s’appuyer sur une connexion causale a posteriori : c’est l’acte fautif qui est censé appeler le châtiment. Contre la méprise libérale, Benjamin note que les lois ne sont pas dissuasives, mais menaçantes. Mais, de manière plus décisive, cette « protection » exclut de fait, violemment, toutes les autres manières possibles d’articuler l’« avant » et l’« après » de l’acte injuste et des suites qui lui sont données ; elle exclut l’indétermination du temps ainsi que les agencements qu’il appelle. Benjamin éclaire ce point fort obscur par un rapprochement avec l’ordre démonique. Plus haut, on a vu que, face à une vengeance dont il n’y a nul dehors, la révolte du héros tragique ne dispose d’aucun langage pour exprimer son refus du malheur. L’ordre du droit moderne perpétue cette ubiquité démonique, mais sous le signe d’une logique temporelle inversée. Ce qui était point de départ dans la tragédie, l’étouffement, le mutisme du héros, bascule en une visée : pour imposer sa connexion successive et causale, le droit tend à supprimer tous les moyens d’articulation libres, incertains, qui médient les rapports entre les hommes. L’argument qui justifie ce rétrécissement est toujours le même : on ne peut tolérer cette incertitude, cette précarité, car elle comprend le risque d’une violence naturelle. Ici encore, Benjamin signale une perspective faussée. Il montre que sous prétexte de garantir l’exclusion de la violence naturelle, la continuité temporelle du juridique exclut réellement tout ce qui lui échappe, tous

les moyens autres que ceux fondés sur la définition d’une infraction ou d’un manquement, bref d’une faute. C’est dire que le monopole de la violence propre au droit ne supprime la violence naturelle qu’à mesure qu’il étend la violence légale, et ce, au détriment de toute autre procédure non violente d’entente ou de conflit. Le droit tend à coloniser tous les autres moyens possibles de se rapporter aux actes de la vie, même ceux qui semblaient d’abord étrangers au régime de la faute. Soulignons que, dans cette colonisation, il ne s’agit plus simplement d’interdire un acte, mais bien aussi de dicter une conduite. Autrement dit, la détermination du droit comme faute introduit une continuité qui comprend aussi bien un droit lié à des normes sociales qu’un droit fondé sur une prohibition. Dans le cadre conceptuel fixé par Benjamin, cette différence est de degré. Inutile de dire que le diagnostic porté sur l’expansion de la sphère légale est prophétique : la colonisation de la vie par le droit est un trait dominant de notre monde. Sous des formes différentes dans les sociétés riches et pauvres, elle connaît une accélération exponentielle ces dernières années10. Un autre effet se produit : en étendant de plus en plus sa causalité à toutes les sphères de la vie, le règne du droit exclut également de plus en plus le bonheur, celui-ci ne pouvant jamais résulter de la contrainte du droit. À cet égard, Benjamin en réfère à la contractualité civile : quelle que soit la volonté d’accord qui s’y exprime, celle-ci devient immédiatement dépendante de la violence dès lors qu’elle se « garantit » légalement. Le recours à la confiance est sapé au profit de la menace latente propre à la violence conservatrice. La légalité procédant nécessairement par homogénéisation, effaçant toute voie divergente, la pénétration de la société par sa connexion causale de la temporalité « produit » toujours davantage un défaut d’expression. L’enjeu pour Benjamin sera donc bien de disloquer cette connexion temporelle causale propre au droit, laquelle reste empreinte du règne de la vengeance. Ajoutons que cette connexion est aussi bien celle d’une commensurabilité, d’un échange entre châtiment et faute. Si bien qu’il n’y a nul besoin d’en référer à l’infrastructure des rapports de production pour discerner la continuité du droit avec le règne de l’équivalence. Dans ce texte, c’est même l’inverse, c’est la superstructure juridique qui est l’objet polémique direct de la critique benjaminienne11. Mais alors, qu’en est-il de la sphère morale ? Se proposant de disloquer la causalité du droit, d’ouvrir des hiatus temporels entre les actes et leurs conséquences, Benjamin n’est-il pas tout simplement conduit à annuler la faute, et donc aussi tout commandement moral ? Sur ce point, le philosophe est on ne peut plus clair, puisque son texte cite le commandement divin : « Car à la question : “Ai-je le droit de tuer ?” répond le commandement immuable : “Tu ne

tueras point.” […] celui-ci demeure inapplicable et incommensurable à l’acte accompli. Aucun jugement sur cet acte ne suit. Et ainsi on ne doit ni préjuger du jugement divin sur cet acte ni du motif de ce jugement. C’est pourquoi ils n’ont pas raison, ceux qui fondent sur ce commandement la condamnation d’une mise à mort violente de l’homme par ses semblables. Le commandement n’est pas le critère du jugement, mais le fil conducteur de l’action […]12. » L’éclairage du droit sous la perspective de sa continuité avec le destin permet à Benjamin de produire une division nouvelle entre moyens violents et non violents. Ou, plus précisément, il divise entre une violence comme moyen soumis à une fin – cela vaut pour toute violence du droit, qu’elle soit conservatrice ou fondatrice – et une violence et non-violence se déployant comme « moyen pur ». Parmi les moyens non violents et de violence pure, le philosophe compte le dialogue comme technique d’entente civile, la confiance, la « loi du cœur », au côté desquels il place la politique telle qu’elle se spécifie dans la grève générale prolétarienne. Toutes ces techniques passent par un rapport entre les gens et les choses, toutes mettent en réserve une violence naturelle potentielle (celle que pourrait provoquer en réaction la tromperie ou la trahison) sans jamais s’appuyer sur autre chose que leur propre médiation. Il est frappant que Benjamin conçoive la politique comme un moyen de justice parmi d’autres, et non comme le moyen central apte à subsumer tous les moyens non violents et de violence pure. Non seulement les moyens purs sont médiation, ils le sont en se médiant entre eux. Tournons-nous vers la politique. Le philosophe tire de sa division entre moyens du droit et moyens purs une différenciation nouvelle au sein de la lutte des classes. Pour ce faire, il s’appuie sur la distinction opérée par Georges Sorel entre grève générale prolétarienne et grève générale politique. La première renvoie à une violence pure en ce que son refus de l’arbitraire disjoint la lutte de tout enjeu de pouvoir. Un tel moyen accomplit directement la destruction de la division du travail, défait toutes les assignations sociales. Sans égard pour la logique des intérêts et à son corollaire, le calcul des conséquences, la grève ainsi pratiquée se donne pour seule tâche l’anéantissement de la violence de l’État, lequel coïncide avec son propre désordre. Bref, étant elle-même le processus de transformation recherché, la grève générale prolétarienne n’a pas de but hors d’elle-même. La grève générale prolétarienne vaut par opposition à la grève générale politique, laquelle est un moyen en vue de la prise du pouvoir d’État, et donc une violence fondatrice. Rappelons que ce texte est écrit peu après la faillite de la social-démocratie allemande, qui vote les crédits de guerre en 1914, après l’échec tout récent de la révolution spartakiste. Il y va avant tout d’une lucidité critique tirée de la défaite,

pas d’un programme politique. De même, la référence aux moyens purs ne résout pas le problème des rapports entre droit et politique, elle en révèle la teneur. À tout le moins, elle a la vertu de nous contraindre à nommer l’écart entre la lutte pour une cause et la lutte pour un droit. Pour autant, il reste à demander ce qu’est l’effectivité d’un moyen pur, comment elle se rapporte à l’hétérogénéité intrinsèque aux droits acquis par les luttes – le droit de grève, la fixation d’une limite au temps de travail, l’école obligatoire. D’ailleurs, à ce titre, la grève prolétarienne ne s’oppose pas tant à la grève politique générale (on n’imagine pas l’une ayant lieu sans l’autre), qu’elle nomme la différence d’avec elle-même de toute grève aimantée par des intérêts ou des enjeux de pouvoir. La grève prolétarienne générale n’exclut pas la violence physique, elle nomme ce qui de la politique ne relève plus d’aucun pouvoir : la manifestation de l’aspiration humaine à la justice. Le philosophe y discerne un désordre profane qui ne tolère plus aucune hiérarchie au sein de lui-même. Ce désordre est anarchie, non pas au sens d’une position qui serait simplement opposée à l’État, mais au sens d’une dissolution des droits fondateurs et conservateurs dont procède son monopole. Quelles qu’en soient les conséquences, la grève prolétarienne jamais ne ravale ses moyens au rang d’une fin. Sa violence est intégralement médiation, et non pas ordre. S’appuyant sur cette distinction, Benjamin soutient qu’une position de classe révolutionnaire n’est pas d’abord relative à sa volonté de renverser l’ordre économique ; ce qui en elle est décisif est bien plutôt la volonté destructrice de l’ordre du droit. Sa critique de la complicité entre droit et destin transforme donc la conception de lutte de classes. La destruction en question correspond à un étrange chassé-croisé : le moins de maîtrise, par lequel se défait l’emprise du droit, passe dans un plus du côté de la médiation. Perméabilité des corps, des affects et des paroles, intensification et démultiplication de leurs connexions. Tous se trouvant soudain dépositaires de ce qui leur arrive en commun, le commun est remis à un tramage imprévu, conflictuel et instable de ses configurations. En tant qu’elle nomme la communicabilité des extrêmes, la grève générale prolétarienne marque l’amplitude qui passe de « la division des avis à l’affrontement sanglant13 » : elle dégage l’articulation incertaine des corps au symbolique comme ressort de la politique. Pour autant, cette altération ne fait en rien disparaître la question économique, elle lui donne une coloration différente. À propos de l’ambiguïté mythique des lois, Benjamin cite Anatole France : « “Elles [les lois] interdisent également aux pauvres et aux riches de coucher sous les ponts”14. » La critique marxiste fustige l’abstraction d’un droit supposément égal pour tous, riches ou

pauvres. Plus radicalement, la critique de Benjamin montre que le droit moderne transforme incessamment la pauvreté en faute. En plus d’être pauvre, le pauvre est coupable de sa pauvreté. Réduire la vie au simple fait d’être en vie – à la contrainte harassante d’être une marchandise – en même temps qu’elle stigmatise cette condition comme délit livré à la violence du droit : telle est la manière dont la rémanence du destin se spécifie dans le monde moderne, en tant que violence mythique propre au capitalisme. Ici, il s’agit de la pauvreté qui enfonce la vie dans sa naturalité15, pauvreté qui frappera collectivement la classe laborieuse de tout son arbitraire dans la crise des années 1920, ainsi que le philosophe la décrit dans « Voyage au travers de l’inflation allemande » : « Lorsqu’il y avait du travail qui nourrissait son homme, il y avait aussi une pauvreté qui ne le déshonorait pas lorsqu’elle le frappait lors d’une mauvaise récolte ou pour quelque autre fatalité. Mais il y a bien quelque chose de honteux dans ces privations qui sont le lot de millions d’hommes et qui en frappent des centaines de mille qui tombent dans la misère. […] Mais jamais personne n’a le droit de conclure une paix séparée avec la pauvreté, lorsqu’elle tombe, comme une ombre géante, sur son peuple et sa maison. Il doit alors tenir ses sens en éveil, pour percevoir toute humiliation qui leur est imposée et ainsi les discipliner longtemps, jusqu’à ce que ses souffrances aient ouvert non plus la rue en pente du chagrin, mais le chemin montant de la révolte16. » « Ce n’est donc pas l’homme qui a un destin, et le sujet du destin est indéterminable17. » Sous le capitalisme de Weimar, cette impossibilité prend forme dans les analyses décortiquant inlassablement causes et effets de la crise économique. Pour ces analyses, l’humanité n’existe pas, seuls existent les paramètres de l’accumulation, de la perte, de l’inflation, etc. C’est dire que l’humanité revient aux masses frappées par le chômage et l’inflation lorsqu’elles refusent l’objectivation de ces explications économiques, lorsqu’elles prennent directement en vue le caractère intolérable de l’arbitraire marchand. Alors seulement elles pourront rompre le cercle mythique du capital, parler un langage autre que celui de sa naturalisation : celui de la justice, qui trace le chemin de la révolte.

Dramatisation du destin, réflexivité et mortification de la critique Nul besoin de connaître le plan d’une maison pour se cogner aux murs. Qui s’aventure dans la conception du drame baroque allemand déployée par

Benjamin se trouve immédiatement dans cette situation évoquée par Lacan. Le drame baroque est saisi par Benjamin depuis de nombreux points d’impact ; les effets, indirects, sont malaisés à saisir. Allers-retours entre une théorie de la souveraineté, une théorie du jeu, une autre de l’allégorie. La difficulté de circuler entre ces différents moments vaut d’autant plus que cette édition a choisi de présenter une facette latérale : « Le concept de destin dans le drame de la fatalité » qui correspond au drame baroque espagnol, avant tout à l’œuvre de Calderon18. Ce passage exemplifie un des paradoxes de l’étude tout entière. Le philosophe nous met en présence du « drame du destin » comme une des versions prégnantes, brillantes, du baroque espagnol, affirmant simultanément que cela même qui empêche la reprise en Allemagne révèle la vérité du baroque. La dramatisation propre au « drame de destin » fournirait donc une des clés pour saisir le déplacement opéré par le philosophe, de la forme achevée, hispanique, du baroque vers celle, décisive par son défaut même, du Trauerspiel allemand. Plus encore, c’est à partir de son défaut dramatique que Benjamin va élaborer une procédure critique qui ne soit plus réflexive, mais mortificatrice. Qu’est-ce qu’imite l’art ? Jamais simplement une série de faits, mais bien le sens ou l’idée qui en constitue le ressort. Cela vaut aussi pour le drame historique baroque et pose donc une question particulière à son dramaturge, puisqu’il trouve d’abord son matériau dans une telle série. Comment transformer une séquence historique au cours infini en un « petit complexe de vie » soumis à une action ? Plus précisément, s’agissant du baroque, comment montrer l’histoire dans sa séparation d’avec l’état paradisiaque, l’histoire soumise à l’action en elle du péché originel ? Cette transformation de sources historiques en morceau de nature – en destin –, telle est la fonction de la dramatisation baroque. Elle s’exemplifie clairement dans la version heureuse, espagnole, de ce drame, laquelle met l’accent sur le destin comme jeu19. Benjamin différencie le concept de destin associé aux drames du destin espagnol, du destin démonique propre à la tragédie antique. Cette dernière a pour contenu un mythe dont le sens est déjà donné d’emblée, tandis que le baroque a pour contenu l’histoire dans laquelle s’actualise la faute de la créature. Le rôle de l’oracle chez l’un et l’autre avère cette différence. Chez Sophocle, Tirésias raconte à Œdipe son passé ; enfant, il fut livré pieds percés à la nature sauvage. Au contraire, le drame baroque relate un monde présent sur lequel pèse la menace de la faute. Dans La vie est un songe, Basilio enferme son fils dans la tour pour éviter les présages déchiffrés dans son horoscope. Le Plus Grand Monstre du monde débute par le récit d’une malheureuse prophétie : Marianne sera victime d’un monstre et Hérode tuera ce qui lui est le plus cher. Cette

prophétie aimante la pièce, elle en est le noyau virtuel qui s’accomplit dans le déploiement de l’intrigue. Dans le drame du destin, la faute de la créature se donne à lire à même le déroulement de l’action. Cette faute, rappelons-le, n’est pas du registre de l’acte éthique, elle relève du péché originel. C’est pourquoi le destin n’est ni une catégorie purement historique ni une catégorie purement naturelle : « C’est la force élémentaire de la nature dans le cours de l’histoire, qui lui-même ne relève pas absolument de la nature, car l’état de la création réfléchit encore le soleil de la grâce. Mais reflété dans le bourbier de la culpabilité adamique20. » Cette remarque cerne la facture particulière du baroque espagnol, lequel conserve une relation à la grâce, quand bien même celle-ci n’est présente que de manière réflexive. En effet, la Contre-Réforme connaît un équivalent profane de la grâce théologique. Celle-ci se miniaturise pour apparaître en une scène de jeu, le jeu de la cour qui entoure le monarque absolu. Apparaissant comme instance rédemptrice sécularisée, le souverain représente une force capable de dompter celle de la faute : surtout, la polarisation entre l’action de la faute et celle du souverain constitue le drame lui-même comme un jeu instable et mobile de forces. Alors que la vie est désertée par le sérieux propre à l’absolu du religieux, elle se reporte dans le jeu de cet espace profane hautement instable qu’est le cosmos de l’honneur. Par ce détour, elle s’approprie un reflet de la transcendance. Rien de cette dialectique ne se retrouve dans l’espace germanique de la Réforme. Ici, le drame s’enfonce toujours davantage en une fuite irraisonnée vers une nature exclue de toute grâce ; son paysage de ruine et de mort se confond à tel point avec l’immanence qu’il ruine aussi bien l’écart du jeu : le Trauerspiel allemand apparaît comme rigide, s’abîmant complètement dans un désespoir sans dénouement. Sa tristesse est sans recours, mélancolie emportant en sa ruine jusqu’à la cohérence de la forme censée la représenter. C’est donc seulement moyennant la prétention de la puissante ContreRéforme – la prétention de frôler la grâce, même indirectement – que le destin peut développer sa logique comme un jeu. En celui-ci, on trouve aussi bien la volonté de restauration portée par le pouvoir absolutiste que la science cosmologique païenne qui informe la chrétienté catholique. Le jeu s’accomplit selon une polarité tendue entre cette majesté souveraine et le destin astrologique, ou magique. Précisant leur asymétrie, Benjamin écrit : « La fatalité est l’entéléchie des événements dans le champ de la faute21. » Le pôle astral est la force déterminante, qui agit par rapport au but vers lequel tend la pièce ; il constitue et la dynamique et la finalité du drame.

On a vu que le destin s’empare de l’histoire en la transformant en morceau de nature. C’est dire que la dramatisation ne se limite pas à l’intrigue au sens strict de l’enchaînement des actes, mais qu’elle se répartit dynamiquement entre tous les éléments de la pièce – les personnages, mais aussi les réquisits, le décor, la nature. C’est ce qui fait le caractère si étonnant, moderne, du théâtre de Calderon. Le destin s’empare indifféremment de la passion des hommes – la jalousie d’Hérode –, des choses inanimées – le poignard et le portrait, les astres, les fleurs et le paysage – pour produire les signes avant-coureurs du malheur et le malheur lui-même. C’est dire que le destin advient toujours au travers d’un élément étranger, par des rapports intermédiaires, de hasard et de passion. La faute ne produit pas un enchaînement nécessaire du drame, bien au contraire : c’est la dramatisation du caractère fortuit des choses qui donne à lire l’action de la faute. Selon une telle dramatisation, virtualité et actualité de la faute se correspondent, mais sans se ressembler, sans qu’un chemin direct mène de l’un à l’autre. Cela est vrai même pour les éléments les plus contaminés du drame. Ainsi Marianne, la femme d’Hérode, meurt à cause de sa jalousie, mais Hérode ne tue pas son épouse par jalousie ; il la tue par accident, au cours d’un imbroglio à propos du poignard et de la présence d’Octave dans les chambres de son épouse. Calderon a justement tout fait pour éviter cette conclusion, Hérode tuant par jalousie. Selon Benjamin, l’Espagnol est le seul dramaturge ayant réussi avec ce matériau historique. Ayant lié de bout en bout la jalousie d’Hérode à l’amour, sans la faire tomber du côté de la haine, il est le seul qui soit parvenu à dramatiser un destin, à avoir logé la cause de l’acte meurtrier hors du personnage qui le commet, dans la constellation de la pièce. Relativement à cette logique dramatique, le monarque absolu possède un double statut. Le souverain est la créature la plus haute ; proche du divin, il règne sur l’histoire et peut y ramener un ordre réfléchissant l’au-delà : en projetant la dimension illusoire de l’ici-bas, en reportant la totalité de la vie éveillée vers la logique du rêve. La vie est un songe exemplifie à merveille cette résolution du drame. Mais, malgré sa puissance, le souverain est et reste créature, lui-même soumis à l’immanence de la faute ; sa décision est entamée, ruinée par les passions qui impriment à sa volonté des impulsions contraires. Tantôt, il restaure l’ordre et nous sommes en présence d’un drame romantique, tantôt il sombre, l’une des figures de cette perte étant le drame du destin. Toujours cependant, il s’agit de mettre en scène le destin comme machination, ou jeu ; ce qui chez Calderon se fait par le rapetissement de l’action, par l’une de ces réflexions que les héros tiennent prêtes pour faire

tourner en elles tout l’ordre du destin comme on fait tourner une balle dans la main pour en regarder tantôt un côté, tantôt l’autre. Pour Benjamin, la virtuosité de l’Espagnol tient dans sa capacité à harmoniser tristesse et jeu. Autant de dissociations, d’effets de malheur liés à la passion et au hasard, autant de reprises de ces effets dans la réflexivité chatoyante d’une illusion qui s’étend à la totalité de la vie : le théâtre du monde. Une telle dramatisation ne représente que la clôture du monde sublunaire sur luimême, « où encore et encore les règles du destin auxquelles est soumise la créature doivent confirmer leur validité de façon surprenante et virtuose, ad majorem dei gloriam et pour le plaisir des yeux des spectateurs22 », mais elle la représente selon les rapports infinis que produit l’apparence. Alors même que Benjamin souligne l’éclat de la dramatisation espagnole, la virtuosité de Calderon, il discerne dans cette réussite même un blocage. Certes, personne n’agence mieux que l’Espagnol les discontinuités du hasard et de la passion au travers desquels prend effet la faute de la créature. Mais il ne les met en exergue que pour mieux les annuler. Calderon rapproche les malheurs du monde profane d’avec un rêve pour, au sein de ce rêve, dissoudre la séparation du monde fini d’avec l’absolu. Ainsi, chaque petit complexe de vie dramatique s’éclaire comme une totalité. Ce trait est commun au romantisme et au baroque de Calderon ; l’instance de salut et de rédemption réside dans la réflexion paradoxale du jeu, où la fiction dispute sa part au réel. Par l’achèvement de sa forme, le baroque espagnol réintègre la séparation d’avec l’absolu, la reporte sur le plan d’une absolutisation esthétique. Or c’est justement cette étincelante capacité à la forme qui recouvre l’accès à la vérité de la séparation profane. A contrario, le drame baroque allemand ne réussit jamais à imprimer une vie formelle à la séparation qui en transcenderait la finitude. Il en expose seulement l’aggravation. Plongée nocturne, le destin propre au drame allemand ne contient plus aucune lueur du soleil de la grâce. Sa raideur ne produit pas de rebondissements, bien plutôt elle progresse en enfouissant « au plus profond la ligne de démarcation qui sépare la physis de la signification23 ». Rapprochant exponentiellement l’histoire de ce qui la sépare de l’infini, le drame inscrit hommes et choses dans la déchéance propre à la physis. Se déposant à même le continuum sans âme – amorphe – de la nature, les significations l’éclatent en la morcelant, la saturant de signes arbitraires, portant le contenu à sa ruine, se ruinant à leur tour dans le déclin qu’elles révèlent. Rapprochant l’histoire de l’« histoire-nature », le destin la rapproche de sa dévastation, ou, dans le lexique de Benjamin, il en expose la « mortification ». Saisi par le dynamique de cette mortification, le Trauerspiel ne réussit jamais à se donner vie comme forme. Par

ce défaut même, il accède à la vérité de la séparation profane, celle d’une temporalité aux prises avec la mort. Le paradoxe du baroque tient à ce que seul son versant inachevé, raté, mineur – sa rigidité allemande – produit véritablement son intelligibilité, y compris celle de son versant majeur, réussi, espagnol. Parce qu’il dramatise à la perfection le hasard et la passion, ce dernier parvient certes à révéler la faute de la créature comme ressort de la vie profane. Mais, parce qu’il la capte dans la forme d’une apparence, dans et par l’infinité de celle-ci, il annule les effets de cette faute, effets de morcellement, de fragmentation, de mortification. Car ces effets ne tiennent plus de la forme esthétique, mais de la destruction du réel. Il revient donc à la forme qui échoue comme forme – au drame baroque allemand, lui-même corrodé par le déclin qu’il met au jour – d’exposer le réel de cette mortification. Voilà, in nuce, ce qui contraint Benjamin à déplacer son attention de la brillance espagnole vers les cassures du drame baroque allemand. Ce report marque aussi bien une altération de la procédure critique du philosophe, laquelle rompt définitivement avec certains de ses attendus romantiques. En effet, s’appuyant sur le romantisme, Benjamin exclut la critique comme mesure ou comme source, pour prendre son départ dans l’immanence des œuvres. Une telle critique s’engage au plus près de leur processualité, analysant les rapports et les connexions entre les éléments comme produisant ensemble deux choses : la forme propre à son existence singulière, la dissolution de sa contingence relative dans son rapport à l’infini : à l’idée de l’art. Cette réflexivité implique aussi bien une compénétration de la philosophie et de l’art, puisque chaque œuvre singulière rencontre la question de l’idée de l’art au sein même de sa propre procédure. Or, dans les drames de Gryphius, Lohenstein, Haugwitz, Benjamin tombe sur un obstacle à cette compénétration : en ces drames, le morcellement des éléments ruine aussi bien la cohérence de l’œuvre, disloque toute synthèse. Loin que toute chose puisse entrer dans la logique de la forme, c’est la forme qui s’éclate et se disperse à l’épreuve des dissociations qui la fissurent. Les fragments allégoriques de ces drames ne sont plus de petites totalités en rapport avec l’absolu, des fragments ramassés comme un hérisson. Ce sont des morceaux opaques, en rapport avec la mort, pouvant être chargés indifféremment d’une foule de significations. Rien ne rattache plus ces morceaux à l’art. Ils ne sont des éléments esthétiques que parce qu’ils sont des éléments de finitude : des échardes de réel à déchiffrer. C’est dire aussi que la critique apte à saisir la vérité de cette fragmentation ne peut plus simplement se nommer esthétique, qu’elle se trouve en prise avec un réel qui déborde l’œuvre, le réel de l’histoire. Une telle critique

n’atténue pas, mais amplifie ce morcellement de la cohérence, dans les mots de Benjamin, elle se fait « mortification ». Qu’est-ce-à dire ? En aggravant les dissociations caractéristiques d’un monde coupé du divin, en détruisant le principe synthétique de la forme, en coupant dans l’unification réconciliatrice de la réflexion, la critique mortificatrice appréhende la séparation d’avec l’absolu non plus comme une chute hors de la vérité, mais comme la vérité du profane comme tel. Si dans l’œuvre baroque la mortification est mélancolie, la critique mortificatrice opère une conversion lucide de cette mélancolie. Benjamin reprend tous les moments de ruine, de perte, de déchéance que traverse la rigidité de ces drames, mais pour en inverser le potentiel. Au lieu que la dégradation du monde profane le disqualifie, elle dégrade la valeur de la clôture symbolique des œuvres. Loin que l’équivoque des significations allégoriques annule leur certitude, elle affirme que chaque élément concret peut en signifier n’importe quel autre, selon un renvoi immanent s’effectuant à l’infini. De même, le rapport à la mort ne dénote plus notre éloignement de l’absolu, il dénote l’inachèvement dont procède l’histoire. D’une certaine manière, cette inversion critique ne fait que s’emparer de l’instabilité du régime allégorique de signification, dans lequel le monde profane est à la fois abaissé et élevé ; mais il s’en empare selon une inclinaison singulière, imprimant une tournure sobre à sa disposition mélancolique. Ainsi Benjamin : « La critique est mortification des œuvres. Leur essence [celle du Trauerspiel] s’y prête plus que celle de toute autre production. Mortification des œuvres : il ne s’agit donc pas de l’éveil de la conscience dans les œuvres vivantes – au sens romantique – mais de l’instauration du savoir dans ces œuvres, qui sont mortes24. »

De la pertinence du concept de destin Ce bref tableau souligne l’amplitude des variations que charrie le concept du destin chez Benjamin, la capacité qu’a le philosophe de le faire diverger d’avec lui-même selon le champ de ses manifestations, la nature de la faute, etc. La sélection de ce volume encourage aussi à interroger la charge que lui fait porter Benjamin, les questions qu’il ouvre. On a vu que l’analyse de la continuité entre destin et droit moderne conduit le philosophe à séparer radicalement toute pratique réelle de la justice – qu’elle soit éthique ou politique – de celle du droit. Ce geste prend d’abord son sens si on le rattache à la conjoncture. À l’issue de la Première Guerre mondiale et de sa défaite, l’Allemagne devient une République par un mouvement révolutionnaire qu’elle réprime aussitôt. Ce retournement conduit Benjamin comme bien

d’autres à repenser les termes de la lutte de classes. On l’a vu, il fait de l’antinomie entre droit et justice une catégorie centrale de celle-ci. L’exemple prégnant est la grève, laquelle se divise selon qu’elle participe ou non de la violence fondatrice du pouvoir ou d’une manifestation réelle de la justice, d’une médiation conflictuelle n’ayant pas de fin au-delà d’elle-même. Cette division peut se lire de plusieurs manières. Soit les manifestations politiques de la justice – sa violence pure – coïncident avec la disparition immédiate de l’État, et alors elles ne possèdent leur vérité effective que dans une situation révolutionnaire. Soit l’antinomie de la justice et du droit possède sa vérité dans une charge utopique effective, s’éclatant en d’indénombrables « points d’intervention ». Alors, au titre de celle-ci, la critique benjaminienne de la colonisation du droit met en exergue ce qui dans tout conflit est hétérogène à la sphère du droit, à commencer par la grève elle-même25. Dans ce second cas de figure, qui nous semble bien plus pertinent, le point de bascule est malaisé à saisir. Par exemple, Benjamin souligne que c’est le réel de la grève qui contraint l’État à en concéder le droit. Reste à savoir si ce point d’intervention renvoie à une dissociation originelle du droit et de la justice, s’il procède d’une contrainte hétérogène exercée par la sphère politique sur celle du pouvoir, ou encore s’il désigne simplement l’intégration de la grève à une violence fondatrice de ce pouvoir. Sans doute la situation historique pousse-t-elle Benjamin vers cette dernière lecture. Mais ce qu’il nous lègue, c’est la difficulté que nous avons avec cette question. On la retrouve dans la théorie foucaldienne, pour laquelle le pouvoir produit sans cesse une continuité exactement à l’endroit où l’acte est censé produire une rupture. On la retrouve aussi, différemment, dans la théorie d’Agamben, pour lequel il ne peut y avoir de médiation infinie que parce qu’est déjà posée une césure originelle entre vie nue et pouvoir souverain sur cette vie26. Plus simplement, on retrouve cette difficulté dans toutes les tentatives de penser une subjectivation politique qui ne soit pas identique avec un sujet du droit. Qu’en est-il de l’écart entre la lutte pour une cause et celle pour un droit ? Leur différence est-elle à mettre au compte d’une hétéronomie ou d’une hétérogénéité ? En tous les cas, Benjamin nous contraint à problématiser aussi bien la fétichisation du parlementarisme que le rêve de la prise de pouvoir, et ce dès 1921. On a vu que Benjamin décentre le baroque de la dramatisation réflexive vers l’éclatement, la ruine du profane, et que, ce faisant, il singularise une procédure critique « mortificatrice ». Le philosophe a exploré un « coude », il a coupé le drame du destin espagnol de sa reprise romantique pour le confronter aux œuvres germaniques, restées lettre morte.

Cette critique inquiète l’opposition entre réel et art plutôt qu’elle ne s’y inscrit ; chez Benjamin, elle devient une écriture critique de l’histoire présente. Or ce devenir produit une difficulté nouvelle. Car si l’analyse de l’allégorie baroque éclaire de manière époustouflante les dissociations qui y opèrent, si elle déchiffre l’inachèvement à même la ruine du profane, la mise en jeu de cet inachèvement est rien moins qu’évidente pour une critique du capitalisme. Car la continuité qu’il s’agit de rompre est précisément celle de l’affolante multiplicité marchande, où toute chose se redouble incessamment en sa signification, où les signes s’inscrivent dans le vertige de la circulation commensurable propre à l’équivalence, où la dévastation se donne comme objectivité. C’est comme réponse à celle-ci que le concept de mortification avère sa portée destructrice. Immobilisation de la circulation en une configuration hétérogène précise, actualisation d’un risque qui divise le présent, courtcircuitage du réel et du rêve : tels sont les paramètres dans et par lesquels Benjamin dramatise son propre travail philosophique, en une formule laconique : « Prendre au sérieux l’inachèvement. » Antonia BIRNBAUM 27 Toulouse, juillet 2011

Notes 1. En plus des textes repris ici, il a notamment rédigé « Les affinités électives de Goethe », « La tâche du traducteur », Sens unique, « Les paysages urbains ». 2. Nous insistons sur les circulations de ces textes autour de cette notion, ce qui implique de laisser bien d’autres aspects dans l’ombre. 3. Voir infra, « Brèves ombres », p. 143. 4. Sophocle, Œdipe à Colone, in Théâtre complet, présentation et traduction par Robert Pignarre, Paris, Garnier, 1964 (cité d’après l’édition GF Flammarion, 2006, p. 294). 5. Walter Benjamin, « Le plus grand monstre, la jalousie de Calderon et Hérode et Marianne de Hebbel. Remarques sur le problème du drame historique », in Romantisme et critique de la civilisation, Paris, Payot, 2010, p. 73. 6. Voir infra, « Destin et caractère », p. 112. 7. Ibid., p. 111. 8. Voir infra, « Critique de la violence », p. 92. 9. Voir infra, « Destin et caractère », p. 113. 10. Dans les sociétés riches, elle conduit à une extension du contrôle et du droit de propriété (par exemple, le droit à l’image) ; dans les sociétés pauvres, elle conduit à une spoliation par ce même droit (par exemple, les brevets de production des végétaux). 11. C’est pourquoi les lectures de « Critique de la violence » qui procèdent en des termes strictement marxistes ne sont pas très convaincantes. 12. Voir infra, « Critique de la violence », p. 97. 13. Le passage de l’un à l’autre étant, selon Nicole Loraux, ce que les Grecs ne cessent de faire sous le nom de démocratie. Voir Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, p. 20. 14. Voir infra, « Critique de la violence », p. 93. 15. Il y a bien, chez Benjamin, des vertus et une indépendance à trouver dans une réponse pauvre à la surenchère spirituelle du nazisme. Voir Walter Benjamin, Expérience et pauvreté, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2011. 16. Walter Benjamin, Sens unique, Paris, Maurice Nadeau, 1988, p. 155-156. 17. Voir infra, « Destin et caractère », p. 113. 18. Ce détour a été peu arpenté : alors qu’il n’y a pas de passage de Origine du drame baroque allemand plus fréquemment cité et commenté que celui concernant l’histoire allégorisée en nature, s’offrant au regard du spectateur comme « paysage originel pétrifié », s’inscrivant dans une tête de mort, beaucoup moins d’attention a été accordée au problème de la dramatisation. 19. Pour ses réflexions, Benjamin s’appuie en premier lieu sur le drame de Calderon, Le plus grand monstre du monde. 20. Voir infra, « Le concept de destin dans le drame de la fatalité », p. 125. 21. Ibid., p. 126. 22. Walter Benjamin, Romantisme et critique de la civilisation, op. cit., p. 96. 23. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2009, p. 179. 24. Ibid., p. 195 (traduction modifiée). 25. C’est la différence faite par Benjamin entre une violence pure « universellement valable » (allgemeingültig), sinon elle ne serait plus justice, mais qui n’est pas pour autant « universalisable » (verallgemeinerungsfähig) ou généralisable, c’est-à-

dire que l’on ne peut lui soustraire cette singularité. Car toute généralisation enlèverait précisément à la violence son caractère de moyen n’ayant d’autre justification que l’épreuve réelle de son exercice. Capturée dans la structure d’une forme, la violence serait à nouveau disponible à la finalisation, et donc au droit. 26. La position d’Agamben tendrait peut-être davantage à voir la vérité effective de la violence pure dans la disparition immédiate de l’État, et par là même, elle tend plutôt à reporter la question de la politique tout entière vers l’éthique, mais sur ce point, il varie beaucoup. 27. Philosophe, auteur de Bonheur Justice : Walter Benjamin, Paris, Payot, 2009.

Critique de la violence1 (1921)

Une critique de la violence peut avoir pour objet la représentation des rapports de cette violence au droit et à la justice. Car une cause, de quelque manière qu’elle agisse, ne devient violence au sens prégnant du mot que lorsqu’elle intervient dans les rapports moraux. La sphère de ces rapports est définie par les notions de droit et de justice. En ce qui concerne le premier d’entre eux, il est clair que le rapport fondamental le plus élémentaire de tout ordre juridique est celui de fin et de moyen. Il est clair aussi que la violence ne peut être trouvée d’abord que dans le domaine des moyens, non dans celui des fins. À une critique de la violence, ces constatations apportent plus, et aussi autre chose, que l’apparence a pu le faire croire. Si en effet la violence est un moyen, cela pourrait sans plus servir de critère pour en faire la critique. Ce critère s’impose quand il est question de savoir si, dans des cas précis, la violence est un moyen qui vise des fins justes ou injustes. Sa critique serait alors implicitement donnée dans un système de fins justes. Mais il n’en est pas ainsi. Car ce qu’un tel système impliquerait, en supposant qu’il soit assuré contre tous les doutes, n’est pas un critère de la violence elle-même en tant que principe, mais dans ses cas d’utilisation. Resterait toujours ouverte la question de savoir si la violence en général, en tant que principe, est elle-même morale en tant que moyen visant des fins justes. Cette question a besoin pour être résolue d’une critique plus affinée, d’une distinction dans la sphère des moyens eux-mêmes, sans considération des fins qu’ils servent. L’exclusion de cette interrogation critique plus précise caractérise une grande direction de la philosophie du droit et en est peut-être le signe distinctif le plus frappant : le droit naturel. Dans l’utilisation de moyens violents pour des fins justes, le droit naturel voit aussi peu de problèmes qu’un homme en trouve « en droit » pour mouvoir son corps vers le but visé. D’après ce concept (qui a servi de base idéologique au terrorisme de la Révolution française), la violence est un produit de la nature, quasiment une matière première, dont l’utilisation n’est soumise à aucune problématique, sauf si l’on mésuse de la violence pour des fins injustes. Si, selon la théorie de l’État concernant le droit naturel, les

personnes renoncent à toute leur violence en faveur de l’État, c’est à la condition préalable (que par exemple Spinoza constate expressément dans son Traité théologico-politique), que l’individu en soi et avant la conclusion d’un tel contrat conforme à la raison, exerce aussi de jure toute violence qu’il a en soi de facto. Peut-être ces conceptions ont-elles été réactivées plus tard par la biologie darwinienne qui, d’une manière toute dogmatique, ne considère à côté de la sélection naturelle que la violence comme unique moyen originel et approprié à toutes les fins vitales de la nature. La philosophie darwinienne telle qu’on l’a popularisée, a souvent montré combien est petit le pas qui sépare ce dogme issu de l’histoire naturelle, de celui encore plus grossier né de la philosophie du droit, selon lequel cette violence qui serait appropriée à des fins presque uniquement naturelles, est donc pour cette même raison légitime. Cette thèse du droit naturel, selon laquelle la violence est une donnée naturelle, s’oppose diamétralement à la thèse du droit positif pour lequel elle est née d’un devenir historique. Si le droit naturel ne peut juger chaque droit existant qu’en critiquant ses fins, le droit positif ne peut juger chaque droit en devenir que par la critique de ses moyens. Si la justice est le critère des fins, la conformité au droit est celui des moyens. Mais, nonobstant ce contraste, les deux écoles se rencontrent dans le dogme fondamental commun : les fins justes peuvent être atteintes par des moyens légitimes, des moyens légitimes peuvent être employés pour des fins justes. Le droit naturel tend à « justifier » les moyens par la justice des fins, le droit positif tend à « garantir » la justice des fins par la légitimité des moyens. L’antinomie se révélerait insoluble si l’hypothèse dogmatique commune était fausse, si des moyens légitimes d’une part et des fins justes d’autre part étaient en contradiction inconciliable. On ne pourrait en aucun cas y voir clair avant d’avoir quitté le cercle et avant que soient établis des critères indépendants pour la justice des fins comme pour la légitimité des moyens. Le domaine des fins, et ainsi la question d’un critère de justice, sera d’abord éliminé de cette enquête. En revanche, la question de la légitimité de certains moyens qui constituent la violence est centrale. Des principes de droit naturel ne peuvent pas en décider, mais seulement conduire à une casuistique sans fond. Car si le droit positif est aveugle devant le caractère inconditionnel des fins, le droit naturel l’est aussi devant le caractère conditionnel des moyens. En revanche, la théorie positive du droit est acceptable comme hypothèse de départ, parce qu’elle procède à une distinction fondamentale entre les types de violence, indépendamment des cas de son utilisation. Cette distinction sépare la violence historiquement reconnue, dite sanctionnée, et celle qui n’est pas sanctionnée. Si les réflexions qui suivent procèdent de cette distinction, cela ne peut

naturellement pas vouloir dire que les violences données sont classées selon qu’elles sont sanctionnées ou non. Car, dans une critique de la violence, le critère fixé selon le droit positif ne peut pas être appliqué, mais seulement évalué. Il s’agit de savoir ce qui s’ensuivrait, pour la nature de la violence, qu’un tel critère ou une telle différence lui soit applicable ou, en d’autres mots il s’agit du sens de cette distinction. Car on verra bien assez tôt que cette distinction selon le droit positif est judicieuse, parfaitement fondée en soi et qu’aucune autre ne peut la remplacer, mais en même temps on décèlera la seule sphère où elle peut s’appliquer. En un mot : si le critère que le droit positif pose pour évaluer la légitimité de la violence ne peut être analysé que selon son sens, la sphère de son application doit être critiquée selon sa valeur. Pour cette critique, il faut alors trouver le point de vue extérieur à la philosophie positive du droit, mais aussi extérieur à celle du droit naturel. Dans quelle mesure seule l’observation du droit selon la philosophie de l’histoire peut fournir ce point de vue, on le verra. Le sens de la distinction entre violence légitime et illégitime n’est pas évident sans plus ample informé. Il faut très résolument repousser le malentendu qui fait du droit naturel un moyen de distinguer la violence selon qu’elle vise des fins justes ou injustes. Le droit positif exige bien plutôt de chaque violence, on l’a déjà indiqué, un document justifiant de son origine historique, et qui sous certaines conditions pourrait la légitimer ou la sanctionner. Comme la reconnaissance des violences du droit se manifeste de la façon la plus tangible par la soumission sans résistance à leurs fins, ainsi il faut prendre pour base hypothétique de distinction des violences l’existence ou le manque d’une reconnaissance historique générale de leurs fins. Les fins qui manquent de cette reconnaissance peuvent être appelées fins naturelles, les autres fins légales. La diversité des fonctions de la violence, selon qu’elle sert des fins naturelles ou légales, apparaît avec le plus d’évidence si l’on prend pour base des situations juridiques déterminées. Pour des raisons de simplicité, les développements suivants se rapporteront à la situation européenne actuelle. Quant à la situation juridique de la personne individuelle comme sujet de droit, la tendance caractéristique est de ne pas tolérer que ces personnes accèdent à leurs fins naturelles, dans tous les cas où elles chercheraient à les atteindre au moyen d’une violence appropriée. C’est-à-dire que, dans tous les domaines où des personnes individuelles pourraient viser leurs fins en employant la violence, l’ordre juridique tend à établir des fins légales que seule la force du droit peut réaliser de cette façon. Mieux encore, cet ordre juridique tend à limiter par des fins légales même des domaines où les fins naturelles ont en principe un vaste champ libre, comme l’éducation ; dès que ces fins naturelles sont visées avec une trop grande brutalité, des lois limitent le pouvoir pédagogique de punir. Cela

peut être formulé comme une maxime générale de la législation européenne contemporaine : toutes les fins naturelles des personnes individuelles entrent forcément en conflit avec les fins légales, quand on cherche à les atteindre avec une violence plus ou moins grande. (La contradiction dans laquelle se trouve ici le droit à la légitime défense devrait trouver d’elle-même une explication au cours des considérations qui vont suivre.) Il s’ensuit de cette maxime que le droit considère la violence dans les mains de la personne individuelle comme un danger risquant de saper l’ordre juridique. Comme un danger capable de tenir en échec les fins légales et les pouvoirs exécutifs juridiques ? Tout de même pas ; car alors ce ne serait pas la violence elle-même qui serait condamnée, mais seulement celle qui est utilisée à des fins contraires au droit. On dira qu’un système de fins légales ne pourrait se maintenir s’il était encore possible, quelque part, de viser des fins naturelles en employant la violence. Mais ce n’est d’abord qu’un simple dogme. En revanche, on prendra peut-être en considération la surprenante possibilité que l’intérêt du droit à monopoliser la violence en ôtant l’usage de celle-ci à la personne individuelle ne s’explique pas par l’intention de sauvegarder les fins légales, mais par celle de protéger le droit lui-même grâce à cette violence. Que la violence, quand elle n’est pas dans les mains du droit établi, le met en danger non par les fins qu’elle peut viser, mais par sa simple existence à l’extérieur du droit. De manière plus frappante, on peut confirmer cette hypothèse en réfléchissant sur le fait que la figure du « grand » criminel, même si ses fins étaient repoussantes, a provoqué l’admiration secrète du peuple. Ce n’est pas son acte qui en est la cause, mais seulement la violence qui a engendré cet acte. Dans ce cas, la violence que le droit actuel cherche à ôter à l’individu dans tous les domaines de l’action apparaît menaçante et, même vaincue, éveille la sympathie des foules contre le droit. Par quelle fonction la violence peut-elle paraître avec raison si menaçante pour le droit et être tellement redoutée par lui, cela apparaîtra justement là où, même selon l’ordre juridique actuel, son déploiement est encore admis. C’est d’abord le cas dans la lutte des classes, sous la forme du droit de grève garanti aux ouvriers. La classe ouvrière organisée est sans doute aujourd’hui l’unique sujet de droit à qui revient un droit à la violence. Contre cette conception, on peut il est vrai objecter qu’un arrêt de l’activité, une non-action comme l’est finalement la grève, ne devrait pas être défini comme de la violence. Une réflexion de ce genre a sans doute facilité à l’autorité publique la tolérance du droit de grève quand il n’était plus possible de le contourner. Mais la valeur de cette réflexion n’est pas illimitée, car elle n’est pas absolue. Certes l’arrêt d’une activité ou d’un service, là où cela équivaut simplement à une « rupture de relations », peut n’être qu’un moyen pur, sans violence. Et comme

selon la conception de l’État (ou du droit) le droit de grève des ouvriers implique non un droit à la violence, mais un droit à s’y soustraire là où elle serait indirectement exercée par des employeurs, on peut certes trouver de temps en temps un cas de grève qui correspond à cette conception et qui cherche seulement un « éloignement » ou une « mise à distance » de l’employeur. Mais le moment de la violence apparaît absolument, dans un tel arrêt d’activité, sous forme de chantage, quand cet arrêt se produit dans une disposition de principe à reprendre comme auparavant, sous certaines conditions, l’action interrompue, que cela n’ait rien à voir avec elle ou que cela en modifie seulement quelque chose d’extérieur. Et en ce sens, selon le point de vue des ouvriers, opposé à celui de l’État, le droit de grève constitue le droit d’exercer la violence pour imposer certaines fins. Le contraste entre les deux conceptions se montre dans toute son acuité dans la grève générale révolutionnaire. Là, les ouvriers en appellent chaque fois à leur droit de grève, mais l’État nomme cet appel un abus, car le droit de grève n’a pas été entendu « ainsi », et l’État édicte alors ses mesures d’exception. Car il est toujours libre de déclarer que l’usage de la grève simultanée dans toutes les entreprises, comme il n’a pas dans chacune son motif particulier prévu par le législateur, est contraire au droit. Dans cette différence d’interprétation s’exprime la contradiction objective de la situation juridique, selon laquelle l’État reconnaît une violence dont il considère les fins en tant que fins naturelles, parfois avec indifférence, mais dans un cas grave (la grève générale révolutionnaire), avec hostilité. Dans certaines conditions, il faut en effet définir comme violence, bien qu’au premier regard cela semble paradoxal, un comportement adopté dans l’exercice d’un droit. Un tel comportement, là où il devient actif, peut s’appeler violence quand il exerce un droit qui lui revient pour renverser l’ordre juridique en vertu duquel ce droit lui est accordé ; là où il est passif, il ne mérite pas moins cette qualification quand, au sens de la réflexion développée ci-dessus, il s’agit d’un chantage. Quand, dans certaines conditions, le droit s’oppose par la violence aux grévistes comme auteurs de violence, cela témoigne donc seulement d’une contradiction objective dans la situation juridique, mais non d’une contradiction logique dans le droit. Car, dans la grève, l’État redoute plus que tout cette fonction de la violence que notre étude se propose d’examiner comme unique fondement certain de la critique que l’on peut en faire. En effet, si la violence était ce qu’elle paraît d’abord, le simple moyen de s’assurer immédiatement n’importe quoi que l’on s’efforce d’obtenir, elle ne pourrait arriver à ses fins qu’en tant que force prédatrice. Elle serait totalement incapable de fonder ou de modifier des rapports d’une manière relativement stable. Mais la grève montre qu’elle le peut, qu’elle est en état de fonder et de modifier des rapports de droit, aussi blessé que puisse se sentir le

sentiment de la justice. L’objection selon laquelle une telle fonction de la violence serait due au hasard et isolée, va presque de soi. L’observation de la violence guerrière réfutera cette objection. La possibilité d’un droit de la guerre repose sur exactement les mêmes contradictions objectives dans la situation juridique que celle du droit de grève : les sujets de droit sanctionnent les violences dont les fins demeurent, pour ceux qui sanctionnent, des fins naturelles et peuvent donc, dans un cas grave, entrer en conflit avec leurs propres fins légales ou naturelles. La violence guerrière, en tant que force prédatrice, vise toutefois ses fins avant tout. Mais il est pourtant extrêmement frappant que même – ou plutôt justement – dans des rapports primitifs qui connaissent à peine un commencement de relations de droit public, et même dans les cas où le vainqueur s’est assuré de ses possessions d’une manière désormais inattaquable, une paix entourée d’un cérémonial est absolument indispensable. Mieux encore : le mot « paix », pris comme un corrélat de « guerre » (il a en effet une autre signification, également non métaphorique et politique, celle selon laquelle Kant parle de « paix éternelle »), désigne une sanction a priori nécessaire à toute victoire, et indépendante de toutes les autres relations de droit. Cette sanction consiste en ce que les nouveaux rapports sont reconnus comme un nouveau « droit », indépendamment du fait qu’ils aient de facto besoin ou non pour durer d’une garantie quelconque. Si, à partir de la violence guerrière considérée comme originelle et archétypique, on peut tirer une conclusion pour toute violence qui vise des fins naturelles, on reconnaîtra donc à celle-ci en elle-même un caractère fondateur de droit. On reviendra sur la portée de cette constatation. Elle explique la tendance, déjà nommée, du droit moderne à ôter au moins à l’individu en tant que sujet de droit, toute violence, fût-elle dirigée seulement vers des fins naturelles. Chez le grand criminel, cette violence affronte le droit moderne en menaçant de fonder un nouveau droit, menace devant laquelle le peuple, bien qu’elle soit impuissante dans les cas importants, frissonne d’effroi aujourd’hui encore comme aux temps primitifs. Mais l’État redoute cette violence tout simplement comme fondatrice de droit, de même qu’il doit la reconnaître fondatrice de droit là où des puissances étrangères le contraignent à leur accorder le droit de guerre, et les classes sociales le droit de grève. Si, dans la dernière guerre, la critique de la violence militaire a été le point de départ d’une critique passionnée de la violence en général, ce qui au moins enseigne une chose, c’est qu’elle n’est plus naïvement exercée ni tolérée, elle n’a pas été objet de la critique seulement en tant que fondatrice de droit, mais de façon plus destructrice encore dans une autre de ses fonctions. Ce double aspect dans la fonction de la violence est en effet caractéristique du militarisme, qui n’a

pu se former que par le service militaire universel. Le militarisme contraint à l’utilisation générale de la violence comme moyen pour l’État d’accéder à ses fins. Cette contrainte a été récemment jugée avec une égale fermeté, voire une plus grande encore, que l’usage de la violence même. Sous cette contrainte, la violence remplit une autre fonction que dans sa simple utilisation pour des fins naturelles. Elle consiste en une utilisation de la violence comme moyen pour atteindre des fins légales. Car la soumission des citoyens aux lois – dans ce cas, à la loi du service militaire universel – est une fin légale. Si cette première fonction de la violence est dite fondatrice de droit, la deuxième peut être appelée conservatrice du droit. Parce que le service militaire obligatoire est un cas d’application de la violence conservatrice de droit, cas que rien ne différencie en principe des autres, le soumettre à une critique réellement efficace n’est pas, de loin, aussi facile que les déclamations des pacifistes et activistes le feraient croire. Elle coïncide plutôt avec la critique de toute violence légale, c’est-à-dire avec la critique de la violence légale ou exécutive et on ne peut y parvenir avec un programme réduit. On ne l’obtient pas non plus, cela va de soi, si l’on ne veut pas proclamer un anarchisme tout simplement enfantin, en ne reconnaissant aucune contrainte à l’égard de la personne et en déclarant « est permis ce qui plaît ». Une telle maxime exclut non seulement toute réflexion sur le domaine de la moralité historique et ainsi sur toute signification de l’action, mais encore sur le sens de la réalité en général, sens impossible à établir si l’« action » est enlevée à son domaine. Mais il est plus important que ne suffise pas non plus en elle-même à cette critique2 la référence si souvent tentée à l’impératif catégorique, avec son programme minimal qui ne souffre pas le doute : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. » Car le droit positif revendiquera, là où il est conscient de ses racines, de reconnaître et promouvoir l’intérêt de l’humanité dans la personne de chaque individu. Il décèle cet intérêt dans la représentation et le maintien d’un ordre voulu par le destin. Il faut aussi peu épargner une critique à cet ordre que le droit prétend avec raison défendre, qu’est impuissante devant lui cette contestation livrée seulement au nom d’une « liberté » informe, sans pouvoir définir un ordre supérieur de liberté. Cette constatation est totalement impuissante si elle n’attaque pas l’ordre de droit lui-même dans sa tête et ses membres, mais des lois ou des coutumes particulières que le droit prend sous la protection de sa puissance, laquelle consiste dans le fait qu’il n’y a qu’un seul destin et que justement ce qui existe et ce qui menace appartient inébranlablement à son ordre. Car la violence qui maintient le droit est menaçante. Et certes sa menace n’a pas le sens d’une dissuasion, comme des

théoriciens libéraux mal renseignés l’interprètent. Pour une dissuasion au sens exact, il faudrait une détermination qui contredit la nature de la menace et n’est pas non plus obtenue par aucune loi, car l’espoir subsiste de lui échapper. La loi se montre d’autant plus menaçante, comme le destin dont il dépend que le criminel tombe sous ses coups. L’examen ultérieur du domaine du destin, d’où cette menace est originaire, révélera le sens le plus profond du caractère indéterminé de la menace juridique. Une précieuse indication à ce sujet réside dans le domaine des peines. Parmi celles-ci, depuis que la valeur du droit positif a été mise en question, la peine de mort a suscité la critique plus que toute autre. Aussi peu profonds qu’aient été les arguments de cette critique dans la plupart des cas, aussi fondamentaux étaient et sont ses motifs. Ses critiques sentaient, peut-être sans pouvoir le fonder, et même vraisemblablement sans vouloir le sentir, qu’une attaque contre la peine de mort n’attaque ni un quantum de peine ni des lois, mais le droit lui-même dans son origine. Si en effet la violence, la violence couronnée par le destin, est l’origine du droit, le soupçon n’est pas loin que, dans la violence suprême, celle qui règne sur la vie et la mort, où elle se manifeste dans l’ordre du droit, les origines de celui-ci se prolongent de manière représentative dans la réalité actuelle et se révèlent terriblement en elle. Il est ainsi exact que la peine de mort, dans les rapports juridiques primitifs, est appliquée aussi pour des délits comme l’atteinte à la propriété, avec lesquels elle semble tout à fait « sans commune mesure ». Son sens n’est pas non plus de punir la violation du droit, mais de donner un statut au droit nouveau. Car, dans l’exercice de la violence sur la vie et la mort, le droit lui-même se renforce plus que dans n’importe quelle autre de ses applications. Mais c’est justement dans cette violence que s’annonce en même temps quelque chose de corrompu dans le droit, de la manière la plus perceptible au sentiment affiné, parce que celui-ci se sait infiniment loin des rapports où le destin apparaîtrait avec toute sa majesté dans un tel processus. Mais l’entendement doit chercher à s’approcher de ces rapports avec d’autant plus de décision, s’il veut mener à sa conclusion la critique de la violence qui fonde le droit comme de celle qui le conserve. Dans une liaison bien plus contre nature que dans la peine de mort, dans un mélange quasi fantomatique, ces deux formes de violence habitent une autre institution de l’État moderne, la police. C’est certes une violence employée à des fins légales (avec droit de disposition), mais en même temps munie du pouvoir d’étendre cette violence dans de larges limites (avec droit d’ordonnance). Le caractère ignominieux d’une telle autorité est senti de peu de gens parce que ses pouvoirs suffisent rarement pour autoriser les plus grossiers abus, mais ils permettent d’intervenir d’autant plus aveuglément dans les domaines les plus sensibles et contre des êtres intelligents devant lesquels les lois ne protègent pas

l’État – ce caractère ignominieux réside dans le fait qu’il n’y a en elle aucune séparation entre la violence qui fonde le droit et celle qui le conserve. Si l’on exige de la première qu’elle fasse ses preuves dans la victoire, la seconde est soumise à une restriction : ne pas se donner de nouvelles fins. La violence policière est exemptée de ces deux conditions. Elle est fondatrice de droit – car sa fonction caractéristique n’est pas la promulgation de lois, mais d’émettre des décrets qui prétendent au droit légitime – et elle conserve le droit parce qu’elle se met à la disposition de ces fins. L’affirmation selon laquelle les fins de la police sont constamment identiques à celles du reste du droit, ou au moins qu’elles leur seraient liées, est totalement fausse. Le « droit » de la police désigne bien davantage, au fond, le point où l’État, soit par impuissance, soit à cause de la logique immanente à tout ordre juridique, ne peut plus garantir avec les moyens de cet ordre les fins empiriques qu’il veut atteindre à tout prix. Ainsi, pour « garantir la sécurité », la police intervient dans d’innombrables cas où n’existe aucune situation juridique claire, quand elle n’accompagne pas le citoyen comme une contrainte brutale, sans aucune relation avec des fins légales, à travers une vie réglée par des ordonnances, ou simplement le surveille. Contrairement au droit, qui, dans la « décision » fixée selon le lieu et le temps, voit une catégorie métaphysique, par laquelle il revendique le droit à la critique, l’examen de l’institution policière ne rencontre rien d’essentiel. Sa violence est informe, comme son apparition nulle part saisissable, omniprésente et fantomatique dans la vie des États civilisés. Et la police peut bien être partout égale à elle-même, y compris dans des cas individuels, on ne peut finalement pas méconnaître que son esprit est moins dévastateur quand elle représente, dans une monarchie absolue, la violence du souverain, où s’unissent les pleins pouvoirs législatifs et exécutifs, que dans des démocraties où sa présence, qui n’est rehaussée par aucune relation de ce genre, atteste de la plus grande dégénérescence concevable de la violence. Toute violence en tant que moyen fonde le droit ou le conserve. Si elle ne revendique aucun de ces deux prédicats, elle renonce d’elle-même à toute validité. Mais il s’ensuit que toute violence en tant que moyen, même dans les cas les plus favorables, participe à la problématique du droit en général. Et même si, au point où en est cette étude, la signification de cette problématique est encore impossible à prévoir avec certitude, le droit apparaît pourtant, d’après ce qui a été dit, dans un éclairage si ambigu que s’impose d’elle-même la question de savoir si, pour régler des intérêts humains en conflit, il y aurait d’autres moyens que la violence. Elle rend avant tout nécessaire d’établir qu’un règlement de conflit totalement dépourvu de violence ne peut jamais déboucher sur un contrat juridique. Celui-ci en effet conduit finalement à une violence

possible, aussi pacifiquement qu’il ait été conclu par les signataires. Car il prête à chaque partie le droit de recourir à la violence de n’importe quelle manière contre l’autre, au cas où celui-ci romprait le contrat. Ce n’est pas tout : comme son point d’arrivée, l’origine de chaque contrat renvoie à la violence. Elle n’a pas besoin d’être immédiatement présente en lui en tant que fondatrice de droit, mais elle y est représentée dans la mesure où le pouvoir qui garantit le contrat est lui-même d’origine violente, s’il n’est pas introduit par violence dans le contrat selon le droit. Si disparaît la conscience de la présence latente de la violence dans une institution juridique, celle-ci tombe en décadence. Aujourd’hui, les parlements en sont un exemple. Ils offrent le pitoyable spectacle que l’on connaît parce qu’ils ne sont pas restés conscients des forces révolutionnaires auxquelles ils doivent leur existence. En Allemagne surtout, la dernière manifestation de toutes ces violences s’est déroulée sans conséquences pour les parlements3. Il leur manque le sens de la violence fondatrice de droit qui est représentée en eux ; pas étonnant qu’ils n’aboutissent pas à des conclusions qui seraient dignes de cette violence, mais qu’ils recherchent dans le compromis un mode de traitement des affaires politiques prétendu sans violence. Mais le compromis demeure « un produit qui reste dans la mentalité de la violence, même s’il prétend mépriser ouvertement toute violence, parce que l’effort qui aboutit au compromis n’est pas motivé par lui-même, mais par l’extérieur, précisément par l’effort adverse, parce que chaque compromis, aussi librement qu’il ait été accepté, ne peut être pensé sans un caractère de contrainte. “Cela aurait été mieux autrement”, voilà le sentiment fondamental de tout compromis4 ». De manière caractéristique, le déclin des parlements a détourné autant d’esprits de l’idéal d’une solution sans violence des conflits politiques, que la guerre en avait ralliés à cet idéal. Aux pacifistes s’opposent les bolchevistes et les syndicalistes. Ils ont exercé une critique ravageuse et juste dans l’ensemble envers les parlements actuels. Aussi souhaitable et réjouissant que soit comparativement un parlement de haut niveau, on ne pourra pas parler de parlementarisme quand il s’agira de débattre sur les moyens, en principe sans violence, de fonder un accord politique. Car ce qu’il obtient dans les affaires vitales, ce ne peut être que ces ordres juridiques entachés de violence à leur origine et à leur fin. Un règlement sans violence des conflits est-il possible en général ? Sans aucun doute. Les rapports entre personnes privées en fournissent une multitude d’exemples. On trouve une entente sans violence partout où la culture du cœur a donné aux hommes des moyens purs pour arriver à un accord. Aux moyens de toutes sortes, conformes ou contraires au droit, qui sont sans exception violence, on peut en effet opposer comme moyens purs ceux qui sont dénués de violence. Leurs conditions préalables subjectives sont courtoisie du cœur, sympathie,

amour de la paix, confiance et tout ce que l’on pourrait encore nommer ici. Mais leur manifestation objective est définie par la loi (dont la puissante portée n’est pas à discuter ici), selon laquelle des moyens purs ne sont jamais ceux des solutions immédiates, mais toujours des solutions médiates. Ils ne s’appliquent donc jamais directement à l’apaisement des conflits d’homme à homme, mais empruntent toujours le chemin des choses concrètes. Dans la relation la plus concrète, celle des conflits humains à propos de biens, s’ouvre le domaine des moyens purs. C’est pourquoi la technique au sens le plus large du mot est leur domaine le plus propre. L’exemple le plus frappant est peut-être le dialogue considéré comme une technique d’entente civile. En lui, non seulement une entente sans violence est possible, mais l’exclusion par principe de la violence peut être expressément attestée par un fait important : l’impunité réservée au mensonge. Il n’y a peut-être aucune législation au monde qui le punisse à l’origine. Ici s’exprime le fait qu’il existe une sphère d’entente humaine non violente, à un degré tel qu’elle est totalement inaccessible à la violence : la sphère propre de l’« entente », le langage. Tard seulement, et dans un processus particulier de déclin, la violence juridique s’est introduite en elle en rendant la tromperie punissable. Tandis en effet que l’ordre juridique à son origine, confiant en sa violence victorieuse, se contente de frapper la violence contraire au droit là où elle se trouve, et que la tromperie, car elle-même n’a aucune violence en soi, n’était pas punissable dans le droit romain ni dans l’ancien droit germanique, selon le principe jus civile vigilantibus scriptum est, ou « il faut avoir des yeux pour son argent », le droit d’une époque ultérieure, auquel manquait la confiance en sa propre violence, ne se sentait plus comme le droit ancien à la hauteur de toutes les violences étrangères. La peur qu’il éprouve devant elles et sa méfiance envers lui-même sont signe de son propre ébranlement. Il commence à se fixer des fins dans l’intention d’épargner à la violence conservatrice du droit de plus fortes manifestations. Le droit s’en prend donc à la tromperie non selon des considérations morales, mais par peur des actes de violence que celle-ci pourrait provoquer chez la personne trompée. Comme une telle peur est en contradiction avec la violence naturelle qui appartient aux origines du droit, des fins de ce genre sont inappropriées aux moyens légitimes du droit. En eux s’annonce non seulement le déclin de son propre domaine, mais en même temps aussi un amoindrissement des moyens purs. Car en interdisant la tromperie, le droit limite l’utilisation de moyens totalement sans violence parce qu’ils pourraient engendrer une violence réactive. Cette tendance du droit a contribué à faire tolérer le droit de grève, qui s’oppose aux intérêts de l’État. Le droit l’autorise parce que la grève freine des actions

violentes qu’il craint d’affronter. Auparavant, les ouvriers recouraient tout de suite au sabotage et mettaient le feu aux usines. Pour engager les hommes à un règlement pacifique de leurs intérêts en deçà de tout ordre juridique, il y a finalement, en dehors de toutes les vertus, un mobile efficace qui offre assez souvent, même à la volonté la plus revêche, ces moyens purs au lieu des violents, par crainte des inconvénients communs qui menacent de naître d’une confrontation violente, quel qu’en soit le résultat. Ces inconvénients apparaissent clairement dans d’innombrables cas de conflits d’intérêts entre personnes privées. Il en va autrement quand des classes sociales ou des nations sont en conflit, lorsque ces ordres supérieurs qui menacent de terrasser également le vainqueur et le vaincu échappent au sentiment de la plupart et au discernement de presque tous. La recherche de ces ordres supérieurs et des intérêts communs correspondants, qui donnent à une politique de moyens purs son mobile le plus durable, nous entraînerait trop loin. Aussi signalera-t-on seulement les moyens purs de la politique elle-même, analogues à ceux qui régissent les relations pacifiques entre personnes privées. En ce qui concerne les luttes de classes, la grève doit dans certaines conditions passer pour un moyen pur. Certes, il faut définir ici de manière plus approfondie deux sortes de grèves, essentiellement différentes, dont la possibilité a déjà été évoquée. Georges Sorel a le mérite de les avoir différenciées le premier – sur la base de considérations plus politiques que purement théoriques. Il oppose la grève générale politique et la grève générale prolétarienne. Entre elles, il existe aussi un contraste dans leur rapport avec la violence. À propos des partisans de la première, il dit : « Le renforcement de l’État est à la base de toutes leurs conceptions ; dans leurs organisations actuelles les politiciens [les socialistes modérés] préparent déjà les cadres d’un pouvoir fort, centralisé, discipliné, qui ne sera pas troublé par les critiques d’une opposition, qui saura imposer le silence et qui décrétera ses mensonges […]. La grève générale politique nous montre comment l’État ne perdrait rien de sa force, comment la transmission se ferait de privilégié à privilégié, comment le peuple de producteurs arriverait à changer de maîtres5. » En face de cette grève générale politique (dont la formule semble d’ailleurs être celle de la révolution allemande si vite évanouie), la prolétarienne se donne comme seule mission l’anéantissement de la violence de l’État. Elle « supprime toutes les conséquences idéologiques de toute politique sociale possible ; ses partisans regardent les réformes, même les plus populaires, comme ayant un caractère bourgeois ». « Cette grève générale marque, d’une manière très claire, son indifférence pour les profits matériels de la conquête, en affirmant qu’elle se propose de

supprimer l’État ; l’État a été, en effet, […] la raison d’être des groupes dominateurs qui profitent de toutes les entreprises dont l’ensemble de la société supporte les charges. » Tandis que la première forme d’arrêt du travail est une violence, car elle ne provoque qu’une modification extérieure des conditions de travail, la seconde en tant que moyen pur est sans violence. Car elle ne se déclenche pas avec l’arrière-pensée de reprendre l’activité après des concessions superficielles et une modification quelconque des conditions de travail, mais avec la résolution de ne reprendre qu’un travail entièrement changé, non imposé par l’État ; bouleversement que cette sorte de grève provoque moins qu’elle ne le réalise. De là aussi le fait que la première de ces opérations fonde le droit, la seconde en revanche est anarchiste. En se référant à des déclarations occasionnelles de Marx, Sorel récuse pour le mouvement révolutionnaire toutes sortes de programmes, utopies, en un mot de fondations juridiques : « Avec la grève générale toutes ces belles choses disparaissent ; la révolution apparaît comme une pure et simple révolte et nulle place n’est réservée aux sociologues, aux gens du monde amis des réformes sociales, aux intellectuels qui ont embrassé la profession de penser pour le prolétariat. » À cette profonde conception, morale et authentiquement révolutionnaire, on ne peut opposer aucune considération qui voudrait stigmatiser comme violence une grève générale de ce type à cause de ses possibles conséquences catastrophiques. Même si l’on pouvait dire avec raison que l’économie actuelle, prise dans son ensemble, est beaucoup moins comparable à une machine qui s’arrête parce que son chauffeur l’abandonne, qu’à un fauve qui devient furieux dès que son dompteur lui a tourné le dos, on ne peut cependant juger du caractère violent d’une action d’après ses effets ni d’après ses fins, mais seulement d’après la loi de ses moyens. Certes, le pouvoir de l’État, qui ne considère que les effets, s’oppose à une telle grève comme à une prétendue violence, contrairement aux grèves partielles qui pour la plupart relèvent effectivement du chantage. Dans quelle mesure d’ailleurs une conception aussi rigoureuse de la grève générale est propre en tant que telle à diminuer dans les révolutions le déploiement d’une violence proprement dite, Sorel l’a exposé avec des arguments plein d’intelligence. En revanche, il y a un cas remarquable de cessation violente du travail, apparentée au blocus, plus immorale et plus brutale que la grève générale politique, c’est la grève des médecins telle que plusieurs villes allemandes l’ont vécue. En elle apparaît de la manière la plus répugnante une utilisation sans scrupule de la violence, ignoble précisément dans une catégorie professionnelle qui, pendant des années, sans la moindre trace de résistance, a « assuré son butin à la mort », pour ensuite, à la première occasion, sacrifier de plein gré la vie.

Plus clairement que dans les récentes luttes des classes, des moyens d’entente sans violence ont été inventés dans l’histoire millénaire des États. C’est occasionnellement que la tâche des diplomates consiste, dans leurs échanges, à modifier des ordres juridiques. Pour l’essentiel, et en toute analogie avec l’entente entre personnes privées, ils doivent au nom de leurs États régler les conflits au cas par cas, pacifiquement et sans traités. Tâche délicate, que les tribunaux arbitraux accomplissent plus résolument. Mais cette méthode est fondamentalement plus élevée que celle des tribunaux, parce qu’elle se situe audelà de tout ordre juridique et donc de toute violence. Ainsi, comme la relation entre personnes privées, les échanges des diplomates ont produit leurs propres formes et vertus devenues extérieures, mais qui ne l’ont pas pour autant toujours été. Dans tout le domaine des violences qu’envisagent le droit naturel et le droit positif, on n’en trouve aucune qui serait libérée de la lourde problématique, déjà indiquée, de toute violence juridique. Comme cependant toute idée d’un accomplissement des tâches humaines, de quelque manière qu’on le conçoive (sans parler d’une délivrance de la fascination exercée par toutes les situations historiques que le monde a traversées jusqu’à aujourd’hui), reste irréalisable si l’on en exclut totalement et par principe toute violence, s’impose la question de savoir s’il existe d’autres sortes de violence que celle qu’envisage toute théorie juridique. En même temps, se pose aussi la question de la vérité contenue dans le dogme fondamental commun à ces théories : des fins légitimes peuvent être atteintes par des moyens légitimes, des moyens légitimes sont employés pour atteindre des fins légitimes. Que se passerait-il alors si cette sorte de violence, comme voulue par le destin, en utilisant des moyens légitimes, se trouvait en conflit inconciliable avec des fins justifiées, et si en même temps il fallait envisager une violence d’une autre sorte qui ne pourrait être pour ces fins ni le moyen légitime, ni le moyen illégitime mais se comporterait envers elles non comme un moyen, mais d’une quelconque autre manière ? Alors une lumière tomberait sur l’expérience étrange et d’emblée décourageante du caractère finalement indécidable de tous les problèmes de droit (expérience qui peut-être n’est comparable dans son absence d’issue qu’avec l’impossibilité des langues en devenir de décider clairement sur le « juste » et le « faux »). Ce qui décide cependant de la légitimité des moyens et de l’équité des fins, ce n’est jamais la raison, mais pour la première la violence comme voulue par le destin, et pour la seconde, Dieu. Idée rarement reconnue uniquement parce que règne l’habitude opiniâtre de penser ces fins justifiées comme des fins d’un droit possible, c’està-dire non seulement comme universellement valables (ce que l’analyse déduit du caractère propre de la justice), mais aussi capables d’être universalisées, ce

qui contredit, on le verra, ce caractère. Car des fins qui sont justes pour une situation, qui doivent être universellement reconnues et sont universellement valables, ne le sont pour aucune autre situation, aussi semblable soit-elle sous d’autres rapports. L’expérience de la vie quotidienne révèle déjà une fonction non médiate de la violence, telle qu’elle est ici mise en question. En ce qui concerne l’homme, la colère par exemple le mène aux plus visibles explosions d’une violence qui ne se rapporte pas comme moyen à une fin préalablement posée. Elle n’est pas un moyen, mais une manifestation. Et certes cette violence connaît des manifestations totalement objectives, dans lesquelles elle peut être soumise à la critique. Ces manifestations se trouvent avec la plus haute importance tout d’abord dans le mythe. La violence mythique dans sa forme primitive est une simple manifestation des dieux. Non un moyen d’atteindre leurs fins, à peine une manifestation de leur volonté, avant tout une manifestation de leur existence. La légende de Niobé en contient un excellent exemple. On pourrait certes croire que l’action d’Apollon et d’Artémis n’est qu’un châtiment. Mais leur violence fonde un droit plutôt qu’elle ne punit la transgression d’un droit existant. L’orgueil de Niobé attire sur elle le malheur, non parce qu’il blesse le droit, mais parce qu’il provoque le destin – à un combat où celui-ci doit vaincre et ne génère un droit dans tous les cas que par la victoire. Combien peu une telle violence divine, au sens antique, était conservatrice et détentrice du droit de punir, on le voit aux légendes héroïques dans lesquelles le héros, comme par exemple Prométhée, provoque le destin avec un digne courage, le combat avec un bonheur changeant et n’est pas abandonné par la légende sans l’espoir d’apporter un jour aux hommes un droit nouveau. C’est en réalité ce héros et la violence juridique du mythe qu’il incarne, que le peuple aujourd’hui encore, quand il admire les grands criminels, cherche à se remémorer. La violence fond sur Niobé à partir de la sphère incertaine et ambiguë du destin. Elle n’est pas particulièrement destructrice. Bien qu’elle condamne les enfants de Niobé à une mort sanglante, elle s’arrête devant la vie de la mère, plus coupable encore qu’auparavant à cause de la mort des enfants, éternelle et muette porteuse de la faute, borne frontière entre les hommes et les dieux. Si cette violence immédiate dans ses manifestations mythiques peut paraître très proche de la violence fondatrice de droit, voire identique à elle, il en rejaillit une problématique sur cette dernière, dans la mesure où elle a été caractérisée, dans l’examen de la violence guerrière effectué plus haut, comme relevant uniquement du moyen. En même temps, cette relation promet de répandre plus de lumière sur le destin qui est en tout cas le fondement de la violence juridique, et de mener à sa fin, en grands traits, la

critique de celle-ci. La fonction de la violence dans la fondation du droit est en effet double, au sens où la fondation de droit s’efforce d’atteindre comme sa fin, avec la violence comme moyen, ce qui est établi comme droit, mais à l’instant où elle pose comme droit la fin qu’elle vise, elle ne congédie pas la violence, mais en fait une violence immédiate et fondatrice de droit au sens strict, en instaurant non une fin libre et indépendante de la violence, mais une fin nécessairement et intimement liée à elle en tant que droit, sous le nom de pouvoir. Fondation de droit est fondation de pouvoir et dans cette mesure un acte de manifestation immédiate de la violence. La justice est le principe de toute finalité divine, le pouvoir le principe de toute fondation mythique du droit. Ce dernier principe trouve dans le droit de l’État une application aux conséquences énormes. Dans son domaine, en effet, la délimitation des frontières est, comme la « paix » de toutes les guerres mythiques, le phénomène originaire de toute violence fondatrice de droit. Lors de cette définition des frontières, il apparaît avec le maximum d’évidence que toute violence fondatrice de droit doit garantir le pouvoir plus que le gain surabondant des biens. Là où des frontières sont tracées, l’adversaire n’est pas purement et simplement anéanti, mieux encore : on lui reconnaît des droits, même là où il y a chez le vainqueur violence la plus écrasante. Et certes, d’une manière démoniquement ambiguë, des droits « égaux » : pour les deux signataires du traité, c’est la même ligne qui ne doit pas être franchie. Ainsi apparaît dans son terrible caractère primitif la même ambiguïté mythique des lois qui ne doivent pas être « transgressées », ambiguïté dont Anatole France parle sur un mode satirique quand il dit : elles interdisent également aux pauvres et aux riches de coucher sous les ponts. Il semble aussi que Sorel touche à une vérité non seulement historico-culturelle, mais métaphysique, quand il soupçonne que dans les commencements tout droit était préaccordé aux rois et aux grands, bref aux puissants. Cela restera ainsi mutatis mutandis aussi longtemps que ce droit existera. Car du point de vue de la violence qui seule peut garantir le droit, il n’y a pas d’égalité, mais dans le meilleur des cas des violences d’égale grandeur. Mais l’acte de poser des frontières est significatif d’un autre point de vue pour la connaissance du droit. Des frontières fixées et définies restent, au moins dans les temps primitifs, des lois non écrites. L’homme peut les transgresser sans le savoir et tomber sous la loi de l’expiation. Car chaque intervention du droit que provoque la violation de la loi non écrite et inconnue, s’appelle expiation, différente du châtiment. Mais de quelque manière que cette malchanceuse puisse frapper l’inconscient, l’expiation n’est pas, au sens du droit, un hasard, mais un destin, qui se montre ici encore une fois dans son ambiguïté voulue. Hermann Cohen6 a déjà, dans une considération rapide sur la représentation antique du destin, appelé une

« connaissance qui devient inéluctable » le fait que ce soient « les ordres mêmes du destin qui semblent causer et provoquer cette transgression, cette chute ». Le principe moderne selon lequel l’ignorance de la loi ne protège pas du châtiment est un témoignage de cet esprit du droit, de même que le combat pour le droit écrit au premier temps des communautés antiques doit être compris comme une rébellion contre l’esprit des statuts mythiques. Loin de découvrir une sphère plus pure, la manifestation mythique de la violence immédiate se montre profondément identique à toute force du droit, et la problématique pressentie de cette force se change en certitude de la nocivité de sa fonction historique, dont l’anéantissement devient notre tâche. C’est justement cette tâche qui pose encore une fois la question d’une pure violence immédiate, capable d’imposer un arrêt à la violence mythique. De même que Dieu dans tous les domaines s’oppose au mythe, de même la violence divine s’oppose à la violence mythique. Elle en est le contraire en tous points. Si la violence mythique est fondatrice de droit, la violence divine le détruit, si l’une pose des frontières, l’autre détruit sans limites, si la violence mythique impose à la fois la faute et l’expiation, la violence divine lave de la faute, si l’une menace, l’autre frappe, si l’une est sanglante, l’autre est mortelle sans verser de sang. La légende de Niobé peut, comme exemple de cette violence, être opposée au tribunal de Dieu jugeant la bande de Coré. Il frappe des privilégiés, des lévites, il les frappe sans s’annoncer, sans menacer, et ne recule pas devant leur anéantissement. Mais il ne faut pas méconnaître qu’il lave en même temps la faute et qu’il existe une profonde corrélation entre le caractère non sanglant et le caractère expiatoire de cette violence. Car le sang est le symbole de la simple vie. Le déclenchement de la violence juridique remonte, comme on ne peut pas l’exposer plus exactement ici, à la faute de la simple vie naturelle, faute qui, de manière innocente et malheureuse livre le vivant à l’expiation, où il est « lavé » de sa faute – tout aussi bien que le coupable est lavé non d’une faute, mais du droit. Car avec la vie simple cesse la souveraineté du droit sur le vivant. La violence mythique est une violence sanglante exercée au nom d’elle-même contre la vie simple, la pure violence divine s’exerce contre toute vie au nom du vivant. La première exige le sacrifice, la seconde l’accepte. Cette violence divine n’est pas attestée par la seule tradition religieuse, elle se trouve aussi dans la vie actuelle, au moins dans une manifestation sacralisée. Ce qui, en tant que violence éducatrice dans sa forme aboutie, se situe en dehors du droit, est l’une de ses manifestations. Ce qui définit donc cette violence, ce n’est pas le fait que Dieu lui-même l’exerce immédiatement par des miracles, mais plutôt ces moments d’un processus non sanglant qui frappe et fait expier. Enfin l’absence de toute fondation de droit. Dans cette mesure il est certes

justifié de qualifier cette violence de dévastatrice, mais elle ne l’est que relativement, par rapport à des biens, au droit, à la vie et autres choses semblables, jamais de façon absolue par rapport à l’âme du vivant. Une telle extension de la violence pure ou divine provoquera, justement aujourd’hui, les plus violentes attaques et on s’opposera à elle en alléguant que d’après ce que l’on en déduit, elle donne logiquement aux hommes tout pouvoir d’exercer sans condition, les uns contre les autres, la violence létale. Cela n’est pas admissible. Car à la question : « Ai-je le droit de tuer ? » répond le commandement immuable : « Tu ne tueras point. » Ce commandement se tient « devant » l’acte comme si Dieu « empêchait » qu’il soit accompli. Mais, aussi vrai que ce n’est pas la peur de la punition qui impose d’obéir au commandement, celui-ci demeure inapplicable et incommensurable à l’acte accompli. Aucun jugement sur cet acte ne suit. Et ainsi on ne doit ni préjuger du jugement divin sur cet acte ni du motif de ce jugement. C’est pourquoi ils n’ont pas raison, ceux qui fondent sur ce commandement la condamnation d’une mise à mort violente de l’homme par ses semblables. Le commandement n’est pas le critère du jugement, mais le fil conducteur de l’action pour la personne ou la communauté qui agit, qui, dans leur solitude, ont à se mesurer avec lui et dans des cas extraordinaires, doivent prendre la responsabilité d’en faire abstraction. C’est ainsi que le comprenait le judaïsme, qui refusait expressément la condamnation du meurtre en cas de légitime défense. Mais ces penseurs reviennent à un théorème plus lointain, à partir duquel ils croient peut-être même fonder également, pour sa part, le commandement. Ce théorème est la proposition du caractère sacré de la vie, qu’ils le rapportent à toute vie animale ou même végétale ou le limitent à la vie humaine. Leur argumentation est, dans un cas extrême dont la mise à mort révolutionnaire des oppresseurs est un exemple, la suivante : « Si je ne tue pas, je n’instaurerai jamais plus sur terre le royaume de la justice […], pense l’intellectuel terroriste […]. Mais nous confessons que plus haut encore que le bonheur et la justice d’une existence, il y a l’existence en elle-même7. » Aussi sûrement cette dernière phrase est fausse, et même ignoble, aussi sûrement elle révèle l’obligation de ne pas chercher plus longtemps la raison du commandement dans ce que l’acte a fait à la victime, mais en ce qu’il a fait à Dieu et au criminel lui-même. Fausse et ignoble est la proposition que l’existence se situe plus haut que l’existence juste, si l’existence ne doit rien signifier d’autre que la simple vie – et c’est cette signification qu’elle a dans la réflexion ici rapportée. Mais elle contient une forte vérité si l’existence (ou mieux la vie) – mots dont le double sens doit être éclairé par analogie avec le mot paix, en référence à deux sphères distinctes – signifie l’immuable agrégat qu’est l’« homme ». Si la phrase veut dire que le non-être de

l’homme serait quelque chose de plus terrible que le (absolument pur et simple) non-encore-être de l’homme juste. La proposition citée doit son caractère spécieux à cette ambiguïté. L’homme ne coïncide justement à aucun prix avec la simple vie de l’homme, aussi peu avec la simple vie qui est en lui qu’avec n’importe lequel de ses états et particularités, mieux encore : pas même avec le caractère unique de sa personne physique. Autant l’homme est sacré, (ou cette vie en lui qui est identique dans sa vie sur terre, sa mort et sa survie), aussi peu le sont ses états, aussi peu l’est sa vie physique, vulnérable devant ses semblables. Qu’est-ce qui distingue essentiellement sa vie de celle des animaux et des plantes ? Et même si ceux-ci étaient sacrés, ils ne pourraient l’être pour leur simple vie, ni en elle. Rechercher l’origine du dogme du caractère sacré de la vie en vaudrait la peine. Il se peut, il est même vraisemblable que ce dogme soit récent, comme un dernier égarement de la tradition occidentale affaiblie qui cherche dans l’impénétrable cosmologique le sacré qu’elle a perdu. (L’ancienneté de tous les commandements religieux qui condamnent le meurtre ne contredit pas cette hypothèse, parce que ces commandements sont fondés sur d’autres idées que le théorème moderne.) Finalement voici ce qui donne à réfléchir : est ici déclaré sacré selon l’ancienne pensée mythique le porteur désigné de la culpabilité : la simple vie. La critique de la violence est la philosophie de son histoire. La « philosophie » de cette histoire parce que l’idée de son point de départ rend seule possible une prise de position critique, tranchante et décisive, sur ses données dans le temps. Un regard jeté sur la réalité la plus proche permet tout au plus un va-et-vient dialectique entre les formes de la violence fondatrice de droit et conservatrice du droit. Le mécanisme de ces oscillations repose sur le fait que toute violence conservatrice du droit affaiblit indirectement elle-même, dans la durée, sous l’oppression des forces hostiles, la violence fondatrice de droit qui est représentée en elle. (On en a indiqué quelques symptômes au cours de cette étude.) Cela dure jusqu’à ce que de nouvelles violences, ou bien celles qui avaient été auparavant réprimées, remportent la victoire sur la violence jusqu’alors fondatrice de droit et fondent ainsi un nouveau droit, pour un nouveau déclin. Sur la rupture de ce cercle magique des formes mythiques du droit, sur la destitution du droit, y compris des violences dont il dépend et qui dépendent de lui, enfin du pouvoir de l’État, se fondera une nouvelle ère historique. Si la souveraineté du mythe est ici et là déjà abolie dans le temps présent, cette nouvelle ère n’est pas située dans un lointain tellement inimaginable qu’une objection contre le droit se règlerait d’elle-même. Mais si la violence a assuré son statut au-delà du droit comme violence pure et immédiate, il sera ainsi démontré que la violence révolutionnaire est possible, et comment,

et de quel nom il faut désigner la plus haute manifestation de la violence pure parmi les hommes. Mais il n’est ni également possible ni également urgent pour les hommes de décider quand il y eut réellement violence pure dans un cas déterminé. Car seule la violence mythique se laissera reconnaître avec certitude comme telle, non la violence divine, sauf dans ses effets incomparables, parce que la force de la violence qui lave la faute n’est pas évidente pour les hommes. De nouveau, restent libres pour la pure violence divine toutes les formes éternelles que le mythe abâtardissait en les alliant au droit. Elle peut apparaître dans la véritable guerre, aussi bien que dans le jugement de Dieu que la foule porte sur le criminel. Mais il faut rejeter toute violence mythique, la violence fondatrice du droit, qui peut être appelée violence arbitraire. Il faut aussi rejeter la violence conservatrice du droit, la violence administrée, qui est au service de la précédente. La violence divine, insigne et sceau, jamais moyen d’exécution sacrée, peut être appelée souveraine.

Notes 1. Ce texte, dont le titre original est « Zur Kritik der Gewalt », a été publié pour la première fois en août 1921 dans la revue Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik. 2. On peut bien plus douter, à propos de cette célèbre exigence, si elle ne contient pas trop peu, c’est-à-dire s’il est permis, de soi-même ou d’un autre, de n’importe quel point de vue, de laisser se servir ou de se servir (de l’humanité) comme d’un moyen. Il y aurait de bonnes raisons à ce doute. 3. Walter Benjamin fait sans doute allusion ici à la « révolution avortée » de 1918-1919. 4. Erich Unger, Politik und Metaphysik, Berlin, Verlag David, 1921, p. 8. 5. Georges Sorel, Réflexions sur la violence, 5e éd., Paris, M. Rivière, 1919. 6. Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, 2e éd., Berlin 1907, p. 362. 7. Kurt Hiller, « Anti-Kain. Ein Nachwort zu dem Vorhergehenden », Das Ziel, t. 3, 1919, p. 25.

Destin et caractère1 (1921)

Destin et caractère sont communément regardés comme causalement liés, le caractère étant désigné comme une cause du destin. L’idée qui fonde cette conception est la suivante : si d’une part le caractère d’un homme, c’est-à-dire aussi sa manière de réagir, était connu dans tous les détails, et si d’autre part les événements du monde étaient connus dans les domaines où ils affectent ce caractère, on pourrait dire exactement ce qui arriverait à ce caractère aussi bien que ce qu’il accomplirait lui-même. Cela veut dire que l’on connaîtrait son destin. Les idées actuelles ne permettent pas un accès immédiat au concept de destin, aussi certains hommes modernes admettent-ils que l’on puisse lire le caractère d’une personne par exemple d’après ses traits physiques parce qu’ils trouvent déjà en eux un savoir concernant le caractère en général, tandis qu’il leur paraît inacceptable de lire d’une façon analogue le destin d’une personne dans les lignes de sa main. Cela leur semble aussi impossible qu’il paraît impossible de « prédire l’avenir » ; la prédiction du destin est incluse sans plus ample informé dans cette catégorie, tandis que le caractère apparaît au contraire comme quelque chose qui relève du présent et du passé, et donc qui serait connaissable. Mais justement, ceux qui se font fort de prédire aux hommes leur destin d’après quelque signe que ce soit, affirment que ce destin, pour celui qui sait y faire attention (qui trouve déjà en lui un savoir immédiat sur le destin en général) est d’une manière quelconque présent, ou, pour le dire plus prudemment, est disponible. L’acception selon laquelle une quelconque « disponibilité » du destin futur ne contredirait ni le concept de destin ni le pouvoir cognitif humain de le prédire n’est pas, comme on peut le montrer, absurde. Et certes, tout comme le caractère, le destin ne peut être décelé que dans des signes, non en lui-même, car – même si tel ou tel trait de caractère, tel ou tel enchaînement du destin s’offrent immédiatement au regard – l’ensemble que désignent ces concepts n’est jamais disponible autrement que dans des signes, parce qu’il est situé au-delà de l’immédiatement visible. Le système des signes caractérologiques est en général limité au corps, si l’on fait exception de la signification caractérologique des signes que l’horoscope étudie, tandis que

selon le point de vue traditionnel peuvent devenir signes du destin, à côté des traits corporels, tous les phénomènes de la vie extérieure. Mais la relation entre le signe et ce qu’il signifie constitue dans les deux sphères un problème également hermétique et difficile, quoique différent, parce que, contrairement à toute observation superficielle qui hypostasie les signes de manière erronée, ils ne signifient pas dans les deux systèmes caractère ou destin sur la base de relations causales. Un ensemble signifiant n’est jamais causalement fondé, même si par exemple, dans le cas considéré, l’existence de ces signes est causalement provoquée par le destin et le caractère. Dans ce qui va suivre, on n’examinera pas à quoi ressemble un tel système de signes signifiant le caractère et le destin, mais l’observation s’appliquera seulement aux signifiés. Il apparaît que la conception traditionnelle de leur essence et de leurs relations ne reste pas seulement problématique, dans la mesure où elle n’est pas en état de rendre compréhensible rationnellement la possibilité d’une prédiction du destin : il apparaît aussi qu’elle est fausse, parce que la séparation sur laquelle elle repose est théoriquement irréalisable. Car il est impossible de former un concept non contradictoire à partir de l’extérieur d’un homme qui agit, quand le caractère, selon le point de vue traditionnel, est considéré comme son noyau. Aucun concept d’un monde extérieur ne se laisse définir à la frontière du concept d’un homme agissant. Entre l’homme agissant et le monde extérieur tout est au contraire interaction, leurs cercles d’action s’entrecroisent ; même si leurs représentations sont aussi différentes que possible, leurs concepts ne sont pas séparables. Non seulement on ne peut en aucun cas indiquer ce qui en fin de compte doit passer pour fonction du caractère ou fonction du destin dans une vie humaine (cela ne signifierait rien si les deux par exemple ne se recoupaient que dans l’expérience), mais l’extériorité que l’homme agissant trouve déjà là peut, dans une mesure aussi importante que l’on voudra, être fondamentalement ramenée à son intériorité, et son intériorité dans une mesure aussi importante que l’on voudra, à son extériorité, mieux encore : être regardée fondamentalement comme celui-ci. Caractère et destin, dans cette considération, loin d’être théoriquement séparés, coïncident. Ainsi chez Nietzsche, quand il dit : « Quand quelqu’un a du caractère, il vit aussi une expérience qui revient toujours. » Cela veut dire : quand quelqu’un a du caractère, son destin est essentiellement constant. Cela veut certes dire aussi de nouveau : il n’a donc pas de destin – et les stoïciens en ont tiré cette conséquence. S’il faut cerner le concept de destin, celui-ci doit être nettement séparé du concept de caractère, ce qui à son tour ne peut réussir avant que ce dernier ait reçu une définition plus exacte. Sur la base de cette définition, les deux concepts deviendront totalement divergents ; là où est le caractère, le destin en toute

certitude ne sera pas et le caractère ne se trouvera pas en relation avec le destin. Pour cela, il faut prendre soin d’attribuer à ces deux concepts des sphères dans lesquelles ils n’usurpent pas, comme il arrive dans l’usage courant de la langue, la majesté de sphères et de concepts supérieurs. Le caractère en effet est habituellement placé dans un contexte éthique, comme le destin dans un contexte religieux. Il faut les bannir de ces deux domaines en décelant l’erreur qui a pu les transférer là. Cette erreur vient du fait que le concept de destin a été relié au concept de culpabilité. Ainsi, pour prendre le cas typique, le malheur voulu par le destin est regardé comme la réponse de Dieu ou des dieux à un manquement religieux. Mais, en même temps, voilà qui devrait donner à réfléchir : à toute relation entre le concept de destin et le concept donné par la morale avec celui de faute, manque le concept d’innocence. Dans la formulation de la pensée grecque classique du destin, le bonheur qui est donné à un homme n’est absolument pas compris comme la confirmation de ses mœurs innocentes, mais comme la tentation de commettre la plus grave des fautes, l’hubris. La relation avec l’innocence n’apparaît donc pas dans le destin. Et – la question va encore plus loin – y a-t-il donc dans le destin une relation avec le bonheur ? Le bonheur, de même sans aucun doute que le malheur, est-il une catégorie constitutive du destin ? Le bonheur est bien plutôt ce qui délivre l’homme heureux de l’enchaînement des destins et du filet de son propre destin. « Sans destin », ce n’est pas pour rien que Hölderlin appelle ainsi les dieux bienheureux. Bonheur et béatitude conduisent hors de la sphère du destin, tout comme l’innocence. Mais un ordre dont les concepts constitutifs sont uniquement le malheur et la faute et à l’intérieur duquel il n’est aucune voie de libération concevable (car dans la mesure où une chose est destin, elle est malheur et faute) – un tel ordre ne peut pas être religieux, bien que le concept de faute mal compris semble tellement y renvoyer. Il faut donc chercher un autre domaine, dans lequel valent uniquement malheur et faute, une balance sur laquelle béatitude et innocence sont trouvées trop légères et planent vers le haut. Cette balance est la balance du droit. Les lois du destin, le malheur et la faute, le droit les érige aux mesures de la personne ; il serait faux d’admettre que la faute seule se trouve en relation avec le droit ; on peut bien plutôt démontrer qu’un manquement juridique n’est rien d’autre qu’un malheur. Par méprise, parce qu’on l’a confondu avec le règne de la justice, l’ordre du droit, qui n’est qu’un vestige du stade démonique de l’existence humaine, dans lequel les statuts juridiques déterminaient non les seuls rapports entre humains, mais aussi leur relation avec les dieux – cet ordre s’est maintenu au-delà du temps qui inaugura la victoire sur les démons. Ce n’est pas le droit, mais la tragédie, dans laquelle la tête du Génie s’éleva pour la première fois du brouillard de la faute, car dans la tragédie le destin démonique est vaincu. Non

au sens où l’enchaînement païen infini de la faute et de l’expiation serait brisé par la pureté de l’homme lavé de la faute et réconcilié avec le Dieu pur. Dans la tragédie, l’homme païen réfléchit qu’il est meilleur que ses dieux, mais cette connaissance le prive du langage qui reste étouffé. Sans se déclarer, le langage cherche secrètement à rassembler sa puissance. Il ne place pas d’un geste compassé faute et expiation dans les plateaux de la balance, mais il les secoue et les mélange. Il n’est pas question que l’« ordre moral du monde » soit rétabli, mais l’homme moral encore muet, encore sous tutelle – en tant que tel il s’appelle le héros – veut se dresser en faisant trembler ce monde suppliciant. Le paradoxe de la naissance du Génie dans l’absence morale de langue, dans l’infantilité morale, est le sublime de la tragédie. C’est vraisemblablement le fondement du sublime en général, où le Génie apparaît bien plutôt que Dieu. Le destin se montre donc dans une vie regardée comme condamnée, au fond comme une vie qui a d’abord été condamnée et est ensuite devenue coupable. Goethe résume ces deux phases dans ces mots : « Vous faites du pauvre un coupable. » Le droit ne condamne pas à la peine, mais à la faute. Le destin est la relation du vivant à la faute. Cette relation correspond à la constitution naturelle du vivant, à cette apparence pas encore totalement dissipée et de laquelle l’homme est si éloigné qu’il n’a jamais pu y plonger tout entier, mais sous la domination de laquelle il ne pouvait que rester invisible dans ce qu’il avait de meilleur. Ce n’est donc pas l’homme qui a un destin, et le sujet du destin est indéterminable. Le juge peut voir du destin là où il le veut ; dans tout châtiment il doit dicter à l’aveugle un destin. Ce n’est jamais l’homme qui en est touché, mais en l’homme le simple fait de vivre, qui par la force de l’apparence a part à la faute naturelle et au malheur. Selon le destin, cet élément vivant peut être accouplé aux cartes comme aux planètes, et la voyante se sert de la simple technique, des choses les plus calculables, les plus immédiatement certaines (des choses qui sont impudiquement engrossées de certitude), pour faire entrer le vivant dans la relation à la faute. Elle découvre ainsi dans des signes quelque chose d’une vie naturelle dans l’homme, qu’elle essaie de mettre à la place de la tête dont nous avons parlé ; de même que d’autre part l’homme qui la consulte abdique en faveur de la vie livrée en lui à la culpabilité. Le rapport à la faute est temporel de façon tout à fait impropre, selon son mode et sa mesure, il est tout à fait différent du temps du salut ou de la musique ou de la vérité. De la détermination de la temporalité particulière du destin dépend l’élucidation parfaite de ces choses. Le cartomancien et le chiromancien enseignent toutefois que ce temps peut à tout moment être rendu simultané à un autre (non présent). C’est un temps non indépendant, réduit à parasiter le temps d’une vie plus haute, moins naturelle. Il n’a pas de présent, car il n’y a d’instants fatals que dans les

mauvais romans, et il ne connaît de passé et d’avenir que dans des modifications particulières. Il y a donc un concept du destin – et c’est le vrai, le seul qui concerne le destin dans la tragédie comme dans les visées de la cartomancienne –, concept qui est totalement indépendant de celui de caractère et cherche son fondement dans une tout autre sphère. Dans cet état de choses, le concept de caractère doit aussi trouver sa place. Ce n’est pas un hasard si les deux ordres sont reliés à des pratiques d’interprétation, et si dans la chiromancie caractère et destin se rencontrent tout à fait. Ils concernent tous les deux l’homme naturel, mieux encore : la nature dans l’homme, et c’est justement celle-ci qui s’annonce dans les signes de la nature, soit en eux-mêmes, soit produits expérimentalement. Le concept de caractère devra donc se référer également à une sphère naturelle et aura aussi peu à voir avec l’éthique ou la morale que le destin avec la religion. D’autre part, le concept de caractère devra aussi se débarrasser des traits qui constituent son lien erroné avec le concept de destin. Ce lien est réalisé par l’idée qu’une observation superficielle donne du caractère comme d’un filet qui se densifie, mieux il est connu, jusqu’à devenir un tissu très solide. À côté des grands traits fondamentaux, le regard aigu du connaisseur d’hommes est censé en effet apercevoir des rapports plus fins et plus étroits, jusqu’à ce que le filet visible s’épaississe en un tissu. Dans les fils de ce tissu, une faible raison a cru enfin posséder l’essence morale du caractère en question et distinguer en lui de bonnes et mauvaises qualités. Mais comme il appartient à la morale de le démontrer, des qualités ne peuvent jamais être moralement importantes, seules des actions le peuvent. L’apparence le veut certes autrement. Non seulement « voleur », « prodigue », « courageux » semblent impliquer des évaluations morales (ici on peut faire abstraction de la coloration apparemment morale des termes), mais avant tout des mots comme « dévoué », « sournois », « vindicatif », « envieux » semblent dénoncer des traits de caractère dans lesquels on ne peut plus faire abstraction d’une évaluation morale. Pourtant une telle abstraction, dans chacun de ces cas, n’est pas seulement réalisable, mais nécessaire pour saisir le sens des concepts. Et certes il faut la concevoir de telle manière que l’évaluation reste totalement conservée en soi et que seul lui soit enlevé son accent moral, pour faire place à des estimations déterminées en un sens positif ou négatif, comme le sont par exemple les termes sans aucun doute moralement indifférents qui désignent des qualités de l’intellect (comme « intelligent » ou « bête »). Où les désignations de qualités pseudo-morales doivent trouver leur vraie sphère, la comédie l’enseigne. En son centre se tient souvent, comme personnage principal de la comédie de caractère, un homme que nous appellerions une

canaille si nous devions le voir agir dans la vie et non sur la scène. Mais sur la scène de la comédie, ses actes ne suscitent que l’intérêt que leur prête l’éclairage du caractère, et celui-ci est dans les cas classiques l’objet non d’une condamnation morale, mais d’une grande hilarité. Jamais les actes du héros comique ne touchent en eux-mêmes son public, jamais moralement ; c’est seulement dans la mesure où ils reflètent la lumière du caractère que ses actes intéressent. On s’aperçoit que le grand auteur de comédies, par exemple Molière, ne cherche pas à déterminer son personnage grâce à la multiplicité des traits de caractère. Dans son œuvre manque bien plutôt tout accès à l’analyse psychologique. Dans L’Avare ou Le Malade imaginaire, où l’avarice et l’hypocondrie sont hypostasiées et forment la base de toute action, cela n’a rien à voir avec l’intérêt que pourrait offrir cette analyse. Ces drames n’enseignent rien sur l’hypocondrie ou l’avarice, loin de les rendre compréhensibles, ils accentuent le trait avec une force encore plus marquante ; si l’objet de la psychologie est la vie intérieure de l’homme présumé empirique, les personnages de Molière ne sont même pas utilisables par elle comme moyens de démonstration. Le caractère se déploie en eux comme un soleil dans son unique éclat qui n’en laisse aucun autre visible à sa proximité, mais en rend l’image floue. Le sublime de la comédie de caractère repose sur l’anonymat de l’homme et de sa moralité, au milieu du déploiement maximal de l’individu dans l’unicité d’un trait de caractère. Tandis que le destin déroule l’énorme complication de la personne livrée à la culpabilité, la complication et la nature contraignante de sa faute, le caractère donne à cet esclavage mythique de la personne dans le rapport à la faute, la réponse du Génie. La complication devient simplicité, le fatum liberté. Car le caractère du personnage comique n’est pas l’épouvantail des déterministes, il est le flambeau sous les rayons duquel la liberté de ses actes devient visible. Au dogme de la faute naturelle inhérente à la vie humaine, la faute originelle dont l’indissolubilité de principe est la doctrine du paganisme et la dissolution occasionnelle le culte, le Génie oppose la vision de l’innocence naturelle de l’homme. Cette vision reste de son côté dans le domaine de la nature, cependant elle demeure selon son essence proche d’une conception morale, à un point que l’idée opposée atteint seulement sous la forme (non exclusive) de la tragédie. Mais la vision du caractère est libératrice sous toutes ses formes : elle est inséparable de la liberté, comme on ne peut le montrer ici, par la voie de son affinité avec la logique. Le trait de caractère n’est donc pas le nœud dans le filet. Il est le soleil de l’individu dans le ciel incolore (anonyme) de l’homme, soleil qui projette l’ombre de l’action comique. (Cela ramène à son contexte le plus propre le mot

profond de Cohen, selon lequel chaque action tragique, aussi sublime que soit la manière dont elle marche juchée sur son cothurne, projette une ombre comique.) Les signes physiognomoniques, comme tous les autres signes mantiques, devaient chez les Anciens servir avant tout à sonder le destin, selon la domination de la croyance païenne en la faute. La physiognomonie comme la comédie sont des phénomènes de la nouvelle ère mondiale du Génie. La physiognomonie moderne montre son lien avec l’ancien art divinatoire dans l’infructueux accent moral de ses concepts, comme dans sa visée de complication analytique. À cet égard précisément, les physiognomonistes anciens et médiévaux ont vu juste en reconnaissant que le caractère peut être saisi uniquement en quelques rares concepts fondamentaux, moralement indifférents, comme par exemple ceux que la doctrine du tempérament cherchait à établir.

Notes 1. Ce texte, dont le titre original est « Schicksal und Charakter », a été publié pour la première fois en 1921 dans la revue Die Argonauten.

Le concept de destin dans le drame de la fatalité1 (1924-1925)

L’histoire de la littérature allemande aborde la famille du Trauerspiel baroque, les actions principales où l’État entre en question, le drame du Sturm und Drang, la tragédie de la fatalité, avec une froideur qui a sa base moins dans l’incompréhension que dans une animosité dont l’objet n’apparaît qu’avec les ferments métaphysiques contenus dans cette forme. De tous les genres nommés ci-dessus, cette froideur, pis encore, ce mépris semblent n’en concerner aucun à plus juste raison que le drame de la fatalité. Ce mépris est justifié si l’on considère le niveau de certains produits ultérieurs. L’argumentation traditionnelle s’appuie toutefois sur le schéma de ces drames, non sur la facture fragile des détails. Et il est indispensable d’entrer dans cette argumentation parce que ce schéma, comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, est si proche de celui du Trauerspiel baroque qu’il doit en être considéré comme sa variante. Dans les œuvres de Calderon surtout, il apparaît en tant que tel de manière très nette et significative. Impossible de contourner cette province florissante du drame en se lamentant sur la prétendue insuffisance de son souverain, comme tente de le faire Volkelt avec sa théorie du tragique, en niant par principe tous les vrais problèmes de son domaine d’étude. « On ne [devrait] jamais oublier, dit-il, que cet écrivain a subi la pression d’une foi catholique extrême et d’un concept de l’honneur intensifié jusqu’à l’absurde2. » Goethe se livre déjà à ce genre de divagations : « Que l’on pense à Shakespeare et Calderon ! Devant le plus haut tribunal esthétique, ils restent irréprochables, et même si un quelconque individu qui s’y entend devait élever opiniâtrement des plaintes contre eux à cause de certains passages, ils présenteraient en souriant un tableau de cette nation, de ce temps pour lequel ils ont travaillé, et ils ne récolteraient pas seulement pour cela de l’indulgence, mais ils mériteraient de nouveaux lauriers parce qu’ils ont pu si heureusement s’y adapter3. » Goethe invite donc à étudier l’auteur espagnol, non pour lui pardonner son caractère conditionné, mais pour apprendre à saisir la manière de son inconditionnalité. Cette considération est déterminante pour comprendre le drame de la fatalité. Car le destin n’est pas un fait purement naturel – ni un fait purement historique. La fatalité, qu’elle se présente sous un

travestissement païen ou mythologique, n’a de sens que comme catégorie de l’histoire naturelle, selon la théorie de la restauration dans la Contre-Réforme. C’est la force élémentaire de la nature dans le cours de l’histoire, qui lui-même ne relève pas absolument de la nature, car l’état de la création réfléchit encore le soleil de la grâce. Mais reflété dans le bourbier de la culpabilité adamique. Car ce n’est pas l’enchaînement inévitable de la causalité qui est en soi fatal. Il ne sera jamais vrai, aussi souvent qu’on puisse le répéter, que le dramaturge a le devoir de développer sur la scène un processus comme s’il était nécessairement le résultat d’une causalité. Comment l’art devrait-il donner du poids à une thèse dont le vœu du déterminisme est de la représenter ? Si des déterminations philosophiques entrent dans l’œuvre d’art, ce sont celles qui parlent du sens de l’existence ; les théories sur la facticité des lois naturelles qui règlent le cours du monde, même si elles le concernent dans sa totalité, sont sans importance. Une vision déterministe ne peut définir aucune forme d’art. Il en va autrement pour l’idée authentique de la fatalité, dont le motif décisif devrait être cherché dans le sens éternel d’une telle détermination. Selon ce sens, elle n’a aucunement besoin de s’accomplir d’après les lois de la nature ; un miracle peut tout aussi bien se référer à ce sens. Il ne réside pas dans l’inéluctabilité des faits. Le noyau de l’idée de fatalité est bien plutôt la conviction que la faute, qui dans ce contexte est toujours la faute de la créature – pour le christianisme : le péché originel – et non le manquement moral de l’homme agissant, déclenche la causalité en se manifestant, aussi furtivement soit-il, comme instrument des fatalités qui se déroulent irrésistiblement. La fatalité est l’entéléchie des événements dans le champ de la faute. Elle est caractérisée par ce champ de forces isolé, où tout but fixé, tout ce qui est accidentel, s’intensifie tellement que les implications de l’intrigue, celles de l’honneur par exemple, trahissent par leur violence paradoxale ceci : c’est une fatalité qui a galvanisé le jeu. Si quelqu’un pensait que « là où nous rencontrons des hasards invraisemblables, des situations extravagantes, des intrigues trop embrouillées […], le sentiment de fatalité […] n’existe plus4 », ce serait fondamentalement faux. Car ce sont précisément les combinaisons excentriques, rien moins que naturelles, qui correspondent aux différentes fatalités dans les différents champs de l’action. Il manquait certes à la tragédie allemande de la fatalité un champ de ces idées qu’exige la représentation du destin. L’intention théologique d’un Werner ne pouvait pas remplacer le manque d’une convention pagano-catholique, qui chez Calderon prête de petits complexes de la vie à l’action d’une fatalité astrale ou magique. Dans le drame de l’Espagnol, au contraire, la fatalité se déploie comme esprit élémentaire de l’histoire et il est logique que seul le roi, le grand restaurateur de l’ordre dérangé de la création, puisse l’annihiler. Fatalité astrale – majesté

souveraine, ce sont les pôles du monde de Calderon. Le Trauserspiel baroque allemand, au contraire, se distingue par sa grande pauvreté en représentations non chrétiennes. Pour cela – on serait presque tenté de dire : uniquement pour cela – il n’a pas pu atteindre au drame de la fatalité. On est en particulier frappé de voir à quel point l’honorable chrétienté a refoulé l’astrologie. Quand le Massinissa de Lohenstein remarque : « Personne ne peut résister aux charmes des astres5 », ou quand « la réunion des astres et des esprits » entraîne une référence aux doctrines des Égyptiens sur la dépendance de la nature envers le cours des astres6, cela demeure isolé et idéologique. Au contraire, le Moyen Âge – en réponse à l’erreur de la critique moderne qui place le drame de la fatalité sous le point de vue du tragique – a cherché le destin astrologique dans la tragédie grecque. Celle-ci est jugée par Hildebert de Tours au XI e siècle « déjà tout à fait dans le sens de la caricature que la conception moderne en a faite d’après la “tragédie de la fatalité”. C’est-à-dire dans un sens grossièrement mécanique, ou comme on l’entendait autrefois selon l’image générale de la vision antique et païenne du monde : dans un sens astrologique. Hildebert définit son travail tout à fait indépendant et libre (malheureusement inachevé) sur le problème d’Œdipe comme un “liber mathematicus”7 ».

Notes 1. Ce texte, dont le titre original est « Begriff des Schicksal im Schicksalsdrama », est extrait d’Origine du drame baroque allemand (1928). 2. Johann Vokelt, Aesthetik des Tragischen, 3e éd., Munich, Beck, 1917, p. 460. 3. Goethe, Sämtliche Werke. Jubiläumsausgabe, Stuttgart, 1907, t. XXXIV, Schriften zur Kunst 2, p. 165. 4. Johann Vokelt, Aesthetik des Tragischen, op. cit., p. 125. 5. Daniel Casper von Lohenstein, Sophonisbe, IV, 242. 6. Daniel Casper von Lohenstein, Blumen, Breslau, 1708, p. 88. 7. Karl Borinski, Die Antike in Poetik und Kunsttheorie von Ausgang des klassischen Altertums bis auf Goethe und Wilhelm von Humboldt. I : Mittelalter, Renaissance, Barock, Leipzig, 1914, p. 21.

Brèves ombres (I)1 (1929)

Amour platonique L’essence et le type d’un amour se définissent avec le plus de rigueur dans le sort qu’il réserve au nom – au prénom. Le mariage, qui ôte à la femme son patronyme originel pour le remplacer par celui du mari, ne laisse pas non plus indemne – et cela vaut aussi pour presque chaque intimité sexuelle – le prénom féminin. Le mariage l’entoure d’un voile, le déforme par des surnoms tendres sous lesquels ce nom n’apparaît plus parfois pendant des années, des décennies. Opposé au mariage entendu en ce sens large, l’amour platonique trouve sa vraie définition, sa seule signification authentique, seule pertinente, dans le destin du nom, pas dans celui du corps – comme l’amour qui n’expie pas son désir au détriment du nom, mais aime l’amante dans son nom, la possède dans son nom et la choie dans son nom. Que cet amour sauvegarde indemne et protège le nom, le prénom de la bien-aimée, cela seul est la véritable expression de la tension, du goût pour le lointain, qui s’appelle amour platonique. Pour cet amour, l’existence de la bien-aimée émane de son nom comme des rayons d’un noyau ardent. Ainsi la Divine Comédie n’est rien que l’aura entourant le nom de Béatrice – rien n’atteste avec plus de force que toutes les forces et les figures du cosmos naissent du nom de la bien-aimée –, sorti indemne de l’amour.

Une fois égale jamais On en trouve les plus surprenantes évidences dans le domaine de l’érotisme. Aussi longtemps que l’on fait la cour à une femme en doutant constamment d’être exaucé, la satisfaction ne peut venir qu’en relation avec ce doute, c’est-àdire comme délivrance, conclusion. Mais à peine s’est-elle réalisée sous cette forme qu’un nouveau désir insupportable, un désir de satisfaction nue, en soi, le remplace en un rien de temps. La première satisfaction se fond plus ou moins dans le souvenir avec la conclusion, donc dans sa fonction relativement au doute, elle devient abstraite. Ainsi, cette unique fois peut devenir « jamais », mesurée à

la satisfaction nue et absolue. Inversement, nue et absolue elle peut se dévaluer aussi érotiquement. Ainsi, quand le souvenir d’une aventure banale nous assaille avec une brutalité soudaine, nous annulons cette première fois et nous l’appelons « jamais », parce que nous cherchons les lignes de fuite de l’attente pour voir, là où elles se croisent, surgir la femme. En Don Juan, ce chanceux de l’amour, le mystère est sa manière de susciter en un éclair dans toutes ses aventures à la fois la conclusion et les plus douces approches, sa manière de retrouver l’attente dans l’ivresse et d’anticiper la conclusion dans la séduction. Cet une-fois-pour-toutes de la jouissance, cet entrecroisement des temps, ne peuvent être exprimés que par la musique. Don Juan appelle la musique comme miroir ardent de l’amour.

La pauvreté en est toujours pour ses frais Qu’aucune loge de gala n’est aussi hors de prix que le billet d’entrée dans la libre nature de Dieu, que même elle, dont nous avons pourtant appris qu’elle se donne si volontiers aux vagabonds et aux mendiants, aux gueux et aux chemineaux, garde pour le riche son visage le plus consolant, le plus calme, le plus pur, quand elle pénètre par de grandes fenêtres profondes dans ses salles fraîches et ombreuses – c’est la vérité impitoyable que la villa italienne enseigne à celui qui franchit pour la première fois ses portes pour jeter un regard sur la mer et les montagnes, devant quoi ce qu’il a vu dehors pâlit comme la petite image d’un Kodak devant l’œuvre d’un Léonard. Mieux encore, c’est pour lui que le paysage est accroché dans le cadre de la fenêtre, c’est pour lui seul que la main magistrale de Dieu l’a signé.

Trop près En rêve sur la rive gauche de la Seine, devant Notre-Dame. J’étais là, mais il n’y avait rien qui ressemblât à Notre-Dame. Un bâtiment de briques ne laissait pointer que les derniers gradins de sa construction en dur au-dessus d’un haut coffrage de bois. Mais moi, accablé, j’étais quand même bien devant NotreDame. Ce qui m’accablait, c’était la nostalgie. La nostalgie du Paris où je me trouvais ici en rêve. Mais d’où venait alors cette nostalgie ? Et d’où cet objet totalement défiguré, méconnaissable ? C’est cela : en rêve, je m’en étais trop approché. La nostalgie inouïe qui m’avait envahi ici, au cœur de l’objet désiré, n’était pas celle qui tend de loin vers l’image. C’était la nostalgie bienheureuse qui a déjà franchi le seuil de l’image et de la possession et ne connaît plus que la force du nom dont l’objet aimé vit, se métamorphose, vieillit, rajeunit et, sans image, est le refuge de toutes les images.

Taire ses projets Peu de sortes de superstitions sont aussi répandues que celle qui retient les gens de parler entre eux de leurs intentions et projets les plus importants. Non seulement ce comportement traverse toutes les couches de la société, mais encore on dirait qu’y participent toutes les sortes de motifs humains, du plus banal jusqu’au plus souterrain. Mieux encore, n’importe lequel de ces motifs semble si plat, si raisonnable que plus d’un pensera qu’il n’y a pas lieu de parler de superstition. Rien n’est plus compréhensible qu’un homme qui a raté quelque chose cherche à garder pour lui son échec et, pour s’assurer cette possibilité, se taise sur son projet. Mais c’est là la couche superficielle de sa détermination, le vernis du banal qui recouvre les motifs plus profonds. Au-dessous se cache la deuxième couche, sous la forme du savoir obscur concernant l’affaiblissement de l’énergie qu’entraîne la décharge motrice, la satisfaction de remplacement qu’est la parole. On a rarement pris aussi au sérieux qu’il le mérite ce caractère destructeur de la parole, que connaît l’expérience la plus élémentaire. Si l’on songe que presque tous les projets décisifs sont reliés à un nom, mieux encore, sont liés à lui, on comprend ce que coûte le plaisir de lui faire franchir nos lèvres. Mais il n’y a aucun doute qu’à cette deuxième couche suit une troisième. C’est l’idée de s’élever sur l’ignorance des autres, particulièrement des amis, comme sur les marches d’un trône. Et ce n’est pas encore assez, cette dernière couche, la plus amère, est celle où pénètre Leopardi avec ces mots : « Un aveu d’infortune n’apporte ni faveur ni commisération, et bien loin de provoquer la tristesse réjouit non seulement vos ennemis, mais tous ceux qui l’apprennent, car y voyant la preuve de votre infériorité, ils se découvrent du même coup supérieurs2. » Mais combien d’hommes seraient en état de se croire eux-mêmes, si déjà la raison leur murmurait la découverte de Leopardi ? Combien ne la recracheraient pas, écœurés par l’amertume d’une telle pensée ? C’est là maintenant qu’intervient la superstition, concentré pharmaceutique des ingrédients les plus amers que personne ne serait capable de goûter isolés et séparés. L’homme préfère de beaucoup obéir au cœur sombre et énigmatique des coutumes populaires et des proverbes, plutôt que de se laisser prêcher dans la langue de la saine raison humaine toute la dureté et la douleur de la vie.

À quoi l’on reconnaît sa force À ses défaites. Là où nous étions en échec à cause de notre faiblesse, nous nous méprisons et nous avons honte d’elle. Mais là où nous sommes forts, nous méprisons notre défaite, nous avons honte de notre malchance. Reconnaîtrions-

nous notre force dans la victoire et la chance ? ! Qui ne sait donc pas que rien ne révèle mieux qu’elles nos plus profondes faiblesses ? Qui, après une victoire au combat ou en amour, n’a pas senti, comme un délicieux frisson de faiblesse, la question le traverser : et c’est moi, cela ? Est-ce à moi que cela arrive, moi le plus faible de tous ? Il en va autrement avec les séries de défaites dans lesquelles nous apprenons toutes les feintes du redressement, et où nous baignons dans la honte comme dans le sang du dragon. Que ce soit la gloire, l’alcool, l’argent, l’amour – là où quelqu’un est fort, il ne connaît ni honneur, ni crainte du ridicule, ni retenue. Aucun trafiquant juif ne peut être plus insistant auprès de son client que Casanova avec la Charpillon. Ces hommes-là habitent dans leur force. Logement singulier et terrible, certes, c’est le prix de leur force. Existence dans un tank. Si nous logeons dedans, nous voilà stupides et inabordables, nous tombons dans tous les fossés, nous culbutons sur tous les obstacles, nous fouillons la boue et nous profanons la terre. Mais c’est seulement là où nous sommes ainsi souillés que nous sommes invincibles.

De la croyance aux choses que l’on nous prédit Examiner l’état où se trouve quelqu’un qui en appelle aux forces obscures, c’est l’un des moyens les plus sûrs et les plus courts pour parvenir à la connaissance et à la critique de ces forces elles-mêmes. Car chaque miracle a deux côtés, l’un où se place celui qui l’accomplit, l’autre où est celui qui l’admet. Et il n’est pas rare que le second côté soit plus révélateur que le premier, car il en contient déjà le secret. Si quelqu’un s’est fait projeter l’image graphologique ou chiromancienne de sa vie, s’il s’est fait établir son horoscope, nous nous contenterons de demander pour cette fois : que se passe-t-il en lui ? On pourrait croire qu’il s’agit d’abord de comparer, de mettre à l’épreuve. Avec plus ou moins de scepticisme, il examinera affirmation après affirmation. En vérité, ce n’est rien de tout cela. C’est plutôt le contraire. Avant tout une curiosité envers le résultat, aussi brûlante que s’il avait attendu ici un renseignement sur une personne très importante pour lui, mais inconnue. Le combustible de ce feu est la vanité. C’est bientôt une mer de flammes, car à présent le client vient d’entendre son nom. Mais si l’énoncé du nom est déjà en soi l’un des plus forts moyens d’agir sur celui qui le porte (les Américains l’ont utilisé pratiquement en adressant leurs réclames lumineuses à Smith et Brown), il va de soi que dans la voyance ce procédé se relie avec le contenu de la prédiction Voici ce qu’il en est : ce que l’on appelle l’image intérieure de notre propre nature est de minute en minute pure improvisation. Cette image s’élabore, si l’on peut s’exprimer ainsi, entièrement selon les masques qui lui sont

présentés. Le monde est un arsenal de tels masques. Seul l’homme étiolé, dévasté, cherche cet arsenal, comme un déguisement, au fond de lui-même. Car nous en sommes nous-mêmes le plus souvent dépourvus. Aussi rien ne nous rend aussi heureux que de voir quelqu’un s’avancer vers nous avec une boîte pleine de masques exotiques et tendre devant nous ses plus rares exemplaires, le masque du meurtrier, du magnat de la finance, du bourlingueur. Regarder à travers eux nous ensorcelle. Nous voyons les constellations, les instants où nous avons été réellement l’un ou l’autre ou tous à la fois. Ce jeu de masques, nous le désirons tous ardemment comme une ivresse et les cartomanciens, chiromanciens et astrologues en vivent aujourd’hui encore. Ils savent nous ramener à l’une de ces pauses silencieuses du destin, dont on ne remarque qu’ensuite qu’elles ont contenu le germe d’une destinée tout autre que celle qui nous a été impartie. Qu’ainsi le destin s’arrête comme un cœur – nous le sentons avec une terreur profonde et bienheureuse, dans ces images de nous-mêmes apparemment si pauvres, si impropres, que le charlatan nous présente. Et nous nous hâtons de lui donner raison, d’autant plus que nous sentons avec une soif ardente monter en nous les ombres d’une vie jamais vécue.

Brèves ombres Quand midi approche, les ombres ne sont encore que des bords noirs, nets, au pied des choses, prêtes à se retirer sans bruit, à l’improviste, dans leur terrier, dans leur mystère. Alors est venue, dans sa plénitude concise, ramassée, l’heure de Zarathoustra, du penseur au « midi de la vie », au « jardin de l’été ». Car c’est la connaissance qui dessine le contour des choses avec le plus de rigueur, comme le fait le soleil au plus haut de sa trajectoire.

Notes 1. Cet ensemble de textes, dont le titre original est « Kurze Schatten », a été publié pour la première fois en 1929 dans la revue Neue Schweizer Rundschau. 2. Giacomo Leopardi, Pensées, Paris, Allia, 1992, p. 80.

Brèves ombres (II)1

Signe secret On rapporte oralement un mot de Schuler. Dans chaque connaissance, disaitil, doit être contenu un grain de non-sens, de même que les modèles de tapis ou les frises ornementales de l’Antiquité laissaient toujours déceler quelque part une légère déviation de leurs motifs réguliers. En d’autres mots : ce n’est pas la marche de connaissance en connaissance qui est décisive, mais la fêlure dans chaque connaissance isolément. C’est la marque invisible d’authenticité qui la distingue de toute marchandise de série faite d’après un poncif.

Un mot de Casanova « Elle savait, dit Casanova d’une maquerelle, que je n’aurais pas la force de partir sans lui donner quelque chose. » Étrange parole. Quelle force fallait-il pour escroquer la maquerelle de son salaire ? Ou plus exactement, quelle est cette faiblesse sur laquelle elle peut toujours compter ? C’est la honte. La maquerelle est vénale, non la honte du client qui a recours à elle. Il cherche, plein de cette honte, une cachette, et trouve la plus dissimulée de toutes : dans l’argent. L’insolence jette la première pièce sur la table ; la honte en compte cent de plus, pour la cacher.

L’arbre et le langage Je grimpai sur un talus et m’allongeai sous un arbre. L’arbre était un peuplier ou un aulne. Pourquoi n’ai-je pas retenu son espèce ? Parce que, pendant que je regardais son feuillage et que je suivais son mouvement, il s’empara du langage en moi avec une telle brusquerie, qu’à l’instant s’accomplirent encore une fois en ma présence les noces antiques de l’arbre et du langage. Les branches et avec elles la cime se balançaient en délibérant ou pliaient en refusant ; les rameaux se montraient affectueux ou hautains ; le feuillage se rebellait contre un rude

courant d’air, frissonnait devant lui ou l’affrontait ; le tronc disposait d’un fond solide sur lequel il prenait pied ; et une feuille projetait son ombre sur l’autre. Un vent léger jouait pour célébrer les noces, et aussitôt il dispersa partout dans le monde, en paroles imagées, les enfants vite jaillis de ce lit.

Le jeu Le jeu, comme toute autre passion, révèle son visage par la manière dont l’étincelle saute dans le domaine corporel d’un centre à l’autre, rend mobile tantôt tel organe, tantôt tel autre, et concentre et limite en lui toute l’existence. C’est le délai qui est accordé à la main droite avant que la bille tombe dans la case. Elle frôle comme un avion les colonnes, répandant dans son sillon la semaille des jetons. Annonçant ce délai, l’instant réservé à l’oreille seule, où la bille entame son tourbillon et où le joueur écoute la Fortune accorder ses basses. Dans le jeu, qui en soi s’adresse à tous les sens, le sens atavique de l’extralucidité n’étant pas exclu, arrive le tour de l’œil. Tous les nombres lui font signe. Toutefois comme il a résolument oublié la langue des signes, c’est elle qui induit le plus en erreur ceux qui se fient à elle. Il est vrai que ce sont eux qui témoignent au jeu la plus profonde dévotion. Un moment encore, la mise perdue reste devant eux. Le règlement les retient. Mais pas autrement que retient l’amoureux la défaveur de celle qu’il adore. Il voit la main de celle-ci à portée des siennes ; pourtant il ne fera rien pour la saisir. Le jeu a des serviteurs passionnés qui l’aiment pour lui-même et aucunement pour ce qu’il donne. Mieux encore, quand il leur prend tout, ils cherchent la faute en eux-mêmes. Ils disent alors : « J’ai mal joué », et ce mensonge porte à tel point en lui-même le salaire de leur zèle, que les pertes sont aimables pour la seule raison qu’elles démontrent son esprit de sacrifice. Un irréprochable cavalier de la chance fut le prince de Ligne, on pouvait le voir fréquenter les clubs parisiens dans les années qui suivirent la chute de Napoléon, et il était célèbre pour la bonne contenance qu’il gardait devant ses pertes extraordinaires. Jour après jour, son comportement était toujours le même. La main droite, qui jetait continuellement de grosses mises sur la table, pendait mollement. Mais la gauche était glissée dans la veste, immobile, à l’horizontale, posée sur le sein droit. Plus tard, on apprit par son valet de chambre que ce sein présentait trois cicatrices – l’exacte empreinte des ongles des trois doigts qui étaient restés plantés là, sans bouger.

Le lointain et les images

Le plaisir que l’on prend au monde des images ne se nourrit-il pas d’un sombre dépit contre le savoir ? Je regarde le paysage dehors : la mer est là dans sa baie, lisse comme un miroir ; des forêts, masses immobiles et muettes, escaladent le sommet arrondi des montagnes ; en haut, les ruines écroulées d’un château, comme elles y étaient déjà depuis des siècles ; le ciel sans nuages rayonne d’un azur éternel. C’est ce que veut le rêveur. Que cette mer s’élève et s’abaisse en milliards et milliards de vagues, que les forêts frémissent des racines jusqu’à la dernière feuille à chaque nouvel instant, que dans les pierres du château en ruines règnent éboulement et ruissellement ininterrompus, que dans le ciel des vapeurs, avant de former des nuages, ondoient les unes dans les autres en une lutte invisible – il doit oublier tout cela pour s’abandonner aux images. En elles, il trouve repos, éternité. Chaque aile d’oiseau qui le frôle, chaque coup de vent qui le fait frissonner, chaque proximité qui l’atteint, l’accuse de mensonge. Mais chaque lointain reconstruit son rêve, il s’appuie à chaque mur de nuages, il s’embrase de nouveau à chaque fenêtre éclairée. Et il est à son plus haut point de perfection quand il réussit à ôter au mouvement même son aiguillon, à changer le coup de vent en un murmure et le vol furtif de l’oiseau en une migration. Ordonner ainsi à la nature de s’immobiliser dans le cadre d’images pâlies, c’est le plaisir du rêveur. L’envoûter par une nouvelle invocation, c’est le don des poètes.

Habiter sans laisser de traces Si quelqu’un entre dans un salon bourgeois des années 1880, malgré toute l’intimité confortable qui en émane peut-être, l’impression que « tu n’as rien à faire ici » est la plus forte. Tu n’as rien à faire ici – car ici il n’y a pas un endroit où l’habitant n’ait pas déjà laissé sa trace : sur les corniches avec des bibelots, sur les fauteuils capitonnés avec des napperons brodés d’un monogramme, devant les vitres avec des transparents et devant la cheminée avec un pareétincelles. Un joli mot de Brecht aide à nous tirer de là ; loin de là : « Efface les traces ! » Ici, dans le salon bourgeois, le comportement opposé est devenu une habitude. Et inversement l’« intérieur » oblige son habitant à adopter un maximum d’habitudes. Elles sont réunies dans l’image du « monsieur en meublé », tel que le voient les logeuses. Habiter, dans ces réduits de peluche n’était rien d’autre qu’y retracer une trace creusée par des habitudes. Même la colère qui lors du moindre dommage s’emparait de la victime du dégât, n’était peut-être que la réaction de l’homme à qui on a effacé la « trace de son séjour terrestre ». La trace laissée par lui sur les coussins et les fauteuils, par ses parents sur les photos, par ses bibelots dans les étuis et les fourreaux – tout ce qui parfois

faisait paraître ces pièces aussi surpeuplées qu’un columbarium. Les nouveaux architectes avec leur verre et leur acier ont atteint ce résultat : ils ont créé des espaces dans lesquels il n’est pas facile de laisser de traces. « D’après ce qui a été dit, écrivait déjà Scheerbart il y a vingt ans, nous pouvons sans doute parler d’une “culture du verre”. Ce nouveau milieu de verre transformera complètement l’homme. Et il faut souhaiter maintenant que la nouvelle culture du verre ne trouve pas trop d’adversaires. »

Brèves ombres Quand midi approche, les ombres ne sont encore que des bords noirs, nets, au pied des choses, prêtes à se retirer sans bruit, à l’improviste, dans leur terrier, dans leur mystère. Alors est venue, dans sa plénitude concise, ramassée, l’heure de Zarathoustra, du penseur au « midi de la vie », au « jardin de l’été ». Car c’est la connaissance qui dessine le contour des choses avec le plus de rigueur, comme le fait le soleil au plus haut de sa trajectoire.

Notes 1. Cet ensemble de textes, dont le titre original est, comme pour le précédent, « Kurze Schatten », a été publié pour la première fois le 25 février 1933 dans le Kölnische Zeitung. On remarquera que Walter Benjamin a choisi de clore Brèves ombres I et II par le même texte.

WALTER BENJAMIN AUX ÉDITIONS PAYOT & RIVAGES L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique Sur le concept d’histoire, suivi de : Eduard Fuchs, le collectionneur et l’historien, et de : Paris, la capitale du XIXe siècle Sens unique Critique de la violence Expérience et pauvreté, suivi de : Le Conteur, et de : La Tâche du traducteur Critique et utopie Enfance. Éloge de la poupée et autres essais Romantisme et critique de la civilisation Je déballe ma bibliothèque Dernières lettres Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme

À propos de cette édition : Cette édition électronique du livre Critique de la violence de Walter Benjamin a été réalisée le 26 avril 2018 par les Éditions Payot & Rivages. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 978-2-228-92115-2). Le format ePub a été préparé par Facompo, Lisieux.