Assistance sociale et contrepartie : Actualité d'un débat ancien
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Zitiervorschau

ASSISTANCE

SOCIALE

ET CONTREPARTIE Actualité d'un débat ancien

@ L'Harmattan,

2008 5-7, rue de l'Ecole polytechnique, 75005 Paris

http://www.librairieharmattan.com [email protected] harmattan [email protected] ISBN: 978-2-296-07466-8 EAN:9782296074668

Aurélien PURIÈRE

ASSISTANCE

SOCIALE

ET CONTREPARTIE Actualité d'un débat ancien

Préfacede Damien BROUSSOLLE

L'HARMATTAN

Collection « Inter-National» dirigéepar Denis Rolland avec Joëlle Chassin.FrançoiseDekowskiet Marc Le Dorh. Cette collection a pour vocation de présenter les études les plus récentes sur les institutions, les politiques publiques et les forces politiques et culturelles à l'œuvre aujourd'hui. Au croisement des disciplines juridiques, des sciences politiques, des relations internationales, de l'histoire et de l'anthropologie, elle se propose, dans une perspective pluridisciplinaire, d'éclairer les enjeux de la scène mondiale et européenne. Série générale (dernières parutions) : R. Guillot, La chute de Jacques Cœur. Une affaire d'État au xV" siècle. G. Brégain, Syriens et Libanais d'Amérique du Sud (1918-1945). F. Bock, G. Bührer- Thierry, S. Alexandre (textes réunis et établis par), L'échec, objet d'histoire. C. Collin Delavaud, Les J001 routes de la Soie. A. Bergeret-Cassagne, Les bases américaines en France: impacts matériels et culturels, 1950-1967. C. Birebent, Militants de la paix et de la SDN. Les mouvements de soutien à la Société des nations en France et au Royaume-Uni, 1918 -1925.

C. Delbard, Le Père Castor en poche (1980 - 1990), ou comment innover sans trahir? P.-O. Pilard, Jorge Ricardo Masetti. Un révolutionnaire guévarien et guévariste de 1958 à 1964. É. Gavalda, L. Rouvin, La Chine face à la mondialisation. M. Cottias, A. Stella et B. Vincent {dir), Esclavage et dépendances serviles: histoire comparée. D. Rolland, D. Georgakakis, Y. Déloye (dir), Les Républiques en propagande. F. Le Moal, La France et l'Italie dans les Balkans. C. Bernand et A. Stella (coord.), D'esclaves à soldats. Miliciens et soldats d'origine servile. XI1I" - xxI" siècles. Z. Haquani, (entretiens avec S. Brabant, M. Hecker, P. Presset), Une Vie d'Afghanistan. J. de La Barre, Identités multiples en Europe? Le cas des lusodescendants en France. F. Chaubet, La politique culturelle française et la diplomatie de la langue. A.-A. Jeandel, Andrée Viollis : une femme grand reporter. Une écriture de l'événement. 1927-1939. D. Rolland, M. Ridenti, E. Rugai Bastos (coord.), L'Intellectuel, l'État et la Nation. Brésil- Amérique latine - Europe.

SOMMAIRE

Préface

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7

Introduction

.

15

PREMIERE PARTIE AUX ORIGINES DE LA CONTREPARTIE A L'ASSISTANCE: LA RECHERCHE D'UNE REPONSE AU DILEMME DU SORT A RESERVER AUX PAUVRES VALIDES .................................

23

Chapitre 1. Du bas Moyen Age à la fin du XIXe siècle: des réponses qui ne résolvent pas le dilemme ...................................

27

Chapitre 2. De la fin du XIXe siècle à nos jours: de la résolution du dilemme à son retour, ou du dépassement à la renaissance de la contrepartie.....................................................

41

SECONDE PARTIE AUX ORIGINES DE LA CONTREPARTIE A L' ASSISTANCE: LA LUTTE CONTRE LA PRETENDUE DEPENDANCE AL' ASSIST ANCE ..........................................................................

57

Chapitre 1. Le prétexte: le concept de dépendance à l'assistance ....

61

Chapitre 2. La contrepartie: une politique censée responsabiliser les pauvres.........................................................................................

75

Chapitre 3. La contrepartie dans les récentes réformes en France: un instrument au service de l'activation de la protection sociale ......

91

Conclusion

.............................

Table des matières.............................................................................

Il ] 135

TABLE DES SIGLES

AAH AFDC ANPE API ASS ASSEDIC CAE CERC CIE CI-RMA CMU CMUC CNAF CSERC

CWEP DARES DREES INSEE MEDEF OCDE OFCE PARE PPAE

PPE RMA RMI RSA TANF

Allocation aux adultes handicapés Aid to Families with Dependent Children Agence nationale pour l'emploi Allocation de parent isolé Allocation de solidarité spécifique Association pour l'emploi dans l'industrie et le commerce Contrat d'accompagnement dans l'emploi Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale Contrat initiative emploi Contrat insertion - Revenu minimum d'activité Couverture maladie universelle Couverture maladie universelle complémentaire Caisse nationale des allocations familiales Conseil supérieur de l'emploi, des revenus et des coûts California Work Experience Program Direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques Institut national de la statistique et des études économiques Mouvement des entreprises de France Organisation de coopération et de développement économique Observatoire français des conjonctures économiques Plan d'aide au retour à l'emploi Projet personnalisé d'accès à l'emploi Prime pour l'emploi Revenu minimum d'activité Revenu minimum d'insertion Revenu de solidarité active Temporary Assistance for Needy Families

PREFACE Assistance et contrepartie, droits, devoirs et responsabilité individuelle

L'ouvrage d'Aurélien Purière tombe à point. Il s'inscrit dans un débat à l'actualité brûlante, capital pour l'avenir de la protection sociale. La demande de contreparties aux prestations de protection sociale, la volonté de responsabiliser l'ayant droit, sont présentées par certains responsables contemporains comme une novation face à un système de protection sociale dépassé, tourné vers le XIXe siècle. Il s'agirait là d'une démarche d'avenir pour la protection sociale, d'un combat moderniste contre des résistances passéistes: « Il faut bâtir une protection sociale moderne (...). Nous devons

arrêter cette dérive qui consiste à faire de la protection sociale une sorte de substitut du travail, une machine qui pourrait permettre de mener une vie hors travail. La protection sociale ne doit pas se transformer en une assistance généralisée, enjolivée d'une multitude de droits. Oui à la solidarité, mais non à l'assistance! ». Cette manière de voir manque pourtant singulièrement de recul et de références solides, l'ouvrage d'Aurélien Purière nous permet de resituer ce débat dans une durée plus longue que celle de la fin des trente glorieuses. Il nous offre le tableau de la récurrence d'une controverse entre: d'un côté les militants d'une protection sociale conçue comme un ensemble de droits sociaux et de l'autre, les promoteurs d'une protection sociale conçue comme une sorte de «dette sociale ». C'est-à-dire ici, d'une dette vis-à-vis de la société, une société qui doit alors être entendue non pas au sens de l'ensemble de ses citoyens, mais surtout des plus «éminents» 1. Denis Kessler, «Un moment solennel », discours de conclusion, du MEDEF, forum de Strasbourg, mardi 20 novembre 200 I.

vice-président

délégué

d'entre eux. Autrement dit, ceux par qui la protection sociale est censée être financée; un avatar peut-être pas si lointain des « citoyens actifs» de la Constitution de 1791. Il s'agit alors d'une dette autant morale que financière qu'il faut rembourser par divers moyens. Dans cette perspective, si la « société» ne peut se désintéresser de la détresse humaine, elle ne doit ni encourager l'oisiveté, ni favoriser la fuite devant la responsabilité personnelle. L'indispensable assistance se double alors d'une méfiance envers les éventuels profiteurs de la générosité collective. Les fonds dispensés sont alors chichement contrôlés. Il ne s'agit pas a priori de permettre une vie digne, conforme à l'idée contemporaine de l'humanité, que la communauté humaine doit à chacun de ses membres. On sent bien le fondement rigoriste et austère, aussi bien psychologique que religieux, qui anime cette réflexion: l'assistance doit être méritée. Dans le même mouvement, cette approche couvre de visées bien intentionnées une authentique pingrerie. Et comme bien souvent, le jugement portant sur le mérite d'une situation (être dans le besoin), tend à se déplacer vers un jugement sur la personne elle-même!. Seuls doivent alors pouvoir bénéficier de l'assistance ceux qui sont méritants, ceux dont le comportement peut être considéré comme vertueux. Cette controverse traverse les siècles et les pays, et d'une certaine façon, l'opposition à l'assistance sociale collective, aux droits sociaux, n'a jamais totalement désarmé. La caricature complaisamment colportée depuis sa fondation, d'une sécurité sociale machine à déresponsabiliser et à distribuer des arrêts de travail injustifiés, en est une des versions modernes. C'est néanmoins faire bon ménage du caractère assurantiel d'une bonne partie de la protection sociale, et notamment de la fort justement nommée « assurance chômage ». Cet « oubli» n'est pas anodin, il est l'expression d'un point de vue particulier sur les cotisations sociales «patronales ». Ces dernières n'appartiendraient pas vraiment au salaire, au salarié qui en bénéficie. Elles seraient encore « propriété» des employeurs qui seraient donc en droit d'en contrôler l'usage. A l'encontre de cette conception, il est bon de rappeler qu'à l'origine de la sécurité sociale, les représentants des 1. Amartya Sen et Maxime Parodi, «Mérite

et justice », Revue de ['OFCE, 2007/3, n° 102.

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salariés disposaient des deux tiers des sièges dans les conseils d'administration. A rebours donc d'une conception qui voudrait contractualiser la protection sociale!, c'est-à-dire de mettre l'accent sur des devoirs de l'ayant droit, il convient de rappeler que « contractuellement» l'assuré social dispose d'un droit aux prestations pour lesquelles il a cotisé. La nouvelle variante de ce débat ancien doit certes beaucoup à ce que l'on a appelé « la crise de l'Etat providence» et donc à la fin de la croissance rapide des trente glorieuses. Depuis les premiers chocs pétroliers, une crise économique et sociale s'approfondit lentement qui est aussi une crise morale. Si la mise en cause de l'assistance, et à travers elle de la protection sociale, se nourrit de l'appauvrissement des Etats, de la raréfaction - parfois délibérément provoquée - de leurs ressources, elle se nourrit également de cette crise morale. Cette dernière crise n'est pas celle que l'on croit. Il ne s'agit pas tant de la perte de confiance, souvent évoquée, dans le travail et dont il faudrait restaurer la valeur, que d'une crise de confiance dans les potentialités d'un destin collectif, dont Marcel Gauchet 2 souligne certains aspects liés à la démocratie. Cette inquiétude envers l'avenir est alimentée par un chômage de masse qui dure, par les incertitudes complaisamment étalées sur l'avenir des retraites collectives, par les craintes face à la mondialisation, et surtout plus généralement par le sentiment que les sociétés humaines ne maîtrisent plus leur avenir. Cette crise développe la peur et le repli sur soi. Comme l'analyse Jean-Michel Belorgey : « Il n'est pas exclu que cet évident recul de l'adhésion à l'idée de protection sociale à un niveau raisonnablement homogène pour l'ensemble de la population et, plus généralement, ce recul des valeurs de solidarité aient, pour une part, contribué à une demande de sécurité accrue sur un nombre excessif de fronts3 ». Encore faut-il ajouter que ce recul marque surtout comme l'écrivait

1. «Nous proposons des dispositifs de protection sociale qui reposent sur des contrats exprimant des droits et devoirs réciproques, seule approche permettant de maintenir l'esprit de responsabilité de tous et de chacun indispensable à la mise en œuvre des dispositifs de solidarité. » Denis Kessler. « Un moment solennel », op. cit. 2. Marcel Gauchet, La démocratie d'une crise à l'autre, Nantes, Cécile Defaut Ed., 2007. 3. Jean-Michel Belorgey, «Les choix de la protection sociale. L'avenir en question », Informations sociales, Caisse nationale des allocations familiales, 2006/8, n° 136.

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Daniel Cohen que: « les riches font sécessionl ». Ils ne veulent plus contribuer au financement de la solidarité collective. Dans ce contexte, il est courant de chercher des responsables aux difficultés persistantes, les bénéficiaires de l'assistance font partie des victimes toutes désignées. Finalement ce que montre bien l'ouvrage d'Aurélien Purière, c'est que les démarches actuelles s'inspirent de pensées qui prévalaient aux siècles précédents. L'orientation actuelle qui veut associer assistance et contrepartie apparaît alors idéologique au sens propre du terme. C'est-à-dire au sens d'un discours sans rapport avec la réalité des faits. Idéologique elle l'est en effet car les bénéficiaires de l'assistance ne sont pas dans leur énorme majorité des profiteurs du système2, quand bien même certains d'entre eux s'en vanteraient par bravade ou rationalisation a posteriori. Idéologique elle l'est également car, pas plus que par le passé, ce n'est le contrôle des bénéficiaires qui fera baisser la pauvreté. D'une façon générale, c'est en effet une croissance économique partagée qui est le moyen le plus efficace de la faire reculer. Au-delà d'une raison purement financière qui pousse à surveiller l'usage de fonds collectifs nécessairement limités, la démarche actuelle conditionne l'opinion en concentrant l'attention sur d'éventuels profiteurs et sur les « trappes

à

chômage»

ou

à

« inactivité ».

Elle

rend

fondamentalement la société plus violente. Il s'agit certes d'une violence dont la manifestation est plus sociale que physique. Il s'agit pourtant d'une violence, qu'avec les arguments les plus vertueux et la meilleure considération, les membres prospères de la société font peser sur ses membres les plus démunis. Le redressement moral des pauvres, profiteurs en puissance, n'est jamais très loin, alors même que la compassion peut devenir un marché profitable pour des organisations avisées. La violence faite à certains de ses membres démunis est le reflet d'une montée de la contrainte contre les «délinquants» de toute sorte, qu'il s'agisse de délinquants au sens traditionnel 1. Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Paris, Editions du Seuil, 2006, p.89. 2. Mireille Elbaum, «Protection sociale et solidarité en France. Evolutions et questions d'avenir », Revue de l'OFCE, 2007/3, n° 102.

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(criminels...), ou de délinquants d'un type nouveaux (conducteurs automobiles.. .). Cette montée de la répression pourrait tout aussi

bien, comme l'avait montré Van Parijs l, se retourner contre la société dans son ensemble,tant il est vrai que des « délinquants» à qui l'ont retire considération, espoir et pardon sont enclins à pratiquer un comportement encore plus brutal, fort justement appelé un comportement de désespéré. Contre cette orientation, c'est, dans Les Misérables, Monseigneur Bienvenu donnant ses chandeliers d'argent à Jean Valjean qui vient pourtant de le voler, qui devient hypermoderne. Certes le XIXe siècle apparaît bien lointain, et il ne s'agit pas de plaquer sur la réalité actuelle les conditions de vie qui prévalaient à l'époque de la révolution industrielle. De ce point de vue, il ne faut pas confondre les discours actuels avec les mesures effectivement prises, car si la chasse aux «profiteurs sociaux» de tout poil peut sembler ouverte dans les discours, la pratique en reste encore assez mesurée. Preuve en est par exemple qu'encore récemment l'application du Plan d'aide au retour à l'emploi (PARE), qui prévoyait des sanctions contre les chômeurs refusant certains emplois, s'est heurtée à de fortes résistances y compris judiciaires, ou encore que le CI-RMA ne fait pas le plein de son potentiel. Il faut pourtant considérer que le discours en question ne pourra rester longtemps sans mise en œuvre réelle, faute d'apparaître comme un boniment. Les modifications de l'assurance chômage en 2008, évoquées par Aurélien Purière, devront donc être appréciées à cette aune. L'ouvrage montre également que les propos tenus en France retrouvent et s'inspirent de propos équivalents tenus dans d'autres pays européens. Déjà aux siècles passés il y avait une certaine Europe du contrôle des bénéficiaires des prestations. Le contrôle actuel qui utilise le langage de «l'activation» des prestations sociales est encouragé par les institutions européennes. Il tient une bonne place dans la stratégie de Lisbonne. Nombreux sont ceux qui, du reste, ont pu souligner que dans le projet de Traité Constitutionnel de 2005 la «Charte Sociale» était dans les domaines des droits 1. Philippe Van Parijs, Le modèle économique

et ses rivaux, Droz, 1990.

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sociaux en retrait sur le niveau atteint dans de nombreux pays. Ainsi, très symboliquement,loin de garantir le « droit au travail », elle se contentait de garantir le « droit de travailler ». Ce droit, dont l'étonnante parenté avec les objectifs du MEDEF1 n'est peut-être pas due uniquement aux imprécisions de vocabulaire résultant des négociations entre plusieurs dizaines de pays, a peu de chance de se trouver bafoué. Au niveau européen les droits sociaux sont certes du domaine de la subsidiarité. Il reste toutefois, comme le rappelle Jean-Michel Belorgey 2, que l'Union européenne n'a jamais souhaité sérieusement s'en préoccuper. Il n'en demeure pas moins que la bonne compréhension du contrôle parfois pratiqué en Europe, et que l'on tend à vanter bruyamment en France, gagnerait à être améliorée par une étude sérieuse des réalités des pays concernés. Ainsi a-t-on pu entendre qu'il fallait obliger les chômeurs à occuper un poste au bout d'un an de chômage, comme en ont le projet les Pays-Bas. Encore fautil souligner que la mesure est, là-bas, justifiée par un risque de pénurie de main-d'œuvre. La brutalité de l'intention, sinon du propos, ne reste pas moins significative de la grossièreté d'une époque qui semble vouloir donner raison au titre d'un livre publié

en 2000 par Laurent Cordonnier: «Pas de pitié pour les gueux3» ! Pour revenir à l'ouvrage d'Aurélien Purière, son intérêt est d'autant plus grand qu'il permet à chacun de se réapproprier des aspects importants de l' histoire de la construction de la protection sociale. La tendance à réduire l'étendue de la protection sociale profite de la méconnaissance que les citoyens et salariés ont de leur système de solidarité sociale. Progressivement, certains droits issus d'un système d'assurance sont transformés en devoirs appuyés sur un système d'assistance. Le glissement progressif du fonctionnement de l'assurance chômage est illustratif. Ce mouvement, loin d'être porteur de modernité, n'est somme toute qu'un retour à une conception rustique de la protection sociale.

1. « Nous souhaitons que les Français bénéficient d'une protection sociale qui permette d'abord l'accès au travail », Denis Kessler, « Un moment solennel », op. cit. 2. Jean-Michel Belorgey, « Les choix de la protection sociale. L'avenir en question », op. cit. 3. Laurent Cordonnier, Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, Paris, Raisons d'Agir, 2000.

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Lire l'ouvrage d'Aurélien Purière est donc un acte salutaire et même peut-on dire une nécessité sanitaire, c'est-à-dire de santé publique! La réappropriation par les citoyens des principes et débats qui ont conduit à la protection sociale collective que nous connaissons est en effet, non seulement d'utilité civique, mais surtout une manière d'améliorer la santé morale collective.

Damien Broussolle, Maître de conférences à l'Institut d'Etudes Politiques de Strasbourg

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INTRODUCTION

«Pas de minimum social sans contrepartie apportée à la société» était l'un des six engagements signés avec solennité par Nicolas Sarkozy le 8 mars 2007, à la fm de l'émission politique A vous de juger diffusée sur France 2. Dans sa profession de foi pour le premier tour de l'élection présidentielle, le même candidat

précisait que « les titulairesd'un minimum social devront avoir une activité d'intérêt général ». Plus d'un an après son élection à la présidence de la République, Nicolas Sarkozy n'a pas lancé de réforme reprenant cette proposition. Il est de toute façon peu probable que cette promesse électorale soit tenue lorsque l'on sait que parmi les minima sociaux I se trouve l'Allocation aux adultes handicapés (AAR). Il serait en effet difficilement concevable d'exiger des personnes handicapées une quelconque contrepartie en échange de leur allocation sans heurter les consciences. Toutefois, si cet engagement restera peut-être lettre morte, l'idée de contrepartie à l'assistance n'a pas pour autant disparu: le Revenu de solidarité active (RSA), dont l'entrée en vigueur est fixée au 1erjuin 2009, sera, pour la plupart de ses bénéficiaires, conditionné à une recherche d'emploi2. Bien que Nicolas Sarkozy s'en soit fait le champion, la rhétorique consistant à condamner la société de l'assistanat n'était pas l'apanage de ce seul candidat lors de la campagne présidentielle. Ségolène Royal prononçait souvent des discours à la même tonalité. Si la candidate du Parti socialiste n'exigeait pas des bénéficiaires de minima sociaux qu'ils accomplissent une contrepartie en échange de leur allocation, elle prônait bien

I. Les minima sociaux forment un ensemble hétéroclite de prestations teIles que le Revenu minimum d'insertion (RMI), l'Allocation aux adultes handicapés (AAH), l'Allocation de parents isolés (APl), l'Allocation de solidarité spécifique (ASS) ou encore le minimum vieillesse. 2. Loi du 1"' décembre 2008 généralisant le Revenu de solidarité active et réformant les politiques d'insertion. Voir pp. 95-100 et 107-109.

1 ». A titre l'avènement d'une «société du donnant-donnant d'exemple, l'une de ses propositions était d'accorder aux jeunes étudiants ou chômeurs une allocation d'autonomie sous condition de ressources, en contrepartie d'une participation au soutien scolaire d'élèves en difficulté. Finalement, les deux candidats du second tour de l'élection présidentielle insistèrent, dans leurs discours respectifs, sur l'idée qu'à chaque droit reconnu au citoyen devait correspondre, en contrepartie, un devoir envers la société. Durant la campagne, certains médias relayèrent ce débat en lui accordant une place de premier choix: en février 2007, par exemple, le magazine Marianne consacrait un dossier de dix pages aux « pièges de l'assistanat» et en avril Le Point faisait sa une sur

la «France assistée» en précisant qu'il tenait là le « grand enjeu de l'élection ».

Couvertures du Point n01804 du jeudi 12 avril2007 et de Marianne n0513 du 17 février 20072

I. «La société que je vous propose, c'est une société du donnant-donnant, où chacun aura le sentiment que ce qui est donné par la responsabilité publique à ceux qui en ont le plus besoin s'accompagne en retour d'un effort de la part de ceux qui reçoivent », Ségolène Royal, jeudi 29 mars à Limoges, citée in « Ségolène Royal vante la dignité du travail et propose une société du donnant-donnant », Lemonde.fr avec AFP et Reuters, 30 mars 2007. 2. Avec l'aimable autorisation des magazines Le Point et Marianne.

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Au-delà de sa récurrence dans les débats qui ont animé cette campagne électorale, la contrepartie est, depuis les années 1980, au cœur des réformes de l'assistance sociale, d'abord aux Etats-Unis, puis en Europe. Par assistance sociale, nous entendrons l'ensemble des prestations sociales versées aux individus qui se trouvent dans le besoin, sans qu'ils aient au préalable versé de cotisations, et dont le financement est assuré par l'Etat ou une collectivité locale. L'assistance sociale ainsi définie recouvre plusieurs catégories juridiques. Une première catégorie, l'aide sociale, regroupe certaines prestations d'assistance que la collectivité publique a l'obligation légale d'attribuer à ses habitants. Son caractère obligatoire la différencie d'une seconde catégorie, l'action sociale, pour laquelle la collectivité conserve une latitude d'action dans le choix ou dans le contenu des prestations. D'autres prestations relèvent également de l'assistance: ainsi en est-il du Revenu minimum d'insertion (RMI), dispositif auquel nous consacrerons de longs développements, comme de certaines allocations juridiquement rattachées à la Sécurité sociale!. La notion ancienne d'assistance sociale présente donc l'avantage de saisir une réalité qui dépasse les concepts juridiques. C'est à cette notion que s'applique l'idée d'exiger une activité en contrepartie du bénéfice d'une prestation. Le cas français sera notre fil conducteur, mais des exemples étrangers seront également évoqués lorsqu'ils seront indispensables pour comprendre les changements affectant l'assistance sociale. La conception de l'assistance sociale fait aujourd'hui l'objet d'une profonde transformation. Trois termes sont employés pour décrire ces changements: le worlifare, l'activation et la contrepartie. Définissons successivement ces trois notions. Contraction de work et welfare, le worlifare signifie, selon la définition donnée par Jean-Michel Belorgey que « l'aide (welfare) n'est versée qu'à condition que la personne travaille (work) ou se rapproche suffisamment du travail2 ». Lorsque la contrepartie se 1. Il s'agit de l'Allocation de parent isolé (API) et l'Allocation aux adultes handicapés (AAH), prestations versées sous condition de ressources, sans versement préalable de cotisations, et dont l'Etat compense la charge auprès de la Sécurité sociale. 2. Jean-Michel Belorgey, Minima sociaux, revenus d'activité, précarité, rapport du Commissariat général du plan, mai 2000, p. 100.

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traduit par une obligation de travailler, on parle de workfare « pur 1 ». Elle peut néanmoins se limiter à une obligation de formation ou de recherche d'emploi. A cette distinction sur la nature des obligations exigées, s'ajoute une différenciation concernant la rigueur avec laquelle la contrepartie est imposée. Certains spécialistes du workfare distinguent ainsi une version « dure» du workfare dans laquelle la contrepartie est obligatoire, d'une version «douce» dans laquelle la contrepartie n'est pas obligatoire. Le Temporary Assistance for Needy Families (TANF) qui résulte de la réforme de l'assistance sociale américaine de 1996, et toujours en vigueur aux Etats-Unis, relève clairement de la version dure alors que le Revenu minimum d'activité (RMA), instauré en France en 2004, relève davantage de la version douce. L'activation de la protection sociale renvoie quant à elle à un éventail de mesures plus large que la seule contrepartie. Le présupposé selon lequel certaines dépenses sociales sont passives est établi par l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et l'Union européenne, au début des années 1990. Le sociologue Jean-Claude Barbier définit l'activation de la protection sociale comme «un processus, une tendance de restructuration qui parcourt l'ensemble des systèmes de protection sociale, en renforçant (ou parfois en introduisant) un lien privilégié entre accès à la protection sociale et activité professionnelle2 ». C'est parce qu'elles sont jugées passives que les prestations d'assistance et d'assurance chômage sont visées par la contrepartie. Outre cette contrepartie, l'activation désigne les politiques qui, pour inciter au retour à l'emploi, cherchent à rendre le travail plus rémunérateur. A cet objectif, contribuent la Prime pour l'emploi et le Revenu de solidarité active (RSA). Quant au terme de contrepartie proprement dit, on le retrouve dans l'essentiel de la littérature économique, sociologique et juridique pour désigner les bouleversements qui affectent l'assistance sociale depuis les années 1980. Le dictionnaire Littré 1. Sylvie Morel. Les logiques de la réciprocité. Les transformations de le relation d'assistance aux Etats-Unis et en France. Paris. Presses Universitaires de France, 2000, pp. 19-20. 2. Jean-Claude Barbier, Analyse comparative de l'activation de la protection sociale en France, Grande-Bretagne, Allemagne et Danemark, dans le cadre des lignes directrices de la stratégie européenne pour l'emploi, Centre d'Etudes de l'Emploi, rapport de recherche pour la DARES, janvier 2006, p. 7.

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définit la contrepartie comme «ce qui équilibre ou dédommagel ». Ces deux éléments, rééquilibrage et dédommagement, s'appliquent parfaitement aux politiques étudiées ici. En effet, la contrepartie est souvent présentée comme une source de rééquilibrage en terme de droits et devoirs au profit de l'instance dispensatrice de l'aide qui, en plus de son devoir de verser l'aide, dispose désormais du droit d'exiger une contrepartie. Quant au dédommagement, il est sousjacent au workfare « pur » ; la contrepartie à l'assistance est alors un travail souvent considéré comme une manière de rembourser l'allocation à la société. Le terme de contrepartie présente par ailleurs l'avantage de ne pas se limiter aux politiques menées ces quarante dernières années. Il renvoie à un débat fort ancien. Aussi loin que l'on remonte dans le temps 2, les dispositifs d'assistance publique semblent avoir induit une certaine catégorisation des pauvres. Seuls les «bons» pauvres ont vocation à recevoir l'assistance. Pour distinguer ces derniers des « mauvais» pauvres, deux critères discriminants pour l'accès aux secours sont adoptés: le critère de l'incapacité à travailler et celui du mérite. Lorsque les premiers dispositifs d'assistance publique se mettent en place au Moyen Age, il n'est pas concevable de fournir un quelconque secours aux «pauvres valides », qualifiés ainsi parce qu'ils sont capables de travailler. A travers l'histoire, la maladie, l'infirmité mais aussi l'âge seront régulièrement utilisés comme critère permettant de déceler l'incapacité à travailler. Lorsqu'au cours de l'histoire, la société, faisant preuve de plus de générosité envers ses pauvres, remet en cause le critère de l'invalidité, un second critère discriminant, celui du mérite, n'est jamais très loin. La contrepartie joue alors pleinement son rôle: en accomplissant une contrepartie en échange de l'assistance qui leur I. Le nouveau Littré, Paris, Gamier, 2007. 2. Si des dispositifs d'assistance apparaissent dès l'Antiquité, c'est à partir des XWet XIIIe siècles que s'esquisse un système organisé d'assistance publique, à travers le rôle croissant joué par les municipalités dans ce domaine. Puis, à partir du XVIe siècle, le processus de sécularisation prend de l'ampleur avec, outre les secours communaux, une intervention désormais grandissante du pouvoir royal. Voir notamment Robert Castel, Le.ç métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995, pp. 33-71 ; Michel Borgetto et Robert Lafore, Droit de l'aide et de l'action sociales, 6e édition, Paris, Montchrestien,

2006, pp. 12-14.

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est accordée, les pauvres valides démontrent qu'ils méritent l' assistance. La transition entre le critère d'invalidité et celui du mérite n'est pas toujours immédiate. Le critère de l'incapacité à travailler est par exemple abandonné en Angleterre en 1795 avec la reconnaissance d'un droit à un revenu minimal pour tous les pauvres. Ce n'est qu'en 1834 qu'interviendra le critère du mérite, lorsque ce même droit sera couplé à l'obligation de vivre au sein de maisons de travail obligatoire, les célèbres workhouses. Par ailleurs, le critère du mérite n'est pas toujours appliqué avec la même rigueur, selon les pays et les époques. Si les conditions de vie draconiennes et les travaux imposés aux bénéficiaires du droit à l'assistance au sein des workhouses traduisent certainement la forme la plus aboutie du critère du mérite, le Revenu minimum d'insertion (RMI) introduit en France ce critère sous une forme extrêmement réduite. Lorsque le RMI met fin, pour la première fois en France, au critère de l'incapacité à travailler, il introduit la nécessité pour en bénéficier de signer un contrat dans lequel les allocataires s'engagent à faire des efforts d'insertion. La contrepartie relève ici essentiellement d'un engagement moral.

Le présent ouvrage s'attache à identifier et analyser les logiques qui ont conduit à imposer la politique de contrepartie à l'assistance sociale comme nécessaire et légitime. Deux raisons principales se dégagent. Chacune fera l'objet d'une partie de ce livre. La première partie sera consacrée à montrer que l'assistance sociale accordée en échange d'une contrepartie est la réponse actuelle des pouvoirs publics à un dilemme qui s'est posé à la société depuis le XIV" siècle. Ce dilemme est celui du sort à réserver aux pauvres valides. L'octroi d'une assistance conditionnée à une contrepartie ne s'est imposé comme la réponse de prédilection au dilemme qu'à partir du moment où d'autres types de réponses ont été écartés. Une fois ce processus historique retracé, nous nous attacherons, dans une seconde partie, à analyser les théories qui justifient l'instauration d'une contrepartie à l'assistance. Selon les promoteurs de la contrepartie, les pauvres, lorsqu'ils bénéficient

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d'une assistance publique, risquent de développer une forme de dépendance vis-à-vis des secours qui leur sont prodigués. Lier étroitement le bénéfice de l'assistance à une contrepartie pourrait alors les responsabiliser et participerait plus généralement à l'activation de la protection sociale.

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Première partie AUX ORIGINES DE LA CONTREPARTIE AL' ASSISTANCE: LA RECHERCHE D'UNE REPONSE AU DILEMME DU SORT A RESERVER AUX PAUVRES VALIDES

La contrepartie à l'assistance qui recueille aujourd'hui les faveurs de nos dirigeants est une forme de réponse à un dilemme vieux de sept siècles. Depuis le XIV siècle et l'ébranlement de la société féodale, une part croissante de la population se compose d'individus qui sont capables de travailler, mais qui ne peuvent effectivement travailler. Tel est le sort commun au paysan privé de ses terres durant le Moyen Age et à la figure contemporaine du chômeur de longue durée. Privées de ressources, ces personnes constituent ce que l'on nommera dans la suite de notre exposé les pauvres valides, en opposition aux pauvres invalides à qui la société a le plus souvent aménagé une assistance. Jusqu'à la fm du XIXe siècle, pour faire face au dilemme posé par l'indigence valide, les autorités des pays européens ont recours à la répression ou aménagent des dispositifs liant l'assistance au travail (chapitre 1). Une résolution du dilemme se dessine, à partir du début du XXe siècle, avec le développement d'assurances sociales basées sur le salaire. La question de la contrepartie à l'assistance se trouve, de fait, dépassée. Mais la solution est délaissée, à la fm des années 1980, au profit d'une allocation d'assistance accordée à tous les pauvres. L'allocation ne sera jamais donnée sans quelques réserves; en fait, avec le retour de l'assistance, c'est la contrepartie qui réapparaît (chapitre 2).

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Chapitre 1 Du bas Moyen Age à la fin du XIXe siècle: des réponses qui ne résolvent pas le dilemme

Si aucune assistance ne peut leur être accordée du fait de leur capacité à travailler, quel sort réserver aux pauvres valides? Bien qu'à travers l'histoire cette question soit déjà apparue, elle se pose avec une nouvelle acuité à partir des XIve et xve siècles, les deux derniers siècles du Moyen Age appelés aussi bas Moyen Age. En effet, à cette époque, grandit, au sein de la société, une population de surnuméraires, individus qui, tout en ayant la capacité de travailler, se trouvent dans l'impossibilité de s'inscrire dans les rapports dominants de travail. Face à ce phénomène qui prend de l'ampleur, les autorités privilégient dans un premier temps les mesures répressives. A partir de la fin du XVIIIe siècle, la répression n'est plus la réponse exclusive: les pouvoirs publics imaginent de nouveaux dispositifs liant l'assistance au travail, dispositifs dont fait partie la contrepartie à l'assistance.

1. Aux origines de la question de l'aide à apporter aux pauvres valides: l'apparition de surnuméraires La question du traitement des pauvres valides se renouvelle au milieu du XIV siècle avec l'exclusion d'un nombre croissant d'individus hors des rapports dominants de travail. De nombreux auteurs les qualifient de surnuméraires, de Karl Marx dans le Capital] à Serge Ebersold 2 en passant par Robert Castel 3 . Ce dernier, qui utilise également le terme plus spécifique de « désaffilié », les définit comme des individus n'ayant« aucune place assignée dans la structure sociale et dans son système de distribution des positions reconnues, pas même celle qui fait des indigents secourus une clientèle intégrée4 ». Les premiers surnuméraires sont les paysans déracinés de la société féodale finissante. Les surnuméraires demeurent sous l'ère du capitalisme industriel à travers 1'« armée de réserve industrielle5 ». Les premiers surnuméraires ou les paysans déracinés L'avènement des premiers surnuméraires est lié aux bouleversements que connaît la société féodale au milieu du XIV siècle. Ces changements donnent naissance à une pauvreté d'une ampleur sans précédent dans l'histoire de l'Europe moderne. De nombreux paysans ne peuvent plus vivre de leurs terres parce qu'ils en ont été expropriés par de grands propriétaires fonciers ou bien parce que la surface de terre qui leur reste est trop réduite pour leur permettre de subvenir à leurs besoins. Ce double phénomène d'expropriation et de concentration des terres, amorcé au XIV siècle, s'amplifie à la fm du XV et au début du XVIe siècle. Il implique une séparation des masses productrices d'avec les moyens de production, acte fondateur du système de production

1. Karl Marx. le Capital, livre l, in Œuvres J, Paris. Gallimard. La Pléiade, 1963, p, 974, p. 1146 et p. 1160. 2. Serge Ebersold, La naissance de l'inemployable ou l'insertion aux risques de l'exclusion, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 189. 3. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 72. 4. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 72. 5. Karl Marx, le Capital, livre l, Septième section, chap. XXV, op. cit., p. 1148.

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capitaliste, dans le sens où est rendue possible une accumulation primitive de capital, ce« péché originel! »pour Marx. En raison des transformations du système agraire, un nombre croissant de paysans est contraint d'émigrer vers les villes. Mais les centres urbains ne parviennent pas à s'adapter à l'afflux des nouveaux venus. Les paysans déracinés constituent en effet une main-d'œuvre dont la qualification ne correspond pas à la demande. Et surtout, la croissance de leur nombre est trop rapide pour être absorbée par les industries naissantes2. Ainsi, au sein des villes, voit le jour une population formée d'anciens paysans qui ne disposent pour vivre que de leur force de travail et qui se trouvent privés de la protection que leur offrait le milieu rural. Ces surnumérairessont en fait les premiers prolétaires, des « prolétaires sans feu ni lieu3 »comme l'écrit Marx. Les surnuméraires de l' «armée de réserve4» du capitalisme industriel Sous l'ère du capitalisme industriel, l'existence de surnuméraires est la conséquence de l'accumulation du capital et du progrès technique. Notamment parce qu'un individu met en œuvre un nombre croissant de machines, des travailleurs sont continuellement exclus du secteur productif. La présence de ces surnuméraires est aussi une nécessité pour le développement du capitalisme en ce qu'elle permet une adaptation aux besoins variables en main-d' œuvre. Pour Marx, ces travailleurs forment une « surpopulation relative» ou 1'« armée de réserve industrielle» du capitalisme5. De plus, à partir de la fin du XVnF siècle, les relations de travail sont bouleversées par l'affirmation du principe du libre accès au travail. A l'organisation traditionnelle des métiers caractéristique de la société féodale succède la technique contractuelle. Si elle libère les surnuméraires des contraintes corporatistes, cette nouvelle technique ne les protège pas pour 1. 2. 3. p. 4. 5.

Karl Karl Karl 1170 Karl Karl

Marx, le Capital, livre I, Marx, le Capital, livre I, Marx, le Capital, livre et p. 1173. Marx, le Capital. livre I, Marx, le Capital. livre I,

Huitième section, chap. XXVI, op. cit., p. 1167. Huitième section, chap. XXVIII, op. cit., p. 1192. I, Huitième section, chap. XXVI et chap. XXVII, op. cit., Septième Septième

section, chap. XXV, op. cit., p. 1148. section, chap. XXV, op. cit., p. 1141 et suivantes.

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autant, pire elle les fragilise par la négation de toute appartenance collectivel. L'existence de surnuméraires au sein de la société, sous l'ère féodale finis sante comme sous l'ère du capitalisme industriel, pose un dilemme aux autorités. Une question reste sans réponse: quel sort réserver aux individus qui n'ont pas de travail et qui, parce qu'ils sont valides, n'ont pas accès à l'assistance? Face à ce dilemme, la réaction du pouvoir prend d'abord la forme de la répression. 2. Le premier répression

traitement

réservé aux pauvres

valides:

la

Au Moyen Age, deux attitudes envers la pauvreté coexistent. La première peut être qualifiée de bienveillante. En effet, l'état de pauvreté est à la fois une vertu pour le pauvre qui accepte son sort avec résignation et une source de salut pour le riche qui s'adonne aux œuvres de miséricorde. Cependant, une seconde attitude consiste à voir dans les pauvres une source de danger pour la société et pour l'ordre public en particulier2. C'est sur cette dernière représentation que s'appuient les politiques répressives qui s'abattent sur les surnuméraires à partir du XIV siècle, dans la plupart des pays de l'Europe de l'ouest. Marx évoque dans le Capital une «législation sanguinaire 3 ». Jusqu'à la fin du XVIœ siècle, la répression constituera la réponse exclusive des autorités au dilemme de l'indigence valide. Une politique répressive aux formes multiples L'une des premières mesures prises par les autorités est le renvoi des pauvres valides au lieu de leur naissance, méthode particulièrement inefficace car elle ne fait qu'éluder la question du sort à réserver à ces individus. La réponse du pouvoir prend 1. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 32 et p. 465. 2. Jean-Pierre Gutton, La Société et les pauvres. L'exemple de la généralité de Lyon 15341789, Paris, Les Belles Lettres, 1971, pp. 215-217. Selon Jean-Pierre Gutton, c'est à partir du XIW siècle que s'affirme la seconde attitude. 3. Karl Marx, le Capital, livre t, Huitième section, chap. XVIII, op. cit., p. 1192.

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également la forme d'une interdiction de la mendicité publique pour les pauvres valides. En France, en 1351, une ordonnance de Jean II le Bon dispose que: « Ceux qui voudront y donner l'aumône n'en donnent à nul gens sain de corps et de membre qui puisse besogne faire dont ils puissent gagner leur vie, mais les donnent à gens contrefaiz, aveugles, impotents et autres misérables personnes!. »

La répression est alors susceptible d'atteindre les mendiants comme leurs bienfaiteurs. Le Parlement de Paris prévoit, par exemple, en 1535, une amende pour toute personne qui accorderait une aumône aux mendiants dans la rue et dans les Eglises2. Pour réprimer les vagabonds et autres mendiants, le pouvoir a recours à la peine de l'exposition publique, à divers châtiments corporels, mais aussi à la solution radicale de la condamnation à mort pour fait de mendicitë. Cette sévérité traduit surtout une fuite en avant des autorités, impuissantes face à un phénomène qui prend de l'ampleur. Devant le grand nombre d'individus, l'exécution est inopérante. Dans la cruauté, l'Angleterre est l'un des pays qui semble avoir été le plus loin avec le rétablissement d'une forme d'esclavage pour les vagabonds. Dans la période, certes réduite, qui va de 1547 à 1550, toute personne est autorisée à conduire un vagabond devant la justice pour que soit marquée sur son front la lettre V à l'aide de l'acier brûlant. Le vagabond devient alors, pour une période de deux ans, l'esclave de la personne l'ayant arrêté4. L'esclavage constitue en fait la forme extrême d'une peine très répandue: le travail forcé. Comme l'écrit Jean-Pierre Gutton, «c'est notamment un spectacle assez courant dans la France du xvr siècle que de voir des vagabonds, enchaînés deux à deux, travailler aux murailles d'une ville5 ».

1. «Ordonnance concernant la police du Royaume» in Jourdan, Decrouzy, Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, Paris, 28 vol., 18, 1. IV, p. 577 in Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 68. 2. Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié. L'Europe et ses pauvres du Moyen Age à nos jours, Paris, Gallimard, 1987, pp. 192-193. 3. Voir Léon Lallemand, Histoire de la charité, tome quatrième, première partie, livre II, Librairie Alphonse Picard et Fils, Paris, 1910, pp. 175-181 et pp. 195-198. 4. Cité in Arthur Valentine Judges (éd.), The Elizabethan Underworld, Londres, 1965 in Robert Castel, Les métamorpho.çes de la question sociale, op. cit., p. 97. 5. Jean-Pierre Guiton, La société et les pauvres en Europe, XVI'-XVlII' siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1974, p. 106.

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Une autre politique répressive connaît un grand succès en Europe à partir de la fin du xvr siècle: il s'agit de l'enfermement des pauvres. Avant qu'elle ne devienne, au tournant du XVlue et du XIXe siècle, « la peine par excellence! » de notre système pénal, la privation de liberté est une forme de réponse des autorités au dilemme de l'indigence valide. En enfermant les pauvres, les autorités cherchent à les séparer de la société2, l'objectif affiché étant de réduire les risques de troubles à l'ordre public ou de contagion. Enfermer les pauvres permet aussi de les mettre au travail. Dans l'Europe du XVlre siècle, s'érigent des établissements chargés d'inculquer l'éthique du travail. Puisque les maisons de travail apparaissent d'abord dans des pays à prédominance protestante, la morale protestante est souvent présentée comme un facteur déterminant dans l'avènement de ce type de politique. Bronislaw Geremek relativise ce lien. Pour l'historien polonais ce constat tient surtout au fait que ces établissements naissent d'abord dans les pays les plus avancés sur le plan économique, qui se trouvent correspon dre, a" cette epoque, aux pays protes t ants..3 Dans l'optique d'une rééducation, le travail exigé peut tout à fait être inutile pour la société. Par exemple, il fut rapporté que les pauvres d'Amsterdam pouvaient être retenus dans un cachot progressivement empli d'eau. Le prisonnier, craignant alors de mourir noyé, pompait inlassablement l'eau du cachot. Les pauvres valides devaient ainsi s' habituer à l'effort et comprendre que le travail était nécessaire à leur survie4. Toutefois, le travail effectué par les pauvres est le plus souvent un travail utile: l'idée de mettre les pauvres au travail pour accroître les richesses de l'Etat se développe plus particulièrement au xvue siècle, en parallèle avec l'influence de la doctrine du mercantilisme. En France, depuis 1656, les indigents valides sont susceptibles d'être enfermés dans des Hôpitaux généraux au sein desquels ils sont mis au travail. Les dépôts de mendicité, créés en 1764,

1. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975 (impr. 1993), pp. 267 -268. 2. Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres en Europe, op. cit., p. 122. 3. Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié, op. cit., p. 279. 4. Léon Lallemand, Histoire de la charité, tome quatrième, première partie, livre II, chap. VIII, op. cit., pp. 237-238.

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fonctionneront selon la même logique!. En Angleterre, se constitue à la fin du XVIIe siècle un véritable réseau de maisons de travail obligatoire appelées workhouses. Dans la première moitié du XVIII" siècle, le nombre de maisons de ce type s'élève à deux cents dans ce pays2. Une politique qui porte en elle son propre échec Les mesures répressives ne sont jamais parvenues à éradiquer les vagabonds et autres mendiants valides. La première raison de cet échec est à chercher dans leur manque de fondement initial: face au phénomène de pauvreté valide qui prend de l'ampleur, la répression est la première réponse des autorités, à défaut de solution. La répression vise officiellement les vagabonds et les mendiants dits «de profession », cependant, dans les faits, elle touche tous les surnuméraires. R. Castel 3 restitue la réalité sociologique de la population présente dans un dépôt de mendicité à la veille de la Révolution en montrant que ces individus seraient, pour nombre d'entre eux, qualifiés aujourd'hui de chômeurs sousqualifiés à la recherche d'un emploi. L'objet même de la répression est donc faussé. Les politiques répressives se répéteront pourtant à travers l'histoire. Leur permanence s'explique par le fait qu'elles poursuivent un objectif de dissuasion: la répression doit servir d'exemple. A ce propos, une lettre d'un contrôleur général, expliquant comment appliquer une ordonnance de 1764 va jusqu'à inviter les maréchaussées à arrêter les invalides qui mendient pour mieux en dissuader les valides: «Il faut que les maréchaussées arrêtent peu de vagabonds et de mendiants à la fois, peut-être même leurs démarches doiventelles être plutôt dirigées sur les mendiants invalides que sur les valides, parce que les premiers n'ayant pas la ressource de pouvoir

1. La principale nouveauté des dépôts de mendicité réside dans le fait qu'ils ne dépendent des autorités hospitalières ni même des autorités judiciaires mais des intendants du roi. 2. Bronislaw Geremek, w potence ou la pitié, op. cil., p. 277. 3. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 98.

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ni

travailler, il est plus difficile de les empêcher de mendier et que les mendiants valides (...) seront bien plus effrayés et se détermineront d'autant plus tôt à prendre une professionl. »

A partir de la fin du XVIue siècle, la répression ne constitue plus la réponse exclusive à la pauvreté valide. Elle subsiste néanmoins dans son rôle dissuasif. La menace d'une répression doit alors conduire les pauvres à adhérer aux nouveaux dispositifs d'assistance que les autorités mettent en place et qui sont loin d'être attractifs. Ces nouveaux dispositifs lient l'assistance au travail. 3. Une nouvelle réponse travail

au dilemme:

lier l'assistance

au

A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la répression comme réponse exclusive au dilemme posé par l'indigence valide devient intenable, tant pour des raisons d'efficacité que pour des raisons philosophiques. Le regard sur la pauvreté change sous l'influence du mouvement philanthropique. Le pauvre ne représente plus seulement une menace pour la société; il acquiert une humanité, et à ce titre, la collectivité se doit de lui venir en aide. Les autorités imaginent alors des dispositifs particuliers qui permettent de délivrer une assistance aux pauvres, tout en maintenant une catégorisation entre valides et invalides. Au cœur de ces dispositifs se trouve l'idée de lier étroitement l'assistance au travail. Une assistance par le travail pour les pauvres valides Comme le rapporte B. Geremek, une inscription à l'entrée d'une maison de travail obligatoire à Hambourg indiquait «avec le travail je suis nourri, avec le travail, je suis puni 2 ». Ainsi, le travail, même forcé, pouvait être considéré par certains comme apportant un secours aux indigents. Toutefois, l'objectif visé par I. Cité in Christian Paultre, De la répression de la mendicité et du vagabondage en France sous l'Ancien Régime, Paris, 1906, p. 397 in Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 106. 2. Bronislaw Geremek, La potence ou la pitié, op. cit., p. 274.

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les travaux forcés était clairement de punir le pauvre valide, voire de constituer une main-d'œuvre bon marché pour l'Etat, et en aucun cas d'assister. Pour lever toute ambiguïté concernant la distinction entre les travaux forcés qui s'inscrivent dans la logique répressive décrite jusqu'ici et l'assistance par le travail que nous allons analyser, Christophe Guitton emploie l'expression « assistance par le travail libre' ». Dès le xvr siècle, dans l'ouvrage De subventione pauperum (De l'assistance aux pauvres), premier traité systématique concernant l'assistance publique, le philosophe espagnol Juan Luis Vivès préconise la mise en place d'ateliers publics pour donner du travail aux indigents 2. Dans les faits, l'assistance par le travail apparaît, en France, à la fin du XVIIIe siècle. L'année 1775 est considérée comme une année de rupture entre une mise au travail purement répressive et une mise au travail qu'il convient d'appeler assistance 3. C'est en 1775, en effet, que Turgot généralise les ateliers de charité à l'ensemble des pays d'élection 4. Sous la Révolution, le principe de ces ateliers est conservé mais les «ateliers de charité» sont désormais nommés «ateliers de secours ». Avec la disparition du terme charité, ce «mot infâme selon V0ltaire5 », la laïcisation des dispositifs d'assistance amorcée à la Renaissance atteint le vocabulaire. C'est sous la Révolution de 1789 que le problème de la pauvreté fut, pour la première fois dans l'histoire de France, abordé sous l'angle du droit. Mis en place en 1790 par l'Assemblée nationale constituante, le Comité pour l'extinction de la mendicité présidé par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt est chargé d'apporter des réponses aux problèmes suscités par la pauvreté. Selon son premier rapport, «là où existe une classe d'hommes sans

I. Christophe Guitton, « Le chômage entre question sociale et question pénale en France au tournant du siècle» Belin, 1994, p. 74.

in Robert

Salais et al., Aux sources

du chômage,

1880-1914,

Paris,

2. Juan Luis Vivès, De subventione pauperum, nouvelle éd., Bruxelles, 1943, pp. 203-204

in

Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l'Etat-providence, Paris, Editions du Seuil, 1995, pp. 137-138. 3. Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale, op. cit., p. 139. 4. Il s'agit des régions soumises à tous les impôts royaux, ce qui représente une grande partie du territoire de la France d'aujourd'hui. 5. Elie Alfandari, « Systèmes d'assistance », article de l'Encyclopredia Universalis, 2005.

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subsistances, là existe une violation des droits de l'humanité1 ». La volonté du Comité de consacrer un droit à l'assistance sera traduite par la Convention nationale dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793, texte qui n'entrera toutefois jamais en vigueur. L'article 21 proclame que « les secours publics sont une dette sacrée» et précise que «la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler ». L'assistance par le travail que mettent en place les ateliers de secours rencontre plusieurs limites. D'abord, se pose le problème du niveau de la rémunération accordée aux personnes assistées. Dans le cadre de la répression, le travail était une punition et le problème ne se posait pas. Avec l'assistance par le travail, survient la question de savoir si la rémunération constitue un salaire ou un secours. Min d'éviter un encombrement des ateliers, la législation révolutionnaire impose que la rémunération soit toujours inférieure au prix du travail moyen pratiqué sur le marché. Ainsi, la loi du 24 vendémiaire an II impose que la rémunération soit fixée aux troisquarts du salaire qui prévaut dans le canton considéré2. Une autre incertitude concerne le caractère obligatoire du travail. Le Comité pour l'extinction de la mendicité envisage le principe de l'assistance par le travail en terme de droits et de devoirs réciproques entre l'individu et la société. L'indigent valide se voit reconnaître un droit à l'assistance mais en contrepartie il a, vis-à-vis de la société, le devoir de travailler. Les mots de La Rochefoucauld-Liancourt qui résument cette idée sont restés à la postérité: «si celui qui existe a le droit de dire à la société: Faites-moi vivre, la société a également le droit de lui répondre: Donne-moi ton travail3 ». Finalement, l'assistance par le travail ne résout le dilemme de l'indigence valide que si les pauvres valides 1. Camille Bloch et Alexandre Tuetey, Procès verbaux et Rapports du Comité de mendicité. Paris, Imprimerie nationale, 1911, cités in Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 185. 2. Michel Borgetto, La notion de fraternité en droit public français. Le passé. le présent et l'avenir de la solidarité. Lgdj, Paris, 1993, p. 187 cité in Jean-Jacques Goblot, Le droit au travail. Passé. présent. avenir, Paris, Syllepse, 2003, p. 116, note 23. 3. « Premier rapport du Comité de mendicité» in Camille Bloch et Alexandre Tuetey, Procès verbaux et Rapports du Comité de mendicité. op. cit. , p. 327.

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acceptent de travailler dans les conditions et pour la rémunération qui leur sont proposées. C'est pour cette raison que les promoteurs de l'assistance par le travail n'excluent pas la possibilité de forcer les récalcitrants à travailler dans les ateliers. La répression joue alors un rôle dissuasif essentiel. Dans son plan de travail pour l'extinction de la mendicité présenté à l'Assemblée Constituante, La Rochefoucauld-Liancourt déclare : « Le devoir de la société est de chercher à prévenir la misère, de la secourir, d'offrir du travail à ceux auxquels il est nécessaire pour vivre, de les y forcer s'ils refusent'. » Au regard des travaux du Comité, la solution de l'assistance par le travail naît d'un raisonnement logique. C'est parce que la pauvreté valide est due à un manque de travail, que la collectivité se doit de mettre en place une assistance par le travail. L' « homme n'est pas pauvre parce qu'il ne possède pas, mais parce qu'il ne travaille pas2 » écrivent alors les membres du Comité. La formule n'est pas sans rappeler celle de Montesquieu dans l'Esprit des lois: « Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas (...) un Etat bien policé donne aux uns les travaux dont ils sont capables,il enseigneles autres à travailler (. ..)3.» Cette idée aurait pourtant pu déboucher sur une solution plus efficace pour lutter contre la pauvreté: le droit au travail. Le renoncement

à l'instauration

du droit au travail

Pour les révolutionnaires de 1789, c'est l'introduction du libre accès au travail qui doit permettre à tous les individus de trouver un travail. De manière subsidiaire, une assistance par le travail peut être instaurée pour prendre en charge les individus qui n'y parviendraient pas. L'instauration d'un véritable droit au travail est inconcevable avec la pensée libérale des révolutionnaires de 1789 1. La Rochefoucauld-Liancourt, Plan de travail pour l'extinction de la mendicité, janvier 1790, in Camille Bloch et Alexandre Tuetey, Procès verbaux et Rapports du Comité de mendicité, op.cit., p. 317 in Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale, op. cit., pp. 141-142. 2. Jean-Baptiste Bô, Rapport et Projet de décret sur l'extinction de la mendicité, présenté à la Convention au nom du Comité des secours publics (nouvelle dénomination du comité pour l'extinction de la mendicité sous l'Assemblée législative), an Il, p. 4 in Giovanna Procacci, Gouverner la misère, La question sociale en France 1789-1848, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 70. 3. Montesquieu, L'Esprit des Lois, XXIII' livre, 1748, cité in Annie Jacob, « Pas de citoyen qui ne soit un travai\1eur », Revue du MAUSS, na 18,2' semestre 2001, p. 196.

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puisqu'elle impliquerait une intervention étatique forte sur le marché du travail. Laissée de côté en 1789, la question du droit au travail est au cœur du débat politique lors d'une autre période révolutionnaire, celle de 1848. Le droit au travail fait alors l'objet d'une acceptation de principe par le gouvernement provisoire de la République qui s'engage, par le décret du 25 février 1848, «à garantir du travail à

tous les citoyensI ». Les ateliers nationaux créés deux semaines après ce décret, dans le but affiché de mettre en œuvre ce principe, s'inscriront finalement dans la lignée de l'assistance par le travail. Ils ressembleront en effet fortement aux ateliers de charité ou aux ateliers de secours. Après la répression et la défaite des ouvriers parisiens en juin 1848, s'ouvre une période de réaction au cours de laquelle l'idée même de droit au travail est abandonnée. Dans les débats parlementaires de l'automne 1848, on trouve, parmi les plus farouches opposants au droit au travail, Adolphe Thiers qui déclare à l'Assemblée nationale : «Je ne crois pas impossible que l'Etat puisse venir au secours des ouvriers dans les temps de chômage. Je pense qu'il doit réserver certains travaux publics pour les substituer aux travaux privés, quand les travaux privés viendront à manquer; mais tout cela est borné, tout cela est accidentel (...). C'est un secours que l'Etat peut donner et pas autre chose. Il ne faut donc pas l'appeler droit2. »

En novembre 1848, un amendement destiné à inscrire un véritable droit au travail dans le préambule de la Constitution est repoussé. Ce que proclame l'article VIII du préambule de la Constitution du 4 novembre 1848 n'est alors que le droit à l'assistance par le travail évoqué plus haut: «La République doit assurer l'existence des citoyens (00')

nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses

I. Cité in Maurice Agulhon, les Quarante-Huitards, Paris, Gallimard-Julliard, 1992 (ler édition 1973), p. 130 in Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p.270. 2. Cité in Le Droit au travail à l'Assemblée nationale. Recueil complet de tous les discours prononcés dans cette mémorable discussion, Paris, 1848, p. 217 in Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale, op. cit., p. 154.

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ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d'état de travaillerl. » Les raisons du renoncement à l'instauration du droit au travail résident dans le fait qu'il impliquerait une telle organisation du travail que le système capitaliste lui-même serait remis en cause. Dans Les luttes de classes en France, Karl Marx montre que la mise en place du droit au travail passe nécessairement par l'instauration d'un pouvoir sur le capital et l'appropriation des moyens de production par la classe ouvrière. Au sujet du droit au travail dans le débat français de 1848, Marx écrit qu'il est la «première formule confuse où se résumaient les revendications révolutionnaires du prolétariat» et, immédiatement après, résumant parfaitement la tournure prise par les événements, Marx ajoute qu' « il fut transformé en droit à l'assistance2 ». Un droit à l'assistance en contrepartie d'un travail pour les pauvres valides en Angleterre Hormis la parenthèse de 1848 à 1851, l'idée d'un droit à l'assistance affirmée à la fin du XVIIIe siècle est abandonnée en France au XIXe siècle. Des solutions répressives, telles que les dépôts de mendicité, sont d'ailleurs remises au goût du jour dès 18083. En ce XIXe siècle, l'Angleterre suit une voie différente. Depuis 1795, les habitants de certains territoires de GrandeBretagne bénéficiaient de la garantie d'un revenu minimal. Ce dispositif est plus connu sous le nom de système de Speenhamland, du nom de la localité où furent adoptées certaines mesures rompant avec la répression des siècles précédents. Le revenu minimal fonctionnait selon un mode différentiel, c'est-à-dire qu'il complétait les ressources de tout individu afin d'atteindre un certain seuil. Pour les grands propriétaires fonciers, le système de Speenhamland présentait l'avantage de maintenir la paix sociale4. Le dispositif est néanmoins abandonné avec l'adoption d'une

I. Cité in Maurice Agulhon, les Quarante-Huitards, op. cit.. p. 229 in Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 274. 2. Karl Marx, Les luttes de classes en France, Paris, Editions de La Table Ronde, 2001, p.68. 3. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 96. 4. Giovanna Procacci, Gouverner la misère, op. cit., p. 118.

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nouvelle loi relative aux pauvres en 1834, et ce, sous les assauts d'une critique libérale que nous analyserons plus loinl. Dans la nouvelle loi, le droit à l'assistance reconnu en 1795 à Speenhamland est certes conservé, mais les autorités l'accordent désormais aux seuls individus qui acceptent de vivre au sein d'une workhouse. En contrepartie du strict nécessaire qu'ils reçoivent dans cet établissement, ils sont confrontés à une obligation de travailler. Enfin, pour garantir au système une certaine efficacité, la nouvelle loi interdit toute assistance hors de la workhouse. Selon sa célèbre thèse, Karl Polanyi considère l'année de cette réforme comme l'acte de naissance, en Angleterre, d'un marché du travail concurrentiel et, plus largement, du véritable capitalisme indu striee. C'est parce que la nouvelle loi relative aux pauvres de 1834 supprime le revenu minimal que le prix de la force de travail résulte désormais du libre jeu de l'offre et de la demande. Mais, pour désigner les pauvres qui ne sont plus assistés, K. Polanyi utilise le terme de «chômeurs ». Or, comme le montre Christian Topalov3, l'emploi de ce terme est inapproprié. Les réformateurs de 1834 avaient pour objectif d'identifier, au sein des pauvres, ceux qui étaient valides afin qu'ils ne puissent recevoir de secours qu'au sein des austères workhouses, et de ce fait les dissuader de tout recours à l'assistance. Le terme de chômeur renvoie quant à lui à une autre logique. La catégorie de chômeur n'apparaît qu'au tournant du XIXe et du XXe siècle pour définir, au sein même des valides, les individus qui sont temporairement privés d'emploi du fait d'une mauvaise organisation de l'industrie ou du marché du travail4. La notion de chômage relève en fait d'une reformulation du dilemme de l'indigence valide qui participera à sa résolution.

1. Pour une analyse de la critique libérale du droit à l'assistance voir seconde partie, pp. 6264. 2. Karl Polanyi, La Grande Transfonnation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983. pp. 120-121. 3. Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994, pp. 2627. 4. Christian Topalov, Naissance du chômeur, op. cit., pp. 27-28.

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Chapitre 2 De la fin du XIXe siècle à nos jours: de la résolution du dilemme à son retour, ou du dépassement à la renaissance de la contrepartie

Le dilemme du sort à réserver aux pauvres valides se pose en des termes nouveaux au tournant du XIXe et du XXe siècle avec la reconnaissance de l'existence de chômeurs. Ce changement de représentation de l'indigence valide participera à la résolution du dilemme. La résolution du dilemme qui se dessine au début du XXe siècle est le fait d'un certain modèle de protection sociale. En ce début de siècle, l'assurance sociale s'impose, non sans quelques difficultés, comme une réponse concurrençant l'assistance; elle sera ensuite au cœur d'un modèle de protection sociale ancré sur le salaire. En marginalisant l'assistance, ce modèle permet de dépasser le débat sur la contrepartie. C'est tout naturellement que celui -ci ressurgit lorsque la solution au dilemme est abandonnée au profit d'une assistance sociale pour tous les pauvres, telle que le Revenu minimum d'insertion instauré en France en 1988.

1. La reformulation du dilemme au tournant des XIXe et XXe siècles à travers l'apparition du chômeur Le concept de chômage, qui apparaît au tournant du XIXe et du XXe siècle, bouleverse la représentation de la pauvreté valide. Une nouvelle représentation de l'indigence valide La question de l'indigence valide se renouvelle avec l'apparition de la notion de chômage dans les pays industriels, entre les années 1880 et la Première Guerre mondiale. En France, c'est à partir de 1896 que le mot «chômeur» se substitue, dans les recensements, aux expressions «profession inconnue », «individu . 1 non casse» I ' et « sans pro fieSSlOn» . Certes, depuis le XVIIIe siècle, émerge l'idée que la société a un devoir d'assistance envers les pauvres. L'origine même de la pauvreté n'est toutefois pas toujours dissociée de l'individu, de ses fautes ou de son manque de prévoyance. Désormais, avec la notion de chômage, une partie de la population est clairement reconnue comme étant privée d'emploi d'une manière tout à fait involontaire. L'existence de surnuméraires hors des rapports dominants de travail est alors regardée comme la conséquence d'un défaut d'organisation de l'industrie ou du marché du travail. La notion de chômage apporte une nouvelle lecture du dilemme posé par l'indigence valide, ce qui appelle de nouvelles réponses. En 1914, la France met en place un système d'indemnisation du chômage. Une réponse inédite à la question du sort à réserver aux indigents valides est ainsi donnée: elle ne s'appuie ni sur la répression ni sur l'assistance par le travail, sans reprendre la solution du droit à l'assistance en contrepartie d'un travail. En ce sens, l'année 1914 constitue une rupture, comme le souligne Christophe Guitton: « La Commission chargée d'étudier les mesures de répression du vagabondageet de la mendicité,dont la création avait été réclamée

1. Robert Salais et al., L'invention du chômage. Histoire et transformation en France des années 1890 aux années 1980, Paris, Ptesses universitaires pp.27-29.

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d'une catégorie de France, 1986,

d'urgence en 1914, ne verra pas le jour, et jamais plus la question de l'assistance par le travail ne sera évoquée devant le Parlement français 1. »

Dans le système instauré en 1914, l'indemnisation du chômage constitue un véritable droit au sein des municipalités qui disposent d'un bureau de chômage. Les pauvres valides bénéficient ainsi pour la première fois d'un droit à l'assistance. Toutefois, une nouvelle catégorisation des pauvres qui distinguerait, cette fois au sein même des valides, les «vrais» des «faux» chômeurs, est à craindre. Le risque d'une catégorisation au sein même des pauvres valides A l'image de l'assistance sociale qui a induit une catégorisation des pauvres entre valides et invalides, l'instauration d'une indemnisation du chômage, en ce début de XXe siècle, aurait pu induire une catégorisation entre, d'une part, des individus considérés comme de véritables chômeurs et, d'autre part, de « faux» chômeurs qui profiteraient du système. Des politiques visant ces «faux» chômeurs auraient pu s'inscrire dans la lignée des politiques visant les pauvres valides des siècles précédents, entre répression et mise au travail. C. Topalov relève des propositions qui vont dans ce sens en Grande- Bretagne, dans le rapport de la minorité de la Royal Commission on the Poor Laws de 19092. Sidney et Béatrice Webb y préconisent que les chômeurs soient obligatoirement inscrits dans des bureaux de placement. Les individus qui ne trouveraient pas de travail auprès de ces bureaux verraient leur droit aux secours conditionné à une rééducation. Le rapport prévoyait même une solution pénale en cas de refus d'un emploi: le juge aurait pu décider la détention du récalcitrant pour des motifs de vagabondage ou de non assistance à la famille. Outre les propositions de ce rapport, C. Topalov relève dans les faits la création de colonies pénales de travail dans les années 1910, aux 1. Christophe Guitton, « Le chômage entre question sociale et question pénale en France au tournant du siècle» in Robert Salais et al., Aux sources du chômage, op. cit. . p. 89. 2. Sidney et Béatrice Webb (00.), The Public Organization of the Labour Market: Being Part II of the Minority Report of the Poor Law Commission, London, 1909, p. 207 in Christian Topalov, Naissance du chômeur, op. cit.. pp. 409-410.

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Etats-Unis, et certaines expériences de rééducation dans les années 1930, en Grande-Bretagne. Ces mesures envers les chômeurs resteront marginales. En effet, la voie suivie par les sociétés industrielles sera tout autre. Comme l'explique C. Topalov : « Ce n'est pas la rééducation disciplinaire du «résidu» qui sera placée « à la base du système» : c'est la construction du statut de salarié par un ensemble diversifié de droits sociaux et de contrats collectifs 1. »

Le problème de l'identification du chômeur ne sera résolu qu'avec l'instauration des assurances sociales, la cotisation sociale ouvrant un droit à l'indemnisation qui ne peut être contesté. 2. La difficile l' assistance

extension

des assurances

sociales

face à

En France, après un siècle d'éclipse, mise à part la parenthèse de 1848, un droit à l'assistance est accordé aux pauvres invalides à la fin du XIXe siècle. Si certains libéraux admettent désormais ce droit, c'est pour mieux contrer l'instauration de la nouvelle réponse au dilemme que constituent les assurances sociales. Le droit à l'assistance pour les pauvres invalides comme « contre-feu2» au développement des assurances sociales Au tournant du XIXe et du XXe siècle, des lois mettent en place des assurances sociales, c'est-à-dire des assurances collectives et obligatoires3. Le vote de ces lois rencontra de nombreux obstacles. Dix-huit années s'écoulèrent entre le dépôt du premier projet et le vote de la loi sur les accidents du travail en 1898, et il fallut vingt ans de discussions pour que la première loi sur les retraites

I. Christian Topalov, Naissance du chômeur, op. cit., p. 410. 2. Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, 1850-1940, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1989, p. 71. 3. Juridiquement, l'expression «assurance sociale» est aujourd'hui réservée aux cinq assurances qui couvrent les risques maladie, maternité, invalidité, vieillesse et décès. Ici comme plus loin, nous l'entendrons dans son sens générique et non dans son acception strictement juridique. Sur le concept d'assurance sociale voir par exemple François Ewald, L'Etat providence, Paris, Grasset, 1986, pp. 342-345.

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ouvrières et paysannes fût votée en 1910 1. Le principal frein à la mise en place des assurances sociales fut l'opposition des libéraux. Selon la pensée libérale, tout individu peut, s'il le souhaite, recourir à une prévoyance personnelle, mais l'Etat ne doit en aucun cas contraindre les individus à s'assurer sous peine de menacer la liberté individuelle. L'opposition des libéraux aux assurances sociales est telle que certains d'entre eux souhaitent allumer des contre-feux pour leur faire barrage. Min d'éviter toute extension de la technique assurantielle, ils soutiennent activement les projets d'assistance destinés aux pauvres invalides débattus au début du XXe siècle. Les propos tenus par le sénateur Sébline lors de la discussion au Sénat d'une loi d'assistance sont, à ce sujet, très significatifs: «Vous pouvez faire demain des retraites ouvrières facultatives; mais je vous défie de les rendre obligatoiresen présence d'une loi qui pare à toutes les misères, qui les soulage quelle qu'en soit l' origine2... » La loi dont fait l'éloge M. Sébline est la loi de 1905 qui accorde un droit à l'assistance aux «vieillards, infirmes et incurables ». Elle fait partie d'une série de textes qui, au tournant du XIXe et du XXe siècle, reconnaissent un droit à l'assistance à certaines catégories de population. A titre d'exemple, en 1893 une loi instaure une assistance médicale gratuite, en 1904 des lois réorganisent le service d'assistance à l'enfance, et en 1913 des secours sont prévus pour les «femmes en couches privées de ressources »3. L'instauration de ces lois n'a pas empêché, comme l'auraient souhaité les partisans de la théorie du contre-feu, le développement des assurances sociales. Néanmoins, un choix restait à faire à cette époque: généraliser l'assistance à tous les pauvres, invalides comme valides, ou étendre les assurances sociales.

\. Etienne Antonelli, Trente-trois ans de la sécurité sociale Montpellier, 1963, p. 16 in Henri Hatzfeld, Du paupérisme p.33. 2. Sénat, Séance du 9 juin 1905, J.O., Débats parlementaires Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, op. cit., 3. Voir à propos de ces lois: Michel Borgetto, La notion français, op. cit., pp. 452-458.

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en France, Impr. J. Reschly, à la Sécurité sociale, op. cit., du 10 juin 1905, p. 995 cité in p. 71. de fraternité en droit public

Le choix entre la généralisation de l'assistance et l'extension des assurances sociales En ce début de XXe siècle, deux options semblent ouvertes pour faire face au dilemme de l'indigence valide: généraliser l'assistance à tous les pauvres, même valides, ou étendre les assurances obligatoires qui se développent. Le débat qui oppose, en 1905, à la Chambre des députés, le socialiste Jean Jaurès au socialiste indépendant Alexandre Minnan est à cet égard riche d'enseignements. Mirman y défend l'idée d'une assistance généralisée à tous les pauvres fmancée par l'impôt. Au contraire, Jaurès estime que cette généralisation de l'assistance inhiberait tout futur projet de développement des assurances sociales. A la différence de Mirman, Jaurès estime que «c'est l'organisation générale et systématique de l'assurance étendue à tous les risques qui se substituera à l'assistance! ». Le point de vue défendu par Jaurès se fonde sur la supériorité du droit acquis dans le cadre d'une assurance sociale sur le droit acquis dans le cadre d'une assistance sociale. Les conditions à remplir pour bénéficier du droit sont, dans le cadre de l'assurance, extrêmement simple: le fait de cotiser pendant une certaine durée ouvre nécessairement droit à la prestation. La puissance publique pourrait difficilement le contester. A propos de l'assurance chômage, Churchill estime par exemple qu'il serait illégitime de «refuser l'allocation à quelqu'un qui y a droit et perd son emploi pour ivrognerie» ; et l'ancien Premier ministre britannique de préciser qu'il «n'aime pas mélanger la morale et les mathématiques2 ». En outre, le fait que l'assurance ait un caractère obligatoire renforce le droit. Comme le souligne Henri Hatzfeld, en imposant une obligation d'assurance, «l'Etat s'oblige en obligeane ».

1. Chambre des députés, Séance du 12 juillet 1905, J.O., Débats parlementaires du 13 juillet 1905, J.O., p. 2889, cité in Henri Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, op. cit., p. 77. 2. Churchill cité in Bentley B. Gilbert, « Winston Churchill Versus the Webbs : The Origins of British Unemployment Insurance », The American Historical Review, vol. 71, avri11966, p. 856 in Christian Topalov, Naissance du chômeur, op. cit., pp. 411-412. 3. Hemi Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale. op. cit.. p. 79.

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Tel n'est pas le cas lorsque l'Etat reconnaît un droit à l'assistance: il s'oblige simplement par rapport à lui-même. De plus, pour bénéficier des secours, la personne dans le besoin doit remplir des conditions précises, qu'il s'agisse du traditionnel critère d'incapacité à travailler ou d'un critère de condition de ressources, comme le propose Mirman dans le débat qui l'oppose à Jaurès. Enfin, l'octroi de l'assistance est étroitement lié à la décision d'une autorité administrative. Comme l'écrit Henri Hatzfeld, c'est «la décision du pouvoir compétent qui fonde le droit! ». La proposition de Mirman visant à généraliser l'assistance ne trouva finalement pas d'écho en ce début de XXe siècle. Quant à la généralisation des assurances sociales à tous les risques que Jaurès appelle de ses vœux dès 1905, elle constituera, quarante ans plus tard, l'un des objectifs de l'ordonnance du 4 octobre 1945, texte fondateur de la Sécurité sociale qui dispose, dans son article prerruer : « Il est institué une organisation de la Sécurité sociale destinée à garantir les travailleurset leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain (oo.). »

La Sécurité sociale regroupe, tout en les améliorant, les différentes assurances sociales instaurées depuis la fm du XIXe siècle. Elle couvre ainsi les risques accidents du travail, vieillesse et maladie. Elle compense aussi les charges de famille, parfois considérées comme résultant d'un risque sociae. Quant au risque chômage, il est couvert, à partir de 1958, par un régime spécifique d'assurance chômage.

1. Henri 2. Pour Michel sociales,

Hatzfeld, Du paupérisme à la Sécurité sociale, op. cil., p. 78. une analyse des charges de famille en terme de risque social voir par exemple Grignon, «Les prestations familiales au sein de la Sécurité sociale », Informations 2001, n° 96, pp. 82-91.

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3. Deux interprétations de la réussite de l'assurance comme solution au dilemme

sociale

Au cours du XXe siècle, l'assurance sociale s'est imposée comme la solution au dilemme posé par l'indigence valide, aux dépens du couple formé par l'assistance et la prévoyance individuelle. Robert Castel et Bernard Friot, deux auteurs qui partagent le constat de la force des assurances sociales, interprètent différemment la manière dont elles ont résolu le dilemme. La résolution du dilemme par l'avènement d'une «société salarialel » Dans l'optique de R. Castel, l'assurance sociale parvient à résoudre le dilemme parce qu'elle attache un statut à une relation salariale jusqu'alors caractérisée par une structure exclusivement contractuelle2. Grâce aux différentes assurances sociales, le fait de travailler ou d'avoir travaillé ouvre droit à une protection contre les risques sociaux. Pour R. Castel, l'Etat joue un rôle central dans la résolution du dilemme: l'Etat est devenu «réducteur de risques sociaux» en instaurant des assurances sociales obligatoires3. Malgré tous ses atouts, la technique assurantielle demeure basée sur une relation étroite entre le travail et la protection. L'existence d'un tel lien pourrait exclure de la protection sociale une partie importante de la population qui, tout en étant capable de travailler, ne peut s'inscrire dans les rapports dominants de travail. C'est pourquoi Robert Castel insiste sur l'importance de l'avènement d'une société salariale dans la résolution du dilemme de l'indigence valide. Cette société salariale s'est construite, schématiquement, durant la période allant du lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970. Elle présente deux caractéristiques essentielles. La première est la stabilité de la condition salariale, stabilité garantie pendant cette période par le recours massif au contrat à durée indéterminée. La seconde 1. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., ch. VII, pp. 323-384. Robert Castel emprunte cette expression à Michel Aglietta et Anton Bender, Les métamorphoses de la société salariale, Paris, Calmann-Lévy, 1984. 2. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 466. 3. Robert Castel, L'insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ?, Paris, Editions du Seuil, 2003, p. 32 et p. 35.

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caractéristique est la généralisation de la condition salariale à l'ensemble de la population. En 1931, 49 % de la population est salariée; en 1975, près de 83 %1. Selon B. Friot, cette grille de lecture n'est pas suffisante: pour saisir tous les enjeux de la résolution du dilemme, le rôle

révolutionnaire joué par le « salaire socialisé» doit en effet être précisé. La résolution du dilemme par la « socialisation

du salaire3 »

Dans un symposium sur l'ouvrage de R. Castel Les métamorphoses de la question sociale, B. Friot propose une analyse différente de la résolution du dilemme posé par l'indigence valide. D'emblée, l'auteur prévient qu'il se trouve «dans le même camp4» que R. Castel, c'est-à-dire dans le camp de ceux qui résistent à l'offensive libérale contre la Sécurité sociale. En effet, B. Friot défend, avec R. Castel, les assurances sociales obligatoires face au couple formé par l'assistance et la prévoyance individuelle préconisé par les libéraux. Cependant, B. Friot met en lumière certaines limites de la grille de lecture de R. Castel. Il montre que le cœur de la résolution du dilemme réside dans la socialisation du salaire. Le salaire socialisé constitue le trait caractéristique d'un modèle de protection sociale qui s'est élaboré progressivement à partir du début du XXe siècle, dans les pays européens continentaux. En France, le salaire est socialisé car il est défini, pour sa part directe, par des conventions collectives et, pour sa part indirecte, par le couple «cotisation - prestation sociale ». Ce couple relève de règles nationales échappant à la maîtrise des employeurs 5 et est géré par des organismes privés indépendants6.

1. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, op. cit., p. 352. 2. Bernard Friot, «Symposium sur Les métamorphoses de la question sociale de Robert Castel» avec Robert Castel et Claude Didry, Sociologie du travail, 2001, vol. 43, na 2, p.251. 3. Bernard Friot, Puissances du salariat. Emploi et protection sociale à la française, Paris, La Dispute, 1998, p. 63. 4. Bernard Friot, «Symposium sur Les métamorpho.5es de la question sociale de Robert Castel », op. cit., p. 246. 5. Bernard Friot, Puissances du salariat, op. cit., p. 34. 6. Il s'agit essentiellement des organismes de Sécurité sociale et des Assedic (Association pour l'emploi dans l'industrie et le commerce).

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Socialisé, le salaire n'est plus seulement la rétribution d'une force de travail individuelle. En effet, d'une part, la qualification est devenue un critère important de la rémunération définie dans les conventions collectives et, d'autre part, la cotisation sociale occupe désormais une place majeure au sein du salaire (40 % du salaire total]). Cette cotisation, proportionnelle au salaire brut, finance notamment des temps individuels de chômage ou de retraite. De façon judicieuse, B. Friot considère les prestations que perçoivent chômeurs et retraités comme un salaire reconnaissant un certain travail. Les chômeurs et les retraités en effet travaillent: les premiers s'adonnent notamment à la recherche d'un emploi, quant aux seconds, l'exemple de la vie associative, qui sans eux serait réduite à peau de chagrin, illustre une réalité trop peu souvent mise en lumière. La cotisation-prestation est donc à l'origine de la reconnaissance d'un travail non subordonné à la mise en valeur de capitaux ou, en ce qui concerne les fonctionnaires, non subordonné à l'Etat. B. Friot conclut que la protection sociale ainsi financée constitue «la forme révolutionnaire de ressource des valides exonérés de l'obligation de travailler2 ». Loin de s'inscrire dans une régulation du capitalisme et dans un compromis entre classes sociales sous l'égide d'un Etat social, la résolution du dilemme relève par conséquent d'un processus véritablement anti-capitaliste. Logiquement, le retour du dilemme est analysé en des termes différents chez R. Castel et B. Friot. R. Castel insiste sur 3 l' «effritement » de la société salariale à l'œuvre depuis les années 1970. Précarisation des relations de travail et chômage de masse en sont les principales causes. Pour R. Castel, le retour du dilemme est la conséquence de 1'« affaiblissement» de l'Etat social4. L'analyse de B. Friot, que nous privilégierons, montre que

1. Par salaire total on entend la somme des cotisations sociales patronales et du salaire brut (lui-même composé du salaire net et des cotisations sociales salariales). Voir Alain Euzéby, « Pour une meilleure lisibilité des cotisations sociales », Le Monde, 30 janvier 2007. 2. Bernard Friot, «Symposium sur Les métamorphoses de la question sociale de Robert Castel ». op. cit., p. 249. 3. Robert Castel, «Symposium sur Les métamorphoses de la question sociale de Robert Castel» avec Bernard Friot et Claude Didry, Sociologie du travail, 2001, vol. 43, n° 2, p.257. 4. Robert Castel, L'insécurité sociale. Qu'est-ce qu'être protégé 1, op. cit., p. 40.

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le retour du dilemme relève moins d'une impuissance de l'Etat que d'une pression des classes dirigeantes auprès de l'Etat pour qu'il impose le couple assistance et prévoyance, en lieu et place du salaire socialisé pour tous. Le retour du dilemme est donc la conséquence d'un processus contre-révolutionnaire. En France, l'offensive libérale dégrade notre modèle de protection sociale en faisant par exemple le choix du Revenu minimum d'insertion (RMI) en 1988. Le RMI se substitue alors progressivement à l'assurance chômage dans le traitement des temps de chômage ou, pour reprendre les termes de B. Friot, l' «allocation tutélaire» remplace le « salaire socialisé ». 4. La mise en place d'une assistance sociale pour tous les pauvres comme nouvelle réponse au dilemme et le retour de la contrepartie La France met en place, en 1988, une allocation assurant un revenu minimal pour tous les pauvres: le Revenu minimum d'insertion (RMI). Le RMI, comme d'autres politiques d'insertion, participe, à partir des années 1990, à la construction d'une nouvelle catégorie au sein des pauvres valides: les exclus du salariat. C'est à ces personnes en particulier que s'adresse la politique de la contrepartie, dans le cadre du Revenu minimum d'activité (RMA) d'abord, dans le cadre du Revenu de solidarité active (RSA) ensuite. Le Revenu minimum d'insertion (RMI): un revenu minimal pour tous les pauvres En 1988, en instaurant le RMI, la France est l'un des derniers Etats européens à se doter d'un revenu minimal garanti. Toutefois, avant cette date, le critère discriminant d'incapacité à travailler pour l'accès à l'assistance connaît certains assouplissements. Il est par exemple suspendu durant une certaine période de la vie des bénéficiaires de l'Allocation de parent isolé (APl). Créée par une loi de 1976, l'APl est destinée aux personnes assumant seules la charge d'un ou plusieurs enfants. Elle est versée soit pendant une durée de douze mois, soit jusqu'au troisième anniversaire du plus jeune enfant.

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Ce n'est qu'en 1988 que le RMI met fin au critère d'incapacité à travailler en reconnaissant un droit à l'assistance à tous les pauvres valides. Avec le RMI, c'est la proposition de Mirmanl contre laquelle se dressa Jaurès en 1905, qui se trouve désormais appliquée. Il concerne toute personne résidant en France et âgée de plus de 25 ans, cette dernière condition étant levée si la personne assume la charge d'un ou plusieurs enfants. Le RMI est une allocation différentielle, c'est-à-dire qu'il complète le revenu des personnes démunies afin que leurs ressources atteignent le montant du revenu minimum (447,91 euros par mois pour une personne seule sans enfant à charge au 1erjanvier 2008). L'instauration du RMI est souvent présentée comme une réponse nécessaire face aux limites de l'assurance chômage. Pourtant, le RMI ne propose pas d'y remédier, il «en prend acte» et « inscrit les chômeurs dans un statut de pauvres2 ». Les limites de l'assurance chômage remontent au début des années 1980, période marquée par un net recul des droits des chômeurs. Le décret du 24 novembre 1982 introduit la modulation de la durée de versement des diverses allocations d'indemnisation en fonction de la durée d'affiliation préalable au régime. En 1984, une réforme «présentée comme la solution de la dernière chance 3 » par le patronat fait éclater le régime d'indemnisation du chômage unifié en 1975. Un régime de solidarité nationale complète désormais le régime d'assurance chômage. Il est financé par l'impôt et vise à garantir un revenu minimal à ceux qui n'ont plus vocation à être protégés par le salaire socialisé. Ainsi, les chômeurs ayant épuisé leurs droits dans le cadre du régime d'assurance bénéficieront d'une Allocation de solidarité spécifique (ASS). Le RMI n'est que la poursuite de cette logique, à une autre échelle. Le rôle joué par le RMI dans sa relation avec l'assurance chômage est double. D'abord, il entérine en 1988 la situation de recul de l'assurance chômage décrite précédemment. Ensuite, par son rôle de «filet de sécurité », il facilite un affaiblissement continu de l'assurance chômage et donc du rôle joué par le salaire socialisé dans le traitement des temps de chômage. Le recul des 1. Proposition évoquée précédemment, p. 46. 2. Bernard Friot, Et la cotisation créera l'emploi, Paris, La Dispute, 1999, p. 110. 3. Jean-Jacques Dupeyroux et al., Droit de la Sécurité sociale, Paris, Précis Dalloz, édition,

2005,

p. 1129.

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15'

droits des chômeurs indemnisés se manifeste par exemple en 1992 par l'introduction d'une allocation dégressive dans le temps. Chaque durcissement des conditions d'indemnisation du chômage viendra alimenter le nombre des bénéficiaires du RMI. Le RMI prend en effet en charge un nombre croissant de personnes ayant épuisé leurs droits à l'assurance chômage et à l'ASS. Le RMI remplit alors une fonction de relais par rapport à ce dispositif. Outre cette fonction de relais dans le temps, Florence Audier, Ai-Thu Dang et Jean-Luc Outin 1 attribuent au RMI deux autres fonctions en relation avec l'indemnisation du chômage. Lorsque l'indemnisation est trop faible, le RMI remplit une fonction de complément afm que les revenus du chômeur atteignent le seuil du revenu minimum. Lorsque la durée d'affiliation n'est pas suffisante pour ouvrir droit à l'indemnisation, comme c'est le cas par exemple pour les contrats précaires, il remplit alors une fonction de substitut. Ainsi, le nombre de bénéficiaires du RMI a été en constante augmentation depuis son instauration. Au 31 décembre 1989, soit un an après la création du RMI, le nombre d'allocataires s'élevait à près de 500 000. En décembre 1999, 1,3 million de personnes percevaient le RMI. Mais l'évolution du nombre d'allocataires est liée, pour une grande part, à l'évolution de la conjoncture sur le marché du travail. Ceci explique la légère baisse du nombre d'allocataires constatée au début des années 2000 et celle observée depuis 2006. Au deuxième trimestre 2008, ce nombre a tendance à se stabiliser; au 30 juin 2008, 1,14 million de foyers bénéficient du RMf. Il devrait à nouveau s'accroître avec la hausse du chômage à venir, conséquence probable de la crise économique et financière qui frappe actuellement la France comme la plupart des pays du monde.

1. Florence Audier, Ai-Thu Dang, Jean-Luc Outin, « Le RMI, mode particulier d'indemnisation du chômage? », étude pour la DARES de 1998 publiée in Philippe Mehaut, Philippe Mossé (dir.) Les politiques sociales catégorielles: fondement, portée et limites, L'Harmattan, 1998 et citée in Jean-Michel Belorgey, Minima sociaux, revenus d'activité, précarité, op. cit., p. 51. 2. Sophie Cazain et al., «Le nombre d'allocataires du RMI au 30 juin 2008 », DREES et CNAF, Etudes et Résultats, n° 657, septembre 2008, p. 1.

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Ce droit à l'allocation se double, au sein du dispositif du RMI, d'un droit à l'insertion. Une certaine mise en œuvre de l'insertion a conduit à identifier, au sein de la population, des individus exclus du salariat. L'insertion ou la création d'une nouvelle catégorie au sein des pauvres valides: les exclus du salariat Le risque d'une catégorisation, au sein même des pauvres valides, survenu à la fm du XIXe siècle 1,refait surface avec la mise à mal d'un système ancré sur le salaire qui avait empêché sa réalisation. Les politiques d'insertion, mises en place à partir des années 1980, dont fait partie le RMI, sont réorientées dès le début des années 1990. Pour le sociologue Serge Ebersold2, une logique éducative laisse place à une logique économiciste. Alors que la logique éducative concentrait ses efforts sur l'accès à l'emploi salarié en développant notamment la formation professionnelle, la logique économiciste s'appuie plus particulièrement sur des emplois en marge du salariat. Cette évolution a contribué à reconnaître, parmi les allocataires du RMI ou les chômeurs de longue durée, des individus définitivement exclus d'une condition salariale stable. Si certains individus ne font que passer par les dispositifs d'insertion, de nombreux autres se maintiennent dans une situation de « quasi-emploi3 », entre chômage et emploi salarié stable. A ces personnes, les pouvoirs publics proposent toute une panoplie de contrats aidés. Parmi ces contrats, le contrat aidé nommé contrat insertion Revenu minimum d'activité (CI-RMA) est particulier car il aménage une solution ancienne héritée des workhouses anglaises: l'octroi de secours en contrepartie d'un travail. L'idée de contrepartie est aussi présente, mais sous une autre forme, dans le Revenu de solidarité active (RSA) qui entrera en vigueur le 1erjuin 2009.

I. Voir précédemment. pp. 43-44. 2. Serge Ebersold, La naissance de l'inemployable. 3. Serge Ebersold, La naissance de l'inemployable,

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op. cil., p. 189. op. cil., p. 18.

Le RMA et le RSA : le retour de la contrepartie comme réponse au dilemme de l'indigence valide Si l'idée de contrepartie est présente dès le dispositif du RMI, elle prend la forme d'une simple signature d'un contrat d'insertion par lequel le bénéficiaire du RMI s'engage à faire des efforts pour s'insérer. La loi du 18 décembre 2003 qui crée le Revenu minimum d'activité (RMA) rompt avec cette conception initiale. La loi instaure un nouveau contrat aidé nommé contrat insertion - Revenu minimum d'activité (CI-RMA), contrat que l'allocataire du RMI peut désormais se voir proposer dans le cadre de son contrat d'insertion. L'employeur d'un allocataire titulaire d'un CI-RMA reçoit du département une aide dont le montant est égal à l'allocation du RMI. L'allocataire perçoit, de son côté, une rémunération égale au produit du SMIC horaire par le nombre d'heures travaillées, cette rémunération étant nommée Revenu minimum d'activité (RMA). Là où le contrat d'insertion faisait figure de contrepartie en terme d'engagement moral, le CI-RMA constitue une contrepartie en travail. Certes, cette réforme ne subordonne pas l'allocation du RMI à l'exercice d'un travail. Toutefois, dans le cas où un allocataire se verrait proposer, dans le cadre de son contrat d'insertion, le RMA comme action d'insertion, il sera probablement difficile pour lui de le refuser. Ce dispositif pour le moins complexe fera l'objet de plus longs développements dans la seconde partie de ce livre (voir pp. 102-107). A l'heure où nous achevons ce livre, nous apprenons que le CIRMA sera abrogé par la loi généralisant le Revenu de solidarité active (RSA). Mais la contrepartie à l'assistance ne disparaît pas pour autant: la même loi conditionne le droit au RSA à une nouvelle contrepartie. Cette contrepartie diffère à double titre de ce

qui prévaut aujourd'hui avec le RMA: d'une part, concernant sa nature, il ne s'agit plus d'un travail mais d'une recherche d'emploi et, d'autre part, concernant son champ d'application, sont visés non plus les allocataires titulaires d'un contrat aidé mais tous les bénéficiaires du RSA qui sont au chômage, ou dont les revenus du travail sont inférieurs à une limite fixée par décret (pour une analyse du RSA voir pp. 95-100 et pour sa contrepartie voir pp. 107-109).

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Ainsi, depuis les années 1980, la force de notre modèle de protection sociale a été dégradée. Avec l'introduction d'un revenu minimal d'assistance pour tous les pauvres, ne tarda pas à réapparaître l'exigence d'une contrepartie à l'assistance, d'abord sous la forme d'un engagement moral avec le contrat d'insertion du RMI, puis sous la forme d'un travail avec le RMA, enfin sous la forme d'un devoir de recherche d'emploi dans le cadre du RSA. Pour mieux imposer la contrepartie, ses promoteurs ont, de tout temps, insisté sur les effets pervers de l'assistance. Le gouvernement français par exemple évoquait, lors de la présentation du projet de loi généralisant le RSA, des

«phénomènes de trappe qui enferment dans la pauvreté 1 ». Le modèle théorique de la «trappe à pauvreté» nous explique, avec d'autres modèles, que les bénéficiaires de l'assistance risquent de développer une forme de dépendance vis-à-vis des secours qui leur sont prodigués.

I. Compte rendu du Conseil des ministres du 3 septembre 2008, consulté sur le site Internet de l'Assemblée nationale: www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/revenu solidarite active.asp.

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Seconde partie AUX ORIGINES DE LA CONTREPARTIE A L'ASSISTANCE: LA LUTTE CONTRE LA PRETENDUE DEPENDANCE A L'ASSISTANCE

Depuis la fin du XIXe siècle et la reconnaissance de la notion de chômage, prédomine l'idée selon laquelle l'origine de la pauvreté valide réside dans un défaut d'organisation de la société. Si certains individus sont privés d'emploi, il le sont involontairement, en raison par exemple d'une mauvaise conjoncture économique. La responsabilité de la pauvreté est alors collective. Depuis le «tournant néo-libérall » des années 1980, une tout autre conception est mise en avant. Ce tournant correspond à la montée en puissance d'un référentiel de marché au détriment de l'intervention publique. Il se traduit, dans le domaine de la protection sociale, par la recherche d'une limitation du montant des dépenses publiques allouées à la protection sociale, dépenses considérées comme un fardeau pour l'économie. C'est dans ce contexte que des auteurs tels Charles Murral ou Lawrence W. Mead3 s'évertuent à voir, dans le comportement individuel des pauvres, un facteur d'accroissement des dépenses d'assistance. La responsabilité de la pauvreté est alors individuelle et non plus collective. Dans ce contexte, l'idée de dépendance à l'assistance remporte quelques succès dans les débats sur la pauvreté. Des modèles théoriques expliquent que les individus qui bénéficient d'un droit à l'assistance publique risquent de devenir dépendants vis-à-vis des secours qui leur sont prodigués et ainsi ne plus sortir de la pauvreté (chapitre 1). En fait, le concept de dépendance sert surtout de prétexte à l'instauration de dispositifs, telle la contrepartie, qui visent à responsabiliser les pauvres (chapitre 2). La contrepartie s'inscrit aussi dans le cadre plus large de ]' «activation de la protection sociale », nouveau principe d'action publique au cœur de récentes réformes en France (chapitre 3).

1. Bruno J obert (dir.). Le tournant néo-libéral en Europe. Idées et recettes dans les pratiques gouvernementales, Paris, L'Harmattan, 1994. 2. Charles Murray, Losing Ground: American Social Policy, New York, Basic Books, 1984. 3. Lawrence W. Mead, Beyond Entitlement: The Obligations of Citizenship, New York, Free Press, 1986.

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Chapitre 1 Le prétexte:

le concept de dépendance à l'assistance

A partir du tournant néo-libéral des années 1980, se développe l'idée selon laquelle le bénéfice de l'assistance sociale peut avoir une incidence importante sur le comportement des individus: les pauvres courent le risque de devenir dépendants de l'aide qui leur est prodiguée. La nature de cette dépendance est néanmoins

variable selon les auteurs. David T. Ellwood I identifie trois

modèles de dépendance utilisés pour justifier les politiques de responsabilisation. Bien qu'ils soient différents, ces trois modèles ne sont pas exclusifs et sont parfois invoqués concomitamment par les partisans de la contrepartie. Dans le premier modèle, la dépendance à l'assistance résulte d'un choix rationnel, au vu des pertes fmancières occasionnées par le retour à l'emploi. Dans le deuxième, la dépendance relève de facteurs psychosociaux tels que la perte de confiance en soi. Le troisième modèle insiste sur des facteurs culturels. Le concept de dépendance n'est toutefois pas une notion propre au tournant néo-libéral des années 1980. L'idée qui lui est sousjacente est déjà présente à la fin du xvnr siècle, dans les premières critiques libérales du droit à l'assistance.

1. David T. Ellwood, «Understanding dependency» in David T. Ellwood et Mary Jo Bane, Welfare Realities: From Rhetoric to Reform, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1994, chap. 3, pp. 67-123.

1. La dépendance: une notion déjà présente dans les premières critiques libérales du droit à l'assistance

Le risque de favoriser une dépendance à l'assistance est présent dans l'esprit des révolutionnaires de 1789 lorsque ces derniers envisagent l'instauration d'un droit à l'assistance. C'est pour cette raison que le Comité pour l'extinction de la mendicité s'oppose à la mise en place d'une assistance publique dépourvue de tout lien avec le travail, pour les pauvres valides. Elle constituerait, selon les termes utilisés par le Comité, « une prime à l'oisiveté» et détruirait « l'émulationl ». Pour les mêmes raisons, les penseurs libéraux se sont opposés, tout au long du XIXe siècle, à l'instauration d'un droit à l'assistance publique. La « charité légale », expression dont ils font usage pour décrire l'assistance publique, présente selon eux l'inconvénient d'aider aveuglément les pauvres. La charité privée doit être préférée à l'assistance publique parce qu'elle seule permet de nouer avec le pauvre une relation individuelle à travers laquelle ses besoins sont précisément identifiés2. Une des premières cibles des penseurs libéraux fut les lois relatives aux pauvres instaurées en Angleterre au XVIIIe siècle et plus particulièrement le revenu minimal garanti fonctionnant sur un mode différentiel, entre 1795 et 18343. Selon certains économistes classiques, parce qu'elles mettent en œuvre un droit à l'assistance publique, les lois relatives aux pauvres risquent de favoriser la paresse et la dépendance de ses bénéficiaires. En 1817, dans son ouvrage Des principes de ['économie et de l'impôt, David Ricardo prône la suppression de ces lois pour « faire sentir aux pauvres le prix de l'indépendance» et leur faire comprendre «qu'ils ne doivent plus compter sur les secours d'une bienfaisance systématique ou casuelle, et qu'ils n'ont d'autre ressource que

1. Camille Bloch et Alexandre Tuetey, Procès verbaux et Rapports du Comité de mendicité, op. cit., p. 316 in Giovanna Procacci. Gouverner la misère, op. cit., p. 70. 2. Serge Paugam, La société française et ses pauvres, Paris, Presses Universitaires de France, «Quadrige », 2002, pp. 94-95. 3. Dispositif décrit précédemment, p. 39.

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celle de leur travail!». Dans le même esprit, Alexis de Tocqueville, opposé à toute idée de droit à l'assistance, écrit que: «Toute mesure qui fonde la charité légale sur une base permanente et qui lui donne une forme administrative, crée donc une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe industrielle et travaillante2. »

Il ne faudrait toutefois pas limiter la critique libérale du droit à l'assistance à cette dénonciation d'effets pervers. A l'argumentation a posteriori, s'ajoute un raisonnement qui relève de ce que François Ewald qualifie de «rationalité libérale3 ». Dans la pensée libérale, secourir les pauvres constitue un devoir qui doit rester exclusivement d'ordre moral. Il ne saurait être constitutif d'une obligation juridique imposée par la loi, sous peine de menacer le droit lui-même. Le droit se limite en effet à un système de contrainte qui rend possible la coexistence des libertés de chacun4 . L'obligation juridique positive envers autrui ne peut exister que si elle est consentie dans le cadre d'un contrat. C'est pourquoi, dans la conception libérale du droit, la loi ne peut, en tant que telle, contraindre un individu à en secourir un autre5. Jamais réellement disparue depuis la fin du XVIIIe siècle, c'est à la fin du XXe siècle que l'idée de dépendance à l'assistance retrouve un écho remarquable. Elle constitue une arme redoutable dans les mains des adversaires des politiques sociales développées. Elle est utilisée tant pour influencer que pour légitimer a posteriori les politiques publiques qui limitent l'assistance dans le temps ou qui la conditionnent à une contrepartie, deux caractéristiques de la réforme de l'assistance sociale menée aux Etats-Unis en 1996. L'économiste américain D. T. Ellwood6 distingue trois modèles de dépendance, parmi lesquels le modèle rationnel qui recueille

1. David Ricardo, Principes de l'économie politique et de l'impôt, Paris, Calmann-Lévy, 1970, p. 78 cité in Giovanna Procacci, Gouverner la misère, op. cit., p. 119. 2. Alexis de Tocqueville cité in Hanne Troest Petersen, Deux facettes du revenu minimum y a-t-il réellement une alternative pour les « laissés-pour-compte» d'activité: ?, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 14. 3. François Ewald, L'Etat providence, 4. François Ewald, L'Etat providence, 5. François Ewald, L'Etat providence, 6. David T. Ellwood, « Understanding Welfare Realities, op. cit.

op. cit., p. 59 et suivantes. op. cÎt., p. 62. op. cit., p. 63. dependency» in David T. Ellwood

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et Mary Jo Bane,

aujourd'hui les faveurs de nombreux hommes politiques et journalistes. 2. Le modèle rationnel de la dépendance

Le modèle rationnel est le modèle qui est aujourd'hui le plus utilisé pour démontrer l'existence d'une dépendance à l'assistance. Les auteurs qui dénoncent la dépendance dans le cadre de ce modèle n'emploient pas le terme de dépendance: ils préfèrent insister sur les effets pervers de l'assistance et sur les dangers des «trappes à pauvreté », «trappes à inactivité» ou encore « trappes à chômage ». Dans un premier temps, il est nécessaire de différencier ces trois types de trappes et de déterminer quelle est celle qui pourrait, éventuellement, s'appliquer aux allocataires du RMI. Après cette clarification, nous évaluerons la pertinence empirique du modèle rationnel dans le cas des bénéficiaires du RMI. Trappe à pauvreté, à inactivité ou à chômage? A la base du modèle rationnel, se trouve une certaine vision de la théorie économique de l'offre de travail selon laquelle les individus arbitrent, de manière rationnelle, entre l'utilité du revenu tiré de leur travail et l'utilité du temps de loisir qu'ils sacrifient. Les individus sont censés examiner les possibilités qui s'offrent à eux et choisir l'option qui leur apporte la plus grande utilité ou satisfaction. Toute ressource qu'un individu peut obtenir sans travailler biaise alors son choix en faveur du loisir. Ainsi, l'individu qui bénéficie d'une allocation d'assistance d'un montant trop élevé comparé au salaire auquel il peut prétendre n'a aucun intérêt à offrir son travail; il se trouve piégé dans une « trappe », selon les termes employés par les adeptes de ce modèle. L'allocation d'assistance serait un facteur d'augmentation du «salaire de réserve », salaire minimal en dessous duquel une personne refuse de travailler. Des trois concepts de la trappe - trappe à pauvreté, inactivité ou chômage - que l'on rencontre dans la littérature consacrée à cette question, les deux premiers doivent être écartés du fait de leur inadéquation avec le cadre de notre étude. Le Conseil de l'emploi,

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des revenus et de la cohésion sociale (CERe) définit la trappe à pauvreté comme «la désincitation à accroître le revenu d'une personne déjà en emploi!». Ainsi définie, la trappe à pauvreté est, pour notre étude, à la fois trop restreinte, puisqu'elle ne prend pas en compte les allocataires du RMI qui sont sans emploi, et trop large, puisqu'elle peut concerner des travailleurs pauvres non allocataires du RMI. Souvent, les promoteurs de la contrepartie utilisent indifféremment les deux autres versions de la trappe: la trappe à inactivité et la trappe à chômage. Inactivité et chômage sont même parfois confondus sous l'expression de trappe à non-emploi. Les notions de chômage et d'inactivité renvoient pourtant à deux réalités différentes qui sont d'ailleurs distinguées dans la mesure statistique. Si le chômeur et l'inactif sont tous deux sans emploi, le premier en recherche un, à la différence du second qui ne travaille pas pour des raisons allant du choix personnel aux problèmes de santé. Pour saisir l'importance de cette distinction, il faut rendre compte de la situation des allocataires du RMI. Au deuxième trimestre 2006, elle était la suivante: sur 100 individus inscrits au RMI au 31 décembre 2004, 70 bénéficiaient toujours du RMI dix-huit mois plus tard. Parmi eux, 13 déclaraient travailler, 36 se disaient chômeurs et 21 inactifs2. Les économistes Danièle Guillemot, Patrick Pétour et Hélène Zajdela3 montrent que l'inactivité de certains allocataires ne relève que marginalement d'un choix personnel. Ces personnes ont renoncé à s'insérer sur le marché du travail pour des raisons qui tiennent essentiellement à leur très faible qualification, à leur âge ou à des problèmes de santé. A travers les entretiens qu'ils ont réalisés auprès des allocataires, les sociologues François Dubet et Antoine Vérétout4 constatent que certaines personnes attendent par exemple la

1. Conseil de remploi, des revenus et de la cohésion sociale, Accès à l'emploi et protection sociale, rapport n° l, Paris, La Documentation Française, 2001, p. 78. 2. Anne Pia, «Sortie des minima sociaux et accès à remploi. Premiers résultats de renquête de 2006 », Etudes et Résultats, DREES, n° 567, avril2007, p. 3. 3. Danièle Guillemot, Patrick Pétour, Hélène Zajdela, « Trappe à chômage ou trappe à pauvreté. Quel est le sort des allocataires du RMI ? », Revue économique, vol. 53, n° 6, novembre 2002, p. 1240. 4. François Dubet et Antoine Vérétout, «Une "réduction" de la rationalité de racteur. Pourquoi sortir du RMI ? », Revue Française de Sociologie, vol. 42, n° 3, juillet - septembre 2001, p. 421.

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reconnaissance d'un handicap. Ils soulignent aussi la récurrence des problèmes de dépression. L'inactivité de certains allocataires du RMI est donc loin de résulter d'un choix rationnel. L'hypothèse de la trappe à inactivité doit, par conséquent, être écartée. Reste le modèle de la trappe à chômage dont il nous faut désormais évaluer la pertinence empirique. Autrement dit, nous chercherons à savoir si les allocataires du RMI au chômage peuvent être, pour des raisons financières, dissuadés d'accepter un emploi. Existe-t-il une trappe à chômage pour les bénéficiaires du RMI? Tout d'abord, le mécanisme de la trappe à chômage existe, en théorie, pour les très bas salaires tels que les demi-SMIC. Les allocataires du RMI n'ont en effet aucun intérêt financier à prendre un emploi à mi-temps rémunéré au SMIC. Cette situation n'a rien d'étonnant dans la mesure où le RMI est une allocation différentielle qui complète les revenus afin qu'ils atteignent le seuil défini comme le revenu minimum et dont le montant maximal se trouve être très proche d'un demi-SMICl. Quant à la reprise d'un emploi à temps plein rémunéré au SMIC, il existe toujours un gain financier. Ces résultats se retrouvent dans plusieurs études, telle celle de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) réalisée en 2000, et dont les données figurent en annexe 1. Les partisans de la théorie de la trappe invoquent aussi le fait que la perte du RMI entraîne la perte des droits qui lui sont automatiquement attachés, droits dits connexes. Il s'agit de l'accès gratuit à la Couverture maladie universelle (CMU) et à la Couverture maladie universelle complémentaire (CMUC), de l'exonération de la taxe d' habitation et de l'allocation de logement à taux plein. Dès lors, il a été proposé de supprimer ces droits connexes2. Cette mesure n'aurait pourtant que peu d'intérêt: les 1. Montant mensuel du RMI au I er janvier 2008 pour une personne seule sans enfant à

charge: 447,91 euros et montant mensuel du SMIC net au 1er juillet 2008: de 1000 à 1030 euros, en fonction des cotisations. 2. Laurent Wauquiez, Rapport fait au nom de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales, sur le projet de loi relatif au retour à l'emploi, Assemblée nationale, 22 novembre 2005, pp. 33-34. Michel Mercier et Henri de Raincourt, Plus de droits et plus de devoirs pour les bénéficiaires de.s minima sociaux d'insertion, Rapport présenté au

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personnes qui bénéficient aujourd'hui du RMI y auraient de toute façon droit puisque leurs revenus ne dépassent pas les plafonds de ressources exigés pour ces mêmes aides 1.Surtout, une telle mesure aurait pour conséquence d'alourdir considérablement les démarches des allocataires et de multiplier inutilement les contrôles de ressources menés par les administrations publiques. Des éléments précédents nous pouvons conclure que le mécanisme de la trappe existe, en théorie, pour les très bas salaires. Mais qu'en est-il de la pratique? On constate que les comportements empiriques d'offre de travail des bénéficiaires du RMI diffèrent de ceux prédits par le modèle: certains allocataires travaillent alors que, selon le modèle, un choix rationnel ne devrait pas les y inciter. D'une part, certains allocataires du RMI, en acceptant un emploi, sortent du RMI sans toutefois que l'emploi en question ne leur apporte une nette amélioration financière: parmi les personnes qui étaient allocataires du RMI en décembre 1996 et qui sont sorties du dispositif un an plus tard, environ 30 % ont vu leur situation financière s'améliorer de moins de 76 euros par mois, et pour un peu plus de 10 % d'entre eux le gain financier a été nue. D'autre part, un nombre non négligeable d'allocataires cumulent le RMI et un emploi: fin 2002, environ 18 % des bénéficiaires adultes du RMI, déclaraient avoir perçu des revenus d'activité au cours du dernier trimestre3. La moitié environ de ces 18 % sont en situation d'intéressement, dispositif qui ne va pas au delà d'un an et que nous détaillerons plus loin4. Les allocataires formant l'autre moitié sont dans une situation aberrante vis-à-vis du modèle rationnel: ils toucheraient un revenu identique s'ils renonçaient à leur emploi. En effet, le RMI est une allocation Premier ministre, décembre 2005, p. 11. Dans ces deux rapports, il est préconisé d'abandonner le bénéfice automatique des aides et de rétablir les conditions de ressources. 1. Voir annexe 2. 2. Il s'agit ici uniquement des allocataires sans conjoint et sans enfant. Danièle Guillemot et al., « Trappe à chômage ou trappe à pauvreté », op. cit., p. 1244. 3. Jean-Paul Lorgnet et aZ., « RMI : ancienneté dans le dispositif et cumul avec une activité rémunérée », L'e-ssentieZ, Publication électronique de la Caisse nationale des allocations familiales, n° 21, janvier 2004, p. 1. Les bénéficiaires adultes sont ici entendus comme les allocataires ou conjoints d'allocataires (le calcul de l'allocation du RMI prend de toute façon en compte les ressources du ménage). 4. Voir pp. 94-95.

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différentielle qui complète les ressources d'une personne afin qu'elles atteignent le seuil du revenu minimum (447,91 euros). Chaque euro gagné par le travail est donc intégralement déduit de l'allocation. Le modèle de la trappe à chômage ne peut expliquer toutes ces situations car il est basé sur le présupposé que l' homo oeconomicus a un rapport essentiellement instrumental au travail, et qu'il retire de ce travail uniquement un intérêt financier. Outre la rémunération, les individus qui occupent à nouveau un emploi recherchent la sociabilité du travail!. Parmi les facteurs non pris en compte par le modèle de la trappe, peuvent aussi être évoqués les coûts sociaux de l'assistance. Certains individus souhaiteraient à tout prix occuper un emploi alors même qu'ils ne le devraient pas selon les prédictions du modèle de la trappe. Par exemple, des parents pourraient craindre de donner une mauvaise image à leurs enfants. A ce propos, un père de famille alsacien confiait, lors d'un débat dit participatif: «Je vis le RMI comme une maladie; je ne veux pas être un assisté malgré moi; je ne veux pas que les enfants me voient comme ça, il me faut du travail2 ». Ainsi, un premier pan de la théorie de la trappe à chômage s'écroule, un nombre non négligeable d'allocataires travaillant alors qu'ils ne devraient pas selon le modèle. Un dernier argument vient contredire le modèle: si de nombreux allocataires au chômage ne retrouvent pas d'emploi, c'est essentiellement pour des raisons étrangères à une dissuasion financière. Lorsqu'ils reçoivent une proposition d'emploi, seuls 10 % des chômeurs allocataires la rejettent, selon une étude portant sur l' ensemb le de l'année 19973. Parmi les raisons déclarées de refus, une minorité de chômeurs invoque la question de la rémunération proposée. La faiblesse ou l'incertitude de la rémunération n'intervient en effet que pour 12,8 % des raisons de refus. Plus fréquemment, les refus sont motivés par la nature du travail proposé qui «ne convient pas» (21,4 %) 4. Comme le 1. François Dubet et Antoine Vérétout, «Une "réduction" de la rationalité de l'acteur. Pourquoi sortir du RMI? », op. cit., p. 426. 2. Citation reprise par Ségolène Royal, le 11 février 2007, dans son discours à Villepinte. 3. Danièle Guillemot et al., « Trappe à chômage ou trappe à pauvreté », op. cit., p. 1246. 4. Ces chiffres sont tirés des résultats d'une enquête de l'INSEE réalisée en 1997 et 1998. Ils sont répertoriés en annexe 3.

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soulignent justement F. Dubet et A. Vérétout, le modèle rationnel «fait comme s'il n'y avait que des emplois, des salaires et un travail abstrait, sans contenu subjectif! ». Surtout, parmi les allocataires du RMI, le pourcentage de chômeurs contraints, c'est-à-dire d'individus qui ne travaillent pas mais qui sont allés au bout de leurs démarches, est évalué à 50 %2. En fait, la cause du chômage des allocataires du RMI réside essentiellement dans l'insuffisance de la demande de travail émanant des employeurs. On peut alors retourner l'argument du (00')

modèle de la trappe à chômage et considérer finalement que « ce n'est pas du côté de l'offre de travail mais du côté de la demande . 3 que f onctlonne cette trappe ». En conclusion, le modèle rationnel de la dépendance à l'assistance, censé démontrer que, par un arbitrage rationnel entre emploi et non-emploi, certaines personnes préfèrent l'assistance au travail, n'est pas fondé dans le cas des allocataires du RMI. S'appuyant sur les résultats de ses recherches, Lawrence W. Mead affirme que la dissuasion financière de la protection sociale vis-àvis du travail « est étonnamment sans importance4 ». Cet auteur ne rejette cependant pas l'existence d'une dépendance à l'assistance : il s'inscrit dans un autre type de modèle, le modèle psychosocial.

1. François Dubet et Antoine Vérétout, « Une "réduction" de la rationalité de l'acteur. Pourquoi sortir du RMI? », op. cit., p. 423. 2. B. Dormont et A. Olmedo, « Les contraintes de l'offre de travail des RMIstes, conséquences pour l'évaluation des politiques de type ACR» in Des minima sociaux sous la forme de prestations dégressives: évaluation d'une réforme, Rapport pour le Commissariat général du plan, 2000 in Danièle Guillemot et al., « Trappe à chômage ou trappe à pauvreté », op. cit., p. 1247. 3. Danièle Guillemot et al., « Trappe à chômage ou trappe à pauvreté », op. cit., p. 1250. 4. Lawrence W. Mead, From Welfare to Work: Lessons from America, London, Institute of Economic Affairs, 1997, cité in Ivar L~demel et Heather Trickey, "An Offer You Can't Refuse"

: Workfare in International

Perspective

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", Bristol, Policy Press, 2000, p. 20.

3. Le modèle psychosocial de la dépendancel Dans From Welfare to Work: Lessons from America, publié en 1997, L. W. Mead développe une des versions les plus abouties du modèle psychosocial de la dépendance. Les pauvres «veulent travailler en principe mais pensent qu'ils ne le peuvent pas en pratique2» écrit L. W. Mead. Les effets pervers de l'assistance se traduisent, dans ce modèle, par une altération de l'estime de soi et de la dignité des allocataires. L'assistance viendrait renforcer un sentiment de perte de confiance en soi chez des personnes qui ont souvent connu auparavant des échecs personnels ou professionnels. Ces effets pervers auraient d'autant plus d'ampleur que la période d'assistance vécue par les personnes est longue. L'assistance pourrait ainsi priver les chômeurs de la motivation dont ils ont besoin pour rechercher et occuper à nouveau un emploi. A cet égard, une journaliste rapporte les propos d'une ancienne bénéficiaire du RMI, aujourd'hui vendeuse dans un

magasin de meubles: « Si j'arrête de travailler, je sais que je vais retomber dans un système où je ne vais rien faire, où on perd sa motivation 3 ». Finalement, la dépendance provient, dans ce modèle, d'un défaitisme intériorisé. Le modèle psychosocial présente l'intérêt d'aller plus loin que la simple dissuasion financière qui caractérise le modèle rationnel. Cependant, le modèle psychosocial est moins bien défini; il souffre d'un manque de conceptualisation. Surtout, il apparaît particulièrement difficile à évaluer. Pour notre part, nous estimons que si le modèle psychosocial a une part de vérité, ses conclusions sont excessives: quand bien même le bénéfice d'une assistance sociale pourrait favoriser, chez certaines personnes, un affaiblissement de leur confiance ou de leur motivation, il est peu probable que cela les conduise à une véritable dépendance vis-à-vis de l'aide qui leur est prodiguée.

1. D. T. Ellwood parle de l'expectancy model, expression difficilement traduisible, si ce n'est par modèle de l'attente. Nous privilégierons l'expression «modèle psychosocial» qu'utilisent Ivar Ljjdemel et Heather Trickey dans "An Offer You Can't Refuse", op. cit., p.19. 2. Lawrence W. Mead, From Welfare to Work, op. cit., p. 130. 3. Citée in Carole Rap, «Prisonnières de la trappe à pauvreté» in Marianne, 17 février 2007,

n° 513,

p. 17.

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Dans un autre modèle, c'est le facteur culturel qui est avancé pour expliquer la dépendance. 4. Le modèle culturel de la dépendance

Dans Les enfants de Sanchez, autobiographie d'une famille mexicaine, publié en 1963, Oscar Lewis étudie la «culture de la pauvreté ». Cet anthropologue américain montre comment l'environnement culturel participe à la reproduction sociale de la pauvreté. Cependant, O. Lewis est loin de penser que la culture explique la pauvreté. La culture est pour lui un facteur de reproduction parmi d'autres 1. L'idée selon laquelle le développement d'une certaine culture peut expliquer la pauvreté ainsi que le maintien dans l'assistance est au cœur de nombreuses théories que l'on peut rassembler dans un modèle culturel de dépendance à l'assistance. Selon ce modèle, les bénéficiaires de l'assistance ne peuvent plus sortir de leur condition d' « assisté» car ils ont développé des comportements, des modes de vie ou des valeurs qui se démarquent des personnes qui travaillent. Au sein du modèle culturel, la théorie de l'underclass occupe une place primordiale. Didier Fassin fait remonter le débat sur l'underclass à l'année 1977, lorsqu'aux Etats-Unis, le magazine Time consacra sa une à cette question. L'underclass y est décrite comme un groupe comprenant pêle-mêle «des jeunes en situation d'échec scolaire, des délinquants, des drogués et des mères assistées2 ». En 1982, suite à une série d'articles, le journaliste Ken Auletta publie l'ouvrage The Underclass. Pour K. Auletta, ce sont les troubles comportementaux plus que le manque de ressources matérielles qui fondent la spécificité de ce groupe. Dans sa description, on trouve

1. Didier Fassin, «Marginalidad et marginados. La construction de la pauvreté urbaine en Amérique latine» in Serge Paugam, (dir.), L'exclusion, l'état des savoirs, Paris, La découverte, 1996, pp. 265-266. 2. Didier Fassin, «Exclusion, underclass, marginalidad. Figures contemporaines de la pauvreté urbaine en France, aux Etats-Unis et en Amérique latine» in Revue française de sociologie, vol. 37, n° 1, janvier-mars 1996, p. 47.

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en bonne place, parmi les criminels, alcooliques et autres malades mentaux, les « pauvres passifs! ». Le modèle culturel se décline aussi en une approche écologique. Des valeurs différentes de celles considérées comme dominantes se développeraient, puis se figeraient chez les pauvres vivant dans un milieu spécifique, isolé du reste de la population. Certains partisans du modèle culturel expliquent par exemple que l'assistance et le trafic de drogue sont devenus « deux manières normales de gagner

sa vie2» dans les ghettos urbains. Cette représentation figée de la pauvreté est contredite par plusieurs enquêtes qui montrent que si les bénéficiaires d'une assistance ou les petits trafiquants en question se voient offrir la possibilité d'occuper un emploi stable comme moyen de subsistance, ils choisissent cette option plutôt que l'assistance ou le trafic de drogue. A ce sujet, le sociologue

Philippe Bourgois 3 a montré que les vendeurs de crack d'un quartier portoricain de New York caressaient simplement le rêve d'occuper un «emploi légal, stable et bien payé », à l'image de l'un deux qui s'exprimait en ces termes: «J'veux vraiment bosser réglo ». Les modèles culturels se fondent également sur l'hypothèse selon laquelle le développement d'une certaine culture entraînerait une transmission intergénérationnelle de la pauvreté et de l'assistance. Après avoir analysé les résultats de plusieurs études, D. T. Ellwood4 conclut que si celle-ci existe, elle est relativement faible. Il cite notamment une étude de Martha Hill et Michael Ponza5 selon laquelle 35 % des femmes noires élevées dans des familles qui bénéficiaient d'assistance ont, par la suite, évité l'assistance, alors que parmi les femmes noires élevées dans des familles ne recevant pas d'assistance, 53 % l'ont évitée.

1. Ken Auletta cité in Didier Fassin, «Exclusion, underclass, marginalidad. Figures contemporaines de la pauvreté urbaine...», op. cit., p. 49. 2. François-Xavier Merrien, «Etat-providence et lutte contre l'exclusion» in Serge Paugam (dir.), L'exclusion, l'état des savoirs, op. cit., p. 423. 3. Philippe Bourgois, En quête de respect: le crack à New York, Paris, Editions du Seuil, 2001, p. 151. 4. David T. Ellwood, « Understanding dependency» in David T. Ellwood et Mary Jo Bane, Welfare Realities, op. cit., pp. 92-94. 5. Martha Hill et Michael Ponza, "Does Welfare Dependency Beget Dependency?" Institute for Social Research, Ann Arbor, Mich. Mimeo, 1986 in David T. Ellwood, «Understanding dependency» in David T. Ellwood et Mary Jo Bane, Welfare Realities, op. cit., p. 92.

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En toute hypothèse, comme le montre D. T. Ellwood, ces résultats constituent « une condition nécessaire mais pas suffisantel » pour prouver qu'il existe une transmission qui soit d'ordre culturel. En effet, des éléments indépendants de la culture peuvent expliquer une telle transmission intergénérationnelle. Les enfants de parents pauvres souffrent souvent d'obstacles plus importants que les autres enfants. Ils ont notamment plus de risques de se retrouver dans des écoles pauvres et, plus tard, moins de chance de bénéficier de relations pour entrer sur le marché du travail. Le modèle culturel de la dépendance est repris en 1984 par Charles Murray, dans sa célèbre attaque contre les politiques sociales américaines. C. Murray écrit par exemple que «les nouveaux héros du ghetto sont ceux qui jouent avec le système2 ». La solution qu'il préconise pour remédier au problème de la dépendance est radicale: il ne faut pas aménager un dispositif de contrepartie, de worlifare, mais mettre un terme aux politiques sociales traditionnelles, mettre un terme au welfare. En conclusion, la dépendance à l'assistance expliquée par le facteur culturel ou psychosocial ne présente pas de fondements théoriques solides. Quant au modèle rationnel de la dépendance, il ne résiste pas à l'évaluation empirique. Pourtant, les théories de la dépendance ont pu parfois influencer les gouvernements. Les idées de C. Murray ont par exemple rencontré un écho considérable aux Etats-Unis et ont pu inciter les hommes politiques à remettre en cause le système d'assistance sociale. Mais le concept de dépendance est surtout un prétexte: il a été développé à partir du tournant néo-libéral des années 1980 afin de légitimer des politiques publiques censées responsabiliser les pauvres. La contrepartie à l'assistance est au cœur de ces politiques.

1. David T. E\1wood, «Understanding dependency» in David T. E\1wood et Mary Jo Bane, Welfare Realities, op. cit., p. 92. 2. Charles Murray, Losing Ground: American Social Policy, op. cil. cité in Ivar Li. ~.D.......... ..s~~~.2:';::I t:: 0"' ;::I ..e S' 11)..s:::0::1S =~ I:: ..s:::

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