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French Pages 296 [295] Year 2008
Carnets de doute
FAUX TITRE 314 Etudes de langue et littérature françaises publiées sous la direction de Keith Busby, M.J. Freeman, Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Carnets de doute Variantes romanesques du voyage chez J.M.G. Le Clézio
Isa Van Acker
AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2008
Cover design: Aart Jan Bergshoeff The paper on which this book is printed meets the requirements of ‘ISO 9706: 1994, Information and documentation - Paper for documents Requirements for permanence’. ISBN: 978-90-420-2410-6 © Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2008 Printed in The Netherlands
Introduction « Malgré de nombreux voyages, J.M.G. Le Clézio n’a jamais cessé d’écrire depuis l’âge de sept ou huit ans ». Cette phrase curieuse qui figure dans la notice des éditions de poche aurait-elle contribué à déterminer le sujet de la présente étude ? L’antagonisme qu’elle instaure entre le voyage et l’écriture est pour le moins surprenant, la littérature ayant toujours été fascinée par le voyage ; il l’est davantage encore compte tenu de l’homme dont il s’agit. Dans le paysage littéraire français d’aujourd’hui, J.M.G. Le Clézio est par excellence celui qui ne tient pas en place. On l’appelle un « nomade » 1 , un « grand arpenteur » 2 , un « chercheur d’or et d’ailleurs » 3 ; son oeuvre a la réputation d’être « ouverte sur le grand large » 4 , de proposer « une exaltation de l’errance » 5 . Bref, Le Clézio, c’est « le voyage dans tous ses états » 6 . Les textes lecléziens constitueraient donc un champ d’étude riche et diversifié pour la nouvelle science que, mi-sérieux, miludique, Michel Butor se plaît à concevoir dans son article « Le voyage et l’écriture », et qu’il baptise « itérologie » : il s’agit de la science « des déplacements humains », qui selon son inventeur est
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Voir, par exemple, le titre de la biographie par Gérard de Cortanze : J.M.G. Le Clézio. Le nomade immobile, Paris, Editions du Chêne, 1999. 2 Jacques-Pierre Amette dans Le Point du 31 janvier 2003, p. 106. 3 Cf. le titre de l’étude de Jacqueline Dutton, Le chercheur d’or et d’ailleurs : l’utopie de J.M.G. Le Clézio, Paris, L’Harmattan, 2003. 4 Thierry Bayle, « Le Clézio en Robinson », Magazine littéraire, n°337, novembre 1995, p. 71. 5 Martine Bercot et André Guyaux (ed.), Dictionnaire des lettres françaises - le XXe siècle, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 1998, p. 644. 6 Cf. Madeleine Borgomano, « Le Clézio ou le voyage dans tous ses états », in M.-C. Gomez et Ph. Antoine (ed.), Roman et récit de voyage, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, p. 183-190.
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« étroitement liée à la littérature » 7 . La pertinence du lien entre l’oeuvre leclézienne et la notion de voyage ne fait pas de doute ; c’est la nature exacte de ce lien qui fournit matière à réflexion. La question se pose en effet de savoir si les romans de Le Clézio donnent à lire la relation de parfaite équivalence préconisée par Michel Butor, selon lequel « voyager [...] c’est écrire » et « écrire c’est voyager » 8 , ou que l’oeuvre leclézienne invite à concevoir différemment le champ de tension entre voyage et écriture. En accordant une place de première importance à la thématique du voyage, à laquelle se rattachent les notions d’aventure et d’exotisme, l’oeuvre de J.M.G. Le Clézio s’inscrit dans une longue tradition littéraire. L’universalité de cette constellation thématique a été relevée et commentée tant par des philosophes que par des chercheurs littéraires. Vladimir Jankélévitch attire l’attention sur l’« entr’ouverture » qui caractérise selon lui aussi bien l’aventure que la vie humaine : l’aventure dépend de l’homme « dans son commencement, mais sa continuation ne dépend pas toujours de [lui] et sa terminaison encore moins » ; de même, la vie de l’homme, « fermée par la mort, reste entrebâillée par l’ajournement indéfini de la mort » 9 . La vie et l’aventure sont pareillement régies par la tension qui se crée « entre l’horreur du vide et le désir hasardeux » 10 . A l’instar du philosophe, Jean-Yves Tadié appelle l’aventure un « dialogue de la mort et de la liberté » ; il souligne que le roman d’aventures doit sa prospérité à la représentation de passions « plus élémentaires peut-être ou plus permanentes que l’amour : le courage ou la peur, la volonté de puissance, l’instinct de mort » 11 . Jean-Marc Moura indique que la notion de voyage, qui « repose sur l’expérience humaine de l’espace et du temps », est liée à « l’antique dialectique du même et de l’autre » 12 . Pour Adrien Pasquali, l’attrait du voyage réside en ce qu’il atténue les angoisses de l’homme plutôt que de les transposer : le rapport à l’espace géographique permettrait à l’homme 7
Michel Butor, « Le voyage et l’écriture », Répertoire IV, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p.13. 8 Ibid., p. 9-10. 9 Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui, le sérieux, Paris, Editions Montaigne, 1963, p. 16-17 et 44. 10 Ibid., p. 14. 11 Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, p. 12 et 207. 12 Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, Paris, Dunod, 1992, p. 16 et 6.
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« de désigner et de légitimer sa place » dans le monde, « de neutraliser son inquiétude sur son origine et sa fin » 13 . Pour toutes ces raisons, parfois opposées, le voyage demeure un thème fondamental dans l’histoire de la littérature ; sous des formes variées, il a été et continue à être exploré sous la plume des auteurs les plus divers. Cet héritage culturel est largement assumé par J.M.G. Le Clézio, à travers un riche intertexte dont une grande partie renvoie à des récits de voyage ou des romans d’aventures. Les références intertextuelles qui parsèment son oeuvre couvrent une période vaste et incluent des auteurs très variés, allant de Marco Polo, en passant par des noms consacrés tels Bernardin de Saint-Pierre, Defoe ou Conrad, jusqu’à un auteur contemporain comme Richard Hughes 14 . De leur côté, les commentateurs ont signalé à plusieurs reprises l’inscription de l’oeuvre leclézienne dans la littérature des voyages. On pense au titre significatif de l’ouvrage de Roger Mathé, L’exotisme d’Homère à Le Clézio ; le même critique cite un extrait de L’extase matérielle dans son ouvrage consacré à L’aventure d’Hérodote à Malraux 15 . Par ailleurs, Le chercheur d’or figure dans l’étude d’Isabelle Guillaume intitulée Le roman d’aventures depuis L’île au trésor 16 . Jean-Marc Moura commente ce même roman dans son article « L’exotisme finde-(XXe)-siècle » et mentionne Désert dans deux de ses ouvrages
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A. Pasquali, Le tour des horizons. Critique et récits de voyages, Paris, Klincksieck, 1994, p. 18 et 19. 14 Le livre des fuites place en exergue une citation de Marco Polo : « Or laisserons de ceste cité & irons avant » (p. 7) ; le titre du roman leclézien peut se lire comme un double inquiétant du Livre des merveilles de Marco Polo. Tant Le chercheur d’or (p. 69) que La quarantaine (p. 418) renvoient à l’auteur de Paul et Virginie. La référence à Robinson Crusoë est particulièrement insistante chez Le Clézio : voir, par exemple, Le chercheur d’or p. 71, 198, 245, 365 ; La quarantaine p. 245, 340, 536 ; Hasard p. 160. L’influence de Conrad est attestée par Le Clézio dans divers entretiens : « C’est Conrad qui m’a donné la première fois cette impression de la magie de l’échange avec l’autre. [...] Il m’a fait comprendre ce que je cherchais en moi-même », déclare-t-il ainsi à Jean-Pierre Salgas (La quinzaine littéraire n° 435, 1985, p. 7). Hasard est dédié à la mémoire de Richard Hughes (1900-1976), connu surtout pour son roman A High Wind in Jamaica (Londres, Chatto & Windus, 1929), et qui a écrit par ailleurs un récit de mer dont au moins le titre semble avoir inspiré Le Clézio : In Hazard : a sea story (Londres, Chatto & Windus, 1938). 15 Cf. Roger Mathé, L’exotisme d’Homère à Le Clézio, Paris, Bordas, 1972, p. 213, et L’aventure d’Hérodote à Malraux, Paris, Bordas, 1973, p. 178-179. 16 Isabelle Guillaume, Le roman d’aventures depuis L’île au trésor, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 330.
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consacrés à l’exotisme littéraire 17 . Sans retracer ici l’histoire de la littérature des voyages des origines à nos jours, situons brièvement Le Clézio par rapport à ses devanciers et ses contemporains du XIXe et du XXe siècle, puisque cette période engendre les modèles auxquels il se réfère essentiellement. Après un premier essor au siècle des Lumières, lorsque les grandes découvertes de la Renaissance « se répercute[nt] profondément dans la conscience européenne » 18 , le XIXe siècle français marque le triomphe de la littérature des voyages. A cette époque d’expansion impériale, les voyages militaires, commerciaux et scientifiques se multiplient. Les écrivains se font voyageurs et transposent dans leurs oeuvres la fascination que suscitent les contrées lointaines. Le genre du roman d’aventures atteint son apogée ; il situe volontiers son intrigue dans des décors inconnus et mystérieux, tant nordiques (on pense à la Russie dans Michel Strogoff) que tropicaux (par exemple le Congo dans Coeur des ténèbres). Transgressant les frontières génériques pour inspirer aussi bien le roman, la poésie que des formes autobiographiques, le voyage en Orient devient un véritable topos littéraire (on pense à Chateaubriand, Hugo et Nerval, parmi beaucoup d’autres). La veine exotique inspire à la fois le romantisme et le réalisme : la notion de voyage et l’attrait d’un ailleurs inconnu se conjuguent bien avec le désir de dépaysement et l’exaltation de l’imagination propres au romantisme ; les écrivains réalistes s’intéressent au voyage en ce qu’il leur permet de « confronter leur art à la diversité du monde » 19 . Le XIXe siècle scelle une évolution majeure de la littérature des voyages, en ce sens que l’on passe du récit de voyage conçu comme découverte et exploration du monde extérieur au récit d’une expérience qui place l’individu au centre de ses préoccupations ; au fantasme de maîtriser le monde, caractéristique des Lumières, succède un intérêt croissant pour « la connaissance et la saisie de soi » 20 . Au fur et à mesure, en particulier dans la poésie, la promesse, le désir ou 17
« L’exotisme fin-de-(XXe)-siècle », Revue de littérature comparée, vol. 296, 2000, p. 533-553 ; Lire l’exotisme, op. cit., p. 93 et 184-195 ; La littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XIXe siècle, Paris, Champion, 1998, p. 288 et 414. 18 Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, p. 59. 19 Ibid., p. 76. 20 Adrien Pasquali, Le tour des horizons, p. 91.
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l’idée du voyage deviennent plus importants que le voyage même. La contrée lointaine se présente alors comme un idéal dont le poète se sait coupé, ou revêt les apparences d’un paradis perdu. L’antagonisme baudelairien oppose un ailleurs de la plénitude à un réel monotone et laid ; chez un Mallarmé, les images du voyage renvoient fondamentalement à la quête poétique. Vers la fin du siècle, le voyage se fait plus intérieur ; l’écriture exotique se teinte d’un certain désenchantement : elle semble de plus en plus consciente des risques de sa dégradation en une « littérature de la pacotille et du bibelot »21 . Le XXe siècle inaugure l’ère des communications de masse à l’échelle mondiale ; l’exploitation massive du thème de l’ailleurs, jointe à la démocratisation des moyens de transport, menacent de transformer le voyage en un produit de consommation touristique. La diversité géographique est minée par l’influence occidentale sur l’ensemble de la planète ; les modes de vie distincts, autrefois susceptibles d’éveiller la curiosité et d’activer l’imaginaire des Européens, évolueraient à présent vers une uniformité lassante. Le progressif démantèlement des empires coloniaux fait peser un soupçon croissant sur l’écriture exotique, accusée d’exprimer une mentalité impérialiste, d’être une littérature de l’ethnocentrisme. Une tradition française du périple littéraire subsiste au XXe siècle, mais il s’agit alors soit de récits écrits en haine du voyage (ceux qui, suivant l’exemple célèbre de Claude Lévi-Strauss, dénoncent le voyage comme illusoire, décevant ou corrupteur), soit de relations de voyages intérieurs (on pense aux expériences communiquées par un Michel Leiris ou un Henri Michaux). La problématisation qui affecte le voyage se double cependant d’une singulière « effervescence éditoriale » vers la fin du XXe siècle 22 . Ecrivains et critiques s’opposent de plus en plus aux cris d’alarme « aussi pathétiques qu’éminents » qui décrètent la domestication totale de la planète, la mort de l’exotisme et la fin des (récits de) voyages, pour saluer les tentatives qui s’engagent à dédramatiser la formule « catégorique et catastrophée » d’un Lévi-Strauss 23 . Le
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Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, p. 83. Voir l’introduction fournie par A. Pasquali dans Le tour des horizons, où l’auteur interroge le comment et le pourquoi de cette multiplication éditoriale et médiatique (p. 1-15). 23 Ibid., p. 61-62. 22
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succès d’un festival comme Etonnants Voyageurs, animé depuis 1990 par Michel Le Bris, montre qu’à l’aube du XXIe siècle, écrivains et lecteurs continuent à ressentir « l’urgence [...] d’une littérature aventureuse, voyageuse, ouverte sur le monde, soucieuse de le dire » 24 . C’est dans ce contexte historique paradoxal que se développe la carrière littéraire de J.M.G. Le Clézio. A l’image de ces ambiguïtés, le thème du voyage s’orchestre dans son oeuvre d’une manière plus complexe que ne le suggèrent certains critiques : l’auteur ne se réduit ni à l’un des messagers de « l’aventure démystifiée » 25 , ni à une figure de proue d’un nouvel « esprit primitiviste » 26 . D’un côté, ses textes proposent une mise en scène massive des topoï de la littérature des voyages ; d’un autre côté, il est impossible de concevoir ces écritures du voyage indépendamment du contexte problématique où elles voient le jour. S’il faut lui chercher des attaches, elles se trouvent à notre sens chez ceux pour qui l’écriture du voyage est indissociable d’une expérience de perte. La multitude des trajets effectués par ses protagonistes renvoie au décentrement du monde et à l’impossibilité d’y définir tant un « ici » qu’un « ailleurs » authentiques. Si ses personnages ne cessent de parcourir le monde, c’est moins parce qu’ils se sentent partout chez eux que parce que nul lieu ne leur convient véritablement. Tant en ce qui concerne la matière que la forme, la thématique du voyage s’actualise très souvent à partir d’un creux. Loin d’être l’expression euphorique de quelque « tribalisme postmoderne » qui, à l’aube d’un nouveau millénaire, traduirait adéquatement « la pluralité de la personne, et la duplicité de l’existence », ou conduirait à « une vision plus complète, plus pleine de l’homme et du social » 27 , la démarche scripturale leclézienne se place à nos yeux sous le signe d’un nomadisme nostalgique tel que le
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Voir la page d’accueil du site internet du festival: www.etonnants-voyageurs.com. Cf. Roger Mathé, L’aventure d’Hérodote à Malraux, p. 178. 26 Cf. Jean-Marc Moura, Lire l’exotisme, p. 93. Ultérieurement, ce critique développera une lecture plus approfondie et un point de vue plus nuancé de « l’exotisme » leclézien dans Le chercheur d’or : voir son article « L’exotisme fin-de(XXe)-siècle ». 27 Cf. Michel Maffesoli, Du nomadisme. Vagabondages initiatiques, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche », 1997, p. 13, 15 et 103. 25
INTRODUCTION
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conçoit Michel de Certeau 28 , pour qui « marcher, c’est manquer de lieu » 29 . Les réflexions que Michel de Certeau exprime dans L’invention du quotidien et La fable mystique ont une envergure qui dépasse largement le domaine de la littérature ; elles concernent en outre des périodes historiques bien antérieures à l’époque dont il est question ici. Cependant, l’auteur suggère à plusieurs reprises que ses idées peuvent se transférer de manière fructueuse dans le domaine de la littérature et que, de nos jours, elles gardent toute leur pertinence. Ainsi, le premier chapitre de La fable mystique commence par un commentaire au sujet de « la passante à travers les textes de Marguerite Duras » 30 ; les pages conclusives citent un poème de Catherine Pozzi et affirment que des échos de sa « poétique mystique » se font entendre « dans les paysages historiques les plus divers » 31 . Pour Michel de Certeau, le « mouvement de partir sans cesse » qui caractérise la culture contemporaine est une variante résiduelle de la mystique traditionnelle, dont il « gard[e] seulement la forme et non le contenu » 32 . A travers des lectures suivies de trois romans, cette étude cherche à montrer en quel sens l’écriture leclézienne du voyage est corrélative d’une expérience de la « privation de lieu » 33 . Notre démarche critique se situe dans la lignée de l’analyse textuelle : adhérant au principe de la littéralité (l’insertion formelle de tout sens) et soucieuse de littérarité (la spécificité littéraire), elle
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Voir L’Invention du quotidien. Arts de faire [1re éd. 1980], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1990 (surtout la partie « Pratiques d’espace », p. 137-191) et La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982 (en particulier le chapitre intitulé « Labadie le nomade », p. 374-405). 29 L’Invention du quotidien, p. 188. 30 La fable mystique, p. 48 (voir aussi p. 25, 57, 269, 374). L’oeuvre de Duras constitue une référence récurrente chez Michel de Certeau ; cf. sa contribution à un ouvrage collectif sur l’imaginaire durassien : « Marguerite Duras : On dit », in Danielle Bajomée et Ralph Heyndels (ed.), Ecrire dit-elle. Imaginaires de Marguerite Duras, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1985, p. 257-265. Parmi les autres références littéraires de La fable mystique figurent Yves Bonnefoy (p. 218, 269, 405) et René Char (p. 411). 31 La fable mystique, p. 410. 32 Ibid., p. 411. 33 M. de Certeau, L’invention du quotidien, p. 155.
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s’appuie sur une interaction constante entre texte et commentaire 34 . Procédant à partir d’une analyse immanente ou interne, notre lecture n’en vise pas moins à mettre l’oeuvre en relation avec le contexte culturel où elle voit le jour. Souscrivant par ailleurs à l’idée que le texte s’organise selon une « structure souple, changeante, ouverte, [voire] fissurée » 35 , cette étude cherche à rendre compte « de la souplesse, de la malléabilité, des dysfonctionnements du texte » 36 , à saisir le sens « dans son incertitude et ses revirements » 37 ; nous proposerons des microlectures (des analyses approfondies de passages sélectionnés) afin de faire apparaître le jeu dynamique entre le détail du texte et sa totalité. Cette volonté de mettre à nu « la fragilité du texte, l’artifice de sa clôture, l’insécurité de sa structure » 38 implique une attitude quelque peu soupçonneuse à l’égard des textes ; elle a cependant l’avantage de nuancer certaines idées reçues ou lectures simplificatrices en révélant la complexité insoupçonnée de l’oeuvre leclézienne et de mieux rendre compte d’une écriture en mouvement qui balance entre tendances contraires, voire contradictoires. Du reste, J.M.G. Le Clézio n’affirme-t-il pas que « le charme premier de la poésie [est] de donner la leçon du mirage, c’est-à-dire le mouvement fragile et vivace de la création » 39 ? Les personnages lecléziens tendent à entretenir un rapport éminemment dynamique avec l’espace où ils se meuvent, sans pour autant effectuer des voyages dans le sens commun du terme. Leurs 34
Maurice Delcroix préconise la double mise en valeur par l’analyse de la littéralité et de la littérarite et affirme que la critique « se justifie toujours par son rapport au texte » (« La littéralité profonde », Romanic Review, n°66, 1975, p. 47-56) ; Michel Charles érige l’interaction texte-commentaire en un postulat de la méthode exposée dans Introduction à l’étude des textes, Paris, Seuil, 1995, p.47. 35 Michel Charles, « Digression, régression (Arabesques) », Poétique, n°40, 1979, p. 397. 36 Ibid., p. 395. La notion de dysfonctionnement est définie par Michel Charles comme « l’effet des heurts et ruptures qui accompagnent le passage d’une structure à une autre, d’un système à un autre, d’une cohérence à une autre » (« Proust d’un côté d’autre part. Qu’est-ce qu’un dysfonctionnement ? », Poétique, n°59, 1984, p. 281282). 37 Maurice Delcroix, « La littéralité profonde », p. 49. 38 Michel Charles, « Digression, régression (Arabesques), p. 404. 39 J.M.G. Le Clézio, « Nezahualcoyotl, ou la fête de la parole », Le rêve mexicain, p. 146. Dans ce texte élogieux, Le Clézio explique la force et l’actualité du poète précisément par la « contradiction », l’« incertitude » ou encore « le doute que l’on perçoit dans les chants de Nezahualcoyotl » (p.147 et 149).
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trajets ne répondent pas à la triple structure habituelle : départ, séjour, retour ; ils composent des itinéraires protéiformes motivés par des désirs divers. Nous nous proposons d’étudier la géographie imaginaire leclézienne dans une perspective dynamique, en examinant l’organisation des espaces parcourus et la morphologie des trajets empruntés 40 , pour cerner la portée symbolique des rapports entre personnages et espace. L’approche thématique se prolonge et s’enrichit par des lectures d’inspiration mythocritique. Ces lectures se proposent moins de dégager les analogies entre l’énoncé romanesque et le mythe que d’examiner les conditions et les limites de la transposition de celui-ci dans celui-là. Comme le note Pierre Brunel, le roman contemporain et le mythe entretiennent non simplement une « relation de complicité », mais davantage une « relation de duplicité », et la frontière est parfois mince entre l’éclat du mythe et son « éclatement » 41 . Invariablement, la mobilité des protagonistes semble corrélative d’une écriture romanesque elle aussi occupée à se frayer un chemin, à contourner ou à affronter les obstacles, à s’inventer une destination. L’intérêt que nous portons à l’imaginaire leclézien et à la dimension symbolique de l’oeuvre va de pair avec une attention constante aux aspects formels et aux enjeux littéraires de ses textes. Nous prêterons l’oreille à la musique des mots, au langage dans ses aspects matériels, tant au niveau de la phrase qu’à un niveau plus global : relever des « unités de grandeur diverses » qui « se font écho d’un endroit à l’autre » du texte, y repérer des réseaux de répétition ou d’opposition, permet de lire la structure du récit et d’évaluer sa fonction poétique telle que la définit Jean-Yves Tadié 42 . Il s’agira en outre d’interroger les modalités énonciatives des romans. A ce propos, une place particulière est accordée aux récits produits par des personnages conteurs : ces récits secondaires, qui chez Le Clézio ont souvent trait à des contrées où les personnages ont vécu ou qu’ils voudraient rejoindre, fonctionnent comme autant de mises en abyme du récit principal. C’est pourquoi à l’étude des « pratiques d’espaces » 40 Notre examen des déplacements s’inspire de la typologie esquissée par Michel Butor dans « Le voyage et l’écriture » (art. cité) et de celle proposée par Guy Barthélémy dans « L’errance comme problème » in Pierre Barbéris (éd.), L’Errance, Caen, Centre de publications de l’Université de Caen, 1992, p. 149-189. 41 Pierre Brunel, Mythocritique. Théorie et parcours, p. 68 et 85. 42 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, p. 114 et 116.
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se joint souvent un examen du « parler des lieux ». En outre, nos analyses rendront compte de phénomènes de réécriture et d’intertextualité. On sait que le voyage spatial s’accompagne souvent d’un « voyage dans les bibliothèques » 43 ; pour Le Clézio en particulier, l’importance des sources livresques a été attestée à ce sujet 44 . Il convient donc de préciser les rapports qu’entretiennent les textes lecléziens avec cet héritage culturel. Etant donné que l’intertextualité est un immense domaine de recherches que la critique leclézienne commence tout juste à défricher 45 , nos analyses demeurent ici ponctuelles ; elles visent surtout à donner une idée de la stratification exceptionnelle et de la richesse des textes lecléziens. Pour pouvoir travailler au plus près du texte, nous limitons le nombre de textes soumis à l’analyse, tout en renvoyant régulièrement aux autres ouvrages de Le Clézio. Les trois romans retenus, Le livre des fuites (1969), Le chercheur d’or (1985) et La quarantaine (1995) présentent des similitudes thématiques et énonciatives qui favorisent une lecture comparative : dans chacun de ces récits, un protagoniste masculin raconte à la première personne la déambulation dont il est (ou a été) l’agent. Si cette sélection permet à nos yeux d’observer les constantes et les variations de l’écriture du voyage au cours d’une durée assez longue pour être pertinente, il va de soi qu’elle laisse de côté certaines parties également intéressantes de l’oeuvre leclézienne : ainsi, les récits de voyage « factuels » que proposent Voyage à 43
Sophie Linon-Chipon et.al. (éd.), Miroirs de textes. Récits de voyage et intertextualité, Nice, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, 1998, p.X. 44 Dans un entretien avec Gérard de Cortanze, Le Clézio dit que sa fascination du désert est d’abord « une attirance verbale », qu’il a été guidé « par les légendes et les paroles » (G. de Cortanze, J.M.G. Le Clézio. Le nomade immobile, p. 134). A propos des couples de livres que forment Désert et Gens des nuages d’une part, et Le Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues d’autre part, Madeleine Borgomano note que la transposition romanesque est antérieure au voyage réel, l’expérience imaginaire précédant l’expérience concrète et physique (« Le Clézio ou le voyage dans tous ses états », p. 184). 45 Voir Madeleine Borgomano, « La quarantaine de Le Clézio et le vertige intertextuel », Narratologie, n° 4, 2001, p. 199-211 ; Mireille Naturel, « L’alchimie intertextuelle dans Le Chercheur d’or de Le Clézio, une nouvelle recherche du temps perdu », in Bertrand Degott et Pierre Nobel (ed.), Images du mythe, images du moi. Mélanges offerts à Marie Miguet-Ollagnier, Presses universitaires franc-comtoises, 2002, p. 39-52 ; Sophie Jollin, « La Bible chez Le Clézio : références et réécriture », in Olivier Millet (ed.), Bible et littérature, Paris, Champion, 2003, p. 221-230.
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Rodrigues ou Gens des nuages n’occupent pas une place de première importance ici, puisque ce sont les variantes romanesques du voyage qui nous intéressent surtout ; de même, cette étude ne prend pas en compte le voyage au féminin que donnent à lire des romans comme Désert ou Poisson d’or. Notre corpus a les limites et les mérites propres à tout échantillon : il propose une quantité restreinte de matériel, qui est cependant représentatif, croyons-nous, des tendances principales de l’oeuvre. Selon notre hypothèse, l’écriture du voyage dans ces trois romans présente une constante ainsi que des variantes. La constante concerne l’idée déjà avancée qu’une expérience de la perte motive en profondeur les dynamiques spatiales des protagonistes et la démarche scripturale leclézienne. Les modulations se manifestent au niveau de la forme spécifique que prend le voyage dans les étapes successives de la production romanesque. En examinant les termes des déplacements effectués (les circonstances du départ et la localisation de la destination), ainsi que l’articulation du mouvement, nous distinguons trois formes particulières sous lesquelles le voyage se présente dans l’oeuvre romanesque de J.M.G. Le Clézio. Dans Le livre des fuites, le protagoniste se précipite dans une fuite lancinante. Son départ résulte de l’urgence de rompre avec la grande ville, perçue comme aliénante. A l’origine, le mouvement s’avère foncièrement négatif en ce qu’il s’ébauche contre le monde urbain. Chemin faisant, cet élan de rupture se double d’un désir croissant de joindre un monde autre, mais ce désir bute sur des déceptions réitérées, car chaque endroit finit par ressembler au point de départ pris en haine. L’intérêt du Livre des fuites, qui est souvent à la limite du lisible, réside précisément en ce qu’il représente le point culminant d’une crise 46 . S’il n’existe plus d’ailleurs, le voyage se futilise et l’aventure s’annihile ; on conçoit dès lors les difficultés auxquelles est confronté un récit qui se propose, justement, de les raconter. La narration de ce roman avance par trébuchements, en se critiquant et en se corrigeant, à coup d’autodestructions et de 46 Cf. les déclarations de l’auteur dans un entretien avec Jérôme Garcin, qui voit dans Le livre des fuites « le témoignage d’une crise profonde, ultime ». Le Clézio confirme que Le livre des fuites a été écrit « au bord du gouffre » : « J’ai bien failli ne pas en sortir vivant. J’étais vraiment allé jusqu’au bout » (Jérôme Garcin, Littérature vagabonde. Quarante-trois visites à des écrivains de langue française, Paris, Flammarion, coll. « Pocket », 1998, p. 236 et 237).
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résurrections. Car si ce texte est avant tout un violent constat de crise, on y perçoit aussi des tentatives hésitantes pour la surmonter. En ce sens, Le livre des fuites apparaît comme un véritable laboratoire de l’écriture leclézienne, comme le lieu où à la fois s’énonce la crise et où se cherche son lent et difficile dépassement. Le projet romanesque leclézien se poursuit en effet, en délaissant la voie de la révolte impétueuse et en explorant des zones fertilisées par un imaginaire séculaire. Le chercheur d’or puise dans les ressources conjuguées de la mémoire ancestrale, de la tradition du genre aventureux et d’un riche matériau mythico-biblique pour mettre en récit le parcours initiatique du protagoniste. Le départ d’Alexis est le résultat de la perte douloureuse de sa maison familiale et du paysage édénique de son enfance. Le voyage commence donc de nouveau pour pallier une situation décevante, tout en s’orientant dès le début vers un but précis : la reconquête du lieu perdu. Spatialement et discursivement, Le chercheur d’or se place sous le signe du cercle : prenant son essor avec l’image de la fin d’un monde, l’histoire se termine là où elle a commencé, et son déroulement est alimenté par des jeux d’écho, des motifs récurrents et une écriture répétitive. Située ainsi dans un passé révolu et localisée dans des îles lointaines, l’aventure se réinvente et le voyage prend la forme mythique d’une quête. Lorsque la plume de l’écrivain se propose de faire retentir les résonances mythiques du voyage jusque dans la contemporanéité, elle relève un défi majeur. C’est ce qui se passe dans La quarantaine ; l’intrigue centrale de ce long roman s’apparente à celle du Chercheur d’or, mais elle se déroule selon des modalités différentes. En effet, la perte du lieu de l’enfance se radicalise, le protagoniste Léon n’ayant même pas de souvenirs propres de ce paysage, dont il est parti avant son premier anniversaire. Le motif du voyage a trait ainsi à une lacune qui marque le destin de nombre de personnages de ce roman. Car les déplacements s’y multiplient, se propageant à travers les générations successives jusqu’à transformer le voyage en des errances sans fin. Au trajet du protagoniste viennent s’ajouter les migrations des autres personnages ; en outre, son histoire est encadrée par des épisodes situés à l’époque contemporaine, où le voyage tend à verser dans le tourisme trivial. Que l’intertexte majeur de ce roman ne renvoie plus aux récits bibliques et antiques, mais concerne deux poètes de la Modernité, Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud, est un indice de
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l’inflexion qu’y subit la poétique du voyage. Le roman leclézien continue à dire l’aventure, mais il le fait en exhibant les modalités de son énonciation, en pointant vers sa fragilité, en déparant un tant soit peu l’univers qu’il évoque. Si nous qualifions ces trois textes de « carnets de doute », c’est qu’ils se caractérisent chacun à sa façon par une démarche essentiellement approximative. La présente étude cherche à faire ressortir cette part d’inquiétude et d’interrogation que recèlent les romans de J.M.G. Le Clézio, pour que s’entende et résonne longtemps en nous « la parole précieuse du doute » 47 .
47 J.M.G. Le Clézio, « Nezahualcoyotl, ou la fête de la parole », La fête mexicaine, p. 151.
La fuite ou le voyage mis en question Le livre des fuites Publié en 1969, Le livre des fuites raconte la longue déambulation d’un certain Jeune Homme Hogan dans un monde où les villes modernes s’imposent comme des espaces foncièrement inquiétants. Les fuites plurielles annoncées par le titre indiquent que le mouvement du protagoniste est marqué par la négativité : la fuite évoque la désertion d’un lieu, l’escapade, voire la déroute ; elle suppose un rapport plus ou moins troublé entre l’homme et le monde. Ce malaise effectivement très présent dans le livre s’exprime en une forme romanesque extrêmement composite, susceptible de déconcerter le public. Pour plusieurs raisons, Le Livre des fuites est un texte qui résiste au lecteur plutôt qu’il ne s’ouvre à lui. Sur le plan typographique d’abord, les procédés mis en oeuvre s’écartent de l’usage, proposant à l’oeil des pages visuellement déréglées. Des portions plus ou moins grandes de texte sont imprimées en caractères majuscules : un seul mot (souvent un nom propre) 1 prend ainsi un relief particulier ; la mise en majuscules d’un dialogue entier visualise une conversation toute en cris tenue au sein d’un bar bruyant. Le texte se morcelle par endroits, la régularité des pages se trouvant détruite par l’insertion de fragments de longueur et de nature variables. Des slogans publicitaires surgissent ainsi au hasard du texte comme ils s’imposent au consommateur dans la vie quotidienne ; des groupes de mots sont disposés en forme de figures géométriques ou composent un dessin 2 ; des listes diverses et des espèces de poèmes rompent la continuité des lignes.
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Le livre des fuites, p. 51-52 ; 71. Ibid., p. 72 et 85.
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L’instabilité des personnages et l’éparpillement des instances narratrices contribuent également à la désorientation du lecteur. La narration combine la troisième et la première personne, ces deux formes correspondant chacune à des réalités diverses. Le je renvoie tantôt à celui qui vit les expériences racontées, tantôt à celui qui s’efforce de rédiger un roman et qui commente le processus d’écriture dans une suite de sections intitulées « Autocritique ». La troisième personne désigne généralement ce Jeune Homme Hogan dont le nom insolite, souvent réduit à une variante abrégée, ne possède qu’une faible valeur onomastique, rendant le personnage instable au lieu de lui donner consistance. A ces diverses instances s’ajoutent encore ce que l’on pourrait appeler les alter ego du narrateur protagoniste : leurs noms figurent à la fin de quatre sections, comme s’ils étaient les signataires d’une lettre. Cet emprunt au registre épistolaire demeure toutefois partiel ; plutôt que de favoriser un échange, ces fragments suggèrent le dysfonctionnement de la communication. Enfin, le contenu est lui aussi marqué par la multiplicité et l’hétérogénéité. Certes, le récit des fuites successives de Hogan constitue en quelque sorte une trame narrative, mais ces épisodes thématiquement analogues se suivent sans véritable enchaînement logique et ils sont entrecoupés de fragments autonomes qui présentent peu de rapport avec le récit principal. Le cadre spatio-temporel du roman est pareillement dénué d’une logique transparente : les noms de lieux comme les repères chronologiques paraissent fortuits ou interchangeables, et n’ont qu’une très faible fonction référentielle. Les comptes rendus de l’époque donnent une idée de la façon dont la critique a accueilli ce sixième livre de Le Clézio. Si certains continuent à saluer en lui un talent prodigieux pour l’art d’écrire3 , tous semblent d’accord pour dire que vers la fin des années soixante, le meilleur Le Clézio demeure celui du Procès-verbal, roman qui a en même temps gagné la faveur du public et convaincu la critique professionnelle. Le Livre des fuites ne remporte pas le même succès. La plupart des critiques de l’époque réservent à ce roman un accueil moins enthousiaste, entre autres à cause de sa moindre accessibilité. Robert Kanters, par exemple, y décèle « le livre le plus ‘défait’ de Le
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Ainsi, François Nourissier trouve que Le Clézio « est prodigieusement doué pour l’art d’écrire » (« Le livre des fuites, roman de J.M.G. Le Clézio », Les nouvelles littéraires, n°2173, 15 mai 1969, p. 2).
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Clézio » ; il estime que le roman « ne réussit pas trop à >…@ entraîner les lecteurs » 4 . Texte « obstiné, obsessionnel » 5 d’après l’un des critiques les plus favorables, Le livre des fuites s’apparente pour d’autres à « une course de mots cahotante, coupée, reprise », au point de constituer un texte « harassant à lire » 6 . De nos jours, l’opinion des critiques a quelque peu évolué, mais les études substantielles au sujet de ce roman demeurent relativement rares 7 . S’occupant plus volontiers des textes lecléziens publiés à partir de 1980, la critique tend à reléguer l’oeuvre de jeunesse au second plan, la réduisant parfois à l’expression d’un « tumulte juvénile » ou y relevant surtout les « excès contradictoires de l’immature » 8 . Pourtant, les premiers textes de J.M.G. Le Clézio, et en particulier Le livre des fuites, méritent que l’on s’y attarde plus longuement. Si Le livre des fuites a été écrit « au bord du gouffre » aux dires de son auteur, que l’on peut y voir « le témoignage d’une crise profonde, ultime », le fait même qu’il s’agit d’un texte limite en désigne l’importance. Par ailleurs, tout problématique qu’il soit, ce texte contient – parfois en germe ou à l’état latent – des figures ou des motifs que l’oeuvre ultérieure développera plus amplement, en les modulant. Sous l’éclatement évident transpercent ainsi les indices d’une certaine consonance thématique 9 . Au-delà de la fragmentation constitutive du Livre des fuites, le récit abrite des jeux d’échos, des effets de miroir et un subtil réseau de renvois que notre lecture s’efforcera de mettre en relief. En prenant en compte les détails du 4
Robert Kanters, « En fuite : Jean-Marie Le Clézio », Le Figaro littéraire, 18-24 août 1969, p. 20. 5 François Nourissier, art. cité, p. 2. 6 Henri Clouard, « J.M.G. Le Clézio », La revue des deux mondes, 1er juillet 1969, p. 129. 7 Parmi les études récentes, signalons l’article de Bruno Thibault, « Le livre des fuites de J.M.G. Le Clézio et le problème du roman exotique moderne », The French Review, vol. 65, n°3, 1992, p. 425-434 ; et la contribution de Madeleine Borgomano, « Sur un roman-essai de Kundera et un essai-roman de Le Clézio », dans Gilles Philippe (éd.), Récits de la pensée. Etudes sur le roman et l’essai, Sedes, 2000, p. 353-360. 8 J. Onimus, Pour lire Le Clézio, p. 13-14. 9 Cf. le point de vue de Claude Cavallero : « Tout l’art narratif de Le Clézio consiste à maintenir un équilibre entre éclatement formel et consonance des thèmes. Le procès de fragmentation ne ruine pas en effet l’affinité des figures et des motifs fictionnels qui de page en page se font écho... » (J.M.G. Le Clézio : les marges du roman, Thèse, Université de Rennes, 1992, p. 353).
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texte, il s’agira de dégager non seulement les répétitions d’éléments déterminés, mais aussi les variations qu’ils subissent et les modulations de sens que celles-ci engendrent. Nous espérons contribuer ainsi à une meilleure compréhension du texte, de sa spécificité et de la place qu’il occupe dans l’ensemble de la fiction leclézienne. La crise que Le livre des fuites exprime, dénonce et tente de conjurer tout à la fois a trait à la relation gravement perturbée entre l’homme et le monde ; elle s’accompagne d’une virulente mise en question du voyage, tant comme pratique que comme objet de l’écriture. A l’origine de la fuite de Hogan, il y a le constat que le monde est devenu inhabitable : l’univers apparaît éclaté, les villes ont un effet aliénant et sa maison lui semble une prison haïssable. C’est pour rompre avec cet environnement hostile que le protagoniste se met en route ; parallèlement s’esquisse le projet d’écrire un roman d’aventures. Le cheminement tortueux du jeune homme enchaîne les étapes, mêlant les expériences partiellement euphoriques aux irruptions renouvelées d’un profond malaise. Au désir de rupture se joint la soif d’un monde autre, qui demeure inapaisée faute de lieux authentiques. Tiraillé entre le désir de trouver du repos et la haine de la stabilité, le protagoniste poursuit son chemin au gré d’un récit qui refuse sa propre clôture.
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1. A partir de ruptures Un univers en éclats Dès les pages d’ouverture, Le livre des fuites esquisse l’inquiétant tableau d’un monde éclaté. La perte de toute cohésion et le morcellement inéluctable se donnent à lire essentiellement à travers une sorte de scénario apocalyptique, dont la réitération fréquente à des échelles différentes met en scène une espèce d’explosion, au sens littéral ou métaphorique. Cette explosion accompagnée d’une violence plus ou moins grande résulte invariablement en la destruction ou la désagrégation d’un ensemble en petites particules. Le roman s’ouvre ainsi sur l’évocation en apparence anodine d’un petit garçon assis sur une chaise longue sur le toit d’un aéroport désert, occupé à regarder « droit devant lui » (9) avant de porter toute son attention à l’observation d’un avion à réaction qui décolle. Le « bruit déchirant » (9) qui accompagne le décollage annonce la violence inhérente à la scène qui ira en s’augmentant jusqu’à l’évocation de l’explosion. Comparé initialement à une sirène, revêtant ensuite des caractéristiques animales lorsqu’il « rugit » et « rebondit » sur le toit, le bruit transforme le ciel en une immense « plaque de verre fissurée » (9), suggérant à un moment précoce du récit l’idée d’une unité brisée. En s’adonnant à une sorte de rêverie destructrice, le petit garçon s’imagine ensuite « qu’un jour, soudain, sans raison, il y aura cet instant où le long cylindre pâle va éclater », allumant dans le ciel une « fleur de feu » au milieu de « milliers de points noirs » (10). L’explosion virtuelle de l’avion à réaction fraie la voie à toute une série d’images de la désagrégation que l’on peut repérer dans les pages d’ouverture et dans la suite du roman. La parcellisation du monde ressort de la récurrence insistante de mots comme « poussière » (16, 18, 24), « poudre » ou « poudreux » (14, 18), « neige » (14, 17, 19), « grains » (14, 18), ou encore « étincelles » (15, 18, 19) ; insistance qui atteint son point culminant avec cette formule pléonastique : « une fine pluie de poussière de mica » (16), où l’accumulation de trois
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substantifs renvoyant à une matière décomposée en particules 10 est renforcée encore par l’épithète « fine », qui souligne la taille infime des éléments. Le morcellement affecte divers composants du récit, surgit dans plusieurs contextes. Il se manifeste en particulier dans deux domaines souvent conjoints : celui de l’espace et celui du discours. C’est à propos de la « lumière du soleil dur », de la « blancheur insoutenable » (14) qui règne dans les rues de la ville que le morcellement s’opère avec un éclat singulier. En effet, la lumière, composante essentielle des paysages romanesques lecléziens, ne se propage pas en rayons ici, mais se décompose en quantités de « poudre », de « neige » ou de « sel », constituant des « tonnes de grains » qui étincellent ensemble dans « l’air débordant de lumière blanche » (14). On assiste à une solidification de la lumière, ou à sa manifestation sous une forme intermédiaire entre un état solide pulvérisé et la liquéfaction, comme dans ce passage où la lumière « s’éparpill>e@ en millions de gouttelettes de mercure » (18). La solidification lui confère une part de violence et une force destructrice, car les « particules de lumière », agissant comme de minuscules projectiles, « bombard>ent@ sans arrêt la matière » (14-15). La métaphore guerrière est sollicitée à plusieurs reprises pour souligner l’agression de la lumière parcellisée et pour désigner l’hostilité qui caractérise un monde dont la cohésion se perd : le soleil « mitraill>e@ de toute sa chaleur blanche et dure » et les éclats « se ru>ent@ de toutes parts à l’assaut » (20). Dans les pages d’ouverture, l’abondance et l’effritement des signes verbaux s’expriment en termes de catastrophes naturelles impliquant les forces cumulées des quatre éléments : « Ils pleuvent, ils s’effondrent en avalanche poudreuse, tous les mots. Issus de la bouche du volcan, ils jaillissent vers le ciel et retombent » (11-12). Dans ce passage, les noms et les mots sont successivement associés à une pluie abondante et à des fragments de lave, une avalanche plus minérale que liquide assurant la transition de l’eau versée par le ciel au feu issu des profondeurs terrestres. Le motif de la pulvérisation, sollicité pour dire à quel point les bruits et les écritures s’éparpillent et « recouvrent tout » (13), est repris lorsque le bruit est comparé à un « grain qui se
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Le mot « mica » a une étymologie latine qui signifie « parcelle ».
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fêle et laisse descendre sa poudre au milieu de la mer immobile des autres grains » (12-13). L’espace urbain s’avère le composant romanesque par excellence où peut se dire le morcellement du monde caractéristique du Livre des fuites, tant sur le plan spatial que sur le plan du langage. Le thème de la parcellisation participe en effet aux diverses figures urbaines que le roman met en scène : la ville-insecte, la ville-femme, la ville-signe. Le morcellement confère à la ville ses apparences inquiétantes ; le protagoniste est pris de panique devant la menace qu’exhale un espace qui s’impose à lui par ses dimensions gigantesques, mais se refuse à la compréhension à cause de la surabondance fragmentaire de ses signes. Par exemple, l’agencement de l’espace urbain repose sur la combinaison de lignes de toutes sortes et de diverses tailles : elles sont reconnaissables aussi bien dans la « perspective des avenues » que « le long des toits surchauffés » et jusque « sous les yeux fardés des femmes ». Les lignes constituent un principe organisateur susceptible de conférer à la ville sinon une structure, du moins un fondement géométrique. Or, à force de s’accumuler à l’infini, les lignes, formes simples à l’origine, « se mélang>ent@ », « se divis>ent@, s’éparpill>ent@ telles des fêlures » (15) et troublent le regard des citadins désormais égarés. La violence et l’agression auxquelles l’homme se sent en proie dans la ville se donnent à lire souvent à travers des images qui disent l’animalisation de (parties de) l’espace urbain. La métaphore de l’insecte est particulièrement fréquente à ce propos 11 . La ville « bourdonn>e@ » (58) comme un gigantesque insecte dont Hogan se figure sentir « toutes les petites pattes cheminer sur son corps, toutes les mandibules le ronger » (59). Si les habitants de la ville apparaissent au premier abord comme les proies de l’espace monstrueux qui les retient captifs, à leur tour ils se transforment en une masse d’organismes parasitaires. Les citadins se déshumanisent et sont réduits à des insectes ou décomposés en cellules, voire en atomes.
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Dans Le livre des fuites, les images d’insectes nous semblent presque toujours inquiétantes ; pour une lecture entièrement euphorique de l’insecte leclézien (notamment dans L’Inconnu sur la terre et Mondo et autres histoires), voir le chapitre consacré à Le Clézio dans l’ouvrage d’André Siganos, Les mythologies de l’insecte. Histoire d’une fascination, Paris, Librairie des Méridiens, Klincksieck et Cie, 1985, p. 230-238.
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« Ils sont les millions de scolopendres qui courent autour de la vieille poubelle renversée. Les spermatozoïdes, les bactéries, les neutrons et les ions » (21). Les objets, et plus spécifiquement les automobiles, se transforment aussi en de redoutables animaux. « La ville était pleine de ces animaux étranges, aux cuirasses luisantes, aux yeux jaunes, aux pieds, mains, sexes de caoutchouc et d’amiante » (33). Alors que les êtres humains manquent d’identité, formant des « grappes de visages aux yeux tous pareils » (33), les véhicules qui les transportent se voient attribuer des « vies indépendantes et méticuleuses » ou une « pensée mystérieuse et confuse » (33). Bouleversement des catégories humaine, animale et inanimée qui est le signe de l’effet aliénant de la ville leclézienne. L’ensemble urbain s’apparente ainsi à une sorte d’ogresse dont le corps géant est habité d’infimes organismes voraces : « monstre envahi de parasites minuscules qui se gonflent doucement de sang » (64). Il est frappant que les images de ce genre n’évoquent la totalité de la ville que pour insister aussitôt sur la parcellisation qui décompose et corrode de l’intérieur cet ensemble. Avec l’introduction de l’image d’une ville monstrueuse rongée de l’intérieur par des particules insectoïdes, l’on voit se dissoudre la structure archaïque de la ville-microcosme, close sur elle-même et que seuls des dangers venant du dehors sont susceptibles de menacer. A cet archétype urbain se supplante une sorte d’organisme potentiellement auto-destructif, le roman esquissant une ville qui porte en son sein les facteurs de sa propre désintégration. Le récit ne cesse ainsi de souligner le manque de cohésion, le morcellement et la puissance ravageuse du monde urbain : « Habitat groupé, mais habitat divisé, multiplié, anéanti » (63). Même lorsque la ville est comparée à une femme, elle se présente bien moins comme un organisme total que comme la somme de ses parties : significativement, le récit figure l’image de la villefemme par une liste qui assimile des éléments urbains (avenues, boulevards, jardins) à des parties du corps féminin. C’est plus particulièrement une ville-prostituée dont se dresse ici le portrait amplifié et dévalorisant, une insistante coloration sexuelle s’associant à la référence au mercantilisme pour désigner les vices conjugués de la femme et de la ville qui paraissent provoquer chez le protagoniste un même amalgame d’attraction et de répulsion. Le corps de la femme est un « grand magasin » (64) que le je narrateur ne peut s’empêcher de
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« visite>r@ tout le temps », cultivant le fantasme de la posséder : « C’est elle, ma ville, ma ville-femme » (65). Dans le récit leclézien, la métaphore de la ville-femme ne participe pas à un symbolisme anthropocosmique, la notion même de cosmos y apparaissant hautement problématique. Pareillement, ce serait plutôt au pluriel qu’il faudrait évoquer la ville en tant que signe. En effet, l’espace signifiant qu’elle déploie s’énonce en contrastes entre le bruit et le silence, entre la lumière et l’obscurité. Contrastes qui désignent la flagrante disproportion entre, d’une part, la profusion de signes aussi bien auditifs que visuels qui se manifestent en surface et, d’autre part, le manque de sens véritable, le néant sous-jacent que cette surabondance à la fois dissimule et accentue. Ainsi, la ville nocturne fait-elle apparaître une multitude de lettres et de mots qu’allument partout les enseignes au néon. Il serait faux, cependant, d’affirmer à ce sujet que la ville leclézienne s’apparente à un texte. La notion de ville-texte suppose l’idée d’un tissu, d’un ensemble articulé de relations. Or, dans la ville telle que l’esquisse Le livre des fuites, les mots abondants ne s’assemblent pas ; ils coexistent sans rapports réciproques. Au lieu de s’agencer en quelque composition, leur amalgame dégage un tumulte cacophonique. Si les mots lumineux qui traversent la nuit urbaine pourraient à la rigueur former une sorte de poème, ce ne serait qu’un « poème en lettres fuyantes, en phrases inachevées, en pensées saccadées » (71) 12 . Par moments, l’espace urbain dans Le livre des fuites tend à prendre une forme à deux dimensions, à se réduire à une surface sur laquelle les empreintes du protagoniste s’ajoutent aux traces marquées par les pneus des voitures, aux dessins des trottoirs et aux insignes laissées par les chiens errants. La ville est assimilée alors à sa reproduction cartographique, sans cependant s’offrir véritablement comme une texture lisible ; car « le quadrillage des rues, des avenues et des boulevards » a beau constituer un « plan méthodique » (14), un « labyrinthe régulier » (16), il demeure en même temps une « surface réfractaire » (18) qui résiste au déchiffrement. Marchant « là-dessus », Hogan lui-même n’apparaît plus que comme une « silhouette » (15) 12
Jean-Paul Mezade évoque, à propos du Procès-verbal, « la sérialisation des formes et des signes qui brouillent les repères et confèrent à la cité moderne son statut de jungle de béton » (« Le voyage à rebours », Sud, n° 85/86, 1989, p. 150).
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dépourvue d’épaisseur. « Etendue sur la terre » (14), la ville immense se transforme aux yeux de Hogan en une « gigantesque feuille de papier blanc » (19) qui s’étend « comme un piège sur le monde » (20). Ainsi le discours de la ville est-il assimilé à un leurre ; lorsque la ville est présentée en tant que signe, c’est pour mettre en cause la lisibilité du monde. Dans un monde débordant de signes, les angoisses du sujet résultent d’une double impossibilité: celle de lire et celle de se dire. Dès lors que le « langage total » (28) s’est effrité en cet « extraordinaire désordre des particules » (19), le sujet n’a plus de prise sur le monde ; s’y assigner une place devient également problématique. La notion même d’univers paraît inappropriée dans la mesure où toute idée de totalité ou d’intégralité fait défaut. Loin de se savoir intégré à un cosmos où il pourrait définir sa place en se référant à quelque ordre immuable des choses, Hogan avance machinalement dans une « étendue distraite, anonyme » (14), « les yeux fixés sur les millions d’étincelles de la terre » (15). Au lieu de s’inscrire lui-même comme un élément particulier dans le monde, de se sentir positionné par rapport à un ensemble structuré d’autres signes, le sujet est voué à augmenter simplement la somme des parcelles ; au lieu d’appartenir à une constellation, il se dégrade en un signal isolé. Si la métaphore astrale est sollicitée, c’est en effet sous une forme mineure aussi bien quantitativement que qualitativement : « un jour, sans doute, on serait devenu pareil aux autres, un vrai signal de lumière, >…@ une lampe un peu clignotante, un peu étoile aux rayons effilochés » (20, nous soulignons). L’expérience du monde sur le mode de la désagrégation produit chez le protagoniste un profond sentiment d’angoisse. Le motif de l’explosion et la violence attribuée à un phénomène aussi naturel que la lumière du soleil figurent l’hostilité qui émane du monde où Hogan se trouve. La dispersion en une multitude d’éléments minuscules qui s’accumulent autour du sujet sans hiérarchie ni cohésion fait que celui-ci éprouve une grande difficulté à s’inscrire dans le monde. Le lien entre le sujet et le monde se défait au point que l’individu a l’impression de se dissoudre. Entièrement vêtu de blanc, devenu « transparent, léger, facile à perdre » (17), Hogan se sent « prêt à disparaître à chaque instant » (15), si ce n’était que son ombre, « indéfectible présence », le retient sur terre et empêche son corps de « se volatiliser dans l’espace » (17).
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En réponse à cet égarement au sein d’un monde éclaté, le protagoniste envisage en effet d’entrer dans le puits noir de l’ombre ramassée à ses pieds. Quel sens accorder à ce désir de Hogan de plonger dans son ombre? Le texte explicite que le geste constitue une tentative de « fuir la lumière » (18), d’échapper à l’insoutenable blancheur qui règne dans la ville. Il s’esquisse comme une solution envisagée pour sortir d’un monde où il n’y a « pas de fin possible » (16), c’est-à-dire un monde sans finalité, dépourvu de sens dans la double acception du terme : comme orientation et comme signification. Entrer dans le puits ouvert de son ombre, « se gonfler de cette vie étrangère » apparaît alors comme la manifestation d’un fantasme régressif, sinon d’une tendance suicidaire voilée 13 . Quoi qu’il en soit, la tentative échoue, car l’ombre « s’échapp>e@ toujours, sans bouger, repoussant son regard, reculant les limites de son domaine » (17-18). La régression ne semble constituer qu’une tentation passagère ou partielle : cultivant à un certain degré un fantasme de disparition, attiré pour ainsi dire par le royaume des ombres, le protagoniste leclézien désire par ailleurs chercher « le point fixe d’un visage incandescent, le visage, son visage » (17), invoquant alors davantage la lumière, principe de vie. Mais dans un premier temps, sa démarche est essentiellement négative. Face à un monde dont l’unité est rompue, aux prises avec un univers dont la cohérence est perdue et dont les parcelles se multiplient, se juxtaposent, se superposent sans répondre à aucune logique sinon celle de l’accumulation, le besoin qui s’impose avec acuité au protagoniste est de trouver une issue. Si le petit garçon sur le toit de l’aéroport peut tout simplement se lever et marcher vers une porte au-dessus de laquelle est marqué en lettres rouges le mot « EXIT » (10), les trajets du je narrateur et de Hogan, bien plus longs et sinueux, reformuleront de page en page cet enjeu pressant : « Comment échapper ? » 14 . Initialement, le mouvement du protagoniste se fait contre le monde éclaté dont il cherche à s’enfuir ; il s’agit d’un acte de révolte qui vise à rompre avec une situation
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Ook Chung considère que l’ombre dans ce passage représente « le dernier retranchement où se condense la conscience individuelle », ou encore un « dernier îlot d’individualité » (Le Clézio. Une écriture prophétique, p. 159 et 160). 14 La question est posée trois fois d’affilée à la fin de la section d’ouverture du roman (p. 13).
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insupportable 15 . Ce n’est que dans un deuxième temps qu’à cette démarche négative succède ou s’ajoute une dimension plus constructive, et que l’élan de rupture se double d’un mouvement orienté vers des lieux susceptibles de conjurer les démons qui hantent le fugitif.
Villes aliénantes La ville se déploie dans le récit leclézien comme un espace de l’aliénation. A cause de ses dimensions sans cesse croissantes tant à l’horizontale qu’à la verticale, l’espace urbain s’impose à l’homme avec toujours plus d’insistance, mais en même temps elle constitue un endroit que le sujet ne reconnaît pas et où il ne se reconnaît pas. La ville s’étire et se dresse autour de l’homme qui, devant la puissance qu’elle dégage et l’énergie redoutable qu’elle renferme, éprouve à la fois fascination et répulsion. Espace de la démesure à tous égards, la ville dépasse l’homme et se refuse à sa compréhension, alors que l’homme ne peut se soustraire à l’emprise qu’elle exerce sur lui. Il se voit douloureusement contraint de vivre (dans) la ville sans y avoir sa place et de s’y mouvoir comme un étranger à lui-même. Comme pour mesurer en années-lumière l’écart qui se creuse entre l’homme et son espace, la ville s’apparente dans Le Livre des fuites à une planète étrangère située « de l’autre bout de la voie lactée » (15). Le texte érige Hogan en une sorte de cosmonaute qui entreprend d’explorer cette terre inconnue, mais l’exploration tourne court. Ce que ce bref fragment fait surtout ressortir, c’est que le protagoniste leclézien paraît se réduire à une espèce de robot dérisoire à la voix « enrhumée » qui lance des observations dépourvues de sens à une lointaine « Station-relais » (15) dont il est dépendant et auquel 15
Certains critiques tendent à estomper la négativité qui gouverne Le livre des fuites. Miriam Stendal Boulos, par exemple, affirme que les personnages de ce roman sont « à la recherche d’un monde meilleur », « en quête d’une meilleure connaissance de soi », et que « toutes les errances et les rencontres de Hogan sont marquées par le désir constant de s’initier au monde par la contemplation et la fusion » (Chemins pour une approche poétique du monde, p. 32-33), alors que la démarche de Hogan, du moins à l’origine, nous semble purement négative, visant à contester plutôt qu’à s’initier.
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on l’imagine relié par quelque avatar technologique du cordon ombilical. Le constat de l’irréductible étrangeté de la ville se teinte ainsi d’une tonalité nostalgique traduisant le regret d’un monde articulé par des liens authentiques (figurés par le contact avec la Station-relais). De même, la métaphore de la « ville engloutie » souligne l’étrangeté de l’espace urbain et l’isolement de ses habitants ; la thématisation de la distance qui sépare l’individu du monde et d’autrui se double ici de la mise en récit d’un fantasme sécurisant. Avançant « comme sur un fond sous-marin », Hogan croise des hommes et des femmes qui sont « d’étranges créatures marines » (16) avec qui aucune communication ne s’établit. D’une part, la scène met en relief l’écart entre l’homme et l’espace où il se trouve : significativement, l’eau de la ville engloutie « appuyait contre les tympans deux petites bulles d’air qui séparaient à jamais du monde » (16). D’autre part, l’élément liquide imprègne ce monde de sa « substance de rêve » (16) et ajoute à la duplicité de l’évocation. Car si les « poulpes avides » et autres monstres marins confèrent à l’ensemble un aspect cauchemardesque, le passage semble mettre en scène par ailleurs un fantasme régressif, moyennant les références aux « cachettes » et aux « grottes » où l’on peut « flotter longtemps », l’eau pénétrant jusque dans les narines et les poumons, « se confond[ant] avec le sang et l’urine » (16). Signes du primitif besoin de refuge de l’homme, ces évocations mettent en relief la solitude de l’individu renvoyé à lui-même dans un monde qui l’expulse au lieu de l’abriter. La poétique leclézienne exploite volontiers le registre étendu des impressions sensorielles quand il s’agit de peindre la relation de l’homme avec le monde ; dans Le Livre des fuites, ce sont surtout des contrastes entre le silence et le bruit, entre la lumière et l’obscurité qui sont mis en relief. L’acuité des impressions tant auditives que visuelles fait ressortir l’ampleur de la crise qui frappe le protagoniste isolé et égaré au sein d’un monde regorgeant de signes qu’il ne sait articuler. Le silence épais qui s’étend « à l’intérieur de la tête » de Hogan et qui s’oppose aux « vacarmes sans pitié » (65) produits par les métropoles constitue le signe de son isolement. Il avance comme s’il était « enfermé à l’intérieur >d’une@ bulle » (65), qu’entre lui et le monde s’était interposée une « vitre incassable » (66). Le protagoniste leclézien se trouve non seulement séparé du monde, mais encore en décalage par rapport à lui. « J’entends tout. J’aperçois tout. Mais je
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suis là, légèrement en retrait » ; « j’entends, mais je suis sourd, je vois, mais loin, toujours, ailleurs que moi, sans moi » (67). Dans cette configuration, la fuite traduit d’abord la révolte contre cet écart, puis le désir de le surmonter, d’atteindre un lieu où le moi et le monde cesseraient enfin de diverger. La démarche de Hogan demeure cependant essentiellement déceptive : presque chaque étape débouche sur un constat d’échec, suivi par un nouveau départ. En prolongeant sa route, le protagoniste essaie en quelque sorte de couvrir le néant qui l’habite par la cadence de sa marche : « le bruit de mes pas au fond de mon crâne gonfle, gonfle, emplit tout ce que j’ai d’inépuisablement, de douloureusement EN CREUX » (67). Si la ville est l’espace romanesque prédominant dans l’oeuvre de jeunesse de J.M.G. Le Clézio, on ne peut négliger les nuances qu’apportent les évocations d’espaces autres comme le désert ou la mer. La pureté élémentaire des paysages marins ou minéraux est en effet fortement valorisée par l’oeuvre leclézienne. A ce stade de la production de l’auteur, cependant, il semble que ces espaces naturels ne trouvent pas encore leur plein essor. Lorsqu’ils apparaissent, c’est souvent en contiguïté avec l’espace urbain, dont ils reproduisent les caractéristiques négatives plutôt que de les équilibrer. Il en va ainsi pour le topos de la ville au bord de la mer. Comme l’indique Michel Raimond, la richesse symbolique de ce topos tient à l’opposition fondamentale entre un espace clos et un espace ouvert 16 . Dans Le Livre des fuites, cependant, toute opposition s’estompe ; la distinction entre la ville et la mer s’efface, non simplement par un rapprochement métaphorique entre les deux espaces 17 , mais parce que l’un déborde véritablement dans l’autre, s’ajoutant et se mélangeant à lui. Ces débordements s’opèrent dans les deux sens. L’image de la ville engloutie offre un exemple d’un espace urbain envahi par l’élément aquatique : le texte précise que l’eau
16 Voir Michel Raimond, « L’expression de l’espace dans le nouveau roman », in Michel Mansuy (ed.), Positions et oppositions sur le roman contemporain, op. cit., p. 190. 17 Ces rapprochements métaphoriques se présentent aussi dans le roman. A un certain moment, Hogan affirme que de chez lui, il voit la mer, alors que c’est une étendue urbaine qu’il évoque : dans cette « grande mer bleu-gris avec de grands rocs blancs dressés à la verticale », « roulent les autos le long des rues droites faites avec du goudron ». Voir aussi p. 225 : « la ville s’étalait, mer grisâtre allant jusqu’à l’horizon, où miroitaient çà et là des gratte-ciel blancs ».
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« pénètre partout » (16). Le cas inverse se produit lorsque l’espace urbain se dilue dans la mer à travers la masse de ses déchets : « La ville fuyait dans l’eau, par toutes les bouches des égouts » (60). Suite à cet amalgame des espaces urbain et marin, leurs caractéristiques respectives se confondent. Dans le passage cité, l’effacement des frontières entre ville et mer transforme ces décors en un paysage primitif antérieur à la distinction des espèces, ce qui pourrait donner lieu à la célébration d’un monde originaire 18 ; mais la dysphorie qui marque la ville se transfère à l’espace marin et l’emporte sur la valorisation de la mer en tant qu’espace élémentaire 19 .
La maison prison Après que les pages introductives ont esquissé la perte des repères qu’éprouve l’homme au sein d’un monde morcelé, une section importante du Livre des fuites relate une expérience à première vue contraire : celle de la claustration, qui fait apparaître non plus un sujet égaré en manque d’appartenance mais un violent refus de la résidence de la part du protagoniste. « Tout commence le jour où il aperçoit la prison » (35) : placée en tête de la section et thématisant un début, cette formule fait en quelque sorte redémarrer le récit, assignant aux sections précédentes une fonction de prélude. Le refus qui anime le protagoniste prisonnier s’avère double. Il se dirige d’abord contre le pouvoir carcéral exercé par les divers composants de l’espace domestique et s’en prend par ailleurs à la part de duperie qui semble avoir inspiré son aménagement. La maison est une « prison » (35), la chambre une « cellule » (36, 39), les objets des « carcans » aux « anneaux de fer » dont le personnage se sent « prisonnier » (35) ; le lexique carcéral file ici une métaphore peu surprenante. Il est mis en oeuvre d’une façon plus inattendue lorsque
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Cf. l’assertion qu’il s’agit d’une « côte préhistorique, pleine de vieux restes du temps des calmars et des animaux brutaux » (60). 19 Notons que le liquide évoqué fait penser à un lac plutôt qu’à une mer : son « eau sale » dégage « un souffle chargé d’odeurs lourdes » ; elle est remplie de matières fécales (« excréments », « étron ») et de substances en état de décomposition (« os pourris », « crânes cousus d’algues ») (60).
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le narrateur, en décrivant le tuyau noir du robinet rouillé, dénonce que « même les sources sont prisonnières » (37), ou lorsque les meubles, « stupides cubes de bois », sont désignés comme des « cages qui déforment, voûtent le corps » (37) : les matières naturelles telles que l’eau et le bois n’échappent pas à l’altération qui touche le monde. Dans un retournement significatif, les murs de la maison ne sont pas appelés à protéger leur habitant contre les éventuelles menaces du dehors, mais semblent faits pour contrarier celui qu’ils entourent, pour l’empêcher de sortir de sa demeure transformée dès lors en prison. Comme nous l’avons constaté au sujet de l’ensemble de la ville, la chambre s’avère un espace où le danger vient du dedans 20 . Loin de mettre en valeur les aspects sécurisants de l’habitat ou d’ériger la maison en foyer protecteur 21 , le texte en souligne les traits inhospitaliers : tout semble fait ici « pour vaincre l’homme, pour lui imposer des frontières, pour l’étouffer » (39). Champ de bataille au lieu d’auberge accueillante, l’espace domestique, à l’image de celui de la ville, s’avère un espace hostile où il n’y a pas de place pour l’homme. Celui-ci n’arrête pas de buter contre les obstacles de la chambre qui a « l’air d’une boîte » (35) et dont les murs sont des « remparts » (39), le plafond un « terrible couvercle de plâtre et de poutres » (36), les meubles des « balises de l’impuissance » (37) et les vitres une « pellicule transparente où vont se tuer les mouches » (36). Autant de barrières que la fuite imminente s’efforcera de franchir. Et le protagoniste de s’interroger sur le responsable de cet état des choses : « [q]ui avait fait cela ? » (38) ; « [q]ui a voulu les sarcophages ? Qui a inventé, pour enfoncer l’homme dans la terre amorphe, les pyramides ? » (39). L’évocation de monuments funé-
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André Siganos relève la double valorisation de la chambre chez Le Clézio : d’une part, elle représente « un poste d’observation privilégié, une possibilité de concentration, d’agréable repliement sur soi » ; d’autre part elle est « le lieu géométrique d’un psychodrame qu’il faudra nécessairement fuir si l’on n’est pas parvenu à maîtriser [...] le secret d’intimes relations contrapuntiques que les objets entretiennent entre eux et avec nous » (« Lieux », Sud, n° 85/86, 1989, p. 111). Dans le cas du Livre des fuites, la valeur dysphorique de la chambre semble l’emporter sur les vertus évoquées par André Siganos. 21 G. Bachelard a souligné l’importance de la maison, « véritable principe d’intégration psychologique » : la maison étant « un corps d’images qui donnent à l’homme des raisons ou des illusions de stabilité », sans elle, « l’homme serait un être dispersé » (La poétique de l’espace, p. 18, 34, 26).
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raires reprend l’image de la ville « nécropole » évoquée ailleurs 22 , tandis que l’étymologie grecque du mot sarcophage dégage une violence latente, renvoyant à un récipient susceptible de dévorer la chair des corps qu’il renferme. Une telle image de l’engloutissement renoue avec la description des lits dans la maison prison : il s’agit de lits « qui vous avalent » (37) et semblent prêts à digérer les hommes « tels des ventres de lamantins » (38). La question concernant l’architecte de la maison prison est d’autant plus prégnante que sa construction relève d’une pratique dissimulatrice et mensongère. C’est en termes de piège et de tromperie que la conscience claustrophobe du protagoniste interprète l’aménagement de l’intérieur : tout cela a été inventé puis mis en place « insidieusement » (35) par un invisible « artiste de génie, un grand menteur » (39). C’est lui qui a installé dans les chambres des « fauxsemblants », des « trompe-l’oeil » (39), qui a accroché aux murs « tant de masques » (35), qui a conçu les « pièges de beauté » (39) que sont les fenêtres. C’est au sujet de ces fenêtres que le protagoniste dénonce avec le plus de ferveur la fausseté de la maison prison. Les fenêtres sont à ses yeux des « trous hypocrites » conçus dans le seul but de « masquer l’épaisseur des murs », de « faire oublier le confinement » (36) ; elles constituent une « barrière de verre » qui permet à l’homme de voir les choses qui se trouvent de l’autre côté, mais empêche de les sentir, d’y toucher, bref d’entrer vraiment en contact avec elles. Si la haine de Hogan est dirigée en particulier contre les fenêtres, c’est sans doute parce qu’elles figurent pour lui la difficulté d’entrer en communication avec le monde. Elles apparaissent comme de pauvres simulacres qui, en faussant les rapports de l’homme avec l’extérieur, proclament avec une intensité accrue cette « défense d’être au monde » (39) liée à la perte des repères dans un univers vécu sur le mode de l’éclatement. C’est ainsi que deux situations en apparence très différentes, celle d’un être égaré au sein d’un monde morcelé et celle d’un homme prisonnier dans l’espace clos de sa demeure convergent pour désigner finalement le même malaise. Le dernier paragraphe de cette section éclaire d’une autre façon encore la complémentarité paradoxale entre, d’une part, la panique du sujet devant un monde éclaté et, d’autre part, son étouffement dans une 22 « La ville était étendue sur la terre, espèce d’immense nécropole aux dalles et aux murs éblouissants, avec le quadrillage des rues, des avenues et des boulevards » (14).
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chambre cellule : l’enfermement est envisagé en quelque sorte comme un moyen pour empêcher la perte de soi. Vaine solution, car même retranché au fond de la maison carcérale, il reste au protagoniste « encore trop d’espace, trop de vide, trop de tout » (40). Les caractéristiques de l’espace domestique qui se donnent à lire dans Le Livre des fuites peuvent se résumer ainsi : la maison est d’abord une prison, dans la mesure où elle prive l’homme du contact avec le monde ; au lieu d’offrir un abri, elle déploie un espace hostile parsemé d’obstacles auxquels il ne cesse de buter ; enfin, loin d’inspirer la confiance à son habitant, elle s’avère un lieu trompeur qui achève de le déséquilibrer. Les pouvoirs maléfiques assignés aux mots contribuent également à l’aspect carcéral de l’environnement domestique. Hogan se sent prisonnier non seulement à cause des murs qui se dressent comme des remparts, des meubles qui s’érigent en obstacles et des objets encombrants, mais aussi parce que, ainsi que le précise le récit, « on a donné un nom à chaque chose, à chaque maillon de la chaîne » (37). Autant prisonnier de l’espace que du discours, Hogan souffre de ce que « les mots, les gestes quotidiens, le langage sans magie, sans faim » (36) s’accumulent sans relâche au risque d’éclipser les derniers restes d’une parole authentique. « C’étaient autant de mots pour ne pas entendre le cri, le vrai cri profond qui voulait sortir de la gorge » (37). Les mots et les noms qui ont la propriété d’esclavager l’homme et de se propager au dépens du « vrai cri » agissent dans le domaine discursif comme les fenêtres sur le plan spatial. Les fenêtres offrent à l’homme une vue sur le monde tout en le lui dérobant inéluctablement par une mise à distance analogue à celle qu’opère le langage utilitaire. La problématique langagière est thématisée ici sur un plan collectif : la dégradation du discours en simple catalogage affecte la communauté entière. La question du langage est abordée également sur un plan individuel et concerne alors davantage ses manifestations écrites, figurant ainsi la condition personnelle de l’écrivain. Lorsque le texte assimile la fenêtre à un « [p]iège étendu » (39), cette qualification rappelle le passage où la ville elle-même était comparée à une page blanche « étendue comme un piège sur le monde » (20). Le motif de la feuille de papier surgit ainsi au fil du récit et déploie dans le corps du texte, d’une manière moins voyante que ne le font les sections intitulées « Autocritique », une réflexion sur l’écriture que le narrateur
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du Livre des fuites exprime par prédilection en des termes spatiaux. « En haut, en bas, à droite, à gauche ; ces mots sont ceux de ma demeure » (40). Comment ne pas reconnaître dans cet espace curieusement bidimensionnel celui de la feuille de papier, à la fois prison odieuse et unique logis de l’écrivain?
Le départ comme rupture « Voici comment il se décida à fuir » (43) : ce début d’une nouvelle section renoue, sur le plan logique comme dans le mode d’expression, avec celle où le protagoniste avait pris conscience de l’aspect carcéral de sa maison. Le constat de l’enfermement conduit à une entreprise d’évasion. Au premier abord, la fuite s’accomplit selon des modalités peu exceptionnelles: Hogan quitte sa maison, traverse la ville et arrive sur une grande place où, dans une foule d’autres passagers, il monte dans un autobus qui se met en marche. Toutefois, à mesure que le véhicule avance, tel un « ‘bateau ivre’ de l’époque technique » 23 , les caractéristiques du mouvement se précisent. Une manière spécifique de décrire l’autobus en route transportant le protagoniste, l’absence frappante de mention de quelque destination, le poids inversement proportionnel donné au point de départ transformé en lieu qu’il s’agit de nier : tous ces aspects contribuent à cerner la fuite leclézienne comme une dynamique alimentée par une figure de la perte. Que celle-ci se donne à lire comme un geste assumé ou qu’elle prenne la forme d’une perte subie, elle fournit une notionclé de la production romanesque leclézienne dès les premiers récits et sa pertinence se maintient jusque dans les oeuvres de la maturité, en se déclinant dans les romans successifs selon des modalités différentes. C’est en effet sous un angle particulier que le récit leclézien rend compte de la progression de l’autobus dans le paysage. Au lieu de faire du véhicule l’élément mobile qui traverse un décor fixe, le paysage se met à bouger à une vitesse vertigineuse autour de l’autobus en apparence immobile, faisant défiler des maisons, des arbres et des visages devant Hogan assis vers le fond du bus et regardant par la 23 Gerda Zeltner, « Jean-Marie Gustave Le Clézio : le roman anti-formaliste », art. cité, p. 218.
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fenêtre. Lorsque le regard de Hogan s’associe à celui du chauffeur, qu’il tourne les yeux en direction de la grande vitre avant, les morceaux du paysage arrivent sur lui, puis s’écartent et disparaissent en arrière. Quand il regarde par les fenêtres latérales, il voit « la terre se déplacer le long des flancs de l’autobus » (50). Le Clézio met en oeuvre ici les méthodes du réalisme subjectif telles que Michel Raimond les a analysées chez Robbe-Grillet. Le critique en signale la récurrence chez les nouveaux romanciers et chez les auteurs d’avantgarde de l’époque 24 . Consistant en ce que « l’avancée du personnage donne l’impression d’un défilé du décor de part et d’autre du marcheur » ou que « l’angle de prise de vue >est@ précisé », donnant ainsi lieu à des « restrictions de champ », la technique du réalisme subjectif aboutit, d’après Michel Raimond, à la promotion d’un espace « perçu par le regard et exploré par le mouvement » 25 . Dès lors, l’espace romanesque dépasse son rôle de toile de fond à l’action pour se manifester en tant que « réalité vécue par le personnage », « expérience perceptive et subjective » 26 . Dans le cas de la description leclézienne, le protagoniste n’est pas un simple marcheur ; un véhicule motorisé intervient dans la perception de Hogan et la vitesse du mouvement intensifie et radicalise son expérience perceptive. Dans les évocations du paysage lors du trajet en autobus, l’accent est mis non sur les composants mêmes du décor, mais sur leur passage et leur éloignement, sur le fait que le protagoniste s’en sépare pour les laisser derrière lui. Nombreuses sont en effet les verbes qui renvoient au passage et à la disparition dans cette section, à commencer par des formes du verbe « passer ». On peut y ajouter celles, assez fréquentes aussi, de « s’en aller », « s’écouler », 24
On pourrait voir dans cette manière descriptive l’application d’un procédé fort en usage parmi les nouveaux romanciers et expliquer la démarche leclézienne par le seul goût de l’époque. Signalons cependant que l’auteur la reprend bien des années plus tard, en 1982, dans une nouvelle du recueil La ronde et autres faits divers, pour évoquer la progression de la voiture du protagoniste. Comme dans Le livre des fuites, le véhicule paraît ne pas bouger, et c’est au paysage environnant que le narrateur assigne la mobilité : « [l]es lignes glissent, haies rapides, poteaux, talus jonchés de papiers blancs et d’éclats de verre. C’est la route qui avance, pas la voiture. C’est la terre qui se déroule autour de la cabine hermétique de l’auto de fer, qui lance ses objets, ses images, ses souvenirs » (Ronde 140). 25 Michel Raimond, « L’expression de l’espace dans le nouveau roman », p. 185 et 183. 26 Ibid., p. 181.
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« s’enfuir », ou encore « s’éloigner » et « s’écarter ». Si les verbes sont particulièrement appropriés pour rendre compte du mouvement, d’autres moyens viennent s’y ajouter. On pense aux locutions adverbiales « en arrière » ou « vers l’arrière » dans des passages comme celui-ci : « Les montagnes, les maisons, les groupes d’arbres >…@ glissaient le long de la carlingue et disparaissaient en arrière » (46). Cette phrase offre un exemple d’un troisième moyen stylistique pour évoquer la succession rapide des composants du paysage : en les juxtaposant dans une énumération sans coordonnant, le récit offre au lecteur comme une version imprimée des « séries de photographies >…@ emportées par le vent » (46) que les instantanés du paysage paraissent aux yeux de Hogan. Cet effet se produit en particulier lorsque l’énumération se fait plus longue, qu’elle répète les mêmes éléments et omet les articles, comme dans l’exemple suivant : « Face blanche, face rouge, tas de pierre, face blanche, arbre, arbre, arbre, face blanche, face jaune, tas de pierre » (50). Notons que ce procédé décompose le paysage en une somme de parties, et suggère ainsi l’éclatement thématisé dans l’ensemble du récit. « Ecrasée, rejetée, piétinée, la ville maudite » (52). Voilà ce qui ressort d’un paysage dont les parties sont une à une lancées en arrière par l’élan de l’autobus au moteur rugissant : il s’agit pour Hogan de se défaire du carcan de son habitat cellulaire comme des habitudes qui l’asservissent. En témoigne l’insistance, vers la fin de la section, sur l’idée que le tourbillon du paysage fait subir à Hogan une perte libératrice : Il regardait par la fenêtre et perdait ses mots. [...] Il perdait aussi des gestes, des mouvements >…@. Des clignements de paupière, des frissons de la nuque, des déglutitions. Il perdait connaissance. >…@ Il perdait des noms de rue, d’avenue, de boulevards. Il perdait des kilomètres de trottoirs, des odeurs de pain, des odeurs de savon. Il perdait des chiens, des pigeons, des puces. Tout cela s’en allait en dehors de lui. (51-52)
Si le dépouillement opéré par l’élan de fuite se désigne en partie comme une expérience bénéfique (« cela s’en allait, et c’était bien » (51)), on ne peut négliger la part de douleur que le départ occasionne : Chaque arbre arraché qui s’enfuyait en arrière était un mot disparu. >…@ Chaque visage d’homme ou de femme apparu devant la vitre, et nié au même instant, était une mutilation étrange, l’abolissement d’un mot très doux, très aimé. (51)
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Faut-il s’étonner que la dimension discursive soit impliquée de nouveau dans cette sorte de rituel de détachement à la fois subi et assumé par le protagoniste et que ce soit à propos de la perte de mots qu’apparaisse aussitôt comme un regret, une note mélancolique? Ce qui se dégage du trajet en autobus qui inaugure la fuite de Hogan, c’est une nécessité pour le protagoniste de se défaire de tout ce qu’il a connu. Son départ implique une élimination de tout ce qui a constitué son monde jusqu’à cet instant. Partir signifie dans cette configuration non pas aller quelque part, se diriger vers de nouveaux horizons, mais bien quitter un lieu, rompre avec lui. Des deux bouts du trajet, c’est non la destination, mais la provenance qui est pour ainsi dire visée. La destination demeure largement indéterminée, alors que le lieu de départ est nié de la manière la plus ferme qui soit 27 . Ainsi la fuite inscrite au pluriel dans le titre de ce roman ne consiste-telle pas simplement en une incessante déambulation, en d’énergiques bonds en avant réitérés d’une page à l’autre ; elle se donne à lire comme un violent geste de rupture de la part du protagoniste. En même temps, la dynamique qui consiste à renier le lieu de départ s’accompagne souvent d’un coup d’oeil en arrière, d’un regard furtif en direction de la provenance dont chaque pas en avant renouvelle la mise en question à la fois sévère et douloureuse.
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Cf. « Fuir, c’est-à-dire trahir ce qui vous a été donné, vomir ce qu’on a avalé au cours des siècles » (88).
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2. Etapes et escales La longue fuite de Hogan se déroule par étapes et est entrecoupée de haltes temporaires, de courtes pauses. Certaines d’entre elles lui apportent un bref moment de repos, d’autres occasionnent une sorte de prise de conscience apaisante ou au contraire une réaffirmation du malaise initial. L’itinéraire du protagoniste traverse des espaces à première vue très différents de la ville : il passe quelques jours dans le désert, explore des îles, fait des trajets à bord d’un bateau. Mais invariablement, Hogan est rattrapé, pour ainsi dire, par le lieu qu’il s’efforce de quitter. Les expériences d’espaces autres sont toujours éphémères et en cours de route, Hogan ne cesse de se heurter à de nouvelles villes inhospitalières. C’est pourquoi l’interprétation de son itinéraire en termes d’un parcours initiatique pose problème à nos yeux. Si le code de l’initiation est bien présent (entre autres dans les renvois explicites au genre du roman d’aventures), sa réalisation reste partielle et problématique28 . D’abord, chaque escale en soi s’avère ambivalente quant à sa signification. Les diverses expériences que Hogan vit au cours de sa déambulation se dérobent à l’univocité du sens. Si certaines expériences présentent bien un aspect initiatique (pensons à l’épisode du désert), ce n’est jamais que partiellement, incomplètement, ce genre d’épisodes se court-circuitant invariablement par une réécriture sur le mode négatif ou ironique. Ensuite, la somme des expériences ne résulte pas non plus en quelque enseignement global ; elles ne constituent pas les étapes successives d’une logique convergente, mais se juxtaposent en une série répétitive dont l’articulation demeure problématique. Même si les faits et gestes de Hogan sont souvent motivés par une volonté de contrecarrer l’ordre (ou le désordre) du
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Les références explicites au roman d’aventures sont elles-mêmes paradoxales. D’une part, Le livre des fuites revendique un lien avec le genre, la mention « roman d’aventures » figurant sur la couverture de l’édition originale du livre ; d’autre part, il dénonce la dégradation tant des aventures que du roman qui prétend les raconter : « Un roman ! Un roman ! Je commence à haïr sérieusement ces petites histoires besogneuses, ces trucs, ces redondances. Un roman ? Une aventure, quoi. Alors qu’il n’y en a pas ! » (54).
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monde tel qu’il s’impose à lui 29 , ils débouchent la plupart du temps sur la réaffirmation du constat initial, à savoir que le monde est inhabitable, et sur la nécessité de poursuivre sa route. L’itinéraire de Jeune Homme Hogan est donc difficilement concevable comme un parcours orienté vers quelque finalité ; le roman lui-même se termine sur une fin ouverte, comme s’il refusait l’achèvement. Cela ne diminue en rien l’intérêt des haltes successives ; dans leur dysfonctionnement même, elles contribuent à cerner les enjeux et les écueils de la démarche du protagoniste leclézien dans Le livre des fuites.
Bouts de trajets en mer A plusieurs reprises, Hogan s’approche du bord de la mer ou d’un grand fleuve, l’élément aquatique se proposant comme l’une des voies possibles pour conjurer les démons de la ville. Occasionnellement, le texte comporte alors des phrases qui paraissent contenir en germe certains motifs et thématiques auxquels les romans ultérieurs vont donner toute leur ampleur. Pour l’instant, il s’agit cependant de fragments dispersés où l’univers marin n’apparaît qu’à l’état latent, jouant un rôle secondaire par rapport à celui des villes. Les étendues marines ou fluviales sont certes dotées d’un pouvoir libérateur ; elles détiennent peut-être le secret de la réconciliation entre l’homme et le monde. Mais le bonheur et l’équilibre que Hogan éprouve parfois près de la mer ou à bord d’un bateau s’avèrent éphémères : après ces instants de répit, il se trouve de nouveau plongé dans les abîmes urbains. Prenons comme exemple l’espèce de fusion qui s’opère entre Hogan et la couleur de la mer. Le récit donne à lire cette fusion comme une expérience euphorisante, mais qui ne peut se vivre que
29 A ce propos, notre opinion diffère de celle de Claude Cavallero qui, au sujet du Livre des fuites, affirme que « l’incohérence du monde visité [...] ne débouche chez Le Clézio sur aucun regret de cohérence, mais sur une entière acceptation de l’état des choses » (J.M.G. Le Clézio : les marges du roman, p. 463) ; à nos yeux, ce sont précisément le refus d’un tel « état des choses », puis l’aspiration à un autre monde qui nourrissent la démarche de Hogan.
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très brièvement, rendant le retour au quotidien d’autant plus atroce. Marchant dans les rues d’une métropole située aléatoirement « en Italie, en Yougoslavie, ou bien en Turquie » (58), Hogan ressent la nécessité de faire quelque chose pour ne pas se laisser aspirer par le tourbillon et le vertige de la ville. Il descend vers la mer et s’assoit sur la plage pour tenter une première expérience de la fusion. A force de regarder intensément la surface bleue de la mer, de « concentrer toute son attention sur la couleur » « afin de ne plus rien voir d’autre » (59), Hogan réussit à faire un avec la couleur. Mer et terre ayant pareillement cessé d’exister, la conscience de soi se dilue et l’expérience est rapportée sur le mode indéfini : « >o@n avait glissé dans le bain de couleur, on flottait en lui, plat, étiré, mince pellicule fondue avec la surface. >…@ Jeune Homme passa quelques minutes dans la couleur extraordinaire » (60). Mais le texte ne manque pas de le signaler : l’expérience est de courte durée, un changement d’éclairage éclipsant brusquement le bleu magique de la mer. On assiste alors à un basculement frappant dans la valorisation de l’élément marin. Si l’insistance sur sa couleur semblait assigner à la mer des propriétés célestes, elle prend maintenant des aspects proprement chtoniens. Dès lors que le bleu « absolu » (59) s’est retiré de la mer, celle-ci se dégrade en une « eau sale » remplie de matières fécales et de débris animaliers : « des os pourris, des vertèbres noires couvertes de vase, des fragments thoraciques, des crânes cousus d’algues » (60) souillent lugubrement ses flots. La distinction nette qui séparait le « domaine du liquide » d’avec « l’empire des hommes » (59) s’estompe ; la mer apparaît comme contaminée par la contiguïté de la ville dont les déchets se répandent en elle. D’une mer potentiellement salutaire, on passe donc à une image nettement dysphorique. Les gestes du protagoniste répondent à la même logique du renversement : Hogan quitte son attitude contemplative, s’éloigne et « tourne le dos à la mer » (60). Le retournement qui change soudain l’étendue marine en une masse mortifère infirme l’idée qui venait de s’esquisser et qui instaurait la mer comme un espace en mesure de guérir les blessures infligées à l’homme par la ville hostile. Par la suite, toutes les expériences marines ou fluviales sont porteuses de cette duplicité. A un certain moment, Hogan se trouve en mer. A bord du bateau, il aperçoit un marin qui, les yeux fermés, chantonne « une chanson interminable » (119), et c’est comme si nous rencontrions quelque lointain prédécesseur du timonier qui fascine
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tant le protagoniste du Chercheur d’or 30 . Mais il suffit que le marin rouvre les yeux pour que se révèlent « d’inquiétants reflets d’acier dans ses prunelles » (119) et que le bonheur à peine suggéré se trouble. Parasitées par la violence que dégagent les villes, les vagues de la surface marine deviennent « pareilles à des rangées de lames de rasoir » (120). Un renversement analogue se produit dans un fragment à propos d’un trajet par voie fluviale. L’espace d’un instant, le fleuve fait couler une « eau magique » ; mais aussitôt, la dysphorie urbaine se réintroduit et transforme l’eau en une « coulée de caoutchouc », un « flot de salive » où flottent des « choses pourries » (139). La surface du fleuve s’apparente soudain à un « verre de lunettes noires », indice de son opacité ; et les reflets de l’eau ressemblent à une « poussière de fer », à des « gouttes de vif-argent » (140), la luminosité du fleuve prenant un aspect hostile comme les éclats violents qui traversent les villes. Le seul fragment qui relate une expérience maritime authentique et qui échappe à la duplicité, c’est peut-être ce journal de bord « d’un certain François Le Clézio » (153) dont le récit reproduit un extrait (154-157). Mais dépourvu de tout contexte, rédigé en un langage archaïque et fourmillant de précisions nautiques chiffrées, ce fragment demeure obscur et n’est pas susceptible d’articuler le motif marin dans le roman.
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Le timonier raconte à Alexis des histoires « sans fin » (Le chercheur d’or, p. 135) d’une « voix chantante » (p.137). Parfois, on croit entrevoir dans les premiers textes lecléziens des esquisses de personnages de l’oeuvre ultérieure. Dans Le livre des fuites, la brève évocation d’une femme « debout au centre de sa pirogue », au visage pareil à un « masque inamovible, modelé selon le moule ancien de sa race » (p. 143) paraît comme un croquis succinct du personnage d’Oya ou encore de Suryavati. Le visage d’Oya est ainsi comparé aux « masques égyptiens » (Onitsha, p. 171) et souvent, le récit représente la jeune femme à bord d’une pirogue : « Oya glisse à la proue de la longue pirogue, sa perche en équilibre dans ses mains comme un balancier » (p. 193). Suryavati aussi utilise une pirogue de temps en temps, et son visage « est un masque très ancien » (La quarantaine, p. 466). La description de femmes sous des traits primitifs est récurrente chez Le Clézio ; elle apparaît dans son oeuvre dès les premiers récits pourtant situés dans des décors très urbains et modernes.
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L’épreuve du désert Un épisode remarquable du Livre des fuites occupe une place particulière parmi les expériences fusionnelles qui ponctuent le récit. Il s’agit de la traversée du désert effectuée par le protagoniste. Cet épisode, placé après un tiers du récit environ, est relaté en deux sections consécutives et semble se présenter explicitement comme un apprentissage ou une expérience initiatique, qui cependant aura une issue déceptive. La valeur symbolique de l’épisode tient non seulement à l’imaginaire puissant du désert, mais aussi à la convocation dans le texte d’un personnage historique, Hiuen-Tsang, moine et écrivain chinois qui fréquenta les hauts lieux sacrés de l’Inde, suivant « le chemin du Buddha » (100). Initialement, le protagoniste leclézien se trouve simplement mis en parallèle avec le disciple bouddhiste : « Il y avait treize siècles, Hiuen-Tsang avait vu la même chose, après le premier jour, le deuxième jour, le troisième jour de marche » (100), mais progressivement, le récit tend à faire converger les deux personnages, amplifiant ainsi la portée de l’épreuve vécue par Hogan. Le désert, à ce qu’il paraît, est sollicité non seulement à cause de ses riches résonances mythico-bibliques, mais encore en tant que contrepartie de la ville. Les deux espaces s’opposent plus particulièrement en ce qui concerne la dialectique du vide et de la plénitude. La ville exhibe une surabondance de signes qui n’est autre que le travestissement du néant qui la creuse ; alors que le vide qui règne dans le désert apparaît comme la condition même de la plénitude de ce lieu. La solitude, la chaleur et la soif que le protagoniste endure au cours de sa marche dans le désert apparaissent comme autant de pratiques ascétiques et confèrent à sa démarche les apparences d’un rituel purificatoire. Plusieurs faits narratifs concourent ainsi à placer l’épisode sous le signe de l’initiation : au cours de la traversée, Hiuen-Tsang ainsi que Jeune Homme Hogan tombent à plusieurs reprises ; l’espace éminemment horizontal du désert n’empêche pas, curieusement, l’inscription d’une symbolique ascensionnelle, la route où avance Hogan montant soudainement pour aller « en pente jusqu’au ciel » (95). Cependant, le nombre et la diversité des agencements mis en oeuvre pour doter l’expérience d’une dimension initiatique n’enlèvent
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rien à l’impression d’incomplétude qu’elle est susceptible de laisser. En effet, si « Maître » Hiuen-Tsang, malgré l’aveuglement dont il a été frappé, continue à avancer le long de la route inconnue en direction d’une « musique souterraine », de « voix surnaturelles » (107), répondant par là à l’appel du désert avec lequel il commence à faire corps, Hogan, toujours doté pourtant du sens de la vue, est « perdu » (102) dans l’étendue de sable et, en guise de « transport » dérisoire, finit par se faire ramasser par un camion. Que la traversée du désert ne s’accomplisse que partiellement tient sans doute au fait que la ville demeure l’espace romanesque dominant en ce stade de la production de l’auteur et que le désert, pour ainsi dire, ne s’est pas véritablement affranchi de l’espace urbain dans la géographie imaginaire leclézienne de l’époque. On constate, par exemple, que les déserts pourtant relativement nombreux qui apparaissent au fil des pages du Livre des fuites sont dans la majorité des cas des déserts métaphoriques, sollicités en tant que comparant de la ville pour évoquer la stérilité des espaces urbains ou la solitude de Hogan qui se sent mal à l’aise dans les villes 31 . Au cours de l’épisode de la traversée du désert, l’espace désertique déploie, aux yeux du protagoniste leclézien, des caractéristiques curieusement analogues à celles de la ville ou de la chambre-cellule : « les dunes relevaient lentement leurs murailles, >…@ fermant la prison de leur cercle » (95). « >P@risonnier de ce paysage » (95), Hogan continue à percevoir l’espace environnant en des images carcérales. De même que les multiples mandibules de la ville étaient susceptibles de le ronger, sa condition dans le désert est celle d’une « proie » (95, 103) abandonnée à la merci d’un insecte prédateur 32 . Dès lors que l’espace du désert est investi des mêmes caractéristiques que le monde urbain, une traversée du désert ne peut mettre un terme à la fuite : « c’était toujours le même lieu qu’il fallait fuir, désespérément, pour pouvoir respirer » (102). 31
Les rues asphaltées de la ville sont comparées à des « déserts de bitume » (p. 63) ; une vingtaine de pages après l’épisode du désert, Hogan parcourt une ville géante, et le récit précise alors que « [c]’était comme de marcher dans le désert », à cette différence près que « la soif n’était plus la même » (p. 126). 32 Un détail du texte confère néanmoins une spécificité au désert : le récit précise que le prédateur en question est un « fourmilion » (p. 95), c’est-à-dire un insecte du désert dont la larve attire les fourmis dans son trou en entonnoir et les broie avec ses mandibules.
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Refuges insulaires Un autre épisode désigne l’espace clos d’une île comme la « réponse » (130) potentielle aux questions soulevées dans et par la fuite. En insistant sur la situation de l’île, qui se trouve significativement au « centre » d’un fleuve 33 , le récit l’érige en une sorte de lieu des origines, il en fait le foyer d’un espace repensé en termes cosmiques. C’est en effet cette « île de vie » (132) qui pourrait, aux yeux du je narrateur, détenir le secret de « ce qui efface enfin le voile qui sépare chaque individu du monde » (140). Le peuple qui habite cette « terre ancienne » (140) y a « pris lentement racine » (141), offrant ainsi l’image d’une communauté solidement attachée à un pays, liée par un « même langage » (140) et ancrée dans sa propre mémoire. Car l’enracinement s’avère peut-être plus temporel que spatial. De manière frappante, l’île est fréquemment assimilée à un bateau, comme si le récit voulait par là dynamiser ce lieu et éviter qu’il s’enlise dans un statisme mortifère 34 . « >N@avire qui voyage sur place » (136), « enfonçant son étrave au centre de l’eau » (131), l’île se fait le support d’un voyage immobile dans le temps. A bord de cette « arche qui flotte au-dessus des eaux » (131), on « remonte le cours du fleuve » (131), on « retourn>e@ en arrière, on se >perd@ dans le couloir du temps » (138). La plongée dans un fond immémorial donne lieu par ailleurs à l’instauration du silence conçu comme un autre langage. C’est de ce silence qu’émanent « les signes indécis des réponses qui vont venir » (142). Le silence leclézien euphorique 35 se définit non comme une « absence de paroles » ni comme un « arrêt de l’esprit » (141) ; il s’agit d’une parole autre, aux inflexions éminemment musicales. Contrairement au langage des mots qui dresse des barrières et s’interpose douloureusement entre l’homme et le monde, le silence se 33
Six occurrences du mot « centre » en l’espace de deux pages (p. 130-131). Ailleurs dans le récit, l’arrêt est assimilé à la mort : voir l’épisode où le protagoniste envisage de s’installer définitivement sur la rive d’un fleuve, qui par la suite se nomme le Styx ou l’Achéron (p. 122). 35 Ce silence valorisé s’oppose au silence dysphorique lié à la ville. Le silence urbain, « silence de fonte, de béton armé » (p. 66) est l’équivalent du vide, du néant que le sujet ressent « à l’intérieur de la tête » (p. 65) alors qu’il se trouve au milieu du vacarme de la métropole. 34
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présente comme un facteur de liaison, un agent cohésif, car sa musique, « cette harmonie de rythmes » (141), est « née des bruits du monde » (142). Cependant, l’évocation de cette île où coïncideraient enfin l’homme, le monde et la parole est perturbée par une contre-écriture qui présente ce lieu sous un aspect lugubre. L’isolement de l’espace insulaire n’a pas pu le tenir à l’abri d’une « catastrophe » (136) indéfinie. Une « blessure » se manifeste ainsi sur les corps « marqués de cicatrices » (136) des habitants qu’une mutilation étrange a transformés en « moignons » (134). De surcroît, leurs corps « troués, abîmés, effacés » (134) sont donnés en spectacle à des touristes voyeurs et leurs maisons transformées en objets mercantiles. Le topos de l’île paradisiaque est ainsi déconstruit par la hantise de la « catastrophe » et par l’assimilation de l’île à un espace urbain. Ses villages s’apparentent en effet à un « labyrinthe ordonné » et on y voit « les mêmes blocs de ciment, les mêmes orbites vides des fenêtres » (134) que dans la grande ville. L’image euphorique qui présentait l’île comme un havre de paix n’était qu’un « piège de beauté et de douceur » (135). En réponse à cet épisode où l’île figure un espace en apparence séduisant mais défiguré en profondeur, une section tardive dans le récit confère à un autre espace insulaire le statut de paradis perdu. Sur cette île du Requin, située dans la baie de Californie, ainsi le prétend le récit, « vivaient depuis des siècles des gens qui s’appelaient les Kunkaaks » (216). Suite aux réalisations rentables des promoteurs immobiliers, l’île est transformée en réserve de chasse pour les millionnaires et parsemée de motels de ciment et de verre, obligeant les habitants à quitter leur demeure séculaire. L’attitude adoptée par les Kunkaaks suite à leur expulsion nous paraît symptomatique de la condition où se trouve le sujet leclézien. Installés sur la côte, « sur le point le plus proche » de l’île perdue, ils attendent et se laissent mourir, sans détourner le regard du lieu qui autrefois était le leur et qui désormais se dresse à l’horizon, à la fois proche et inaccessible. A l’image des Kunkaaks subissant ce destin en ne détachant les yeux de l’objet qu’ils ont perdu, le protagoniste leclézien se traîne sur la « plage incertaine » (217) de la terre, guettant infiniment la « vérité >…@ oscillante, frémissante, île noire luisant à l’horizon » (218). Peu à peu, la confiance même en cette vérité lointaine se met à vaciller : si un lustre mythique assimile d’abord l’île
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à une « arche » (131) puissante, celle-ci revêt ensuite la forme commune d’un « paquebot à l’ancre », sa sombre silhouette sortant des flots tel un « gros animal obscur d’indifférence et de tristesse » (221)…
Joueurs de flûte Les pages du Livre des fuites sont parsemées de réflexions sur le langage et l’écriture. Ici, le narrateur dénonce l’insuffisance ou l’inauthenticité des signes langagiers ; là, il s’indigne du pouvoir maléfique qu’ils exercent sur l’homme ; ailleurs encore, le protagoniste rêve d’une langue autre, plus vraie, qui ne soit plus un engin disjonctif érigeant des barrières, mais qui établirait une authentique communication entre l’homme et le monde. Le silence constitue chez Le Clézio un modèle possible de cet autre langue ; la musique en fournit un second. Deux sections du Livre des fuites occupent une place particulière dans cette présentation de la musique comme autre langue : « Le joueur de flûte à Angkor », section placée au milieu du livre (144-149), et « Le joueur de flûte au Cuzco », insérée vers la fin du roman (258-261). Ces deux sections constituent comme des épisodes jumeaux qui permettent de cerner, à travers leurs analogies et leurs dissemblances, les constantes et les modulations de la thématique musicale dans Le livre des fuites. Au premier abord, les deux parties sont construites selon des modalités assez semblables. Chaque fois, Hogan fait la rencontre d’un joueur de flûte. Fasciné par la présence du musicien, il s’arrête pendant un instant et se met à observer le joueur en écoutant les sons envoûtants de la flûte. Ce choix d’un instrument à vent ne paraît pas fortuit. Le Clézio semble avoir une prédilection pour ce type d’instrument fabriqué avec peu d’artifice et composé de matériaux naturels (le bois, le bambou). De plus, les airs qui en émanent sont le produit de la respiration de l’homme. En passant par le tuyau en bois de la flûte, le souffle humain se fait musique. De cette façon, la musique est intimement liée à l’homme, en même temps qu’elle le dépasse. Au cours des rencontres des joueurs de flûte, Hogan éprouve en effet une espèce de dépaysement opéré par le pouvoir de la musique : « bruit qui vous enlève », « rythme qui vous fait quitter le
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sol » (261), la musique « >enlève@ des choses au monde, elle les diss>out@ doucement, les fai>t@ disparaître » (147). Mais la portée et l’intensité de l’expérience s’avèrent bien plus grandes lors de la première rencontre ; la deuxième fois, l’expérience se place sous le signe du désenchantement. Une lecture en miroir des deux épisodes fait apparaître la deuxième rencontre comme un épuisement de la première ; le joueur de flûte au Cuzco n’est plus que l’ombre du musicien à Angkor. Malgré l’analogie de surface signalée aussi par les titres semblables des sections, des différences significatives distinguent les deux épisodes et contribuent à esquisser les inflexions de la thématique musicale dans Le Livre des fuites. Ces différences concernent aussi bien les figures des joueurs de flûte que les circonstances dans lesquelles se déroulent les rencontres, et touchent également aux caractéristiques attribuées à la musique elle-même. Le deuxième joueur de flûte apparaît comme l’ombre du premier d’abord à cause des conditions temporelles et atmosphériques dans lesquelles les deux scènes se déroulent : le joueur au Cuzco paraît la face obscure, l’avatar nocturne du musicien à Angkor. La première rencontre a lieu en effet dans la chaleur et la lumière dure du « soleil d’environ 4 heures de l’après-midi » (144), alors qu’un « vent glacé » (259) souffle sans interruption sur la place déserte où se déroule la deuxième rencontre, qui a lieu « vers onze heures de la nuit » (258). Le décor change également d’un épisode à l’autre : le joueur à Angkor est accroupi sur ses talons « au milieu des ruines » d’un grand « cirque rempli d’herbes et de poussière » (144) ; tout dans ce paysage est sec et poudreux. Son confrère au Cuzco se trouve dans des environs urbains ; il est assis « sur une grande place déserte entourée de maisons » (258). Chacun se trouve donc dans un espace circulaire, mais la première fois, cette circularité est beaucoup plus prononcée. Les mots évoquant un cercle abondent en effet dans l’épisode qui se déroule à Angkor 36 , le premier musicien occupant exactement le « centre du cercle de ruines » (145), alors que le second se trouve « sous les arcades » des maisons qui entourent la place, donc au bord de celle-ci. 36
Trois occurrences du mot « cirque » en début de section (144), suivies du mot « cercle » (145) et des locutions spatiales « au milieu » (144, 147, 148) ou « au centre » (144, 145).
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La posture même des deux joueurs, l’un accroupi, l’autre assis, accuse une différence d’autant plus significative que le récit insiste sur la spécificité de la posture accroupie, d’abord dans la section même du joueur à Angkor 37 , et ensuite dans un bout de texte, une sorte de poème, placé immédiatement après cette section. Ce fragment affirme que la position accroupie, évitant à la fois la « dispersion » de l’homme qui se tient debout et « l’abandon » de l’être assis, favorise « la concentration totale de l’être ». Cette « posture vigilante » est seule à associer l’éveil à l’harmonie – tension délicate que résume cette formule concise : « Repos difficile / équilibre » (150). Vu cet éloge leclézien de la posture accroupie, la position assise du deuxième joueur de flûte peut se lire comme l’un des indices de la dégradation qui marque le deuxième épisode : le musicien à Angkor adopte la position accroupie, signe de son agilité ; le joueur au Cuzco est assis, précise le récit, « le dos au mur » (261)… La lourdeur et l’inhabileté caractérisent par ailleurs les mouvements de l’homme au Cuzco : lorsqu’il se met à danser, il « titub>e@ » (260). De même, c’est avec maladresse et difficulté qu’il joue de son instrument. Les bruits qu’il parvient à produire « hésit[ent], titub[ent] » (260) ; la « voix » qu’il fait laborieusement retentir en soufflant dans les tuyaux de sa flûte « hal[ète] sur place », « ramp[e] sur le sol de ciment », « romp[t] son passage à travers le silence et la nuit » (260). Le contraste est grand entre la lourdeur de ce son et la vivacité de l’air qui jaillit de la flûte du joueur à Angkor : « très perçant, net », ce son « fil[e] droit dans l’air serré comme un vol d’oiseaux, il ne s’écart[e] jamais de sa route » (145-146). La musique du petit garçon ressemble à « une voix de femme, une voix souple et ferme >…@ aux longues syllabes claires » (147), alors que sur la place déserte au Cuzco ne résonnent que des « souffles rauques de bêtes en train de mourir » à l’écoute desquels Hogan estime « qu’il ne pourrait plus jamais y avoir de musique » (260). Au bout de sa performance, l’homme au Cuzco est « épuisé », pouvant « à peine respirer » (261) ; le petit garçon à Angkor joue apparemment sans effort, sa musique parlant « toute seule » et composant un « air inépuisable » (145) qui
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Le récit commence par dire que le petit garçon qui joue de la flûte est « assis par terre », pour se corriger ensuite en précisant sa vraie posture : « Il n’était pas exactement assis: il était accroupi sur ses talons, ses jambes nues repliées, le haut du corps penché un peu en avant » (144).
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n’a « plus de fin » et n’a « jamais commencé » (148). Cette scène s’inscrit ainsi dans une atemporalité mythique, que viennent consolider l’espace circulaire et isolé où elle se déroule, ainsi que la symbolique du serpent présente dans un détail de l’instrument de musique. La flûte du jeune joueur à Angkor est en effet orné d’un serpent « gravé au feu » qui « s’enroul[e] autour du tube » (144), et le « complexe archétypal » 38 que cet animal représente confère une densité symbolique à l’épisode. On peut rattacher l’évocation du serpent dans ces pages aux vertus curatives qu’il possède selon les traditions ; l’animal renvoie à (la nostalgie de) la totalité, à l’indifférencié primordial, au continuum spatio-temporel que la musique de la flûte instaure. Le musicien au Cuzco est équipé d’un accessoire différent : un « soleil découpé aux ciseaux dans une boîte de conserve » est attaché avec une ficelle sur son front, où il brille en faisant miroiter des « éclats de fer-blanc » (259). Cet accessoire insolite se prêterait lui aussi à de riches connotations mythiques, mais on constate que sa symbolique solaire dysfonctionne. A cause de la température glaciale qui règne sur la scène nocturne, et de la blancheur des éclats que renvoie l’objet en question, sa luminosité prend des aspects plutôt lunaires. Par ailleurs, l’origine triviale de l’accessoire (la boîte de conserve, objet rattaché aux univers urbains, connote la production industrielle) infirme sa portée symbolique, alors que le potentiel mythique du serpent, noblement « gravé au feu » sur l’instrument du premier joueur, demeure intact. Si l’on considère ces épisodes des joueurs de flûte comme des mises en scène de l’aspiration à un autre langage, la lecture linéaire du texte suggère que la tentative d’accéder à ce langage tourne à l’échec. Tout se passe en effet comme si le langage autre, incarné par la musique, s’était dans un premier instant révélé au protagoniste avec naturel et transparence, et qu’ensuite, cet autre langage se refusait de nouveau, ne pouvait plus surgir qu’au moyen d’artifices laborieux et dans une forme altérée, méconnaissable. Le premier épisode du joueur de flûte se donne à lire comme une expérience euphorisante, dont la portée demeure cependant enclose dans la durée d’un instant
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Expression empruntée au Dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (Paris, Robert Laffont, 2002, p. 868), qui indique bien la polysémie symbolique et l’ambivalence du serpent.
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exceptionnel. Tout de suite après le départ du petit garçon, Hogan éprouve « de grandes difficultés à se remémorer une partie de ce qu’il avait compris » (149). Ce qui se dégage des deux rencontres des joueurs de flûte dans Le Livre des fuites, c’est que l’homme est en mesure de concevoir un langage authentique, originel, ancré dans l’enfance du monde 39 . Ce langage magique est susceptible de se révéler à lui dans de rares moments lumineux, mais ensuite, l’homme n’en conserve qu’un souvenir voilé (« une partie de ce qu’il avait compris ») qui lui permet tout au plus de discerner l’imperfection des succédanés de ce langage (« ce n’était pas de la musique ») ébauchés maladroitement par les hommes pour remplir le vide laissé par la perte de ce langage originel.
Profils de femmes Les personnages secondaires n’apparaissent dans Le Livre des fuites qu’en nombre restreint et sous des traits peu élaborés. Leur importance est essentiellement limitée à celle qu'ils revêtent par rapport aux pratiques ambulatoires du protagoniste. Parmi ces personnages assez rares, les figures féminines occupent cependant une place particulière. Deux constats s’imposent au sujet des personnages féminins dans ce roman : d’abord, les femmes apparaissent presque toujours en une corrélation très étroite avec l’espace où elles se meuvent; ensuite – fait lié à l’observation précédente – , la féminité se trouve fortement polarisée. Autour des figures féminines se déploie un jeu ambigu de l’avilissement et de la sublimation qui est le reflet de la valorisation de l’espace. L’image de la ville-femme donne une idée de la façon dont les caractéristiques en l’occurrence dépréciatives de 39 Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier joueur de flûte est un petit garçon, alors que le second est un homme adulte ; on connaît l’importance que revêtent les enfants dans l’oeuvre leclézienne. Gerda Zeltner explique cette prédilection pour les êtres enfantins en disant que l’enfant représente un « rapport irrationnel et magique avec le monde ainsi qu’avec le langage » (« Jean-Marie Gustave Le Clézio : le roman anti-formaliste », in M. Mansuy (ed.), Positions et oppositions sur le roman contemporains, p. 219) ; pour Jean Onimus, elle est liée au fait que les enfants ont « une prodigieuse puissance d’observation et de participation » (Pour lire Le Clézio, p. 127).
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l’une et de l’autre convergent et se renforcent mutuellement. Lorsque les personnages féminins surgissent sur l’arrière-fond d’une métropole, la négativité associée à l’espace urbain se trouve transférée à la femme. Inversement, des figures féminines s’érigent parfois en des guides susceptibles de conduire les hommes loin de l’hostilité des villes, vers des lieux inconnus dont la promesse scintille à l’horizon. Dans l’un et l’autre cas, la morphologie féminine se spatialise et donne lieu à un espace anthropomorphe propre à cristalliser certains désirs du fugueur. En ville, les femmes que croise Hogan sont des prostituées dont la visite se propose explicitement comme un substitut de la fuite, comme un moyen de faire face à la perte des repères au sein d’un univers éclaté. C’est ce qui se passe, par exemple, dans la section qui s’ouvre sur les phrases suivantes : « Il y avait une autre façon de s’enfuir. Je vais vous dire comment » (69). Elle relate la déambulation de Hogan dans le quartier suspect d’une ville et sa rencontre avec une prostituée. Il finit par suivre la femme dans une chambre où s’accomplit leur union sexuelle dans un climat de froide violence. Au long des pages qui préparent cette union, la femme se voit assigner une série de caractéristiques qui définissent par ailleurs l’étendue urbaine. Habillée de matières métalliques éblouissantes et animée par une agressivité prononcée, elle se présente comme une machine monstrueuse, une créature mécanique impitoyable. Avec sa « robe de métal » qui ressemble à une « cotte de mailles » et apparente son corps à un « char d’assaut », la femme apparaît comme une guerrière automatique ; son « museau chromé » et les « écailles » de sa tenue lui confèrent en outre des aspects animaliers (74-75). A certains égards, et bien qu’il se déroule dans des conditions très différentes, l’accouplement du protagoniste avec la prostituée peut se lire comme une variante violente de l’expérience fusionnelle au bord de la mer. Les deux scènes partagent un vocabulaire similaire : les lexèmes « glisser » et « fondre » sont employés aussi bien pour décrire comment Hogan se dissout dans la couleur de la mer que pour dire son union à la femme : « il glissa en elle, il se fondit dans son corps » (76). La principale différence consiste en ce que la fusion avec la couleur de la mer s’opère grâce à un effort de concentration, une sorte d’attention méditative, alors que l’union à la femme est le résultat d’une agression de la part de Hogan, le récit y référant comme à un « viol » (79). Toute la scène, en effet, est relatée en termes de
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lutte et son issue s’apparente pour Hogan à une victoire au combat : « l’ennemie a été rejointe, a été vaincue » (79). Au lieu de constituer une échappatoire pour se dérober à l’emprise de la ville, comme c’était le cas de la séance au bord de la mer, la visite de la prostituée met en scène une attaque frontale, une espèce d’exorcisme où le protagoniste, en agressant la femme, règle en quelque sorte ses comptes avec la ville. Cette appropriation violente peut se lire comme une expérience compensatrice : posséder la femme est le moyen pour Hogan de conjurer cette hantise de la ville qui ne cesse de se refuser à lui. Une centaine de pages environ après la rencontre violente avec la prostituée, le récit développe une scène plus sauvage encore. Elle constitue comme l’écho amplifié de la visite à la prostituée. Au cours d’une errance dans les ruelles d’une grande ville, Hogan est attiré vers une taverne. Un louche individu le conduit ensuite dans un hangar obscur et lui indique une place dans le public. Au bout d’une attente opprimée, Hogan assiste à un spectacle « de folie et d’humiliation » (166) : sur l’estrade, une femme est assaillie par un grand chien-loup qui la « couvre de son corps dressé » (165). Le caractère foncièrement transgressif de l’événement, qui survient en fin de section, se laisse deviner depuis son début. Une progression spatiale par étapes place en effet cet épisode sous le signe de l’initiation ; or, il s’agit non d’une initiation ascensionnelle mais d’une sorte de descente aux enfers ; c’est ce qu’annonce sur un mode ironique, la mention « NEW PARADISE » 40 (161) inscrite sur le paquet de cigarettes que s’achète Hogan au début de l’épisode. L’avancée progressive – ou plus exactement, la longue descente 41 – du protagoniste esquisse un trajet en entonnoir qui le conduit des boulevards de la grande ville vers le « quartier des taudis » dont les « ruelles étroites » voire quelque « sentier >…@ tortillant » mènent à la taverne. Là, un petit homme maigre qui sert de guide à Hogan le conduit par une cour pour le faire aboutir dans l’espace obscur du hangar, que l’imaginaire leclézien transforme en véritable caverne souterraine. On y est « plus opprimée qu’à 600 mètres sous terre, enfermé dans une galerie de charbon » (163). Le 40
Majuscules dans le texte. On compte cinq occurrences du verbe « descendre » dans les deux premières pages de la section (160-161). 41
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parcours de Hogan offre un aspect initiatique parce qu’il est ponctué de barrières successives que le protagoniste franchit à sa propre initiative ou sur l’invitation de son guide. Au moyen d’un « pont », il traverse d’abord une « espèce de ruisseau à allure de crachat » (161) pour entrer dans le quartier où des « rideaux de toile » dérobent à son regard l’intérieur des tavernes ; après avoir pénétré dans l’établissement dont le rideau est « un peu écarté » (162), Hogan suit son guide, qui ouvre une « porte » donnant sur la cour, puis, devant le hangar, lui fait signe de « passer » (163). L’ensemble baigne dans une atmosphère proprement infernale : « c’était pire qu’un cauchemar » (163). Des personnages spectraux peuplent le quartier obscur où plane une chaleur étouffante et retentissent des bruits épouvantables. En cours de route, Hogan aperçoit autour de lui les « silhouettes » de « figures inquiétantes >…@ qui disparaissent aussitôt à la manière de fantômes » (161). Autour de lui résonnent des « cris de douleur, des éclats de voix » (162) ou le bruit d’une musique « éraillée » (163). A ces cris de souffrance s’ajoute une chaleur « suffocante » (163) qui plane dans la salle noire remplie de « nappes de fumée » (164). La forme en entonnoir du parcours descendant, les divers obstacles à franchir, l’étrange figure du guide et l’ambiance cauchemardesque couronnée par la bestialité de la scène finale : toutes ces dispositions narratives font que cet épisode constitue une initiation à l’envers et une variante radicalisée de la rencontre avec la prostituée, même si le rôle du protagoniste, agent dans le viol de la prostituée, est ici réduit à celui de spectateur. Ces figures de femmes que la contiguïté de la ville semble avoir transformées en créatures inhumaines tour à tour génératrices ou victimes de violences multiples n’empêchent pas qu’apparaissent dans le récit des personnages féminins au profil très différent. On voit surgir ainsi au fil des pages les silhouettes fugaces de femmes semimythiques d’autant plus insaisissables que leur émergence est éphémère et chimérique. Ces femmes sont représentées essentiellement par le moyen de leur visage, que le récit décrit comme la possible mais combien fragile finalité de la déambulation. Ponctuellement, les traits d’un visage féminin se dessinent ainsi comme un mirage à l’horizon : « là-bas, au bout de la route qui va jusqu’au soleil, il y a peut-être une femme qui attend » (209). Dans ces cas, il ne s’agit plus d’une femme-machine urbaine, mais d’une femme associée à l’élémentarité solaire ou aquatique, une figure
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féminine primitive et séculaire : « il y aura [...] [u]n visage de femme, peut-être, aux longs cheveux noirs pareils à des algues, au front bombé, aux yeux étroits, à la bouche fermée ; elle attendra sans rien dire, et ce sera comme si elle avait été là depuis des siècles » (183). Chaque figure féminine formule donc une réponse différente aux inquiétudes et hantises qui nourrissent la fuite de Hogan. Significativement, l’entreprise du protagoniste est définie à un certain moment comme la « recherche d’un paysage qui soit un visage >…@, d’une contrée qui soit un corps » (169). Tout se passe comme si les deux parties de cette assertion s’appliquaient respectivement à la prostituée (contrée corporelle) et à la femme sublimée (paysagevisage). Le corps de la première s’étale aux yeux de Hogan telle une ville à échelle réduite dont les dimensions contrôlables s’offrent momentanément à l’appropriation violente et triomphante. La deuxième fait briller au loin un mirage plus paisible mais moins sûr, le visage de la femme immémoriale apparaissant comme le signe d’une sagesse qui demeure enclose dans sa pose silencieuse.
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3. Fuir, mais pour où?
La fuite leclézienne n’a pas simplement son origine dans une rupture ; la reprise continuelle de cet élan devient le moteur de l’avancée du protagoniste. Une fois percés les murs de la maisonprison, une fois rejetés les fragments de paysage pendant la folle course de l’autobus, la fuite se poursuit sous le signe de la rupture. Toutefois, à mesure que la déambulation du protagoniste se prolonge, la nature de sa dynamique s’enrichit, se diversifie et se complique. Certes, la volonté de briser les carcans, le besoin de s’échapper, le reniement de la provenance : tous ces penchants continuent à se manifester et tendent même à se radicaliser. Ainsi voit-on le protagoniste leclézien exprimer le désir paradoxal de « rompre >sa@ rupture » (108). Mais à cette tendance (auto)destructrice viennent s’ajouter au fur et à mesure des inclinations différentes. A certains moments, un fantasme de la maîtrise vient compenser l’égarement du protagoniste perdu dans les labyrinthes urbains. A d’autres occasions, l’on voit pointer chez lui le désir de mettre un terme à ses fuites, de voir apparaître une destination à l’horizon. En définitive, toutefois, c’est une haine de la fixation qui prédomine ; elle perpétue la fuite en même temps qu’elle cerne les tensions irréductibles d’un récit qui se ronge de l’intérieur de peur de se figer.
La solitaire maîtrise Dans Le Livre des fuites, l’espace apparaît la plupart du temps comme une entité hostile dont l’homme subit l’emprise. Or, l’inimitié entre l’espace et le personnage est réciproque. Généralement, le personnage constitue l’objet du pouvoir qu’exerce sur lui l’espace, mais cette situation est susceptible de s’inverser. On voit alors le personnage s’affirmer comme agent et retourner contre l’espace des marques d’hostilité. Espace urbain et personnage agissent l’un sur l’autre de manière semblable : Hogan se voit « repoussé » par une métropole « qui le refus[e] » (122) ; auparavant, il avait fait cette
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déclaration : « [v]ille de fer et de béton, je ne te veux plus. Je te refuse » (63). A l’image de la ville-insecte dont les mandibules rongent les habitants, à un espace urbain qui constitue une « jungle dévorante » (85), répond la figure d’un protagoniste habité par le désir de « dévorer les paysages » (86). Ce fantasme de l’engloutissement indique que la fuite prend par moments l’aspect d’une conquête. En caressant le désir de manger le monde, Hogan s’attribue une position dominante. « Je suis partout chez moi », déclare alors celui qui « pren>d@ possession » de ses territoires « comme du haut d’une tour » (87). La démarche du protagoniste leclézien devient ainsi une appropriation, alors qu’elle se donne à lire ailleurs comme un enchaînement de pertes ou de rejets. Un retournement analogue se produit à propos de (la mise en cause de) la lisibilité du monde. Généralement, Hogan apparaît comme un être égaré, qui ne réussit pas à s’assigner une place au sein d’un univers dont les signes surabondants le déstabilisent. A un certain moment, cependant, il s’attribue soudain une parfaite maîtrise du monde, qui résulte significativement de la lecture de cartes géographiques. Au moyen de ces cartes, il déchiffre sans problème « les noms des villes et des villages, les lignes des routes, les numéros des méridiens, >…@ tous les points, toutes les croix, les contours des côtes » (87). De nouveau, le protagoniste échange ici un état de soumission contre une position dominante. La tension entre ces deux types de rapport au monde contribue à la richesse de la problématique de l’espace dans l’oeuvre leclézienne. Un passage qui thématise les attraits du pouvoir absolu témoigne selon des modalités différentes et dans un autre registre de l’ambivalence qui marque à ce sujet le protagoniste du Livre des fuites. En s’adonnant à une sorte de métamorphose imaginaire, Hogan est transporté en la personne de Daniel Earl Langlois, un garçon de onze ans qui vit dans la ville de New York et qui, un jour, décide « que le monde serait dirigé par des enfants de douze ans » (194). Une étrange conversation entre le garçon et son ami souligne la force et le potentiel meurtrier des enfants et précise la facilité avec laquelle ils pourraient s’emparer du pouvoir mondial au détriment des adultes. Le récit plaçant Hogan alternativement du côté des instigateurs et de celui des victimes de cette révolution enfantine virtuelle, ce passage est caractéristique de l’attitude ambivalente qu’adopte le protagoniste à l’égard de l’idée d’autorité. Ponctuellement, on voit surgir chez lui
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une pulsion dominatrice. Hogan cherche alors à échanger la position subalterne où il se trouve la plupart du temps (et qui correspond à son élan de fuite) contre une place de dominateur, à s’ériger en instance contrôleuse et puissante. S’identifier momentanément à un enfant aux ambitions dictatoriales permet au protagoniste de vivre son fantasme despotique, tout comme la lecture de cartes géographiques constitue un moyen de s’assigner une maîtrise du monde. Déployer une carte pour y promener à souhait un « regard de dieu » réduit la complexité urbaine en une « texturologie » 42 . La mise à distance et la rationalisation qui s’opèrent dans ce geste permettent d’échapper à l’emprise de l’espace, de le soumettre à sa domination, alors que les pratiquants de l’espace se meuvent aveuglément dans la ville sans pouvoir la lire. A l’une des occasions où Hogan s’approche d’une grande ville, le récit exprime très exactement la différence entre l’acte qui consiste à observer un espace et celui qui consiste à le pratiquer : [c]’était une ville immense [...] ondulant sur plusieurs collines. Du haut, on l’apercevait par instants, entre les blocs des immeubles, espèce de flaque grise faite de toits et de murs. Puis, quand on y entrait, on ne voyait plus rien du tout. On marchait le long de l’avenue en pente, avec, de chaque côté, les façades des maisons basses, les vitrines des magasins, les garages, les postes d’essence. (160) 43
La tension entre les deux résulte sans doute de ce qu’aucune des deux positions n’est durablement satisfaisante : si la position subalterne menace de noyer le sujet dans un monde qu’il ne peut saisir dans sa totalité, la domination sécurisante implique une douloureuse exclusion de ce monde. Lire l’espace ou le pratiquer : on retrouve ici l’antagonisme mis en valeur par Michel de Certeau dans la partie « Pratiques d’espaces » de L’Invention du quotidien. Le mouvement alternatif entre les deux pôles s’exprime dans le récit leclézien et dans le discours certalien en des termes étonnamment analogues. Michel de Certeau introduit la distinction entre l’espace théorique des cartographes et l’espace quotidien des marcheurs par une évocation du plus monumental des gratte-ciel new-yorkais. C’est dans cette même
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Michel de Certeau, L’invention du quotidien, p. 139. Nous soulignons. A propos des pratiques d’espace, M. de Certeau oppose de même les « voyeurs » aux « marcheurs » (L’invention du quotidien, p. 139-142). 43
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ville que Le Clézio situe l’épisode qui relate les projets mégalomanes de Daniel Earl Langlois, dont l’ami porte le prénom insolite « Tower ». Quelques pages plus loin, l’auteur dénonce la froide solitude de « >c@elui qui monte en haut d’une tour >…@ et qui ose regarder cette ville » (200) 44 . Son protagoniste s’avère incapable de supporter le vertige que cause la position surplombante au point qu’il a hâte de redescendre dans la foule des communs : « Venez m’extraire de la tour, venez me remettre à ma place chez les insectes » (201).
Désirs d’une destination Initialement, l’élan du protagoniste est dirigé contre ce qui lui est familier. Il s’agit pour lui de se défaire de ce monde connu comme d’un pesant fardeau. Sa déambulation ne sert qu’à cela : se détacher du point de départ et poursuivre un mouvement « qui va, qui n’avance pas, qui ne fait qu’énumérer les bornes » (108). Un énergique élan de rejet sous-tend pareillement l’évasion de la maison carcérale, le trajet effectué en autobus, l’envolée conjointe des fragments du paysage et le refus exprimé à l’égard de la ville. Lentement commence à poindre toutefois le désir d’une destination : « J’ai envie de ce lieu que je reconnaîtrai comme ayant toujours été le mien » (112). Les cris qui revendiquent une mobilité incessante – « tracer ma route, puis la détruire, ainsi, sans repos » (108) – s’étouffent par moments et l’on voit s’affirmer alors un désir de faire halte : « je voudrais tant que le mouvement s’arrête » (112). La tentation de l’arrêt réside en ce qu’il procure le sentiment d’une appartenance. L’état sédentaire semble permettre à l’homme de s’inscrire dans un espace-temps stable et sécurisant. A trois reprises, l’attrait du lieu fixe s’exprime ainsi dans des sections qui, à cause de leurs ressemblances formelles et thématiques, constituent en quelque sorte une série 45 , comme cela se passe pour d’autres sections aux traits
44
Cf. M. de Certeau : « Depuis le 110e étage du World Trade Center, voir Manhattan » (L’invention du quotidien, p. 139). 45 Il s’agit respectivement des pages 120-122, 226-231 et 277-279.
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communs 46 . Chaque fois, le texte est imprimé avec une marge de gauche plus large et les trois fragments portent des sous-titres semblables, composés d’une indication de lieu, d’un repère temporel et d’une mention qui désigne le fragment comme la « pensée » de Hogan à ce moment et en ce lieu déterminés. Chacune des pensées commence par formuler une intention de s’arrêter, qui est reprise en fin de fragment ; mais la manière dont ce projet s’exprime varie d’une escale à l’autre, le ton très hésitant du début se raffermissant au fur et à mesure jusqu’à prendre celui de la décision résolue. La première « Pensée » esquisse l’intention de l’arrêt sur le mode conditionnel et selon la modalité du doute : « [j]e devrais peutêtre m’arrêter. Oui, peut-être que je ferais mieux de m’arrêter, je ne sais pas, moi » (121), la fin de cette section projetant l’arrêt dans un avenir indéfini : « [j]e m’arrêterai. Je m’arrêterai » (122). La seconde « Pensée » conserve la modalité du doute mais se défait du conditionnel pour glisser dans sa clôture vers la nécessité : « [p]eutêtre que je vais m’arrêter là, peut-être, tu sais » (227) ; « [c]’est ici que je dois rester » (231). La dernière énonce comme une certitude la découverte du lieu propice à l’arrêt pour en déduire la fin définitive du mouvement et l’avènement du repos : « c’est ici, je l’ai trouvé. Je crois que je ne fuirai plus jamais » (277) ; « [j]e suis dans le village. Ici, c’est la paix » (279). Plus le protagoniste avance, plus il semble déterminé à faire halte. Cette évolution suggérée par les pensées successives accuse un contraste avec le mouvement global du récit, où la fuite se relance de lieu en lieu en redoublant de rage et où chaque nouvelle étape ne constitue pas un acheminement vers quelque destination, mais ne fait que mesurer la distance toujours croissante qui éloigne du point de départ. L’effet de cette série est donc très ambivalent : d’une part, la reprise du même thème sous des formes semblables génère une certaine continuité susceptible d’orienter la lecture ; d’autre part, la série augmente la complexité du texte du fait que dans sa progression, elle contre-écrit le récit global. Or, les « Pensées » elles-mêmes ne valorisent pas de façon univoque l’idée de l’arrêt : à les lire de près, il s’avère qu’un regret du mouvement traverse secrètement le penchant à la fixation. Aux yeux du protagoniste, l’installation dans un lieu fixe pourrait résoudre son 46 On pense aux deux sections mettant en scène des joueurs de flûte ou aux diverses sections autocritiques.
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rapport conflictuel au langage. Une fois imaginé l’arrêt de la déambulation, il envisage tout de suite de rédiger « un poème très long, >…@ très beau et qui voudra enfin dire quelque chose » (121). Tout se passe donc pour lui comme si la production de sens découlait de la possibilité de se localiser géographiquement. Cependant, l’évocation de cet arrêt virtuel dans la pensée de Hogan se teinte aussitôt d’un regret du mouvement. Parmi les occupations dont il pense remplir sa vie sédentaire, une activité particulière fait tache : « je pourrais venir aussi, chaque soir, sur la plage, regarder les bateaux en train de flotter. Quelquefois, j’irais >…@ voir arriver ce bateau, celui-ci, celui que j’aurais quitté » (121-122). Depuis que les ports et les gares ont fait leur entrée en littérature, on sait l’attrait que ces lieux exercent sur ceux qui, sans partir, aiment y flâner et se faufiler dans la foule des voyageurs véritables... Rien de très surprenant, dès lors, à ce que le fleuve que traverse le bateau du protagoniste sur le point d’accoster se nomme soudain le Styx ou l’Achéron (122) et que l’arrêt du mouvement soit assimilé à celui de la vie elle-même. Dans le second fragment aussi, l’inclination au repos de Hogan prend une connotation funèbre : significativement, cet épisode se déroule devant une ville qui a « l’air d’un cimetière » (226). La poussière omniprésente, dont Hogan se plaît à expliquer les diverses utilités, lui donne curieusement « envie d’être mort, ou de dormir » (228) ; faiseuse de silence, transformant en « cendres » (228) les bruits trop forts, elle assimile la stagnation du mouvement à un ensevelissement. La dernière « Pensée » ne semble guère évoquer cette atmosphère tombale et prend au contraire un air de triomphe, Hogan se réjouissant d’avoir « semé >ses@ ennemis » (277) et d’être « libre, presque libre ! » (278). Or, la victoire est éphémère et ne tarde pas à tourner à la désillusion, car le village où le protagoniste croyait trouver la paix finit par révéler un terrible secret qui, sous le nom de Simulium, ronge – littéralement – ses habitants et transforme le présumé paradis en un autre enfer.
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En haine de la fixation Fragilisés doublement, par les indices qui contredisent de l’intérieur le désir de faire halte et par l’issue déceptive dans le village de boue où règne une mouche mortifère, les agréments du domicile fixe s’estompent et disparaissent sous les coups d’une véritable haine de la fixation. La fuite s’avère pour le protagoniste le moyen pour « échapper au sortilège maudit qui veut >le@ faire statue de sel » (158). Pour donner expression à cette haine de la stabilité, le protagoniste cultive une sorte de rêve de l’ubiquité. En se déplaçant fantasmatiquement dans les corps de toute une variété d’hommes, il joue à multiplier son existence et à vivre plusieurs espaces-temps. Hogan s’imagine ainsi ayant des « millions de corps », se glissant dans les « millions de peaux » (153) d’individus divers dont le récit se plaît à détailler les noms. Tantôt ces noms sont difficilement identifiables, probablement aléatoires ou imaginaires (Rudy Sanchez, Laurent Dufour, Simone Chenu), tantôt ils s’avèrent moins hermétiques, Hoang Trung Thong et Nguyen Ngoc, qui « écriv[ent] des poèmes pour gagner la guerre » (157) étant des auteurs existants 47 . Parmi les noms mentionnés figure aussi celui de François Le Clézio dont le récit insère un fragment du journal de bord relatant le voyage que cet ancêtre lointain de l’auteur entreprit au lendemain de la Révolution, introduisant ainsi dans Le Livre des fuites une allusion à un élément autobiographique et l’ébauche d’un récit de mer, choses qui toutes deux trouveront leur essor dans les romans ultérieurs. Les diverses apparitions dans le récit de ces métamorphoses imaginaires ne s’expliquent pas seulement par quelque intention ludique de l’auteur. L’évocation de deux poètes, par exemple, ne paraît pas fortuite, car le protagoniste se figure aussi déployer des « milliers d’écritures » (152). Si Hogan fait appel à une multitude de signes, insistant en particulier sur des formes d’écritures qui s’appa47
Hoang Trung Thong (1925-1993) est poète, essayiste et critique littéraire vietnamien, connu surtout pour ses poèmes sur la vie des campagnards et sur leur engagement dans la lutte pour l’indépendance nationale. Les guerres de résistance anti-françaises et anti-américaines constituent également le sujet principal de l’oeuvre de Nguyen Ngoc (1932-), écrivain qui a obtenu divers prix littéraires au Viêt-nam. Son roman le plus connu s’intitule Le pays se lève ; il est par ailleurs le traducteur d’auteurs tels que Roland Barthes, Jean-Paul Sartre et Milan Kundera.
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rentent au dessin – hiéroglyphes, signes chinois, pictogrammes, graffiti, calligrammes (152-153) – , c’est sans doute pour contrecarrer l’unicité mensongère du « langage à mots » (157). Car ces mots « sont aux aguets >…@. Leurs harpons minuscules sont prêts » (158-159) ; prêts à assaillir Hogan et à l’habiller trompeusement du carcan de la stabilité : « l’extraordinaire, abominable stabilité du mensonge » (159). Dès lors, la grande question qui anime et agite le protagoniste leclézien, « un ou plusieurs ? » (151), se donne à lire non comme une alternative où il s’agirait de trancher, mais comme le signe du clivage d’un sujet partagé indéfiniment entre un élan qui le pousse à « regarder ailleurs, respirer ailleurs » (151) et un désir de l’appartenance qu’il porte inscrit au plus profond de soi – appartenance qui serait pour lui à la fois une force et une souffrance : « [o]n veut me donner le nom, le mot chantant aux syllabes puissantes, qui me recouvrira tout entier. >…@ Et au fond de moi, c’est vrai, il y a déjà la place pour ces syllabes, il y a déjà la douleur du tatouage qu’on incise » (159). La dialectique de l’unicité et de la multiplicité est portée à son comble dans l’une des parties autocritiques qui, en écho à la question « un ou plusieurs ? », tente de faire coïncider les deux termes antagonistes. S’exhortant, dans une liste insolite de résolutions à prendre, à « ne pas essayer de tout faire à la fois », le narrateur paraît se raviser dans une note en bas de page où il se demande s’il ne s’agirait pas, au contraire, de « tout dire en même temps ». Car, à ses yeux, la littérature doit se vouer incessamment à comprimer dans un seul « cri » les « millions de mots de tous les temps et de tous les lieux ». Vaste ambition dont ne se réalisent que d’éternelles approximations : par rapport à la grande mission qui consiste à « produire une expression unique », la littérature, aux yeux du narrateur, n’est qu’un « effort désespéré et permanentement mis en échec » (191).
Autocritiques : l’écriture au miroir A l’image de la ville qu’il met en scène et qui se trouve rongée de l’intérieur par des organismes qui lui appartiennent tout en la corrodant, le récit leclézien est creusé au-dedans par la voix du
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narrateur hétérodiégétique, qui dans les sections autocritiques commente, complexifie et conteste le développement narratif du roman. La première de ces digressions réflexives établit un lien causal entre la genèse de l’oeuvre littéraire et l’expérience d’une profonde solitude qui a marqué son auteur. Le rapport fragmentaire et allusif de ce qui constitue désormais une anecdote fondamentale de la biographie leclézienne 48 , désigne l’écriture comme un acte compensatoire : enfermé chez lui, le narrateur perçoit la lumière et les bruits du monde extérieur auquel il aimerait participer. Mais ce n’est jamais son nom à lui qui résonne parmi les « bruits de la rue », ou qui jaillit de « toutes les voix qui appellent », « et c’est pourquoi j’écris ce roman » (41), affirme le narrateur. La deuxième section autocritique met en question la pertinence de l’entreprise littéraire en s’attaquant en particulier au roman. Un des reproches principaux adressés par le narrateur hétérodiégétique au genre romanesque consiste en ce que le roman ne sait parler que de son auteur, et que, de surcroît, il le fait avec un manque patent de sincérité, d’authenticité. Les « oeuvres d’imagination » ne constituent pas tant la cible de la critique ; le roman visé est celui dont l’auteur « n’invente rien » et ne donne au lecteur que « le produit de sa chasse quotidienne » (54). Le narrateur leclézien s’en prend aux écrivains qui, complaisamment, « se regardent vivre et rabâchent leurs histoires » (55), tout en les déguisant « pour qu’on ne sache pas qu’il s’agit >d’eux@ » (54). On peut se poser la question de savoir si, au lieu de s’appliquer en particulier aux auteurs que Le Clézio n’hésite pas à mentionner par leurs noms – et ce sont quelques grands classiques qui sont passés en revue : Stendhal, Dostoïevski, Joyce, Gide, Proust – , le reproche ne concerne pas plutôt, de façon générale, l’impuissance du roman à parler d’une manière authentique du monde. Si le narrateur dénonce avec une telle véhémence les « masques », les « trucs », la « machinerie » et les mensonges inhérents au roman, c’est pour déplorer que la langue de l’écrivain ne puisse coïncider avec le monde qu’il tente de dire, pour regretter que
48 Cette anecdote est racontée par Le Clézio dans un numéro hors série de Libération, « Pourquoi écrivez-vous ? 400 écrivains répondent », mars 1985, p. 69 ; Sophie JollinBertocchi la place en exergue à son étude J.M.G. Le Clézio : l’érotisme, les mots, Paris, Kimé, 2001, p. 7.
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la communication véritable, entre le langage et le monde, entre l’auteur et le lecteur, ne puisse s’établir. La critique du narrateur hétérodiégétique renoue ainsi avec les expériences de Hogan dans les premières sections du Livre des fuites, où le protagoniste vit douloureusement l’impossibilité d’être dans le monde, dont il se sait séparé par les écrans que constituent son regard et le langage. Ce n’est pas un hasard si des références aux fenêtres et au regard resurgissent dans la section « Autocritique » à propos de l’écart entre le lecteur et l’écrivain. Celui-ci est désigné comme un « homme au regard fuyant » que le lecteur cherche en vain de rejoindre : « on veut traverser les fenêtres de ses yeux, entrer chez lui. Au dernier instant, c’est un masque qu’on vous tend, un masque aux orbites vides » (54). La section se termine sur une réflexion au sujet de l’orientation de la fuite, que le narrateur envisage d’enfreindre : « [l]e Livre des fuites, bien d’accord. Mais, en fuyant, est-ce que je ne me retournerais pas de temps en temps, juste un coup d’oeil, histoire de voir si je ne vais pas trop vite, si on continue à me suivre ? » (57). La formule indique à quel point la fuite est une dynamique aimantée par le point de départ, que celui-ci soit un lieu perdu ou renié. Les déambulations du protagoniste ainsi que l’entreprise littéraire du narrateur paraissent conditionnées par cette provenance mise à distance, par ce qu’il s’agit de quitter, alors qu’une éventuelle destination ne semble pas (encore) faire partie du paysage mental. La tentation du regard en arrière évoquée dans ce passage n’est pas sans rappeler le mythe d’Orphée, dont l’expression résiduelle concourt ici à apparenter l’état où se trouve le personnage-narrateur à une situation de deuil. Le double fait de la provenance reniée et de la destination absente dans Le Livre des fuites confère un aspect problématique tant au mouvement spatial du protagoniste qu’à la dynamique discursive du roman. L’une des sections autocritiques formule ainsi les difficultés auxquelles se voit confrontée une démarche qui se nourrit de sa propre annihilation : « [q]uand on a commencé à ouvrir les portes de la fuite, >…@ >j@usqu’où se laisser porter ? » ; « [c]omment aller dans tous les sens? Comment effacer ses traces, au fur et à mesure qu’on avance ? » (114-116). On conçoit mal, en effet, où pourrait mener un récit généré à partir de ruptures et aiguisée en permanence par une forte contestation intérieure.
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On ne s’étonne donc pas de le voir aboutir à un constat d’échec à un moment du récit où la trame narrative aussi est placée sous le signe de la crise avec les pages qui racontent la scène inhumaine dans le hangar sombre. La dimension discursive de cette crise arrivée à son comble se manifeste dans la section autocritique qui suit immédiatement l’épisode du chien-loup et qui est par ailleurs l’une des plus longues de toutes les sections autocritiques. Elle est l’une des plus intransigeantes aussi, en ce qu’elle dénonce l’échec du projet littéraire de l’auteur en en précisant les ambitions : « [j]e voulais faire un roman d’aventures >…@. Eh bien, tant pis, j’aurai échoué » (167). Le narrateur impute cet échec à la fois à sa propre incapacité en tant qu’écrivain et à la déception que lui causent invariablement les voyages, qui ne s’avèrent pas en mesure d’assouvir sa soif de « pays absolument neufs » (168). Le caractère exceptionnel du spectacle vu dans le hangar sombre n’est pas non plus de nature à calmer ce désir ; son « image obsédante » va bien rester « longtemps imprimée sur les rétines », mais les traces qu’elle laisse sont celles de « quelque chose comme une grande peur inavouable » (166). Contrecarrant les expériences du moins partiellement euphorisantes comme celles vécues au bord de la mer, sur l’île ou dans le désert, l’épisode du chien-loup donne un nouvel essor à la fuite leclézienne en la teintant aux couleurs du désespoir. Désespoir qui résulte sans doute de l’irréductibilité des tensions sous-jacentes à la fuite, dont la plus importante est signalée dans le soi-disant « plan » du roman projeté : entre « >l@a plus grande, la plus vieille des recherches : celle de l’habitat » (169) et le « >r@êve ancien qu’on n’a pas oublié, qu’on ne peut pas oublier : traverser l’horizon » (170), comment trancher, si chacun de ces désirs relève de la destinée immémoriale des hommes ? Même un récit formellement aussi relâché que celui du Livre des fuites ne s’avère pas en mesure de concilier le « vertige du mouvement » (169) et la « hantise d’HABITER » (168) 49 .
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Majuscules dans le texte.
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Bilan
L’ampleur de la crise dénoncée dans Le livre des fuites fait en sorte que le récit débouche sur une série de contradictions irréductibles. Au fur et à mesure que le protagoniste leclézien avance, la fuite devient à la fois plus acharnée et plus désespérante. Progressivement, elle n’apparaît plus le fait du seul protagoniste, mais s’étend à l’ensemble des personnages ; elle semble avoir gagné la planète entière. Dès lors que tous les pays se ressemblent et que chaque grande ville déploie une même étendue de fer et de verre, l’élan de la fuite aussi devient un phénomène universel. Parallèlement, la signification de la dynamique s’effrite. Déjà peu orienté en soi à cause de la logique du rejet qui le motive, le mouvement décrit par Hogan perd sa pertinence face aux multiples itinéraires qui se tracent autour de lui. Plus les trajets des « fourmis individuelles », des « séries d’hommes » (179) s’accumulent, et plus leur mouvement apparaît dérisoire. La multiplication des parcours a un effet futilisant : « [l]es cohortes marchent >…@, les voitures foncent sous la pluie, et on ne sait pas où elles vont » (182). A mesure qu’elles s’additionnent, les agitations en tous sens s’annulent mutuellement et se dissolvent en un seul et vain mouvement qui semble tourner en rond : « [e]st-ce que les avions ne voleraient pas pour rien, >…@ est-ce que les autoroutes et les souterrains du métro n’emporteraient pas leurs grappes anonymes le long d’un cercle éternel ? » (183). La gigantesque extension de la dynamique de la fuite détériore l’individualité du protagoniste ; la généralisation du mouvement corrompt la spécificité du sujet qui se réduit désormais à une particule fuyante au milieu du grouillement global. Voilà ce qui explique peutêtre l’agressivité qui gagne le discours du narrateur. Non plus soucieux d’échapper à l’emprise des mots ou désireux d’accéder à un langage plus harmonieux, celui-ci projette au contraire de s’emparer du langage et de s’en servir comme d’une arme : « [à] moi, mes motsharpons >…@. A moi, mes mots-revolvers. Je vous serre dans mes mains et je tue tout ce qui s’approche » (177). Paradoxalement, la fuite, voie par laquelle il s’agit à l’origine de quitter la prison domestique et d’échapper au carcan des mots, se double ponctuel-
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lement d’une poursuite de « certitudes » dont, momentanément, le langage est supposé être le dépositaire : « >d@es faits, maintenant, des noms, des lieux, des chiffres. Des cartes. >…@ Des mots qui signifient des choses » (176). Mais ces invocations aux signes discursifs, arithmétiques et cartographiques sont passagères ; le pouvoir que le récit leur assigne se trouve aussitôt contesté par un discours contraire qui dénonce la défaillance de ce genre de représentations en revenant sur l’effet claustrant qu’elles produisent. La fermeté de leur langage confine vite à une « fermeture » oppressante et la rigueur de leur logique conduit non à la sagesse ou à la paix mais à la folie : « >l@’organisation n’est pas apaisante » ; « >l@es microcosmes, les schémas, ne libèrent pas la pensée humaine ; ils la font tournoyer dans un vertige épuisant, ils l’affolent de leurs enceintes trop visibles » (184). Les parties autocritiques insérées vers la fin du roman font ressortir chez le narrateur une conscience accrue des obstacles et des limites, de la défaite aussi. Tout un champ sémantique de la barrière est mis en oeuvre pour dire le blocage irrémédiable où le narrateur se trouve confiné : du « rempart » et de la « fenêtre opaque » (236) à la « porte de verre », de la « pelure » à la « paroi » (237) : la volonté du narrateur ne cesse de buter contre « cette matière qui s’interpose, entre moi et moi » et qui lui interdit de « toucher au monde » (236) d’une façon immédiate. Pour le narrateur du Livre des fuites, le langage constitue moins un moyen de communication qu’un intermédiaire contraignant, une haïssable médiation qui entraîne une altération du monde qu’il était censé exprimer. Seuls le silence et la musique, ou des moyens de communication primitifs tels que le cri ou le geste ont conservé à ses yeux une part d’authenticité dans le rapport au monde de l’homme. Mais l’écriture est incapable de reproduire fidèlement ces langages. Dès lors, la rupture initiale, qui opposait le protagoniste à sa chambre carcérale et au monde urbain, se transforme en un conflit intériorisé. La brisure ne s’élève pas uniquement entre le sujet et le monde, mais instaure un clivage interne d’autant plus douloureux qu’il est moins aisé de le combattre. Le désarroi du sujet tient également à ce que, s’éloignant toujours davantage du point de départ qui a été radicalement mis en question, la fuite leclézienne demeure dépourvue du réconfort que pourrait apporter la perspective d’une destination imminente. L’idée
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d’un point d’arrivée fait cruellement défaut ou ne se conçoit qu’en des termes imprécis, et c’est cela qui confère à l’entreprise du protagoniste leclézien son caractère problématique. Chaque nouveau pas s’esquisse contre celui qui a précédé ; ce que le déplacement de l’instant présent apporte, sera nié par le mouvement à venir. Ainsi le narrateur accumule-t-il derrière lui tous les lieux qu’il a successivement affrontés, traversés, puis refusés, alors que devant lui ne s’étendent que des zones elles aussi promises à l’abandon. « Il est là. Il a fui. >…@ Pourquoi a-t-il fait cela? Qu’y avait-il? Il n’y avait pas. Il n’y avait rien » (186) 50 . En définitive, c’est la hantise du vide, la peur du néant qui se dessine comme l’enjeu de la dynamique de la fuite. « Ce que je fuis, je le sais bien, maintenant : c’est le vide » (207). Enjeu obsessionnel 51 et ambivalent qui est l’indice de la situation sans issue où s’enfonce graduellement le récit ; car le néant constitue à la fois la force redoutable qu’il s’agit d’exorciser en le fuyant et le pôle aimanté qui tient le fugueur sous son charme : « Je fuis le vide, c’est-à-dire que je suis attiré par lui » (208). La progression du récit paraît mimer le mouvement de fuite de son protagoniste : si celui-ci éprouve un vertige, que sa dynamique s’apparente à un tournoiement et que le personnel romanesque défile comme le long d’un cercle éternel, le roman même semble décrire une sorte de spirale qui, en s’écartant au fur et à mesure du noyau central, continue cependant à s’y référer et à y revenir. Ainsi la fin du récit renouvelle-t-elle l’exhortation à « sortir de l’éternelle chambre » (241) ; rappelons que c’est dans l’enceinte d’une chambre que la fuite a pris son essor. De même voit-on réapparaître les images de l’éclatement et de sa conjuration : le protagoniste leclézien projette toujours de « briser l’horizon en morceaux » (241) bien qu’il se plaise par ailleurs à imaginer « que se referme soudain l’explosion de l’univers, et que les galaxies s’agglutinent à nouveau, abolissant les millions d’années-lumière de leur fuite » (213). Le parcours spatial accompli depuis le début de la déambulation ne semble donc pas pouvoir se traduire en termes de progrès.
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Italiques dans le texte. En témoignent les concentrations, par endroits, d’occurrences du lexème « vide » dans les dernières sections du récit ; par exemple, aux pages 232-233, huit occurrences en l’espace de deux pages, augmentées par cinq occurrences du mot « rien ». 51
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Sur le plan du langage non plus, les étapes successives ne mènent pas vers quelque aboutissement ; elles n’ont pas pour résultat de faire accéder le narrateur à un langage authentique. Les instants lumineux vécus grâce au premier joueur de flûte se ternissent sous le coup du spectacle désenchantant offert par le second, dont les performances tragi-comiques ne font que réaffirmer la perte de la vraie musique : « >i@l n’y aura pas d’accord. Il n’y aura jamais d’harmonie » (211). La conclusion qui s’impose au cours des longues déambulations s’avère décevante : « >d@’un bout à l’autre du monde >…@ roulent les échos des paroles vaines » (211). Tout ce qui se dégage des incessants mouvements du protagoniste leclézien est une nécessité de préserver une « ouverture vers l’inconnu » (213), de continuer à mener une existence « sans repos » (212). Réticent à mettre un terme à ses déambulations et impuissant à convertir sa fuite en un mouvement orienté, à finaliser sa démarche ambulatoire, le protagoniste du Livre des fuites a le profil d’un fugueur en récidive dont le récit raconte les expériences limites selon les modalités de la démesure.
La quête ou le voyage réinventé Le chercheur d’or Le Chercheur d’or propose un récit construit selon des modalités très différentes de l’assemblage fragmentaire et hétéroclite du Livre des fuites. Les titres des parties signalent une construction beaucoup plus traditionnelle, où une progression temporelle s’associe à une évolution dans l’espace. Tous ces titres donnent à lire des noms de lieux accompagnés (à une exception près) de dates qui se suivent dans une linéarité chronologique, délimitant ainsi la période de trente ans sur laquelle s’étend le déroulement de l’histoire (1892-1922) et situant celle-ci dans un cadre géographique précis. Le titre de la première partie, « Enfoncement du Boucan, 1892 », renvoie à la fois à un lieu conçu comme un refuge et à son inéluctable évanescence. L’enfoncement connote la capacité protectrice qui émane d’un endroit situé en retrait et qui constitue une sorte d’abri. En même temps, le titre indique que ce lieu est sur le point de s’enfoncer, de disparaître comme le ferait un navire lors d’un naufrage. Ainsi, c’est en détaillant dans ses pages d’ouverture les circonstances d’une fin annoncée que le récit prend son essor. Le paysage de l’enfance est évoqué longuement dans la première partie du roman. Le domaine du Boucan circonscrit un espace euphorique : c’est un monde clos et ordonné, un microcosme dont le protagoniste enfant occupe le centre. Mais une menace latente pèse sur ce paradis. L’image équilibrée que présente le domaine du Boucan éclate suite au passage du cyclone, figure hyperbolique des puissances destructrices. La perte de la maison natale déclenche la quête du protagoniste, qui vise à restituer ce monde perdu. Alexis monte à bord du Zeta dans le but de regagner l’accès au domaine familial et de retrouver ainsi un lieu de plénitude. On voit que l’itinéraire d’Alexis diffère considérablement de celui de Hogan dans Le Livre des fuites : Hogan s’en va pour quitter une maison, une ville,
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un monde dont il a hâte de se débarrasser ; Alexis part pour revenir. Dans l’un et l’autre cas, une rupture motive la trajectoire du protagoniste, mais dans le récit de 1969 elle est revendiquée par un protagoniste qui se veut l’agent du geste séparateur, alors qu’elle s’impose comme un véritable châtiment au héros du Chercheur d’or, qui vit cette brisure sur un mode nostalgique et qui agit pour la compenser. A partir de ces circonstances initiales différentes, les deux démarches se proposent de répondre à une situation décevante. Il s’agira alors d’examiner en quel sens l’itinéraire d’Alexis se différencie par rapport à la démarche de son prédécesseur, et de vérifier dans quelle mesure il reprend certains éléments de la déambulation de Hogan. Le protagoniste du Livre des fuites prend en haine l’espace urbain qui cristallise toutes ses angoisses, sans cependant réussir à sortir vraiment des villes. Dans Le Chercheur d’or, la ville est dès le début écartée de l’espace romanesque. La question se pose dès lors de savoir ce qu’il en est des dimensions inquiétantes qu’elle incarnait. Nous verrons que les dysphories que la ville extériorise dans Le Livre des fuites ne disparaissent pas simplement dans Le Chercheur d’or, mais qu’elles se manifestent ailleurs et diversement. C’est cette évolution que nous nous proposons d’étudier en interrogeant les rapports variés que le protagoniste entretient avec les espaces où il se trouve, et en examinant comment s’articulent les étapes successives de son itinéraire. Après l’effondrement du domaine du Boucan, investi d’un charme mythique, le protagoniste est contraint de vivre durant des années dans un endroit (Forest Side) qui se présente comme la négation du monde de son enfance. Puis, l’embarquement à bord du Zeta inaugure le véritable déploiement de l’univers marin, doté lui aussi d’un attrait particulier. L’intensité de cette expérience de la pleine mer éblouit Alexis, qui se montrera toutefois incapable d’accepter l’invitation que lui propose cet univers. C’est un espace aux contours moins fuyants qu’il lui faut : la vallée de l’Anse aux Anglais, paysage minéral, est le décor où il cherche à déchiffrer les signes qui doivent le guider vers le trésor. Les explorations minutieuses que le protagoniste effectue au sein de cet espace et sa fascination cartographique témoignent de sa volonté d’imposer à l’endroit un ordre géométrique – pratiques qui paraissent un moyen de pallier la perte de l’ordre naturel. La fragmentation inhérente à cette
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démarche ne tarde pas à en révéler l’insuffisance, voire la faillite. A travers un personnage secondaire qui fait office de guide spirituel, Alexis est progressivement initié à une autre connaissance du monde. Initiation que vient cependant interrompre l’éclatement de la guerre. La brève partie au sujet de la guerre constitue une rare occasion où la dysphorie s’extériorise fortement dans un roman où, en général, les dimensions inquiétantes sont atténuées par une écriture du tissage et de l’entrelacement. En effet, si les trajets tronqués de Hogan dans Le Livre des fuites sont relatés en un discours fragmenté qui se déconstruit au fur et à mesure qu’il évolue, le parcours circulaire d’Alexis est corrélatif d’une poétique qui vise à restaurer discursivement le sentiment de la plénitude.
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1. Le paysage de l’enfance
Un univers marin « Du plus loin que je me souvienne, j'ai entendu la mer » 1 . Cette phrase d'ouverture aux inflexions proustiennes relie le moment de la narration à un passé lointain à travers la persistance d'un bruit élémentaire, le bruit de la mer. Ce faisant, l'incipit thématise à la fois la distance et la voie par laquelle elle est surmontée. En effet, le premier paragraphe ne cesse, d'une part, de mettre en relief des éloignements tant spatiaux que temporels; d'autre part, une fois mesurées les distances, celles-ci sont aussitôt enjambées. Dans l'espace, la distance s'annule entre la mer et celui qui guette avec inquiétude le bruit de son écume parce que l'air mouvant se fait comme le porte-parole de l'élément marin: les vagues peuvent se briser « au loin » sur la barrière de corail, leur grondement s'entend « même lorsqu'on s'éloigne des rivages », car il est mêlé à celui du vent « qui ne cesse pas » (14). La réactualisation continuelle de l'impression sensorielle à travers les époques, dont la possibilité tient à l'origine élémentaire et irréductible du bruit, tend à abolir les écarts temporels. Le grondement des vagues se propage jusque dans les champs de la terre ferme tout comme il traverse les années pour accompagner désormais le narrateur partout où il se meut. Dès les premières pages, le bruit de la mer s'instaure comme une basse continue qui sous-tend l'ensemble du récit. La suite du roman ne fait que confirmer l’importance que joue la mer dans la vie du protagoniste attiré corps et âme par son étendue scintillante. Ainsi, le début du récit donne à lire immédiatement une série de transformations fondamentales par comparaison au Livre des fuites, non seulement en ce qui concerne les caractéristiques de l’espace en tant que tel, mais aussi quant aux rapports du personnage à l’espace. Dans les romans de jeunesse de J.M.G. Le Clézio, la grande ville constitue l’espace dominant. Celui de 1985 se déroule dans un univers 1
Le chercheur d’or, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 11. Dans la suite de cette partie, les chiffres entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à cette édition.
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marin et insulaire. Mais surtout, l’attitude des personnages envers le milieu où ils se meuvent paraît évoluer de manière décisive : le rapport que Jeune Homme Hogan entretient avec l’espace urbain est foncièrement conflictuel, alors que le protagoniste du Chercheur d’or semble s’inscrire plus harmonieusement dans le monde et cultiver avec lui une relation de connivence. A cet égard, il n’est pas indifférent que ce soit d’abord par le sens auditif que s’établit et s’exprime le lien qui unit le personnage à cet espace de prédilection. Initialement, la mer ne constitue pas à proprement parler un paysage dans Le Chercheur d’or ; lorsqu’elle fait son entrée dans le récit, ce n’est pas en tant qu’objet d’un regard porté sur une portion déterminée de l’espace. Elle est présente dans le récit d’une façon indirecte ou oblique, par l’intermédiaire du bruit qu’elle produit. Ce mode d’apparition importe, car il contribue à définir le rapport nouveau entre l’homme et l’espace dans l’oeuvre romanesque leclézienne. En effet, le passage d’un espace (urbain) à l’autre (marin) est évident. De même, il est clair que le rapport entre personnage et espace évolue d’un mode conflictuel vers une relation plus harmonieuse. D’une manière peut-être moins apparente, mais tout aussi significative, la nature même de ce rapport se modifie. Dans Le Livre des fuites, l’espace est appréhendé essentiellement par le moyen de la vue ; Le Chercheur d’or diversifie et enrichit la nature de ce rapport par une mise en valeur remarquable du sens auditif. C’est en regardant autour de lui que Jeune Homme Hogan mesure à quel point sa maison s’est transformée en prison. Lors du trajet en autobus qui inaugure sa longue fuite, il se met à observer le paysage qui défile devant ses yeux. La ville s’impose à lui par son excès de signes essentiellement visuels. La scène dans le hangar constitue un autre exemple qui montre que l’univers du Livre des fuites est « spectaculaire » au sens étymologique du mot. La prépondérance de la vue dans ce récit est en accord avec les caractéristiques du lien que le protagoniste y entretient avec l’espace. Ce lien étant conflictuel, il implique un rapport de forces. Or, de tous les sens, la vue semble celui qui se prête le mieux à instaurer, à exprimer ou à revendiquer un tel rapport de force. Voir ou ne pas voir, être vu ou non, occuper une position privilégiée pour observer son entourage ou, au contraire, se dérober à la vue de quelqu’un : les enjeux tactiques et stratégiques de ces questions sont bien connus.
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En accordant une importance particulière non à la vue, mais à l’ouïe, les pages d’ouverture du Chercheur d’or enlèvent une grande part de l’agressivité qui caractérisait le rapport entre personnage et espace dans les premières oeuvres lecléziennes. Celui qui regarde exerce un certain pouvoir envers l’objet qu’il tient activement sous les yeux ; celui qui écoute adopte une attitude sinon passive, du moins beaucoup plus réceptive. Alors que Jeune Homme Hogan se figure prendre possession de l’espace urbain qu’il voit s’étendre devant lui, Alexis demeure dans l’expectative. Le protagoniste du Chercheur d’or écoute la mer sans la voir ; en savourant l’attente qui précède son arrivée, il se prépare à accueillir le bruit marin : « tous mes sens sont en éveil pour mieux l’entendre arriver, pour mieux la recevoir » (11). Il s’agit d’attendre afin de recevoir le bruit qui arrive 2 : on est loin de la fureur agressive avec laquelle Hogan s’approprie la ville dans Le Livre des fuites. On observe un glissement analogue dans les modalités selon lesquelles la ville et la mer, respectivement, apparaissent en tant qu’espaces anthropomorphes. Dans l’univers éclaté du Le livre des fuites, la ville apparaît sous l’aspect d’un gigantesque corps féminin morcelé en parties (génitales, surtout), et éveille chez le protagoniste le fantasme de la posséder – fantasme qu’il tente d’assouvir, d’une part en promenant sur la ville un regard surplombant et « dévorateur », d’autre part par la possession violente d’une prostituée. En passant du décor urbain à l’univers marin, l’écriture leclézienne se défait de la dimension agressive et censure en quelque sorte la coloration sexuelle de son discours. Lorsque la mer est évoquée sous des aspects anthropomorphes dans Le Chercheur d’or, la corporalité est curieusement évacuée du récit. « Je pense à elle comme à une personne humaine » (11), affirme le narrateur, substituant au regard concupiscent une activité toute spirituelle, penser, et esquivant en partie la féminité pourtant acquise de l’élément aquatique par le recours au terme neutre, une personne. Certes, l’idée de la féminité subsiste ; elle est 2
L’importance du sens auditif, associé à l’attente, est confirmée par le début du second chapitre du roman, qui fait l’éloge de la « voix de Mam » (24). La voix de la mère fait écho au bruit de la mer évoqué dans l’incipit : les deux sont gravés dans la mémoire du narrateur et chacun des bruits fait l’objet d’une attente éveillée. Ainsi, parmi les leçons que la mère donne aux enfants, Alexis a une préférence marquée pour les dictées : « penché sur la page blanche de mon cahier, tenant la plume à la main, j’attends que vienne la voix de Mam » (27-28).
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puissamment suggérée grâce au pronom personnel elle et au genre grammatical du syntagme nominal, mais il s’agit d’une féminité asexuée et en quelque sorte abstraite, qui confère à l’élément marin comme à la femme une dimension mythique. L’univers romanesque du Chercheur d’or est tout entier imprégné des embruns de la mer. Cette prédominance d’un espace particulier s’observe dans plusieurs romans de Le Clézio. La ville est l’espace dominant dans Le Livre des fuites; la mer est primordiale dans Le Chercheur d’or. Ce parallélisme structurel donne lieu ensuite à une forte opposition quant à la valorisation des espaces : la ville est dysphorique et provoque les fuites réitérées du protagoniste ; la mer constitue le lieu vers où convergent toutes ses aspirations. Au-delà de cette articulation binaire, le mode de présence des espaces varie d’un récit à l’autre. La ville mise en scène dans Le Livre des fuites se donne à lire comme un espace référentiel auquel peuvent venir s’appliquer un certain nombre de métaphores qui précisent ses traits (le géant, l’ogresse, le labyrinthe). Dans le cas du Chercheur d’or, la mer est certes un espace référentiel, mais au lieu de susciter des métaphores qui lui assigneraient des connotations particulières, ce sont des métaphores issues de l’imaginaire marin qui surgissent pour connoter des espaces non marins. L’espace urbain attire des comparaisons susceptibles de traduire ses propriétés spécifiques ; l’étendue marine engendre pour ainsi dire son imagerie propre, qui ensuite qualifie des espaces autres. Les plantations de cannes, par exemple, se transforment en une « étendue verte » (14) et prennent un aspect liquide. Traverser les champs se fait avec des mouvements qui s’apparentent curieusement à la nage : les cannes ayant des feuilles qui coupent « comme des lames de sabres d’abattage », « il faut les écarter du plat de la main pour avancer », explique le narrateur, qui affirme par ailleurs que « [d]ans la terre rouge et poussiéreuse, [il] enfonce jusqu’aux chevilles » (13). La liquéfaction suggérée dans ces passages est reprise plus explicitement à la page suivante, dans une description qui présente trois éléments du paysage sous une apparence marine. Dans les champs de canne, le héros et son ami ont l’habitude de monter sur des meules de pierre de lave pour scruter les environs. Ce faisant, Alexis aperçoit soudain Denis à l’autre bout du champ, « lui aussi au sommet d’une meule de pierres noires, naufragé sur un îlot au milieu de la mer » (14). La triple association du garçon à un naufragé, de la meule
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à un îlot et du champ à la mer établit une continuité entre la terre ferme et l’univers marin. Le récit présente des espaces de nature différente sous un dénominateur commun, et augmente ainsi la cohérence (imaginaire) du paysage dans sa totalité. La maison familiale aussi fait l’objet d’une métaphorisation marine. La couleur bleue de son toit l’apparente non seulement au ciel, mais également à la mer. En s’approchant du Boucan après une promenade avec Laure, Alexis aperçoit de loin le toit de leur maison, qui « brille comme une flaque » (70) au milieu des feuillages. Auparavant, il avait fait une observation très similaire à propos de la mer : « par-dessus les feuillages », l’étendue marine apparaît comme une « grande plaque sombre où brille la tache qui scintille » (12). Les feuillages et le scintillement sont présents dans l’une et l’autre description, et de la « plaque [...] où brille la tache » (12) au « toit [qui] brille comme une flaque » (70), les ressemblances phonétiques sont frappantes. La maison donne lieu à des métaphores marines sous un autre angle encore. Tout au long de la première partie du roman, la maison familiale est assimilée à un navire. La charpente de l’édifice « gémit comme la coque d’un vieux navire » (38). Installé au grenier, Alexis contemple les montagnes par une petite fenêtre qui ressemble à un hublot, tel un matelot à son poste d’observation : Je les regarde à travers l’étroite lucarne, sans me lasser, comme si j’étais la vigie d’un navire immobile, guettant quelque signal. [...] Et en vérité je suis dans un navire, tandis que craquent les solives et les étais de la charpente, voguant éternellement devant la ligne des montagnes. (34)
Même si, en l’occurrence, il s’agit d’un navire immobile, la métaphore navale appliquée à la maison anime en quelque sorte l’édifice, à l’image du vent qui, en passant à travers les interstices de ses parois, lui insuffle la vie. D’abord simple comparaison (comme si j’étais...), l’image se renforce ensuite (en vérité, je suis...) et tourne à la mythification en éternisant la navigation de la maison ; perpétuité que le craquement de la charpente vient peut-être déjà mettre en doute. Beaucoup plus fréquentes, en effet, les métaphores de l’épave, dont la première partie du roman est parsemée, anticipent sur le naufrage symbolique de la maison. L’abondance des métaphores marines ou aquatiques a pour effet principal, nous l’avons dit, d’harmoniser l’univers où le
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protagoniste a passé son enfance. A la limite, même des expériences angoissantes ou dysphoriques font partie intégrante de ce monde dès lors qu’elles sont rapportées en des termes marins. Le cas de la maison-épave vient d’être mentionné. Citons également l’exemple de la sucrerie, qui s’inscrit dans le récit comme un lieu inquiétant3 . Devant la sucrerie, Alexis est le témoin du meurtre d’un contremaître par les ouvriers noirs des plantations, événement traumatisant qui est devancé par l’épisode où Alexis assiste pour la première fois aux pressions des cannes, expérience elle aussi angoissante. Entouré du bruit des machines et des cris des hommes, à demi suffoqué à cause de la chaleur et de l’odeur âcre du sucre brûlant, le garçon est pris d’un vertige qui le conduit au bord de l’évanouissement. A l’apogée du malaise, voici ce que voit Alexis : La masse des enfants se précipite sans cesse auprès de la grande cuve qui tourne sur elle-même, pour guetter le moment où les valves ouvertes, tandis que l’air pénètre en sifflant à l’intérieur des cuiseurs, arrive la vague de sirop bouillant, qui coule le long des gouttières comme un fleuve blond. (21)
L’intensité de ce passage, qui se reflète dans la syntaxe complexe de la phrase, résulte à notre sens de ce qu’il renvoie à un archétype de la procréation. A la place des « valves ouvertes » et des « cuiseurs » à l’intérieur desquels « pénètre » l’air, on lit en filigrane une vulve et des cuisses ; l’éjection d’une substance liquide achève d’inscrire la scène dans une symbolique sexuelle. A cette image inquiétante se superpose une imagerie aquatique (vague, coule, fleuve) qui paraît en quelque sorte compenser la dimension angoissante de l’épisode. Guetter le moment où arrive la vague : cette action ne rappelle-t-elle pas la vigilance du protagoniste accroché en haut d’un arbre pour percevoir le bruit de la mer ? Le bruit des vagues, ainsi raconte le
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La description de la sucrerie attribue des traits monstrueux aux pièces des machines et reprend ainsi, localement, un motif important du Livre des fuites : « la chaudière de fonte, la grande cuve d’acier [...] bout comme une marmite de géant » (Le chercheur d’or, p. 20) ; les cannes sont « broyées » par « les mâchoires des cylindres » (Ibid., p. 21). Précédemment, la comparaison des feuilles des cannes à des « lames de sabres d’abattage » (p. 13) transformait un élément naturel en une arme. En ce moment du récit cependant, la dimension violente de l’espace insulaire est refoulée en quelque sorte par la puissante imagerie marine ; ce n’est que vers la fin du roman qu’elle devient plus insistante.
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début du récit, « fait vibrer la terre et l’air comme une chaudière » (11). Dix pages plus loin, la « chaudière de fonte » (20) de la sucrerie fait couler des vagues de sirop : enchevêtrement de contrées différentes auxquelles le continuo de la mer confère une cohérence rassurante.
Une maison mi-close La maison, figure fondamentale pour l'étude des thématiques spatiales dans le roman, est investie dans Le Chercheur d'or d’une importance beaucoup plus grande et se charge de valeurs tout autres que dans l'œuvre de jeunesse de J.M.G. Le Clézio. Dans les métropoles qui forment le décor principal du Livre des fuites, la maison s'érige essentiellement en prison et constitue l'objet de la haine du protagoniste. La demeure de Hogan est dépourvue d'originalité ; elle se réduit à une cellule anonyme dans la série de boîtes identiques alignées le long des rues toutes pareilles de la ville, tenant l'homme prisonnier dans une cage en verre et en béton. La géographie romanesque du Chercheur d'or inverse une par une ces caractéristiques et dépeint une maison exceptionnelle, implantée dans un milieu naturel auquel elle se trouve reliée de diverses façons et qui, tout en offrant un espace clos et sécurisant, n'empêche pas le contact et la communication avec le monde. Il en résulte une maison fortement valorisée, voire mythifiée, d'autant plus qu'elle se dresse dès le début comme un lieu promis à la destruction, qu'elle dessine les contours d'un paradis perdu. Située dans l'espace insulaire de l'île Maurice de la fin du dixneuvième siècle, la maison familiale du narrateur Alexis se trouve on ne peut plus loin de tout contexte urbain. Il s'agit d'une maison dont la position géographique est le signe de son unicité : elle est le seul édifice dans les parages, hors mis la cabane du cuisinier Cook qui fonctionne en quelque sorte comme son satellite. Isolée au milieu d'un environnement entièrement naturel, visible de loin, la maison du Boucan constitue un véritable repère dans le paysage, alors que l'espace domestique compartimenté du Livre des fuites est la cause de l'égarement de son occupant. Le domaine familial s'étendant, comme son nom l'indique, en retrait dans une vallée, il se trouve par nature à
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l'écart. A plusieurs reprises, le récit insiste sur l'isolement de la famille : « Nous vivions alors, mon père, Mam, Laure et moi, enfermés dans notre monde » (25), « repliés sur nous-mêmes » (60). Cependant, l'enfermement dans cet univers du Boucan n'a rien à voir avec la claustration à l'intérieur de la chambre carcérale dans Le Livre des fuites. Ce n’est pas dans un compartiment qui a l’air d’une boîte que se trouve Alexis : il se meut au sein d’un véritable microcosme, un monde aux dimensions modestes mais dont la variété des composants suggère la complétude. D’après la description qu’en fournit le narrateur, le domaine familial s’inscrit dans le paysage selon une logique qui associe chacun des points cardinaux à des éléments naturels divers. L’enfoncement du Boucan est limité à l’est par les pics déchiquetés des Trois Mamelles, au nord par les immenses plantations, au sud par les terres incultes de la Rivière Noire, et à l’ouest, par la mer. (25)
Au milieu de cette configuration, la maison se dresse tel un centre de gravité. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’élément marin clôt le recensement des zones frontalières du domaine. Au fil des pages, la mer apparaît à plusieurs reprises dans la chute d’une phrase 4 , comme pour souligner discursivement l’importance qu’elle revêt sur le plan thématique. La maison familiale comporte certaines pièces que le narrateur assimile à des cachettes. Le récit du Chercheur d’or présente ainsi sous un angle favorable des espaces caractérisés par une relative clôture, alors que la fermeture de la chambre dans Le Livre des fuites provoque chez son protagoniste une sorte de panique claustrophobe. La cellule où se trouve Hogan exerce sur lui une influence oppressante et génère un malaise. Les diverses cachettes dans Le Chercheur d’or, par contre, définissent un espace de la fascination et du mystère propice à la rêverie. Les secrets qu’elles recèlent font sortir de soi le héros du Chercheur d’or en lui ouvrant le monde sans bornes des 4
Citons ces exemples : « Je tourne sur moi-même au sommet de la pyramide, et je vois tout le paysage, les fumées des sucreries, la rivière Tamarin qui serpente au milieu des arbres, les collines, et enfin, la mer, sombre, étincelante, qui s’est retirée de l’autre côté des récifs » (p. 14) ; « l’Enfoncement du Boucan, ce domaine imaginaire limité par les deux rivières, par les montagnes et par la mer » (p. 35).
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légendes. Deux endroits en particulier sont détenteurs de mystère : les combles de la maison et le bureau du père. Dans les deux cas, leur secret a partie liée avec l’acte de lecture. A chaque fois, la curiosité et le désir d’Alexis s’animent au contact des paquets de feuilles conservés dans de gros coffres, exactement à la façon d’un trésor: les « malles en métal contenant les papiers » (61) qui composent le rare mobilier du bureau paternel font écho aux « grandes malles pleines de vieux papiers » (33) placées au centre du grenier. Dans l’air poussiéreux de la cachette sous les toits, c’est d’abord un mystère anodin et ludique qui fascine le jeune Alexis et sa soeur. Feuilletant les pages des vieux journaux, les enfants jouent à acheter des choses et à s’offrir des cadeaux en choisissant les produits dans les illustrations publicitaires. Puis, ils se mettent à lire les feuilletons et, en particulier, les épisodes du roman de Rider Haggard, Nada the Lily. Et le ton solennel dont ils déclament les phrases des publicités « comme si c’était des vers de Shakespeare » (73) vaut le frisson suscité par les mots de l’histoire africaine qu’ils lisent à haute voix « sans comprendre la plupart du temps, mais avec une telle conviction que ces mots sont restés gravés dans [la] mémoire » (71) du narrateur. Car l’anglais est pour lui la « langue des légendes » (72) ; aux phrases répétées sans fin dans les combles, il assigne rétrospectivement « une signification particulière, l’inquiétude sourde qui précède les métamorphoses » (73). Tout se passe dès lors comme si les trésors du grenier étaient une version ludique du vaste secret qui plane dans le bureau du père. La profondeur du mystère conservé dans ce lieu ressort du fait que les enfants n’entrent jamais dans la pièce, « sauf en cachette » (61), jusqu’au jour où le père fait entrer Alexis dans son bureau et, partant, dans l’univers légendaire du Corsaire inconnu. C’est en « retenant [son] souffle presque » que l’enfant pénètre dans la pièce pour écouter son père parler « longuement » du trésor « comme d’un secret important » (61). Le discours prononcé par le père s’apparente à l’histoire récitée au grenier dans la mesure où l’un et l’autre font retentir une parole incompréhensible et mystérieuse. Alexis en effet « ne compren[d] pas bien » (62) ce que son père lui dit, tout en devinant qu’il s’agit là de « la chose la plus importante du monde, un secret qui peut, à chaque instant, nous sauver ou nous perdre » (63). D’une façon analogue, les combles de la maison et le bureau du père
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délimitent des espaces clos valorisés comme les porteurs de secrets qui ouvrent sur d’autres univers. Par ailleurs, la maison dans Le Chercheur d'or n'est pas un facteur de séparation, elle ne prive aucunement du contact avec le monde environnant. C'est ce qui ressort de la façon dont elle est conçue et dont les divers personnages la perçoivent. L’édifice est construit quasi entièrement en bois, participant à la nature élémentaire rien que par la matière qui le compose. De plus, sa construction est tout sauf solide : les bardeaux du toit sont « disloqués » (12), la lucarne au grenier est « sans vitres », ses volets « disjoints » (32) : les cloisons ne sont pas étanches, les fermetures partielles et jamais hermétiques. On pense aussi à la varangue, pièce qui tire son importance des activités qui s’y déroulent : elle est l’endroit où ont lieu les leçons que la mère donne aux enfants. Cette varangue constitue géographiquement un lieu de transition entre l'espace domestique à proprement parler et l’étendue aux alentours. Cet endroit estompe donc, sur l'axe horizontal, les frontières entre espaces fermé et ouvert. A la verticale, un effet comparable se produit grâce à l’une des particularités les plus remarquables de la maison. Celle-ci est couronnée d'un « drôle de toit couleur de ciel » (14), couleur exceptionnelle pour une toiture, qui a comme conséquence de gommer la ligne de démarcation entre architecture et nature. La couleur azur ne favorise pas simplement la transition subtile de la toiture au ciel, elle identifie implicitement les deux, au point que la voûte céleste même semble être le toit de cette maison fabuleuse. Si la maison se prolonge ainsi dans l'espace naturel et s'harmonise avec le paysage qui l'entoure, c'est également parce que son état se prête par excellence à la communication avec l'extérieur. A cause de ses parois trouées, le bâtiment domestique laisse passer les bruits des environs et transpercer la lumière naturelle, tout comme il s'avère doublement perméable aux regards, favorisant tant les vues portées à partir de l'intérieur sur le panorama environnant que les regards jetés du dehors sur son intérieur. Cette perméabilité à double sens ressort en particulier de scènes où un personnage observateur qui est dans la maison devient l’objet du regard d’un autre se trouvant, lui, à l’extérieur. Durant les dernières semaines avant l’arrivée du cyclone, la mère du protagoniste est malade ; son père, dans cette période, « reste enfermé dans son bureau à lire ou à écrire, ou à fumer en regardant par la fenêtre d’un air absent » (61). Comme en écho à cette
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phrase, le narrateur inverse les rôles dans le paragraphe suivant: « Laure et moi pouvions voir, cachés derrière les arbustes du jardin, la silhouette de notre père en train de lire ou d’écrire, enveloppé dans les nuages de la fumée de cigarette » (61). Dans l’un et l’autre cas, les regards ne s’avèrent pas particulièrement perçants – Alexis et sa soeur ne voient qu’une simple silhouette, le père regarde distraitement – mais la possibilité même de ces regards croisés atténue les frontières spatiales dressées par les murs de la maison. Le père se trouve bien enfermé dans son bureau, mais le texte précise que la chambre en question est une « pièce [...] ouverte au nord » d’où l’on peut « voir les Trois Mamelles et les montagnes [...], surveiller la marche des nuages » (61). Le regard des personnages peut se promener librement, faisant communiquer l’espace domestique avec le monde naturel. La maison n’érige pas autour des personnages une enceinte séparatrice, mais offre un enveloppement léger, diaphane comme la fumée qui entoure la silhouette paternelle 5 . Quant aux bruits naturels qui entrent dans la maison et font vibrer son ossature, on pense bien sûr à l'image récurrente du protagoniste qui, du fond de son lit de camp, « cherch[e] à percevoir la marée » (11), « écoute le bruit de la mer qui vient » (52), ainsi qu'à l'évocation du vent qui « fait battre les bardeaux disloqués, fait craquer la charpente » (12) de la maison à la façon d'un vieux navire. Toutes deux donnent à l'espace domestique un aspect aéré, léger, le vent de la mer animant la maison comme si celle-ci respirait. En même temps, c’est parce qu’elle est à ce point exposée aux forces de la nature qu’elle ne résistera pas au cyclone... Ainsi, la maison dans Le Chercheur d'or devient un lieu dont la faculté protectrice est à la mesure de son ouverture tonifiante. Dans un mouvement alternatif, le récit valorise d'une part la qualité accueillante d’une demeure qui abrite en son sein les rêves enfantins dérobés à une pile de vieux journaux comme les projets chimériques d'un père pensif ; d'autre part il met en relief l'harmonie que dégage une maison en communication avec les alentours et fondue dans l'ensemble du paysage. L’alliance de ces propriétés complémentaires confère à la maison ses dimensions mythiques tout en la prédisposant
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Les enfants voient leur père « enveloppé dans les nuages de la fumée de cigarette » ; le père peut « surveiller la marche des nuages » à partir de son bureau (p. 61) ; le rapprochement entre les nuages et la fumée de cigarette fait communiquer davantage l’intérieur et l’extérieur.
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à l’effondrement, car si une poétique du secret amplifie le charme de ses lieux clos, son ouverture est en même temps le signe de sa fragilité.
Ebauches exploratrices Si la maison constitue en partie un espace clos et que le domaine du Boucan est limité, il s’agit là de frontières qui se prêtent par excellence au franchissement. Alors que, dans Le Livre des fuites, même la mince couche de papier peint prend l’aspect d’un rempart invincible, c’est avec aisance et naturel que, dès la deuxième page du récit, le protagoniste du Chercheur d’or brave les codes de la construction domestique en empruntant une voie en quelque sorte illicite pour quitter la maison : « J’escalade le rebord de la fenêtre et je pousse les volets de bois, je suis dehors, dans la nuit » (12). Ces escapades nocturnes et solitaires ne le mènent pas plus loin que le bout du jardin, où il s’installe dans les branches d’un arbre pour guetter le bruit de la mer. Mais les expéditions de l’enfant ne se limitent pas aux alentours de la maison familiale. Dans la première partie du Chercheur d’or, on voit se multiplier toutes sortes d’explorations que le jeune Alexis entreprend seul ou en compagnie de quelque complice. Lors de ces excursions, il va dans toutes les directions : aussi bien vers le rivage ou près de la mer que dans les montagnes et les forêts ou dans les champs de canne. Toutefois, si les explorations s’avèrent parfaitement possibles, il est remarquable qu’elles soient en même temps presque toutes, à des degrés variés, frappées d’une sorte d’interdit. Certes, la nature de cette interdiction diffère fortement : dans certains cas, il s’agit d’un interdit explicite ; dans d’autres, on a l’impression qu’il émane non tellement d’une autorité extérieure, mais qu’il résulte d’un sentiment de
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culpabilité du personnage principal 6 . Les excursions dans les champs de canne en compagnie du cousin Ferdinand fournissent un exemple d’un interdit formel. Au cours de ces matinées, les garçons entrent dans les soi-disant « chassés », les grandes propriétés de l’île. Or, explique le narrateur, [c]’est interdit d’entrer sur les ‘chassés’, mon père serait très en colère s’il savait que nous allons dans les propriétés. Il dit que c’est dangereux, qu’il peut y avoir des chasseurs, qu’on peut tomber dans une fosse, mais je crois que c’est surtout parce qu’il n’aime pas les gens des grands domaines. Il dit que chacun doit rester chez soi, qu’il ne faut pas errer sur les terres d’autrui. (19)
Il s’agit ici d’un interdit non seulement explicite, mais aussi amplement motivé, le narrateur expliquant en détail le pourquoi de l’interdiction qui émane de l’autorité paternelle et y ajoutant de plus une hypothèse personnelle. Dans le cas des escapades nocturnes dans le jardin, le récit suggère bien que l’initiative d’Alexis encourt la désapprobation de sa soeur, mais sans que ce différend soit jamais prononcé entre les deux personnages. C’est du regard interrogateur de la jeune fille qu’Alexis déduit qu’elle désapprouve ses escapades dans le jardin. Laure, ainsi suppose-t-il, reste éveillée jusqu’à ce que son frère soit rentré au petit matin. « Elle ne me parle jamais de cela. Simplement, le jour, elle me regarde de ses yeux sombres qui interrogent, et je regrette d’être sorti pour entendre la mer » (13). Contrairement à l’épisode des plantations, où Alexis ne manifeste aucun signe de regret en bravant l’interdit formel de son père, les
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Ce sentiment de culpabilité se manifeste à diverses reprises dans la première partie du Chercheur d’or ; il s’exprime souvent à travers des renvois bibliques. Ainsi voit-on affirmer le narrateur, en parlant des leçons données par Mam à l’ombre de la varangue : « il me semble que je ne mérite pas ces instants de bonheur » (p. 25) ; sensible comme Alexis aux « signes avant-coureurs de la fin du Boucan », Laure parle à son frère de « la pluie de feu que Dieu a envoyée sur les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe » (p. 60) ; en cherchant un abri lorsque le cyclone arrive, Alexis se souvient de « l’histoire du déluge, [...] lorsque l’eau s’est abattue sur la terre et a recouvert jusqu’aux montagnes » (p. 81) ; par la suite, il compare le déluge biblique à l’ouragan du Boucan : « Quand l’ouragan est arrivé, nous savions très bien que tout était déjà perdu. C’était comme le déluge » (p. 95). Dans la deuxième partie du roman, le narrateur insiste sur l’idée que lui et ses parents ont été « chassés » de leur domaine comme d’une sorte d’Eden (p. 103, 106, 138) ; la mort du père paraît aux yeux des enfants un véritable « châtiment du ciel » (p. 113).
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escapades au jardin engendrent un sentiment de culpabilité, Alexis intériorisant le reproche présumé de sa soeur. Compte tenu du rôle que joue la mer dans l’ensemble du récit, il est curieux que l’interdit qui frappe nombre d’excursions d’Alexis se fasse sentir avec le plus d’intensité pour le « premier voyage en mer » dont le narrateur conserve des souvenirs vifs. Ce voyage est en effet sanctionné sévèrement : Denis est écarté du domaine familial et Alexis privé désormais de son guide et ami complice. Comment expliquer cette réaction de la part d’un père passionné de récits de mer, qui mettra son fils sur les traces du Corsaire inconnu en le grisant de légendes marines et en lui laissant des cartes cryptiques ? Les explorations du protagoniste, frappées d’interdits, suivies de regrets, voire de quelque punition, ont à cet égard un caractère transgressif 7 . Il n’en reste pas moins qu’elles s’avèrent parfaitement réalisables. Pour Alexis, les murs de la maison ne constituent aucunement des obstacles insurmontables, à la différence de ce qui se passe pour Hogan dans Le Livre des fuites. Un autre aspect encore contribue à différencier la démarche du jeune Mauricien par rapport à son prédécesseur métropolitain: chacune de ses explorations se conclut par un retour à la maison natale. La façon presque systématique dont le récit prend soin de faire suivre chaque départ d’Alexis par sa rentrée au domaine du Boucan donne lieu à une construction narrative rythmée par le va-et-vient du protagoniste. Le premier couple dans la série est celui des escapades nocturnes : si le narrateur rapporte comment il escalade le rebord de la fenêtre pour se glisser hors de la chambre (11), il raconte aussi qu’il retourne dans la chambre avant l’aube (13). La séquence qui relate les explorations vers le rivage et dans la direction de la mer avec Denis (13) se termine également sur l’évocation du retour vers la maison (18). De même, l’épisode où Alexis part avec son cousin Ferdinand et assiste pour la première fois aux pressions des cannes dans la sucrerie, se termine sur la rentrée à la maison (22). Le même scénario se répète ainsi jusqu’à
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A l’interdit formel du père concernant les « chassés » et aux remords d’Alexis au sujet des escapades nocturnes vient s’ajouter le malaise qui gagne le garçon devant les sucreries : « J’ai un peu peur, parce que c’est la première fois que je viens ici » (p. 20).
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la fin de la première partie 8 . L’alternance entre départs et retours structure ainsi la première partie du roman. Outre que ce bouclement des trajets équilibre en quelque sorte les pratiques spatiales d’Alexis en leur conférant à chaque fois un certain achèvement, il instaure aussi la maison comme un lieu central et sécurisant. En cela, les dynamiques spatiales de la première partie du Chercheur d’or se renouvellent drastiquement par rapport à la situation initiale du Livre des fuites : le retour à la maison est en effet impensable pour Hogan, qui ne se lance dans sa course insensée que pour s’éloigner toujours davantage du point de départ renié.
Discours entrecroisés, pouvoirs de l’incompréhensible Le temps passé dans la vallée du Boucan est marqué non seulement par les explorations physiques qu’Alexis entreprend dans les alentours du domaine familial, mais aussi par les évasions auxquelles invitent les diverses histoires qu’il lit ou qu’il entend au sein de ce monde. Par l’intermédiaire de divers personnages secondaires, ou grâce à des documents imprimés – journaux, cartes, gravures – Alexis a accès à un ensemble de connaissances et se voit confronté à des discours d’origines diverses. D’une part, l’éducation fournie par la mère met le protagoniste en contact avec la teneur des récits bibliques ou littéraires ; d’autre part, elle rend le jeune homme sensible à la langue dans ses aspects matériels, l’exercice de la dictée mettant l’accent moins sur le sens que sur la forme des mots. Son père initie Alexis à la connaissance de l’astronomie et aux légendes concernant le trésor du Corsaire inconnu. En compagnie de sa soeur, il découvre l’univers littéraire de Nada the Lily, roman de Rider Haggard dont les enfants lisent les épisodes dans des journaux anglais. Nous étudierons ces discours entrecroisés sous deux angles : d’abord 8
Exceptionnellement, l’un des deux pendants du couple départ/retour est élidé. A la page 46, seul le retour est mis en relief : « Un jour, en fin d’après-midi, comme je reviens d’une longue errance avec Denis, j’aperçois mon père et Mam sur la varangue ». Une seule fois, semble-t-il, le retour n’est pas raconté. Il s’agit alors d’un moment de crise dans la narration, Alexis étant le témoin d’une émeute devant la sucrerie, au cours de laquelle les ouvriers des plantations jettent leur supérieur dans les flammes du four (p. 68).
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en examinant quels sont les effets de cette mise en oeuvre massive d’intertextes divers dans Le Chercheur d’or ; puis, en étudiant de plus près le rapport spécifique que le protagoniste entretient avec ces discours différents. En effet, il semblerait que ce qui importe dans ses contacts avec les différents discours, c’est moins l’apprentissage qui en résulte qu’une manière spécifique d’appréhender les énoncés ; ce sont moins les contenus véhiculés par les discours que les modalités selon lesquelles le protagoniste les envisage. Le Chercheur d’or ayant été publié il y a plus de vingt ans, la critique leclézienne a eu l’occasion d’explorer le riche intertexte du roman. Dans son article au sujet de l’écriture du processus d’individuation dans Le Chercheur d’or et La Quarantaine, Bruno Thibault recense les mythes les plus importants qui apparaissent dans le roman 9 : mythes antiques comme celui de la Toison d’or, mythes bibliques tels que l’histoire du déluge, mythes chrétiens comme la légende de Saint-Brandon. Nous n’insisterons pas sur la pluralité et la variété des intertextes mythiques dans Le Chercheur d’or ; au lieu de poser la question de savoir quels sont les mythes évoqués dans le roman, nous examinerons davantage comment ces intertextes sont intégrés au récit, de quelle façon ils s’insèrent dans l’intrigue, et en quoi consiste leur apport spécifique. Nous nous concentrons sur la première partie du roman, parce que celle-ci correspond à la jeunesse du protagoniste, période durant laquelle se constitue sa façon particulière d’aborder le monde et les discours. A cause de la diversité des intertextes, Bruno Thibault avance l’idée d’un « tissage mythologique » : dans le roman leclézien, on trouve « rassemblés et amalgamés [...] plusieurs grands mythes de la pensée occidentale » 10 . Le critique relève les origines très diverses des intertextes et le mode parfois allusif selon lequel ils se présentent ; la métaphore du tissage signale que les intertextes ne sont pas amalgamés n’importe comment. En effet, ce mélange hétéroclite ne donne pas au lecteur l’impression d’une fragmentation, d’une hétérogénéité. Malgré leurs provenances diverses, les mythes
9 Bruno Thibault, « La Métaphore exotique : l’écriture du processus d’individuation dans Le Chercheur d’or et La Quarantaine de J.M.G. Le Clézio », The French Review, vol. 73, n° 5, avril 2000, 845-861. 10 Ibid., p. 849.
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semblent se souder et s’intégrer dans le récit, et ce sont les conditions de ce soudage qui méritent d’être examinées plus en détail. Si les différents éléments mythiques se fondent ainsi dans le tableau global de l’histoire au lieu de subsister comme des parcelles isolées, cela tient pour une grande part à la récurrence des mêmes motifs qui tissent des correspondances d’un mythe à l’autre. La réitération d’un motif établit un rapport, une analogie parfois ténue entre divers mythes, les rapproche et leur confère une certaine cohérence. Le motif du navire est exemplaire à ce sujet. Il est présent, de toute évidence, dans le mythe antique des Argonautes et dans les légendes autour du Corsaire inconnu, mais il apparaît également dans l’histoire biblique du déluge, voire, de façon subtile ou indirecte, dans celles de Jonas et de Moïse sauvé des eaux, évoquées dans le contexte des leçons de la mère. Le berceau qui sauve Moïse s’apparente en effet à un bateau de petites dimensions ; en admirant la gravure qui illustre l’histoire de Jonas, le regard d’Alexis, significativement, se porte non sur l’image centrale de la baleine d’où sort Jonas, mais sur un navire qui figure en marge du dessin 11 . La récurrence du même motif à différentes échelles, allant des intertextes principaux jusqu’aux fragments évoqués accessoirement, établit des correspondances parfois ténues entre les divers mythes et confère à l’ensemble du texte sa cohérence. Comme nous l’avons vu précédemment, l’image du navire est employée aussi en tant que comparant métaphorique de la maison du Boucan. Alexis au grenier se sent « la vigie d’un navire immobile » (34) ; la charpente de l’édifice « gémit comme la coque d’un vieux navire » (38) ; après le passage du cyclone, la maison détruite ressemble à « l’épave d’un navire échoué » (89). Ainsi, le motif du navire sert de passage entre divers intertextes mythiques et, en plus, établit le rapport entre le matériau mythique et l’intrigue romanesque. Un autre exemple de cette poétique du tissage et de l’entrelacement est l’histoire de la Reine de Saba et du Roi Salomon. Celle-ci s’intègre dans l’intrigue principale parce que le récit la raconte en retenant surtout la magnificence des richesses étalées par
11 « Au loin, près de la ligne d’horizon, il y a un grand vaisseau à voiles qui se confond avec les nuages, et quand je demande à Mam qui est dans ce vaisseau, elle ne peut pas me répondre. Il me semble qu’un jour je saurai qui voyageait dans ce grand navire, pour apercevoir Jonas au moment où il quitte le ventre de la baleine » (30).
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les figures royales. En l’occurrence, c’est l’idée de l’or (et du trésor) qui s’impose dans le paragraphe au sujet de Salomon, opérant par là la transition avec la légende du Corsaire : « l’or brillait de toutes parts » dans le palais de Salomon ; la Reine de Saba apporte « de riches présents, six-vingts talents d’or » ; elle conduit des esclaves « qui font rouler les trésors à terre » ; voilà l’histoire que Laure et Alexis, assis sous la varangue dans la lumière « toute dorée » de l’après-midi finissant, lisent dans le grand livre dont la couverture de cuir porte un « grand soleil d’or » (31-32). Parfois, une analogie relie plusieurs motifs entre eux, renforçant ainsi la cohésion des divers intertextes. Le soleil engendre une lumière dorée sous la varangue où les enfants lisent la Bible ; son image sur la couverture du Livre évoque aussi l’or, ce qui établit un lien avec la légende du trésor du Corsaire. Le soleil est par ailleurs un corps céleste et son motif s’inscrit donc également dans la thématique astrale. Cette thématique astrale, si importante dans le roman, irradie de la même façon dans plusieurs composants du récit. Il y a bien sûr la fascination d’Alexis pour le ciel nocturne et les constellations, et le remarquable aboutissement de ses recherches du trésor lorsqu’il découvre soudain, comme une révélation, que la carte du Corsaire correspond à celle des constellations. Mais les astres sont aussi un élément constituant du mythe des Argonautes. Ce mythe, au lieu de se présenter comme une sorte de toile de fond fabuleuse, un monde parallèle, est ancré solidement au sein du récit. L’introduction de ce mythe dans le récit ne passe pas, comme on pourrait s’y attendre, par l’or en tant qu’élément commun de la quête de Jason et de la recherche d’Alexis. La première fois qu’il en est question, c’est à propos de la constellation du navire Argo dont le jeune héros aime à reproduire le dessin « dans la poussière des chemins » (62). Comme le motif omniprésent du navire, la thématique astrale se manifeste jusque dans les détails du texte : on apprend ainsi que c’est à partir d’une colline appelée « la pente de l’Etoile » (78) qu’Alexis voit arriver le cyclone qui conduira à l’exil de la famille et à sa recherche du trésor. Avant même d’avoir distingué dans le ciel la constellation particulière du navire Argo, Alexis avait pressenti que son destin se trouve « écrit dans les étoiles » (50). On sait par ailleurs que les explorations frénétiques et les efforts de déchiffrement conduiront finalement à la découverte que la carte du Corsaire correspond à celle des constellations. Le narrateur anticipe sur ce dénouement lorsqu’il
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raconte que dans le bureau du père, la carte de l’île Rodrigues est « épinglée sur le mur à côté du plan du ciel » (63). L’intertexte mythique est donc, ici encore, minutieusement entrelacé aux autres composants du récit. Ce genre de correspondances transforme l’amalgame mythique en un immense réseau où, au-delà des origines diverses, tout s’intègre harmonieusement. Dès lors, l’intertexte mythique du Chercheur d’or est offert au lecteur comme les leçons de Mam se présentent au protagoniste : « Chaque soir, il y a une leçon différente, une poésie, un conte, un problème nouveaux, et pourtant aujourd’hui, il me semble que c’est sans cesse la même leçon » (27). A l’image des dictées que la mère invente, l’intertexte mythique dans Le chercheur d’or devient « une longue histoire » où, « brouillés et distribués autrement », « reviennent les mêmes mots, la même musique » (28). En parlant de « discours entrecroisés », nous ne renvoyons pas uniquement aux intertextes proprement mythiques, mais aussi à une autre série d’énoncés qui se proposent à divers moments au protagoniste. Il s’agit alors de situations où des personnages secondaires transmettent au protagoniste un énoncé déterminé : un savoir, des connaissances, des croyances, etc. La transmission se fait aussi bien par voie orale (pensons aux dictées lues par la mère ou à l’astronomie enseignée par le père, mais aussi aux discours du père à propos de l’emplacement supposé du trésor), que par voie écrite (c’est le cas des aventures de Chaka qu’Alexis lit dans les journaux, ou encore des occasions où les enfants jettent un oeil furtif sur les papiers concernant les affaires chimériques de leur père). Ces situations discursives dans la première partie du Chercheur d’or nous intéressent moins pour les contenus spécifiques qu’elles véhiculent que pour la façon dont Alexis accueille ces discours. Il nous semble que certaines similitudes entre ces situations sont caractéristiques de la manière dont le jeune protagoniste appréhende et conçoit le monde. Dans plusieurs scènes où le protagoniste est le destinataire de quelque énoncé, il apparaît qu’Alexis ne comprend pas véritablement ce qui est dit ou écrit. Au moins quatre passages mentionnent un manque de compréhension de sa part. Lors des sessions de lecture au grenier, le narrateur affirme que sa soeur et lui lisent les épisodes dans le journal anglais « sans comprendre la plupart du temps » (71). De même, en relatant l’après-midi où le père introduit son fils dans son bureau pour l’initier au secret du Corsaire inconnu, le narrateur
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signale son incapacité à voir clair dans les propos de son père : « il parle, et je ne comprends pas bien ce qu’il dit » (62). Les phrases prononcées par la mère lors des dictées sont qualifiées d’« incompréhensibles » (28) ; quant aux supports écrits, ils ne s’avèrent guère plus éclairants, les mots lus dans les paperasses du père étant désignés comme « mystérieux » (37). Curieusement, cependant, ce manque de compréhension ne semble nuire aucunement à l’efficacité de la communication. Le jeune Alexis a beau ne pas bien comprendre ce que son père lui dit, il « devine » néanmoins qu’il s’agit là de « la chose la plus importante du monde » (63). La première partie du Chercheur d’or conçoit ainsi l’idée d’une connaissance en quelque sorte intuitive et émotive ; elle envisage l’existence d’une faculté qui permette de percer le sens profond d’un énoncé sans passer par le savoir rationnel et objectif. Sinon, comment expliquer que les phrases de la dictée soient « incompréhensibles et belles » (28), alors que les mots lus sur la grande feuille de papier dans le bureau du père sont « mystérieux », donc tout aussi énigmatiques, mais « pleins de menace » (37) ? Au séjour passé dans la vallée du Boucan correspond donc une appréhension du monde basée non sur la compréhension rationnelle, mais sur l’intuition. Qui plus est : la puissance des énoncés paraît croître à mesure que la compréhension du protagoniste est défaillante. Tout se passe en quelque sorte comme si la compréhension imparfaite créait dans son esprit des sortes de « terrains vagues », des zones laissées en friche par la raison et que l’imaginaire peut d’autant mieux peupler, le mythique emplissant avec délice les espaces que la raison laisse vierges. C’est ainsi que l’identité creuse du « Corsaire inconnu » se transforme en plénitude : cette dénomination, qui en fait désigne une absence de nom, voire un vide identitaire, aux yeux du narrateur « semble plus vrai et plus chargé de mystère que n’importe quel autre nom » (63). Au sujet des astres et des constellations, on voit se développer un énoncé double. D’une part, il y a le savoir factuel transmis essentiellement par le père, qui concerne les noms des étoiles et leur groupement dans les constellations ; d’autre part, des données de l’ordre de la superstition surgissent au même sujet et font des astres les porteurs de sens cachés, les dépositaires de messages secrets. Si le père est celui qui apprend aux enfants à aimer la nuit et à connaître par coeur les dessins inscrits dans le ciel, des personnages féminins se
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chargent de leur expliquer le sens symbolique attribué aux phénomènes astraux. La tante Adelaïde tient des propos au sujet de la planète sous l’ascendant duquel les enfants sont nés ; la mère interprète un phénomène astral comme un présage. L’un et l’autre propos sont aussitôt réprimés par la figure paternelle, qui semble répudier ces discours irrationnels. Nous regardons beaucoup Saturne, Laure et moi, parce que notre tante Adelaïde nous a dit que c’était notre planète, celle qui régnait dans le ciel quand nous sommes nés, en décembre. [...] C’est vrai qu’il y a en elle quelque chose qui effraie, une lumière pure et acérée comme celle qui brille parfois dans les yeux de Laure. [...] Mon père n’aime pas les choses qu’on raconte sur les astres. (49-50) Il y a tant de signes dans le ciel. [...] Un soir, nous avons vu une pluie d’étoiles, et Mam a dit tout de suite : ‘C’est un signe de guerre’. Mais elle s’est tue parce que notre père n’aime pas qu’on dise des choses comme cela. (50)
Ainsi, l’idée que les astres puissent être les porteurs de sens secrets se trouve à la fois suggérée et contestée. Le protagoniste, quant à lui, assimile le savoir paternel comme il s’imbibe des récits des femmes ; il n’est insensible ni aux croyances que véhiculent celles-ci (‘c’est vrai qu’il y a en elle quelque chose’) ni au doute que fait pointer celui-là (‘notre père n’aime pas qu’on dise des choses comme cela’). Les deux savoirs se mélangent dans son esprit et convergent vers une fascination d’autant plus puissante. Cependant, la duplicité des discours au sujet des astres figure la tension entre les deux espèces de savoir, l’un relevant de la raison, l’autre d’une croyance plus intuitive. Par la suite, la tension entre ces modes de connaissance et d’appréhension du monde constituera l’enjeu de la quête du protagoniste.
Au commencement : une fin attendue Dans Le chercheur d’or, la maison natale occupe une position centrale et elle est valorisée comme un lieu qui à la fois offre un accès aux alentours et constitue un havre hospitalier où il fait bon rentrer après les explorations. Cependant, c’est aussi et surtout un endroit promis à la destruction. A partir des premières phrases, plusieurs
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indices textuels placent la maison sous le signe de la perte. L’inscription précoce et continuelle de cet anéantissement imminent contribue à conférer à la maison son resplendissement mythique. Le lien étroit entre l’idée de la perte et l’éclat mythique est explicité par J.M.G. Le Clézio dans Voyage à Rodrigues, le pendant autobiographique du roman de 1985. Vers la fin de ce journal, l’auteur parle de la maison familiale à Maurice : « Maison pour moi mythique, puisque je n’en ai entendu parler que comme d’une maison perdue » 12 . C’est également en ces termes que la version romanesque qualifie la maison. Dès le début et de diverses façons, le récit anticipe sur la fin du Boucan. A propos de l’omniprésence de l’élément marin dans le roman, nous avons déjà renvoyé à la métaphore navale qui présente l’édifice domestique sous l’aspect d’un navire, et plus particulièrement, d’une épave. Les occasions où la maison est assimilée purement et simplement à un navire sont en effet rares. Souvent, le mot « navire » s’accompagne d’un épithète qui indique l’âge avancé ou l’état délabré de la construction. L’image de l’épave à proprement parler apparaît deux fois en début de récit avec une valeur prémonitoire, pour se faire insistante immédiatement après le passage du cyclone : Une épave, c’est à cela que ressemble notre maison, en vérité, à l’épave d’un navire échoué. (89) Le soir, nous revenons le coeur triste vers le Boucan. L’épave est toujours là, à demi effondrée sur la terre encore humide, dans les ruines du jardin dévasté. (94)
Tout, dans ces passages, concourt à donner de l’ampleur à l’image de la maison détruite. Dans le premier, plusieurs lexèmes renvoyant au naufrage sont répétés et accumulés à l’intérieur d’une même phrase. Ils apparaissent en des positions stratégiques (en début et en fin de phrase), et le premier est souligné encore par la mise en relief grammaticale. Enfin, par le recours à la formule « en vérité », le récit prend soin d’attester l’authenticité de l’image qu’il évoque – procédé
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Voyage à Rodrigues, p. 125.
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récurrent chez Le Clézio 13 . La dernière citation, à la différence des occurrences précédentes, omet le référent (la maison) pour ne garder que le comparant (l’épave). Les effets produits par l’assimilation de la maison familiale à une épave sont multiples. En premier lieu, de toute évidence, l’image évoque l’anéantissement de la maison, et cela en partie par anticipation. Plus spécifiquement, ensuite, elle renvoie aux circonstances diluviennes dans lesquelles l’édifice sera détruit. Mais le motif du navire ne surgit pas uniquement dans le contexte de la maison. Nous avons montré qu’il est aussi un élément constitutif de divers mythes, dont l’amalgame fournit au Chercheur d’or son riche intertexte légendaire. La récurrence du motif assure ainsi la cohésion du récit. La maison étant comparée à une épave dès les pages d’ouverture, le lecteur comprend que, dans la tempête qui s’annonce, elle ne sera pas en mesure de faire office d’arche salvatrice pour Alexis 14 . Après le naufrage symbolique de la maison navire, Alexis, imbu des histoires fabuleuses que lui fait miroiter la constellation du navire Argo, embarque à bord du Zeta. Celui-ci deviendra pour le protagoniste une demeure provisoire et esquisse une étape sur la voie qui, par d’amples détours, doit le reconduire vers le premier de tous les navires : la maison du Boucan. D’un bateau à l’autre, la narration
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Le recueil La ronde et autres faits divers met en oeuvre un procédé semblable à la mise en relief ou à la tournure « en vérité » ; il consiste à insister progressivement sur le rapport de similarité entre le comparé et le comparant. Dans la première nouvelle, le camion qui finira par renverser la protagoniste est d’abord « un peu semblable à un animal en colère » (La ronde, p. 20), puis « un peu semblable à un animal furieux » (ibid.), et enfin « tout à fait semblable à un animal » (p. 24). Dans « Le jeu d’Anne », un témoin déclare que la voiture d’Anne est tombée « comme une boule de feu » ; la dernière phrase de la nouvelle décrit la chute dans le ravin de la voiture d’Antoine lors de son suicide : « elle tombe comme une pierre, et en touchant la terre, elle explose, tout à fait comme une boule de feu » (p.149). Cette façon de certifier les images produites par le récit contraste avec un autre trait stylistique leclézien, où au contraire le narrateur laisse planer un doute quant à la certitude des rapports de causalité évoqués : « C’est peut-être la lumière qui cause cette impression d’étrangeté » (La ronde, p. 137) ; « C’est peut-être à cause de cela que nous ressentons cette impression étrange d’une menace [...]. C’est peut-être aussi la chaleur presque insupportable qui pèse sur les rivages » (Le chercheur d’or, p. 60). 14 Au moment où se déchaîne le cyclone, Alexis se souvient de l’histoire du déluge que sa mère lisait dans le grand livre rouge, ainsi que du « grand bateau qu’avait construit Noé pour s’échapper ». « Mais moi », se dit-il, « comment pourrais-je faire un bateau ? » (p. 81).
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se soude et confère consistance et cohérence à la quête du protagoniste, alors même que celle-ci a son origine dans une rupture 15 . L’anticipation sur la destruction de la maison passe également par une série de prolepses éparpillées dans la première partie du roman. L’emploi de prolepses est une technique courante en soi, mais l’écriture leclézienne semble la mettre en oeuvre ici selon une logique particulière, qui augmente progressivement l’intensité avec laquelle la perte de la maison se fait pressentir au fil des pages. Tous les passages proleptiques ne prennent pas la même forme dans Le chercheur d’or. Nous distinguons trois variantes en fonction de l’écart plus ou moins grand (ou mis en relief dans une plus ou moins grande mesure) entre le savoir du protagoniste au moment où se déroule l’histoire, d’une part, et d’autre part, l’omniscience du narrateur 16 . La première variante proleptique est celle où l’écart entre le savoir d’Alexis enfant et celui du narrateur adulte est le plus grand. Il s’agit de passages comme les suivants, qui signalent explicitement l’ignorance ou la naïveté du jeune protagoniste : Je ne sais pas que tout cela va bientôt disparaître. (23) [Laure et moi], nous ne savions pas que tout allait changer, que nous étions en train de vivre nos derniers jours à l’Enfoncement du Boucan. (36)
Tout en anticipant clairement sur la suite de l’histoire, le récit invite en quelque sorte le lecteur à participer provisoirement à l’ingénuité du personnage principal. La deuxième variante est constituée de prolepses que l’on pourrait appeler neutres, dans la mesure où elles ne fournissent pas de renseignements quant à la question de savoir si l’enfant Alexis est conscient du bouleversement qui s’annonce. En voici deux exemples : Il y a aussi le paysage, [...] le seul paysage que je connaisse et que j’aime, que je ne verrai plus avec ces yeux. (34)
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Que ce soit à travers l’image d’un naufrage qu’est figurée la perte de la maison natale ne peut que renforcer, l’étymologie aidant, l’idée que cet événement se donne à lire comme une rupture : le mot naufrage est composé à partir de navis, « bateau », et frangere, « briser ». 16 Il faudrait peut-être parler plutôt d’une « quasi-omniscience » du narrateur, étant donné que celui-ci, même avec le recul des années, ne détient pas un savoir illimité concernant ce qui s’est produit.
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Chacun de ces noms est au fond de moi, [...] dans l’ombre de cette maison que nous allons bientôt quitter. (71-72)
Rien ne permet dans ces cas de dire si le héros se rend compte ou non de la prochaine disparition du paysage et de la maison qui lui sont chers, le récit n’attestant ni son ignorance, ni son intuition. Comme nous le verrons, cette variante constitue un chaînon intermédiaire dans la série. La troisième et dernière variante concerne les prolepses qui soulignent que l’événement sur lequel elles anticipent est prévisible. Dans ces cas, l’écart entre le savoir du personnage (Alexis à huit ans) et celui du narrateur (Alexis adulte) se réduit considérablement parce que le jeune garçon se doute bien de ce qui va se produire : [Laure et moi] ressentons cette impression étrange d’une menace, d’un danger qui s’approche de nous. [...] la solitude nous a rendus sensibles aux signes avant-coureurs de la fin du Boucan. (60) [...] il y a une sorte de fièvre, qui annonce la fin de notre bonheur. (89)
Ces prolepses n’énoncent pas seulement que la fin du Boucan est imminente ; elles disent en outre que cette fin se laisse présager, fût-ce par des signes incertains (une impression étrange, une sorte de fièvre). De ce fait, elles accusent un contraste avec la première variante proleptique, qui anticipe sur la destruction du domaine en soulignant que l’enfant Alexis en est inconscient. L’ordre dans lequel nous avons recensé les différentes variantes correspond en gros à l’ordre dans lequel elles apparaissent dans le récit. Les paginations des exemples montrent une espèce d’entrecroisement : la première variante se présente aux pages 23 et 36, la seconde apparaît aux pages 34 et 71-72, la dernière aux pages 60 et 89. Tout se passe dès lors comme si le récit mimait la progressive prise de conscience par le protagoniste de l’événement qui s’annonce. L’assertion, dans l’une des phrases, que c’est la solitude qui a rendu les enfants sensibles aux signes avant-coureurs (60) confirme l’impression d’un processus, d’une évolution par degrés. L’accumulation des prolepses, jointe à la succession particulière des diverses variantes, produit des effets à plusieurs niveaux. L’idée de la disparition du Boucan est annoncée et rappelée au lecteur et,
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parallèlement, elle s’impose avec toujours plus de force au protagoniste ; cette intensité croissante donne une impression de crescendo. Que la première partie du récit est construite en fonction de la tension vers une catastrophe à venir ressort également de l’importance que revêt l’action d’attendre dans le récit, au point que l’on peut parler d’une véritable poétique de l’attente 17 . Celle-ci se décline en deux variantes : le plus souvent, l’objet de l’attente constitue la promesse d’un bonheur, la chose attendue étant vivement désirée ; plus rarement, cependant, l’objet attendu annonce un malheur et constitue davantage une chose redoutée, que le sujet attend néanmoins avec une étrange inquiétude qui s’apparente presque à un désir. A ce propos, il s’avère que la mer, en particulier, est porteuse de duplicité : elle est d’abord attendue en tant que principe euphorisant, mais finit par être un facteur de destruction. L’incipit donne à lire la variante euphorique en détaillant comment le protagoniste guette le bruit de la mer qui arrive. On retrouve des échos de cette scène fondamentale dans toute la première partie du roman, le récit mentionnant fréquemment que le narrateur « écoute le bruit de la mer qui vient » (52) ou que, la nuit, sa soeur et lui restent éveillés, « immobiles tous les deux à guetter le bruit de la mer » (70). En plus de cette forme en quelque sorte première, on voit se multiplier et se diversifier les moments d’attente dans Le Chercheur d’or. Les divers membres de la famille, et en particulier le protagoniste, sont souvent occupés à voir arriver ou à entendre venir des êtres humains ou des phénomènes naturels. Durant des instants plus ou moins longs, les personnages demeurent plongés dans une attente active, à laquelle leur inquiétude fébrile, une vague crainte ou un désir innommable confèrent une tension particulière. On pense d’abord à la façon dont Alexis reçoit les paroles prononcées par sa mère lors des dictées qu’elle donne aux enfants,
17 J.M.G. Le Clézio semble attacher une valeur particulière à l’attente. Lorsque Bernard Pivot demande à l’auteur s’il a une devise, Le Clézio répond d’abord « attendre et voir », puis rectifie : « ou alors, simplement, attendre » (Bouillon de culture, émission du 14 mai 1999 sur Antenne 2).
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écoutant cette voix « avec plaisir et inquiétude » (24) 18 : penché sur la page blanche de mon cahier, tenant la plume à la main, j’attends que vienne la voix de Mam, inventant les mots un à un, très lentement, comme si elle nous les donnait, comme si elle les dessinait avec les inflexions des syllabes. [...] J’écris sans me presser, le mieux que je peux, pour faire durer le temps où résonne la voix de Mam dans le silence de la feuille blanche. (27-28)
La voix de la mère, à l’image du bruit de la mer, fait l’objet d’une sorte de culte, le protagoniste témoignant à leur égard d’une vénération presque religieuse. La magie de ces moments tient à ce que, réunissant dans leur densité l’inquiète impatience de l’attente et le désir de différer la venue de la chose attendue, ils effacent la notion du temps ; de même, associant le dépouillement du silence à la résonance continuelle d’une voix, ils rendent inopérant l’antagonisme, si criant dans Le Livre des fuites, entre le vide et la plénitude. Parfois, l’attente d’Alexis concerne non des expériences immatérielles comme la perception auditive de la mer/mère, mais des objets concrets. Renvoyons encore à la scène devant la sucrerie, lorsque le protagoniste rejoint la masse des enfants qui se précipitent autour de la cuve pour « guetter le moment où [...] arrive la vague de sirop bouillant » (21). De même, Alexis et sa soeur attendent impatiemment l’arrivée des journaux dans lesquels paraissent les épisodes de Nada the Lily : Le journal arrive chaque lundi avec trois ou quatre semaines de retard, quelquefois par paquets de trois numéros [...]. Notre père les feuillette distraitement, puis les abandonne sur la table du corridor, et c’est là que nous guettons leur arrivée. (71)
18 Cette expression qui associe le plaisir à l’inquiétude paraît annoncer la formule qui figure dans La quarantaine en tant que réponse à un questionnaire auquel Amalia soumet son futur époux Antoine durant le voyage en bateau où ils se rencontrent : « Etat de votre esprit en cet instant ? – Inquiétude et expectative » (La quarantaine, p. 298). Par la suite, l’expression de leurs parents devient une marque de complicité entre les frères Jacques et Léon, ainsi qu’une formule magique pour faire face aux situations difficiles : « Quand on avait une difficulté dans la vie, ou qu’on redoutait quelque chose, il y en avait toujours un qui concluait : ‘Inquiétude et expectative’ » (La quarantaine, p. 299).
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Souvent, les objets ainsi attendus paraissent tirer leur valeur du fait même qu’ils se sont fait attendre. L’attente est susceptible de mythifier les objets, surtout si, en plus, ceux qui guettent leur arrivée ont de grandes difficultés à comprendre quels en sont les propriétés et l’usage. Il en va ainsi pour l’électricité, censée venir dans l’île grâce à l’un des projets chimériques du père d’Alexis. C’est en des termes surnaturels que les enfants pensent à elle, comme s’il s’agissait de l’avènement de quelque divinité : nous croyons qu’elle va venir chaque soir, comme si, par miracle, elle allait soudain tout illuminer à l’intérieur de notre maison, et briller au-dehors [...] comme le feu Saint-Elme. ‘Quand viendra-t-elle ?’ Mam sourit quand nous lui posons la question. Nous voulons hâter un mystère. (45) 19
Si les diverses attentes distribuées dans la première partie du Chercheur d’or sont sources de plaisirs multiformes, en définitive, il s’agit d’attendre non le doux bruit des vagues, mais le grondement du cyclone dévastateur. Au fur et à mesure, les circonstances se précisent, et ce n’est plus une simple attente, mais une menace qui se fait sentir dans la vallée du Boucan. Cependant, alors même que c’est une catastrophe qui s’annonce, les personnages continuent dans une certaine mesure à savourer l’attente. C’est du moins ce que semble suggérer ce passage qui évoque des fléaux légendaires, puis constate comme par regret que rien, pour l’instant, n’en signale l’imminence au Boucan : Laure me parle de la pluie de feu que Dieu a envoyée sur les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe, et aussi de l’éruption du Vésuve en l’an 79 quand la ville de Pompéi fut engloutie sous une pluie de cendres chaudes. Mais ici, nous guettons en vain, et le ciel au-dessus de la montagne du Rempart et des Trois Mamelles reste clair, à peine voilé par quelques nuages inoffensifs. (60)
Etrange déception qui semble pointer dans cette vaine attente... Au moment même où la tempête se déclare, le protagoniste contemple
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Par un heureux hasard, le féminin du mot électricité donne lieu à une célébration qui rappelle celle de la mer : on observe une même tendance à la personnification, et une façon analogue de la représenter moins comme un corps que sous les traits d’une personne idéale (au double sens d’idéelle et de parfaite), en tant qu’être féminin dépourvu de caractéristiques sexuelles.
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avec admiration le spectacle de la nature qui se déchaîne et, en particulier, la venue de la pluie : « La pluie arrive, [...] un grand rideau gris en demi-cercle qui vient vers moi à toute allure. [...] J’aime voir arriver la pluie » (78). Le charme de l’attente s’avère donc indépendant du genre d’événement attendu. La figure de l’attente s’inscrit dans la première partie du Chercheur d’or avec une ampleur telle, qu’elle peut même se passer d’un objet déterminé et subsister en quelque sorte de manière abstraite. Elle ne s’adresse plus alors à la venue d’un élément particulier, mais devient une attitude existentielle placée sous le signe de la latence. « Nous attendons, sans savoir ce qu’il faut attendre », déclare le narrateur ; « il y a maintenant comme une attente » (46), dit par ailleurs le récit, détachant l’attitude expectante non seulement de l’objet attendu, mais aussi du sujet attendant. Cette poétique de l’attente cultivée par l’écriture leclézienne dans Le Chercheur d’or tient le lecteur en suspens ; elle structure le récit et confère à l’histoire un sens, une orientation. La narration suspensive donne au roman un souffle très différent par rapport au rythme saccadé qui résulte des brèves sections fragmentaires relatant les trajets tronqués de Jeune Homme Hogan dans Le Livre des fuites.
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2. De l’ivresse marine à la géométrie des pierres
« Forest Side » : zone d’ombre aux contours estompés La deuxième partie du Chercheur d’or, intitulée « Forest Side », assure le lien entre deux moments-clés de l’intrigue, à savoir l’expulsion du domaine familial et le départ d’Alexis pour Rodrigues. Il s’agit d’un interlude qui apporte peu de données nouvelles sur le plan de l’histoire. En effet, la situation du protagoniste ne se modifie pas sensiblement au cours de cette partie, tout en se radicalisant doublement. D’un côté, la mort du père rend encore plus précaire l’état dans lequel se trouve la famille ; d’un autre côté, un écart de plus en plus net se creuse entre Alexis et les deux femmes à mesure que le protagoniste cultive son rêve du Corsaire inconnu et que le projet de son départ se précise, alimenté au jour le jour par les lectures de récits de mer et par les visites au port. Pour Alexis, l’existence loin de la vallée du Boucan se compose de deux aspects contrastants : la morosité du temps passé au Collège Royal et dans les bureaux gris de la compagnie de son oncle ; l’espoir qu’il puise dans la longue suite de noms – noms de pirates, d’îles et de bateaux – qu’il récite par coeur pour peupler sa solitude. La mise en relief alternée des conditions pénibles qui s’imposent suite à l’abandon involontaire de la maison natale, d’une part, et des dispositifs qui conduiront au départ pour Rodrigues, d’autre part, confère à ce court chapitre « Forest Side » son caractère transitoire, puisqu’il se situe dans le prolongement de la première partie tout en anticipant sur la suivante. Si « Forest Side » constitue, sur le plan de l’intrigue, la suite logique de l’ « Enfoncement du Boucan », cette seconde partie introduit toutefois des changements radicaux. Le début du nouveau chapitre correspond à une évolution spatiale ; le déplacement géographique est d’autant plus marquant qu’il s’agit d’un déménagement involontaire, et que le nouvel endroit se donne à lire comme la négation du premier. Le départ du Boucan est vécu par le protagoniste comme une véritable expulsion, comme un bannissement hors d’un univers paradisiaque. La perte de la maison natale est soulignée par la mise en oeuvre d’un symbolisme religieux et biblique. Dans la
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description du cyclone, on a vu surgir des références au déluge ; maintenant, le narrateur reprend l’idée de la punition divine en affirmant que ses parents, sa soeur et lui ont été « chassés du Boucan » (103, 106), qu’ils ont été contraints de quitter leur monde au jardin « touffu comme l’Eden » (99). Le décès du père renouvelle la représentation des événements en termes d’une expiation : « Cette mort brutale survenant après la chute de la maison où nous étions nés avait [...] quelque chose d’incompréhensible et de fatal qui nous semblait un châtiment du ciel » (113). Suite à un ensemble de malheurs, le séjour au Boucan est désormais terminé. L’installation à Forest Side signale un renversement dont l’essence tient à l’absence de l’élément marin. L’omniprésence de la mer conférait une cohérence au domaine du Boucan. Le toponyme du nouvel endroit traduit la double perte de cette cohésion et de l’ascendant de la mer. Le premier composant de « Forest Side » suggère d’abord une configuration spatiale à dominante boisée, mais connote par ailleurs le chaos et, par le biais de l’étymologie (foris), renvoie à une situation périphérique. Le mot anglais « side » signifiant « côté », le second terme du toponyme dit plus explicitement la mise à l’écart subie par la famille et figure la marginalité à laquelle elle tombe en proie. « Dans l’ombre froide et pluvieuse de Forest Side », Alexis se trouve « loin de la mer » (103). La vie à Forest Side se conçoit ainsi comme la négation du temps passé au Boucan. A la distanciation, voire l’absence de l’élément marin s’ajoute un manque de lumière, une perte de chaleur et un étouffement des voix. En effet, si la première partie du Chercheur d’or se place sous le signe de la lumière – éclat du soleil qui propage sa lumière dorée sous la varangue ou allume sur l’étendue marine des reflets étincelants, luminosité du ciel nocturne qui fait miroiter les étoiles, lumière aussi qui brille dans le regard de Mam ou dans les yeux de Laure – , la deuxième partie du roman est plongée dans l’obscurité. A l’ambiance dorée des leçons savourées sous la varangue succèdent les « après-midi obscurs dans la maison de bois de Forest Side » (110), ou encore « le noir du dortoir » (107) au Collège. L’étincelle dans le regard de Laure paraît s’éteindre ; la soeur du protagoniste devient « sombre, taciturne, ombrageuse » (104). La chaleur estivale, l’intensité météorologique et la puissance des éléments qui règnent dans la vallée du Boucan font place à une atmosphère « humide et froide » (105). Le vent puissant a
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cessé de souffler ; il n’arrache plus les embruns et n’agite plus les aiguilles des filaos. La saison des pluies à Forest Side engendre « non pas la violence des tempêtes du bord de mer, mais une pluie fine, monotone » (106). La voix de Mam ne fait plus résonner les longues phrases incompréhensibles et belles qui tissent une histoire interminable ; la connivence avec la soeur, goûtée lors des sessions de lecture au grenier, se perd aussi ; désormais, les péripéties de forbans lues en solitaire dans des récits de mer ou relevées dans les documents du père prennent le relais des leçons de Mam ou des lectures partagées. La brièveté de la partie et son statut d’intermède tendent à obscurcir le fait qu’en réalité, elle englobe une durée de près de vingt ans. On sait que le cyclone détruit la maison du Boucan en 1892 ; le titre de la troisième partie indique que c’est en 1910 qu’Alexis s’embarque à bord du Zeta ; dix-huit ans séparent donc ce départ de la perte de la maison familiale. Tout porte à croire que le texte cherche à gommer cet écoulement considérable de temps. « Le narrateur Alexis a huit ans quand il assiste avec sa soeur Laure à la faillite de son père [...]. Adolescent, il quitte l’île Maurice à bord du schooner Zeta et part à la recherche du trésor ». Voilà ce que mentionne la quatrième de couverture. Or, en 1910, date du départ pour Rodrigues, Alexis a environ vingt-six ans, âge qui se situe bel et bien au-delà de la période de l’adolescence... Il paraît donc opportun d’étudier la question de la temporalité du récit et de s’interroger sur les causes et les conséquences de cet estompage des repères. De nombreux effets de sens produits par le récit du Chercheur d’or résultent des contrastes variés entre les parties successives. Bien sûr, chaque partie en soi est susceptible de véhiculer du sens, mais c’est à la lumière des modulations qui se produisent de l’une à l’autre partie que des unités signifiantes se réfractent, se neutralisent ou s’amplifient pour articuler un sens complexe et en quelque sorte prismatique. La présence enivrante de la mer au sein de l’univers de l’enfance d’Alexis prend d’autant plus d’ampleur que, par la suite, le protagoniste se sent cruellement privé du contact avec l’élément marin. Il en va de même pour les particularités dans le domaine de la temporalité du récit : les effets produits au cours du second chapitre sont pour une bonne part liés aux contrastes qui s’accusent par rapport à la première partie. L’ « Enfoncement du Boucan » raconte une portion de temps plus ou moins délimitée qui couvre une durée
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d’environ un an ; cette partie est pourvue de repères temporels assez transparents. Dans la partie suivante, par contre, les repères font défaut, ou alors constituent plutôt des pseudo-repères, et tout se passe comme si la narration s’y faisait pour ainsi dire subrepticement sommaire et elliptique. Le titre complet de la première partie, « Enfoncement du Boucan, 1892 », situe l’action dans l’espace et dans le temps et place ce segment sous le signe de « l’année du cyclone » (36, 43, 60). La mention de cette date dans le titre du chapitre et le poids que revêt le cyclone dans l’intrigue soudent en effet l’année et l’événement de façon inextricable. Les indications temporelles au début et à la fin de la partie permettent de déduire qu’elle raconte une durée d’environ un an : c’est la « fin de l’hiver » (13) au commencement du récit ; le départ de la maison du Boucan qui clôture la première partie est daté du « mercredi 31 août » (98), moment où l’hiver austral est près de se terminer. Au fil des pages, on voit également apparaître des repères temporels assez nets. Trois moyens différents et complémentaires marquent ainsi la progression du temps dans le récit : la mention de mois, des indices au sujet de la saison, et des renseignements concernant la récolte de la canne à sucre. Les noms de mois constituent un moyen élémentaire pour situer l’intrigue dans le temps, bien qu’ils soient maniés avec une relative parcimonie qui privilégie certains mois et en efface d’autres. Le « long mois » de « janvier » (40, 46, 52) se trouve souligné et avec lui l’été, saison qui semble dominante en cette première partie et qui baigne toute l’enfance du protagoniste dans la lumière et la chaleur. Les mentions respectives d’avril (75) et d’août (98) marquent discrètement mais sans équivoque la progression temporelle. A ces jalons s’ajoutent des allusions à la saison qu’il fait, l’été étant la saison privilégiée et fonctionnant comme repère. Le passage du temps est en effet rendu perceptible à travers les étapes distinguées allant de la « veille de l’été » (19), en s’attardant sur le « cours de cet été-là » (43), jusqu’aux « derniers jours » (60) de la même saison. Finalement, les indications au sujet des récoltes donnent également l’idée d’une évolution dans le temps : le début du récit anticipe sur l’amorce de la récolte des cannes en affirmant « qu’on va les couper le mois prochain » (13). Quelques pages plus loin, ce commencement est déjà relégué dans le passé : « Les champs de canne sont très hauts. Depuis plusieurs jours on a
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commencé à couper » (19). Enfin, alors qu’Alexis a déjà assisté aux premières pressions de la canne à sucre, et juste avant qu’il soit le témoin du meurtre accompli devant les sucreries, le récit précise que « [l]es dernières récoltes vont bientôt se terminer » (64). La combinaison de ces trois moyens confère à la première partie du Chercheur d’or un cadre temporel relativement transparent. « Forest Side », en revanche, se caractérise par une absence quasi totale de repères temporels. Cette partie, la plus brève de toutes, est la seule dont le titre ne porte pas de datation. Et pour cause : dixhuit ans s’écoulent en l’espace de vingt pages environ, la narration se faisant extraordinairement sommaire et elliptique, et, qui plus est, prenant soin en quelque sorte de voiler ces propriétés mêmes. Le seul vrai repère apparaît dans le contexte de la mort du père. Celle-ci se produit, dit le récit, « un soir du mois de novembre, juste avant le début du nouveau siècle » (112). On ne peut contester que cette phrase situe l’événement dans le temps, mais il s’agit là d’une donnée fournie comme par circonlocution, et susceptible de s’effacer dans les méandres du récit. Tout se passe comme si le narrateur était soudain réticent à dater les événements, lui qui, par ailleurs, n’hésite pas à insérer des dates très précises. Alors que la première partie du Chercheur d’or s’explique souvent sur le comment et le pourquoi des modalités du récit 20 , le caractère sommaire et elliptique de la narration dans la seconde partie est rendu peu apparent et ne se montre pas comme tel. Certes, le récit
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Le narrateur explicite par exemple l’idée que l’expérience subjective du temps peut s’écarter beaucoup de l’écoulement du temps formalisé par la montre et le calendrier. Ainsi, Alexis assigne à une journée exceptionnelle une durée mentale de plusieurs mois, voire d’années : « Jamais je n’oublierai cette journée si longue, cette journée pareille à des mois, des années, où j’ai connu la mer pour la première fois » (58). Ailleurs, le narrateur adulte s’expose en tant qu’instance narratrice en attribuant certaines lacunes dans son récit à la défaillance de sa mémoire. Il en va ainsi pour le projet chimérique de la centrale électrique qui occupe le père et que le narrateur se dit incapable de situer dans le temps : « Quand cela a-t-il vraiment commencé ? Je n’en ai pas gardé de souvenir précis parce que mon père avait, à ce moment-là, des douzaines de projets différents » (43). De même, le narrateur explique pourquoi le discours rapporté de son père à propos du trésor du Corsaire inconnu demeure tellement vague : « Qu’a-t-il dit ? Je ne puis m’en souvenir avec certitude, parce que cela se mêle dans ma mémoire à tout ce que j’ai entendu et lu par la suite » (61). L’élision du discours paternel, doublement justifiée (par l’incompréhension d’Alexis enfant, et par la mémoire confuse du narrateur adulte), n’en devient que plus remarquable...
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semble parfois désigner des durées ou des moments particuliers : « [t]outes ces années-là » (103) ; « ces années-là » (109) ; « cette année-là » (116), mais il s’agit alors de balises largement illusoires, de pseudo-repères. En effet, malgré l’apparence précise du démonstratif et de l’adverbe de recul, qui donnent l’impression qu’un laps de temps déterminé est indiqué (ces années-là), la référence demeure obscure. Les deux premières citations signalent seulement que plusieurs années s’écoulent, sans entrer en détail sur leur nombre ; quant à la troisième, qui paraît fixer une année, voire un jour en particulier, elle ne permet pas de repérer avec certitude le moment qu’il fait semblant d’isoler. Le passage en question renvoie pourtant à un événement capital dans l’histoire : C’est cette année-là que j’ai fait connaissance du capitaine Bradmer et du Zeta. Je voudrais maintenant me souvenir de chaque détail de ce jour-là, pour le revivre, parce que ç’a été un des jours les plus importants de ma vie. (116)
La mise en relief et les démonstratifs ont beau corroborer la prétendue spécificité de l’instant, il s’agit d’une balise entièrement illusoire, rien ne permettant de reconstituer le cadre temporel de ce passage du récit. L’efficacité de ce pseudo-repère tient à notre sens au fait que sa forme calque celle d’un vrai repère de la première partie du roman. Toutes les fois où une indication du genre « cette année-là », « à cette époquelà » apparaît au sein de la partie « Enfoncement du Boucan, 1892 », elle renvoie en effet à la seule année mise en relief dans ce contexte et qui figure dans le titre de la partie : l’année du cyclone. « Forest Side » emprunte ensuite des formes très semblables pour monter un arrière-fond chronologique, mais dans un cadre temporel estompé à ce point, ces formes ne sont que des cases vides. C’est que le séjour à Forest Side est envisagé lui-même comme une vacuïté. « La vie à Forest Side, loin de la mer, cela n’existait pas » (103). Voilà pourquoi les années se consument imperceptiblement. Alexis passe cette période d’entre-deux en se remémorant la maison natale et, surtout, dans l’attente du départ qui se conçoit de plus en plus nettement grâce aux lectures et aux flâneries sur les quais. Tout le reste s’efface. « C’était une vie sans heurt, sans surprise, et il me semblait souvent que tout cela n’était pas réel, que c’était un songe que je faisais tout éveillé » (114). Après les jours brûlants du dernier été au Boucan, la période à Forest Side se donne à
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lire proprement comme une espèce d’hibernation, un engourdissement jusqu’à ce que transperce avec une force renouvelée la lumière éblouissante de la mer. Finalement, le nombre d’années écoulées à Forest Side s’efface aussi parce que la transition de cette seconde à la troisième partie est ménagée avec des soins particuliers. Le début de la nouvelle partie renoue étroitement avec la clôture de la précédente. « Forest Side » se termine sur le jour où Alexis aperçoit le navire Zeta pour la première fois et fait la connaissance du capitaine Bradmer après avoir longtemps attendu sur le quai. La partie suivante raconte l’embarquement du protagoniste à bord de ce même navire et évoque aussi son adieu à Laure et ses dernières promenades le long des quais. Les circonstances de l’un et de l’autre moment sont très similaires ; le décor portuaire, la présence du Zeta, l’atmosphère suspendue de l’attente, et jusqu’à « l’odeur des fruits pourris qui flotte sur l’emplacement du marché » (123) 21 : tout tend à rapprocher le jour où Alexis rencontre Bradmer pour la première fois et celui du départ effectif. Le rapprochement, on dirait presque la superposition des deux moments, s’opère avec un maximum d’efficacité parce que le narrateur, après l’incipit de la troisième partie où le Zeta se trouve déjà en pleine mer, revient brièvement en arrière pour évoquer les instants qui ont précédé le départ : « Hier soir, j’ai marché sur les quais » (123). Le déictique ne paraît ni fortuit ni anodin : ne disposant d’aucun référent à l’intérieur de cette partie, le lecteur est induit à se reporter à la partie précédente, où justement il était question de flâneries sur le quai. Jonction qui obnubile l’écoulement du temps signalé au détour des pages dans le titre « Vers Rodrigues, 1910 » et qui soustrait l’âge du protagoniste à une évaluation précise. La principale conséquence de ce rajeunissement furtif réside en ce que l’adolescence prolongée du protagoniste favorise la conception de son voyage en termes d’un parcours initiatique, ce qui amplifie la portée mythique de sa quête.
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Quelques pages auparavant, il est question des mendiants « qui dormaient à l’ombre des arbres, ou qui glanaient les débris du marché » (p. 117).
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En mer : ambivalence du temps et manoeuvres narratives « J’ouvre les yeux, et je vois la mer » (123) : ce début de la troisième partie du Chercheur d’or, intitulée « Vers Rodrigues, 1910 », met en scène le départ du protagoniste comme un réveil et une nouvelle entrée dans la vie après l’espèce d’hibernation où il a sombré pendant les années à Forest Side. Il décline par ailleurs dans un autre registre sensoriel l’attachement du protagoniste à l’élément marin. C’est le souvenir lointain du bruit de la mer qui donne lieu à l’évocation de l’enfance au Boucan : « [d]u plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer » (11). Maintenant, la perception s’actualise : « je vois », et avec elle, semble-t-il, la narration ellemême. L’écriture leclézienne a recours à des moyens particuliers pour mettre en valeur l’expérience enivrante que constitue pour le protagoniste cette entrée dans l’univers marin, qui lui rappelle à certains égards l’enfance idyllique passée au Boucan, et qui propose en même temps une vie menée pour ainsi dire sur la crête des vagues. Si les jours passés dans la vallée du Boucan sont relatés de manière que la distance temporelle entre les événements rapportés et le moment de la narration se trouve mise en relief, la vie à bord du Zeta est racontée à l’instant même où elle est vécue, ou du moins, c’est ce qu’il paraît. Le cadre temporel esquissé au début du roman distingue, au sein de la première partie, d’une part, les événements qui se produisent avant et durant la fameuse année du cyclone, et, d’autre part, ceux qui arrivent par la suite. Le récit ménage une nette différence entre le moment de l’histoire et le moment (peu circonscrit, il est vrai) de la narration. Ce régime de narration ultérieure est apparent ; à diverses reprises, le narrateur renvoie à « aujourd’hui » non comme à un jour spécifique au sein de l’histoire racontée, mais comme au jour où il se remémore son enfance, au moment donc de l’énonciation. Ainsi affirme-t-il au sujet des leçons données par la mère : « je ne pourrais pas dire aujourd’hui ce qu’était vraiment cet enseignement » (25). A propos de l’histoire biblique de la Reine de Saba, il affirme en connaître « chaque phrase par coeur, aujourd’hui encore » (31). Pareillement, l’étrange nom du Corsaire inconnu « aujourd’hui encore [lui] semble plus vrai que n’importe quel autre
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nom » (63) 22 . C’est d’ailleurs cette narration ultérieure, le caractère rétrospectif du récit, qui permet au narrateur d’anticiper sur l’effondrement de l’univers du Boucan dans de multiples passages proleptiques. S’il ne paraît pas évident de déterminer le moment de l’énonciation, il faut le situer sans doute au-delà de tous les événements racontés dans le roman, ou, éventuellement, le faire coïncider avec la dernière période relatée. C’est ce que l’on peut déduire du passage suivant, issu de la première partie du Chercheur d’or : « Il y a aussi la voix de Mam. C’est tout ce que je sais d’elle, maintenant, c’est tout ce que j’ai gardé d’elle » (24). Le son de sa voix est tout ce qui reste de la mère pour le narrateur maintenant, c’est-àdire maintenant que la mère a disparu. Cette allusion subtile à la mort de Mam, qui ne survient qu’à la fin du roman, permet de situer le moment de l’énonciation à un point ultérieur au décès de la mère. Au départ, les dispositifs romanesques à l’oeuvre dans Le Chercheur d’or répondent donc au schéma traditionnel d’un narrateur qui, parvenu à la maturité, se met à raconter sa vie en commençant par la période la plus éloignée, celle de son enfance. Cependant, plus on avance dans le roman et plus on voit que ces modalités narratives se modifient, ou se présentent sous un autre jour. La troisième partie est révélatrice à cet égard. En effet, contrairement à celles qui précèdent, la partie « Vers Rodrigues, 1910 » renvoie très rarement au moment de l’énonciation. On y constate non seulement une extrême réduction de ce genre d’allusions, mais en outre une absence totale de prolepses. En d’autres mots, tous les indices qui signalent une narration ultérieure s’effacent, et le régime narratif s’apparente à une narration simultanée. L’emploi généralisé de l’indicatif présent concourt également à produire un effet de simultanéité. Le présent est dominant dans la première partie aussi, mais là, il s’agit manifestement d’un présent historique. En fait, cet indicatif présent continue à avoir cette valeur de présent historique dans la troisième partie. Et le régime narratif ne change pas non plus : il s’agit toujours d’une narration ultérieure ; seulement, elle ne se montre plus en tant que telle. Ce qui se passe au moment où Alexis embarque à bord du Zeta, c’est que le récit crée l’illusion d’une narration simultanée, la relation « en temps réel » augmentant 22
Voir pages 27, 51, 73 pour d’autres exemples.
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l’intensité de cette expérience si fondamentale pour le protagoniste. Aux moyens déjà recensés pour parvenir à cet objectif (omission généralisée des allusions au moment de l’énonciation ; suppression de tout élément proleptique ; emploi de l’indicatif présent), il faut ajouter une présentation formelle qui s’apparente au journal de bord. Au fil des pages, on voit apparaître des intertitres censés situer les événements dans le temps et dans l’espace. Or, contrairement aux titres des parties du roman, ces indications demeurent très vagues : « Jour suivant, à bord » (131), « Un autre jour, en mer » (135), « Une nuit en mer, encore » (140), « Vendredi, je crois » (173). Le modèle du journal de bord est repris, mais en quelque sorte perverti. Les datations défectueuses suggèrent que l’expérience de la mer est envahissante au point de dissoudre la notion du temps dans l’esprit d’Alexis, mais en fait, ces pages ne sont tout simplement pas un journal. L’efficacité de l’illusion tient entre autres à un jeu habile avec les temps verbaux, en l’occurrence l’indicatif présent. Celui-ci s’emploie aussi bien dans la première que dans cette troisième partie avec une valeur de présent historique, mais alors qu’il se perçoit comme tel dans la première partie, « Vers Rodrigues » donne l’impression d’une narration simultanée. C’est la partie intermédiaire, à notre avis, qui contribue dans une grande mesure à la perception différente du même phénomène. Si l’indicatif présent est si « rayonnant » dans la partie marine et tellement frappant qu’il est perçu comme un « vrai » présent au lieu d’un présent historique, cela résulte du fait que, vingt pages durant, ce temps verbal a été relégué à l’arrière-plan. En effet, dans la deuxième partie, la vie à Forest Side est racontée au passé, à l’imparfait surtout : « cela n’existait pas » (103) ; « nous étions pauvres, nous ne partions jamais » (103-104) ; « en ce temps-là, je n’avais d’autres pensées que pour la mer » (105) ; « nous ne fréquentions personne » (109). C’est la soudaine transition à l’indicatif présent qui donne à ce temps verbal toute son envergure et en amplifie les effets. Une lecture textuelle attentive aux détails révèle que l’indicatif présent est historique et la narration toujours ultérieure dans « Vers Rodrigues ». Lorsque le narrateur, dans le paragraphe d’ouverture de cette partie, décrit la mer telle qu’il l’aperçoit à partir du Zeta, il insiste sur la nouveauté que la situation en pleine mer confère à sa perception. « C’est la mer comme je ne l’avais jamais vue encore » (123), dit-il ; et le plus-que-parfait signale qu’il ne peut s’agir
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ici d’un énoncé en narration simultanée, qui demanderait un passé composé. De même, à la page suivante, il y a ce passage troublant où le récit s’auto-désigne et choisit Laure comme son destinataire : « Maintenant, c’est pour elle que j’écris, pour lui dire ce que c’était, cette nuit-là » (124). Plus loin dans la partie, il est question d’Alexis faisant des tentatives pour rédiger une lettre à sa soeur. Le lecteur est ainsi amené à lire la phrase citée dans ce même contexte et à considérer que le déictique « maintenant » renvoie à un moment de la diégèse. Interprétation que contredit cependant l’imparfait dans le passage « ce que c’était, cette nuit-là », où par ailleurs l’adverbe de recul semble exclure la narration simultanée. Cette phrase serait donc l’une des rares fois, dans cette partie, où le narrateur renvoie au moment de l’énonciation ultérieur aux événements racontés. La relation du voyage à bord du Zeta en une narration pseudo-simultanée confère plus d’intensité à l’expérience marine. La mer, perçue à distance au cours de la vie au Boucan, s’impose ici avec une puissance insoupçonnée ; le départ signifie ainsi une initiation qui se vit physiquement comme une expérience des limites. A propos du temps que dure le voyage, on observe de nouveau dans cette partie un décalage entre la durée objective des événements (en l’occurrence, la traversée) et l’expérience subjective qu’en fait Alexis. Au fil des pages apparaissent aussi bien des indices qui contribuent à définir le cadre temporel que des passages qui effacent les repères, au profit d’un rallongement extraordinaire de la durée de la traversée qui la dote de dimensions presque homériques. Dès le lendemain du départ, Alexis perd la notion du temps. « Quel jour sommes-nous ? Il me semble que j’ai toujours vécu ici, à la poupe du Zeta, regardant par-dessus le bastingage l’étendue de la mer » (127). L’immensité de la surface marine, l’aspect illimité de l’espace, favorise la perte des repères temporels. Lorsque la première escale s’annonce, le passager s’efforce – en vain, paraît-il – de faire le compte des journées en mer. « Depuis combien de jours voyageonsnous ? Cinq jours ? Six jours ? » (143). Plus tard, à Saint-Brandon, il fait état de « ces semaines sans rien d’autre à voir que le bleu de la mer et du ciel » (176), la durée subjective ne cessant de s’étendre à mesure que le récit évolue. Peu avant l’arrivée à Rodrigues, elle est estimée à « [u]n mois, peut-être plus » (181). Au moment où le navire longe les récifs de l’île, prêt à jeter l’ancre, le protagoniste se prépare au débarquement, se tenant debout sur le pont, correctement habillé et
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chaussé « pour la première fois depuis des jours, des mois peut-être » (184). Comme nous l’avons constaté pour les jours brûlants du dernier été au Boucan, cette impression de dilatation du temps confine à une abolition de la temporalité et favorise le glissement dans l’immémorial du mythe. « Il me semble être hors du temps, dans un autre monde » (181-182). Or, certaines précisions au sujet du cadre temporel viennent ponctuellement parasiter cette plongée dans le mythique. Les hésitations du protagoniste quant au nombre de jours écoulés entre le moment du départ et la journée où le Zeta fait escale à Agalega sont contrecarrées quelques pages plus loin par la sèche déclaration que l’équipage arrive à cette île « après cinq jours de traversée » (151). De même, les mois entiers que semble avoir duré le voyage aux yeux d’Alexis au moment de débarquer, perdent leur ampleur lorsque le narrateur, dans un des paragraphes suivants, affirme que quatre jours suffiraient pour rentrer de Rodrigues à Maurice 23 . Infirmée par ces incursions spécifiques, l’abolition du temps ne s’opère que partiellement. Une lecture qui se propose de faire apparaître la dynamique, voire la fragilité des textes, gagne à intégrer au champ de la mythocritique des questions narratologiques qui y semblent au premier abord étrangères. Les constats d’ordre narratologique que nous venons de faire mettent à nu des tendances contraires (valorisation de l’atemporel grâce à un travail de l’estompe vs. datation précise des événements) qui montrent que c’est d’une manière approximative que le récit leclézien se dote d’une dimension mythique. Echos d’antan et effet de vertige Sous plusieurs angles, le séjour à bord du Zeta est pour le protagoniste semblable à la vie au Boucan. Alexis retrouve sur le navire différents aspects de l’existence qu’il a menée autrefois, avant la destruction de la maison natale et l’abandon involontaire du 23
Cf. p. 184 : « Je me retourne, je regarde encore la silhouette du Zeta contre le ciel pâle, avec ses mâts inclinés et le réseau de ses cordages. Peut-être que je devrais retourner sur mes pas, remonter à bord. Dans quatre jours, je serais à Port Louis ».
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domaine familial. La prédominance de la mer, la présence d’un personnage conteur et des dispositions spatiales similaires font en sorte que la période passée à bord du Zeta se donne à lire dans une certaine mesure comme un écho – souvent un écho amplifié – du temps du Boucan. Tout d’abord, il y a la mer, dont la présence se fait plus intense que jamais, d’autant plus que le protagoniste sort à peine de l’obscurité pluvieuse qui régnait à Forest Side. Le rapport des éléments tellurique et marin s’inverse véritablement de la deuxième à la troisième partie : dans l’ombre froide de Forest Side, « la mer n’existait plus » (110) pour Laure et Alexis ; lorsque le protagoniste se réveille à bord du Zeta, il regarde autour de lui, et constate que « la terre n’existe plus » (124). L’embarquement vers Rodrigues signifie le véritable avènement de l’élément marin. Cet épisode renoue ainsi avec le temps passé au Boucan, mais avec davantage de splendeur. Enfant, Alexis se délectait de la mer à travers des impressions en quelque sorte indirectes et partielles, telles que la perception du bruit des vagues. Maintenant, le jeune homme entre vraiment en contact avec elle, vivant dans l’immédiat une expérience totalisante et synesthésique : la mer atteint à la fois la vue, l’odorat, le toucher, le goût et l’ouïe d’Alexis. A bord du Zeta, toute impression sensorielle se vit jusqu’à l’extrême ; l’intensité avec laquelle la nature se présente à Alexis frôle le dérèglement des sens et confine à l’évanouissement24 . Dans « l’ivresse du premier jour en mer », explique le narrateur, « les bruits de la mer m’étourdissent, la lumière m’aveugle. [...] Le vent tourbillonne et m’enivre » (125), le bleu profond et sombre « donne le vertige » (123). Cette intensité accrue de l’expérience éblouit le protagoniste, pour qui la mer, au premier instant, apparaît comme nouvelle : « Ce n’est pas la mer que je voyais autrefois, dans les lagons, ni l’eau noire devant l’estuaire de la rivière du Tamarin » (123). Bientôt, cependant, il décèle dans ses impressions des réminiscences du temps du Boucan, la nouveauté se trouvant dans la puissance inédite avec laquelle il les ressent : 24
Claude Cavallero renvoie à cette « ivresse sensorielle, poussée parfois jusqu’au paroxysme du vertige » (« Les marges et l’origine. Entretien avec J.M.G. Le Clézio », Europe, vol. 71, n°65, 1993, p. 170). Madeleine Borgomano va plus loin en suggérant que le vertige, « cet état instable », pourrait bien être chez Le Clézio « la source même de l’écriture » (« La Quarantaine de Le Clézio et le vertige intertextuel », Narratologie, n°4, 2001, p.200).
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J’écoute le bruit de l’eau qui serre la coque du navire [...]. Le vent surtout, qui gonfle les voiles et fait crier les agrès. Je reconnais bien ce bruit, c’est celui du vent dans les branches des grands arbres, au Boucan, le bruit de la mer qui monte [...]. Mais c’est la première fois que je l’entends ainsi, seul, sans obstacle, libre d’un bout à l’autre du monde. (125)
Au Boucan, le bruit de la mer se prolongeait et se fondait en quelque sorte dans la voix de la mère qui donnait des leçons, lisait des dictées, ou récitait des histoires pour les enfants. A bord du Zeta, on voit également apparaître un personnage conteur qui sait enchanter le protagoniste par les histoires qu’il raconte. Si le timonier ne revêt peut-être pas la même importance que la figure maternelle, il est frappant à quel point les deux personnages se ressemblent lorsqu’ils se mettent à raconter. La luminosité du regard, le rythme lent de la voix, la fusion qui s’opère en tous sens entre la voix, le regard et le paysage : autant d’éléments que la mère et le timonier ont en commun, pour le plus grand délice du protagoniste. A l’évocation de la voix de Mam « inventant les mots un à un, très lentement » (28) répond celle du timonier qui « parle lentement, en choisissant ses mots » (135). Le narrateur dit à propos de la mère que « la lumière de son regard brille » (28) pendant qu’elle parle ; le timonier a des yeux « d’un vert lumineux » (135). Tout ce que Mam raconte sous la varangue se soude pour Alexis en une seule « interminable histoire » (28) ; les histoires du timonier lui semblent pareillement « sans but et sans fin » (135). La voix de la mère « où il y a tout » (24) constitue par excellence l’objet de l’affection filiale ; celle du timonier opère une même fusion et engendre un sentiment comparable. L’attachement du protagoniste à l’un et l’autre personnage s’exprime sous des formes étonnamment voisines. « Ce que nous aimons, c’est [...] la voix douce et lente de Mam, ses yeux bleus qui nous regardent entre chaque phrase, et la lumière du soleil toute dorée sur les arbres du jardin » (32), ainsi le narrateur conclut-il la description des leçons de Mam. Une centaine de pages plus loin, voici comment se résume l’évocation du timonier : « Ce que j’aime, c’est le son de sa voix chantante, son visage noir où brillent ses yeux, [...] et cela se mêle au bruit du vent dans les voiles, aux embruns où brille l’arc-en-ciel » (137). L’espace du navire délimite un monde clos habité par un nombre limité d’hommes : sous ce rapport aussi, les conditions de la vie à bord ressemblent à celles de la vie au Boucan, certains aspects se
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radicalisant à l’image de la mer dont la présence se fait plus prégnante. Les dimensions du navire, de la proue à la poupe et de la cale au pont, s’avèrent bien plus petites que celles de la vallée du Boucan ; ces dimensions réduites sont compensées par l’immensité de l’étendue marine environnante. L’étouffement que le protagoniste éprouve à l’intérieur de la cale est à la mesure de l’ivresse qu’il ressent lorsqu’il se penche au-dessus du bastingage pour contempler la mer : la radicalisation des sensations est aussi l’indice de l’angoisse que la vie à bord est susceptible d’engendrer. Car des modifications importantes distinguent le microcosme naval de l’univers du Boucan. Le monde de l’enfance d’Alexis constitue un univers ordonné, un tout cohérent, un espace sécurisant. Les membres de la petite communauté qui habitent ce monde se définissent sans équivoque par rapport au protagoniste. Beaucoup d’entre eux ont avec lui un lien de parenté (ses parents et sa soeur, mais aussi des personnages plus orbitaux comme l’oncle Ludovic et le cousin Ferdinand) ; certains se définissent en fonction de la position sociale qu’ils occupent (le vieux cuisinier est un ancien esclave ; à la figure du père aux ennuis financiers permanents s’oppose par ailleurs l’oncle Ludovic, propriétaire richissime) ; souvent, le rapport affectif qu’Alexis entretient avec les habitants du Boucan contribue à cerner leur identité (son ami Denis s’oppose à cet égard à l’oncle Ludovic qui constitue l’objet de l’aversion du foyer entier). Définis et distingués entre eux grâce à ces caractéristiques, les habitants du Boucan forment toutefois une entité relativement homogène, unie notamment par leur commune appartenance au même lieu. Et c’est à cet égard que la vie d’Alexis bascule lors de l’embarquement. Ayant vécu longtemps dans un univers cohérent, il entre à présent dans un monde inconnu dont la disparité trouble son équilibre mental. Spatialement parlant, la cohérence du Boucan résulte entre autres de la continuité qui le caractérise : l’espace de la maison, par des degrés successifs, se fond dans le paysage, les notions d’ouverture et de clôture y demeurant relatives (pensons à la varangue, lieu de l’entre-deux). Le Zeta, par contre, constitue un monde où les extrêmes se touchent, l’étroitesse close du navire donnant sans transition sur l’immensité de la pleine mer. A l’intensification du milieu géographique s’ajoute une déstabilisation des repères mentaux. A bord règne en effet une inquiétante « promiscuité » (131) : l’équipage du Zeta constitue un assemblage hétérogène d’hommes aux
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origines diverses. « La plupart sont des étrangers, des Comoriens, des Somalis qui parlent une langue rauque, ou des Indiens du Malabar » (132). Non seulement ces hommes proviennent d’endroits divers et s’expriment en différentes langues ; surtout, l’attachement des marins à un lieu particulier est minime, voire inexistant, alors qu’Alexis est corps et âme attaché à la vallée du Boucan que ses pensées ne quittent jamais. Cet aspect « dépaysé » confère à ses compagnons de voyage une identité flottante, presque douteuse. Une vague menace semble émaner de ce groupe au sein duquel Alexis, en tant que seul passager à bord, n’a pas vraiment sa place. Ses lectures de récits de mer stimulant son imagination, le protagoniste ne peut s’empêcher de déceler une nature débridée dans les traits insaisissables des hommes d’équipage, ces marins sans feu ni lieu ne tardant pas à se transformer à ses yeux en de véritables flibustiers : « Parmi ces hommes, n’y avait-il pas des mutins, de ces fameux pirates de l’Est africain dont on parlait tant dans les journaux de voyage que je lisais avec Laure ? » (132). Une « inquiétude absurde et irrésistible » (132) s’empare du protagoniste, qui vient d’entrer dans un monde qui le dépasse. Le séjour à bord constitue un moment pivot dans l’itinéraire du protagoniste. La traversée donne lieu à une mise en question de ce qu’il est et de ce qu’il fait, par la confrontation avec l’état d’esprit des marins qui s’avère foncièrement différent 25 . Cette différence s’exprime dans une grande mesure en des termes spatiaux ; si les marins poursuivent une même destinée 26 , Alexis, quant à lui, a une destination, et c’est cela qui creuse un écart entre le protagoniste et les membres de l’équipage du Zeta, malgré une passion commune pour l’élément marin, qui fait de tous ces hommes des « fous de la mer » (175). A l’occasion d’une tempête qui risque d’altérer la route du navire et de différer l’arrivée à Rodrigues, Alexis remarque : Je suis bien le seul à m’inquiéter de l’itinéraire. Les marins, eux, continuent de vivre et de jouer aux dés comme si rien n’importait. [...] Ils n’appartiennent à personne, ils ne sont d’aucune terre, voilà tout. [...] Même
25 Claude Cavallero remarque à ce propos que « la mer déstabilise, brise les certitudes » (J.M.G. Le Clézio : les marges du roman, p. 112). 26 Cf. p. 181 : « ces marins comoriens, indiens, à la peau sombre, le timonier toujours debout devant sa roue, son visage de lave où les yeux ne cillent pas, et même Bradmer, avec ses yeux plissés et sa face d’ivrogne, est-ce qu’ils n’errent pas depuis toujours, d’île en île, à la recherche de leur destinée ? ».
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le capitaine Bradmer, même le timonier sont avec eux, de leur côté. Eux aussi sont indifférents au lieu, aux désirs, à tout ce qui m’inquiète. (160161)
L’isolement du protagoniste s’affirme ici avec une acuité particulière. Ce qui se dit au fond dans ce passage, par la forte opposition entre le moi solitaire (« je suis le seul ») et le groupe des marins (« eux », « de leur côté »), c’est qu’Alexis n’est pas un marin. Le partage entre lui et les membres de l’équipage est net. Son inquiétude concernant le trajet le distingue des autres ; même le capitaine et le timonier, avec qui se noue une certaine complicité, se trouvent rangés du côté qui n’est pas le sien. L’espèce de suspension qu’occasionne le long voyage en bateau n’arrive pas à lui faire oublier les motifs de son départ et n’atteint pas le stade du détachement absolu 27 . Que le protagoniste, tout en s’émerveillant du spectacle des éléments, ne perde pas de vue ses objectifs, ressort de diverses façons de cette partie du Chercheur d’or. Ainsi, il ne paraît pas fortuit que la place à bord où il s’installe de préférence se trouve à l’arrière du navire ; puis, la fréquence avec laquelle des souvenirs du temps du Boucan lui viennent à l’esprit en dit long sur ce qui le préoccupe ; enfin, qu’Alexis, en amoureux de la mer et friand d’histoires de pirates, décline l’offre du capitaine de devenir son second, est le signe peut-être le plus manifeste de son inaptitude à se détacher de son passé et à s’aventurer vraiment dans l’inconnu. Tout au long de la traversée, Alexis montre en effet une prédilection pour la poupe du navire, d’où il aime contempler le sillage. La préférence qu’il accorde à cette place qu’il considère comme la sienne, jointe à sa fascination pour le sillage, semblent révélatrices du regard en arrière qui conditionne le personnage
27 Dans la mesure où Alexis part pour revenir et reconquérir la maison du Boucan, son entreprise ne relèverait pas à proprement parler de l’aventure moderne, qui selon Vladimir Jankélévitch est « le départ sans le retour » ; pour ce philosophe de l’aventure, les pérégrinations dont l’objectif majeur est de « rentrer à la maison », de « réintégrer [les] foyers », perdent beaucoup de leur caractère aventureux puisque « l’aventure n’est pas sans l’ouverture » (cf. L’aventure, l’ennui, le sérieux, p. 26-28). Il nous semble cependant que les motifs du protagoniste leclézien sont complexes et qu’à son désir de reconquérir la maison familiale s’ajoute bien une impulsion qui pourrait correspondre à ce que Jankélévitch nomme « l’appel de l’horizon » : c’est ce que suggère entre autres le fait qu’à la fin du récit, il conçoit de nouveau des projets de voyage.
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d’Alexis. « Chaque après-midi, quand le jour décline, je suis à la poupe du navire, et je regarde le sillage qui brille. [...] Alors je pense à la terre, à Mam et à Laure si lointaines dans leur solitude de Forest Side » (137). Le sillage, trace mouvante sans cesse renouvelée, inchangée dans sa mobilité même, figure ici le lien fragile mais persistant qui unit Alexis aux visages et aux paysages familiers 28 . Le jeune homme ne cesse en effet de se remémorer le temps du Boucan ou de reconnaître autour de lui des aspects de l’univers de son enfance. Lors d’une escale à Mahé, Alexis visite Frégate, un îlot où son père a cru autrefois reconnaître le dessin de la carte du Corsaire. En s’éloignant de l’île après une brève exploration, le jeune homme ressent « comme un regret ». « L’eau claire du lagon, les enfants nus courant sur la plage, et cette vieille maison de bois abandonnée au milieu des vanilliers, cela me rappelle le temps du Boucan » (170). De même, à l’approche de Rodrigues, le paysage du Boucan s’impose à son esprit. « L’île apparaît sur la ligne de l’horizon. [...] Jamais aucune terre ne m’a donné cette impression : cela ressemble aux pics des Trois Mamelles, plus hauts encore, cela forme un mur infranchissable » (183). Tout se passe en quelque sorte comme si les souvenirs filtraient le regard d’Alexis, produisant un effet ambivalent, nouveau à cause de l’intensité de la perception, mais connu quant aux éléments qui la composent, ce qui donne lieu à un mélange insolite de similitude et d’unicité. Dans les cas évoqués ci-dessus, le paysage de l’enfance resurgit à l’esprit parce qu’un élément nouveau (la maison de bois à Frégate ; la crête des montagnes à Rodrigues) est rapproché d’un élément familier (la maison natale ; le profil des Trois Mamelles). Il arrive aussi que la reviviscence de la vallée du Boucan passe par la perception réitérée d’un même élément. Le ciel nocturne au-dessus du navire fait miroiter les constellations qu’Alexis guettait autrefois en longeant « l’allée des étoiles » au jardin du Boucan. L’observation des astres à partir du navire engendre chez Alexis le même sentiment amalgamé du connu investi d’une puissance insolite : « [j]amais je
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Le motif du sillage est récurrent chez Le Clézio et s’inscrit dans une thématique paradoxale de la trace et de l’effacement, qu’Alain Buisine explore dans son article « Effacements » (Sud, n°85/86, 1989, p. 95-109) ; selon ce critique, la structure romanesque du Chercheur d’or « est entièrement réglée par la question de la trace et de son effacement, de la marque et de sa disparition » (p. 97).
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n’avais vu les étoiles comme cela. Même autrefois, dans le jardin du Boucan, [...] ce n’était pas aussi beau » (133). Avec le dessin de la Croix du Sud distingué nettement dans le firmament apparaît aussi le souvenir de la voix du père guidant les enfants dans le jardin obscur du Boucan. Réveillant ainsi ses souvenirs d’enfance, les étoiles constituent aussi le lieu d’une angoisse. Paradoxalement, la vue de la constellation, figure immuable s’il en est, souligne pour lui la fragilité de sa condition et la distance qui le sépare du monde de son enfance. Je regarde cette croix d’étoiles, et cela m’éloigne encore davantage, parce qu’elle appartient vraiment au ciel du Boucan. Je ne peux en détacher mon regard, de peur de la perdre pour toujours. (134)
En rattachant si étroitement la constellation à la sphère céleste du Boucan, le protagoniste devient d’autant plus sensible à la perte de cet endroit. On voit se creuser ici l’angoisse que provoque l’idée de la rupture. Idée que le protagoniste du Chercheur d’or, à la différence de son confrère dans Le livre des fuites, ne cesse de conjurer. Si l’on compare ces deux héros romanesques lecléziens, il s’avère que l’un et l’autre, mais diversement, agissent sous le coup du poids que fait peser sur eux leur point de départ, l’origine de leur déambulation. La fuite de Jeune Homme Hogan peut se lire en effet comme une recherche radicale de l’altérité, comme un désir de quitter tout ce qu’il connaît et une volonté de trouver du nouveau. Les étapes successives ne réussissent pas à assouvir cette soif de l’altérité ; aucun lieu n’est suffisamment différent de celui qu’il a pris en haine. Son besoin d’altérité se heurte à la rencontre répétée du même. L’itinéraire d’Alexis est tout aussi fortement conditionnée par son point de départ ; lui, en revanche, ne cherche pas à s’en défaire, mais à le reconquérir. Entreprise tout aussi hasardeuse dès lors que la recherche du même, la poursuite de ce qui a été, s’accompagne du savoir latent que cela n’existe plus, que ce lieu a été altéré fatalement. D’une certaine façon, l’obsession du paysage de son enfance est ce qui empêche Alexis de vraiment partir. C’est du moins en ce sens que nous interprétons le fait qu’Alexis décline la proposition du capitaine Bradmer de devenir son second. S’il n’entre qu’à moitié dans son rêve marin, qu’il s’enivre à pleins poumons de l’expérience de la pleine mer, mais pour la durée de la traversée seulement, afin de s’adonner ensuite à une chimère plus tellurique, c’est qu’il ne peut couper le lien qui le relie à la vallée du Boucan.
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Le domaine du minéral L’arrivée d’Alexis à l’île Rodrigues et son installation dans l’Anse aux Anglais signalent son entrée dans un monde placé sous le signe du minéral. Les propriétés des espaces successifs où le protagoniste évolue s’avèrent un facteur de première importance dans la structuration du récit leclézien et jouent un rôle prépondérant dans la façon dont s’articule l’itinéraire du héros. Ainsi, à l’expulsion du Boucan, espace cosmisé et univers euphorique de la plénitude, succèdent d’abord l’obscurité dysphorique de Forest Side, puis l’expérience intense du monde marin, ensuite l’entrée dans un « pays de pierres et d’épines » (268). L’envoûtement qui émane du spectacle des vagues vaut la puissance que dégagent les blocs de lave et les roches basaltiques. A bord du Zeta, Alexis est sous le charme d’une « ivresse » (125) liée au caractère extrême des impressions sensorielles ; la mer vécue au plus près « donne le vertige » (123). Quelque temps après son arrivée à Rodrigues, au moment où il localise la vallée où devrait se trouver le trésor du Corsaire, Alexis ressent également une « ivresse » (192), « comme un vertige, une fièvre » (196). Si l’univers de la mer et le paysage rocheux exercent tous deux une puissante fascination sur le protagoniste et que son exaltation s’exprime dans les mêmes termes, l’un et l’autre concrétisent spatialement des pulsions bien diverses, voire opposées. La mer telle qu’elle apparaît dans la traversée vers Rodrigues engendre dans une certaine mesure un fantasme de la dérive chez le protagoniste. Ce fantasme traduit l’attraction envers l’informe, le désir de voir se dissoudre les dispositifs du contrôle et de l’ordre, la tentation d’effacer ses traces et de disparaître. La mer se prête par excellence à figurer ce genre de pulsion : la fluidité de l’élément aquatique connote l’informe ; la proximité d’une nature potentiellement déchaînée rend la mer difficilement maîtrisable ; par la prépondérance de l’axe horizontal, l’étendue marine se soustrait au regard et donc au contrôle de l’homme, qui est réduit à constater l’immensité de sa surface et ne peut que spéculer sur ce que renferment ses profondeurs. A l’inverse, la vallée de l’Anse aux Anglais définit un espace nettement circonscrit à forte dominante verticale, que le sujet est en mesure d’embrasser du regard dès lors qu’il se trouve en une position
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surélevée. De plus, l’élément minéral connote l’immuable, la résistance au temps ; alors que la trace du sillage dessinée sur la surface marine par le navire en mouvement est une empreinte fugace, les signes gravés dans la solide matière des pierres sont susceptibles de survivre des durées séculaires. Ce paysage minéral constitue le lieu où s’exprime le fantasme de la maîtrise d’Alexis. C’est en ces termes que nous considérons le trajet du protagoniste du Chercheur d’or : à l’origine, il y a l’expulsion hors d’un univers édénique. Le départ pour Rodrigues se fait dans le but de reconquérir ce domaine paradisiaque. Le séjour à bord du Zeta signale une étape très importante au long de laquelle Alexis est confronté en quelque sorte à un défi ; celui que lance le capitaine Bradmer en lui proposant de devenir son second et d’entrer dans la vie marine. Le déclin de cette offre, geste révélateur de la part d’Alexis, indique que sa nostalgie du monde perdu et son projet de le reconquérir prévalent sur l’attrait qu’exerce l’univers marin avec toutes les incertitudes et les latences qui le caractérisent. L’exploration méticuleuse de l’Anse à laquelle il procède, le soin qu’il met à dresser ses plans, la thématisation du regard surplombant : tous ces aspects témoignent de sa volonté d’imposer un ordre et une structure à cet endroit où il est venu pour conjurer la perte d’un monde qui était naturellement pourvu d’un ordre. Tout se passe en effet comme si la construction géométrique d’un espace, en l’occurrence l’exploration minutieuse et la mise en carte de l’Anse aux Anglais, devait compenser la disparition de l’ordre naturel qui régnait au Boucan. Le protagoniste répond à l’effritement du lieu inscrit dans une géographie mythique (le Boucan) en projetant sur l’endroit de sa prédilection (l’Anse aux Anglais) des éléments d’une géographie profane et objective 29 . Dans la mesure où sa démarche relève d’un mécanisme de compensation, la question se pose de savoir si la satisfaction supplétive recherchée sera en mesure de soulager la souffrance profonde. Dans l’espace circonscrit de l’Anse aux Anglais, au fil des pages qui composent la quatrième partie et la section centrale du
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Selon Bruno Tritsmans, toute l’oeuvre de Le Clézio se caractérise par la volonté de transformer le chaos apparent en un ordre fondamental, et l’écriture leclézienne « se modèle sur cette opération réorganisatrice par excellence qu’est la cartographie » (Livres de pierre. Segalen, Caillois, Le Clézio, Gracq, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1992, p.54).
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roman, a lieu l’initiation graduelle du protagoniste, fondée sur la tension entre deux espèces de connaissances. En surface, il y a la recherche matérielle du trésor, l’appât de l’or qui lui fait miroiter la reconquête du domaine familial et, dès lors, le retour à la situation d’avant l’exil. Cette recherche ne peut s’accomplir qu’à travers l’acquisition d’un savoir ; elle passe par le déchiffrement de documents, par le relevé de plans et par une prospection minutieuse du terrain ; elle s’inscrit dans une démarche géométrique. Ce versant de l’entreprise du protagoniste subit des modifications au cours du récit, faisant place au fur et à mesure à un versant plus profond, autrement substantiel. Il s’agit alors non plus de l’acquisition d’un savoir objectivable et fonctionnel, mais davantage de l’accès à une sorte de sagesse. En d’autres mots, la recherche évolue dans le sens d’une quête spirituelle, dont l’objet dépasse les pouvoirs de l’individu et où il s’agit moins de faire siennes des connaissances rationnelles précises, que de s’ouvrir à un enseignement universel. Les différences entre les deux versants de la recherche concernent donc tant le matériau susceptible d’enrichir le sujet que l’attitude que celui-ci doit adopter pour y parvenir. Un examen de la composition de cette quatrième partie du Chercheur d’or permet de relever le poids de chaque versant de l’entreprise, de cerner leurs rapports fluctuants et de dégager les modulations que l’un et l’autre subissent. On constate qu’à l’intérieur de la partie, le texte est divisé en cinq chapitres, dont la longueur varie assez fortement, comme il ressort de la présentation schématique suivante 30 : A 189-197 ± 9 pages B 198-203 ± 6 pages C 204-207 ± 3 pages D 208-258 ± 50 pages E 259-274 ± 15 pages La logique de cette division est en rapport étroit avec la duplicité de la démarche d’Alexis. Il nous semble en effet que la succession des chapitres correspond à une articulation spécifique des deux versants de son entreprise. Au début (chapitres A à C), c’est l’acquisition du
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Nous employons les lettres A jusqu’à E pour renvoyer aux chapitres successifs et indiquons la pagination correspondante (deuxième colonne) ainsi que le nombre total de pages (troisième colonne) de chaque chapitre.
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savoir objectif qui prévaut, dans un mouvement en crescendo reflété dans le nombre de pages toujours plus réduit (9-6-3). Ensuite, dans l’assez long chapitre D, une double inflexion se produit : l’idée d’une sagesse d’un autre ordre commence à émerger progressivement, le savoir fonctionnel s’avérant de plus en plus déceptif, sans pour autant cesser d’être poursuivi. Dans un troisième temps (chapitre E), l’échec du savoir objectif devient net et la prise de conscience d’une sagesse autre s’affirme, à un moment cependant où cette sagesse se trouve elle-même fragilisée par des forces venues de l’extérieur.
La fièvre du chercheur d’or La première phase, celle où le savoir fonctionnel prévaut, s’étend sur les trois courts chapitres au début de la quatrième partie (189-207). Notons qu’une ellipse narrative omet une portion considérable de l’histoire, allant du débarquement à Rodrigues jusqu’au jour où le protagoniste « arrive sur les collines qui dominent l’Anse aux Anglais, où va s’accomplir toute [sa] recherche » (189). La découverte de la vallée en question constitue le fait majeur du chapitre A ; elle est le résultat d’une exploration méticuleuse de l’île. A l’aide des notes recopiées sur diverses sources historiques, Alexis examine la superficie de Rodrigues « depuis le sud où s’ouvre l’autre passe, devant l’île Gombrani, jusqu’au chaos de laves noires de la baie Malgache, au nord, en passant par les hautes montagnes du centre de l’île, à Mangues, à Patate, à Montagne Bon Dié » (189). Le rythme ternaire de la phrase, perceptible dans les prépositions spatiales qui mesurent l’étendue du terrain (depuis... jusqu’à... en passant par...) comme dans l’indication de points cardinaux opposés enfermant une zone intermédiaire (le sud, le nord, le centre) et jusque dans l’énumération des montagnes centrales de l’île 31 , rend compte de la progression systématique et de l’ambition totalisatrice du protagoniste. Par ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si la vallée de l’Anse commence par être décrite essentiellement selon une perspec31
La série de toponymes qui clôt la phrase (« à Mangues, à Patate, à Montagne Bon Dié ») est même doublement ternaire, le troisième des noms propres étant composé lui-même de trois éléments.
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tive surplombante. Alexis se trouve « sur les collines qui dominent l’Anse » (189), « au sommet de la pointe Vénus » (190), ou encore « en haut de la falaise » (191) ; à partir de ces endroits surélevés, il promène un regard panoramique sur le paysage. « De là où je suis, je vois toute l’étendue de la vallée, jusqu’aux montagnes. Je distingue chaque buisson, chaque arbre, chaque pierre » (191). De nouveau, on voit apparaître une structure ternaire. Dans la première phrase resurgit en outre, à une échelle plus petite, une organisation spatiale analogue à celle relevée précédemment : la position de l’observateur et la ligne des montagnes définissent les contours de la zone observée, l’étendue de la vallée se trouvant enclose dans ces limites tout comme les montagnes du centre de l’île sont comprises entre les côtes septentrionale et méridionale de l’île. La relation que le protagoniste entretient avec l’espace à ce moment du récit se donne à lire en d’autres mots comme un rapport de forces. Dans ces pages d’ouverture de la quatrième partie du récit, l’entreprise d’Alexis tend à s’apparenter à une campagne militaire. Le soin apporté aux préparatifs du départ donne un air cérémonieux à sa démarche. Le dépôt à la banque de l’argent restant, l’achat du matériel que le narrateur, avec une pointe d’ironie, appelle « la panoplie de l’explorateur » (193) et dont les ingrédients ressemblent aux armes d’un soldat ; le repas chez le Chinois, habitude jusque-là quotidienne qui dans les circonstances particulières prend une valeur presque rituelle : tous ces gestes confèrent à l’entreprise d’Alexis une dimension solennelle. L’installation d’un « bivouac » (196), terme issu du lexique guerrier, clôt la série de préparations et signale que le protagoniste est prêt pour la conquête. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le premier endroit repéré et distingué au sein de la géographie de l’Anse soit un poste d’observation. La découverte de la vigie du Comble du Commandeur constitue l’événement principal du chapitre B, qui se place toujours sous le signe de la maîtrise de l’espace. Celle-ci s’obtient à travers la lecture du terrain, le déchiffrement des cartes disponibles et l’établissement de nouveaux plans. La démarche du protagoniste s’avère essentiellement géométrique : il procède à une suite d’opérations arithmétiques pour imposer au sol qu’il interroge une grille de lecture impliquant points, droites, courbes et surfaces. « Je vais d’un repère à l’autre, en mesurant la vallée à l’aide de mon théodolite, puis je reviens en traçant un arc de cercle de plus en plus
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grand, pour examiner chaque arpent de terrain » (199). Cette progression méthodique souligne l’aspiration à l’efficacité qui anime Alexis. Pourtant, l’itération continuelle des mêmes opérations laisse entrevoir déjà que la lisibilité des plans risque de se compromettre, les dessins se multipliant à la façon d’un palimpseste : « Chaque matin, je reprends l’exploration, avec les plans que j’ai établis la veille » (199) ; « Sur le papier je trace sans cesse les mêmes lignes » (200). Cette prolifération n’empêche pas le protagoniste de demeurer absorbé par sa recherche. Tout se passe en effet comme si la découverte du Comble du Commandeur signalait le moment où sa passion du savoir objectivable atteint son apogée et où la perspective d’apprivoiser territoire de l’Anse conduit le protagoniste au bord de l’aliénation. En quelques pages suggestives et denses, le court chapitre C (204-207) précise les circonstances du délire auquel le sujet leclézien tombe en proie, en des termes qui rappellent certains passages du Procès-verbal et du Livre des fuites. C’est en effet par le biais d’une mythification solaire que s’expriment la volonté de maîtrise d’Alexis. Dans ses tentatives de soumettre l’espace de l’Anse à son pouvoir, le jeune homme imite la course du soleil au point de s’identifier à l’astre puissant. De l’aube au crépuscule, je suis la marche du soleil dans le ciel, des collines solitaires de l’est jusqu’aux montagnes qui dominent le centre de l’île. Je vais à la manière du soleil, en arc de cercle, le pic sur l’épaule, mesurant au théodolite les accidents du terrain qui sont mes seuls points de repère. (204)
On n’est pas loin de cette « apothéose du moi » dont David Gascoigne a mis en lumière l’importance dans son article consacré au Procès-verbal 32 . Le Livre des fuites aussi comporte des passages où la fascination cartographique du protagoniste est l’indice de sa volonté de maîtrise ; en outre, ce texte fait à plusieurs reprises allusion au
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vertige qu’est susceptible de produire la sensation du regard surplombant 33 . Dans Le chercheur d’or, l’apothéose du moi ne se manifeste que par bribes, et elle porte inscrite en soi les signes de son insuffisance, voire de sa faillite. Le bref chapitre C paraît significatif en ce qu’il constitue le sommet du délire géométrique d’Alexis et marque en même temps un tournant dans son entreprise. Car l’état extatique dans lequel il se trouve donne lieu à une vision hallucinatoire qui lui fait entrevoir, comme par un éclair de lucidité, la quintessence de la sagesse autre. Engagé à fond dans la prospection méticuleuse de l’Anse aux Anglais, le protagoniste se réveille soudain au milieu de la nuit et sous le coup des privations endurées, il se met à divaguer. Les étoiles emplissent le ciel, et je les contemple, pris par cette folie. Je parle tout haut, je dis : je vois le dessin, il est là, je le vois. Le plan du Corsaire inconnu n’est autre que le dessin de la Croix du Sud et de ses ‘suiveuses’, les ‘belles de nuit’. Sur l’étendue immense de la vallée, je vois briller les pierres de lave. Elles sont allumées comme des étoiles dans l’ombre poussiéreuse. (205)
L’assimilation de la carte du Corsaire à une constellation et la brillance sidérale des pierres de la vallée donnent à lire la brève vision onirique du protagoniste comme un présage fugitif et partiel de la révélation à laquelle aboutiront les recherches lors du second séjour à Rodrigues ; révélation qui identifie la configuration de l’Anse aux « dessins de la voûte céleste ». L’espèce de syncope qui se produit chez Alexis suite à la brève vision souligne l’importance de
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Certains passages du Livre des fuites évoquent l’exaltation qu’engendre la lecture géométrique du monde : « Je lis tous les points, toutes les croix, les contour des côtes. [...] Je regarde tous ces pays qui sont à moi, tous les fleuves qui coulent pour moi. [...] Je prends possession, comme du haut d’une tour » (p. 87) ; d’autres donnent à lire une subtile critique d’une telle démarche en soulignant la mise à distance et la froideur qu’elle implique, le vertige devenant une sensation non plus exaltante, mais angoissante : « Celui qui monte en haut d’une tour, ainsi, une nuit, et qui ose regarder cette ville, et toutes les autres avec. Celui qui regarde si froidement qu’il fait corps avec la tour. Est-ce qu’il n’est pas plus loin encore que s’il regardait la terre du fond de l’espace, à travers le hublot de l’espèce d’obus plaqué or ? [...] C’est pour cela qu’il y a des garde-fous sur les tours, pour que les hommes ne montent pas en cohortes se jeter dans le vide » (p. 200-201).
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l’événement. Il semble s’agir cependant d’un signe précurseur 34 que le jeune homme ne comprend qu’imparfaitement. S’il envisage un instant de cesser ses activités et de quitter Rodrigues, il ne peut accepter de voir ses calculs déjoués. « Ce serait un échec terrible ; la maison du Boucan, notre vie tout entière seraient perdues pour Laure et pour moi » (208), affirme-t-il. La nostalgie du passé s’avère très forte et le désir de trouver le trésor subsiste, mais la recherche se poursuit désormais selon des modalités modifiées.
L’arpenteur et l’initiatrice Le chapitre suivant (208-258) correspond à la phase durant laquelle l’acquisition d’un savoir rationnel en vue de la découverte du trésor continue à occuper Alexis, mais où commence à percer également l’aspiration à une sagesse d’un autre ordre, le savoir objectif s’avérant déceptif et sa valeur étant progressivement mise en doute. Initialement, le protagoniste continue résolument à explorer la voie du savoir objectivable. Il semble déterminé à poursuivre l’examen du terrain de l’Anse avec davantage d’efficacité, car il engage des hommes pour l’aider dans ses recherches dont, pour l’instant, il ne met pas en question les objectifs. Il est frappant en effet à quel point Alexis, lors de sa première conversation avec Ouma, se montre réfractaire au scepticisme exprimé par la jeune femme : « ‘Et vous croyez vraiment qu’il y a de l’or par ici ?’ Sa question m’amuse : ‘Pourquoi, vous ne le croyez pas ?’ » (212). Le doute d’Ouma quant à l’existence d’un trésor lui paraît tout au plus amusant en ce moment. Que le désir d’assujettir l’espace de la vallée prévaut encore, ressort entre autres de ce que dans les premières pages de ce chapitre, on voit fréquemment le protagoniste se rendre en un endroit situé à une relative hauteur – position surélevée d’où il peut dominer par son regard une plus grande portion de la vallée et apercevoir des aspects du terrain qui ne sont pas visibles d’en bas. « Vers midi, étant monté au Comble du Commandeur [...], je découvre le ravin. Au fond de la 34
Lors de la « révélation » finale, Alexis se demande s’il est « en proie à une nouvelle hallucination » (335, nous soulignons). Ce fait peut se lire comme une allusion lointaine à la première vision (204-207).
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vallée, il ne pouvait pas m’apparaître à cause d’un éboulis qui en cache l’entrée » (209). Parfois, l’inverse se produit et une particularité aperçue d’en bas paraît s’effacer lorsque le jeune homme escalade une pente pour l’examiner de près. C’est ce qui se passe au moment où Alexis découvre la première marque de l’organeau. « Arrivé près du sommet, j’ai du mal à retrouver le rocher qui porte la marque. Vu d’en bas, le signe était net » (214). Ainsi progresse lentement le travail qui consiste à repérer, à inventorier, à interpréter tant les accidents du terrain que les indications éparses dans les divers documents – va-et-vient entre la carte et le paysage qui, sous la plume de Le Clézio, se prolonge et s’accumule extraordinairement. Celui qui établit la carte d’une région déterminée observe et mesure le paysage pour en consigner les détails sur le papier ; celui qui, muni d’une carte, arrive en une région inconnue, lit la carte pour s’orienter dans le paysage. Le protagoniste leclézien, quant à lui, joint ces deux démarches en principe distinguées. Il examine les plans pour trouver les endroits jugés pertinents : « je passe la fin du jour à étudier les plans de la vallée, et je marque au crayon rouge les points qu’il faudra sonder » (213) ; parallèlement, il balise l’étendue de la vallée pour tracer de nouveaux plans : « je place des jalons. Ce sont des roseaux [...] qu’il faut planter tous les cent pas pour tracer les lignes droites. Je vais alors vers le haut de la vallée [...] et je trace le prolongement des droites à l’aide du théodolite, pour les inscrire à l’intérieur du cadran initial (la grille du Corsaire) » (226). Complication de la démarche qui tient au fait que la carte est ici en partie défectueuse. Comme le mot grille en fin de phrase le suggère, la soi-disant carte du Corsaire relève davantage de la cryptographie : elle sert autant à situer qu’à dissimuler l’emplacement du trésor. Les activités interprétatives d’Alexis s’exercent à la fois sur les fragments de sources écrites et sur le sol de la vallée découpé en parcelles maîtrisables. Le résultat de ces recherches est à l’image de ce fondement doublement fragmentaire : le découpage du terrain basé sur les notices et les plans épars conduit à un amas de signes, accumulés graduellement sans grande cohérence. Lorsque le protagoniste parle de ses découvertes à Ouma, il lit à haute voix les signes trouvés au fil des jours. Sa longue énumération rappelle étrangement la façon dont Hogan, dans Le livre des fuites, recense le paysage qu’il voit défiler derrière la vitre de l’autobus. Alexis dénombre ainsi, entre autres,
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[des] pierres marquées d’un coeur, de deux poinçons, d’un croissant de lune. [...] Une tête de serpent, une tête de femme, trois coups de poinçons en triangle. [...] Rocher tronqué. Rocher sculpté en toit. Pierre ornée d’un grand cercle. Pierre dont l’ombre dessine un chien. Pierre marquée d’un S et de deux poinçons. [...] Roches portant une ligne de poinçons indiquant le sudsud-ouest. Roche cassée et brûlée. (225-226) 35
Ayant trouvé le ravin où devrait être enfoui le trésor, Alexis se met à creuser, mais la cachette qu’il découvre est vide. A ce moment important du récit, une prise de conscience commence à se manifester chez le protagoniste. Pour la première fois depuis longtemps, je pense à Laure, il me semble que je sors de mon rêve. Que penserait-elle de moi si elle me voyait ainsi, couvert de poussière, au fond de cette tranchée, les mains ensanglantées à force d’avoir creusé ? Elle me regarderait de son regard sombre et brillant, et je sentirais la honte. (237)
On voit se reproduire ici un procédé de culpabilisation semblable à celui qui apparaît dans la première partie du roman : c’est en s’imaginant le jugement défavorable de sa soeur qu’Alexis ressent la honte – ou plutôt conçoit l’éventualité de ce sentiment, le conditionnel (je sentirais) inscrivant cette émotion dans le domaine du virtuel. En quelque sorte, cette habitude du protagoniste de mettre en question ses faits et gestes par le biais d’un autre personnage semble un indice de son incapacité à assumer pleinement cette mise en question. A cet égard, un contraste frappant s’accuse entre la production de jeunesse et les romans ultérieurs de l’auteur : le narrateur du Livre des fuites ne cesse de s’attaquer soi-même, de s’interrompre et de se critiquer, au point d’ériger l’autodestruction en un paradoxal principe créatif. La réflexion autocritique d’Alexis, en revanche, est oblique et indirecte. Attirons l’attention sur la teneur dysphorique du passage cité, qui 35
Cf. Le livre des fuites, p. 46 : « Les visages frôlaient les tôles de l’autobus, avec des expressions figées qu’on oubliait tout de suite. Un homme coiffé d’un béret, une grosse femme aux yeux enfoncés, une femme maigre aux cheveux gris [...]. Des séries de photographies qui voltigeaient en arrière, qui étaient emportées par le vent ». La différence par rapport au Chercheur d’or semble consister en ce que Hogan oublie aussitôt les images volatiles, alors qu’Alexis les consigne méticuleusement dans son cahier. A d’autres occasions, cependant, Hogan dresse des listes pour conserver le souvenir de ses observations (voir, par exemple, les pages 60-61 du Livre des fuites).
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désigne la cavité en termes d’une tranchée et décrit des mains couvertes de sang : le récit anticipe ici sur l’épisode de la guerre. La fin du même paragraphe est révélatrice de la faillite des recherches d’Alexis. Allongé entre les parois de pierre, le jeune homme regarde le ciel et contemple les astres. « Ce sont des morceaux de constellations brisées, dont je ne peux plus connaître le nom » (238). La fragmentation qui touche précisément les dessins stellaires, formes en principe immuables, figures éternelles, semble désigner les travaux d’Alexis comme une profanation et dénoncer en particulier la démarche rationnelle qui procède par compartimentage. Avant cette prise de conscience, certains détails du texte font déjà allusion à la vanité de l’exploration systématique. Ainsi le protagoniste se figure-t-il que, pour les oiseaux de mer qui survolent la vallée de l’Anse, il doit ressembler à quelque insecte dérisoire : Quand les oiseaux repassent au-dessus de la vallée, je sais que c’est la fin du jour. Il me semble que je connais chacun d’eux, et qu’eux aussi me connaissent, cette ridicule fourmi noire qui rampe au fond de la vallée. (199)
L’assimilation du chercheur d’or à une fourmi paraît motivée non seulement par la petitesse due à la distance qui le sépare de ses observateurs ailés, mais aussi par l’aspect laborieux du travail, exprimé dans le verbe ramper 36 , auquel il s’adonne avec une obstination absurde (« cette ridicule fourmi »). Quelques pages plus loin, le même insecte réapparaît (au sens littéral cette fois) et connote de nouveau une activité aussi fiévreuse que dérisoire. Assis à l’ombre du tamarinier, Alexis voit que « [d]e grosses fourmis noires courent le long des racines, inlassablement, en vain » (206). Cependant, alors que Le livre des fuites abandonne son protagoniste au sein d’un monde chaotique sans issue, Le chercheur d’or suggère qu’il peut emprunter une autre voie. Lentement commence à émerger au cours de ce chapitre l’esquisse d’une sagesse différente, moins manipulable mais plus gratifiante. Il s’agit d’un savoir qui dépasse le sujet et dont celui-ci ne peut pas s’emparer pour 36 L’emploi du verbe ramper pour évoquer le mouvement de la fourmi paraît curieux dans la mesure où il suppose une progression lente et peu aisée (le serpent et le ver rampent), alors que la course des fourmis donne plutôt l’impression d’une vive agitation.
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s’en servir comme d’un objet matériel, mais qui le met en présence d’une puissance dont il ne peut mesurer ni l’étendue ni la profondeur. Au long du chapitre D (208-258), Alexis a parfois l’intuition de cette sagesse, le plus souvent sur un mode hésitant. Ainsi se dit-il à un certain moment que ce qu’il est venu chercher à Rodrigues, c’est « une force plus grande que la [sienne], un souvenir qui a commencé avant [sa] naissance » (209). Comme souvent chez Le Clézio, le récit met en scène un personnage secondaire qui fait figure de guide spirituel auprès du protagoniste. L’émergence progressive de la sagesse dans ce chapitre correspond en effet à la présence de plus en plus marquée d’Ouma, personnage féminin qui constitue en quelque sorte le point de fuite de cet autre versant de la recherche d’Alexis. Ouma commence par sauver le chercheur d’or quand il s’effondre sous l’effet de la solitude et de son excitation fiévreuse ; elle lui paraît « descendue de sa montagne » (225) telle une prophétesse dont il aime sentir le regard sur soi ; il se dit que la jeune femme qui « méprise l’or » et pour qui « le trésor ne compte pas » (252) est sans doute « la véritable maîtresse de la vallée » (228). En sa compagnie, il fait une excursion en mer, double du voyage en pirogue avec Denis, qui se présente dans le récit comme une catharsis, une expérience susceptible de métamorphoser le protagoniste en le purifiant. Après cette journée si longue, pleine de lumière, nous sommes dans une nuit profonde et lente qui nous pénètre et nous transforme. C’est pour cela que nous sommes ici, pour vivre ce jour et cette nuit, loin des autres hommes, à l’entrée de la haute mer, parmi les oiseaux. (244)
Significativement, à la tombée de la nuit qui clôt cette expérience, le ciel nocturne s’est rétabli de la brisure qui l’avait un instant affecté ; « comme autrefois », le protagoniste reconnaît et nomme un à un les dessins des constellations. La rencontre d’Ouma inaugure ainsi un changement d’attitude chez Alexis. Comme dans Le livre des fuites, la relation qu’entretient le protagoniste avec des personnages secondaires, en particulier des figures féminines, est dans une grande mesure le reflet de son rapport au monde. Le roman de 1969 met en scène des femmes données en spectacle ou proposées à la consommation rapide et agressive ; modalités qui se trouvent en accord avec la violence et l’instabilité dégagées par le monde urbain où évolue Jeune Homme Hogan. Ouma, en revanche, constitue une figure féminine qu’il convient d’accueillir
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au lieu d’assaillir, à l’image de la sagesse dont elle est porteuse. Certes, il y a des constantes dans l’apparence des personnages féminins d’un roman à l’autre, mais le même motif prend une valeur différente selon le cadre dans lequel il se manifeste. Ainsi, de l’une à l’autre femme on retrouve le motif du métal et de la brillance pour décrire le corps féminin, ainsi qu’une certaine animalisation qui touche ces personnages. Chacun des traits se décline cependant selon des nuances diverses. La « robe de métal » qui recouvre la prostituée dans Le livre des fuites apparente la femme à une machine semblable aux voitures qui gouvernent les villes ; son « museau chromé », ses « écailles », sa « carapace de fer » renvoient moins à des propriétés animales qu’à une violence mécanique. L’animalisation de la prostituée se double d’une fragmentation du corps féminin. Dans le cas d’Ouma, les reflets métalliques de son corps contribuent à inscrire la jeune femme dans le monde minéral auquel elle appartient. La luisance de sa peau noire rappelle le scintillement des roches basaltiques ; tout son être semble en harmonie avec le paysage de pierres situé à proximité de la mer. Son corps « étincelle au soleil comme le basalte » (230), son visage est « couleur de cuivre, couleur de lave, brillant de sel » (219). Les comparaisons animales qui la concernent, décrivent l’être féminin entier (et non des parties de son corps) sous les traits d’un animal particulier pour renvoyer à la souplesse de sa démarche, à son côté farouche, ainsi qu’à sa capacité de s’intégrer, voire de se dissoudre dans son milieu naturel : « Je vois sa silhouette souple bondir de pierre en pierre, pareille à un cabri, puis elle s’efface au milieu des fourrés. [...] La jeune fille a disparu, elle s’est confondue avec les murailles de pierre noire » (212-213). L’entrée en scène du personnage d’Ouma favorise l’évolution graduelle de l’un à l’autre versant de l’entreprise d’Alexis. En ce moment du récit, cependant, la transformation demeure incomplète. Si le protagoniste devient conscient de l’apport possible de cette autre sagesse, il demeure encore fasciné par l’idée d’élargir ses connaissances rationnelles. Certains motifs ambivalents rendent compte de la duplicité qui habite le jeune homme. Ainsi Alexis éprouve-t-il une admiration particulière pour les oiseaux de mer qui, à l’aube, survolent la vallée vers les îlots du nord, puis, à la tombée de la nuit, repassent au-dessus de l’Anse. Ponctuant par leur passage l’alternance du jour et de la nuit, les oiseaux renvoient à une
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conception cyclique du temps, renouant par là avec un univers repensé en termes cosmiques, enjeu ultime de la quête du Chercheur d’or. « Quel ordre secret les guide chaque soir le long de cette voie, audessus du lagon ? » (268), se demande Alexis, exprimant ainsi son attirance envers les animaux au rythme imperturbable et envers un monde régi par un ordre intrinsèque. A d’autres moments, cependant, sa fascination laisse transparaître une ambition différente. Le survol des oiseaux lui inspire cette réflexion : J’envie leur légèreté, la rapidité avec laquelle ils glissent dans l’air, sans s’attacher à la terre. Alors je me vois, accroché au fond de cette vallée stérile, mettant des jours, des mois à reconnaître ce que le regard des oiseaux a balayé en un instant. J’aime les voir, je partage un peu de la beauté de leur vol, un peu de leur liberté. (216)
Au milieu de l’éloge célébrant le détachement gracieux des créatures ailées, l’intérêt particulier du protagoniste pour le regard panoramique des oiseaux apparaît comme une fausse note, car il révèle le désir latent de disposer soi-même d’un tel regard dominateur afin de s’ériger en détenteur de l’ordre.
Mascarades et miroitements Ce n’est que dans un troisième temps, phase qui correspond dans le texte au chapitre E (259-274), qu’Alexis semble vraiment intérioriser le scepticisme quant à la recherche du trésor matériel. Ironiquement, la finalisation de la prise de conscience se produit à un moment où l’épanouissement de la sagesse éclose sous l’influence d’Ouma se trouve brutalement entravé par le début de la Grande Guerre. A l’instant où le protagoniste se montre enfin prêt à assumer les échecs répétés de la poursuite de l’or et à emprunter une nouvelle voie, il est rattrapé par l’Histoire et s’engage dans une folie collective dont les répercussions dépassent de loin les effets de sa chimère personnelle. Dans ces pages qui précèdent l’épisode de la guerre, la recherche du trésor se trouve fortement mise en question. Le caractère illusoire de l’entreprise est explicitement dénoncé par la qualification de la recherche en termes de « mirage » (261) ou de « folie » (263).
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Une métaphore issue du lexique théâtral confère à la poursuite du trésor des apparences carnavalesques au risque de ternir la splendeur mythique assignée au Corsaire : le groupe d’hommes venus assister Alexis dans le sondage d’une deuxième cachette est comparé à une troupe déguisée. Quiconque nous aurait vus traverser ainsi la vallée de l’Anse aux Anglais, eux avec leurs pelles et leurs grands chapeaux de vacoas, et moi à leur tête, avec ma barbe et mes cheveux longs et mes habits déchirés, la tête encore bandée d’un mouchoir, aurait pu croire à une mascarade imitant le retour des hommes du Corsaire, venus reprendre leur trésor ! (259)
De nouveau, la touche autocritique s’introduit dans le récit par le détour d’un regard externe posé sur la scène. Ce procédé a déjà été mis en oeuvre à propos des excursions nocturnes du jeune Alexis et de la découverte déceptive de la première cachette, le regard critique étant alors attribué à Laure. Dans ce cas-ci, c’est une instance anonyme qui transforme les habitants insulaires en des acteurs de second rang, leurs pelles et chapeaux en de risibles accessoires de théâtre et le protagoniste en un pirate manqué 37 . Les travaux de l’équipe rassemblée par Alexis ne mènent qu’à une réaffirmation de l’échec : la deuxième cachette est vide aussi. Tout se passe comme si cette déception renouvelée faisait chanceler définitivement la foi du protagoniste en l’existence du trésor. Debout devant la « cachette béante », Alexis paraît se dégriser pour de bon, en concluant simplement que « [t]outes les cachettes sont vides » (261). L’aboutissement déceptif met en cause la pertinence des longues explorations et en particulier l’efficacité des cartes et des plans géométriques. Tout ce qui a servi d’appui au cours du séjour dans l’Anse – cartes, documents, indices repérés dans le paysage – se trouve désormais ébranlé. Les signes perdent leur sens, les repères s’estompent. « Il me semble maintenant que toutes les lignes de mes 37
A cause de la métaphore théâtrale, présente ici sur un mode discret, ce paragraphe semble annoncer le récit Hasard (1999), où la métaphore théâtrale (plus précisément, la référence cinématographique) devient très insistante et où l’autodérision se fait plus incisive : Juan Moguer, cinéaste de second plan et possesseur du yacht où la protagoniste embarque clandestinement, est qualifié à plusieurs reprises de « pirate de cinéma » (p. 78, 136, 168) ; son navire aussi est un « bateau de cinéma » (p. 27) ; les voyages de Moguer se terminent par un échec dérisoire, « dans une parodie de naufrage » (p. 195).
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plans s’effacent, et que les signes inscrits sur les pierres ne sont que des traces d’orage, la morsure des éclairs, le glissement du vent » (262). La découverte de la deuxième cachette vide et la prise de conscience qu’elle occasionne signalent ainsi une nouvelle étape dans l’apprentissage d’Alexis. Il paraît prendre ses distances par rapport au premier versant de son entreprise et s’ouvrir à la dimension spirituelle de sa recherche. Sa décision de reboucher les cachettes mises au jour dans le ravin serait-elle une tentative de réparer l’espèce de profanation commise en ce lieu ? Ce faisant, Alexis fait un pas dans le sens de la sagesse véhiculée par Ouma. Un instant, on voit s’esquisser un rapprochement des deux personnages, mis en scène à travers leur adhésion commune à une sorte de rire libérateur. Rappelons que, la première fois où il mentionne le trésor dans une conversation avec Ouma, Alexis demeure imperméable au scepticisme exprimé par la jeune femme. En apprenant qu’il a trouvé la deuxième cachette et qu’elle était vide comme la première, Ouma éclate de rire ; la réaction d’Alexis est révélatrice. « Je suis d’abord irrité », concède-t-il, « mais son rire est communicatif et bientôt je ris avec elle » (268). Cette adhésion d’Alexis au rire de la jeune fille révèle la transformation subie par le protagoniste. Leur rire partagé est l’indice de la connivence qui, momentanément, s’établit entre les deux personnages. Car la complicité est de courte durée ; elle est suivie presque aussitôt d’une nouvelle distanciation. A la scène du rire partagé succèdent des paragraphes qui insistent au contraire sur la difficulté, voire l’impossibilité de la communication avec Ouma. La relation entre Alexis et la jeune femme est troublée ; le protagoniste semble préoccupé par des soucis qu’il ne peut faire comprendre à sa furtive compagne. Je voudrais lui parler de notre maison au Boucan, [...] de tout ce que nous avons perdu, puisque c’est cela que je cherche. Mais je ne sais pas le lui dire. (268-269) Un instant, j’ai envie de tout dire à Ouma, mais ma gorge se serre. (269) Je ne peux pas lui parler. (269)
Les multiples reprises de l’idée de l’incommunicabilité met en relief l’écart qui se creuse de nouveau entre eux. Cet écart est en rapport
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direct avec une tournure inattendue, voire un véritable revirement de l’intrigue : l’éclatement de la Grande Guerre et l’engagement volontaire du protagoniste. A mesure que s’amplifie le bruit de la guerre, le personnage d’Ouma s’efface. Les valeurs qu’elle incarne sont incompatibles avec les enjeux de la guerre ; la présence de la jeune femme paraît inversement proportionnelle à l’importance accordée aux événements sanglants qui se passent dans le « grand monde », tout comme son apparition dans le récit se fait plus nette à mesure que le protagoniste se détache du versant géométrique de sa recherche. Vers la fin de cette partie, Ouma, dont l’apparence était depuis toujours incertaine 38 , disparaît progressivement. Le protagoniste se trouve renvoyé à luimême et mis à l’épreuve d’un « regard qui vient de tous les côtés à la fois » (273), signe d’une absence difficile à supporter. Comme souvent chez Le Clézio, le paysage évolue solidairement avec le personnage qui s’y trouve inscrit : la disparition d’Ouma affecte l’aspect de la vallée entière. Sans elle, tout semble « encore plus silencieux, lointain, abandonné » (272). Les objets de l’admiration d’Alexis sont désormais invisibles ; le paysage même semble se préparer au combat. « Il n’y a plus d’oiseaux de mer dans le ciel. Il n’y a que les crabes soldats qui fuient vers la vase du marécage, leurs pinces dressées vers le ciel » (272). La teneur dysphorique du changement est mise en relief à travers une symbolique des éléments. L’aspect marin mis en valeur depuis l’excursion en la compagnie d’Ouma fait place à une prépondérance de l’élément tellurique. Les oiseaux de mer, figures à la fois de l’aérien et de l’aquatique, s’effacent et sont remplacés par une espèce qui vit au ras du sol, les crabes renvoyant ici moins à la mer qu’à une symbolique chtonienne.
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Le narrateur décrit la jeune femme dès le début comme une « image fugitive » (p. 218), une « ombre furtive » (p. 225) qui « disparaît parfois si longtemps [qu’il] ne sai[t] plus si elle existe vraiment » (p. 246).
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La mention de crabes soldats 39 permet de lire la phrase entière comme une anticipation sur la partie suivante du roman, la « vase du marécage » faisant allusion aux tranchées au fond desquelles évoluent les combattants et les « pinces dressées » se présentant comme des armes.
39 Il s’avère que les « crabes soldats » sont une espèce particulière de crabes qui ont la caractéristique spécifique de marcher non pas latéralement, mais vers l’avant. Cf. les détails fournis par Danièle Guinot, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle, sur le site internet de l’Institut National de Recherche Pédagogique : « Parmi les amphibies, les représentants australiens d'une famille particulière (Mictyridae), appelés "crabes soldats", marchent en avant et semblent être les seuls à se mouvoir ainsi : ils forment de grandes troupes alignées qui déambulent vers l’avant comme des "grenadiers" (leur surnom en allemand) le long de la plage, à heures fixes » (http://www.inrp.fr) .
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3. Lieux perdus et prise de parole
Le grondement de la guerre A plus d’un titre, l’épisode de la guerre constitue une partie problématique dans le roman. L’évocation d’un contexte historique très précis (le front de l’ouest en ’14-’18) détonne en quelque sorte au milieu d’un récit situé dans un espace insulaire idyllique, traversé par un imaginaire paradisiaque et attiré par la valeur mythique de l’origine. Les comptes rendus de l’époque et les études ultérieures ne font que confirmer le statut problématique de ces pages du Chercheur d’or. Si beaucoup de critiques ont tendance à minimiser l’épisode de la guerre 40 , plusieurs d’entre eux formulent l’idée qu’il est en rupture avec la trame principale du roman. Ainsi, Mireille Naturel estime que la guerre « fait irruption » dans l’univers de l’ailleurs que constitue le microcosme insulaire 41 . Bruno Thibault souligne également le brusque changement : selon lui, le « rêve » du protagoniste « est interrompu par un retour brutal à la réalité dans le roman » 42 . Elisabeth ArendSchwarz s’interroge sur la place « isolée » qu’occupe le chapitre de la guerre ; elle suggère que l’épisode a été ajouté en guise de contrepoids
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Plusieurs articles critiques sur Le chercheur d’or mentionnent à peine l’épisode de la guerre. Selon Jean Montalbetti, la guerre « ne sera finalement qu’une parenthèse, un affrontement symbolique du dragon des Argonautes » (« Un modèle dix-huit carats », Magazine littéraire, n° 216-217, 1985, p. 101) ; David Gascoyne réduit la portée de l’épisode en affirmant que Le Chercheur d’or n’est en aucun sens un roman historique (« the novel is in no sense a historical one », Times Literary Supplement, 4 octobre 1985, p. 1113). 41 « Ailleurs et altérité dans trois romans contemporains : L’amant, Le chercheur d’or, La goutte d’or », Etudes francophones, vol. 13, n° 1, 1998, p. 38. 42 « La Métaphore exotique : l’écriture du processus d’individuation dans Le Chercheur d’or et La Quarantaine de J.M.G. Le Clézio », The French Review, vol. 73, n° 5, 2000, p. 851.
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à l’exotisme et à l’atmosphère « trop poétique » du roman 43 . A l’intégration visiblement problématique de cet épisode dans l’ensemble du roman s’ajoute une valorisation ambiguë de la guerre. Alexis « décid[e] de partir pour la guerre » (258), mais le texte n’explique pas les raisons de son choix. Prise à un moment où le rapprochement avec Ouma semble à son comble, la décision surprend d’autant plus qu’elle va à l’encontre de toutes les valeurs incarnées par la jeune fille. Alors qu’il vient de reboucher les cachettes du Corsaire, geste qui lui paraît « un pas nouveau dans [sa] quête » (267), le protagoniste est relégué par Ouma dans le camp de ceux qui se livrent à la violence pour obtenir des gains matériels : « [v]ous autres, le grand monde, vous croyez que l’or est la chose la plus forte et la plus désirable, et c’est pour cela que vous faites la guerre. Les gens vont mourir partout pour posséder l’or » (269). Face à cette condamnation explicite de la guerre, le lecteur a du mal à donner un sens à la décision aussi soudaine qu’immotivée du protagoniste. Un autre élément encore problématise l’épisode de la guerre. Le Chercheur d’or établit un lien entre la guerre qui menace le monde et le cyclone qui a ravagé la maison natale d’Alexis. Ainsi, la « rumeur » (247) de la guerre est comparée à plusieurs reprises au vacarme produit par les éléments naturels : la guerre est un « bruit qui gronde au-delà des mers comme le bruit de l’orage » (263) ; ce « bruit de la destruction [...] pareil au grondement d’un orage » (258) s’amplifie chaque jour, au point que le protagoniste ne peut s’empêcher d’entendre « le bruit de la guerre dans le bruit de la mer et du vent » (265). La critique a volontiers repris et prolongé ce parallèle. Jean Montalbetti, par exemple, affirme que « [t]rois ouragans vont souffler le destin d’Alexis », à savoir le cyclone, la mort du père et la guerre 44 . Elisabeth Arend-Schwarz considère la guerre comme « la troisième et la plus triste des initiations que vit Alexis » 45 . Gérard Abensour insiste sur la ressemblance entre la lutte des hommes et la violence de la nature dans l’intrigue du Chercheur d’or : reprenant la 43
« J.M.G. Le Clézio : Le Chercheur d’Or – Goldsucher anno 1985 », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, XIII, 1989, p. 393. L’auteur juge l’épisode de la guerre peu crédible et plutôt artificiel du fait que l’horreur de la guerre y est stylisée et décrite dans le même langage poétique qui, ailleurs dans le roman, chante la beauté de la mer. 44 Art. cité, p.100. 45 Art. cité, p. 389.
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métaphore mise en oeuvre par le roman, il juge que le « souffle » de la guerre est « aussi dévastateur que le cyclone » ; pour ce critique, « le cataclysme de la guerre européenne vient faire écho à l’épreuve du cyclone », la « violence meurtrière des hommes » et la « furie aveugle des vents » faisant toutes deux partie des « grandes tempêtes du monde » 46 . Si le roman d’aventures, et en particulier sa variante maritime, établit de longue date un lien entre violence naturelle et violence humaine 47 , la reprise de ce lieu commun par Le chercheur d’or complique l’interprétation de l’épisode guerrier. Une partie de la critique aime voir dans ces pages une dénonciation des horreurs de la guerre. Or, le rapprochement (suggéré par le roman, et amplifié par la critique) entre guerre et cyclone, mettant sur le même plan cataclysme naturel et catastrophe historique, invalide en grande partie une telle dénonciation de la guerre. Le point de vue selon lequel « le choc des nations au combat » est l’une des forces « massives, incontrôlables » 48 qui agitent le destin des hommes au même titre que les déchaînements de la nature, semble incompatible avec l’idée que l’épisode de la guerre serait une « accusation portée contre un monde en folie » 49 : on ne peut dénoncer efficacement les horreurs de la guerre si on apparente celle-ci à un phénomène naturel. L’image de la guerrecyclone gomme les modalités sociopolitiques du conflit, alors même que l’épisode de la guerre est situé dans un contexte historique très précis. Les difficultés que pose l’épisode de la Grande Guerre dans Le chercheur d’or résultent de cette contradiction 50 .
46 Gérard Abensour, « L’Epopée de la fin de l’insularité », Critique, tome XLI, n°462 (novembre 1985), p. 1107 et 1109. 47 Voir L. Rasson et B. Tritsmans (éd.), Marines écrites. Récits de mer au XXe siècle, Roman 20-50, Collection « Actes », Lille, 2004. 48 G. Abensour, art. cité, p. 1111. 49 Max Alhau, « J.M.G. Le Clézio, Le chercheur d’or », Europe, n° 674-675, 1985, p. 203. 50 Marina Salles note à ce propos que dans tous ses romans, Le Clézio maintient « une tension constante entre l’ancrage historique et l’appréhension de la guerre comme phénomène transhistorique, permanent et universel » (Le Clézio notre contemporain, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 58).
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Agir en troupe L’épisode de la guerre se présente comme le double tragique de la partie « Forest Side ». On y retrouve les motifs de l’obscurité et de l’humidité dans un même contraste avec la luminosité et la chaleur de la partie précédente. L’aspect sombre de la vie à Forest Side résulte essentiellement de la perte de l’enfance heureuse ; c’est l’absence du bonheur de jadis qui confère à ces années leur tristesse monotone. Sur les rives de la Somme, en revanche, le protagoniste se trouve véritablement immergé dans le malheur de la guerre ; le contact avec la misère est vécu très physiquement, non seulement en surface (les soldats rampant dans la boue des tranchées), mais aussi en profondeur : la guerre s’insinue dans l’air que les hommes respirent, elle pénètre à l’intérieur des corps sous la forme des gaz mortifères. La négativité s’intensifie considérablement. Le décès du père, mort individuelle accueillie comme un « châtiment » lors du séjour à Forest Side, se trouve multiplié à l’infini dans les milliers de soldats tués, la mort se propageant si massivement qu’elle en devient « familière, indifférente » (279). Cette étape sur l’itinéraire du protagoniste se distingue ainsi des précédentes dans la mesure où il ne s’agit plus d’une phase signifiante dans la vie d’un individu, mais d’une expérience qui affecte la collectivité. Cet élargissement de la perspective passant de l’individu à la communauté se manifeste dans le texte par la dissolution du je narrateur en un nous pluriel, dont l’emploi se généralise au long de la partie. Ce changement est surtout frappant dans les premières pages à cause du contraste par rapport aux débuts des autres parties, qui ont tendance à privilégier la conscience individuelle d’Alexis 51 . Dans les paragraphes qui ouvrent l’épisode de la guerre, le pronom personnel nous apparaît avec une fréquence particulière : une dizaine d’occurrences en l’espace d’une page. La position du pronom en début de phrase ne fait que rendre plus net cet 51
Le souvenir du bruit de la mer évoqué dans l’incipit est par excellence personnel ; le début de la seconde partie met l’accent sur la solitude du narrateur lors des années passées à Forest Side ; le départ à bord du Zeta souligne les impressions intenses vécues par Alexis ; l’arrivée à l’Anse aux Anglais est relatée également selon le point de vue individuel du protagoniste. La seule fréquence du pronom (personnel ou possessif) de la première personne du singulier montre que les premiers paragraphes de chaque nouvelle partie insistent sur l’individualité du protagoniste.
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accent sur la collectivité, d’autant que les (parties de) phrases commencées par un « nous » se suivent deux ou trois fois d’affilée : « [n]ous ne connaissons plus guère la peur. Nous sommes indifférents, comme dans un rêve. Nous sommes des survivants » (277) ; « [n]ous labourons la terre d’argile, nous creusons les tranchées, nous avançons en rampant » (278) 52 . D’autres moyens langagiers viennent renforcer l’insistance sur le collectif : à diverses reprises, le pronom indéfini « tous » précède le « nous » pour englober la totalité des combattants : « [t]ous, nous avons eu notre part de misères » (277) ; « [t]ous, nous savons que le combat est proche » (292) ; « [t]ous, nous sommes debout dans la tranchée boueuse » (293). Le changement qui se produit quand Alexis quitte le lumineux pays de pierres de l’Anse aux Anglais pour se diriger vers les mares boueuses des Flandres est rendu perceptible par une modification des présences animales, au sens littéral ou métaphorique. Si la fugitive et agile Ouma est comparée à un cabri sauvage et que les oiseaux de mer forment l’objet de la fascination d’Alexis au long du séjour sur l’île Rodrigues, des animaux aux mouvements moins vifs constituent les référents du chapitre consacré à la guerre. Au vol gracieux des oiseaux et à la souplesse des bonds du cabri succèdent la démarche souterraine de la taupe et la progression laborieuse des limaces. La métaphorisation animale s’applique à deux comparés différents. D’un côté, des espèces animales particulières désignent les soldats ; d’un autre côté, la comparaison animalière s’applique à leurs armes. A la fin de la partie précédente, le paysage de l’Anse se trouve affecté par le grondement de la guerre : le ciel est désormais vide d’oiseaux ; les « pinces dressées » des « crabes soldats » (272) ressemblent à des armes et annoncent la violence imminente. Dans l’imaginaire leclézien, le crustacé se prête par excellence à la transformation en un appareil militaire, peut-être à cause de la carapace qui a par nature l’air d’une armure et de la menace qui émane des pinces, ces deux aspects réunissant de façon complémentaire des dispositifs défensifs et des outils offensifs. Quoi qu’il en soit, les crabes réapparaissent métaphoriquement dans l’épisode de la guerre en tant que comparants des pièces d’artillerie : « [l]es canons puissants
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Cf., par contraste, l’emploi marqué du singulier au début de « Forest Side » : « Alors j’ai commencé à vivre dans la compagnie du Corsaire inconnu [...]. Toutes ces années-là, j’ai pensé à lui, j’ai rêvé de lui. Il partageait ma vie, ma solitude » (p. 103).
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ont été enterrés, au centre de grands cratères, paraissant des sortes de fourmilions géants, des crabes de terre malfaisants » (289). Le fourmilion, insecte du désert pourvu de mandibules, apparaît aussi dans Le livre des fuites, où il contribue à cerner la condition de Hogan lorsqu’il se sent la proie de quelque prédateur 53 . Aux crustacés s’ajoutent donc les insectes pour cristalliser les angoisses des protagonistes lecléziens : ailleurs dans l’épisode de la guerre, les fusilsmitrailleurs enterrés dans les trous d’obus sont décrits comme « de grands insectes brûlés » (296). La charge dysphorique de ces animaux tient peut-être au fait que tous deux, à cause de leur position enterrée ou de leur petitesse, peuvent agir de manière insidieuse et provoquer presque à l’insu de leurs victimes la lente corrosion du corps en le rongeant de l’intérieur. La menace latente de voir son être altéré sous l’effet d’un rongement interne et difficilement décelable met en danger la notion même de corps ; les insectes représentent une puissance capable de détruire les organismes. Au sens littéral, ils opèrent à l’échelle réduite du corps humain ; par extension, ils figurent les forces susceptibles de corrompre l’ordre cosmique du monde. Lorsque les métaphores animales désignent les soldats, c’est surtout en renvoyant à leur démarche dans la boue des tranchées, aux opérations qu’ils effectuent sur le terrain, à leur position près du sol. C’est en d’autres mots la relation entre les êtres et l’espace où ils se meuvent qui semble motiver en premier lieu les métaphores animales appliquées aux êtres humains dans ce roman. Les soldats creusent les tranchées et avancent en rampant « comme d’affreuses taupes » (286). Pour fabriquer des abris, ils ouvrent des fossés où ils s’enterrent à plusieurs, « serrés comme des crabes » (282). Ils marchent à travers la plaine « pareils à des fourmis » (286) ou, lors des attaques, rampent telles « de grandes limaces » (295), sans défense contre les bombardements comme des « larves affligeantes et dérisoires » (296). Toutes ces images renvoient à une situation au ras du sol, à demi enterrée ou souterraine et contribuent à présenter l’épisode guerrier
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« Et là-bas, au loin, les dunes relevaient lentement leurs murailles, réduisant peu à peu le cirque où l’homme avançait, fermant la prison de leur cercle. C’était comme d’être tombé dans la fosse du fourmilion [...]. Au centre, l’insecte au ventre mou attendait que sa proie se fatigue et se laisse glisser jusqu’à lui » (Le livre des fuites, p. 95).
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comme une descente aux enfers. La symbolique des éléments vient corroborer une représentation en ces termes : la boue qui prédomine dans la composition du paysage flamand constitue une substance amorphe entre le liquide et le solide. Elle n’a ni la transparence lumineuse de l’eau marine ni la solidité séculaire du paysage minéral ; stagnante et sombre, elle connote la mort. L’état intermédiaire de sa substance s’accommode par excellence à des espèces animalières telle la larve, à l’existence rudimentaire et transitoire. Les métaphores animales appliquées aux soldats contribuent à peindre la déshumanisation des hommes sous l’effet de la guerre. Les traits individuels de chacun s’estompent ; sous un commun dénominateur animalier, les troupes deviennent des troupeaux dépourvus d’une intelligence ou d’une volonté propres. L’image de la taupe en particulier rend compte de la progression à l’aveuglette des soldats et de leur participation docile et massive à un projet dont les enjeux leur sont inconnus, voire indifférents : « nous remuons la terre [...] sans savoir ce que nous faisons » (277), affirme le narrateur, « nous marchons [...] sans savoir où nous allons » (286). Réduits à fonctionner comme les pièces détachées et remplaçables d’une gigantesque machine militaire, les soldats s’abêtissent au point de perdre jusqu’au « désir de savoir où [ils sont], pourquoi [ils sont] là » (286) 54 . Les manoeuvres qui occupent les hommes au jour le jour conservent pour eux la même opacité que la boue dans laquelle ils avancent péniblement. Après un certain temps, les opérations effectuées sur le terrain prennent une tournure particulière : il ne s’agit plus simplement de creuser des tranchées, mais de transformer le paysage pour induire en erreur les forces ennemies. Les soldats procèdent alors à la construction de « décors en trompe-l’oeil » composés de « fausses ruines, faux puits qui abritent des mitrailleurs », de « faux arbres creux pour abriter des guetteurs » et complétés de « pantins bourrés de paille, qui imitent des cadavres de soldats » (290). La curieuse entreprise qui consiste à dresser un faux champ de bataille au sein du vrai produit un effet de mise en abyme et introduit dans le récit une métaphore issue du lexique théâtral, qui sera reprise
54 Marina Salles fait remarquer que d’une manière générale, l’évocation des guerres chez Le Clézio est à la fois « sous-tendue par une documentation scrupuleuse » et « filtrée [...] par le point de vue ‘déshistoricisant’ de témoins adolescents ou de combattants novices » (op. cit., p. 65).
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dans la suite du chapitre. Cette métaphore théâtrale renforce l’idée que la guerre est foncièrement incompréhensible pour l’individu, dont les caractéristiques singulières s’estompent lorsqu’il est incorporé dans une foule. Occupés jour après jour par ces « travaux de trompe-l’oeil » (291), les hommes commencent en effet à confondre la réalité et le simulacre. « Il y a si longtemps que nous travaillons à monter ce décor », explique le narrateur, « que nous ne croyons plus à la réalité de la guerre » (291) ; tout se passe pour les soldats comme si ce qu’ils voient se préparer « n’était qu’un jeu » (290). Dans la gigantesque pièce de théâtre que semble la guerre, les décors sont montés, les acteurs présents – mais ils agissent tels des « pantins » dépourvus d’initiative. De la troupe militaire à la troupe de comédiens, en passant par le troupeau des crabes-soldats : au grand jeu de la guerre, c’est l’individu qui est perdant.
Une expérience de la déchirure Si la guerre est un phénomène collectif et rassemble les hommes dans une même folie, ses effets sont proprement déchirants. C’est ce qu’annonce la façon dont les noms des volontaires résonnent au moment solennel où leur engagement est enregistré. L’employé indien, précise le texte, « lit ces noms, et les rafales du vent les emportent et les dispersent dans la lande, parmi les lames des vacoas et les roches noires » (264). L’appel est placé sous le signe de la déchirure : les noms résonnent « comme des noms de morts » (264) ; les rafales du vent expriment l’éparpillement ; le verbe disperser répand les noms dans l’air comme si c’étaient des cadavres étendus ça et là sur un champ de bataille après le combat. Le carnage qui attend les hommes se lit dans la connotation guerrière des termes rafales et lames, dont le sens « naturel » renvoyant au vent et au feuillage se trouve contaminé par l’allusion à des armes (la mitrailleuse et le couteau). L’atmosphère funèbre se complète avec les « roches noires » qui prennent l’aspect de pierres tombales. Par la suite, ce motif insistant de la déchirure apparaît de diverses manières dans l’épisode de la guerre : la désintégration affecte non seulement le corps humain, mais aussi le paysage et même
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les discours des hommes. Tout d’abord, la déchirure est de nature physique. Les privations endurées lors du conflit et la violence inhérente aux combats affectent le corps humain, en corrompent l’intégrité. La désintégration touche les êtres tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective. Les soldats sont « dévorés par les poux » (278), « rongés » (284) par diverses maladies ; les habits qui revêtent leurs corps se trouvent « en loques » (279). La déchirure se manifeste bien sûr avec le plus d’acuité dans les blessures causées par les armes : les obus « éventrent ou décervellent » (288) les soldats. La mort efface au hasard des milliers de visages, décimant les rangs, défaisant des groupes puis les agrégeant aléatoirement : la foule se voit ainsi « disséminée le long des routes, divisée, réunie, séparée de nouveau » (279). Puis, la dislocation atteint aussi le paysage, la géographie du pays en guerre subissant des altérations comparables aux blessures infligées aux corps d’un soldat. Repensant à l’environnement tel qu’il était avant l’arrivée des troupes, le narrateur se rappelle que le paysage était alors « intact » (284), les divers éléments se disposant selon une logique spatiale intelligible : « fermes dans leurs champs, [...] alignements de pommiers, et au loin, la silhouette de la ville d’Ypres, avec sa flèche de pierre qui émergeait de la brume » (285). Dans ce tableau, les diverses maisons s’inscrivent au sein d’une zone environnante qui leur est propre (« fermes dans leurs champs ») ; la rangée des arbres dessine une ligne régulière ; les contours de la ville donnent consistance à l’horizon, où la flèche élève un repère visuel. Suite aux bombardements et aux travaux effectués par les soldats, cet ordre est bouleversé, voire annihilé. Alexis a sous les yeux « un chaos de terre » ; le clocher d’Ypres « penche comme une branche brisée » (285). Les opérations militaires ont transformé le paysage en une terre « déchirée » (285), « déchiquetée » (286), les soldats creusant le sol comme les poux rongent le corps humain. Enfin, la fragmentation se manifeste au niveau discursif. La force destructrice de la guerre affecte jusqu’au langage des hommes, leur ôtant la capacité d’émettre des propos suivis et cohérents. La guerre leur coupe la parole en quelque sorte. Au pire, les voix s’éteignent complètement suite au silence imposé par la mort. Ou alors, les soldats ne produisent que des énoncés désarticulés, interrompus, à moitié étouffés : « [q]uand nous nous parlons, c’est à
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voix basse, des mots qui vont et viennent, des ordres répétés, contredits, déformés » (278). Dans une certaine mesure, l’écriture leclézienne mime cette dislocation énonciative. Ce chapitre du roman semble rédigé en une langue volontairement moins fluide, la narration se déroulant selon un rythme irrégulier et discontinu. L’apparence en quelque sorte hachée de la narration tient à une mise en oeuvre systématique de constructions par juxtapositions, le récit omettant souvent d’indiquer la nature du rapport entre diverses propositions. Ce recours fréquent à la parataxe, à plusieurs niveaux du récit, produit un effet énumératif, les divers propos s’ajoutant simplement les uns aux autres sans s’inscrire dans une logique sous-jacente. Ainsi, au fil des premières pages de cette partie, l’emploi répété de l’adverbe temporel « alors », souvent en début de phrase, est-il l’indice d’un brouillage des repères chronologiques, les moments successifs se trouvant simplement relatés les uns après les autres sans enchaînement véritable. « Alors nous avons commencé notre longue marche vers le nord-ouest » ; « [a]lors, autour de nous le cercle de feu s’est refermé » ; « [a]lors nous avançons dans un paysage désert » (280). Les soldats perdent la notion du temps à mesure que se prolongent les travaux préparatifs dont la logique leur échappe depuis le début. Les catégories temporelles et spatiales n’ont plus de pertinence pour eux dès lors qu’ils se meuvent tous les jours au sein d’un espace invariable où ils répètent sans cesse les mêmes gestes. Cette « désorientation » est d’un autre ordre que la perte des repères euphorique lors de la traversée à bord du Zeta : en pleine mer, la perte de la notion du temps confine à une abolition de la temporalité, à l’inscription dans un hors-temps mythique. Ici, elle est liée à la répétition monotone du même ; les hommes se trouvent renvoyés à une logique de l’et cetera qui mesure l’évolution chronologique et la progression spatiale en fonction de la seule accumulation : « nous avançons [...] jour après jour, mètre par mètre » (278). La dislocation se manifeste encore dans la composition des phrases, dont le rythme s’avère par endroits particulièrement saccadé. L’impression de fragmentation résulte d’une part de l’accumulation de segments juxtaposés ; d’autre part, les subordonnées se construisent pour ainsi dire en cascade, de sorte que le lien avec l’antécédent devient lâche et que des bouts de phrases apparaissent isolément, un peu au hasard, comme des parties tronquées au milieu de la phrase. Les soldats parmi lesquels se trouve Alexis rencontrent chaque jour
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des troupes affluant d’ailleurs, qui leur transmettent des nouvelles du front : Ensanglantés, en haillons, ils racontaient des histoires terrifiantes, les Allemands qui surgissaient sans cesse en hordes frénétiques et hurlantes, les combats dans la boue à l’arme blanche, à la baïonnette, au poignard, les corps traînant au fil de l’eau, accrochés aux barbelés, pris dans les roseaux. (280)
Sur le plan thématique ainsi que discursivement, cette phrase se place sous le signe de la déchirure : l’écriture coupe l’énoncé en de multiples segments comme pour mimer la respiration haletante, l’essoufflement de ceux dont les vêtements aussi sont réduits en lambeaux et qui relatent par bribes ces propos terribles. L’enchaînement sans opérateur logique des faits relatés par les troupes est en accord étroit avec le contenu de leur discours, en l’occurrence les brusques apparitions de l’ennemi, le caractère désordonné des affrontements et la dispersion des cadavres qui jonchent le champ de bataille. Citons un autre exemple d’une phrase où les caractéristiques formelles de l’écriture sont en accord avec la teneur de l’énoncé. Les engagés volontaires s’étaient formé une certaine idée de ce que serait la mort au champ d’honneur : « la mort glorieuse, au grand jour, l’étoile de sang sur la poitrine » (284). L’expérience quotidienne de la guerre détruit cette image héroïque et révèle une mort « trompeuse et insidieuse » qui enlève les hommes d’une tout autre manière : Elle noie dans les fondrières, dans les mares de boue au fond des ravins, elle étouffe sous la terre, elle glace le corps de ceux qui sont couchés dans les lazarets, sous la toile trouée des tentes, ceux dont le visage est livide et le thorax émacié, rongés par la dysenterie, par la pneumonie, par le typhus. (284)
Cette phrase, coupée par les virgules en non moins de neuf segments, produit un effet énumératif à cause de son débit haché, même si seul le dénombrement des trois maladies à la fin de l’énoncé relève à proprement parler de l’énumération. Dans le reste de la phrase, certains syntagmes (« dans les fondrières », « dans les mares de boue ») sont des quasi-synonymes et répètent davantage au lieu d’ajouter une donnée nouvelle. D’autres segments fournissent des précisions au sujet d’un élément particulier : « sous la toile trouée des tentes » décrit un détail des lazarets plutôt que de désigner un autre
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endroit. Mais ces pseudo-énumérations ne diminuent en rien l’effet de la déchirure, qui se remarque jusque dans les détails de l’écriture : ainsi, l’allitération de la consonne occlusive dans « la toile trouée des tentes » paraît-elle particulièrement appropriée pour rendre compte de l’état abîmé de l’étoffe. Signifié et signifiant convergent bien souvent pour décliner en de multiples variantes ce motif de la déchirure chargé de dénoncer les conséquences désastreuses de la guerre. Une fois terminée l’explosion de violence, les répercussions du drame demeurent lisibles ; elles s’inscrivent dans la géographie même des îles lointaines à la façon d’un sédiment corrosif. Le retour vers Maurice et Rodrigues ne suffit pas pour écarter les effets de la guerre et retrouver les paysages d’autrefois. C’est le constat qui s’impose au long des parties conclusives du roman. L’avant-dernière partie raconte le retour du protagoniste après la démobilisation des troupes, son bref séjour auprès de Laure et de sa mère, puis le nouveau départ pour Rodrigues et le second séjour dans l’Anse aux Anglais qui aboutit à la « révélation » du secret du Corsaire. Après la mort de sa mère, le départ de sa soeur et la disparition d’Ouma, Alexis se replie en solitaire dans les vestiges du paysage de son enfance avec la mer pour unique compagne.
Secret révélé, secret préservé Dans les parties conclusives, le récit se fait fort elliptique. Alexis rejoint ses proches fin 1918 ; il quitte l’Anse aux Anglais et repart pour Maurice après avoir reçu une lettre de Laure « datée du 2 avril 1921 » (337) : plus de deux années s’écoulent donc en l’espace d’une quarantaine de pages. Ce trait lacunaire du texte est susceptible de produire un effet de bousculement. Effectivement, les événements se succèdent à un rythme élevé et de manière parfois brusque. Les moments heureux alternent presque sans transition avec des instants dysphoriques. La liberté retrouvée lors de la traversée en bateau vers Maurice est ainsi suivie du constat que le pays de l’enfance du protagoniste est méconnaissable : la mère est presque aveugle, Laure a beaucoup changé, les restes de la maison natale ont été complètement rasés. « L’ivresse du retour [passe] bien vite » (314). Ensuite, le bonheur retrouvé à bord du Zeta est affaibli par l’absence du timonier
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comorien décédé entre-temps ; puis, la vallée de l’Anse aux Anglais paraît aux premiers abords plus stérile que jamais. La foi nouvelle qui gagne progressivement le protagoniste conduit à la « révélation » du secret du Corsaire, mais fait place brusquement à la mauvaise nouvelle apportée par la lettre de Laure : Mam est mourante – climat sépulcral que le naufrage du Zeta vient appuyer. La succession rapide d’événements valorisés si diversement, l’impression douce-amère que procure cette alternance, expliquent sans doute pourquoi la conclusion du roman apparaît « confuse et bloquée » 55 aux yeux de certains commentateurs. Bruno Thibault, par exemple, considère que Le chercheur d’or débouche « sur la solitude et sur l’incertitude du héros » dont l’initiation demeure incomplète à ses yeux. Selon ce critique, la fin du roman nous conduit « à l’orée d’un nouveau cycle initiatique » 56 sans cependant y pénétrer : c’est dans un roman ultérieur, notamment La quarantaine, que l’initiation du protagoniste atteindrait son parachèvement. A notre avis, le second séjour à Rodrigues se situe pourtant bien dans le prolongement du premier et complète l’apprentissage qui s’était ébauché. Si le dévoilement du secret ne donne pas lieu à une issue triomphale et à une définitive clôture du parcours, cela tient moins à un véritable blocage de l’initiation qu’à son dénouement sous la forme particulière d’une révélation : tout phénomène de ce genre relève de l’instantané ; la précarité lui est inhérente. La révélation procure certes un apaisement des angoisses du protagoniste, mais dans le fond, elle n’est pas en mesure d’annuler la perte de l’univers du Boucan ou la mort de ses parents, ni d’infléchir le cours de l’Histoire dans ce qu’il a de plus meurtrier. Que l’itinéraire d’Alexis ne s’enlise pas pour autant dans une confusion générale ressort entre autres des inflexions qui s’esquissent en comparaison avec la déambulation de Jeune Homme Hogan. Nous évaluerons l’épisode de la révélation du secret dans Le chercheur d’or en regard des modifications qu’il introduit par rapport à l’univers du Livre des fuites, quitte à nuancer ensuite la portée du renouvellement. Car en définitive, ce renouveau ne concerne peut-être pas tant l’itinéraire des protagonistes que le chemin suivi par l’écriture leclézienne. Le second séjour dans l’Anse aux Anglais se situe dans le 55 56
Bruno Thibault, « La Métaphore exotique », art. cit., p. 853. Ibid.
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prolongement du premier. Le protagoniste reprend le fil de sa recherche au point où il l’avait délaissée, à savoir au moment où il commençait à prendre conscience de la tension entre, d’une part, un savoir extérieur à acquérir, figuré par les explorations géométriques et la fascination cartographique, et, d’autre part, une sagesse intrinsèque à accueillir, incarnée dans Ouma, femme fugitive et farouche vivant en symbiose avec l’île basaltique. Dès son arrivée dans l’Anse, Alexis renonce aux activités qu’il déployait jadis dans le but de maîtriser l’espace de la vallée. On ne le voit plus promener des regards panoramiques du haut de quelque poste d’observation. Au lieu de considérer le terrain de l’Anse comme un objet cognitif, il l’appréhende en tant qu’espace sacralisé. Ainsi, l’un des premiers gestes qu’il accomplit en retrouvant son domaine consiste-t-il à chercher le vieux tamarinier qui, tel un axis mundi, se trouve « au centre de la vallée » (324). Son intérêt pour les cartes s’estompe, ses fiévreuses explorations d’autrefois perdent leur pertinence : « les anciens plans que j’ai dessinés n’ont plus de sens pour moi. Les lignes se brouillent devant mes yeux, les angles s’ouvrent, les repères se confondent » (326). Il n’est plus occupé à mesurer la vallée, à découper le terrain en arpents et à repérer les points pour tracer et retracer des cartes ; au lieu de cela, c’est le corps d’Ouma qu’il dessine sur un bloc de basalte (327). Tout se passe comme si l’absence de la jeune femme favorisait l’accès à ce qu’elle représente. Le protagoniste se rend compte que, lors du premier séjour, il « ne pouvai[t] pas entendre Ouma, [il] ne pouvai[t] pas la voir », étant « aveuglé par ce paysage de pierre » (330) et pris dans le « leurre » (336) de l’or. Sa démarche antérieure, les coups de sonde et les travaux de déplacement de rochers : tout cela est à présent dénoncé comme une « profanation » (332). Le nouveau séjour renoue non seulement avec le premier, mais aussi avec une époque plus lointaine : celle de l’enfance passée dans l’univers du Boucan, empreint d’ordre et de complétude. Ce n’est pas un hasard si la reviviscence de souvenirs anciens précède la révélation : ce qui se dévoile lors de cette vision hallucinatoire constitue le point culminant d’une quête commencée il y a longtemps, atteint maintenant, dit le narrateur, grâce à « une foi que je ne connaissais pas » (330), « un pouvoir que je croyais perdu » (331). Il s’agit donc moins d’une découverte à proprement parler que d’une redécouverte d’une chose qui était toujours présente en latence, mais
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qu’il était incapable de discerner, selon le modèle du deus abscons. En effet, lorsque soudain Alexis se rend compte que la configuration de l’Anse aux Anglais correspond aux dessins des constellations, il se dit : Ainsi, dans le firmament, où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis toujours le secret que je cherchais. Sans le savoir, je le voyais depuis que je regardais le ciel, autrefois, dans l’Allée des Etoiles. (335)
Et le lecteur se souvient de la carte des constellations qui, dans le bureau du père, était épinglée au mur à côté du plan de Rodrigues, et de toutes les fois où le récit accorde une importance particulière à l’apparition des astres. Là réside une différence essentielle par rapport au Livre des fuites : la déambulation incessante de Jeune Homme Hogan est la concrétisation spatiale des refus et rejets réitérés du sujet, tant envers la ville dysphorique qu’envers son propre discours ; son itinéraire interminable enchaîne les (auto)critiques et les négations de soi. Le chercheur d’or conçoit la quête du protagoniste en termes d’un retour en arrière, vers les origines du soi et du monde conçus comme un tout organique. Ce roman valorise fortement les « formes de l’enfance », alors que l’enfance demeure quasi absente du Livre des fuites. Tout se passe dans le récit de 1969 comme si le protagoniste n’avait jamais été enfant. Certes, on voit apparaître au fil des pages quelques personnages enfants, mais ceux-ci sont des figures étranges, à la fois fascinantes et angoissantes, avec qui la communication s’avère difficile sinon impossible 57 . La teneur de la révélation indique également pourquoi le ton du Chercheur d’or est moins désespéré que celui du Livre des fuites. Nous avons montré qu’au sein des métropoles tentaculaires du récit de 1969, le protagoniste est confronté au contraste criant entre la surabondance de signes et le néant sous-jacent. Le chercheur d’or reprend en partie l’idée de la futilité des signes dont le sujet s’entoure, mais dans des conditions atténuées : le rapport entre la surface et la profondeur se modifie considérablement. Examinons de plus près 57 Daniel Earl Langlois et son ami Tower fournissent un exemple d’enfants potentiellement dangereux ; le premier joueur de flûte est un enfant dont émane une attirance ensorcelante, mais qui disparaît bien vite pour ne resurgir que dans une version mi-parodique (le second joueur de flûte étant d’ailleurs un adulte).
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comment ce rapport se conçoit pour Alexis : Le plan de la vallée, si simple, à chaque instant n’a cessé de s’agrandir, de se remplir de signes, de jalons. Bientôt cet entrelacs m’a caché la vérité de ce lieu. (334)
En d’autres mots : le récit continue à dénoncer l’accumulation de signes, mais il atteste en même temps que, sous cette épaisse couche superficielle, il y a une vérité cachée et non plus le gouffre béant du vide. Remarquons que la nature exacte de cette vérité demeure largement implicite : situation qui rappelle le discours paternel au sujet du secret du Corsaire, dont le récit détaille les circonstances énonciatives mais tait la teneur. Paradoxalement, le secret se dévoile tout en restant intact. Il n’en est pas moins vrai que l’on assiste ici à une évolution importante : Le livre des fuites met en place un monde où l’excès de signes masque un grand vide ; Le chercheur d’or conçoit un univers où les signes accumulés dérobent à la vue quelque vérité profonde. Certes, cette vérité cachée n’offre pas de solution miracle ; elle ne se dévoile au sujet que dans l’instantané. L’intuition de cette sagesse n’empêche pas que la période d’après-guerre est vécue par le protagoniste comme un enchevêtrement de mirages et de désenchantements. Si le secret du Corsaire réveille en lui la foi en l’existence d’un ordre intrinsèque, cet ordre s’avère précaire parce qu’il est côtoyé d’une puissance destructrice, elle aussi inhérente au monde.
Mirages et désenchantements La mer retrouvée après les années de guerre passées dans les tranchées boueuses apparaît aux premiers abords comme une véritable libération. L’élément marin s’avère investi d’une puissance purificatrice. Lors du voyage de retour, une tempête arrive et lave en quelque sorte les passagers de leur passé souillé par l’expérience de la guerre. On retrouve ici l’opposition qui, selon un axe vertical, distingue au sein de l’espace naval d’une part le pont inondé de lumière, ouvert sur l’étendue immense de la mer, et d’autre part « la fournaise écoeurante des cales » (308). Cette organisation, mise en relief auparavant lors du départ vers Rodrigues à bord du Zeta, prend maintenant une valeur particulière. Le fond du navire, plongé dans
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l’obscurité, rappelle par son aspect les tranchées de la guerre. Il concrétise la souillure dont les hommes sont marqués et dont la mer est censée les purifier. Suite aux pluies torrentielles qui s’abattent sur le navire, « les ruisseaux balaient le fond des cales [...], entraînant les rebuts et les immondices » (308). Dans une certaine mesure, la tempête elle-même se donne à lire comme une métaphore de la guerre. Renouant avec les intertextes bibliques concernant le déluge ou la destruction de Sodome et de Gomorrhe, la guerre est conçue alors comme un cataclysme qui advient aux hommes en vue d’un renouvellement du monde : « quand le calme revient sur la mer et dans le ciel, quelle illumination ! » (308). Cependant, le pouvoir purifiant et rénovateur de la mer s’avère en partie défaillant. Il n’est pas en mesure de rétablir dans toute sa plénitude l’univers tel qu’il était avant la catastrophe. C’est ce qui ressort au moment où Alexis retrouve le Zeta et s’embarque une deuxième fois pour aller à Rodrigues. La relation de ce second voyage à bord du navire semi-mythique est placée sous le signe du désenchantement. Certes, l’épisode commence en nourrissant l’idée que rien n’a changé et que le protagoniste retrouve le même bonheur que celui goûté autrefois. Or, l’accumulation dans le texte de tournures modales ou hypothétiques qui disent la contingence de cette impression est trop insistante pour échapper au soupçon : c’est une chute dégrisante qui se prépare. « En retrouvant le Zeta, il me semble que j’ai retrouvé la vie, la liberté, après tant d’années d’exil » (319), affirme le narrateur au début du chapitre. Si le syntagme modalisant commence par se nicher discrètement à l’intérieur de la phrase, le doute qu’il véhicule prendra de l’ampleur au fil du texte. « Comme si nous n’avions pas cessé de naviguer ensemble tout ce temps-là » (319). Phrase doublement surprenante : non seulement la subordonnée surgit indépendamment de la principale élidée, mais encore elle se détache visuellement du corps du texte, remplissant à elle seule un paragraphe entier. La valeur de la conjonction comme si devient problématique à cause de sa position singulière en début de l’énoncé. La construction telle qu’elle apparaît ici forme un écart par rapport à l’usage, qui distingue deux emplois de la locution conjonctive comme si : soit à l’intérieur de la phrase, soit en tête d’une proposition exclamative. La phrase en question constituant un cas intermédiaire, elle fait vaciller le sens du comme si, susceptible de signifier non plus la vraisemblance de la
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proposition qu’il introduit, mais de glisser vers le sens exactement contraire par l’introduction d’une touche ironique 58 . La suite du passage continue à mettre en oeuvre des tournures modales avec une insistance particulière. « Je crois que c’est hier, quand j’allais pour la première fois vers Rodrigues [...]. Oui, je crois que je n’ai jamais quitté cette place, à la barre du Zeta » (319-320). Le verbe modalisateur croire témoigne à première vue de la conviction que ressent le sujet énonciateur à l’égard de son propos ; à deuxième vue, l’obstination manifestée dans la réitération renforcée « Oui, je crois... » paraît suspecte et, dans un renversement paradoxal, semble plutôt signaler la difficulté qu’éprouve le locuteur à se convaincre soi-même. C’est l’apparence physique du capitaine Bradmer qui finit par révéler l’erreur du protagoniste. D’abord, il lui semble que le commandant du Zeta « n’a pas changé » (320) ; dans l’éclairage de la fin du jour, cependant, « son visage est tout à coup celui d’un homme fatigué, indifférent à l’avenir » (321). Les traits vieillis qui inscrivent le passage du temps sur le visage du capitaine occasionnent chez Alexis une prise de conscience générale. Maintenant, je comprends mon illusion : l’histoire est passée, ici comme ailleurs, et le monde n’est plus le même. Il y a eu des guerres, des crimes, des violations, et à cause de cela la vie s’est défaite. (321)
Le déictique maintenant souligne la rectification par rapport à la série de phrases précédentes, le locuteur dénonçant le caractère illusoire de ses impressions antérieures. Encore une fois, l’effet nuisible des guerres est conçu en termes d’une désintégration : la vie s’est défaite. L’arrivée dans l’Anse aux Anglais se déroule selon un scénario analogue, sauf que le protagoniste paraît en quelque sorte averti de l’aspect trompeur des choses : en apercevant la vallée, il 58
A l’intérieur de la phrase, la conjonction comme si dépend d’un verbe et introduit un rapport de comparaison hypothétique, par exemple : Il parle comme s’il était fâché. En tête d’une proposition exclamative, comme si exprime « un étonnement, une protestation, un refus, l’ironie, etc. » et nie en fait la proposition qu’elle introduit, Comme si tu l’ignorais ! signifiant Tu ne l’ignores pourtant pas (Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, p. 233). La phrase leclézienne n’entre ni vraiment dans la première catégorie (comme si n’apparaissant pas à l’intérieur de la phrase), ni tout à fait dans la deuxième (la proposition n’étant pas exclamative). Cette forme déviante accentue d’une manière troublante la conjonction et sa valeur hypothétique.
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observe qu’ici, « en apparence, rien n’a changé » (323-324, nous soulignons) ; tout se passe comme si Alexis n’était plus dupe et qu’il anticipait déjà sur le désenchantement imminent. A son entrée dans la vallée, le paysage de pierre est méconnaissable : Alexis a du mal à identifier les endroits et les gens qui, autrefois, lui étaient familiers. Les habitants insulaires sont devenus des étrangers, ceux qu’il connaissait ayant succombé à la guerre ou pris la fuite face à la famine et aux maladies. Le vieux tamarinier qui se dressait tel un repère au centre de l’Anse a été brisé par un ouragan 59 ; l’arbre renversé compose un monticule « pareil à une tombe » (324) ou encore à un « tumulus » (326). Le paysage désert respire une atmosphère de fin du monde. Les blocs de basalte semblent « les restes d’une cité disparue » (325), des anciens campements de manafs il ne subsiste que des « ruines » (328, 329). Ces renvois récurrents à la mort et à la destruction convergent vers le constat que « [c]ette vallée tout entière est comme un tombeau » (332). La mort et la destruction planent aussi sur l’espace insulaire de Maurice que le protagoniste rejoint après des années d’absence. Les hauts lieux du paysage de son enfance s’avèrent altérés, effacés, voire annihilés. La maison familiale et le jardin touffu ont été rasés ; à l’endroit où ils se trouvaient, le narrateur perçoit « comme une cicatrice parmi les broussailles » au sein de laquelle il croit « deviner les ombres des enfants que nous étions » (313). Dans ce passage, la faculté mémorielle qui surgit, fût-ce sur le mode imprécis et fragile de l’ombre, ainsi que la métaphore de la cicatrice suggèrent un début d’apaisement de la douleur. A d’autres occasions, cependant, la confrontation demeure mordante telle une blessure ouverte. Ainsi lorsque le protagoniste revoit une cachette chérie autrefois par sa soeur et lui. Au fond d’un ravin, ils aimaient grimper dans les branches d’un vieux tamarinier penché au-dessus du vide pour regarder interminablement l’eau couler 60 . Ce décor idyllique s’avère à présent profondément défiguré. Le ravin apparaît comme une « crevasse sombre et laide, sans vie » ; l’arbre a perdu sa force et n’est plus qu’un « vieux tronc noirci aux branches brisées, au feuillage
59 Le tamarinier brisé par l’ouragan rappelle le clocher d’Ypres qui dans le paysage blessé par la guerre « penche comme une branche brisée » (p. 285). 60 La cachette est évoquée à deux reprises dans la première partie du roman (p. 76-77 et 96-97).
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rare » ; enfin, la « maîtresse branche » où les enfants s’installaient offre un aspect particulièrement lugubre, étant « pareille à un bras décharné tendu au-dessus du vide » (355-356). On retrouve ici la thématique de la déchirure déployée avec insistance dans l’épisode de la guerre. Tout se passe dès lors comme si des images guerrières venaient contaminer le paysage de l’enfance pour en montrer la dimension inquiétante. Dans la première partie du roman, la sucrerie inscrivait déjà un lieu de l’angoisse au sein de ce paysage mythifié : on repense aux caractéristiques infernales des machines (le bruit, la fumée, la chaleur étouffante qu’elles dégagent), à l’émeute des travailleurs de canne et au meurtre dont le jeune Alexis est le témoin. A présent, les tensions sociales opposant les travailleurs immigrés aux propriétaires coloniaux s’aiguisent. Le protagoniste se trouve malgré lui relégué dans le camp des oppresseurs : il devient sirdar, superviseur des récoltes de canne, dans la compagnie de son cousin Ludovic – situation d’autant plus malaisée pour lui qu’un jour, il reconnaît Ouma dans la foule des immigrés. Dans ce contexte, le labourage des terres est décrit à plusieurs reprises en des termes qui rappellent exactement les mouvements des soldats au fond des tranchées flamandes : « dans les champs immenses, les travailleurs et les femmes vêtues de gunny avancent comme une armée en haillons » (346). Une imagerie guerrière confère aux activités agricoles une dimension violente et transforme la récolte en un étrange combat où les hommes sont à la fois les agresseurs et les victimes. Les centaines de travailleurs « avancent dans les plantations carré par carré et coupent, du matin jusqu’au soir, ne s’arrêtant que pour limer leurs faucilles, jusqu’à ce que saignent leurs mains et leurs jambes lacérées par le fil des feuilles » (348). Les corps de ceux qui coupent les cannes au moyen d’un outil semblable à une arme sont blessés à leur tour par les lames tranchantes des tiges : la similitude phonétique des faucilles et des feuilles reflète leur commune puissance blessante. Les gestes des travailleurs s’apparentent à la fois à ceux des soldats creusant les tranchées et aux explorations effectuées par Alexis dans l’Anse aux Anglais : ces trois activités ont en commun la progression systématique dans l’espace, la poursuite d’un gain matériel et une certaine profanation de l’espace naturel. La violence latente et d’abord métaphorique ne tarde pas à se concrétiser : des émeutes éclatent, les plantations de cannes sont
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incendiées de part et d’autre, le chaos menace l’univers insulaire. A l’occasion de ces émeutes, on voit le protagoniste évoluer dans les champs de canne proprement comme s’il se trouvait sur un champ de bataille. « Je cours à travers les cannes, sans savoir où je vais, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, écoutant les déflagrations des fusils » (351) ; plus tard, il cherche à rejoindre l’ancien domaine du Boucan « en marchant lentement, avec précaution, comme sur une terre minée » (354) ... Face à ces forces destructrices qui menacent d’envahir le coeur même du paysage de l’enfance, la réaction d’Alexis est significative : il projette de se retirer à Mananava, endroit mystérieux et mi-légendaire situé non loin de l’ancienne maison du Boucan. Mananava constitue comme la dernière étape dans l’itinéraire du protagoniste et son ultime tentative de restituer un ordre dans l’espace géographique. Le domaine du Boucan est le modèle d’un tel lieu clos et ordonné ; dans la vallée de l’Anse, les calculs et les dessins cartographiques d’Alexis témoignent de son ambition de reconstituer un ordre ; Mananava se situe dans le prolongement de cette évolution. Divers indices signalent que cet endroit est conçu comme une version à échelle réduite de l’ancien domaine familial, dont l’Anse figurait déjà un palliatif. « Ce sera ma maison d’où je verrai toujours la mer » (363) proclame le protagoniste, renvoyant à la fois à la clôture protectrice et à l’élément marin : deux traits fondamentaux de son paysage d’enfance. Mananava est par ailleurs décrit comme une vallée « oubliée des hommes, orientée selon le tracé de la constellation d’Argo » (363), phrase qui suggère que la vallée est à l’abri du « grand monde » menaçant, mais qui signale en même temps, par le biais de la thématique astrale, sa précarité : associé au dessin céleste favori du narrateur, ce nouveau « navire » pourrait bien subir le même destin que la maison-épave du Boucan ou le Zeta naufragé... Alexis réussit à « rêv[er] des jours de bonheur » (364) à Mananava en compagnie d’Ouma retrouvée momentanément, mais à son tour cet endroit finit par se révéler perméable à la menace. Un soir, « [a]llongé sur le tapis de vacoas », le protagoniste contemple le ciel nocturne, « enroulé avec Ouma dans la couverture de l’armée » (366). La présence de cet accessoire militaire n’est pas anodine. Soudain, une pluie d’étoiles éblouit le couple rêveur. Comme sa mère autrefois, la compagne du protagoniste voit dans ces traits de lumière un mauvais présage, un signe que le malheur et la guerre doivent
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revenir sur terre. Alexis n’arrive pas à dissiper la peur qu’inspire ce phénomène lumineux qu’il accueille à la fois en le rationalisant : « ce ne sont que des aérolithes ! » et en y prêtant une signification prophétique : il s’agit peut-être bien de « signes de la destinée » (367). Entre le discours objectif tenu autrefois par son père et les croyances véhiculées par la figure maternelle, le protagoniste ne sait pas trancher. Les aérolithes, fragments de corps célestes, figurent la menace d’une unité brisée. L’endroit « le plus mystérieux du monde », conçu comme l’ultime refuge devant les forces destructrices finit lui aussi par tomber en proie au désenchantement. Après le départ d’Ouma, Alexis y retourne pour constater que Mananava est devenu « un lieu de mort », un « domaine » de « fantômes » (372).
Les vertus balsamiques de la fable Vers la fin du roman, le protagoniste se trouve ainsi dépourvu de lieu sécurisant et renvoyé à la solitude. En effet, les figures féminines qui lui étaient toutes diversement réconfortantes, s’éloignent une à une. La mère s’éteint ; Laure part vivre chez les religieuses ; Ouma est déportée dans un convoi de camions militaires, puis sur un bateau qui écarte les réfugiés indésirables. Face à ces évanescences successives, et comme pour conjurer l’effritement de tout ce qui lui était précieux, Alexis est animé d’un besoin pressant de parler. De manière générale, les deux dernières parties sont particulièrement riches en moments où l’acte énonciatif est mis en scène. Plusieurs personnages ou instances prennent la parole, en produisant des discours multiples aux effets variés. Ces discours divers peuvent être classés en trois groupes, selon leur rapport spécifique à ce dont ils parlent. Premièrement, il y a le discours vrai, qui parle de ce qui est. Un deuxième groupe s’oppose exactement à ce premier type et concerne le discours mensonger, qui parle de ce qui n’est pas. Finalement, nous appelons discours fabulateur un troisième type, qui se propose comme une espèce d’entre-deux et parle de ce qui n’est plus et/ou de ce qui pourrait être. L’adjectif fabulateur renvoie donc à la fabulation en tant qu’activité de l’imagination (éventuellement liée à la mémoire) et non à la mythomanie pathologique. Différentes
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instances énonciatrices prennent en charge les divers types de discours, et l’attitude du protagoniste varie significativement selon le discours auquel il est confronté ou qu’il produit lui-même. Le discours vrai se fait entendre par la bouche de Laure, la soeur d’Alexis, au sujet notamment de l’aspect défiguré que présente le paysage de leur enfance. A travers tout le roman, Laure paraît moins portée à la rêverie, davantage en prise sur la réalité, plus sceptique aussi que son frère 61 . Elle préfère se résigner à une situation douloureuse plutôt que de poursuivre des projets chimériques 62 . A quelques occasions, elle communique son point de vue, qui bute sur une résistance acharnée de la part du protagoniste. Lorsqu’elle daigne appeler la mythique maison du Boucan une « vieille baraque percée » en ajoutant qu’« [i]l ne faut pas regretter ce qui n’existe plus » (313), Alexis s’insurge contre l’idée qu’il devrait oublier sa maison natale. Plus tard, Laure exprime son incrédulité de voir jamais la famille se réinstaller dans l’île : « Jamais nous ne pourrons être comme avant, plus jamais il n’y aura de place pour nous ici ! » (317). La réaction du protagoniste est ambiguë : il n’abandonne pas son projet de repartir pour l’Anse aux Anglais, tout en reconnaissant que le discours de sa soeur inflige une douleur d’autant plus pénible qu’elle est foncièrement incurable. « Les paroles de Laure me font mal, parce que je sais qu’elles sont vraies » (317). Bien qu’il semble conscient de l’état irréversible de la situation, le protagoniste refuse d’adhérer à ce constat lucide mais déceptif. Le deuxième type énonciatif, le discours mensonger, lui est tout aussi insupportable. L’énoncé faux atteint Alexis sous la forme des « actes de bravoure purement imaginaires » que lui attribue un article dans la presse sur les héros locaux de la Grande Guerre. Suite à la propagation de cette nouvelle inauthentique, le protagoniste devient le destinataire involontaire des « faux honneurs » rendus par le beau monde de l’île. La déformation des faits finit par altérer des objets pourtant bien réels : les vêtements militaires qu’Alexis a ramenés de la 61
En évoquant le souvenir d’une leçon d’arithmétique au cours de laquelle la mère explique le calcul aux enfants en disposant devant eux des tas de haricots, le récit raconte qu’Alexis, au lieu d’écouter, se perd dans une rêverie nourrie par la vue des « longues mains aux doigts effilés » de sa mère, alors que sa soeur est dite être « toujours si appliquée, si consciencieuse pour faire des tas de haricots » (p. 27). 62 Dans un accès de colère, Laure reproche à Alexis qu’il s’obstine à poursuivre « ce stupide trésor » (p. 317).
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guerre, ses insignes d’officier et les décorations qu’il a reçues lui apparaissent soudain comme un « déguisement » (316) dérisoire. En revanche, et comme on pouvait le pressentir, le protagoniste du Chercheur d’or s’avère l’adhérent le plus fervent du discours fabulateur : à mi-chemin entre la douloureuse vérité et le mensonge patent, celui-ci est en mesure d’agir comme un baume. Dès un très jeune âge, Alexis est un amateur passionné d’histoires légendaires. Vers la fin du roman, il commence à produire lui-même ce genre d’énoncé. Tout se passe donc comme si le récit mettait en scène son lent passage de la réception passive à la production active de discours fabulateurs. Au cours de son enfance dans le Boucan, on le voit pendu aux lèvres de sa mère. Dans un effet de miroir remarquable, le protagoniste prend la relève de la figure maternelle vers la fin du roman, où c’est le fils qui raconte des histoires interminables à la mère agonisante. Autrefois, Alexis attendait que la voix de sa mère, au cours des dictées, vienne résonner dans le silence d’une page blanche ; à présent, les paroles prononcées par le fils viennent relayer la voix maternelle qui s’éteint 63 . De la page vierge d’une existence à peine ébauchée, on passe au silence suprême d’une vie finissante. Les histoires qu’Alexis raconte infiniment ne disent rien de la destruction omniprésente ; elles parlent « de tout ce qui était autrefois », qui est pour lui « bien plus réel, plus vrai, que cette terre ruinée » (356). La fréquence insistante dans les dernières pages du roman de formules comme « je lui ai parlé », « je voudrais parler » mesure à quel point ce discours fabulateur constitue pour le protagoniste une « façon de lutter contre la destruction » (358). Parler 63
Une situation comparable se produit vers la fin de Voyages de l’autre côté : Naja Naja, figure initiatrice, disparaît ; ses amis se préparent alors à poursuivre les histoires qu’elle a « semées » en eux et à prolonger ainsi sa voix qui s’est tue : « Elle ne parle pas. Elle ne parle plus. Maintenant c’est à nous de raconter des histoires » (Voyages de l’autre côté, p. 291). Raconter des récits pour conjurer la mort semble une pratique courante chez les personnages lecléziens : dans Hasard, Nassima se rend à l’hôpital où Juan Moguer est en train de mourir et elle se met à parler doucement au vieil homme endormi (Hasard, p. 203-208). Comme dans Le chercheur d’or, un navire occupe une place centrale dans ses récits : « Elle lui parlait de la seule chose qu’il avait aimée vraiment, du Azzar, elle parlait du bateau tel qu’il lui était apparu la première fois, il y avait une éternité, venu de l’autre côté de la mer pour elle, avec ses grandes ailes d’oie éployées au soleil, glissant majestueusement dans la rade » (ibid., p. 203).
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de mondes perdus apparaît comme un moyen d’en prolonger la présence, fût-ce sur un mode impalpable et précaire. Car le besoin de toujours recommencer les mêmes histoires est aussi l’indice de leur fragilité. Le souvenir de la maison natale rayonne sur tout le paysage de l’enfance, mais lorsqu’elle est bâtie de paroles uniquement, la voilà « fragile, transparente comme un mirage » (374). C’est ce que suggère également la scène où le protagoniste se trouve une dernière fois aux côtés de sa mère décédée : je suis resté seul dans la chambre obscure avec Mam, hébété, sans comprendre, assis sur la chaise grinçante devant la veilleuse qui tremblote, prêt à chaque instant à recommencer mon histoire, à parler à mi-voix du grand jardin où nous marchions ensemble. (358)
La faible lumière de la veilleuse tremblotante, le craquement de la chaise usée et la voix à moitié assourdie du conteur traduisent la fragilité de son récit, qu’il est néanmoins prêt à recommencer infiniment. En dernière instance, ce n’est pas spatialement, mais discursivement, que le cycle se parfait et que la perte s’abolit. Dans les toutes dernières pages réapparaissent ainsi les trois figures féminines, rendues présentes à nouveau dans la parole du protagoniste. A l’horizon se dresse le contour « fin et léger » d’un navire. Et la voix basse qui parle de « choses qui ne finissent pas » (374) se mêle au « bruit vivant de la mer qui arrive » (375).
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Bilan
A première vue, Le chercheur d’or constitue un roman dont le contenu et la forme se renouvellent considérablement par rapport aux oeuvres de jeunesse de Le Clézio. A l’espace foncièrement dysphorique de la ville succède un décor insulaire aux apparences édéniques : éloigné et isolé du monde, l’endroit offre une nature riche et variée où la vie se déroule au gré du cycle des saisons et au rythme des marées. Le fuyard révolté qui avale les endroits successifs avant de les recracher fait place à un doux rêveur en quête de son paradis perdu. Le lecteur n’est plus confronté à un récit qui se plaît à défaire ce qu’il vient d’élaborer et qui progresse par saccades ; il est plongé dans un univers dense et cohérent, unifié par d’infinies correspondances qui trament des variations sur les mêmes thèmes. Cependant, ces différences, aussi réelles et importantes qu’elles soient, tendent à obscurcir un certain nombre d’analogies tout aussi intéressantes. Ainsi, il serait faux à nos yeux de prétendre que le contraste entre les deux romans se résume à l’opposition entre une vision du monde pessimiste dans l’un et une attitude optimiste dans l’autre, ou à la mise en texte d’abord de la face d’ombre de l’existence humaine, ensuite d’une face de lumière. La négativité si insistante dans les romans de jeunesse ne disparaît pas dans l’oeuvre de la maturité : seulement, elle est présente dans d’autres proportions et selon des modalités différentes. Le chercheur d’or ne se fonde plus, en effet, sur l’antagonisme qui structure Le livre des fuites et qui oppose l’espace urbain, porteur de toutes les angoisses du protagoniste, aux espaces autres (insulaires, marins ou désertiques) au contact desquels il fait momentanément l’expérience d’une harmonie retrouvée avant de se voir de nouveau condamné à la fuite. Le chercheur d’or se structure diversement : il met en place le modèle d’un monde cosmique, puis, après la destruction de celui-ci, le roman décrit les tentatives diverses de pallier ce manque, de retrouver l’équilibre brisé, de réparer la rupture. Après avoir quitté le domaine du Boucan, le protagoniste reconstruit un certain ordre dans la vallée de l’Anse aux Anglais. Lorsque ce lieu se trouve à son tour fragilisé, c’est vers Mananava
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qu’il se dirige, jusqu’à ce que l’intégrité de cet endroit soit également mise en question. La ville est écartée de l’espace romanesque, mais ce qu’elle incarne ne disparaît pas pour autant. N’oublions pas que le monde édénique esquissé dans l’ouverture du Chercheur d’or est un paradis perdu. Qui plus est : c’est un monde qui s’effondre sous l’effet de puissances destructrices qui lui sont adjacentes (le cyclone). Voilà ce qui se passe dans la géographie romanesque du Chercheur d’or : les facteurs de chaos et de destruction ne sont plus regroupés au sein d’un espace fortement dysphorique ; ils apparaissent désormais à l’intérieur même des espaces valorisés. La ville, dans Le livre des fuites, extériorise spatialement toutes les angoisses du sujet, la menace du chaos, la violence meurtrière. Dès lors, elle devient l’objet de la haine du protagoniste, dont les fuites incessantes hors des métropoles signalent sa répulsion envers l’artificielle géométrie urbaine et, corrélativement, son aspiration à une harmonie perdue. Dans Le Chercheur d’or, par contre, la perte s’intériorise. Les facteurs qui menacent l’ordre s’infiltrent en quelque sorte au sein des espaces naturels pour montrer en filigrane leur fragilité. Il en résulte des espaces naturels porteurs de duplicité : la mer apporte un souffle vivifiant et un rythme cyclique, mais en elle germe en même temps l’ouragan destructeur. Le ciel nocturne est fait de figures éternelles, de formes immuables, mais l’éclat d’une pluie d’étoiles y inscrit le signe d’une brisure virtuelle. Voilà pourquoi la révélation du secret n’apporte guère d’apaisement durable. Certes, cet épisode esquisse une évolution majeure par rapport au roman de 1969. Le livre des fuites fait le constat réitéré de la prolifération des signes et du manque d’un sens profond, sans arriver à dépasser l’opposition marquée entre les signes abondants et le vide sous-jacent. Le chercheur d’or met en cause plus spécifiquement la pertinence des signes élaborés par l’homme dans le but d’imposer au monde un ordre extérieur à lui. En même temps, ce roman s’efforce de surmonter la négativité de cette situation en accréditant la présence d’un ordre naturel et intrinsèque. Ainsi, durant un instant, le protagoniste renoue avec les formes de son enfance et retrouve un ordre susceptible de restituer une harmonie au monde. Cependant, cet ordre a perdu son évidence et son ampleur, car à côté de lui sommeille en permanence un potentiel destructeur qui menace de semer le chaos. Sous ce rapport, il n’est donc pas sûr que les deux
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romans donnent à lire des situations tellement différentes. Dans Le livre des fuites, la ville élève autour du sujet un enfer dont il ne peut s’échapper que ponctuellement ; les espaces naturels du Chercheur d’or composent un paradis perdu auquel il est impossible de retourner, sinon en ayant recours à une fable fragile. Un protagoniste enchaîne les fuites sans vraiment se défaire de l’objet dont il s’éloigne ; l’autre ne cesse de poursuivre un paysage qui ne correspond jamais pleinement au lieu auquel il aspire. Si les deux livres dégagent une atmosphère bien différente, cela tient dans une grande mesure aux caractéristiques de l’écriture, qui évoluent sensiblement. Sur ce plan aussi, on pourrait dire que Le livre des fuites est le moment de l’extériorisation, alors que Le chercheur d’or intériorise davantage les éléments dysphoriques pour les conjurer diversement. Dans le roman de 1969, l’écriture prolonge et consomme pour ainsi dire discursivement la rupture qu’elle met à nu. Le chercheur d’or prend le parti de réparer la rupture sur le plan de l’énonciation. Au constat de la plénitude perdue, l’écriture leclézienne répond en cultivant une conception cyclique du temps, par la mise en oeuvre d’un tissage mythologique et par une poétique fondée sur un principe itératif. L’ensemble de ces moyens confère une continuité tant à l’histoire qu’à l’imagerie du récit et dote le langage d’un rythme incantatoire. Au glissement d’un univers urbain vers des milieux plus naturels s’ajoute donc l’évolution d’une écriture fortement autocritique à une écriture comme réconciliée avec l’idée de narrer une histoire – activité que Le chercheur d’or valorise et place au coeur de ses enjeux poétiques. C’est la parole fabulatrice qui réactualise infiniment le paysage de l’enfance et qui restitue les mondes que l’on croyait perdus. La maison natale s’effondre, mais la voix du conteur la reconstruit de fond en comble. Par la suite, la question surgira de savoir combien de temps les édifices verbaux résistent à l’érosion...
L’errance ou le voyage fragilisé La quarantaine La quarantaine (1995) raconte le retour à l’île Maurice de deux frères, Jacques et Léon. Tous deux sont nés à Maurice, mais leurs parents ont quitté l’île et regagné la France peu de temps après la naissance de Léon. Les frères partent fin mai 1891 en compagnie de Suzanne, la jeune épouse de Jacques. En vue de la destination, le voyage s’arrête prématurément : une épidémie de variole s’étant déclarée à bord, les passagers du navire sont mis en quarantaine sur l’île Plate, au large de Maurice, où se trouvent également des immigrants indiens. La longue attente et les événements successifs qui se produisent au cours de la quarantaine ont une influence décisive sur la vie des frères, dont les chemins se séparent : Jacques et Suzanne finissent par réaliser leur rêve en accédant à Maurice ; Léon, qui s’est lié entre-temps avec Suryavati, une jeune immigrante indienne, renonce au projet du retour et disparaît avec la femme qu’il aime. Le récit de cette quarantaine, narré à la première personne par Léon, occupe la majeure partie du long roman (p. 59-484). Il est précédé de deux courtes parties introductives et suivi d’un bref chapitre conclusif. Ces trois parties constituent un récit encadrant, qui est pris en charge par un autre narrateur à la première personne, à savoir le petit-fils de Jaques et de Suzanne, né en 1940 et prénommé Léon en honneur de son grand-oncle disparu. Ce « deuxième » Léon introduit l’épisode de la quarantaine en esquissant le contexte historique et familial dans lequel elle a lieu, et en dépeignant les deux fois où son grand-père a vu Arthur Rimbaud – rencontres qui constituent à ses yeux des moments-clés dans la vie de son ancêtre. Rimbaud apparaît en effet dans le récit à la fois comme un personnage historique et en tant que référence intertextuelle. Dans les pages conclusives du roman, le narrateur se rend à Maurice à son tour (on est alors en 1980), à la recherche des traces de ses grands-parents et de
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son grand-oncle disparu. Finalement, on le voit à Marseille visiter l’hôpital où est mort Rimbaud, figure mythique de l’errance sous le signe duquel se place ce roman leclézien. La quarantaine se situe dans le prolongement du Chercheur d’or dans la mesure où ce récit reprend le thème du pays natal perdu et qu’il met en scène un voyage entrepris dans le but de renouer avec le lieu d’origine. Cependant, par rapport à l’univers du Chercheur d’or, l’accessibilité de ce lieu paraît maintenant particulièrement problématique – situation qu’illustre de façon exemplaire la quarantaine : cette longue attente immobilise les voyageurs en vue de l’île convoitée, qui brille à l’horizon tel un mirage à la fois proche et inatteignable. L’accès problématique au lieu d’origine tient à divers facteurs. Dans Le chercheur d’or, l’évocation du paysage de l’enfance, on l’a vu, occupe une place de première importance ; Alexis détaille longuement tous les agréments du domaine du Boucan. Or, le narrateur et protagoniste de La quarantaine n’a jamais vu ou vécu véritablement l’endroit où il est né, ses parents ayant quitté l’île Maurice avant même son premier anniversaire. Léon ne connaît ce paysage que par le biais des récits que lui raconte depuis longtemps son frère aîné, qui avait neuf ans au moment du départ. Pour Léon, le pays natal est fait des bribes de souvenirs entrés en lui au fil des propos fabuleux répétés par Jacques. Ensuite, alors que Le chercheur d’or met en scène l’unique itinéraire d’un seul protagoniste, La quarantaine contient un enchaînement infini de départs, de retours et de nouveaux départs, dans un va-et-vient qui se prolonge à travers les générations successives. Ainsi, le retour à Maurice de Jacques et Léon a-t-il été précédé des migrations de leurs parents : leur père Antoine, originaire de Maurice, rencontre et épouse leur mère Amalia en Europe, puis le couple rentre à l’île et y habite pendant une dizaine d’années, jusqu’au moment où ils sont expulsés par le Patriarche et qu’ils repartent pour la France. A leur tour, Jacques et Suzanne ne resteront pas définitivement à Maurice : au bout d’une quinzaine d’années, ils finissent par regagner la France. Le séjour de leur petit-fils, le narrateur contemporain, clôt la longue suite de voyages vers Maurice. Enfin, la tendance migratoire ne concerne pas seulement les membres de la famille Archambau, qui entretiennent un rapport problématique avec l’île Maurice. Elle touche la quasi-totalité des
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personnages de ce roman : presque tous sont contraints de vivre dans un endroit différent de celui où ils sont nés ; de surcroît, plusieurs d’entre eux sont orphelins ou enfants adoptifs. Le passé des personnages s’en trouve comme effacé en partie ; l’histoire de leurs ancêtres s’avère marquée de lacunes irrémédiables. Selon notre hypothèse, les diverses errances des protagonistes de La quarantaine sont à la fois l’expression et le palliatif du manque d’appartenance qui les constitue aussi foncièrement qu’il les hante. Ce sont les modalités, les origines et les répercussions de cette figure de la perte que nous voudrions examiner à travers notre lecture du roman. Dans un premier chapitre, nous étudierons l’organisation spatiale de l’univers insulaire, pour montrer que le rapport du protagoniste à l’espace témoigne de sa volonté de retrouver des liens perdus. Cette recherche de liens est au coeur de notre deuxième chapitre, où nous esquissons le rapprochement qui s’opère entre le protagoniste et la nature élémentaire de l’île grâce à une figure féminine initiatrice. Au cours de cette initiation, Léon touche au sentiment de cohésion auquel il aspire, mais en même temps, le roman suggère que cet état ne peut s’expérimenter que dans l’instantané et sur un mode fragile. A mesure que le séjour avance, le voyage entrepris dans le but de remplir des lacunes fait ressortir en effet de nouvelles déchirures. Le troisième et dernier chapitre se propose d’interroger les manifestations formelles de ces brisures résurgentes, en cernant la poétique d’un récit qui persiste au travers de sa fiction lézardée.
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1. Espaces brisés
Dans tout l’épisode de la quarantaine, les caractéristiques et l’organisation de l’espace romanesque jouent un rôle de première importance dans la production du sens. L’univers insulaire où se déroule l’action et la mise en quarantaine qui est au coeur de l’intrigue se trouvent à l’origine de thématiques telles que l’isolement et l’exclusion, l’attente et l’espoir. La situation géographique des personnages s’avère corrélative de leur statut social ou de leur position hiérarchique. Le découpage de l’espace en diverses zones aux connotations spécifiques donne un essor particulier à la notion de frontière et sollicite également le thème de la transgression des limites. Selon une perspective différente, en se rapprochant de l’espace considéré dans sa composition élémentaire, l’homme peut tenter de restituer la connivence qui le reliait autrefois au monde. En plus de cela, l’espace constitue le lieu par excellence où s’articulent les significations symboliques du roman leclézien ; il remplit également une fonction poétique. Alors que la plupart des passagers, et en particulier Jacques et Suzanne, demeurent constamment préoccupés par l’idée d’un accès imminent à Maurice, pour le protagoniste Léon, les enjeux de l’attente prennent vite un autre tournant. Il ne s’agit plus tellement pour lui d’accéder à un lieu qu’il a perdu sans l’avoir vraiment connu ; le protagoniste de La Quarantaine est bien moins en quête d’un lieu qu’à la recherche de liens perdus. C’est le contact avec son passé individuel qui lui manque, et au-delà, l’inscription dans une mémoire collective, voire une certaine connivence avec un monde des origines. C’est en ce sens qu’il faut comprendre sa fascination envers les éléments : la communication avec la nature élémentaire lui offre la sensation de toucher à un univers primordial, d’expérimenter le monde comme au premier moment de la création. Le véritable enjeu de sa démarche se lit en filigrane dans l’incipit de la partie consacrée à la quarantaine, dans les paragraphes d’ouverture qui décrivent le décor insulaire où va se dérouler l’intrigue. Cette ouverture est particulièrement intéressante à cause du fait qu’elle donne à lire métaphoriquement et de manière concise le
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sujet global du roman, à savoir le besoin de renouer avec les origines, de retrouver un univers primordial antérieur à toutes les brisures qui ont fragmenté le monde, abandonnant le sujet à un sentiment de la dérive. Le passage en question décrit la façon dont l’île Plate a été formée, et son évolution ultérieure au sein du groupe insulaire dont elle fait partie. Née de la formidable poussée volcanique qui a soulevé le fond de l’océan il y a des millions d’années, l’île a d’abord été rattachée à Maurice par un isthme qui s’est lentement enfoncé dans l’Océan. [...] Un rocher de basalte est détaché de la pointe la plus à l’est, et sert de refuge aux oiseaux de mer : Pigeon House Rock. D’autres îles sont disséminées au large, et témoignent de l’ancienne plate-forme. 1
L’intérêt de cette description dépasse la seule fonction de situer le lieu où se déroulera l’intrigue dans un cadre géographique plus large. En évoquant la naissance géologique de l’île, le récit remonte à une époque immémoriale (« il y a des millions d’années ») qu’il identifie implicitement aux temps où l’univers était un et indivisé. L’île se trouvait alors reliée à Maurice et les deux étaient en contact avec les profondeurs de l’océan. Depuis, les choses ont évolué en se désintégrant : dans la suite de passés composés « rattachée », « détaché », « disséminées » se lit ainsi la fragmentation graduelle et la progressive disparition des liens que figurent cet « isthme [...] enfoncé » et « l’ancienne plate-forme ». La démarche du protagoniste peut se concevoir comme une tentative d’effectuer ce trajet exactement en sens inverse ; son entreprise vise à remonter vers l’état du rattachement afin d’abolir le sentiment douloureux de la « dissémination ». Cette brisure se fait ressentir chez le protagoniste comme chez nombre de personnages secondaires avec une acuité particulière. Le personnel romanesque de La quarantaine est très affecté par le sentiment d’être délié : il souffre d’un déracinement à la fois spatial et familial. Sur le plan géographique, on constate que bon nombre de personnages ne se trouvent plus à l’endroit où ils sont nés. Ils vivent éloignés de leur terre natale. Le protagoniste et son frère sont nés à 1 La quarantaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 61. Dans cette troisième partie, les chiffres entre parenthèses dans le corps du texte renvoient à cette édition.
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Maurice, mais vivent en France jusqu’au jour où ils décident de rentrer vers l’île. Suzanne est une immigrante réunionnaise. La mère de Léon, Amalia « l’Eurasienne », est née en Inde et vivra successivement en France, à Maurice, puis de nouveau en France. Ananta, la mère de Suryavati, est née en Angleterre ; elle a environ huit ans lorsqu’elle part de l’Inde pour Maurice en compagnie de Giribala. Ce ne sont que les exemples les plus frappants de personnages vivant loin de leur pays d’origine. De surcroît, la plupart d’entre eux ont dû quitter ce pays à un âge très jeune, de sorte que souvent, ils ne peuvent même pas avoir recours à la mémoire pour reconstituer mentalement leur terre natale ; et s’il leur reste des souvenirs, ceux-ci s’avèrent imprécis, voire indéchiffrables. A cette première lacune s’ajoute un deuxième facteur de vide et de rupture : quantité de personnages ont perdu leur père ou leur mère à un âge très jeune. Cet état d’orphelin creuse une faille supplémentaire dans leur mémoire défectueuse. La mère de Léon est morte alors qu’il n’avait pas un an. Suzanne est orpheline. Le père de Suryavati meurt peu de temps après le premier anniversaire de la jeune fille. Ananta a perdu ses parents anglais lors de la mutinerie des sepoys en Inde ; elle a été sauvée par une femme indienne devenue sa mère de substitution. Les parents d’Amalia meurent dans ce même conflit ; la petite fille indienne est recueillie puis adoptée par un Anglais. La disparition précoce d’un parent cause un vide, une tache blanche dans la filiation d’un personnage, dont le passé et l’identité semblent du coup incomplets, lacunaires. Son arbre généalogique se trouvant en quelque sorte retranché, il a le sentiment d’être coupé de ses racines. Impression de déracinement qui se fait d’autant plus vive qu’à l’effacement d’une mère ou d’un père s’ajoute, comme on vient de le dire, l’éloignement de la terre natale. La douleur que produit cette situation de double déracinement n’a rien à voir avec un quelconque sentiment patriotique. L’état d’orphelin et la situation d’exil du protagoniste leclézien ne font que concrétiser le sentiment général de se trouver en manque de communication avec le monde, d’être privé du contact avec les fondements de la vie, avec l’essence de l’univers. Ce sont les liens avec ce monde des origines et ce passé immémorial que le roman leclézien s’efforce de rétablir, d’où l’importance accordée à la généalogie et au lieu de naissance. D’où aussi, sans doute, l’intérêt de l’auteur pour les mythes et sa fascination particulière pour les histoires
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fabuleuses qui racontent les commencements. Ponctuellement dans le texte, les rapports entre les différentes îles sont représentés en termes de liens de parenté. Maurice se voit ainsi assigner la métaphore de « l’île mère » (114). L’ouverture de la troisième partie indique que la forme de Plate imite, « en plus petit » (61), celle de Maurice, ce qui l’apparente en quelque sorte à son enfant. A son tour, Plate se rapporte à Gabriel comme une mère à sa progéniture, fût-ce sous des formes animales : l’île se trouve « flanquée de son îlot comme un gigantesque mammifère marin échoué dans la tempête avec son petit » (63). Gabriel est par ailleurs décrit comme le « rejeton » (75) de Plate. L’image de « l’île mère » surtout s’avère suggestive, parce qu’elle fait converger la thématique de la terre natale et la question des liens de parenté problématisés. Le retour à Maurice du protagoniste se conçoit en même temps comme un retour à la figure maternelle disparue. Cela confirme l’idée qu’il ne s’agit pas pour lui d’une simple reconquête d’un territoire perdu, mais d’un véritable retour aux origines. La portée de cette entreprise qui vise à remonter vers le commencement s’étend bien au-delà des limites de la vie humaine : au fond, c’est à la première des origines, au début de la création du monde qu’elle aspire toucher. L’univers qu’elle désire déverrouiller n’est pas uniquement celui des souvenirs individuels, mais concerne celui des temps immémoriaux. C’est ce qui ressort de l’évocation des îles en termes de « formes antédiluviennes » (252) ou encore de l’impression du protagoniste narrateur qui se dit que l’île Plate a « la forme même du passé » (342). Les tentatives de restituer les liens perdus sont nombreuses et prennent des formes diverses dans La quarantaine. Initialement, le protagoniste conçoit le retour à Maurice et la rentrée dans le lieu où il est né comme une façon de retrouver son passé perdu. Regagner sa terre d’origine lui paraît un moyen pour abolir certaines ruptures qui marquent sa vie ; cela lui semble une étape vers cet état de plénitude et d’indivision auquel il aspire. Bien vite, cependant, Léon se rend compte qu’accéder à Maurice signifierait entrer dans un monde où l’homme soumet l’espace à sa domination, où les ressources naturelles deviennent l’instrument du pouvoir d’une élite qui exerce sa puissance au dépens d’une masse d’exclus. Refusant de souscrire à un tel système, le protagoniste se tourne vers la nature dans sa constitution élémentaire, ce rapprochement entre l’homme et les éléments s’esquissant pour lui comme une façon plus authentique de renouer
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avec un univers primordial. Inévitablement, ce choix implique cependant une rupture : car en renonçant à Maurice, Léon fait un autre choix que son frère. Le voyage vers Maurice, entrepris dans le but de rétablir des liens et de combler des lacunes aboutit ainsi à une nouvelle déchirure. Telle est la dynamique qui sous-tend tout le roman : les démarches qui visent à restituer des liens finissent par révéler des brisures résurgentes. Dans un premier temps, nous nous proposons de cerner les rapports des personnages à l’espace où ils se trouvent, et de définir en quoi l’attitude du protagoniste se distingue de celles des autres personnages.
Domination vs. intégration Dans l’ensemble de l’oeuvre leclézienne, le rapport de l’homme au monde tel qu’il ressort de la relation entre les personnages et l’espace est caractérisé par l’antagonisme fondamental entre un ordre rationnel que l’homme tente d’imposer à l’espace, et un ordre naturel dans lequel il désire s’inscrire. Les démarches spatiales des protagonistes sont alternativement l’expression de leur ambition de maîtriser le monde en s’érigeant en sujet autocrate, et de leur désir de s’effacer en tant que sujet pour rejoindre un univers primordial régi par la force des éléments. Les tendances despotiques du protagoniste sont nettes dans Le livre des fuites. Elles ressortent entre autres de son comportement agressif envers son entourage. On pourrait objecter que la violence de ses autocritiques est à l’égal de son élan autocratique, que le sujet se détracte autant qu’il se glorifie, mais en fait ces deux pratiques convergent et cernent toutes deux une attitude foncièrement égocentrique. Ce n’est que par moments que le moi s’efface véritablement et expérimente comme un état d’osmose avec l’univers (on pense au premier épisode du joueur de flûte) ; généralement, Jeune Homme Hogan tend à l’affirmation plutôt qu’à l’effacement de soi. Le chercheur d’or distribue les pôles de l’antagonisme leclézien selon une autre configuration. La recherche du paradis perdu a lieu en étapes consécutives : le protagoniste se livre initialement à une conquête acharnée du trésor, au long de laquelle il se fait l’arpenteur et le dompteur de la vallée rodriguaise, avant d’être initié
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au secret de la correspondance intime des dessins stellaires avec les signes des pierres et de pouvoir renouer enfin avec les « formes de [son] enfance ». Le parcours d’Alexis esquisse ainsi le lent passage de l’un à l’autre pôle. La quarantaine fait un pas de plus dans cette évolution. Tout se passe comme si la prépondérance de l’ordre naturel des éléments était désormais acquise. Certes, la mise en oeuvre d’un ordre rationnel y demeure très présente, mais ce sont désormais les personnages secondaires, et non plus le protagoniste, qui poursuivent une maîtrise du monde et tentent de lui imposer des structures artificielles. Léon, lui, tend dès le début vers un ordre naturel face auquel le sujet doit s’effacer. Cette évolution ressort de la rébellion du protagoniste contre les structures factices d’une part, et de son attirance très forte envers la constitution élémentaire de l’univers, d’autre part. Les premières descriptions du lieu où atterrissent les passagers font apparaître cette dualité dans le rapport à l’espace : Plate est par 19°52’ de latitude sud, et 57°39’ de longitude est. A environ 20 milles au nord du cap Malheureux, c’est une île presque ronde, dont la forme rappelle, en plus petit, celle de Maurice. (61)
Ce passage rend compte de l’île comme d’un point situé avec une précision mathématique sur les axes horizontal et vertical d’un plan bidimensionnel. Il mesure la distance et définit l’orientation de l’île par rapport à la côte mauricienne, puis décrit sa morphologie en ayant recours à une figure géométrique (« une île presque ronde ») et en comparant sa forme et sa taille à celles de Maurice. Ce genre de description procède d’un regard surplombant, d’une vue aérienne en usage dans les pratiques cartographiques. Elle relève en d’autres mots d’un rapport à l’espace fondé sur la maîtrise et la gestion rationnelle. Ces phrases contrastent fortement avec une autre description de Plate, que l’on trouve quelques pages plus loin : Sur Plate, le ciel, la mer, le volcan et les coulées de lave, l’eau du lagon et la silhouette de Gabriel, tout est magnifique. L’île n’est qu’un seul piton noir émergeant de la lueur de l’Océan, un simple rocher battu par les vagues et usé par le vent, un radeau naufragé devant la ligne verte de Maurice. (70)
La différence de l’approche est nette : alors que la première description implique une mise à distance de l’espace insulaire, qui est
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traité comme un objet soumis à l’observation (« Plate est »), la deuxième découle d’une présence de l’instance narratrice au sein de l’espace décrit (« Sur Plate »). Le changement de perspective ressort également de l’évocation de Maurice dans l’un et l’autre passage : l’île se présente initialement comme un dessin bidimensionnel décerné sur une carte marine 2 par un regard vertical (c’est ce regard qui permet notamment la comparaison des formes des deux îles) ; ensuite, elle est une « ligne verte » qu’un regard horizontal perçoit au loin. La deuxième description souligne fortement la constitution élémentaire de l’île : l’énumération initiale évoque chacun des quatre éléments (« le ciel, la mer, le volcan et les coulées de lave ») ; par la suite, il y a une insistance sur l’aérien, le marin et le minéral (« rocher battu par les vagues et usé par le vent »). Le passage relève d’une vision affective (magnifique) et sacralisante de l’espace (remarquons la majuscule à Océan), alors que le précédent est objectif et rationnel. Les premières pages de l’épisode de la quarantaine juxtaposent et confrontent ainsi les deux types de rapport à l’espace. L’incipit de l’épisode cerne un rapport de domination, où l’enjeu est d’avoir prise sur le monde et qui implique une mise à distance et une certaine affirmation du sujet en tant qu’instance observatrice ; ensuite, le récit donne à lire un rapport de fusion, où il s’agit de faire partie du monde dans sa constitution élémentaire, ce qui suppose une participation et un effacement de la part du sujet. Le conflit et l’interaction entre ces deux types de rapports à l’espace articulent l’évolution de l’intrigue de La quarantaine ; il s’agit là d’une thématique récurrente dans l’oeuvre de J.M.G. Le Clézio. L’espace romanesque de La quarantaine constitue plus que jamais le moyen par lequel s’expriment des rapports de force. La situation spatiale des personnages devient le double signe de leur appartenance à un groupe déterminé et de leur exclusion d’autres communautés. La confrontation à un monde structuré par des lois et des frontières aussi rigoureuses qu’artificielles provoque un changement dans l’attitude du protagoniste à l’égard du voyage prévu vers l’île où il est né. Initialement, Léon adhère fortement au projet du retour à Maurice. C’est en prenant conscience de cette espèce de manipulation de l’espace en fonction de l’exercice d’un pouvoir qu’il 2
L’un des personnages (John Metcalfe) mentionne la « carte de l’Amirauté » (p. 86) dont une reproduction figure en tête du roman.
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s’en détourne progressivement. De plus en plus, il se révolte contre le système qui découpe la terre et divise les gens, et tente de s’y soustraire en se rapprochant des éléments naturels ; sa rébellion finit par prendre la forme à la fois radicale et ambiguë de la disparition. Puisque la prise de conscience graduelle et le rejet d’un monde « maîtrisé » déterminent le parcours du protagoniste, examinons d’abord la mise en place et le fonctionnement de ces rapports de force au sein du récit.
Coupures et démarcations L’espace romanesque de La quarantaine s’organise selon la structure ternaire formée par les îles Maurice, Plate et Gabriel. Cette structuration repose sur un fondement naturel, puisqu’il s’agit simplement de trois entités insulaires distinctes par l’évolution des couches géologiques. Cependant, sur cette structure naturelle vient se greffer une hiérarchie sociopolitique ainsi qu’une forte valorisation symbolique. Sur le plan sociopolitique, Maurice est le territoire des Patriarches, le séjour privilégié des membres du Club de la Synarchie. Plate, dans cette perspective, est la zone où sont renvoyés les immigrants importuns qui risquent de compromettre la vie confortable des Patriarches. Gabriel, enfin, constitue un isolement au dernier degré, vers où sont rejetés les passagers européens ou migrants indiens touchés par la maladie. Au niveau symbolique, la tripartition entre les îles respectives se lit exactement comme une structure mythico-biblique distinguant un paradis, un purgatoire et un enfer 3 . Dans cette configuration, Maurice constitue le pôle d’attraction qui se dresse à l’horizon (visuel, mais aussi mental) telle une « île promise » (351). Sa description en termes d’un « grand radeau de verdure et de douceur posé sur la ligne
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La dédicace du roman semble confirmer la pertinence de la symbolique qui oppose un monde paradisiaque à une zone infernale, à cette nuance près qu’elle situe chacun des mondes antagonistes à l’intérieur de l’île Maurice : « En souvenir d’Alice, qui disait chaque fois, sur la route de la pointe d’Esny : ‘Ici finit le paradis des riches et commence l’enfer des pauvres’ » (p. 9).
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de l’horizon » (114) apparente l’île à quelque jardin édénique ; le « dôme de nuages » (102) qui s’accroche en permanence à ses montagnes lui confère un aspect céleste. Plus explicitement, la propriété familiale sur Maurice est assimilée au « paradis sur terre » (209) ; et Jacques parle de la maison d’Anna comme du « paradis de son enfance » (290). Plate figure le purgatoire dans la mesure où l’île constitue une zone d’attente, une sorte de transit où les passagers mis en quarantaine séjournent provisoirement, dans l’espoir d’un accès imminent au paradis voisin. La troisième île dans la configuration présente plusieurs aspects infernaux. Gabriel est un « îlot aride » (61) dont le récit souligne le teint noir 4 et l’air menaçant, le comparant à une « pyramide funèbre » (334). C’est le lieu où l’on bannit « comme un lépreux » (158) tout homme affecté par l’épidémie : c’est l’endroit « réservé aux incurables » (248), ou encore « le camp des contagieux » (309). Au-dessus du piton monte la fumée épaisse des bûchers où sont brûlés les corps des malades décédés. On accède à cet endroit sinistre 5 au moyen d’une barque conduite par un passeur qui a toutes les apparences d’un Charon : en regardant la barque s’éloigner vers Gabriel, le protagoniste narrateur pense « au dernier voyage du nautonier » (128). A l’intérieur de Plate, on observe également un certain nombre de distinctions hiérarchiques, qui se traduisent souvent spatialement. Plusieurs de ces classifications distinguent chaque fois trois entités, comme pour faire écho à la triple structure insulaire formée par Maurice, Plate et Gabriel. Il en va ainsi pour la disposition des habitations comme pour la hiérarchie en vigueur parmi les immigrants indiens. Trois zones différentes accueillent les habitants en fonction de leurs origines diverses. Les passagers européens ont à leur disposition des bâtiments en blocs de lave cimentés situés à l’est de l’île. A l’ouest, près de la baie des Palissades, se trouve le village des immigrants indiens. Enfin, des huttes de parias sont dispersées au bord du village, « à l’autre bout de la baie » (78). Ces trois zones habitables impliquent, on le voit, une distinction entre leurs résidents
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Gabriel est décrit par exemple comme une « silhouette noire » (p. 87), un « dôme noir » (p. 89), un « iceberg noir » (p. 153), ou encore comme une « masse noire » (p. 310). 5 Plus tard, la connotation funèbre de Gabriel s’estompe et évolue vers une valorisation plus euphorique, l’îlot figurant alors le lieu élémentaire par excellence.
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respectifs, qui se répartissent en passagers européens, immigrants indiens et parias. Le large groupe des immigrants s’organise lui-même selon une triple hiérarchie : au sommet se trouve le « sirdar », un contremaître qui, aidé de quelques « arkotties », surveille le travail des nombreux « coolies ». Parmi les passagers européens aussi, une certaine hiérarchie se met en place. Quelques individus s’érigent en figures autoritaires : Julius Véran, « le type même du mauvais compagnon de voyage » (71), et un ancien inspecteur des Postes nommé Bartoli se comportent comme les dirigeants locaux, suscitant une antipathie générale auprès des autres passagers ainsi qu’une haine prononcée de la part du protagoniste. Celui-ci supporte mal les découpages géographiques de l’île et la hiérarchie en vigueur parmi ses habitants. L’épisode de la quarantaine thématise véritablement la frontière et la séparation, ce que préfigure en quelque sorte un élément de la toponymie insulaire : le nom de la « baie des Palissades » fait ressortir l’importance que prennent les diverses barrières au cours de l’histoire. Toute la troisième partie du roman est parsemée de lexèmes qui renvoient à quelque zone circonscrite, à un territoire défini selon des critères spécifiques. Le soir où Jacques et Léon débarquent sur Plate, on leur dit qu’il est trop tard pour se rendre aussitôt « dans le quartier européen de la Quarantaine, de l’autre côté de l’île » (66). Une fois qu’ils sont installés dans ces bâtiments, c’est le village des coolies qui se situe, selon leur perspective, « de l’autre côté » : expression qui apparaît avec une fréquence insistante dans un segment du texte où les passagers discutent sur le risque de contagion de l’épidémie 6 . A la distinction de ces deux camps s’ajoute bientôt une nouvelle zone dans la conscience de Léon : « le versant nord, là où viv[ent] les parias » (92). Ce lieu prend pour lui une importance croissante puisque c’est le « domaine » (145) ou encore le « monde » (254) de Suryavati. Les découpages de Plate deviennent tranchants en particulier à partir du moment où le sirdar, Véran et Bartoli procèdent à 6 Voir pages 96, 98, 99, 100, 102. La formule « de l’autre côté » fait penser au récit leclézien intitulé Voyages de l’autre côté (1975). Cependant, ce récit valorise le dépassement des frontières entre divers mondes, alors que dans La Quarantaine, l’expression « de l’autre côté » souligne la séparation, désignant la frontière comme une invention (nécessaire selon les uns, absurde selon les autres) qui entrave la communication.
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l’institution d’un couvre-feu sur toute l’île ainsi que d’une frontière entre les parties est et ouest, afin de limiter le risque de diffusion des épidémies. Cette mesure apparaît comme une manifestation de force de la part des « autocrates » et s’inscrit dans un rapport à l’espace basé sur la gestion rationnelle et la domination. C’est ce qui ressort entre autres du geste révélateur de Julius Véran, qui instaure un poste d’observation sur un sommet de l’île, en haut du volcan qui, pour d’autres raisons, exerce une fascination sur le protagoniste. Au début du séjour, Léon aime venir s’asseoir sur un rebord de lave en haut du volcan « pour [se] nourrir de la rumeur douce du village des coolies, pour respirer l’odeur des fumées » : c’est aux sens auditif et olfactif qu’il fait appel afin de se souvenir de « [t]out ce que Jacques [lui] racontait, autrefois », pour retrouver « [l]es mêmes bruits, les mêmes odeurs » (84). Les objectifs de Julius Véran sont bien différents et liés étroitement au seul sens visuel. Pour cet homme, le haut du volcan remplit la fonction de « poste de vigie » (115), « poste de guet » (174), « poste d’observation » (179) ou encore de « mirador » (269). En compagnie de Bartoli, l’homme s’y installe pour « scrut[er] l’horizon » (114), « guett[er] inlassablement la côte de Maurice » (133) et surveiller les mouvements des deux côtés de la frontière qui divise artificiellement l’île Plate. Les accessoires dont ils sont équipés en disent long sur la démarche des deux personnages : l’ « autocrate » Véran et son « acolyte » Bartoli sont « armés [d’une] lunette d’approche, [d’un] revolver d’ordonnance et [d’un] pseudohéliotrope » (243), ce dernier étant un instrument doté d’un miroir au moyen duquel ils essaient d’envoyer des signaux aux autorités mauriciennes. Les autres accessoires, la longue-vue et le revolver, donnent une connotation militaire aux activités scrutatrices. Précédemment, nous avons fait remarquer que le regard, et en particulier un regard surplombant à partir d’un lieu surélevé, est l’expression d’une impulsion autoritaire et l’indice d’un rapport à l’espace fondé sur la domination 7 . Le fait que le récit rend compte du comportement de Véran en des termes issus du registre militaire confirme cette idée. Julius Véran a « l’air sinistre d’un milicien », son regard « une
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Cf. Michel de Certeau, qui explique « le plaisir [...] de surplomber » en disant que l’élévation permet à l’homme « d’être un Oeil solaire, un regard de dieu » (L’Invention du quotidien, p. 140).
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expression agressive, inquisitrice » (389). Il se tient « retranché en haut de sa forteresse » (421) « comme à la veille d’une guerre » (340). Le récit dénonce le caractère exorbitant et dérisoire de sa démarche en affirmant que Véran guette « l’arrivée des ennemis imaginaires » (384), « l’assaut des fantômes » (408). Vers la fin du séjour, l’autocrate semble se perdre dans son obsession et frôler la folie, avant de redevenir, lors de l’arrivée du schooner pour Maurice, « l’affairiste besogneux, le négociant perpétuellement en faillite qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être » (453). Rappelons que le protagoniste du Chercheur d’or, en arrivant dans la vallée de l’Anse aux Anglais, s’adonne lui aussi pendant quelque temps à la tentation de maîtriser la vallée en observant son étendue à partir d’un poste d’observation et en établissant des plans géographiques. Lui aussi atteint un point critique proche du délire, puis prend conscience progressivement de la vanité de son entreprise. La quarantaine donne à lire en quelque sorte une variante plus avancée de cette oscillation entre les deux types de rapports à l’espace. Le chercheur d’or cerne le passage de l’une à l’autre attitude chez le protagoniste Alexis. Le roman de 1995 procède à une autre distribution des deux pôles : c’est un personnage secondaire qui incarne le rapport autoritaire, alors que le protagoniste est dès le début enclin au rapport fondé sur la fusion de l’homme dans le monde et sur l’effacement du sujet. La préférence du protagoniste de La quarantaine pour une telle relation au monde se manifeste d’un côté négativement, par son refus prononcé du rapport autoritaire et sa révolte contre ceux qui le mettent en pratique ; d’un autre côté, elle ressort positivement de son attirance envers le monde naturel considéré dans sa constitution élémentaire. Nous traiterons cette fascination envers l’univers élémentaire dans notre deuxième chapitre ; examinons d’abord la réponse du protagoniste face à l’instauration de rapports de pouvoir par le biais d’opérations spatiales. Très tôt dans le récit commence à surgir le motif de l’emprisonnement. Les passagers européens mis en quarantaine se comparent à plusieurs reprises à des prisonniers, les sombres bâtiments où ils séjournent constituant une « prison noire » (319). Le motif est insistant surtout au début de l’épisode ; il réapparaît ensuite régulièrement, pour disparaître à mesure qu’approche la fin de
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l’épisode 8 . Rappelons que ce motif était très présent aussi dans les pages d’ouverture du Livre des fuites : la longue déambulation de Jeune Homme Hogan commence le jour où il s’aperçoit que sa maison est une prison. La hantise des barrières se trouve alors étroitement liée au monde urbain : les éléments architecturaux de la ville (murs, angles, fenêtres) sont dénoncés par le protagoniste comme des objets qui provoquent l’étouffement et l’aliénation de l’homme. Les sensations dysphoriques que l’homme éprouve dans les métropoles sont à l’origine de la haine féroce que Jeune Homme Hogan cultive à l’égard de la ville. De toute évidence, La quarantaine décline ce motif de l’emprisonnement selon d’autres modalités, puisque son histoire se situe dans un univers insulaire loin des villes. Conjointement à ce déplacement géographique, on observe une évolution remarquable quant aux facteurs qui causent le sentiment d’étouffement et de claustration. Dans Le livre des fuites, une tension conflictuelle s’établit entre l’homme et la ville, dans une configuration où, généralement, la ville prend l’aspect d’un monstre dont l’homme est la proie. L’homme, en d’autres mots, est victime de la ville, cette dernière s’érigeant en quelque sorte en une ennemie impersonnelle et abstraite (on pense au rôle important que jouent les machines). Dans ce contexte, il est frappant à quel point Le livre des fuites tend à effacer la responsabilité de l’homme même dans l’évolution monstrueuse des villes. Tout se passe en effet dans ce roman comme si ce n’était pas l’homme qui a construit la ville. Le lecteur voit les piétons tomber en proie aux voitures métalliques et machinales ; jamais on ne voit un homme monter à bord et devenir le conducteur de l’une de ces machines redoutables. Le livre des fuites canalise ainsi la dysphorie et la reporte quasi exclusivement sur le milieu spatial, qui semble s’imposer à l’homme avec une force qui le dépasse. Il n’en va pas de même pour le roman de 1995. Dans La quarantaine, il ne s’agit pas de quelque entité abstraite qui instaure des barrières et trace des frontières, provoquant chez l’homme une
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Quatre occurrences du mot « prisonnier(s) » au fil des cinquante pages qui ouvrent l’épisode de la quarantaine. Au total nous avons repéré une douzaine d’occurrences des lexèmes « prisonnier(s) » et « prison » ; aucune n’apparaît au-delà de la page 382, ce qui signifie que les cent pages environ qui clôturent la partie consacrée à la quarantaine ne renvoient plus à l’emprisonnement.
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sensation d’étouffement. C’est l’homme lui-même qui dresse des murs autour de soi, s’emprisonnant dans une cage qu’il a bâtie de ses propres mains. Le protagoniste narrateur déclare en effet que « les passagers de l’Ava se sont enfermés dans leur propre prison » (143). Plus tard, il s’interroge sur la raison pour laquelle les voyageurs se sont ainsi faits prisonniers en « invent[ant] des lois, des interdits » : « C’est notre propre peur qui nous retient sur ce rocher, qui nous isole » (253). On constate donc que la dysphorie, au lieu d’être projeté sur l’espace, s’intériorise dans une grande mesure dans La quarantaine. La ville cesse d’incarner à elle seule tous les maux, d’être l’unique origine des craintes et des souffrances de l’homme, qui endosse lui-même une partie des responsabilités pour ses malheurs. Cette évolution a des conséquences au niveau du comportement des personnages. En un certain sens, il était facile pour Jeune Homme Hogan de se révolter contre les forces maléfiques, puisque celles-ci se trouvaient localisées au-dehors, prenant la forme d’une ennemie extérieure et concrète : la ville. Cette extériorisation produit une forte polarisation, donnant lieu aux scènes violentes et au ton agressif qui caractérisent Le livre des fuites. L’entreprise du protagoniste prend un tout autre aspect dès lors que l’agent maléfique est situé en partie à l’intérieur même de l’homme. Dans ces circonstances, il ne s’agit plus tellement pour le personnage d’affronter un environnement hostile, mais de faire face à un ennemi qui agit (malgré lui) en son for intérieur – démarche bien plus ambiguë et porteuse de tensions souterraines. Certes, le protagoniste de La quarantaine ne se compte pas parmi ceux qui ont « inventé des lois, des interdits », voire s’en distancie nettement. Pour lui, ce sont les autres qui dressent des frontières et imposent le couvre-feu par peur de voir retarder le moment de l’accès à Maurice. Cependant, son frère se range dans une certaine mesure du côté de ces gens, et c’est cela qui confère à la démarche de Léon un aspect déchirant. Le fait même qu’il se révolte contre les barrières qui découpent l’île, élargit la distance entre son frère et lui. Franchir les frontières insulaires signifie en ériger une autre. A mesure que les unes s’effacent, l’autre devient plus nette. Pour accéder vraiment au monde de Surya, Léon doit faire le deuil d’une partie de soi-même, représentée dans le récit par la figure fraternelle.
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Transgressions La confrontation aux diverses coupures et démarcations tant spatiales que sociales sur l’île provoque un rejet radical de la part de Léon. La mise en question des multiples frontières passe par leur nonrespect par le protagoniste, qui développe un véritable comportement transgressif. Dès qu’il prend conscience de l’organisation rigoureuse de la vie insulaire, il brave les interdits en vigueur, cherche à se rapprocher de l’ « autre » monde et délaisse le(s) sien(s). Dans un premier temps, ces transgressions s’expriment surtout spatialement, par le franchissement concret de quelque barrière physique ; ensuite, elles s’affirment aussi au niveau mental, impliquant des prises de distances plus abstraites. La série de transgressions géographiques prend son essor lors de l’institution du couvre-feu et de la frontière est/ouest sur l’île. La réaction de Léon est immédiate et énergique : à peine l’édit de Julius Véran a-t-il été signé par les habitants de la Quarantaine, qu’il « décid[e] de braver l’absurde couvre-feu, pour revoir Surya » (144). De même, quelque temps après l’isolement des premiers malades sur Gabriel, Léon traverse le lagon à la nage et se rend sur l’îlot pour vérifier les informations que Suryavati lui a fournies : selon la jeune fille, les malades seraient morts et auraient été brûlés « en cachette » (164) pour ne pas alerter la population en quarantaine. Cette traversée prend la valeur d’une transgression dans la mesure où Léon accomplit un acte lui permettant d’acquérir un savoir qui jusqu’alors était dissimulé pour lui. Le récit souligne la portée symbolique de son geste en précisant que le protagoniste, bien que la traversée ne dure pas plus de dix minutes, a « l’impression d’avoir atteint l’autre bout du monde » (160). Par ailleurs, Gabriel constitue une enceinte dont l’accès est gardé par une sentinelle aux allures de monstre marin. En nageant dans la direction de l’îlot, Léon voit soudain une ombre glisser entre les coraux. Il s’agit du barracuda, le poisson dont Suryavati lui a déjà parlé. Suite aux propos de Surya, le jeune homme considère l’animal comme « le maître de la lagune ». « Si on a peur de lui, il vient sur vous, il vous mord. Mais quand il vous connaît, il vous laisse passer » (160). La présence de l’animal doté de pouvoirs particuliers contribue à investir la première traversée vers Gabriel d’une valeur symbolique. La désobligeance et le comportement
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transgressif du protagoniste de La quarantaine s’affirment encore de manière catégorique lorsqu’il accompagne son frère au cours d’une visite à John Metcalfe isolé sur Gabriel. Malgré l’interdiction, je passe devant le gardien, j’entre sous l’abri. [...] J’avance à l’intérieur de la hutte, mais tout à coup résonne derrière moi la voix odieuse du Véran de Véreux. Il crie : ‘Halte ! N’allez pas plus loin !’ Je continue. (249)
De nouveau, Léon enfreint sans hésiter les instructions de l’autocrate en transgressant les frontières instituées par celui-ci. La conduite déviante du protagoniste ressort non seulement de son irrespect envers les bornes instaurées, mais également de son attitude à l’égard de l’accès à Maurice. Cette différence se manifeste dès les premiers instants du séjour sur l’île. Alors que la majorité des passagers demeure occupée à « guetter le retour du schooner » (73) à partir du rivage, Léon « cess[e] peu à peu de [s]’intéresser à la ligne de l’horizon » (74). S’il continue à regarder la mer, ce n’est pas pour s’informer de l’arrivée éventuelle du bateau, mais pour se griser en écoutant le bruit des vagues : « Pour me justifier, je dis à Suzanne que je guette l’arrivée du transbordeur. En réalité je viens ici pour m’enivrer » (75). Le fait que Léon se sert de l’attente du bateau comme d’un prétexte pour s’excuser auprès de Suzanne, confère à son acte un aspect clandestin. Le passage cité fait pressentir l’écart qui va se creuser graduellement entre le protagoniste et le couple formé par son frère et Suzanne. Cette distance s’affirme avec netteté suite à l’institution du couvre-feu et du découpage de l’île. Tout se passe en effet comme si l’instauration d’une frontière divisant l’espace insulaire se doublait de l’apparition d’une barrière mentale entre Léon et les deux êtres qui lui étaient si proches auparavant et dont maintenant il s’éloigne : « Je les regarde, ce soir, et il me semble qu’ils appartiennent à une autre race, à un autre monde » (144). Certes, la distanciation ne s’opère pas brusquement et une fois pour toutes. Le lien qui unit Léon à son frère est trop fort pour se défaire instantanément. Longtemps, Léon est incapable de rompre véritablement avec son frère. Le récit donne à lire les modulations successives selon lesquelles évolue le rapport entre les deux personnages, en ayant souvent recours à des métaphores spatiales pour exprimer la connivence ou l’éloignement qui le caractérisent alternativement. Au moment où Jacques cède à la pression de Julius
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Véran et consent au transport de deux passagers malades vers l’îlot Gabriel, Léon méprise son frère pour avoir « rejoint le côté de Véran » (128). La même notion de côté est mise en oeuvre ailleurs dans le texte pour signifier au contraire un nouveau rapprochement, sur un mode interrogatif et hypothétique qui traduit cependant une pointe d’hésitation : « Jacques est mon frère, je n’ai personne d’autre que lui. Si je ne suis pas de son côté, qui le sera ? » (171). Après l’institution du couvre-feu, rappelons-le, Léon considère Jacques comme appartenant à « un autre monde » (144). La même idée est formulée diversement lorsque le protagoniste se distancie de son frère en ces mots : « je n’appartiens plus à son monde » (212). Malgré la proximité géographique qu’ils expérimentent en vivant dans l’enceinte limitée d’une île, la divergence entre les deux frères se conçoit proprement comme une distance physique : Désormais nous sommes très loin l’un de l’autre, comme si nous n’avions jamais grandi ensemble. (281)
Globalement, les passages qui renvoient à l’écart entre les deux frères paraissent plus fréquents que ceux qui évoquent leur proximité. Toutefois, il semblerait que le franchissement de la frontière entre le monde de son frère et celui de Suryavati, à la différence des diverses barrières spatiales qu’il franchit sans hésiter, ne soit jamais pleinement accompli et assumé par le protagoniste de La quarantaine. Comme la plupart des transgressions, le passage de la frontière qui sépare ces deux mondes implique une certaine douleur et inspire la peur. L’accès au monde auquel Léon aspire ne peut s’obtenir qu’au prix de l’abandon de l’ancien. Malgré son irrespect des frontières spatiales et son comportement volontiers transgressif, malgré son va-en-vient continuel entre l’un et l’autre monde, le protagoniste est obligé de reconnaître que les deux univers sont incompatibles. Entrer dans l’univers de Suryavati signifie pour Léon quitter le monde de Jacques et Suzanne. Dilemme qui s’exprime avec acuité la toute première fois que Suryavati invite le jeune homme à passer la nuit de son côté de l’île. Léon hésite un long moment ; tout d’un coup il a « peur de choisir » : soudain, j’avais peur que tout ne devienne indéfectible, trop réel. Comme s’il y avait vraiment une frontière, que j’avais à la franchir sans retour. (264265)
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De surcroît, à chacun des deux mondes est attachée une figure féminine, ce qui rend l’alternative d’autant plus pénible. Léon éprouve une affection particulière tant pour Suzanne que pour Suryavati ; chacune à sa façon, ces femmes sont pour lui des âmes soeurs. Rompre avec l’une d’entre elles serait en quelque sorte couper des liens du sang. « Pourquoi faut-il que j’aie à choisir entre mes deux soeurs ? » (307), se demande le protagoniste. Aussi explicite que se pose le problème, aussi évasive demeure son issue. Tout se passe en effet comme s’il y avait une sorte de réticence à l’égard de l’accomplissement de la rupture entre les deux frères. Le récit paraît la retarder autant que possible, oscillant en permanence entre des prises de distance et des réconciliations successives. Au lieu de se manifester nettement, la détérioration du rapport entre les figures fraternelles se devine dans les détails du texte. Leurs divergences ressortent moins de confrontations directes que d’indices plus subtils, tels les objets qu’ils possèdent. Nous avons déjà montré à propos de Julius Véran et de John Metcalfe que la caractérisation des personnages passe par les accessoires dont ils se munissent. Cela vaut également pour les frères protagonistes. Jaques quitte rarement « sa serviette de médecin, contenant ses bistouris et son stéthoscope » (444) ; il porte par ailleurs de « petites lunettes cerclées d’acier à travers lesquelles il regard[e] le monde comme à la loupe » (472). Ces objets cernent l’aîné comme un positiviste convaincu. Le cadet, par contre, est décrit d’emblée comme un rêveur : en arrivant sur Plate, Léon n’emporte que des objets sans grande utilité : un « carnet », un « crayon à mine » qui aurait appartenu à son ancêtre, et un « volume [de] poésie » (64). Les attributs des personnages opposent ainsi le discours scientifique, représenté par Jacques, au discours de la fable, incarné par Léon9 . La paire de lunettes de Jacques constitue un véritable motif dans le roman, et concourt à suggérer les discordances entre les frères. Au cours d’une émeute, un caillou lancé par un garçon indien blesse Jacques et casse l’un des verres de ses lunettes (123). Par la suite, le récit revient à plusieurs reprises à cet accessoire endommagé. Il s’agit
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Le rapport Léon/Jacques rappelle à certains égards celui entre Alexis et Laure, celleci étant également plus rationnelle et douée pour les chiffres que son frère porté vers les légendes.
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chaque fois de moments de crise dans la relation fraternelle, la cassure matérielle du verre prenant une valeur plus symbolique. Le jour où les premiers passagers malades sont transportés à Gabriel, Léon blâme Jacques d’avoir rejoint le « côté » de Véran. En observant le visage de son frère médecin, il y aperçoit les traces de l’émeute : Son arcade sourcilière est tuméfiée, le sang a séché sur sa paupière. Le verre de lunette cassé dédouble son regard. (129)
Le dédoublement du regard de Jacques paraît le signe de la duplicité du personnage, tiraillé entre la fraternité qui le lie au protagoniste et sa tendance à passer du côté de Julius Véran. Une deuxième évocation du verre cassé confirme cette idée. Lors du départ de John Metcalfe pour Gabriel, ce nouveau transport de malades vers l’îlot cause une confrontation similaire entre Jacques et Léon. Ce dernier dévisage l’aspect négligé de son frère dont les habits sont « en loques », le visage « maigre » et la barbe « hirsute » : il se tourne vers moi, je vois son oeil divisé par le verre brisé. (209)
La rupture progressive entre les deux frères s’exprime ainsi à travers ce portrait dégradé de l’aîné dont les lunettes au verre cassé deviennent non seulement le signe de la brisure des rapports fraternels, mais peuvent se lire aussi comme un indice de la faillite du discours positiviste. Le motif du verre cassé resurgit encore, dans le même contexte de la rupture entre les deux frères. Après un nouveau moment de crise suite à sa visite à John agonisant sur Gabriel, Léon éprouve avec acuité un « sentiment de solitude » ; conjointement, il redoute de rencontrer « le regard trouble de Jacques derrière ses lunettes au verre brisé » (252). Si les divergences entre les deux figures fraternelles ressortent clairement de ce genre de passages, la rupture radicale se trouve en quelque sorte esquivée. Certes, Léon ne monte pas à bord du navire qui finit par emmener Jacques et Suzanne vers Maurice ; il embarque avec Suryavati sur le bateau suivant – geste hautement symbolique en soi. Il n’en demeure pas moins vrai que la rupture entre les deux frères n’est jamais pleinement assumée dans le roman. Au lieu de l’énoncer explicitement, le récit euphémise la rupture en l’estompant, en la transformant en un effacement. Au moment du départ du couple, Léon regarde le navire manoeuvrer dans la baie. A ses yeux, Jacques et
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Suzanne « ne sont plus que deux silhouettes parmi les autres, dans la yole, emportés par les vagues » (456). Le navire se met en marche et, l’instant d’après, Léon « ne sai[t] plus où sont Jacques et Suzanne », il les a « perdus de vue » (457). Voilà comment le récit enlève à l’adieu 10 sa gravité : le couple ne se dérobe pas au protagoniste, mais à son seul champ visuel. Perdre de vue n’est que perdre à moitié.
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Strictement parlant, il n’y a même pas de moment des adieux. Jacques et Suzanne ne prennent pas congé de Léon, pensant que le jeune homme les suivra de près et embarquera comme eux à bord du navire.
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2. Des liens restitués aux brisures résurgentes
Si la rupture entre les deux frères est à ce point différée, c’est que le protagoniste de La quarantaine vise précisément à rétablir des liens, à abolir les cassures. C’est pour rejoindre le pays de leur enfance que Jacques et Léon montent à bord de l’Ava ; Léon désire restituer le lien avec une partie effacée de lui-même et combler les lacunes qu’ont laissées en lui la mort précoce de sa mère et l’exil loin du lieu de sa naissance. Le long épisode de la quarantaine donne à lire de diverses manières la restitution de liens perdus. L’entrée en contact avec la nature élémentaire de l’île apparaît comme un premier palliatif pour le sentiment de la brisure. L’initiation au monde insulaire conçu comme un cosmos et investi de valeurs sacrales constitue une étape importante sur l’itinéraire de Léon. C’est pourquoi nous commençons ce deuxième chapitre en examinant cette question. Ensuite, nous étudierons le motif des pailles-en-queue, un oiseau qui fascine particulièrement le protagoniste et à partir duquel se déploie un complexe réseau intertextuel. Puis, nous poserons la question de savoir pourquoi les affinités entre divers personnages se conçoivent souvent en termes de liens de parenté. Les activités botaniques de John Metcalfe retiendront également notre attention, parce que ce personnage se présente un peu comme un double du protagoniste. Nous terminerons ce chapitre par des réflexions à propos du besoin qu’éprouvent les personnages de (se faire) raconter des histoires au sujet de contrées lointaines. Tous ces aspects ont en commun à notre avis qu’ils expriment de diverses manières le désir du protagoniste de restituer des liens (entre l’homme et le monde, entre l’homme et ses proches, entre le présent et le passé, etc.). Aux premiers abords, la longue troisième partie de La quarantaine esquisse l’image euphorique d’un monde naturel dont les divers composants – la mer, le vent, le soleil, les rochers – se combinent en un ensemble équilibré. Le récit suggère qu’à condition de se mettre à l’unisson de la nature élémentaire, l’homme peut s’intégrer au monde et s’inscrire dans l’univers comme dans un ordre cosmique. Cependant, si la reconstitution d’un tel univers est un enjeu majeur de La quarantaine, nous sommes d’avis que le roman relate
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moins le simple résultat que la tentative obstinée, le mouvement approximatif et les indéniables limites d’une telle démarche. Si l’on s’en tient à une lecture superficielle du roman, ce sont en effet les résonances mythiques qui ressortent des descriptions de Suryavati ou de scènes telles que l’union intime du couple formé par Léon et Surya. Mais si l’on accepte de s’engager dans le labyrinthe du texte, on est vite confronté à ses contradictions internes. La résonance du mythe s’avère alors traversée de fausses notes ou de syncopes, le sens du roman devenant moins univoque, plus problématique. On s’aperçoit que l’ordre cosmique n’est restitué que momentanément, très imparfaitement, dans une configuration bien fragile.
L’initiation au monde élémentaire Le contact avec la nature élémentaire se propose pour le protagoniste de La Quarantaine comme une façon de restituer la connivence perdue entre l’homme et l’univers. La fascination de Léon envers les éléments aquatique et igné, l’attrait qu’exercent sur lui le rythme des marées et la force de la lumière, l’attirance qu’il éprouve pour les oiseaux qui survolent le piton rocheux de l’île : tout cela témoigne de son désir de retrouver un monde à l’état brut, de renouer avec les formes essentielles de la vie telles qu’elles étaient lors du commencement du monde. En approchant l’univers insulaire selon sa constitution élémentaire, Léon a le sentiment de toucher à un monde des origines. Le protagoniste se rapproche des éléments jusqu’à se confondre avec eux ; cette identification entre le sujet et l’espace est une façon d’assouvir le désir qui sous-tend toute l’intrigue du roman, à savoir celui de rétablir des liens brisés. L’entrée dans l’univers insulaire s’opère selon des modalités qui tiennent de l’initiation. Rappelons que le séjour sur Plate signifie pour Léon le passage de l’un à l’autre monde. Cette thématique de la transgression, nous l’avons dit, se décline doublement, en un mouvement négatif (l’abandon du monde ancien et la distanciation par rapport à Jacques et Suzanne) et en un mouvement positif : l’entrée dans un monde nouveau et le rapprochement avec Suryavati. Celle-ci joue en effet le rôle d’initiatrice : elle favorise l’entrée de Léon dans cet autre monde dont elle revêt les caractéristiques. Outre qu’il s’opère
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grâce à l’appui d’un personnage initiateur, l’accès à cet autre univers s’accomplit par étapes, selon une progression graduelle. Les apparitions successives de Suryavati ponctuent et soulignent la prise de conscience qui se produit pas à pas dans l’esprit du protagoniste. La série de rencontres entre Léon et la jeune fille fait ressortir le mode progressif selon lequel les deux personnages évoluent. La toute première apparition est ainsi limitée à une perception visuelle à distance. Léon voit Suryavati avancer sur le récif comme si « elle marchait sur l’eau » (87) ; aucune interaction n’a lieu en ce moment. La deuxième fois, le protagoniste ne reste pas passif : il essaie de suivre la jeune fille et d’imiter sa démarche singulière, mais il se blesse au pied. C’est alors que se produit une véritable rencontre, au cours de laquelle Suryavati soigne la blessure de Léon et échange avec lui quelques phrases. Lors de la troisième apparition de la jeune fille, la relation entre eux se consolide : les deux personnages se présentent l’un à l’autre en indiquant les endroits respectifs où ils habitent. Après ces préambules, le rapprochement entre le protagoniste et la jeune fille continue à évoluer graduellement. Ce caractère progressif ressort entre autres de l’importance attachée par Léon aux premières fois qu’un fait particulier se produit et signale quelque progrès dans sa découverte du monde de Suryavati. Le protagoniste met ainsi en relief la première fois que Surya et lui entrent dans la ville ensemble (257), la première fois qu’il franchit le seuil de sa maison (258) et la première fois que Surya lui demande de l’accompagner jusqu’aux champs où les parias cultivent des légumes (266). A partir d’un certain moment, Léon ne retourne plus toujours aux bâtiments de la Quarantaine lorsque la fin du jour approche, et il passe les nuits du côté de Suryavati. Là encore, les endroits successifs où il s’installe pour dormir reflètent la progressive diminution de la distance entre les deux personnages : Léon commence par se coucher « sur la plage, non loin de la maison de Suryavati » (187) ; puis, il dort « devant la porte, enroulé dans un drap et la tête sur une pierre » (265) ; enfin, il s’allonge par terre à l’intérieur de la maison (270). En assignant à Suryavati le rôle de guide, en soulignant le cheminement effectué par le protagoniste, et en thématisant le franchissement de seuils divers, le récit donne à lire le rapprochement avec un monde autre en termes d’une initiation, rejoignant ainsi une longue tradition littéraire.
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Cette initiation confère au protagoniste une vision différente de l’espace et du monde, que l’on pourrait qualifier de sacralisante. Au long de son séjour, Léon accède à des endroits qui sont dotés d’une puissance surnaturelle aux yeux de Suryavati et de la communauté indienne. Au moins trois endroits de l’île se présentent comme des lieux sacrés : la source, la grotte et la zone sur la plage réservée aux bûchers. La source au pied du volcan constitue un lieu sacré non seulement à cause des vertus vivifiantes et purificatrices de l’eau, mais encore par son emplacement caché. Le protagoniste désigne l’endroit comme un « lieu secret », une « eau vierge » (311). Le jour où Léon emmène son frère vers la source pour pouvoir offrir de l’eau fraîche à Suzanne tombée malade, il a l’impression de commettre une violation. « J’ai montré à Jacques le secret de l’eau qui jaillit entre les basaltes », dit-il, affirmant par ailleurs que son frère et lui se glissent entre les rochers « comme des voleurs » qui iraient « dérober l’eau interdite » (243). La grotte est plus explicitement encore présentée comme un lieu sacré. « C’est une caverne magique » (254), lit-on dans le texte. L’endroit se conçoit sinon comme la demeure des dieux, du moins comme le lieu où peut s’établir le contact avec les puissances divines : c’est à l’entrée de la grotte que Surya dépose des offrandes pour le Seigneur Yama. A l’intérieur se dresse un « autel » (319) où la jeune fille brûle des morceaux de résine. En outre, la grotte remplit par excellence le rôle de réceptacle d’énergie tellurique que lui assignent certaines croyances traditionnelles. Elle renvoie en particulier aux puissances chtoniennes de la germination : la caverne est l’endroit où a lieu l’union sexuelle de Léon et Suryavati, scène capitale dont la description fortement mythifiante occupe une dizaine de pages dans le roman (316-327). La valeur sacrale des bûchers, enfin, paraît évidente : l’incinération est constitutive des rites funéraires des immigrants indiens. L’emplacement des bûchers sur la plage est « une sorte de plate-forme de pierres noires » qui ressemble à « un monument ancien » (189). L’endroit est entretenu par les « serviteurs des bûchers » (227), qui s’occupent des feux et accomplissent une série de gestes rituels. La fumée qui monte au ciel en répandant aux alentours « l’odeur douce du santal et de l’huile » (226) symbolise les relations qui s’établissent entre la terre et le ciel ; le corps se volatilise et les cendres s’éparpillent, mais l’âme des défunts perdure. Le feu fonctionne ainsi comme un véhicule ou un messager entre le monde des vivants et
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celui des morts. Les valeurs et le pouvoir spécifiques assignés à des lieux tels que la source, la caverne et les bûchers procèdent d’une vision sacralisante de l’espace insulaire. C’est une telle conception du monde que véhicule le personnage de Suryavati, et que le protagoniste adopte au cours de ses expériences initiatiques. Sous l’influence de Suryavati, Léon change d’attitude vis-à-vis de l’endroit où il a débarqué. Alors que la plupart des passagers en quarantaine ne voient en l’île que la négation d’un lieu, considérant Plate comme une sorte d’antichambre de Maurice, le protagoniste développe une affinité avec le paysage qui l’entoure. La démarche du protagoniste implique ainsi un rapport à l’espace très différent de la volonté de puissance qui anime les personnages secondaires tels que Julius Véran et Bartoli. Tandis que l’autocrate vise à contrôler la géographie de l’île en la surveillant avec la froide lentille de sa lunette d’approche 11 – instrument qui, contrairement à ce que son nom suggère, éloigne son propriétaire des paysages qu’il guette –, Léon aspire à une intégration de son être au sein de l’univers insulaire repensé en termes cosmiques. La transformation du protagoniste se manifeste clairement le jour où une grande nervosité s’empare des habitants de l’île parce qu’ils attendent à tout moment le signal de l’arrivée du schooner : un instant, Léon adhère à l’enthousiasme des passagers qui croient (à tort) que la traversée vers Maurice est imminente, mais bien vite sa joyeuse excitation fait place à « une impression étrange, comme si de l’espoir naissait une inquiétude ». C’est alors qu’il se rend compte de son erreur : Je n’avais pas compris. Je croyais que l’instant de la délivrance approchait, et maintenant c’était l’image de Suryavati qui dansait devant mes yeux, pareille à une flamme, pareille à un mirage sur l’eau lisse du lagon, née des vagues qui déferlaient sur la barrière de corail, et que j’allais perdre pour toujours. (115)
Il est frappant que le terme de mirage, employé ailleurs pour désigner
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Léon dit à un certain moment qu’il sent sur lui « le froid ironique de la lentille qui scrute l’île » (p. 194).
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Maurice 12 , ce « grand radeau de verdure [...] posé sur la ligne de l’horizon » (114), est appliquée ici à la « silhouette magique » de Suryavati telle qu’elle se profile devant « la ligne courbe du récif » (144). Tout se passe en quelque sorte comme si le protagoniste délaissait une chimère pour s’en forger une autre ; Léon renonce à « l’île mère » et reporte ses désirs sur une figure féminine à la morphologie îlienne... Dans une certaine mesure, les caractéristiques de l’île et de la femme s’avèrent en effet interchangeables ; l’assimilation d’un personnage féminin à un paysage déterminé est récurrente chez Le Clézio. Le livre des fuites présente de froides femmes-machines qui traversent mécaniquement l’espace violent des villes ; dans La quarantaine, le transfert des propriétés spatiales à la figure féminine, et inversement, se place sous le signe de l’élémentarité. L’être entier de Suryavati se conçoit en termes d’éléments naturels, avec une nette prédilection pour le solaire et l’aquatique.
Suryavati, force du soleil et déesse de la mer Tout d’abord, la fascination pour le soleil motive explicitement le prénom insolite de la jeune fille : « à la fin de l’aprèsmidi », raconte Léon, « j’ai vu pour la première fois celle que j’ai appelée ensuite Suryavati, force du soleil » (87). Ce nom n’est pas seulement une référence explicite à l’astre du jour ; il constitue aussi un puissant agent de divinisation, puisque Surya est le nom donné au dieu solaire dans la mythologie indienne. L’aspect physique de la jeune fille est placé sous le signe du soleil à travers des descriptions qui renvoient à la couleur jaune, à la lumière, ou encore à des métaux à connotation solaire tels que l’or et le cuivre. Le regard de Suryavati est ainsi doté d’une luminosité particulière : elle a des yeux « couleur
12 Cf. « le dôme de nuages accroché aux montagnes de Maurice, pareil à un mirage » (p. 102) ; « les rayons du soleil qui font jaillir l’émeraude des montagnes, la frange d’écume le long des récifs, et qui dessinent même, comme un mirage, entre les champs de cannes bleu-gris, les toits des maisons et les cheminées blanches des sucreries » (p. 162) ; « la ligne verte de Maurice qui flottait au loin comme un mirage » (p. 382).
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d’ambre, couleur du crépuscule » (135-136), des « iris jaunes » (150), ou encore un regard « de la même couleur que le disque du soleil quand il disparaît à l’horizon » (422). Sur la plage, en plein jour, la clarté de son regard fait ressortir le teint foncé de sa peau : ses yeux ont alors une couleur « jaune d’ambre, de topaze, transparents, lumineux dans son visage très sombre » (91). La nuit, à la lumière d’une lampe, ce portrait en clair-obscur offre le même effet de contraste, mais en s’inversant exactement : le visage de la jeune fille devient « un masque d’or », ses yeux « deux puits d’ombre » (319) 13 . L’or apparaît par ailleurs littéralement : Surya porte un petit « clou d’or » (134) dans la narine, accessoire sur lequel le récit revient à diverses reprises 14 . Ce n’est pas le seul bijou en métal de la jeune femme : aux bras, elle porte des bracelets « en cuivre émaillé » (135) ; ses chevilles sont « cerclées d’anneaux de cuivre » (257). Le même métal à la teinte dorée qualifie le reflet de ses cheveux (112) ou de sa peau (135), ainsi que la couleur de ses iris (322). L’association de la jeune fille à l’élément marin ou aquatique passe surtout par la mise en valeur du décor et des circonstances dans lesquels le protagoniste la voit pour la première fois. Léon se promène sur le rivage lorsqu’il aperçoit Suryavati qui se tient debout au milieu du lagon. Telle une Vénus émergeant des flots écumeux, elle avance le long du rivage comme si elle « marchait sur l’eau » (87), entourée d’un « nuage d’embruns » (88). Si le protagoniste saisit immédiatement l’explication logique de cette apparition surnaturelle 15 , il n’en est pas moins amené à considérer la jeune fille comme une « déesse » qui « marche au milieu des vagues » (112), comme quelque créature divine « entourée d’embruns » (177) ou encore une « déesse de la mer [...] glissant à la surface de l’eau » (420). Le personnage de Suryavati est ainsi associé tant au feu qu’à
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Signalons la remarquable alternance ombre / ambre dans les descriptions du regard de la jeune fille. Elle produit un double effet de similitude phonétique et de contraste sémantique d’autant plus frappant que les deux variantes apparaissent à faible distance. Lors de la scène de l’union sexuelle, par exemple, les yeux de Surya sont alternativement « deux puits d’ombre » (p. 319) et « deux puits d’ambre » (p. 323). 14 Les descriptions du bijou présentent de légères variations lexicales : à part le terme « clou d’or » (p. 180 et 359) il est question d’un « point » (p. 149) ou d’une « goutte d’or » (p. 427) qui brille sur la narine de Surya. 15 « J’ai compris qu’elle marchait sur l’arc des récifs qui unit Plate à Gabriel à marée basse » (p. 87).
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l’eau, chacun de ces éléments contribuant à la déification de la jeune fille. Elle revêt alternativement les caractéristiques du soleil et de la mer, ou, plus exactement, elle les incarne simultanément. Bien souvent en effet, une seule description à son sujet renvoie à la fois aux éléments igné et aquatique. La jeune fille fait converger en elle les éléments de nature opposée que sont l’eau et le feu. Cette propriété se donne à lire avec une insistance particulière dans les évocations nombreuses des vêtements dont elle s’habille. Les deux pièces principales de ses habits sont un sari bleu-vert et un grand foulard rouge. La couleur du foulard, mentionnée dans le récit avec une fréquence particulièrement insistante, est explicitement associé à l’élément igné lorsque le narrateur parle du vêtement comme d’un « châle flamboyant » (427). Dès lors, son symbolisme solaire ne fait pas de doute. Attribut de la déesse Isis, le châle (adaptation du noeud primitif) s’inscrit en outre dans la thématique du secret et du dévoilement, et renvoie aux archétypes de la quête et de l’initiation 16 . Quant au sari, le récit renvoie à diverses reprises à la nuance de son étoffe en une série descriptive qui entremêle la répétition à d’infimes variations. Le sari est « couleur de mer » (91, 425, 461), « couleur d’eau » (110), ou encore d’une teinte « vert d’eau [...] qui se confond avec la couleur du lagon » (369). Revêtue de ces habits aux couleurs de la mer et du feu, la jeune fille s’amalgame avec le paysage où elle se meut. La réunion d’éléments opposés se voit non seulement dans les colorations marine et solaire de ses habits, mais également dans des détails tels que le petit clou d’or qui orne son nez et dont le texte signale qu’il « brille dans sa narine comme une goutte » (180) : liquéfaction de l’or qui amalgame les éléments igné et aquatique. Par 16
Cf. l’article « Isis » dans le Dictionnaire des mythes littéraires (p. 786-794). AnnDéborah Lévy y retrace l’évolution du mythe d’Isis à partir de ses origines égyptiennes jusqu’aux adaptations récentes chez Rimbaud (dans le poème « Aube ») et Flaubert (dans La Tentation de saint Antoine). L’auteur explique que, pour les romantiques, Isis est « la déesse qu’un voile dérobe au profane » (p. 791). Dans La quarantaine, les passages à propos du châle (ou du foulard) de Suryavati soulignent tantôt ses propriétés couvrantes : le châle fait « une ombre sur son visage » (p. 90), « cache son visage et ses cheveux » (p. 190), voire « la couvre entièrement » (p. 133) ; tantôt ils renvoient au dévoilement, lorsque Surya « écarte » (p. 110 et 270) ou « ôt[e] » (p. 91) son foulard. Le mythe d’Isis et les mythes solaires constituent l’un des liens possibles entre la poésie rimbaldienne et le roman leclézien ; cette question dépasse toutefois le cadre de cette étude.
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ailleurs, l’image de Suryavati est pour Léon à la fois « pareille à une flamme » et « pareille à un mirage sur l’eau lisse du lagon » (115) : la silhouette fugace de la jeune femme est associée tant au vacillement du feu qu’aux reflets mouvants de la surface de l’eau. Par le biais du personnage de Surya, le récit valorise explicitement l’union de choses antagonistes. La jeune immigrante a l’habitude de déposer des offrandes devant la caverne près du volcan – rituel auquel Léon assiste parfois. A l’une de ces occasions, il apprend de Surya que la composition de l’offrande, en l’occurrence des morceaux de noix de coco frottés de piment, répond à des prescriptions précises : « elle dit qu’il faut toujours mêler le froid et le chaud, le doux et le piquant, pour que l’offrande soit bonne » (254). Tout se passe en d’autres mots comme si le personnage de Suryavati figurait l’union d’éléments antagonistes. Force du soleil et déesse de la mer, elle opère le lien entre des éléments de nature différente, tout comme elle indique la voie de la fusion entre les hommes et leur monde. C’est à ce genre de fusion entre l’homme et l’univers que le protagoniste aspire. Bien vite, Léon manifeste la volonté de suivre l’exemple de la jeune fille qui « appartient à cette île qui n’appartient à personne » : « Elle est [...] du rocher noir du volcan et du lagon à la mer étale. Et maintenant, je suis moi aussi entré dans son domaine » (145). La double appartenance de Suryavati à la montagne volcanique et à la lagune esquisse une autre variante de l’amalgame d’éléments divers, en l’occurrence le minéral, l’igné et l’aquatique (la couleur noire du rocher évoque la calcination et associe le volcan tant à la pierre qu’au feu). Attirons l’attention sur les sonorités et les particularités formelles d’une partie de la phrase citée : « du rocher noir du volcan et du lagon à la mer étale ». Plusieurs traits contribuent à produire un curieux effet spéculaire. En passant du premier au deuxième syntagme nominal, séparés par la conjonction et, une inversion se produit au niveau du rythme syllabique comme sur le plan sonore. Le « rocher noir » (2 + 1 syllabes) a son reflet dans la « mer étale » (1 + 2 syllabes) 17 qui clôt la phrase – effet de symétrie que vient corroborer la similarité phonique des mots « noir » et « mer ». On pourrait aller jusqu’à relever les occurrences successives du son r dans ces mots : le phonème surgit d’abord aux extrémités du 17 Le mot « étale » compte deux syllabes si on accepte l’élision usuelle du e muet final.
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syntagme (rocher noir), puis apparaît à l’intérieur de celui-ci (mer étale). Du « volcan » au « lagon », les effets sonores sont plus clairs encore : dans ces substantifs au nombre égal de syllabes, on observe l’inversion des voyelles o et a dont l’une des deux subit chaque fois une nasalisation ; on note par ailleurs la répétition de la consonne l et la similitude étroite entre la consonne sourde [k] dans « volcan » et la sonore correspondante [g] dans « lagon ». Tout se passe en quelque sorte comme si les particularités formelles de ce passage venaient renforcer la poétique élémentaire qu’il véhicule, et que la construction spéculaire de la phrase, tel le dessin régulier qui figure le symbolisme du yin-yang, renvoyait à la relation à la fois antagoniste et complémentaire qu’entretiennent les éléments du feu et de l’eau.
Faire un avec l’univers ? Ce que nous avons désigné comme la recherche de liens qui anime le protagoniste de La quarantaine, se concrétise par son entrée en communication avec l’univers dans sa constitution élémentaire, à l’instar de la jeune fille dont il s’est épris. Au fur et à mesure que le séjour sur Plate se prolonge, Léon commence en effet à s’identifier à des aspects du milieu dans lequel il réside. Ce rapprochement entre le protagoniste et le paysage insulaire s’exprime de diverses manières ; il s’opère la plupart du temps d’une façon éminemment physique. D’abord, la communication avec les éléments peut s’établir par la simple incorporation du personnage au sein de la matière, l’élément aquatique étant le plus propice à ce genre de contact. Ensuite, le corps du protagoniste est altéré par les forces de la nature. Le soleil, le vent, le sel et la poussière affectent le corps de Léon non seulement en surface, mais aussi en profondeur. Le jeune homme finit par identifier sa propre constitution à celle de l’univers insulaire. L’enjeu de ce genre d’expériences dépasse toutefois la simple harmonisation avec la nature ; il s’agit pour le protagoniste de La quarantaine de retrouver un sentiment fondamental de cohésion et de complétude. Par moments, cette cohésion paraît près de s’établir, mais les fissures ne tarderont pas à se manifester de nouveau. L’eau se prête le mieux à figurer l’immersion dans la matière élémentaire : le récit raconte plusieurs scènes de baignades ou de
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nage, qui souvent se chargent de quelque valeur symbolique. Nous avons renvoyé précédemment à la traversée à la nage vers l’îlot Gabriel, qui constitue l’un des actes transgressifs de Léon. En outre, l’immersion dans la mer ou le lagon peut figurer, de toute évidence, un symbolisme du baptême 18 . A l’occasion des baignades du protagoniste, le récit souligne la parenté des éléments aquatique et aérien. Les descriptions de l’eau du lagon indiquent ainsi qu’elle est « légère, à peine plus fraîche que l’air » (108-109) ; l’air et l’eau sont « identiques, légers, incolores, très doux » (422). Dès lors, la nage s’apparente à un vol : en traversant l’eau transparente, Léon a « l’impression d’être un oiseau » (109), il « plane comme un oiseau » (159). La marée qui vide et remplit la lagune à un rythme régulier se trouve comparée à une « respiration » (422) ou à un « souffle » (423). A cette confusion des éléments aérien et aquatique vient s’ajouter un troisième, le feu, par le biais de la substance volatile de la fumée, qui se situe elle-même à mi-chemin entre l’igné et l’aérien. En glissant dans le lagon en compagnie de Suryavati, Léon dit que « l’eau impalpable [les] recouvre de la fumée des rêves » (422). La dernière fois qu’ils se baignent dans la lagune, il soutient que cela est « doux et léger comme une fumée » (464). Une fois de plus, des éléments de nature différente se trouvent rapprochés pour suggérer la cohésion interne de l’univers insulaire. En s’immergeant dans l’eau, le protagoniste s’introduit dans la matière élémentaire. Inversement, les éléments entrent en lui en affectant son corps. Le jeune homme affirme ainsi qu’au bout de quelques jours, il est « brûlant de soleil » (113). « Le soleil a cuit ma peau, le sel imprègne mes cheveux » (110). Si la brûlure du soleil agit en premier lieu à la surface du corps (elle affecte la peau, enveloppe extérieure), le sel pénètre à l’intérieur de la chevelure : le verbe imprégner suggère un effet en profondeur. Le même mélange d’effets superficiels et profonds apparaît lorsque le protagoniste a l’impression de sentir « le nuage des embruns sur [sa] peau, sur [ses] lèvres, jusqu’au fond de [son] corps les coups des vagues sur le mur de corail » (112).
18 La scène de l’union sexuelle de Léon et de Surya se termine ainsi par une baignade dans la lagune, geste rituel qui s’apparente à une nouvelle naissance : « Nous étions redevenus des enfants. Nés à nouveau, dans l’eau courante du lagon, sans passé et sans avenir » (p. 326).
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Il semble y avoir une progression dans l’intensité avec laquelle s’opère l’identification de l’homme au paysage : les cas où la surface est concernée apparaissent au début du séjour, ceux impliquant une influence plus profonde surgissent plus loin dans le récit. Parmi ces passages qui offrent des variantes plus élaborées, citons celui où Léon ressent la « rumeur » de la mer « en [lui], à l’intérieur de [ses] viscères » (224). Le caractère intime de la sensation ressort de la double référence au dedans de l’être (en ; à l’intérieur) et de l’évocation des entrailles. L’initiation au monde élémentaire se vit d’une manière intensément physique, comme une expérience viscérale dans le plein sens du terme. La mer affecte Léon jusqu’au noyau de son être : il passe ses jours sur l’île « avec la vibration perpétuelle des vagues au centre de [son] corps » (382). L’élément igné aussi pénètre son organisme en profondeur ; l’état vaporeux de la fumée et la subtile perception olfactive conviennent par excellence à l’intériorisation. « L’odeur du feu est en moi, elle me remplit entièrement » (189), affirme le protagoniste, suggérant que la sensation s’opère dans toute son étendue, aboutissant à un sentiment de plénitude 19 . L’intégration des éléments naturels dans le corps humain confine à l’assimilation de (parties de) ce corps à tel ou tel composant de l’univers insulaire. Ce rapprochement entre Léon et le paysage apparaît en particulier à propos de la matière minérale, comme si à l’image tout en flammes et en vagues de la figure féminine devait correspondre un personnage masculin à la constitution plus solide. Le protagoniste affirme ainsi qu’il a au fond de lui « un coeur fait du basalte de l’île » (216), que son visage est « dur comme la pierre » (437), ou encore que son être entier devient « endurci, sombre comme Gabriel » (347). On constate donc que la poétique des éléments qui se dégage de ce roman ne consiste pas simplement en une conception du monde basée sur ses composants élémentaires ou une valorisation de ces éléments naturels par opposition aux paysages architecturaux construits par l’homme ; dans ce récit, l’écriture leclézienne se montre particulièrement sensible aux correspondances entre les différents
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A propos du roman Désert, Elena Real a signalé le « lien d’équivalence [qui] s’établit entre l’intériorité corporelle et l’extériorité des choses. L’homme se trouve dans un espace qui le contient et qui l’absorbe, mais qu’il contient et absorbe à son tour » (« Un espace pour le vide », Sud, n° 85/86, 1989, p. 183).
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éléments et à la complémentarité qui les lie, ainsi qu’à la communication qui s’établit entre les êtres humains et les éléments naturels. Il s’agit moins des qualités des composants respectifs de l’univers que des liens qui se tissent entre eux et leur confèrent une cohésion. Cette sensation de cohésion est suggérée dans le récit à travers une suite de passages qui mettent en valeur une mystérieuse « vibration » que le protagoniste ressent et par laquelle il se sent intimement lié à l’environnement insulaire. Dans l’ensemble du texte, on compte une bonne vingtaine de mentions de cette vibration. Environ un tiers de ces passages renvoient en outre au « socle » de l’île ou au « fond » de l’océan, suggérant que la vibration a son origine dans les profondeurs, qu’elle provient du noyau de l’univers. Il est question ainsi de « cette vibration qui vient du fond de l’océan, du socle de la terre » (89), d’une « vibration sourde qui semble sortir du socle de l’île » (138), d’une « longue vibration qui résonne dans le socle de l’île » (175), etc. 20 . Au début, la sensation paraît neuve et mystérieuse au protagoniste, qui ne sait pas bien comment la définir. « Il y avait dans le sol une vibration incessante que je n’arrivais pas à reconnaître », observe-t-il à propos de la première nuit passée sur l’île Plate. Au fur et à mesure que le jeune homme adopte le rythme de la vie insulaire, il semble que la vibration soit l’expression de son entrée dans un nouvel ordre. L’harmonisation avec l’univers de l’île s’expérimente d’une manière très physique : « j’écoute les coups de mon coeur et les coups de la mer sur le socle de l’île, la longue vibration qui est unie à la lumière » (168). Les fonctions vitales du corps semblent se régler sur le rythme de la marée. La sonorité de la phrase citée contribue à suggérer la symbiose entre l’homme et la nature : dans la séquence presque entièrement monosyllabique « j’écoute les coups de mon coeur et les coups de la mer », la réitération de la consonne occlusive [k] paraît mimer le rythme synchronisé des pulsations cardiaques et des vagues qui déferlent. L’emploi répété du même substantif et la reprise des sons m et r achèvent de confondre les « coups de mon coeur » et les « coups de la mer ». Conçue comme un phénomène synesthésique relevant à la fois du domaine auditif (j’écoute) et de la
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Les occurrences sont nombreuses : « cette vibration, dans le socle de l’île » (p. 299), « cette vibration, comme au fond de l’océan » (p. 318), « la vibration des vagues sur le socle de l’île » (p. 327), « la vibration qui monte du socle de l’île » (p. 426).
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perception visuelle (unie à la lumière), la vibration matérialise l’idée d’une double cohésion, tant spatiale que temporelle : elle exprime d’une part la fusion entre l’individu et le monde, et d’autre part la continuité entre le passé et le présent. C’est ce qui ressort des occasions ultérieures où Léon arrive à préciser la sensation provoquée par la vibration. D’un côté, elle est le signe de l’intégration des hommes à la géographie de l’île. Le protagoniste a l’impression que Surya et lui sont « unis dans un mouvement très doux et très fort » qui efface les distinctions entre les corps humains et le paysage insulaire : « nous sommes aussi la peau noire de l’île et le vent, et la mer, et l’esprit des oiseaux qui guettent le premier rayon du soleil » (439). L’identification de l’homme à l’île passe entre autres par la mise en oeuvre d’un terme anthropomorphe pour désigner une partie de l’espace (la peau de l’île). D’un autre côté, Léon définit la vibration comme « une onde » (299) qui vient « du plus profond, du ventre de la terre » (405), « [c]omme si cette île tout entière était mémoire, surgie au milieu de l’Océan, portant en elle l’étincelle enfouie de la naissance » (299). De nouveau, l’univers insulaire apparaît sous la forme d’un gigantesque corps humain, et plus spécifiquement, d’un corps féminin. Le « ventre » de la terre se comprend comme le siège de la gestation, surtout en regard du passage qui affirme que l’île « port[e] en elle » les reflets cachés de la « naissance ». L’élément aquatique (onde, Océan) symbolisant la fertilité féminine, la vibration paraît renvoyer à la vie intra-utérine. En renvoyant à une Mère primordiale, elle opère le lien entre l’individu et les générations antérieures. C’est pourquoi elle provoque chez le protagoniste un euphorique sentiment de « plénitude » (169) : elle comble le vide provoqué par l’absence de la mère, et elle restitue les liens du protagoniste avec le lieu de sa naissance. La mise en valeur de cette complétude atteint son apogée dans les pages qui relatent l’union sexuelle de Léon et de Suryavati. De toute évidence, cette expérience célèbre l’union de l’homme à la femme, la fusion des principes masculin et féminin. Outre cette union fondamentale des sexes opposés, la scène figure toute une série d’unifications symboliques. Chacun des protagonistes est assimilé à un élément particulier : « j’étais le feu, la fièvre, le sang » (321), affirme le narrateur, « elle était la mer, fraîche, lente, mouvante autour de moi » (322). A la synthèse du masculin et du féminin se superpose celle des éléments antagonistes de l’igné et de l’aquatique. Ensuite,
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pour le protagoniste, l’union avec Suryavati ne se limite pas à une entrée en contact, voire une identification, avec l’être singulier de la jeune fille ; il se sent en communication avec ses ancêtres aussi, en particulier avec sa grand-mère indienne : « j’étais elle, et avant elle, j’étais Giribala » (322). L’union charnelle établit ainsi un pont entre le moment actuel et les générations précédentes ; au frémissement du désir s’ajoute le « tremblement de la mémoire » (318). Dans ce même contexte, notons que l’union sexuelle a lieu dans la proximité d’un cimetière. Le récit fait voisiner les germes de la nouvelle vie avec l’ombre de la mort, suggérant par là la continuité de l’existence en une temporalité cyclique. La dimension spatiale est impliquée également dans cette expérience unificatrice : Léon se sent un non seulement avec la femme, mais encore avec le paysage insulaire. Dans sa perception, les propriétés de l’espace et celles des êtres humains se mêlent : le bruit du vent se confond avec le bruit de son sang et le « froissement léger de la mer » (318). Le corps de Suryavati est d’autant plus séduisant qu’il porte les traces du monde insulaire : en embrassant la jeune fille, Léon respire « l’odeur de la cendre dans le creux de son cou » (318) ; sa main est « poudrée de poussière et de kurkum » (320) ; lors des caresses amoureuses, il perçoit « [s]ous sa peau les éclats endurcis du basalte » et sent « [l]e goût du sel sur ses paupières » (321). Entre le corps du protagoniste et l’espace, la liaison se fait plus intense encore. Au point culminant de l’expérience sexuelle, tout se passe pour Léon comme si c’était des couches profondes de l’univers même que provenait l’orgasme : « Surya a poussé un cri, j’ai senti son corps trembler comme si une même vague passait de moi en elle, j’ai senti le flux de ma semence qui montait, qui jaillissait du monde, des roches noires du volcan, des récifs où cogne la mer » (322) 21 .
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Hervé Lambert fait remarquer que dans Le procès-verbal ou Le livre des fuites, la représentation de l’acte sexuel « possède une certaine intensité pathologique » alors que dans les romans ultérieurs tel Désert, on assiste à « l’ellipse [...] presque complète » de cette représentation, à laquelle se substitue « une érotisation onirique de l’univers » (« Fuite et nostalgie des origines », Sud, n° 85/86, 1989, p. 89). Selon Sophie Jollin-Bertocchi, le « dispositif expressif » des passages lecléziens thématisant un acte sexuel se caractérise par un « jeu connotatif privilégiant le mode suggestif », qui « mime le mouvement symbolique de la vague [...] et fonde l’érotique de la jouissance », le tout créant le sentiment « d’une quête d’adéquation fusionnelle avec l’autre et avec le monde » (J.M.G. Le Clézio : l’érotisme, les mots, p. 132).
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L’importance de cette initiation sexuelle de Léon dépasse donc celle d’une simple union physique de deux êtres. L’expérience est vécue par le protagoniste comme une espèce de fusion cosmique : elle lui fait ressentir intimement une série de liens divers. Entre l’homme et la femme, bien sûr, mais aussi entre l’homme et son monde, entre les composants variés de l’univers, et jusqu’entre le présent et le passé, entre la vie dans ce qu’elle a de plus énergique et le royaume silencieux des morts. C’est ce que paraît résumer cette formule concise vers la fin de l’épisode : « Tout cela en moi, en elle, qui s’étendait, s’unissait dans l’espace » (323). Tout se passe en d’autres mots comme si l’union charnelle avec la jeune fille réalisait l’abolition de toute frontière et que l’assouvissement du désir sexuel de Léon accomplissait en même temps sa quête des liens. Or, ce sentiment de plénitude n’est pas fait pour durer. Les paragraphes conclusifs de la scène amoureuse infirment l’euphorie qui l’imprégnait. Après l’amour, Léon et Suryavati s’installent sur la plage pour y passer la nuit. A ce moment, le protagoniste, tel un « enfant geignard », pose des questions à sa compagne au sujet de leur avenir : « Tu m’emmèneras ? [...] Nous resterons toujours ensemble ? » (327). En guise de réponse, Suryavati touche le visage de Léon avec ses mains chaudes. Et le protagoniste d’interpréter ce geste de la façon suivante : « Peut-être qu’elle voulait me dire que tout cela n’était que des mots, des contes sans vérité » (327). Phrase bien dégrisante malgré son mode hypothétique : la formule indéfinie « tout cela » mesure l’étendue de ce qui se trouve mis en doute. La suggestion que ce qu’ils sont en train de vivre serait totalement dépourvu de « vérité » est d’autant plus frappante qu’elle va à l’encontre d’une description laudative des yeux de Suryavati, quelques pages auparavant – description qui affirme précisément que son regard irrésistible « brillait de la vérité pure » et « restituait l’éclat du soleil jusque dans la nuit » (321). Le désenchantement (certes discret) des paragraphes conclusifs ne se limite pas à cela. La toute dernière phrase de l’épisode raconte le départ furtif de Surya à l’aube. Elle a tenu un instant ma main, dans mon demi-sommeil j’essayais de la retenir, elle a dû défaire mes doigts un à un. (327)
La structure ternaire de la phrase ponctue l’adieu en passant d’un dernier signe de complicité (les amants se tenant par la main) à l’émergence d’une vague inquiétude, avant d’énoncer la délicate mais
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inéluctable prise de distance. Le geste final qui dénoue « un à un » les doigts de l’amant endormi, si doux soit-il, rompt l’union intime qui venait de se créer. On observe une même évolution de la mythification à la dysphorie en ce qui concerne le motif de la vibration dont nous avons parlé précédemment. Vers la fin de la quarantaine, le terme de « vibration » (452) qualifie non plus la rumeur lointaine de la mer ou une onde venue du « socle » de l’île, mais le grondement des machines du schooner qui vient embarquer les passagers. Au « fracas des vagues sur le récif » succède ainsi le « bruit de mécanique » (442) « sourd, puissant, inquiétant » (452) du navire, grondement qui se trouve comparé au « souffle d’un monstre chimérique » (443). La vibration, autrefois signe de l’attachement du protagoniste à l’univers élémentaire de ses ancêtres, figure maintenant le lien angoissant avec les « villes tumultueuses » (427). Dans ce roman, plusieurs dynamiques textuelles s’élaborent à l’image de cette scène amoureuse : elles esquissent un état proche de la cohésion à laquelle le protagoniste aspire, mais ensuite ou en même temps, fût-ce discrètement, elles défont ou contre-écrivent dans une certaine mesure les propos qu’elles énonçaient. Il en résulte un texte ambivalent, fait à la fois d’un élan mythique et d’incursions qui disent la fragilité du mythe. Cette tendance de l’écriture leclézienne se manifeste dans divers aspects du roman. Il en va ainsi pour le motif fascinant des pailles-en-queue comme pour les parentés confuses et les lointaines affinités qui se tissent entre les personnages ; la quête du botaniste et les pratiques fabulatrices des personnages font apparaître une ambivalence analogue. Ce sont ces quatre sujets que nous étudierons dans la suite de ce chapitre, pour cerner les « fissures » du texte leclézien.
Le motif des pailles-en-queue Parmi les motifs qui contribuent à dépeindre et à articuler l’univers insulaire de La quarantaine, celui des pailles-en-queue occupe une place singulière, non seulement vu la fréquence avec laquelle il surgit dans le récit, mais aussi et surtout à cause de sa densité et de sa richesse signifiantes. Ce simple motif se déploie avec
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une puissance particulière du fait qu’il ouvre sur un matériau mythique important et qu’il met en place un important réseau intertextuel. Sa littérarité est dès lors évidente. Nous verrons cependant que, si le motif des pailles-en-queue peut être la clé d’un univers légendaire étendu, il présente en même temps des aspects qui problématisent cette dimension mythique. C’est dans ce fonctionnement ambigu que réside son intérêt : en un mouvement oscillatoire, le motif à la fois met en valeur et déstabilise ses résonances mythiques. « Paille-en-queue » est le nom courant du phaéton, un oiseau marin de grande taille, à bec pointu et à longue queue prolongée par deux plumes médianes minces, qui sont à l’origine de sa dénomination usuelle. Dans le texte leclézien, l’une des premières occurrences du motif souligne encore le trait distinctif principal de l’animal en y attribuant une couleur voyante : j’ai vu pour la première fois les pailles-en-queue, qui volent lourdement contre le vent en traînant derrière eux leurs banderoles rouges. 22 (75)
Par la suite, le récit continue à insister sur cette caractéristique physique de l’animal, en une série de phrases descriptives fondée sur un jeu de répétitions et de variations. Cette longue série donne lieu à des (bouts de) phrases qui réapparaissent à la façon d’un thème musical. Les descriptions de l’oiseau se composent le plus souvent de quatre éléments récurrents. Le premier renvoie à la taille inhabituelle des plumes qui constituent la queue de l’oiseau ; il se réalise textuellement avec une grande constance formelle (on observe notamment une très haute fréquence de l’adjectif « long »). Le deuxième fournit des précisions quant à la couleur de ces plumes ; ce trait est rendu la plupart du temps par la simple mention de la teinte rouge, mais passe parfois par une métaphore du feu. Des comparaisons sont introduites aussi pour évoquer la forme de la queue, ce troisième élément apparaissant sous quelques variantes quasi-synonymes : « banderoles », « rubans », « fanions ». Le
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Cette description semble correspondre à la réalité biologique. Il existe trois espèces de pailles-en-queue (phaeton) : lepturus (à bec jaune), aethereus (à bec rouge) et rubricauda (à brins rouges).
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quatrième et dernier élément qui compose la description des paillesen-queue concerne leur mouvement : à ce sujet la variation est la plus grande. Les verbes qui décrivent le vol des oiseaux connotent dans certains cas la légèreté (flotter), voire la grâce (onduler) ; dans d’autres, en revanche, ils renvoient à une progression plutôt laborieuse (traîner). Les phrases qui évoquent le physique des oiseaux donnent à lire ainsi des variantes allant de la « longue plume rouge qui flotte derrière eux » (132) aux « longues plumes de queue rouge feu traînant dans le vent » (361) ; ici, les animaux apparaissent « traînant derrière eux leurs flammes rouges » (142), là, un autre surgit « faisant onduler sa longue traîne de feu » (363). Les pailles-en-queue ne sont pas des créatures imaginaires ; il s’agit d’une espèce animale réelle. Toutefois, l’oiseau dépasse dans le récit leclézien cette existence concrète ; il prend très vite diverses valeurs symboliques. Ainsi, il s’inscrit à merveille dans la poétique des éléments, et plus particulièrement, dans l’idée d’une fusion entre les divers éléments. La classe des oiseaux en soi opère une alliance entre les éléments tellurique et aérien ; le fait qu’il s’agit en l’occurrence d’un oiseau marin ajoute à cette première union l’élément aquatique. En outre, le feu s’associe à l’oiseau à travers la couleur et les descriptions métaphoriques de sa queue. Le nom savant du paille-en-queue, phaéton, même s’il n’apparaît qu’une seule fois dans le texte (509), constitue une autre allusion solaire, son étymologie renvoyant au fils du Soleil. On trouve donc réuni en l’animal chacun des quatre éléments de la physique ancienne. L’une des descriptions des pailles-en-queue évoque « leurs plumes couleur d’écume et les longues banderoles rouges » (362), joignant l’élément marin au feu et rappelant de manière frappante les descriptions qui soulignent chez le personnage de Suryavati sa « longue robe couleur d’eau » et son « grand foulard rouge » (110). Un autre passage à propos des oiseaux met en valeur « leurs longues banderoles de feu ondoyant dans le vent, leurs corps brillant comme la nacre » (407) : nouvelle association des éléments marin (nacre) et igné (feu). L’oiseau et la femme se ressemblent ainsi étrangement ; l’attrait surnaturel de la jeune fille comme celui des pailles-en-queue proviennent dans une grande mesure de ce qu’ils incarnent la fusion de plusieurs éléments. Le caractère divin des animaux se trouve corroboré de diverses façons au long du récit. « En Afrique il paraît que ce sont des
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dieux » (133) : cette curieuse affirmation à la fois explicite et hypothétique assigne une nature potentiellement divine aux oiseaux, qui sont par ailleurs évoqués en termes de « dieux ailés » (363). Le protagoniste les considère comme les « vrais maîtres de l’îlot » (334) qui protègent leur territoire contre les intrus : « [p]ersonne ne peut entrer impunément dans leur domaine » (406). La déification des pailles-en-queue passe aussi par la mention en apparence anodine de leur nom latin : « Phoenix rubricauda » (133). Cette apparition du nom scientifique (en italiques dans le texte) est révélatrice, car il s’agit d’une erreur : le vrai nom latin du paille-en-queue est « Phaeton rubricauda » et non pas « Phoenix rubricauda » - faute d’autant plus significative qu’elle n’est pas attribuable à l’ignorance de l’auteur 23 . La dénomination latine erronée rend ainsi explicite une importante référence mythique, qui dans l’ensemble du roman est hautement suggestive bien que présente de manière oblique. Le mythe du phénix, oiseau fabuleux à longévité séculaire et qui, brûlé, renaissait de ses cendres, semble s’actualiser sous la plume de Le Clézio à travers l’insistance générale sur le soleil, le feu, la fumée et les cendres ; il contribue à véhiculer une conception du temps selon un rythme cyclique et suggère l’idée de l’éternel retour. Certes, le récit leclézien transpose ou retravaille le matériau du mythe original. Ainsi, l’unicité mythique du phénix et sa reproduction sans recours à l’union sexuelle sont-elles gommées au profit de l’exactitude biologique au sujet des pailles-en-queue : plusieurs oiseaux vivent sur l’îlot Gabriel, où ils forment une espèce de communauté ; le récit fait état, d’une manière ludique et par le biais du personnage de Suryavati, d’une « maman » et d’un « papa » prêts à se battre pour leur enfant
23 On trouve le nom correct ailleurs dans le roman : à la page 509, le narrateur contemporain parle des « cris rauques des pailles-en-queue (Phaeton rubricauda) ». Cf. aussi Sirandanes, le recueil de devinettes mauriciennes publié par Le Clézio en 1990, qui comprend un « petit lexique de la langue créole et des oiseaux ». Ce lexique mentionne le paille-en-queue en donnant le nom latin exact de l’animal : « phaeton aethereus » (Sirandanes, p. 86).
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(362) 24 . Du phénix mythologique au paille-en-queue leclézien, on observe donc certaines modifications, mais l’apparition explicite (et abusive) du nom latin dans le texte, ainsi que la persistance de mythèmes fondamentaux tels que le soleil, la couleur rouge, les bûchers à la fois mortifères et vivifiants 25 , suffisent largement pour dire que le mythe du phénix fertilise de ses connotations le récit leclézien 26 . Si le mythe en question, au-delà de sa relative plasticité idéologique, a un caractère foncièrement euphorique (dans son histoire n’interviennent ni fautes ni châtiments ; le bûcher de la mort du phénix devenant le lieu de sa résurrection, le feu tragique se transforme en feu d’apothéose) 27 , il est loin d’être sûr que les oiseaux lecléziens s’inscrivent dans une perspective pleinement euphorique. Une autre référence intertextuelle, non plus mythologique mais 24
Suryavati prétend en outre que les pailles-en-queue « sont comme les humains, ils n’ont qu’un seul enfant » (380). Les sources ornithologiques confirment cette assertion de Surya et les propos du roman : les pailles-en-queue vivent en colonies relâchées ; quand un couple a été formé, les partenaires restent fidèles à vie ; un seul oeuf est pondu. L’affirmation de Suryavati renforce le rapprochement entre l’oiseau et l’homme, esquissé précédemment par la description très analogue de la jeune femme et des oiseaux. Pour les renseignements scientifiques, nous renvoyons à l’article de Sébastien Payet sur le site de la Société d’études ornithologiques de la Réunion, http://perso.wanadoo.fr/seor974/index.html. 25 Dans le roman, le feu et la fumée renvoient aussi bien à la mort qu’à la vie. La fumée des brasiers où les habitants de l’île préparent leur nourriture se mêle en effet à celle des bûchers qui consument les corps des défunts. Le récit souligne cette double valeur alimentaire et funéraire des feux : le « parfum du santal sur les bûchers » se joint à « l’odeur du basilic et de la coriandre » (p. 254) ; autour du village des immigrants plane ainsi « une odeur lente de nourriture, mêlée à la fumée des bûchers » (p. 385) ; lorsqu’une vieille femme agite un éventail pour attiser le feu qui doit brûler le corps de sa fille décédée, Léon observe que son geste fait « un bruit familier, comme quand elle allume le feu sous la marmite de riz » (p. 392)... 26 Jacques La Mothe associe le nom de Suryavati à celui de la Syrie primitive, « qui est l’île centrale ou polaire du monde à laquelle le phénix [...] est associé ». L’auteur propose par ailleurs d’autres rapprochements entre Léon et Surya d’une part, et l’oiseau d’autre part : voir son article « ‘L’autre extrémité du temps’, une lecture de La quarantaine de J.M.G. Le Clézio » in Michael Bishop et Christopher Elson (ed.), French Prose in 2000, Amsterdam/Nex York, Rodopi, 2002, p. 218-219. 27 Cf. l’article de Marie Miguet à propos du mythe du phénix dans le Dictionnaire des mythes littéraires, p.1117-1127. Signalons que le nom latin exact du paille-en-queue, qui, comme nous l’avons dit, figure également dans le roman (p. 509), renvoie lui aussi à un mythe solaire, mais à connotation tragique : Phaéton, fils du Soleil, meurt foudroyé par Jupiter suite à sa tentative échouée de conduire le char de son père.
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littéraire, surgit à propos des pailles-en-queue, et celle-ci, au lieu de faire rayonner un éclat légendaire, fait apparaître en quelque sorte des fissures dans le tissu mythique. Les diverses fois où le verbe « traîner » est employé pour qualifier le mouvement des oiseaux fonctionnent comme autant d’indices du fait que leur extraordinaire queue couleur de feu ne constitue pas uniquement une qualité esthétique et un signe de leur nature exceptionnelle. Elle s’avère par ailleurs une partie du corps encombrante, presque une difformité, qui rend leur vol lourd et laborieux. Les pailles-en-queue, précise le texte, sont paradoxalement « majestueux et maladroits, gênés par la longue plume rouge qui flotte derrière eux » (132). Cette phrase qui représente le trait de beauté proprement comme une incommodité et qui pointe vers la maladresse des créatures majestueuses, esquisse une analogie entre le paille-en-queue leclézien et l’albatros du célèbre poème de Charles Baudelaire. Le rapport intertextuel demeure ici ténu et implicite, mais il va se préciser et devenir plus insistant par la suite, dans une scène fondamentale au sujet des pailles-en-queue. Il s’agit du moment où Suryavati entraîne Léon sur le piton de Gabriel pour lui montrer « le village des pailles-en-queue » (361). L’arrivée des intrus humains devant les nids effraie les animaux dont les petits viennent d’éclore. Voici comment Léon décrit les oiseaux perturbés qui s’agitent « en désordre » près de leurs terriers : Ils sont magiques et maladroits [...]. L’un d’eux marche vers nous, l’air menaçant, l’oeil de côté. Il a les plumes de son jabot hérissées, il voudrait nous faire peur, mais sa démarche est grotesque, cahotante, il ressemble à une poule en colère. (362)
Et le narrateur d’émettre la réflexion suivante : Ces oiseaux qui semblaient si grands dans le ciel, avec leurs longues ailes blanches en forme de lames de faux, [...] sur la terre sont petits et sans défense, à peine plus grands que des pigeons. (362)
La présence de réminiscences baudelairiennes nous semble incontestable dans ce passage. Car il ne s’agit plus de l’incommodité qu’occasionne le physique particulier des pailles-en-queue (leur longue queue rouge), spécificité de l’univers leclézien ; il est question de la divergence entre leur aspect dans le ciel et leur apparence sur la terre, c’est-à-dire de l’antagonisme qui articule le poème de
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Baudelaire. Significativement, toute allusion à la queue des oiseaux est absente de la réflexion du narrateur citée ci-dessus, pour faire place à l’évocation des « longues ailes blanches » qui, dans l’ensemble du texte, ne sont que très rarement mentionnées. L’existence du rapport intertextuel paraît donc claire, mais il convient d’examiner plus en détail les modalités de la réécriture pour vérifier quelles sont les reprises textuelles d’une part, et où se situent les renouvellements d’autre part, dans la transposition du poème de Baudelaire par le roman leclézien. Pour ce faire, rappelons d’abord le texte intégral du poème 28 : L’Albatros Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers, Qui suivent, indolents compagnons de voyage, Le navire glissant sur les gouffres amers. (4) A peine les ont-ils déposés sur les planches, Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux, Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches Comme des avirons traîner à côté d'eux. (8) Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule! Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid! L'un agace son bec avec un brûle-gueule, L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait ! (12) Le Poète est semblable au prince des nuées Qui hante la tempête et se rit de l'archer Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
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Commençons par les échos textuels avant de cerner les modifications. Nous avons déjà relevé la fréquence du verbe « traîner » dans les descriptions du vol des pailles-en-queue ; le même verbe apparaît chez Baudelaire, à un endroit stratégique du poème (fin du deuxième quatrain) (v.8). Les « grandes ailes blanches » (v.7) de l’albatros du poète deviennent, sous la plume de Le Clézio, de « longues ailes blanches » (362), peut-être sous l’influence des 28 Charles Baudelaire, Oeuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. 1, p. 9-10.
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descriptions qui mettent en valeur la longueur de la queue des oiseaux. Une autre ressemblance s’observe à propos des dénominations métaphoriques qui valorisent l’animal. Baudelaire a recours à des termes tels que « rois de l’azur » (v.6) et « prince des nuées » (v.13) ; le texte leclézien emprunte au même registre en parlant des pailles-enqueue comme de « seigneurs » (142), en évoquant leur « royauté » (462), ou encore en les considérant comme les « maîtres de l’îlot » (334). Ensuite, dans le poème baudelairien comme chez Le Clézio, les adjectifs appelés à qualifier les oiseaux apparaissent par paires. Les vastes oiseaux des mers dépeints par le poète deviennent « maladroits et honteux » (v.6) une fois déposés à bord du navire ; aux yeux des hommes d’équipage, l’albatros sur les planches apparaît « gauche et veule » (v.9), « comique et laid » (v.10). Les pailles-en-queue lecléziens sont « majestueux et maladroits » (132) ou « magiques et maladroits » (362) ; leur queue est une flamme « somptueuse et inutile » (363). Dans ces paires, l’adjectif « maladroits » apparaît chez l’un et l’autre écrivain. Sa réitération dans le texte romanesque est frappante, parce qu’il s’emploie à deux reprises et dans une configuration phonétiquement marquée par l’allitération. Cependant, au niveau sémantique, une modification importante doit être notée : les termes des paires baudelairiennes sont tous deux dépréciatifs, alors que chez Le Clézio, le premier terme est laudatif et seul le second introduit une dévalorisation, donnant à lire des paires contrastives. Ce qui se passe en d’autres mots lors de la réécriture du poème, c’est une répétition des formes jointe à une redistribution des contenus. Chez le poète, l’opposition entre l’oiseau dans le ciel et l’oiseau sur terre apparaît grâce à des effets de contraste dans la deuxième et troisième strophes et dans les deux derniers vers (« naguère si beau » vs. « laid », « volait » vs. « en boitant », etc.). Chez le romancier, elle ressort des paires adjectivales contrastives. Le Clézio emprunte donc un trait formel du poème en le modifiant légèrement, pour exprimer l’antagonisme qui organise aussi, mais différemment, l’univers baudelairien. Venons-en à présent au rôle que joue cette analogie entre l’albatros de Baudelaire et l’oiseau leclézien. Cette réminiscence intertextuelle a une influence capitale sur le déploiement du motif des pailles-en-queue, dans la mesure où elle problématise en partie les sens que véhicule ce motif ailleurs dans le roman. Nous avons dit que les pailles-en-queue, oiseaux marins aux plumes rouge feu, opèrent la
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fusion entre les quatre éléments de la physique ancienne. En outre, le récit tend à rapprocher l’animal de l’être humain à travers leurs similitudes au niveau du comportement parental et à travers les descriptions qui apparentent Suryavati aux pailles-en-queue. Or, les échos du poème baudelairien vont exactement à l’encontre de ces propriétés unificatrices. L’écart qui se creuse entre l’aspect de l’oiseau dans le ciel et son apparence sur le sol implique en effet une non-correspondance entre les éléments tellurique et aérien, puisqu’un même être semble complètement changer d’aspect selon le milieu où il se trouve. Dans cette configuration, le paille-en-queue donne à voir non pas l’union des éléments, mais la discontinuité qui les caractérise 29 . Ce n’est pas uniquement l’analogie avec l’albatros baudelairien qui produit cette signification problématique. Lorsque le narrateur leclézien tourne en dérision l’un des pailles-en-queue en disant que la bête ressemble à « une poule en colère » (362), cette banalisation de l’animal, déifié ailleurs dans le texte, introduit entre l’oiseau dévisagé et le sujet observateur une distance moqueuse. En quelque sorte, cette intrusion du grotesque dresse une frontière entre l’animal et l’homme qui le contemple, et implique une noncorrespondance entre l’espèce animale et l’espèce humaine qui contreécrit l’évocation de leur comportement parental similaire et la mise en valeur des affinités qui unissent Suryavati aux oiseaux magiques. Il y a plus : une troisième fissure surgit, cette fois non plus entre divers éléments naturels ou entre l’une et l’autre espèce, mais à l’intérieur même d’un être singulier. Après avoir découvert l’emplacement des nids des oiseaux, Léon et Suryavati s’approchent jusque devant l’entrée d’un terrier. En regardant au fond de la cavité, Léon aperçoit soudain « un unique oisillon taché, hirsute » (363). Le jeune homme est saisi par l’aspect « attendrissant et hideux » de la créature et se pose la question suivante :
29 Pour une lecture stimulante du poème « L’Albatros » en ces termes, voir l’article de Susan Blood, « Mimesis and the Grotesque in ‘L’Albatros’ », in William J. Thompson (éd.), Understanding ‘Les Fleurs du Mal’. Critical Readings, Nashville, Vanderbilt University Press, 1997, p. 1-15.
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Comment un tel avorton peut-il se métamorphoser un jour en un de ces dieux ailés, si blanc, impérieux, glissant et volant au-dessus de l’océan, faisant onduler sa longue traîne de feu, comme s’il ne devait jamais se reposer ? (363)
En dénonçant le fossé qui sépare l’oisillon chétif de l’adulte majestueux, cette phrase met en question l’enchaînement entre l’enfance et l’âge adulte. Elle intériorise la discontinuité en la situant au sein d’un seul et même être ; la rupture se radicalise. Une autre manifestation de cette fissure surgit à la toute première page du roman. Si l’on examine la façon dont Arthur Rimbaud apparaît dans la salle du bistrot parisien, on retrouve dans l’incipit les réminiscences baudelairiennes que nous venons de mettre en relief à propos du motif des pailles-en-queue. La pose du poète, mélange troublant de grandeur et d’embarras, articule en effet un antagonisme très analogue à celui que figure l’albatros du poème éponyme. Entre le personnage de Rimbaud, d’une part, et l’albatros baudelairien ou le paille-en-queue leclézien, d’autre part, le parallélisme s’établit presque mot à mot : les cheveux « hirsutes » (15) du poète adolescent le rendent semblable à la progéniture des pailles-enqueue, dont l’oisillon paraît « taché, hirsute » (363) aussi. La taille imposante de Rimbaud – « [s]i grand que sa tête touchait presque au chambranle » (15) – est contrecarrée par sa contenance gênée ; à l’image de l’albatros dont la fière allure se détériore dans l’étroite enceinte du navire, le corps du poète est « mal à l’aise dans sa veste étriquée » (15). La « salle enfumée » (15) dans laquelle Rimbaud fait son apparition se donne à lire comme une variante dégradée du décor marin où vivent les pailles-en-queue ; plus spécifiquement, les volutes de fumée qui planent dans le bistrot font penser au « mur d’écume » (343) ou au nuage « d’embruns » (177) devant lesquels se profile Suryavati, autre « oiseau dégingandé » (88). Enfin, comment ne pas décerner l’ébauche d’une paire d’ailes dans « [les] longs bras et [les] mains larges » (15) de Rimbaud, que le chiasme contribue à mettre en valeur ? Ainsi, les deux intertextes majeurs du roman se rejoignent et s’entrecroisent pour signifier la même idée d’un monde marqué de fissures ; l’intertexte baudelairien dresse par ailleurs un portrait de
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l’artiste placé sous le signe du désenchantement 30 . L’étude du motif des pailles-en-queue dans La Quarantaine fait ressortir la complexité et l’ambiguïté avec lesquelles les motifs lecléziens se déploient au fil du texte. Sur le plan stylistique, un travail de l’écriture et un jeu élaboré basé sur des répétitions fréquentes jointes à de légères variations produisent un effet comparable à celui d’un thème musical, assurant par là une certaine continuité au tissu romanesque. Au niveau du sens, la tendance à la mythification est nette aux premiers abords. Plusieurs procédés contribuent à transformer l’animal réel en un être surnaturel. L’oiseau prend ainsi des apparences divines et devient le symbole de la réunion des différents éléments. L’actualisation du mythe du phénix à son propos concourt à suggérer une temporalité cyclique, avec l’idée corrélative d’un éternel retour. Cependant, le surgissement d’un intertexte baudelairien à caractère démystifiant vient contrecarrer la valeur euphorique que le mythe du phénix assignait au motif. Ponctuellement et par le biais d’un intertexte baudelairien, les pailles-en-queue cessent d’incarner la fusion élémentaire et la cyclicité du temps, pour révéler au contraire les fissures qui se tracent entre les diverses entités de l’univers, voire s’insinuent au coeur de l’individu. Ces notes dysphoriques affectent souterrainement le rayonnement du mythe, qui n’en demeure pas moins sollicité et exploré, mais sur un mode paradoxal qui associe la restitution à la fragilisation.
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Le motif de l’oiseau et la réminiscence baudelairienne apparaissent chez J.M.G. Le Clézio dès La Fièvre : dans l’une des nouvelles de ce recueil, le narrateur décrit sa propre maladresse en se comparant à un étrange oiseau. « Je ne sais pas balancer mes bras normalement le long de mon corps, en inversant le mouvement des jambes. Mais puisqu’il faut le faire, je le fais quand même, le mieux possible, et j’essaie de ressembler de toutes mes forces à une espèce de grand oiseau équatorial qui sortirait d’un lac, toutes les plumes collées à la peau, traçant pour le futur des empreintes de pattes fossilisées » (La Fièvre, p. 87) ; la maladresse de la démarche, les allusions à l’acte scriptural (plumes, traçant [...] des empreintes) et l’assimilation de l’hommeécrivain à un oiseau « équatorial » rappellent le poème « L’Albatros » de Baudelaire. Une métaphore similaire apparaît dans Hasard (1999), où le cinéaste Juan Moguer est comparé à un « vieux gerfaut aux ailes rognées » (212) et où les métaphores ornithologiques conduisent également à une représentation de l’artiste sous les traits d’un poète déchu ; voir à ce propos notre étude « Ecrire l’aventure aujourd’hui : Le Clézio ‘quelque part entre les îles et la terre ferme’ (Hasard) » dans Bernadette Mimoso-Ruiz (éd.), J.M.G. Le Clézio. Ailleurs et origines : parcours poétiques, Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 2006, p. 41-51.
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Parentés confuses et lointaines affinités Sous un certain rapport, le retour à Maurice est une recherche de la mère absente ; la destination du voyage est ce lieu désigné significativement comme « l’île-mère ». Le manque de liens, le sentiment d’incomplétude ou de dérive qu’éprouvent le protagoniste et nombre de personnages secondaires se rapportent dans une grande mesure à leur généalogie trouée. La filiation est problématisée dans ce roman, qui met en scène quantité de personnages orphelins ou adoptifs aux origines incertaines. Le sentiment de perte que causent cette généalogie incomplète et l’effacement des origines se trouve en partie compensée par une formidable propagation de rapports de filiation au sens figuré dans la perception subjective de certains personnages, en particulier le protagoniste. C’est-à-dire que des liens de parenté substitutifs ou symboliques viennent pallier le vide produit par l’absence de la figure maternelle. Outre ce transfert de rapports de filiation, on observe un deuxième phénomène compensatoire : entre deux personnages on voit se tisser comme de lointaines affinités, un lien souvent aussi ténu que magnifié. Le personnel romanesque de La quarantaine se compose ainsi de toute une série de couples de personnages. La somme de ces rapports infimes tisse un réseau de relations susceptible de couvrir le vide de la mère absente. Parmi les personnages orphelins (de père, de mère ou des deux parents), Jacques et Léon sont les plus importants. Le décès de la mère s’avère particulièrement douloureux pour Léon, qui n’avait pas un an lorsque la mort s’est produite et qui ne conserve aucun souvenir personnel de sa mère. L’absence de la figure maternelle affecte le protagoniste telle une douleur physique : cela « [le] ronge et [lui] fait mal, comme un coup au côté » (212). La blessure paraît d’autant plus pénible que la mère est elle-même sujette à une généalogie effacée : Amalia est née en Inde, où ses parents sont morts lors de la mutinerie des sepoys en 1857. C’est un Anglais qui a adopté la jeune fille et l’a envoyée en Europe. Le sort d’Amalia se présente comme l’image inversée du destin d’Ananta, la mère de Suryavati. Ananta est d’origine anglaise. Ses parents meurent dans le même conflit que ceux d’Amalia ; la petite fille est recueillie par une femme indienne, Giribala, qui entreprend avec elle la traversée vers Maurice. C’est là qu’Ananta s’installe et donne naissance à Suryavati, qui, peu de temps
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après son premier anniversaire, devient orpheline de père 31 . Entre le protagoniste Léon et Suryavati s’établit donc aussi une sorte de rapport croisé : à un âge très jeune, lui perd sa mère, et elle, son père 32 . Dans les cas d’Ananta et d’Amalia, la mort des parents est suivie d’un remplacement par des parents adoptifs. Chez le protagoniste, la disparition précoce de la mère, puis du père donne lieu à l’émergence de figures parentales substitutives. Ainsi, le lien entre Jacques et Léon ne se conçoit-il pas uniquement en termes de fraternité. Jacques, qui a neuf ans de plus que le protagoniste, assume explicitement la fonction paternelle, avant même le décès d’Antoine : « quand notre père est tombé malade, c’était lui mon père » (214). Léon continue à assigner un rôle paternel à son frère aîné, complétant l’image en décernant une mère en la personne de Suzanne. « Il me semble que je les ai toujours connus ensemble, qu’ils sont comme mon père et ma mère » (106). Les jeunes époux s’érigent en protecteurs envers le frère cadet ; au début de la quarantaine, ils essaient de soustraire à ses yeux les aspects les plus cruels du séjour, comme le décès des premiers passagers malades. « C’est Suzanne sans doute qui n’a pas voulu qu’on m’avertisse », suppose le protagoniste, « [p]our elle je suis un enfant qu’il faut préserver de la vue de la mort. Jacques a toujours fait cela avec moi » (72). Par rapport à Suzanne aussi, Jacques joue un rôle protecteur quasi paternel, lié également à son métier de médecin. Lorsqu’il prend soin de sa femme malade, le récit affirme à plusieurs reprises qu’il lui adresse la parole « comme on parle à une enfant » (303) 33 . A d’autres moments, cependant, les rapports s’inversent, Léon s’attribuant le rôle du plus âgé qui remplit la fonction protectrice : « Jacques a neuf ans de plus que moi, et il me semble que c’est moi qui suis son frère aîné, et que je dois le protéger, et protéger Suzanne comme ma soeur » (130). L’image de Suzanne en tant que soeur est récurrente. La jeune femme partage l’amour de Léon pour la poésie et constitue à ce titre une âme soeur pour le protagoniste. Cette passion commune instaure 31 Voir p. 135, où Surya raconte à Léon : « Mon père aussi travaillait dans la sucrerie. Et puis il a eu un accident, il est mort quand j’avais un an ». 32 Pour compléter la liste des personnages orphelins, il faut ajouter Suzanne, que Jacques présente à son frère de la façon suivante : « Suzanne Morel, une Réunionnaise à Paris, une orpheline, comme nous » (p. 292). 33 Voir aussi p. 68 et 246.
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entre le jeune homme et Suzanne une étroite connivence dont Jacques se trouve exclu 34 . Le seul personnage de Suzanne montre à quel point les liens de parenté substitutifs ou symboliques s’accumulent et se confondent dans La quarantaine. Aux yeux de Léon, Suzanne apparaît alternativement comme une mère de substitution, comme une âme soeur, ou comme une fragile figure enfantine. On dirait que ce n’est pas la nature exacte du rapport entre deux êtres qui importe, mais le fait même qu’il y ait un lien. La conception de ces rapports en termes de liens de parenté divers n’est toutefois pas un hasard : la consanguinité suggère que les attaches ont un caractère « viscéral » et indéfectible. Suzanne n’est pas la seule à faire office de mère substitutive vis-à-vis de Léon. Après son entrée dans le monde de Suryavati, le protagoniste se rapproche aussi d’Ananta, la considérant comme une figure maternelle. « Il me semble qu’elle est la mère que je n’ai jamais connue, qu’elle peut me donner la chaleur, l’amour » (193) 35 . Les rapports entre Léon et Suryavati se déclinent également selon un spectre varié. Alors que leur relation est de nature amoureuse, la jeune femme définit diversement leur lien en prononçant dans sa langue le nom qu’elle donne « pour toujours » au protagoniste : « Bhaiii... Veux-tu être mon frère ? » (191) 36 . Léon adhère à ce nouveau nom dont la résonance génère comme une magie particulière, et il s’adresse de même à sa compagne : « j’ai dit, moi aussi, bahen, soeur ! » (324) 37 . La désignation du couple en ces termes confère à leur union une dimension mythique. La prononciation du nouveau nom de Léon s’accompagne d’un geste rituel au cours duquel Suryavati marque le visage du jeune homme avec la cendre des
34 Cf. cet énoncé de Suzanne évoquant des souvenirs à propos de poésie en s’adressant au protagoniste : « Tu m’avais parlé de Baudelaire, j’avais détesté ça. Un homme méchant, et son horreur des femmes ! Je t’ai dit que je ne voulais rien entendre. Et quand même, tu avais récité La servante au grand coeur, ‘les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs’, ça me donnait le frisson. Tu te rappelles ? Et moi, The Song of Hiawatha. C’était comme une bataille, tes mots contre les miens. Et Jacques qui ne comprenait pas, qui avait voulu réciter Le lac, cette horreur ! » (p.295). 35 Cf. aussi p. 285 : « Quand maman est morte, j’avais juste un an, c’était comme si elle n’avait jamais existé. Ananta, elle, était présente, je sentais sa chaleur, sa vie ». 36 Italiques dans le texte. 37 Italiques dans le texte.
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bûchers qu’elle a mélangée avec sa salive 38 . Ce geste scelle un pacte entre les deux jeunes gens à l’image de l’alliance divine qui unit Yama à Yamuna : « Yama est fils du soleil, il attend sa soeur, la rivière Yamuna. Quand elle vient, elle allume un grand feu, et avec la cendre elle marque le front de son frère, [...] pour que leur amour ne finisse jamais » (225). Suryavati apparaît comme la soeur de Léon non seulement dans le contexte de cette alliance sacrée. Le jeune homme se sent un frère par rapport à elle dans la mesure aussi où il s’arroge une fonction protectrice. « Il me semblait qu’elle était la petite soeur que je n’avais jamais eue, qui attendait que je lui raconte des histoires [...] pour lui faire oublier la nuit au-dehors » (260). Dans cette perspective, les personnages de Surya et de Suzanne se rejoignent, tout en appartenant à des mondes différents. C’est ce qui ressort du dilemme déchirant qui s’impose à Léon : « Pourquoi faut-il que j’aie à choisir entre mes deux soeurs ? » (307). Suzanne et Surya constituent toutes deux des figures sororales pour le protagoniste – trait commun souligné par la ressemblance sonore de leurs prénoms. Entre les deux jeunes femmes s’esquisse une certaine similarité. Il en va de même pour la plupart des personnages romanesques de La quarantaine ; le récit distingue toute une série de couples de personnages qui se ressemblent ou qui renvoient l’un à l’autre pour une raison déterminée. Presque chaque personnage important a ainsi une sorte de double, une soeur ou un frère proches ou lointains avec qui il partage un trait distinctif, un destin semblable ou des affinités mystérieuses. La multiplication de ce motif du double produit dans le récit de nombreux effets de miroir ou jeux d’écho. Dans cet immense réseau, on peut distinguer des relations horizontales et verticales : le lien peut s’établir entre des personnages d’une même génération (relations horizontales), ou il peut se nouer entre des personnages appartenant à des générations différentes, le lien franchissant alors les époques (ce que nous appelons des relations verticales). Parmi les liens horizontaux, quantitativement plus importants, on pense d’abord à la fraternité qui, au sens propre, unit Léon à
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Le mélange de la cendre et de la salive réunit des éléments opposés : la cendre, substance résiduelle rattachée au feu, relève par excellence de la sphère céleste et du royaume de la mort, alors que la salive, par sa nature humide (et dans son acception euphorisante), est davantage un symbole chtonien de fécondité.
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Jacques au-delà des divergences qui finiront par séparer les deux frères. La fraternité symbolique qui se noue entre Léon et Surya se place sous le signe de la complémentarité davantage que sous celui de la similitude, mais elle instaure néanmoins une puissante complicité. Une commune passion pour la poésie rassemble Léon et Suzanne, nous l’avons dit, de même qu’entre Suzanne et Surya s’établit un certain lien du fait qu’elles sont les « deux soeurs » du protagoniste. Les destins croisés d’Amalia et d’Ananta tissent entre ces figures féminines une analogie que matérialisent leurs noms similaires. Enfin, des affinités particulières unissent Anna à son amie secrète Sita ainsi qu’à Noël, le père du narrateur contemporain : lors de leurs rendezvous secrets, Anna et Sita « parlent pendant des heures, de tout et de rien, comme si elles avaient grandi ensemble, qu’elles étaient les deux parties d’une même personne » (523). Quant à Noël et Anna, ils sont nés la même année et vivent ensemble l’expérience douloureuse que constitue l’expulsion hors du domaine familial. Tous deux figurent aussi sur un tableau peint par Jacques, leurs « silhouettes d’enfants » aux « robes longues et chapeaux ronds identiques » se ressemblant « comme si c’étaient des jumeaux » (521). Les relations verticales, moins nombreuses, ne sont pas moins signifiantes. Elles se rapportent presque toutes au personnage d’Arthur Rimbaud. C’est en particulier dans la première partie du roman, intitulée « Le voyageur sans fin », que se construit un réseau de connivences autour de la triade formée par Rimbaud, Léon (le frère de Jacques) et Léon (le petit-fils de Jacques). Au cours de la partie d’ouverture, chaque entité de la triade se trouve mise en rapport avec chacune des deux autres, les diverses mises en relation ressortissant toutes, bien sûr, à la perception du je narrateur. A partir de l’apparition de Rimbaud dans le bistrot où se trouve Jacques, le narrateur contemporain commence par s’identifier à son grand-père, puis au grand-oncle. « Parfois il me semble que c’est moi qui ai vécu cela. Ou bien que je suis l’autre Léon, celui qui a disparu pour toujours » (21). Par la suite, les analogies se multiplient entre le « poète disparu » (51), le grand-oncle qui s’est effacé, et celui qui s’apprête à partir à la recherche de leurs traces 39 .
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Parmi les relations verticales, signalons aussi la singulière similitude entre Rimbaud et Anna, qui tous deux empoisonnent les chiens errants (le poète au Harrar, la petitefille du Patriarche au marché de Mahébourg).
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Avant de prendre l’avion pour l’autre bout du monde, Léon erre longtemps dans la ville de Paris, visitant les lieux que fréquenta le poète. « J’ai marché dans toutes ces rues, comme si je dormais les yeux ouverts, pour entendre le bruit de cette vie qui n’est pas éteinte » (26). Au cours de cette errance somnambulique, les pas de l’un rejoignent ceux de l’autre. « Lui, marchant dans les rues de la ville » (28), c’est Rimbaud, le voyou dont les vers composent une « musique étrange » (24). « Déjà Paris est trop étroit pour lui » (28), poursuit le narrateur, avant d’établir un nouveau lien, substituant au poète le grand-oncle qui étouffe dans une pension de la banlieue parisienne : « C’est pour Léon que la ville est étroite » (31). Les liens se nouent ainsi entre le je et le poète, puis entre le poète et l’ancêtre. Enfin, le rapprochement entre l’ancêtre et le je narrateur vient compléter l’image du triangle dont désormais tous les points sont reliés : « Peutêtre que lui aussi, cet été-là, comme moi, passe ses journées enfermé dans une chambre d’hôtel du côté de la gare Saint-Lazare » (31). L’unité de lieu favorise la superposition de couches temporelles. L’atmosphère pluvieuse qui plane sur les rues de Paris fond dans un même décor urbain nocturne une soirée de janvier 1872 et une sombre journée au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. « C’était le soir, il faisait nuit, il pleuvait peut-être », dit le narrateur à propos du moment où son grand-père a vu Rimbaud. « La première fois que je suis venu à Paris, avec ma mère, quittant Lorient pour retrouver mon père démobilisé après la guerre, c’était la même époque, la même ville dévastée, les rues noires piquées de pluie, quelque chose de sombre et de pauvre » (21). La ville, lieu ambivalent de passage et de mémoire, est un palimpseste où le voyageur « en transit » (27) marche sur les traces effacées des promeneurs d’antan. C’est peut-être dans ce sens que l’on peut comprendre l’étrange titre de la première partie du roman : le « voyageur sans fin », c’est celui dont le cheminement s’augmente et s’amplifie des trajets de ceux qui l’ont précédé, donnant lieu à un voyage illimité à destination abstraite 40 . L’itinéraire du lecteur accumule à son tour ces divers trajets. Les parentés confuses et lointaines affinités que nous venons d’exa-
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Cette lecture permet de conserver le double sens du complément « sans fin » : il signifie simultanément que le voyage n’a pas de destination précise (un voyage sans but) et qu’il ne s’arrête jamais (un voyage sans terme).
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miner tissent un réseau de liens qui couvrent le vide primordial de la mère absente. Le texte romanesque se propose comme un tissu dont les divers éléments se répondent de loin en loin. Se propageant presque ad infinitum, le motif du double donne lieu à des jeux de miroir vertigineux aux reflets multiples. L’onomastique du roman matérialise et résume ces images reflétées ou inversées. Les couples Ananta/Amalia ou Suzanne/Surya nomment ainsi leur connivence, et les deux Léon portent l’effet spéculaire à son comble : car entre le grand-oncle et le petit-neveu se situe un prénommé Noël (le père du narrateur contemporain), l’enchaînement des générations se donnant à lire comme une suite d’anagrammes, voire un palindrome (Léon étant le père de Noël, dont le fils se prénomme à son tour Léon).
La quête du botaniste Par rapport au Chercheur d’or, et surtout en comparaison avec Le livre des fuites, l’importance des personnages secondaires est considérable dans La quarantaine. En s’érigeant comme des figures semblables, opposées ou complémentaires à celle du protagoniste, ils sont susceptibles d’enrichir, de nuancer, et bien souvent, de problématiser les sens véhiculés par le récit. Parmi ces divers personnages, celui de John Metcalfe occupe une place particulière. Certes, ses apparitions sur le devant de la scène romanesque ne sont ni bien fréquentes, ni très longues ; sa mort précoce efface le personnage relativement tôt dans le récit. S’il laisse des traces indélébiles, c’est qu’il a droit à une énonciation propre : John Metcalfe est en effet l’auteur d’une série de fragments de textes intercalés au fur et à mesure dans le récit principal, dont ils se distinguent typographiquement par des caractères italiques. Une formule placée en tête du premier fragment définit ces bouts de textes comme le « Journal du botaniste » (69). La présence de ces fragments apparaît comme un indice à la fois troublant et indéniable de l’importance du personnage. Indice déconcertant, parce que les propos tenus par le personnage dans ces fragments risquent de demeurer opaques pour un lecteur profane en matière de botanique ; signe non négligeable dans la mesure où l’insertion du journal revient à passer la parole à son auteur, qui se trouve dès lors doté d’une certaine autorité. Dans ce qui suit, nous
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ferons donc quelques réflexions au sujet de ce personnage botaniste, pour évaluer sa fonction par rapport à la thématique principale du roman. Le personnage de John Metcalfe se détache du groupe des passagers en quarantaine par quelques traits distinctifs. Lors du débarquement, il emporte des bagages singuliers : « des bocaux de formol, des pinces et des ciseaux, et un gros calepin [...] où il note ses découvertes » (73). Ces accessoires contribuent à cerner le personnage autant que la lunette d’approche et le revolver caractérisent Julius Véran ou que la mallette de médecin définit le statut de Jacques. Les activités de John consistent à explorer l’île en relevant les espèces végétales qui croissent sur son sol. En parcourant Plate, il ramasse des échantillons de plantes pour les examiner et les classer. Ses occupations méticuleuses prennent parfois l’aspect d’un étrange rituel : « il récolte les feuilles, les fleurs, les graines, qu’il met à sécher avec soin au soleil sur des claies, après les avoir enduites de formol à l’aide d’un petit pinceau » (85). Initialement, ces explorations semblent répondre à des objectifs purement pratiques et utilitaires : le lendemain de leur arrivée sur Plate, Léon et John parcourent les environs de la Quarantaine « à la recherche de baies et de plantes comestibles » (73). Au fur et à mesure, les visées de son entreprise prennent de l’ampleur : les éventuelles découvertes d’espèces comestibles ou médicinales, parmi lesquelles l’indigotier sauvage occupe une place centrale, doivent permettre une « amélioration des conditions de vie des immigrants en quarantaine » (85). Aux besoins immédiats s’ajoute ainsi un projet humanitaire. Une troisième motivation sous-tend l’entreprise de John Metcalfe. Si le repérage de l’indigotier constitue le véritable objet de sa quête acharnée, c’est que cette plante revêt une importance particulière à ses yeux : Ce qu’il cherche, c’est Indigofera tinctora, l’indigotier sauvage. Il a la certitude que c’est ici [...] qu’il va trouver le spécimen qui manque à la chaîne, et qui unira Plate à Maurice et à Madagascar – et au-delà, au continent austral. (156)
Ce passage nous paraît essentiel pour saisir l’envergure du personnage botaniste et son importance dans l’ensemble du roman. En effet, si le protagoniste de La Quarantaine lui voue une fascination pareille, c’est parce que la quête du botaniste se donne à lire comme
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une transposition dans le domaine végétal du genre de recherche qui préoccupe aussi Léon, à savoir la recherche de liens. En s’embarquant pour Maurice, le protagoniste désire combler certaines lacunes (le vide laissé par la mère défunte, les souvenirs effacés de sa première enfance) : pour lui aussi, il s’agit en d’autres mots de trouver les éléments qui « manquent à la chaîne ». Tout se passe donc comme si les enjeux de la démarche du protagoniste se trouvaient reflétés, en une configuration plus spécifique, dans la recherche passionnée du botaniste. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’entre Léon et John Metcalfe se tissent des liens étroits. John Metcalfe fonctionne dans une certaine mesure comme un double de Léon : après la mort du botaniste, sa femme Sarah confie au protagoniste que John le considérait « comme son frère » (337). Cependant, à les examiner de près, les liens entre les deux personnages s’avèrent fondamentalement ambivalents : ils oscillent en permanence entre des manifestations de complicité et des prises de distance plus ou moins prononcées de la part du protagoniste. L’une des particularités de John Metcalfe consiste en ce qu’il ne se soucie aucunement du couvre-feu ou de la frontière instaurés par les figures autoritaires de l’île. Cette attitude le rapproche de Léon, qui lui aussi se moque des mesures prises par l’autocrate. Seulement, Léon désobéit volontairement et comme par bravade aux règles imposées, alors que John les enfreint par simple inadvertance, voire à son insu. Le narrateur rapporte en effet que les époux Metcalfe s’abstiennent lors de la signature du fameux édit de Julius Véran, John n’étant « sans doute même pas au courant » (141). Si le botaniste « n’a pas l’air de [se] soucier » (155) de la ligne frontière au cours de ses promenades, ce n’est donc pas par défi, mais inconsciemment, parce qu’il est si absorbé par ses recherches. Dans une certaine mesure, la relation entre John et Léon se définit comme le rapport d’un maître à son disciple. Les promenades au cours desquelles Léon accompagne l’Anglais se conçoivent comme une « leçon de botanique » (143). Comme Suryavati, mais à une échelle plus restreinte, John Metcalfe fonctionne comme un guide ou un initiateur vis-à-vis du protagoniste. Cependant, ce rapport de maître à disciple qui s’esquisse entre les deux hommes se teinte de nuances particulières, qui entament quelque peu le prestige du maître en question. C’est que Léon se désigne plus spécifiquement comme un
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mauvais élève, qui n’adhère que partiellement à la passion de son précepteur. « Je ne suis pas un bon élève en botanique », affirme-t-il ainsi un jour où il croit lire un reproche dans le regard de John parce qu’il ne l’a pas aidé à « trier ses spécimens » (89). On peut se demander si le manque d’enthousiasme de la part de Léon à l’égard de ce triage des spécimens ne provient pas de ce qu’une telle activité relève par excellence d’une démarche rationalisante et systématique, qui réduit les dons de la nature à une provision d’objets destinés à compléter un catalogue. Sous ce rapport, l’exploration méthodique de l’île effectuée par John ne diffère peut-être pas beaucoup de la surveillance méticuleuse d’un Julius Véran. Au fond, tous deux ambitionnent un gain de maîtrise, à cette nuance près que le botaniste veut élargir son savoir alors que l’autre ne s’intéresse qu’à l’étendue de son pouvoir. Que Léon renonce à participer au classement des échantillons s’explique en partie par son aversion généralisée envers la démarche positiviste qui vise à soumettre le monde à une froide domination 41 . Toutefois, cette hypothèse ne suffit pas à rendre compte de toutes les occasions où le protagoniste prend ses distances par rapport au botaniste. Les diverses remarques que Léon fait à propos du botaniste se placent sous le signe de la duplicité. Elles s’inscrivent dans une configuration foncièrement ambiguë dont le mauvais élève fournit en quelque sorte le type. D’une part, le protagoniste adhère à l’entreprise de John ; d’autre part, il n’y souscrit qu’à moitié, manifestant ponctuellement un certain scepticisme à son sujet. Parmi les témoignages de sympathie, citons le passage où le mauvais élève de jadis semble se repentir en affirmant que « les leçons de John Metcalfe n’ont pas été inutiles » (381) : c’est grâce aux explications du botaniste que Léon sait reconnaître les feuilles qui peuvent servir à la fabrication d’un baume curatif. De même, le jeune homme concède que John avait raison de dire que « ce sont les plantes qui sauvent les hommes » (268). Ces déclarations détonnent avec des passages antérieurs où le protagoniste exprime un manque de confiance quant aux chances de réussite de la recherche du botaniste. « Je laisse John Metcalfe à la recherche de l’improbable indigotier sauvage auquel il voudrait donner son nom » (86) : en se distanciant 41 La distance que Léon prend ici par rapport au botaniste ressemble à l’écart qui se creuse entre le protagoniste et son frère médecin.
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tant physiquement que mentalement de John, Léon met en doute l’aboutissement des projets de celui-ci. Plus tard, en contemplant le paysage où s’est déroulée une partie des explorations botaniques, le protagoniste affirme que « John a cherché en vain l’indigotier endémique » (174, nous soulignons). Prenant en compte la progression linéaire du récit, on pourrait argumenter que les mises en doute sont antérieures aux signes d’approbation pour avancer que l’attitude du protagoniste évolue de la méfiance à l’adhésion. Or, la longue maladie et la mort de John Metcalfe interdisent à notre sens une lecture entièrement euphorisante du personnage. En fin de compte, c’est plutôt une ambivalence irrésolue qui caractérise le botaniste dans l’ensemble du roman. Parfois, des valorisations en principe incompatibles sont distribuées dans le texte à une grande proximité, le contraste devenant alors d’autant plus frappant. Ainsi lit-on en l’espace d’une même page des propos très divergents au sujet du formol employé par John pour conserver ses échantillons. D’abord, Jacques s’en prend au botaniste parce que son bocal de formol « empest[e] toute la pièce » : « Metcalfe, vous nous faites respirer une odeur de mort » (341), lui crie le médecin. La phrase suivante détaille les gestes du botaniste en train d’enduire des feuilles avec un pinceau « imprégné de l’élixir d’éternité » (341). Cette description transforme soudain le formol en une noble substance mythique. Difficile pour le lecteur de concevoir cet étrange produit qui procurerait la vie éternelle tout en dégageant une odeur cadavérique... La duplicité qui marque le personnage de John Metcalfe se cristallise vers la fin du roman dans deux passages au sujet du calepin du botaniste. Avant de quitter l’îlot Gabriel, Léon aperçoit le carnet à côté d’objets divers abandonnés par Sarah devenue folle. D’un geste révélateur et presque sacrilège, Léon ne touche pas à un « volume rouillé de l’Ancien Testament » qu’il inclut mentalement dans « ces dépouilles », « ces choses insignifiantes qu’on trouve dans une maison en deuil » ; il ne ramasse que le « précieux carnet » (448) présenté comme l’héritage du botaniste 42 . Par cette opposition entre l’Ancien Testament et le testament spirituel de John Metcalfe, entre le Livre saint et le « petit livre » du botaniste, le récit attache à ce dernier objet 42 « Il me semble que John l’a laissé juste pour moi, pour que je me souvienne, que je continue après lui les leçons de botanique » (448).
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une valeur démesurée. C’est encore la démesure qui caractérise la description du calepin quelques pages plus loin : Mon seul trésor, c’est le petit livre noir noué d’un galon rouge, où John a raconté les derniers jours de sa vie, sa chasse à l’indigotier austral, son rêve d’un monde meilleur où les plantes auraient guéri l’humanité de toutes ses plaies. (462)
Si la notion de trésor fait miroiter le vaste imaginaire de l’aventure, la noble quête se dégrade ici en la forme plus triviale d’une chasse ; en outre, ce rêve d’un monde où, selon la formule hyperbolique, les plantes délivreraient les hommes de toutes leurs douleurs contraste fortement avec l’aspect insignifiant du petit livre noir. La quarantaine développe à propos du botaniste un discours hybride où les marques de complicité se mêlent à des notes critiques. Le statut problématique du personnage influence la teneur du roman entier. Dans la mesure où John Metcalfe fonctionne comme un double du narrateur protagoniste, la part d’échec et la vanité que celui-ci décèle dans l’entreprise du botaniste ne peuvent qu’affecter aussi sa propre démarche. Que ce soit à l’égard de la découverte d’une espèce végétale aux propriétés étonnantes ou à l’égard de la tentative de réparer d’anciennes brisures, le narrateur de La quarantaine ne cesse d’apparaître comme celui qui voudrait bien y croire, mais dont la confiance est vacillante malgré lui. C’est ce qui ressort encore de la thématisation de l’acte narratif dans le roman.
Parler de lieux Dans plusieurs oeuvres de J.M.G. Le Clézio, la géographie romanesque se compose non seulement de la multitude d’endroits traversés effectivement par les personnages, mais encore d’un certain nombre de lieux fréquentés virtuellement, par le biais de discours portant sur ces lieux. Il arrive fréquemment que l’un des personnages se mette à raconter un récit aux autres, à leur parler de son passé, à
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évoquer des souvenirs 43 . Bien souvent, ces récits portent sur quelque endroit qui revêt pour le locuteur et son public une importance particulière. On se rappelle que, vers la fin du Chercheur d’or, Alexis ressent le besoin pressant de parler du monde de son enfance, de remplir les derniers instants de la vie de sa mère mourante de récits qui évoquent le domaine du Boucan. Ces discours oraux se dotent d’une puissance particulière, les paroles pouvant produire un effet magique même si leur sens échappe à l’auditeur (pensons au discours sur le trésor du corsaire qu’énonce le père d’Alexis) ou que leur substance matérielle l’emporte sur le contenu qu’elles véhiculent (on songe aux dictées données par la mère d’Alexis). Les récits qui parlent de lieux s’avèrent nombreux aussi dans La quarantaine. Comme dans Le chercheur d’or, le protagoniste de ce roman se fait alternativement le récepteur et le producteur de discours. D’une part, il écoute régulièrement son frère lui parler de Maurice, de la maison où ils sont nés, du paysage où s’est déroulée une partie de leur enfance. D’autre part, à la demande de Suryavati et de sa mère Ananta, Léon raconte lui-même des histoires à propos de la France et de l’Angleterre. Les deux espèces de discours, ceux que Léon écoute comme ceux qu’il produit, ont ceci en commun qu’ils évoquent des lieux que l’auditoire n’a jamais vus ou ne connaît que vaguement. Léon ayant quitté Maurice avant son premier anniversaire, il se souvient à peine de ce pays. Il en va de même pour Ananta, qui est partie de l’Angleterre vers ses quatre ans. Suryavati, elle, n’a jamais été en Europe, ce qui ne fait qu’augmenter sa fascination pour le pays où sa mère a vu le jour. Que le protagoniste en soit le récepteur ou le producteur, ces discours qui parlent de lieux revêtent une importance capitale dans le roman. Ils jouent un rôle unificateur en ce qu’ils sont en mesure de créer des liens ou de rétablir des attaches rompues en réactualisant le monde et l’époque dont ils parlent. Les discours à propos de lieux lointains restituent verbalement le lien entre ces endroits et ceux qui en parlent ou qui en entendent parler. Dans ce sens, les récits échangés 43 Selon Claude Cavallero, « il convient de prêter une attention spéciale au type du conteur, dont la silhouette réapparaît dans plusieurs romans » (J.M.G. Le Clézio : les marges du roman, op. cit., p. 268) ; dans son étude de Désert, Madeleine Borgomano consacre un chapitre entier aux récits faits par des personnages du roman (Désert de J.M.G. Le Clézio, Paris, Bertrand-Lacoste, coll. « Parcours de lecture », 1992, p. 6985).
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entre personnages s’inscrivent dans la thématique principale du roman : la recherche de liens perdus. Cependant, si le récit assigne à ces discours un pouvoir particulier, il pointe également, et avec plus d’insistance peut-être, vers leur insuffisance. Les discours des personnages se trouvent en effet problématisés et mis en doute – phénomène d’autant plus pertinent que les récits racontés par les personnages peuvent se lire comme une mise en abyme du récit principal. Dès lors, il convient de se demander dans quelle mesure la mise en question de la parole des personnages confine à une déstabilisation du discours romanesque. Aux premiers abords, les récits qui évoquent des lieux fonctionnent comme un puissant agent unificateur. L’énonciation de ce genre de discours (r)établit des liens. Tout d’abord, l’acte énonciateur en soi implique une entrée en communication, donc l’établissement d’une relation entre le locuteur et l’auditoire. S’agissant de discours qui portent sur des lieux dont les personnages se trouvent plus ou moins éloignés, les récits surmontent en outre la distance qui sépare le locuteur et son public du lieu évoqué. Tous se trouvent comme transportés vers cet endroit que le discours reconstruit de ses paroles. Puisque les contrées qui constituent le sujet de ces discours sont des lieux que certains auditeurs ont connus, puis quittés il y a plus ou moins longtemps, la résonance des paroles réveille en eux des souvenirs anciens, atteint pour ainsi dire des couches profondes de leur mémoire. Cela est vrai en particulier pour Léon qui écoute les récits de son frère aîné au sujet de l’île Maurice. Tout se passe pour le protagoniste comme si les histoires de Jacques lui permettaient de redécouvrir une partie cachée de soi : Je me souviens de ce que Jacques me racontait, autrefois, les longues soirées à Médine, après la coupe. [...] C’est comme si tout était en moi, et qu’enfin je l’avais retrouvé. (78) Tout ce que Jacques me racontait, autrefois, dans l’hiver de RueilMalmaison. [...] Je ne savais pas que c’était au fond de moi, si vrai, si fort. (84-85)
Dans ces deux passages, c’est plus précisément le souvenir des récits entendus autrefois qui fait en sorte que Léon reconnaît dans le paysage de l’île Plate des éléments de la vie insulaire mauricienne,
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et qu’il renoue avec cette zone profondément enfouie que constitue pour lui sa toute première enfance. Pendant le séjour sur Plate, Jacques se remet à parler de Maurice à son frère et à son épouse. En écoutant sa voix, Léon a l’impression de flotter, bercé par le rythme des paroles : Suzanne serrait ma main, elle fermait les yeux pour écouter. Nous voguions ensemble sur un radeau, emportés par le flux qui descend à l’envers, qui nous ramène au commencement. (104)
Au voyage effectif qui n’aboutit pas (parce qu’il s’enlise dans l’immobilisme de la quarantaine) se substitue ici un voyage imaginaire aux résonances mythiques. La métaphore fluviale, usée mais puissante, l’image primitive du radeau, ainsi que l’idée du retour aux origines conduisent en effet à un univers atemporel et primordial. Au contact du paysage insulaire de Plate, les histoires de Jacques à propos de Maurice rétablissent pour Léon le lien avec son passé lointain ; elles réparent ainsi la brisure qui marque sa vie. Le vide provoqué par le départ de Maurice se trouve comblé par les récits de son frère : tout cela est désormais « devenu comme [sa] propre mémoire » (109). Cependant, la notion de « radeau » dans le passage cité cidessus suggère en même temps à quel point tout voyage est désormais problématique. A la différence du bateau, le radeau est une construction sans gouvernail, dont la direction est impossible à régler. A bord d’un bateau, on peut en principe naviguer où l’on veut ; mais un radeau effectue un mouvement non orienté. Il s’agit là d’une distinction d’autant plus significative qu’elle correspond à une différence frappante entre Le chercheur d’or et La quarantaine : alors que le voyage en mer occupe une place primordiale dans le roman de 1985 (pensons à l’envoûtement qu’exercent le Zeta, son capitaine et le timonier), les bateaux sont quasi absents du récit de 1995. Au lieu d’un navire semi-mythique et d’un équipage insondable, on y trouve
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des radeaux à la dérive 44 et un passeur à moitié aveugle 45 . Aussi bien le voyage effectif que sa variante imaginaire et compensatoire présentent donc des signes de dégradation dans La quarantaine. Le besoin de retrouver une partie effacée de soi anime également Ananta lorsqu’elle encourage le protagoniste à lui parler de l’Angleterre, le pays où elle est née et dont elle ne conserve qu’un souvenir vague à propos d’une « musique d’anges » qu’elle aurait aperçue dans un « grand jardin » de Londres quand elle était petite : Ananta semblait attendre que, grâce à cette musique d’anges, je retrouve la clef de sa mémoire, le nom de sa mère et de son père, l’endroit où elle était née, sa maison, sa famille, tout ce qui avait été englouti dans la tuerie de Cawnpore. (261)
Dans ce cas aussi, le discours à propos d’un lieu déterminé est censé pouvoir combler les lacunes, compléter le passé troué d’un personnage auquel le récit renvoie, tant pour Léon que pour Ananta, à travers une métaphore spatiale évoquant la profondeur : « c’était au fond de moi » (85), « tout ce qui avait été englouti » (261). Seulement, la démarche paraît inefficace ici : Léon ne réussit pas à identifier l’étrange « musique d’anges ». La clef qui devait déverrouiller la mémoire d’Ananta reste introuvable et l’accès à son passé demeure bloqué. Suryavati se montre particulièrement déçue par cet échec. C’est que la lacune qui affecte le passé d’Ananta s’est transmise à sa fille, qui la ressent avec une acuité accrue. Dans une conversation avec le
44 Une partie des occurrences donnent à lire un radeau qui est pourvu d’une certaine orientation, cf. « Sur notre radeau de basalte, nous glissons lentement vers la vie nouvelle, vers notre mère » (p. 468-469). Ailleurs, le récit souligne davantage le caractère désorienté de son déplacement : « Alors nous dérivons lentement sur notre radeau de lave, dans la nuit, au hasard » (p. 471). Les citations du « Bateau ivre » qui apparaissent au fil du texte contribuent à inscrire dans le roman l’idée de la désorientation, de la perte des repères, ainsi que celle du voyage devenu problématique : à la fin du poème rimbaldien, le navire qui autrefois a « dansé sur les flots » se dégrade en un bateau « frêle comme un papillon de mai » qu’un enfant « plein de tristesse » lâche dans une « flache / Noire et froide » (Arthur Rimbaud, Oeuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Antoine Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 66-69). 45 Le passeur, un « vieil Indien au visage troué par la variole et au regard d’aveugle » (p. 72) assure le va-et-vient entre l’île Plate et Gabriel. Effectuant ce mouvement alternatif au moyen d’une « vieille plate pourrie qui fait eau de toutes parts » (p. 343), le personnage apparaît comme une version dérisoire du capitaine.
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protagoniste, elle confie à Léon qu’elle voudrait tellement savoir qui étaient les vrais parents de sa mère, l’ignorance de ces données étant perçue par elle comme une véritable perte, voire un décès partiel : Comment ils s’appelaient, d’où ils venaient, c’est la seule chose qui me manque. C’est comme si une partie de moi était morte depuis toujours. (257)
Si les récits de Jacques à propos de Maurice parviennent à restituer la mémoire de Léon et à lui donner un sentiment de plénitude (fût-ce momentanément), le protagoniste s’avère incapable d’éveiller cette même sensation chez ses auditeurs. Le pouvoir des discours s’en trouve infirmé. Outre que les histoires au sujet de contrées lointaines risquent de manquer leur effet, elles ne sont pas à l’abri du soupçon quant à leur authenticité. A diverses reprises, le protagoniste émet des réserves à propos de la véracité des discours qu’il énonce comme de ceux qu’il écoute. Le cas des histoires qu’il raconte lui-même à Suryavati et à Ananta est exemplaire à cet égard. Lorsque Suryavati lui demande de parler de l’Angleterre ou de lui dire comment est la France, Léon se met à parler de contrées entièrement fictives : J’invente tout, je lui décris des bals que je n’ai jamais vus, des fêtes que j’ai lues dans Splendeurs et misères des courtisanes. (137)
Vu la fréquence avec laquelle les personnages de La quarantaine se réfèrent à des ouvrages littéraires, le caractère fictif d’un énoncé ne doit pas nécessairement leur paraître blâmable. Dans ce contexte, toutefois, la réponse ne correspond pas vraiment à la demande, et Léon se sent bel et bien coupable de sa démarche. Soudain, il a « honte de [son] bavardage » et des « mensonges » (181) dont il entoure Suryavati. En apparentant ses récits à des propos futiles (bavardages), voire trompeurs (mensonges), le narrateur dévalorise la pratique discursive à laquelle il s’adonne. Les récits racontés par le frère sont soumis à des observations analogues, bien que la critique s’opère aux premiers abords d’une manière moins flagrante, sur un ton plus indulgent : Jacques parle de Médine, de la maison d’Anna. Il y a si longtemps. Peutêtre qu’il invente tout au fur et à mesure, comme M. Tournois dans son délire. (103)
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C’est en effet sur le mode hypothétique que Léon formule l’idée que les propos tenus par son frère seraient purement imaginaires, dans une phrase qui met en oeuvre le même verbe (inventer) que celui au moyen duquel il qualifie sa propre locution. La comparaison de l’énoncé de Jacques avec le délire d’un passager malade confère cependant un caractère pathétique à la démarche du frère et assimile la parole du conteur à celle d’un aliéné. Le passage que nous venons de citer infirme donc nettement la portée et la puissance du discours du frère, tout comme la qualification de « bavardage » ou de « mensonges » affecte la valeur des récits que le protagoniste adresse à Suryavati. La problématique du discours des personnages s’avère cependant complexe et ambiguë dans le roman leclézien. Si les histoires proférées par Jacques et par Léon sont imaginaires, voire mensongères, leur énonciation répond néanmoins à un besoin ou même à une exigence des auditeurs. La première fois que Suryavati demande au protagoniste de lui parler de l’Angleterre, Léon commence bien par évoquer la « réalité » (136) des rues grises de Londres. Mais il s’aperçoit de l’expression « triste et déçue » (137) de la jeune fille : « ce n’est pas cela qu’elle veut entendre » (136), se ditil, avant de se mettre à parler de « l’Angleterre qui la fait rêver », afin de voir briller les yeux de son auditrice « captivée » (137). A une deuxième occasion, Suryavati incite Léon à évoquer les grands jardins de la capitale anglaise pour raviver les souvenirs de sa mère Ananta : « Parle-lui des grands jardins. C’est ça qu’elle veut entendre » (260). Léon commence à énumérer les noms des parcs londoniens « comme les mots d’une poésie mystérieuse » (260), puis il essaie d’expliquer qu’en vérité, « Londres est une très grande ville » où on risque de ne jamais retrouver les gens qu’on a perdus. Ce récit véridique provoque de nouveau une déception : lorsqu’elle comprend que Léon est incapable de situer la « musique d’anges » qui était censée fournir la clef à la mémoire d’Ananta, Surya se met en colère, « ne pouv[ant] pas accepter cette réponse » (262). Dans une certaine mesure, le destinataire des discours laisse donc paraître ses préférences – rappelons les phrases spéculaires « ce n’est pas cela qu’elle veut entendre » (136) ; « c’est ça qu’elle veut entendre » (260) – et réfute la variante véridique au profit de celle qui a les résonances d’une « poésie mystérieuse », fût-elle inventée de
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toutes pièces. Vis-à-vis des discours de Jacques au sujet de Maurice, le protagoniste développe une même attitude paradoxale : tout en se rendant compte de la part imaginaire qui caractérise ces récits, il désire entendre son frère parler et reparler encore du « paradis de son enfance » (290). Même si Léon se dit que les noms de lieux prononcés par son frère désignent des endroits « qui ne [peuvent] exister que dans les songes » (291), c’est pour cela qu’il continue à retourner auprès de son frère : « pour l’entendre [lui] parler encore de ce tempslà » (290). « Il n’y avait rien qui pouvait changer ma vie, rien d’autre pour espérer un lendemain. Parler, parler encore » (290-291). Dans Le chercheur d’or aussi, la fascination d’Alexis envers les récits lus ou entendus est très grande, et le besoin de parler devient vif vers la clôture du roman. Lorsqu’on compare Le chercheur d’or et La quarantaine en examinant la question des récits échangés entre personnages, on observe toutefois des évolutions significatives de l’un à l’autre texte. Nous avons montré qu’en un certain sens, Le chercheur d’or esquisse l’itinéraire qui conduit de la réception à la production d’une fable, le protagoniste évoluant du stade passif (où l’enfant écoute la mère récitant la Bible, inventant des dictées ou racontant des histoires) vers le stade actif (où l’on voit le protagoniste adulte animé par le désir ardent de parler de l’univers de son enfance à sa mère agonisante). A aucun moment, semble-t-il, ce roman ne met en cause le statut, la substance ou le prestige des discours prononcés 46 . Il arrive que le protagoniste ne comprenne pas la teneur des propos, mais ce manque de compréhension, on l’a vu, ne fait qu’augmenter le mystère, la puissance et l’attrait des discours en question. La quarantaine, en revanche, ne cesse de faire peser des soupçons sur les récits que les personnages se racontent. Même si la mise en doute s’opère de manière discrète, le texte n’en suggère pas moins qu’il s’agit là de bavardages, de mensonges, de propos d’aliénés. Alors que le protagoniste du Chercheur d’or aime parler à voix basse des choses « qui ne finissent pas » (CO 374), Léon affirme à deux reprises parler de « ce qui n’existe pas » (137) 47 . Dans les
46
Il faudrait peut-être faire une exception pour les assertions de la mère et de la tante Adélaïde au sujet des astres, qui se trouvent réfutées par la figure paternelle comme étant des superstitions. Malgré ces réserves du père, le protagoniste adhère cependant aux idées formulées par les femmes. 47 Cf. aussi p. 168 : « je lui parlerai [...] des pays qui n’existent pas ».
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récits de son frère aussi, il repère des éléments qui selon lui « n’existe[nt] que dans les légendes » (169) ou « dans les songes » (291). On passe ainsi d’une forte mythification des discours des personnages à leur mise en question discrète mais réelle. L’évolution de la problématique à l’intérieur de chaque roman s’avère révélatrice à ce sujet. Dans les dernières pages du Chercheur d’or, on voit le protagoniste accéder à la parole fabulatrice et s’épanouir en tant que conteur. La quarantaine donne à lire une tout autre modulation : vers la fin du séjour sur Plate, le frère du protagoniste est atteint d’une espèce d’aphasie. Lui qui, autrefois, évoquait interminablement l’île de son enfance, à présent s’efforce en vain de reprendre son histoire. « Il a essayé de parler », relate le protagoniste, « mais il n’arrive plus à raconter Maurice comme avant. C’est comme s’il n’y croyait plus » (410). Que l’échec est reporté sur la figure fraternelle n’enlève rien au désenchantement du passage et au contraste qui s’accuse par rapport à l’issue du roman de 1985. Pour conclure, transférons les observations faites à propos du discours des personnages dans le domaine du discours romanesque. Tout se passe en effet comme si le narrateur de La quarantaine, à l’instar des personnages qu’il met en scène, « n’y croyait plus » tout à fait. D’où une oeuvre volumineuse qui, d’une part, s’acharne à énoncer une fiction, et d’autre part, l’exhibe comme telle au détour des pages, dans les plis du récit. Le roman tout entier procède en quelque sorte à la façon de son protagoniste : il construit un univers imaginaire pour voir briller les yeux du destinataire, tout en signalant à l’occasion que son discours relève du mensonge. Cette démarche produit un texte paradoxal, transparent en apparence, mais dont les détails révèlent l’aspect problématique. Comme nous le verrons encore dans le chapitre suivant, La quarantaine présente certaines caractéristiques de ce que Bruno Blanckeman, à propos de trois autres romanciers contemporains, appelle un « récit indécidable » : il s’agit de textes dont la fiction « est distancée ou contestée en son for, par un usage ambivalent de ses paramètres », ou dont l’intrigue « se décale, se dédouble, se défait » ; on aboutit ainsi à un roman qui « semble porteur d’une légère schizé » dans la mesure où « simultanément, il produit de la fiction et surligne cette production, énonce du
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romanesque et le dénonce comme tel » 48 . Tout en s’employant à bâtir une fiction, l’oeuvre pointe vers le ciment peu solide qui tient cette construction ; si les textes étaient des robes, La quarantaine en serait une qui montre ses coutures légèrement défaites.
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Bruno Blanckeman, Les récits indécidables : Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Perspectives », 2000, p. 16-17.
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3. Fiction lézardée, récit qui persiste
Les commentateurs ont souvent rapproché La Quarantaine de deux autres ouvrages de J.M.G. Le Clézio qui ont trait à ou se déroulent sur l’île Maurice : le roman Le chercheur d’or et le journal de voyage qui en constitue comme le pendant non-fictif, Voyage à Rodrigues. Dans leurs études, les critiques mettent généralement en valeur les aspects communs de ces trois textes, ou soulignent le développement progressif de certaines thématiques, au point de rassembler les trois textes sous la dénomination de « cycle mauricien » 49 . Les convergences entre ces textes sont indiscutables, mais il convient de ne pas sous-estimer la portée des différences, de tout ce qui contribue à distinguer et à particulariser ces récits. En ce qui concerne les deux romans, Le chercheur d’or et La quarantaine, ces différences sont à nos yeux considérables. Elles concernent moins les composants de l’intrigue que la façon dont ceux-ci sont évoqués ; c’est en d’autres mots au niveau de l’écriture romanesque et de la poétique du récit que nous croyons percevoir des évolutions décisives. Lorsqu’on fait la comparaison avec le roman de 1985, tout se passe en quelque sorte comme si La quarantaine ne cessait de dire précisément l’absence, la fragilité ou la face déceptive de tout ce que Le chercheur d’or magnifie. Dans l’un et l’autre récit, il est question avec plus ou moins d’insistance de souvenirs d’enfance, d’une contrée natale, d’une figure maternelle ou d’un ancêtre illustre. Mais dans La quarantaine, ces souvenirs s’avèrent troués, la contrée introuvable, la mère absente et l’ancêtre disparu. Nous schématisons quelque peu à propos des grandes lignes du récit ; il n’en est pas moins vrai que le roman est construit dans une très grande mesure autour d’absences, de lacunes, de figures évanescentes. Au coeur de l’intrigue, significativement, il y a la « légende [d’un] grand-oncle disparu » (329). Le narrateur même de l’épisode de la quarantaine s’avère une sorte de voix fantôme. Dans les détails du texte, on constate que La quaran49
Bruno Thibault, « La Métaphore exotique : l’écriture du processus d’individuation dans Le Chercheur d’or et La Quarantaine de J.M.G. Le Clézio », The French Review, vol. 73, n° 5, avril 2000, p. 845.
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taine met en scène en quelque sorte les ombres furtives de ceux qui peuplent l’univers du Chercheur d’or ; le roman de 1995 présente une version fragilisée du monde insulaire qu’habite Alexis. C’est ce que nous voudrions montrer dans ce dernier chapitre, qui étudiera d’abord certains aspects narratologiques du roman comme la temporalité du récit et la question des instances narratrices. Ces aspects plus techniques tirent leur importance du fait que les modalités de la facture du récit font apparaître une certaine inconsistance qui contribue à placer l’oeuvre sous le signe de la fragilité. Ensuite, une troisième section traitera du désenchantement qui caractérise le roman. Nous terminerons ce chapitre en démontrant que La quarantaine met en oeuvre une poétique modelée sur l’écho – démarche scripturale aux effets ambivalents.
Une temporalité brumeuse, des signifiés incertains L’histoire de famille que raconte La quarantaine porte sur plusieurs générations. Elle embrasse une étendue temporelle assez large : la période délimitée par les dates explicites s’étend de 1791 (moment où l’ancêtre Eliacin quitte la Bretagne et s’établit à Maurice) à 1980 (année où son lointain descendant Léon dresse un bilan provisoire de sa vie en visitant quelques hauts lieux de son passé ancestral). La période ainsi délimitée n’est pas parcourue de façon linéaire. Le récit procède souvent par des sauts dans le temps, des retours en arrière, des allusions aux événements du passé. La fréquence et l’amplitude de ces analepses varient fortement d’une partie à l’autre du roman. L’épisode de la quarantaine même (la longue troisième partie) donne une impression plutôt homogène et cohérente sur le plan de la temporalité. Léon, le frère de Jacques, y relate les événements en un régime de narration mi-ultérieure, misimultanée. Le moment de la narration coïncide plus ou moins avec celui où les événements se produisent, à savoir l’année 1891, en particulier la période qui s’étend du 27 mai au 7 juillet. Les quelques analepses ont trait la plupart du temps à des souvenirs d’enfance des deux frères et concernent donc la période immédiatement précédente au moment de l’action. C’est dans les parties encadrantes, et surtout dans la toute
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première, que les évocations du passé par le petit-fils de Jacques se multiplient et concernent des époques très diverses, au point de produire un effet de vertige. Au cours d’une petite vingtaine de pages, le lecteur est emmené d’une époque à l’autre, presque sans transition : les dates s’enchaînent, les scènes se succèdent, les instants se superposent. Hiver 1872, le grand-père du narrateur voit Rimbaud dans un bistrot parisien. 1954, mort de Suzanne, sa grand-mère, qui lui a raconté cette rencontre. Eté 1980, le narrateur se promène dans les rues de Paris, à la recherche du bistrot où apparut Rimbaud en 1872, et se souvenant de la première fois que lui-même vint à Paris avec sa mère, au lendemain de la guerre, pour retrouver son père démobilisé... Un même endroit se décline ainsi selon les circonstances spécifiques de différentes époques. Il en résulte une image en quelque sorte stratifiée: plusieurs couches temporelles se superposent, quelque trait commun (le décor d’un bistrot, un jour pluvieux) servant de passerelle d’une couche à l’autre. La multiplication des références temporelles dans le récit encadrant tient bien sûr au fait que le moment de la narration est ici 1980, et que le regard en arrière peut donc parcourir une portion de temps considérablement plus grande. La mise en rapport mentale de différents moments éloignés dans le temps confère une épaisseur à la temporalité du récit. Les tournures les plus concises s’avèrent en mesure de produire cette impression de profondeur confinant au vertige. Prenons l’exemple de la phrase suivante : « Je pense à la façon dont mon grand-père a vu Rimbaud, la première fois » (15). Elle fait non seulement le pont entre le moment de la narration, 1980, et le jour de la rencontre, en 1872 ; elle fait entrevoir aussi quelques couches temporelles supplémentaires. Car le jour où Jacques voit Rimbaud, il n’a que neuf ans ; il est alors loin d’être le grand-père du narrateur. Au moment où celui-ci énonce la phrase, Jacques ne vit plus. En d’autres mots, le syntagme « mon grand-père » doit se comprendre à peu près comme « celui qui plus tard deviendrait mon grand-père et qui est mort entre-temps » ; indirectement, il renvoie donc à une troisième couche temporelle, ou davantage à une zone aux contours vagues correspondant à la période où Jacques était le grandpère de Léon. D’une certaine façon, le syntagme qui clôt la phrase densifie encore la stratification temporelle : en précisant qu’il s’agit de la « première fois » que Jacques a vu Rimbaud, le récit anticipe sur (au moins) une deuxième rencontre avec le poète. La perspective de
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cette nouvelle rencontre vient enrichir le nombre de couches temporelles impliquées dans l’énoncé. L’extrait suivant, issu de la dernière partie du roman, esquisse une stratification analogue. Il s’agit d’un souvenir au sujet du Patriarche Alexandre Archambau, qui vers la fin de sa vie ne tolère plus personne dans son entourage, à l’exception de Suzanne dont il vante la beauté. Un jour, il avait dit d’elle : ‘Elle a le profil idéal de la Parisienne, le nez retroussé, la bouche petite, le cou très long’. C’est Jacques qui racontait cela à mon père, quand il parlait de l’homme qui l’avait ruiné. J’avais neuf ou dix ans, je me souviens très bien de sa voix, de son accent chantant quand il parlait, après le dîner. J’essayais alors d’imaginer ce monstre, enfermé dans sa maison comme dans un château maudit, et parlant du profil de ma grandmère Suzanne. (496)
Ces quelques phrases accumulent non moins de trois instants temporels : le narrateur se souvient aujourd’hui (au moment de la narration, situé en 1980) de la voix de son père lorsque, à neuf ou dix ans (vers 1949-1950), il l’écoutait parler de la vie à Maurice à l’époque d’Alexandre (durant la période jusqu’en 1914, année de la mort du Patriarche). Si l’enchevêtrement, voire la fonte des diverses couches temporelles en une masse épaisse s’opère presque imperceptiblement, cela tient à la grande uniformité du passage. Celui-ci comporte notamment un très grand nombre de termes qui renvoient à l’acte énonciateur (on constate une haute fréquence de verbes de déclaration : dire, parler, raconter) 50 . L’attention du lecteur est donc attirée sur l’idée même et sur les modalités de cette énonciation, alors que la distinction entre les locuteurs divers, entre les différents moments où ils parlent et entre les époques variées qu’ils évoquent est susceptible de s’effacer. Si, de manière générale, les indications de dates abondent dans l’ensemble du roman, tous les événements ne sont pas situés avec la même précision sur l’axe temporel. Pour reconstituer la chronologie de l’histoire, il faut souvent procéder par déduction. Dans certains cas, les datations ne sont pas absolues, mais relatives. Parfois, il faut se 50 En plus de ces verbes de déclaration accumulés – « il avait dit » ; « Jacques qui racontait » ; « quand il parlait » (deux occurrences) ; « ce monstre [...] parlant » – , l’attention portée à la voix et à l’accent particulier de l’un des locuteurs contribue à donner de l’ampleur à l’acte énonciateur.
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reporter à des endroits antérieurs ou postérieurs du texte pour élucider un passage déterminé sur le plan de la chronologie. Il arrive qu’en fouillant ainsi dans les plis du récit, au lieu de trouver les pièces manquantes du puzzle, on bute sur de nouvelles questions, dont certaines demeurent insolubles. Le cas le plus frappant concerne sans doute l’enfant présumé de Léon et de Suryavati. La fin du récit fait mention de « l’enfant que Suryavati portait dans son ventre, l’enfant conçu sur l’île, né la même année qu’Anna et que Noël » (534). Cette phrase paraît transparente à première vue, mais lorsqu’on la confronte à d’autres passages, on s’embrouille. On sait par exemple qu’Anna est née en avril 1891 51 . Noël et l’enfant de Surya seraient donc nés eux aussi en 1891. Or, pour l’enfant de Suryavati, cela signifierait que la durée écoulée entre le moment de la conception et celui de la naissance s’avérerait invraisemblablement courte. Selon le récit, l’enfant aurait été conçu sur l’île durant la quarantaine, et plus précisément vers sa fin : la conception aurait eu lieu pendant la nuit du 6 au 7 juillet (441). La naissance de l’enfant au cours de la même année 1891 impliquerait donc un accouchement extrêmement prématuré... S’il s’agissait là d’un fait isolé, rien ne permettrait peutêtre de déterminer s’il faut y voir une manoeuvre délibérée du récit ou une inadvertance involontaire imputable à la taille volumineuse du roman. Cependant, il y a plus : ce n’est pas la seule chronologie de l’intrigue qui soulève des questions ; la véracité même de certains événements s’avère problématique. Le roman construit des signifiés incertains. Aussi bien l’existence que l’identité de l’enfant font l’objet d’un doute que le récit entretient au lieu de dissiper. Certes, la suggestion que Léon et Surya conçoivent un enfant lors de la quarantaine est puissante ; ensuite, le narrateur contemporain émet une hypothèse tout aussi séduisante concernant l’identité de cet enfant : il s’agirait de Sita, la mystérieuse « amie secrète » de la jeune Anna. Mais l’une et l’autre idée ne sont jamais ni réfutées, ni confirmées définitivement. Le petit-fils de Jacques élabore en effet plusieurs hypothèses quant au sort de son homonyme disparu. Selon l’une d’entre elles, le grand-oncle et sa compagne n’auraient pas survécu au
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Au cours de la quarantaine, qui se déroule du 27 mai au 7 juillet 1891, Suzanne évoque Anna, « la fille de Louis, la petite-fille du Patriarche, qui est née en avril dernier » (p. 419).
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cyclone du 29 avril 1892 : « Parfois il me plaît d’imaginer que Léon et Suryavati [...] ont disparu pour toujours dans ce déchaînement du ciel et de la mer » (533) – possibilité qu’il déclare ensuite ne pas pouvoir admettre à cause, justement, de l’enfant (534). Le récit propose ainsi deux versions du destin du couple, en prenant soin en quelque sorte d’écarter la variante déceptive et d’accréditer l’issue plus heureuse ; mais au fond, une conclusion nette est élidée et le dénouement reste en suspens. Les questions non résolues sur le plan de la temporalité du récit et concernant certains éléments de la diégèse sont liées à une espèce de duplicité du discours romanesque. Tout se passe en quelque sorte comme si, d’une part, le roman brossait un tableau chronologique dont les grandes lignes permettent de s’orienter globalement dans le déroulement de l’histoire, et que, d’autre part, le récit invitait le lecteur à s’en tenir à ces repères approximatifs et à s’immerger par ailleurs dans la fluidité d’un temps légendaire aux contours estompés. Le roman opère la délicate coexistence d’un temps mesurable et d’un temps mythique, le versant « exact » distribuant une série de repères temporels et le versant « légendaire » passant outre aux limites strictes de ce cadre chronologique au profit de la portée mythique de l’histoire. De même, sur le plan de la diégèse, il y a une espèce de bifurcation en ce que le roman propose parfois des dénouements alternatifs (mort précoce de Léon lors du cyclone ; postérité de Léon grâce à son enfant) en omettant de trancher clairement. A nos yeux, ces particularités narratologiques du récit ne sont pas sans rapport avec l’histoire qu’il raconte, et avec un élément spécifique de la diégèse, à savoir l’impossibilité de remédier véritablement à une généalogie trouée. Beaucoup de personnages, dans La quarantaine, s’efforcent de reconstituer leur passé individuel et familial, mais la plupart de ces tentatives sont vouées à l’échec à cause des blancs irrémédiables que laissent la mort précoce d’un parent, l’adoption, une disparition, des migrations successives. Dans une certaine mesure, la confection du récit mime cet aspect de l’intrigue, plaçant le lecteur dans une situation de relative instabilité comparable à celle des protagonistes.
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Récit stratifié et vacillement des narrateurs Au long de notre lecture, nous avons fait globalement la distinction entre récit encadré et récit encadrant, c’est-à-dire, d’une part, l’épisode de la quarantaine à proprement parler, qui constitue la vaste troisième partie du roman, relatée à la première personne par Léon « l’ancien » (le frère de Jacques), et, d’autre part, les propos de Léon « le jeune » (le petit-fils de Jacques), qui esquisse le contexte dans lequel la quarantaine eut lieu et relate son propre voyage sur les traces de ses ancêtres. Cependant, cette présentation est un peu schématique, tant en ce qui concerne les sous-récits distingués que sur le plan des narrateurs. D’abord, d’autres récits viennent s’ajouter à ceux des deux Léon. L’épisode de la quarantaine même comporte ainsi des (fragments de) textes d’origines diverses. Premièrement, il y a la série d’extraits intitulés « Journal du botaniste » que nous avons évoqués précédemment. Ces fragments, neuf au total, se distinguent visuellement du reste du texte par des caractères italiques et sont dispersés dans le premier tiers de la partie environ 52 . Deuxièmement, le récit de Léon est entrecoupé par endroits pour faire place à des fragments intitulés « La Yamuna ». Ce récit intercalé est visuellement différent du récit principal à cause de sa marge plus grande, procédé typographique récurrent chez Le Clézio 53 . Ces fragments racontent la vie d’Ananta, la mère de Suryavati, à partir du moment où elle est recueillie par Giribala lors de la guerre des sepoys en Inde jusqu’au jour où les deux femmes arrivent à l’île Maurice pour y travailler dans les plantations. Au sein du récit encadrant, signalons le cas de l’histoire de Sita. Ce récit secondaire est introduit par le biais d’un cahier que l’un des personnages, Anna, transmet au protagoniste-narrateur contemporain. A l’exception du titre et de la première phrase, le contenu de ce cahier n’est pas littéralement reproduit dans le texte (comme cela se passe pour le journal du botaniste), mais transposé dans et par le discours du narrateur en l’espace de cinq pages environ. Le cahier qui 52
Les fragments du « Journal du botaniste » apparaissent aux pages 69, 78-79, 82-83, 95, 107-108, 123-124, 139, 153-154, et enfin 203. 53 Il est mis en oeuvre dans Désert et Onitsha, par exemple.
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raconte l’amitié secrète entre Anna, la petite fille du Patriarche, et Sita, une jeune fille du même âge, tire son importance du fait qu’il est à l’origine de la conviction du narrateur que Sita doit être l’enfant de Léon et de Suryavati. Finalement, l’ensemble du roman (le récit encadrant aussi bien que le récit de la quarantaine) est garni de références et de citations littéraires. Les citations en particulier constituent autant de fragments insérés, des espèces d’îlots textuels plus ou moins autonomes. A côté de l’intertexte strictement littéraire, apparaissent aussi des références à la mythologie indienne et à la religion bouddhiste. Ces fragments contribuent à augmenter le nombre et la diversité des sous-récits qui composent La quarantaine. La pluralité de ce roman dépasse ainsi la seule bipartition en un récit encadré, raconté par le frère de Jacques, et un récit encadrant narré par son petit-fils. Leurs récits respectifs sont enrichis par les bribes du journal du botaniste, par l’histoire d’Ananta, par le cahier de Sita, et par les nombreuses citations littéraires et références mythiques. La distinction entre les deux Léon est insuffisante dans le contexte de la pluralité du récit ; elle s’avère également problématique en ce qui concerne les instances narratrices. Sous divers rapports, la question des narrateurs semble épineuse dans ce roman. La quarantaine nous met en présence de deux protagonistes-narrateurs, qui portent le même nom et sont unis par des liens de parenté ; le deuxième part à la recherche des traces du premier, marchant en quelque sorte dans ses pas. Il en résulte des jeux de miroir et des effets d’écho très élaborés, qui s’étendent par ailleurs à la quasi-totalité du personnel romanesque. Tout se passe en effet comme si le motif du double s’érigeait dans ce roman en un véritable moteur de l’écriture. C’est ce que nous avons voulu montrer dans notre chapitre précédent 54 . A présent, examinons la question des narrateurs. En simplifiant, les problèmes se résument ainsi : le grand-oncle Léon a disparu, et pourtant, il parle ; les deux Léon se confondent 55 . Les deux aspects de la question sont sans doute liés ; l’un et l’autre construisent
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Voir la section « Parentés confuses et lointaines affinités ». Ainsi lit-on au milieu de l’épisode de la quarantaine, qui est raconté en principe par le frère de Jacques, la phrase suivante, qui est clairement prononcée par le petit-fils de Jacques : « Je pense à Ananta >…@. Je ne sais d’elle que ce nom >…@. Ce que m’a raconté ma grand-mère Suzanne, quand j’étais enfant » (p. 329). 55
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dans le texte une situation difficilement pensable d’un point de vue purement narratologique. Etudions-les séparément et en détail ; si technique que puisse paraître la question, elle nous semble pertinente pour l’évolution de l’oeuvre romanesque de J.M.G. Le Clézio. A l’intérieur de la diégèse, rien n’explique, ne justifie ou ne motive à première vue cette chose illogique aux yeux de l’analyse : le Disparu parle. Il parle longuement et en détail de tout ce qui lui est arrivé jusqu’au jour de sa disparition. Dès lors, on est en droit de se demander comment cette histoire a pu être transmise et sauvée, elle, de la disparition qui a emporté son énonciateur. Silence du récit : il ne s’agit ni d’un journal (comme celui du botaniste), ni d’un cahier (comme celui d’Anna à propos de Sita) que quelqu’un aurait récupérés après coup. En l’absence de ce genre de manoeuvre narrative, la transmission orale par le biais d’un personnage intermédiaire constituerait une autre explication possible. On pense notamment à Suzanne, qui joue ce rôle en ce qui concerne les rencontres de Jacques avec Rimbaud. Le récit affirme en effet que c’est elle qui a raconté plus tard à Léon comment la vie de son grand-père a croisé par moments celle du poète maudit. Plusieurs remarques s’imposent à ce sujet. La transmission de l’histoire de la quarantaine par le biais de Suzanne paraît assez invraisemblable, dans la mesure où le récit de la quarantaine est hautement détaillé et qu’il comporte de longues scènes qui se déroulent en l’absence de Suzanne. Du reste, même dans le cas des rencontres rimbaldiennes, cette explication est défectueuse. Si la transmission par Suzanne est plausible en ce qui concerne l’apparition dans le bistrot, elle s’avère plus problématique pour la rencontre à Aden. Pour ce qui est de l’apparition de Rimbaud dans le bistrot parisien, le roman explique logiquement comment cette anecdote a pu atteindre le narrateur contemporain : grâce aux histoires de sa grandmère. « Un jour, [...] elle m’a raconté ce qui s’était passé ce soir-là » (20). Celui qui a vécu l’expérience, à savoir Jacques, n’en a jamais parlé à son petit-fils, comme le précise le récit 56 ; c’est Suzanne qui s’est chargée de lui rapporter l’anecdote. Les modalités de la transmission de la deuxième rencontre, en revanche, ne sont pas explicitées. Pourtant, les circonstances dans lesquelles elle se déroule sont davantage susceptibles de soulever des questions à cet égard. 56
« Mon grand-père Jacques ne m’a jamais parlé de cela » (p. 19).
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Comme la première rencontre, elle se déroule en l’absence de Suzanne. En soi, cela ne pose aucun problème : Jacques a pu lui raconter tout par la suite 57 . Mais surtout, l’escale à Aden a lieu dans des conditions plus complexes que la simple apparition au bistrot : l’excursion dure plusieurs heures, et il y a deux protagonistes, Jacques et Léon, qui ne restent pas ensemble tout le temps. Les deux frères quittent le navire et vont à l’hôpital où se trouve Rimbaud ; puis, Jacques retourne au navire pour rejoindre Suzanne, alors que Léon reste sur le quai et se rend une deuxième fois à l’hôpital pour revoir cet homme fascinant. Nous apprenons en détail ce que chacun des frères fait, tout en ignorant pourquoi et comment exactement nous le savons. D’où ce déséquilibre, du point de vue narratologique, entre une première rencontre qui se limite à une seule scène, et dont les conditions de transmission sont explicitées ; et une rencontre bien plus complexe, dont les modalités de transmission demeurent obscures. Peut-on néanmoins étendre l’hypothèse de Suzanne comme « médiatrice » à l’ensemble des événements du récit et supposer qu’elle ait transmis au narrateur contemporain l’histoire de la première comme de la deuxième rencontre, ainsi que tout l’épisode de la quarantaine? Cette idée se trouve en effet suggérée au cours des premières pages du roman, dans un passage remarquable où le narrateur expose le goût de sa grand-mère pour les histoires tant véridiques qu’imaginaires : Ma grand-mère aimait par-dessus tout raconter des histoires. La plupart étaient inventées [...]. Mais de temps à autre elle racontait une histoire vraie. Elle me prévenait alors : ‘Fais bien attention. Ce que je vais te dire est authentique, je n’ai rien ajouté. Quand tu auras des enfants, il faudra que tu le leur racontes exactement comme je te l’ai dit’. (19)
Le passage apparaît dans le contexte de la rencontre de Rimbaud dans le bistrot parisien, mais son application ne se limite peut-être pas à ces seules données. C’est ce que suggère la phrase qui le précède, dont le pronom indéfini confère une étendue illimitée au matériau concerné :
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Seulement, le récit exclut la possibilité de Jacques comme intermédiaire, en précisant que celui-ci « n’a pas parlé de Rimbaud à Suzanne » (p. 54). Pour que Suzanne puisse transmettre l’histoire de la deuxième rencontre, il faudrait donc que Léon lui ait raconté ce qui s’est passé lors de l’escale des deux frères (ce que le récit ne confirme nulle part).
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« C’est ma grand-mère Suzanne qui m’a tout raconté » (19). Ailleurs dans le récit, dans l’un des fragments à propos d’Ananta, on lit une phrase semblable : « Je ne sais d’elle que ce nom [...]. Ce que m’a raconté ma grand-mère Suzanne, quand j’étais enfant, la légende de mon grand-oncle disparu » (329). L’hypothèse de Suzanne en médiatrice paraît se confirmer ici. Elle semble fournir la clé du problème, en ce qu’elle permet de résoudre à la fois la question du Disparu qui parle et celle de la confusion des deux Léon : le narrateur contemporain aurait tout appris de sa grand-mère quand il était petit (les deux rencontres rimbaldiennes comme l’épisode de la quarantaine ainsi que les événements familiaux qui l’ont précédée). Adulte, il se met à raconter la légende à son tour, en se glissant dans la peau du ‘premier’ Léon lorsqu’il entame la partie au sujet de la quarantaine, d’où le mélange occasionnel des deux voix. Reste le fait que le récit de la quarantaine est si détaillé que sa vraisemblance s’en trouve minée. Les premières pages du roman fournissent une explication à ce sujet. De nouveau, le passage a trait en particulier à la première rencontre de Rimbaud, mais semble pouvoir s’étendre à la totalité du récit. Le narrateur y réfléchit sur la façon dont il relate les événements du passé. Je ne suis plus très sûr des détails, il me semble que j’ai rêvé tout cela, que j’y ai ajouté mes propres souvenirs – contrairement aux recommandations de ma grand-mère. (21)
Voilà la réponse plurielle aux questions concernant l’authenticité des propos rapportés : Léon renvoie d’une part à la défaillance de sa mémoire (je ne suis plus très sûr des détails), qu’il admet compenser par un travail de l’imagination (j’ai rêvé ; j’ai ajouté) ; d’autre part il évoque la confusion entre le matériau transmis et ses propres souvenirs. Les données transmises par Suzanne se mêlent ainsi à sa mémoire individuelle et aux produits de son imagination, donnant lieu à une histoire en apparence complète, mais en fait ‘rapiécée’, pour ainsi dire. L’espèce d’aveu que nous venons de citer (le narrateur reconnaît avoir négligé les conseils de sa grand-mère) désigne en fait le récit comme un bricolage. L’amalgame du matériau transmis et de la mémoire individuelle, le mélange de données factuelles et d’éléments rêvés produit un discours plein en surface, mais troué en profondeur. Les incohérences et les aspects qui demeurent en suspens constituent en quelque sorte les traces visibles
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de cette inconsistance. L’irrespect des préceptes de la grand-mère a beau être équilibré par l’impression soudée du résultat, les signes de la fragilité du récit ne cessent de transparaître. On pense en particulier aux tournures modales et à d’autres formules qui ont pour effet d’exhiber la « confection » de l’oeuvre. Tout se passe un peu comme si le lecteur avait accès simultanément à un univers fictionnel et à l’atelier où ce monde aurait vu le jour, qu’on lui livrait à la fois la création et ses secrets de fabrication. Cette impression se fait insistante surtout vers la fin du roman, au moment où le narrateur contemporain reprend la parole pour émettre des réflexions sur la difficulté de faire revivre son passé en se rendant sur les îles de ses ancêtres : Ce grand-père que j’ai connu si peu, et ma grand-mère Suzanne, à la fois si proche et si lointaine, [...] comment pouvais-je les imaginer ici, dans une autre vie, avant ma naissance ? Et cet inconnu dont je porte le nom, disparu pour toujours, qui a tout abandonné pour une femme dont je ne pourrai jamais rien savoir, comme s’il appartenait à un rêve dont il ne reste que des bribes. (509-510)
A propos du grand-oncle disparu en particulier, on peut lire une série de phrases troublantes. « Je n’ai pas trouvé celui que je cherchais », affirme le narrateur. « Peut-être que, comme Rimbaud, à qui j’ai voulu qu’il ressemblât, sa vie est devenue sa légende » (530). L’un des fondements du récit, à savoir le parallélisme entre le poète et l’ancêtre disparu, semble s’écrouler ici : car cette ressemblance ne correspond à aucune certitude ; elle relève de la seule volonté, d’un simple désir du narrateur, qui, arrivé à la fin de son histoire, découvre en quelque sorte son jeu en en dévoilant toutes les contingences. « J’aime à croire qu’il a ressemblé à celui que Jacques avait rencontré dans son enfance » (533) : phrase qui est d’autant plus susceptible de dérouter le lecteur que la valeur modale de l’énoncé est porteuse de duplicité. En effet, le narrateur ne dit même pas être persuadé de la ressemblance entre Léon et Rimbaud (ce qu’exprimerait le seul verbe croire) ; il dit simplement qu’il lui plaît d’y ajouter foi. Le narrateur de La quarantaine affirme en d’autres mots qu’il prend plaisir à faire semblant. Or, si l’écriture romanesque est censé faire semblant et que cela est accepté tacitement par le lecteur, elle est aussi supposée agir sans indiquer qu’elle simule. Que le roman s’auto-désigne ainsi est corrélatif du dédouble-
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ment de son intrigue et de ses narrateurs. Cela désagrège en quelque sorte l’oeuvre et lui confère une apparence stratifiée. Les conséquences de cette stratification sont très différentes des effets que produit la structure cyclique du Chercheur d’or. La mise en perspective propre à La quarantaine implique une distanciation et d’inévitables moments réflexifs. En multipliant les couches temporelles et en parcourant diverses générations, le roman propose pour ainsi dire une vue transversale et à facettes, alors que Le chercheur d’or donne l’impression d’une plus grande compacité et d’une forte cohésion parce qu’il met en scène le seul univers d’une famille unique durant une période suivie de trente ans. Tout se passe en quelque sorte comme si, dans Le chercheur d’or, l’aventure était vécue « en direct », et que La quarantaine donnait à lire des aventures multiples vécues « par procuration ». Alexis entraîne le lecteur dans son univers du début à la fin de son récit. Le narrateur de La quarantaine fait entrer le lecteur dans le monde de son grand-oncle, puis l’en fait ressortir de nouveau, tout en émettant des réflexions quant aux conditions de l’accès à ce monde. Le roman de 1995 semble s’inscrire ainsi dans certaines tendances littéraires de la fin du XXe siècle. D’après Dominique Viart, le « puissant retour du récit » que l’on observe à partir des années quatre-vingt « ne fait pas l’économie des suspicions marquées par les décennies précédentes », mais le soupçon se manifeste désormais différemment, en substituant à l’attitude de refus une mise en cause modérée et souvent ludique : « [i]l ne s’agit plus de bloquer la mécanique romanesque mais de la faire fonctionner en montrant les coulisses ou en la transformant en jeu d’ombres chinoises » 58 .
Distance et désenchantement Nous avons dit que La quarantaine présente la version fragilisée de l’univers insulaire mis en scène dans Le chercheur d’or. Sous certains rapports, le roman de 1995 en donne même une image proprement dysphorique. Souvenons-nous de cette expérience fonda58 Dominique Viart, « Mémoires du récit. Questions à la modernité », La revue des lettres modernes, série « Écritures contemporaines », Paris-Caen, 1998, p. 11 et 19.
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mentale dans le récit du Chercheur d’or, la perception auditive de la mer. Le protagoniste Alexis prend un plaisir particulier à sortir de la maison durant la nuit pour s’engager jusqu’au fond du jardin où, penché sur les maîtresses branches du grand arbre chalta, il attend avec délice de percevoir le bruit de la marée. Il se fait que La quarantaine relate une expérience très analogue, mais selon des modalités considérablement altérées. Dès la brève partie introductive racontée par le narrateur contemporain, il est question des activités nocturnes du grand-oncle Léon : Les nuits où il n’arrive pas à dormir il traverse le dortoir jusqu’aux grandes fenêtres grillées qui surplombent la cour desséchée, pour entendre le bruit de la mer. (30)
Les faits rapportés paraissent identiques : un garçon sort de son lit pour aller écouter la mer. Cependant, dans le cas de Léon, ces faits mêmes posent aussitôt un problème : le jeune garçon se trouve à Rueil-Malmaison, dans la banlieue parisienne, c’est-à-dire bien loin de tout rivage... Comment peut-il percevoir le bruit de la mer ? Il s’agit en d’autres mots d’une perception in absentia, d’une sensation purement imaginaire. En examinant les circonstances de l’événement, on mesure la portée des différences qui s’affirment entre l’escapade de Léon et les excursions d’Alexis. Tout d’abord, l’environnement du pensionnat compose un décor peu idyllique. Ensuite, alors que le héros du Chercheur d’or escalade le rebord de la fenêtre, se glisse dehors et s’engage jusqu’au fond du grand jardin, la tentative de Léon avorte à mi-chemin, s’achoppant aux barreaux des fenêtres. De même, un écart considérable sépare la triste « cour desséchée » où se trouve Léon du jardin édénique qui accueille Alexis. Par la suite, l’expérience de Léon va prendre une dimension proprement inquiétante. Au début de l’épisode de la quarantaine, dans la troisième partie du roman, il relate son souvenir de l’escapade nocturne : Je me souviens d’avoir entendu la mer, un soir. C’était quelque temps après la mort de mon père. Le bruit était si fort, si vrai qu’il m’avait réveillé. J’avais marché en chemise à travers le dortoir, pieds nus sur la pierre froide. Le bruit grandissait en moi, devenait si fort que j’appuyais mes mains sur mes oreilles. Peut-être que j’avais peur que le bruit ne s’échappe et ne me laisse seul dans le dortoir, comme un souffle qui s’arrête. J’avais marché jusqu’à la porte, j’avais appuyé sur le bec de la poignée très lentement, en
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fermant les yeux pour mieux entendre. La porte s’était ouverte sur un tourbillon froid, le bruit du vent et de la mer, les grincements des oiseaux. Je restais immobile dans le courant d’air, devant la cour glacée, et un garçon nommé Flécheux était venu, m’avait tiré en arrière. Je me souviens de son visage, de son regard effrayé. Il disait : ‘Qu’est-ce que tu fais? Qu’est-ce que tu as?’ Et moi je répétais : ‘Ecoute, mais écoute !’ Flécheux avait refermé la porte, et d’un coup le bruit s’était arrêté. (74-75)
Tout contribue à placer cette expérience sous le signe dysphorique de la mort. L’impression d’une extrême froideur domine toute la scène : la pierre froide du sol, le tourbillon froid provoqué par le courant d’air, et la cour glacée créent un climat paralysant auquel répond la pose immobile du jeune garçon. Celui-ci offre moins l’aspect d’un enfant indocile qui, au lieu de dormir, se plaît à aller écouter la mer, que d’une espèce de somnambule aux propos mal articulés (il ne répond pas aux questions de son camarade et produit des énoncés redondants), qui terrifie son entourage (Flécheux est effrayé). La peur que lui-même éprouve est étroitement liée à sa crainte de la solitude (Léon a peur que le bruit le laisse seul dans le dortoir), et à une hantise de la mort. La mort est présente littéralement à cause du décès récent du père qui paraît en quelque sorte avoir provoqué l’expérience, mais elle se manifeste aussi de manière figurative avec une assez grande insistance. Elle apparaît ainsi dans cette image du souffle qui s’arrête ; la pierre froide sur laquelle le garçon pose les pieds prend également un aspect tombal. En outre, l’évocation du souvenir est précédée d’une description particulièrement lugubre du bâtiment : Léon affirme que, dans la salle commune de la pension, « les fenêtres découpaient des rectangles gris griffés par les branches mortes des marronniers » (74). Phrase qui dépeint avec justesse les lignes capricieuses tracées par les branches nues des arbres dans la grisaille hivernale (les rectangles réguliers des fenêtres suggèrent la monotonie), en communiquant une souffrance ou une violence souterraines. Cette violence est perceptible dans les verbes découper et surtout griffer (dont la déchirure se matérialise dans l’allitération cacophonique avec l’adjectif gris) et dans ces branches mortes des marronniers qui, sous l’effet produit par le verbe griffer, finissent par ressembler aux doigts pointus et crochus de quelque créature monstrueuse. La dernière fois que le récit renvoie à cette expérience nocturne, sa connotation funèbre se confirme en se radicalisant. Léon explicite à cette occasion ce qu’il ressentait : « J’ai
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voulu mourir, la nuit où je suis sorti du dortoir » (472). La tonalité déceptive que laisse entendre le roman tient pour une grande part aux modalités de sa composition, et en particulier au dédoublement de l’intrigue en des épisodes situés dans un passé lointain et en une suite d’événements qui se déroulent à une époque actuelle. Le regard contemporain qui se pose sur les lieux de la « légende » est porteur de désenchantement 59 . Car les îles où erraient autrefois les ancêtres mythiques aujourd’hui sont en proie au « fléau du tourisme » (519) ; l’espace insulaire tel qu’il s’esquisse dans la dernière partie du roman se place sous le signe de la trivialité et de la décrépitude 60 . A peine arrivé à Maurice, le narrateur se trouve bloqué dans un embouteillage 61 , ce qui lui donne l’occasion de regarder le paysage où il voit entre autres « des maisons en bois déglinguées dont les gouttières fuyaient » (487). La recherche de l’ancien domaine familial aboutit à un échec. Anna, la dernière descendante du Patriarche, l’avait prévu : « Il n’y a plus rien là-bas ! Juste un tas de cailloux » (493). Léon s’obstine pourtant à visiter l’endroit, ou plutôt, ses décombres : il ne reste que « quelques baraques en planches et en tôle », un chemin « défoncé », le sommet « effondrée » de la cheminée d’une ancienne sucrerie, des « ruines » envahies par les broussailles (494). Le constat de Léon dépasse ainsi le sec avertissement d’Anna : « Je n’ai pas retrouvé la moindre trace de la maison d’Anna, ni de la Comète. Il n’y a même pas un tas de cailloux ! » (494). Le même
59 Désenchantement que J.M.G. Le Clézio a éprouvé lui-même lors d’un voyage à Maurice et qu’il exprime en se référant à Baudelaire : « Quand je suis arrivé à Maurice, d’abord j’ai été un peu gêné par le côté très luxuriant et la vie facile [...] pour le touriste qui arrive : il y a la mer, le soleil, les cocotiers... J’ai trouvé ça un peu ennuyeux. J’ai ressenti un peu ce que Baudelaire avait pu ressentir quand il s’était promené par là, une sorte d’irritation » (entretien avec Pierre Maury, Magazine littéraire, n° 230, 1986, p. 92). 60 Le narrateur dénonce ainsi les pratiques des tour-operators chez qui « les petites créoles aux yeux de velours » dont les touristes sont « si friands » « font partie du prix du voyage » (p. 505). 61 Dans la première partie du roman, la même évocation d’embouteillages sert à opposer le Paris contemporain, ville dépeinte comme inauthentique et défigurée, au Paris mythique des années ’60 : « Au Quartier latin, il n’y a plus personne du temps que j’étais étudiant. Les pavés de mai 68 ont été bitumés. Il y a des embouteillages. Les trains de banlieue sont écorchés vifs, les sièges de fausse moleskine sont graffités au feutre et coupés au cutter » (p. 27).
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constat s’impose à propos de la pointe aux Canonniers où se trouvait jadis le bâtiment de la Quarantaine : « tout a disparu. Tout a été dénivelé » (507). A l’endroit où se trouvaient les habitations des immigrants, Léon rencontre « un bulldozer au travail », engin moderne de destruction au service des opérations immobilières. Le séjour de Léon devient ainsi une suite d’expériences décevantes. Son excursion à Gabriel aussi se place sous le signe de la stérilité. « L’îlot est désert, vide d’indices » (509) ; tout a été « effacé » (509, 511) ; « il ne reste rien » (509), sinon des « ruines » (511). Au prix d’un effort de l’imagination, le narrateur réussit à percevoir dans ce paysage aride les ombres de ses ancêtres 62 , ou à décerner dans un enfant mendiant au marché de Mahébourg une ressemblance avec la figure sacrée de Krishna. Cependant, cette vision mythifiante ne se formule qu’à demi, se trouble aussitôt et finit par s’invalider : Il me semble voir le jeune Krishna sur les rives de la Yamuna, mais la comparaison s’arrête là, car la rivière La Chaux est délabrée, ses berges sont couvertes d’immondices, et Mahébourg n’est pas Mathoura. (501)
Etrange passage qui exhibe le mécanisme de son raisonnement (l’emploi du terme « comparaison » est particulièrement signifiant, à cause de sa dimension auto-réflexive) et qui contredit sa propre énonciation. L’attitude leclézienne envers le mythe se tient ici sur une limite de l’ambivalence, où le récit semble osciller entre l’éclat et l’éclatement. D’une part, on continue à percevoir dans ce roman un certain éclat du mythe dans la mesure où des (bribes de) récits fabuleux dotent l’histoire et les personnages d’une épaisseur symbolique. D’autre part, le roman ne se prive pas de montrer les déchirures de son tissu mythique, sans toutefois s’adonner à une désagrégation méditée et volontaire. La tendance à l’éclatement se manifeste davantage en sourdine. Certains couples de personnages sont emblématiques de cette ambivalence irrésolue. L’enfant anonyme aperçu au marché de Mahébourg se présente comme l’ombre disgracieuse de Choto, le 62
« Pourtant il me semble qu’ils sont encore ici, que je sens sur moi leur regard, pareil au regard des oiseaux qui tournent autour du piton. Chaque pierre, chaque buisson porte ici leur présence, le souvenir de leur voix, la trace de leur corps. C’est un frisson, une vibration lente et basse » (p. 510).
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personnage enfantin qui surgit occasionnellement dans l’épisode de la quarantaine. « [P]etit berger muet » (286) et « joueur de flûte » (387), Choto est doté d’une aura mythique qui, pour être fragile, demeure intacte tout au long du récit encadré. Suryavati l’appelle « le Seigneur Krishna » (420) sans que ce rapprochement soit mis en question ; Léon est séduit par les doux sons de la flûte qui « gliss[ent] dans la nuit » (286). Le personnage de Choto et son double décevant ressemblent beaucoup aux deux joueurs de flûte qui apparaissent dans Le livre des fuites : le premier apaise momentanément les inquiétudes du protagoniste en l’accueillant dans la bulle harmonieuse créée par sa musique, alors que le deuxième se dégrade en un mime grotesque et produit des sons désagréables. De même, l’équivalent mineur de Choto « tient une petite flûte de bambou à la main, et il court le long des allées du marché en soufflant des sons aigrelets » (501, nous soulignons). Au-delà de la différence de ton et de l’écart temporel entre ces textes, certains enjeux de l’écriture leclézienne demeurent permanents au point de s’exprimer sous des formes similaires. Si le voyage du grand-oncle Léon prend une dimension mythique grâce au mystère produit par sa disparition et à l’analogie qui s’établit entre l’ancêtre et le poète disparus, la démarche du petitfils se trouve dévalorisée : au lieu d’être un « voyageur sans fin » comme Rimbaud, le narrateur contemporain s’apparente plutôt à un banal touriste en quête de « photos souvenirs » (511) : « je suis seulement à la recherche d’une image, comme ces touristes dans le marché de Port-Louis, qui découpent leurs souvenirs à l’emportepièce » (489). Tout comme son ancêtre, le protagoniste rencontre sur l’île une jeune femme séduisante. Mais de nouveau, le personnage contemporain apparaît comme une figure dégradée par rapport à son prédécesseur mythifié. A Suryavati, déesse de la mer et force du soleil, succède la créole Lili, dont le nom connote une féminité diabolique 63 . Dans les détails du texte, les attributs vestimentaires sont un indice de la dégradation : le « corsaire rouge » (506) que porte Lili semble un écho lointain et futile du châle flamboyant de Suryavati. Les propos du narrateur contemporain soulignent encore l’écart entre
63 Lili peut être lu comme un diminutif de Lilith, la reine des succubes associée à la « Prostituée Sacrée », qui utilise sa séduction à des fins de destruction (voir Pierre Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Paris/Monaco, Editions du Rocher, 1988, p. 930-936).
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les deux figures féminines : alors que Surya ne cesse d’être glorifiée par son fidèle compagnon, Léon banalise Lili en parlant d’elle comme de sa « sauvageonne d’un été » (511). Même la figure mythique d’Arthur Rimbaud n’est pas à l’abri du désenchantement. Certes, l’incipit met en valeur la puissance envoûtante qui émane de l’adolescent furieux lorsqu’il apparaît dans la salle enfumée d’un bistrot de Saint-Sulpice ; le roman célèbre la « musique étrange » (24) que composent les vers du poète voyou. Mais par la suite, le récit donne de Rimbaud une image désolée de poète moribond. Lorsque Jacques et Léon le rencontrent à Aden, « dans l’étroite chambre surchauffée » (45) de l’hôpital, tout se passe comme si le poète en lui avait déjà disparu : ce qu’ils voient, c’est un « gisant » (49), un « malade émacié » (54) qui n’énonce que des « monosyllabes » (46) ou des paroles « hachées, incohérentes » (47) qu’il prononce d’une voix « saccadée » (48), « monocorde » et « métallique » (56). Dans ce « corps rongé par la douleur et la sécheresse », affirme le récit, personne n’aurait pu reconnaître « la grâce de l’enfant qui dansait les mots » (56). Les dernières pages du roman baignent également dans une ambiance funéraire : toujours fasciné par Rimbaud, Léon tient à visiter le dernier lieu où le poète ait vécu et se rend à l’hôpital de Marseille « comme on va sur un caveau de famille » (538).
Ecrire en écho La quarantaine thématise la présence-absence non seulement à travers la figure de ce grand-oncle disparu dont le roman raconte la légende, mais aussi en soulignant à propos de ses personnages les conditions de leur entrée en scène comme de leur départ, ainsi que leur consistance peu solide. Beaucoup de ceux qui peuplent l’univers de La quarantaine se présentent comme des silhouettes incertaines qui apparaissent à la façon d’un mirage dans le désert, puis
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disparaissent 64 , existant davantage à travers l’impression qu’ils laissent que par leur présence ou leurs actions. Dans l’épisode de la quarantaine même, c’est le personnage de Suryavati dont le récit ne cesse de souligner la fugacité. Nous avons parlé précédemment de ses apparitions successives qui ponctuent l’épanouissement de son amitié avec le protagoniste. A ces émergences inattendues correspondent son allure vive et une habitude de disparaître subitement, sans laisser de traces. L’apparence de Suryavati est systématiquement décrite en termes d’une silhouette 65 , et plus précisément, d’une silhouette « mince » (87, 93, 127), « irréelle, légère » (90), ou « à peine distincte » (264). Même les comparaisons animales à son propos mettent l’accent sur la délicatesse de ses traits : le reflet de son profil sur l’eau ressemble à un « oiseau dégingandé » (88), ce qui en souligne l’aspect filiforme. Le motif des pailles-en-queue a révélé les connaissances lecléziennes en matière d’ornithologie ; aussi, lorsque le récit assimile la jeune fille à « une sorte d’aigrette » (309), ce comparant n’est-il pas choisi au hasard : l’aigrette est un oiseau qui se distingue par ses plumes effilées aux barbes espacées. La jeune fille se profile au milieu du lagon « entourée d’embruns » (177), « mince et légère contre le mur d’écume » (343) ; ou alors, elle est enveloppée par la fumée du feu devant lequel elle danse et qui « dépose des cendres dans ses cheveux, sur ses épaules » (468). Les éléments igné et aquatique fondent sa silhouette dans un amas nébuleux, comme si la jeune fille était sur le point de se volatiliser. « Vive comme une fumée » (138), elle semble « prête à s’enfuir » (312) à tout moment ; « pareille à une flamme, pareille à un mirage sur l’eau lisse du lagon », l’image de Suryavati hante le protagoniste qui a peur de la « perdre pour toujours » (115). Cette hantise de l’effacement concerne aussi les autres personnages ; le terme de silhouette s’applique fréquemment aux habitants de l’île comme aux passagers européens. Les silhouettes des coolies sont « furtives » (269) ou « sombres » (280) ; celles de leurs dirigeants paraissent « fantomatiques » (228). La silhouette de Jacques
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On pense aussi aux personnages nomades de Désert, qui apparaissent « comme dans un rêve, [...] à demi cachés par la brume de sable que leurs pieds [soulèvent] » (p. 7) au début du récit, et dont la toute dernière phrase du roman dit qu’ils « s’en allaient, comme dans un rêve, ils disparaissaient » (p. 439). 65 Près de vingt occurrences au total désignent Suryavati comme une silhouette.
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est dite « fragile » (297), celle de Suzanne s’efface dans la pénombre du bâtiment de la Quarantaine au point de former « juste une tache pâle contre le mur noir » (252) ; la maladie transfigure la jeune femme, la rendant « pareille à une somnambule » (301). L’imminence de la disparition qui plane sur ces personnages engendre une fascination (comme celle qui nourrit la légende du grand-oncle) qui n’est pas uniquement euphorique ; elle devient aussi source d’inquiétude. Le protagoniste Léon ne supporte pas de voir partir Suryavati « comme si elle ne devait jamais revenir » (369). Il s’émeut en regardant Jacques et Suzanne « si jolis, si fragiles tous deux », ne pouvant admettre « de ne plus les revoir » : « Il me semble que si je les quitte des yeux, ne fût-ce qu’une heure, ils vont s’effacer » (346). De même, il considère Giribala et Ananta au terme de leur long voyage de l’Inde à Maurice : « Elles partent, elles vont disparaître. Un instant encore, je voudrais les voir, les retenir » (475). Retenir ces figures féminines, cela ne signifie pas tant les empêcher de s’en aller physiquement, mais davantage en prolonger le souvenir : retenir dans la mémoire au moyen de l’écriture. Tel est le double défi que relève La quarantaine : faire rayonner des êtres et des lieux tout en thématisant leur disparition. A ce propos, le roman leclézien déploie ce que l’on pourrait appeler une écriture en écho : une démarche dont le caractère répétitif produit des effets assez ambivalents. Le début de La quarantaine offre un échantillon remarquable de cette démarche scripturale, au point que dans ces premières pages se décèle peut-être le « canevas schématique », voire la « cellule génératrice » du roman entier 66 . L’incipit du roman raconte l’entrée de Rimbaud dans un bistrot parisien – scène à laquelle le grand-père de Léon assiste en tant 66
L’expression « cellule génératrice » est employée par Madeleine Borgomano à propos de l’oeuvre de Marguerite Duras pour désigner « un énoncé de brèves dimensions, un micro-récit [...] situé au tout début de l’oeuvre, et pourtant contenant déjà, comme en germe, l’annonce de son devenir ». Chez Le Clézio, le phénomène a sans doute une moindre extension (selon M. Borgomano, l’oeuvre entière de Duras se serait développée à partir de l’histoire de la « mendiante indienne »), mais il s’agit également d’une « forme-sens » : telle la cellule génératrice durassienne, le microrécit au début de La quarantaine réfléchit à nos yeux non seulement le contenu de l’oeuvre, ses « thèmes principaux », et son « déroulement narratif », mais aussi « le mouvement même qui l’animera ». Voir M. Borgomano, « L’histoire de la mendiante indienne. Une cellule génératrice de l’oeuvre de Marguerite Duras », Poétique, n° 48, 1981, p. 479-493.
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qu’enfant et à laquelle le narrateur contemporain attache une importance singulière. L’apparition du poète est décrite dans le tout premier paragraphe, qui se trouve détaché de la suite du récit comme pour en signaler le caractère exceptionnel : Dans la salle enfumée, éclairée par les quinquets, il est apparu. Il a ouvert la porte, et sa silhouette est restée un instant dans l’encadrement, contre la nuit. Jacques n’avait jamais oublié. Si grand que sa tête touchait presque au chambranle, ses cheveux longs et hirsutes, son visage très clair aux traits enfantins, ses longs bras et ses mains larges, son corps mal à l’aise dans une veste étriquée boutonnée très haut. Surtout, cet air égaré, le regard étroit plein de méchanceté, troublé par l’ivresse. Il est resté immobile à la porte, comme s’il hésitait, puis il a commencé à lancer des insultes, des menaces, il brandissait ses poings. Alors le silence s’est installé dans la salle. (15)
Cet incipit constitue une séquence textuelle à part entière, une unité close pour ainsi dire. Son aspect détaché résulte de la densité et de la cohérence interne du passage : il raconte l’apparition d’un personnage non encore identifié, mais fort imposant, à partir de la porte qui s’ouvre jusqu’à l’effet que l’inconnu produit sur l’assistance. En l’occurrence, le silence qui s’établit dans la salle introduit une pause dans le récit et fait de ce premier segment une sorte de prologue. La phrase finale du paragraphe, dont la chute répète les premiers mots de la phrase d’ouverture du roman, renforce encore l’autonomie du paragraphe en donnant l’impression d’un mouvement qui se referme sur lui-même : « Dans la salle enfumée, [...] il est apparu » ; « le silence s’est installé dans la salle ». L’éloquence de l’incipit de La quarantaine tient aussi à ce que le début du roman relate un fait éminemment inchoatif, à savoir l’apparition d’un personnage sur le pas d’une porte qui s’ouvre 67 . Que le début du récit relate l’ouverture d’une porte devient significatif si on prend en considération que le commencement de la lecture requiert au préalable l’ouverture d’une autre « porte » : celle, très petite, formée par la couverture et les premières pages de l’objet livre. Ainsi, en entrant dans le récit, le lecteur se met à lire la description d’un geste que, d’une certaine façon, lui-même vient d’accomplir 68 . 67 Onitsha fournit un autre exemple d’un incipit leclézien qui raconte un début : le roman commence par le départ d’un navire. 68 De même, dans le cas d’Onitsha, on peut dire qu’à l’embarquement des passagers sur le Surabaya correspond celui du lecteur dans l’histoire.
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L’étrange fascination que le nouveau venu exerce sur l’assistance, et en particulier sur le jeune garçon, provient de ce que la silhouette qui se profile dans l’embrasure de la porte dégage à la fois une véhémence provocatrice et une certaine vulnérabilité. La taille démesurée du personnage, ses mains larges, son regard méchant et son accès de colère le rendent imposant et inspirent la peur ; en revanche, les traits enfantins de son visage, son aspect gêné et la pointe d’hésitation qu’il laisse paraître, constituent autant de traces qui révèlent en lui une fragilité d’adolescent. Nous avons montré précédemment que cette constitution hétéroclite du personnage n’est pas sans rappeler la duplicité qui caractérise l’Albatros baudelairien, ce qui augmente encore la puissance de l’ouverture du roman. Si les effets du premier paragraphe du roman retentissent longtemps dans la mémoire du lecteur, c’est également parce que la suite de l’introduction revient sans cesse sur cette scène fondatrice. L’apparition de Rimbaud constitue en effet l’objet d’un récit répétitif 69 : l’unique événement est raconté une deuxième, puis une troisième fois. En fournissant plus de détails quant à ses circonstances et à son dénouement, la deuxième évocation 70 reprend la scène en des termes très analogues à ceux de l’incipit : la « bouffée d’air glacé qui court un instant dans la salle » (23) après la sortie du poète se propose comme l’équivalent du silence que provoque son apparition au début du texte. La troisième évocation 71 se présente sous un aspect beaucoup plus fragmentaire, en une séquence verbale marquée par la parataxe et l’énumération. Contrairement aux évocations précédentes, celle-ci ne comporte aucune indication temporelle. La juxtaposition de petits bouts de phrases, séparés par des virgules abondantes, confère à l’extrait un rythme haché. Ces diverses reprises de la scène d’ouverture apparaissent en
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Un récit répétitif raconte « n fois ce qui s’est passé une fois » (G. Genette, Figures III, p. 147). 70 Voir p. 23, l’extrait qui s’étend entre ces deux phrases : « C’est alors que la porte du café s’ouvre avec violence, et apparaît sur le seuil un jeune homme, un jeune garçon, au visage d’enfant » ; « Il promène encore une fois sur l’assistance son regard étroit, menaçant, puis les deux hommes s’éloignent, il ne reste que la bouffée d’air glacé qui court un instant dans la salle ». 71 Voir p. 29, de la phrase suivante : « La porte s’ouvre sur la nuit, l’embrasure si étroite et basse, comme un trou de furet, et il est debout, un enfant géant aux poings serrés [...] » jusque vers la fin du paragraphe.
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quelque sorte comme les répercussions successives, à amplitude décroissante, de l’évocation initiale : la deuxième est encore proche de la première, mais perd de sa densité suggestive ; la troisième, fragmentée et peu cohérente, donne à lire un écho affaibli. Et la série ne se limite pas à ces trois séquences ; on peut discerner une quatrième variante, minimale, dans cette phrase placée vers la fin de la troisième et qui revient de nouveau sur l’ouverture de la porte du bistrot, résumant la scène entière en une seule phrase résiduelle : « Cette porte qui s’ouvre sur la nuit, le jeune garçon ivre qui provoque l’assistance » (29). Tout se passe en quelque sorte comme si le récit s’attachait à dire et à redire l’apparition d’une silhouette fascinante pour en prolonger la présence. L’écriture leclézienne se modèle sur l’écho en ce qu’elle produit un énoncé « source » (l’apparition de Rimbaud dans un bistrot parisien), suivi d’une série de reprises dont l’amplitude va en se décroissant. L’image de l’écho multiple figure la profonde ambivalence de la démarche répétitive : dans la mesure où chaque écho est une variante affaiblie du précédent, l’insistance inhérente à la répétition se mue paradoxalement en un étouffement 72 . Le motif de l’écho apparaît par ailleurs dans les premières comme dans les dernières pages de La quarantaine : marchant dans les rues de Paris à la recherche des traces de ses ancêtres, le narrateur entend « le bruit de [ses] talons qui résonne dans la nuit » (33) ; parvenu au bout de son cheminement, cherchant à suivre à Marseille le dernier trajet accompli par Rimbaud moribond, il croit entendre le long des maisons « le cliquetis des sabots du cheval qui tirait la voiture aux rideaux fermés vers l’hôpital » (539) – bruit dérisoire de marche funèbre qui mesure toute la distance parcourue depuis l’apparition éclatante du jeune poète dans le bistrot parisien... La poétique leclézienne modelée sur l’écho se manifeste le plus clairement dans la première partie, mais elle est fondatrice pour l’ensemble du roman et peut-être même pour l’ensemble de son oeuvre. En fin de compte, ce que fait entendre La quarantaine par 72
Isabelle Roussel-Gillet est l’une des rares critiques à se montrer attentive aux risques que présente l’écriture répétitive (généralement valorisée chez Le Clézio pour son effet « incantatoire ») : dans son ouvrage sur Le chercheur d’or, elle signale ainsi le « danger de l’autopastiche et de la répétition contre productive », tout en réorientant ensuite cette idée dans un sens euphémique en faisant suivre sa remarque d’une citation proustienne (Etude sur Le chercheur d’or de J.M.G. Le Clézio, Paris, Ellipses, 2005, p.39).
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cette recomposition approximative d’une histoire fabuleuse, c’est à la fois la légende et son « bruit ».
Conclusion Dans un contexte où la notion de voyage fait l’objet de sévères critiques comme de revalorisations passionnées, le voyage s’impose comme un thème majeur de l’oeuvre leclézienne, tout en se déployant selon des modalités où la mythification voisine avec une mise en doute plus ou moins accentuée. Chez Le Clézio, l’écriture du voyage se développe à partir de l’impossibilité pour le sujet de se situer durablement par rapport à un lieu authentique, que ce soit dans une relation d’appartenance ou d’altérité. C’est ce que nous avons voulu démontrer en étudiant dans trois romans représentatifs la géographie imaginaire leclézienne et les modalités selon lesquelles ses personnages s’y meuvent, ainsi que les rapports métaphoriques et discursifs que les narrateurs-protagonistes entretiennent avec l’espace. Dès lors que l’inscription du sujet en un lieu déterminé paraît impossible, que la localisation d’un ailleurs pose problème et que le monde paraît dépourvu de centre ou de hiérarchie, le voyage prend la forme d’une fuite frénétique, d’une quête mythifiée ou d’une errance incessante. Le livre des fuites étale un monde dominé par des métropoles tentaculaires. Le protagoniste essaie en vain de sortir de la ville érigée en décor apocalyptique, où se multiplient d’une part les images de l’éclatement et où, d’autre part, les murs de béton, les rues rectilignes et les enseignes abondantes aux messages incompréhensibles se dressent tels des barrages qui tiennent Hogan prisonnier 1 . Face à cette 1
La haine des métropoles occidentales ressort aussi de récits comme Le déluge, La guerre ou Les géants. On voit ainsi François Besson, le protagoniste du Déluge, circuler à travers les « canyons de la ville » (p. 189), marcher dans des rues « qui ne lui appartenaient pas » (p. 190), puis s’asseoir dans un restaurant où « les faces fermées des gens lui renvoyaient son image comme autant de miroirs », ce qui provoque chez lui une espèce de révolte associée au besoin de partir : « Ce qu’il fallait faire, c’était combattre, de toutes ses forces ; d’abord quitter le lieu étincelant de cette morgue » (p. 192).
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double sensation d’étouffement et d’égarement, le mouvement qui s’impose consiste avant tout à s’écarter des lieux maudits. La fuite est motivée d’abord par un désir de rupture ; elle est une mise à distance dépourvue de toute orientation : il s’agit pour Hogan d’échapper à la ville et à son langage. Démarche d’autant plus désespérée que les issues véritables font défaut : tous les trajets mènent à de nouvelles villes aliénantes. Certes, on a parfois l’impression de voir émerger un lieu autre, mais à peine l’esquisse se précise-t-elle que les signes du même y font irruption et que son altérité présumée s’écroule. L’itinéraire du protagoniste se compose ainsi de départs violents, d’évasions éphémères, de rencontres avortées et de constats déceptifs menant à de nouveaux départs. Le rapport à l’espace de Hogan s’avère foncièrement conflictuel et régi par les tensions non résolues entre sa volonté de puissance, sa soif de maîtriser le monde, et un désir de fusion, un besoin croissant de se fondre dans l’univers. La démarche scripturale du Livre des fuites se place également sous le signe de la crise : si tous les pays se ressemblent, les voyages perdent leur sens et il n’y a de place que pour les « romans sans aventures » 2 . Si, en plus, tous les endroits sont pareillement inhabitables, il faut bien que le cheminement continue, mais pour n’être confronté d’étape en étape qu’à des images identiques répétées à l’infini. Les incursions autocritiques escortent, interrompent et parasitent le roman qui est en train de s’écrire, dans une configuration où la réflexivité est portée à son paroxysme. Et pourtant, Le livre des fuites ne se résume pas à cette violente opération d’exorcisme qui se plaît à faire éclater sa propre démarche. Au milieu du foisonnement orageux et de l’agression linguistique, on voit briller des îlots textuels empreints de lyrisme, qui laissent présager des enjeux qui vont au-delà d’un désir de provocation gratuite ou d’un jeu de jeune virtuose jonglant avec les procédés littéraires en vogue à l’époque. Ces fragments annoncent les développements ultérieurs de l’oeuvre, mais ils demeurent trop épars pour articuler vraiment les thèmes qu’ils abordent et pour soustraire le texte à l’impression d’une hétérogénéité déconcertante. L’intrigue du Chercheur d’or s’appuie sur la mise en scène élaborée d’un lieu des origines. L’évocation et la valorisation de ce lieu passent par l’exploitation du thème de l’enfance, par le 2
Le livre des fuites, p. 56.
CONCLUSION
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déploiement d’une poétique des éléments, et par le recours massif à des réminiscences mythiques et bibliques 3 . Le domaine du Boucan se présente comme un paysage édénique, un univers cosmique où chaque être a sa place par rapport à la maison natale qui en occupe le centre. Il s’agit, bien entendu, d’un paradis voué à la perdition : la destruction de ce domaine signale pour le protagoniste son entrée dans un monde régi par des ambivalences. Animé par le désir de retrouver le paradis perdu, Alexis part pour une entreprise qui est sinon une véritable aventure, du moins une sorte de parcours initiatique : les étapes successives et nettement distinguées (au bonheur rayonnant du Boucan succède la triste grisaille de Forest Side ; l’éblouissement de la mer, puis la fascinante dureté des rochers rodriguais sont suivis de la boue informe de l’épisode guerrier) finissent par reconduire le protagoniste vers le paysage de son enfance, fût-il transfiguré. L’apprentissage concerne d’abord l’attitude du sujet vis-à-vis du monde qui l’entoure : le roman esquisse l’évolution qui mène de la prééminence du désir de maîtrise vers la valorisation d’une fusion de l’homme avec l’univers élémentaire – fusion dont la réalisation demeure toutefois approximative et les moyens souvent implicites. Conjointement, Le chercheur d’or donne à lire une autre initiation, plus cruciale peut-être : il s’agit de la progressive accession à la parole fabulatrice. Enfant friand des histoires racontées par sa mère, Alexis s’épanouit au contact de lectures multiples jusqu’à devenir enfin le conteur de sa propre histoire. La fable, dans ce texte, est investie de vertus balsamiques ; c’est dans les mots que se restitue le sentiment de la complétude et que se noue l’accord désiré entre l’homme et l’univers. La poétique de ce roman en constitue la meilleure illustration : une écriture du tissage et de l’entrelacement assure la cohérence des motifs et donne une impression de continuité que vient renforcer la structure cyclique de l’oeuvre. Le regard (auto)critique, si pesant dans Le livre des fuites, se trouve en quelque sorte écarté et relégué dans un volume à part, Voyage à Rodrigues, pour donner toute leur ampleur aux résonances mythiques du voyage.
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Dans un roman comme Désert, la mythification du voyage passe aussi par une valorisation de la nature, de l’enfance et des origines : la migration de l’héroïne Lalla y acquiert une dimension universelle par sa mise en parallèle avec les errances de ses ancêtres nomades.
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La quarantaine donne à lire une géographie imaginaire composite. D’un côté, l’espace urbain que Le chercheur d’or avait écarté dans une grande mesure, réapparaît ; à la différence du Livre des fuites où les villes demeurent souvent anonymes, il s’agit ici de villes spécifiques et nommées (Paris, Londres, Marseille). Leur présence demeure quantitativement limitée, mais elles apparaissent à des endroits stratégiques, en début et en fin de récit, où elles se présentent sous des aspects particuliers. L’espace urbain dans La quarantaine a en effet tendance à se réduire à une surface plane, à se muer en une ville-texte, non plus en tant que lieu surchargé de signes criards, mais en tant que palimpseste où se superposent les traces à demi effacées de flâneurs successifs. D’un autre côté, l’insularité continue à occuper une place primordiale dans la géographie romanesque leclézienne. L’espace insulaire se trouve investi d’une pluralité de connotations symboliques dans ce roman : l’image de l’île mère, d’une Maurice matrice, valorise l’île en tant que lieu du commencement ; la triade spatiale formée par Maurice, Plate et Gabriel rappelle la structure symbolique distinguant un paradis, un purgatoire et un enfer ; la disposition en une sorte d’archipel offre l’image d’une unité brisée, idée centrale du récit. Les voyages qui s’effectuent au sein de ce monde sont sujets à des dégradations diverses. D’abord, le grand voyage entrepris par les protagonistes se teinte aux couleurs de l’échec parce qu’il n’arrive pas au terme. Le mouvement des voyageurs s’arrête à proximité de la destination, pour s’enliser dans l’immobilisme figuré par le titre du roman, ou en subsistant sous des formes dérisoires : ainsi, le passeur qui assure le va-et-vient entre Plate et l’îlot Gabriel donne à lire une version mineure, parce que répétitive et infiniment réduite, du voyage. Ensuite, les nombreux déplacements des personnages secondaires viennent s’ajouter au trajet du protagoniste. Le personnel romanesque de La quarantaine constitue ainsi une foule d’apatrides dont les itinéraires se superposent, se prolongent ou s’entrecroisent – multiplication qui futilise le voyage en le transformant en une pluralité d’errances. Il paraît symptomatique à ce propos que la clôture du roman met en scène le narrateur qui redescend une « longue rue qui serpente jusqu’à la gare » 4 : la route sinueuse conduit à un autre départ, les conditions de ce nouveau voyage demeurant ouvertes et 4
La quarantaine, p. 540.
CONCLUSION
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indéterminées à l’image de l’étoilement qui caractérise ce lieu emblématique que constitue la gare. Dans cette configuration, le rapport des personnages à l’espace s’établit bien souvent sur le mode de la virtualité : contrairement au héros du Chercheur d’or, qui porte en lui le souvenir vivant du paysage de son enfance, le protagoniste de La quarantaine se trouve en manque d’espaces vécus. Vide qui peut se combler, sinon par l’entreprise hasardeuse d’un retour à l’île mère, grâce aux bribes d’espaces fabuleux que font entrevoir les diverses histoires que se racontent les personnages. L’efficacité de ces discours se trouve cependant mise en question du fait que le récit dénonce la mémoire défaillante, voire les pratiques mensongères des divers conteurs. Le « parler des lieux », si fortement valorisé vers la fin du Chercheur d’or, semble maintenant se fissurer de l’intérieur ; La quarantaine formule une mise en doute souterraine mais réelle des pouvoirs de la fable. Celle-ci se manifeste aussi dans la composition même du roman. Bien que d’une façon beaucoup moins incisive que dans Le livre des fuites, la réflexivité est ramenée à l’intérieur du récit, la stratification temporelle de l’intrigue entraînant une certaine distance critique, et l’effort de reconstituer l’histoire de l’ancêtre étant soumis aux incertitudes. De plus, ce roman volumineux n’est pas exempt de contradictions internes : l’idée d’une correspondance entre les éléments qui assurerait la cohésion de l’univers est infirmée paradoxalement par l’intertexte baudelairien, dont nous avons montré qu’il souligne davantage les brisures qui affectent le monde. Dans l’ensemble, La quarantaine se présente ainsi comme une fiction qui exhibe les conditions et les limites de sa propre mise en oeuvre 5 . Au tournant du XXIe siècle, l’apogée d’une certaine littérature 5
Cette fragilisation s’observe aussi dans d’autres romans récents. Selon Bruno Thibault, Poisson d’or (1997) apparaît ainsi comme une récriture ambiguë et plus sombre de Désert : le thème de l’initiation y est présent « mais ne parvient pas à s’imposer ni à contrebalancer l’ambiance délétère du roman » (« La revendication de la marginalité et la représentation de l’immigration clandestine dans l’oeuvre récente de J.M.G. Le Clézio », Nouvelles Etudes Francophones, vol. 20, n° 5, automne 2005, p. 54). Dans Hasard (1999), la reprise du modèle du roman d’aventure confine à la parodie. Les titres des chapitres renvoient aux lieux communs du genre (exotisme, mystère) avec une insistance qui en devient suspecte ; le métier de cinéaste du protagoniste masculin donne lieu à des métaphores de la théâtralisation : Juan Moguer ressemble à un « vieux pirate de cinéma » (p. 78) dont le yacht finit par périr dans une « parodie de naufrage » (p. 195).
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des voyages est sans doute passé ; à la problématisation et à la fragilisation du thème correspond cependant, comme l’indique JeanYves Tadié à propos du roman d’aventures, une plus grande littérarité du récit : « la qualité de l’écriture prend la place perdue par la spontanéité » 6 . Chez Le Clézio, cette qualité ressort d’une conscience aiguë des formes et de l’expression littéraires. D’une part, la démarche leclézienne attache une grande importance aux perceptions sensorielles et à la langue dans ses aspects matériels. Sous la plume de cet auteur, le langage romanesque subit une stylisation rythmique et sonore qui l’apparente souvent à une prose poétique. Dès les premières oeuvres, et malgré la violence qui caractérise ces textes, on perçoit chez lui un ton lyrique. Les romans ultérieurs confirment et renforcent cette idée : grâce à des jeux d’écho parfois ténus, des phrases ou des unités textuelles plus larges se dotent d’effets musicaux. Rien de tel pour exciter la soif de l’aventure que les sonorités de la langue : chez Le Clézio, les noms (de pays, de bateaux, de navigateurs, etc.) font rêver « comme si le son de leurs syllabes suffisait à ouvrir ces routes qui vont d’une terre à l’autre » 7 . La découverte du monde passe par les sensations. L’écriture leclézienne rend perceptibles tant la turbulence citadine que le doux murmure de la mer ; elle nous fait flairer l’odeur du poisson frit comme elle suggère la menace palpable qui émane d’une foule. D’autre part, sans vouloir ériger l’auteur en un théoricien systématique de son métier, on constate que, de l’auto-référentialité criante du Livre des fuites, en passant par la célébration de la parole fabulatrice que donne à lire Le chercheur d’or, et jusqu’aux fissures qui affectent sourdement la fiction de La quarantaine, la réflexion sur la pratique littéraire est constante. La bibliothèque révélée par les références intertextuelles est immense : les renvois explicites ouvrent sur des horizons culturels très divers ; des allusions plus secrètes enrichissent les textes en en complexifiant le sens. Attentif tant à la matérialité de la langue qu’aux enjeux plus intellectuels de l’écriture romanesque, l’auteur explore le thème du voyage selon une double approche à la fois (ou tour à tour) sensorielle et cérébrale, l’érudition n’excluant pas le naturel : voilà ce qui constitue à nos yeux l’une des originalités de l’écriture leclézienne. 6 7
Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, p. 199. J.M.G. Le Clézio, L’inconnu sur la terre, p. 307.
CONCLUSION
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L’oeuvre de cet auteur polygraphe évolue dans une relative continuité plutôt que de se diviser en différentes périodes séparées par de nettes ruptures. A l’heure actuelle, plusieurs critiques s’accordent pour voir une constance dans les thèmes abordés par l’auteur ; même sur le plan des formes littéraires, une certaine continuité se décèle dans la démarche leclézienne. Ainsi, l’arrangement typographique inhabituel et la combinaison de fragments hétéroclites sont perceptibles tant dans Le livre des fuites que dans La quarantaine. C’est dans le récit de 1969 que ces procédés inhabituels sont le plus frappants, au point de compromettre parfois la lisibilité de l’oeuvre, mais le roman de 1995 amalgame lui aussi des fragments d’origines diverses. La publication plus récente de Révolutions montre que l’auteur continue à proposer des textes composites : dans ce roman volumineux, on trouve ainsi les bribes d’un carnet d’observations nautiques 8 qui rappellent étrangement l’extrait du journal de bord inséré dans Le livre des fuites 9 , et un récit fragmentaire « Kilwa » 10 dont la teneur fait penser à l’histoire de la « Yamuna » relatée dans La quarantaine. Tant dans les premiers récits que dans les romans ultérieurs, on retrouve un procédé comme l’énumération : des insultes qui remplissent plusieurs pages du Livre des fuites, en passant par les noms de navigateurs que le jeune Alexis récite par coeur dans Le chercheur d’or, jusqu’aux plantes répertoriées par John Metcalfe dans La quarantaine, la pratique énumérative traverse toute la production romanesque leclézienne. Il en va de même pour la multiplication des instances narratrices et la mise en oeuvre d’un discours pluriel : on pense aux deux Léon dans La quarantaine, ainsi qu’à toutes les autres voix qui s’y expriment par des moyens divers ; l’identité vacillante et les alter ego du protagoniste du Livre des fuites donnent également lieu à un discours pluriel. La tendance autoréflexive paraît caractériser surtout les romans de jeunesse de Le Clézio ; si l’on prend en considération les pendants non fictionnels de certains romans, tels Voyage à Rodrigues ou Gens des nuages, ou les échanges variés qui s’établissent entre le tissu romanesque et son intertexte, on se rend compte que l’oeuvre leclézienne examine constamment les enjeux et
8
Révolutions p. 271-273, 328-331, 363-365 et 421-422. Le livre des fuites, p. 154-157. 10 Révolutions, p. 423-431, 449-462, 499-511 et 545-550. 9
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les limites de sa propre démarche. Car un dernier trait récurrent consiste en une certaine transgression de la fiction ou une déconstruction du monde narratif par le texte. Cette déconstruction est flagrante dans Le livre des fuites et les oeuvres de jeunesse ; elle s’opère de manière plus subtile dans La quarantaine, donnant lieu à ce que nous avons appelé une « fiction lézardée ». En ce qui concerne les soupçons qui pèsent sur la possibilité et le prestige de l’aventure moderne, il n’est pas sûr que l’écart soit si grand entre Le livre des fuites (1969), qui dénonce violemment l’érosion de l’aventure, et Hasard (1999) qui, renonçant à l’agression verbale, opère une mise en doute plus ludique mais non moins réelle. Chez Le Clézio, les variantes romanesques du voyage sont consignées dans autant de « carnets de doute » qui s’écrivent à la fois sur les empreintes d’ancêtres littéraires et en traçant leur propre voie. Contrairement aux chantres de la postmodernité parmi ses contemporains 11 , l’auteur n’assume pas le décentrement ou la multipolarité du monde avec une sorte de joie nietzschéenne. L’effritement de la notion de centre, l’abandon d’une conception cosmique de l’univers sont des données que, sans les occulter, il n’accepte jamais véritablement. La démarche leclézienne, qui attribue une place centrale à la recherche identitaire, semble traduire à ce propos une attitude héritée du XIXe siècle et ne partage guère l’allégresse qui caractérise le point de vue d’un Maffesoli. Les multiples itinéraires de ses protagonistes esquissent moins des expériences joyeuses de la pluralité du monde que des tentatives infinies de toucher à ce lieu unique qui ne cesse de se dérober à l’homme, voué dès lors à poursuivre sa route. D’où la tonalité mélancolique qui caractérise le cheminement de l’écriture leclézienne : il ne s’agit pas d’une nostalgie régressive ni d’une idéologie utopique, mais d’une démarche poétique qui se développe à partir d’une perte ; ou encore d’une écriture qui, de plus en plus consciente de l’absence qu’elle porte en son sein, se propose de la combler en filant des phrases sans fin. C’est en ce sens que J.M.G. Le Clézio se présente comme un
11 Par exemple le sociologue Michel Maffesoli, qui dans Du nomadisme. Vagabondages initiatiques (Paris, Librairie générale française, « Le Livre de Poche », 1997) propose une lecture globalement euphorisante des pratiques nomades contemporaines.
CONCLUSION
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avatar contemporain du nomade certalien : il est celui qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela. Le désir crée un excès. Il excède, passe et perd les lieux. Il fait aller plus loin, ailleurs. Il n’habite nulle part. 12
Sauf, précisément, dans la parole poétique ; car si la sensation d’un manque sous-tend cette marche sans arrêt, cela signifie aussi qu’elle continue à s’écrire, érigeant la langue en « véritable pays » et désignant les livres comme unique « patrie » 13 . Reformulant de page en page une « fragilité inquiète », l’écriture découvre sa propre infinitude.
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Michel de Certeau, La fable mystique, p. 411 (souligné par l’auteur). Récemment, Le Clézio a formulé cette idée à plusieurs reprises : en décembre 2001, l’auteur déclare que la langue française « est peut-être [son] véritable pays » (Label France, n° 45) ; dans un entretien accordé à l’occasion de la parution de Révolutions, il affirme souffrir d’un « manque d’appartenance » que seule l’écriture paraît en mesure de combler : « J’envie les Indiens qui sont accrochés à leur terre comme un minéral ou un végétal. Moi, je suis de nulle part. Ma seule solution est d’écrire des livres, qui sont ma seule patrie » (Le Nouvel Observateur, n° 1995, février 2003, p. 58). 13
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Remerciements Je remercie tous ceux qui, directement ou indirectement, m’ont aidée dans la réalisation de ce projet : en premier lieu, Christian Berg et Bruno Tritsmans, qui ont suivi de près l’évolution de mes recherches et enrichi mon parcours tant par leur expertise que par leurs qualités humaines ; ma reconnaissance va ensuite à Madeleine Borgomano, Luc Rasson et Bruno Thibault, qui ont bien voulu lire une première version de ce travail en me donnant des conseils judicieux. Parmi les collègues de l’Université d’Anvers, je remercie en particulier Maurice Delcroix, Kathleen Gyssels et Paul Pelckmans ; Ann Aertssen, Saskia Kindt et Jesse Mortelmans pour leurs diverses marques d’intérêt et de sympathie. Enfin, je remercie Alexandre, dont la présence au quotidien paraît si naturelle que j’en oublierais à quel point elle m’est précieuse ; et mes parents, à qui de tout coeur je dédie ce livre.
Table des matières Introduction ........................................................................................ 5 La fuite ou le voyage mis en question : Le livre des fuites ............. 19 1. A partir de ruptures.......................................................................23 Un univers en éclats ...................................................................23 Villes aliénantes .........................................................................30 La maison-prison .......................................................................33 Le départ comme rupture ...........................................................37 2. Etapes et escales ...........................................................................41 Bouts de trajets en mer...............................................................42 L’épreuve du désert....................................................................45 Refuges insulaires ......................................................................47 Joueurs de flûte ..........................................................................49 Profils de femmes ......................................................................53 3. Fuir, mais pour où? .......................................................................58 La solitaire maîtrise....................................................................58 Désirs d’une destination.............................................................61 En haine de la fixation ...............................................................64 Autocritiques : l’écriture au miroir ............................................65 Bilan..................................................................................................69 La quête ou le voyage réinventé : Le chercheur d’or ..................... 73 1. Le paysage de l’enfance................................................................76 Un univers marin........................................................................76 Une maison mi-close..................................................................82 Ebauches exploratrices...............................................................87 Discours entrecroisés, pouvoirs de l’incompréhensible.............90 Au commencement : une fin attendue........................................96 2. De l’ivresse marine à la géométrie des pierres ...........................105 « Forest Side » : zone d’ombre aux contours estompés ...........105 En mer : ambivalence du temps et manoeuvres narratives ......112 Echos d’antan et effet de vertige..............................................116 Le domaine du minéral ............................................................124
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CARNETS DE DOUTE
La fièvre du chercheur d’or......................................................127 L’arpenteur et l’initiatrice ........................................................131 Mascarades et miroitements.....................................................137 3. Lieux perdus et prise de parole ...................................................142 Le grondement de la guerre .....................................................142 Agir en troupe ..........................................................................145 Une expérience de la déchirure................................................149 Secret révélé, secret préservé ...................................................153 Mirages et désenchantements...................................................157 Les vertus balsamiques de la fable...........................................163 Bilan................................................................................................167 L’errance ou le voyage fragilisé : La quarantaine........................ 171 1. Espaces brisés .............................................................................174 Domination vs. intégration.......................................................178 Coupures et démarcations ........................................................181 Transgressions..........................................................................188 2. Des liens restitués aux brisures résurgentes................................194 L’initiation au monde élémentaire ...........................................195 Suryavati, force du soleil et déesse de la mer ..........................199 Faire un avec l’univers ? ..........................................................203 Le motif des pailles-en-queue ..................................................210 Parentés confuses et lointaines affinités...................................221 La quête du botaniste ...............................................................227 Parler de lieux ..........................................................................232 3. Fiction lézardée, récit qui persiste ..............................................242 Une temporalité brumeuse, des signifiés incertains.................243 Récit stratifié et vacillement des narrateurs .............................248 Distance et désenchantement ...................................................254 Ecrire en écho ..........................................................................260 Conclusion ....................................................................................... 267 Bibliographie................................................................................... 277 Remerciements................................................................................ 291 Table des matières .......................................................................... 293