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French Pages 375 Year 2011
Amour et Sagesse. Les Dialogues d’amour de Juda Abravanel dans la tradition salomonienne
Studies in Jewish History and Culture Edited by
Giuseppe Veltri Editorial Board
Gad Freudenthal Alessandro Guetta Hanna Liss Ronit Meroz Reimund Leicht Judith Olszowy-Schlanger David Ruderman
VOLUME 32
Amour et Sagesse. Les Dialogues d’amour de Juda Abravanel dans la tradition salomonienne par
Angela Guidi
LEIDEN • BOSTON 2011
This book is printed on acid-free paper. Library of Congress Cataloging-in-Publication Data Guidi, Angela. Amour et sagesse : les dialogues d’amour de Juda Abravanel dans la tradition salomonienne / by Angela Guidi. p. cm. — (Studies in Jewish history and culture ; v. 32) Includes bibliographical references. ISBN 978-90-04-20977-0 (hardback : alk. paper) 1. Le?n, Hebreo, b. ca. 1460. Dialoghi d’amore. 2. Love—Philosophy. 3. Bible. O.T. Song of Solomon— Philosophy. 4. Bible. O.T. Song of Solomon—Allegorical interpretations. 5. Jewish philosophy. I. Title. II. Series. B785.L33D636 2011 128’.46—dc22
2011015306
ISSN 1568-5004 ISBN 978 90 04 20977 0 Copyright 2011 by Koninklijke Brill NV, Leiden, The Netherlands. Koninklijke Brill NV incorporates the imprints Brill, Global Oriental, Hotei Publishing, IDC Publishers, Martinus Nijhoff Publishers and VSP. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, translated, stored in a retrieval system, or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording or otherwise, without prior written permission from the publisher. Authorization to photocopy items for internal or personal use is granted by Koninklijke Brill NV provided that the appropriate fees are paid directly to The Copyright Clearance Center, 222 Rosewood Drive, Suite 910, Danvers, MA 01923, USA. Fees are subject to change.
CONTENTS Remerciements ...........................................................................
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Chapitre I. Introduction ............................................................
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Chapitre II. Juda Abravanel et son œuvre ............................... 1. La vie ................................................................................. 2. Les œuvres : le De Coeli harmonia, les poèmes et les Dialogues .............................................................................. 3. La réception des Dialogues ..................................................
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Chapitre III. Sophie et Philon ................................................... 1. La littérature dialogique .................................................. 2. Philon comme maître ...................................................... 3. Sophie comme élève ........................................................ 4. Sophie comme philosophe .............................................. 5. Sophie est-elle juive ? ....................................................... 6. Torah et philosophie ......................................................... 7. L’amour selon Philon et selon Sophie ............................ 8. Amour amer : le goût de la femme étrangère ................ 9. Elever la sagesse : l’amour du maître .............................. 10. Du Banquet au Cantique des Cantiques .................................
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Chapitre IV. Philon sive Salomon ............................................. 1. Echos salomoniens dans la réception des Dialogues : yadid et dod .................................................................................. 2. Yedidyah, la question de l’amour et le Cantique des Cantiques .............................................................................. 3. Philon d’Alexandrie comme Yedidyah chez les auteurs juifs de la Renaissance .......................................................
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Chapitre V. Entre Cantique et livre des Rois. La rencontre de Salomon avec la reine de Saba : un modèle pour les Dialogues ? ................................................................................. 1. Sibylle, démone et femme savante : les aléas d’une figure biblique ..............................................................................
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contents 2. La lecture origénienne de 1Rois 10–13 et le Cantique des Cantiques .............................................................................. 3. Le magicien, le sage, le maître d’amour et le déchiffreur d’énigmes ........................................................................... 4. Salomon et ses femmes : quelques interprétations cabalistiques .......................................................................
Chapitre VI. Une sagesse tripartite : la structure des Dialogues d’amour et la okhmah de Salomon ........................................... 1. La ratio studiorum des Dialogues et le contenu de l’ouvrage ............................................................................. 2. Le modèle salomonien chez Origène et Jean Pic de la Mirandole .......................................................................... 3. Cantique et divisiones philosophiae : le cas du Perush shir ha-Shirim de Gersonide ....................................................... 4. Itinéraires de la sagesse : la doctrine des furta graecorum .... Chapitre VII. Le modèle salomonien chez Isaac Abravanel ... 1. Salomon comme akham kollel ............................................ 2. La recherche humaine et ses limites : les philosophes du Perush ‘al Nevi’im rishonim et Sophie .............................. 3. La okhmah de Salomon d’après Isaac Abravanel : ses caractéristiques, son étendue et son contenu .................... 4. Les doutes des « chercheurs » et les certitudes salomoniennes : du Perush ‘al Nevi’im rishonim aux Dialogues ....................................................................... Chapitre VIII. Les Dialogues au miroir de la Complainte sur le Temps ....................................................................................... 1. « De la lignée de David » : le récit autobiographique des Abravanel ........................................................................... 2. Shir et offrande ................................................................... 3. Relier son âme à Dieu ...................................................... 4. Shir et repentance. Le Cantique comme œuvre de teshuvah chez Yoanan Alemanno et Isaac Abravanel .................. 5. Le symbolisme du Temple dans la Complainte .................. 6. Une sagesse sans héritier : transmission intergénérationnelle et perfection de l’âme ...................... 7. Un itinéraire inachevé : l’âme et le temps dans la Complainte et dans les Dialogues ...........................................
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contents
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Chapitre IX. Conclusion ...........................................................
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Appendices I. La discussion sur l’impossibilité de l’omniscience dans les Dialogues et les limites de l’intellect humain dans le Perush ‘al Nevi’im rishonim d’Isaac Abravanel ................................ II. Les dimensions du ciel ......................................................
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Bibliographie ............................................................................... Index Auteurs Anciens ............................................................... Index Auteurs Modernes ............................................................
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REMERCIEMENTS Ce livre doit beaucoup aux personnes avec lesquelles j’ai eu l’occasion de travailler ou de discuter au cours de ces dernières années : tous les amis et anciens collègues du Département de « Latinità e Medioevo » de l’université de Salerno, qu’il m’est impossible de remercier ici individuellement, et qui par l’intelligence de leurs analyses m’ont souvent ouvert de nouvelles pistes de recherche ; le Prof. Carlo Ossola, qui m’a permis de mener à terme ce projet et qui a bien voulu me laisser le temps de le réaliser ; mes anciens directeurs—et notamment Giulio d’Onofrio, Cristina d’Ancona et Alessandro Guetta—qui ont vu naître ce travail et dont les apports sont aussi nombreux que divers, ainsi que Giuseppe Veltri, qui a accueilli cet ouvrage dans sa collection. Au moment où je recevais les deuxièmes épreuves du livre, disparaissait Alain-Philippe Segonds, nous laissant dans une profonde tristesse. Il avait été un de premiers lecteurs de ces pages, un des plus fins aussi. Il avait suivi de près ce projet dans toutes ses étapes, avec un enthousiasme contagieux. Mes dettes envers l’homme et le savant sont à la hauteur de l’inépuisable générosité que lui connaissaient tous ceux qui l’ont côtoyé, ses proches et ses amis. C’est à lui, sans la confiance et le soutien duquel ce texte n’aurait jamais vu le jour, ainsi qu’à la chère mémoire de Charles Mopsik, que ce travail est dédié.
CHAPITRE I
INTRODUCTION Qui se risquerait d’emblée à définir les Dialogues d’amour comme une œuvre « mineure »—en faisant fi de toutes les conventions rhétoriques et réserves d’usage en ces circonstances—ne serait peut-être pas aussi loin de la vérité qu’on pourrait le croire. Seul témoignage de poids qui nous reste de la production, par ailleurs plutôt modeste, du médecin juif Juda Abravanel, ce texte ne semble atteindre qu’en de rares occasions la profondeur spéculative de la production philosophique du XIIIe ou du XIVe siècle, ou l’élégance des trattati d’amore rédigés en Italie au XVIe siècle. Les premiers lecteurs l’avaient déjà remarqué, et n’avaient pas épargné leurs critiques au livre et à son auteur1. On ne rencontrera pas non plus dans les Dialogues la cohérence théorique dont font preuve d’autres ouvrages quasi contemporains, tels le De Amore de Marsile Ficin ou le Commento de Pic à la Canzone de Benivieni, auxquels on les a parfois comparés en raison notamment des sujets traités et des tendances néoplatoniciennes communes à tous ces textes2. De fait, bien qu’elle s’exerce sur des questions cosmologiques et métaphysiques fondamentales, en s’inscrivant ouvertement dans le sillage d’un Averroès ou d’un Maïmonide, la réflexion de Juda hésite souvent entre les excès d’une argumentation captieuse et ceux d’un discours purement littéraire3. Pourtant, assigner à ce dialogue l’étiquette d’œuvre « mineure », sous prétexte qu’elle tendrait à une vulgarisation de la philosophie telle que la culture médiévale l’avait exprimée, serait en définitive inexact. Non seulement parce que toute taxinomie de ce genre reste discutable, mais aussi parce que dans le débat entre Philon et Sophie—les deux
1 De Benedetto Varchi à Girolamo Muzio, de Montaigne à l’Aretin, nombreux sont les auteurs qui ont reproché à Juda un style négligé et une argumentation tortueuse. Pour quelques références, voir infra, p. 48. 2 Cf. E. Garin, History of Italian Philosophy, 2 vol., éd. G. Pinton, Amsterdam-New York, Rodopi, 2008, t. I, p. 390–395. 3 Il nous semble pourtant que certains jugements sur le manque de cohérence et de profondeur spéculative des Dialogues soient par trop sévères : voir par exemple T. Hunkeler, Le vif du sens : corps et poésie selon Maurice Scève, Genève, Droz, 2003, p. 190.
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chapitre i
interlocuteurs—se dessine une vision du cosmos et de Dieu qui n’a rien d’éclectique au sens péjoratif du terme. D’ailleurs, force est de constater que, bien que l’effort mené pour harmoniser Platon, Aristote et leurs interprètes ne soit pas toujours couronné de succès, il aboutit souvent à des résultats féconds dans la mesure même où ils se révèlent problématiques, comme le montre la migration de certaines idées ébauchées par Juda chez des auteurs bien plus systématiques que lui, notamment chez Spinoza4. Ranger les Dialogues parmi les ouvrages de second ordre reviendrait aussi à se borner à une lecture partielle, qui les abstrairait arbitrairement de l’histoire, très riche, de leur réception au sein de la modernité. Car il ne fait pas de doute qu’au fil des siècles ce texte a exercé une grande fascination sur un vaste public et sur des lecteurs aussi divers que Pontus de Tyard5, Montaigne6, Jean Bodin7, Cervantès8, Friedrich Schiller9 ou même, bien plus tard, un néokantien sui generis tel que Jacob Gordin10, pour ne donner que quelques noms. Il semble donc que l’intérêt majeur de cette œuvre réside dans sa remarquable capacité à soulever des questions, tantôt philosophiques
4 Spinoza semble avoir lu les Dialogues : cf. B. Spinoza, Etica. Trattato teologico politico, éd. R. Cantoni et F. Fergnani, Milan, TEA, 1991, p. 249–250 ; les avis sur la question restent cependant partagés : cf. H. A. Wolfson, The Philosophy of Spinoza. Unfolding the Latent Process of His Reasoning, 2 vol., Cambridge, Harvard University Press, 1934, t. II, p. 277. 5 Voir infra, p. 35–36. 6 Voir infra, p. 36. 7 Pour les références, explicites et implicites, aux Dialogues et à leur auteur chez Bodin, voir le Colloque entre sept scavans qui sont de differens sentimens. Des secrets cachez. Des choses relevees, traduction anonyme du Colloquium heptaplomeres de Jean Bodin (manuscrit français 1923 de la BNF), éd. F. Berriot avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, p. 136–137, p. 315, p. 480–481. 8 Cf. infra, p. 37. 9 Dans une lettre à Goethe, Schiller parle des Dialogues comme d’un texte dont le contenu mythologique et astronomique l’avait fasciné : voir S. D. Martinson, A Companion to the Works of Friedrich Schiller, New York-Suffolk, Camden House, 2005, p. 198–199. 10 Jacob Gordin (1896–1947), philosophe juif né à Dvinsk, dans l’actuelle Lettonie, s’exila à Berlin après la Révolution d’octobre, puis s’installa en France, où il devint bibliothécaire à l’Alliance Israélite Universelle. C’est dans les documents qu’il a légués à l’Alliance que sont conservées ses notes de lecture des Dialogues d’amour ; on peut se faire une idée de leur contenu en parcourant la description du fonds Rachel et Jacob Gordin sur le site Internet de la bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle. Les études sur la réception des Dialogues en France, en Italie et en Espagne se sont multipliées ces dernières années : pour une première vue d’ensemble, voir J. Nelson Novoa, Los Dialogos de amor de León Hebreo en el marco sociocultural sefardí del siglo XVI, Lisbonne, université de Lisbonne, p. 349–353.
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tantôt historiographiques, toujours nouvelles. Les Dialogues n’en finissent pas de mobiliser les ressources herméneutiques des spécialistes de la Renaissance, de la philosophie juive ou des littératures espagnole, française et italienne du XVIe siècle ; ils défient les catégories et les grilles interprétatives, les classifications théoriques, les répartitions disciplinaires—ce qui est incontestablement la marque d’un ouvrage toujours, et même plus que jamais, vivant. On en veut pour preuve non seulement la bibliographie importante qui leur a été consacrée dans les dernières années, mais également le fait qu’ils sont considérés comme une des pierres de touche de toute interprétation de la culture juive de la Renaissance11. Dans une récente mise à jour, Giuseppe Veltri a exploré la manière dont les Dialogues focalisent certains enjeux majeurs de l’historiographie contemporaine sur cette période, tout en se gardant de considérer comme tranché le débat sur la place qu’ils occupent au sein de la pensée moderne et de l’histoire du judaïsme12. En reprenant le fil d’une discussion à laquelle ont participé, bon gré mal gré, tous ceux qui se sont un tant soit peu penchés sur les Dialogues, Veltri observe qu’on débat encore pour savoir s’il s’agit d’un livre de philosophie juive ou de philosophie tout court, ou encore d’un exemple de littérature courtoise13. Nous avons effectivement affaire à un ouvrage problématique, qui se prête à des lectures multiples, et parfois très divergentes. Il suffit du reste de parcourir les études qui lui ont été consacrées pour s’en faire une idée. Ainsi, au Juda médiéval dépeint par Shlomo Pines14 s’oppose le akham kollel et l’homme de la
11 Pour une bibliographie sur les Dialogues et leur auteur jusqu’à 2004, voir T. Gilbhard, « Bibliografia degli studi su Leone Hebreo ( Jehuda Abravanel ) », Accademia. Revue de la société Marsile Ficin, 6 (2004), p. 113–134. 12 G. Veltri, Renaissance Philosophy in Jewish Garb. Foundations and Challenges in Judaism on the Eve of Modernity, Leiden-Boston, Brill, 2009, p. 60–72. 13 Veltri discute notamment les opinions opposées de Julius Gutmann, pour qui les Dialogues seraient à ranger parmi les productions les plus importantes de la philosophie juive, et de Colette Sirat, qui affirme que leur appartenance à l’histoire de la pensée juive relève uniquement du judaïsme de leur auteur ; Shlomo Pines partage cet avis en affirmant que Juda « est peut-être le premier exemple de penseur juif de l’époque post-médiévale qui n’appartient pas à l’histoire de la philosophie juive » (S. Pines, « Jewish Philosophy », dans The Collected Works of Shlomo Pines : Studies in the History of Jewish Thought, éd. W. Z. Harvey et M. Idel, Jérusalem, Magnes Press, 1997, p. 1–51 : 37). A son tour, Shlomo Baron définit les Dialogues comme un exemple remarquable de « non-sectarian philosophy » : cf. S. Baron, A Social and Religious History of the Jews, vol. 13, Columbia, 1969, p. 193. 14 S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb? Some Jewish and Arabic Sources of Leone Ebreo’s Doctrines », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, éd.
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Renaissance décrit par Arthur Lesley15 ; au disciple de Marsile Ficin qui ressort de la lecture d’Eugenio Garin16 ou à l’allégoriste et mythographe de Marco Ariani17, répond le Juda averroïste de Tristan Dagron18 ou d’Alfred Ivry19, confronté à l’échec de la réflexion politique judéoarabe et au traumatisme de l’Expulsion d’Espagne ; et si Moshé Idel20 met l’accent sur la continuité entre la pensée de Juda et celle de son père Isaac Abravanel et relève les accents cabalistiques de sa pensée, Seymour Feldman21 nous livre, au contraire, un portrait de Juda en philosophe moderne, qui rompt avec la tradition familiale pour adhérer davantage aux modes intellectuelles de la culture italienne de son époque. En contrepoint, il n’est pas rare de rencontrer, chez les interprètes, des allusions au halo quelque peu mystérieux qui entourerait les Dialogues et leur auteur, et que les nombreux travaux qui leur ont été consacrés n’auraient pas encore complètement dissipé22.
B. D. Cooperman, Cambridge-Massachusetts-Londres, Harvard University Press, 1983, p. 365–398. 15 A. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore in Contemporaneous Jewish Thought », dans Essential Papers on Jewish Culture in Renaissance and Baroque Italy, éd. D. B. Ruderman, New York, New York University Press, 1992, p. 171–188 ; Id., « Proverbs, Figures and Riddles ; the Dialogues of Love as an Humanistic Composition », dans The Midrashic Imagination. Jewish Exegesis, Thought and History, éd. M. Fishbane, Albany, State University of New York Press, 1993, p. 204–225. 16 Cf. supra, note 2. 17 M. Ariani, Imago fabulosa. Mito e allegoria nei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo, Rome, Bulzoni, 1984. 18 Voir l’essai introductif de T. Dagron dans Léon Hébreu, Dialogues d’amour, traduction de Pontus de Tyard, texte établi par T. Dagron et S. Ansaldi, introduction et notes explicatives par T. Dagron, Paris, Vrin, 2006, p. 7–39. 19 Cf. A. L. Ivry « Remnants of Jewish Averroism in the Renaissance », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, cit., p. 243–265. 20 Voir notamment M. Idel « Cabale et prisca theologia chez Isaac et Juda Abravanel » [en hébreu], dans The Philosophy of Leone Ebreo, éd. M. Dorman et Z. Levy, Jérusalem, 1985, p. 73–113. Voir aussi du même auteur Eros et Qabbalah, Milan, Adelphi, 2007, p. 132. 21 S. Feldman, « 1492 ; a House Divided », dans Crisis and Creativity in the Sephardic World, éd. B. R. Gampel, New York, Columbia University Press, 1997, p. 38–58. 22 Roberto Bonfil parle d’œuvre « extraordinaire » au caractère « absolument non systématique », ainsi que de la personnalité « énigmatique » de Juda : cf. R. Bonfil, « Lo spazio culturale degli ebrei d’Italia fra Rinascimento ed Età barocca », dans Storia d’Italia. Gli ebrei in Italia, 2 vol., éd. C. Vivanti, Turin, Einaudi, 1996, t. I, p. 413–477 : 455–57 ; un constat similaire est dressé par David Ruderman, pour qui la genèse des Dialogues reste mystérieuse, et leur auteur une figure fuyante et insaisissable : cf. D. B. Ruderman, « The Italian Renaissance and Jewish Thought », dans Renaissance Humanism : Foundations and Forms, 2 vol., éd. A. Rabil, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1988, t. I, p. 382–433 : 411.
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Cette pluralité de lectures est aussi la résultante de certaines caractéristiques spécifiques des Dialogues, qui les distinguent d’autres textes sans doute plus riches du point de vue doctrinal ou plus recherchés sur le plan stylistique. Les Dialogues consistent en un débat de portée éthique, cosmologique et métaphysique concernant la nature et les fonctions de l’amour, débat qui a lieu entre Sophie, la bien-aimée, et Philon, son amant. La discussion est occasionnée par les questions que Sophie soumet à son amant et auxquelles celui-ci s’attache à répondre afin de la conquérir, sans pour autant jamais parvenir à son but. Les thèmes abordés par les deux interlocuteurs relèvent de sources diverses, qui illustrent bien, par leur caractère hétérogène, la formation philosophique et les goûts littéraires de Juda, « Juif de cour » d’origine ibérique venu s’installer en Italie après l’Expulsion de 1492. L’arrièreplan doctrinal de l’aristotélisme judéo-arabe médiéval est bien présent dans le texte, et a été étudié à plusieurs occasions23. Mais ce qui frappe d’emblée, c’est surtout la liberté avec laquelle Juda se rapporte aux sources chrétiennes et à la culture italienne de la Renaissance. Bien que, contrairement à ce que l’on affirme souvent, les Dialogues ne soient pas le premier texte philosophique en langue vulgaire écrit par un Juif, leur ouverture vis-à-vis de la culture non juive de l’époque reste un fait exceptionnel24. En effet, Juda non seulement fait état d’une profonde connaissance des Généalogies des dieux païens de Boccace, du Banquet de Platon et de l’exégèse qu’en avait donnée Marsile Ficin ; mais il mélange aussi, avec une désinvolture insolite pour un auteur juif, les mythes païens des Grecs et des Latins aux récits sacrés de la Torah de Moïse25. D’autre part, il renvoie rarement à la littérature et à la tradition spécifiquement juives ; et lorsqu’il le fait, il s’agit de références plutôt triviales, parfaitement repérables même pour un lecteur chrétien moyennement cultivé. De ce point de vue, les œuvres de Pic de la Mirandole ou de Reuchlin sont sans doute plus « juives »
23 En plus des études de Pines, Ivry et Dagron citées auparavant, voir H. Davidson, « Medieval Jewish Philosophy in the Sixteenth Century », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, cit., p. 106–144. 24 Vers 1450, Moshe de Rieti avait déjà rédigé un traité en italien, mais en lettres hébraïques, divisé en deux volumes intitulés Philosophie naturelle et Œuvres de Dieu : cf. Mosè da Rieti, Filosofia naturale e Fatti de Dio, éd. I. Hijmans-Tromp, Leiden, Brill, 1989. 25 Voir les remarques d’Arthur Lesley dans « Proverbs, Figures and Riddles », cit.
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que le texte de Juda26. A ces particularités s’ajoutent des problèmes rédactionnels auxquels aucune solution définitive n’a encore été apportée : la date de la rédaction des Dialogues reste à préciser, tout comme la question de leur conclusion et de l’existence ou non d’une quatrième partie qui, en tout cas, ne nous aurait pas été conservée. Les avis sont également partagés à propos de la langue dans laquelle Juda aurait écrit son texte, bien que l’hypothèse d’une rédaction en italien semble aujourd’hui la plus vraisemblable27. Juda Abravanel semble ainsi avoir légué à la postérité le témoignage d’une acculturation poussée jusqu’à ses conséquences extrêmes, en adoptant des modèles stylistiques (le dialogue platonicien), linguistiques (la langue vulgaire) et spéculatifs (le thème de l’amour) issus de la culture majoritaire ; en même temps, il aspire à élaborer une vision de l’homme, du cosmos et de Dieu qui, dans le texte, est ouvertement revendiquée comme juive. Sans avoir la prétention d’apporter, à elle seule, les réponses à toutes ces questions, la présente étude voudrait fournir un approfondissement herméneutique et exégétique susceptible d’enrichir la compréhension des Dialogues et de leur auteur. Dans les pages qui suivent, nous chercherons à rendre compte d’une série de données et d’évidences textuelles et contextuelles qui se sont progressivement dégagées au cours de nos recherches28 ; ces parcours esquissent une nouvelle interprétation, qui inscrit les Dialogues et le projet philosophique qui les anime dans la tradition juive et chrétienne touchant à la figure de Salomon et, plus particulièrement, à son rapport avec la sagesse (okhmah). Bien qu’elle soit évoquée de temps à autre par certains lecteurs, l’idée qu’il existe 26 Voir à ce propos G. Veltri, « Philo and Sophia: Leone Ebreo’s Concept of Jewish Philosophy », dans Cultural Intermediaries. Jewish Intellectuals in Early Modern Italy, éd. D. B. Ruderman et G. Veltri, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2004, p. 55–66 : 56–57. J. C. Nelson, qui a consacré aux Dialogues des pages importantes dans son essai sur l’éros à la Renaissance, affirme à leur propos que « except for a few passages which extol the Jewish faith and Mosaic teaching it is hard to believe that we are not reading the work of an Italian Neoplatonist such as Pico or Ficino » ( J. C. Nelson, Renaissance Theory of Love. The Context of Giordano Bruno’s Eroici furori, New York, Columbia University Press, 1958, p. 85). 27 Voir infra, p. 30. 28 Certains aspects de cette interprétation ont déjà été analysés dans quelques articles : voir notamment A. Guidi, « La sagesse de Salomon et le savoir philosophique : matériaux pour une nouvelle interprétation des Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu », Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 91 (2007), p. 241–264 ; Id., « ‘Une sagesse est à toi en héritage’. Le projet philosophique de Léon l’Hébreu et la transmission du savoir à l’époque de l’Expulsion des Juifs d’Espagne », dans Itinéraires sépharades. Diversité et complexité des identités, éd. E. Benbassa, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010, p. 159–168.
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un lien entre l’œuvre de Juda et la tradition concernant le roi biblique n’a jamais été sérieusement formulée ni, à plus forte raison, explorée29. Pourtant, le renvoi au modèle salomonien permet de dégager des perspectives intéressantes, qui méritent d’être développées et examinées dans le détail. Roi puissant, savant et théologien hors norme, magicien, maître d’amour, mais aussi pécheur et pénitent, Salomon est une figure qui a inspiré la culture ancienne, médiévale et renaissante30. En tant qu’auteur supposé du Cantique, il est souvent évoqué par les auteurs juifs et chrétiens comme auctoritas en matière de théologie et comme prototype du savant juif engagé sur le terrain de la « science grecque », c’est-à-dire de la philosophie. C’est notamment la référence à cette dernière facette du roi biblique qui nous permettra d’éclairer les personnalités des deux interlocuteurs des Dialogues et le caractère de leur relation, ainsi que le rapport qui existe entre les sujets abordés dans le texte, leur agencement et la forme dialogique choisie pour les exposer. Il ne s’agira évidemment pas de nier l’influence exercée sur Juda par la pensée platonicienne et néoplatonicienne—élément essentiel à la compréhension de son œuvre, et dont d’autres travaux ont permis d’apprécier l’étendue et l’importance31. La lecture que nous proposons vise plutôt à resituer les références à Platon et à d’autres philosophes anciens et médiévaux à l’intérieur d’une perspective plus large, grâce à laquelle Juda peut sauvegarder l’idée de la primauté sapientielle de la tradition juive tout en lui intégrant, pour ainsi dire de l’intérieur, des motifs considérés comme relevant de la culture grecque ou chrétienne. Le modèle salomonien se révèle tout particulièrement apte à exercer cette fonction : considéré comme un sage exemplaire à la fois dans le domaine de la Torah et dans les sciences et les langues des autres peuples, Salomon s’expose souvent au risque de l’assimilation dans le territoire de la « culture étrangère », que cela soit pour revendiquer 29 Santino Caramella y fait vaguement référence : cf. Leone Ebreo, Dialoghi, Bari, Laterza, 1929, p. 428. Dans sa monographie classique sur l’histoire des Juifs en Italie, Cecil Roth suggère pour sa part en passant une influence du Cantique sur les Dialogues : cf. C. Roth, The Jews in the Renaissance, Philadelphie, Jewish Publication Society, 1977, p. 119 ; l’association est reprise, sans être développée, dans E. Seidel, « The Concept of Philosophy in the Sixteenth Century: Leone Ebreo and the Italian Renaissance », European Judaism, 2 (2002), p. 97–105 : 105. 30 Pour un survol, voir infra, p. 164–183. 31 Voir notamment S. Feldman, « Platonic and Cosmological Themes in the Dialoghi d’amore of Leone Ebreo ( Judah Abravanel ) », Viator. Medieval and Renaissance Studies, 36 (2005), p. 557–582 ; et S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb? », cit.
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ou rétablir sa primauté sapientielle, ou pour exercer une fonction pédagogique qui le projette en dehors de sa communauté. Dans la littérature médiévale, son amour pour la sagesse l’oblige à se mesurer avec « l’autre » et à se confronter à une tension tantôt dramatique, tantôt féconde, entre appartenance identitaire et déracinement. C’est bien dans le cadre de la quête de ce délicat équilibre « salomonien », et des difficultés qu’elle comporte, qu’il nous semble possible d’inscrire la rencontre entre Philon et Sophie.
CHAPITRE II
JUDA ABRAVANEL ET SON ŒUVRE 1. La vie Juda Abravanel—plus connu sous le nom de Léon l’Hébreu1— appartenait à une illustre famille de la diaspora. De père en fils, ses membres exercèrent, à partir du début du XIVe siècle, des fonctions de premier rang tant au sein de la communauté séfarade qu’auprès des souverains chrétiens d’Espagne. Leur prestige reposait aussi sur une prétendue appartenance au lignage davidien : à l’instar d’autres familles de l’aristocratie séfarade—les ibn Yaiah, par exemple2— les Abravanel se présentaient comme descendant de la lignée royale d’Israël et revendiquaient une présence pluriséculaire sur la péninsule ibérique, ce qui n’est pas sans incidence sur la composition des Dialogues3. Au-delà de cette généalogie mythique, dont l’importance en termes d’autoreprésentation et de promotion politique n’est nullement secondaire, il semblerait que la famille soit originaire de Séville. Un
1 Le rapport entre le nom juif de Juda et celui de Leone (Léon) se fonde sur Gen. 49, 9 où la tribu de Juda est comparée à un lionceau. En raison de la popularité de ce prénom parmi les Juifs italiens, on a parfois eu quelques difficultés à bien identifier Juda. Une telle confusion se rencontre même dans des contributions récentes consacrées aux Dialogues : voir par exemple Y. Dureau, « Influences ou sources communes : Léon l’Hébreu et Marsile Ficin », dans Marsile Ficin ou les Mystères platoniciens, Actes du XLIIe Colloque international d’études humanistes (Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance, Tours, 7–10 juillet 1999), organisé par S. Toussaint, 2 vol., Paris, Les Belles Lettres, t. I, p. 227–252, où l’auteur attribue à Juda la rédaction d’une pièce de théâtre rédigée en réalité par Leone de’ Sommi (env.1525–1592). A la suite des éditeurs de la traduction française des Dialogues, nous avons choisi la forme « Juda Abravanel ». 2 Sur la question voir A. David, « Gedalia Ibn Yahia, auteur de Shalshelet haQabbalah », Revue des études juives, 153 (1994), p. 101–132. 3 On aura l’occasion de discuter en détail la portée et les enjeux de cette autobiographie mythique, évoquée dans les écrits de Juda et de son père Isaac. Pour le récit généalogique en question voir J.-C. Attias, Isaac Abravanel, la mémoire et l’espérance, Paris, Cerf, 1992, p. 11. Après les pogroms et les conversions de 1391, le judaïsme séfarade élabore une idéologie du lignage qui aura des effets sur la définition de l’identité sociale et familiale : cf. E. Gutwirth, « Lineage in XVth c. Hispano-Jewish Thought », Miscelanea de Estudios Arabes y Hebraicos, 34 (1985), p. 85–91.
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document de la fin du XIVe siècle mentionne également la ville de Tolède4. Le premier témoignage de la présence des Abravanel en Espagne remonte à 1310. Il concerne Juda (un homonyme de Léon l’Hébreu), trésorier de Ferdinand IV à Séville. Son fils, Samuel Abravanel, contador mayor d’Henri III de Castille, se convertit sans doute au christianisme peu avant les pogroms de 1391. En empruntant le même chemin que d’autres coreligionnaires, il émigre probablement avec sa famille au Portugal, où les conversos avaient la possibilité de professer à nouveau le judaïsme5. Son fils Juda Abravanel est, en effet, mentionné en tant que « juif » dans un document attestant qu’une somme lui aurait été remise par Ferdinand, le fils du roi portugais Edouard Ier6. Installé à Lisbonne, il s’adonne au commerce et à la finance, et entretient des relations avec le successeur d’Edouard, Alphonse V. Il entraîne dans son activité son fils Isaac, père du Juda auteur des Dialogues, qui se voit octroyer par le roi des privilèges, comme l’exemption du signe distinctif et la permission de loger dans des auberges chrétiennes. C’est ainsi à Lisbonne que notre Juda—Léon l’Hébreu—naît vers 14657. A cette date, la position économique et le prestige intellectuel de son père au sein de la communauté locale sont déjà remarquables. La communauté juive de Lisbonne vit alors une période d’accalmie relative en raison de la politique de tolérance mise en place par Alphonse V, qui mobilise les ressources des Juifs pour soutenir les projets d’expansion du Royaume ; la participation d’Isaac à un emprunt de douze millions de réaux lancé par le roi en est d’ailleurs
Voir P. Léon Tello, Judíos de Toledo, 2 vol., Madrid, 1979, t. II, p. 176. Samuel prend le nom de Juan Sánchez de Séville : cf. B. Netanyahu, Don Isaac Abravanel, Statesman and Philosopher, Philadelphie, Jewish Publication Society of America, 1953, p. 6 ; I. Montes Romero-Camacho, « Juan Sánchez de Sevilla, antes Samuel Abravanel, un modelo de converso sevillano anterior al asalto de la judería de 1391 », dans Aragón en la Edad Media: Homenaje a la profesora Carmen Orcástegui Gros, 2 vol., Saragosse, université de Saragosse, 1999, t. II, p. 1099–1113 ; mais les documents ne permettent pas de tirer des conclusions définitives sur les circonstances de cette conversion, et nous ne savons pas si Samuel finit par revenir au judaïsme : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance toward Tradition. Defense, Dissent, and Dialogue, Albany, State University of New York Press, 2001, p. 10. 6 Cf. ibidem. 7 Cette datation approximative est établie à partir des éléments suivants : l’âge du père de Juda, Isaac (né en 1437) ; et la date de naissance du frère cadet de Juda, Joseph (1471)—le deuxième frère de Juda, Samuel, naît quant à lui en 1473. Cf. A. di Leone Leoni, « Nuove notizie sugli Abravanel », Zakhor, 1 (1997), p. 154–206. 4 5
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un exemple8. Le climat politique est donc favorable et les relations d’affaires et d’amitié qu’Isaac établit avec le noble et puissant Ferdinand de Bragance facilitent sans doute son ascension économique et sociale9. Mais son autorité intellectuelle n’était pas moins considérable. Parmi ses correspondants, Isaac compte Gedalyah ben David ibn Yaiah10 et le banquier et mécène Yeiel de Pise, qui joua un rôle important dans la société florentine de la fin du XVe siècle. Les échanges entre les deux hommes incluent l’envoi de manuscrits : dans deux lettres adressées à Yeiel, Isaac demande une copie du commentaire à la Torah d’Immanuel de Rome, et exprime le souhait que d’autres textes qu’il avait procurés à son correspondant lui soient rendus11. Il était également proche de Joseph Æayyun, le rabbin en chef de la communauté de Lisbonne, ainsi que de Joseph ibn Shem Tov, qu’il évoque comme « maître » en matière de théologie dans son commentaire de la Torah12. On n’a, en revanche, aucune certitude sur la situation de Juda à Lisbonne; sans doute dépend-il encore économiquement de son père. Selon une pratique courante parmi les Juifs de l’époque, celui-ci a très
Cf. Carsten L. Wilke, Histoire des Juifs portugais, Paris, Chandeigne, 2007, p. 38. Les liens d’Isaac Abravanel avec certaines familles de la noblesse lusitanienne sont également attestés par une lettre en portugais qu’il envoya en 1470 ou 1471 à Dom Alfonso, Comte de Faro, à l’occasion de la mort de son beau-père, Don Sancho de Noronha, Comte d’Odemira ; le style et les sources utilisés par Abravanel à cette occasion témoignent d’une connaissance assez approfondie des nouvelles tendances rhétoriques de l’humanisme ibérique: cf. Isaac Abravanel: Letters, éd. et trad. de C. Cohen Skalli, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2007, p. 12–25. 10 Cette correspondance, dont on ne possède que quelques lignes, semble avoir porté sur une expédition militaire portugaise : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 11. 11 Cf. Isaac Abravanel: Letters, p. 143–145. Abravanel envoie aussi à Yeiel une copie de sa Couronne des anciens et de son commentaire au Deutéronome, encore inachevé : cf. ibid., p. 123–125. Vers 1478, Isaac aurait aussi rencontré à Lisbonne le fils de Yeiel, Isaac, en voyage au Portugal : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 12. 12 Abravanel pose à Æayyun des questions portant sur le statut et l’origine du Deutéronome, comme le rabbin de Lisbonne le déclare au début de son traité Maggid mishne, qu’il écrit en réponse : cf. A. Gross, Rabbi Joseph ben Avraham Æayyun Leader of the Lisbon Jewish Community and his Literary Work [en hébreu], Ramat-Gan, Bar Ilan University Press, 1993, p. 35 et p. 231 ; pour la référence à Joseph ibn Shem Tov voir J.-P. Rothschild, « Les philosophes juifs d’Espagne au XVe siècle : l’Ethique à Nicomaque et le projet philosophique de Joseph ibn Shem Tob (étude préparatoire) », dans Pensamiento medieval ispano. Homenaje a Horacio Santiago Otero, éd. J. Ma Soto Rábanos, 2 vol., Madrid, C.S.I.C., 1998, t. II, p. 1289–1316 : 1292, note 9. Abravanel cite avec admiration le Kevod ’Elohim (Gloire du Seigneur) de Shem Tov dans son commentaire à Samuel (Perush ‘al Nevi’im rishonim, cit., p. 285) et envoie à Yeiel de Pise des manuscrits contenant des œuvres de cet auteur : cf. Isaac Abravanel: Letters, p. 57. 8 9
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certainement dû prendre en charge une partie de son éducation. En dressant un portrait d’Isaac dans cette période portugaise, on peut ainsi se faire une idée de l’atmosphère culturelle dans laquelle le jeune Juda a grandi, et de la bibliothèque qu’il avait à sa disposition dans la maison paternelle. Déjà dans les années 70, la culture d’Isaac en matière d’exégèse biblique et talmudique est solide : il travaille à son commentaire sur le Deutéronome et rédige en même temps la Couronne des anciens (‘Ateret Zeqenim), où il est question de la théophanie du Sinaï et de la nature de la prophétie13. Il en va de même pour sa connaissance de la tradition philosophique judéo-arabe, du moins à en juger par la densité du corpus de textes sur lesquels il s’appuie dans ses Formes des éléments (Tsurot ha-Yesodot)—un petit traité où il discute de façon systématique les opinions des philosophes sur la nature des quatre éléments14. Isaac a également développé le goût de la culture classique, notamment des écrits de Sénèque et de Cicéron, et sans doute n’ignore-t-il pas non plus les auteurs italiens—Dante, Boccace et Pétrarque—que l’humanisme ibérique avait traduits et glosés tout au long du XVe siècle. Dans les écrits postérieurs, il fera parfois référence à la littérature des Pères de l’Eglise—notamment Augustin, Jérôme et Bède—et à la production exégétique latine plus tardive, tout particulièrement aux ouvrages de Nicolas de Lyre, de Raymond Martin et des célèbres apostats Paul de Santa Maria et Alfonse de Valladolid. L’influence exercée sur Isaac par les commentaires bibliques du franciscain Alfonso de Madrigal « el Tostado » a aussi été importante15. Parmi les philosophes chrétiens médiévaux, il citera entre autres, avec admiration, Albert le Grand et Thomas d’Aquin16. Il va sans dire que sa connaissance des auteurs
13 Sur ce texte voir E. Lawee, « Inheritance of the Fathers: Aspects of Isaac Abarbanel’s Stance toward Tradition: the Case of Ateret Zekenim », Association for Jewish Studies Review, 22 (1997), p. 165–198. 14 Dans sa Couronne, Abravanel définit le Tsurot comme un « derush » portant sur la question des formes des éléments (cf. ‘Ateret Zeqenim [Couronne des anciens], Sabbioneta, 1557, p. 30a), mais il ne mentionne pas ce texte dans la liste de ses œuvres compilée à la fin de sa vie : cf. She’elot le-ha-hakham Shaul ha-Cohen (Questions du sage Saul ha-Cohen) Venise, 1574, p. 12a. Pour une présentation des contenus de cet essai cf. E. Coda, « Le fonti filosofiche del trattato sulle Forme degli elementi (Tsurot ha-Yesodot) di Isaac Abravanel (1437–1508) », Materia Giudaica, 13 (2008), p. 71–80. 15 Cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 199 ; pour l’influence de Tostado sur l’œuvre exégétique d’Abravanel voir S. Gaon, The Influence of the Catholic Theologian Alfonso Tostado on the Pentateuch Commentary of Isaac Abravanel, Hoboken, Ktav, 1993. 16 Cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 199. D’après le témoignage de Almonsino, Abravanel aurait même traduit en hébreu la Quaestio de spiritualibus creaturis de Thomas d’Aquin : cf. M. Steinschneider, Die Hebraïschen Übersetzungen des Mittelalters
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juifs et arabes était très vaste, et comprenait les grands classiques— Maïmonide, Crescas, Gersonide, Averroès et ses commentateurs, mais aussi al-Ghazali, Avicenne ou Ibn Tufayl—tout comme des références, souvent anonymes, aux exégètes contemporains, tel Isaac Arama ou Abraham Bibago17. C’est aussi à la lumière de cette culture paternelle mêlant humanisme et héritage philosophique judéo-arabe qu’il faudra appréhender les Dialogues et leur syncrétisme. Dans l’un de ses poèmes, Juda reconnaît d’ailleurs sa dette envers son père, tout en revendiquant, en termes d’acquisition du savoir, une évolution personnelle18 ; dans un autre poème, publié douze ans après la mort de son père, il se présente comme son élève (talmid)19. Alors que la formation philosophique et religieuse de Juda se déroule sous les yeux de son père, la situation relativement paisible dans laquelle se trouvait jusqu’alors la communauté juive lisbonnaise commence à se détériorer. En 1481, Jean II succède à Alphonse sur le trône. Soucieux de rétablir les prérogatives du pouvoir royal, il inaugure une politique hostile à l’égard des grandes familles de l’aristocratie et des courtisans, dont il s’efforce de limiter le pouvoir et les privilèges. La position d’Isaac devient précaire, et son intimité avec les Bragance, dont Jean II souhaite réduire l’influence à la Cour, finit par jouer en sa défaveur. Ses protecteurs, puis Isaac lui-même, sont
und die Juden als Dolmetscher, 2 vol., Berlin, 1893, t. I, p. 486. Parmi les auteurs qu’Abravanel cite, on trouve aussi Jean de Mandeville, figure d’explorateur navigant entre histoire et légende, auteur du Livre des merveilles, chronique de ses voyages en Egypte et en Asie, où il discute, entre autres, les possibilités d’une navigation autour du globe. Abravanel affirme avoir eu entre les mains ce livre, où il aurait rencontré une description du tombeau d’Ezéchiel analogue à celle que l’on peut lire dans le compte rendu d’un autre célèbre voyageur médiéval, Benjamin de Tudela : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im aaronim, Jérusalem, 1956, p. 432–433. L’intérêt d’Isaac pour ce genre de littérature relevait sans doute de son implication dans les explorations maritimes entreprises par les Portugais : cf. I. Lawee, « On the Threshold of the Renaissance: New Methods and Sensibilities in the Biblical Commentaries of Isaac Abarbanel », Viator, 26 (1995), p. 286 et p. 300. 17 C’est en partie à cause de cette habitude qu’Abravanel a été accusé à plusieurs reprises de plagiat, notamment par le fils d’Isaac Arama et par David ben Messer Léon : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 42. 18 Voir Juda Abravanel, Complainte sur le temps [en hébreu] dans The Philosophy of Leone Ebreo [en hébreu], p. 11–25 : 17, v. 213–216. 19 Il s’agit d’un poème écrit en 1520 pour introduire les commentaires d’Isaac sur les livres des Prophètes : Paroles de Juda, le fils du grand exégète en louange des commentaires de son père aux livres des prophètes, dans Dialoghi, éd. Gebhardt, Regesten zur Lebensgeschichte Leone Ebreos, p. 21–23.
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accusés d’avoir ourdi un complot contre le roi20 ; en mai 1483, informé de sa situation, il fuit à Segura de la Orden, en Castille. En dépit de la condamnation à mort par contumace pesant sur lui, il ne tardera pas à se faire une place au sein de l’élite castillane. En 1484, il est en effet recruté par les Rois Catholiques comme collaborateur du contador major et rab de la corte Abraham Senior ; sa position économique ne cessera alors de se renforcer, nonobstant les difficultés rencontrées à cette époque par les Juifs espagnols. Comme ce fut le cas avec les Bragance au Portugal, Isaac tisse, en Castille, des relations d’affaires avec les élites aristocratiques, en l’occurrence le cardinal Mendoza, membre de l’une des familles les plus influentes de la noblesse espagnole. Puissants alliés des souverains, les Mendoza jouent à l’époque un rôle important dans l’essor ibérique des studia humanitatis ; ils parrainent, et même réalisent, des traductions en castillan des œuvres d’Ovide, de Virgile, de Pétrarque, de Dante et de Boccace, et encouragent aussi la diffusion en langue vulgaire de textes platoniciens ou pseudo-platoniciens à partir des nouvelles versions latines réalisées par les humanistes italiens21. La fréquentation du milieu humaniste exercera sur Isaac une influence profonde, le familiarisant davantage avec les auteurs latins et la culture classique en général. L’Expulsion des Juifs décrétée par les Rois Catholiques au printemps 1492 intervient donc au moment où Isaac est au sommet de sa carrière politique. Par conséquent, il n’est pas surprenant que plusieurs sources relatent son implication dans les négociations qui précèdent 20 Sur la nature de ce complot et l’implication d’Abravanel les avis des historiens divergent. Il est difficile à ce propos d’émettre un jugement, qui ne serait en outre d’aucun intérêt pour notre travail. Il est peut-être plus intéressant, pour mieux saisir la personnalité publique d’Isaac, de remarquer qu’il proclame à plusieurs reprises son innocence et va jusqu’à nier l’existence même du complot contre Jean II. Pour un status quæstionis voir E. Lipner, Two Portuguese Exiles in Castile. Dom David Negro and Dom Isaac Abravanel, Jérusalem, The Magnes Press, 1997, p. 46–76. 21 Le cardinal Pedro González de Mendoza traduit l’Enéide et une partie des Métamorphoses d’Ovide: cf. E. Lawee, « On the Threshold of the Renaissance », cit. ; Pedro Diáz de Toledo traduit pour le père dudit Cardinal, don Iñigo Lopez de Mendoza, la version latine du Phédon réalisée par Leonardo Bruni et celle du dialogue pseudoplatonicien Axiochus de Cencio de’ Rustici : cf. J. Hankins, Plato in the Italian Renaissance, 2 vol., Leiden-New York-København-Köln, Brill, 1991 [1990], t. I, p. 96–97; pour une perspective d’ensemble voir P. O. Kristeller, « The European Significance of Florentine Platonism », dans Studies in Renaissance Thought and Letters, III, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1993, p. 49–67 (première édition dans Medieval and Renaissance Studies, Proceedings of the Southeastern Institute of Medieval and Renaissance Studies, Summer 1967, éd. J. N. Headley, Chapel Hill, University of north Carolina Press, 1968, p. 206–229).
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la prise de cette décision. Avec Abraham Senior et Meir Melamed, receveur en chef du Royaume, Isaac propose en effet à Ferdinand une somme considérable, collectée avec ses coreligionnaires dans le but d’obtenir sinon une annulation, du moins un report de l’édit. Il obtient aussi un entretien privé avec la reine Isabelle, au cours duquel il semble avoir tenté de la persuader de l’inconsistance des motivations théologiques à l’origine de la décision22. Tous les efforts diplomatiques et financiers d’Isaac Abravanel et des autres représentants de la communauté juive sont évidemment vains : à la fin d’avril 1492 entre en vigueur le décret qui laisse aux Juifs le choix entre la conversion ou l’exil dans un délai de trois mois23. Les Abravanel choisissent alors de quitter l’Espagne. L’événement aura des conséquences néfastes pour la famille, dont l’unité sera brisée à jamais. Au moment de l’Expulsion, Ferdinand envisage de faire baptiser le fils aîné de Juda, alors âgé de deux ans, afin de forcer son père et sa famille à abandonner le judaïsme et à rester ainsi à son service24. Dans sa Complainte sur le Temps, Juda raconte comment, après avoir été informé de ce projet par un ami, il a envoyé en cachette l’enfant, accompagné de sa nourrice, au Portugal25. Mais si le plan de Ferdinand n’aboutit pas, la tentative d’empêcher la conversion de l’enfant échoue également, puisqu’il sera baptisé au Portugal, soit sous Jean II, soit, plus probablement, sous Manuel Ier, en 149726. Cette rupture dans la chaîne de transmission 22 L’épisode est relaté par Isaac Abravanel dans l’introduction à son commentaire au livre des Rois, achevé à Naples en 1493 : cf. I. Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 422 ; sur les circonstances complexes dans lesquelles les tentatives eurent lieu voir M. Kriegel, « Ferdinand le Catholique, fils de Palomba. Les Juifs et l’alliance royale », dans Le temps de l’État. Mélanges en l’honneur de Pierre Birnbaum, éd. B. Badie et Y. D. délaye, Paris, Fayard, 2007, p. 111–134. Voir aussi le témoignage contenu dans Elijah Capsali, Chronique de l’expulsion, éd. S. Sultan-Bohbot, Paris, Cerf, 1994, p. 101–102. 23 H. Beinart, L’Expulsion des Juifs d’Espagne [en hébreu], Jérusalem, 1994. Pour une réflexion sur les circonstances qui précèdent immédiatement la promulgation de l’édit cf. M. Kriegel, « La prise d’une décision: l’Expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 », Revue historique, 260 (1978), p. 49–90. 24 L’idée de contraindre les familles juives à la conversion en baptisant leurs enfants est peut-être à l’origine de la campagne de baptêmes forcés d’enfants juifs ordonnée par Manuel Ier au Portugal quelques années plus tard ; des sources juives attribuent la paternité de cette stratégie au converso Levi ben Shem Tov de Saragosse, qui l’aurait suggérée au Roi : cf. Carsten L. Wilke, Histoire des Juifs portugais, cit., p. 74. 25 Complainte, p. 12–13, vv. 49–82. 26 D’après Carsten L. Wilke, le fils de Juda aurait fait partie de ces enfants juifs rendus esclaves sous Jean II et envoyés ensuite coloniser l’île de São Tomé, en 1493 : Carsten L. Wilke, Histoire des Juifs portugais, cit., p. 70. Dans sa Complainte, Juda affirme en revanche que le baptême d’Isaac aurait eu lieu sous Manuel : cf. Complainte,
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familiale ne manquera pas d’influencer le parcours intellectuel de Juda, et en particulier le projet des Dialogues, dont il parle dans la Complainte comme d’une « offrande » qu’il aurait préparée pour le retour de son fils à la maison paternelle27. Décidés à ne pas se convertir, les Abravanel quittent donc Valence vers la fin du mois de juillet ou le début du mois d’août 1492 pour rejoindre l’Italie. Il est probable que les rapports préalables avec Yeiel de Pise aient pesé sur le choix de cette destination28. Néanmoins, la famille ne s’installe pas à Florence, mais à Naples, dans un milieu culturel proche de celui de la péninsule ibérique29. A l’époque, le royaume est en effet sous la domination des Aragon, une branche de la dynastie espagnole ; le castillan est la langue officielle de la Cour, et une partie non négligeable des hommes politiques et des intellectuels qui la fréquentent est d’origine ibérique30. Sans que l’on puisse définir avec précision quelles étaient ses activités à la Cour, Isaac semble avoir compté parmi les gens de confiance qui gravitaient autour de Ferrante Ier, dont l’attitude envers les réfugiés juifs était plutôt bienveillante31. Son successeur Alphonse II adoptera une attitude similaire.
p. 13. En 1496, Manuel décrète en effet l’Expulsion des Juifs—et des musulmans— portugais ; mais cet édit, qui laissait le choix de la fuite dans d’autres pays aux Juifs résolus à ne pas se convertir, se transforme peu de temps après en l’obligation générale de se faire baptiser et de rester dans le Royaume : cf. M. J. Pimenta Ferro Tavares, « Expulsion or integration? The Portuguese Jewish Problem » dans Crisis and Creativity in the Sephardic World 1391–1648, éd. B. Gampel, New York, Columbia University Press, 1997, p. 95–103. 27 Voir infra, p. 280–286. 28 Au vu des rapports qu’Abravanel entretient avec Yeiel, Eric Lawee pense qu’il s’était déjà rendu en Italie pour des raisons commerciales bien avant 1492 : cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 13. 29 D’autres illustres exilés séfarades feront le même choix, comme les Juifs portugais David ben Salomon (1440–1524) et Joseph ben David ibn Yaia (1425–1498), ainsi que l’Espagnol Isaac Arama (env.1420–1494). 30 Les poètes espagnols actifs à Naples à l’époque d’Alphonse II ne semblent pas avoir été véritablement influencés par la production italienne, et témoignent plutôt d’un attachement à une tradition spécifiquement ibérique : cf. R. G. Black, « Poetic Taste at the Aragonese Court in Naples », dans Florilegium Hispanicum. Medieval and Golden Age Studies presented to C. Clotelle Clark, Madison, Hispanic Seminary of Medieval Studies, 1983, p. 165–178. 31 Cf. B. Netanyahu, Don Isaac Abravanel, cit., p. 62–65. La politique de Ferrante concernant les exilés espagnols relevait d’un calcul économique, étant donné que les Juifs étaient propriété de la couronne et constituaient une ressource importante ; néanmoins, elle était due aussi à une sympathie personnelle que l’on entrevoit même dans le langage formel des documents officiels : cf. D. Abulafia, « The Aragonese Kings of Naples and the Jews », dans The Jews of Italy. Memory and Identity, éd. B. D. Cooperman et B. Garvin, University Press of Maryland 2000, p. 82–106 ; Id., « The Role of the
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Une ordonnance royale du 24 juillet 1494 concernant Juda confirme cette politique d’ouverture. D’après ce document, Juda serait resté à Naples avec Isaac et sa famille jusqu’en 1494 ; il aurait profité des privilèges accordés aux Juifs par la législation locale et son statut en matière d’impôts aurait été, de surcroît, analogue à celui d’un citoyen napolitain32. Au moment où s’y installent les Abravanel, la communauté juive de Naples est nombreuse et assez active. En 1490, les Soncino transfèrent leur imprimerie dans la ville, qui abritait déjà celle d’Azriel Gunzenhauser. Dans les mêmes années, Juda Messer Léon, humaniste, médecin et philosophe, dirige à Naples l’une des yeshivot les plus réputées de l’Italie de l’époque, où se retrouvent des élèves d’origine diverse. Son fils, David Messer Léon, cabaliste et philosophe, en fait partie, tout comme le traducteur et grammairien Abraham de Balmes (env. 1440–1423), qui deviendra plus tard médecin personnel du cardinal Grimani à Venise33. Mais des tensions ne tardent pas à se faire sentir entre les Juifs italiens et les nouveaux venus d’Espagne et du Portugal. L’attitude de Messer Léon et de son fils, représentants du judaïsme autochtone, est en ce sens emblématique. Généralement hostile à l’égard des exilés séfarades, David Messer Léon s’en prend, dans son ‘Ein ha-Qore, plus particulièrement à Isaac Abravanel, l’accusant d’être un mauvais philosophe et un arrogant ; sa prétendue appartenance à la maison de David fait aussi l’objet de quelques remarques ironiques bien ciblées34. Jews in the Cultural Life of the Aragonese Kingdom of Naples », dans Gli ebrei in Sicilia dal tardoantico al medioevo. Studi in onore di Mons. B. Rocco, éd. N. Bucaria, Palermo, Flaccovio, 1998, p. 35–53. 32 Voir le texte du document dans Leão Hebreu, Diálogos de amor, éd. G. Manuppella, Lisbonne, Instituto Nacional de Investigação Científica, 1983, p. 577–578. 33 Sur la vie de Juda Messer Léon voir D. Carpi, « Notes on the Life of Rabbi Judah Messer Leon », dans Studi sull’ebraismo italiano in memoria di C. Roth, éd. A. Toaff, s.l. [ Rome], Barulli, 1974, p. 37–62 ; sur son fils David cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds. The Life and Though of Rabbi David ben Judah Messer Leon, Albany, New York Press, 1991 ; pour la figure d’Abraham de Balmes voir N. Ferorelli, Gli ebrei nell’Italia meridionale dall’età romana al secolo XVIII, éd. F. Patroni Griffi, Napoli, Dick Peterson, 1990, p. 263–278. 34 Cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 269. Les Juifs italiens semblent avoir eu du mal à saisir la composante séfarade dans la culture d’Isaac Abravanel : cf. E. Lawee, « Abarbanel in Italy: the critique of the kabbalist Elijah Hayyim Genazzano », Jewish History, 23 (2009), p. 223–253. Il y eut aussi d’autres réactions plus admiratives, comme celle d’Abraham Farissol, qui range Isaac parmi ses maîtres : cf. D. B. Ruderman, The World of a Renaissance Jew. The Life and Thought of Abraham Mordecai Farissol, Cincinnati, Hebrew Union College Press, 1981, p. 222.
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D’ailleurs, l’arrivée des Juifs espagnols et portugais ne semble pas avoir été propice à l’effervescence culturelle de la ville : en 1492, les imprimeries cessent leur activité, et Juda Messer Léon quitte probablement Naples avec son école, peut-être à la suite d’un conflit de pouvoir qui aurait opposé sa famille au clan des Abravanel. Le visage du judaïsme napolitain change soudainement, et le modèle castillan du Juif « courtisan », dont les Abravanel étaient de prestigieux représentants, paraît s’imposer au détriment des formes culturelles autochtones moins élitaires35. Le milieu napolitain constituait en tout cas pour les Abravanel un endroit idéal, à mi-chemin entre le monde ibérique dont ils provenaient et la nouvelle réalité italienne qu’ils devaient intégrer. La vie intellectuelle de la ville est dominée à cette époque par la figure de Giovanni Pontano (1426–1503). Secrétaire de Ferrante puis d’Alphonse II, poète, astrologue et humaniste, Pontano dirigeait depuis 1473 l’Académie fondée par le Panormite, fréquentée par de nombreux poètes, hommes de lettres et philosophes napolitains, comme Agostino Nifo, Michele Marullo, Mario Equicola et Gilles de Viterbe36. Comme la fonction occupée par Isaac Abravanel à la Cour napolitaine est incertaine, il est difficile de démontrer sa familiarité avec ce cercle d’intellectuels ; il n’en reste pas moins que l’œuvre de Juda semble avoir été influencée par la production de Pontano, notamment en ce qui concerne la pensée astrologique37. On retrouve également dans la ville un grand
35 Voir G. Lacerenza, « Lo spazio dell’ebreo. Insediamenti e cultura ebraica a Napoli (secoli XV–XVI) », dans Integrazione ed emarginazione. Circuiti e modelli: Italia e Spagna nei secoli XV–XVIII, éd. L. Barletta, Naples, Ist. Suor Orsola Benincasa, 2002, p. 357–427 ; pour une interprétation différente, qui voit dans l’arrivée des Séfarades le seul moment glorieux pour le judaïsme de la ville cf. D. Abulafia, « The Role of the Jews », cit. Il est vrai que les exilés séfarades sont souvent perçus de manière ambivalente à l’intérieur même des communautés juives italiennes de l’époque et que leur attitude envers les « autochtones » était considérée parfois, par ces derniers, comme arrogante et hautaine : cf. A. Toaff, « Ebrei spagnoli e marrani nell’Italia ebraica del Cinquecento. Una presenza contestata », La rassegna mensile di Israel, 58 (1992), p. 47–59. 36 Pour une vue d’ensemble sur les protagonistes et le caractère du mouvement humaniste à Naples voir M. Santoro, Humanism in Naples, dans Renaissance Humanism : Foundations and Forms, cit., t. I, p. 296–331 et G. Villani, « L’umanesimo napoletano », dans Storia della letteratura italiana: il Quattrocento, éd. E. Malato, Rome, Salerno Editrice, 1996, p. 709–762. 37 L’influence de Pontano sur Juda a été récemment évoquée par Eugenio Canone : cf. Leone Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. D. Giovannozzi, Introduzione di E. Canone, Rome-Bari, Laterza, 2008, p. viii. Pour l’astrologie dans les Dialogues voir A. Guidi, « L’astrologia nei Dialoghi d’amore », dans Nella luce degli astri. L’astrologia nella cultura del Rinascimento, Atti del Convegno di Studi (Firenze 14–15 dicembre 2001), éd. O. Pompeo Faracovi, La Spezia, Agorà, 2004, p. 39–62.
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nombre d’auteurs influencés par la lyrique d’amour pétrarquiste, dont quelques échos se font entendre dans les Dialogues38. En 1495, le séjour napolitain d’Isaac et de Juda s’interrompt en raison de la conquête de la ville par les troupes françaises de Charles d’Anjou ; à l’annonce de leur arrivée se produisent des saccages et de violentes émeutes antijuives. Au vu de ce climat difficile, Isaac part à Messine à la suite d’Alphonse II et se rend ensuite à Corfou, peut-être en vue d’un départ pour Salonique, où son fils cadet Samuel s’était installé pour étudier dans la yeshivah du rabbin Joseph Fasi39. Le projet n’aboutira pas, et au tournant du siècle on retrouve Isaac à Monopoli, qui à l’époque fait partie des territoires contrôlés par la république de Venise. D’après le témoignage du premier biographe d’Isaac Abravanel, Juda s’installe pour sa part à Gênes, où il exerce la profession de médecin40. On ne peut pas déterminer avec précision la durée de ce séjour. Un document daté du 10 mai 1501 indique que Juda se serait établi ensuite à Barletta, une ville située non loin de Monopoli, sous le contrôle des Aragon41. Reste que d’après le témoignage de l’ambassadeur de Venise à Naples, Giovanni Badoer, Juda serait revenu dans la capitale du Royaume, reconquise entre-temps par les Aragon, dès le début de l’année42. Dans une lettre qu’il adresse au Conseil des Dix le 18 février 1501, Badoer relate une conversation 38 Sur le milieu littéraire napolitain de la fin du XVe siècle et l’importance de la composante ibérique voir M. Santagata, La lirica aragonese. Studi sulla poesia napoletana del secondo Quattrocento, Padoue, Antenore, 1979 ; A. Gargano, Con accordato canto : studi sulla poesia tra Italia e Spagna nei secoli XV–XVII, Naples, Liguori, 2005. 39 Cf. M. Benayahu, « La famille Abravanel à Salonique » [en hébreu], Sefunot, 12 (1971–78), p. 7–67 : 10–11. 40 L’information est contenue dans la biographie d’Isaac Abravanel rédigée par le rabbin Baruch Uzziel Forti (m. 1571), qui accompagne l’édition du Commentaire sur le livre de Daniel du même Isaac: « Son fils aîné le noble Don Juda (que sa mémoire soit en bénédiction), après l’exil et le saccage de Naples alla à Gênes et accomplit des merveilles dans l’art de la médecine » (Isaac Abravanel, Ma‘ayaney ha-Yeshu‘ah, Ferrare, 1551, p. 2v). Il est certain qu’un des frères de Juda, Joseph, exerça la médecine dans la même ville et plus ou moins à la même période : cf. R. Urbani, G. N. Zazzu, The Jews in Genua (507–1681), 2 vol., Leiden-Boston-Köln, Brill, 1999, t. I, p. 91. 41 Il s’agit d’une lettre adressée au capitano et à la communauté de Barletta par Federigo, successeur de Ferdinand II au trône après la reconquête aragonaise. Elle vise à faire rentrer à Naples, au service du Roi, Isaac et Juda, et à leur assurer un voyage sans ennuis : cf. Leão Hebreu, Diálogos de amor, cit., p. 578 ; cf. aussi N. Ferorelli, Gli ebrei nell’Italia meridionale, cit., p. 99. Le ton affectueux de la lettre (« havendo Noi cari li dilecti nostri ecc. ») semble indiquer l’existence de rapports préalables entre Federigo et les Abravanel : cf. I. Sonne, « Intorno alla vita di Leone Ebreo », Civiltà moderna. Rassegna bimestrale di critica storica, letteraria, filosofica, 6 (1934), p. 163–193. 42 Le document a été publié par F. Nicolini dans « Per la biografia di Leone Ebreo », La critica. Rivista di letteratura, storia e filosofia, 28 (1930), p. 312–314 ; curieusement oublié
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qu’il aurait eue à Naples avec le médecin et astrologue juif « Leon Abravanel », « omo de bono ingegno » (« homme d’une belle intelligence ») et très savant, qui dispensait des cours à l’université locale (« de qui leze publice »)43. L’ambassadeur évoque la possibilité de se servir de lui pour se procurer quelques informations venant de Constantinople, au vu des nombreux contacts que Juda aurait pu entretenir avec les Juifs de cette ville, et notamment en raison de son intimité avec l’astrologue du Sultan44 ; d’après le témoignage de Badoer, Juda aurait été prêt à se rendre lui-même au Levant le cas échéant45. La situation politique de l’Italie méridionale de l’époque est loin d’être stable. En 1503, à Cerignola, les Aragon sont vaincus par les forces françaises et espagnoles coalisées. Gonsalvo de Córdoba, le « Gran Capitano », entre à Naples, et sera nommé vice-roi peu de temps après. Juda devient alors son médecin personnel ; sans doute l’accompagne-t-il dans les déplacements nécessaires au déroulement de sa campagne militaire46. On sait qu’il est de passage à Venise chez par les biographes successifs, ce témoignage mérite d’être examiné de plus près, en raison des nombreuses informations qu’il contient. 43 Pour l’interprétation de l’expression leze publice comme faisant allusion à l’activité de lecteur dans un studium, voir A. Field, « The Platonic Academy of Florence », dans Marsilio Ficino: his Theology, his Philosophy, his Legacy, éd. Michael J. B. Allen, V. Reeds et M. Davies, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002, p. 359–376 : 361, note 16 ; bien que l’accès des Juifs aux universités ait été difficile, on connaît entre autres le cas d’Elie Delmédigo qui dispensa des cours de philosophie à l’université de Padoue dans les années 1480 : cf. G. Dell’Acqua-L. Münster, « I rapporti di Giovanni Pico della Mirandola con alcuni filosofi ebrei », dans L’Opera e il Pensiero di Giovanni Pico della Mirandola nella Storia dell’Umanismo, 2 vol., Florence, Olschki, 1965, t. II, p. 149–168 : 151. Le médecin, grammarien et philosophe Abraham de Balmes fut également professeur dans le studium de Padoue : cf. M. A. Shulvass, The Jews in the World of Renaissance, Leiden, Brill, 1973, p. 152. 44 Il s’agit vraisemblablement de Joseph Hamon (m. 1518), médecin personnel de Bayazid II (1481–1512), né à Grenade et émigré au Levant après l’Expulsion : cf. J. Jos Nehama, « Les médecins juifs à Salonique » extrait de la Revue d’Histoire de la Médicine Hébraïque, 8 (1951), p. 1–24 ; sa famille semble avoir été très proche des Abravanel : cf. M. Benayahu, « La famille Abravanel », cit. Hamon était devenu très influent à la Cour, ce qui lui avait permis d’aider un certain nombre de Juifs en difficulté: cf. U. Heyd, « Moses Hamon chief Jewish physician to Sultan Suleyman the Magnificient », Oriens, 16 (1963), p. 152–170. 45 Juda avoue néanmoins ne pas entretenir de relations avec les membres de sa famille qui se trouvaient à Constantinople. Le témoignage s’accorde avec le projet d’Isaac Abravanel. On sait que la république de Venise employait des marchands et des médecins juifs comme informateurs à Constantinople : cf. P. Preto, I servizi segreti di Venezia, Milan, Il Saggiatore, 1994, p. 481–485. 46 En février 1501 un neveu d’Isaac, Joseph Abravanel, avait rencontré Gonsalvo à Messine, au retour de la campagne militaire de Turquie : cf. B. Netanyahu, Don Isaac Abravanel, cit., p. 79.
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son père en 1505 et en 150747. Isaac, qui s’était installé dans la ville après la défaite des Aragon ou peu avant, y mourra en 1508. Malgré tous ces déplacements, il semble que Naples ait été la résidence principale de Juda jusqu’au départ du vice-roi Gonsalvo pour l’Espagne, en 1507. C’est à cette époque que remontent les premiers témoignages de l’activité intellectuelle de Juda. Vers 1504, il écrit des éloges en vers à l’occasion de la publication de trois œuvres de son père, qui seront imprimées à Constantinople en 150548 ; peu de temps avant, il compose la Telunah ‘al ha-Zeman (Complainte sur le Temps). C’est sans doute aussi durant ces toutes premières années du XVIe siècle qu’il se met à travailler à son chef-d’œuvre, dont la publication posthume, sous le titre Dialogues d’amour, se fera à Rome chez l’imprimeur Antonio Blado d’Assola. Après son séjour vénitien, les renseignements que l’on possède sur Juda deviennent plus incertains. Sous la domination espagnole, les conditions de vie des Juifs dans le Sud de l’Italie se font plus difficiles. On retrouve cependant Juda à Naples vers 1520, si le « Leone Abravanel » qu’on exonère du paiement d’un impôt mentionné dans un document officiel est bien l’auteur des Dialogues49. Toujours en 1520, Juda compose un poème destiné à introduire le commentaire aux Prophètes de son père, et qui peut être considéré comme le dernier de ses écrits. Dans ces vers, il mentionne sa collaboration avec Soncino, « maître et artisan, excellent dans l’art de l’imprimerie »50 à
On tire ces informations des réponses (teshuvot) qu’Isaac Abravanel envoie en 1507 de Venise à l’averroïste crétois Saul ha-Cohen, qui lui avait soumis douze questions sur des sujets philosophiques. Isaac s’adresse à Saul en ces termes : « Tu sais que mon fils Don Juda Abravanel n’est plus venu dans ce pays depuis deux ans, en étant à Naples, avec le Grand Capitaine [Gonsalvo de Cordoba] et le roi d’Espagne qui s’est rendu là-bas. Et maintenant que tous les deux—le roi [Ferdinand le Catholique] et le chef de l’armée—sont allés dans leur pays, l’Espagne, mon fils est venu ici, dans ma maison » (She’elot, p. 20). 48 Cf. C. Cohen Skalli, « Yitshaq Abravanel’s First Edition (Constantinople, 1505). Rethorical Content and Editorial Background », Hispania Judaica Bulletin, 5 (2007), p. 153–175. Il semble que Juda ait aussi joué un rôle dans la réalisation de l’édition, notamment pour ce qui concerne le Zeba Pesa : cf. M. V. Heller, The Sixteenth Century Hebrew Book : An Abriged Thesaurus, 2 vol., Leiden, Brill, 2004, t. I, p. 7. 49 Le texte du document est reproduit dans Leão Hebreu, Diálogos de amor, éd. Manuppella, p. 579. Quelques mois plus tard, les dispositions promulguées par le vice-roi Ramòn de Cardona seront confirmées par un nouveau rescrit de François Ferdinand : cf. B. Croce, « Un documento su Leone Ebreo », La Critica. Rivista di Storia e Filosofia, 12 (1914), p. 239–240. 50 Cf. Paroles de Juda Abravanel, dans Leone Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. C. Gebhardt, p. 21–23. En raison des incessantes oscillations qui caractérisent la politique 47
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l’occasion de la publication de l’œuvre paternelle, ce qui suggère qu’il ait pu séjourner pendant quelques temps à Pesaro, où le commentaire fut imprimé, accompagné du poème, en 152051. Sur la base de deux informations rapportées par le chroniqueur vénitien Marin Sanudo à propos d’un « maestro Lion hebreo medico », l’année suivante Juda se serait trouvé encore une fois à Naples, en tant que médecin du vice-roi Ramón de Cardona et représentant de la communauté locale lors de la prédication antijuive visant à l’introduction de la berretta gialla (« bonnet jaune », le signe distinctif que les Juifs étaient obligés d’afficher à Naples et ailleurs)52. Dans les deux cas, cependant, le rapprochement entre ce Léon et notre auteur est douteux. Les dernières années de la vie de Juda Abravanel restent obscures, bien que la découverte de nouveaux documents vienne aujourd’hui renforcer l’hypothèse d’un séjour à Rome, déjà formulée par Carlo Dionisotti dans son étude classique sur les Dialogues53. On sait que les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, parrainèrent l’édition chez Blado ou y participèrent directement faisaient partie d’un même
des villes italiennes de l’époque à l’égard des Juifs, Gershom Soncino et sa famille exercent l’activité d’imprimeurs en se déplaçant dans des différentes localités des Marches et de la Romagne : cf. L’attività editoriale di Gershom Soncino : 1502–1527. Atti del Convegno di Soncino, 17 settembre 1995, éd. G. Tamani, Soncino, 1997. 51 Le poème de Juda est conçu pour présenter l’ensemble des commentaires d’Isaac sur les Prophètes, alors que le texte imprimé chez Soncino en 1520 contient uniquement les commentaires sur les Prophètes postérieurs : sur la question voir A. Guidi, « Salomone come sapiente universale nel Commento al Libro dei Re di Isaac Abravanel (1437–1508) », Accademia. Revue de la société Marsile Ficin, 8 (2006), p. 61–79 ; sur cette édition voir les quelques indications fournies par B. Chiesa, « Note sull’attività editoriale ebraica di Gershom Soncino nei primi decenni del Cinquecento », Rassegna mensile di Israel, 67 (2001), p. 111–128. Le commentaire d’Abravanel au Prophètes antérieurs était déjà paru, toujours chez Soncino, en 1511 : cf. M. V. Heller, The Sixteenth Century Hebrew Book, cit., t. I, p. 7. Cette édition contient aussi deux poèmes anonymes, dont l’un rédigé par un certain Salomon Crescente, qu’Isaiah Sonne a voulu identifier avec le collaborateur de Soncino Salomon ben Perez : cf. I. Sonne, « Salomon Crescente » [en hébreu], Kiryat Sefer, 9 (1932–1933), p. 505–506. 52 Le premier passage mentionne des soins que « Léon l’hébreu, médecin du viceroi » aurait apporté au cardinal Riario, en visite dans la ville : cf. Marino Sanuto, I Diarii, cit. dans Leão Hebreu, Diálogos de amor, p. 580 ; dans le deuxième passage il est question d’un conflit entre le même Léon médecin du vice-roi et le prédicateur franciscain Francesco de l’Agnellina, qui, suite à l’intervention de Léon, doit abandonner ses projets : ibid., p. 580. 53 Cf. C. Dionisotti, « Appunti su Leone Ebreo », Italia medioevale e umanistica, 2 (1959), p. 410–428 : 428. Dans le prologue de la traduction espagnole des Dialogues réalisée en 1582, Carlos Montesa parle d’un séjour de Juda à Rome en faisant allusion à l’accueil bienveillant qu’il aurait reçu de la part des Papes : Dialoghi, éd. Gebhardt, Regesten, p. 27.
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réseau intellectuel et politique, liant la ville toscane de Sienne et les cercles littéraires romains54. L’éditeur et préfacier de la première édition est en effet le Siennois Mariano Lenzi, un proche du fondateur de l’Académie romaine des vertus, Claudio Tolomei, lui aussi originaire de Sienne55. Siennoise également, la dédicataire de la préface, la noble Aurelia Petrucci56. La familiarité de Juda avec les milieux romains semble également probable. A ce propos, il n’est peut-être pas inutile d’insister sur le fait que le document qui autorise la publication des Dialogues, daté de 1534 et délivré par Blosio Palladio, secrétaire des brevi, se réfère à l’auteur comme à « notre fils bien-aimé (dilectus filius) maître Léon »57. Or, l’expression dilectus filius n’est pas communément employée à propos des Juifs ; on la trouve en revanche souvent utilisée à propos des convertis, comme c’est le cas par exemple de Juan de Lucena qui exerçait à la Cour papale des fonctions de scriptor ou de notaire58. Quoi qu’il en soit, il est certain qu’au moment de la publication de son texte Juda était déjà mort, comme Mariano Lenzi le laisse entendre dans son introduction aux Dialogues59. De plus, dans la préface
54 « Maestro Antonio Blado » fut l’imprimeur officiel de la Cour papale de 1516 à 1567 ; il publia entre autres des livres en hébreu, et notamment le Cantique avec traduction latine. Il était assisté dans ce travail d’édition par Isaac ben Immanuel de Lattes et Benjamin ben Joseph de Arignano : cf. M. V. Heller, The Sixteenth Century Hebrew Book, cit., t. I, p. xxiii. 55 Claudio Tolomei (Sienne 1492–Rome env.1556) était en contact à la fois avec Lenzi, « civis senensis », et avec Aurelia Petrucci (1511–1542), noble dame de Sienne, poète et érudite : cf. J. Nelson Novoa, « New Documents regarding the publication of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Hispania Judaica, 5 (2007), p. 271–282 ; voir aussi Id., « Mariano Lenzi: Sienese editor of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Bruniana&Campanelliana, 14/2 (2008), p. 479–495. 56 Voir l’Introduzione d’E. Canone à Dialoghi d’amore, éd. D. Giovannozzi, p. x. 57 Cf. J. Nelson Novoa, « New Documents », cit., p. 281. 58 Cf. A. Medina Bermúdez, « El diálogo De vita beata de Juan de Lucena: un rompecabeza histórico (II) », Dicenda. Cuadernos de Filología Hispánica, 16 (1998), p. 135–170 : 153. Voir aussi les documents sur les convertis conservés à l’Archivio segreto vaticano analysés dans S. Simonsohn, « Some Well-Known Converts during the Renaissance », Revue des Etudes Juives, 148 (1989), p. 17–52. Naturellement, l’expression dilectus filius ne prouve pas à elle seule que Juda se serait converti ; l’emploi d’une telle formule pourrait s’expliquer autrement—par exemple, le rédacteur du document peut avoir ignoré la confession à laquelle appartenait Juda. 59 « J’estime en effet, si jamais il m’arrive d’y penser, atteindre en même temps deux objectifs non négligeables : me libérer en partie de l’obligation que je vous dois, et obliger envers moi—si l’on peut obliger les ombres—Maître Léon. Car, parce que j’ai tiré ces dialogues divins des ténèbres dans lesquelles ils étaient ensevelis, et les ai pour ainsi dire mis en lumière et recommandés à la renommée d’une femme aussi valeureuse que vous l’êtes, je crois qu’il doit sans aucun doute se réjouir énormément,
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à une édition partielle des Dialogues presque contemporaine de celle parue chez Blado, on se réfère à Juda Abravanel en parlant de lui au passé. Leonardo Marso, un érudit originaire des Abruzzes que l’on a chargé de la publication, nous dit en effet dans sa préface que l’auteur du livre « fut un Juif [. . .] très savant »60. Sans doute Juda était-il mort quelques années auparavant. On sait que, dans des lettres envoyées d’Espagne en 1525, Baldassarre Castiglione demande à son ami Andrea Piperario, installé à Rome, les « livres de M. Léon », que la plupart des chercheurs s’accordent à identifier aux manuscrits des Dialogues61. L’expression pourrait cependant se référer non pas aux livres écrits par Juda, mais aux livres que celui-ci possédait, c’est-à-dire aux volumes de sa bibliothèque ; bibliophile passionné, Castiglione aurait ainsi manifesté à son ami et intermédiaire son désir de racheter ces livres, sans doute suite à la mort de leur ancien possesseur. Si cette reconstruction est juste, ce serait donc à Rome, aux environs de 1525, que se perdent les traces de Juda62. 2. Les œuvres : le De coeli harmonia, les poèmes et les Dialogues De Juda Abravanel, nous avons conservé les Dialogues d’amour et cinq poèmes en hébreu63. Le médecin Amatus Lusitanus (1511–1568),
et m’être très obligé de cette nouvelle splendeur et d’une protection aussi élevée » (A la valorosa madonna Aurelia Petrucci, dans Leone Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. Giovannozzi, p. 4–5). 60 Sur la figure de Marso voir J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo e l’Umanesimo dell’Italia meridionale », Itinerari di Ricerca Storica, 21 (2007), p. 213–230 ; la citation de la préface de Marso reproduite intégralement par Nelson Novoa se trouve à la p. 220. 61 Cf. C. Bologna, Tradizione testuale e fortuna dei classici italiani, dans Letteratura italiana, éd. A. Asor Rosa, VI, Turin, Einaudi, 1986, p. 445–928 : 599 ; la notice est reprise dans Leone Ebreo, Dialogues of Love, éd. R. Pescatori, tr. D. Bacich et R. Pescatori, Toronto-Buffalo-Londres, Toronto Press, 2009, p. 378. 62 C’est l’hypothèse, qui nous semble convaincante, de Guido Rebecchini : cf. G. Rebecchini, Private Collectors in Mantua, 1500–1630, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2002, p. 117. 63 L’attribution à Juda d’un sixième poème dont le titre serait Elégie sur la mort de son père est controversée. Il s’agirait d’un texte destiné à une lecture publique à l’occasion des célébrations commémoratives organisées après la mort d’Isaac Abravanel, écrit donc vers 1508. Initialement signalé par Eliaquim Carmoly comme étant en sa possession et ensuite perdu, le ms. contenant cet ouvrage est peut-être celui retrouvé par Pina Navè, édité par ses soins avec une traduction en anglais : cf. P. Navè, « Leone Ebreo’s Lament on the Death of this Father », dans Romanica et occidentalia : études dédiées
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converso d’origine portugaise qui est entré en rapport, à Salonique, avec une partie de la famille Abravanel qui s’y était installée après l’Expulsion, parle aussi d’un ouvrage à sujet astronomique ou astrologique que Juda aurait écrit, mais qui ne nous est pas parvenu. Dans ses Curationes medicinales, Lusitanus raconte comment, se trouvant en 1559 à Salonique, il avait assisté à la mort, survenue suite à la peste, de Juda Abravanel, neveu de l’auteur homonyme des « divins Dialogues d’amour ». Ce Juda-ci aurait possédé un texte manuscrit de son aïeul intitulé De Coeli harmonia, que Lusitanus aurait lu, et qui aurait dû, si la mort du neveu ne l’avait empêché, faire l’objet d’une édition64. D’après ce témoignage, ce texte aurait été écrit à la demande d’un Pic de la Mirandole, dont l’identité est difficile à établir. Si l’adjectif qui le qualifie de « divin » fait penser à Jean Pic, le fait que l’auteur de l’Oratio soit mort en 1494, deux ans à peine après l’arrivée des Abravanel en Italie, semble plutôt suggérer qu’il s’agit de son neveu Jean-François, mort en 1533 et très intéressé, lui aussi, par les questions d’astrologie et d’astronomie65. à la mémoire de Hiram Peri (Pflaum), éd. M. Lazar, Jérusalem, Magnes Press, 1963, p. 56–69. 64 « Juda Abravanel, neveu de ce grand Juda, à savoir Léon Abravanel, philosophe platonicien qui nous a laissé les divins Dialogues d’amour, est mort à l’âge de 27 ans, au grand chagrin des docteurs en philosophie. En effet, comme je vais le dire, il avait gardé chez lui un livre assez gros, composé par son ancêtre, dont le titre seulement— Sur l’harmonie du ciel—était écrit en lettres longobardes, et que cet excellent Léon avait composé à la demande du divin Pic de la Mirandole, comme on le déduit du prologue. Ce livre, je l’ai consulté et lu plusieurs fois, et, si la mort prématurée du neveu ne nous avait devancés, nous avions établi de bientôt le publier. Même s’il est écrit dans un style scolastique, il s’agit en effet d’un ouvrage très savant, où ce bon Léon montre combien il valait en la philosophie » (Amato Lusitano, Curationum medicinalium Amati Lusitani medici physici praestantissimi, Venetiis, apud Vincentium Valgrisium, MDLXVI, Centuria VII, Curatio 98, p. 152–153). 65 La question de l’identité de ce « Pic » reste ouverte : d’après S. Caramella (Dialoghi, éd. Caramella, « Nota », p. 418) et C. Gebhardt, (Dialoghi, éd. Gebhardt, Einleitung, p. 13–14, et Regesten, p. 47–50), Juda pourrait avoir rencontré Jean Pic à Florence ou à Ferrare en 1492–1493 ; la même hypothèse est émise dans une contribution récente : cf. B. McGinn, « Cabalists and Christians Reflections on Cabala in Medieval and Renaissance Thought », dans Jewish Christian and Christian Jews : From the Renaissance to the Enlightenment, éd. R. H. Popkin et G. M. Weimer, Dordrecht et Londres, 1994, p. 11–34. On sait d’ailleurs que Pic demandait aux savants juifs qu’il connaissait non seulement des traductions, mais aussi des traités sur des sujets qui l’intéressaient tout particulièrement ; tel est le cas, par exemple, du commentaire du Cantique qu’il commande à Yoanan Alemanno. D’autres chercheurs pensent, au contraire, que la mention de « divin » relève d’une confusion de la part de Lusitanus entre l’oncle et le neveu, et que le Pic en question doit être identifié à Jean-François : cf. I. Sonne, « Intorno alla vita », cit., p. 173–77 et U. Cassuto, Gli ebrei a Firenze nel Rinascimento, Florence, Tipografia Galletti e Cocci, 1918, p. 318. Pour ce qui est de la qualification de « divin », que l’on aurait tendance à attribuer à Jean Pic, on se bornera à remarquer
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A l’instar de son oncle, Jean-François était d’ailleurs en relation avec des Juifs, et notamment avec le fils de Yoanan Alemanno, Isaac66. Quoique peu nombreux, les poèmes de Juda se révèlent d’un intérêt certain, non seulement parce qu’ils constituent les seuls témoignages de son écriture en hébreu, mais aussi parce qu’ils éclairent sa biographie et son parcours67. Trois petits poèmes de Juda accompagnent les premières éditions de Naalat ’Avot (L’héritage des pères), Zeba Pesa (Sacrifice de Pâque) et Rosh ’Amanah (Principe de la foi) d’Isaac, publiés à Constantinople en 1505. Il s’agit de textes courts, mais possédant une certaine valeur du point de vue de l’histoire familiale des Abravanel. Ils témoignent, à la fois par leur existence, leur contenu et leurs thèmes, d’un rapport très étroit entre la production d’Isaac et la formation intellectuelle de Juda, et montrent bien son implication dans le projet d’autopromotion politique et culturelle de la famille68. Ces petites compositions poétiques fournissent au lecteur une clé pour aborder les textes d’Isaac, tout en célébrant la sagesse et la profondeur de celui-ci. Le poème publié en 1520 avec l’édition soncinienne des commentaires des Prophètes postérieurs d’Isaac appartient au même genre ; il s’agit toutefois d’un texte plus riche et plus articulé, écrit par Juda une douzaine d’années après la mort de son père. Le portrait qu’il trace de lui influence, par ailleurs, les récits plus tardifs des
qu’en 1555, s’adressant à Turino Turini, préfacier et traducteur en vulgaire du Strix de Jean-François Pic de la Mirandole, le chanoine de Pescia Antonio Buonagrazia parle de Jean-François comme d’« un divin et éminent seigneur » : cf. La strega, ovvero degli inganni de’ demoni. Dialogo di Giovan Francesco Pico della Mirandola tradotto in lingua toscana da Turino Turini, Milan, 1864, p. 8. 66 Cf. E. Garin, L’umanesimo e la cultura ebraica, dans Gli ebrei in Italia, cit., t. I, p. 362–385 : 379. D’après David Harari, la connaissance de l’œuvre de Crescas par JeanFrançois serait liée à ses contacts avec Juda, et notamment à sa lecture du De Coeli harmonia ; sa thèse semble cependant reposer sur des hypothèses difficilement démontrables: cf. D. Harari, « Some Lost Writings of Judah Abravanel (1465?–1535?) Found in the Works of Giordano Bruno (1548–1600) », Shofar, 10 (1992), p. 62–89. 67 On trouvera quelques notices concernant la poésie de Juda Abravanel et une bibliographie essentielle dans G. Tamani, La letteratura ebraica medievale (secoli X–XVIII), Brescia, Morcelliana, 2004, p. 193–194 ; des tentatives d’analyse ont été esquissées dans S. Levy, « Lamentação contra o tempo (ou destino); poema de Judá Abravanel, dito Leão Hebreu », dans Inquisição. Comunicações apresentadas ao 1° Congresso lusobrasileiro sobre Inquisição, Lisboa, fevereiro 1987, Lisbonne, Universitária Editora, 1989–1990, p. 189–199 et M. A Rodrigues, « A obra poética Leão Hebreu. A Lamentação sobre a Morte de seu Pai », dans Actas de las jornadas de estudios sefardíes. Universidad de Extremadura., Cáceres, 1980, p. 177–185. 68 Les trois textes sont brièvement présentés dans C. Cohen Skalli, « Yitshaq Abravanel’s First Edition », cit.
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biographes d’Isaac Abravanel. L’ouverture du poème, avec la référence à la sagesse (okhmah) comme intermédiaire dans le processus de création, n’est pas non plus dépourvue d’intérêt au vu des doctrines défendues par Juda dans les Dialogues69. Mais si Juda occupe une place dans l’histoire de la poésie hébraïque, c’est essentiellement grâce à sa Telunah ‘al ha-Zeman (Complainte sur le Temps). Le copiste de la version manuscrite introduit ce poème par ces mots : « Du savant don Juda (que sa mémoire soit bénie). Il y raconte comme suit les malheurs qui le frappèrent depuis le jour de sa naissance, ses pérégrinations, l’enlèvement de son fils aîné et le testament qu’il lui adresse »70. Cette élégie doit sans doute être mise en rapport avec une mission diplomatique visant un accord commercial entre la république de Venise et le Royaume du Portugal, dans le cadre d’un projet élaboré par Isaac Abravanel, et qui n’aboutira pas. Au cours de cette mission au Portugal, à laquelle son cousin Joseph aurait dû aussi participer, Juda avait probablement envisagé de reprendre contact avec son fils71. Dans la Complainte, il expose quelques détails le concernant : il relate l’accusation lancée contre son père au Portugal et la fuite de la famille en Espagne, l’Expulsion en 1492, l’arrivée en Italie, la fréquentation des écoles chrétiennes72. Le poème est une sorte de méditation à caractère autobiographique sur la notion de zeman 69 « Que soit loué au-dessus des grands et des orgueilleux le Très-Haut/qui, par la sagesse []בחכמה, a créé toutes les créatures » (Paroles de Juda, p. 21). La deuxième partie du vers paraphrase le Targum de Gen. 1, 1, une des références classiques pour l’hypostatisation de la sagesse en milieu juif et hébraïsant : voir F. Secret, « Beresithias ou l’interprétation du premier mot de la Genèse chez les Kabbalistes chrétiens », dans In Principio. Interprétations des premiers versets de la Genèse, Paris, Etudes augustiniennes, 1973, p. 235–243 ; le thème est abordé dans les Dialogues (p. 333 et p. 457). 70 Cf. Poésies hébraïques de Don Jeudah Abrabanel, éd. N. Sloush, Lisbonne, 1928, p. 14. 71 Cf. R. P. Scheindlin, « Judah Abravanel to his son », Judaism, 41 (1992), p. 190– 199. Pour la mission envisagée par Isaac Abravanel cf. D. Kaufmann, « Don Isaac Abravanel et le commerce des épices avec Calicut », Revue des études juives, 38 (1899), p. 145–148. 72 Juda affirme avoir mené des discussions dans les « maisons d’études (betey hamidrash) » des « sages d’Edom » : cf. Complainte, p. 17, v. 219. Cette allusion vient s’ajouter au témoignage de Badoer cité plus haut, et elle fait sans doute référence à la fréquentation d’un studium universitaire. La même expression est attestée dans les écrits d’Isaac Abravanel pour désigner les universités chrétiennes : cf. I. Sonne, « Intorno alla vita », cit., p. 176–177. Le terme utilisé par les auteurs juifs pour dénommer les universités chrétiennes est normalement celui de yeshivah, comme on l’observe par exemple dans les écrits de Elie Æabillo : cf. M. Zonta, « The Autumn of Medieval Jewish Philosphy: Latin Scholasticism in Late 15th-Century Hebrew Philosophical Letterature »,
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(« temps ») et sur les pérégrinations dues à l’acharnement d’une destinée hostile, qui se manifeste d’après Juda par la perte des fils et par sa propre condition d’exilé. Reste que la figure centrale et le dédicataire symbolique de ce texte est le fils aîné de Juda, Isaac, qu’il exhorte de loin, et malgré sa conversion forcée, à l’étude de la Bible et du Talmud, et dont il souhaite ardemment le retour au sein de la famille. Si l’on connaît les dates des compositions poétiques, il est en revanche plus difficile d’établir dans quelle langue et à quel moment les Dialogues ont été écrits, et de brosser un cadre précis du contexte dans lequel ils ont vu le jour. Telle qu’elle a été publiée en 1535, l’œuvre, rédigée dans un italien « toscanisé », se divise en trois parties. Son titre—Dialoghi d’amore—a été vraisemblablement choisi par l’éditeur, puisque Philon et Sophie, les deux interlocuteurs, se réfèrent toujours à leur conversation en utilisant d’autres expressions (« parlamento », « confabulatione »). De même, Mariano Lenzi parle dans sa préface des « livres d’amour de Maître Léon sous le titre de Philon et de Sophie » (« i libri [. . .] d’amore di maestro Leone, sotto titolo di Filone e Sofia »73 ) ; les documents qu’il obtint en 1534 concernant l’autorisation d’imprimer mentionnent le même titre74. Il existe également, on l’a dit, une édition partielle parue approximativement au même moment, le Libro de l’amore divino e humano. Ce texte contient uniquement le deuxième dialogue ; il est préfacé par Leonardo Marso d’Avezzano, qui avait reçu par Bernardino Silverio de’ Piccolomini la tâche de le traduire en latin75. Quant à la tradition manuscrite des Dialogues, elle est incomplète et ne concerne que la troisième partie. Elle est constituée par cinq exemplaires écrits en italien vulgaire et présentant des différences aussi bien entre eux qu’avec la version imprimée. Parmi ces manuscrits, trois ont été écrits sans doute entre 1513 et 153676.
dans Herbst der Mittelalter? Fragen zur Bewertung des 14. und 15. Jahrhunderts, éd. Jan A. Aertsen et M. Pickavé, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2004, p. 474–492 : 480. 73 Dialoghi, éd. D. Giovannozzi, p. 4 et p. ix. 74 Cf. J. Nelson Novoa, « New Documents regarding the Publication », cit., p. 281. 75 L’ouvrage a été imprimé une seconde fois en 1552 sous le titre Dialogo de la comunità de lo Amore, intitolato Amore divino et humano, nuovamente e con diligenza ristampato : cf. P. Trovato, Con ogni diligenza corretto: la stampa e le revisioni editoriali dei testi letterari italiani (1470–1570), Bologne, Il Mulino, 1991, p. 195. 76 Les manuscrits de la troisième partie des Dialogues sont les suivants : BAVat. Barberinianus Latinus 3743 et Patetta 373 ; BL Harleiana 5423 ; Columbia Un. Libr. Western ms. 22 et Bib. Comunale Gabrielli Ascoli Piceno, cod. 22 : cf. P. O. Kristeller, Iter Italicum: A Finding List of Uncatalogued or Incompletely Catalogued Humanistic Manuscripts of
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Malgré les précisions apportées par les recherches historiques et philologiques de ces dernières années, les Dialogues continuent de soulever plusieurs questions, toujours irrésolues. Elles ont été évoquées en introduction, mais il est nécessaire d’y revenir plus en détail. La première interrogation concerne l’existence ou le projet d’une éventuelle quatrième partie, en raison de la conclusion ambiguë du texte. La conversation entre les deux interlocuteurs se termine en effet sur l’hésitation de Philon à entreprendre une nouvelle discussion qui aurait porté, d’après la requête formulée par Sophie, sur les « effets d’amour »77. Cet épilogue a donné lieu à des interprétations divergentes, selon qu’on le considère comme le résultat de circonstances accidentelles ou bien comme le fruit d’un choix délibéré de la part de l’auteur78. La date de rédaction de l’ouvrage fait aussi l’objet de discussions. Dans la troisième partie de la version imprimée chez Blado, Philon situe son discours à l’année 1502, et l’on s’est souvent appuyé sur cette référence pour déterminer la période de rédaction des Dialogues79. Les recherches the Renaissance in Italian and other Libraries, Leiden-Londres, Brill-The Warburg Institute, 1963–1997, t. II, p. 452 et p. 607 ; t. IV, p. 187a ; t. V, p. 298b et p. 468a. Pour un status quaestionis voir P. Trovato, Con ogni diligenza corretto, cit., p. 193–196. La datation approximative de ces manuscrits a été proposée par B. Garvin, qui considère Patetta 373 comme le ms. le plus ancien : cf. Ead., « The language of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Italia. Studi e ricerche sulla storia, la cultura e la letteratura degli ebrei d’Italia, 12–15 (2000), p. 181–210 ; voir aussi J. Nelson Novoa, « Appunti sulla genesi redazionale dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo alla luce della critica testuale attuale e la tradizione manoscritta del suo terzo dialogo », Quaderni d’italianistica, 30 (2009), p. 45–66. 77 « Philon. Je m’aperçois bien, Sophie, que pour te fournir d’excuse contre mes justes accusations et ouvrir passage de la fuite que tu prends toujours devant mes amoureuses poursuites, tu me demandes paiement du reste de l’obligation ; de laquelle il me souvient bien que je suis lié seulement par ambiguë promesse [ambigua promissione], à quoi tu vois bien que le temps ne me permet de satisfaire : car le discours de l’origine d’amour nous a entretenus si longtemps, que l’heure me commande de te laisser reposer. Cependant pense de t’acquitter des dettes lesquelles amour, raison et vertu t’obligent à moi : car de ma part, quand j’aurai l’opportunité, je ne faudrai de te satisfaire en tout ce que ma promesse et l’amoureuse servitude m’obligent envers toi. Adieu » (Dialogues, p. 497). 78 Sur l’hypothèse selon laquelle les Dialogues seraient un texte inachevé voir Dialoghi d’amore, éd. Caramella, p. 428–429 et Diálogos de amor, éd. G. Manuppella, p. 525–527. A l’inverse, Roberto Scrivano estime que le final ouvert peut renvoyer à la dimension finalement insaisissable de la sagesse : cf. R. Scrivano, « Platonismo, ebraismo e cabbala nel Rinascimento: Leone Ebreo », dans Id., Il modello e l’esecuzione. Studi rinascimentali e manieristici, Naples, Liguori, 1993, p. 113–133 : 131. Raymond Marcel juge pour sa part « peu logique » le plan quadripartite : cf. R. Marcel, « Le platonisme de Pétrarque à Léon l’Hébreu », dans Congrès de Tours et Poitiers. Actes du Congrès, Paris, Les Belles Lettres, 1954, p. 293–319 : 319. 79 Une autre indication temporelle est fournie par les allusions aux navigations des Espagnols et des Portugais dans l’hémisphère austral : Dialogues, p. 152.
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portant sur la tradition manuscrite du texte ont pourtant mis en doute cette référence, puisque deux manuscrits au moins donnent comme date l’année 151280. Il est cependant difficile de trancher. Enfin, reste la question de la langue. Si l’on s’en tient à l’indication temporelle de la première édition, il serait raisonnable de conjecturer l’existence d’une version des Dialogues en hébreu, suivie, peu après, d’une traduction italienne. Bien que cultivé et polyglotte, un Juif installé en Italie depuis à peine une dizaine d’années aurait difficilement pu acquérir une maîtrise de l’italien suffisante pour accomplir cette opération. En reportant la rédaction des Dialogues de quelques années, sur la base de la datation présente dans le manuscrit, il serait en revanche possible de supposer que les dialogues aient été écrits par Juda en langue vulgaire, éventuellement avec l’assistance d’un collaborateur italien81. L’existence ou non d’un quatrième dialogue reste une question centrale. Tristan Dagron a récemment déployé un argumentaire pertinent tendant à affirmer la nécessité de l’existence d’un tel dialogue du point de vue de la cohérence théorique de l’ouvrage. Sans l’issue « politique » représentée par l’analyse des « effets de l’amour humain » sollicitée par Sophie, le discours philosophique de Juda, fondé d’après Dagron sur le modèle averroïste, resterait dramatiquement inachevé82. Par contraste, la présente étude défend l’idée que la division des Dialogues en trois parties, loin d’être accidentelle, répond bien au plan de l’ouvrage annoncé par Philon dans le premier dialogue. Ni les manuscrits ni l’édition parue chez Blado ne font d’ailleurs allusion à une quatrième partie. Les copistes des mss. Ascoli Piceno 22 et Patetta 373 ne semblent pas avoir eu vent d’une suite car, vers la fin du texte, ils notent dans une glose en marge : « Il conclut l’ouvrage par leur dialogue amoureux » (Ascoli Piceno 22, f.198v ; Patetta 373, f.157v). Seul
Cf. B. Garvin, « The language of Leone Ebreo’s Dialoghi », cit. Pour la thèse d’un original en hébreu (ou en espagnol ), voir I. Sonne, « La question de la langue originale des Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu » [en hébreu], dans Ziyunim : recueil à la mémoire de Y. N. Simoni [en hébreu], Berlin, 1929, p. 142–158 et, pour une contribution plus récente, A. M. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore in Contemporaneuos Jewish Thought », cit. L’étude de la traduction manuscrite semble néanmoins aller à l’encontre de cette hypothèse: cf. B. Garvin, « The language of Leone Ebreo’s Dialoghi », cit. En l’état actuel de la recherche, l’opinion généralement acceptée est que le texte édité par Lenzi et Marso était écrit en langue vulgaire, mais que l’existence d’une version préalable en hébreu ou en espagnol ne peut être exclue: voir à ce propos les considérations d’Eugenio Canone dans Dialoghi, éd. Giovannozzi, p. xii ainsi que infra, p. 33. 82 Cf. T. Dagron, « Introduction », dans Léon Hébreu, Dialogues d’amour, p. 27–39. 80 81
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Leonardo Marso dans sa préface déclare avoir entre les mains une œuvre divisée en « quatre livres », dans lesquels l’auteur « parle divinement de l’Essence, de la Communauté, de l’Origine et des Effets d’amour » (« una opera [. . .] divisa in quattro libri, ne’ quali parla divinamente dell’Essenzia, Comunità, Origine e Effetti d’amore », Libro del amore divino et humano, p. 2). Il nous semble néanmoins que le témoignage de Marso ne soit pas des plus fiables. Son insistance sur la possession de cette quatrième partie apparaît quelque peu excessive. Les recherches contemporaines réalisées sur le contexte des deux premières éditions des Dialogues laissent entrevoir une compétition éditoriale assez serrée. Marso et Lenzi obtiennent l’autorisation d’imprimer leurs textes—sous un titre différent—en 1534—le premier, quinze jours après le second. D’après ce que Marso déclare, l’un des buts visés par sa publication partielle des Dialogues était d’ailleurs de décourager tout éventuel concurrent, afin de se garantir l’exclusivité de l’opération83. Il est possible que les allusions, maintes fois répétées dans sa préface, à la « belle masse de quatre volumes » (« questa bella massa de quattro volumi »84) relèvent de cette stratégie vaguement intimidatrice. Une édition des quatre dialogues devait a priori décourager les autres éditeurs, dans la mesure où ce quatrième volume devait être, pensons-nous, bel et bien introuvable85. Pour ce qui est de la date de rédaction, il est difficile de donner des repères précis. On sait qu’en 1506–1507, dans sa correspondance avec Isaac Abravanel, le philosophe crétois Saul ha-Cohen se montre très au fait de l’activité intellectuelle de Juda. Saul demande qu’une question portant sur la nature de la matière première soit transmise au fils d’Isaac, le « sage universel » (akham kollel )86 Juda, dont il a entendu dire qu’il s’est engagé dans l’étude « de la sagesse [okhmah] du philosophe [i.e. Aristote] et de ses racines dans tous les textes et toutes les langues, et dans l’exposition de la grandeur des affirmations, des arguments et des démonstrations du commentateur [i.e. Averroès] ». 83 J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo », cit., p. 221. 84 Ibidem. 85 Ce genre de stratagème n’était pas rare chez les éditeurs de l’époque. Il suffira ici de rappeler le cas célèbre de l’Orlando Furioso de l’Arioste, qui occasionna une série d’éditions concurrentes vantant les nouveautés les plus sensationnelles, allant des corrections du manuscrit que l’auteur aurait faites de sa propre main . . . après sa mort ! à la trouvaille publicitaire d’un réviseur du texte aveugle (Luigi Grotta d’Adria, dit l’Aveugle d’Adria) : cf. V. Monforte, Battaglie editoriali del ‘500 dal Veneto alla Sicilia, Palerme, 1992, p. 27–65. 86 Sur cette expression voir infra, p. 219.
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Il est également informé que Juda serait en train « de progresser sur une voie merveilleuse dans la compréhension des allégories [iddot] des temps anciens, afin d’apprendre à tout homme versé dans la théologie et dans la Torah, [le sens de] proverbes et sentences obscures »87. Le passage, débordant de louanges mais aussi d’ironie à l’égard de Juda, ne recèle aucune allusion précise à l’existence ou à la préparation d’une œuvre88. Néanmoins, la description évoque le contenu des Dialogues. Dans les deux voies juxtaposées par Saul on reconnaît les deux démarches incarnées, comme on le verra, par les interlocuteurs des Dialogues : celle de la philosophe Sophie et celle du théologien Philon qui, sollicité par les doutes de la femme, interprète et harmonise pour elle récits bibliques et mythes classiques en vertu de son autorité pseudo prophétique. En ce sens, ce passage semble se fonder sur une connaissance, sinon du texte, tout au moins du projet des Dialogues89. Un autre élément à prendre en considération pour situer l’élaboration des Dialogues dans le temps est contenu dans la Complainte. Dans ce poème, Juda parle d’un « chant d’amour et de passion » qu’il aurait l’intention d’offrir à Dieu au moment du retour au judaïsme de son fils baptisé. On montrera dans la suite que ce « shir » représente une réfé-
She’elot, p. 3b. On dirait que Saul rédige une caricature de Juda en « savant-prophète salomonien » : non seulement il fait allusion à la figure évocatrice du « sage universel », mais il ajoute que Juda « peut tout » comme « Itiel », un des noms que la tradition rabbinique attribue au roi biblique (voir infra, p. 130–131): cf. ibid. Saul ha-Cohen souhaite connaître l’opinion des deux hommes à propos de l’affirmation aristotélicienne citée par Maïmonide dans ses 25 propositions (Introduction à Guide, II, éd. MUNK, p. 22) selon laquelle « la matière ne se meut pas d’elle-même » (Métaph. XII, 6), ainsi que leur avis sur l’exégèse qu’en avait fait Farabi dans son commentaire. On sait que, dans sa réponse à Saul, Isaac relate l’opinion de son fils, sans pour autant la partager : selon Juda la matière première serait la corporéité, opinion qu’il croit pouvoir démontrer sur la base des preuves tirées du livre V de la Métaphysique : cf. She’elot, p. 20b. Pour un commentaire concernant ce passage voir H. A. Wolfson, Crescas’ Critique of Aristotle : Problems of Aristotle’s Physics in Jewish and Arabic Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1929, p. 598–600. 89 Le passage est publié par Gebhardt (Dialoghi d’amore, Die Hebraische Gedichte, p. 23–25). Arthur M. Lesley a voulu y voir une preuve de l’existence d’une rédaction en hébreu des Dialogues : cf. A. M. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore in Contemporaneuos Jewish Thought », cit. Pour Lesley, la réaction sarcastique de Saul vis-à-vis de la tentative de Juda de concilier la voie des rationalistes et celle des traditionnalistes découlerait de celle que son maître, l’averroïste Elie Delmédigo, avait manifestée à l’égard de l’œuvre d’Alemanno, qui fait lui aussi figure de « médiateur » entre les deux tendances fondamentales du judaïsme post-maïmonidien. Cette médiation semble en tout cas être au cœur même de l’œuvre de Juda, au travers de la forme dialogique dans laquelle il choisit de rédiger son texte. 87 88
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rence aux Dialogues ou, du moins, à son argument principal. On peut donc dire pour résumer : 1) que Juda prépare ou envisage un ouvrage sur l’amour dès les premières années du XVIe siècle, comme le montre l’allusion contenue dans la Complainte (écrite en 1503) ; et 2) que vers 1506 ses orientations spéculatives, telles qu’on les retrouve dans les Dialogues, étaient connues en Crète, d’après la description qu’en donne la lettre de Saul ha-Cohen à Isaac. Le projet prend donc forme dès le début du siècle. A propos de la langue, l’hypothèse que nous retenons est celle d’une écriture dans une langue vernaculaire, sans doute en italien, le texte de l’édition imprimée et les trois manuscrits que nous avons pu consulter offrant des témoignages assez clairs sur la question—à tout le moins pour ce qui est de la troisième partie. Comme nous l’avons montré par ailleurs, les références aux sources latines, et notamment aux traductions et aux commentaires de Ficin, présentent des calques et des caractéristiques qui auraient difficilement pu être conservés en passant directement et sans aucun remaniement par une version hébraïque précédente90. D’autre part, la circulation autonome des manuscrits suggère que l’ouvrage a été réalisé en plusieurs phases, qui restent difficilement identifiables à l’heure actuelle ; d’ailleurs, les trois parties n’ont pas nécessairement été rédigées dans l’ordre où elles se présentent dans l’édition publiée91. Il s’agit d’un texte qui a sans doute accompagné Juda tout au long de sa vie et de son « acculturation » italienne, et qui a gardé les traces de ce parcours accidenté. Une fois imprimés, les Dialogues vont s’adresser à un public chrétien qui les lira essentiellement comme une version juive de la philosophie d’amour et de l’approche concordiste élaborées par Ficin et Jean Pic de la Mirandole. L’ouvrage comporte cependant aussi une dimension plus intime, liée à une transmission familiale problématique, suite au
Cf. A. Guidi, « ‘Di poi si rinnovò quel poco che ci è al presente’ : Leone Ebreo e la cultura umanistica », dans l’Ebreo errante, éd. L. Bisello, Florence, Olschki [sous presse]. 91 Il est tout à fait possible, par exemple, que la première partie ait été rédigée après la troisième, et que des remaniements aient été faits à plusieurs reprises, comme le suggèrent les renvois internes, qui ne sont pas toujours cohérents. L’hypothèse a été formulée dans P. O. Kristeller, « Jewish Contributions to Renaissance Culture », Italia. Studi e ricerche sulla cultura e sulla letteratura degli ebrei d’Italia, 4 (1985), p. 7–20 : 11. Eugenio Canone (« Introduzione », Dialoghi, éd. D. Giovannozzi, p. xv) la reprend en faisant opportunément observer qu’un passage de la première partie évoque un argument qui ne sera traité que dans la troisième partie comme s’il avait déjà été abordé. 90
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baptême et à l’éloignement du fils aîné de Juda92. Le temps qui s’écoule entre le projet et la publication, et le fait que celle-ci ait eu lieu après la mort de l’auteur, peuvent être l’indice d’un caractère originellement ou provisoirement privé du texte93. Son universalité et son ouverture seraient ainsi le fruit paradoxal d’une rupture—la christianisation forcée de l’héritier, à qui Juda doit symboliquement faire parvenir sa sagesse sous une forme moins « juive ». Les Dialogues participeraient en ce sens d’une culture marrane et de la redéfinition identitaire qui a affecté en profondeur le judaïsme séfarade aux XVIe et XVIIe siècles. 3. La réception des Dialogues Le succès éditorial des Dialogues est incontestable : en 1541, six ans après l’édition romaine de Blado, ils sont imprimés à Venise, chez le célèbre Aldo Manuzio, puis réimprimés en 1545, 1549, 1552 et 1558. La notoriété de « Leone Ebreo » perdure dans la deuxième moitié du XVIe siècle, avec un bon nombre de réimpressions, encore une fois vénitiennes, chez Domenico Giglio, Giorgio de’ Cavalli, Nicolò Bevilacqua, Giovanni Alberti, jusqu’à l’édition Bonfaldino, en 1607. Au long des XVIIe et XVIIIe siècles, les Dialogues sont d’ailleurs présents dans les bibliothèques des érudits européens. Un bon nombre d’auteurs, tels Tullia d’Aragona, Antonio Francesco Doni, Giuseppe Betussi et Benedetto Varchi, en font ouvertement l’éloge94 ; plus ironique, mais non moins abondant, est l’usage qu’en fait l’Aretin, dans une de ses pièces de théâtre intitulée Il Filosofo (1546)95. En 1564, l’œuvre est traduite en latin par Johannes Saracenus. C’est dans cette version qu’elle est lue par Andreas Camutius, qui en parle dans son De Amore atque felicitate (Vienne, 1574)96, et par Robert Burton qui
Voir infra, p. 299–307. En l’état actuel des recherches, rien ne permet en effet d’affirmer que Juda aurait donné son consentement à la publication des trois traités. 94 On pourra s’en faire une idée en lisant la « Nota » dans Dialoghi d’amore, éd. Caramella, p. 413–446. 95 Voir à ce propos Diálogos de amor, éd. G. Manuppella, p. 601–602. 96 Professeur de médecine à Pavie, puis archiatre à Vienne à la Cour de l’empereur Maximilien II d’Autriche, Camutius, qui compta peut-être parmi les maîtres du jeune 92 93
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la cite plusieurs fois dans son Anatomie de la Mélancolie 97. La renommée de cabaliste parfois attribuée à Juda est aussi due au fait que cette version latine des Dialogues sera ensuite republiée aux côtés de quelques grands ouvrages de mystique juive dans le Artis Cabalisticae, hoc est reconditae theologiae et philosophiae Scriptorum paru à Bâle en 1587, un classique de la cabala christiana98. La deuxième partie des Dialogues, qui contient les interprétations des « fables » des Grecs et des Latins, a exercé une influence remarquable sur les mythographes, tant en Italie qu’en Espagne99. Le texte de Juda a en effet suscité un intérêt considérable dans les autres langues européennes. Deux versions des Dialogues en français ont vu le jour à Lyon en 1551 : celle de Pontus de Tyard et celle
Galileo à Pise, fut influencé par la recherche de la pax philosophica prônée par Jean Pic de la Mirandole : cf. Diálogos de amor, éd. G. Manuppella, p. 603–607 et C. B. Schmitt, « Andreas Camutius on the Concord of Plato and Aristotle with Scripture » dans Neoplatonism and Christian Thought, éd. D. J. O’Meara, Albany, State University of New York Press, 1982, p. 178–184. 97 Burton fait référence aux Dialogues à plusieurs reprises, notamment dans sa discussion de l’amour, et range l’auteur parmi les « hommes graves et estimables » qui ont écrit sur ce sujet : cf. Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, 3 vol., traduction de B. Hoepffner et C. Goffaux, préface de J. Starobinski, postface de J. Pigeaud, Paris, José Corti, 2000, t. II, p. 1172. Sur quelques aspects de la présence des Dialogues en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles voir A. Janakiram, « Leone Ebreo and Shakespeare », English Studies, 61 (1980), p. 224–235 et R. Ellrodt, « Sir John Harington and Leone Ebreo », Modern languages Notes, 65 (1950), p. 109–110. 98 L’anthologie, éditée par les soins de Joannes Pistorius, contient entre autres des œuvres de Reuchlin et de Paolo Ricci, ainsi qu’une traduction latine du Sefer Yetsirah et du Sha‘arey ’Orah du cabaliste castillan Joseph Giqatilla : cf. Johannes Pistorius, Artis cabalisticae hoc est reconditae theologiae et philosophiae scriptorum Tomus I, Per Sebastianum Henricpetri, Basileae, 1587, reproduction anastatique avec introduction de J.-P. Brach et M. Gabriele, Florence-Trente, 2005. C’est en se référant à cet ouvrage que Budde, dans son histoire de la philosophie des Juifs, inclut les Dialogues parmi les textes cabalistiques : cf. Io. Franciscus Buddeus, Introductio ad historiam philosophiae Ebraeorum, 2e éd., Hall, 1720, p. 198. 99 L’intérêt de Leonardo Marso, passionné de mythologie, est en ce sens déjà parlant : voir J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi », cit. ; voir également B. Tejerina, « Il De Genealogia Deorum gentilium in una raccolta mitologica spagnola del XVII secolo: El Teatro de los dioses de la gentitilidad de Baltasar de Vitoria », dans Il Boccaccio nelle culture e letterature nazionali, Florence, Olschki, 1978, p. 189–198. Pour le milieu ibérique, cf. D. Bacich, « Afterword : The Dialogues of Love in Spanish », dans Leone Ebreo, Dialogues of Love, cit., p. 361–372 : 361. Les récits mythologiques réunis dans les Dialogues ont également suscité la curiosité des lecteurs juifs : cf. M. A. Shulvass, The Jews in the World of Renaissance, cit., p. 290.
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de Denis Sauvage100. C’est ainsi que Ronsard101, Montaigne102, Bodin103 et d’autres encore ont connu l’œuvre de « Léon l’Hébreu », qui a influencé tout particulièrement le cercle littéraire de Lyon. La diffusion des Dialogues contribue à l’élaboration d’une nouvelle poétique au sein de l’« école lyonnaise », dont faisaient partie Pontus de Tyard, Maurice Scève, Pernette du Guillet et Louise Labé. Au même titre que le commentaire de Marsile Ficin sur le Banquet de Platon, Juda introduit en France un modèle esthétique que l’on rattachera à la production de Pétrarque et de ses épigones104. En Espagne, les étapes de la diffusion des Dialogues sont encore plus complexes. On connaît au moins quatre éditions des Dialogues en espagnol. Ces textes portent des titres différents et remontent tous à la fin du XVIe siècle. La plus ancienne version est celle de Gedalyah ibn Yaiah (ou peut-être de Gedalyah ibn Moshe ibn Yaiah)105, publiée à Venise à deux reprises—une première fois en 1568, puis trente ans plus tard en 1598. Elle est connue avant tout pour avoir occupé une place dans la bibliothèque de Spinoza106. En 1582, Carlos Montesa réalise une deuxième traduction, rééditée ensuite en 1584 et 1593. La version la plus l’élégante, due à l’humaniste amérindien Garcilaso de la Vega, parut peu de temps après, en 1590107. Deux manuscrits des
100 Pour la première, voir maintenant Léon Hébreu, Dialogues, 2006, cit. ; la seconde porte le titre de Philosophie d’amour de M. Leon Hebreu, Traduicte de l’Italien en Françoys par le Seigneur du Parc Champennois, Lyon, chez Guillaume Rouille & Thibauld Payen, 1551. 101 Ronsard consacra un poème imprégné de sarcasme à l’égard de Juda, Juif manipulateur et sans sentiments, et aux femmes qui lisaient ses Dialogues mensongers : « Jamais Leon Hebreiu des Juifs n’eust prins naissance/Leon Hebrieu, qui donne aux Dames cognoissance/D’un amour fabuleux, la mesme fiction:/Faux, trompeur, mensonger, plein de fraude et d’astuce/Je croix qu’en luy coupant la peau de son prepuce/On lui coupa le coeur et tout affection » (cit. dans G. Veltri, Renaissance Philosophy in Jewish Garb, cit., p. 71). 102 Dans ses Essais, Montaigne oppose l’artificialité des théories sur l’amour d’un Marsile Ficin ou de Juda à son approche plus empirique : cf. ibid., p. 71. 103 Voir supra, p. 2, note 7. 104 Sur la diffusion des Dialogues en France, cf. U. Köppen, Die Dialoghi d’amore des Leone Ebreo in ihren französischen Übersetzungen. Buchgeschichte. Übersetzungstheorie und Übersetzungspraxis im 16. Jahrhundert, Bönn, 1979 [non vidi]. 105 Gedalyah ibn Moshe ibn Yaia était un penseur de Salonique auquel on a parfois attribué cette traduction des Dialogues : cf. A. David, « Gedalia Ibn Yahia, auteur de Shalshelet ha-Qabbalah », cit., p. 132. 106 J. Nelson Novoa, « An aljamiado versión of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Materia Judaica. Rivista dell’associazione italiana per lo studio del giudaismo, 8 (2003), p. 311–327. 107 Cf. Garcilaso Inca de la Vega, Traduccion de los dialogos de amor de Leon Hebreo, éd. A. Soria Olmedo, Madrid, Fundacion Jose Antonio de Castro, 1996. Pour l’influence des Dialogues sur Garcilaso cf. J. Durand, « Garcilaso between the World
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Dialogues en espagnol ont été en outre signalés par Kristeller dans son Iter Italicum108. Toutefois, la culture littéraire espagnole accédait aussi aux Dialogues à partir du texte italien, du moins si l’on s’en tient à ce que déclare Cervantès dans le prologue du Quichotte, où il invite le lecteur désireux d’accroître ses connaissances en matière d’amour à lire le texte de Juda, s’il possède quelques bribes de « lengua toscana »109. L’influence de l’œuvre de Juda sur la littérature ibérique semble en effet antérieure aux premières traductions en castillan110. La réception des Dialogues dans le milieu juif mérite une attention particulière. Si elle culmine dans la version en hébreu réalisée au XVIIe siècle111, sa circulation, quoique parfois problématique, remonte plus loin dans le temps. On signale en effet la présence de gloses en
of the Incas and that of Renaissance Concepts », Diogenes : an International Review of Philosophy and Humanistic Studies, 43 (1963), p. 21–45. 108 Voir maintenant J. Nelson Novoa, « El ms. 1057 de la Biblioteca Pública Municipal de Oporto : una traducción castellana desconocida de los Diálogos de amor de León Hebreo », Rivista di Filologia e Letterature Ispaniche, 7 (2004), p. 9–42. 109 Dans son prologue, Cervantès dit : « Si vous parlez d’amour, avec deux onces que vous saurez de langue toscane, vous trouverez Léon l’Hébreu qui vous en donnera pleine mesure » (Cervantès, Don Quichotte précédé de La Galatée, éd. J. Canavaggio avec, pour ce volume, la collaboration de C. Allaigre et M. Moner, Paris, Gallimard, 2001, p. 395). Francisco López Estrada a montré qu’une des sources majeures de la Galatée sont précisément les Dialogues : voir, de cet auteur, La Galatea de Cervantes : Estudio Crítico, La Laguna de Tenerife, Universitad de la Laguna, 1948. 110 Le cas de la Diana de Jorge de Montemayor est en ce sens révélateur : cf. M. Bataillon, Etudes sur le Portugal au temps de l’humanisme, Coimbra, université de Coimbra, 1952, p. 205. Pour la réception espagnole des Dialogues, voir maintenant D. Bacich, « Afterword : The Dialogues of Love in Spanish », cit. 111 La traduction, anonyme, a été attribuée à Baruch de Urbino, rabbin de la ville de Mantoue au milieu du XVIIe siècle ; elle fut publiée à Lyck en 1861, sous le titre Vikua ‘al ha-’ahavah (Dispute sur l’amour) : cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour dans la littérature hébraïque et dans les traductions en hébreu publiées » [en hébreu], Tarbits, 3 (1931/32), p. 287–313. Dans son Mizmor shir yedidot u-benot ha-shir (Mantoue 1659), Baruch parle de Juda comme d’un expert de philosophie naturelle et de théologie qui se serait néanmoins refusé à soutenir la philosophie, et aurait en revanche lutté de toutes ses forces pour défendre les fondements de la foi, telles la doctrine de la creatio ex nihilo et de la providence : cf. Juda Abravanel, Siot ‘al ha-’ahavah, éd. M. Dorman, Jérusalem, 1983, p. 177. Joseph Delmédigo avait également rédigé une version hébraïque du texte, qui lui avait été ensuite soustraite et qui est aujourd’hui perdue : cf. infra, p. 40–41. D’autres tentatives semblent avoir été faites quelques décennies plus tôt. Un manuscrit contenant une traduction des Dialogues en hébreu due à Meshullam Salem figure parmi les livres confisqués aux Juifs de Mantoue en 1595 : cf. S. BaruchsonArbib, La culture livresque des Juifs à la fin de la Renaissance, Paris, CNRS Editions, 2001, p. 245. Meshullam Salem exerçait son activité de poète et d’éditeur de textes en hébreu à Mantoue et à Venise entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle : cf. The Jewish Encyclopedia, New York, Funk and Wagnalls, 1901–1906, s. v. « Meshullam Salem ».
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hébreu, dans une graphie cursive italienne, dans le ms. Barberinianus Latinus 3743, qui date de la période comprise entre 1526 et 1536. Bien que ces gloses soient difficilement datables, elles indiquent qu’une partie du texte était sans doute déjà lu par des Juifs italiens avant sa publication112. Vers 1565, à Salonique, Salomon ben Isaac ha-Levi connaît l’existence des Dialogues et les cite113. Un indice de l’intérêt des lecteurs séfarades pour les Dialogues nous est transmis par le ms. Gaster Or. 10688 conservé à la British Library, qui contient une version manuscrite de l’œuvre écrite en judéo-espagnol et datant des années 1580, due probablement à Moshe ibn Yaia114. On a vu qu’un autre membre du clan des Ibn Yaia, le célèbre Gedalyah, a joué un rôle important dans la diffusion des Dialogues, en tant que probable premier traducteur du texte en « lengua castellana ». Sa version se caractérise par un effort pour marquer la judaïté des Dialogues, effort manifeste dès le titre, où il est fait référence au nom de famille de Juda (Los Dialogos de amor de mestre Leon Abarbanel medico y filosofo excellente . . .), alors que les autres éditions le mentionnent en tant que « Léon l’Hébreu ». Cette « re-judaïsation » du texte se poursuit et se concrétise dans la traduction même, à travers l’adoption de termes et d’expressions visant à le rapprocher de la culture juive115. Cette démarche est d’autant plus intéressante que, dans sa Shalshelet ha-qabbalah (Chaîne de la tradition) le même Gedalyah parle des Dialogues comme d’un « livre chrétien » (sefer notsri)116. La position de Gedalyah fait écho à celle de Baruch Uzziel
Voir J. Nelson Novoa, « Glosse ebraiche in un manoscritto contenente il terzo dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo », La rassegna mensile di Israel, 73 (2007), p. 29–46. 113 Cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 292–303. 114 Cf. J. Nelson Novoa, « An aljamiado Version », cit. 115 Los Dialogos de Amor de Mestre Leon Abarbanel medico y filosofo excelente. De nuevo traduizidos en lengua castellana y deregidos ala Maiestad del Rey Filippo, Venise, 1568. Bacich montre comment Gedalyah oriente le lecteur non seulement en privilégiant certaines tournures lexicales, mais aussi à l’aide de gloses explicatives visant à amplifier le caractère juif de certains passages ; l’un des buts de Gedalyah était de soutenir auprès du dédicataire de la traduction, le roi Philippe II, la cause d’un retour en Espagne des Juifs expulsés un demi-siècle auparavant : cf. D. Bacich, « Negotiating Renaissance Harmony : the First Spanish Translation of Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Comitatus, 36 (2005), p. 114–141. Il s’agit d’une mise en valeur des composantes judaïques du texte en tant qu’elles sont conciliable avec la doctrine chrétienne : Gedalyah maintient par exemple la référence à Jean l’Evangéliste (Los Dialogos de Amor de Mestre Leon Abarbanel, p. 81) et ne manque pas de rappeler dans son introduction que Juda a défendu « catolicamente » l’opinion de l’immortalité de l’âme (ibid., p. ii). 116 Gedalyah ibn Yahia, Shalshelet ha-qabbalah, Jérusalem, 1962, p. 148. Dans une version manuscrite du même texte on lit que les Dialogues sont « un livre de philosophie » écrit en « langue vulgaire [lashon la‘az] » : cf. B. Garvin, « The language », cit., p. 191. 112
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Forti, qui, dans sa biographie d’Isaac Abravanel publiée à Ferrare en 1551, décrit les Dialogues comme « une composition qu’il [i.e. Juda] avait fait [‘asah] dans la langue du culte idolâtre [be-lashon le-‘avodah zarah] ». L’expression fait évidemment référence au fait que le texte de Juda n’était pas écrit en hébreu ; mais la phrase laisse entrevoir également une prise de position idéologique par rapport à son appartenance à la culture juive117. Il semble en effet qu’aux XVIe et XVIIe siècles, l’ouvrage de Juda suscitait une certaine perplexité auprès du public juif 118. Le halo ambigu qui entourait le texte et son « étrangeté » culturelle par rapport au judaïsme semblent imprégner les témoignages de certains auteurs, et peut aussi expliquer son succès auprès du public des conversos119. A une telle attitude fait écho, dans le milieu chrétien, l’idée d’un Abravanel converti au christianisme. Cette réputation s’explique en partie par le « Léon médecin juif, devenu depuis chrétien » que l’on retrouve dans le frontispice des deux éditions aldines des Dialogues120, mais aussi par une singulière référence à saint Jean
La même expression est utilisée par Isaac ben Abraham Alatrini pour indiquer les Dialogues : cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 306. 117 Ma‘ayeney ha-Yeshu‘ah, Ferrare, 1551, p. 2v. La déclaration de Forti concernant la langue de rédaction des Dialogues devrait être évaluée plus attentivement : le rabbin avait écrit sa présentation de la vie d’Isaac à l’aide de Joseph Abravanel, le frère de Juda. Son témoignage est donc des plus fiables. 118 Aaron W. Hughes parle d’un véritable rejet initial de la part des lecteurs juifs contemporains : cf. A. W. Hughes, The Art of Dialogue in Jewish Philosophy, Bloomington, Indiana University Press, 2008, p. 108. 119 Les Dialogues influencent entre autres le converso Antonio Enríquez Gómez, qui a écrit un traité dialogique ayant comme interlocuteurs un Philonio et un Theogio, aussi bien que le philosophe et cabaliste Abraham Cohen de Herrera : cf. C. H. Rose, « Antonio Enríquez Gómez y el Templo de Salomón », dans Encuentros y Desencuentros. Spanish-Jewish Cultural Interactions throughout History, éd. C. Carrete Parrondo, M. Dascal, F. Márque Villanueva, A. Sáenz Badillos et A. Doron, Tel Aviv, université de Tel Aviv, 2000, p. 413–429 et A. W. Hughes, « The Reception of Yehudah Abravanel among Conversos in the 17th Century: A Case Study of Abraham Kohen de Herrera », Bruniana&Campanelliana, 14 (2008), p. 463–477 120 Le titre des éditions aldines de 1541 et 1545–Dialoghi di amore composti per Leone Medico di Natione Hebreo, e di poi fatto cristiano—a alimenté l’idée d’une conversion de Juda au christianisme ; l’ajout semble plutôt un système pour éviter la censure vénitienne dans une phase particulièrement délicate pour la production des livres d’auteurs juifs. Dans son article « La discussion concernant la conversion de Juda Abravanel au christianisme et sa solution » [en hébreu], dans Actes du 11e congrès mondial des études juives, éd. D. Assaf, Jérusalem, World Union of Jewish Studies, 1994, p. 48–54, David Harari soutient au contraire que, dans les dernières années de son existence, Juda se serait effectivement converti au christianisme. La question reste, à notre avis, encore ouverte : cf. supra, p. 23.
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l’Evangéliste qui apparaît à la fois dans l’édition de Blado et dans la tradition manuscrite121. C’est peut-être à cause de cette double appartenance que les Dialogues ont été parfois associés—par exemple par Immanuel Aboab et Joseph Solomon Delmédigo—à l’œuvre de Philon d’Alexandrie, figure controversée que les Juifs allaient redécouvrir à la même époque122. L’homonymie entre le philosophe alexandrin et l’un des interlocuteurs des Dialogues y est sans doute pour quelque chose : on aura l’occasion de revenir sur cet aspect de la question. Mais le rapprochement entre le « Filone » des Dialogues et le Philon historique était fondé aussi sur d’autres éléments, comme le platonisme et le choix de s’exprimer dans une langue autre que l’hébreu ; en outre, leur œuvre circulait de préférence auprès d’un public chrétien, et bénéficiait d’un statut similaire123. Immanuel Aboab (c. 1555–1628), qui avait lu les Dialogues dans la version en espagnol réalisée par Carlos Montesa, est le premier à tracer un parallèle entre Philon et Juda. D’après lui, ce dernier « imite 121 Saint Jean l’Evangéliste est nommé à côté de Hénoch et Elie dans la troisième partie des Dialogues, parce qu’il serait, comme eux, immortel dans l’âme et dans le corps : « Ceux qui [. . .] ont appris aux histoires de la Loi l’immortalité de l’âme et de corps que l’on lit d’Enoc, d’Elie et encore de saint Jean Baptiste (« hanno inteso per le istorie legali che Enoc, et Elia, et ancor santo Giovanni evangelista sonno immortali in corpo et anima », Dialoghi, éd. Giovannozzi, p. 263). On remarquera que Pontus parle plutôt de Jean Baptiste. Effectivement, c’est au Baptiste et non à l’Evangéliste que l’on attribue le plus souvent la résurrection : cf. Mat. 14, 2. C’est toujours le Baptiste, par ailleurs, qui, en tant que précurseur du Messie, est associé dans les Evangiles à la figure d’Elie mentionné dans le passage qu’on vient de citer: cf. Mat. 17, 10–13. Néanmoins, il existe aussi une tradition médiévale, véhiculée notamment par la Légende dorée de Jacques de Voragine, d’après laquelle Jean l’Evangéliste serait monté au ciel : cf. Jacques de Voragine, La Légende dorée, édition critique dans la révision de 1476 par J. Batailler, d’après la traduction de Jean de Vignay (1333–1248) de la Legenda aurea (c. 1261–1266), publiée par B. Dunn-Lardeau, Paris, Honoré Champion, 1997, p. 170–171. 122 Sur la réapparition, à la Renaissance, du nom et de l’œuvre de Philon dans les écrits des juifs italiens, voir J. Weinberg, « The Quest for Philo in Sixteenth-Century Jewish Historiography », dans Jewish History. Essays in Honor of Chimen Abramsky, éd. A. Rapoport-Albert et S. Zipperstein, Londres, Halban, 1988, p. 163–187. Une traduction presque complète de l’œuvre de Philon fut réalisée pour Sixte IV et Innocent VIII par l’humaniste Lilius Tifernas ; elle resta manuscrite, mais semble avoir été utilisée par les savants de l’époque. La première édition en latin des œuvres de Philon fut publiée en 1554, dans la version de Sigismund Gelenius : cf. P. O. Kristeller, « Jewish Contributions », cit., p. 13–14. 123 Voir les considérations de M. Idel dans « The Myth of the Androgyne in Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore and its Cultural Implications », Kabbalah, Journal of the Study of Jewish Mystical Texts, 15 (2006), p. 77–102 : 79 ; voir aussi J. Nelson Novoa, « The Appropriation of Jewish Thought: the Cases of Philo of Alexandria and Leone Ebreo », Science et Esprit, 55 (2003), p. 285–296.
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Platon à la perfection, et, à chaque fois qu’il le peut, il l’accorde avec son disciple Aristote : et l’on dit à son propos ce que l’on dit de notre ancien Philon : ‘ou Platon imite Philon, ou Philon imite Platon’ »124. Philon d’Alexandrie et l’auteur des Dialogues appartiennent donc pour Aboab à une même famille de « Juifs platoniciens ». Joseph Delmédigo va encore plus loin dans cette association : sa présentation suggère que les deux auteurs partagent un même modèle sapientiel (tous deux ayant tenté une synthèse entre platonisme et judaïsme dans une langue autre que l’hébreu), et que leurs œuvres ont connu une forme de circulation analogue, à savoir une réception avant tout chrétienne. Il évoque ce point dans une lettre adressée au caraïte Zera ben Natan de Troki, où il décrit sa bibliothèque idéale. L’œuvre exégétique et messianique d’Isaac Abravanel et les Dialogues de son fils Juda en font partie en tant que lectures nécessaires à la formation d’un philosophe juif de l’époque. A cette occasion, Delmédigo affirme aussi avoir réalisé une traduction des Dialogues et de quelques extraits de l’œuvre de Philon d’Alexandrie; il ajoute que, si son travail ne lui avait pas été soustrait, il aurait souhaité publier ces deux traductions en hébreu dans un seul volume, en raison de la profonde ressemblance entre leurs deux auteurs125. Il considérait évidemment cette traduction comme une forme de réappropriation et de réintégration dans la culture juive de deux auteurs qui avaient été « christianisés » : pour lui, il s’agissait de deux figures liées par des analogies profondes, et d’ouvrages devenus excentriques par rapport à la tradition philosophique juive, mais qu’un érudit juif de son époque ne pouvait se passer de connaître126. Tout au long du XVIIe siècle, les Dialogues sont également lus et cités par d’autres Juifs qui témoignent de l’intérêt pour la figure et la pensée de Philon d’Alexandrie. On pourrait dire que la découverte de Juda et de Philon se fait, chez ces auteurs, en même temps. Dans son Me’or ‘Einayim (Lumière des yeux) l’humaniste Azariah de’ Rossi
124 « Imita perfectamente à Platon ; y siempre que puede la concilia con su discipuilo Aristoteles : y dizen por el, lo que por nuestro antigo Philon : ‘Aut Plato philonizat, aut Philo platonizat’ » (Immanuel Aboab, Nomologia o Discursos Legales, s. l., [Amsterdam] 1629, p. 30). La maxime concernant Platon et Philon est issue de la littérature des Pères de l’Eglise : voir par exemple Hyeronimus, De viris illustribus, II, 11. 125 Cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 289. 126 Delmédigo semble avoir utilisé les Dialogues dans ses textes cabalistiques, et notamment dans le recueil Novelot okhmah : cf. M. Idel, Eros e Qabbalah, cit., p. 252 ; voir aussi les passages analysés dans I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 307–308.
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(c. 1511–c. 1578), originaire de Mantoue, évoque les « dialogues de Philon et Sophie », que les savants chrétiens auraient traduits du vulgaire italien en latin à cause de leur beauté et de leur importance. Or, De’ Rossi est connu pour avoir été le premier érudit juif à avoir utilisé l’œuvre de Philon d’Alexandrie, dont il parle avec une grande abondance de détails et dans un but souvent polémique. Juda Moscato (1530–env.1593) semble aussi utiliser un passage contenu dans la deuxième partie des Dialogues dans son commentaire sur le Kuzari, La voix de Juda (Qol Juda, Venise, 1594)127. Dans le même ouvrage, il cite également à plusieurs reprises des extraits de l’œuvre de Philon qu’il connaissait dans la traduction latine de Gelenius. Enfin, un cas à part, particulièrement significatif dans le cadre de la lecture « salomonienne » des Dialogues que nous proposons, est constitué par les échos des Dialogues qu’on reconnaît dans un commentaire au Cantique des Cantiques composé, sous forme de sermons prononcés à l’occasion de Pesa, par Isaac ben Abraham Alatrini, rabbin à Cingoli et à Modène dans les premières années du XVIIe siècle128. Les Dialogues, une fois traduits en hébreu, pouvaient ainsi réintégrer pleinement la culture juive, au point de devenir un repère herméneutique pour un rabbin qui s’apprêtait à interpréter un texte sacré dans l’une des festivités les plus importantes de l’année juive.
127 Moscato ferait allusion à Juda lorsqu’il parle, génériquement, des « allégoristes », qui comparent l’âme à la lune et l’intellect au soleil : cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 304–305. 128 Le texte, dont le titre est Kenaf Renanim (L’aile de l’autruche), est conservé sous forme manuscrite : cf. C. Roth/A. Guetta, Encyclopedia Judaica, IIe édition (d’or en avant : E.J.), s. v. « Alatrini, Isaac ben Abraham » ; voir aussi J. Abravanel, Siot ‘al ha-’ahavah, p. 85–86.
CHAPITRE III
SOPHIE ET PHILON 1. La littérature dialogique Le titre de la première édition, Dialoghi d’amore, bien que probablement dû à l’éditeur, indique sans ambiguïté la forme littéraire retenue par Juda pour son texte. Deux personnages, Philon et Sophie, discutent de la nature et de l’activité de l’amour tout au long des trois livres qui composent l’ouvrage. Ces trois parties—D’amore et desiderio, De la comunità d’amore et De l’origine d’amore—sont de longueur inégale, et diffèrent par leur contenu, leurs sources et les positions doctrinales adoptées. D’une manière générale, on assiste à une « platonisation » progressive des sujets et des références au fur et à mesure que le texte progresse. Au premier livre, il est surtout question des rapports entre l’amour et le désir et de la définition de la béatitude humaine, alors que le deuxième porte sur la présence de l’eros dans l’univers, de la matière première jusqu’à la divinité en passant par le monde céleste et les intellects ; quant au troisième, qui est aussi le plus long et le plus riche du point de vue des sources et des doctrines, il examine des questions plus proprement métaphysiques et théologiques concernant le rôle de l’amour dans l’origine, le maintien et l’accomplissement de l’univers. Les Dialogues sont donc traversés par l’eros, qui unifie et vivifie le cosmos, de la matière aux éléments, de la vie végétale et animale aux mouvements des astres, aux rapports entretenus par les sphères avec les intellects et par les intellects avec Dieu, jusqu’à la relation de Dieu avec lui-même. Le dispositif narratif participe à son tour de cette dynamis érotique surabondante : Philon est contraint de répondre aux questions de Sophie précisément à cause de l’amour qu’il lui porte. Dans ces conditions, les relations entre la structure de l’œuvre, les questions discutées et la forme choisie pour les exposer s’avèrent particulièrement significatives. Pour appréhender le projet de Juda, l’individuation d’un éventuel modèle dialogique n’est nullement secondaire. Il va de soi que la forme choisie pour exposer une doctrine est souvent le reflet d’une conception théorique sous-jacente. Aussi, un dialogue philosophique repose sur une certaine conception
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de la philosophie, et cela est d’autant plus vrai lorsque les interlocuteurs portent les noms de Sophie et Philon. Sans entrer dans les détails, il est donc utile d’évoquer quelques modèles qui auraient pu inspirer Juda, afin de contextualiser son apport au genre du dialogue philosophique. Il faudra sans surprise commencer par évoquer Platon. L’influence du modèle platonicien sur le choix dialogique opéré par Juda semble aller de soi, en raison surtout de deux éléments : d’une part, l’époque de la rédaction des Dialogues, marquée par la redécouverte du corpus des écrits de Platon et par l’émergence d’un important renouveau exégétique le concernant ; de l’autre, leur contenu doctrinal, imprégné d’une cosmologie, d’une esthétique et d’une métaphysique formulées en bonne partie à partir des textes originaux de Platon et des interprétations néoplatoniciennes de Marsile Ficin—élément tout à fait nouveau en milieu juif 1. La situation proposée par Juda est, en ce sens, hautement évocatrice. Dans les Dialogues, une « Sophie » est censée accompagner un homme amoureux d’elle—Philon—vers les sommets de la sagesse et de l’eros2, ce qui renvoie d’emblée au cadre traditionnel de l’amator sapientiae. On songe aussi à la conversation entre Diotime et Socrate, portant également sur l’amour ; l’influence du Banquet de Platon sur les Dialogues est d’ailleurs indéniable3. L’épisode de la rencontre avec Diotime est commenté assez longuement dans la troisième partie, où la femme est présentée comme le maître de Socrate en matière d’amour. S’agit-il donc, dans le cas de l’œuvre de Juda, d’un dialogue éminemment platonicien, écrit sous l’influence de l’exégèse ficinienne
1 Il se peut néanmoins que Juda ne soit pas le premier auteur juif à utiliser ces sources. Bryan Ogren a montré que son père Isaac s’est sans doute servi des traductions ficiniennes du corpus Hermeticum et platonicien—notamment du Phédon—dans sa défense de la doctrine de la transmigration de l’âme : cf. B. Ogren, « Circularity, the Soul-Circle and the Renaissance Rebirth of Reincarnation: Marsilio Ficino and Isaac Abravanel on the Possibility of Trasmigration », Accademia. Revue de la société Marsile Ficin, 6 (2004), p. 63–94 : 83 et Id., Renaissance and Rebirth. Reincarnation in Early modern Italian Kabbalah, Leiden, Brill, 2009, p. 104–107. Reste que l’emploi que Juda fait de cette littérature est sensiblement plus large et conscient. 2 La littérature de la Renaissance abonde en exemples d’emploi symbolique des noms du couple Philon/Sophie, du Poliphile de l’Hypnerotomachia au Philoponus des Intercoenales d’Alberti : sur la question, voir le commentaire des éditeurs à Francesco Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, éd. M. Ariani e M. Gabriele, Milan, Adelphi, 1998, p. 488. 3 Le Banquet est cité à plusieurs reprises à partir de la version latine de Ficin, dont Juda connaît également le commentaire ; sur la question voir A. Guidi, « ‘Di poi si rinnovò quel poco che ci è al presente’ : Leone Ebreo e la cultura umanistica », cit.
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du Banquet et inaugurant une nouvelle littérature philosophique sur l’amour ? C’est ainsi, par exemple, que les milieux littéraires européens du XVIe siècle ont lu les Dialogues, et c’est encore dans ce rôle de médiateurs vers la philosophie de Marsile Ficin qu’ils apparaissent, pour ne citer qu’un seul nom, dans la lecture influente qu’en a proposé Eugenio Garin4. Que le renouveau platonicien caractérisant l’Italie de l’époque ait joué un rôle dans le choix du genre du dialogue par Juda est incontestable. Toutefois, lorsqu’il s’agit de donner une interprétation générale de la discussion entre Philon et Sophie, le renvoi aux dialogues platoniciens ne suffit plus, comme certains interprètes l’ont déjà fait remarquer5. La référence à un modèle purement platonicien se heurte en effet à des incohérences. Celle qui interroge, dans les Dialogues, est toujours Sophie, la femme aimée par Philon. Mais ses questions sont loin de manifester un caractère maïeutique, quoiqu’elles obligent l’amoureux à des efforts intellectuels6. Si certains passages semblent bien renvoyer à la méthode d’interrogation socratique, on les retrouve plutôt dans la bouche de Philon7. Les questions posées par le personnage féminin sont, quant à elles, des demandes d’éclaircissement, d’élucidation, de Cf. supra, p. 1, note 2. Voir par exemple les remarques de Caramella dans sa « Nota » (Dialoghi, éd. Caramella, p. 428) et, plus récemment, l’opinion de Canone, qui affirme que « l’ouvrage [i.e. les Dialogues] ne vise pas une élégance littéraire, et n’a pas non plus comme modèle les dialogues platoniciens » [« l’opera non mira ad una eleganza letteraria, né ha come modello i dialoghi platonici »] (Dialoghi, éd. Giovannozzi, p. xv). 6 L’interrogation socratique est à la fois pédagogique et dialectique, car Socrate connaît en partie la direction que lui et son interlocuteur vont suivre. C’est pourquoi, d’ailleurs, ses questions n’ont pas pour but de fournir des informations, mais sont souvent exposées sous la forme négative (« Tu ne crois pas que . . . ? »). Elles réclament des réponses brèves, souvent « oui » ou « non » : cf. J. Laborderie, Le dialogue platonicien de la maturité, Paris, Les Belles Lettres, 1978, p. 217–357. Or, dans les Dialogues, Sophie ne pose que des questions visant à obtenir des informations détaillées et précises, mais son interrogation n’aboutit jamais à déclencher une véritable contradiction chez l’interlocuteur, ni n’a l’intention de l’accompagner vers la découverte de la vérité. 7 Voir par exemple l’échange suivant : « Philon. Dieu a-il pas produit toutes choses ? Sophie. Qui l’oserait nier ? Philon. Les ayant produites, les soutient-il pas continuellement en être, vu que si un seul moment il les avait abandonnées, elles seraient toutes aussitôt converties en néant ? Sophie. Il n’est rien plus vrai. Philon. Donc est Dieu un vrai père qui, ayant engendré des enfants, les maintient avec toute sollicitude et diligence. Sophie. Vraiment il est père. Philon. Or me réponds, Sophie, si le père n’appétait, engendrerait-il jamais ? et s’il n’aimait ses enfants engendrés, les maintiendrait-il toujours en si curieuse sollicitude et grande diligence ? Sophie. Vraiment, Philon, tu as raison : et suis contrainte de confesser que l’amour de Dieu envers les créatures est trop plus excellent que celui que les créatures se portent l’une à l’autre » (Dialogues, p. 295 ; Dialoghi, III, 31a). 4 5
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précision sur des sujets divers, que Sophie affirme ne pas pénétrer, mais que Philon, en revanche, maîtrise parfaitement. Sophie expose, plus précisément, des doutes (dubbi) en priant son amoureux de les résoudre (solvere). C’est, en somme, la méthode de la quaestio médiévale où l’on pose une question à laquelle on répond par une solutio. Il est d’autre part évident que les modèles dont Juda disposait pour rédiger son texte ne se limitaient pas au corpus platonicum traduit en latin quelques années avant son arrivée en Italie8. A la Renaissance, le genre du dialogue revêtait une importance dépassant largement les limites de la production platonicienne : également inspiré de Cicéron et de Lucien, il incarnait la polyphonie linguistique et culturelle de l’époque et influençait même l’exégèse des écrits d’Aristote hérités par la scolastique latine des siècles précédents9. Il s’agit en effet de l’une des formes littéraires qui expriment le mieux les nouvelles tendances intellectuelles et les réalités sociales de la culture européenne de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. L’humanisme napolitain de la seconde moitié du XVe siècle, évoqué plus haut, avait mis cette forme à l’honneur dans sa version latine, avec la production de Giovanni Pontano, et avant lui, avec celle de Lorenzo Valla et de Bartolomeo Facio. Juda n’avait toutefois pas eu besoin d’attendre la rencontre directe avec la Renaissance italienne pour se familiariser avec cette littérature, puisque la culture ibérique de la seconde moitié du XVe siècle avait déjà intégré les tendances fondamentales de l’humanisme italien, y compris la « redécouverte » du dialogue. Le Secretum et le De Remediis utriusque fortunae de Pétrarque y étaient en effet des modèles appréciés, et les œuvres de Facio et de Valla, ainsi que les traductions latines de Platon, étaient connues en Espagne à l’époque où se forgeait la personnalité intellec8 Juda disposait d’au moins deux versions imprimées des Opera omnia de Platon édités par Ficin : Divi Platonis Opera omnia M. F. interprete, Florence, 1484 et Marsilius Ficinus, Platonis Opera, Bernardino de’ Cori & Simone da Lovere, Venise, 1491, qui contient aussi la Platonica theologia de immortalitate animorum : cf. J. Hankins, Plato in the Italian Renaissance, 2 vol., Leiden-New York-København-Köln, Brill, 1991 [1990], t. II, p. 742. Trois autres éditions parurent avant la publication des Dialogues : cf. Ibidem. 9 Voir A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001; pour l’adoption, à la Renaissance, du dialogue dans les milieux aristotéliciens, et notamment pour la figure de Felice Figliucci, voir L. Bianchi, « From Jacques Lefèvre D’Etaples to Giulio Landi. Uses of the Dialogue in Renaissance Aristotelism », dans Humanism and Early Modern Philosophy, éd. J. Kraye et M. W. F. Stone, Londres-New York, Routledge, 2000, p. 39–58 ; voir également J. Kraye, « La filosofia nelle università italiane del XVI secolo », dans C. Vasoli, Le filosofie del Rinascimento, éd. P. C. Pissavino, Milan, Mondadori, 2002, p. 350–373.
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tuelle de Juda10. Cependant, la discussion entre Philon et Sophie ont peu en commun avec ces grands dialogues humanistes qui procèdent du De Oratore de Cicéron ou d’autres sources classiques. Avec son penchant vaguement pétrarquiste, son platonisme de fond et son sujet érotique, Juda semble plutôt inaugurer, tout comme le font Pietro Bembo (1470–1547) avec les Azolains ou Baldassare Castiglione (1478–1529) avec le quatrième livre de son Courtisan, la mode des trattati d’amore en langue vulgaire, qui allaient constituer une sorte de sous-genre littéraire au XVIe siècle11. Mais les Dialogues se démarquent encore de ce corpus par leur profondeur spéculative et par l’importance accordée à la dimension allégorique. Malgré les apparences, il est à vrai dire difficile de saisir dans ce texte une dimension « courtoise », et moins encore « courtisane »12. La conversation entre les deux personnages se déroule dans un contexte absolument abstrait, sans repères de temps et d’espace significatifs, ni références à un milieu social particulier ; on sait simplement qu’à chaque dialogue correspond une journée, tandis que le seul signe repérable renvoyant à une localisation concrète est « l’ombre » sous laquelle Sophie invite Philon à s’asseoir à l’ouverture du deuxième livre, et qui évoque peut-être celle du platane dans le Phèdre de Platon13. De plus, le style des Dialogues n’est pas aussi soigné
Le De Remediis figure par exemple parmi les sources de la Célestine de Fernando de Rojas : cf. A. D. Deyermond, The Petrarchan Sources of La Celestina, Oxford, Oxford University Press, 1961. Le De humanae vitae felicitate de Facio servit de modèle au De vita felici écrit par le Juif converti Juan de Lucena en 1463 : cf. J. M. Martínez Torrejón, « Neither/Nor : Dialogue in Juan de Lucena’s Libro de vida beata », Modern Language Notes, 114 (1999), p. 214–222. 11 Pour le rapport entre les Dialogues et l’œuvre de Castiglione voir M. Dorman, Léon l’Hébreu et Baldassarre Castiglione [en hébreu], dans The Philosophy of Leone Ebreo, cit., p. 43–56. Par ailleurs, l’influence des Prose de la volgar lingua de Bembo sur le texte des Dialogues tel qu’il est publié en 1535 est plus que probable : cf. Dialogues, éd. R. Pescatori, p. 8 ; voir également P. O. Kristeller, « Origine e sviluppo del linguaggio nella prosa italiana », dans Il pensiero e le arti nel Rinascimento, Rome, Donzelli, 1998 [1990], p. 133–156. 12 Philon et Sophie sont pourtant définis comme deux « courtiers » à la fois par Hava Tirosh-Samuelson dans Id., « Jewish Philosophy on the Eve of Modernity », dans History of Jewish Philosophy, éd. D. H. Frank et O. Leaman, Londres, Routledge, 1997, p. 499–573 : 523 et A. W. Hughes dans son The Art of Dialogue, cit., p. 109. 13 Cf. Dialogues, p. 126 et Platon, Phèdre, 229a–b. L’indication a dans les Dialogues une valeur purement symbolique ; la même image apparaît chez Jean-François Pic de la Mirandole pour indiquer l’activité philosophique : cf. De Venere et Cupidine expellendis carmen, Rome, 1513, p. 7a. 10
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que celui des traités d’amour contemporains14. Les premiers lecteurs avaient déjà remarqué ce décalage entre forme et contenu. Benedetto Varchi, par exemple, tout en regrettant que Bembo ait été moins profond qu’élégant, déplore le fait que Juda Abravanel—bien meilleur philosophe—ait souvent exposé ses idées de manière confuse15. Il existe bien entendu aussi une tradition dialogique dans la philosophie juive médiévale. Bien que minoritaire par rapport à d’autres genres, elle comprend de grands classiques tels que la Source de vie de Shelomoh ibn Gabirol ou le Kuzari de Juda Hallévi16. De manière générale, cette tradition est reprise avant tout—mais pas exclusivement— par les auteurs qui sont les plus influencés par le platonisme ; c’est le cas, par exemple, de Shem Tov Falaquera et d’Abraham ibn Ezra, qui recourent au dialogue dans certains de leurs ouvrages17. Dans la culture juive médiévale et moderne, le genre dialogique sert également à exprimer les tensions intra-communautaires, comme dans l’Epître du débat (’Iggeret ‘al vikua ) de Falaquera, où il est question d’une confrontation entre un rabbin traditionnaliste et un philosophe proche des
14 Varchi commente ainsi : « Si les Dialogues de Léon l’Hébreu où on discute [si ragiona] de l’amour étaient vêtus [vestiti] comme ils le méritent, nous n’aurions à envier ni les Latins ni les Grecs » (Benedetto Varchi, Hercolano, cit. dans B. Garvin, « The Language of Leone Ebreo’s Dialoghi », cit., p. 201). 15 « À la même époque, ou peu après, M. Pietro Bembo composa trois livres des Azolains, et si dans ceux-ci la doctrine, qui cependant ne fut pas mince ni indigne d’un si grand homme, avait correspondu à l’éloquence, je n’hésiterais pas à affirmer que la langue toscane aurait eu elle aussi son Platon » (B. Varchi, Sopra alcune quistioni d’amore, cit. dans Bembo, Les Azolains, cit., p. LV) ; voir aussi les affirmations du traducteur en latin des Dialogues, Carolus Saracenus : cf. Johannes Pistorius, Artis cabalisticae, cit., p. 332 et l’avertissement de l’imprimeur au lecteur dans la version de Pontus : Dialogues, p. 49. 16 Cependant, dans la traduction partielle réalisée par Shem Tov ibn Falaquera, la version en hébreu de la Source de vie de Shelomoh ibn Gabirol se présente sous forme aphoristique : cf. Shelomoh ibn Gabirol, Fons Vitae, Meqor hayyîm, éd. R. Gatti, Gênes, Il Melangolo, 2001. 17 Naturellement, les philosophes juifs médiévaux ne pouvaient pas accéder aux textes de Platon dans leur intégralité. Leur connaissance de la structure dialogique qui les caractérise se bornait à l’essentiel, au point que l’on ne peut affirmer que les textes platoniciens aient véritablement fourni un modèle à ces auteurs : cf. A. W. Hughes, The Art of Dialogue, cit., p. 5–8 ; il n’en reste pas moins que, chez les auteurs juifs du Moyen Age, le platonisme et le choix du genre littéraire du dialogue sont souvent associés. Sur le genre dialogique dans la philosophie juive médiévale et son influence sur l’œuvre de Juda Abravanel voir A. W. Hughes, « Transforming the Maimonidean Imagination: Aesthetics in the Renaissance Thought of Judah Abravanel », Harvard Theological Review, 97 (2004), p. 461–484.
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positions de Maïmonide18. Néanmoins, une différence majeure entre les Dialogues et ces textes réside dans le fait que ces derniers comportent des interlocuteurs exclusivement de genre masculin, qu’il s’agisse d’un disciple et d’un maître, ou de tenants de différents courants de pensée ou de différentes religions. Nulle trace, dans la production philosophique médiévale en hébreu, d’une exception à cette règle19. Outre les dialogues platoniciens redécouverts à la Renaissance et les exemples juifs cités précédemment, il convient aussi de prendre en compte le fait que les grands écrits dialogiques médiévaux ne sont pas complètement méconnus du monde juif de l’époque de Juda. S’il est difficile d’évaluer la pénétration des dialogues d’Augustin, d’Abélard ou de Lulle dans la culture juive, on sait en revanche que la Consolatio de Boèce a rencontré un certain succès auprès du public juif aux XVe et XVIe siècles, notamment dans le milieu ibérique20. A plus d’un titre—l’adhésion au platonisme, la présence d’interlocuteurs des deux sexes, le symbolisme de la femme « savante »—la Consolatio est ainsi l’un des exemples littéraires les plus proches du texte de Juda. On peut aller jusqu’à mentionner comme sources d’inspiration possibles des œuvres qui ne relèvent pas strictement de la philosophie : bien que la composante dialogique en soit absente, on peut ainsi évoquer le modèle du Convivio de Dante avec, notamment, la figure de la « donna
18 Quelques siècles plus tard, une situation analogue sera au centre du livre Le philosophe et le cabaliste de Moshe ayym Luzzato, écrit dans la première moitié du XVIIIe siècle. 19 On peut se référer aussi aux considérations de Aaron Hughes : cf. A. W. Hughes, The Art of Dialogues, cit., p. 108–109. 20 La Consolatio a été traduite en hébreu à deux reprises dans la première moitié du XVe, et une première version circulait déjà un siècle plus tôt : cf. M. Zonta, « Le origini letterarie e filosofiche delle versioni ebraiche del De consolatione philosophiae di Boezio », dans Hebraica: miscellanea di studi in onore di Sergio J. Sierra, Turin, Istituto di Studi Ebraici Margulies-Disegni, 1998, p. 571–604. Le texte de Boèce était connu par quelques auteurs juifs actifs en Italie au XVIe siècle et devint une véritable source d’inspiration pour le récit autobiographique d’Abraham Yagel : Abraham Yagel, A Valley of Vision. The Heavenly Journey of Abraham ben Hananiah Yagel, traduit de l’hébreu, introduit et commenté par D. Ruderman, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1990, p. 45–50 ; pour l’influence de Boèce sur Yagel voir aussi F. Lelli, « The Origins of the Autobiographic Genre : Yohanan Alemanno (1434–to after 1504) and Abraham Yagel (1553–to after 1623) », EAJS Newsletter, 12 (2002) p. 4–11. D’après le témoignage de l’un des traducteurs en hébreu, ce texte aurait suscité l’intérêt des Juifs en tant qu’il était utilisé par les chrétiens dans les disputes religieuses : cf. R. Ben Shalom, « Between Official and Private Dispute. The Case of Christian Spain and Provence in the Late Middle Ages », Association for Jewish Studies Review, 27 (2003), p. 23–72 : 70.
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gentile » et la notion de travail philosophique comme « amistanza e sapienza » qui est au centre de ce texte21. Le recours au dialogue est également une caractéristique importante de la production apologétique juive. L’écriture dialogique reproduit en effet sur le plan narratif la relation à l’autre et permet ainsi de représenter les tensions qui existent entre les Juifs et le milieu qui les environne. Le dialogue, au sens notamment de dispute (vikua ), devient ainsi un instrument de définition identitaire et de positionnement ou de revendication vis-à-vis de la culture majoritaire. Il suffira de citer le Mil amot ha-Shem (Guerres du Seigneur) de Jacob ben Reuveni (fin du XIIe siècle)—l’un des premiers traités de défense du judaïsme—ou le ‘Ezer ha-Dat (Le soutien de la Foi) de Isaac Pulgar, qui vise à repousser les attaques proférées par le Juif apostat Alfonso de Valladolid (alias Abner de Burgos) contre ses anciens coreligionnaires. Autre exemple célèbre : celui de la Dispute de Barcelone où le cabaliste Na manide relate son intervention, au nom du judaïsme qu’il défend, dans le débat public qui se tint à Barcelone, en présence du roi Jacques, en 126322. De leur côté, les Juifs convertis au christianisme ne manquèrent pas d’utiliser ce genre littéraire pour justifier leur choix. Dans ce cas, le dialogue peut devenir le lieu où se confrontent l’ancienne et la nouvelle identité, et où la scission de l’âme peut parvenir à une partielle recomposition. En 1432, le célèbre converso Paul de Santa Maria (alias Salomon haLevi) écrit par exemple le Scrutinium Scripturarum sive Dialogus Sauli et Pauli contra Judaeos, qui met en scène une discussion entre Saul le Juif et Paul le chrétien ; dans la première partie de cet ouvrage, Saul met Paul à l’épreuve sur des questions dogmatiques ou exégétiques, en exigeant de son interlocuteur des preuves scripturaires démontrant la vérité de la religion chrétienne ; vaincu par Paul, il devient ensuite son « discipulus », et demande à être instruit par son « magister in catholica doctrina » afin de
21 Dante Alighieri, Convivio, éd. G. Inglese, Milan, Rizzoli, 2004 [1993], p. 190. Pour la dimension dialogique dans l’œuvre dantesque—notamment dans la Comédie— voir R. Imbach et S. Maspoli, « Philosophische Lehrgespräche in Dantes Commedia », dans Gespräche lesen. Philosophische Dialoge im Mittelalter, éd. K. Jacobi, Tübingen, Narr Verlag, 1999, p. 291–321. 22 Le cas de Na manide montre aussi les limites de l’expression du dissentiment religieux des Juifs. Sa chronique lui vaut, en effet, la condamnation de la part des dominicains et finalement l’exil, précisément parce qu’elle se termine, d’après sa reconstruction, par sa « victoire » : cf. H. Maccoby, Judaism on Trial: Jewish-Christian disputations in the Middle Ages, Londres-Toronto, Associated University Press, 1982, p. 97–150.
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repousser les attaques des infidèles23. Ce texte a été largement diffusé, y compris au-delà du public chrétien, car Isaac Abravanel le connaît et le cite24. De manière spéculaire, le dialogue sera aussi utilisé par les conversos revenus à la religion de leurs pères, sans doute à cause de sa capacité à transposer dans une structure narrative l’appartenance à des contextes différents et la pluralité identitaire qui caractérise les anciens nouveaux chrétiens25. Il s’agit, de toute évidence, de l’un des genres favoris des essayistes engagés dans les controverses interreligieuses, y compris des auteurs chrétiens26. Hantée par la question de l’haebraica veritas, l’époque de la Réforme dans laquelle les Dialogues d’amour voient le jour assiste à la publication d’un grand nombre de textes mettant en scène des discussions entre les tenants de fois différentes, parmi lesquels des Juifs—représentés d’ailleurs sous une lumière souvent moins stéréotypée et abstraite qu’auparavant, bien que ces discussions soient toujours empreintes d’une dimension apologétique. C’est le cas, par exemple, du De verbo mirifico et du De arte cabalistica de Johannes Reuchlin ou du Dialogue d’un chrétien et d’un juif de Sébastian Münster27. La trace de ce type de dialogues se retrouve-t-elle dans notre texte ? La composante apologétique et controversiste semble certes étrangère à une conversation entre un homme et une femme qu’il aime. Cependant, il s’agit sans doute de l’un des modèles dialogiques les plus 23 Cf. Paulus de Sancta Maria, Scrutinium Scripturarum, Mantoue, 1475 [Strasbourg 1474]. 24 Cf. par exemple Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, Jérusalem, 1955, p. 204 ; dans son commentaire à Isaïe, Abravanel polémique ouvertement avec Paul « évêque de Burgos » à propos de l’identification d’Edom ainsi que sur la question des dix tribus d’Israël, également traitée dans le Scrutinium : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 170. 25 Un cas célèbre est celui des Tribulaçao d’Israel de Samuel Usque, mais le genre comptait aussi d’autres exemples influents : cf. Carsten L. Wilke, « Conversion ou retour ? La métamorphose du nouveau chrétien en Juif portugais dans l’imaginaire sépharade du XVIIe siècle », dans Mémoires juives d’Espagne et du Portugal, éd. E. Benbassa, Paris, Publisud, 1996, p. 53–67. 26 Si le monde chrétien de l’Antiquité tardive et du Moyen Age avait essentiellement connu l’usage polémique de la disputatio ou de l’altercatio, il existait aussi une production à caractère quasi concordiste—comme c’est le cas du Dialogue d’un philosophe avec un Juif et un chrétien d’Abélard ou du Livre du gentil et des trois sages de Raymond Lulle. 27 Ce genre d’ouvrages était relativement connu dans l’Italie des années 1520. On a remarqué, par exemple, l’intérêt de Bembo pour la culture juive ; collectionneur vorace, il possédait les textes de Reuchlin et de Münster, ainsi que le De arcanis catholicae veritatis de Pierre Galatin, et même quelques commentaires d’Isaac Abravanel : cf. M. Danzi, « La cultura ebraica di Pietro Bembo », dans Per Cesare Bozzetti. Studi di letteratura e filologia italiana, éd. S. Albonico et al., Milan, Fondazione Arnoldo e Alberto Mondadori, 1996, p. 283–307.
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familiers à Juda. On peut déceler dans certains passages des Dialogues une ambivalence latente à l’égard de la culture majoritaire, tandis que sa Complainte révèle une opposition plus franche à cette dernière28. La polémique envers le christianisme est d’ailleurs l’un des traits distinctifs de l’œuvre du père de Juda, Isaac, engagé tout au long de sa vie dans un débat serré avec les exégètes chrétiens médiévaux. Enfin, pour ce qui est des Juifs de la Renaissance, l’emploi de ce genre littéraire semble moins répandu qu’on n’aurait tendance à le croire. On retrouve des conversations entre divers personnages par exemple dans le Shevet Yehudah (Le fléau de Juda) de Salomon ibn Verga, une chronique de l’histoire d’Israël écrite dans les premières années du XVIe siècle, et probablement influencée à son tour par les dialogues de l’humanisme italien29. A la fin du siècle, le Juif italien Abraham Yagel utilise le genre dialogique dans la Vallée des visions, qui puise ses éléments essentiels dans la Consolatio de Boèce30. Il semble que, parmi les contemporains de Juda, le seul à avoir employé de manière systématique une écriture dialogique soit Yo anan Alemanno. Son œuvre encyclopédique l’Immortel met en scène deux personnages dont les discours correspondent à deux caractères rhétoriques et stylistiques différents. L’un, « l’interprète qui s’exprime selon justice » s’exprime dans un langage poétique et métaphorique répondant aux nouvelles conventions rhétoriques de l’humanisme ; l’autre, « celui dont le discours est véridique » adopte en revanche un style scolastique, emprunté aux écrits de Maïmonide et d’Averroès31. Plus intéressant encore est l’usage qu’Alemanno fait du dialogue dans un second texte qui relate les discussions sur des sujets philosophiques et mystiques entre, d’une part, « l’homme [ha-’ish] » et « la femme [ha-’ishah] » et, d’autre part, un fils désireux d’apprendre
28 Voir les considérations de Philon sur la culture italienne de son époque : Dialogues, p. 167, p. 191 et les commentaires en note de l’éditeur. Sur le caractère apologétique de certains passages de la Complainte, voir M. Idel, « Cabale et prisca theologia chez Isaac et Juda Abravanel » [en hébreu], cit. 29 Sur cet aspect du texte, voir E. Gutwirth, « Italy or Spain ? The Theme of Jewish Eloquence in Shevet Juda », dans Daniel Carpi Jubilee Volume. A collection of Studies in the History of the Jewish People Presented to Daniel Carpi Upon His 70th Birthday by His Colleagues and Students, Tel Aviv, université de Tel Aviv, 1996, p. 35–67. 30 Voir supra, p. 49, note 20. A la différence de Boèce, Yagel imagine une discussion entre lui-même et l’âme de son père, qui vole à son secours dans une phase très difficile de sa vie : cf. Abraham Yagel, A Valley of Vision, cit. 31 Cf. YOHANAN Alemanno, ay ha-‘olamim (L’immortale). Parte I : La Retorica, éd. F. Lelli, Florence, Olschki, 1995, p. 24.
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la sagesse et sa mère qui se charge de l’instruire32. L’élément original, qui rapproche ce texte des Dialogues, est la présence d’interlocuteurs de sexes différents, bien qu’ils correspondent à des rôles bien éloignés de ceux de Sophie et Philon. On assiste en outre chez Alemanno à la mise en valeur de l’héritage dialogique médiéval, et notamment du Kuzari, tendance propre également à d’autres auteurs de l’époque et partagée par Isaac Abravanel33. Dans l’introduction à son commentaire sur le Cantique des Cantiques (Shir ha-ma‘alot le-Shelomoh), Alemanno avance aussi quelques réflexions théoriques sur le dialogue comme genre littéraire, voyant dans ce livre biblique une allégorie théologique écrite par Salomon sous la forme d’une discussion entre deux interlocuteurs, un homme et une femme, liés par l’amour, et mettant en scène l’ascension de l’âme vers Dieu34. Or, si elle présente des parentés avec l’un ou l’autre de ces textes, l’œuvre de Juda ne semble pourtant entrer dans aucun des sous-groupes
32 Paris, BnF, ms. hébr. 849, cc.1–140. Ce manuscrit a été décrit par Scholem, d’après qui le choix dialogique d’Alemanno s’inspirerait du ‘Ezrat ha-Shem attribué à tort au cabaliste Azriel de Gérone (XIIIe siècle), indiqué dans quelques mss. sous le titre La dispute [nommée] ‘Questions que la femme pose au mari’ : cf. G. Scholem, « Quelques chapitres de l’histoire de la littérature cabalistique » [en hébreu], Kiryat Sefer, 5 (1929), p. 263–277 : 274. Il s’agit d’un texte d’argument philosophique et cabalistique, qui contient des discussions sur la nature de l’âme et la présentation de dix niveaux spirituels associés aux dix sephirot et aux hiérarchies des anges. Voir aussi les notices contenues dans K. Herrmann, « The reception of Hekhalot Literature in Yohanan Alemanno’s Autograph MS Paris 849 », dans Studies in Jewish Manuscripts, éd. J. Dan, K. Herrmann, J. Hoornweg, M. Petzoldt, Tübingen, Mohr Siebeck, 1999, p. 19–88. Un autre texte écrit sous forme de questions-réponses est le Sha‘ar ha-Sho’el (Portique du Questionneur) du cabaliste Azriel de Gérone : cf. G. Scholem, Les origines de la kabbale, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 394 ; ce texte était connu par les cabalistes espagnols du XVe et XVIe siècle et a fait l’objet d’un commentaire de Meir ibn Gabbay intitulé Derek ’Emunah (1539). 33 A la Renaissance, le Kuzari semble jouir d’un regain d’intérêt chez les humanistes juifs, notamment chez les auteurs les plus critiques envers la pensée d’Aristote ; sur la question, voir R. Bonfil, Rabbis and Jewish Communities in Renaissance Italy, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 289–290 et A. Shear, The Kuzari and the Shaping of Jewish Identity, 1167–1900, New York, Cambridge University Press, 2008, p. 95–133. David Messer Léon mentionne le Kuzari en des termes fort élogieux, comme étant un « livre sacré [sefer qadosh] » : cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 340 ; le cabaliste Elie de Genazzano (c. 1450–1510) le cite comme un texte exemplaire, qui aurait été écrit pour s’opposer aux doctrines rationalistes contenues dans le Guide de Maïmonide (alors que Kuzari a été écrit une cinquantaine d’années avant le Guide) : cf. Eliyyah ayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa, éd. F. Lelli, Florence, L’éclat-Giuntina, 2004, p. 139. 34 Cf. A. M. Lesley, The Song of Solomon’s Ascents by Yo anan Alemanno: Love and Human Perfection According to a Jewish Associate of Pico della Mirandola, Ph. Dissertation, Berkeley, University of California, 1976.
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dialogiques que nous avons mentionnés. On pourra mieux s’en rendre compte en analysant de plus près la logique interne du dialogue entre Sophie et Philon, ainsi que leurs rôles et leurs caractéristiques, pour revenir éventuellement, par la suite, à la question d’un modèle éventuel. Une réflexion sur les personnages est d’ailleurs une étape obligée pour la compréhension d’un dialogue, à plus forte raison lorsque les éléments allégoriques dépassent la trame purement littéraire et narrative. D’autre part, si le renvoi à l’activité philosophique comme « amour de la sagesse » contenu dans les prénoms des deux personnages est évident (il est d’ailleurs évoqué dans le texte de manière explicite, d’après une tradition qui attribuait cette définition à Pythagore et qui n’était pas inconnue à la pensée juive du Moyen Age35), les rapports entre l’identité des personnages, la structure du texte et les arguments débattus font, quant à eux, l’objet de lectures diverses et parfois discordantes. Par exemple, on a associé Philon et Sophie à deux conceptions mutuellement exclusives du savoir : en s’appuyant sur une analyse des aspects littéraires des Dialogues, Antony Perry a vu en Philon le porteparole d’une philosophia activa, alors que Sophie serait la représentation d’une forme spéculative et théorique de connaissance36. Pour Alfred Ivry, les interlocuteurs des Dialogues symbolisent deux principes distincts : la connaissance (sophia) et l’amour ( philia). La première serait marquée par un fond aristotélicien, tandis que la seconde exprimerait une vision plus proche des positions de Platon37. En prêtant à l’ouvrage une signification cosmologique, Warren Zeev Harvey a en revanche 35 « Pythagore aussi nommait les sages ‘philosophes’, c’est à dire aimant ou désirant la sapience : pource que plus la personne a de sapience, et plus elle connaît ce qui lui défaut de la perfection d’icelle, et plus encore elle la désire : ce qu’il ne faut pas trouver étrange : car la sapience est trop plus ample que l’entendement humain » (Dialogues d’amour, p. 349–350 ; Dialoghi d’amore, III, 63a–b). On retrouve la référence à Pythagore chez Cicéron, Augustin et Boèce : cf. A. Speer, « The Vocabulary of Wisdom and the Understanding of Philosophy », dans L’élaboration du vocabulaire philosophique au Moyen Age, Actes du Colloque international de Louvain-la-Neuve et Leuven, 12–14 septembre 1998, organisé par la siepm, édités par J. Hamesse et C. Steel, Tournhout, Brepols, 2000, p. 257–280 : 259–261. Dans le Banquet, Dante fait référence à cette définition qu’il puise à son tour dans les commentaires d’Albert le Grand à l’Ethique d’Aristote : cf. M. Corti, Scritti su Cavalcanti e Dante. La felicità mentale, Percorsi dell’invenzione e altri saggi, Turin, Einaudi, 2003, p. 95–120. Pour la diffusion de ce topos dans la littérature juive médiévale voir B. Chiesa et C. Rigo, « La tradizione manoscritta del Sefer ha-ma‘alot di Shem Tob ibn Falaquera e una citazione ignorata della Risāla fī ism al-falsafa di al-Fārābi », Sefarad, 53 (1993), p. 3–15 : 8–11. 36 Cf. T. A. Perry, Erotic Spirituality. The Integrative Tradition from Leone Ebreo to John Donne, Alabama, The University of Alabama Press, 1980, p. 25. 37 Cf. A. Ivry, « Remnants of Jewish Averroism in the Renaissance », cit.
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suggéré que, sous l’apparence d’un dialogue courtois, Juda a façonné une allégorie du rapport de Dieu—Philon—avec la création—Sophie38. Enfin, certaines études parmi les plus récentes se sont intéressées aux rôles de Sophie et de Philon dans une perspective socioculturelle ou de gender studies ; certains ont vu dans le caractère féminin et dans la résistance qu’il oppose à l’amoureux un élément innovant, voire le signe d’une mise en question des rapports traditionnels entre les deux sexes. Contrairement aux figures féminines de la littérature dialogique de l’époque, Sophie affiche en effet une attitude exceptionnellement affirmée et indépendante ainsi qu’une maîtrise quasi « professionnelle » des méthodes et des contenus de la philosophie. Pour Abraham Melamed, elle pourrait constituer une figure issue de la pensée politique judéoarabe médiévale et de la vision de la femme véhiculée dans la République de Platon: la dimension « subversive » des Dialogues concernant les rapports entre les sexes s’expliquerait par conséquent par la familiarité de Juda avec la lecture du texte platonicien proposée par Averroès et Farabi, et non par son appartenance à la culture de la Renaissance italienne qui, pour sa part, censurait volontiers les passages radicaux de la République 39. Il convient donc de s’interroger sur la nature du dialogue élaboré par Juda en examinant les traits caractéristiques de Philon et de Sophie ainsi que leurs fonctions respectives dans l’économie du dialogue, et en comparant leurs figures à celles des interlocuteurs du Banquet de Platon et d’autres œuvres dialogiques. L’attention se portera tout particulièrement sur la production dialogique d’Augustin, de Boèce et d’Alain de Lille, caractérisée par la présence d’une figure féminine qui semble revêtir un rôle analogue à celui de la Sophie des Dialogues. 2. Philon comme maître Commençons par la figure de Philon. Amoureux de Sophie et désireux de s’unir à elle, Philon est censé répondre aux questions de son interlocutrice. Néanmoins—et contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre à trouver—, il ne s’agit pas vraiment d’un cursus qu’il s’engagerait Cf. W. Z. Harvey, Physics and Metaphysics in asdai Crescas, Amsterdam, J. C. Gieben, 1998, p. 113–117. 39 Cf. A. Melamed, « La femme comme philosophe : l’image de Sophie dans les Dialogues d’amour de Juda Abravanel » [en hébreu], Jewish Studies, 40 (2000), p. 113–130. 38
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à suivre à l’école de la sagesse. Bien que Sophie soit très critique et pointilleuse, elle n’égale pas les connaissances et la profondeur de son amoureux. Elle désire plutôt de lui qu’il résolve ses doutes, selon un plan qui suit des règles précises, règles d’ailleurs établies par Philon. Ainsi, ce dernier se présente non seulement comme un amoureux, mais également comme un maître patient, qui s’efforce de résoudre des problèmes toujours plus complexes, en vue de satisfaire les requêtes de sa bien-aimée. Si l’exercice pédagogique le stimule et le perfectionne, ses compétences sont pourtant en sa possession avant même que ne s’engage la discussion avec Sophie, comme on le déduit aisément d’un passage comme celui-ci : Sophie. [. . .] Et ce néanmoins, il me semble que les choses du tout hors d’essence [essere] (comme nous avons dit les enfants et la santé) ne peuvent être aimées, combien qu’elles soient désirées. Car l’essence [essere] la quelle ces choses dites ont en autrui, n’est suffisante pour les faire connaître ni (par conséquent) pour engendrer l’amour : car nous n’aimons ni la santé, ni les enfants d’autrui, mais les nôtres propres. Et n’en ayant point, comme est-il possible que nous les aimions bien que nous les désirions ? Philon. Nous ne sommes pas loin maintenant de la vérité [Non siamo adesso molto lontani da la verità] (Dialogues, p. 62–63 ; Dialoghi, I, 5a).
Ce passage met au jour la hiérarchie sapientielle régissant les échanges des deux interlocuteurs tout au long du dialogue. Philon a accès à un savoir d’ordre supérieur qui lui permet d’apporter à Sophie des réponses définitives. En effet, alors que l’aimée met en doute a posteriori les affirmations et les démonstrations de son amoureux, celui-ci est capable de juger a priori dans quelle mesure son interlocutrice se fait ou non une idée adéquate d’un argument. Ainsi s’affirme son autorité intellectuelle ; et malgré l’indocilité de Sophie, cette autorité ne sera jamais remise en question pendant la discussion. Il en ressort que, dans les Dialogues, la fonction pédagogique n’est pas confiée à la figure féminine, mais au personnage de sexe masculin. Une des spécificités des Dialogues par rapport au modèle classique réside donc dans la distribution tout à fait originale des rôles de maître et d’élève. La caractérisation de Philon en tant que guide et maître est corroborée entre autres par le traitement du topos littéraire de l’échelle cosmique, qui repose sur une répartition des rôles peu conventionnelle. Philon apparaît dans ce passage comme celui qui saisit l’organisation hiérarchique du cosmos et en communique à Sophie les degrés, alors que celle-ci est censée gravir l’« échelle » que son amoureux lui indique, et qui s’élève
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du monde naturel jusqu’aux réalités célestes et angéliques, dans le but d’accéder à une image ordonnée de l’univers : Philon. Ô Sophie, lorsque tu monteras par cette échelle [scala] au monde céleste et angélique, tu trouveras que ceux qui sont plus participants de l’intellectuelle beauté de ce souverainement beau, connaissent le plus combien défaut à la plus parfaite des créatures de la beauté de son créateur (Dialogues, p. 350 ; Dialoghi, III, 63b)40.
L’usage qui est fait ici du topos de l’échelle révèle un écart important par rapport à celui que l’on retrouve dans la littérature médiévale et postérieure ; il suffit de parcourir quelques-uns des grands classiques du genre dialogique pour s’en rendre compte41. Juda inverse, en effet, l’image traditionnelle de la femme-sagesse qui désigne à son disciple les marches qu’il doit gravir pour devenir un savant accompli. Ainsi, dans le Banquet de Platon, c’est Diotime qui incite Socrate à progresser, degré après degré, dans la quête de la véritable beauté42. Une configuration similaire—une femme savante exhorte son adepte à s’engager sur le chemin de la recherche philosophique—se retrouve dans la Consolatio de Boèce, où Philosophia indique à son élève l’échelle brodée sur ses vêtements, lui offrant par là la clé permettant d’accéder
40 L’image de l’échelle revient une deuxième fois dans les Dialogues pour représenter les différents actes de perfection de l’être : « Philon. L’univers, ayant maintes actions en nombre quasi infini d’exercices tendant à sa perfection, s’accomplit en l’acte le plus parfait et dernier de tous : auquel consiste sa dernière perfection, à laquelle, par le moyen des autres actes comme par une échelle, le chemin lui est fait [Molti atti perfettivi si trovano nel’universo ma la sua ultima perfezione consiste ne l’ultimo e più perfetto di quelli, e altri subalternati son via o scala per venire all’ultimo perfettissimo] » (Dialogues, p. 477 ; Dialoghi, III, 140b). A la Renaissance, le motif de l’échelle revient notamment dans l’œuvre de Pic de la Mirandole, qui, pour ces interprétations, aurait puisé entre autres à des sources juives, par le biais notamment de son collaborateur Yo anan Alemanno : cf. M. Idel, « The Ladder of Ascension. The Reverberations of a Medieval Motif in the Renaissance », dans Studies in Medieval Jewish History and Literature, vol. 2, éd. I. Twersky, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1984, p. 83–93. 41 Ce n’est pas le lieu ici de s’attarder sur les multiples applications (morales, cosmologiques, théologiques, etc.) de ce thème dans la littérature et l’iconographie du Moyen Age et de la Renaissance. Pour une étude sur le sujet, voir C. Heck, L’échelle céleste. Une histoire de la quête du ciel, Paris, Flammarion, 1999, p. 97–167 et passim. 42 Platon, Banquet, 211 b4–c9. Ficin paraphrase le passage de la manière suivante : « Propterea veram illam pulchritudinis rationem in deo eiusque ministris potius quam in mundi corpore reperiri putandum. Ad eam rursus iis gradibus facile, ut arbitror, ascendes, o Socrates » (Marsile Ficin, Commentaire sur Le Banquet de Platon, de l’amour—Commentarium in Convivium Platonis, de amore, texte établi, traduit, présenté et annoté par P. Laurens, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 197).
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à la sagesse43. L’image boétienne exercera, du reste, une influence profonde sur la littérature et l’iconographie du Moyen Age, en donnant lieu à de multiples variations sur le thème de l’échelle44. Dans les Dialogues, en revanche, c’est la figure féminine qui est invitée à gravir les marches à la fois gnoséologiques et ontologiques qui la séparent de la perfection intellectuelle. Question après question, Sophie est encouragée à progresser sur le chemin de la connaissance, à travers les doutes qu’elle formule et les explications apportées par Philon. C’est elle qui, profitant des éclaircissements de Philon, est censée « entendre » et « comprendre » tout argument resté jusque-là obscur45. À Philon revient encore la tâche d’ordonner et d’échelonner les étapes de l’apprentissage de Sophie, et de lui enseigner un usage correct de la langue et de l’argumentation. L’itinéraire réservé à l’amator sapientiae dans la tradition ancienne et médiévale est proposé ici à une « Sophia » qui devra se soumettre au cursus studiorum spécifique proposé par son amoureux: Philon. [. . .] Et, quand tu connaîtras [saprai ] (ô Sophie), de quelle importance est l’amour en tout l’univers, non seulement au monde corporel, mais beaucoup plus au spirituel : et comme dès la première cause qui produit toutes choses jusques à la dernière chose créée, rien ne se trouve sans amour, tu l’auras en plus grande révérence, et alors te sera sa généalogie mieux connue [e a l’hora conseguirai maggiore notitia de la sua genealogia] (Dialogues, p. 121 ; Dialoghi I, 37a–b)46.
43 Cf. Boèce, La consolation de philosophie, introduction, traduction et notes par J.-Y. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 20. 44 On se reportera à P. Courcelle, La consolation de la philosophie dans la tradition littéraire : antécédents et postérité de Boèce, Paris, Études augustiniennes, 1967. 45 On le déduit de passages de ce genre : « Philon. Je n’attendais pas moins, et sont tes doutes fort à propos : car par leur résolution tu auras plus entièrement connaissance que l’amour naquit au monde angélique » (Dialogues, p. 359 ; Dialoghi, III, 69b) ; « Philon. [. . .] Voilà, Sophie, la sapience allégorique désignée par la vraie histoire mosaïque de l’union de l’homme, étant mâle et femelle [. . .]: et si tu veux bien l’entendre, tu verras en un miroir la vie de tous les hommes, leur bien et leur mal : tu connaîtras, Sophie, la voie qu’il faut fuir, et celle qu’il faut suivre, pour atteindre l’éternelle béatitude sans jamais mourir » (Dialogues, p. 403–404 ; Dialoghi, III, 92a). 46 Ce passage annonce les deux dialogues successifs portant sur la Comunità d’amore et l’Origine d’amore. On remarquera que Philon ne fait ici aucune allusion à la question des « effets de l’amour ». L’éventualité d’une telle discussion repose uniquement, en effet, sur une requête provenant de Sophie, alors que les dissertations sur la communauté et sur l’origine de l’amour s’intègrent dès le départ dans le plan de l’œuvre envisagé par Philon. Autrement dit, Philon ne se propose pas de discuter le sujet des effets, ni ne donne jamais son plein accord à cette entreprise. Ces particularités doivent être prises en compte lorsqu’on considère la question du caractère achevé ou inachevé des Dialogues et celle de l’existence ou non d’une quatrième partie ; une nouvelle fois,
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C’est donc en qualité de maître que Philon esquisse le plan qu’il considère nécessaire à l’accomplissement de la formation de son élève. On verra par la suite que Philon commence par affermir les capacités dialectiques de Sophie ; il poursuit en lui fournissant des explications dans le domaine éthique ; il l’introduit à la compréhension du monde naturel et céleste, et finalement la dirige vers la connaissance de la divinité. Dans le deuxième dialogue, cette prérogative pédagogique est articulée de manière plus précise. Lorsque Sophie exige des explications sur l’origine de l’amour, Philon lui rappelle la nécessité d’un apprentissage qui se déroule selon un ordre spécifique, débutant par les réalités les plus accessibles à l’intellect humain, quoique les moins élevées du point de vue du degré ontologique. La démarche fondée sur la distinction aristotélicienne entre ce qui est connaissable pour nous et ce qui est plus élevé par rapport à l’être oblige Sophie à respecter un agencement précis des arguments et souligne, une fois de plus, la tâche pédagogique assumée par Philon : Philon. Si tu veux que nous parlions de la naissance de l’amour, il faut premièrement en ces présents devis discourir son ample universalité et communauté de son essence, et nous deviserons une autre fois de sa naissance. Sophie. L’origine d’une chose, ne doit-elle précéder l’universalité ? Philon. Bien précède-elle quant à l’essence [essere], mais elle n’est pas première en notre connaissance. Sophie. Pourquoi non ? [Come no ? ] Philon. Pource que la communauté de l’amour nous est trop plus manifeste que son origine. Et tu ne peux douter que par les choses connues l’on ne parvienne à la connaissance de celles qui sont inconnues [e da le cose note si viene alla cognitione de le cose ignote] (Dialogues p. 126 ; Dialoghi, II, 1b)47.
Ainsi est-ce Philon qui détermine l’accessus aux différents sujets et organise son discours selon le schéma classique qui mène de la connaissance des réalités sensibles à celle des réalités suprasensibles. Progressivement libérée de ses doutes, Sophie va être amenée à la contemplation des vérités théologiques les plus élevées. Cette prérogative de Philon montre bien le glissement opéré par Juda par rapport aux modèles gréco-latins. Dans la Consolatio, par exemple, c’est la figure féminine on constate que Sophie et Philon n’ont pas la même autorité ni le même contrôle sur le plan de l’ouvrage. 47 La distinction rapportée par Philon est basée sur Physique, I, 1, 184a 16–20 et Ethique à Nicomaque, I, 4, 1095b, 2–4.
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de Philosophia qui se charge de déterminer le parcours graduel de guérison de l’âme de son « alumnus », qui doit soigneusement respecter toutes les étapes qu’elle lui impose48. Philosophia s’efforce d’éveiller progressivement l’intellect de Boèce et veille au bon déroulement des différentes phases de sa thérapie, puisque « quod praecipiti via/certum deserit ordine/laetos non habet exitus (tout ce qui va/Tête la première et sans ordre/Ne peut avoir d’heureuse issue) »49. Dans les Soliloquia d’Augustin (autre ouvrage où il est question d’un dialogue entre un interlocuteur et une interlocutrice), on se trouve face à une situation analogue : la Ratio qui discute avec Augustin lui rappelle la nécessité de se conformer à un cursus studiorum dont elle est la garante, la seule condition pour qu’il puisse résoudre les questions qu’il se pose50. Une autre figure féminine de la tradition latine médiévale revêt un rôle semblable : il s’agit de Nature, personnage complexe du De planctu naturae de Alain de Lille51. Cette vierge céleste, descendue sur un char de cristal dans la demeure terrestre où elle a reçu l’hommage de toutes les créatures, libère le protagoniste de l’engourdissement dans lequel végétait son esprit en lui offrant les clés utiles à la compréhension des arguments qu’elle a l’intention de lui communiquer52. Une telle configuration est déjà présente dans la conversation de Diotime et Socrate, que Juda connaît dans la traduction latine réalisée par Marsile Ficin, et dont il saisit certainement les rôles et les enjeux. En effet, Diotime est présentée dans les Dialogues comme la « maîtresse de Socrate en la notice des choses amoureuses », puisque c’est elle qui lui a montré et appris l’origine de l’eros universel à travers l’interprétation du mythe de Poros et de Penia (Dialogues, p. 408). Cette description de la « sage fée »53 rend encore plus intéressant le renversement opéré par Juda 48 Boèce, La consolation de philosophie, p. 78. Pour le texte latin : Anicius Manlius Severinus Boethius, Consolatio Philosophiae, I, m. 6, vv. 20–22, éd. C. Moreschini, München-Leipzig, Teubner, 2000, p. 9, 7. 49 Boèce, La consolation de philosophie, p. 34 ; Consolatio, éd. Moreschini, p. 23. 50 Augustin, Soliloquia, I, 13, 22–23, éd. W. Hörmann, Wien 1986 (CSEL 89), p. 35, 1–37, 13. 51 Pour cette figure, dont l’interprétation reste difficile, voir J. Jolivet, « La figure de Natura dans le De planctu naturae d’Alain de Lille : une mythologie chrétienne », dans Alain de Lille, le docteur universel, Actes du XIe Colloque international de la Société internationale pour l’étude de la philosophie médiévale (Paris, 23–25 octobre 2003), éd. J.-L. Solère, A. Vasiliu et A. Gallonier, Turnhout, Brepols, 2005, p. 127–144. 52 Alanus ab Insulis, « De Planctu naturae », éd. N. M. HÄRING, Studi Medievali, 19 (1978), p. 797–879 : 830. 53 Il est évident que les Dialogues dépendent ici de la traduction du Banquet réalisée par Marsile Ficin. Voir Marsile Ficin [Platonis Opera], Venise, 1491, p. 154b :
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par rapport au cadre dialogique archétypal du Banquet. Dans le texte de Platon, Diotime assume en effet de manière explicite une fonction de guide pédagogique (« hoc deinceps o Socrates docere conabor », ibid., p. 155a), et elle se voit obligée d’exprimer son discours dans un langage conforme aux capacités intellectives de son interlocuteur (« dicam equidem planius, [. . .] o Socrates », ibid., p. 155b), tout comme le fait Philon avec sa bien-aimée. L’autorité de Philon repose d’ailleurs sur des qualités bien précises, et notamment sur un degré de connaissance plus élevé que celui de Sophie. Très révélateur à ce propos apparaît le fait que le type de sagesse que Philon considère à la fois comme le plus élevé et le plus familier pour lui ne semble pas relever de la philosophie. C’est du moins ce qu’il ressort de sa présentation de la doctrine de la félicité où il associe sa démarche à celle des « contemplatifs », plus proches selon lui de la divinité que ceux qui s’adonnent à une spéculation purement rationnelle. Il s’agit d’après lui d’une caractéristique commune à un groupe de savants distinct de celui, tout à fait excellent par ailleurs, des philosophes : Sophie. Fais-moi, je te prie, entendre quel est cet entendement duquel la connaissance est cause de la félicité. Philon. Les uns disent que c’est l’entendement agent joint avec le passible ou puissant d’entendre, lesquels assemblés voient actuellement en une seule vision claire et spirituelle, qui les fait bienheureux, toutes les choses ensemble. Les autres disent que la félicité est quand notre entendement, illuminé entièrement de la copulation de l’entendement agent, est fait actuel, demeurant sans puissance d’entendre : et voit en soi-même selon son essence intellective les choses en leur propre essence : et voit encore spirituellement en un et même intelligent la chose entendue et l’acte de l’intelligence, sans aucune différence et diversité de science. Encore disent-ils davantage que, alors que notre entendement est ainsi fait essential, il demeure un même essentiellement avec l’entendement agent, ne restant en eux aucune division ou multiplication. Voilà en
Ficin parle de la « fatidica mulier Diotima, que et harum rerum perita erat, et alia multa sapienter intelligebat », qui—d’après les paroles de Socrate—« me in amatoria facultate instruxit ». Ici, Ficin traduit le mot grec mantiniké (‘de Mantinée’) comme s’il s’agissait de mantiké (‘devineresse’, ‘prophétesse’), et Juda—qui évidemment avait entre les mains la traduction latine et non pas le texte grec—le suit en rendant « fatidica mulier » par « fata » en italien. Dans son commentaire sur le Banquet, Ficin parle également de Diotime comme d’une « fatidica mulier, divino afflata spiritu » : cf. Marsile Ficin, In Convivium, éd. Laurens, p. 126–127. Pour la présence de Ficin et de sa traduction du Banquet de Platon dans les Dialogues, cf. A. Guidi, « ‘Di poi si rinnovò quel poco che c’è al presente’ », cit.
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chapitre iii quelle sorte les plus fameux et illustres philosophes [i più chiari dei filosofi ] discourent de la félicité, et serait chose longue et mal consonante à notre propos de raconter ce qu’ils allèguent et contre et pour ces opinions. Bien te veux-je encore dire que aucuns, plus contemplatifs de la divinité, disent (et moi avec eux) que l’actuel entendement qui illumine le nôtre passible, c’est Dieu [ma quello che io ti dirò è che gl’altri che più contemplano la divinità dicono—e io con quelli insieme—che l’intelletto attuale che illumina il nostro possibile è l’altissimo Dio] (Dialogues, p. 100–101 ; Dialoghi, I, 26a–26b).
Philon distingue sa position de celle des « plus fameux et illustres philosophes », dont les doctrines semblent relever des positions averroïstes54. Tout en étant un acte intellectuel, la félicité ultime semble plutôt résider pour lui dans la contemplation de la divinité. On a voulu voir dans cette déclaration un témoignage de l’adhésion de Juda à la doctrine d’Alexandre d’Aphrodise, qui identifiait l’Intellect agent à Dieu55. Il semblerait cependant que par ces mots Philon vise avant tout à se situer dans une catégorie d’individus qui jouissent d’une plus grande proximité avec la divinité que les simples philosophes ; sans doute s’agit-il d’une allusion à la condition de théologien ou même de mystique. Juda a voulu attribuer à son personnage un statut supra-philosophique, analogue à celui du prophète du Kuzari de Juda Hallévi, dont la pénétration intellectuelle devance de loin celle des philosophes56. Ce point devra d’ailleurs être réexaminé au moment d’étudier le modèle de prisca theologia proposé par Philon, qui affirme la supériorité de la
Voir les références développées par Dagron dans Dialogues, p. 101–102. Cf. S. Feldman, « 1492; a house divided », cit., p. 53–54 ; Id., « The End and Aftereffects of Medieval Jewish Philosophy », dans The Cambridge Companion to Medieval Jewish Philosophy, éd. D. H. Frank et O. Leaman, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 414–445 : 426–27; Id., Philosophy in a Time of Crisis : Don Isaac Abravanel Defender of the Faith, Londres-New York, Routledge and Curzon, 2003, p. 173. 56 Pour Hallévi, le prophète, issu du peuple juif, est un individu essentiellement différent des autres hommes, doué d’une faculté supérieure à l’intellect : cf. Juda Hallevi, Le Kuzari. Apologie de la religion méprisée, traduit du texte original arabe confronté avec la version hébraïque introduit et annoté par C. Touati, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 11–12. L’articulation entre prophétie et philosophie chez Juda Hallévi est cependant une question plus complexe, dont l’interprétation n’a pas toujours fait l’unanimité : cf. Y. Silman, Philosopher and Prophet. Juda Halevi, the Kuzari and the Evolution of His Thought, Albany, State University of New York Press, 1995. Reste que la supériorité de la connaissance prophétique fonde la possibilité même de l’ouvrage, dont le prétexte est en effet une « vision vraie » reçue par le roi des Cazares : cf. S. Pines, « Notes sur la doctrine de la prophétie et la réhabilitation de la matière dans le Kuzari », dans Mélanges de philosophie et de littérature juives, 2 vol., Paris, PUF, 1957, t. I, p. 253–260. 54 55
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tradition sapientielle juive, fondée sur la révélation, sur la spéculation humaine de Platon et d’Aristote57. Ce caractère pseudo-prophétique de Philon se manifeste aussi dans un langage exubérant, débordant de figures et d’images. En fait, le parler même de Philon, qui tente d’exprimer, souvent par des tournures déroutantes, les structures intimes des réalités physiques et métaphysiques, ne peut pas être dissocié de son élan pédagogique. La connotation figurative de ses explications est ainsi à mettre en rapport avec sa volonté de faire accéder Sophie à un niveau supérieur de connaissance, en lui fournissant des exemples, des analogies ou des métaphores capables de rendre sensibles les phénomènes spirituels ou les notions abstraites58. Cela revient à dire que le style même du texte de Juda, dont on a souvent remarqué à la fois la désinvolture et les intentions didactiques, est aussi une composante essentielle de la relation pédagogique entre les deux interlocuteurs59. 3. Sophie comme élève Le personnage féminin des Dialogues est animé par le désir de connaître. En ouverture du dialogue, Sophie demande donc à son amoureux d’apaiser son intellect en résolvant ses doutes. Tout au long de la discussion, elle fait preuve de remarquables capacités critiques, de connaissances philosophiques tout à fait inhabituelles, d’une bonne mémoire et, en général, d’une maîtrise de tous les outils dialectiques Infra, p. 210–213. Sur l’insuffisance du langage à exprimer ce que l’intellect saisit des réalités divines, voir par exemple ces deux passages presque identiques : « Philon. [. . .] Ceci soit assez dit de ce sujet, pource que (outre que notre devis ne consent que j’en dise davantage) la langue humaine n’est suffisante à parfaitement exprimer ce que l’entendement en sent (sente), ni la voix corporelle peut déclarer l’intellectuelle pureté des choses divines » (Dialogues, p. 103 ; Dialoghi, I, 26b) ; « PHILON. [. . .] ; la multitude est la pure unité et la diversité est la vraie identité ; chose que plus aisément l’homme peut comprendre avec l’entendement abstrait [mente astratta] que déclarer et dire avec la langue corporelle : car la matérielle qualité des paroles empêche la précise démonstration de telle pureté tant éloignée de toute corporelle description » (Dialogues, p. 447 ; Dialoghi, III, 119a). 59 Pour Denis Sauvage, le style de Juda (et donc, selon son interprétation, de Philon) relèverait essentiellement d’une intention pédagogique : « Aussi, combien qu’il parle de matieres tant hautes qu’il en semble difficile de soymesme, neantmoins son stile est pur didascalic & propre à personne qui enseignent & instruisent les autres, comme il fait » (Dialogues, trad. Sauvage, p. 8–9). Il faut garder à l’esprit que c’est Philon qui parle le plus souvent dans le texte, tandis que Sophie se limite la plupart du temps à de brèves remarques. 57 58
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indispensables à l’analyse méticuleuse d’un problème. Toutefois, ses observations n’aboutissent pas à la formulation d’une doctrine achevée ou affranchie des explications fournies par Philon. Celui-ci est, pour sa part, persuadé qu’elle ne possède pas la « sapience » dont elle porte le nom, quoiqu’elle soit pourvue d’un « subtil entendement [sottile ingegno] ». S’adressant à sa bien-aimée, il souligne en effet le fossé entre la véritable sagesse qui lui fait défaut et la perspicacité qui la caractérise : Philon. Encore me sembles-tu, Sophie, plus subtile que sage. Je voudrais bien que la mémoire des choses dites, qui te sert pour contredire la vérité, te servit plutôt pour la trouver (Dialogues, p. 346 ; Dialoghi, III, 60b–61a)60. Philon. Fais, je te prie, ô Sophie, fais devoir de remplir de sapience ce gentil esprit et subtil entendement [sottile ingegno] duquel nature t’a tant libéralement enrichie (Dialogues, p. 78 ; Dialoghi, I, 14a).
Ces remarques de Philon visant à distinguer l’ingenium de la véritable sapientia sont un indicateur important pour cerner le personnage de Sophie. En tout cas, la subtilité qu’il lui attribue s’accorde avec d’autres caratéristiques dont l’aimée fait preuve tout au long du dialogue, et qui évoquent celles qui sont traditionnellement attribuées au disciple dans la littérature médiévale. L’attitude de Sophie est comparable à celle de Socrate confronté aux révélations de Diotime ou de Boèce vis-à-vis de Philosophia ; non seulement elle fait preuve d’une capacité de pénétration intellectuelle limitée aux réalités inférieures, mais elle réclame de Philon des exemples concrets et tangibles, se montrant souvent en proie à l’impatience et manifestant une foi excessive en l’imagination. Paradoxalement, son profil contraste avec son prénom, qui évoque une dimension sapientielle accomplie et une posture majestueuse, imposante, dont elle est en réalité dépourvue. A plusieurs reprises, l’aimée des Dialogues reconnaît aussi ses limites, et déclare que les connaissances de son interlocuteur sont plus élevées, plus certaines et plus profondes que les siennes. C’est pourquoi elle a besoin de Philon pour saisir la solution aux questions discutées. C’est le cas, par exemple, de la signification allégorique découverte par Philon dans les
A la fin de l’ouvrage, Sophie reconnaît cette disparité : « Sophie. Je n’entends point quelle peut être cette beauté en moi si grande qui t’émeuve à m’aimer : il me souvient bien que tu m’as montré la vraie beauté être la sapience : et de cette, je n’ai autre partie que celle que tu me donnes » (Dialogues, p. 493 ; Dialoghi, III, 151b). 60
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mythes anciens que Sophie semble incapable d’élucider seule. Sans la médiation exégétique de Philon, l’accès aux contenus cosmologiques et théologiques cachés dans de tels récits lui serait, semble-t-il, refusé : Sophie. Puisque l’amour est de telle efficace entre les corps célestes, ce que les poètes ont feint de l’amour des dieux célestes ne doit être chose vaine, comme les amours de Jupiter et d’Apollon, excepté que les poètes ont écrit cet amour lascif, comme de mâle à la femelle, entre les uns conjugal et marital, et adultère entre les autres : voire le font encore engendrant d’autres dieux ; choses certes tant aliène de la nature des corps célestes que pour réponse, autre ne peut être meilleure que le dit le vulgaire, assumant le poètes être sujets et coutumiers de mentir. Philon. Les poètes, comme tu crois, n’ont dit en ceci chose vaine ou frivole et menteries. Sophie. Comment dis-tu cela ? croirais-tu jamais des dieux célestes de telles choses? Philon. Je le crois, pource que je l’entends : et m’assure que quand tu l’entendras, tu le croiras aussi61. Sophie. Fais-le moi donc entendre, je te prie, afin que je le croie. Philon. Les anciens poètes n’ont caché sous leurs poétiques écrits une seule, mais plusieurs intentions, qu’ils appellent sens [sensi]62 (Dialogues, p. 163 ; Dialoghi, II, 26a).
Il est intéressant de remarquer que la question de Sophie portant sur les mythes de l’Antiquité grecque et romaine renvoie à une situation spéculaire présente dans le De Planctu Naturae. Dans ce texte, la figure féminine de Nature, sollicitée par une observation d’Alain concernant les amours des divinités païennes relatées par les anciens poètes, est chargée de répondre. Son explication se rapproche d’ailleurs de celle de Philon dans les Dialogues : pour Nature, comme pour l’amoureux de Sophie, les fables anciennes renferment des significations allégoriques sous l’écorce du langage mensonger de la poésie63. Les discours d’Alain 61 Il s’agit évidemment d’un écho de la célèbre expression augustinienne « Credo ut intellegam et intellego ut credam », maintes fois reprise dans le débat médiéval sur le rapport entre foi et raison. Sophie a besoin de comprendre pour croire. Philon, lui, il croit parce qu’il entend. 62 Dans la suite de son discours, Philon distingue les cinq niveaux d’interprétation d’un récit : le sens littéral, le sens moral et l’interprétation allégorique, qui peut être naturelle, astrologique ou théologique. 63 « Tunc ego: ‘Miror cur poetarum commenta retractans, solummodo in humani generis pestes praedictarum invectionum armas aculeos, cum et eodem exorbitationis pede deos claudicasse legamur [. . .]’. Tunc illa [. . .] ait: ‘An interrogationem, que nec dubitationis faciem digna est usurpare, questionis querendo vestis imagine, an umbratilibus poetarum figmentis, que artis poetice depinxit industria, fidem adhibere conaris? Nonne ea, que in puerilibus cunis poetice discipline discuntur, altiori discretionis
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et de Juda sur la fonction du mythe sont analogues, alors que les rôles des personnages sont inversés. On observe donc une fois encore un renversement du modèle classique. Parmi les autres traits notables qui caractérisent la figure de Sophie, on remarquera que ses difficultés spéculatives augmentent au fur et à mesure que le dialogue progresse tout au long de l’ « échelle » des êtres et des connaissances en direction des réalités les plus élevées, ce qui exige une plus grande capacité d’abstraction. Ainsi, dans les domaines de la métaphysique et de la théologie, accorde-t-elle à Philon, et ce ouvertement, une autorité et une profondeur intellectuelle qu’elle ne peut revendiquer : Philon. [. . .] De ceci que j’ai dit, Sophie, tu pourras voir d’où vient la production et multiplication des choses, s’il te plaît d’un petit élever ta pensée [se vuoi alquanto sollevare la tua mente]. Sophie. Déclare-moi encore cela : car de ma part je ne l’entends point [che da me non l’intendo]. (Dialogues, p. 341 ; Dialoghi, III, 58a). Sophie. Je ne te solliciterai davantage touchant ce point [i.e. de la vision de Dieu par l’intellect humain et angélique], duquel j’ai entendu suffisamment (sinon plus) selon ma capacité [Non ti dimandarò più di questo caso che mi pare basti alle mie forze, se già non è superfluo] (Dialogues, p. 103 ; Dialoghi, I, 26b).
On assiste à nouveau à une application inédite des topoi littéraires classiques. Les parallèles textuels sont, en ce sens, nombreux et révélateurs. Dans le Banquet, c’est Socrate qui entreprend la discussion avec Diotime en affirmant sa propre ignorance et ses limites (« Si id ostendere potuissem numquam sapientiam tuam admiratus essem, Diotima; neque discendi gratia ad te venuissem »64). De plus, Socrate demande des exemples (« exemplo quodam declama »65), et reconnaît son incapacité à comprendre les notions que cette femme tente de lui transmettre (« Vaticinio opus est ad id quod ais intelligendum : hoc enim nullo modo percipio »66). Dans les Dialogues, ce n’est pas Philon, mais Sophie, qui affiche les mêmes attitudes et exigences de vérification empirique. Troublée par les raisonnements par lima senior philosophie tractatus eliminat? [. . .]. Aut in superficiali littere cortice falsum resonat lira poetica, interius vero auditoribus secretum intelligentie altioris eloquitur, et exteriori falsitatis abiecto putamine dulciorem nucleum veritatis secrete intus lector inveniat’ » (Alain de Lille, De Planctu naturae, p. 836–837). 64 [Platonis Opera], Venise, 1491, p. 155b. 65 Ibid., p. 155a. 66 Ibid., p. 155b.
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trop abstraits de Philon, elle éprouve souvent le besoin d’un exemple concret ou, comme elle le dit, « sensible », afin de mieux comprendre et retenir leur signification : Sophie. Je pense entendre cette haute abstraction : comme en cette unité consiste une pluralité de causes : et comme d’un très simple dépendent plusieurs diverses et séparées choses. J’aurais toutefois fort agréable que tu m’en donnasses quelque exemple sensible (Dialogues, p. 447 ; Dialoghi III, 119a). Sophie. Je pense quasi entendre cette différence qui est en la nature de l’âme; mais j’aurais grand plaisir que pour mieux m’en contenter et mettre hors de doute [ per meglio acquietarmi l’animo], il te plût d’alléguer quelque bon exemple (Dialogues, p. 255 ; Dialoghi, III, 6a). Sophie. L’on ne peut pas nier cette composition de beauté et difformité aux personnes neutres : mais je voudrais savoir quelque exemple de la neutralité et indifférence de beauté ou difformité aux choses qui ne sont ni l’un ni l’autre, pour plus évidente déclaration de ton dire [Ma di questa neutralità di quelle cose buone che non son né belle né brutte, vorrei qualche esempio o evidentia in più] (Dialogues, p. 304 ; Dialoghi, III, 36b). Sophie. J’entends bien la raison : mais je voudrais bien que tu m’en donnasses quelque exemple (Dialogues, p. 445 ; Dialoghi, III, 118a).
L’insistance sur la nécessité d’exemples est révélatrice de sa condition. Dans la littérature philosophique de genre dialogique, la requête d’exemples est généralement faite par celui qui est pourvu d’une capacité intellectuelle plus faible. Dans la Source de vie d’Ibn Gabirol, que l’on a parfois évoquée comme modèle pour les Dialogues, c’est l’élève qui réclame des preuves et des exemples67. Qui plus est, les exemples que Sophie sollicite de Philon visent à apaiser son imagination ( fantasia), faculté dont elle se sert souvent, et ce malgré les réprimandes de son interlocuteur, qui considère cette habitude comme inopportune : Sophie. Cela semble raisonnable, et ce néanmoins il est étrange en la fantaisie : qu’un grand ne s’approche plus en mesure de l’infini que le petit : et qu’il ne soit plus apte à le mesurer. Fais, je te prie, que je l’entends mieux cette obscure sentence.
67 « Magister. C’est que pour tout créé, il faut une cause et un intermédiaire. La cause est l’essence première, le créé est matière et forme, et la volonté est l’intermédiaire. Discipulus. Donne un exemple du lien de ces éléments entre eux, les uns avec les autres, et de leur disposition les uns par rapport aux autres » (Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie, éd. J. Schlanger, Paris, Aubier-Montaigne, 1970, p. 43). Voir également ibid., p. 46–47.
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chapitre iii Philon. Il n’est pas besoin que aux personnes qui te ressemblent, Sophie, la fantaisie empêche la raison. Sophie. Donne-moi quelque exemple pour mieux satisfaire à ma fantaisie [ perché meglio la fantasia s’acquieti ] (Dialogues, p. 353 ; Dialoghi, III, 65b).
Il va sans dire que le recours à l’imagination met en doute le profil sapientiel de Sophie ainsi que son éventuelle autorité. La faculté imaginative est traditionnellement un des traits qui caractérisent les connaissances inférieures, et son emploi risque de tromper le savant dans sa recherche de la vérité68. Cela explique pourquoi, dans la littérature classique et médiévale, c’est toujours l’élève qui recourt à ce moyen, en tant qu’il est encore sous l’emprise des apparences sensibles. Ainsi, par exemple, dans le De Planctu, Nature souhaite par ses conseils élimer les « phantasiae reliquias » qui empêchent le progrès intellectuel de son disciple Alain69. A cette fâcheuse tendance s’ajoute, chez Sophie, un langage souvent imprécis et la propension à se laisser tromper par la signification vulgaire ou apparente des mots70. L’aimée des Dialogues est en outre impatiente ; poussée par le désir de poser continuellement de nouvelles questions, elle interrompt Philon à plusieurs reprises sans lui donner le temps de répondre ne serait-ce qu’à celle qu’elle vient de soulever71 : Sophie. Encore que ton dire soit en faveur de la résolution de mon doute, si faut-il que j’interrompe ta parole [t’interomperò la risposta] pour apprendre de toi pourquoi toutes âmes n’ont également connaissance, délectation et amour du beau : puisque tous les yeux et toutes les oreilles la peuvent porter jusques en icelle âme.
68 Dans les Dialogues, l’imagination, tout en jouant un rôle positif en tant que faculté intermédiaire entre les sens et l’intellect, demeure incapable de parvenir à la connaissance de vérités supérieures. 69 Alain de Lille, De Planctu naturae, p. 830. 70 Voir par exemples les passages suivants : « Philon. Je voudrais que tu parlasses plus correctement, Sophie » (Dialogues, p. 303 ; Dialoghi, III, 36b) ; « Philon. Ne permets pas que l’usage des vocables du vulgaire te déçoive [non t’inganni l’uso de’ vocabuli del vulgo] ; car bien souvent un mot de générale et ample signification est appliqué à une de ces espèces seulement, comme il advient en l’amour. Sophie. Donne m’en quelques exemples » (Dialogues, p. 291 ; Dialoghi, III, 28b). 71 L’attitude de Sophie ne manque pas d’être relevée par Philon : « Philon. Si tu eusses eu patience, je te voulais répondre à ton second argument [Già ero per risponderti a questo secondo argomento, se tu fussi stata paziente] » (Dialogues, p. 223 ; Dialoghi, II, 65b) ; « Philon. Aussi (si tu n’eusses interrompu mon propos) te voulais-je dire [Già ero per dirtelo, se non m’interrompevi ] que l’amour et le désir des choses honnêtes est en partie semblable au délectable et différent de l’utile » (Dialogues, p. 75 ; Dialoghi, I, 12a).
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Philon. Si tu me veux laisser achever de dire, tu auras satisfaction et de la réponse de ton doute et de ce que tu demandes (Dialogues, p. 430 ; Dialoghi, III, 109a).
Il est révélateur que le personnage féminin fasse traditionnellement preuve d’une attitude inverse : dans les Soliloquia, par exemple, c’est la figure de la Ratio qui exhorte son disciple Augustin, animé par la soif de connaissances, à adopter une démarche plus posée (« Ne propera, otiosi sumus »)72. L’impatience est précisément l’une des caractéristiques généralement attribuées au disciple. Dans la Source de vie, le maître, confronté aux exigences d’un disciple brillant et critique, ne manque pas de l’inviter au calme pour que leur discussion puisse aboutir aux résultats escomptés73. Il veille également à ce que les argumentations soulevées s’enchaînent dans le bon ordre, tout en prenant soin de maîtriser et de canaliser l’élan de l’élève74. De la même manière, l’impatience de Sophie contraste avec le parcours graduel que, en bon maître, Philon lui propose—parcours qui peut s’achever à condition que l’on respecte un ordre d’exposition et d’argumentation dont lui seul est le garant. Prenons à titre d’exemple ce passage : Sophie. [. . .] Te semble-il, Philon, que j’aie bien compris ton discours et ta subtile distinction touchant l’amour du supérieur à l’inférieur, et la commune délectation de l’un et de l’autre ? Philon. Tu l’as, à mon jugement, très bien compris : car tu l’as bien raconté, mais qu’en veux-tu conclure ? Sophie. Que cela ne satisfait à ma demande : car je ne m’enquiers de la fin pour laquelle naquit l’amour divin, lequel fut produit quant et quant le monde : mais je demande pourquoi et à quelle fin naquit l’amour et l’univers créé.
Augustin, Soliloquia, I, 4, 9. « Discipulus. Tu m’as déjà expliqué que la matière première universelle est une. Explique donc maintenant que la forme première universelle est une, et réunis pour moi les diverses formes, comme tu as réuni la matière, jusqu’à que j’obtienne une connaissance parfaite de ce qu’est la matière universelle et la forme universelle. Magister. Un peu de patience jusqu’à je vérifie ce que tu as compris de la matière universelle » (Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie, p. 234). 74 « Discipulus. J’ai recherché ces propriétés [i.e. les propriétés de la forme universelle] et j’ai trouvé qu’elles accompagnent toutes les formes des choses qui sont. Mais pourquoi dirais-je qu’il y a une forme universelle dont sont issus l’être et la perfection de toutes les formes ? Magister. Laisse pour l’instant cette question et ne te hâte pas tant car la solution suivra plus tard » (Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie, p. 49) ; souvent, le maître reporte une explication si le moment de l’aborder n’est pas encore venu : ibid., p. 94. 72 73
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chapitre iii Philon. Je t’en donnerai suffisante réponse, si tu as patience de me laisser continuer ce que je t’ai commencé de dire, comme nécessaire exorde du reste [ Ti satisfarò bene, quando vorrai intendere il resto, del quale bisognò che questo fusse esordio] (Dialogues, p. 475–476 ; Dialoghi, III, 139a).
L’élément qui fait apparaître au mieux le renversement des rôles traditionnels est la fonction jouée par les perplexités qui hantent Sophie et que Philon se charge de résoudre. Dans la conversation, le rôle principal de Sophie consiste en effet à poser des questions ; elle exige notamment de Philon la solutione à ses nombreux dubbi, selon une terminologie quasi technique75. Déclinée de diverses manières, l’expression se répète plusieurs fois dans le texte. En voici quelques exemples, parmi tant d’autres : Sophie. [. . .] Donc laissant à part toute autre chose, rends-moi contente sur ces doutes allégués [solvimi questi miei dubbi ] (Dialogues, p. 57 ; Dialoghi, I, 2b). Sophie. Lequel donc de ces orients sera dit être la partie dextre? Et pourquoi sera l’un plutôt que l’autre ainsi nommé ? Davantage, si tout orient est dextre, il faut dire qu’une même partie sera dite dextre et senestre: résous-moi ceci qui me rend douteuse (Dialogues, p. 152–153 ; Dialoghi, II, 19a). Sophie. Je vois bien la solution du premier doute: et que réponds-tu [solvimi ] au second ? (Dialogues, p. 225 ; Dialoghi, II, 68b–69a). Philon. Tes doutes découvrent assez la gentille subtilité de ton esprit [Li tuoi dubbi mostrano ingegno], bien que la solution n’en soit difficile (Dialogues, p. 354 ; Dialoghi, III, 66a).
L’inversion des topoi propres à la littérature dialogique classique s’avère ainsi quasi totale. Les « quaestiones », les « dubitationes » font partie du bagage conventionnel de l’apprenti philosophe qui se confronte à son maître, ou à une représentation féminine de la Philosophie, de la
75 Dans l’œuvre de Yo anan Alemanno, les doutes des savants modernes et l’imprécision de leur méthode sont comparés à la certitude et à la clarté des sages juifs des temps anciens : « La sagesse des anciens, et notamment celle des anciens Hébreux, ce n’est pas comme la sagesse des hommes modernes. Car la sagesse antique porte sur des sujets certains et est exprimée en quelques mots à propos de l’essence de l’être, des principes et éléments des sciences, sans laisser le moindre doute dans l’esprit [. . .]. La connaissance des peuples modernes est dérivée à partir d’exemples, syllogismes et preuves qui restent douteuses pour les gens, en raison de nombreux arguments [qui existent] à l’appui d’interprétations contraires » (cit. dans A. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore in Contemporaneous Jewish Thought », cit., p. 179 [nous traduisons de l’anglais]).
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Nature ou de la Théologie ; pour sa part, cette figure est censée débattre et résoudre les problèmes soulevés et parfaire ainsi l’intellect de son locuteur. Dans la Comédie, par exemple, Dante est « dépouillé » de ses doutes (« s’io fui del primo dubbio disvestito », Paradis, I, 94), qui portent sur des questions cosmologiques et théologiques, par les âmes des bienheureux, et notamment par celle de Béatrice, qui élimine ses perplexités et le prépare ainsi à terminer de manière adéquate son voyage supraterrestre76. Dans le dialogue classique entre maître et disciple, le deuxième attend du premier la solution aux doutes qu’il soulève ; ainsi, le discipulus de la Source de vie soumet au magister ses perplexités afin d’obtenir des preuves77. Dans le texte de Juda Abravanel, en revanche, c’est la « sagesse » qui doute, demande des explications et sollicite des démonstrations. Les réponses qu’elle obtient de Philon lui permettent d’accéder à une connaissance plus ample et solide ; c’est en effet Sophie, et non Philon, qui doit se libérer des « équivoques (equivocationi) » (Dialogues, p. 347 ; Dialoghi, III, 62a) et de la « décevante et insuffisante connaissance ( fallace e insufficiente cognizione) » (Dialogues, p. 449 ; Dialoghi, III, 121a) dont découlent ces dernières78. Enfin, on relève chez Sophie une attitude nettement critique à l’égard des auctoritates du passé. Alors que Philon s’efforce d’intégrer sous l’égide de la sagesse de Moïse les différentes traditions anciennes, allant jusqu’à interpréter la cosmogonie grecque à la lumière de la Genèse, Sophie souhaite soumettre au tribunal de la raison tout témoignage
Voir notamment les Chants I, II et IV du Paradis où les doutes de Dante s’opposent aux solutions de Béatrice. Pour Dante, le doute a une valeur positive, en tant qu’instrument de recherche de vérité : « Par ce désir naît, comme une pousse,/ le doute, au pied du vrai ; et c’est la nature/qui nous porte au sommet, de ciel en ciel » (« Nasce per quello [i.e. le désir d’atteindre la vérité], a guisa di rampollo/a piè del vero il dubbio ; ed è natura/ch’al sommo pinge noi di collo in collo », Dante, Paradis, IV, 130–132, trad. J. Risset). Sur la fonction dynamique du doute dans le tissu dialogique de la Comédie, voir R. Imbach et S. Maspoli, « Philosophische Lehrgespräche in Dantes Commedia », cit. 77 « Discipulus. J’aimerais être assuré de la vérité des preuves que nous avons établies selon la première manière, avant de commencer à établir des preuves de la seconde manière. Et j’interroge, afin que tu mettes fin au doute que j’ai au sujet de cette matière-ci » (Salomon Ibn Gabirol, Livre de la source de vie, p. 131). 78 Voir les passages suivants : « Philon. Je n’attendais pas moins, et sont tes doutes fort à propos : car par leur résolution tu auras plus entièrement connaissance que l’amour naquit au monde angélique » (Dialogues, p. 359 ; Dialoghi, III, 69b) ; « Philon. Je suis bien aise que à l’occasion de ce doute, par la solution d’icelui, j’aurai moyen de te dire [ perché la solutione di quello ti mostrerà] comme l’on doit connaître et aimer les beautés corporelles, et comme l’on les doit fuir et haïr » (Dialogues, p. 424 ; Dialoghi, III, 111a). 76
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fondé sur la simple autorité des anciens. Ainsi, lorsque Philon constate l’absence d’une véritable solution à la question des dimensions et des mouvements du ciel et l’invite à se contenter des réponses ordinaires des commentateurs du De Caelo, elle revendique son droit à comprendre de manière autonome, en refusant de s’en tenir aux explications fournies par la tradition exégétique : Philon. Ceux qui ont interprété et commenté Aristote n’ont trouvé outre ces deux aucun moyen de le résoudre : et s’arrêtèrent au moindre inconvénient qu’ils purent trouver, connaissant la débilité de la solution. Puis donc que eux, plus avancez en doctrine que tu n’es, s’en contentèrent, de ce, à mon avis, tu te dois te contenter [Tu o Sofia, contentati di quel che essi, che più di te sapevano, si contentarono]. Sophie. Je me délecte à mon goût, et non au goût d’autrui, et vois que tu ne te contentes de ces solutions non plus que moi : et faut afin que je m’apaise, ou que tu me confesses ton Aristote avoir failli, ou que tu me donnes plus suffisante réponse que cette (Dialogues, p. 154 ; Dialoghi, II, 19b–20a).
En d’autres occasions, Sophie exige de Philon des argumentations élaborées par la voie rationnelle au lieu d’affirmations découlant des autorités anciennes. C’est le cas, par exemple, des discussions portant sur l’existence de l’amour dans la divinité ou sur la signification de l’expression ex nihilo nihil fit : Sophie. Tes autorités alléguées sont bonnes, mais sans raison elles ne me contentent point [le tue autorità sono buone, ma non satiano senza ragione] ; et puis je ne t’ai pas demandé qui met l’amour en Dieu, mais quelle raison nous contraint de lui appliquer (Dialogues, p. 295 ; Dialoghi, III, 30b–31a). Sophie. Mais l’opinion que de rien, rien se fait, est-elle point fondée sur plus militante raison que l’approbation et confession des Anciens ? Philon. Si elle n’avait plus solide et raisonnable fondement, elle ne serait approuvée et concédée par tant d’excellents esprits du temps passé. Sophie. Dis-moi donc la raison, et laisse à part l’autorité des vieux [e lassiamo l’autorità de’ vecchi ] (Dialogues, p. 321–322 ; Dialoghi, III, 47b).
On a parfois cité ces passages pour souligner la « modernité » de Sophie par contraste avec l’esprit « médiéval » de Philon : l’une serait capable d’un jugement autonome et émancipé à l’égard de la tradition, tandis que l’autre en serait le gardien fidèle79. Cette caractérisation demande
79 Voir notamment le commentaire de Aaron H. Hughes, qui insiste sur les traits humanistes manifestés par l’attitude de Sophie : « Whereas Philo is characterized as
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toutefois à être reconsidérée. Le rapport des humanistes et des intellectuels de la Renaissance avec le passé est plus complexe que les propos de Sophie ne le laissent penser. Si la notion d’auctoritas est certes remise en question, et si l’approche des textes et des auteurs anciens devient en effet critique, notamment chez les philologues ou chez les aristotéliciens, néanmoins le projet philosophique d’un Ficin ou d’un Pic, se fondant sur la notion de prisca theologia, incite à déceler dans les écrits des anciens—d’Hermès, de Zoroastre ou des cabalistes, mais aussi de Platon et d’autres sages de l’Antiquité—les signes de l’universalité de la doctrine chrétienne et de son accord avec la philosophe grecque. Vue sous cet angle, l’attitude de Philon, qui soutient à plusieurs reprises l’existence d’une chaîne de transmission de la sagesse allant des prophètes jusqu’à Aristote, appartient pleinement à la Renaissance80. Réciproquement, le refus que Sophie oppose aux auctoritates du passé ne doit pas nécessairement être interprété comme la marque de fabrique du savant « moderne ». Il semble bien, en revanche, que ce trait, comme d’autres, invite à associer la figure de Sophie aux limites souvent attribuées à une forme spécifique de connaissance : la connaissance philosophique. 4. Sophie comme philosophe Quand bien même les attributs essentiels qui caractérisent Sophie ne sauraient être identifiés à ceux de la sagesse, ils semblent pourtant bien renvoyer à ceux que l’on retrouve dans la représentation conventionnelle de la philosophie81. Douée de connaissances profondes et d’une
the quintessential medieval thinker, someone who relies on the chain of traditional authority, Sophia emerges as someone unwilling to accept such authority. Unlike Philo, she argues that prime emphasis should be put on the unaided human intellect. The result is that Sophia, the female character of the Dialoghi, is the metaphor for the new mode of thinking associated with Renaissance Humanism. That Abravanel makes this metaphor a female character is truly interesting and virtually unprecedented » (A. W. Hughes, The Art of Dialogue, p. 128). Melamed a également souligné le caractère innovant du personnage de Sophie, qui plaiderait pour l’émancipation intellectuelle de la femme dans le monde juif de la Renaissance : cf. A. Melamed, « La femme comme philosophe » [en hébreu], cit. 80 Cette transmission du monde juif au monde grec implique une dégradation progressive ; c’est pourquoi Platon, élève des prophètes en Egypte, est plus proche de la révélation divine qu’Aristote, qui n’a pas eu de contacts directs avec les anciens sages juifs qui en sont les dépositaires : cf. infra, p. 210–211. 81 Abraham Melamed identifie aussi Sophie à une philosophe, tout en esquis-
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remarquable aptitude dialectique, poussée par le besoin de vérifier toute affirmation et par l’exigence d’obtenir des preuves et des solutions qu’elle ne peut atteindre seule, l’aimée des Dialogues est la porte-parole d’un savoir naturel ou humain, acquis par la méthode des philosophes, et notamment par celle d’Aristote et de ses exégètes médiévaux. En effet, les caractéristiques de la personnalité de Sophie que l’on a énumérées l’identifient plutôt comme aristotélicienne, à tout le moins pour ce qui est de la méthode82. Sophie s’engage dans une investigation de nature essentiellement analytique—selon une approche qu’Aristote avait thématisée dans le deuxième livre de la Métaphysique, et qu’il considérait comme nécessaire à toute démarche philosophique et à l’acquisition de la connaissance—, à savoir l’exposition et la solution de doutes ou, plus précisément, d’apories. D’après Aristote, ceux qui omettent d’examiner toutes les difficultés préalables ne peuvent pas progresser, mais restent empêtrés dans les problèmes, à l’instar des gens qui ignorent la direction qu’il faut prendre83. La valeur propédeutique attribuée sant une interprétation des Dialogues différente de celle que nous proposons ici : cf. A. Melamed, « La femme comme philosophe » [en hébreu], cit. 82 Quant aux positions, son profil va progressivement se platoniser au fur et à mesure que son apprentissage à l’école de Philon avance. Voir par exemple ses affirmations concernant l’attitude de Platon vis-à-vis de la révélation : cf. infra, p. 81–82. 83 « Il est nécessaire, en vue de la science que nous cherchons, de nous attaquer, en commençant, aux difficultés qui doivent d’abord venir en discussion. J’entends par là, à la fois, les opinions différentes de la nôtre, que certains philosophes ont professé sur les principes, et, en dehors de cela tout ce qui a pu, en fait, échapper à leur attention. Or, quand on veut résoudre une difficulté, il est utile de l’explorer d’abord soigneusement en tous sens, car l’aisance où la pensée parviendra plus tard réside dans le dénouement des difficultés qui se posaient antérieurement, et il n’est pas possible de défaire un nœud sans savoir de quoi il s’agit. Eh bien ! La difficulté où se heurte la pensée montre qu’il y a un nœud dans l’objet même, car, en tant qu’elle est dans l’embarras, son état est semblable à celui de l’homme enchaîné : pas plus que lui, elle n’est capable d’aller de l’avant. De là vient qu’il faut avoir considéré auparavant toutes les difficultés, à la fois pour les raisons que nous venons d’indiquer, et aussi parce que chercher sans avoir d’abord exploré les difficultés en tous sens, c’est marcher sans savoir où l’on doit aller, c’est s’exposer même, en outre, à ne pouvoir reconnaître, si, à un moment donné, on a trouvé, ou non, ce qu’on cherchait. La fin de la discussion, en effet, ne vous apparaît pas alors clairement ; elle n’apparaît clairement qu’à celui qui a posé les difficultés » (Métaph., II, 1, 995a 24–995b 1, trad. J. Tricot). La nécessité de commencer l’étude d’un problème de manière graduelle et de favoriser ainsi l’élimination des perplexités préalables est évoquée également par l’autorité de Maïmonide dans le Guide, dans un chapitre traitant de l’ordre des études dans le curriculum d’un aspirant philosophe : « Ce qui encore nécessite l’acquisition des connaissances préparatoires c’est qu’une foule de doutes se présentent promptement à l’homme pendant l’étude, et qu’il comprend avec une égale promptitude les objections, je veux dire comment on peut réfuter certaines assertions—car il est de cela comme de la démolition d’un édifice—tandis qu’on ne peut bien affermir les assertions ni résoudre les
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à la résolution des doutes et l’adoption d’une méthode d’investigation proche de celle d’Aristote vont souvent de pair. Ce n’est pas par hasard que l’aristotélicien padouan Figliucci, ayant à justifier son choix de recourir à la forme platonicienne du dialogue pour exposer l’Ethique à Nicomaque, affirme que ce genre littéraire lui paraît « très apte à faciliter [ l’apprentissage d’] un argument, parce qu’il offre davantage d’occasions de poser des doutes, et de les résoudre plus facilement »84. Par ailleurs, les remarques de Sophie à l’égard de la tradition peuvent aisément s’inscrire dans la lignée du rationalisme médiéval, dans la mesure où elles la rapprochent de l’image de la philosophie élaborée par certains auteurs du Moyen Age. Prenons à titre d’exemple le Dialogue d’un philosophe avec un Juif et un chrétien. On remarquera que l’attitude et les arguments du philosophe du dialogue d’Abélard ne sont pas si différents de ceux affichés par Sophie quelques siècles plus tard. S’adressant à son interlocuteur chrétien, le philosophus déclare en effet ne pas vouloir se soumettre au principe d’autorité, et n’être disposé à accepter que les démonstrations rationnelles, seules garantes de la vérité d’une argumentation. Pour lui comme pour Sophie, la raison l’emporte sur l’autorité85. L’attitude critique de Sophie n’appartient doutes, si ce n’est au moyen des nombreux principes puisés dans ces connaissances préparatoires » (Guide des égarés, I, 34, éd. Munk, p. 124). 84 « E però Platone, che non volse esser breve ma per la sua elegantissima eloquenza abbondantissimo di parole, usò in quasi tutti i suoi libri il dialogo, il quale a me pare attissimo a facilitare una materia, perché si dà in esso più occasione di muovere dubbi, e di risolverli più facilmente » (Felice Figliucci, De la filosofia morale libri dieci, Rome, 1551, cit. dans L. Bianchi, « From Jacques Lefèvre D’Etaples to Giulio Landi », cit., p. 55). La méthode en question avait aussi trouvé sa place dans l’exégèse juive, notamment chez les auteurs actifs en Espagne dans la deuxième moitié du XVe siècle; un bon nombre de commentaires bibliques d’Isaac Abravanel, Isaac Arama, Joseph ayyun et Shem Tov ibn Shem Tov prévoient une partie réservée à la solution des doutes (sefeqot) portant sur l’interprétation de versets spécifiques. L’élimination de ces doutes est considérée comme le point de départ obligé pour l’acquisition d’un savoir ultérieur, selon l’idée, défendue par Shem Tov, que « quiconque n’exprime pas des doutes, ne connaît pas, et quiconque ne connaît pas reste dans un aveuglement sans remède » : cf. M. Saperstein, « The Method of Doubts. Problematizing the Bible in Late Medieval Jewish Exegesis », dans With Reverence for the Word : Medieval Scriptural Exegesis in Judaism, Christianity and Islam, éd. J. D. McAuliffe, B. D. Walfish et J. W. Goering, New York, Oxford University Press, 2003, p. 133–156 : 136 ; Saperstein soutient toutefois qu’il n’y a pas assez de preuves pour affirmer que cette méthode relève de celle utilisée dans la scolastique latine. 85 « Et que dire de cela même qui passe pour faire autorité ? N’y trouve-t-on aussi maintes erreurs ? Sans quoi il n’y aurait tant de sectes religieuses diverses si toutes se référaient aux mêmes autorités. Mais pour autant que chacune délibère selon sa propre raison, chacune choisit les autorités qu’elle suit. Sinon, c’est indifféremment qu’il faudrait recevoir les assertions de tous les écrits, sans que la raison, qui par nature
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donc pas exclusivement à l’époque moderne : simplement, elle utilise les méthodes de la philosophie, c’est-à-dire d’un savoir qui—selon une image classique—a l’ambition de rechercher la vérité sola ratione, sans l’appui de la révélation et le recours aux textes sacrés. L’aptitude à apprendre par l’expérience, la subtilité d’esprit, la tendance à se référer à l’imagination, aux exemples sensibles et, en général, aux facultés inférieures de l’âme, font ainsi de Sophie la représentante de ce savoir incertain, perfectible et incapable de progresser de manière autonome vers les réalités immatérielles que les adversaires de la « science grecque »86 tiraient des écrits d’Aristote et de ses commentateurs. Ainsi, comme le dit Philon, Sophie sait « mieux demander que résoudre » (Dialogues, p. 308 ; Dialoghi, III, 39b), et son arsenal d’arguments est orienté presque exclusivement vers l’élaboration d’une critique destruens. Elle procède à l’aide de la raison discursive, en élaborant les problèmes et les questions, tout en risquant de s’égarer à cause des erreurs causées par son imagination ; Philon, en revanche, possède une forme d’intellection supérieure, une intuition des réalités divines proche de celle des prophètes ou des sages anciens, débarrassée de toute faute et approximation. Si les doutes de Sophie servent à l’explicitation de sa pensée, il n’en reste pas moins que la vision du monde et de Dieu de l’amant est déjà donnée d’avance. On dirait—c’est en tout cas la lecture que nous allons développer—qu’une
leur est antérieure, eût d’abord à porter sur eux le jugement. Car si les rédacteurs de ces écrits acquirent une autorité, c’est-à-dire méditèrent aussitôt d’être crus, c’est uniquement eu égard à la raison dont semblaient abonder leurs assertions. Et, au jugement même des vôtres [à savoir : les chrétiens], la raison l’emporte suffisamment sur l’autorité [. . .]. Ainsi, en toute discussion philosophique, ces écrits ne tiennent que la dernière place ou même n’en tiennent aucune, en sorte qu’aux arguments tirés du jugement de la partie en cause, c’est-à-dire aux arguments d’autorité, l’on aurait grand’honte de recourir dès lors que, confiant en ses propres forces, on dédaigne de faire appel aux ressources d’autrui. Et c’est à bon droit qu’à de tels arguments, puisque c’est l’orateur, plutôt que le philosophe, qui se voit contraint d’y trouver refuge, les philosophes ont jugé bon de réserver des lieux tout à fait extrinsèques, disjoints de la réalité et destitués de toute force, car c’est en opinion qu’ils consistent plutôt qu’en vérité et la découverte de ces arguments ne réclame aucun effort de l’esprit puisque celui qui les invoque use des mots qui ne sont pas les siens, mais viennent d’autrui. C’est pourquoi votre Boèce, lui aussi, considérant dans ses Topiques la division des lieux selon Themistius et selon Cicéron, déclare : ‘Les arguments qu’on tire du jugement de la partie en cause, comme s’ils fournissaient un témoignage, sont aussi des lieux sans art, et tout à fait disjoints, et suivant moins la réalité que l’opinion et le jugement’ » ( Pierre Abélard, Conférences. Dialogue d’un philosophe avec un Juif et un chrétien. Connais-toi toi-même. Éthique, éd. M. De Gandillac, Paris, Cerf, 1993, p. 117–118). 86 Pour cette définition voir infra, p. 93–103.
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philosophe et un théologien/prophète se font face dans les Dialogues, la première étant l’élève du second, qui en subit d’autre part le charme. Afin d’aller plus loin dans cette lecture, il est utile de revenir un instant sur le thème de l’échelle dont Philon propose à Sophie de gravir les marches jusqu’au seuil du monde divin. Dans la littérature juive, un tel motif ne peut qu’être associé à l’épisode du rêve de Jacob relaté dans la Genèse : endormi sur une pierre, Jacob voit en rêve une échelle (sullam) qui joint la terre au ciel et sur laquelle des anges montent et descendent87. L’image était souvent interprétée par les exégètes médiévaux comme une allégorie des degrés ontologiques de l’être et comme une représentation de l’ordre progressif des disciplines du cursus studiorum philosophique88. On se servait du récit biblique pour indiquer également les rapports existants entre deux méthodes de spéculation. Samuel ibn Tibbon (c. 1165–1232) compare ainsi l’échelle de Jacob à la voie d’Aristote, qui progresse du bas vers le haut, de la connaissance des individus à celle des genres puis des espèces, voie qu’il définit comme synthétique ; la vision d’Isaïe (Is. 6, 5–7), en revanche, était pour lui une allégorie de la méthode analytique de Platon, qui procède en sens inverse, des réalités supérieures aux niveaux inférieurs, degré après degré89. Les anges qui montent et qui descendent les échelons
87 « Il [ Jacob] arriva dans un endroit où il établit son gîte, parce que le soleil était couché. Il prit une des pierres de l’endroit, en fit son chevet et passa la nuit dans ce lieu. Il eut un songe que voici : Une échelle était dressée sur la terre, son sommet atteignait le ciel ; et des messagers divins montaient et descendaient le long de cette échelle. Puis l’Eternel apparaissait au sommet, et disait : Je suis l’Eternel, le Dieu d’Abraham ton père et d’Isaac ; cette terre sur laquelle tu reposes, je la donne à toi et à ta postérité. Elle sera ta postérité, comme la poussière de la terre ; et tu déborderas au couchant et au levant, au nord et au midi, et toutes les familles de la terre seront heureuses par toi et par ta postérité. Oui, je suis avec toi, je veillerai sur chacun de tes pas et je te ramènerai dans cette contrée, car je ne veux point t’abandonner avant d’avoir accompli ce que je t’ai promis » (Gen. 28, 11–15) (ici et partout ailleurs on cite dans la traduction de l’édition Z. Khan: Bible, Paris, 1899 ; pour les textes deutérocanoniques on fera référence à La Bible, éd. E. Dhorme, Paris, Gallimard, 1955). 88 Chez les auteurs juifs, le topos de l’échelle est généralement interprété de deux manières : soit comme une allégorie de l’ascension de l’âme vers Dieu (sullam ha-‘aliyah), soit comme une représentation des degrés de la sagesse (sullam ha- okhmot) : sur ce sujet, voir l’étude classique de A. Altmann, « The Ladder of Ascension », dans Studies in Religious Philosophy and Mysticism, Londres, Routledge-Kegan Paul, 1969, p. 41–72. 89 Samuel Ibn Tibbon, Ma’amar Yiqavu ha-mayyim (Traité « que les eaux se rassemblent »), Pressburg, 1837, p. 54–56. Altmann a montré que la source de cette interprétation est un passage de L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote de Farabi qui décrit les méthodes de Platon et d’Aristote par l’image d’une échelle sur laquelle on descend et on monte : cf. A. Altmann, « The Ladder of Ascension », cit., p. 61. Farabi affirme en effet : « Il convient que tu saches qu’il en est de cela [i.e. de la méthode
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sont aussi assimilés à l’usage que les sages ( akhamim) font des deux méthodes complémentaires, celle de Jacob et celle d’Isaïe90. Mais Ibn Tibbon se sert également de l’image de l’échelle pour représenter la supériorité de la sagesse juive sur celle des autres peuples : tandis que le prophète discerne non seulement ceux qui y montent et descendent, mais même ce qui se trouve au-dessus de la dernière marche—à savoir Dieu—, les hérétiques (koferim) doivent s’arrêter pour leur part aux confins du monde sensible, comme le montre la tour de Babel que les nations avaient bâtie, et dont le sommet ne dépassait pas le ciel91. Ainsi, la simple investigation humaine ne peut atteindre les réalités divines, qui sont au contraire accessibles aux prophètes en tant que destinataires de la révélation92. La première explication de l’allégorie biblique élaborée par Ibn Tibbon peut sans doute nous aider à appréhender la situation que Juda élabore dans son dialogue. D’un côté, on trouve en effet Sophie, qui procède du bas vers le haut par une méthode aristotélicienne, invitée à gravir les marches de l’échelle ontologique et gnoséologique la conduisant aux réalités supérieures ; de l’autre, Philon, le théologienprophète qui, ayant déjà accès à ces réalités, « descend » l’échelle dans un élan pédagogique et amoureux envers son élève. Par ailleurs, on a
synthétique d’Aristote et de celle analytique de Platon] comme de l’escalier que l’un monte et l’autre descend : la distance est la même mais il y a une opposition entre les deux démarches » (Abu Nasr al-Farabi, L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote, texte arabe et traduction, éd. F. M. Najjar et D. Mallet, Damas, Institut français de Damas, 1999, p. 82). 90 Samuel Ibn Tibbon, Ma’amar Yiqavu ha-mayyim, p. 38–39. 91 Un commentaire de ce passage se trouve dans R. Gatti, Ermeneutica e filosofia. Introduzione al pensiero ebraico medioevale (secoli XII–XIV), Gênes, Il Melangolo, 2003, p. 117. Le motif revient aussi dans la littérature morale. Salomon Alami, qui s’oppose à la pénétration des études philosophiques dans le milieu juif, accuse par exemple les intellectuels (maskilim) d’avoir rabaissé la Torah au rang d’une échelle dont on se sert pour atteindre les vérités du savoir grec, considérées erronément comme plus élevées : Salomon Alami, ’Iggeret ha-musar (Epître morale), Vienne, 1872, p. 21. Voir aussi S. Regev, « La question de l’étude de la philosophie dans la pensée du XVe siècle : R. Joseph ibn Shem Tov et R. Abraham Bibago » [en hébreu], Da’at, 16 (1986), p. 57–85 : 60. Pour David Messer Léon, l’échelle symbolise les études philosophiques qui mènent l’homme au sommet de la science métaphysique ; une fois rejoint ce stade de la connaissance, il ne reste à l’homme qu’à attendre l’illumination prophétique, qui dépend exclusivement de la grâce divine : cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 130. 92 Chez Isaac Arama, l’intellect humain gravit l’ « échelle des causes » de manière à atteindre la perfection intellectuelle, qui consiste en la notion de Dieu comme cause première, simple et unique : cf. S. Heller-Wilenski, R. Isaac Arama et sa doctrine philosophique [en hébreu], Jérusalem-Tel Aviv, Mossad Bialik-Dvir, 1957, p. 60.
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vu comment, chez Tibbon, le motif de l’échelle peut aussi renvoyer au décalage qui sépare la voie surnaturelle de la voie naturelle, la révélation prophétique de la connaissance humaine. A ce stade de l’analyse, quelques considérations concernant l’appartenance religieuse des deux interlocuteurs semblent donc s’imposer : en effet, le déséquilibre entre Philon et Sophie pourrait bien reposer non seulement sur la différence de leurs profils intellectuels et de leurs méthodes d’investigation, mais aussi sur une différence de position par rapport à la révélation de Moïse. 5. Sophie est-elle juive ? Tous les interprètes s’accordent à dire, de manière implicite ou explicite, que Sophie est une femme juive. Pourtant, certains passages semblent aller à l’encontre de cette affirmation et suggérer une définition plus problématique de la confession religieuse de Sophie. La position de Philon, quant à elle, ne présente aucune ambiguïté. Il professe ouvertement, et à plusieurs reprises, son appartenance au judaïsme. Il le fait d’abord en se rattachant à la tradition biblique et exégétique hébraïque, en se déclarant « mosaico ne la teologale sapientia »93 et en citant ceux qu’il considère comme « ses » philosophes. Il se réfère souvent aux savants juifs comme à « nos théologiens » ou à « nos anciens » et parle de Moïse et d’Aron comme de « nos anciens et bienheureux saints [nostri antichi beati ] » (Dialogues, p. 274 ; Dialoghi, III, 17a). Les références aux auctoritates philosophiques juives dans les discours de Philon sont également précédées de l’indication d’appartenance « notre » : Maïmonide est pour lui « notre Rabbi Moïse d’Egypte », (Dialogues, p. 226 ; Dialoghi, II, 69b) et Ibn Gabirol est « notre Albenzubron » qui « en son livre de Fontaine de vie » a soutenu que « les âmes intellectuelles et les anges et les purs intellects [. . .] sont de composition matérielle et formelle »94 (Dialogues, p. 328 ; Dialoghi, III, 51a). Philon 93 « Philon. Pource que je suis professeur de la mosaïque religion, je m’arrête en la seconde sapience théologale et vraiment théologie mosaïque [à savoir avec la doctrine néoplatonicienne qui pose l’Un au-dessus de l’intellect] (Dialogues, p. 456 ; Dialoghi, III, 125a). 94 Juda attribuait donc la paternité du Fons vitae à Salomon ibn Gabirol. Cette attribution est acceptée également par son père Isaac, et par Yo anan Alemanno, David Messer Léon et, probablement, Elie Delmédigo : cf. M. Idel, La cabale. Nouvelles perspectives, traduit de l’anglais par C. Mopsik, Paris, Cerf, 1998, p. 29 ; d’après Idel, il
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ne semble pas non plus s’identifier complètement avec le monde de la Renaissance italienne. Bien qu’il puise aux textes et aux doctrines de la philosophie néoplatonicienne de la fin du XVe siècle, sans pour autant citer ouvertement leurs auteurs95, il n’hésite pas à exprimer quelques réserves à l’égard de la culture humaniste de son temps, qui—faut-il le rappeler—était perçue essentiellement comme un produit chrétien. En parlant des grandes civilisations déchues, il donne l’exemple des Arabes, des Grecs et des Italiens sous la domination des Goths ; et d’ajouter que, pour ce qui est de l’Italie, le temps qui s’était depuis écoulé n’avait pas changé la donne96.
est possible qu’Isaac Abravanel ait pris connaissance de l’ouvrage de Gabirol en Italie, quelques mois après son arrivée à Naples : cf. M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations of Kabbalah in the Renaissance », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, cit., p. 186–242 : 238, note 164. Abravanel cite en effet le Fons vitae dans son commentaire au livre des Rois qu’il achève en 1492–93: « Parmi les philosophes, il y en a qui soutiennent que [les intellects] sont composés de matière et de forme, bien que leur matière soit dépourvue de génération et corruption, de mutation, de mouvement et de corporéité ; et telle est l’opinion de Rabbi Shelomoh ibn Gabirol dans son livre Fontaine de vie » ( Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474). La citation est très proche de celle contenue dans les Dialogues : voir infra, p. 273. 95 Selon Pines, il s’agit d’un procédé typique de la culture sépharade en ce qui concerne les textes chrétiens : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb ? », cit., p. 390. Il est vrai que les Juifs d’Italie avaient moins de réticences à citer leurs contemporains. David Messer Léon, par exemple, mentionne Pétrarque et Boccace ; plus tard, Juda Moscato, dans son commentaire du Kuzari, évoque les Epîtres de Marsile Ficin ou les traités astronomiques en langue vulgaire de Piccolomini : cf. Juda Moscato, Qol Juda, Tel Aviv, 1959, IV, p. 108 et V, p. 72. Sur l’usage des sources non juives dans les textes de Moscato, et du commentaire de Jean Pic de la Mirandole sur la Canzone d’amore de Benivieni en particulier, voir M. Idel, « Judah Moscato: A Late Renaissance Jewish Preacher », dans Preachers of the Italian Ghetto, éd. D. B. Ruderman, Berkeley-LosAngeles-Oxford, University of California Press, 1992, p. 41–66. 96 « Philon. Aussi est ajoutée à cette considération une autre fin, à savoir que les poétiques écrits étant viande commune et usitée entre tant de sortes d’hommes, il ne pourra être qu’en l’esprit de la multitude ils ne soient perpétués, ce qui n’adviendrait des choses nuement difficiles et disciplinales, lesquelles goûtées de peu de gens, plus facilement de petit nombre serait la mémoire perdue, venant un âge qui fît dévier les hommes de la doctrine. Ce que nous pouvons avoir vu par expérience en aucunes contrées et religions, comme il est certain des Grecs et des Arabes, qui furent un temps florissants en doctrines : desquelles entre eux à grand peine reste qui sache les noms : ce qui fut aussi au temps de Grecs en Italie, en laquelle toutefois depuis se renouvela ce peu qui est de présent [ché le cose molto difficili pochi son quegli che le gustino, e de li pochi presto si può perdere la memoria, occorrendo una età che facesse deviare gli uomini da la dottrina: secondo abbiamo veduto in alcune nazioni e religioni, come negli Greci e negli Arabi, i quali, essendo stati dottissimi, hanno quasi del tutto perso la scienzia. E già fu così in Italia al tempo dei goti: di poi si rinnovò quel poco che c’è al presente] » (Dialogues, p. 166–167; Dialoghi, II, 28b). Sur ce passage, voir le commentaire de T. Dagron dans Dialogues, p. 167, n. 53, et A. Guidi, « ‘Di poi si rinnovò quel poco che c’è al presente’ », cit.
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A la différence de Philon, qui proclame haut et fort sa foi mosaïque, Sophie se contente d’approuver les affirmations faites par ce dernier sur l’analogie existant entre la tradition juive et la métaphysique platonicienne et néoplatonicienne. Tout au long du dialogue, elle fait montre d’une position « extérieure » et détachée par rapport à la judaïté de son amoureux. On a vu d’ailleurs qu’elle lui attribue volontiers une intelligence supérieure, notamment en matière métaphysique. Loin de revendiquer une appartenance confessionnelle particulière, elle partage les positions de Philon sur la coïncidence entre la théologie de Moïse et celle de Platon97. A aucun moment Sophie ne se déclare ouvertement juive. Mais l’argumentum e silentio n’est pas le seul que l’on peut évoquer en faveur de sa non-judéité. Il est évident, en effet, qu’elle se démarque de la judéité de son interlocuteur, en se situant qui plus est à un niveau gnoséologique inférieur. Un bel exemple de cette attitude se trouve dans un passage du troisième dialogue portant sur les rapports existant entre la doctrine métaphysique d’Aristote et de Platon d’un côté, et la Torah de Moïse de l’autre. A cette occasion, tout en justifiant son choix d’adhérer à la leçon de la Torah, Philon institue une hiérarchie entre les deux philosophes anciens, hiérarchie qu’il fait reposer sur leur moindre ou plus grande proximité par rapport aux doctrines mosaïques et, donc, à la révélation. Or, grâce à son apprentissage chez les prophètes en Egypte, Platon se serait approché plus qu’Aristote, son élève, de ces vérités ; en effet, bien qu’il n’ait pas saisi les fondements ultimes de la théologie de Moïse, Platon aurait accepté et considéré comme vraies les révélations de ses maîtres juifs : Philon. Pource que je suis professeur de la mosaïque religion je m’arrête en la seconde sapience théologale et vraiment théologie mosaïque laquelle Platon, (qui en avait plus connaissance que Aristote) a suivie : mais Aristote, ayant aux choses abstraites la vue un peu courte, et à qui les démonstrations de nos anciens sages théologiens n’étaient familièrement découvertes comme à Platon: nia celle chose cachée et occulte, laquelle il ne put voir : et arrivé à la connaissance de la première sapience, première beauté, se saoula de ce qu’il connut, tellement que, sans voir ou passer outre, il osa affirmer que celle là fut le principe et origine
97 « Sophie. Je prends grand plaisir à t’ouïr faire Platon mosaïque [mi piace vederti fare Platone mosaico] et du nombre des cabalistes » (Dialogues, p. 334 ; Dialoghi, III, 54a). Sophie évoque ici deux opinions : la première se trouvait déjà dans la littérature des Pères de l’Eglise ; la seconde, partagée par d’autres Juifs contemporains de Juda mais rejetée par d’autres, était notamment au cœur du projet concordiste envisagé par Jean Pic de la Mirandole. Voir infra, p. 93–103.
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Or, l’attitude que Platon adopte à l’égard de la tradition juive est précisément celle que Sophie déclare vouloir adopter à l’égard de Philon. C’est du moins ce qui nous semble ressortir de sa réponse: Sophie. Or, quant à moi, j’en userai à la platonique ; et entendrai ce que je pourrai : et du reste, suis délibérée de t’en croire comme celui qui a meilleure et plus claire vue [Io farò pure inseguire 99 la tua dottrina alla platonica ; intenderò quello che potrò, e il resto ti crederò, come a chi meglio e oltra di me vede] (Dialogues, p. 456–457; Dialoghi, III, 125b–126a).
Sophie s’affirme donc « platonicienne », voire « grecque », mais non juive : tout comme Platon, elle reconnaît ne pouvoir accéder au contenu de la révélation divine que par le biais d’un maître juif ; ainsi, elle aussi essayera de comprendre la doctrine de Philon par ses moyens limités ;
98 « Philone. Come ch’io sia mosaico ne la Theologale sapientia m’abbraccio con questa seconda via, però che è veramente Theologia Mosaica e Platone, come quel che maggior notitia haveva di questa antica sapientia che Aristotele, la seguitò. Aristotile, la cui vista ne le cose astratte fu alquanto più corta, non avendo la mostrazione de li nostri teologi antichi come Platone, negò quello ascoso che non ha possuto vedere e gionse a la somma sapientia, prima bellezza, de la quale il suo intelletto saziato, senza vedere più oltre, affermò che quello fosse il primo principio incorporeo di tutte le cose. Ma Platone, avendo da li vecchi in Egitto imparato, poté più oltre sentire ; se ben non valse a vedere l’ascoso principio de la somma sapientia o prima bellezza, e fece quella secondo principio dell’universo, dipendente dal sommo Dio, primo principio di tutte le cose. E se bene Platone fu tanti anni maestro d’Aristotile, pure in quelle cose divine esso Platone (essendo discepolo de li nostri vecchi) imparò da migliori maestri che Aristotele da lui » (Dialoghi, III, 125b). 99 Il faut lire : in seguire et entendre : « En suivant ta doctrine je ferai donc comme Platon [a fait avec les prophètes en Egypte] etc. ». Denis Sauvage traduit comme Pontus : « Je ferai donc à la platonique, quant à suivre vostre doctrine » (Dialogues, éd. 1551, p. 605). Le traducteur de la version hébraïque du XVIIe siècle comprend de la même manière : « Je ferai ainsi, suivant ta doctrine à la manière de Platon » (Vikua , p. 85b). Ibn Ya ia : « Yo pues haze de siguir tu dotrina a la Platonica » (Dialogos, p. 103a) ; Montesa s’écarte des autres traducteurs : « Yo finalmente seguire tu doctrina, y la platonica » (Los dialogos de amor de Leon Hebreo, Impressos en Çaragoça por Lorenço de Robles, 1593, p. 234).
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quant aux notions qu’elle n’arrivera pas à saisir, elle lui fera confiance en tant qu’il est dépositaire de la révélation divine. Un autre passage particulièrement intéressant pour déterminer l’identité confessionnelle des interlocuteurs est la discussion sur les trois doctrines concernant l’origine du monde—celle de la Bible, celle de Platon et celle d’Aristote—abordée toujours dans le troisième dialogue. Il s’agit d’un long passage, dont une des sources principales est un chapitre du Guide des égarés de Maïmonide100. En prenant la parole, Sophie résume ainsi les trois positions que Philon lui a exposées : Sophie. Il y a donc en la production du monde par Dieu trois diverses opinions : la première d’Aristote, que tout le monde est produit éternellement : la seconde de Platon, que le monde a certain commencement de temps, et que seulement le chaos ou matière première fut créé de toute éternité. La tierce est celle des fidèles [ fideli ], que tout, sans excepter ni chaos ni matière, de rien a été créé en temps certain et préfix (Dialogues p. 316 ; Dialoghi, III, 44b).
Or, d’après Philon, au troisième groupe—celui des fideli—appartiendraient non seulement lui-même101, mais également Sophie, qu’il encourage en effet à adhérer à la doctrine créationniste : Philon. [. . .] Quant à toi, Sophie, qui es du nombre des fidèles [che sei de’ fideli ], il te faut croire [bisogna che credi ] que l’amour extrinsèque de Dieu et l’intrinsèque du monde, qui sont, après Dieu, les premiers amours, prirent naissance alors que Dieu créa le monde de rien (Dialogues, p. 344 ; Dialoghi, III, 60a).
On remarquera d’abord que le ton est ici exhortatif : en tant qu’elle appartient au groupe des fidèles, Sophie est invitée à adhérer à leur doctrine. Mais les fidèles ne doivent pas pour autant être identifiés aux seuls Juifs. Plus simplement, le texte indique par ce terme les « croyants » qui s’opposent, quelle que soit leur confession, à la doctrine de l’éternité du monde. A l’intérieur de ce groupe, Philon semble cependant isoler une catégorie encore plus précise, à savoir celle des croyants qui suivent la Loi de Moïse102. Sophie affirme effectivement
100 Guide, II, 13. Pour une analyse de ce passage, voir S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb ? », cit. 101 « Philon. Selon les philosophes, le temps est infini et n’eut onques commencement (bien que les fidèles croient le contraire) [ben che noi fideli teniamo il contrario] » (Dialogues, p. 353 ; Dialoghi, III, 65b). 102 « Philon. [. . .] Toutefois les fidèles, et tous ceux qui croient la sacrée loi de Moïse, tiennent que le monde n’est pas éternel ou de l’éternité produit : ains en certain
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faire partie de ce groupe et partager l’avis des tenants de la doctrine de la creatio ex nihilo contenue dans la Genèse : Sophie. Que diront donc les platoniques ? Mais nous autres [E noi tutti ] qui, selon la foi que nous donnons à la sacrée Loi de Moïse croyons toutes choses avoir été créées de rien, en certain commencement temporel [che crediamo nella sacra legge mosaica che pone la creazione di tutte le cose di nulla in principio di tempo] (Dialogues, p. 319 ; Dialoghi, III, 46a)103.
Cependant, l’affirmation ci-dessus ne signifie pas non plus que Sophie est une juive104. Bien au contraire : l’expression « noi tutti » (nous tous) qu’elle utilise semble davantage faire référence à tous les croyants qui fondent sur le texte biblique leur refus de la doctrine aristotélicienne de l’éternité du monde. Dans le passage précédent, Philon vient d’ailleurs d’évoquer « tous ceux qui croient en la Loi de Moïse », et il faut sans doute voir dans ce « tous » une allusion aux Juifs et aux chrétiens105. En d’autres termes, la « loi mosaïque » n’est pas, dans ce contexte-ci, l’Ancienne Loi en tant qu’elle est dépassée par la Nouvelle, mais plus simplement le récit de la création contenu dans la Genèse, qui vaut à la fois pour les Juifs et pour les chrétiens en tant que référence obligatoire en matière de cosmogonie. Ainsi, dans la mesure où elle adhère ici à une conception universelle, partagée notamment par les chrétiens, l’aimée des Dialogues ne peut pas être identifiée avec une Juive. Elle se fait plutôt la porte-parole d’une doctrine créationniste fondée sur la
commencement temporel fut de rien crée » (Dialogues, p. 315 ; Dialoghi, III, 44a). 103 Abraham Melamed estime que cette expression de Sophie renvoie à son identité juive, et lit ainsi dans les Dialogues une discussion entre deux intellectuels juifs : cf. Id., « La femme comme philosophe » [en hébreu], cit., p. 122 ; voir également S. Feldman, « Platonic and Cosmological Themes in the Dialoghi d’amore », cit., p. 560. 104 En ce sens, le témoignage offert par la version espagnole des Dialogues due à Gedaliyah ibn Ya iah est particulièrement intéressant. En traduisant ce passage, Gedalyah suit le texte italien original ; néanmoins il prend le soin de préciser dans une glose en marge que la doctrine des « fidèles » auxquels Sophie appartiendrait est une doctrine juive. Cette précision s’explique par le fait que, pour les lecteurs italiens ou espagnols de l’époque, le mot « fidèles » dans ce contexte ne renvoyait pas nécessairement aux Juifs, et pouvait faire référence aux philosophes chrétiens qui avaient soutenu la doctrine de la creatio ex nihilo : cf. D. Bacich, « Negotiating Renaissance Harmony », cit., p. 114–141. Shlomo Pines a fait à juste titre remarquer que par le terme « fideli » Juda entendait les tenants d’une quelconque religion : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb ? », cit., p. 393, note 15. 105 On remarquera que Maïmonide, source de Juda pour ce passage, attribue l’opinion de la création du monde à ceux qui « admettent la Loi de Moïse, notre maître [Moshe rabbenu] » (Guide, II, 13, éd. Munk, p. 104), une définition qui, en revanche, ne laisse pas beaucoup de doutes quant à l’identité des fidèles dont il est question.
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Genèse qui constitue l’un des points de convergence majeur entre les deux religions monothéistes. L’idée d’une entente avec les chrétiens sur le terrain des croyances fondamentales n’est d’ailleurs pas méconnue de la pensée juive médiévale. Sur un plan général, les auteurs juifs ont tendance à considérer le christianisme comme une sorte de monothéisme « altéré », susceptible de préparer les païens à l’acceptation de la véritable doctrine mosaïque. On connaît la position de Maïmonide, consistant à dire que la présence des chrétiens et des musulmans en terre d’exil ressortirait du plan providentiel de Dieu, en tant qu’ils contribueraient à la diffusion de la vérité monothéiste et à l’accomplissement des temps messianiques106. Pour sa part, Juda Hallévi affirmait que l’islam et le christianisme étaient des « transformations » du judaïsme et ne feraient que « préparer le terrain pour le Messie, qui est le fruit et dont elles toutes deviendront le fruit. Alors elles le reconnaîtront et l’arbre redeviendra un. A ce moment-là elles exalteront la racine qu’elles vilipendaient »107. Même ce partisan du particularisme juif avait donc représenté les positions métaphysiques des chrétiens comme conciliables avec les fondements du judaïsme, en insistant sur leur acceptation de—voire leur dépendance envers—la Torah et sur leur adhésion à ses notions cosmologiques fondamentales108. Mais d’autres auteurs médiévaux 106 Voir les affirmations contenues dans Maïmonide, Mishneh Torah, XI, 4 ; ces passages sont contenus dans les toutes premières éditions de l’œuvre et furent ensuite censurés : cf. D. Ruderman, « A Jewish Apologetic Treatise from Sixteenth Century Bologna », Hebrew Union College Annual, 50 (1979), p. 253–275 : 265. 107 Juda Hallevi, Kuzari, p. 173. 108 Voici la première partie du discours tenu par le chrétien dans le Kuzari : « Je crois que les choses ont été créées, que le Créateur est éternel, qu’Il a crée le monde tout entier en six jours, que tous les hommes descendent d’Adam puis de Noé auxquels ils remontent tous, que Dieu exerce Sa providence sur les créatures, qu’Il entre en relation avec les hommes, qu’Il éprouve de la colère, de la satisfaction et de la compassion, qu’Il adresse la parole, se révèle et manifeste à ses prophètes et à Ses intimes et qu’Il réside auprès des masses agrées par Lui. Bref, je crois tout ce qui est écrit dans la Torah et dans les chroniques des enfants d’Israël, dont la vérité est irréfutable parce que ces livres sont bien connus, subsistent depuis longtemps et ont été révélés à des foules considérables » ( Juda Hallevi, Kuzari, p. 21). Dans un autre passage du texte, Hallévi exprime toutefois une position moins conciliante à l’égard des autres religions monothéistes : cf. ibid. p. 63. Un modèle analogue à celui exposé dans les Dialogues, qui associe Juifs et chrétiens dans la défense de la doctrine de la création, est également présent dans l’Examen vanitatis doctrinae gentium et veritatis christianae disciplinae de JeanFrançois Pic de la Mirandole, qui insiste sur les convergences avec certains penseurs juifs qui, comme Crescas, défendent « nobiscum mundi creationem »: cf. E. Garin, « L’umanesimo italiano e la cultura ebraica », cit., p. 380 ; voir aussi le passage suivant : « Sed undenam hae manarunt discordiae [concernant l’éternité du monde]? Certe
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avaient davantage mis l’accent sur les croyances communes aux trois religions. Mena em ha-Meïri (1249–1316), rabbin dans le Sud de la France, avait notamment élaboré l’idée des trois « nations liées par la religion », réunies dans l’acceptation d’un certain nombre de dogmes fondamentaux109. Bien que leur position soit restée minoritaire, des figures comme Levi ben Abraham ben ayyim (c. 1240–post 1315) ou Isaac Albalag (deuxième moitié du XIIIe siècle) firent montre d’une attitude similaire, quoique le second, tenant des positions d’Averroès en la matière, n’inclût pas la doctrine de la création du monde dans ces fondements communs qui sont présentés, dans ce cas, comme étant également des vérités philosophiques110. Il n’est pas sans intérêt d’examiner la position d’Isaac Abravanel en la matière. Malgré le caractère nettement apologétique de sa production, notamment exégétique, il ne manque pas d’exprimer des opinions plutôt modérées à l’égard de la théologie chrétienne et de ses représentants. En esquissant un parallèle entre le couple formé par Esaü et Jacob et les nations des chrétiens et des Juifs, il affirme par exemple que les croyances des deux religions découlent d’une source unique ; tant les chrétiens que les Juifs croient en un seul Dieu et non ex Moyse aut duodecim prophetis quod meminerim, nec quod sciam ex Evangelio; at ex philosophis gentium prodiere praesertimque de Peripateticorum doctrina fluxere, qui adeo locuti sunt ambigue, ut eorum ex dictis quisque propriam confirmare senentiam sategerit » (Gianfrancesco Pico della Mirandola, Examen Vanitatis, I, 11, cit. dans C. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola (1469–1533) and his Critique of Aristotle, The Hague, Martinus Nijhoff, 1967, p. 46). 109 S’écartant de Maïmonide et de la tradition juive médiévale dans son ensemble, ha-Meïri distinguait nettement entre les autres deux religions monothéistes et les cultes idolâtres de l’époque ancienne : sur ce sujet, voir notamment le classique J. Katz, Exclusion et tolérance. Chrétiens et Juifs du Moyen Age à l’ère des Lumières, Paris, Lieu commun, 1987, p. 153–170, et M. Halbertal, Entre Torah et Sagesse : Rabbi Mena em ha-Meiri et les halakhistes maïmonidiens en Provence [en hébreu], Jérusalem, 2000. 110 Pour la référence à Abraham ben Lévi, cf. Salomon ibn Verga, Sheve Yehudah, éd. I. Shohat, Jérusalem, 1946–1947, p. 192 ; pour la position d’Albalag, voir son prologue aux Intentions des Philosophes, où il parle des « quatre croyances communes à toutes les législations révélées » et à la philosophie, à savoir « l’existence de la récompense et du châtiment, la survie de l’âme à la mort physique afin de les recevoir, l’existence d’un Seigneur rémunérateur et vindicateur, qui est Dieu, l’existence [enfin] d’une providence [qui veille] sur les voies de l’homme pour donner à chacun selon ses voies » (G. Vajda, Isaac Albalag, Averroïste juif, traducteur et annotateur d’Al-Ghazâlî, Paris, Vrin, 1960, p. 16–17). La création du monde est, d’après Averroès, un dogme commun à l’orthodoxie tant musulmane que chrétienne : cf. Averroès, Grand commentaire de la Métaphysique d’Aristote, éd. A. Martin, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 134. Une partie de ces sources a été examinée par Maurice Kriegel dans le séminaire « Juifs et Marranes dans l’Espagne du XVe siècle » qu’il a dirigé à l’EHESS en 2009–2010 et dont nous avons pu profiter.
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acceptent et respectent la Loi de Moïse (Torat Moshe), tout en récusant les pratiques idolâtres111. Les chrétiens et les Juifs seraient en effet des « frères »112—ce qui n’empêche pas leur relation d’être éminemment conflictuelle. L’idée est également présente dans son commentaire du Deutéronome, à propos du passage concernant la définition du nokhri, l’ « étranger » à qui, selon la Torah (Deut. 23, 20–21), un Juif peut prêter à intérêt. Isaac identifie le nokhri en question soit à un apostat (meshummad), soit à un individu qui a complètement abandonné la religion (dat) et qui est devenu un « étranger pour notre Père qui est au ciel [hitnaker le-avinu she-be-shamayim] ». Il en ressort que ni les musulmans ni les chrétiens ne doivent être considérés comme des nokhrim ; dans la Bible, les premiers sont d’ailleurs appelés goyim, alors que pour les seconds, les descendants d’Edom, on utilise de même l’appellation de frère, car il est dit « tu ne tiendras pas l’Édomite pour abominable, car c’est ton frère (Deut. 23, 8) »113. Dans le Shevet Yehudah de Salomon ibn Verga, cette même opinion est d’ailleurs attribuée à Abravanel en tant que personnage fictif. En effet, Verga fait relater à un certain Thomas une conversation qu’il aurait eue avec Isaac Abravanel à propos de la question du nokhri. Thomas explique ainsi qu’Isaac aurait opéré une distinction entre la notion d’étranger (nokhri) et celle de chrétien (notsri) et qu’il aurait déclaré que « le nokhri est celui qui a renié son créateur [yotser] et ne croit pas aux fondements de la Loi, tandis que le notsri, comme il croit à la création du monde [ iddush ha-‘olam], aux miracles et à la providence, n’est pas appelé nokhri »114. Ainsi, pour Isaac Abra111 « De même, il y une analogie entre la relation qui relie les Romains [i.e. les chrétiens] à Israël et celle qui existe entre Esaü et Jacob. Comme Esaü et Jacob partagent quelque chose en vertu de leur père, ainsi les nations des chrétiens et des Juifs [isra’elim] partagent une origine commune quant à leurs croyances, puisque eux tous [kullam] assument l’existence d’une cause première et se tournent vers celle-là sans servir les étoiles ni les ministres supérieurs et ont également une seule Loi, parce que les uns comme les autres affirment et acceptent véritablement la Torah de Moïse » (Isaac Abravanel, Mashmi‘a Yeshu‘ah, dans Id., Perush ‘al ha-Nev’im ve-Ketuvim, Jérusalem, 1960, p. 463). 112 L’appellation, attribuée à Esaü, revient par exemple dans la poésie d’Abraham ibn Ezra : cf. G. D. Cohen, « Esau as Symbol in Early Medieval Thoutgh », dans Jewish Medieval and Renaissance Studies, éd. A. Altmann, Cambridge MA, Harvard University Press, 1967, p. 19–48 : 45, note 90. La métaphore est déjà employée dans les midrashim ainsi que dans la littérature chrétienne ancienne pour indiquer les deux religions ; évidemment, aussi bien les Juifs que les chrétiens s’identifiaient à Jacob : cf. D. Boyarin, Dying for God : Martyrdom and the Making of Christianity and Judaism, Stanford, Stanford University Press, 1999, p. 1–6. 113 Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah. Devarim, Jérusalem, 2008, p. 358. 114 Cf. Salomon ibn Verga, Shevet Yehudah, cit., p. 39.
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vanel et pour une certaine tradition médiévale, tant les chrétiens que les Juifs sont des fidèles et croient au récit cosmogonique exposé dans la Torah de Moïse qui fait autorité pour tous ceux qui l’ont adopté115. C’est, en somme, la perspective que l’on a pu identifier dans l’échange entre Philon et Sophie autour de la question de la creatio ex nihilo et de son fondement biblique. Sophie partagerait avec Philon la croyance dans un dogme fondamental du monothéisme judéo-chrétien, sans pour autant nécessairement appartenir à la même religion116. Cela revient-il à dire que Sophie est une femme chrétienne ? S’il est difficile de trancher la question, il nous semble en tout cas que cette hypothèse est moins problématique que celle qui considère l’aimée de Philon comme une Juive. A cette identification s’oppose d’ailleurs, on ne peut plus nettement, une référence contenue dans la première partie des Dialogues. Il s’agit d’une citation implicite de Pétrarque, utilisée par Sophie afin de mieux cerner le sentiment de son amoureux : Sophie. Si l’amour que tu me portes ne vient de l’appétit et n’est pas engendré du désir ou (comme les nôtres disent) de paresse et humaine lascivité, fais-moi entendre qui c’est qui l’a produit [Se l’amore che tu mi porti
115 Une position analogue est relatée dans un commentaire anonyme du livre de Job, où l’on explique que les compagnons de Job, Eliphaz, Bildad et Çophar, sont les nations parmi lesquelles Israël est exilé, et qui partagent avec celui-ci un certain nombre de doctrines, comme « l’existence et l’unité de Dieu, la création, la précognition, la prophétie, la résurrection et la récompense éternelle » (cit. dans T. Fishman, « Changing Early Modern Jewish Discourse about Christianity : The Efforts of Rabbi Leon Modena », dans The Lion Shall Roar. Leone Modena and His World, éd. D. Malkiel, Jérusalem, Magnes Press, 2003, p. 159–194 : 169. Nous traduisons du texte anglais). 116 Certains auteurs juifs attribuaient même aux chrétiens un meilleur usage de la philosophie, car ces derniers l’admettaient dans la mesure où elle ne s’opposait pas à la religion. C’est le cas d’Isaac Arama, pour qui les chrétiens ont compris que « la religion est plus élevée par rapport à la recherche philosophique » (Isaac Arama, Sefer azut qashah, Sabbioneta, 1552, p. 13a) : sur la question, voir B. Septimus, « Yitzhaq Arama and Aristotle’s Ethics », dans Jewish and Conversos at the Time of the Expulsion, éd. Y. T. Assis et Y. Kaplan, Jérusalem, 1999, p. 1*–24* : 10*. Dans son commentaire sur Josué, Isaac Abravanel fait écho à ces affirmations, en déclarant que les chrétiens, dont les livres dans toutes les sciences sont innombrables et qui s’emparent même des paroles de Moïse, utilisent la philosophie mieux que les Juifs, car ils ne nient ni les miracles ni la prophétie ni la création du monde comme le font à son avis ces derniers : Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, cit., p. 53. Pour l’idée que les chrétiens seraient meilleurs philosophes que les Juifs, voir les considérations d’Abraham ibn Na mias, traducteur de Thomas d’Aquin et d’Albert le Grand : Medieval Jewish Civilisation : an Encyclopedia, éd. N. Roth, New York, Routledge, 2003, s. v. « Thomas Aquinas », p. 30 ; Abraham Bibago, Joseph Ya’avets et Elie ben Joseph abillo étaient du même avis : cf. R. Ben Shalom, « Between Official and Private Dispute », cit., p. 68 et p. 70. Il n’est pas sans intêret que la supériorité des chrétiens en matière de logique était notamment redoutée dans le cas des disputes religieuses : cf. ibid., p. 67–69.
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non viene da l’appetito, né è generato dal desiderio, né nato d’otio e lascivia humana (come dicono li nostri) fammi intendere chi è quello che l’ha prodotto] (Dialogues, p. 113 ; Dialoghi, I, 32b).
On sait grâce aux recherches sur les Dialogues réalisées par Dionisotti que la « paresse et humaine lascivité » sont tirées d’une terzina du célèbre Triomphe de l’amour de Pétrarque, dans un passage où le poète est renseigné sur la véritable nature de l’eros117 : Questi è colui che’l mondo chiama Amore : amaro come vedi e vedrai meglio quando fia tuo com’è nostro signore : giovencel mansueto, e fiero veglio : ben sa chi ’l prova, e fi’ a te cosa piana anzi mill’anni: infin ad or ti sveglio Ei nacque d’otio e di lascivia humana nudrito di pensier dolci soavi, fatto signore e dio da gente vana118.
D’après Dionisotti, faute d’autres références et en vertu de l’emploi de l’expression li nostri pour indiquer une source non juive, il faudrait
117 Cf. C. Dionisotti, « Appunti su Leone Ebreo », cit., p. 419. La citation est placée après une allusion de Sophie à l’épisode biblique de l’amour de Tamar et Amnon (2Sam. 13, 1–23), présenté comme impur et violent ; or, cet épisode est également rapporté dans le même poème de Pétrarque (« De l’altro, che ‘n un punto ama e disama/vedi Thamàr ch’al suo frate Absalone/disdegnosa e dolente si richiama », Francesco Petrarca, Trionfi, Rime estravaganti, Codice degli abbozzi, éd. V. Pacca et L. Paolino, introduction de M. Santagata, Milan, Mondadori, 1996, p. 144, vv. 46–48) : « Sophie. L’on voit des amants qui, ayant reçu de leurs amies les faveurs par actes amoureux et corporels, telles que le désir désirait, non seulement ont perdu tout désir, mais encore ont éteint entièrement l’amour, voir quelques fois converti du tout en haine. Je n’ai plus pront exemple que d’Amon, fils de David, qui tomba (par l’ardente amour dont il brûlait pour la sœur Thamar) malade jusques au péril de la mort : et toutefois, soudain après que Jonadab par fraude et violence l’eût fait parvenir à l’accomplissement de ses désirs, il la prit en telle haine, qu’en plein midi il la chassa de sa maison en tel ordre et équipage qu’elle pouvait être, venant d’être forcée » (Dialogues, p. 112–113 ; Dialoghi, I, 32a). Cf. l’interprétation différente de l’épisode contenue dans le traité ’Avot de la Mishna signalée dans D. Boyarin, Carnal Israel. Reading Sex in Talmudic Culture, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1993, p. 185. 118 Francesco Petrarca, Trionfi, Rime estravaganti, Codice degli abbozzi cit., p. 82, vv. 76–84. « Voici celui-là que le monde appelle amour/amer !—comme tu vois et mieux encore verras, lorsqu’il sera (comme il est le nôtre) ton Seigneur : un jouvenceau très doux et un vieillard cruel./Bien le sait qui l’éprouve ! A toi, la chose sera claire,/ avant qu’il soit mille ans ;—(déjà te mets en éveil !). Il est né de paresse et de luxure humaine/nourri de doux et suaves pensers,/et par un peuple vain créé seigneur et dieu » (Pétrarque, Les Triomphes, traduit par H. Cochin, Paris, 1923, p. 7–8). Dans la version en hébreu des Dialogues, ni la référence à Pétrarque ni l’affirmation de Sophie n’ont été conservées : cf. Juda Abravanel, Vikua ‘al ha-’ahavah, p. 11a.
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supprimer cette phrase qui aurait été ajoutée, selon lui, par les éditeurs. Mais à quoi bon un tel ajout ? Si le but était celui de « christianiser » le texte, il aurait fallu avant tout éliminer les références aux auteurs juifs faites par Philon, ainsi que ses revendications en matière d’appartenance religieuse ; celles-ci, au contraire, sont bel et bien présentes. D’autre part, il s’agit de la seule occasion où Sophie évoquerait des autorités : « ses » autorités. C’est pourquoi il nous semble devoir garder cette citation, tout en la replaçant dans le contexte dialogique de l’ouvrage. Dans une telle perspective, elle signalerait la culture à laquelle Sophie appartient, qui peut être différente de celle de son interlocuteur. En d’autres termes, le passage nous indique que les « nôtres » de Sophie ne coïncident pas avec les théologiens juifs dont se réclame Philon. Les auteurs qu’elle considère comme appartenant à sa propre tradition sont plutôt les humanistes, représentants d’une culture laïque et non juive, c’est-à-dire celle du pétrarquisme qui marquait la réflexion poétique italienne de l’époque119. Cette différence confessionnelle s’accorderait, du reste, avec les rôles et les capacités intellectuelles de Sophie et de Philon. Dans la littérature juive, la configuration que nous retrouvons dans les Dialogues est déclinée maintes fois et dans des domaines divers. L’échange entre le maître juif et l’élève non juif renvoie par exemple à l’idée, très ancienne, d’Israël comme guide et pédagogue des peuples, censé répandre la véritable 119 Puisque la citation renvoie à un ouvrage de Pétrarque en langue vulgaire, l’appartenance de Sophie à la culture italienne serait encore plus marquée. Jusqu’aux deux premières décennies du XVIe siècle, l’Europe connaissait presque exclusivement le Pétrarque latin, tandis que les Rimes et les Triomphes, édités avec d’importants commentaires, constituèrent une sorte de phénomène éditorial italien dans la période comprise entre 1470 et 1500 : cf. C. Dionisotti, « Fortuna di Petrarca nel Quattrocento », Italia Medievale e Umanistica, 17 (1974), p. 61–113 : 68–69 ; A. Gargano « ‘La fortune d’une littérature’. Note sulla ricezione della letteratura italiana in Spagna », dans Con accordato canto. Studi sulla poesia tra Italia e Spagna nei secoli XV–XVII, Naples, 2005, p. 3–43 : 8–10. La même citation des Triomphes est présente dans les Azolains, où Perrottino l’emploie pour soutenir ses thèses sur le caractère tragique et négatif de l’amour: « Amour, valeureuses dames, non pas fils de Vénus [. . .] ni de Mars, de Mercure ou de Volcain non plus, ou d’un autre Dieu mais, engendré dans nos esprits par la lascivité excessive et par l’oisiveté paresseuse des hommes, géniteurs très obscurs et très vils, naît d’abord comme le fruit de la méchanceté et du vice que lesdits esprits accueillent » (Pietro Bembo, Les Azolains/Gli Asolani, traduction et présentation de M.-F. Piéjus, préface de M. Pozzi, texte italien et notes par C. Dionisotti, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 14–15). La poésie de Pétrarque était appréciée également par David Messer Léon, qui fait l’éloge du style élevé du poète : cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 283 ; Alemanno avait apposé sur la première page de ses Likkutim un vers tiré du Canzoniere, le célèbre « povera et nuda vai filosofia » : cf. G. Busi, L’enigma dell’ebraico del Rinascimento, Turin, Aragno, 2007, p. 107.
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foi monothéiste parmi les nations du monde. Déjà présente dans le Talmud, ce thème est souvent invoqué au Moyen Age, par exemple lorsqu’il s’agit de justifier la nécessité de la dispersion d’Israël ou même l’enseignement de l’hébreu aux savants chrétiens. D’après certaines conceptions, l’exil même des Juifs aurait ainsi permis de répondre à l’exigence de répandre la véritable doctrine auprès des autres peuples, qui « manquent d’entendement [tevunah] », selon l’expression employée par le cabaliste Bay a ben Asher120. Mais la dispersion aurait également été nécessaire afin de soumettre Israël à des épreuves et à une purification morale que l’on retrouve, dans notre schéma, dans l’affinement du désir imposé à Philon121. La mission éducative d’Israël n’est pas non plus sans avoir des conséquences sur le plan eschatologique, la conversion des nations préparant l’arrivée du Messie. Ce sont là des idées exposées par des auteurs tels Jacob Anatoli, asdai Crescas ou des contemporains de Juda comme Ovadiah Sforno, Mordekhai Dato ou Azariah Figo122. La discussion entre Philon et Sophie peut aussi être l’héritière de ces implications eschatologiques. D’autre part, la relation entre Philon et Sophie peut renvoyer à une représentation hiérarchique des facultés de l’âme. Il n’est pas rare de rencontrer dans la littérature juive médiévale des métaphores identifiant le peuple d’Israël aux facultés supérieures (ou à leur siège, le cœur) alors que les nations sont plus fréquemment assimilées aux facultés inférieures. Chez certains auteurs, ces associations s’enrichissent aussi d’éléments tirés de l’histoire biblique123. L’application de ce schéma exégétique qui nous semble la plus proche de la
120 Cf. S. Rosenberg, « Exile and Redemption in Jewish Thought in the Sixteenth Century : Contending Conceptions », dans Jewish Thought in the Sixteenth Century, cit., p. 399–430 : 409. L’idée d’amener les peuples de la terre (‘amey ha-’arets) sous les ailes de la Shekhinah est déjà évoquée dans le Talmud, et revient régulièrement dans la littérature juive médiévale ; Isaac Abravanel fait aussi référence à l’action purificatrice d’Israël qui élimine les fausses croyances des nations par l’action de sa sagesse et de son intelligence : cf. E.J., s. v. « Galut », article de H. H. ben Sasson. A la veille de l’Expulsion, des conceptions beaucoup plus radicales concernant la conversion finale des chrétiens animaient les spéculations messianiques d’un groupe de cabalistes, comme il ressort notamment de la légende de Joseph de la Reine et de sa lutte contre les puissances maléfiques incarnées par ces derniers : cf. M. Idel, Mystiques messianiques de la Kabbale au hassidisme (XIII e–XIX e siècles), préface d’U. Eco, Paris, Calmann-Lévi, 2005, p. 190–191. 121 Voir notamment infra, p. 116–120. 122 Cf. T. Fishman, « Changing Early Modern Jewish Discourse about Christianity », cit. et S. Rosenberg, « Exile and Redemption », cit., p. 409–414. 123 Voir la référence classique à Juda Hallévi, Kuzari, p. 65–66.
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situation décrite dans les Dialogues est celle contenue dans le Chemin de la Foi (Derekh ’Emunah) du philosophe et théologien espagnol Abraham Bibago (env.1420–env.1489). Dans un long passage, Bibago assimile en effet Israël à l’intellect, qui aurait été rendu parfait grâce à la Torah ; en revanche, les peuples parmi lesquels les Juifs ont été exilés au cours de leur histoire sont comparés par lui aux facultés inférieures : l’Egypte symbolise les sens, Babylone l’imagination mensongère (ha-dimiyon hakozev) et Edom—la chrétienté—la partie la plus intellectuelle de l’imagination (ha-dimiyon ha-sekali), qui permet d’atteindre un bon niveau dans le domaine de l’intellect pratique. Seul Israël représente l’intellect pur, qui ne commet pas d’erreur, et grâce à cela seuls les Juifs sont véritablement des hommes, à savoir des créatures douées de la faculté intellective124. Chaque peuple est ainsi associé à une faculté intellectuelle, les Juifs se voyant attribuer le niveau le plus élevé en tant que peuple destinataire de la révélation divine. Si l’on reprend le fil de notre lecture des Dialogues à la lumière de ces considérations, on se retrouve face à un schéma spécifique, qui révèle une relation originale entre Philon et la femme qu’il aime : un savant juif enseigne sa doctrine sur l’amour à une philosophe étrangère125 qui 124 Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, éd. C. Fraenkel-Goldschmidt, Jérusalem 1978, p. 141 et p. 148. Bibago développe la comparaison entre Israël et l’intellect comme suit : « Comme dans l’intellect il n’y a ni fausseté ni mensonge, ainsi [il en va pour] le peuple d’Israël, comme il est dit ‘Il n’aperçoit point d’iniquité en Jacob’ (Nom. 23, 21) ; et comme à travers l’intellect nous obtenons toutes les sciences [ okhmot], de la même manière ce peuple est un peuple sage et intelligent, et dans sa croyance résident toutes les sciences, comme il est dit ‘tourne-la [i.e. la Torah] et retourne-la’ (Pirqey ‘Avot, 5, 25) ; et comme dans l’intellect il y a des choses spirituelles séparées de la corporéité et de la passion, ainsi il en va pour ce peuple, comme il est dit vous ‘Sanctifiez vous et soyez saints’ (Lév. 20, 7) ; et comme les lois de l’intellect sont générales, ainsi les lois d’Israël sont valables pour chaque nation [kol ha-‘eda] et pour ‘l’étranger demeurant au milieu de vous’ (Ex. 12, 49) ; et comme la puissance intellective est dans le corps, et les puissances du corps le conditionnent même s’il ne se mélange pas avec elles, de la même façon Israël ‘demeure à part’ et ‘n’est pas compté parmi les nations’ (Num. 23, 9), et il ne se mélange pas [aux autres peuples] et n’apprend pas de leur actions. Ainsi, pour tous ces aspects le peuple d’Israël était parmi les peuples comme la puissance intellective parmi les puissances de l’âme » (Derekh ’Emunah, p. 149). Le parallèle s’étend aussi à la condition d’exilé de l’intellect dans le corps, comparable à celle du peuple d’Israël parmi les nations : « Et en vérité l’intellect est exilé [ goleh] parmi les sens et les parties de l’imagination qui le subjuguent et l’éjectent de la conjonction et apportent la bassesse et la pénurie ; ainsi le peuple d’Israël est en exil [ galut] pour se perfectionner, jusqu’à affiner et connaître l’essence de l’intellect véritable, et alors il sera intellect en acte, et les autres puissances seront soumises à cet intellect, et les autres nations aussi seront alors soumises à ce peuple [Israël], et l’exil ne se répétera pas [comme il est dit] ‘à jamais il anéantira la mort’ (Is. 25, 8) » (ibid., p. 150). 125 On utilise le mot dans son acception la plus simple au sens de non juive.
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l’interroge et qu’il aime. Il est sans doute nécessaire de soulever à nouveau la question du modèle dialogique sous-jacent à une telle discussion. Mais avant de l’aborder, il convient d’examiner l’autre volet de la relation entre Philon et Sophie, celui de l’amour, et d’ouvrir une parenthèse sur le statut de la science philosophique dans le judaïsme au Moyen Age et à la Renaissance. 6. Torah et philosophie La sagesse que Juda personnifie dans le personnage de Sophie n’est donc pas une allégorie de la sapientia divina, comme il en allait pour Dame philosophie chez Boèce et pour d’autres représentations féminines de la sophia élaborées par les auteurs latins médiévaux antérieurs au XIIIe siècle. Elle appartient à un autre univers, un univers dans lequel la pénétration de la pensée d’Aristote a imposé une distinction plus nette entre philosophia humana et philosophia divina126. Comme la « donna gentile » du Banquet de Dante, Sophie est l’image d’une spéculation d’ordre naturel, qui conduit l’homme à une béatitude mondaine, mais qui ne peut pas remplacer un savoir supérieur, capable, lui, d’atteindre les sommets théologiques. C’est en vertu de cette conception que l’on voit d’ailleurs Béatrice s’adresser à Dante dans le dernier chant du Purgatoire en lui rappelant que la voie de la philosophie (« quella scuola/c’hai seguitata ») est aussi éloignée de la voie divine que la terre l’est du ciel127. 126 Pour l’évolution de l’idée de sophia et ses rapports avec la philosophie et les arts libéraux dans le monde latin de Boèce à Dante voir les classiques M.-T. D’Alverny, « Note sur Dante et la Sagesse » et Ead., « La sagesse et ses sept filles », dans Ead., Etudes sur le symbolisme de la sagesse et sur l’iconographie, éd. Ch. Burnett, Adershot, Variorum, 1993, p. 5–24 et p. 245–278. 127 « ‘C’est’ dit-elle, ‘pour que tu connaisses l’école/que tu as suivie, et comment sa doctrine/peut s’accorder avec ce que j’ai dit ;/et que tu voies que notre [sic] voie s’écarte/de la voie divine autant que de la terre/le ciel le plus haut et le plus rapide’ » (‘Perché conoschi’ disse ‘quella scuola/c’hai seguitata, e veggi sua dottrina/come puó seguitar la mia parola/; e veggi vostra via dalla divina/distar cotanto, quanto si discorda/dalla terra il ciel che più alto festina’) » (Dante, Purgatorio, XXXIII, 85–90, traduction J. Risset). La plupart des exégètes interprètent le renvoi à l’école que Dante aurait suivie comme une référence à la « dama gentile » du Banquet en tant que philosophie. L’éventuelle influence du Banquet de Dante sur Juda mériterait un examen plus approfondi, même si sa circulation était à l’époque plutôt limitée ; ce texte est toutefois cité dans le Commento de Jean Pic de la Mirandole (cf. S. Toussaint, De l’enfer à la coupole. Dante, Brunelleschi et Ficin : à propos des Codici Caetani di Dante, Rome, L’Erma di Bretschneider, 1997, p. 31) et a influencé Marsile Ficin, notamment dans le De amore : cf. C. Vasoli, « Ficin et Dante », dans Pour Dante. Dante et l’Apocalypse. Lectures
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Bien qu’il appartînt à une tradition différente, Juda Abravanel tendait à retrouver cette même distance entre la sagesse judaïque originaire et le savoir des autres nations, et notamment la philosophie. Son père Isaac s’exprime d’une manière assez similaire à celle de Dante lorsqu’il mesure l’écart qui sépare les connaissances des Grecs et des Latins, descendants de Yaphet, de la véritable okhmah possédée par le peuple juif : Nos rabbins, que leur mémoire soit bénie, ont fait des recherches sur la transmission de la sagesse de l’école de Sem à celle d’Eber à celle d’Abraham notre père; et de Abraham est arrivée aux fils d’Ismaël et Qeturah l’art de la magie et des natures occultes, l’astrologie et les autres sciences empiriques. C’est eux qui les amenèrent en Egypte [. . .]. En vérité, ce sont les fils d’Ésaü qui apportèrent les sciences aux Romains et aux Grecs, enfants de Yaphet, à l’époque où Tsefo, fils d’Elifaz, les gouvernait [. . .]. C’est pourquoi les sciences ne se trouvent pas parmi les nations qui descendent de Yaphet, hormis les Grecs et les Romains qui formaient à l’époque une seule nation et avaient une langue commune. Et la sagesse des enfants d’Israël était supérieure à la leur comme le ciel est plus haut que la terre128.
Dans cette comparaison entre Sem et Yaphet, la pensée d’Aristote, telle qu’elle était connue par le Moyen Age juif, joue un rôle important129. humanistes de Dante, éd. B. Pinchard avec la collaboration de C. Trottmann, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 375–387. 128 Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah, Jérusalem, 1954, Bereshit, p. 33a ; dans ce long passage portant sur la postérité de Noé, les descendants de Yafet—à savoir les Grecs et les Romains—sont associés non pas à la okhmah, privilège de Sem, mais à la beauté, et leurs mœurs et civilisation sont par conséquent « gracieux ». Une description semblable du décalage qui sépare la sagesse juive et le savoir des gentils se trouve également dans le traité Yeshu‘ot Meshi o d’Abravanel : cf. E. Lawee, « Abravanel in Italy », cit., p. 240. On reviendra sur la question dans le chapitre VII. 129 L’élaboration de modèles de translatio sapientiae a souvent pour but de situer la philosophie aristotélicienne par rapport à la tradition juive. Hallévi pense par exemple qu’à l’époque où les Grecs dominaient la Méditerranée, Aristote était entré en contact avec la sagesse dont les Juifs sont les héritiers légitimes ; il se serait néanmoins fourvoyé dans la formulation de ses doctrines en raison de son exclusion d’une chaîne fiable de transmission : « Le Rabbin. En vérité les philosophes sont excusables, car ces gens n’ont reçu en héritage ni science, ni loi révélée. En effet, ce sont des Grecs et Javan est un des descendants de Japhet, qui habitent le Nord. Or la science reçue en héritage d’Adam et confortée par la divinité ne se trouve que dans la descendance de Shem, qui est l’élu d’entre les enfants de Noé. Cette science n’a cessé et ne cessera d’appartenir à cette élite de la postérité d’Adam. Elle n’est passée entre les mains de Javan que lorsqu’il eut acquis la suprématie. Elle lui a été transmise par les Perses qui, eux-mêmes, l’avaient reçu des Chaldéens. C’est à cette époque, ni avant ni après, que les philosophes grecs ont surgi. Mais, lorsque la puissance fut passée entre les mains de Rome, aucun philosophe notoire ne s’éleva plus parmi les Grecs. Le Kuzari. Cela
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Pour plusieurs auteurs, en effet, la philosophie correspondait à la science grecque dont certains maîtres du Talmud avaient interdit l’étude130. En tant que « sagesse étrangère », elle n’égalait pas le contenu et l’étendue des connaissances que Dieu avait révélées aux prophètes et devait se contenter d’être la servante de la véritable okhmah131. En paraphrasant un passage de l’Apologie de Socrate, Juda Hallévi avait déjà théorisé dans son Kuzari la subordination de la philosophie à la révélation prophétique et à la tradition rabbinique qui en découle ; dans son discours aux Athéniens, Socrate aurait ainsi sincèrement reconnu les limites de sa propre science ainsi que son incapacité à parvenir à une connaissance de nature supérieure132. La subordination de la philosophie à la tradition judaïque, thème littéraire très répandu, était prônée notamment par les auteurs qui rejetaient la position de Maïmonide, pour qui la Torah exprimait dans un langage allégorique les doctrines physiques et métaphysiques contenues dans les textes d’Aristote. S’éloignant des indications du Guide des égarés, le judaïsme ibérique de la fin du XVe siècle insistait plutôt sur le décalage entre la philosophie et la Torah. En outre, une partie de la société juive de l’époque était convaincue que les doctrines « grecques »
implique-t-il que la science d’Aristote ne soit pas digne de créance ? Le Rabbin. Oui. Aristote a imposé une rude tâche à son intelligence et à sa pensée, parce qu’il n’a pas reçu une tradition de quelqu’un dans la transmission duquel on puisse se fier » ( Juda Hallévi, Le Kuzari, p. 16). 130 Il est intéressant de relever à ce propos que, pour défendre la philosophie des accusations dont elle faisait l’objet, Abraham Bibago refusait de l’identifier avec la « science grecque » : Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 197–207 ; Joseph ibn Shem Tov opère une distinction semblable : cf. S. Regev, « La question de l’étude de la philosophie », cit. D’autre part, Aristote est appelé parfois tout simplement « le Grec » par Crescas et par son maître Nissim ben Reuben : cf. H. A. Wolfson, Crescas’ Critique, cit., p. 539. 131 Voir notamment le recours à une telle image chez Siméon ben Zema Duran (1361–1444), halakhiste, médecin et philosophe, qui soutient que la Torah, qui contient en elle toutes les sciences, peut néanmoins se servir de la philosophie comme une dame se sert d’une servante : cf. les textes cités par S. Regev, « La question de l’étude de la philosophie », cit., p. 61. La comparaison sera également développée par Isaac Arama, qui assimile la philosophie à Agar, la servante d’Abraham, qui ne doit pas dépasser les limites de ses fonctions : Isaac Arama, azut qashah, p. 23b. 132 « Bien qu’ils se soient tant écartés de la vérité, les philosophes sont néanmoins excusables, parce qu’ils ne pouvaient saisir la métaphysique que par la méthode rationnelle. Et c’est à cela qu’elle les a menés. Les plus sincères d’entre eux pourraient dire aux adeptes de la religion révélée ce que Socrate disait: ‘ô peuple, cette science divine qui est la vôtre, je ne la récuse pas, mais je déclare que je ne la détiens pas ; ma science à moi n’est qu’une science humaine [Platon, Apologie de Socrate, 20 d–e]’ » (Le Kuzari, p. 165).
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défendues par Maïmonide et par les commentateurs d’Aristote et d’Averroès étaient responsables de l’abandon de la religion et des conversions qui eurent lieu après les pogroms de 1391 ; avaient ainsi eu lieu des discussions vivaces concernant l’influence jouée par la culture philosophique dans ce mouvement centrifuge133. D’après certains auteurs, la philosophie encourageait la négligence des actes de culte et de l’observance des préceptes de la Torah, incitant les croyants à l’indifférence et à l’hérésie. Des rabbins allaient jusqu’à souhaiter en interdire l’enseignement, tandis que d’autres se contentèrent de fixer des limites d’âge pour entreprendre son étude. Les cabalistes, qui optèrent presque toujours pour un refus de la philosophie tout en récupérant sa terminologie et ses doctrines, occupent une place de choix dans ces débats. Avec les moralistes, ils expriment souvent les prises de position les plus hostiles envers ce qu’ils considèrent sans hésitation comme la « sagesse grecque » interdite par le Talmud, et dont l’influence sur leur contemporains leur apparaît aussi profonde que néfaste. Ainsi, l’auteur supposé du Zohar, Moshe de Léon (env. 1240–1305), motive son propre engagement sur le terrain de la qabbalah par la nécessité de s’opposer à la diffusion des écrits philosophiques, notamment aristotéliciens, et à l’« hellénisation » du judaïsme médiéval qui en découlerait134. L’association entre philosophie, idolâtrie et christianisme caractérise d’autre part l’anonyme Sefer ha-Meshiv et d’autres textes qui se présentent à la fois comme antiphilosophiques et comme antichrétiens, car la pensée grecque y est présentée comme une réalité impure et pernicieuse et le christianisme comme une religion maléfique, qui sera renversée par le judaïsme à la fin des temps135.
133 Sur l’intégration ou le refus du curriculum d’études élaboré par Maïmonide et ses partisans et la relation entre la Torah et le « savoir étranger », voir A. Ackerman, « Jewish Philosophy and the Jewish-Christian Philosophical Dialogue in Fifteenth-Century Spain », dans The Cambridge Companion to Medieval Jewish Philosophy, cit., p. 371–390. 134 Voir les réflexions de Moshe de Léon sur la diffusion de la culture hellénistique parmi les Juifs diasporiques, qui s’amusent « avec les mensonges des Grecs, des incirconcis et des livres des Ismaélites » : cf. Moshe de Léon, Sefer ha-rimon, éd. E. WOLFSON, 2 vol., PhD Dissertation, Brandeis University, 1986, t. II, p. 3–4 et Id., Le sicle du sanctuaire, éd. C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1996, p. 22–23). 135 Moshe Idel affirme que « d’après certains de ces textes, la chrétienté devra subir une révolution totale impliquant l’abolition du christianisme et la transformation de chrétiens en une armée, sorte de corps défensif du judaïsme désormais victorieux [. . .]. Ce renversement révolutionnaire du cours de l’histoire prend en fait le contre-pied de la thèse chrétienne selon laquelle les Juifs se convertiront au christianisme lors de la Parousia » (M. Idel, Mystiques messianiques de la Kabbale au hassidisme (XIII e–XIX siècle), cit., p. 190–191).
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Meir Gabbay (1480–post 1540), un mystique espagnol qui fait partie de la génération des expulsés, adoptera une attitude similaire dans ses écrits, rédigés vers 1520136. Par leurs critiques, moralistes et cabalistes visaient à la fois le statut épistémologique de la philosophie et les classes aisées de la société juive qui étaient censées la cultiver. Salomon Alami était convaincu que les partisans du savoir grec étaient en bonne partie des individus issus des couches privilégiées et corrompues de la société. Dans son ’Iggeret musar (Epître morale), il s’en prend aux savants qui veulent « expliquer la Torah par des hypothèses grecques [. . .] et qui croient pouvoir rapprocher la [philosophie] grecque de la Torah de Moïse pour les perfectionner et les comparer l’une avec l’autre »137. La philosophie, pratiquée par les membres des élites qui fréquentaient la cour des nobles et des rois, conduisait ainsi à l’indifférence religieuse et préparait la voie à la conversion138. Des attitudes antiphilosophiques s’expriment aussi chez des auteurs plus intéressés par les questions proprement spéculatives, tel Shem Tov ibn Shem Tov qui, dans son Sefer ha-’emunot (Livre des croyances), choisit d’attaquer frontalement le rationalisme de Maïmonide et de Gersonide et de prôner une adhésion à la voie cabalistique. Une tension du même genre se produit également en Italie, chez des auteurs proches des Abravanel comme Ye iel Nissim de Pise, qui souligne les faiblesses de la philosophie et son incapacité à répondre aux interrogations les plus radicales de l’intellectuel juif 139. Malgré ces réactions vivaces, plus nombreux encore furent les savants qui essayèrent de parvenir à un compromis, en redimensionnant le rôle de la sagesse grecque dans les curricula d’études ou en proposant de nouvelles solutions à la question de la coexistence de la philosophie avec la tradition juive. Joseph ibn Shem Tov, l’un des maîtres d’Isaac Abravanel, est l’un de ces auteurs140. Fervent admirateur de l’Ethique à Nicomaque, dont il écrit un commentaire, il voit dans l’ « Aristote moral » la possibilité de formuler de nouvelles réponses à la 136 Pour une présentation de la personnalité de Gabbay, voir R. Goetschel, Meir ibn Gabbay : le discours de la Kabbale espagnole, Louvain, Peeters, 1981. 137 Shelomoh Alami, ’Iggeret musar, cit., p. 20. 138 Pour la position d’Alami dans la polémique concernant la philosophie, voir B. Netanyahu, The Marranos of Spain form the late 14th to the early 16th according to contemporary Hebrew sources, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1999 [1966], p. 103–110. 139 Sur le milieu italien, voir R. Bonfil, Rabbis and Jewish Communities in Renaissance Italy, cit., p. 280–298 ; pour la position de Ye iel Nissim, voir aussi A. Guetta, « Religious Life and Jewish Erudition in Pisa : Yechiel Nissim da Pisa and the Crisis of Aristotelianism », dans Cultural Intermediaries, cit., p. 86–108. 140 Voir supra, p. 11.
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question du rapport entre philosophie et judaïsme. Il propose ainsi une nette distinction entre une voie philosophique et une voie religieuse, qui viseraient deux types de béatitude différents. La première voie reviendrait au Juif en tant qu’homme ; la deuxième lui serait réservée en tant que Juif. Dans la mesure où la « philosophie grecque est la sagesse naturelle et humaine »141 qui procure à l’individu le moyen de mener une vie honnête et heureuse dans ce bas monde, elle ne se heurte pas à la Torah qui, pour sa part, tout en étant en harmonie avec les enseignements éthiques d’Aristote, assure de surcroît au croyant la vie éternelle dans le monde à venir. Le Juif appartient donc à la fois à deux dimensions distinctes quoique non contradictoires, l’une d’ordre naturel et l’autre d’ordre surnaturel142. Cette vision qui permet d’intégrer le savoir philosophique tout en le subordonnant à la tradition judaïque est également partagée, avec des écarts plus ou moins grands, par d’autres penseurs sépharades appartenant à la génération précédant celle de Juda, tels Abraham Bibago, Abraham Shalom et, dans une moindre mesure, Isaac Arama143 et Isaac Abravanel144. Il s’agissait pour ces philosophes de sauvegarder leur identité et leur spécificité de Juifs, tout en affirmant le plein droit d’accéder à une forme de savoir qui, de facto, faisait partie de la culture médiévale. La solution qu’ils adoptèrent s’inspirait en partie de celle élaborée par Thomas d’Aquin ; la séparation entre philosophie et théologie et la fonction d’ancilla que
Joseph ibn Shem Tov, Kevod ’Elohim (Gloire du Seigneur), Ferrare, 1551, p. 19a–20b. Sur la pensé de Joseph Shem Tov voir J.-P. Rothschild, « Le ‘Eyn ha-qôrê de Rabbi B. Shêm Tôb ibn Shêm Tôb : critique de Maïmonide et présence implicite de R. Juda ha-Levi », dans Torah et science : perspectives historiques et théoriques. Etudes offertes à Charles Touati, éd. G. Freudenthal, J.-P. Rothschild et G. Dahan, Paris-LouvainSterling (Virginie), Peeters, 2001, p. 165–211 ; Id., « Le dessein philosophique de Joseph ibn Shem Tob », Revue des études juives, 162 (2003), p. 97–122. 143 Quoique plutôt critique à l’égard de ces philosophes qui, comme Gersonide, « s’allient avec la philosophie grecque ( )סופיא היוניתen s’efforçant de nier les miracles » (Isaac Arama, ‘Aqedat Yits ak, Venise, 1573, p. 33b), Arama considère que l’usage de la philosophie est légitime et croit qu’un accord entre la voie de la recherche philosophique et celle et de la Torah est possible : « Il est bon que l’arbre de la connaissance du bien et du mal [i.e. la philosophie] s’accorde avec l’arbre de la vie [i.e. la Torah] ; en effet l’arbre de la vie contient une quantité de sujets divins que l’arbre de la connaissance ne contient pas » (Isaac Arama, Sefer azut qashah, p. 23a). Peu avant dans le texte, on trouve l’affirmation que « la recherche philosophique n’est pas une chose vaine dans la mesure où elle est mise au service de la Torah divine et de ses intentions merveilleuses, car la voie naturelle et la voie divine s’aident l’une l’autre » (ibid., p. 18b). 144 Voir H. Tirosh-Samuelson, « Philosophy and Kabbalah 1200–1600 », dans The Cambridge Companion to Medieval Jewish Philosophy, cit., p. 218–257. 141
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la première venait à exercer à l’égard de la deuxième permettait de sauvegarder le caractère supranaturel de la prophétie sans pour autant rejeter l’apport de la recherche rationnelle. La doctrine thomiste de la grâce reçut également un accueil favorable auprès des philosophes juifs médiévaux, aussi bien italiens qu’ibériques145. La position d’Isaac Arama est notamment à prendre en considération : d’après Arama, la philosophie et la Torah appartenaient à deux réalités distinctes, c’està-dire, respectivement, à l’intellect humain et à la révélation divine ; la philosophie devait ainsi accepter de se rendre face à sa maîtresse, la prophétie, qui était à son tour chargée d’émender l’intellect humain de ses fautes et de le libérer de ses doutes146. Le dialogue entre Philon et Sophie représente donc une énième tentative de répondre à la question fondamentale du judaïsme médiéval, celle du rapport entre Torah et philosophie. Certes, la Renaissance italienne offrait aussi à Juda d’autres manières de répondre aux problèmes posés par l’intégration de ces deux voies. La première solution était celle proposée par Marsile Ficin, qui avait souhaité élaborer une théologie chrétienne fondée sur la philosophie platonicienne. L’un de ses objectifs était la restauration d’une conception unitaire de sapientia, où la figure du prêtre rejoindrait celle du philosophe et s’identifierait même avec celle-ci147. Pour sa part, Jean Pic de la Mirandole avait 145 Cf. H. Tirosh-Rothschild, Between Worlds, cit., p. 114–120 et passim. Sur l’influence de la doctrine chrétienne de la grâce sur les penseurs juifs du XVe siècle, voir aussi M. Saperstein, « Medieval Jewish Preaching and Christian Homiletics », dans Preaching in Judaism and Christianity. Encounters and Developments from Biblical Times to Modernity, éd. A. Deeg, W. Homolka et H. G. Schlötter, Berlin, W. de Gruyter, 2008, p. 73–88. 146 Voir S. Heller-Wilenski, R. Isaac Arama et sa doctrine philosophique [en hébreu], cit., p. 59–63. Arama ne semble pas considérer la philosophie comme hérétique (ibid., p. 60) ; toutefois, il affirme aussi que les philosophes sont des « adorateurs d’idoles comme leurs ancêtres »—c’est-à-dire les Grecs anciens : ibid., p. 62. 147 Voir notamment l’introduction au De christiana religione—« Quod apud sapientiam religionemque maxima cognatio est », dédiée à Laurent des Médicis—où cette identité entre « philosophi et sacerdotes » devient programmatique : « Aeterna dei sapientia statuit divina mysteria saltem in ipsis religionis exordiis ab illis duntaxat tractari qui veri essent verae sapientiae amatores. Quo factum est ut iidem apud priscos rerum causas indagarent & sacrificia summae ipsius rerum causae diligenter administrarent. Atque iidem apud omnes gentes philosophi & sacerdoti existerent. Neque id quidem iniuria. Nam, cum animus ut Platoni nostro placet duabus tantum alis—idest intellectu & voluntate—possit ad caelestes patrem & patriam revolare, ac philosophus intellectu maxime sacerdos voluntate nitatur & intellectus voluntatem illuminet voluntas intellectum accendat—consentaneum est qui primi divina propter intelligentiam vel ex se invenerunt vel divinitus attigerunt primos divina propter voluntatem rectissime coluisse rectumque eorum cultu rationemque colendi ad caeteros propagasse » (Marsilii
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exploré les possibilités d’une concordia universelle entre les diverses doctrines philosophiques et traditions mystiques, en se faisant le porteparole d’une interprétation anticonflictuelle de l’histoire de la pensée et de la religion148. Mais il existait aussi d’autres positions. En dehors des cercles humanistes—notamment dans les universités italiennes de Padoue, de Bologne ou de Pavie—, l’aristotélisme dominait la scène et, de plus en plus, revendiquait un statut autonome dans la recherche des causes naturelles. On a évoqué à ce propos l’idée d’un péripatétisme séculier, qui aurait dépossédé l’Eglise d’un Aristote « chrétien », dont les écrits avaient été utilisés pour démontrer les dogmes de la foi tout au long du Moyen Age. La thèse d’une nette séparation entre le domaine propre aux investigations philosophiques et celui qui relevait des croyances indémontrables de la foi était au centre de la stratégie de défense menée par Pomponazzi à l’occasion de la célèbre controverse qui suivit la parution de son De Immortalitatae animae (1516), où il soutenait que, d’après Aristote, l’âme était mortelle. Ces tendances radicales n’étaient pas méconnues du monde juif italien, plus orienté toutefois vers une lecture averroïste d’Aristote qui trouve par exemple un écho dans l’œuvre d’Elie Delmédigo (env.1458–env. 1493), le philosophe padouan qui collabora avec Pic dans les années 1480. En s’inspirant du Traité décisif d’Averroès, Delmédigo soutient dans son Examen de la religion que la Torah prescrit l’étude de la philosophie au croyant qui veut connaître la création divine, et que nul désaccord ne peut survenir entre religion et philosophie, une fois la parole divine interprétée de manière convenable149. A l’autre extrémité du spectre, on trouve le neveu de Jean Pic, Jean-François (1470–1533). Assez critique vis-à-vis de la philosophie, notamment celle d’Aristote, il soutenait des positions similaires à celles des auteurs juifs qui s’étaient montrés les plus méfiants envers l’héritage maïmonidien. Il était d’ailleurs familiarisé avec cette littérature en hébreu, puisque dans son Examen Ficini Florentini de Christiana Religione ad Laurentium Medicem opus aureum, Venetiis, 1500, p. 3a). Pour Ficin, cet état de choses caractérisait les temps anciens (« faelicia saecula ») et doit être restauré à l’époque dans laquelle il écrit par l’engagement des deux parties en cause, qu’il exhorte à agir dans la direction souhaitée : « Hortor igitur homines atque praecor philosophos quidem ut religionem vel capessant penitus vel attingant, sacerdotes autem ut legitimae sapientiae studiis diligenter incumbant » (ibid., p. 3b). 148 Pour une interprétation de la concordia de Pic comme recherche d’une unité dynamique entre les traditions, voir P. C. Bori, La pluralità delle vie, Milan, Feltrinelli, 2000. 149 Voir Elie Délmedigo, Examen de la religion, éd. M. R. Hayoun, Paris, Cerf, 1992, p. 53–58.
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vanitatis doctrinae gentium et veritatis Christianae disciplinae, publié en 1520, il reproduit des arguments antiaristotéliciens contenus dans la Lumière du Seigneur de asdai Crescas150. L’Examen dresse un portrait de la philosophie comme « science des doutes » assez proche de l’image renvoyée par Sophie dans les Dialogues. En outre, l’un des points forts de la critique adressée par Jean-François à la science philosophique est justement de montrer qu’elle se fonde sur les sens, et qu’elle est donc sujette à l’erreur, en raison notamment de l’activité de médiation exercée par la faculté de l’imagination151. Bien qu’utile voire indispensable, la phantasia est la source principale des erreurs commises par la raison ; celle-ci peut effectivement se tromper en tant qu’elle a « pour fonction de discourir et de raisonner au moyen des images des choses, en vue d’atteindre la connaissance du vrai, tandis que l’intellect connaît les simples caractères des choses par intuition »152. Cette dichotomie entre d’un côté un intellect « éloigné de la faute », qui « connaît les simples caractères des choses par intuition », et de l’autre une raison discursive sujette à l’erreur en tant qu’elle s’appuie sur les données de l’imagination, nous renvoie au clivage existant entre les interlocuteurs
150 Jean-François a dû se servir d’un texte en hébreu qu’il a sans doute lu à l’aide d’un collaborateur juif : cf. E. A. Wolfson, Crescas’ Critique of Aristotle, cit., p. 34–35 ; pour les hypothèses concernant l’identité de ce collaborateur, voir R. H. Popkin, History of Scepticism : from Savonarola to Bayle, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 309. 151 Voir à ce propos l’analyse de C. B. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola (1469–1533), cit., p. 75–83 ; sur l’antiaristotelisme de Jean-François voir C. Vasoli, « Giovan Francesco Pico e i presupposti della sua critica ad Aristotele », dans Renaissance Readings of the Corpus Aristotelicum. Proceedings of the conference held in Copenhagen, 23–25 April 1998, éd. M. Pade, Copenhague, 2001, p. 129–146. 152 Jean-François Pic de la Mirandole, De l’imagination, éd. par C. Bouriau, Chambéry, éd. Comp’Act, 2005, p. 76–77 ; le texte se poursuit ainsi : « L’usage de la raison est plus propre aux hommes, tandis que l’usage de l’intellect, même si les hommes s’y efforcent, est plus propre aux anges ; l’intellect est d’autant plus parfait que la raison qu’il est en définitive plus semblable à Dieu. Dieu ne conçoit pas les choses discursivement, par plusieurs caractères simples ou par les espèces des choses (comme le font les esprits inférieurs), pas davantage par une seule chose (comme le font les esprits supérieurs), mais par son essence propre absolument simple : ce n’est pas parce qu’elles sont qu’il conçoit les choses mêmes, mais parce qu’il les conçoit qu’elles sont et se conservent. De sorte que celui qui se rapproche le plus de ce mode d’intellection est d’autant plus éloigné de la faute et de l’erreur. Puisque la fonction de la raison est supérieure aux offices des puissances sensibles, et inférieure à ceux de l’intellect, sa tâche étant placée entre celles de la fantaisie et celles de l’intellect, il arrive parfois que la raison même se trompe [. . .]. En effet la lumière de la raison est imparfaite et faible chez les hommes, qui occupent le dernier rang des êtres intelligents ; en revanche l’imagination est chez eux plus parfaite et plus vigoureuse que chez les autres êtres animés ».
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des Dialogues : Philon s’inscrit parmi ceux qui contemplent la divinité et saisit la vérité sans passer par l’analyse que sa bien-aimée lui impose pourtant, tandis que Sophie apparaît comme l’expression d’un savoir humain, faillible et limité aux dimensions inférieures de la réalité. Bien que la question des rapports entre révélation et raison soit au cœur de la réflexion de Juda dans les Dialogues, il n’est pas aisé de dire avec précision si Juda la résout par référence à un modèle déterminé. La difficulté découle en partie de la conclusion équivoque du texte. Car si l’union entre Sophie et Philon est indéfiniment reportée, alors se profile l’éventualité d’un conflit ou d’un véritable antagonisme entre les deux interlocuteurs : on se trouverait face à une approche du problème proche de celle de Shem Tov, d’Isaac Abravanel et de Jean-François Pic de la Mirandole. Mais si leur séparation relève de circonstances contingentes—si, en d’autres termes, l’union de Philon et de Sophie devait se produire, et si une quatrième partie devait être écrite—la position de Juda serait plus proche de celle d’un Marsile Ficin, d’un Jean Pic de la Mirandole ou encore, en définitive, d’un Maïmonide. Il existe toutefois une troisième solution, qui nous semble la plus satisfaisante : celle d’une unité dialectique entre les deux polarités. Cette unité, tout en préservant les différences entre les diverses positions, rend possible un échange continuel et attribue au travail philosophique une signification spécifique, qui inclut une sagesse révélée et un savoir humain, tout en instituant entre eux une hiérarchie. Par l’adoption d’une telle approche, Juda défend l’idée d’un décalage décisif entre la révélation et la raison, mais souligne aussi la nécessité de la part du savant juif de suivre un parcours capable de se mesurer avec la philosophie et ses méthodes. En ce sens, Juda Abravanel s’essaie à réaliser un compromis entre les positions antagonistes qui divisaient le judaïsme italien de son époque : celle des rationalistes, pour qui le contenu des textes sacrés et des vérités philosophiques finissent par coïncider, et celle des traditionnalistes, qui refusent tout apport de la philosophie à l’étude et à la compréhension de la Torah au nom de la primauté de la révélation153.
153 Bien que fondée sur d’autres considérations, cette thèse est aussi celle d’Arthur M. Lesley qui voit dans les Dialogues un ouvrage essayant de tracer une voie intermédiaire entre les rationalistes post-maïmonidiens et les cabalistes traditionnalistes : cf. A. M. Lesley, « The Place of the Dialoghi d’amore in Contemporaneuos Jewish Thought », cit.
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7. L’amour selon Philon et selon Sophie Il faut à présent aborder un point central : compte tenu de l’interprétation des Dialogues proposée ici, quel sens donner à la question de l’amour ? Pour commencer, il convient de remarquer que la doctrine de l’eros des Dialogues a fait l’objet de lectures variées. Beaucoup d’exégètes ont souligné le caractère spiritualisé du lien qui s’instaure entre Sophie et Philon. De l’introduction de Mariano Lenzi annonçant le « chaste sujet d’amour » jusqu’à la « Note » de Caramella à l’édition de 1929, la lecture platonique a trouvé nombre de partisans, se réclamant du fait que l’amour de Sophie pour Philon est de nature exclusivement intellectuelle154. Plus récemment, d’autres chercheurs ont cependant insisté sur la passion qui anime Philon, caractérisée par un désir sensuel et par la recherche d’une union avec la femme aimée qui dépasse la dimension purement spirituelle155. Il nous semble que l’interprétation varie sensiblement selon le point de vue que l’on choisit d’adopter : celui de Sophie, porte-parole d’un eros essentiellement platonique, ou celui de Philon, incarnant une passion plus terrestre qui subit toutefois une progressive spiritualisation, sans pour autant abandonner son caractère originaire. Philon tente, à vrai dire, d’harmoniser les deux aspects de l’amour et d’établir par là un continuum entre la dimension idéale et la dimension matérielle de l’être. Cependant, sa perspective conciliatrice est démentie par la conclusion du livre, qui s’achève sur une énième fracture causée par la résistance inébranlable que lui oppose Sophie. La doctrine de l’amour des Dialogues résulte donc de la rencontre entre deux personnages qui ne partagent pas une même vision en la matière. Ces divergences pèsent aussi sur la conclusion du dialogue, car là où on s’attendrait à une réconciliation, du moins selon les théories développées par Philon tout au long du texte, surgit au contraire, à cause du refus de Sophie, une tension renouvelée.
154 Cf. les considérations sur la beauté exclusivement spirituelle de Sophie dans la « Nota » de Santino Caramella dans Dialoghi, éd. Caramella, p. 428. 155 Pour une position diamétralement opposée à celle de Caramella voir J. Klausner, « Don Jehudah Abravanel e la sua filosofia dell’amore », La rassegna mensile di Israel, 6 (1932), p. 495–508 et 7 (1932), p. 22–41 ; les composantes « antiplatoniques » présentes dans la conception de l’amour de Juda ont aussi été relevées par B. McGinn, « The Language of Love in Christian and Jewish Mysticism », cit. et N. Yavneh, « The Spiritual Eroticism of Leone’s Hermaphrodite », dans Playing with Gender. A Renaissance Pursuit, éd. J. R. Brink, M. Horowitz et A. P. Coudert, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1991, p. 85–98.
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Philon expose une conception de l’amour assez complexe, qui repose sur trois points principaux : l’idée qu’il est possible de concilier le désir en tant qu’il exprime un manque et l’amour qui, en revanche, est possession de l’objet connu et aimé ; la nécessité d’intégrer les composantes intellectuelles et sensuelles de l’amour ; et, finalement, la vision de l’eros comme élément de connexion dynamique entre les différents niveaux ontologiques et cosmologiques (le masculin et le féminin, le haut et le bas, Dieu et l’homme, etc.). Alors que pour Sophie amour et désir s’excluent l’un l’autre ; pour Philon, ils sont différents, mais non contradictoires156. Cette question, déjà abordée dans le premier dialogue, revient dans le texte de manière récurrente, sans que les deux interlocuteurs parviennent à lui donner une solution satisfaisante. Sophie prétend que le désir est l’expression d’un manque, alors que l’amour présuppose la possession de l’objet aimé ; Philon lui rétorque que cette opposition n’est pas valable, dans la mesure où le désir luimême exprime une forme de possession—quoique celle-ci ne soit que potentielle, par la connaissance de l’objet aimé157—tandis que l’amour comporte réciproquement une dimension de carence. Contre l’ascétique Sophie qui lui reproche de se laisser dominer par des instincts vulgaires, Philon en vient même à affirmer que l’amour doit inclure la composante sexuelle et reproductive, qu’il considère comme le couronnement de la communion spirituelle entre deux êtres158. Plus marquée 156 « Philon. Ah vraiment, il me revient en mémoire que premièrement nous donnâmes autre définition à l’amour qu’au désir; car nous dîmes que le désir est une affection de vouloir qu’une chose qui n’est point soit : ou cette même volontaire affection d’avoir la chose défaillant à nous, et de nous estimée bonne. Et que l’amour est une volontaire affection de jouir en union de la chose estimée bonne laquelle nous défaut. Toutefois nous déclarâmes après que, combien que le désir soit des choses qui défaillent, il présuppose néanmoins, aussi bien que l’amour, quelque essence [essere] : laquelle (bien qu’elle nous défaille) a toutefois quelque lieu en autrui : ou bien en soi même et ce (sinon actuellement) du moins potentiellement : et si ladite chose n’a réelle essence [essere reale], elle l’a au moins mentalement en imagination. Davantage il fut déclaré que l’amour, aussi bien que le désir, présuppose toujours quelque défaut de la chose : voire, soit-elle possédée par celui qui l’aime : et ceci procède de ce que l’amant n’a encore union parfaite avec la chose aimée, parquoi il aime et désire de l’avoir [ama e desidera perfetta unione con quella], ou bien, nonobstant qu’il la possède et en jouisse [ fruisca] de présent, il désire la jouissance future qui lui défaut : tellement qu’en effet, tout bien considéré, le désir et l’amour sont une même chose : combien que selon le parler vulgaire chacun d’eux (comme tu as dit) aie quelque propriété » (Dialogues, p. 285 ; Dialoghi, III, 24b–25a). 157 D’après Philon, la connaissance précède l’amour, bien qu’elle ne constitue pas le dernier acte de l’âme : cf. Dialogues, p. 104. 158 Le passage suivant est emblématique de cette position : « Philon. [. . .] Cet acte ne dissout l’amour parfait : ains plutôt le lie et étreint par les actes corporels amoureux,
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dans le premier et dans le deuxième dialogues, l’exigence de ne pas séparer l’amor vulgaris de l’amor divinus reste l’un des traits marquants du discours amoureux de Philon, et l’une des positions doctrinales les plus originales des Dialogues. On songe par exemple, dans l’allégorie du cycle lunaire, à l’idée que l’âme (la lune), intermédiaire entre l’intellect (le soleil) et le corps (la terre), ne doive pas négliger les exigences des réalités inférieures (Dialogues, p. 268–276 ; Dialoghi, III, 11b–19a). Une telle exigence se manifeste aussi dans l’un des passages les plus commentés du texte, à savoir l’exégèse du mythe de l’androgyne du Banquet de Platon (Banquet, 189d–191d), que Philon met en rapport avec les deux récits de la création de l’homme de la Genèse (Gen. 1, 27–28 et Gen. 2–3). L’androgyne platonicien représente ici la relation entre les deux composantes de l’individu, la composante matérielle et la composante intellectuelle ; et si la partie masculine, à savoir l’intellect, doit gouverner la partie féminine et corporelle, c’est-à-dire la matière, elle ne doit pas la priver pour autant de la capacité de s’opposer à lui et de lui faire résistance, car c’est en vertu de cette « insoumission » de la matière que la vie individuelle et celle de l’espèce sont préservées : Philon. De l’allégorie nous avons tiré connaissance que tous les amours et désirs humains naissent de l’alternative division [coalternata divisione] de l’entendement [intelletto] et du corps humain: pource que l’entendement, incliné à son corps comme le mâle à la femelle, désire et aime les choses appartenantes à icelui, desquelles, si elles sont nécessaires et modérées, procèdent les amours et désirs honnêtes, par leur tempérament et modération : et si elles sont superflues, engendrent les lascives et déshonnêtes inclinations, et les actions de péché : davantage le corps, aimant l’entendement, comme la femme le mari, son mâle, s’élève à désirer les perfections d’icelui, sollicitant avec les sentiments, les yeux, les oreilles, avec les sens, la fantaisie et la mémoire, d’acquérir ce qui est nécessaire à la vraie connaissance et éternelles intellectuelles habitudes : avec lesquels l’entendement humain se fait bienheureux et ceci sont les amours et désirs entièrement honnêtes, qui tant plus sont ardents, et tant plus sont louables et parfaits » (Dialogues, p. 407 ; Dialoghi, III, 93b–94a).
qui sont autant désirés des amants, qu’ils servent respectivement de l’un à l’autre de signal de réciproque amour. Encore pource que les courages [ gli animi] sont unis en amour spirituelle, les corps désirent aussi de jouir à leur possibilité de quelque union à fin qu’ils demeurent sans diversité, et l’union soit du tout parfaite : principalement pource que, par la correspondance de la corporelle union, l’amour spirituel s’augmente et se fait plus parfait » (Dialogues, p. 111–112 ; Dialoghi, I, 31b).
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Dans le discours de Philon, l’amour constitue en fait une sorte de tissu connectif permettant l’enchevêtrement de tous les êtres, « un esprit vivifiant [uno spirito vivificante]159 qui pénètre tout le monde : et [. . .] un lien avec lequel tout l’univers est uni et lié [uno legame che unisce tutto l’universo] » (Dialogues, p. 236 ; Dialoghi, II, 74a). L’enchaînement ontologique des êtres, de la matière jusqu’à Dieu, tel que Philon le représente à sa bien-aimée, est traversé par une tension érotique qui se manifeste verticalement tant du haut vers le bas que, en direction opposée, du bas vers le haut. L’amour affecte tous les êtres ; il crée parmi ceux-ci les liens qui soutiennent l’univers et régit la relation de Dieu avec le monde et avec lui-même. Philon expose ainsi une vision de l’action cosmique et ontologique de l’amour, qui descend du parfait au moins parfait, de Dieu jusqu’au chaos, et remonte aussi le même chemin en sens inverse. C’est la doctrine du circulo degli amori, acmé de la réflexion métaphysique des Dialogues : Sophie. Je vois l’entier accomplissement du cercle admirable des choses en leur disposition de degrés, duquel (bien que autrefois à autre propos tu me l’aies discouru) la réitération (tant s’en faut qu’elle m’ennuie) m’apporte toujours nouveau plaisir : reste maintenant que tu me montres le semblable aux divers degrés d’amour, pour retourner au chemin d’où nous étions sortis. Philon. Tout ainsi que au premier cercle [semicirculo], le commencement est dès le premier producteur : descendant toujours du plus haut à l’inférieur degré jusqu’à la matière première et infime chaos: duquel, retournant à la seconde moitié, le demi-cercle remonte du moindre au plus grand, jusques à retourner en son premier commencement d’où il avait pris origine. Aussi l’amour tire sa source dès le premier souverain, père de l’univers, descendant paternellement d’icelui toujours du plus grand au moindre : et du parfait en l’imparfait, ou (à parler plus proprement) du plus au moins beau pour lui faire part de sa perfection et beauté tant qu’il est possible : faisant une tournoyante procession par les degrés des choses : autant au monde angélique que au céleste, où chacun en manière de paternelle charité cause la production de l’inférieur qui lui succède, lui communiquant de son essence et beauté paternelle : bien que ce soit en moindre degré selon qu’il est convenable : continuant ainsi successivement en tout le demi-cercle jusques au chaos et plus bas degrés de toutes choses : d’où l’amour commence à remonter, commençant et
159 A propos de ce passage, on renvoie souvent à Ficin (voir Théologie platonicienne de l’immortalité des âmes, éd. R. Marcel, Paris, Les Belles Lettres, 1964, t. I, p. 281 : « Quae propria consonantia vitalis harmonia est, a vivifico spiritu interius latente progenita »). L’expression exacte se retrouve plutôt dans la Vulgate, chez Paul : « Factus est primus homo Adam in animam viventem, novissimus Adam in spiritum vivificantem » (1Cor., 15, 45).
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poursuivant l’autre demi-cercle de l’inférieur au supérieur : et de l’imparfait aspirant d’atteindre à la perfection du parfait, selon sa possibilité, et du moins beau pour jouir de la beauté du plus (Dialogues, p. 483 ; Dialoghi, III, 144a–b)160.
L’eros déploie ainsi sa puissance conciliatrice dans une double direction : du parfait à l’imparfait « en tout le demi-cercle jusques au chaos et plus bas degrés de toutes choses (enti) » (Dialogues, p. 483 ; Dialoghi, III, 144b) et de l’imparfait au parfait dans « l’autre demi-cercle, de l’inférieur au supérieur » (ibidem). Dans la première moitié du cercle, le sujet aime « paternellement » pour rechercher la perfection de l’autre et du tout ; dans la deuxième, l’amant poursuit sa propre perfection. La circularité du processus est indispensable à la réunification de l’homme avec Dieu. Ainsi Philon, bien que ses propos gagnent en spiritualité tout au long des trois discussions, finit toujours par réintroduire, sur des plans progressivement plus élevés, l’exigence originaire, celle de réintégrer la matière, le corps et le plaisir (dilettatione) aux niveaux les plus profonds de la spéculation et au sein même de la divinité161. La tension en direction
160 Pontus semble avoir rencontré quelques difficultés avec ce passage, dont la traduction s’éloigne, parfois de manière significative, de l’original italien, qu’il convient donc de retranscrire intégralement : « Sophia. Veggo l’integrità del mirabil circulo de li Enti in la sua gradual ordinatione, e se bene un’altra volta me l’hai significato a altro proposito, tanto mi satisfà e diletta l’intelletto che sempre m’è nuova, hormai mi puoi mostrare il circolo de gl’amori in ordine graduale, il che è il nostro proposito. Philone. Così come l’essere nel primo semicirculo procede discendendo a modo di esito produttivo dal primo Ente, dal maggior al minore fino a l’infimo Chaos, o vero materia prima e da lui ne l’altro semicirculo l’essere ascende di minore a maggiore a modo di reduttione in quello che prima è uscito, così l’amore ha origine dal primo padre de l’universo e da lui successivamente viene paternamente discendendo sempre da maggiore a minore e da perfetto a imperfetto più propriamente da più bello a men bello per porgerli la sua perfettione e parteciparli la sua bellezza quanto è possibile, succedendo per li gradi de gli Enti così nel mondo angelico, come nel celeste, che ogn’uno con carità paterna causa la produzione del suo succedente inferiore, partecipandoli il suo essere o bellezza paterna, ben che in minor grado secondo conviene e così per ordine in tutto il primo semiciruolo fino al Chaos infimo grado de li Enti. Et di quello principia l’amore a ascendere nel secondo semicircolo da inferiore a superiore e da imperfetto a perfetto per arrivare a la sua perfettione e da men bello a più bello per fruire la sua bellezza » (Dialoghi, III, 144a–b). On a alternativement invoqué comme source de cette doctrine les conceptions émanationnistes élaborées par Marsile Ficin dans son De Amore, et l’influence de la cosmologie arabe médiévale, notamment du Livre des cercles imaginaires de Batalyawsi : voir M. Idel, « Sources de l’image du cercle dans les Dialogues d’amour de Juda Abravanel » [en hébreu], ‘Iyyun, 28 (1978–1979), p. 156–166 et S. Gershenzon, « The Circle Metaphore in Leone Ebreo’s Dialoghi d’amore », Da’at, 29 (1992), p. v–xvii. 161 D’après Philon, la dilettatione est une composante essentielle de l’amour entre l’homme et la femme (Dialoghi, I, 31b), de l’activité de la matière, qui produit la beauté mondaine à cause du plaisir que cet acte lui procure (Dialoghi, II, 11a–11b),
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de l’amour intellectuel exigé par Sophie se traduit, chez Philon, par un mouvement spiraliforme, qui entraîne avec lui toute la création. Cette vision ressortit idéalement de modèles rabbiniques ou cabalistiques, qui ont tendance à rejeter une anthropologie rigidement dualiste au profit d’une conception plus organique de l’individu et même de la création162. Les maîtres du Talmud postulent l’existence de deux instincts fondamentaux dans l’homme : l’instinct mauvais ( yetser ha-ra), souvent associé au désir sexuel et présent dès la naissance, et l’instinct bon ( yetser ha-tov), qui se développe au cours du temps et par l’étude de la Torah, et qui est appelé à contrebalancer l’action du premier. Bien que le yetser ha-ra doive se soumettre aux impératifs du yetser hatov, son existence est finalement nécessaire et même indispensable à la reproduction et à la perpétuation de l’espèce163. En règle générale, le judaïsme rabbinique a donc tendance à considérer les deux instincts comme étant essentiels à la nature humaine ; il ne s’agit pas d’éliminer l’un au profit de l’autre, mais d’affaiblir et d’éduquer les composantes instinctuelles afin de les mettre au service du culte divin. Ce n’est qu’au Moyen Age que ce modèle de type dynamique est intégré et parfois remplacé par une conception dualiste qui identifie l’homme à son âme, et manifeste une attitude souvent méprisante à l’égard du
et même de l’attitude de Dieu envers le monde : « Philon. [. . .] Parquoi David disait ‘le Seigneur se délecte en ses effets’ [Ps. 104, 31], entendant qu’en l’union de la créature avec son créateur non seulement consiste la délectation et salut d’icelle créature, comme même David chantait [dice] ‘nous nous délecterons au souverain principe de notre salvation’ [Ps. 20, 6]; mais encore en celle union est la divinité, par relation de la félicité de son ouvrage délectée ; et ne te faut trouver étrange que la délectation s’attribue à Dieu : car il est la souveraine délectation de l’univers : et faut qu’en lui, de lui et à lui soit indicible délectation à cause de l’éternel amour qui lui-même porte à sa propre beauté » (Dialogues, p. 487 ; Dialoghi, III, 147b). La source de cette idée est sans doute un passage de la Lumière du Seigneur (’Or Adonai) de asdai Crescas : cf. W. Z. Harvey, Physics and Metaphysics in Hasdai Crescas, cit., p. 114–115. D’après Seymour Feldman, la réhabilitation de la matière qui caractérise Juda par rapport à ses sources platoniciennes et néoplatoniciennes serait due à sa culture juive ( jewishness) : S. Feldman, « Platonic cosmologies in the Dialoghi d’amore », cit., p. 580. 162 Sur l’anthropologie rabbinique voir E. E. Urbach, Les sages d’Israël. Conceptions et croyances des maîtres du Talmud, Paris-Lagrasse, Cerf-Verdier, 1996, p. 226–265 ; pour les conceptions rabbiniques concernant la sexualité et la femme voir également, D. Boyarin, « Des Eve multiples. Origines mythiques de la femme et discours du sexe conjugal », dans Transmission et passage en monde juif, éd. E. Benbassa, Paris, Publisud, 1997, p. 33–63. 163 Cf. E. E. Urbach, Les sages d’Israël, cit., p. 489–501. Cette perspective est présente aussi dans certains développements cabalistiques : voir par exemple les réflexions sur le « secret du mal » contenues dans MOSHE DE LÉON, Sefer ha-mishqal, éd. J. WIJNHOVEN, Ph.D. Dissertation, Brandeis University, Ann Arbor, 1927, p. 155–160.
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corps humain et de ses désirs164. Maïmonide sera l’un des partisans les plus zélés de cette conception qu’il expose, entre autres, dans le Guide et dans ses réflexions sur la Teshuvah, et dont les propos radicaux de Sophie se font l’écho. Bien qu’influente, cette position ne manqua pas de rencontrer de nombreux contradicteurs au sein du judaïsme, et cela même parmi les philosophes qui adhéraient au courant rationaliste maïmonidien. Ainsi, dans son Malmad ha-Talmidim, Jacob Anatoli affirme la nécessité d’entretenir une relation saine avec le corps, en condamnant les excès ascétiques qu’il attribuait à la religiosité chrétienne165. Mais la réhabilitation de la corporéité et de la sexualité se rencontre surtout chez certains cabalistes, qui considéraient la position de Maïmonide comme dérivée d’Aristote et par conséquent comme hérétique166. La Lettre sur la sainteté est représentative de cette tendance : glorifiant les pouvoirs théurgiques qui gisent dans la sexualité humaine, l’auteur s’en prend précisément à Maïmonide, qui aurait suivi le « grec impur », c’est-à-dire Aristote, dans son mépris pour le sens du toucher et pour la corporéité, et aurait ainsi introduit au sein du judaïsme des
164 Voir à ce propos D. Boyarin, Carnal Israel. Reading Sex in Talmudic Culture, cit., p. 31–46. 165 « Et le sage a dit : ‘L’homme bon assure son propre bonheur, mais un homme cruel se prépare des tourments (Prov. 11, 17) [. . .]. Dieu ne hait pas le corps, mais il l’aime pour l’amour de l’âme et pour la survivance de l’espèce, non comme les saints des nations qui imaginent rejoindre la perfection en allant à l’extrême en tout genre de mortifications, et ils sont cruels et sots » ( Ja‘aqov Anatoli, Il pungolo dei discepoli— Malmad ha-talmidim : il sapere di un ebreo e Federico II, 2 vol., éd. L. Pepi, Palerme, Officina di Studi medievali, 2004, t. II, p. 227). 166 Cf. C. Mopsik, « Union conjugale et procréation dans la cabale », dans Lettre sur la sainteté (Igueret ha-qodesh) ou la relation de l’homme avec sa femme, texte présenté, traduit de l’hébreu et édité par C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1986, p. 1–39 et Id., « Maïmonide et la cabale : deux types de rencontres du judaïsme avec la philosophie », dans Id., Chemins de la cabale, Paris-Tel Aviv, L’éclat, 2005, p. 48–54. Sur l’anthropologie cabalistique et la conception de la sexualité qu’elle recèle voir aussi M. Idel, « Métaphores et pratiques sexuelles dans la cabbale », dans Lettre sur la sainteté, cit., p. 328–358 et E. R. Wolfson, « The Body in the Text: a Kabbalistic Theory of Embodiment », The Jewish Quarterly Review 95 (2005), p. 479–500. Il faut toutefois garder à l’esprit que, pour la cabale aussi, le corps devait se plier aux impératifs de l’âme : « Il faut un corps faible et une âme forte, qui l’emporte pour sa vigueur, c’est alors que l’on devient l’aimé du Saint béni soit-il » (Zohar, 3 vol., éd. R. Margaliot, Mossad ha-Rav Kook, Jérusalem, 1960, t. I, 180b ; ici comme partout ailleurs nous citons dans la traduction de Charles Mopsik) ; les souffrances infligées aux corps sont parfois interprétées comme les signes de l’amour divin, qui purifie l’individu des scories matérielles en le brisant : cf. les sources mentionnées dans Le Zohar. Genèse. Tome III. Vayéchev, Miqets, traduction de l’araméen et de l’hébreu, annotation et introduction par C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1991, p. 59–60.
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conceptions étrangères167. Dans cette perspective, rejeter les dimensions matérielles de l’existence reviendrait à renier l’acte créateur de Dieu d’où elles prennent leur origine. Comme pour Philon, le corps de l’homme et de la femme devient ainsi dans ce texte le lieu où la divinité se manifeste et déploie son énergie créatrice. C’est cette tendance à découvrir dans la matière la trace de l’amour de Dieu pour la création, et non le signe de son absence ou de son éloignement, que l’on retrouvera aussi chez les assidim du XVIIIe siècle, qui regarderont le monde physique comme les « vêtements » dont Dieu se recouvre, en poussant leur réflexion jusqu’à élaborer des conceptions immanentistes voire panthéistes168. L’accent mis par Philon sur les composantes sexuelles et sensuelles de l’amour ainsi que son insistance sur la nécessité de composer avec la matière et les corps, en font donc le représentant d’une vision que certains Juifs médiévaux avaient tendance à considérer comme « authentiquement juive », par opposition avec la doctrine « étrangère » de la philosophie. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que même en matière d’amour, Sophie demeure fidèle à sa matrice « grecque », et adopte par conséquent une position antithétique par rapport à celle de Philon. Par ses propos et son attitude, elle conteste à la fois la continuité entre amour et désir et l’intégration des dimensions corporelles et matérielles aux dimensions intellectuelles que son amant essaye de lui imposer. Par son refus final, elle empêche de fait la recomposition des contraires théorisée par Philon, et produit une fracture dans ce « cercle des amours » qui relie entre elles toutes les créatures. La vision de Sophie à propos de
167 « Il va de soi que si la chose ne comportait pas une grande sainteté, la relation [conjugale] n’aurait pas été appelée ‘connaissance’. Il n’en va pas comme le croit et le pense le Rav Rabbi Moïse (de mémoire bénie) dans Le Guide des égarés, lorsqu’il fait l’éloge d’Aristote pour avoir dit que ‘le sens du toucher est une honte pour nous’. Loin de nous, loin de nous. Il n’en est pas comme le dit le Grec impur, parce qu’il y a dans cette affirmation une imperceptible trace d’hérésie, car s’il avait cru que le monde a été créé intentionnellement, ce maudit Grec n’aurait pas dit cela » (Lettre sur la sainteté. La relation de l’homme avec sa femme—Igueret ha-qodesh. ibour ha-adam ‘im ichto, présenté, traduit et édité par C. Mopsik, nouvelle édition bilingue et corrigée, Verdier, Lagrasse, 1993, p. 31–32). Sur la difficile conciliation entre modèle anthropologique maïmonidien et modèle anthropologique cabalistique voir M. Perani, « Ebraismo e sessualità tra filosofia e Qabbalah. La Iggeret ha-Qodesh (Lettera sulla santità, sec. XIII) », Annali di storia dell’esegesi, 17 (2000), p. 463–485. 168 Jean Baumgarten parle de la mystique pratiquée par le fondateur du mouvement comme d’une « ascension spirituelle [qui] prend racine dans le corps » ( J. Baumgarten, La naissance du hassidisme. Mystique, rituel et société (XVIII e–XIX e siècle), Paris, Albin Michel, 2006, p. 272–284 : 283).
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l’eros s’inspire en fait de deux motifs essentiels : une conception anthropologique dualiste, qui maintient une séparation nette entre l’intellect et le corps (ou la matière) ; et l’idée que le désir est expression d’un manque absolu, tandis que l’amour est celle d’une possession complète. L’intellectualisme excessif en matière d’amour peut ainsi être mis au nombre des qualités qui font de Sophie la représentante d’un savoir « étranger », dont l’intégration avec la culture juive se révèle problématique. De la sorte, ce n’est sans doute pas un hasard si elle fait appel à l’auctoritas de Pétrarque, dans la mesure où la position de celui-ci se caractérise par l’impossibilité de résoudre le conflit entre l’amour pour Laura en tant que femme réelle et l’amour spirituel qu’elle aurait dû lui inspirer, selon les canons de la poétique stilnoviste et dantesque. Les postures des deux interlocuteurs des Dialogues reposent ainsi sur deux conceptions alternatives de l’homme, toutes les deux présentes dans la culture juive médiévale, sans l’être au même titre : Philon est le porte-parole d’idées considérées comme autochtones et originaires, alors que Sophie incarne les orientations d’une tradition « autre », aussi séduisante que problématique pour le Juif qui l’aime. 8. Amour amer : le goût de la femme étrangère Reste à aborder la question de l’amour par l’angle de la relation entre les deux personnages. De ce point de vue, on est face à une situation peu conventionnelle, puisqu’à la lumière de notre interprétation Philon aimerait une non-Juive ; et l’intérêt excessif envers une telle figure féminine peut s’avérer problématique pour un Juif. D’ailleurs, le profil de la femme-philosophe des Dialogues n’est pas tout à fait dépourvu d’ambiguïtés. Il est aisé de repérer dans le texte des passages où Sophie est décrite à la fois comme poison et médicament, sa beauté pouvant se convertir en une source de souffrance et de mélancolie pour l’amant, qu’un désir inépuisable ne cesse d’harceler169. Ce sont 169 « Philon. Dea, ne te contentes-tu d’élire pour toi de nos devis un fruit doux et salutaire, sans en choisir un amer et venimeux, pour la satisfaction qui m’est due ? En ceci, certes, tu ne peux être louée de gratitude ni ornée de pitié : puisque du trait lequel en ta faveur mon arc a décoché, tu me veux transpercer le cœur cruellement » (Dialogues, p. 109) ; « Sophie. Tu me dépeints fort rude, Philon. Philon. Mais bien ambitieuse, qui dérobes moi, toi et toute autre chose. Sophie. Du moins je te suis utile et salutaire : car je te ôte maintes cogitations fâcheuses et mélancoliques. Philon. Mais venimeuse. Sophie. Comment venimeuse ? Philon. Oui venimeuse : et de tel venin
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des thèmes bien connus de la lyrique amoureuse médiévale que l’on retrouve ici, d’autant plus que le venin qui empoisonne Philon provient de l’image de l’aimée qui a pris possession de son « entendement (mente) »170. Cependant, il ne faut pas oublier que, dans la littérature juive, la philosophie présente les mêmes qualités. Car pour nombre d’auteurs, la science des Grecs est précisément une femme—mieux encore, une « femme étrangère »—et, souvent, des plus redoutables. Ainsi, lorsque Joshuah ha-Lorki mentionne le savoir philosophique parmi les causes qui auraient pu convaincre son ancien maître Salomon ha-Levi à abandonner le judaïsme, il l’associe à « la beauté radieuse du visage des femmes gentilles », dont le charme trompeur s’oppose à la droiture de la Shekhinah, bien plus digne objet d’amour pour un Juif 171. De même, en comparant Agar à la philosophie, Isaac Arama insiste à la fois sur sa condition d’étrangère et sur la nécessité, pour le Juif, d’en maîtriser le tempérament indocile, afin qu’elle ne remplace la légitime maîtresse de la maison, Sarah172. La philosophie est donc présentée qu’il s’y trouve moins de remède que à aucune corporelle prison » (Dialogues, p. 277). Pour la venimosité de Sophie voir aussi infra, p. 111–116. 170 C’est le motif de l’écart entre image réelle et image intérieure de l’aimée, objet de l’immoderata cogitatio de l’amant, et source de ses tourments—c’est le cas dans les Dialogues—ou de sa consolation : cf. F. Pich, I Poeti davanti al ritratto. Da Petrarca a Marino, Lucca, Maria Pacini Fazzi, 2010, p. 31–43. Signalons au passage que le thème revient dans la Complainte de Juda à propos de son amour pour le fils aîné, éloigné de sa famille et de sa religion : Complainte, p. 14–15, vv. 111–130. Dans le poème, toutefois, l’image (temunah) rêvée de l’enfant ou sa forme (tsurah) gravée dans la pensée consolent le père de son absence. Comme Sophie, l’enfant est aussi « ennemi et consolateur » : cf. ibidem. On peut même pousser plus loin ce parallélisme, qui mériterait d’être plus longuement analysé : comme pour Sophie, l’ambivalence du fils en tant qu’objet d’amour repose également sur son immersion dans le monde chrétien ; l’âme de l’enfant réside en effet parmi les peuples au cœur impur, comme la rose du Cantique entourée par les épines (Cant. 2, 2) : ibid., p. 18, vv. 231–234. 171 Cf. B. R. Gampel, « Lettre à un maître indocile. Les mutations de la culture séfarade en Ibérie Chrétienne », dans Les cultures des juifs. Une nouvelle histoire, éd. D. Biale, Paris-Tel Aviv, L’éclat, 2005, p. 369–417. 172 Arama interprète le nom d’Agar en lien avec gerah qui signifie « étrangère » : cf. Isaac Arama, azut qashah, p. 23b. La représentation de la philosophie comme esclave et séductrice revient aussi chez Moshe Luzzato, qui explique comme suit les raisons qui l’ont poussé à écrire son ouvrage Le philosophe et le cabaliste : « C’est pourquoi j’ai choisi de composer cet écrit de manière ordonnée et agréable afin d’y dévoiler la beauté de cette grande Science [i.e. la cabale] aux yeux des enfants d’Israël. En outre, la philosophie et la recherche font toujours du tort à cette grande science, telle une servante insolente qui prétend dominer sa maîtresse. C’est une lèpre qui s’est réellement étendue en Israël à cause de nos nombreuses fautes ; elle a été pour eux [ les enfants d’Israël] un obstacle puissant qui a fait trébucher les hommes sages et aimants de la connaissance. En effet, quand elle se farde les yeux, quand elle se déguise avec de beaux vêtements qui la font paraître désirable, [quand elle se pare] de choses qui
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sous les traits de l’étrangère séductrice ; dans la production de certains cabalistes, sa nature devient même ouvertement démoniaque173. Bien qu’il soit postérieur à la rédaction des Dialogues, le portrait de la philosophie dressé par Abraham Yagel (1553–1623) dans sa Vallée des Pleurs s’avère en ce sens particulièrement intéressant. Le traitement de ce topos de la part de Yagel montre bien l’écart qui se crée par rapport à la source dont il s’inspire, à savoir la Consolatio de Boèce. Yagel attribue en effet à Philosophia une personnalité bien différente de celle que lui reconnaissait son prédécesseur, la décrivant comme une femme aussi belle que dangereuse, qui séduit ses admirateurs par un regard envoûtant capable de rendre « bilieux » celui qui s’adonne trop longuement à sa contemplation : L’image de la première femme [i.e. la philosophie] était celle d’une noble dame très distinguée dont le visage était affecté et dont les yeux luisaient et brillaient au-delà de toute appréciation humaine. Mais leur orgueil était trouble et vanité (Ps. 90, 10). Celui qui les a regardés et contemplés et qui a réfléchi sur eux a été pris dans le filet de l’amour pour elle, parce qu’ils étaient excessivement beaux. En effet, des étincelles toxiques avaient émergé [des yeux] et avaient été diffusés [autour], de manière à influencer le cœur de tous ceux qui les regardaient, en jetant sur eux la bile174.
D’ailleurs, si la philosophie fait naître la bile chez ses amants, c’est qu’elle est « amère ». C’est, là aussi, une caractéristique qu’on retrouve chez Sophie : Philon. Peu de force ont tes [le] paroles qui ne peuvent faire seulement ce que les rais des yeux avec un seul regard sont coutumiers de faire, à savoir engendrer le mutuel amour et l’affection réciproque. Aussi, je te vois à me résister transformée en laurier, ainsi immobile de place et immuable de propos, et ainsi difficile à être tirée à mon désir : combien que à toute heure je m’en approche de plus en plus du tien ; et ainsi es-tu toujours verte et odoriférante comme le laurier, au fruit du quel autre saveur qu’amère et âpre ne se trouve, mêlée avec un suc pongitif à qui
sont toutes solides en apparence et acceptable pour la raison, de preuves irréfutables et de raisons subtiles, ‘la grâce est mensonge et la beauté est vaine’ (Prov. 31, 30), elle fait croire que la vraie Science n’est rien » (Moïse Luzzatto, Le philosophe et le cabaliste. Exposition d’un débat, traduit de l’hébreu, introduit et annoté par J. Hansel, Lagrasse, Verdier, 1991, p. 79). 173 Voir infra, p. 177. 174 Abraham Yagel, A Valley of Vision, cit., p. 223 [ Nous traduisons de l’anglais]. A cette image ambivalente de la philosophie fait d’ailleurs pendant la représentation tout à fait positive de la cabale, la seule femme du texte qui saura guider le protagoniste vers la compréhension de la vérité : cf. ibid., p. 225.
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chapitre iii le goute, tellement qu’en mon égard tu es toute transformée en laurier. (Dialogues, p. 238 ; Dialoghi, II, 75a)175.
Si ce passage évoque un vers du Canzoniere de Pétrarque (« sol per venir al lauro onde si coglie/acerbo frutto, che le piaghe altrui/gustando afflige piú che non conforta »176) ainsi que l’usage que le poète italien avait fait du mythe de Diane et d’Apollon177, chez les auteurs juifs le goût amer et la venimosité sont également des attributs classiques de la « science grecque » ; c’est le cas, on l’a vu, chez Abraham Yagel, mais aussi chez d’autres auteurs. L’étrangère est déjà amère dans Proverbes 5, 3–4 : « Car les lèvres de l’étrangère distillent le miel et plus onctueux que l’huile est son palais ; mais à la fin elle est amère comme l’absinthe, aiguisée comme une épée à deux tranchants » ; et Rashi identifie d’ailleurs cette figure de femme à l’hérésie178. Amer est aussi le savoir hérétique pour Moshe da Rieti179, et Profiat Duran (alias Efodi, actif vers 1390–1400),
175 Ce passage illustre une conception presque symétrique à celle évoquée par la métaphore classique comparant la sagesse à un fruit dont les écorces extérieures enveloppent le véritable noyau, très répandue dans la littérature juive médiévale et notamment dans les textes cabalistiques : cf. A. Altmann, « The motiv of Shells in Azriel of Gerona », Journal of Jewish Studies, 11 (1960), p. 101–113. Chez Sophie, le rapport intériorité/exteriorité est inversé : si son aspect renvoie à la beauté, l’intérieur n’est qu’amertume et aigreur. L’image évoque le fruit non comestible produit par l’arbre des nations donnant de l’ombre aux idoles dont parle le Zohar : cf. Zohar adash, éd. R. Margaliot, Mossad ha-Rav Kook, Jérusalem, 1978, 78b. De manière similaire, pour Juda Hallévi, la science grecque produit seulement des fleurs mais pas des fruits ( Juda Hallévi, Divan, éd. S. D. Luzzatto, Lick, 1864, p. 41). L’association entre l’arbre dont les fruits sont « sans profit » et la postérité des bâtards, issue des unions avec des non-Juifs, se trouve déjà dans Sagesse, 3, 13–4, 6. C’est pourtant grâce à cette sagesse amère que Philon peut faire jouer sa cithare, qui autrement resterait muette : « Philon. Et si tu veux voir le signe de cette tienne conversion, regarde mon luch [cetara] sourd, qui jamais ne sonnerait s’il n’était orné de tes belles branches » (Dialogues, p. 238 ; Dialoghi, II, 75a) ; sur cet aspect voir infra, p. 296. 176 Francesco Petrarca, « Sì travïato », dans Id., Canzoniere, éd. U. Dotti, Rome, Donzelli, 2004, p. 14. 177 Sur la présence de ce thème chez Pétrarque, voir Y. F.-A. Giraud, La fable de Daphné. Essai sur un type de métamorphose végétale dans la littérature et dans les arts jusqu’à la fin du XVII e siècle, Genève, Droz, 1969, p. 141–149. Juda a inséré cette fable et son explication dans la deuxième partie de son œuvre : cf. Dialogues, p. 210–211. Pour une interprétation de ce mythe dans les Dialogues, cf. G. Alfano, « La veste di Pan e la lingua di Mercurio », Bruniana&Campanelliana, 5 (1999), p. 25–45. 178 Rashi, Perush ‘al Mishley, dans Miqra’ot Gedolot. Sefer Mishley, Jérusalem, 1931, p. 27. 179 « Il a imparti un élixir de vie, un médicament/dans lequel est contenue la pure parole de Dieu/ pour adoucir l’eau amère, les opinions hérétiques » (cf. A. Guetta, « Ya‘ar ha-Levanon, ou la quête de la connaissance perdue. Un texte en prose rimée de Moshe de Rieti », Revue des études juives, 164 (2005), p. 55–117 : 109). La racine vénéneuse
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dans son Ma‘aseh Efod, recommande de faire précéder l’étude du Guide par celui du Kuzari, de manière à se munir d’un antidote contre le venin distillé par la racine de la « sagesse qui pousse dans les jardins étrangers »180. L’association entre l’aigreur et la non-judaïté est aussi présente dans la production cabalistique. Le visage obscur de la Shekhinah, contaminé par les forces de « l’autre côté », devient en effet amer181 ; d’autre part, ces forces démoniaques qui s’attachent à l’arbre sefirotique sont souvent identifiées aux nations idolâtres et à leur savoir. L’association est déjà présente dans le Zohar, où c’est à « l’autre côté », c’est-à-dire au domaine du mal et de l’idolâtrie, que sont rattachés ceux qui suivent les voies hérétiques d’Aristote182. On retrouve une image analogue chez Meir ibn Gabbay, pour qui l’impureté qui affecte la deuxième sefirah, dénommée Sagesse ( okhmah), s’identifie à la science grecque qui s’est diffusée dans le monde183.
revient aussi comme symbole des croyances étrangères de la philosophie chez Abraham Yagel : « Pour cette raison, donc, tu dois établir dans ton cœur la croyance dans la transmigration des âmes, qui est une tradition vraie en tant qu’elle a été révélée et connue à quiconque se nomme par le nom d’Israël. Seule la racine qui produit le poison et l’absinthe [Deut. 29, 18 ; le verset fait allusion aux idolâtres qui suivent les dieux des autres nations] pourrait dévier de cette croyance. Quelqu’un qui boit les paroles des philosophes comme de l’eau et désire harmoniser les paroles de la Torah avec les spéculations philosophiques, de manière à comprendre les miracles comme des phénomènes naturels, et qui confond pareillement les croyances, ne comprendra jamais que notre sainte Torah, ses paroles, ses investigations et miracles et tous les événements qu’elle décrit sont supérieurs à la nature et à la réalité physique » (Abraham Yagel, A Valley of Vision, cit., p. 125. Nous traduisons de l’anglais). 180 Profiat Duran, Ma‘aseh Efod, éd. J. Friedländer et J. Kohn, Vienne, 1865, p. 25. 181 Le Zohar evoque par exemple le goût amer de la Shekhinah dominée par les forces de « l’autre côté »: cf. The wisdom of the Zohar : An Anthology of Texts, 3 vol., éd. Y. Fishel Lachower, I. Tishby et D. Goldstein, Oxford, 2002, t. I, p. 378. 182 Voir Zohar, I, 190b ou il est question de l’impureté qui s’empare de celui qui « s’est détourné de la Torah » et le commentaire qu’en donne Charles Mopsik dans le Zohar, Genèse, Tome III, cit., p. 227, note 15. 183 Pour Gabbay, la dixième des dix couronnes pas saintes qui portent le nom de sagesse dont parle Zohar III, 70a n’est rien d’autre que « la science grecque qui s’est répandue dans tout l’univers. On voit en tout cas que toutes les sciences procèdent de la saleté des ongles de la sagesse d’en bas, entendons par là la limite extérieure de l’entité Malkut qui entre en contact avec l’empire du mal » (R. GOETSCHEL, Meir Ibn Gabbay, cit., p. 88–89).
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chapitre iii 9. Elever la sagesse : l’amour du maître
Ainsi donc, comment envisager le rapport d’un Juif avec cette science étrangère, à la fois utile et dangereuse, à laquelle s’apparente Sophie? La composante pédagogique de la relation qu’entretiennent les deux personnages des Dialogues permet d’envisager une réponse possible à cette question. La confrontation du Juif avec la femme étrangère prend la forme d’une transmission du savoir, analogue, on l’a vu, à l’initiation de Platon aux mystères théologiques par les prophètes en Egypte. Or, l’élan éducatif qui anime Philon est l’un des traits principaux d’un genre d’amour particulier, théorisé dans les Dialogues : l’amour du père pour le fils et du maître pour son élève, et, plus généralement, l’amour du supérieur pour l’inférieur. Comme Warren Zeev Harvey l’a fait justement remarquer, cet amour n’est pas tant l’expression d’un manque ou d’un défaut que le signe d’une surabondance, d’une capacité à donner dont l’aimée des Dialogues est, en revanche, dépourvue184. Cette conception de l’eros est sans doute influencée par la penséé de asdai Crescas et par sa critique de la conception de la relation entre l’homme et Dieu élaborée par Maïmonide et ses partisans. Pour Crescas, en effet, l’amour passionné ( esheq) caractérise à la fois le sentiment du fidèle et l’attitude de Dieu envers ses créatures185. L’expression d’un tel sentiment est ainsi considérée non pas comme une manifestation de faiblesse ou d’infériorité chez celui qui l’éprouve, mais au contraire comme une forme de force et d’énergie créatrice : l’intensité de l’amour, pour Crescas, est proportionnelle non pas à la perfection de l’objet aimé, mais à celle du sujet aimant186. D’après Harvey, cette doctrine aurait inspiré à Juda l’idée que l’amour et le plaisir n’expriment pas, chez Dieu, une condition passive, mais au contraire un surplus d’activité (Dialogues, p. 486 ; p. Dialoghi, III, 147b),
Pour l’influence de Crescas sur la doctrine de l’amour de Juda cf. W. Z. Harvey, Physics and Metaphysics in asdai Crescas, cit., p. 113–117. 185 Ibid., p. 101–102 ; la plupart des philosophes juifs médiévaux, à la suite de Maïmonide, utilisaient le mot esed pour indiquer l’amour de Dieu pour le monde, tandis que Crescas préfère employer le terme esheq qui possède une connotation plus érotique. Sur les différentes termes utilisés dans la philosophie juive médiévale pour indiquer l’amour, voir aussi S. Harvey, « The Meaning of Terms Designating Love in Judaeo-Arabic Thought and some Remarks on the Judaeo-Arabic Interpretation of Maimonides », dans Judeo-Arabic Studies. Proceeding of the Founding Conference of the Society for Judaeo-Arabic Studies, éd. N. Golb, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1997, p. 175–196. 186 Cf. W. Z. Harvey, Physics and Metaphysics in asdai Crescas, cit., p. 105–113. 184
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une action créatrice et transformatrice187. Ainsi, comme l’explique Philon, l’amour de l’homme pour la femme ou du père pour le fils, tout comme l’amour du maître pour son disciple, est animé par la volonté de rendre parfait son propre objet, plus que par le désir de l’amant d’acquérir quelque chose dont il manquerait ; et cette forme d’amour est, de fait, supérieure à toutes les autres : Philon. Saches donc que ainsi que les inférieurs aiment les supérieurs et désirent d’être à eux unis, pource que à eux défaut la plus grande perfection: ainsi les supérieurs aiment les inférieurs et désirent pour les parfaire de les unir avec soi, lequel désir présuppose bien défaut en l’inférieur qui a besoin, et non pas au supérieur qui désire suppléer par sa supériorité ce qui défaut de perfection à l’inférieur : et en cette manière les spirituels aiment les corporels, pour avec leur perfection suppléer au défaut des imparfaits, et par union de soi les faire excellents. Sophie. Lequel te semble plus vrai et entier amour, ou celui de l’inférieur au supérieur, ou celui du supérieur à l’inférieur ? Philon. Celui du supérieur à l’inférieur, et du spirituel au corporel. Sophie. La raison ? Philon. Pource que l’un est pour recevoir, et l’autre pour donner. Le supérieur spirituel aime l’inférieur comme le père aime le fils, et l’inférieur aime le supérieur comme le fils aime le père : et tu sais assez combien est l’amour du père plus parfait que l’amour du fils. En outre l’amour du monde spirituel envers le monde corporel est semblable à celui du mâle à la femelle, et celui du corporel au spirituel est semblable à celui de la femelle au mâle, comme par ci-devant je t’ai amplement dit. Or aie patience, Sophie : car trop plus parfaitement aime le mâle qui donne, que la femelle qui reçoit (Dialogues, p. 223 ; Dialoghi, II, 65b–68a).
Quand bien même on aurait affaire à un manque relatif, ce type d’amour n’est pas sans exprimer une perfectibilité de l’amant. En effet, sa condition est telle que, tout en étant sans défaut, sa perfection augmente par la restauration de l’inférieur ; et par cette amélioration, c’est l’univers dans son ensemble qui devient plus parfait : Philon. L’amour des unes aux autres créatures présuppose défaut [mancamento] : et non seulement le présuppose l’amour des inférieurs aux supérieurs, mais encore celui des supérieurs aux inférieurs : pource que nulle créature est souverainement [sommamente] parfaite ; parquoi chacune, aimant non seulement son supérieur, mais encore son inférieur, accroît sa perfection et s’approche de la souveraine perfection de Dieu : car non seulement la supérieur augmente sa perfection en améliorant [in
187 Le déséquilibre amoureux qui caractérise la relation de Philon et de Sophie reproduirait ainsi celui qui définit le rapport de Dieu à sa création : ibid., p. 113.
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chapitre iii bonificar] son inférieur, mais encore accroît la perfection de l’univers, qui est (comme je t’ai dit) la principale et plus grande fin. Et par cet accroissement de perfection et en soi et en l’univers, l’inférieur aimé se fait divin dans l’amant supérieur : car étant aimé, il est participant de la divinité du créateur souverain [sommo creatore] [. . .] : car encore ainsi le même aimant augmente en beauté et divinité : et davantage donne accroissement à l’univers : et pour autant il se fait plus vrai amant et plus prochain de la souveraine beauté (Dialogues, p. 313 ; Dialoghi, III, 42b).
Loin d’être démentie par elle, cette dynamique amoureuse trouve un équivalent dans la relation entre Philon et Sophie telle que l’on vient de l’esquisser. En tant qu’élève et philosophe, Sophie est en fait sujette à une amélioration progressive, ses doutes et incertitudes étant au fur et à mesure dissipés par l’action pédagogique de son amoureux188. L’amour de Philon n’est pas l’expression d’un manque, car il possède toutes les compétences nécessaires pour revêtir le rôle de maître. Cependant, comme l’émendation du disciple rejaillit sur la condition du précepteur en augmentant sa perfection relative, ce dernier profite aussi des progrès de l’aimée. Selon le modèle élaboré par Juda, l’amélioration de l’aimée par l’amant reflète en effet la capacité perfective de celui-ci. Nous retrouverons ce même modèle dans la Complainte sur le Temps, à propos de la relation qui relie le père à son propre fils : un père dont les enfants suivent le chemin de la Torah a atteint un niveau spirituel suffisant pour le transmettre à sa descendance, alors que les enfants d’un père imparfait ne pourront profiter de la même opportunité et dénonceront par leur imperfection les carences de leur père189. Si l’on s’en tient à cette interdépendance, le perfectionnement intellectuel de Sophie est donc directement proportionnel à la capacité éducative dont Philon fait preuve. En ce sens, les Dialogues dessinent un itinéraire également pour l’amant. Ce processus de perfectionnement affectant le profil intellectuel de l’aimée aussi bien que l’amour qui l’anime peuvent s’interpréter à la lumière de la généalogie de la sagesse élaborée par Juda. Selon
188 D’après Isaac Arama, les qualités dont un maître véritable doit faire preuve sont : 1) la sagesse et la rectitude et 2) l’amour sincère (ne’emanut ’ahavah) pour son disciple ; si l’une des ces conditions vient à manquer, l’enseignement et la transmission n’auront pas lieu. L’exemple évoqué pour illustrer cette attitude est celui de l’amour du père pour son fils, et de Dieu, qui est père et maître par excellence, pour la création entière et pour le peuple juif en particulier (Isaac Arama, ‘Aqedat Yits ak, p. 194a). 189 Pour l’idée selon laquelle « le fils parfait accroît la perfection du père [il perfetto figlio fa perfetto padre] » (Dialogues, p. 462 ; Dialoghi, III, 129a) cf. infra, p. 306–307.
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un schéma également partagé par d’autres auteurs juifs et chrétiens, toutes les sciences puisent selon lui leur origine et principe dans les connaissances jadis révélées par Dieu aux prophètes juifs et contenues dans la Torah190. En tant qu’image de la philosophie, Sophie n’est donc qu’un reflet et une dégradation de cette okhmah originaire, cet ancien patrimoine d’Israël dispersé et partagé parmi les peuples. On peut par conséquent concevoir l’amour de Philon comme une tentative de se réapproprier la totalité de cette sagesse dont l’exil l’a privé, mais qui lui appartient de plein droit sur un plan idéal en tant que destinataire de la révélation divine. En d’autres termes, libérer Sophie de ses doutes et de ses limitations s’avère un acte de réparation : c’est la purifier des incrustations païennes, la ré-judaïser, en l’élevant degré après degré vers des dimensions toujours plus élevées de l’être et de la connaissance, grâce à la force d’un amour qui possède des vertus réparatrices. Au fur et à mesure que le perfectionnement de Sophie s’accomplit, elle intègre à nouveau son ancienne origine, et alors la perfection relative de son maître Philon augmente aussi. En effet, ce processus réclame aussi de la part de l’amant la force de purifier et de récupérer cette partie de la okhmah originaire qui, séparée de sa source, est maintenant plongée dans une culture « autre »191. Ce n’est qu’en accomplissant cette tâche préliminaire qu’il pourra prétendre à la plénitude de la condition prophétique, qui pourra lui être accordée à la fin de ce parcours par la grâce divine192. D’autre part, les efforts déployés
Philon soumet tout élément provenant de la culture grecque à une forme de « judaïsation » qui lui permet de l’intégrer dans son patrimoine sapientiel. Ainsi, le mythe de l’androgyne du Banquet serait une fable que les Grecs ont réélaborée selon leur « éloquence [oratoria] », mais qui puise sa véritable signification dans la Genèse : Dialogues, p. 385–386 ; le même rapport existe entre les mythes païens et les récits de la Torah : ibid., p. 195–197. Pour la conception de translatio sapientiae de Philon et ses sources, voir supra p. 94 et infra, p. 204–217. 191 Ainsi, nous dit Philon, celui qui n’est pas arrivé à un degré de pureté spirituelle suffisant ne peut pas diviniser l’objet de sa méditation : « Philon. [. . .] A quoi il faut ajouter encore le naturel de l’entendement [la natura de la mente] de l’amant qui la reçoit : car si la beauté divine est beaucoup cachée et latentement plongée en la matière du corps qui la surmonte et où est enseveli l’entendement amant, combien que la chose aimée soit très belle, si ne sera-elle beaucoup exaltée et déifiée, à cause que la divinité reluit bien peu en l’entendement de l’amant lourd et grossier, qui ne peut voir combien est grande la beauté en celle qu’il aime » (Dialogues, p. 495 ; Dialoghi, III, 153a). 192 La référence à la dimension prophétique comme condition de perfection spirituelle que l’individu peut atteindre est beaucoup plus répandue que l’on ne le croit dans le judaïsme. Le juif médiéval se considère en effet comme l’héritier direct de la tradition prophétique biblique et inscrit souvent son parcours intellectuel dans cette 190
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pour mener à bien la progression intellectuelle de Sophie entraînent également, chez Philon, une élévation des sentiments, qui deviennent progressivement plus purs. Il lui revient à lui aussi de se perfectionner, de se libérer du « désir effréné » des premières répliques au profit d’un amour plus spirituel et divin. Ainsi, à cette duplicité véhiculée par l’amour de Philon, qui évolue d’une sensualité parfois suspecte vers une tension mystique toujours renouvelée, fait écho l’ambivalence de Sophie, à la fois « femme étrangère » douée des facultés inférieures et portion de la sagesse originaire qu’elle est appelée à réintégrer. Par son élan transformateur et éducatif, l’amour de Philon pour Sophie permettra le perfectionnement intellectuel de l’aimée, tandis que le refus que celle-ci lui oppose poussera l’amoureux vers une forme d’amour plus élevée. Au sentiment progressivement plus pur de l’un fait ainsi écho l’élévation intellectuelle de l’autre, dans un miroitement ininterrompu qui lie les deux interlocuteurs. Aussi, si d’un côté la rigueur de Sophie pousse Philon à un raffinement progressif de son amour—qui devient de moins en moins sensuel au fur et à mesure que le dialogue progresse—, le refus de Sophie s’amorce vers la fin, pour devenir consentement à aimer Philon, bien qu’exclusivement sur un plan intellectuel193. Pour Juda, la relation d’un Juif à la pensée « grecque » doit donc s’envisager comme une tension inéluctable—dangereuse pour le savant juif, mais aussi productive—entre deux polarités qui restent finalement inconciliables. 10. Du Banquet au Cantique des Cantiques Du point de vue de la confrontation avec la « science grecque », les Dialogues semblent proches de la tradition dialogique de facture apologétique remontant au Kuzari, même si la composante érotique que Juda introduit dans la confrontation entre le Juif et la philosophe est complètement inédite et soulève des questions tout à fait nouvelles. Cela dit, si les Dialogues d’amour semblent irréductibles aux différents
filiation : cf. C. Mopsik, « Souffle prophétique et inspiration mystique dans la littérature juive, de la Bible au Moyen Age », dans Id., Chemins de la cabbale, cit., p. 137–147. 193 « Sophie. [. . .] Je ne veux nier que je ne t’aime et désire l’union de ton entendement [mente] : non pas que le tien soit vrai au mien, mais le mien au tien, comme à celui qui est plus parfait » (Dialogues, p. 496 ; Dialoghi, III, 153b).
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modèles que l’on a évoqués jusqu’ici, c’est sans doute que leurs sources d’inspiration doivent, au moins en partie, être cherchées ailleurs. Certes, Juda adopte la « mode » platonique qui imprégnait la culture italienne des premières années du XVIe siècle, au point que son texte peut être considéré comme l’un des manifestes les plus représentatifs du renouveau platonicien. Et il n’y a aucune raison pour nier—contre toute évidence documentaire—qu’il ait recours à une métaphysique et à une esthétique essentiellement redevables à la pensée de Platon et de Plotin, bien qu’elles soient toutes deux intégrées dans une cosmologie et une gnoséologie dont la matrice est essentiellement aristotélicienne. Il n’en reste pas moins que pour compléter l’analyse des sources structurelles des Dialogues, il convient aussi de se tourner vers d’autres traditions. Texte érotique par excellence du judaïsme tout comme du christianisme médiéval, le Cantique des Cantiques (Shir ha-shirim) et leur auteur supposé, Salomon, représentent de ce point de vue une étape obligée dans notre réflexion. La place centrale que ce livre si bref mais si influent réserve à l’amour, sa forme dialogique, la présence de deux interlocuteurs de sexe différent et le parcours ascendant qu’il est censé dessiner évoquent irrésistiblement la situation mise en place dans les Dialogues. Il est évident que les interprétations mystiques ou philosophiques du Cantique devaient constituer pour Juda une référence tout aussi immédiate que le Phèdre et le Banquet. Par ailleurs, les doctrines de l’amour développées respectivement par Platon et par Salomon n’étaient pas forcément perçues comme antagonistes ou exclusives l’une de l’autre, bien au contraire : l’association entre l’auctoritas théologique de Platon et celle de Salomon remonte aux Pères de l’Eglise, et les interprètes latins des XIIIe et XIVe siècles y ont parfois recours dans leurs exégèses194. C’est seulement dans la Florence de la deuxième
194 D’après Eusèbe, Platon se serait, dans les Lois, servi des Proverbes de Salomon : Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, livres XII–XIII, introduction, texte grec, traduction et annotations par E. des Places, Paris, Cerf, 1983, p. 145. Pour sa part, Origène relève des analogies entre le Banquet et la Genèse, notamment entre le récit du jardin d’Eden et celui de la naissance d’Eros dans le jardin de Zeus, fruit des amours de Poros et de Penia : cf. Origène, Contre Celse, 2 vol., éd. M. Borret, Paris, Cerf, 2005, t. II, p. 287–289. Ambroise affirme en revanche que Platon aurait puisé cette allégorie dans le Cantique : cf. Sancti Ambrosii mediolanensis episcopi De Bono Mortis, dans PL, vol. 14, col. 549b. Au Moyen Age, Guido da Pisa, commentateur de la Divina Commedia, cite entre autres le Cantique de Salomon et les œuvres de Platon en tant qu’exempla qui auraient inspiré à Dante son poème : cf. P. Nasti, Favole d’amore e ‘Saver
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moitié du XVe siècle que Platon rivalise plus ouvertement avec Salomon dans le domaine de l’éros ; et même chez les néoplatoniciens, on s’efforcera plutôt d’associer, et non d’opposer, ces deux autorités sapientielles. Marsile Ficin considère par exemple le Phèdre et le Cantique comme deux textes parallèles, le deuxième étant l’homologue juif du premier ; les analogies qu’il décèle concernent les sujets abordés— l’un et l’autre texte portent sur l’amour, la beauté, l’extase et l’ascension de l’âme –, mais aussi le genre littéraire auquel ils appartiennent et leurs caractéristiques formelles—les deux seraient des hymnes écrits dans un style métaphorique et poétique, nécessitant une lecture allégorique ; finalement, c’est aussi en raison de la personnalité hors du commun de leurs auteurs, Platon et Salomon, que l’on peut d’après Ficin associer le Phèdre et le Cantique195. Pour sa part, Jean Pic de la Mirandole rapproche le Banquet et le Cantique dans la mesure où les deux textes aborderaient le thème de l’ascension de l’âme à travers l’amour. Il témoigne également d’un intérêt tout particulier pour la figure de Salomon196. Ainsi le légendaire roi biblique continue d’occuper une place de choix à la Renaissance, à plus forte raison dans toute réflexion portant sur l’amour, sur la sagesse ou—comme c’est le cas des Dialogues—sur les deux à la fois. C’est donc tout naturellement sur le Cantique et sur la doctrine de l’amour que se concentre l’intérêt des Florentins197. Quoique la philologie biblique moderne nous dévoile une structure narrative beaucoup plus complexe, dont l’interprétation est par ailleurs loin de faire l’unanimité, on considère d’ordinaire que le sujet
profondo’. La tradizione salomonica in Dante, Ravenna, Longo Editore, 2007, p. 231 ; dans son Expositio in Canticum Canticorum, Honorius de Autun associe également Salomon et David à Platon : cf. ibid., p. 23. 195 Cf. Michael J. B. Allen, Marsilio Ficino and the Phaedran Charioteer, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, p. 43 et p. 78. 196 Cf. Jean Pic de la Mirandole, Commentaire sur une chanson d’amour de Jérôme Benivieni, traduit et présenté par P. Mari-Fabre, Paris, G. Trédaniel, 1991, p. 131 et Ch. Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, traduit de l’anglais et du latin par J. M. Mandosio, Paris-Tel Aviv, L’éclat, 2007, p. 244–245. Voir aussi infra, p. 197– 200. 197 Cet intérêt est aussi attesté par le fait que, vers le milieu du XVe siècle à Florence, un des maîtres de Ficin, Lorenzo Pisano (1391–1465), écrit un commentaire du Cantique dont Ficin parle dans son épistolaire : Marsilii Ficini Florentini Epistolarum Familiarum Liber I, éd. S. Gentile, Florence, Olschki, 1990, p. 29. Pour la figure de Pisano et son influence sur Ficin voir P. Zambelli, « Platone, Ficino e la Magia », dans Studia Humanitatis. Ernesto Grassi zum 70 Geburtstag, éd. E. Hora et E. Kessler, Munich, Fink, 1973, p. 121–142 : 127–131.
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du Cantique est la passion amoureuse qui unit un jeune homme et une jeune femme, entourés d’un petit groupe de personnages mineurs198. Ce texte, dont l’insertion dans le canon hébraïque a été problématique mais qui a fini par nourrir de manière considérable l’exégèse rabbinique, philosophique et mystique des origines jusqu’à nos jours, est traditionnellement attribué à Salomon, tout comme les Proverbes et le Qohélet199. Son caractère profane—la divinité y est nommée une seule fois et de manière implicite—a aussitôt soulevé la nécessité d’une lecture allégorique. Le judaïsme rabbinique a ainsi vu dans le Cantique une représentation de l’amour de Dieu pour la communauté d’Israël, alors que les Pères de l’Eglise y discernèrent une évocation de la relation entre l’Epoux et son Epouse—le Christ et son Eglise—; cette dernière représenterait aussi, selon quelques interprètes, l’âme individuelle dans son parcours de purification200. L’exégèse médiévale fera de ce texte une allégorie du perfectionnement intellectuel voire spirituel de l’homme : échelle montrant comment l’on peut s’élever vers Dieu, le Cantique est censé décrire allégoriquement le contenu et les degrés de la sagesse de Salomon, retraçant ainsi pour le lecteur une progression qui est à la fois un itinéraire disciplinaire et une ascension dans les différents niveaux du cosmos201. Ne peut-on pas trouver dans le Cantique—éclairé par la tradition exégétique relative à cet ouvrage et à son auteur supposé—le véritable
198 La bibliographie sur le sujet est démesurée. On peut renvoyer le lecteur au status quaestionis contenu dans Cantico dei Cantici, éd. G. Garbini, Brescia, Paideia, 1992, et aux considérations de G. Garbini, « Le Cantique des Cantiques et son environnement culturel », Tsafon. Revue d’études juives du Nord, 57 (2009), p. 15–26 : d’après Giovanni Garbini, qui émet l’hypothèse d’une genèse judéo-hellénistique du Cantique, le livre serait une réélaboration d’un recueil de poèmes érotiques en hébreu rédigé sur les modèles offerts par la lyrique grecque, et notamment par les Idylles de Théocrite. 199 On se borne ici au canon biblique juif. La littérature pseudo-salomonienne est naturellement beaucoup plus vaste, tant dans la tradition juive que pour les chrétiens : cf. infra, p. 164–174. 200 Pour quelques repères sur l’interprétation du Cantique dans la littérature midrashiquè et dans le Talmud, voir l’ouvrage classique de G. Vajda, L’amour de Dieu dans la théologie juive du moyen âge, Paris, Vrin, 1957, p. 44–47 ; pour la lecture du Cantique dans la tradition médiévale latine, le texte de référence reste H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 4 vol., Paris, Cerf-Desclée de Brouwer, 1993 [1959]; l’importance accordée par la tradition chrétienne au commentaire d’Origène sur le Cantique est mise en lumière dans E. Ann Matter, The Voice of My Beloved. The Song of Songs in Western Medieval Christianity, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1990. 201 L’idée du Cantique comme échelle est par exemple présente chez Guido da Pise, qui assimile sa structure ascensionnelle à celle de la Comédie de Dante : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 231.
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modèle sous-jacent à la conversation de Philon et de Sophie, ce qui en ferait un intertexte essentiel pour la compréhension des Dialogues ? C’est l’hypothèse que nous allons à présent examiner, en commençant par quelques réflexions sur les traductions hébraïques des prénoms « Philon » et « Sophie ».
CHAPITRE IV
PHILON SIVE SALOMON 1. Echos salomoniens dans la réception des Dialogues: yadid et dod La réception des Dialogues en milieu juif nous offre essentiellement deux adaptations en hébreu du binôme « Philon-Sophie »1. La première est mentionnée dans la lettre que Joseph Salomon Delmédigo envoie au caraïte Zerah ben Natan de Troki ; sans doute s’agit-il de la traduction que Delmédigo avait privilégiée dans sa version, aujourd’hui perdue, des Dialogues. En introduisant la figure de Juda Abravanel auprès de son correspondant, Delmédigo l’informe que celui-ci a écrit « un livre qui dépasse par sa valeur tout autre livre, et qui est appelé le livre de Philon—l’ami [ yadid]—et de Sophie—la sagesse [ okhmah]—et qui recèle toute sagesse et science ». Yadid (« ami », « chéri ») est donc le nom dont Delmédigo se sert pour indiquer le personnage masculin des Dialogues, tandis que, sans surprise, Sophie devient okhmah (« sagesse »). Baruch de Urbino, le traducteur supposé des Dialogues en hébreu, songe peut-être à la même équivalence entre « Philon » et yadid lorsqu’il consacre à la notion de yedidut (« amitié ») deux poèmes qui lui auraient été inspirés précisément par sa lecture de l’œuvre de Juda2. Si c’est bien à cet auteur que revient la version hébraïque anonyme des Dialogues publiée en 1861, il faut alors relever qu’à cette occasion, il aurait malgré tout préféré une autre traduction pour désigner le personnage de Philon. Dans cette traduction, le nom est en effet rendu par le terme ovev, « celui qui aime ». On dirait que le traducteur a opéré dans ce cas un choix plus littéraire, qui fait fi de l’arrière plan philosophique évoqué par le texte italien ; l’aimée des Dialogues devient en effet Na‘amah, « Gracieuse », et toute référence à la quête
1 Les sources hébraïques font souvent référence au livre de Juda comme au Dialogue de Sophie et de Philon ; mais les noms italiens ou latins des deux personnages sont presque toujours transcrits et non traduits en hébreu. 2 C’est du moins ce qu’il affirme en commentant ses vers : cf. Juda Abravanel, Si ot ‘al ha-’ahavah, cit., p. 177; le père de Baruch s’appelait Yedidyah, ce qui est aussi une bonne raison pour expliquer le titre et le contenu de son œuvre.
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de la sagesse est ainsi écartée3. A ces deux adaptations, on pourrait en ajouter une troisième, si l’on considère comme une allusion aux Dialogues une expression contenue dans les « questions » que Saul haCohen adresse à Isaac Abravanel, un texte que nous avons mentionné à propos de la circulation des Dialogues en milieu juif. A la fin du long passage où il relate, sur un ton plutôt ironique, les qualités exceptionnelles de Juda, Saul demande, on l’a vu, la collaboration de celui-ci à propos d’un problème d’exégèse aristotélicienne touchant à la nature de la matière. C’est à cette occasion qu’il s’adresse à Juda en le qualifiant de dod ha- okhmah (« ami de la sagesse »), formule évocatrice qui se compose de deux termes presque identiques à ceux de yadid et okhmah adoptés plus tard par Delmédigo pour indiquer les deux personnages des Dialogues4. La réception hébraïque des Dialogues atteste donc deux manières de traduire les noms des deux interlocuteurs : dans la première, Philon est rendu par yadid ou éventuellement par dod, et Sophie par okhmah ; dans la deuxième, les deux personnages sont désignés respectivement sous les noms de ovev et de Na‘amah. Bien que différentes, ces options renvoient à une série d’éléments qui nous sont familiers. Prenons par exemple les cas de yadid. A la fois « ami » et « bien-aimé », yadid est un terme biblique aux remarquables résonances théologiques. Il apparaît notamment dans les « bénédictions Juda Abravanel, Vikua ‘al ha-’ahavah (Dispute sur l’amour), p.1a et passim. « Vers où s’est-il tourné mon ami [dodi], l’ami de la sagesse [dod ha- okhmah] ? Je l’ai cherché jour et nuit, pendant des mois, afin de déterminer le sens de l’affirmation d’Aristote que la ‘matière ne se meut pas d’elle-même’ » (She‘elot, p. 6). L’expression dod ha- okhmah est attestée dans les Tosafot du traité Shabbat du Talmud où elle est présentée comme une traduction du mot grec « philosophe » : « Un de nos maîtres a entendu [d’un Juif qui s’était rendu en Grèce] que dans la langue grecque ‘philosophe’ (philosophos) est ‘l’ami de la sagesse [dod ha- okhmah]’ » (TB, Shabbat, 197a). Toutefois, l’usage du mot composé « dod ha- okhmah » n’est nullement courant chez les auteurs juifs médiévaux, qui lui préfèrent de loin, pour indiquer le philosophe, soit la simple transcription en hébreu du mot grec ou latin, soit les appellatifs « akham » ou « akham ha-da‘at », « savant » ou encore « oqer » et « akham ha-me qar », « chercheur », qui insistent sur la nature empirique du savoir philosophique. On peut bien sûr imputer cette singularité au style lourdement rhétorique de ce passage de la lettre, l’intertexte biblique et talmudique étant ici présent à chaque phrase. D’autre part, les deux mots dod et okhmah, pris séparément, sont une parfaite adaptation hébraïque des noms des deux personnages des Dialogues : Philon (dod/ami), et son aimée, Sophie ( okhmah/sagesse). On a vu que Saul semble être au courant des tendances spéculatives de Juda, à l’égard desquelles il exprime un jugement plutôt sévère ; en principe, il n’est pas impossible que sa connaissance, sans doute indirecte, se soit également étendue aux Dialogues. La référence à Juda comme dod ha- okhmah serait alors une allusion à l’image de « philosophe » qui ressort de la discussion entre Philon et Sophie. 3 4
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de Moïse »—à propos de Benjamin, le « favori » de Dieu—, dans le célèbre « cantique de la vigne » d’Isaïe et dans les Psaumes 5. D’une manière générale, l’exégèse juive médiévale lit dans cet appellatif une allusion à l’élection d’Israël et à son rapport privilégié avec la divinité. Dès la littérature midrashique, le vocable est interprété comme renvoyant tantôt à Dieu, tantôt à des figures bibliques d’élus—Abraham, Benjamin et Salomon—, tantôt à Israël ou au Temple6. Ces indications exégétiques rattachées au mot yadid seront ensuite reproduites et développées par les auteurs médiévaux, dont Isaac Abravanel7. Sur un plan général, elles viennent confirmer et enrichir l’image de Philon comme prophète/théologien juif et destinataire de la révélation divine que nous avons esquissée auparavant. D’autre part, le terme okhmah adopté par Delmédigo pour rendre le nom « Sophie » ne nous dit rien sur l’appartenance au judaïsme du personnage féminin, ce mot hébreu pouvant indiquer tout à la fois la philosophie et la sagesse traditionnelle8. Il en va autrement pour l’appellation Na‘amah adoptée dans le deuxième cas, car cette épithète renvoie traditionnellement à une figure de « femme étrangère » à l’aspect envoûtant, dont plusieurs sources juives, notamment cabalistiques, évoquent la nature démoniaque9. Le traducteur a-t-il voulu suggérer par cette adaptation, certes non littérale, une non-judaïté de Sophie ? Si la prudence est de mise, on fera remarquer au passage que le titre de cette version 5 Pour le contexte biblique, voir H.-J. Zobel, « Jādîd », dans Grande lessico dell’ Antico Testamento, éd G. J. Botteweck et H. Ringgren, vol. III, Brescia, Paideia, 2003, col. 552–557. 6 Voir par exemple ‘Otsar ha-midrashim, éd. Eisenstein, Rouleau d’Elie, p. 175. 7 « Et nos maîtres, que leur mémoire soit bénite, ont dit dans les livres : six choses sont appelées yadid : le Saint béni soit-Il, comme il est dit (Is. 5, 1) ‘je vais chanter à mon bien-aimé [ yedidi]’. Abraham, comme il est dit ‘que vient faire mon bien-aimé dans ma maison [ yedidi]?’ ( Jér. 11, 15). Benjamin, comme il est dit ‘favori [ yadid] du Seigneur’ (Deut. 33, 12). Salomon, comme il est dit ‘on le surnomma Yedidya’ (2Sam. 12, 25). Israël est appelé yadid comme il est dit ‘j’ai abandonné ma maison, délaissé mon domaine, et ce que mon âme a de plus cher [ yedidut], je l’ai livré au pouvoir de ses ennemis’ ( Jér. 12, 7) ; le Temple est appelé yadid comme il est dit ‘que tes demeures sont aimables’ [ yedidot] (Ps. 84, 2) » (Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah. Devarim, p. 562–563). 8 L’ambigüité du mot hébreu fait déjà l’objet de quelques considérations de la part de Maïmonide dans Guide, III, 54. Sur le champ d’application du terme, voir les sources citées dans J. Klatzkin, Thesaurus philosophicus linguae Hebraicae et veteris et recentioris, 4 vol., Hildesheim-Zürich-New York, Georg Olms Verlag, 2004 [1928–30], t. I, p. 290–299 ; voir également J.-P. Rothschild, « Scientia bifrons. Les ambivalences de la ’ okhmâh (sapientia/scientia) dans la pensée juive du Moyen Age occidental après Maïmonide », dans Scientia und Ars im Hoch- und Spätmittelalter, éd. I. Craemer-Ruegemberg et A. Speer, 2 vol., Berlin, W. de Gruyter, 1994, t. II, p. 667–684. 9 Voir infra, p. 176–177.
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hébraïque des Dialogues—Vikua ‘al ha-’ahavah, soit Dispute sur l’amour— insiste davantage sur l’aspect conflictuel de la discussion et sous-entend un antagonisme doctrinal, sinon confessionnel, entre les interlocuteurs qui est complètement absent du titre italien10. Dod, enfin, est le nom par excellence de l’amant dans la tradition juive, car on l’attribue au personnage masculin du Cantique des Cantiques. D’un point de vue à la fois morphologique et sémantique, dod et yadid sont d’ailleurs très proches—les deux termes relevant d’une même racine ydd, « aimer »11. Déjà présente dans la Bible, cette équivalence est également attestée dans l’exégèse médiévale. On en retrouve un exemple chez Isaac Abravanel, qui parle de l’amoureux du Cantique comme d’un yadid12. La synonymie apparaît également dans la Complainte de Juda, lorsqu’il paraphrase un vers du Cantique pour évoquer la condition d’exilé de son fils aîné ; comparé au pommier parmi les arbres du verger, tel le dod du Cantique, l’enfant est ici appelé yadid13. Les adaptations hébraïques mentionnées nous invitent ainsi à préciser davantage les contours du débat entre Philon, théologien juif, et Sophie, représentante de la « science étrangère ». De manière rétrospective, ces témoignages confèrent en effet à la personnalité de Philon des traits qui le rapprochent d’un personnage singulier : le roi Salomon, amoureux et sage par excellence de la tradition juive. Les éléments 10 Le terme vikua est utilisé de préférence par les auteurs médiévaux et modernes pour indiquer les controverses religieuses ou philosophiques entre interlocuteurs soutenant différentes opinions ou confessions. On a déjà évoqué l’Epître sur le débat (Iggeret ha-Vikua ) de Falaquera, où un théologien et un philosophe discutent afin de vérifier s’il peut y avoir un accord entre leurs disciplines. La terminologie revient également dans le dialogue de Moshe ayyim Luzzato, oqer u-mequbal (Le philosophe et le cabaliste) ; dans sa correspondance, Luzzato fait référence à cette œuvre sous le titre Ma’amar ha-Vikua : cf. Moïse . Luzzato, Le philosophe et le cabaliste, cit., p. 33. 11 Voir J. Sanmartin Ascaso, « Dod », dans Grande lessico dell’ Antico Testamento, cit., col. 163–179. 12 « Et sur cette espèce [de shir] il a été dit à propos de Salomon : ‘Il composa trois mille paraboles, mille cinq poésies (1Rois 5, 12), parce que ce shir est de l’espèce des allégories qu’il a composées, et à cette catégorie appartient également le Cantique des Cantiques, qui compare le Saint bénit soit-il à l’amant passionné [ osheq] et l’âme [neshamah] à son aimée [ ashuqato], puisque il est évident que les appellations qu’il utilise pour l’ami [ yadid ] et l’épouse [kallah] ne disent pas [qu’il s’agit de] Dieu ou de la communauté d’Israël ou de l’âme intellectuelle, si ce n’est à la manière d’un shir » (Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 40). Dans son commentaire sur Exode, achevé à Venise en 1506, Abravanel reprend à quelques détails près ce passage avec l’interprétation du Cantique citée : « Et le Cantique des Cantiques est aussi de cette espèce [de shir] car l’ami [dod] et amateur passionné [ osheq] est une allégorie [mashal ] du Saint bénit soit-il » (Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah, Jérusalem, 1954, Shemot, p. 25). Dod et yadid sont employés comme deux synonymes parfaits. 13 Cf. infra, p. 311.
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indiquant que les lecteurs juifs de la Renaissance opéraient déjà ce rapprochement ne manquent pas. Pour commencer, l’amoureux du Cantique—dod—est souvent identifié à Salomon. Ensuite, Na‘amah est le nom de l’épouse ammonite du roi, qui lui donnera un fils, Roboam, celui qui amènera le royaume à la destruction après la mort de son père14 ; d’après d’autres sources, une des prostituées venues réclamer justice devant Salomon dans le célèbre épisode biblique porterait le même nom15. Enfin, Salomon est inscrit par l’exégèse médiévale parmi ces yedidim chez qui l’alliance de Dieu avec Israël se manifeste et se perpétue de manière singulière. Auprès de lui, constructeur du Temple et appartenant à la lignée messianique, résidait d’ailleurs la Shekhinah, la présence divine dans le monde, qui, dans son cas, prend souvent les traits de la sagesse ( okhmah)16. Le rapport étroit entre Salomon/yadid et la okhmah dont Dieu lui fait don ressort clairement, par exemple, de ce passage du commentaire à la Torah de Na manide17 : Il appelle Benjamin « favori [ yadid] du Seigneur » en disant « Benjamin, le favori de Dieu, il repose avec confiance auprès de lui, qui lui prête son abri pour toujours » (Deut. 33, 12), et Dieu fera en sorte que sa Shekhinah reste au milieu de sa terre [. . .]. Et selon la voie de la vérité [i.e. l’interprétation cabalistique], le verset affirme : yadid, à savoir le Seigneur, résidera près de Benjamin. Et cela pour assurer les Benjamites qu’ils pourront faire confiance à Dieu car Il est « un roc immuable » (Is. 26,4). Et Il protégera Benjamin chaque jour, car « ils ne seront pas confondus au temps de la calamité » (Ps. 37, 19) et Il résidera entre les épaules de Benjamin pour toujours. Et c’est à partir de ce vers que l’on appelle Salomon Yedidyah « en considération du Seigneur » (2Sam. 12,
14 Une autre Na‘amah biblique, la sœur de Tubal-Caïn, issue de la lignée de Caïn, est une des mères des démons de la tradition cabalistiques : cf. R. Patai, The Hebrew Goddess, Detroit, Wayne State University Press, 1990 [ Ktav, 1967], p. 243–244 ; pour le cabaliste castillan Joseph de Hamadan (deuxième moitié du XIIIe siècle) Na‘amah est une femme très belle qui incite les hommes au culte idolâtre et à l’impureté : cf. Rabbi Joseph de Hamadan, Fragment d’un commentaire sur la Genèse, édité et traduit de l’hébreu par C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1998, p. 98–99. Voir aussi infra, p. 176–177. 15 Voir R. Patai, The Hebrew Goddess, cit., p. 244. 16 L’union mystique de Salomon avec sa sagesse symbolise la réparation du péché d’Adam ; pour certains courants cabalistiques, la sagesse que Salomon aurait reçu de Dieu est la sagesse inférieure, identifiée à la sefirah Malkhut, appelée aussi shekhinah : G. Scholem, Les origines de la kabbale, cit., p. 102–108. 17 Nous n’examineront pas la doctrine de la sagesse exposée dans ce passage ; sur l’arrière-plan doctrinal renvoyant à la doctrine de la Sophie supérieure et inférieure élaborée dans le Bahir, voir G. Scholem, Les origines de la kabbale, cit., p. 102–108, mais aussi les considérations de Peter Schäfer dans son Mirror of his Beauty. Feminine Images of God from the Bible to the Early Kabbalah, Princepton, Princeton University Press, 2002, p. 226–229.
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chapitre iv 25), et il édifiat ses « aimables [ yedidot] demeures » (Ps. 84, 2) ; de même, il est appelé Salomon [Shelomoh] pour indiquer que son attribut [middah] s’achève [shelimah] dans la paix (shalom) et c’est pour cela qu’on écrit [Shelomoh] avec la lettre he [à la fin]. Et il est dit dans le Midrash de Rabbi Ne unya ben Hakanah [i.e. le Sefer ha-Bahir] : « Le Saint Béni soit-Il dit à Salomon : Etant donné que ton nom est comme le Nom de ma Gloire [kavod] je te donnerai ma fille, comme il est écrit : Et le Seigneur ‘avait doué Salomon de sagesse [ okhmah]’ (1Rois 5, 26) »18.
Ainsi, la promesse de fidélité faite par Dieu au yadid Benjamin se renouvelle chez un autre yadid, Salomon, qui bâtit la résidence destinée à accueillir la présence divine sur terre, les « aimables ( yedidot) demeures » du Temple de Jérusalem. C’est à lui, en outre, que la sagesse, fille de Dieu, est destinée. Yadid et okhmah désignent donc Salomon et sa sagesse dans ce passage d’exégèse cabalistique médiévale—et Philon et Sophie dans les Dialogues d’après l’adaptation de Delmédigo. Or, ce rapprochement est d’autant plus fondé que Salomon est le yadid par excellence de la tradition juive. Comme le texte cité nous l’indique, un de ses noms propres est précisément celui de Yedid-Yah (« aimé de Dieu »). D’après la Bible, Dieu lui-même avait chargé le prophète Nathan de lui donner ce nom au moment de sa naissance, pour témoigner de l’amour qu’Il lui portait19. Ce nom entretient aussi des rapports à la fois avec le Cantique et avec le nom « Philon ». 2. Yedidyah, la question de l’amour et le Cantique des Cantiques En effet, le personnage de Salomon peut être désigné de plusieurs manières. Dans différents passages de l’Écriture, le fils de David porte divers prénoms, que la tradition identifie avec Shelomoh, Qohélet et Yedidyah, en y ajoutant parfois Agur, Yaqeh, Lemuel, Itiel20. Dans le Nahmanide, Perushey ha-Torah, 2 vol., éd. H. D. Shavel, Jérusalem, Mossad haRav Kook, 1959, t. II, p. 398–399. 19 « David réconforta sa femme Bethsabée. Il cohabita de nouveau avec elle, et elle enfanta un fils qu’elle nomma Salomon et qui fut aimé du Seigneur. Sur une mission donnée au prophète Nathan, on le surnomma Yedidya en considération du Seigneur » (2Sam. 12, 24–25). 20 « On l’appelle par sept noms : Yedidyah, Qohélet, Shelomoh, Agur, Yaqeh, Lemuel, Itiel. Yedidyah comme il est dit (2Sam. 12, 25) : ‘Il fut aimé du Seigneur’; Qohélet, ‘paroles de Qohélet’ (Qoh. 1, 1) ; Shelomoh car ‘Il s’appellera Salomon’, (1Chr. 22, 9) ; Agur, ‘Paroles d’Agur, fils de Yaqeh (Prov. 30, 1),; Lemuel, ‘Paroles du roi Lemuel’ (Prov. 31, 1) ; Itiel, ‘Oracle de cet homme pour Itiel’, (Prov. 30, 1). Yedidyah, car ce nom est lu [comme signifiant] ‘aimé de Dieu’ [Yedid Yah] » (S. A. 18
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Talmud et dans quelques midrashim—notamment dans ceux qui font référence aux livres bibliques dont Salomon est considéré comme l’auteur—on trouve déjà des réflexions autour de ces appellations, souvent mises en rapport avec des épisodes de l’histoire d’Israël21. Les exégètes médiévaux proposent aussi quelques interprétations relatives à la signification de ces noms, surtout pour ce qui est des trois principaux—Yedidyah, Qohélet et Shelomo. Les loci classiques pour ces genres de spéculations étaient naturellement les commentaires aux trois livres bibliques dont Salomon était censé être l’auteur, à savoir l’Ecclésiaste (Qohélet), les Proverbes (Meshalim) et le Cantique des Cantiques (Shir ha-shirim) ; mais ces explications sont également contenues dans les expositions des passages bibliques qui renvoient d’une manière ou d’autre aux appellations mentionnées, comme par exemple 2Sam. 12, 25, Qoh. 1, 1 et 1Chron. 22, 922. Yedidyah est généralement considéré comme un prénom qui fait allusion au rapport d’amour entre Dieu et Salomon, annonçant sa destinée et son rôle exceptionnels dans l’histoire d’Israël. Dans l’exégèse juive, le verset du livre de Samuel relatant l’origine de ce nom est ainsi souvent associé à la prédilection dont Dieu fait preuve envers le fils de David. On peut citer par exemple les affirmations de Joseph ibn Kaspi (1279–1340) dans son commentaire à 2Sam. 12, 25: Il n’y a pas de différence entre « et Iahvé l’aima » (2Sam. 12, 24) et Yedidyah ; entre les deux il y a plutôt une relation d’antériorité et de postériorité, et en conséquence ils sont synonymes23.
L’élément amoureux est également souligné par Joseph Qara (1060–1130), exégète biblique actif dans le Nord de la France au début du XIIe siècle, qui était sans doute élève et ami de Rashi : WERTHEIMER, Batey midrashot, 2 vol., Jérusalem, 1989, t. II, p. 232). Sur la signification des noms assignés à Salomon dans la littérature midrashique, cf. aussi Song of Songs Rabbah, 2 vol., éd. J. Neusner, Atlanta, 1989, t. I, p. 53. 21 Voir par exemple Midrash Qohélet Rabbah, I, 2 (Qoh 1,1) : « [ Le fils de David] est appelé de trois noms : Yedidyah, Salomon et Qohélet. Rabbi Yehoshua croyait qu’ils étaient sept : Agur, Yaqeh, Lemuel, Itiel ; rabbi Samuel bar Na man disait que les noms authentiques étaient trois : Yedidyah, Salomon et Qohélet ». 22 La relation entre les noms de Salomon et les caractéristiques de sa sagesse est analysée par Isaac Abravanel dans son commentaire sur 1Rois 3, 6, bien qu’en cette occasion il ne mentionne pas Yedidyah : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471. 23 Mikra’ot Gedolot Haketer’. A revised and Augmented Scientific Edition of Mikra’ot Gedolot based on the Aleppo Codex and Early Medieval MSS, Samuel I&II, RamatGan, Bar Ilan University Press, 1993, p. 205.
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chapitre iv ‘Et il l’appela du nom de Yedidyah’ car le Seigneur l’avait aimé ; par quoi comprends-tu que ‘Dieu l’aima’ ? Par le fait qu’il envoya le prophète Nathan et l’appela du nom de Yedidyah’, c’est-à-dire : aimé de Dieu [’ahuv yah]24.
Dans son commentaire aux livres de Samuel, Isaac Abravanel insiste aussi sur cet aspect ; d’après lui, le prénom de Yedidyah indiquerait exclusivement le lien d’amour entre Dieu et Salomon. Plus que d’un véritable prénom, il s’agirait donc d’une appellation utilisée afin de rendre manifeste cet amour25. D’autres choix exégétiques viennent confirmer cette affinité entre le nom de Yedidyah et le thème de l’amour de Dieu ou envers Dieu. Il est tout particulièrement intéressant que Yedidyah soit notamment considéré comme le nom de Salomon en tant qu’auteur supposé du Cantique, le livre érotique par excellence de la tradition juive. C’est sans doute en ayant à l’esprit cette association que Yo anan Alemanno dédie à Yedidyah le commentaire sur le Cantique que Jean Pic de la Mirandole lui avait commandé : Pour la gloire et l’honneur laissez-moi chanter [’eshirah] pour Yedidyah un nouveau chant [shirah], comme une magnifique génisse [. . .]. J’ai voulu le composer de manière à parler clairement à tous ceux qui comprennent26.
Ibid., p. 203. « Le Seigneur aima Salomon dès qu’il sortit du ventre [de sa mère] et envoya Nathan pour faire connaître à David qu’Il l’aimait. Lorsque David le comprit, il appela son fils du nom de Yedidyah par volonté divine, c’est-à-dire qu’il l’appela ‘ami de Dieu’ en raison du fait que le Seigneur l’aimait, comme le prophète le lui avait montré. Il est donc clair qu’il l’appela tout d’abord Salomon et ensuite, puisque le prophète lui avait montré que le Seigneur l’aimait, il l’appela du prénom qui indique l’amour [’ahavah], c’est-à-dire Yedidyah. [. . .] Et, comme il est écrit, il ne l’appela pas normalement Yedidyah, mais uniquement Salomon, et cela pour souligner que Yedidyah est le nom qui indique l’amour de Dieu pour lui, tandis que [ le nom] de Salomon indique la perfection d’Israël, en vertu de la bonne nouvelle qu’il bâtira le Temple et en conséquence il est normalement appelé Salomon » ( Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 34). 26 Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot le-Shelomoh, édition du texte contenue dans A. M. Lesley, The Song of Solomon’s Ascents by Yo anan Alemanno, cit., p. 328 (d’or en avant : Shir ha-ma‘alot). Yedidyah est aussi le prénom d’un des personnages de La comédie des noces (Tsa ot bedi uta de-qiddushin) de Leone de’ Sommi (1525–1592), sans doute la première œuvre théâtrale en hébreu. Mélangeant des éléments tirés du théâtre classique latin et des contenus issus de la culture juive, l’auteur narre les vicissitudes d’un jeune couple d’amoureux : cf. Leone de’ Sommi Ebreo, Tsa ot bedi uta de-qiddushin. A Comedy of Betrothal, traduction, introduction et notes par A. S. Golding, Ottawa, Dovehouse Editions, 1988 ; dans son introduction, l’éditeur observe que l’attribution du prénom Yedidyah à l’amoureux n’est pas anodine, mais renvoie à une dimension sociale et sapientielle d’élection : ibid., p. 28. 24 25
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Quelques pages plus loin, Alemanno livre aussi son interprétation de 2Sam. 12, 24–25, lisant dans le nom de Yedidyah une allusion à la beauté de Salomon et à l’amour qu’il aurait été en mesure de susciter en Dieu et chez les hommes27. Parfois, à l’association faite entre Yedidyah et le Cantique s’ajoutent également celles entre Shelomoh et le livre des Proverbes et entre Qohélet et le texte biblique homonyme. Ce schéma exégétique se retrouve dans le Derek ‘Emunah (Chemin de la foi) d’Abraham Bibago. Bibago l’introduit afin d’expliquer le rôle joué par les livres de Salomon dans la diffusion de la sagesse juive originaire auprès des autres peuples, qui en avaient ensuite tiré la matière de leurs sciences profanes. Pour prouver l’envergure de la okhmah salomonienne, il recourt en effet à des considérations sur le rapport existant entre les noms attribués au roi et les disciplines dans lesquelles il se serait distingué ; ainsi, le roi d’Israël a été appelé Salomon (Shelomoh) dans le but d’indiquer la perfection (shelemut) atteinte par son enseignement moral, Qohélet en raison de ses connaissances en matière de philosophie naturelle—un domaine où il est nécessaire de rassembler les éléments constitutifs de l’univers sensible—et Yedidyah en vertu de l’amour qui lui a permis d’accéder à la compréhension de la nature divine : Salomon écrivit sur elle [i.e. la sagesse] trois livres, les Proverbes, Qohélet et le Cantique des Cantiques, concernant trois genres de sagesse. Et à cause de cela il est dit qu’il a été nommé de trois noms, Shelomoh, Qohélet et Yedidyah : Shelomoh, pour la nature des sciences morales et des vertus auxquelles il a donné la perfection; Qohélet, car dans les choses de la nature il a été un savant qui rassemble [heqil ] les éléments fondamentaux et les compose ; Yedidyah, car, en raison de la connaissance et de la compréhension qu’il a de la théologie, sans aucun doute il aime [’ohev] Dieu28.
Répartie dans trois domaines, la sagesse du roi se décline sous le mode de l’amour pour Dieu et du savoir théologique dans le Cantique, livre écrit par un « Yedid-Yah »29. On trouve également dans les Dialogues un
Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 351. Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 209–210. Sur cette exégèse s’achève la discussion de Bibago sur les rapports entre sagesse juive et sciences philosophiques : d’après cet auteur, les Grecs auraient appris, par Salomon, les disciplines qui à l’origine appartenaient à Israël, « peuple sage et intelligent » (ibid., p. 210). On aura l’occasion de revenir sur la doctrine des furta graecorum adopté dans ce texte et dans beaucoup d’autres. 29 Les considérations de Bibago et les qualifications attribuées au roi dans les Dialogues relèvent d’une pratique exégétique répandue. D’après un schéma herméneutique 27 28
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écho lointain de ce rapport reliant les noms salomoniens au contenu des livres qui lui étaient attribués. Salomon y est en effet défini comme un « très sage roi » (sapientissimo Re) en tant qu’auteur des Proverbes, et notamment du long discours de sagesse que ce livre contient et que Juda cite dans ce contexte (Dialogues, p. 460; Dialoghi, III, 127b) ; mais il devient opportunément « roi enamouré » (innamorato Re) lorsqu’il s’agit d’éclairer le sens de ce qu’il a écrit dans le Cantique (Dialogues, p. 460 ; Dialoghi, III, 128a). Pour Juda aussi, l’amour théologique dont traite le Cantique fait de Salomon un modèle idéal d’amoureux de Dieu, à savoir un « Yedid-Yah ». A cet arrière-plan salomonien que les adaptations hébraïques de Philon et Sophie mettent en évidence, il convient pour finir d’ajouter une dernière pièce. Avant de revenir au texte des Dialogues, il ne sera en effet pas inutile d’élargir un peu le terrain d’investigation, en examinant la manière dont les Juifs de la Renaissance se sont appropriés, après des siècles d’oubli, un homonyme du personnage des Dialogues : Philon d’Alexandrie. 3. Philon d’Alexandrie comme Yedidyah chez les auteurs juifs de la Renaissance La figure de Philon d’Alexandrie (env. 20 av. J.-C.–50 ap. J.-C.) a parfois été rapprochée de celle de Juda Abravanel30. D’origine et de religion juive, Philon réalise une synthèse entre la Torah de Moïse et la philosophie platonicienne en partie comparable à celle qui sera élaborée par Juda quelque mille cinq cents ans plus tard. En outre,
d’origine alexandrine, hérité par les auteurs juifs à travers la médiation arabe, la question du nom de l’auteur était en effet à mettre en rapport avec l’interprétation des contenus spécifiques du texte : cf. S. Klein Braslavy, « The Alexandrian Prologue Paradigm in Gersonides’ Writings », The Jewish Quarterly Review, 95 (2005), p. 257–289 : 277–278. Le problème du rapport entre les noms salomoniens et les contenus des Proverbes, de Qohélet et du Cantique est bien connu aussi des exégètes chrétiens, et Origène lui consacre déjà quelques réflexions : cf. Origène, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, 2 vol., Introduction, traduction et notes par L. Brésard et H. Crouzel, avec la collaboration de M. Borret, Paris, Cerf, 1991, t. I, p. 156–161 ; la question réapparaît aussi dans des textes philosophiques très populaires au Moyen Age, comme le Didascalicon de Hugues de Saint Victor, où l’on discute l’attribution du nom de « Pacificus » à Salomon en tant qu’auteur du Cantique : cf. A. W. Astell, The Song of Songs in the Middle Ages, Ithaca NY, Cornel University Press, 1990, p. 27. Bonaventure de Bagnoregio fait également allusion à cette question : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 154. 30 Le rapprochement entre le Philon historique et Juda Abravanel était déjà répandu parmi les lecteurs juifs des Dialogues aux xvie et xviie siècles : voir supra, p. 40–41.
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Philon écrit lui aussi dans une autre langue que l’hébreu : ses œuvres eurent par conséquent un impact considérable sur les Pères de l’Eglise, tandis qu’elles furent ignorées par le monde juif pratiquement jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle31. L’auteur des Dialogues d’amour ne semble pas faire exception : malgré ces parallélismes, les doctrines de son illustre prédécesseur n’ont pas laissé de traces significatives dans la production de Juda32. La personnalité de Philon ne devait pourtant pas lui être complètement inconnue. Non seulement son nom était mentionné dans les écrits de Jérôme ou d’Eusèbe, dont les ouvrages étaient lus par certains auteurs juifs, notamment ibériques ; mais il figurait aussi, quoiqu’à tort, comme l’auteur d’un traité sur la chronologie ancienne dans un texte que Juda semble avoir lu, les Forgeries d’Annius de Viterbe, publiées à Rome en 149833. L’Alexandrin constituait aussi une référence importante pour les humanistes et pour les platoniciens de la Renaissance. Tout comme Justin, Clément d’Alexandrie, Eusèbe ou Origène, il fournissait aux néoplatoniciens un modèle qui cautionnait leurs conceptions sur la prisca theologia. Ainsi, Marsile Ficin parle parfois de lui comme de « Philo Iudaeus platonicus », définition que l’on pourrait aisément attribuer au personnage des Dialogues34 ; et l’éditeur et traducteur de Philon en latin, Sigismund Gelenius, croyait avoir affaire à un disciple direct de Moïse, plus proche de la source de l’enseignement prophétique que Platon lui-même35. Il est donc plus que probable que Juda, qui avait une connaissance directe de la culture chrétienne de la Renaissance, ait pu songer aussi au philosophe Philon au moment de choisir le nom de son personnage. Platonicus et mosaicus, le Philon historique semble aussi avoir joui d’une proximité toute particulière avec la figure biblique du roi Salomon.
31 Le nom de Philon est présent dans quelques documents caraïtes ; il est aussi cité par le chroniqueur juif Abraham Zacut (1452–1515) comme l’auteur d’un livre en grec sur l’âme : cf. J. Weinberg, « The Quest for Philo », cit., p. 180. 32 Des affinités entre les deux systèmes de pensée ont cependant été repérées par S. Feldman, « Platonic and Cosmological Themes in the Dialoghi d’amore of Leone Ebreo », cit. 33 Cf. Philonis Breviarum de Temporibus, dans Annius de Viterbe, Antiquitatum variarum volumina XVII, Rome, 1498, p. 57a. Juda aurait tiré d’Annius l’étymologie selon laquelle le nom de Janus, c’est-à-dire de Noé, serait dérivé de l’hébreu yayin (« vin ») : cf. F. Secret, « Egidio da Viterbo et quelques-uns de ses contemporains », Augustiniana, 16 (1966), p. 371–385 : 377. 34 Cf. J. Weinberg, « The Quest for Philo », cit., p. 181. 35 Ibid., p. 169.
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On peut notamment évoquer le rapport privilégié à la sagesse attribué aussi bien à l’un qu’à l’autre, rapport qu’on retrouve dans les Dialogues, et dont l’écho retentit au Moyen Age, notamment dans le débat qui les met au prise en tant qu’auteurs supposés du Livre de la Sagesse—Sapientia Salomonis d’après la Vulgate36. Les avis sur la question étaient en effet divergents. Dans la Praefatio in libros Salomonis, Jérôme attribue le livre à Philon, suivi entre autres par Augustin (De Civitate Dei, 17, 20), tandis que pour d’autres—Dante, par exemple—Sagesse est en tout et pour tout l’œuvre de Salomon. Une solution de compromis, qui rapprochait davantage les deux figures et établissait une continuité entre leurs enseignements, fut proposée par Bonaventure, d’après qui Salomon en aurait été l’auteur et Philon le compilateur37. Si les opinions variaient, ces deux figures idéales « d’amis de la sagesse » étaient tout de même régulièrement associées, la personnalité de l’un renvoyant parfois à celle de l’autre38. Par ailleurs, la discussion sur la paternité de Sagesse n’était pas encore éteinte à l’époque où Juda Abravanel écrivait ses Dialogues. On retrouve par exemple l’écho de ces débats chez Pierre Galatin : tout en rangeant le livre parmi les ouvrages de Philon, Galatin ne s’étonne guère que ce texte porte le titre de Sapientia Salomonis, étant donné que Philon y aurait traité des mystères messianiques auxquels Salomon avait déjà fait allusion de manière énigmatique dans les Proverbes39. Pour leur part, les Juifs de la Renaissance avaient tendance à attribuer le livre à Philon, tout en admettant la paternité salomonienne d’un texte homonyme, déjà cité par l’exégète et cabaliste espagnol
36 Bien que Philon d’Alexandrie ne semble pas connaître le Livre de la Sagesse, des parallélismes entre sa doctrine et les conceptions relatives à la sophia élaborées dans ce livre ont été mis en relief : cf. entre autres J. Laporte, « Philo in the Tradition of Biblical Wisdom », dans Aspects of Wisdom in Judaism and Early Christianity, éd. R. L. Wilken, South Bend-Londres, University of Notre Dame Press, 1975, p. 103–141. 37 Pour un survol de la question, voir P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 33–35 ; voir aussi la note consacrée à la paternité du Livre de la Sagesse dans W. Schmidt-Biggemann, Philosophia perennis : Historical Outlines of Western Spirituality in Ancient, Medieval and early Modern Thought, Dordrecht, Springer, 2004, p. 135. 38 L’association entre Salomon et Philon relève aussi de l’importance singulière que revêt l’équivalent grec de « yedid-yah » à la fois dans Sagesse (Sag. 7,27) et chez Philon (voir l’expression θεόϕιλη καὶ ϕιλόθεον dans Philon d’Alexandrie, Quis rerum divinarum heres sit, éd. M. Harl, Paris, Cerf, 1966, p. 206). Pour Eusèbe, « ami de Dieu » désignerait le peuple juif dans son ensemble : cf. Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, VIII, 1, 1, éd. G. Schroeder et E. des Places, Paris, Cerf, 1991, p. 41. 39 Petrus Galatinus Columna, De Arcani catholicis veritatis, Ortona, Soncino, 1518, p. 15a.
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Na manide (1194–1270)40. C’est du reste en se fondant sur l’autorité de ce dernier que Pic de la Mirandole avait soutenu l’existence de deux libri sapientiae : celui attribué à Philon, à savoir le livre accueilli dans le canon chrétien, et un autre texte portant le même titre, rédigé par Salomon et portant sur la connaissance des choses naturelles41. L’incertitude concernant la paternité philonienne ou salomonienne de Sagesse reparaît aussi dans la Chaîne de la tradition de Gedalyah ibn Ya iah. Lorsqu’il décrit Philon l’Alexandrin comme étant « très savant dans les choses juives et philosophe admirable », Gedalyah mentionne également Sapientia [ ]ספיאינצהparmi ses nombreuses œuvres en grec, en précisant toutefois que quelqu’un avait aussi soutenu « qu’elle avait été composée par le roi Salomon »42. Au vu de ce contexte, il n’est pas étonnant que la redécouverte de Philon d’Alexandrie dans le monde juif de la Renaissance s’inscrive pareillement sous le signe d’une affinité avec la figure du roi biblique. La transposition du nom de Philon en hébreu dans l’Italie du XVIe siècle évoque en effet un arrière-plan salomonien qui semble prolonger ces discussions médiévales. Elle est due à l’humaniste mantouan Azariah de’ Rossi, premier auteur juif à citer systématiquement l’Alexandrin
40 Il s’agissait en réalité d’une version en caractères hébraïques de la traduction syriaque du Livre de la Sagesse. Cité sous le titre de okhmah rabbati de-Shelomoh, ce texte fait partie de ceux qu’Alemanno attribue à Salomon, en s’appuyant lui aussi sur le témoignage de Na manide : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 450 et M. Idel, « Le curriculum d’études de Yo anan Alemanno » [en hébreu], Tarbits, 48 (1978–1979), p. 303–331: 322. Sur le fragment du Livre de la Sagesse cité par Na manide, voir A. Marx, « An Aramaic Fragment of the Wisdom of Solomon », Journal of Biblical Literature, 40 (1921), p. 57–69. L’existence de cette version est connue aussi par Azariah de’ Rossi, qui identifie correctement la citation de Na manide comme étant la traduction d’un passage du Livre de la Sagesse : Azariah de’ Rossi, The Light of the Eyes, traduction de l’hébreu, introduction et annonations par J. Weinberg, New HavenLondres, Yale University Press, 2001, p. 684–685. Gershom Scholem affirme néanmoins que ce texte n’aurait joué aucun rôle actif dans le développement de la doctrine cabalistique de la sophia : cf. G. Scholem, Les origines de la kabbale, cit., p. 434–435. 41 « Extat apud Hebraeos Salomonis illius cognomento sapientissimi liber cui Sapientia titulus, non cui nunc in manibus est, Philonis opus, sed alter, hierosolyma quam vocant secretiore lingua compositus, in quo vir naturae rerum sicuti putatur interpres, omnem se illiusmodi diciplinam fatetur de Mosaicae legis penetralibus eccepisse » (G. Pico della Mirandola, Heptaplus, dans Id., De hominis dignitate, Heptaplus, De ente et uno, éd. E. Garin, Florence, Vallecchi, 1942, p. 170) ; sur la dépendance de Pic à l’égard de Na manide, cf. Ch. Wirszubski, Pic de la Mirandole, cit., p. 351–352. 42 Gedalyah ibn Yahia, Shalshelet ha-qabbalah (La chaîne de la tradition), Jérusalem, 1962, p. 246. Comme c’est le cas pour la figure de Philon, à la Renaissance l’intérêt des Juifs pour ce livre deutérocanonique semble aussi s’intensifier : cf. E. J., s.v. « Solomon (Wisdom of ) ».
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et à l’introduire officiellement dans la pensée juive après des siècles d’oubli. Au moment de le présenter dans sa Lumière des yeux, Azariah judaïse le prénom grec du philosophe néoplatonicien en le rendant par « Yedidyah », qu’il considère comme « l’équivalent hébraïque du prénom Philon »43. Qu’Azariah ait voulu ou pas suggérer un lien entre la personnalité de Philon et celle de Salomon, il n’en reste pas moins que son choix est très évocateur44. Ce prénom conventionnel rencontre d’ailleurs un succès immédiat. Juda Moscato désigne lui aussi l’Alexandrin par l’hébreu Yedidyah, en lui attribuant le titre de « Rabbi » ou de akham (sage)45. Le médecin Abraham Portaleone (1542–1612) cite également Philon sous le nom de Yedidyah46, et l’appellation s’impose, en général, chez les Juifs italiens de l’époque47. Les implications sousjacentes à l’homonymie entre le Philon des Dialogues et le philosophe d’Alexandrie ressortent clairement dans le passage où Joseph Salomon Delmédigo fait référence au Philon historique—toujours Yedidyah—et à celui des Dialogues—souvent appelé, comme on l’a vu, yadid—comme
43 Cf. Azariah de Rossi, Me’or ‘Einayim (Lumière des yeux), Vilne, 1866, p. 90. D’après Joanna Weiberg, traducteur et éditeur en anglais du Me’or Einayim, le choix de de’ Rossi de rendre Philon par Yedidyah serait fondé sur le fait que les deux prénoms expriment l’idée de l’amitié ; cette procédure serait analogue à la latinisation des noms français ou allemands contemporains : cf. Azariah de’ Rossi, The Light of the Eyes, cit., p. 101. Les rédacteurs de la Septante et les premiers traducteurs se posèrent déjà la question de la transposition de ce prénom. Dans son Liber interpretationum nominum hebraicorum, Jérôme le traduit par exemple par « amabilis dominus ». Sur cette question, voir G. Toloni, « La traduzione di yedîdeyiah (2Sam. 12, 25) in alcune versioni antiche », Aevum. Rassegna di scienze storiche linguistiche e filologiche, 70 (1996), p. 21–36. Comme le fait remarquer Giulio Bartolocci dans sa Bibliotheca magna rabbinica, il serait plus juste de traduire le grec Philon par yadid (« ami », « favori ») ou par dod (« ami », « aimé »), plutôt que d’utiliser la forme composée Yedid-Yah, Philo-theos : G. Bartolocci, Bibliotheca magna rabbinica, 4 vol. in folio, Romae, Ex Typographia Sacrae Congregationis de Propaganda Fide, 1675–1693, t. IV, p. 347. 44 Pour un Juif, ce nom renvoie évidemment à Salomon. Pour louer la sagesse de son mécène Gilles de Viterbe, le grammairien Elie Lévita (1469–1549) compare ainsi celui-ci au sage Yedidyah : G. E. Weil, Elie Lévita humaniste et massorète (1469–1549), Leiden, Brill, 1963, p. 85. 45 Voir par exemple Juda Moscato, Qol Juda IV, p. 68, où l’on parle du « sage Yedidyah alexandrin nommé Philon ». 46 Cf. G. Miletto, Glauben und Wissen in Zeitalter der Reformation. Der Salomonische Tempel bei Abraham ben David Portaleone (1512–1612), Berlin-New York, W. Gruyter, 2004, p. 178. 47 Philon est également mentionné en tant que Yedidyah ha-Aleksandri dans un manuscrit (Parma 2209 [1410]) rédigé en Italie dans la première moitié du XVIIe siècle et contenant un commentaire anonyme à Job : cf. M. Beit-Harié, B. Richler, Hebrew Manuscripts in the Bibliotheca Palatina in Parma : catalogue, Jérusalem, Hebrew University of Jerusalem, 2001, p. 132.
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à deux yedidim : à la fois deux « amis » en tant que tenants de conceptions similaires, mais aussi deux figures de « bien-aimés » de Dieu que les Juifs se réapproprient sous le signe de la personnalité salomonienne48. Ainsi, bien que ces témoignages concernant la réception juive de Philon d’Alexandrie soient de quelques décennies postérieures aux Dialogues, leur apport peut s’avérer décisif pour dégager un arrièreplan du texte plus proche de la culture d’origine de leur auteur. Ces parallèles nous font penser qu’un Juif cultivé actif en Italie au début du XVIe siècle comme l’était Juda Abravanel devait déjà apprécier les résonances salomoniennes du prénom Philon. On pourrait alors imaginer, dans une version idéale des Dialogues en hébreu, une okhmah au contenu philosophique posant ses questions à un yadid/yedidyah amoureux d’elle49. Vus sous cet angle, les Dialogues pourraient s’assimiler à ces débats (viku im) entre des abstractions personnifiées, propres à l’ancienne littérature juive et grecque, dont parle Isaac Abravanel dans son Salut de son oint (1496) ; d’autant qu’Isaac évoque le cas de la Sagesse, à qui Salomon donne la parole dans le monologue de Proverbes, comme exemple biblique de cette pratique littéraire consistant à personnifier des entités supranaturelles (les cieux, les intellects et même Dieu) pour les faire discuter entre eux ou avec les hommes50.
48 « Et moi, j’ai traduit ce livre [i.e. les Dialogues] dans la langue sainte avec quelques passages des écrits de Rabbi Yedidyah [i.e. Philon] alexandrin, qui composa beaucoup de livres en grec. J’avais envisagé de publier ensemble ces deux amis [ yedidim] [. . .] mais on me les a volés, et je ne les ai plus revus » : cf. I. Sonne, « Traces des Dialogues d’amour » [en hébreu], cit., p. 289. 49 On pourrait dire que Yadid devient Yedid-Yah lorsque la providence divine ou la sagesse ( okhmah) s’unissent à lui ; dans la cabale et dans la tradition juive en générale, le nom divin Yah est en effet souvent associé à la sefirah okhmah : voir par exemple Abraham M. Cardozo, Selected Writings, éd. D. J. Halperin, New Jersey, 2001, p. 213. Pour le Talmud, Yedidyah serait un prénom composé de sacré et de profane : « Yedidyah se divise en deux parties : yadid—partie profane—et yah—partie sacrée » (TB, Pessa im, 117a). 50 « Les sages d’Israël avaient l’habitude de parler par énigmes et métaphores comme les prophètes ; et même les philosophes des temps anciens qui voulaient éclaircir une question faisaient ceci : il choisissaient de mettre en place un débat [vikua ] entre deux personnages connus depuis l’Antiquité comme s’ils se parlaient entre eux, en demandant et en répondant ; et même les sages [. . .] ont fait des histoires selon le schéma de celui qui demande et celui qui répond [. . .] ; jusqu’à que l’usage de composer des récits et des disputes s’étendît aussi aux cieux et aux intellects séparés et à Dieu, qu’Il soit bénit, comme s’ils discutaient entre eux et se répondaient, et cette façon de raconter était aussi celle des sages de mémoire bénite dans beaucoup de leurs récits [haggadot], et c’est la signification de ‘Et l’Eternel parla à Job’ [. . .] et ainsi Salomon, dont la sagesse prêche dans les rues (Prov. 1, 20), parla de beaucoup de choses dans cette manière sous le nom de la sagesse » (Isaac Abravanel, Yeshu‘ot Meshi o, Königsberg,
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Néanmoins, il ne s’agit pas ici de dévoiler les intentions cachées de Juda, opération à la fois risquée et stérile ; il n’est pas non plus question de « re-judaïser » a posteriori son ouvrage, ni d’en proposer une lecture « authentique »—tentation de tout interprète—que l’appartenance culturelle ou religieuse de l’auteur devrait, à elle seule, venir cautionner. Plus simplement, on voudrait s’interroger sur la valeur herméneutique de cette tonalité salomonienne que la réception juive des Dialogues fait apparaître. On a vu que l’œuvre de Juda ne peut pas être considérée comme un dialogue platonicien ; on n’y retrouve pas non plus la représentation de la femme véhiculée par les textes latins du Moyen Age. Difficilement réductible à d’autres modèles anciens ou médiévaux, cette conversation entre un savant juif et une philosophe étrangère qui l’interroge semble échapper à tout classement traditionnel. Au vu des choix opérés par les premiers lecteurs et traducteurs juifs des Dialogues, on est donc amené à se demander si la référence à la tradition exégétique et philosophique se rapportant à la figure de Salomon ne serait pas susceptible d’offrir sur ce point précis un nouvel angle d’approche. Or, il s’avère qu’une situation analogue à celle du dialogue entre Philon et Sophie est au cœur même de l’interprétation médiévale du Cantique, et se rattache également à un moment décisif de la légende salomonienne : nous voulons parler de la conversation entre le roi et la reine de Saba contenue dans le premier livre des Rois.
1861, p. 22a–b). On se souviendra que dans son dialogue cabalistico-philosophique entre un homme et une femme, Alemanno donne également la parole à la okhmah, qui introduit la conversation : cf. G. Scholem, « Quelques chapitres », cit., p. 273.
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ENTRE CANTIQUE ET LIVRE DES ROIS. LA RENCONTRE DE SALOMON AVEC LA REINE DE SABA : UN MODÈLE POUR LES DIALOGUES ? 1. Sibylle, démone et femme savante : les aléas d’une figure biblique Puisqu’elle était plutôt avisée et avait déjà très soigneusement prémédité les propositions qu’elle se préparait à lui faire—en désirant en même temps lui donner quelque accablante démonstration de sa science—, les sujets sur lesquels elle fonda et composa ses énigmes n’étaient pas courants et légers, mais ils étaient parmi les secrets les plus cachés qui sont renfermés dans les vertus et tempéraments des astres, des cieux, des éléments, des herbes, des oiseaux, des poissons et d’autres animaux dont notre Prince avait, comme nous l’avons vu, une profonde connaissance [. . .]. Et au passage, que l’on considère [. . .] le génie de cette Reine qui, en étant par ailleurs savante et ayant à la fois grand désir de connaître, était aussi, en tant que femme, très curieuse et presque importune dans ses recherches et voulait savoir le pourquoi de toute chose, sans fin1.
Bien qu’empreinte d’une pointe de misogynie, la plume du prolifique théologien jésuite Anton Maria Bonucci (1651–1728) ne tarit pas d’éloges à l’égard de la légendaire reine de Saba et de son profil intellectuel hors du commun. Cette présentation de la dame en « chercheuse » dont la science égale l’inextinguible curiosité pourrait tout aussi bien convenir à la Sophie des Dialogues, malgré le fait que ses questions dépassent les limites du monde naturel pour atteindre le domaine métaphysique, contrairement à celles qui sont attribuées
1 « Come ella era assai prudente ed aveva già premeditate con somma accuratezza le proposte, che si accingeva a fargli, bramando insieme di dargli qualche non lieve saggio di sua scienza ; così gli argomenti su’ quali fondò e compose i suoi Enimmi, non erano volgari e di poca sostanza, ma de’ segreti più nascosti che si racchiudono nelle virtù e indole degli Astri, de’ Cieli, degli Elementi, dell’Erbe, degli Alberi, degli Uccelli, de’ Pesci, e d’altri Animali, nella notizia de’ quali, come abiam visto sopra, fu versatissimo il nostro principe [. . .]. E quivi di passaggio si consideri da una parte il genio di questa Reina che essendo per altro savia, ed insieme avidissima d’imparare, era ancora, come Donna, curiosissima e quasi importuna in far ricerche e volea saper senza fine il perché di tutte le cose » (Anton Maria Bonucci, Il Salomone descritto in cento lezioni, Rome, Komarek, 1721, p. 29–30).
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à la reine dans ce passage. Tirée d’un ouvrage entièrement consacré à Salomon, la description de Bonucci vient clore une longue série de portraits littéraires et iconographiques de cette figure légendaire et de sa rencontre avec le roi Salomon, élaborée tout au long du Moyen Age et de la Renaissance. Il ne rentre pas dans notre propos de suivre tous les développements de ce motif biblique vite élevé au rang de légende, qui a sollicité l’imagination d’exégètes, de peintres, d’auteurs de théâtre, de philosophes et d’essayistes en tout genre2. Cependant, évaluer son éventuel rapport avec les Dialogues implique de le comprendre dans son évolution, du contexte sémitique ancien où le récit est né jusqu’à la popularité qu’il a connue dans les arts figuratifs, dans la littérature savante et dans le folklore de la Renaissance, en passant par sa réception dans la culture médiévale. Faute de pouvoir détailler ce parcours, nous ferons ponctuellement référence à quelques aspects de ce vaste corpus tout en focalisant notre analyse sur la tradition exégétique, juive et chrétienne, liée à cet épisode biblique. Si éloigné qu’il puisse paraître de la discussion entre Philon et Sophie, le récit du débat entre la reine et le roi pourrait en effet constituer l’archétype de la rencontre des Dialogues. Les différentes interprétations dont il a fait l’objet pendant des siècles peuvent par conséquent nous aider à vérifier la valeur de cette hypothèse interprétative, et éventuellement à en préciser les contours. Récapitulons d’abord les étapes fondamentales du récit tel qu’on le lit dans le premier livre des Rois (10, 1–13) ainsi que dans le passage parallèle des 2Chroniques (9, 1–12). D’après la Bible, au moment où la rencontre a lieu, le prestige politique et sacerdotal de Salomon est à son apogée. Le roi a reçu de Dieu la sagesse ( okhmah) sur le mont Gibéon et a consolidé ses alliances politiques grâce à son mariage avec la fille de Pharaon ; il s’apprête aussi à terminer les travaux de construction du Temple. C’est à ce moment qu’arrive à Jérusalem une reine savante et puissante qui règne sur une terre lointaine. Attirée par la renommée de la okhmah de Salomon, elle a entrepris ce voyage afin de vérifier personnellement ce qui lui a été raconté. C’est pour cette raison qu’elle soumet au roi une série d’énigmes ( iddot), qu’il résout sans peine aucune. Le récit se poursuit par sa visite des édifices que Salomon avait fait bâtir et de sa cour.
2 La bibliographie sur le sujet est considérable : seules seront ici signalées les contributions les plus directement liées à notre analyse.
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Emerveillée par la grande sagesse du roi et par la splendeur de son royaume, la reine de Saba reconnaît l’amour exclusif de Dieu pour le peuple juif et offre à Salomon de l’or, des aromates et des pierres précieuses. Celui-ci comble à son tour la visiteuse de tout ce qu’elle désire, avant qu’elle ne reparte vers son pays suivie de son cortège. Sobre mais suggestif, le récit passe sous silence des détails essentiels. En particulier, ne sont précisés ni le contenu de la conversation, ni la nature des désirs de la reine que Salomon satisfait3 ; les auteurs médiévaux s’évertueront d’ailleurs à remplir ces vides, comme nous le verrons par la suite. Mais même circonscrite à son noyau fondamental, la légende présente de remarquables analogies formelles avec la discussion entre Philon et Sophie. C’est surtout dans le motif de l’étrangère qui à la fois défie et cautionne par une série de questions la sapience d’un sage juif que l’on peut apprécier la proximité entre les deux situations. Comme le fait Salomon dans le livre des Rois, le juif Philon dans les Dialogues répond en effet aux sollicitations d’une savante non juive qui lui soumet tous ses doutes et dont l’entendement, quoique remarquable, reste cependant inférieur à celui de son interlocuteur. A cela s’ajoute, évidemment, la séduction exercée par cette dame à l’aura exotique : à peine perceptible dans le livre des Rois, celle-ci devient un élément central dans la littérature ultérieure, ce qui constitue un autre point de contact avec les Dialogues4. En ce sens, 3 « La reine de Saba instruite de la renommée que Salomon avait acquise sous les auspices de l’Eternel voulut l’éprouver en lui proposant des énigmes. Elle se rendit à Jérusalem avec une nombreuse suite de chameaux chargés d’aromates, d’or en très grande quantité, de pierres précieuses, arriva auprès de Salomon et lui exposa toutes ses pensées. Salomon satisfit à toutes ses questions ; pas un seul point qui fût obscur pour le roi et dont il ne lui donnât la solution. La reine de Saba, voyant toute la sagesse de Salomon, la maison qu’il avait édifiée, l’approvisionnement de sa table, la situation de ses officiers, la tenue et la fonctions de ses serviteurs, ses échansons et les sacrifices offerts par lui à l’Eternel, fut transportée d’admiration et dit au roi : ‘C’était donc vrai ce que j’ai entendu dire dans mon pays de tes discours et de ta sagesse ! Je ne croyais pas à ces propos, avant d’être venue ici et d’avoir vu de mes yeux ; or, on ne m’avait pas dit la moitié de ce qui est, ta science et ton mérite sont supérieurs à ta réputation [. . .]. Soit loué l’Eternel, ton Dieu, qui t’a pris en affection et placé sur le trône d’Israël ! Dans son amour constant pour ce peuple, il t’a fait droit pour que tu exerces le droit et la justice.’ Et elle fit présent au roi de cent vingt kikkar d’or, d’aromates en très grande quantité et de pierres précieuses [. . .]. A son tour, le roi Salomon donna à la reine de Saba tout ce qu’elle désirait et avait demandé, indépendamment des présents qu’il lui fit et qui furent digne de sa puissance royale. Elle s’en retourna alors dans son pays avec ses serviteurs » (1Rois 10, 1–13). 4 Dans le texte biblique, le caractère érotique de la rencontre est suggéré par certaines nuances linguistiques : C. R. Fontaine, « More Queenly Proverb Performance: The Queen of Sheba in Targum Esther Sheni », dans Wisdom, You Are my Sister : Studies
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la lecture « salomonienne » à laquelle invitent les traductions hébraïques du nom des interlocuteurs paraît répondre beaucoup mieux que d’autres au modèle dialogique spécifique mis en place par Juda : de ce point de vue, les Dialogues apparaissent non seulement admettre mais sans doute même exiger la référence au cadre offert par la rencontre biblique. Par ailleurs, ce rapprochement entre deux textes à première vue plutôt éloignés prend un tour moins surprenant si l’on considère l’importance que la tradition ancienne et médiévale accordait à la figure de la reine et à son entrevue avec le roi. En effet, il n’est sans doute pas de « femme étrangère » qui ait joui d’une renommée aussi éclatante que celle de cette dame énigmatique aux multiples facettes. Comme c’est aussi le cas pour Salomon, le personnage de la reine de Saba oscille entre histoire et mythe5. Ses origines relèvent sans doute de sources plus anciennes que la Bible, sources qu’il est pourtant difficile de définir plus précisément6. Elle a notamment le privilège d’apparaître dans les trois textes fondateurs des religions monothéistes, ce qui lui confère un prestige hors du commun. Le reine fait en effet une fugace apparition dans le Nouveau Testament, où Jésus l’évoque comme la « βασίλισσα νότου » qui viendra condamner lors du Jugement dernier la génération qui n’a pas su reconnaître le Messie7. Dans la Sourate 27 (14–44), le Coran la décrit en revanche comme une puissante adoratrice d’idoles, que Salomon saura vaincre et convertir à Allah, Seigneur de l’univers8. Ainsi sont amorcés deux des rôles
in Honour of Roland E. Murphy on the Occasion of his Eightieth Birthday, éd. M. L. Barré, Washington, The Catholic Biblical Association of America, 1997, p. 216–233. 5 Pour un status quaestionis autour de l’historicité de la figure de Salomon (et de David), voir P. Bordreuil, F. Briquet-Chatonnet, Les temps de la Bible, préface de J. Teixidor, Paris, Fayard, 2000, p. 13–18 et p. 221–247. 6 Dans ses lignes fondamentales, elle pourrait prendre corps dès l’Arabie préislamique : voir M. Arbach, « La reine de Saba entre légendes et réalité historique d’après les inscriptions sudarabiques préislamiques », Graphé, 11 (2002), p. 69–82. 7 « La reine du Midi se lèvera lors du Jugement avec cette génération et elle la condamnera, car elle vint des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici plus que Salomon » (Mt. 12, 42, traduction de la Bible de Jérusalem) ; voir aussi le passage parallèle dans Lc. 11, 31. 8 « Les armées de Salomon, composées de Djinns, d’hommes et d’oiseaux furent rassemblées et placées en rang [. . .]. Salomon passa en revue les oiseaux, puis il dit : ‘Pourquoi n’ai-je pas vu la huppe ? Serait-elle absente ? Je la châtierai d’un cruel châtiment ou bien je l’égorgerai, à moins qu’elle ne me présente une bonne excuse’. Celle-ci revint peu de temps après et elle dit : ‘Je connais quelque chose que tu ne connais pas ! Je t’apporte une nouvelle certaine des Saba. J’y ai trouvé une femme : elle règne sur eux, elle est comblée de tous les biens, et elle possède un trône immense. Je l’ai trouvé, elle et son peuple, se prosternant devant le soleil et non pas devant Dieu. Le Démon
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majeurs que le Moyen Age assignera à la « Dame du Midi » : d’un côté, prophétesse et Sibylle annonciatrice du Christ, associée dans l’iconographie aux Rois mages9 ; de l’autre, figure de la gentilité idolâtre qui menace et séduit le sage représentant de la vraie religion. La première dimension symbolique trouve son expression la plus accomplie dans la Légende de la Croix. Transmise dans plusieurs variantes et « canonisée » par son insertion dans la Légende dorée de Jacques de Voragine, cette transposition a été rendue célèbre par la magnifique illustration qu’en fit Piero della Francesca dans les fresques de San Francesco, à Arezzo. D’après cette légende, au moment de la rencontre avec le roi, la reine, ayant à franchir le Cédron—ou, selon d’autres versions, un lac—aurait reconnu dans le pont la poutre qui devait être utilisée pour la construction de la croix de Jésus et se serait refusée à marcher dessus. Dans cette lecture, qui opère une redistribution des rôles modifiant la situation originale, la reine devient le porte-parole d’une chrétienté projetée dans les temps bibliques, alors que Salomon
a embelli leurs actions à leurs propres yeux ; il les a écartés du chemin droit ; ils ne sont pas dirigés. Pourquoi ne se prosternent-ils pas devant Dieu qui met au grand jour ce qui est caché dans les cieux et sur la terre, qui sait ce que vous dissimulez et ce que vous divulguerez ? Dieu !. . . Il n’y a de Dieu que lui !. . . Il est le Seigneur du Trône immense !’ Salomon dit : ‘Nous allons voir si tu dis la vérité ou si tu mens : pars avec ma lettre que voici ; lance-la aux Saba, puis, tiens-toi à l’écart, et attends leur réponse’. La reine dit : ‘Ô vous les chefs du peuple ! Une noble lettre m’a été lancée ; elle vient de Salomon ; la voici : “Au nom de Dieu ! Celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux ! Ne vous enorgueillissez pas devant moi ; venez à moi, soumis” ’ [. . .]. Lorsqu’elle fut arrivée, on lui dit : ‘Ton trône est-il ainsi ?’ Elle dit : ‘Il semble que ce soit lui. La Science nous a déjà été donnée et nous sommes soumis !’. Ce qu’elle adorait en dehors de Dieu l’avait égarée. Elle appartenait à un peuple incrédule. On lui dit : ‘Entre dans le palais !’ Lorsqu’elle l’aperçut, elle crut voir une pièce d’eau et elle découvrit ses jambes. Salomon dit : ‘C’est un palais dallé de cristal !’. Elle dit : ‘Mon Seigneur ! Je me suis fait tort à moi-même ; avec Salomon, je me soumets à Dieu, Seigneur des mondes’ » (Coran, Sourate 27 (14–44), trad. D. Masson). 9 Sur cette iconographie épiphanique de la reine, qui s’affirme notamment dans l’art gothique du XIIIe siècle, voir notamment A. Notter, « La reine de Saba : fortune d’une iconographie », Graphé, 11 (2002), p. 167–181. L’association avec les rois Mages est également attestée dans la littérature exégétique : cf. G. Lobrichon, « La Dame de Saba : interprétations médiévales d’une figure impossible », Graphé, 11 (2002), p. 101–122 : 100. La lecture christologique est présente à la Renaissance, par exemple dans le De harmonia mundi de Francesco Giorgi, pour qui la reine (« regina sapientia ») arriva de l’Arabie à Jérusalem « ad comprobandam sapientiam Salomonis » et « quamvis sapientes, meliorem quaesivit sapientiam in Ierosolymis, innuens quod lex sapientiae data in Arabia viguit maiori sapientia in Jerusalem, potissime quando completa et explicata est ab illo qui dixit : ‘Ecce plus quam Salomon hic’ » (Francisci Giorgii Venetii minoritanae familiae de harmonia mundi totius Cantica tria, Pariis, 1545, p. 160–161).
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est assimilé au juif mécréant, qui refuse de reconnaître en Jésus le messie issu de sa propre lignée10. Dans le foisonnement des réélaborations juives, judéo-chrétiennes et arabes qui vont intégrer, développer et transformer, parfois radicalement, les récits biblique et coranique, c’est pourtant le deuxième aspect qui semble généralement prédominer, c’est-à-dire l’assimilation de la reine à une magicienne ou à une créature démoniaque11. Le Targum du livre de Job ( Job 1, 15) atteste déjà de ce glissement, lorsqu’il traduit le mot « Saba »—désignant dans le contexte les Sabéens—par celui de « Lilith », nom d’un démon femelle destiné à rencontrer un grand succès dans la littérature magique et cabalistique médiévale. Le Testament de Salomon, un traité de démonologie remontant au IVe siècle, mentionne à son tour la reine en tant que redoutable magicienne qui rend hommage à la sagesse du roi12. Dans certains textes, elle est aussi associée aux démons par l’attribution d’un « pied velu », trait physique qui l’apparente aux se’irim (« velus ») et aux djiin, créatures sauvages et rebelles du désert qui peuplent la littérature sémitique ancienne13. Ainsi, dans le Targum sheni (VIIe/VIIIe siècles), un midrash tardif sur le livre d’Esther, la reine, une fois arrivée au palais du roi, prend à tort le brillant carrelage du sol pour de l’eau et enlève ses chaussures, révélant alors le détail peu charmant de la pilosité de ses jambes ainsi que sa véritable nature14. L’Alphabet de Ben Sira (VIIIe/IXe
10 Cf. M.-C. Gomez-Geraud, « La reine de Saba au rendez-vous de la Croix. Avatars typologiques du discours légendaire », Graphè , 11 (2002), p. 123–135. 11 La popularité du récit s’étend également au monde africain. La tradition éthiopienne y a recours dans le Kebra Nagast (env. XIVe siècle), qui contient une longue réélaboration de l’histoire de la rencontre entre Salomon et de la reine de Saba, dont l’union aurait donné naissance à Menelik, fondateur de la dynastie royale de la région : cf. E. Ullendorff, « The Queen of Sheba in Ethiopian Tradition », dans Solomon and Sheba, éd. J. B. Pritchard, Londres, Phaidon, 1974, p. 104–114 ; et J.-N. Pérès, « Jérusalem et Axoum ou la reine de Saba et l’arche de l’alliance. Mythe fondateur et traditions religieuses et politiques en Éthiopie », Graphé, 11 (2002), p. 45–59. Sur la diffusion de la légende dans le monde arabe, cf. W. Montgomery Watt, « The Queen of Sheba in Islamic Tradition », dans Solomon and Sheba, cit., p. 85–103. 12 « Saba, Reine du Sud, qui était une sorcière, vint avec beaucoup d’arrogance et se prosterna devant moi » : cf. J.-C. Haelewyck, « La reine de Saba et les apocryphes salomoniens. Testament de Salomon et Questions de la reine de Saba », Graphè, 11, 2002, p. 83–99 : 98. 13 C’est l’opinion d’André Chastel dans « La légende de la reine de Saba », dans Id., Fables, formes, figures, 2 vol., Paris, Flammarion, 2000 [1978], t. I, p. 61–101 : 80. 14 Ce midrash était lu et connu par Alemanno, qui y puise le récit concernant précisément la rencontre de Salomon et de la reine : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-
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siècles), un texte hébraïque assez populaire au Moyen Age, contient une autre élaboration sarcastique de ce même motif 15. L’épisode de la reine de Saba et de Salomon est ici introduit pour expliquer l’origine d’une technique d’épilation : la dame était en effet couverte de poils dont Salomon l’avait débarrassée avant de passer avec elle une nuit d’amour. Adoratrice du soleil qui dissimule des traits d’animalité sous une apparence séductrice, la reine devient la figure d’une altérité farouche et menaçante que le roi doit savoir maîtriser16. L’épilation que Salomon lui impose et la transformation subséquente d’une créature démonique en une femme civilisée peuvent aisément s’interpréter comme la capacité du Juif à interagir avec une culture étrangère afin de la dominer, de la modifier et, en définitive, de l’intégrer. C’est en tout cas en ce sens que la confrontation de Salomon avec la reine est le plus souvent interprétée dans les légendes populaires et la littérature cabalistique. Son aspect démoniaque est attesté tant par les récits populaires que par le Zohar, où elle apparaît aux côtés d’autres créatures féminines aux pouvoirs redoutables. Le folklore la décrit en train d’attirer des enfants juifs vers l’impureté et l’idolâtrie et l’assimile aussi à Hélène de Troie et à la Dame Vénus de la mythologie allemande, notamment en milieu ashkenazite17. Les cabalistes l’associent d’autre part à la figure de Lilith ou à celle de Na’amah qui, on l’a ma‘alot, p. 381–382 ; Isaac Abravanel s’en sert aussi dans son commentaire au livre des Rois : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474. 15 Cf. E. Yassif, Sippurey ben Sira, Jérusalem, Magnes Press, 1984, p. 217–218. Il est difficile de classer ce texte, qui reste aujourd’hui encore assez énigmatique. L’Alphabet est composé dans un style midrashique et raconte les vicissitudes du présumé prophète Ben Sira, de sa naissance jusqu’à son arrivée à la cour de Nabuchodonosor ; le roi babylonien l’interroge sur différents sujets et Ben Sira lui répond par vingt-deux récits, correspondant aux vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque. Sur la diffusion de ce texte dans la culture rabbinique médiévale voir Rabbinic Fantasies : Imaginative Narratives from Classical Hebrew Litterature, éd. D. Stern et M. J. Mirski, New Haven-Londres, Yale University Press, 1990, p. 46. 16 Il n’est peut-être pas anodin que le récit soit à son tour souvent évoqué dans des contextes conflictuels. Dans le Targum Sheni, l’épisode de la rencontre avec la reine est par exemple intégré à la relation entre Assuérus et Esther ; et dans l’Alphabet de Ben Sira, le cadre est celui de l’opposition entre Ben Sira et Nabuchodonosor, roi de Babylonie : cf. E. Yassif, The Hebrew Folktale : History, Genre, Meaning, translated from Hebrew by J. S. Teitelbaum, Bloomington, Indiana University Press, 1999, p. 282. Voir aussi, D. Stein, « A King, A Queen and the Riddle Between : Riddles and Interpretation in a Latter Midrashic Text », dans Untying the Knot : on Riddles and Other Enigmatic Modes, éd. G. Hasan-Rokem et D. D. Shulman, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 125–147. 17 Cf. J. Lassner, Demonizing the Queen of Sheba : Boundaries of Gender and Culture in Postbiblical Judaism and Medieval Islam, Chicago-Londres, The University of Chicago
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vu, est un des noms hébraïques possibles de la Sophie des Dialogues. La proximité de ces figures féminines avec le personnage de la reine de Saba apparaît dans le Zohar et dans les autres écrits de Moshe de Léon (env.1250–1305). Le cabaliste espagnol Joseph Angelino (début du XIVe siècle) identifie explicitement la reine à Lilith et affirme que ses énigmes seraient une répétition des paroles enchanteresses que la « première Eve » avait adressées à Adam18. Dans la perspective de ces textes, la rencontre avec l’étrangère constitue pour Salomon un vrai danger, mais lui fournit en même temps l’occasion de démontrer sa force et d’affirmer sa primauté sapientielle. D’autres lectures juives et judéo-chrétiennes anciennes et médiévales mettent en revanche l’accent sur le motif des énigmes. C’est le cas du Midrash du livre des Proverbes19 et du Midrash ha- efez20, mais aussi d’un apocryphe judéo-chrétien intitulé Questions de la reine de Saba, conservé en arménien et en syriaque. Ces écrits développent un contenu relatif aux questions posées par la reine, et sont donc tout particulièrement intéressants pour nous en tant qu’ils s’approchent de véritables textes dialogiques. Pour les midrashim, les iddot de la reine auraient porté sur différents sujets ayant trait à la sexualité et au corps, à l’identification
Press, 1993, p. 23–24 ; sur les références cabalistiques, voir G. Scholem, La kabbale. Une introduction : origine, thèmes et biographies, Paris, Cerf, 1998, p. 539–545. 18 Cf. ibidem. Certains exégètes médiévaux reprennent aussi le motif de l’ascendance davidique de Nabuchodonosor, via la reine de Saba, dont fait mention l’Alphabet de Ben Sira : voir entre autres l’opinion de Joseph Qara, qui voit dans la visite de la reine des implications méssianiques : cf. Mikra’ot Gedolot ‘Haketer’. KingsI&II, cit., p. 77 ; voir également J. Lassner, Demonizing the Queen of Sheba, cit., p. 23. D’autres exégètes affirment que la reine se serait en fait convertie au judaïsme afin de pouvoir épouser Salomon, pour revenir finalement à son ancien culte idolâtre quelques temps après avoir enfanté Nabuchodonosor : cf. L. H. Silberman, « The Queen of Sheba in Judaic Tradition », dans Solomon and Sheba, cit., p. 65–84 : 78. Voir aussi le passage suivant de Joseph de Hamadan : « Il est fait allusion au Temple qui a été bâti deux fois, une première fois par Salomon et la deuxième fois par Cyrus le Perse et à la fin, il a été détruit par eux deux : la première fois par Nabuchodonosor l’impie qui procède de la semence de Salomon et de la Reine de Saba » ( Rabbi Joseph de Hamadan, Fragment d’un commentaire sur la Genèse, cit., p. 66–67). A la Renaissance, on retrouve cette idée chez Gedalyah ibn Ya iah (Shalshelet ha-qabbalah, p. 231–232) et chez le talmudiste et cabaliste Azariah da Fano (’Asrah ma’amarot, Amsterdam, 1649, p. 113a). 19 Cf. Midrasch Mischlé (Midrash aux Proverbes), éd. S. Buber, Vilna, 1893, p. 40–44. Le texte est utilisé par le père de Juda dans l’exégèse du premier livre des Rois concernant la sagesse de Salomon : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 475. 20 Pour une étude détaillée des versions midrashiques citées, voir J. Lassner, Demonizing the Queen of Sheba, cit., p. 13–24 ; sur la diffusion de la légende dans la tradition biblique et post-biblique en milieu juif, voir également L. H. Silberman, « The Queen of Sheba in Judaic Tradition », cit.
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de figures bibliques et à la nature du cosmos et de Dieu. Les énigmes prennent ainsi tour à tour la forme de devinettes ou de demandes d’éclaircissement, comme c’est le cas surtout dans la version syriaque des Questions de la reine de Saba, où la femme pose au roi des questions philosophiques concernant les mouvements de la sphère céleste ou la nature de Dieu et de la sagesse dont, en tant qu’« étrangère », elle cherche notamment à établir si elle possède un caractère universel ou, au contraire, particulier21. Dans tout un autre contexte—l’Allemagne du XVIIe siècle—ce schéma narratif trouvera une application tout à fait originale : l’érudit alchimiste Michael Maier (1569–1622) prend en effet pour prétexte l’épisode biblique pour rédiger un curieux traité dialogique, la Septimana philosophica22. Dans cet ouvrage, rédigé sous forme d’une conversation entre Salomon et la reine—et accessoirement Hiram de Tyr—, le roi est censé répondre à des questions portant sur les phénomènes du monde naturel, que l’auteur considère comme un domaine privilégié de l’« occulta philosophia », seule science capable de révéler les structures les plus intimes de la création23. En général, cette littérature nous présente Salomon comme garant d’un ordre physique, ontologique, théologique et même social que la
21 Voir les trois questions suivantes : « 1) Quel est ton Dieu, à quoi ressemble-t-il ou à quoi peut-il être comparé ? 2) Comment cette sphère se meut-elle, vers la droite ou vers la gauche ? Et lorsque l’ensemble se meut, se meut-il de manière égale ou une partie en un sens et une partie dans l’autre ? 6) Notre sagesse et la vôtre, et celle de quiconque, est-elle unique ? Comment-est elle donnée ? De qui ? Ou bien le donneur qui la donne la divise-t-il et la donne-t-il à chacun selon son besoin ? » (cit. dans J.-C. Haelewyck, « La reine de Saba et les apocryphes salomoniens », cit., p. 93). 22 Michael Maier, Septimana philosophica qua Aenigmata aureola de omni naturae genere a Salomone Israëlitarum sapientissimo Rege, & Arabiæ Regina Saba nec non Hyramo Tyri Principe, sibi invicem in modo Colloquii proponuntur & enondatur, Francofurti, Typis Hartmanni Palthenii Sumptibus Lucæ Iennis, 1620. 23 Le colloque se poursuit sur sept jours, sur le modèle de la Genèse—et sans doute aussi de l’Heptaplus de Pic de la Mirandole—, en abordant des phénomènes naturels toujours plus complexes. Salomon introduit par ces mots le plan de l’ouvrage : « consititui hanc Septimanam nostro colloquio consecrare, per dies singulos ita ordinatam, ut a simplicioribus ad magis composita procedamus. Nam hoc ipso primo conventus die de Cœlo & Elementis singulis tractabimus. Secundo de compositis ex Elementis, at imperfecte mixtis, quæ meteora dicuntur. Tertio die de fossilibus ex terra petitis, inter quæ metalla sunt potiora. Quarto die de vegetabilibus quibuscunque. Quinto de animalibus brutis, seu sola sensitiva anima præditis. Sexto de homine rationali. Septimum sabbatum & Requiem celebrabimus meditatione super cœlestium & æternæ beatitudinis » (M. Maier, Septimana philosophica, p. 4). Maier justifie le choix des sujets retenus dans la discussion par l’idée que les opinions de Salomon en matière éthique et théologique étaient beaucoup trop éloignées de celles de la reine, tandis que la science naturelle constituait un terrain commun pour les deux : ibid., p. 2.
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reine essaie de défier ou d’examiner. Au cœur de ces récits se trouve le « motif des énigmes et des épreuves » sous-jacent à la péricope de 1Rois 10, 1–13 et qui est souvent associé dans la littérature ancienne, sémitique ou non, à une forme de compétition pour le pouvoir entre souverains24. Dans les midrashim en particulier, la visite de la reine à Salomon est souvent interprétée comme la tentative—ratée—de mettre en question l’autorité sapientielle d’Israël. Evidemment, ses interrogations nous renseignent aussi sur la sagesse que son interlocuteur était censé posséder, dans la mesure où ils en sont en quelque sorte un reflet. Mais l’élément de la compétition est toujours présent, tout comme la hiérarchie sapientielle qu’elle est censée réaffirmer : face à ces questions insidieuses et paradoxales, c’est Salomon qui, inspiré par Dieu, répond de manière à rétablir l’ordre rationnel, en restaurant une structure hiérarchique à laquelle la reine elle-même devra finalement se soumettre. Il existe également une lecture de l’épisode que l’on pourrait définir comme « humaniste » : elle privilégie la dimension savante de la rencontre, au détriment de l’élément de la rivalité et de la séduction. Cette lecture est déjà reconnaissable dans la réélaboration du récit contenue dans les Antiquités juives de Flavius Josèphe. Cette version insiste sur la « sagesse accomplie et admirable en toutes choses »25 dont fait preuve la reine qui « en ce temps-là régnait sur l’Egypte et l’Ethiopie »26 ; ce qui l’avait amenée à Jérusalem, c’était avant tout son désir de rencontrer Salomon et « d’éprouver sa sagesse en [ lui] proposant de résoudre des énigmes qui dépassaient son [i.e. celui de la reine] entendement »27. 24 Dans la littérature égyptienne et moyen-orientale, ces compétitions verbales à base de devinettes ou questions difficiles avaient pour but d’établir la prééminence d’un souverain (et de son dieu) sur un autre : voir A. Chastel, « La légende de la reine de Saba », cit., p. 80–87. Des échos d’un tel usage se retrouvent aussi dans la littérature rabbinique, comme c’est le cas de l’épisode d’Alexandre le Grand interrogeant les sages du Néguev (TB, Tamid, 316b) ou celui des sages d’Athènes qui posent des questions à Rabbi Joshua ben anania (TB, Bekhorot, 8b) ou même de l’Alphabet de Ben Sira, où le protagoniste est interrogé par Nabuchodonosor (et menacé de mort s’il ne répond pas) : dans ces textes, comme dans les Dialogues, celui qui pose des questions est étranger, alors que les Juifs sont ceux qui sont mis à l’épreuve et qui sont censés fournir les réponses. Ce type de cadre narratif est désigné par Yassif comme « Wisdom question » : cf. E. Yassif, « Pseudo Ben Sira and the ‘Wisdom Question’ Tradition in the Middle Ages », Fabula : Zeitschrift für Erzähalforschung/Journal of Folktale Studies/Revue d’Etudes sur les contes populaires, 23 (1982), p. 48–63 : 53. 25 Les Antiquités juives, Livres VIII et IX, établissement du texte, traduction et notes par E. Nodet, Paris, Cerf, 2005, p. 50. 26 Ibidem. 27 Ibidem.
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Elle voulait s’assurer « par l’expérience » que les informations qu’elle avait reçues étaient vraies, puisque, nous dit l’historien, le « ouï-dire [. . .] par nature peut colporter une fausse renommée et être démenti ensuite, car reposant entièrement sur les informateurs »28. Deux éléments nouveaux sont introduits ici pour caractériser la personnalité de la visiteuse : elle est à la fois poussée par le besoin de vérifier personnellement les informations reçues et animée par le désir de trouver des réponses à des problèmes qu’elle n’était pas en mesure de résoudre. Pour sa part, Salomon accueillit la visite de la reine « avec joie ; il se montra empressé en toutes choses, et résolut les problèmes proposés plus vite qu’on pouvait supposer, grâce à l’agilité de son esprit »29. La reine est frappée par la sagesse et la richesse du roi, qu’elle peut admirer également dans les bâtiments qu’il avait fait construire, dans la splendeur de sa cour et dans les services qu’il avait organisés au Temple, dont la beauté et l’ampleur l’impressionnent. Dépassée par cette vision, elle se rend finalement à l’évidence et reconnaît la grandeur et l’origine divine de la sagesse de Salomon30. Avant de repartir dans son pays, la reine donne à Salomon de l’argent, des pierres précieuses et des aromates ; à son tour le roi ne manque pas de montrer sa générosité envers la souveraine jusqu’à aller « au-devant de ses désirs intimes »31. Le texte de Flavius Josèphe eut une influence considérable au Moyen Age. Entre autres, ce passage inspirera à Boccace sa transposition de l’épisode dans le De Mulieribus Claris, où la reine est décrite sous les traits d’une femme puissante et cultivée, que le désir de rencontrer Salomon pousse à entreprendre un voyage depuis son
Ibidem. Ibid., p. 51. 30 « Elle s’émerveillait à l’extrême de voir cela chaque jour, et ne pouvant contenir l’impression que lui faisait ce spectacle, elle manifesta toute l’admiration qu’elle ressentait, et fut émue au point d’adresser au roi des paroles qui montraient que son jugement était submergé par ce qui vient d’être dit. ‘En vérité, ô roi, dit-elle, tout ce qui vient à la connaissance par ouï-dire est reçu avec défiance. Mais tes qualités, aussi bien celles que tu as en toi-même, je veux dire la sagesse et le discernement, que celles que la royauté t’a conférées, ce n’est pas une renommée mensongère qui nous en est parvenue, mais au contraire, quoique vraie, elle montrait une prospérité bien en deçà de ce que je vois maintenant, étant présente. En effet, la renommée cherchait seulement à persuader les oreilles, mais elle ne laissait pas connaître la valeur des choses autant que le font l’observation directe et la vision personnelle. Ainsi moimême, je n’étais pas convaincue par ce qui m’était rapporté, du fait de l’immensité et de la grandeur de ce que je cherchais à savoir, et maintenant je suis témoin de bien davantage que cela’ » (ibid., p. 51–52). 31 Ibidem. 28 29
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royaume jusqu’à Jérusalem. L’amour de la sagesse l’anime ; car elle est incitée avant tout par l’admiration, et non par l’intention de défier le roi ou de menacer son autorité32. Puisant à son tour à la source boccacienne, Christine de Pizan livrera aussi un récit de la rencontre où la reine fait figure de « femme d’une intelligence supérieure » qui « ayant entendu parler de la sagesse de Salomon [. . .] voulut aller le voir » et « quitta donc ce coin reculé du monde aux fins fonds de l’Orient ; laissant derrière elle son pays »33. La différence confessionnelle se voyant reléguée au second plan, c’est la conversation entre deux âmes nobles et sages qui est mise en exergue. Ces portraits de la reine de Saba en lettrée ou en philosophe ne semblent cependant pas influencer de manière sensible l’exégèse juive. Même l’interprétation de la rencontre élaborée par Isaac Abravanel dans son commentaire au livre des Rois (1493) insiste sur d’autres aspects, et notamment sur l’« altérité » culturelle et religieuse de la visiteuse, et ce malgré la familiarité d’Isaac avec le texte de Flavius Josèphe34. Abravanel intègre en effet l’épisode biblique dans une comparaison plus vaste entre d’un côté la sagesse salomonienne et de l’autre le savoir empirique des savants étrangers qui viennent lui rendre hommage à Jérusalem ; on aura bientôt l’occasion de revenir sur ce tableau exégétique. Mais il convient d’ores et déjà d’observer que, dans la lecture d’Isaac, la reine païenne est la représentante d’un savoir inférieur—humain et philosophique—qui se tourne vers une sagesse d’ordre supérieure—la sagesse ( okhmah) d’origine divine du roi d’Israël—pour trouver la solution à toutes ses questions. En l’occurrence, il s’agit de questions d’ordre politique et moral. Selon Abravanel, c’est sur ces sujets qu’elle aurait sollicité le roi pour en être instruite, à l’instar d’autres savants étrangers attirés par la renommée de la sagesse de Salomon. D’autre part, la rencontre démontre une fois de plus les capacités surnaturelles de Salomon, qui aurait deviné les questions de la reine de façon miraculeuse, sans qu’elle ait prononcé un seul mot35. Le caractère divin de la sagesse juive par rapport à la 32 Voir Giovanni Boccaccio, De mulieribus claris, dans Tutte le opere di Giovanni Boccaccio, éd. V. Branca, Milan, Mondadori, 1967, vol. X, p. 182–184. 33 Christine de Pizan, La cité des Dames, traduction et présentation par T. Moreau et E. Hicks, Stock, s. l., 1992 [1986], p. 133–134 ; le récit se termine avec une référence à la légende de la Croix. 34 Voir infra, p. 222, note 18. 35 « [La reine de Saba] vint ‘l’éprouver en lui proposant des énigmes’ (1Rois 10, 1), à savoir vint voir si le contenu de sa sagesse était divin ou bien naturel, de façon à
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sagesse païenne est ainsi davantage souligné : Salomon prouve en effet sa supériorité en devinant non seulement les réponses, mais les questions même que la reine de Saba avait l’intention de lui poser36. La présence de la reine de Saba dans la littérature médiévale et renaissante constitue un sujet inépuisable. Néanmoins, il n’est peutêtre pas inutile de dresser un bilan partiel en mettant en parallèle quelques caractéristiques de Sophie et les éléments qui ressortent de ce premier survol. Comme la reine du texte biblique, Sophie est une « femme étrangère » qui rencontre un Juif pour interroger sa sagesse. En outre, à l’égal de la reine de la tradition cabalistique, elle exerce en vertu de cette « altérité » une fascination, même si sa nature n’est jamais ouvertement assimilée à celle d’une sorcière ou d’une démone37.
le vérifier à travers les questions qu’elle lui aurait posées telles qu’elles étaient dans sa pensée. Ainsi, si l’esprit divin l’avait inspiré, [Salomon] aurait compris l’énigme et l’aurait interprété et rien ne lui aurait été caché ; et si, au contraire, il n’avait pas réussi à dévoiler la signification de l’énigme, il aurait montré que sa sagesse était humaine et non divine. ‘Elle lui exposa toutes ses pensées’ (1Rois 10, 2), c’est à dire les énigmes qu’elle avait méditées et que personne ne connaissait car elles étaient dans sa pensée et sa bouche ne les avait jamais révélées. ‘Salomon satisfit à toutes ses questions’ (1Rois 10, 3), c’est-à-dire qu’il éclaircit l’intention de ces énigmes selon ce qu’il y avait dans le cœur et dans la pensée de la reine ; ‘pas un seul point qui fût obscur pour le roi et dont il ne lui donnât la solution’ (ibid.), c’est-à-dire qu’elle ne lui demanda rien dont il ne déclarait l’intention et la signification et à cause de cela elle vit la sagesse de Salomon » (Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 541). 36 Si les enseignements explicites que le roi dispense portent sur l’art de gouverner et sur l’administration de l’Etat et de la famille, son activité pédagogique se déploie aussi d’une manière indirecte. En effet, en contemplant le palais, la hiérarchie des serviteurs et l’activité des ministres et des administrateurs du roi, la reine contemple aussi les degrés de son okhmah, saisissant dans l’ordre mondain les traces de la sagesse insufflée par Dieu dans l’intellect du roi d’Israël. Le point de départ de cette lecture est le passage de 1Rois 10, 4–5, qui associe déjà le motif de la reconnaissance de la sagesse de Salomon de la part de la reine et celui de la visite de la maison que le roi avait construite : J. Vermeylen, « La visite de la reine de Saba à Salomon. Une lecture de 1Rois 10, 1–13 », Graphé, 11 (2002), p. 11–28 : 15. Il s’agit d’un élément exégétique que l’on retrouve aussi dans d’autres textes. Flavius Josèphe l’amorce déjà dans sa paraphrase de l’épisode biblique contenue dans les Antiquités juives : « Mais elle fut stupéfaite de la sagesse de Salomon quand elle réalisa à quel point elle était exceptionnelle, et à quel point la réalité dépassait la réputation. Elle admira aussi particulièrement le palais pour sa beauté et son ampleur non moins que pour l’agencement du bâtiment : en cela aussi elle voyait l’immense sagesse du roi » ( Flavius Josèphe, IV, Les Antiquités juives, p. 51). On en retrouve également la trace chez Yo anan Alemanno, dans son commentaire du Cantique : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 417. 37 Elle est toutefois définie par Philon comme la « déesse [dea] de mon désir » (Dialogues, p. 249 ; Dialoghi, III, 2b), une appellation plutôt bizarre dans la bouche d’un Juif. La version hébraïque traduit « dea » par megamah (« orientation », « direction », « but »). Ce terme est un hapax biblique (Hab. 1, 9) qui désigne les armées babyloniennes assoiffées de conquête, instrument du châtiment que Dieu va infliger à son peuple
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Comme c’est le cas pour la reine des midrashim ou des textes de la tradition judéo-chrétienne ou même de la Septimana philosophica de Maier, elle pose des questions philosophiques touchant au monde naturel, à la cosmologie et à la nature de la divinité. Par ailleurs, tout comme la reine de Flavius Josèphe, Sophie est d’avis que son interlocuteur possède un intellect supérieur au sien et se fie à son « expérience ». Enfin, à l’instar de la reine chez Isaac Abravanel, Sophie profite de la vocation pédagogique de son interlocuteur, qui le pousse à dispenser ses enseignements aux savants païens venus lui rendre hommage. A ce propos, il n’est pas sans intérêt de mentionner les considérations de Shemaryah ben Elie Iqriti (1275–1355), un médecin juif à la cour d’Anjou de Naples, qui affirme dans son commentaire sur le Cantique que Salomon ne peut pas atteindre la béatitude avant d’avoir accompli une mission éducative consistant à diffuser et à enseigner la sagesse aux autres peuples ; d’autant que l’exemple que Shemaryah évoque est précisément celui de la rencontre avec la reine de Saba38. La concordance de ces motifs tirés de la littérature médiévale avec les traits propres à la personnalité de Sophie donne indubitablement à réfléchir. On pourrait multiplier à loisir ces analogies en explorant la production artistique et littéraire des XVIe et XVIIe siècles, qui exploite de manière encore plus systématique le motif de la rencontre entre le roi et la reine : mis au service de la cause catholique ou réformée, ou de la consécration d’alliances politiques entre deux Etats, ou encore de la représentation de deux conceptions rivales mais conciliables du savoir, ce thème fera son apparition chez les écrivains de l’Espagne du siglo de oro39, dans l’Angleterre élisabéthaine et, bien sûr, dans l’art italien, notamment à Florence, à Ferrare et à Venise40. A défaut de infidèle. S’agit-il d’une autre indication concernant le statut de Sophie d’après le traducteur ? Il faut cependant signaler que le terme était utilisé également en relation au désir pour Dieu : cf. David Qimhi, Sefer Tehilim ‘im perusho ha-’arok shel R. David Qim i, Tel Aviv, 1946, p. 58. 38 Cf. G. Vajda, L’amour de Dieu, cit., p. 245. 39 En Espagne, la légende donne lieu en particulier à des adaptations théâtrales, telles La Sibila del Oriente y gran regina de Sabà de Calderón de la Barca (1600–1688). La floraison d’une dramaturgie d’inspiration biblique qui caractérise l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles, et notamment la production des nouveaux chrétiens, compte parmi ses sujets préférés les vicissitudes de Salomon avec les femmes ; la Farsa de Salomon de Diego Sánchez, qui met en scène l’épisode du jugement de Salomon et des deux prostituées, en est un exemple : cf. F. Cazal, Dramaturgia y reescritura : el teatro de Diego Sánchez de Badajoz, Toulouse-Le Mirail, Presses universitaires du Mirail, 2001, p. 271–295. 40 On se souviendra notamment du bas-relief de Ghiberti sur le portail du baptistère de Florence célébrant, dans la rencontre entre le roi et le reine, la réconciliation
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suivre les innombrables trajets iconographiques ou littéraires du récit à la Renaissance, nous voudrions nous pencher sur un aspect de sa réception que nous avons délibérément laissé de côté, et qui constitue pourtant un tournant fondamental de l’interprétation liant le yadid et la okhmah de la réception hébraïque des Dialogues au Salomon et à la reine de Saba de la Bible : nous voulons parler de la manière dont l’épisode de la rencontre a été intégré dans l’exégèse du Cantique des Cantiques au Moyen Age et à la Renaissance. 2. La lecture origénienne de 1Rois 10–13 et le Cantique des Cantiques « S’il faut toujours », affirme André Chastel, « pour rejoindre quelque image médiévale, saisir le symbole sur lequel en définitive elle repose, on admettra aisément que la clef de la transformation ancienne de la légende de la reine de Saba est dans le Cantique des Cantiques »41. C’est en effet aux interprétations du Cantique que l’on doit la superposition entre la reine et la Sulamite qui confère à la péricope biblique une signification théologique, voire eschatologique. Ainsi, pour Isidore de Séville (env. 530–636), Bède le Vénérable (env. 672–735) et Raban Maure (m. 856), la reine de Saba représente l’Épouse mystique qui siège à côté du Christ/Salomon, et qui est aussi associée à l’Eglise des nations qui a su accueillir son message salvifique42. C’est cette interprétation que l’on retrouve le plus souvent illustrée dans la sculpture médiévale, et notamment sur les portails des églises gothiques où les statues de la reine et du roi trônent à côté l’une de l’autre43. Mais le rapprochement demeure pertinent même à la Renaissance, au point que l’augustinien Alfonso de Orozco (1500–1591) choisit d’intituler son commentaire du Cantique : Historia de la Reyna de Saba, quando disputo
des Églises romaine et grecque espérée par Ambrogio Traversari au cours du Concile de 1438–1441 : cf. A. Notter, « La reine de Saba : fortune d’une iconographie », cit. Mais le motif est présent également à Ferrare dans la seconde moitié du XVe siècle, notamment parmi les disciples de Francesco del Cossa : cf. Cosmé Tura e Francesco del Cossa. L’arte a Ferrara ell’étà di Borso d’Este [Catalogue de l’exposition], Ferrara, Palazzo dei Diamanti. Palazzo Schifanoia, 23 settembre 2007– 6 gennaio 2008, Ferrare, 2007, p. 462–463. 41 A. Chastel, « Le légende de la reine de Saba », cit., p. 91. 42 G. Lobrichon, « La Dame de Saba : interprétations médiévales d’une figure impossible », cit., p. 107. 43 Voir A. Chastel, « La rencontre de Salomon et de la reine de Saba dans l’iconographie médiévale », dans ID., Fables, formes, figures, cit., p. 103–122.
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con el Rey Salomon en Hierusalem : en la qual se declara como cada vn Christiano ha de seruir y adorar al Rey de los Reyes Iesu Christo nuestro Señor44. Bien qu’elle traverse toute la culture chrétienne médiévale, la référence à l’épisode du livre des Rois s’impose comme centrale pour la compréhension du Cantique tout particulièrement à la faveur d’un texte sur lequel on aura l’occasion de revenir : l’Expositio super Cantica Canticorum d’Origène, dont l’influence rayonnera sur toute l’exégèse latine jusqu’à la Renaissance, malgré la condamnation pour hérésie qui frappa son auteur. Origène lit dans le récit biblique de la rencontre une allégorie représentant la conversion de la communauté païenne— la reine de Saba—à la vérité du Christ, qui serait évoqué dans la figure de Salomon. Il introduit cette interprétation en relation à Cantique 1, 445 (« nigra sum sed formonsa filiae Hierusalem sicut tabernacula Cedar sicut pelles Salomonis » dans le latin de Jérôme) ; la femme « noire mais belle » dont parle le verset et la reine de Saba, originaire de l’Ethiopie, sont la manifestation d’une même figure de femme idolâtre destinée à un parcours de conversion dont le Cantique est la représentation. D’après Origène, ce livre porterait en effet sur la purification et l’adhésion de la païenne à la foi véritable, à la suite de sa rencontre avec le Christ/ Salomon, siège du logos, la sagesse même de Dieu. Le commentaire tisse ainsi un lien direct entre l’épisode relaté dans le livre des Rois et la condition de l’aimée dans le Cantique : l’étrangère et pécheresse qui arrive à Jérusalem pour défier l’autorité salomonienne renvoie à la Sulamite du Cantique, les deux figures féminines représentant à la fois la communauté des croyants et l’âme individuelle qui serait enfin purifiée par l’amour46. Ce mouvement exégétique instauré entre les
44 Cf. M. Engammare, Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Le Cantique des Cantiques à la Renaissance, étude et bibliographie, Genève, Droz, 1993, p. 113. 45 Cant. 1, 5 dans la version hébraïque. 46 Pour un survol concernant les interprétations patristiques voir C. Munier, « La reine de Saba dans la littérature juive et chrétienne des premiers siècles », dans Rois et reines de la Bible au miroir des Pères (Cahiers de Biblia Patristica 6), éd. P. Maraval, Strasbourg, Université Marc Bloch, 1999, p. 75–103. L’interprétation du Cantique comme un itinéraire de purification de l’âme identifiée à une femme prostituée et idolâtre est aussi au cœur d’autres exégèses médiévales, et tout particulièrement de celle de Nil d’Ancyre qui fait ainsi parler la « nigra sed pulchra » de Cant. 1, 4 : « Car même s’il vous semble que je suis noire maintenant parce que je porte quelques signes de ma première condition et que j’ai, survolant mon apparence, une sorte de brouillard, comme celui qui vient du graillon des idoles, sachez pourtant que comme dans une tente, sous ma peau d’éthiopienne, a été révélée une extraordinaire beauté qui resplendira dans le bain nuptial » (Nil d’Ancyre, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, Paris, Cerf, 1994, p. 153) ; une lecture analogue est présente dans le commentaire de Guillaume de
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deux textes bibliques, qui lit en filigrane, dans l’ascension de l’aimée du Cantique, la conversion de la gentilité à la révélation chrétienne, n’est pas sans rappeler, mutatis mutandis, la situation mise en place dans les Dialogues. Cela ne doit pas pour autant nous empêcher de relever une différence majeure, car chez Origène et ses épigones, la reine/ Sulamite destinée à devenir l’Epouse n’est pas tant l’objet de l’amour du Christ/Salomon que le sujet actif d’un amour pour celui-ci. Ce n’est pas le cas dans les Dialogues, où Sophie est la destinataire de la passion amoureuse de Philon, son avancée intellectuelle découlant de l’investissement pédagogique de son interlocuteur. Reste que la manière dont Origène décrit la confrontation entre la reine et Salomon ainsi que leurs rôles respectifs offre de remarquables correspondances avec le modèle dialogique proposé par Juda Abravanel. Dans le texte d’Origène, la reine est en effet explicitement associée à la philosophie, la science païenne qui, contrainte par ses limites « structurelles », vient défier la sagesse salomonienne et finit par lui rendre hommage. C’est une configuration qui revient aussi dans le commentaire d’Isaac Abravanel que nous avons cité, mais tandis que chez Isaac les compétences philosophiques de la reine portent uniquement sur l’éthique et sur la politique, elles prennent chez Origène une dimension plus générale : Elle vient donc elle aussi, ou mieux, selon la figure qu’elle représente, l’Eglise vient « des nations » pour entendre « la sagesse de Salomon » véritable et du Pacifique véritable, notre Seigneur Jésus Christ. Elle vient elle aussi « l’éprouver » d’abord « par des énigmes et des questions » qui lui semblaient auparavant insolubles [tentans eum per enigmata et questiones, quae ei prius insolubiles videbantur] ; et lui-même traite de la connaissance du vrai Dieu et des créatures du monde, ou de l’immortalité de l’âme et du jugement futur, choses qui pour elle et pour ses docteurs, à savoir les philosophes païens, demeureraient toujours incertaines et douteuses
Saint-Thierry (1075–1148), d’après qui l’aimée du Cantique serait l’épouse égyptienne de Salomon (1Rois 3,1), allégorie de l’âme individuelle dans son ascension purificatrice vers Dieu : Guillelmi a sancto Theodorico Opera Omnia Pars II : Expositio super Cantica Canticorum, cura et studio P. Verdeyen, S. J., Turnholti, Typographi Brepols Editores Pontificii, 1997, p. 23–24. Il est aussi intéressant de mentionner le recours au topos dans ce monument de la littérature érotique médiévale que sont les Lettres d’Abélard et Héloïse, où la transformation de la « noire mais belle » du Cantique est assimilée à la fois au changement de condition d’Héloïse, de concubine à Epouse du Christ, et à la purification de son âme : cf. Lettres d’Abélard et Héloïse, texte établi et annoté par E. Hicks et T. Moreau, préface de M. Zink, introduction de J.-Y. Tilliette, Paris, Le livre de poche, 2007, p. 191–197.
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chapitre v [quod apud eam et apud doctores eius, gentiles duntaxat philosophos, incertum semper aut dubium manebat, absolvitur]47.
Philosophe aux prises avec des questions insolubles, la reine vient donc se faire instruire par Salomon sur des sujets qui échappent à sa compréhension : il s’agit du même schéma que dans les Dialogues. Néanmoins, la proximité avec la situation décrite dans ce passage et celle mise en place par Juda Abravanel n’est pas uniquement formelle. On a remarqué que les questions que Sophie pose à Philon sont des dubbi qui attendent des soluzioni, en montrant comment ces deux expressions sont au cœur du dispositif dialogique des Dialogues48. D’autre part, d’un point de vue strictement étymologique, les doutes de Sophie n’ont aucun lien direct avec les « énigmes » (en hébreu iddot, enigmata dans la version de Jérôme) attribués à la reine dans le texte biblique. A cet égard, la connexion entre Sophie et la figure de la reine semblerait donc s’avérer assez fragile, voire aléatoire. Or, le commentaire d’Origène peut précisément nous offrir une médiation textuelle pour résoudre cette difficulté. En parlant du défi sapientiel entre la reine et le roi, Origène utilise en effet la terminologie que l’on retrouve dans les Dialogues, et qui identifie de manière précise le rôle respectif des deux interlocuteurs : Sophie/Reine de Saba comme celle qui expose ses doutes, et Philon/Salomon comme celui qui les résout. Cette précision terminologique est absente d’autres textes qui auraient pourtant pu fournir des repères importants à Juda, et notamment du commentaire au livre des Rois de son père. En revanche, l’idée est explicitement évoquée dans l’Expositio super Canticam Canticorum. Ainsi, de même que Philon procure à la philosophe étrangère la solutione à ses dubbi, de même le Salomon du commentaire origénien « absolvit » ce que pour la reine de Saba et pour ses « doctores gentiles » était toujours resté « incertum aut dubium ». Dans la lecture origénienne, la reine de Saba—à savoir la communauté des païens—arrive donc à Jérusalem en philosophe munie de vastes connaissances ainsi que de questions auxquelles ni elle-même ni les savants (doctores gentiles) qui l’entouraient n’avaient su trouver de réponses. Ces questions concernaient notamment la connaissance de la divinité et du monde créé et le problème de l’immortalité de l’âme et de la fin des temps. Dans cette visite se réunissent ainsi à la fois le défi et l’adhésion finale au christianisme de la part de la
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Origène, Commentaire sur le Cantique de Cantiques, cit., t. I, p. 276–277. Cf. supra, p. 70–71.
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culture philosophique grecque49. Les dons de la reine deviennent par conséquent des éléments propédeutiques à la foi (les bonnes œuvres, les sciences rationnelles et les bonnes mœurs)50 ; et sa conversation avec Salomon s’achève sur sa reconnaissance de l’infériorité de son savoir, qui se borne à une recherche humaine et riche d’incertitudes et de perplexités. On rejoint ici un autre topos exégétique médiéval, dont l’origine remonte également à Origène. Il s’agit de l’image de la « captiva gentilis », la belle femme de souche non juive de Deut. 21, 10–14, qui représentait la culture grecque et romaine aux yeux des commentateurs médiévaux. Jérôme, Isidore ou Raban Maure voyaient dans cet épisode un exemple de la conduite qu’il fallait adopter face à l’héritage culturel païen : de même que l’israélite n’avait le droit d’épouser la femme étrangère qu’à condition de la raser et de lui couper les ongles, de même le chrétien se devait d’utiliser la rhétorique, la poésie ou bien la philosophie une fois seulement qu’elles auraient été purgées de toute souillure et de tout élément délétère51. Même si la « purification »
On retrouve une approche analogue chez l’exégète siénnois Pietro de’ Rossi, un auteur actif vers la moitié du XVe siècle. En dédicaçant à Bessarion son commentaire des Proverbes, de’ Rossi n’hésite pas à déclarer que « si voletis libros Salomonis aspicere, clarius perspicetis nihil in eis ex Aristotele defuisse, quippe Sanctus Spiritus per Salomonem multo ante praescripsit quaecumque post eum Aristoteles indagavit » (G. Fioravanti, « Pietro de’ Rossi. Bibbia e Aristotele nella Siena del ‘400 », dans Id., Università e città : cultura umanistica e cultura scolastica a Siena nel ‘400, Florence, Olschki, 1981, p. 57–127 : 59). De’ Rossi interprète également 1Rois, 5 de manière allégorique : les chevaux du roi seraient ainsi des prédicateurs envoyés par le Christ/Salomon dans le monde, alors que les bois de cèdre et les experts envoyés par Hiram représentent la conversion de la gentilitas envoyant à Christ/Salomon « viros in saeculo claros et philosophos ad veram sapientiam conversos, qualis fuit apostolorum temporibus Dionysius Areopagita » (ibid., 58). 50 « Elle vient donc ‘à Jérusalem’, c’est-à-dire à la Vision de paix, avec une multitude et ‘en grand apparat’ ; car elle ne vient pas avec une seule nation, comme jadis la synagogue qui eut les seuls Hébreux, mais avec des nations du monde entier, apportant aussi des présents dignes du Christ ‘les odeurs suaves des parfums’ à savoir les bonnes œuvres qui montent vers Dieu ‘en agréable odeur’. De plus, elle vient chargée ‘d’or’, sans nul doute les pensées et les enseignements rationnels que, n’ayant pas encore la foi, elle avait recueillis par une instruction scolaire commune. Elle offrit également ‘des pierres précieuses’ que nous pouvons comprendre comme les parures des mœurs [sensibus sine dubio et rationabilibus disciplinis, quas ante fidem adhuc ex communi hac et scholari eruditione collegerat. Detulit etiam ‘lapidem pretiosum’ quae ornamenta morum possumus intelligere] » (Origène, Commentaire sur le Cantique de Cantiques, cit., t. I, p. 276–277). 51 L’image constitue un véritable topos rhétorique dans les débats médiévaux, au point d’être évoquée dans la lettre Ab Aegyptiis argentea que Grégoire IX adresse aux théologiens du studium de Paris, les exhortant à dominer la philosophie, science mondaine : voir H. De Lubac, Exégèse médiévale, t. I, p. 291–304 ; voir aussi, sur la 49
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de la reine de Saba ne se réalise pas dans un contexte aussi agonistique que celui de la captiva, il s’agit toujours d’un épisode touchant à la confrontation entre culture chrétienne et culture étrangère, se terminant par le triomphe de la première et par son appropriation des éléments provenant de la culture dominée52. D’autre part, on a vu que certains récits juifs concernant la rencontre entre Salomon et la reine de Saba présentaient le motif de l’« épilation » que le roi aurait imposée à la femme avant de s’unir à elle. Il s’agissait, pour les Juifs comme pour les chrétiens, de déceler dans le récit de la rencontre un exemplum capable de représenter à la fois la soumission de la culture étrangère et la possibilité de son assimilation. Les enjeux, on le voit, sont identiques à ceux que l’on a détectés dans le tête-à-tête des Dialogues. La lecture origiénienne qui assimile l’« étrangère » du récit biblique à la philosophie, science des doutes dont le croyant peut se servir à condition de l’épurer de toute trace
présence du thème dans la littérature rabbinique, D. Stern, « The Captive Woman. Hellenization, Greco-Roman Erotic Narrative, and Rabbinic Literature », Poetics Today, 19 (1998), p. 91–127. 52 Pour Origène, la philosophie grecque pouvait faire partie de la formation intellectuelle d’un chrétien à condition qu’elle soit purifiée de tout élément impur et nuisible à la véritable foi ; c’est à cette idée que fait référence son interprétation du passage du Lévitique concernant la possibilité, pour un Juif, d’épouser une étrangère : « Mais en vérité moi aussi je suis souvent parti à la guerre contre mes ennemis, et j’ai vu là, dans le butin, ‘une femme de belle tournure’. En effet, tout ce que nous trouvons exprimé de bon et de raisonnable chez nos ennemis, si nous lisons chez eux quelque sentence notée avec sagesse et science, c’est notre devoir de le purifier, de l’arracher à la science qui a cours chez eux, et de couper tout ce qui est mort et inutile—ce que sont tous les cheveux de la tête et les ongles de la femme capturée parmi les dépouilles de l’ennemi—et à cette condition de faire d’elle notre épouse, quand elle n’aura plus rien de ce qui est dit mort par suite d’infidélité : qu’elle n’ait rien de mort sur la tête, rien aux mains, en sorte que, ni dans ses pensées, ni dans ses actes, elle ne produise quelque chose d’impur ou de mort. Car les femmes de nos ennemis n’ont rien de pur, parce qu’il n’y a chez eux point de sagesse à laquelle ne soit mêlée quelque impureté » (ORIGÈNE, Homélies sur le Lévitique, 2 vol., éd. M. BORRET, Paris, Cerf, 1981, t. I, p. 347–349). Le motif aura une diffusion importante dans l’exégèse latine médiévale : cf. H. DE LUBAC, L’exégèse médiévale, cit., t. I, p. 291–304. Il est également présent dans l’une des sources des Dialogues, les Genealogiae deorum gentilium de Boccace, où l’auteur l’utilise pour justifier son recours aux récits de la mythologie classique : « Si igitur epistulas, si volumina Ieronimi, si hanc eandem, quam producunt in testem, seu cuius autoritate damnatos poetas volunt, studiose legissent, invenissent profecto verbum hoc a Ieronimo declaratum, et eius sensum appositum, atque obiectionem, quam faciunt, esse solutam, et potissime ex figura mulieris captive, raso capite, deposita veste, resectis unguibus et pilis ablatis, Israelite matrimonio copulande » (Giovanni Boccaccio, Genealogie Deorum Gentilium, éd. V. Romano, Bari, 1951, p. 736). Boccace en appelle à l’autorité de Jérôme qui, orienté par un goût plus littéraire, avait tendance à identifier la « pulchra gentilis » non pas avec la philosophie, comme c’était le cas pour Origène, mais avec la culture littéraire classique.
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de paganisme, constitue un modèle hautement évocateur pour l’interprétation du texte de Juda. Cela est d’autant plus vrai que la similitude ne se borne pas à une analogie structurelle, mais tient également à la présence d’une même terminologie caractéristique. Certes, il est évident que Philon n’est pas une figure du Christ ; mais il peut être rattaché à Salomon en raison de sa judaïté et de son nom, alors que Sophie, à l’instar de la reine de l’Expositio, est la représentante de la communauté des philosophes qui l’interpelle au vu de la sagesse que Dieu lui a octroyée, qui lui permet l’accès à la vérité et lui confère une autorité supérieure. Ces deux figures féminines participent à la discussion avec les outils d’un savoir vaste mais ordinaire, qui relève de l’expérience et de l’enseignement des autres hommes et non de la révélation divine ; après avoir mis à l’épreuve leurs interlocuteurs sur des questions auxquelles elles ne peuvent pas trouver de réponse, et des doutes dont elles ne devinaient pas la solution, elles sont obligées de reconnaître l’autorité et la primauté de leurs partenaires53. Au vu de ces considérations, il n’est sans doute pas indu de soulever la question d’une éventuelle influence origénienne sur les Dialogues. Si nous ne sommes pas en mesure de la prouver, ni de démontrer que Juda connaissait l’Expositio par l’intermédiaire d’autres textes latins ou hébraïques, il n’en reste pas moins que le nom d’Origène n’était pas inconnu des auteurs juifs les plus proches des cercles chrétiens, et en particulier de Pic de la Mirandole. D’après Yo anan Alemanno, il aurait été un disciple de Plotin, alors qu’Abraham Farissol avait eu connaissance des ses traductions de la Bible54. Pour leur part, les néoplatoniciens florentins trouvèrent, comme on sait, une véritable source d’inspiration dans le modèle de prisca theologia élaboré par Origène. Une perspective de ce genre, qui visait à introduire les études classiques dans la culture chrétienne, tout en prônant leur subordination à—et leur dérivation de—la révélation divine, allait évidemment à la rencontre de la tentative d’harmoniser la tradition grecque et la tradition mosaïque qui était au cœur de leur projet philosophique. Marsile Ficin parle ainsi d’Origène comme d’un « platonicum nobilissimum », 53 A la fin de l’ouvrage, Sophie reconnaît une énième fois à Philon l’autorité sapientielle en question : cf. supra, p. 64. 54 Sur l’opinion d’Alemanno, voir M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations », cit., p. 239, note 184 ; Farissol mentionne la traduction d’Origène dans un écrit de polémique anti-chrétienne : cf. D. B. Ruderman, The World of a Renaissance Jew, cit., p. 82. Origène fera aussi partie des auteurs chrétiens cités par Azariah de Rossi : cf. Me’or Einaym (Lumière des yeux), p. 123.
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qui aurait « réconcilié Platon et Moïse en utilisant la méthode figurative des mystères grecs et en l’appliquant aux écrits juifs »55 . Bessarion, d’autre part, fut un collectionneur passionné des manuscrits origéniens56. Ce regain d’intérêt pour Origène est aussi attesté par une vive activité éditoriale. Le Contre Celse fut publié à Rome en 1481 par Cristoforo Persona, sur la base du manuscrit grec que Nicolas V avait fait venir de Constantinople entre 1450 et 1455. Un peu plus tard, en 1503, paraîtront les homélies sur le Pentateuque, Josué et Juges, accompagnées d’une dédicace à Gilles de Viterbe, lui aussi grand admirateur d’Origène57. La publication des œuvres complètes fut finalement réalisée par Jacques Merlin en 1512. Mais il n’est pas besoin d’attendre cette remarquable initiative éditoriale pour qu’une version imprimée du commentaire du Cantique soit accessible au grand public, car l’Expositio avait été imprimée bien avant—et à plusieurs reprises—avec les Epîtres de Jérôme58. Il s’agit donc d’un texte que Juda a pu connaître et utiliser, compte tenu de la familiarité de son père Isaac avec la littérature patristique et l’œuvre de Jérôme en particulier. D’autre part, la lecture proposée dans l’Expositio revient aussi dans d’autres ouvrages qui étaient sans doute plus accessibles à Juda, quoique sous une forme abrégée et sans lien apparent avec le Cantique. On la retrouve notamment dans le commentaire de Nicolas de Lyre, l’une des sources non juives dont Isaac Abravanel, qui parle de lui en termes fort élogieux, se sert le plus souvent59. Ce texte, dont la popularité fut considérable, présentait sur l’interprétation origénienne l’avantage d’offrir un regard plus bienveillant sur les Juifs60. Chez de Lyre, la A. Godin, Erasme lecteur d’Origène, Genève, Droz, 1982, p. 4–5. Ibid., p. 7. L’influence d’Origène s’étend également aux arts figuratifs, tout particulièrement à Florence, dans les fresques de Paolo Uccello à Santa Maria Novella et les bas-reliefs du baptistère réalisés par Ghiberti : cf. E. Wind, « The Revival of Origen », dans Studies in Art and Literature for Belle Da Costa Greene, éd. D. Miner, Princeton, Princeton University Press, 1954, p. 412–424. 57 A. Godin, Erasme lecteur d’Origène, cit., p. 8. 58 Les Epistolae et tractatus sancti Hieronymi, qui contiennent les homélies sur le Cantique traduites par Jérôme et le commentaire dans la version de Rufin, furent publiés pour la première fois à Rome en 1468 et republiés deux ans après dans la même ville ; à Venise, ce texte fut édité en 1476 et en 1496 : cf. H. Crouzel, Bibliographie critique d’Origène, La Haye, 1971, p. 77. 59 Cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 200. La Postilla super totam Bibliam de Lyre était également utilisée par Abraham Farissol : cf. D. Ruderman, The World of a Renaissance Jew, cit., p. 73 et p. 203. 60 De Lyre fait référence à Rashi assez régulièrement, et l’on sait que l’exégèse juive médiévale eut une véritable influence sur son interprétation des Ecritures : voir notamment H. Hailperin, Rashi and the Christian Scholars, Pennsylvania, University of 55 56
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rencontre de la reine et de Salomon ne fait pas l’objet d’une longue digression, comme il est de coutume dans son exégèse ad litteram. Elle recèle toutefois des éléments en accord avec l’identification proposée par Origène, et y ajoute quelques détails intéressants61. La reine aurait ainsi pratiqué un culte pour une divinité unique, bien qu’elle n’ait pas adhéré à la religion de Moïse. De Lyre la décrit comme étant « prudentissima et potentissima » et par conséquent « assueta ad magna ». Le fait qu’elle ait été attirée par la renommée du roi témoignait par conséquent de la grandeur et de la sagesse hors du commun de celui-ci. Conformément à la lecture d’Origène, le voyage à Jérusalem de la reine a pour but de défier Salomon « obscuris et dubiis quaestionibus », et la reine reconnaît l’origine divine de la sagesse de Salomon à cause des solutions que le roi fournit à ses doutes (« ex solutionibus dubiorum »)62. On retrouve ici le motif du défi posé par l’étrangère ainsi que celui des doutes et des solutions. Et si, en l’occurence, la femme n’est pas associée, tout au moins de manière explicite, à la philosophie, cette idée est tout de même évoquée par de Lyre dans le même contexte, à propos de la comparaison entre la sagesse de Salomon et celle des savants des autres pays mentionnés dans 1Rois 4, 3063. De plus, de Lyre puise au commentaire de Rashi, en le développant, un élément exégétique très suggestif, et qui semble confirmer l’hypothèse d’un lien entre l’épisode biblique tel qu’il avait été interprété par les exégètes médiévaux et la conversation que Sophie et Philon entretiennent dans les Dialogues. Il s’agit de l’idée qu’il existe un rapport entre les marches formant la montée qui, du palais du roi, menait au Temple, et les solutions de Salomon aux questions posées par la reine. Selon de Lyre, les énigmes de la femme seraient ainsi associées à l’itinéraire qui conduit à la « maison de Dieu ». Cela revient à dire que sur un plan anagogique,
Pittsburgh Press, 1963, p. 137–246 ; l’influence de de Lyre sur l’exégèse chrétienne, ainsi que son recours aux sources juives, sont examinés aussi dans D. Copeland Klepper, The Insight of Unbelievers. Nicholas of Lyra and Christian Reading of Jewish Text in the Later Middle Ages, Philadelphie, University of Pennsylvanie Press, 2007, p. 82–133. 61 Sur cet aspect de l’Expositio, voir E. A. Clark, « Origen, the Jews and the Song of Songs ; Allegory and Polemic in Christian Antiquity », dans Perspectives on the Song of Songs/Perspektiven der Hoheliedauslegung, éd. A. C. Hagendorn, Berlin-New York, W. de Gruyter, 2005, p. 274–293. 62 [Bible. Ancien Testament] commentaire par Nicolaus de Lyra, Mantoue, 1482, p. 269a. 63 En cette occasion, Nicolas de Lyre parle en effet des fils de l’Orient qui « studebant in cursu astrorum » et des Egyptiens qui « studebant in philosophicis », dont le savoir ne pouvait pas égaler la sagesse du roi : cf. ibid., p. 262b.
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la rencontre avec la reine est interprétée comme l’occasion, pour Salomon, d’intégrer le savoir païen dans la okhmah divine dont le Temple est le reflet mondain64. Quoique insolite pour l’époque, l’influence—même indirecte—sur Juda d’un modèle relevant de l’exégèse chrétienne ne peut donc pas être exclue, compte tenu notamment des connaissances assez approfondies que son père Isaac avait en la matière. Il est aisé d’imaginer qu’en affichant une attitude symétrique de celle adoptée par Jean Pic de la Mirandole et par d’autres hébraïsants qui employaient les sources cabalistiques pour démonter la vérité de la doctrine chrétienne65, Juda ait pu souhaiter récupérer une doctrine patristique pour affirmer la primauté du judaïsme sous l’égide d’une figure salomonienne aux prises avec les doutes de la philosophie66. D’autre part, l’écho origénienne que les Dialogues semblent recéler pourrait dépendre précisément de l’œuvre de Pic, dont la réflexion sur la figure de Salomon était essentiellement redevable à l’Expositio super Canticam. On verra d’ailleurs que les analogies entre les Dialogues et l’Expositio concernent également d’autres aspects, tout aussi importants. 3. Le magicien, le sage, le maître d’amour et le déchiffreur d’énigmes Jusqu’à présent, c’est surtout la figure de la reine qui a retenu notre attention. Il est sans doute nécessaire à présent de se pencher de plus près sur son interlocuteur, à la lumière à la fois de la Bible et de la littérature juive et chrétienne du Moyen Age. Il est évident qu’un examen exhaustif des interprétations de la figure de Salomon nous
64 « ‘Fecitque rex de lignis thyinis fulchra domus Domini et domus regiae etc.’ (1Rois 12). Fulcra. Scilicet graduum quibus ascendebatur Rex. [. . .] Dicit Rabbi Salomon [Rashi] quod per hoc notantur solutiones quaestionum quas ipsa proposuit » (ibid., p. 269a–b). 65 On sait que l’intérêt pour la cabale de la part de Jean Pic de la Mirandole relevait en partie de motivations apologétiques pro-chrétiennes : cf. l’ « Introduction » de Fabrizio Lelli à Eliyyah ayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa, cit., p. 16–29. 66 Le procédé consistant à mettre les doctrines des Pères de l’Eglise au service d’une interprétation de l’histoire plus favorable aux Juifs est utilisé par exemple par Isaac Abravanel, qui remanie la chronologie du Chronicon d’Isidore de Séville à des fins apologétiques : cf. J. Genot-Bismuth, « L’argument de l’histoire dans la tradition espagnole de polémique judéo-chrétienne d’Isidore de Séville à Isaac Abravanel, et Abraham Zacuto », dans From Iberia to Diaspora. Studies in Sephardic History and Culture, éd. Y. K. Stillmann et N. A. Stillmann, Leiden-Boston-Köln, Brill, 1997, p. 197–222.
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conduirait trop loin et risquerait, au surplus, de manquer l’objectif. Le mythe du roi a imprégné non seulement la production sacrée et profane du Moyen Age et de la Renaissance, mais également les arts figuratifs, l’architecture et le folklore. Salomon en tant que sage, maître d’amour, philosophe, lettré ou magicien est un symbole qui traverse toute la culture médiévale, et dont on retrouve les traces aussi bien dans les spéculations mystiques des moines que dans les écrits des scolastiques, ou encore dans les poèmes et les romans séculiers et courtois. Néanmoins, si une étude détaillée de ce corpus s’avérerait une tâche démesurée et hors de propos, il est tout de même nécessaire d’en décrire les grandes articulations, afin d’affiner le rapprochement avec Philon qui se dégage progressivement de notre analyse. Le matériau dont on dispose pour esquisser ne serait-ce qu’un survol est d’ailleurs déjà très vaste. Loin de se borner à la réception savante de la Bible, le corpus salomonien comprend en effet un ensemble de textes autonomes, de légendes et de contes populaires, dont les variantes sont quasiment innombrables et que nous ne pouvons mentionner que rapidement. Le Salomon de la Bible hébraïque est déjà un monarque puissant et un savant extraordinaire67. Sa sagesse ( okhmah) porte sur le monde 67 Les vicissitudes de Salomon sont relatées au deuxième livre de Samuel (chap. 11–20), au premier livre des Rois (chap. 11–43) ainsi qu’aux livres des Chroniques. Salomon est le deuxième fils du roi David, né de son union avec Bethsabée (2Sam. 12, 23). Persuadé par celle-ci et par le prophète Nathan, David le nomme son successeur, alors que le trône aurait dû revenir à Adonias, son fils aîné (1Rois 1, 5–40). Salomon devra garder sa loyauté à Dieu, se venger des ennemis de David et achever l’édification du Temple (1Rois 2, 1–10 ; 2Sam. 7, 4–16 ; 1Chron. 28, 9–29, 25). Afin de tisser des alliances avec les puissances étrangères, il épouse la fille du Pharaon, qu’il emmène à Jérusalem (1Rois 3, 1). En même temps, il garde intacte son alliance avec Dieu. Pendant un sacrifice sur le mont Gibéon, Dieu lui accorde le don de la sagesse et de l’intelligence (1Rois 3, 5–14). De retour à Jérusalem, le roi montre publiquement ses capacités en tranchant une controverse entre deux prostituées qui se disputaient un enfant (1Rois 3, 16–28). Son royaume se renforce et la renommée de sa sagesse se diffuse par-delà les frontières d’Israël. Il est décrit, dans le texte biblique, comme l’un des hommes les plus savants de la terre et présenté comme le plus éminent des rois. Profitant de la stabilité et de la paix qu’il a su instaurer, Salomon décide d’entreprendre la construction du Temple. C’est pourquoi il sollicite la collaboration de Hiram, ancien allié de son père, pour se procurer la quantité de bois de cèdre et de cyprès nécessaire (1Rois 5, 15–26). Les travaux durent sept ans (1Rois 6, 1–38). Salomon entame alors la construction du palais royal et pourvoit le Temple d’ameublements et de décorations. Une fois l’aménagement du Temple terminé, il y invoque le pardon pour les péchés d’Israël. Peu de temps après, il reçoit la visite de la reine de Saba (1Rois 10, 1–13). A la fin de sa vie, il se laisse cependant égarer par ses épouses et concubines étrangères, qui pratiquaient des cultes pour leurs divinités (1Rois 11, 1–8). A cause de cela, Dieu se met en colère contre Salomon et destine le royaume d’Israël à la déchéance et à la division (1Rois 11, 8–13).
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de la nature, sur les plantes et les animaux, mais elle inclut aussi des compétences techniques, nécessaires à l’édification du Temple et des autres bâtiments, et s’exprime également dans l’exercice de la justice et du pouvoir politique68. Enfin, Salomon est savant puisqu’il est capable de parler dans un langage riche et agréable, par énigmes ( iddot), paraboles (meshalim), poèmes ou chants (shirim) (1Rois 10, 1 ; 1Rois 5, 12)69. Cependant, il reste un personnage ambigu. Il est monté au trône dans des circonstances aventureuses, a épousé une Egyptienne et, vers la fin de sa vie, sera entraîné au bord de l’idolâtrie à cause de son amour pour ses concubines. Dieu ne manquera pas de punir son ambition par la division de son royaume et l’affaiblissement de sa descendance. L’Antiquité tardive et le Moyen Age se sont appropriées ce personnage en faisant de lui le protagoniste d’histoires fabuleuses qui se diffusèrent remarquablement dans l’Europe chrétienne pendant des siècles. Ces récits s’inspiraient de la Bible ainsi que de la littérature apocryphe et d’un corpus de légendes qui s’étaient cristallisées à partir des tous premiers siècles de l’ère vulgaire et même auparavant70. Tout en reprenant l’image du législateur sage et du bâtisseur du Temple, le judaïsme hellénistique avait inauguré cette transformation en attribuant à Salomon des traits issus de la culture grecque et hermétique. Ces caractéristiques émergent déjà dans le livre de la Sagesse et se précisent davantage dans les Antiquités juives de Flavius Josèphe, qui nous livre le portrait d’un Salomon maître des forces naturelles et
68 « Or Dieu avait donné à Salomon un très haut degré de sagesse et d’intelligence, et une compréhension aussi vaste que le sable qui est au bord de la mer. La sagesse de Salomon était plus grande que la sagesse de tous les Orientaux, plus grande que toute la sagesse des Egyptiens. Plus savant que tout homme, plus qu’Ethan l’Ezrahite et que Hêman, plus que Kalkol et Darda, fils et Ma ol, sa renommée s’étendit chez tous les peuples voisins. Il composa trois mille paraboles et mille cinq poésies : discourut sur les végétaux, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui rampe sur la muraille ; discourut sur les quadrupèdes, les oiseaux, les reptiles et les poissons. On venait de chez tous les peuples pour se rendre compte de la sagesse de Salomon, de la part de tous les rois de la terre qui avaient entendu parler de sa sagesse » (1Rois 5, 9–14). 69 Sur la sagesse de Salomon dans la littérature biblique, il existe une très vaste bibliographie ; on renvoie le lecteur à A. Lemaire, « Wisdom in Solomonic Historiography », dans Wisdom in Ancient Israel : Essay in Honour of J. A. Emerson, éd. J. Day, R. P. Gordon et H. G. M. Williamson, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 106–118. 70 Sur la relecture de la figure de Salomon dans la littérature chrétienne médiévale, voir notamment M. Bose, « From Exegesis to Appropriation : the Medieval Salomon », Medium Aevum, 65 (1996), p. 187–210.
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cosmiques71. A partir de l’arrière-plan biblique, le judaïsme rabbinique élabore à son tour un portrait ambivalent de Salomon, juxtaposant le caractère exceptionnel de la sagesse qu’il a reçue de Dieu, la construction du Temple auquel il était destiné et l’amour pour les concubines étrangères qui l’égarera. Tout en étant considéré comme le monarque et le sage par excellence, on lui impute la fin du royaume d’Israël, la destruction du Temple et les déportations à Babylone par Nabuchodonosor. Ses connaissances hors du commun comprennent la botanique, les idiomes des animaux ou la capacité de formuler des sentences justes même en l’absence de témoins ; il exerce un pouvoir spécial sur les démons, donne de précieux conseils aux hommes qui l’interpellent et se montre tout spécialement doué pour résoudre les énigmes et les devinettes qu’on lui soumet72. C’est surtout un Salomon roi et magicien qui ressort de cette littérature. Les rabbins n’hésitent pas non plus à condamner sa présomption voire son hybris73 ; ils lui reprochent ainsi d’avoir pris la liberté de transgresser les préceptes de la Torah après en avoir atteint la pleine compréhension74.
Cf. P. A. Torijano, Solomon the Esoteric King : from King to Magus. Development of a Tradition, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002, p. 26–40. 72 Cf. L. Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon, traduit de l’anglais par G. Sed-Rajna, Paris, Cerf, 2004, p. 94–103. 73 Ce qui lui vaut sans doute le rapprochement avec la figure de Prométhée que l’on retrouve, par exemple, dans le ’Otsar ayyim d’Isaac ben Samuel d’Acre (fin XIIIe–début XIVe siècle), cabaliste émigré de Terre Sainte en Espagne : cf. M. Idel, « Prométhée en habits juifs » [en hébreu], Eskholot, 5–6 (1980–1981), p. 119–127. Ce Prométhée-Salomon est assimilé par Isaac d’Acre à la Shekhinah qui réside parmi les âmes des Juifs exilés ; les corbeaux du mythe grec sont à leur tour identifiés aux nations qui harcèlent Israël avec toutes sortes de disgrâces. Une explication ultérieure, d’ordre théosophique, voit dans les corbeaux les degrés des puissances impures qui seront humiliées et rejetées dans l’abîme de la terre à l’arrivée du Messie : cf. ibidem ; voir aussi E. P. Fishbane, As Light before dawn. The Inner World of a Medieval Cabbalist, Stanford, Stanford University Press, 2009, p. 67. On fait remarquer au passage, que Leonardo Marso, l’éditeur de la deuxième partie des Dialogues d’amour, assigne au texte de Juda le titre singulier d’Œuvre de Prométhée de l’amour divin et humain. Il s’en explique dans la préface à travers une curieuse association entre Juda et Prométhée, qui représente à ses yeux le savant universel chargé d’une tâche pédagogique fondamentale auprès des hommes : cf. J. Nelson Novoa, « La pubblicazione dei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo e l’Umanesimo dell’Italia meridionale », cit. 74 « Il est écrit : ‘Il ne doit pas avoir beaucoup de femmes’ (Deut. 17, 17) et toutefois Salomon eut ‘sept cents épouses attitrés et trois cents concubines’ (1Rois 11, 3) ; il est écrit : ‘il doit se garder d’entretenir beaucoup de chevaux’ (Deut. 17, 16) ; et toutefois ‘Salomon avait quatre mille attelages de chevaux’ (1Rois 5, 6) ; il est écrit : ‘Même de l’argent et de l’or il n’en amassera pas outre mesure’ (Deut. 17, 17) ; et toutefois ‘le roi rendit l’argent, à Jérusalem, aussi commun que les pierres’ (1Rois 10, 27) » (Qohelet Rabbah, II, 2.4.1). Cf. également TB, Sanh. 21a. 71
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Le motif du « roi exorciste » s’enrichit aussi d’une littérature pseudépigraphe. A partir du IIIe siècle, on commence en effet à attribuer à Salomon la paternité d’une série de textes ésotériques portant sur la démonologie, la mnémotechnique, l’astrologie et d’autres arts magiques. Cette représentation traversera le Moyen Age pour parvenir de manière triomphale à la Renaissance, où sa renommée de magicien s’accroîtra de manière proportionnelle à la prolifération des textes sur le sujet qui lui seront attribués. La Clavicula Salomonis, également connue dans le monde juif et cité, entre autres, par Yo anan Alemanno, fut un manuel de magie parmi les plus populaires75. Ce texte appartient au même filon littéraire que le plus ancien Testament de Salomon dont le roi est également le protagoniste. Salomon est considéré comme l’auteur de nombreux ouvrages médiévaux de magie et de divination cités par Albert le Grand, Roger Bacon ou Pierre d’Abano, et dont la renommée ne cessa de s’étendre à la Renaissance76. Dans l’Ars notoria, un texte datant du XIIe siècle, Salomon révèle même les formules qui ouvriront les portes de la connaissance du Trivium et du Quadrivium. Ces traits caractérisent également le roi dans le folklore de l’Europe chrétienne qui nous transmet l’image d’un savant extraordinaire, d’un juge et d’un magicien, d’un « homme à femmes » ainsi que d’un défenseur de la doctrine chrétienne engagé dans des disputes avec des adversaires redoutables, ou triomphant des démons païens77.
Cf. M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations », cit. Cf. P. A. Torijano, Solomon the Esoteric King, cit., p. 53–68 ; sur la circulation de la Clavicula et d’autres textes analogues attribués à Salomon au Moyen Age et à la Renaissance, voir L. Thorndike, A History of Magic and Experimental Science, 7 vol., New York, Columbia University Press, 1923–1958, t. II, p. 278–289 et F. Barbierato, Nella stanza dei circoli. Clavicula Salomonis e libri di magia a Venezia nei secoli XVII e XVIII, Milan, Sylvestre Bonnard, 2002, p. 21–49. 77 Les cycles arthuriens font notamment état d’un intérêt non négligeable pour la légende de Salomon. La Queste du Saint Graal et l’Estoire du Saint Graal sont sans doute les témoignages les plus aboutis de la tradition folklorique le concernant : en un mélange de sacré et de profane souvent associé à notre personnage, les deux récits insistent sur les pouvoirs surnaturels dont il aurait été doté et l’assimilent en même temps à la figure rédemptrice du Christ : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 21–22. Pour la littérature satirique, qui met en scène un Salomon dominé par les femmes, voir A. Chastel, « La légende de la reine de Saba », cit., p. 97–98. François Villon, héritant d’une longue tradition, range le roi parmi les « fous d’amour » : « Pour ce, aimez tant que vouldrez/ Suivez assemblees et festes/En la fin ja mieulx n’en vauldrez/Et n’y romperez que vos testes/Folles amours font les gens bestes :/Salomon en ydolatria/Samson en perdit ses lunectes./Bien heureux est qui rien n’y a » (M. Freeman, François Villon in his Works. The Villain’s Tales, Amsterdam-Atalanta, Editions Rodopi, 2000, p. 129). 75 76
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La figure de Salomon occupe une place sans doute encore plus importante dans la littérature savante et l’exégèse. Les interprètes s’interrogeaient, on l’a vu, sur la paternité salomonienne du livre de la Sagesse, mais aussi sur le sort final de l’âme du roi et sur le pardon que Dieu lui aurait accordé ou non à la fin de sa vie, après son déclin moral et religieux78. Le Moyen Age latin avait surtout élaboré une image de Salomon comme « maître d’amour ». Dom Jean Leclercq parle même d’une aetas salomoniana— qui aurait autant d’importance que l’aetas ovidiana—pour souligner la force symbolique de la référence au roi et au Cantique dans la culture monastique du XIIe siècle. Cette caractérisation de Salomon s’impose notamment dans les milieux cisterciens, en particulier dans les Sermones super Cantica de Bernard de Clairvaux (première moitié du XIIe siècle), ensuite repris et réélaborés par ses disciples79. Finalement, l’exégèse philosophique médiévale insiste sur l’image du « sage idéal », image tantôt opposée, tantôt intégrée à celle du philosophe aristotélicien. Les interprètes chrétiens et juifs regardaient en effet les trois textes bibliques attribués à Salomon comme trois moments d’un curriculum studiorum capable d’élever l’homme depuis la connaissance du monde naturel et humain jusqu’à celle des réalités divines. Etablie par Origène, cette correspondance devint un topos exégétique des plus répandus, si bien que, pour les commentateurs médiévaux, les versets parfois sibyllins des Proverbes, de l’Ecclésiaste et du Cantique recélaient un itinéraire de purification spirituelle et intellectuelle que Salomon avait tracé ou même parcouru et qu’il s’agissait de dévoiler au lecteur. On retrouve ainsi l’association entre les disciplines qui composent le cursus scolaire et les livres pseudosalomoniens chez Bonaventure, Honorius d’Autun, Hugues de Saint-Victor et beaucoup
78 Augustin et la majorité des auctoritates anciennes penchaient pour la condamnation du roi, mais cela n’empêcha pas pour autant Bonaventure et Dante d’adopter la thèse d’un repentir tardif de Salomon, déjà formulée par Jérôme dans le commentaire del’Ecclésiaste, qu’il présentait comme une œuvre d’expiation : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 15–17 ; les Proverbes aussi étaient interprétés comme une œuvre inspirée par le repentir de Salomon : cf. H. De Lubac, Exégèse médiévale, cit., t. I, p. 288. 79 Une telle lecture mystico-amoureuse de l’itinéraire du roi imprègne l’Expositio altera super Cantica canticorum de Guillaume de Saint Thierry (1075–1148) : cf. Guillelmi a Sancto Theodorico Opera Omnia Pars II : Expositio super Cantica Canticorum, cura et studio P. Verdeyen, Turnholti, 1997. Sur ces aspects du « Salomon médiéval », on renvoie le lecteur aux travaux de Leclercq sur la culture monastique et notamment à ses ouvrages L’amour des lettres et le désir de Dieu, Paris, Cerf, 2008 [1957] et L’amour vu par les moines au XIIe siècle, Paris, Cerf, 1983.
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d’autres80. Elle acquiert davantage de popularité à partir du XIIIe siècle, avec l’introduction massive de la philosophie péripatéticienne dans les universités. Influencés par les nouvelles tendances spéculatives, les exégètes rapprochent souvent la sagesse de Salomon de la philosophie d’Aristote. Il s’agissait parfois d’opposer la scientia mundana à la sapientia divina, domaines dans lesquels les deux auctoritates étaient les représentants majeurs. Dans la plupart des cas, le but était cependant d’établir un lien organique entre les deux, tout en sauvegardant une distinction hiérarchique qui favorisait—on ne s’en étonnera pas—la figure de Salomon. Pour ce faire, les exégètes pouvaient aisément insister sur le fait que sa sagesse était, d’une part, plus ancienne que celle du philosophe grec et, d’autre part, insufflée directement par Dieu. Lorsqu’on arrivait à constater la coïncidence entre les doctrines exposées dans les écrits attribués à Salomon et celles relatées par Aristote, ce n’était parfois que pour démontrer combien les textes de ce dernier n’étaient pas nécessaires et pour affirmer que les connaissances relatées dans les Ecritures suffisaient81. Mais, dans la majorité des cas, la vision aristotélicienne de l’univers était validée par les contenus des Proverbes et de l’Ecclésiaste, textes dans lesquels Salomon aurait notamment traité de questions de philosophie morale et naturelle. La correspondance entre les libri naturales et les livres sapientiaux était à l’œuvre également lorsqu’il s’agissait de commenter les textes d’Aristote : Thomas d’Aquin ou Albert le Grand ne se privent pas de citer l’Ecclésiaste et les Proverbes pour confirmer les doctrines exposées par Aristote dans la Politique ou la Physique82. Pour sa part, l’exégèse juive partageait avec l’exégèse chrétienne la caractérisation de Salomon comme savant idéal et la lecture philosophique des trois textes qui lui étaient attribués, qu’elle adopta assez régulièrement à partir du XIIIe siècle. Maïmonide avait fait de Salomon le modèle qui devait inspirer l’orientation spéculative de l’intellectuel juif : dans un langage énigmatique que seuls les initiés pouvaient déchiffrer, le roi aurait en effet exposé la cosmologie et la 80 Voir les textes cités dans P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 23. Un schéma analogue est présent également chez Ambroise : « Habes haec in Salomone ; quia Proverbia eius moralia, Ecclesiastes naturalis, in quo quasi vanitates istius despicit mundi, mystica eius sunt Cantica canticorum » (Liber de Isaac et Anima, 4, 23, PL 14, col. 537). 81 Jacques de Vitry (XIIIe siècle) était par exemple de cet avis ; pour lui l’étude d’Aristote aurait été superflue : cf. P. Nasti, Favole d’amore, cit., p. 37. 82 B. Smalley, Medieval Exegesis of Wisdom Literature, éd. R. E. Murphy, Atlanta, Scholar Press, 1987, p. 7.
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physique d’Aristote83. Ses textes recèleraient également des indications concernant l’ordre qu’il faudrait suivre dans l’acquisition de la sagesse, en se révélant des outils indispensables pour ceux qui souhaitent se consacrer à la recherche philosophique84. De plus, dans ses écrits s’exprimerait un souci didactique, dont les principes fondamentaux inspirent la rédaction même du Guide85. Pour Maïmonide, dans ce domaine c’est encore Salomon qui peut fournir des conseils et des indications, puisqu’il est le garant d’une ratio studiorum permettant d’atteindre les degrés les plus élevés de la connaissance humaine, et le maître qui exhorte à la patience ceux qui veulent progresser sur le chemin de la okhmah86. Dans son sillage s’inscrivent Jacob Anatoli et les commentaires sur les Proverbes, le Cantique et Qohélet rédigés par Moshe ibn Tibbon (env.1240–1283), Immanuel de Rome (1265–1330), Gersonide (1288– 1344), et bien d’autres encore, pour qui Salomon devient l’archétype du philosophe juif 87. Ces mêmes commentateurs adoptent également l’idée d’une répartition disciplinaire de la okhmah salomonienne dans les trois textes mentionnés, idée que l’on retrouve également à la Renaissance, et dont Abraham Bibago, on l’a vu, est l’un des tenants. Dans les années 1530, le motif reparaît aussi chez Ye iel Nissim de Pise, qui en déduit une lecture originale du thème de la primauté de la révélation sur la science philosophique ; d’après lui, les trois livres de Salomon recèleraient ainsi une signification manifeste proche de
83 Dans Guide, II, 45, Maïmonide établit une hiérarchie des degrés prophétiques et place Salomon, David et Daniel parmi ceux qui ont été inspirés par le rua haqodesh. A partir de Moshe ibn Tibbon, les exégètes des textes pseudo-salomoniens adoptent cette classification et considèrent le Cantique, les Proverbes et le Qohélet comme des œuvres inspirées par Dieu : cf. Moshe ibn Tibbon, Perush ‘al Shir ha-shirim, Lyck, 1874, p. 6. 84 Maïmonide fait référence à l’autorité de Salomon dans des contextes divers. Le roi est, selon lui, à l’origine de l’interdiction de diffuser aux masses les enseignements concernant l’œuvre du Char, c’est-à-dire de l’idée que l’accès à certaines doctrines métaphysiques devrait être réservé à un petit nombre d’individus et ne pas être divulgué à la multitude : voir S. Klein-Braslavy, Le roi Salomon et l’ésotérisme philosophique dans la doctrine de Maïmonide [en hébreu], Jérusalem, Magnes Press, 1996, p. 107–188 ; cf. également Id., « King Solomon and Metaphysical Esotericism according to Maimonides », dans Maimonidean Studies 1, éd. A. Hyman, New York, Yeshiva University Press, 1990, p. 57–86. 85 Cf. S. Klein-Braslavy, « King Solomon and Metaphysical Esotericism », cit., p. 76–77. Un souci pédagogique est d’ailleurs à l’origine de la rédaction du Guide, ouvrage que Maïmonide conçoit pour un de ses élèves en raison de l’impossibilité de lui communiquer ses enseignements oralement. 86 Guide, I, 34. 87 C. Sirat, La philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 251 et p. 256–57.
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la philosophie et une signification occulte qui porte sur des notions supérieures88. De manière plus traditionnelle, Juda Moscato fera plus tard référence à cette conception dans son commentaire au Kuzari en traçant un bref portrait intellectuel de Salomon, dont les connaissances s’étendaient dans les domaines de la politique, de la physique et de la métaphysique89. Le cas du Cantique est particulièrement significatif : interprété par le judaïsme rabbinique comme une mise en scène de la relation d’amour qui relierait la communauté d’Israël à son Dieu, l’œuvre érotique par excellence de la tradition juive devient pour les commentateurs d’inspiration maïmonidienne une allégorie du perfectionnement de l’âme individuelle—ou des diverses facultés—et de son union ultime avec l’intellect agent90. Pour notre analyse, il est tout particulièrement intéressant de remarquer qu’une partie non négligeable des récits médiévaux dont Salomon est le protagoniste est présentée sous forme de dialogues. D’une part, les interprètes juifs et chrétiens s’accordaient à attribuer un caractère dialogique au Cantique, voire à d’autres textes pseudo-salomoniens91 ; de surcroît, la tradition médiévale fait de Salomon le protagoniste de nombreux textes dialogiques. Dans le Dialogue de Salomon et de Saturne— dont on possède plusieurs versions92—, le roi est présenté sous les traits d’un magicien disputant avec un démon païen, alors que dans Le dialo88 Yehiel Nissim De Pisa, Min at Qena’ot, éd. D. Kaufmann, Berlin, 1898, p. 105– 106. Dans son commentaire sur le premier livre des Rois, Isaac Abravanel mentionne une doctrine analogue et parle d’un sens révélé (nigleh) de type moral et d’un sens caché (nistar) de nature spéculative qui seraient présents dans les paroles de Salomon : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 476. 89 Juda Moscato, Qol Juda, II, p. 150. 90 Sur les interprétations du Cantique d’Ibn Aknin, Ibn Kaspi et Ibn Tibbon voir G. Vajda, L’amour de Dieu, cit., p. 144–145, 252 et 179–180 ; sur la lecture élaborée par Gersonide, voir infra, p. 200–204. Le Cantique est souvent considéré comme un itinéraire intellectuel ordonné selon un modèle de divisio scientiarum tiré des curricula studiorum médiévaux : cf. The Song of Songs and Cohelet (Commonly Called the Books of Ecclesiastes), éd. C. D. Ginsburg, New York, Ktav Publishing House,1970, p. 49–56. 91 Pour la tradition chrétienne, les considérations d’Origène sur le genre dialogique auquel appartient le Cantique font autorité. Dans son commentaire, Gersonide affirme également le caractère dialogique du Cantique, tout comme l’apostat Flavius Mithridates qui traduisit ce même texte en latin pour Pic de la Mirandole : Gersonide, Commento al Cantico dei Cantici nella traduzione ebraico-latina di Flavio Mitridate. Edizione e commento del ms. Vat. Lat. 4273 (cc. 5r–54r), éd. M. Andreatta, Florence, Olschki, 2009, p. 27 et p. 69. 92 Voir J.-C. Haelewyck, Clavis Apocryphorum Veteris Testamenti, Turnhout, Brepols, 1998, p. 113–115.
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gue de Salomon et de Marculfe il s’entretient avec un paysan à l’esprit aigu qui le met en difficulté par ses observations93. La Clavicula Salomonis— mais aussi d’autres textes magiques—reprend ce modèle, puisqu’elle prétend relater la conversation entre le roi et son fils Roboam, à qui il aurait destiné son savoir en matière de sciences occultes94. Deux autres éléments semblent également caractériser l’image de Salomon qui ressort de ce survol. Une attention particulière est accordée à la question de la transmission du savoir aux générations suivantes, dont Salomon serait souvent chargé : dans la Clavicula, le Testament et l’Hygromanteia Salomonis95, il est question d’un héritage sapientiel qu’il léguerait à la postérité. On met aussi souvent en exergue l’élan pédagogique du roi, qui s’exprime dans toutes les disciplines et tous les domaines et à travers le style même de ses écrits, capable de parler à toute sorte de lecteurs. Car Salomon revêt toujours le rôle de maître tant en matière de magie, de politique, de morale, de philosophie que d’amour. Ainsi, dans la figure de Salomon telle que la Bible et l’exégèse chrétienne et juive l’ont façonnée, il nous semble que se retrouvent quelques-uns des traits de la personnalité de Philon. Savant universel, maître des philosophes païens, expert en amour et amoureux à son tour, destinataire de la véritable sagesse mais attiré aussi par les sciences—et les femmes—étrangères, protagoniste de textes dialogiques où il est censé résoudre des questions : toutes ces caractéristiques évoquent la personnalité du personnage masculin des Dialogues et légitiment les choix onomastiques opérés par les premières lecteurs et traducteurs juifs des Dialogues. Pour finir, une des particularités les plus marquantes du roi réside dans sa familiarité avec les femmes, qu’elles se présentent sous les traits bienveillants de la Sagesse des Proverbes ou de la bien-aimée du Cantique, ou sous ceux, plus inquiétants, des étrangères et démones qu’il doit réduire en son pouvoir. Ce n’est pas non plus un aspect secondaire de la personnalité de Philon. Il convient par conséquent d’approfondir la question de la relation du roi avec les femmes et des formes qu’elle va prendre dans la réflexion médiévale, notamment chez les cabalistes, au-delà du cas particulier de la rencontre avec la reine de Saba.
R. J. Menner, The poetical Dialogues of Solomon and Saturn, New York, 1941. Cf. F. Barbierato, Nella stanza dei circoli, cit., p. 44. 95 Il s’agit d’un ouvrage juif sur la magie astrologique et hermétique, qui remonte aux premiers siècles de l’ère chrétienne : cf. P. A. Torijano, « La Hygromanteia de Salomon », Ilu. Revista de Ciencias de las religiones, 4 (1999), p. 327–345. 93 94
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chapitre v 4. Salomon et ses femmes : quelques interprétations cabalistiques
L’amour et les femmes sont deux aspects incontournables de la légende salomonienne. La Bible ainsi que le Talmud nous présentent un Salomon déchiré entre deux élans antagonistes : d’un côté, il y a le désir pour Dieu et pour la sagesse qui l’amène à édifier le Temple—c’est, on l’a vu, le Salomon yadid et Yedid-Yah, bâtisseur de la demeure divine ; de l’autre, sa passion pour les femmes d’autres peuples, qui, en contrepartie, provoquera la destruction de ce même Temple96. Il est d’autre part évident que les objets de ces amours sont des femmes, et que cette présence est au cœur même de la « psychologie » salomonienne. Dans les livres des Rois, il est déjà question de la visite de la reine de Saba, du mariage avec la fille du Pharaon (1Rois 3,1) et de l’amour du roi pour la grande quantité de concubines et de princesses Moabites, Ammonites, Edomites, Sidoniennes, Héthéennes qu’il accueillait à sa cour et qui « entraînèrent son cœur » (1Rois 11, 4) vers des divinités étrangères97. Mais Salomon y est aussi décrit comme le
Sur l’ambivalence propre à la figure de Salomon, voir M. Perroni, « Tra eros e Sofia : l’universo femminile di Salomone », dans Sono stato re su Israele a Gerusalemme. Salomone tra Bibbia e leggenda, Settimello (Florence), 1998, p. 121–139. 97 « Or, le roi Salomon aima, indépendamment de la fille de Pharaon, un grand nombre de femmes étrangères–Moabites, Ammonites, Edomites, Sidoniennes, Héthéennes, d’entre ces peuples dont l’Eternel avait dit aux enfants d’Israël : ‘Ne vous mêlez point à eux et ne les laissez point se mêler à vous, car certes ils attireraient votre cœur à leurs divinités !’ ; c’est là que Salomon porta ses amour. Il eut sept cents épouses attitrées et trois cents concubines, et ces femmes égarèrent son cœur. C’est au temps de sa vieillesse que les femmes de Salomon entraînèrent son cœur vers de dieux étrangers, de sorte que son cœur n’appartient point sans réserve à l’Eternel, son Dieu, comme le cœur de David, son père. Il servit Astarté, la divinité des Sidoniens, et Milkom, l’impure idole des Ammonites. Bref, Salomon fit ce qui déplaît au Seigneur, loin de lui rester fidèle comme avait fait David, son père. En ce temps, Salomon bâtit un haut-lieu pour Kamos, idole de Moab, sur la montagne qui fait face à Jérusalem, et un autre à Moloch, idoles des Ammonites. Et ainsi fit-il pour ses femmes étrangères, qui purent brûler de l’encens à leur dieux et leur offrir des sacrifices » (1Rois 11, 1–8). On retrouve également le thème du pêché de Salomon avec les femmes dans d’autres passages de l’Ecriture. C’est le cas de Néhémie : « N’est-ce en cela que Salomon, roi d’Israël, a failli, lui qui n’avait point son pareil parmi les rois des grandes nations, qui était aimé de son Dieu et qui avait été par lui établi roi de tout Israël ? Pourtant les femmes étrangères l’entraineraient au péché ! » (Néh. 13, 26) ; dans l’Ecclésiastique le destin du roi est illustré par ces mots : « Après lui se leva un fils plein de savoir, à cause de lui il habita au large. Salomon régna en des jours de paix, Dieu lui donna le repos tout au tour, afin qu’il bâtît une maison à son nom, qu’il préparât un sanctuaire pour l’éternité. Comme tu fus sage en ta jeunesse, tu débordas d’intelligence comme le fleuve. Ton âme recouvrit la terre, tu l’emplis de paraboles énigmatiques. Jusqu’aux îles bien loin arriva ton nom, tu fus aimé dans ta paix. Pour les chants, les proverbes, 96
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destinataire de la okhmah, réalité féminine à qui, en tant qu’auteur supposé, il donne même la parole dans les monologues des chapitres 2 et 8 des Proverbes, où celle-ci s’adresse aux hommes pour les guider et leur montrer le droit chemin98. Dans les livres deutérocanoniques, et notamment dans Sapientia, la sagesse devient même l’Epouse de Salomon, celle qu’il a « chérie et recherchée » dès sa jeunesse, celle dont la beauté l’a rendu amoureux (Sag. 8, 2), « qui connaît le passé et conjecture l’avenir, [. . .] sait l’art de tourner les maximes et de résoudre les énigmes, les signes et les prodiges [. . .] ainsi que la succession des époques et des temps » (Sag. 8, 8). Cette dichotomie du féminin qui fait face au roi est bien illustrée dans les Proverbes, où se côtoient deux femmes que tout oppose et qui ont beaucoup sollicité la plume des exégètes médiévaux : la « femme de valeur » (Prov. 31, 10–31) et la « femme mariée prostituée » (Prov. 7, 6–27) que Rashi identifie déjà respectivement à la Torah et à l’idolâtrie99. A l’ambigüité des désirs de Salomon correspond ainsi le statut changeant de l’objet féminin, qui bascule sans cesse, pour utiliser le langage de l’anthropologie religieuse, entre le domaine du pur et celui de l’impur. Sur le plan théologique, ce basculement affecte les deux pôles de la fidélité au Dieu d’Israël et de la tentation idolâtre qui finira par mener le royaume à la destruction. La littérature rabbinique établit déjà, en effet, une relation causale entre les amours interdites de Salomon, la destruction du Temple qu’il avait fait bâtir et la crise qui touchera le pays après sa mort100. les paraboles, pour les interprétations, les contrées t’admirèrent. Au nom du Seigneur Dieu, Lui qu’on appelle le Dieu d’Israël, tu amassas l’or comme l’étain, comme le plomb tu amoncelas l’argent. Tu livras tes flancs aux femmes, tu te laissas dominer sur ton corps. Tu imprimas une souillure à ta gloire, tu profanas ta descendance, amenant la colère sur tes enfants, les jetant dans l’affliction par ta folie au point que l’empire fut partagé en deux » (Eccl. 47, 12–21). 98 Philon cite de longs extraits de ces passages à la fin de la troisième partie des Dialogues, où le recours aux textes pseudo-salomoniens s’intensifie : cf. Dialogues, p. 459. 99 La lecture allégorique concernant ces deux femmes prend une ampleur considérable notamment chez Maïmonide, qui identifie la prostitué à la matière et invite le savant à suivre les conseils de Salomon afin de la soumettre à l’intellect, en la rendant ainsi « femme de valeur » : cf. Guide, éd. Munk, t. I, p. 20–21 et III 8. Sur la diffusion de ce topos dans l’exégèse philosophique juive médiévale, voir C. Sirat, La philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 251 et p. 256–257 ; voir également A. Melamed, « Maimonides on Women: Formless Matter or Potential Prophet ? », dans Perspectives on Jewish Thought and Mysticism, éd. A. Ivry, E. A. Wolfson et A. Arkush, Amsterdam, Harwood Academic Publishers, 1998, p. 99–134. 100 Cf. L. Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon, cit., p. 93. D’après certaines légendes, à la fin de sa vie Salomon serait même devenu
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Les ambivalences salomoniennes ont souvent été soulignées par les interprètes, qui se sont d’ailleurs efforcés d’harmoniser ce portrait contradictoire tantôt en négligeant un aspect au profit de l’autre, tantôt en conjecturant une ultime repentance de Salomon101. L’exégèse cabalistique a pour sa part élaboré une solution originale, en expliquant l’attirance envers les femmes non-juives et leurs divinités comme une étape, dramatique et cependant nécessaire, du parcours sapientiel de Salomon. Cette conception mérite que l’on s’y attarde un peu, car elle peut apporter quelques lumières nouvelles sur l’amour de Philon pour la non-juive Sophie. Regardons-la donc de plus près. Dans les textes cabalistiques, les entités féminines à qui le roi se mesure appartiennent à l’« autre côté » (le sitra a ra, expression qui indique le domaine du mal, de l’idolâtrie et de l’impureté). La cabale accorde même à Salomon une relation privilégiée avec les démons femelles, dont Lilith est sans doute le plus connue102. Proche d’autres figures, telles la reine de Saba ou le démon Na‘amah, Lilith est présentée dans le Zohar sous les traits d’une prostituée, d’une dangereuse séductrice et étrangleuse de nouveaux-nés que seul Salomon peut vaincre et assujettir103. Dans son commentaire du livre de la Genèse, Ba ya fou et aurait écrit un livre, le Qohélet, qui est le fruit des méditations d’un roi déchu et pécheur, dont le contenu nihiliste frôle parfois l’hérésie : cf. C. Mopsik, « Quelques échos de Qohélet et de la légende salomonienne dans la cabale médiévale », dans L’Ecclésiaste et son double araméen : Qohélet et son targoum, éd. C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1990, p. 115–143. 101 Voir les considérations contenues dans A.-M. Pelletier, « La reine de Saba ou il y a plus ici qu’une anecdote », dans « Ouvrir les écritures ». Mélanges offertes à Paul Beauchamp, éd. P. Bovati et R. Meynet, Paris, Cerf, 1995, p. 119–132. 102 De ce démon, l’Alphabet de Ben Sira raconte qu’elle refusa de se soumettre sexuellement à Adam dans l’Eden, et que Dieu la condamna par conséquent à voir mourir chaque jour cent de ses enfants mâles : cf. E. Yassif, Sippurey Ben Sira, cit., p. 231–232 et 289–290. Sur l’inépuisable « dossier » Lilith on peut maintenant consulter M.-A. Marcos Casquero, Lilith. Evolución histórica de un arquetipo femenino, Léon, Universidad de Léon, 2009. 103 Sur Lilith « femme adultère » ainsi que « force qui pousse à lire des ouvrages communs et extérieurs » au détriment de l’étude de la Torah d’après certains commentateurs, voir Zohar, I, 148a–148b et Le Zohar. Tome II. Vayera, Hayé Sarah, Toldot, Vaetsé, Vayichlah, traduction, annotation et introduction par C. Mopsik, Lagrasse, Verdier, 1984, p. 315, note 116. L’idée du pouvoir de Salomon sur les démons est déjà évoquée dans le Targum sheni, où l’on retrouve Lilith parmi les créatures que le roi invite danser à sa cour : cf. J. Lassner, Demonizing the Queen of Sheba, cit., p. 165. Cette idée est à la base de nombreuses amulettes médiévales qui invoquent l’intervention du roi afin d’éloigner Lilith des maisons et de protéger les nouveau-nés : voir R. Patai, The Hebrew Goddess, cit., p. 228–29 et S. Sabar, « Naissance et magie. Folklore juif et culture matérielle », dans Les cultures des Juifs, cit., p. 595–635. L’autre adversaire traditionnel de Lilith est le prophète Elie : cf. E. J., s. v. « Lilith » (article de G. Scholem).
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ben Asher (actif dans la première moitié du XIVe siècle) évoque ainsi « quatre femmes qui étaient les mères des démons : Lilith, Na‘amah, Igrath et Mahalath » ; et d’ajouter peu après : « mais le roi Salomon gouverna sur elles et les appela ses esclaves et servantes et il se servit d’elles à son gré »104. On a vu d’autre part que la « femme étrangère » est souvent identifiée à la philosophie. Pour certains cabalistes, Salomon devient alors, tout naturellement, à la fois un champion de l’opposition au savoir grec et un exemple de l’intérêt, voire de la fascination, qu’il suscitait. Une telle vision est notamment à l’œuvre dans les écrits de Meir ibn Gabbay, d’après qui le roi enseigne comment neutraliser l’attraction des disciplines profanes précisément en vertu de ses nombreuses, et parfois tragiques, expériences avec les femmes issues d’autres peuples. Ainsi Lilith est associée par lui à la philosophie et à la prostituée des Proverbes, contre laquelle Salomon a prononcé des mots de réprobation105. Gabbay, qui était un partisan acharné de l’infériorité du savoir philosophique vis-à-vis de la révélation réservée à Israël, inscrit la personnalité du roi au cœur de la lutte contre les influences funestes que la pensée d’Aristote et de ses tenants aurait exercé sur le sage juif 106. D’autres auteurs ont élaboré une interprétation différente des défaillances du roi. Chez certains cabalistes, sa faiblesse à l’égard des femmes étrangères reposait en effet sur un désir légitime, à savoir celui de parachever sa propre okhmah107. Une telle lecture ressort par
Cf. Bahya ben Asher, Be’ur ‘al ha-Torah, éd. H. D. Shavel, 3 vol., Jérusalem, Mossad ha-Rav Kook 1967, t. I, p. 93 ( je remercie Maurizio Mottolese pour avoir attiré mon attention sur ce texte). Le passage est partiellement cité aussi dans le dictionnaire d’Elie Lévite à l’entrée « Lilith », avec une référence à l’Alphabet de Ben Sira : « Et in alio loco inveni quatuor esse matres daemonum : Lilith, Naemah, Ogheret et Machalat » (Opusculum recens hebraicum a doctissimo hebraeo Elia Levita germano grammaticus elaboratum, Isnae, 1541, p. 182). 105 Cf. R. Goetschel, Meir ibn Gabbay, cit., p. 87. 106 Il n’est pas sans intérêt de remarquer que dans cette attaque contre la philosophie, Meir ibn Gabbay se sert des argumentations développées par Isaac Abravanel dans son commentaire au livre des Rois concernant l’incertitude de la pensée des philosophes face à la sagesse de Salomon : cf. ibid., p. 61. 107 De même, la capacité de se confronter avec Lilith et de la vaincre était ainsi parfois assimilée à une épreuve sur le chemin du perfectionnement non seulement moral, mais également intellectuel du savant juif ; Lilith est alors comparée à l’échelle de Jacob, qui mène à la contemplation de la divinité, et sa maîtrise de la part du sage serait alors indispensable pour atteindre la sagesse prophétique : cf. Isaac haCohen, « The Treatise on the Left Emanation », dans The Early Kabbalah, éd. J. Dan, New York, Paulist Press, 1986, p. 179 ; cf. aussi R. Patai, The Hebrew Goddess, cit., p. 236. 104
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exemple d’un passage du Shir ha-ma‘alot le-Shelomoh de Yo anan Alemanno, un auteur que l’on a souvent associé à Juda Abravanel. On a déjà évoqué cet ouvrage : écrit à la demande de Pic de la Mirandole, qui avait manifesté à son collaborateur juif sa déception vis-à-vis des commentaires consultés, le Shir ha-ma’alot est à la fois une introduction au Cantique et une biographie mythique de Salomon en tant qu’il en est l’auteur supposé. Comme le suggère le titre—le terme ma’alot signifiant « vertus », mais aussi « degrés »—, il contient un portrait de la personnalité exemplaire du roi et une description du parcours de son âme vers Dieu, à travers une progression amoureuse conduisant au stade ultime du « désir ardent » ( esheq). Suivi d’un commentaire du Cantique proprement dit, intitulé Désir de Salomon ( esheq Shelomoh), le Shir ha-ma‘alot constitue une réflexion originale sur l’éros dans la tradition juive et un aperçu des tendances qui animaient la culture florentine108. Bien que sa connaissance des doctrines de Platon ait été plutôt superficielle, Alemanno semble avoir voulu s’opposer à l’interprétation théologique du Banquet et du Phèdre développée par Marsile Ficin et son cercle ; Salomon, et non Platon, serait, d’après lui, l’autorité ultime en matière d’éros et d’union avec la divinité, et son Cantique constituerait la référence la plus accréditée sur des sujets aussi importants. Alemanno nous livre ainsi un portrait du roi brossé à l’aide de plusieurs sources, bibliques et extra-bibliques, qui met en scène à la fois un savant universel et un « héros imparfait »109, aux prises avec les tentations et les sollicitations de la culture profane. La okhmah de Salomon s’étend en effet pour Alemanno de la rhétorique à l’astrologie, des mathématiques à la science de la nature, de l’architecture à la philosophie, touchant ainsi à la totalité des « sciences des nations ». Or, ces compétences ressortent d’une proximité excessive du roi avec les divinités des autres peuples. Alemanno affirme même que Salomon, doué de pouvoirs théurgiques singuliers, aurait eu l’intention d’employer à des fins magiques les épanchements qui descendaient non seulement du Dieu d’Israël, mais de toutes les divinités adorées par les femmes de son harem, sa quête de savoir le poussant toujours plus
108 Dans la préface, Alemanno chante les louanges de Laurent le Magnifique en le comparant à Salomon et mentionne Florence comme exemple politique et civile : cf. Shir ha-ma‘alot, p. 4–6. 109 C’est la formule utilisée par Arthur M. Lesley, qui voit en cette figure déchirée l’archétype du savant juif de la Renaissance : cf. A. M. Lesley, The Song of Solomon’s Ascents by Yo anan Alemanno, cit., p. 70.
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loin110. On voit bien comment, dans cette lecture, amours illicites et recherche de la sagesse sont étroitement liés, les premiers favorisant en quelque sorte l’achèvement de la seconde. C’est donc pour parfaire sa okhmah que Salomon se serait approché d’Astarté—qui représente dans l’interprétation d’Alemanno les disciplines païennes : Et c’est en cela [i.e. dans la connaissance du savoir des nations] que le roi Salomon fut savant, comme l’a établi le sage Rabbi Mena em de Recanati dans son commentaire sur la Torah disant : « Toute ma vie, j’ai été troublé par la manière dont ce savant s’est affaibli à courir après les femmes, alors que tout le livre des Proverbes est rempli [d’enseignements] à ce sujet ; et lorsque j’ai examiné cette chose peu claire, [c’est-à-dire le fait qu’il] avait mille femmes étrangères, le voile de l’apparence tomba, car les cabalistes ont dit [qu’elles sont] la quantité des degrés impures qui émanent de l’arbre supérieur qui est Tipheret ; à cause de la saleté de l’âme elles sont mille puissances et sont appelées ‘femmes étrangères’, et le roi Salomon, puisqu’il était lié [qashur] à cet arbre pour l’ampleur de sa sagesse, voulait compléter celle-ci et examiner son splendeur et perfectionner le secret de l’arbre. Et il les suivit pour connaître, observer et parachever le degré [qui lui manquait]. Et ainsi il est dit ‘Salomon alla après Astarté (1Rois 11, 5) : il n’est pas écrit que le roi Salomon adora, mais [il est dit] qu’il était allé explorer, chercher et quérir la chose qui aurait rendu parfaite la sagesse » (Shir ha-ma‘alot, p. 451).
Avec une force singulière, Alemanno souligne ici la nécessité que le contact avec les dieux des autres peuples se produise pour que l’itinéraire de Salomon s’achève. L’intérêt du roi pour les savoirs païens—représentés par Astarté, figure féminine à l’envoûtante beauté– est ainsi mis paradoxalement en rapport avec son perfectionnement sapientiel. Le parachèvement de la okhmah non seulement rend possible mais réclame même une contiguïté avec l’impureté et l’idolâtrie.
110 On retrouve chez Alemanno l’association entre les femmes idolâtres et l’exercice du pouvoir théurgique, une idée qui est également présente dans le commentaire de Rois d’Isaac Abravanel. Cependant, pour Isaac, les femmes étrangères auraient bénéficié des enseignements de Salomon pour faire descendre sur leurs nations les épanchements de leurs propres divinités, tandis que, d’après Alemanno, le roi avait appris de ces concubines leurs pratiques théurgiques afin de les utiliser pour ses propres buts : « Ses femmes l’aidèrent à satisfaire ses désirs, même si cet aide n’était pas souhaitable. Elles l’aidèrent à trouver ce qu’il cherchait. Car, le désir [ esheq] tout entier de Salomon était de connaître les puissances supérieures pour faire descendre leurs épanchements sur les choses inférieures, et cela non seulement dans la manière autorisée par la Torah, d’après l’opinion des cabalistes qui soutiennent que la réalisation de chaque précepte et les sacrifices ont un tel but ; mais aussi à partir des divinités des nations idolâtres, une activité que la Torah interdit » ( Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 379).
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Cette démarche, on le voit, place le roi dans une position extrêmement incommode, quoique potentiellement très féconde. A l’égard de l’altérité culturelle et religieuse, l’attitude de Salomon est finalement assimilée à celle d’un sage juif qui tente de maîtriser la tension qui se produit entre résistance et acculturation, entre l’appartenance à son propre groupe et la nécessité de se confronter avec l’« étranger ». Il est difficile de se soustraire à la tentation de faire de ce caractère le modèle de l’intellectuel juif de la Renaissance, qui hésite entre repli identitaire et dissolution dans une culture universelle, ou du moins « autre », et qui choisit souvent de re-judaïser les éléments de la culture majoritaire pour pouvoir mieux les assimiler111. Cela est d’autant plus vrai que le portrait salomonien rédigé par Alemanno n’est pas exempt d’une portée autobiographique et semble donc avoir revêtu une fonction significative dans la perception que l’auteur avait de son propre rapport à la culture humaniste112. Cependant, il convient de souligner que ce motif relève aussi de textes cabalistiques antérieurs, bien que dans le Shir ha-ma‘alot il acquiert sans doute des caractéristiques singulières. Alemanno emprunte en effet l’idée d’un Salomon explorateur du côté impur d’un passage du commentaire à la Torah écrit par le cabaliste italien Mena em Recanati (env.1250–env.1310)113. Mais le motif s’étend encore à d’autres sources médiévales. Les réflexions que Moshe de Léon consacre à cette question dans le Sicle du sanctuaire et le Livre de la balance s’avèrent particulièrement intéressantes. Le traitement de ce motif demanderait à l’évidence une étude à part, et nous nous bornerons ici à esquisser les traits essentiels d’une pensée considérablement plus complexe, dans la mesure où elle peut nous fournir d’autres éléments aptes à éclairer la relation entre Philon et Salomon établie par la réception juive des Dialogues.
C’est notamment la lecture d’Arthur Lesley. Voir sur la question F. Lelli, « Biography and Autobiography in Yohanan Alemanno’s Literary Perception », dans Cultural Intermediaries. Jewish Intellectuals in Early Modern Italy, éd. D. B. Ruderman et G. Veltri, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004, p. 25–38 et Id., « The Origins of the Autobiographic Genre », cit. 113 Voir Menahem Recanati, Perush ‘al ha-Torah, 2 vol., Israël, 2003, t. II, p. 61. Traduit par Flavius Mithridate pour Jean Pic de la Mirandole, le commentaire est l’une des sources majeures des Conclusiones cabalisticae : cf. Ch. Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, cit., p. 81–85. 111 112
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Dans les écrits du cabaliste castillan Moshe de Léon, à qui l’on doit une grande partie du corpus zoharique114, la okhmah de Salomon est appelée « petite sagesse »115 et identifiée à Malkhut, dernier degré de la procession sefirotique, qui rentre en contact avec le monde d’en bas. En raison de sa position liminaire, cette dimension est ainsi susceptible d’être contaminée par les forces de l’impureté provenant de l’ « autre côté ». C’est pourquoi Malkhut est associée, entres autres, à la lune, qui s’obscurcit cycliquement, ou à l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Les vicissitudes de Salomon sont ainsi expliquées par Moshe de Léon comme une tentative d’intégrer les aspects impurs de Malkhut : le roi aurait voulu achever sa sagesse par l’exploration du côté obscur, en s’attachant aux branches de l’arbre qui relèvent du côté du mal ou, d’après une autre explication possible que l’on retrouve également dans le Zohar, à la facette sombre de la lune116. Dans un passage du Sicle du sanctuaire, ces degrés impurs sont à leur tour mis en rapport avec les concubines et les reines dont il est question dans le livre des Rois ainsi que dans le Cantique. En d’autres termes, d’après ce cabaliste, le Cantique semble garder les traces de cette incursion de Salomon dans le domaine du sitra a ra117. L’association de ces forces impures avec les 114 Le débat concernant le rôle effectif de Moshe de Léon dans la rédaction du Zohar est encore vivace et rejoint la question de la formation du corpus zoharique luimême ; il semble de toute manière indéniable qu’il ait participé à la rédaction et à la mise au point finale du Zohar : voir C. Mopsik, « Moïse de Léon, le Sheqel ha-Qodesh et la rédaction du Zohar. Une réponse à Yehudah Liebes », Kabbalah. Journal for the Study of Jewish Mystical Texts, 3 (1998), p. 271–285 [réédité dans Id., Chemins de la cabale, cit., p. 256–306]. 115 Voir Moïse de Léon, Le Sicle du Sanctuaire, cit., p. 119 et les renvois à d’autres textes de l’éditeur dans les notes de bas de page. 116 Voir l’interprétation de 1Rois 5, 10 selon laquelle, à l’époque de Salomon, la lune—à savoir la sefirah malkhut—« grandit, fut bénie et subsista en plénitude » ; toutefois, « Salomon voulut aussi hériter [de la lune] dans son incomplétude, aussi s’adonna-t-il à la science des démons et des esprits pour hériter de la lune dans tous ses aspects » (ibid., p. 82), c’est-à-dire à la sagesse d’Egypte ; dans son commentaire, Charles Mopsik identifie cette sagesse avec « la puissance de l’Autre côté, dont dépendant la science et la magie [. . .] dénommée parfois Lilith ». La sagesse de Salomon aurait donc intégré les sciences « autres » et en cela résiderait sa supériorité : cf. Zohar, I, 223a–223b. 117 « Les sages qui ont étudié avec minutie ce sujet concernant le roi Salomon, la paix soit sur lui—[Salomon] qui s’est aventuré dans toutes les formes de sagesses existantes dans le monde et qui a accompli tout ce qu’il a accompli et ce qui a été écrit à son sujet, a agi par cette Sagesse—ces sages ont dit : Il est bien sûr que c’est par elle que Salomon a fait tout ce qu’il a fait. Et il ne s’est écarté de sa nature, il n’en est sorti à l’extérieur qu’à une seule occasion. Ils ont dit : il est sûr que la sagesse de Salomon est appelée arbre de la connaissance du bien et du mal. Le roi Salomon, bien qu’il ait été plus sage que les autres hommes, a voulu et eut le dessein de compléter la teneur
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disciplines philosophiques ou magiques est par ailleurs explicitée dans le Zohar, ce qui nous renvoie une fois de plus au motif de la confrontation avec la « science étrangère ». Pour certains courants cabalistiques, notamment espagnols, l’exploration du royaume du mal était donc non seulement légitime mais même envisageable ; et ce dérapage dans les territoires de l’« autre » était représenté le plus souvent par la soumission de figures bibliques au talmudiques—tels Adam, Noé, Salomon ou l’hérétique Elicha ben Abouya—au pouvoir de séduction exercé par les femmes118. Or, ces entités féminines négatives ne sont pas forcément détachées ou extérieures à la Shekhinah, à Malkhut ou à la sagesse salomonienne. Pour
de ce degré par le secret du bien et du mal, or il aurait dû s’en tenir sans cesse à une unique côté, et à ce propos ils ont dit qu’il aurait dû être constamment attaché au côté du bien. Son intention était de s’enrouler et de s’attacher au côté du bien et au côté du mal, et de connaître ces deux côtés, tout cela en suivant la complétude du degré en question. Et si tu dis : ‘N’a-t-il pas pris de nombreuses femmes ?’ En fait, telle était bien la portée de ce degré, qui comporte reines et concubines, comme il est dit : ‘Les reines et les concubines font aussi son éloge’ (Cant. 6, 9). Ainsi, son intention étant qu’il y ait plénitude pour ce degré, il prit des reines et des concubines. Ce secret se trouve dans le Cantique des Cantiques que les autres fils du monde n’ont pas compris : « les mille » qui sont profanes, c’est le secrets des ‘reines et des concubines’ (1Rois 11, 4). Il abandonna tout ce qui est en haut et s’attacha à l’en bas et il l’abandonna ce bien à cause de cela. Mais loin s’en faut qu’il l’abandonnât, hormis le fait qu’il ne s’efforçait pas d’établir ce degré dans le côté du bien. En voilà assez pour tout homme intelligent sur lequel s’est posé l’esprit » (Moïse de Léon, Le sicle du sanctuaire, cit., p. 119–120) ; voir aussi les développements dans Id., Sefer ha-mishqal (Livre de la balance), cit., p. 148–149. D’autre part, c’est par l’achèvement du Cantique que la « lune connut sa plénitude », une fois que le roi Salomon est descendu vers le « jardin des noyers » pour achever les « coquilles » : voir Zohar adash, 83b. Des conceptions semblables pourraient avoir inspiré à Isaac Abravanel son interprétation du rôle du Cantique dans la biographie spirituelle de Salomon : cf. infra, p. 292–297. 118 Voir Le Zohar. Genèse. Tome III, cit., p. 394, où Charles Mopsik renvoie, entres autres, aux conceptions présentes dans le Livre de la balance de Moshe de Léon. D’après Joseph Alashqar, un cabaliste marocain contemporain de Juda Abravanel, un rôle analogue, quoique davantage chargé d’une signification rédemptrice, reviendrait à Samson : « Certes il fut un juste parfait et tout ce qu’il fit, il le fit pour le bien d’Israël. La Shekhinah qui est la fille d’Abraham notre père fut assujettie aux pouvoirs de l’impureté, comme il est dit : ‘Car en ces temps-là, les Philistins dominaient Israël’ ( Juges 14, 4). Or il voulut assujettir toutes les puissances [démoniaques] et toutes les puissances contraires. Aussi cherchait-il à pénétrer chez elle par la ruse en prenant femme chez eux afin d’être soutenu par eux, de sorte qu’ils soient d’accord avec lui et soient assujettis sous sa main. Certes c’est là un secret connu de Dieu seul » (Tsafanat Pa‘anea , cit. dans M. Idel, Mystiques messianiques, cit., p. 177) ; l’union avec Dalila (identifiée ici à Lilith) dans le monde d’en-bas permet ainsi à Samson de libérer la Shekhinah soumise aux pouvoirs de l’impureté dans le monde d’en-haut.
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certains cabalistes, elles en sont même un des visages119 ; pour d’autres, elles sont plutôt des incrustations, des infiltrations—la « boue », la « souillure », etc.—découlant du côté du mal, qui se sont attachées à Malkhut et que l’activité réparatrice du sage peut éliminer. Ces conceptions préludent d’ailleurs à des développements cabalistiques postérieurs concernant la possibilité, et même le devoir, pour le sage juif de libérer les étincelles divines prisonnières des qelipot, les « écorces » d’impureté qui les entourent, développements qui déboucheront sur l’expérience du « Messie apostat » Sabbataï Tsevi et sur les doctrines antinomistes élaborées par ses partisans au XVIIe siècle120. Il est temps de revenir aux Dialogues et de se demander dans quelle mesure cet examen de la tradition médiévale concernant Salomon et le féminin peut se révéler utile à leur compréhension. En fait, si la rencontre du roi avec la reine de Saba fournit un modèle de discussion très proche de celui des Dialogues, dans les développements exégétiques portant sur la relation de Salomon à ses femmes il est aisé de repérer des éléments qui caractérisent aussi l’amour de Philon envers Sophie. Au cœur de la tradition que l’on vient d’analyser se trouve en effet le motif de la purification de la « femme étrangère », métaphore des possibilités d’assimilation d’une culture différente ou « autre ». Ce schéma est présent dans la littérature midrashique à propos de la rencontre entre le roi et la reine de Saba ; il fait surface dans l’approche origénienne, à la fois dans la figure de la pulchra captiva et dans l’idée de la conversion de la femme idolâtre du Cantique ; il revient également dans les élaborations cabalistiques, où il est question d’une immersion
119 Par exemple, d’après Joseph de Hamadan, Malkhut, la « petite sagesse », est la sœur de la démone Na‘amah : « ‘La sœur de Toubal-Cain était Naama’ ; on veut dire par là que la soeur [l’éditeur propose de remplacer avec frère] de cette Naama aime le charme de belles femmes ; de plus il est indiqué allusivement que sa sœur est la Chekinah, il est marqué en effet ‘Ils se nourriront d’une part égale à la leur’ (Deut. 18, 8). Et si tu objectes : puisque nous avons expliqué à propos du Char que Silla est la Chekinah, comment pouvons-nous dire qu’il est question d’elles à propos des classes de l’impureté ? [Sache] que tout s’interprète dans la Torah en soixante-dix facettes d’impureté et de pureté, comme il est écrit : ‘Dieu a fait ceci vis-à-vis de cela’ » (R. Joseph de Hamadan, Fragment d’un commentaire sur la Genèse, cit., p. 98–99). 120 Les conceptions cabalistiques concernant la relation entre certains héros bibliques et les « femmes étrangères » font partie des l’arrière-plan du mouvement sabbateïste tel que le retrace Scholem dans son étude classique : cf. G. Scholem, Sabbataï Tsevi, le messie mystique. 1626–1676, Lagrasse, Verdier, 1983, p. 75–78 ; sur les tendances antinomiques de la cabale des XVIIe et XVIIIe siècles voir Id., « Redemption through Sin », dans Id., The Messianic Idea in Judaism, New York, Shocken, 1971, p. 78–141.
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dans le « côté impur » qui permettrait à Salomon de perfectionner sa sagesse. Or, ce schéma peut également s’appliquer à la relation entre les deux personnages des Dialogues. De même que l’amour de Salomon pour les femmes étrangères vise à une exploration de sa propre okhmah et à sa purification, de même Philon vise à la fois l’accomplissement de son propre profil sapientiel et l’élévation intellectuelle de son aimée. Il semble ainsi s’attacher à une mission réparatrice auprès de Sophie : la « science grecque » dont l’aimée des Dialogues est la représentante doit être libérée de ses éléments potentiellement destructeurs et s’assimiler toujours plus à la véritable okhmah qui revient à Philon en tant que destinataire de la révélation. Les doutes de la bien-aimée des Dialogues sont ainsi des imperfections, des taches que l’action pédagogique de Philon entreprend d’éliminer, pour élever la sagesse « endommagée » et « exilée » qui lui fait face au rang de l’Epouse du Cantique. Il n’est d’ailleurs pas anodin que, pour les cabalistes, le Cantique puisse être le lieu où l’amour blâmable pour les forces impures ainsi que l’amour saint pour la sefirah Malkhut trouvent leur expression ; ni que, symétriquement, l’aimée dont il est question soit tantôt la Shekhinah, tantôt la concubine qui aurait usurpé sa place au temps de l’exil121. D’après un passage du Zohar, le déploiement du Cantique aurait sanctionné l’achèvement de la sagesse de Salomon, et ne se serait entièrement réalisé que lorsque les impuretés provenant du côté du mal auraient été éliminées122.
Sur ces conceptions cabalistiques et les interprétations du Cantique qu’elles développent, voir M. Idel, Eros e Qabbalah, p. 153–154 et p. 164. Pour Joseph de Hamadan, la dichotomie entre la concubine céleste et la Shekhinah répète sur un plan théosophique la séparation entre les gentils et les juifs : cf. ibid., p. 152–163. La « noire mais belle » est Malkhut, noire en tant qu’elle est souillée par le forces de l’autre côté, et belle en tant qu’elle est reliée aux dimensions sefirotiques supérieures : voir Zohar adash, 169b. 122 Dans ce long passage, le Zohar parle de la boue que le Serpent aurait injecté en Eve, d’où serait né Caïn ; après le déluge, la descendance de celui-ci aurait dominé le monde et les lettres de l’alphabet hébreu se seraient alors mises « à l’envers » ; c’est seulement avec le Cantique que la boue du Serpent fut éliminée du monde et que les lettres retrouvèrent leur place : « Ainsi alla le monde, suivant les secrets de l’alphabet, jusqu’à ce que vienne Salomon. Dès lors les lettres retrouvèrent leur stabilité fondamentale, et il est écrit : ‘La sagesse de Salomon excellait’ (1Rois 5, 10) et la lune recouvra sa plénitude, alors se révéla le Cantique des Cantiques dans le monde. Il est dit dès lors : ‘Je suis descendu vers le jardin des noyers’ (Cant. 6, 11). De même que le noyau de la noix ne se constitue qu’à la fin, ainsi le monde : une fois que les coquilles furent achevées, le monde se fonda sur le noyau, et la lune connut sa plénitude’ (Zohar adash, 83b). Sur le Cantique—et le Temple—comme manifestation de l’équilibre et de la joie de tous les niveaux de création, voir aussi Zohar adash, 62b. 121
entre CANTIQUE et LIVRE DES ROIS
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Il s’agit sans doute d’une opération aux risques multiples : lue à la lumière des interprétations cabalistiques des amours de Salomon que nous avons brièvement évoquées, l’excursion dans le domaine de l’ « étrangère » tentée par Philon, tout en constituant une étape obligée de son perfectionnement spirituel ou culturel, n’en représente pas moins un danger majeur pour son intégrité, le risque symbolique étant la « désagrégation » dans les territoires de l’autre. C’est ce qui arrive par exemple à la figure de l’hérétique par excellence de la tradition juive, Elisha ben Abuyah. D’après Moshe de Léon et le Zohar, Elisha serait devenu A er à cause de son attirance pour la femme étrangère et pour ses divinités, qui l’auraient transformé dans un double tragique de cette même altérité par laquelle il s’est laissé attirer ; car c’est à cause de cet attachement illicite qu’il perd son ancienne identité et devient tout simplement « Autre » (A er)123. Un pareil destin guette-t-il donc Philon dans sa confrontation avec la philosophie ? Serait-il en d’autres termes un Juif qui non seulement n’a pas su infléchir les désirs de la « femme étrangère » à ses propres dessins et n’a pas réussi à achever le processus de purification de la sagesse qui lui est destinée, mais se serait à son tour laissé absorber dans les territoires du savoir étranger ? Il serait beaucoup trop risqué de répondre à une telle question par l’affirmative. L’interrogation mérite cependant d’être posée au vu de deux éléments : le caractère très original des Dialogues au sein de la production juive de leur époque, d’un côté ; et leur final énigmatique de l’autre. En effet, si l’on considère les Dialogues du point de vue de leur réception, il est difficile de nier qu’ils incarnent cet itinéraire de dissolution dans la culture non juive. Imprimés en italien, intégrés sans réserve aucune à la production littéraire et philosophique de la Renaissance et objet, par contraste, de la méfiance des lecteurs juifs, les Dialogues semblent trouver dans le domaine de l’ « étranger » leur véritable place, alors que l’appartenance 123 « C’est ainsi qu’Elicha, qui descendit et s’attacha à ce degré, fut chassé du monde à venir et il ne lui fut pas permis de se repentir, il fut donc expulsé de ce monde-là et il fut dénommé A er [Autre] » (Zohar, I, 204b). Voir aussi ce passage du Livre de la balance de Moshe de Léon : « Il en va ainsi d’Elicha, l’Autre, si tu comprends son secret que voici : en se laissant attirer par l’attachement à l’autre dieu [’el ’a er], il vit que ‘les lèvres de l’étrangère distillent le miel vierge et plus onctueuse que l’huile est sa parole’ (Prov. 5, 3) et il vit son pouvoir, sa nature et sa cause, et il ne se préserva pas, se rendit coupable et porta sa faute, car de toute manière, en se laissant attirer et en s’attachant à l’autre dieu, il porta son nom et fut appelé A er (autre), à cause de son attachement à l’autre dieu » (Moshe de Léon, Livre de la balance, p. 150 ; on cite dans la traduction de Charles Mopsik: cf. Zohar. Genèse. Tome III, cit., p. 395).
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même de leur auteur au judaïsme est parfois mise en doute. Faut-il pour autant en conclure que Philon s’est aventuré trop loin dans sa tentative d’apprivoiser la philosophie, en restant pris au piège de sa propre mission ? La question est destinée à rester sans réponse définitive. Cependant, le final de l’œuvre peut fournir des indications en ce sens. Le troisième dialogue, on l’a dit, s’achève sur une énième requête de Sophie, qui renouvelle ainsi son besoin d’éclaircissements et continue de se situer sur un plan inférieur par rapport à son interlocuteur ; elle reste la philosophe en quête de réponses et l’union de Philon avec la sagesse ne se produit pas. Sophie exige notamment une discussion portant sur les effets d’amour, dans laquelle la plupart des interprètes ont vu une allusion à une quatrième partie que Juda aurait eu l’intention d’écrire ou qu’il aurait effectivement écrite et qui ne nous serait pas parvenue. Dans ce quatrième dialogue, l’union entre les deux interlocuteurs aurait sans doute eu lieu. Cependant, il semble peu probable que cette discussion sur les effets d’amour ait été réellement envisagé par Juda. Selon toute probabilité, la conclusion des Dialogues tels que nous les connaissons est la seule que Juda ait eu l’intention d’écrire. Le schéma tripartite, comme on va le montrer, est en effet tout à fait cohérent du point de vue de la logique interne des Dialogues, et s’inscrit parfaitement dans l’arrière-plan salomonien que l’on vient d’esquisser. La « réparation » de la okhmah salomonienne entreprise au moyen de la rencontre avec la philosophie est donc indéfiniment reportée.
CHAPITRE VI
UNE SAGESSE TRIPARTITE : LA STRUCTURE DES DIALOGUES D’AMOUR ET LA OKHMAH DE SALOMON 1. La ratio studiorum des Dialogues et le contenu de l’ouvrage Les philosophes et les exégètes juifs et chrétiens invoquaient, on l’a vu, l’autorité de Salomon au sujet d’une divisio scientiarum dont ils croyaient retrouver les traces dans l’Ecclésiaste, les Proverbes et le Cantique des Cantiques. Ces textes auraient en effet exposé des doctrines morales, physiques ou théologiques censées former un cursus d’études idéal, tracé par le sage juif bien avant Aristote et ses épigones grecs et latins. Les Dialogues d’amour peuvent se rattacher également à cette tradition. Ils présentent en effet une structure tripartite qui révèle des analogies significatives avec ce schéma dont Salomon était l’un des garants les plus illustres. Loin d’être décousue ou lacunaire, la discussion entre Philon et Sophie suit un ordre tout à fait intelligible, à peine voilé par le caractère littéraire de l’ouvrage et par quelques digressions, qui n’ont de véritable incidence sur le dessein d’ensemble que dans la troisième partie du livre. De toute évidence, la disposition des questions examinées par les deux interlocuteurs est orientée par une tension ascensionnelle. Dans la première partie—De l’amour et du désir—Sophie et Philon débattent de la définition de l’éros et de son extension au domaine de la morale ; dans la deuxième—De la communauté d’amour—leurs discussions portent sur l’action de l’amour dans le monde sublunaire et céleste ; la troisième partie—De l’origine d’amour—est consacrée à l’explication des questions plus proprement métaphysiques et théologiques concernant l’origine de l’éros, son émanation dans l’univers et sa présence au sein même de la vie intradivine1. Dans chaque dialogue, on retrouve un Les premiers lecteurs des Dialogues avaient déjà remarqué cette structure ; pour Immanuel Aboab l’œuvre de Juda est divisée « en tres Dialogos ; el primero de Philosophia moral, el segundo de Philosophia natural, y Mathematicas ; el último de elevatissima Teologia » (Immanuel Aboab, Nomologia o Discursos Legales, cit., p. 30). 1
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mouvement ascensionnel, ce qui confère à l’ensemble de l’ouvrage une structure « en spirale », comme si la progression du monde sensible en direction des réalités ontologiquement supérieures était articulée, à chaque tournant, par des argumentations toujours plus profondes et par une plus grande capacité d’abstraction2. Le premier des trois dialogues débute en effet par la définition de l’amour et du désir et aboutit à une description de la béatitude humaine, en passant par une analyse des vertus morales et intellectuelles. Dans le deuxième, Sophie et Philon commencent par aborder la classification des amours dans le monde minéral, végétal, animal, humain et céleste et terminent par la question des relations existantes entre les intellects séparés et la divinité. Le troisième est le moins homogène. Il commence par une discussion sur le phénomène de l’extase, la nature du sommeil et les rapports entre l’âme et l’intellect humains ; puis Philon énonce les cinq questions fondamentales (si l’amour est né, quand, où, de qui et à quelle fin), dont l’examen amènera à la formulation, en conclusion, de la doctrine du « cercle des amours », qui est le cœur métaphysique de tout l’ouvrage et son sommet spéculatif. En bref, Juda commence par définir les notions dont il se servira au cours de son texte, passe ensuite à l’examen de la manifestation de l’amour sur le plan cosmologique et aboutit finalement aux questions portant sur son statut métaphysique. L’accessus aux différents arguments traités est ainsi ordonné selon le passage graduel des réalités sensibles aux réalités suprasensibles3. L’ordo des sujets traités dans les Dialogues que l’on vient de décrire peut être précisé davantage grâce à des références internes. L’œuvre ne disposant pas d’introduction, c’est dans les discours des deux personnages que l’on trouvera des indications concernant l’agencement des questions abordées4. Dans ses grandes lignes, le plan de l’ouvrage suit la conception du savoir exposée par Philon dans le premier dialogue. La description qu’il donne de l’apprentissage intellectuel menant 2 On a parfois parlé des Dialogues comme d’un ouvrage qui semble être en constante expansion : cf. R. Scrivano, « Platonismo, ebraismo e cabala nel Rinascimento : Leone Ebreo », cit., p. 125. 3 Dans les réflexions des néoplatoniciens d’Alexandrie, ce principe épistémologique représente déjà l’un des éléments qui vont faciliter l’intégration de la philosophie d’Aristote au sein des curricula studiorum scolastiques : cf. C. D’Ancona, « Il neoplatonismo alessandrino : alcune linee della ricerca contemporanea », Adamantius, 11 (2005), p. 9–38. 4 L’absence d’introduction est un trait distinctif des Dialogues qui rend particulièrement difficile leur interprétation : cf. A. M. Lesley, « Proverbs, Figures and Riddles », cit., p. 219.
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à l’union avec la divinité annonce ainsi de manière programmatique les arguments qui seront discutés et leur position dans le texte. Etant donné que la structure des Dialogues repose sur une logique interne parfaitement identifiable et, qui plus est, annoncée dans le texte même, cette corrélation implique que la version actuelle de l’ouvrage forme un dessin accompli. En d’autres termes, puisque la classification de la sagesse exposée par Philon indique l’agencement des sujets qui seront progressivement traités dans l’œuvre, les Dialogues ne sont pas un texte inachevé. La quatrième partie portant sur les « effets d’amour » que Sophie réclame n’a donc jamais existé, et Juda n’a jamais eu l’intention de l’écrire. Le sommet de la sagesse s’achevant par la théologie, tant selon le modèle décrit par Philon que dans la structure des Dialogues, dans l’énième requête de Sophie il faudra plutôt lire une confirmation de la nature purement humaine de son savoir, dont les doutes, les curiosités et les incertitudes sont potentiellement inépuisables. Regardons donc de plus près ce plan esquissé dans la première partie. En examinant la nature de la béatitude humaine, Philon déclare que, bien qu’elle ne réside pas dans la connaissance de la totalité des sciences, cette même connaissance est nécessaire pour l’atteindre ; par suite, il présente à Sophie le parcours qu’il faut entreprendre pour y parvenir : Philon. Bien confessé-je que, pour parvenir à celle béatitude, il est besoin d’atteindre en grande perfection toutes les sciences, autant l’art de découvrir et discerner la vérité du faux en tout intelligible discours, que nous appelons logique : Comme la philosophie morale, ou en l’usage de prudence et de vertu : comme aussi la naturelle philosophie, qui est de la nature de toute chose ayant mouvement, mutation ou altération : comme encore la philosophie mathématique, laquelle traite des choses qui ont quantité en nombre ou mesure. La connaissance de cette-ci en nombre absolu est nommée arithmétique, et en nombre de voix musique. Si telle connaissance est en mesure absolue, c’est la géométrie : et si elle est de mesure des corps célestes et de leur mouvement, c’est l’astrologie. Mais, surtout, il faut être parfait en celle partie de doctrine laquelle approche plus de l’heureuse conjonction, qui est la première philosophie, seule nommée sapience, et cette traite de toutes choses ayant essence ; desquelles elle a d’autant plus claire intelligence que leur essence est plus grande et excellente. Cette seule doctrine (ô Sophie) traite des choses spirituelles et éternelles : l’essence desquelles, quant à la nature, est plus grande et connaissable que celle des choses corporelles et corruptibles : combien que, à cause qu’on ne les peut pas comprendre par les sens, nous en ayons moins de connaissance ; aussi notre entendement est à l’égard de la connaissance d’icelles comme l’œil d’une chauvesouris à la clarté et choses visibles : car elle ne peut voir la lumière du Soleil, qui
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chapitre vi est la plus resplendissante de toutes, pource que son œil n’est bastant à recevoir telle splendeur, mais bien voit-elle le lustre de la nuit lequel lui est proportionné. Or cette connaissance et philosophie première est celle qui arrive à la connaissance des choses divines, intelligibles selon la possibilité de l’entendement, et est nommée théologie, c’est-à-dire parole traitant de Dieu. Voilà donc comme le savoir des différentes sciences est nécessaire pour la félicité : combien qu’elle ne consiste en toutes, mais en la parfaite connaissance d’une seule (Dialogues, p. 97–99 ; Dialoghi, I, 24b–25a).
Le passage ébauche un ordo studiorum réclamant un apprentissage logique, puis par la suite un perfectionnement moral et un avancement progressif dans les sciences supérieures, de la philosophie naturelle aux différentes subdivisions des mathématiques jusqu’à la « philosophie première »5. Or, en dépit de quelques imprécisions dues essentiellement au caractère dialogique de l’ouvrage, on retrouve dans l’articulation des Dialogues toutes les phases préconisées dans ce cursus d’études. Philon décrit en effet l’itinéraire qui se dessinera dans les trois parties du texte. Ainsi, Sophie et son amoureux s’engagent tout d’abord dans une discussion vaguement dialectique, de manière à dissiper les doutes sur l’essence et la définition de l’amour. Les deux interlocuteurs parviennent à cette définition moyennant l’application d’une méthode aristotélicienne, c’est-à-dire en faisant apparaître la différence spécifique qui caractérise l’amour, considéré comme un genre plus vaste que le désir (Dialogues, p. 55–65 ; Dialoghi, I, 1a–6b). La relation existant entre ces deux notions est précisée par la suite au moyen de la classification des trois types d’amour—amour de ce qui est bon, utile ou honnête—telle
5 La classification des sciences prônée ici par Philon est proche des divisiones scientiarum que l’on utilisait dans les universités médiévales. Dans ses articulations principales, le schéma proposé suit en effet le modèle d’inspiration boétienne répandu dans le studia aux XIIIe et XIVe siècles. Cette influence est particulièrement évidente dans la terminologie concernant le quadrivium. On peut, par exemple, comparer les définitions des sciences rapportées dans les Dialogues avec celles du Didascalicon de Hugues de Saint Victor, l’une des sources latines de référence en ce qui concerne la division des sciences : « cum igitur, ut supradictum est, ad mathematicam proprie pertineat abstractam attendere quantitatem, in partibus quantitatis species eius quarere oportet. Quantitas abstracta nihil est aliud nisi forma visibilis [. . .] cuius geminae sunt partes : una continua [. . .] quae magnitudo dicitur, alia discreta [. . .] quae multitudo appellatur. Rursus multitudinis alia sunt per se [. . .] alia ad aliquid [. . .]. Magnitudinis vero alia sunt mobilia [. . .] alia immobilia. Multitudinem ergo quae per se est arithmetica speculatur, illam autem quae ad aliquid est, musica. Immobilis magnitudinis geometria pollicetur notitiam. Mobilis vero scientiam astronomiae disciplinae peritia vindicat » (Hugo Von Sankt Viktor, Didascalicon. De studio legendi. Studienbuch, éd. T. Offergeld, FribourgBâle-Vienne-Barcelone-Rome-New York, Herder, 1997, p. 170–172).
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qu’elle est formulée dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote ; à ces trois amours est ensuite associée une série de comportements vicieux ou vertueux (Dialogues, p. 66–88 ; Dialoghi, I, 7a–20b). Le premier dialogue se termine par l’examen de la question de la félicité humaine, qui réside dans un acte intellectif par lequel l’individu s’unit à la divinité (Dialogues, p. 88–108 ; Dialoghi, I, 20b–29b) ; les toutes dernières pages portent toutefois sur l’idée platonicienne de la fureur et de l’amour comme principe supra-rationnel (Dialogues, p. 116–120 ; Dialoghi, I, 30a–37b). Conformément au plan esquissé par Philon, cette partie traite donc essentiellement de questions de logique et de morale, et concerne uniquement la félicité humaine. En particulier, la source de référence de cette première partie est l’Ethique à Nicomaque, qui fournit à Juda les catégories nécessaires à son discours sur les passions, sur la doctrine du juste milieu et sur la félicité. Le contenu de la deuxième partie des Dialogues confirme l’adoption de la divisio philosophiae prônée par Philon ; cette partie concerne en effet la manifestation de l’amour dans le monde céleste et sublunaire. Philon et Sophie examinent tout d’abord l’action d’éros dans les quatre éléments, les minéraux, les animaux et les hommes, qui sont tous soumis au processus de génération et de corruption (Dialogues, p. 127–144 ; Dialoghi, II, 1a–14b) ; leur discussion se porte ensuite sur sa présence au niveau des astres, ce qui fournit à Philon l’occasion d’interpréter les amours des divinités païennes comme des allégories astrologiques et astronomiques (Dialogues, p. 145–220 ; Dialoghi, II, 15a–75b) ; une fois cette analyse terminée, ils abordent la question de la présence de l’amour dans le monde intellectuel (Dialogues, p. 221–234 ; Dialoghi, II, 65b–75a). Or cette réalité, en tant qu’elle est à l’origine du mouvement des corps célestes, constitue l’objet le plus élevé que peuvent atteindre les connaissances mathématiques6. La deuxième partie s’achève en effet, de manière fort opportune, sur une condamnation d’Averroès, qui avait identifié le premier moteur avec Dieu, s’arrêtant
6 Bien qu’elle ne soit pas explicitée par Juda, l’idée sous-jacente est sans doute redevable à Boèce : « Seconda vero est pars intellegibilis, quae primam intellectibilem cogitatione atque intelligentia comprehendit. Quae est omnium caelestium supernae divinitatis operum et quidquid sub lunari globo beatiore animo atque puriore substantia valet et postremo humanarum animarum » (In Isagogen Porphyrii commenta, Editio prima, I, 3, éd. BRANDT, p. 8–9); sur le modèle boétien voir G. D’Onofrio, « La scala ricamata. La philosophiae divisio di Severino Boezio, tra essere e conoscere », dans La divisione della filosofia e le sue ragioni : lettura di testi medievali (VI–XIII secolo), éd. G. D’Onofrio, Cava de’ Tirreni, 2001, p. 11–63 : 32).
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ainsi au seuil d’une spéculation plus élevée que les deux interlocuteurs sont sur le point d’entreprendre7. Enfin, dans le troisième dialogue, Sophie et Philon abordent la problématique de l’éros d’un point de vue métaphysique et théologique. Il s’agit de la partie la plus riche du texte, mais également de la moins organique et linéaire en ce qui concerne l’agencement des sujets8. L’argument principal—celui de l’origine de l’amour annoncé dans le titre—n’est pas immédiatement traité et l’on y arrive après plusieurs pages consacrées aux effets de l’extase amoureuse (Dialogues, p. 245–251 ; Dialoghi, III, 1a–5b) et aux rapports entre l’âme et l’intellect (Dialogues, p. 252–278 ; Dialoghi, III, 6a–18b). Ces sujets peuvent paraître déplacés. Néanmoins, c’est un fait que la progression de la beauté sensible vers une beauté d’ordre intellectuel exige l’extase de l’amant, selon un modèle platonicien appliqué de différentes manières par Ficin, Pic, Laurent de Médicis et beaucoup d’autres. Cette excursus, placé entre la deuxième et la troisième partie, marque donc un tournant vers une dimension plus élevée de la discussion. Après un court interlude où il est fait allusion au désir de Sophie de connaître les effets d’amour (Dialogues, p. 278– 282 ; Dialoghi, III, 19a–23a), Philon et Sophie exposent les cinq questions fondamentales sur l’origine de l’éros qui constituent le cœur de cette dernière partie. D’autres précisions s’ajoutent toutefois entre l’énonciation de ces thèmes et leur véritable traitement ; ainsi, les deux interlocuteurs réexaminent la définition de l’amour (Dialogues, p. 284–293 ; Dialoghi, III, 23b–30a), montrent les limites de la doctrine platonicienne de l’éros, qui ne serait pas valable pour décrire l’amour de Dieu envers le monde (Dialogues, p. 293–296 ; Dialoghi, III, 30a–32a), et élaborent une distinction entre le bien et le beau (Dialogues, p. 297–308 ; Dialoghi, III, 32b–39b). La partie consacrée aux cinq points énoncés (Dialogues, p. 308–486 ; Dialoghi, III, 34b–146b) est en revanche plutôt homogène, même si la question des
7 La question faisait l’objet de débats même parmi les averroïstes contemporains de Juda ; c’est le cas par exemple d’Elie Delmédigo, qui écrit un commentaire en latin au De substantia orbis d’Averroès dont il réalisera par la suite une version en hébreu ; dans cette dernière, il polémique contre les cabalistes et les platoniciens dans la mesure où ils refuseraient d’identifier le premier principe avec l’intellect premier : cf. Kalman P. Bland, « Elijah del Medigo’s Averroist Response to the Kabbalahs of Fifteenth-Century Jewry and Pico della Mirandola », Journal of Jewish Thought and Philosophy, 1 (1991), p. 23–53 : 31–32. 8 Cette partie semble avoir eu une circulation autonome sous forme manuscrite : cf. supra, p. 28.
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rapports entre amour et désir y est soulevée pour la troisième fois, et que de nouvelles définitions des passions y sont proposées, encore une fois en référence à l’Ethique à Nicomaque (Dialogues, p. 465–474 ; Dialoghi, III, 131a–142b). Le dialogue se termine par la résolution de quelques doutes résiduels de Sophie et un renvoi assez vague à une discussion sur les effets d’amour. La classification des sciences exposée par Philon dans la première partie du texte fait donc à la fois fonction de plan général de l’ouvrage et de programme pédagogique que Philon adresse à Sophie. Les quelques modifications survenues par rapport au plan initial annoncé (logique/éthique—philosophie naturelle/astronomie—métaphysique/ théologie) relèvent du caractère littéraire de l’ouvrage. Plus qu’un traité philosophique stricto sensu, les Dialogues sont en effet une œuvre allégorique. Par conséquent, quoique fidèles à un modèle, ils peuvent à l’occasion intégrer des divagations ainsi que faire des concessions au goût ou à la curiosité du lecteur, sans pour autant compromettre la cohérence de l’ensemble. Peut-on préciser la nature de l’idée de sagesse qui transparaît à travers l’agencement de l’ouvrage choisi par Juda et l’ordo disciplinarum esquissé par Philon ? Pour répondre à cette question, il convient une fois encore de confronter les Dialogues à la littérature exégétique portant sur les textes pseudosalomoniens et à celle qui concerne la sagesse du roi biblique9. 2. Le modèle salomonien chez Origène et Jean Pic de la Mirandole Le schéma tripartite proposé par Juda était déjà adopté, dans ses lignes fondamentales, par la plupart des auteurs médiévaux10. Sa formulation
9 D’après Wolfson, Juda aurait adopté une classification analogue à celle de Moshe de Rieti et de Zeraiah Gracian ; il suggère que ce type d’agencement relève de la familiarité avec la littérature latine et le modèle des sept arts libéraux, typique de la culture italienne : cf. H. A. Wolfson, « The Classification of the Sciences in Medieval Jewish Philosophy », dans Studies in the History and Philosophy of Religion, éd. I. Twerski et G. H. Williams, 2 vol., Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1973, t. I, p. 493–545 ; le contenu de la classification est cependant différent de celui du trivium et du quadrivium et coïncide plutôt avec la physique, la métaphysique, les quatre branches de la mathématique et la philosophie pratique. 10 Pour une première présentation de la question dans le domaine de la philosophie latine, voir J. A. Weisheipl, « Classification of the Sciences in Medieval Thought », Medieval Studies, 27 (1965), p. 54–90 ; Id., « The Nature, Scope and Classification of the Science », dans Sciences in the Middle Ages, éd. D. C. Lindberg, Chicago-Londres, The
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remonte à l’école néoplatonicienne de l’Antiquité tardive11. Confronté à l’exigence de réorganiser les traités de Plotin, Porphyre avait déjà décidé d’agencer le matériau dont il disposait selon une progression ascensionnelle analogue à celle que l’on retrouve dans les Dialogues. Cette disposition avait pour but d’illustrer la purification progressive de l’âme en l’articulant en trois phases : une connaissance préalable de la logique et de l’éthique, puis l’immersion dans la philosophie naturelle et finalement l’accès à la connaissance théologique. Loin de représenter le développement effectif de la pensée de Plotin, les Ennéades telles que nous les connaissons aujourd’hui sont le résultat de ce remodelage programmatique effectué par Porphyre afin de montrer l’adhésion du maître à la tradition néoplatonicienne qui l’avait précédé12. Le même modèle est également employé dans les écrits de Clément d’Alexandrie, Plutarque et Proclus. Ce dernier lui attribue une valeur éminemment pédagogique, comme il apparaît dans l’introduction à la Théologie platonicienne, où il décrit les qualités dont devra faire preuve tout aspirant disciple. Pour Proclus, celui qui souhaite entreprendre l’étude des doctrines métaphysiques se doit au préalable d’être vertueux et sage, d’être capable d’utiliser la méthode dialectique et en mesure de saisir les traces des réalités divines dans le monde sensible moyennant les outils fournis par la philosophie naturelle13. University of Chicago Press, 1978, p. 461–482 ; C. S. F. Burnett, « Innovations in the Classification of the Sciences in the Twelfth Century », dans Knowledge and the Sciences in Medieval Philosophy, Proceedings of the Eighth International Congress of Medieval Philosophy (S.I.E.P.M.), Helsinki, 24–29 August 1987, 3 vol., éd. S. Knuuttila, R. Työrinoja et S. Ebbesen, Yliopistopaino, Luther-Agricola Society, 1990, t. II, p. 25–42. 11 Dans Sophiste 230c–d, la dialectique est déjà considérée comme une discipline purificatrice ; dans Phédon 69c–d, Platon met en garde ceux qui s’apprêtent à entreprendre un parcours sapientiel sans s’assurer auparavant la pureté morale nécessaire. 12 Sur l’édition porphyrienne et ses modèles, voir P. Hadot, « La métaphysique de Porphyre », dans Porphyre. Entretiens sur l’Antiquité Classique, 12, Vandœuvres-Genève, Fondation Hardt, 1966, p. 127–157 (réédité dans Id., Plotin, Porphyre. Etudes néoplatoniciennes, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 317–353). 13 « Quant à l’auditeur des doctrines que je me propose d’exposer, il devra être orné des vertus morales, avoir enchaîné tous les mouvements indignes et disgracieux de son âme par le commandement de la vertu et les avoir unifiés dans la forme de la sagesse [. . .]. Deuxièmement l’auditeur devra être entraîné à tous les exercices de la logique et se présenter comme quelqu’un qui a médité nombre de pensées irréfutables tant au sujet de la méthode d’analyse qu’au sujet de la méthode de division qui lui est contraire [. . .]. Troisièmement, outre ces qualités, l’auditeur ne devra pas être non plus ignorant de la science de la nature et des opinions de touts sortes qu’elle contient, pour que, ayant scruté comme il convient dans les images sensibles les causes de ce qui existe, il puisse plus facilement s’avancer jusqu’à ce degré de l’être qui est enfin celui des substances
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Origène avait aussi adopté ce même schéma, notamment dans son commentaire du Cantique. De façon significative, il applique cette tripartition précisément à la sagesse de Salomon. Au fur et à mesure que notre exploration de la tradition salomonienne se poursuit, la pensée d’Origène s’avère donc de plus en plus intéressante pour la compréhension des Dialogues. Sa lecture de la sagesse du roi constitue en effet une nouvelle étape essentielle de notre mise en perspective. En suivant une démarche qui sera adoptée par les néoplatoniciens d’Alexandrie dans la rédaction des manuels d’introduction à l’étude de la philosophie, Origène répond dans le Prologue de son commentaire à une série de questions préliminaires concernant la raison de l’ouvrage, le nom de son auteur, la place qu’il occupe parmi ses autres livres, son titre et le genre littéraire auquel il appartient14. Ayant à justifier la position du Cantique dans la production littéraire du roi, il élabore un schéma de représentation de la sagesse de Salomon dont le contenu coïncide, d’un côté, avec les phases d’un curriculum philosophique et s’identifie, de l’autre, avec les trois livres pseudosalomoniens. Le classement de ces livres dans la Bible serait en accord avec la division de
séparées et primordiales. Qu’il ne soit donc pas demeuré, comme nous venons de le dire, à l’écart de la vérité qui se trouve dans les apparences, ni non plus à l’écart des chemins du savoir et des enseignements que l’on y acquiert. En effet, c’est par ces enseignements que nous connaissons d’une manière plus immatérielle l’être divin. Si l’auditeur a réuni en lui toutes ces qualités sous la direction de son intellect, s’il a pratiqué la dialectique de Platon, s’il a exercé les opérations immatérielles et séparées des puissances corporelles et s’il désire contempler ce qui existe par l’activité de l’intelligence assistée de la raison, qu’il s’attache avec persévérance à l’explication des doctrines divines et bienheureuses : alors, il fera par l’amour se déployer les profondeurs de son âme, comme dit l’Oracle, puisqu’on ne peut trouver pour la mise en œuvre de cette science de meilleur collaborateur que l’amour, comme le dit quelque part Platon » (Proclus, Théologie platonicienne, texte établi et traduit par H. D. Saffrey et L. G. Westerink, Paris, Les Belles Lettres, 1968, t. I, p. 10–11) ; cf. aussi P. Hadot, « Les divisions des parties de la philosophie dans l’Antiquité », Museum Helveticum, 36 (1979), p. 201–223. 14 « Il me paraît donc nécessaire avant qu’on en vienne au contenu de ce petit livre, de faire un bref exposé d’abord sur l’amour lui-même, thème principal de cet écrit, et ensuite sur l’ordre des livres de Salomon, parmi lesquels ce livre semble placé au troisième rang ; et puis, sur le titre du petit livre même, pourquoi est-il intitulé Cantique des cantiques ; enfin, de quelle manière il semble composé à la façon d’un drame, et comme une pièce de théâtre habituellement jouée sur une scène avec changement de personnages » (Origene, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, cit., t. I, p. 87). Sur les rapports avec le milieu alexandrin, cf. I. Hadot, « Les introductions aux commentaires exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens et les auteurs chrétiens », dans Les règles de l’interprétation, éd. M. Tardieu, Paris, Cerf, 1987, p. 99–122.
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la philosophie entre éthique, physique et théologie adoptée dans les cursus d’études de l’époque hellénistique : Essayons d’abord de chercher pour quelle raison, alors que les Églises de Dieu ont reçu trois livres écrits par Salomon, le livre des Proverbes est placé premier d’entre eux, le deuxième est celui qu’on appelle Ecclésiaste, et le livre du Cantique des Cantiques est à la troisième place. Or ce qui peut nous venir à l’esprit dans la matière le voici. Il y a trois disciplines générales par lesquelles on parvient à la science des choses. Les Grecs les ont appelées éthique, physique, époptique ; nous pouvons les dire, nous, morale, naturelle et inspective [. . .]. Donc Salomon, voulant séparer les unes des autres et distinguer ces trois disciplines que nous venons de dire générales : morale, naturelle, inspective, en fit le sujet de trois petits livres disposés successivement dans son ordre. D’abord, dans les Proverbes, il enseigna la morale, proposant par des sentences courtes et concises, comme il se doit, des règles de vie. Mais il enferma la seconde, qu’on appelle naturelle, dans l’Ecclésiaste ; là, traitant de nombreux sujets concernant les choses de la nature, distinguant ce qui est inutile et vain de ce qui utile et nécessaire, il exhorte à laisser la vanité et à rechercher ce qui est utile et honnête. Il a aussi enseigné l’inspective dans ce petit livre qui est entre nos mains, à savoir le Cantique des cantiques ; là, il inspire à l’âme l’amour des réalités célestes et le désir des biens divins, sous la figure de l’Epouse et de l’Epoux, enseignant à parvenir par les voies de la charité et de l’amour à la communion avec Dieu.15
Origène met ainsi en rapport l’itinéraire en trois étapes qui, on l’a vu, caractérisait aussi les Dialogues, avec la littérature biblique dont Salomon était censé être l’auteur : les Proverbes recèleraient des enseignements moraux, l’Ecclésiaste serait une réflexion sur la nature et le Cantique—qu’il s’apprête à commenter—porterait sur la doctrine théologique. Bien qu’elle soit considérée par d’autres savants grecs comme une discipline à part entière, la logique constitue en revanche une compétence transversale, que Salomon n’aurait pas jugée digne d’un traitement spécifique16. A cette séquence correspond d’autre part Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 129–133. « D’autres ont dit qu’elle n’est pas à l’extérieur, mais entrelacée aux trois autres disciplines que nous avons rappelées plus haut, et incorporée à tout l’ensemble. En effet, cette discipline logique, ou comme nous disons, nous, rationnelle, est celle qui semble concerner les définitions des paroles et des mots, leurs emplois propres et impropres, les genres et les espèces, et enseigner les figures de chaque sorte de sentences : discipline à qui il convient certes moins d’être séparée que d’être intégrée aux autres et à leur texture » (Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 129–131). Origène définit aussi les autres disciplines : « Est dite morale celle grâce à laquelle on organise une manière de vivre honnête et on prépare des habitudes inclinant à la vertu. Est dite naturelle celle où l’on examine la nature de chaque chose, afin que 15 16
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un perfectionnement progressif de l’âme humaine, qui culmine dans la contemplation amoureuse dont parle le Cantique17. Cette réflexion sur le cursus studiorum envisagé par Salomon présente des analogies profondes avec l’agencement des Dialogues—et plus encore si l’on tient compte du rapprochement entre la figure de Philon et celle de Yedidyah-Salomon que l’on a précédemment évoqué. Pour mieux évaluer cette proximité, il faut aussi prendre en compte le fait que la lecture origénienne de la sagesse salomonienne trouva un interprète d’exception en la personne de Jean Pic de la Mirandole, qui ne cachait pas sa sympathie pour cet auteur controversé18. L’idée d’une tripartition de la sagesse salomonienne élaborée dans l’Expositio, et la synthèse entre christianisme et platonisme proposée par ce texte (ainsi que par le Peri Archon ou le Contre Celse), ne l’avaient en effet pas laissé indifférent19. Ainsi, l’Oratio de hominis dignitate exalte une philosophia tripartita dont Pic s’efforce de retrouver les traces dans les différentes traditions sapientielles. D’après lui, un même modèle informerait les écrits de saint Paul et de Denys l’Aréopagite, tout comme les paroles des prophètes, les préceptes orphiques, les Oracles chaldaïques et même la pensée de Pythagore et de Socrate, toutes ces sources ayant en commun un itinéraire qui se déroule en trois phases20 : une purification préalable des mœurs et de la pensée, une illumination produite par la contemplation des traces divines dans la nature, et finalement
dans la vie rien ne soit fait contre la nature, mais que chaque chose soit réservée à ces usages pour lesquels elle fut produite par le créateur. Est dite inspective celle par laquelle, dépassant les choses visibles, nous contemplons les réalités divines et célestes et les considérons par l’intelligence seule, puisqu’elles dépassent la portée du regard corporel » (ibid., p. 131). 17 Le programme s’achève par la contemplation amoureuse de Dieu : cf. ibidem, p. 32. 18 La réception d’Origène à la Renaissance semble d’ailleurs se faire sous le patronage salomonien. Il n’est pas sans intérêt de relever que l’une des deux introductions à l’édition des œuvres d’Origène réalisée par Aldo Manuzio en 1503 compare l’auteur à Salomon et exhorte le lecteur à rendre hommage à sa sagesse, en suivant l’exemple de la reine de Saba : cf. E. Wind, « The Revival of Origen », cit., p. 413 et p. 423. 19 Voir H. Crouzel, « Pic de la Mirandole et Origène, » Bulletin de Littérature Ecclésiastique, 66 (1965), p. 81–106, p. 174–194 et p. 272–288 ; sur l’influence d’Origène sur Pic, voir l’ouvrage classique de H. De Lubac, Pic de la Mirandole, Paris, Aubier Montaigne, 1974 et E. P. Mahoney, « Giovanni Pico della Mirandola and Origen on Humans, Choice, and Hierarchy », Vivens Homo, 5 (1994), p. 359–376. 20 Cf. P. C. Bori, « I tre giardini nella scena paradisiaca del De hominis dignitate di Pico della Mirandola », Annali di storia dell’esegesi, 13 (1996), p. 551–564.
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l’acquisition de la perfection théologique21. Ainsi, dans l’Oratio, l’ordre même des hiérarchies angéliques est envisagé comme une exhortation à suivre les différentes étapes de ce parcours22. Ce même modèle caractérise la tradition prophétique. Toujours dans l’Oratio, Pic fait notamment référence au rêve de Jacob. L’échelle qui apparaît au patriarche, dont le sommet touchait le ciel et sur laquelle des anges montaient et descendaient, est pour lui une « figura » représentant les dernières phases de l’itinéraire menant à Dieu. Seuls ceux qui se sont exercés à la domination de leurs instincts ( pars sensualis) et à l’usage de la dialectique (ars sermocinalis sive rationaria) peuvent véritablement emprunter ce chemin qui conduit, par la connaissance de la nature, à la theologica felicitas. On voit dans quelle mesure la structure des Dialogues est en accord avec ce rythme ternaire sur lequel reposait l’idée d’une concordance entre traditions sapientielles diverses et le projet philosophique même de Jean Pic de la Mirandole23.
21 Une note de Politien en marge d’un manuscrit contenant une traduction de Leonardo Bruni de l’Ethique à Nicomaque nous permet d’affirmer que Pic appliquait ce même schéma également à la discipline métaphysique : « Triplex philosophia prima : Quae sequitur mentem : Platonica. Quae sequitur fantasiam : Pythagorica. Quae sequitur opinionem : Aristotelica. Et per argumentationes horum trium semper procedit Picus ipse Mirandula : Platonica dignior est, sed minus certe ; Pythagorica habetur media ; Aristotelica minus digna, sed certior » ( J. Hankins, Humanism and Platonism in the Italian Renaissance, 2 vol., Roma, Edizioni di storia e letteratura, 2003, t. I, p. 219. 22 « Ainsi donc, imitant nous aussi sur terre la vie des Chérubins, bridant l’impétuosité des passions par la science morale, dissipant les brouillards de la raison par la dialectique, éliminant pour ainsi dire la crasse de l’ignorance et des vices, nettoyons notre âme, de crainte que nos passions ne se déchaînent à l’improviste ou que notre raison sans méfiance ne se mette parfois à délirer. Alors, dans notre âme convenablement disposée et purifiée, nous verserons la lumière de la philosophie naturelle, pour finalement la rendre parfaite par la connaissance des choses divines » (Giovanni Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme. De hominis dignitate, traduit du latin et présenté par Y. Hersant, Paris-Tel Aviv, 2005 [1993], p. 18–19). 23 Pic retrace également cette séquence en trois étapes dans la philosophie ancienne et les mystères des Grecs : « Mais en vérité, ce ne sont pas seulement les mystères mosaïques ou chrétiens, ce sont aussi les théologies des premiers âges [ priscorum quoque theologia] qui nous font voir les avantages et la dignité de ces arts libéraux dont j’ai entrepris la discussion et l’approche. Que signifient d’autre, en effet, les degrés d’initiation suivis dans les cérémonies secrètes des Grecs ? Aux initiés préalablement rendus purs grâce aux arts en quelque sorte purificateurs dont nous avons parlé, la morale et la dialectique, il était donné d’affronter les mystères. En quoi cela peut-il consister, sinon en une interprétation par la philosophie des secrets de la nature ? C’est à ce stade, et à ce stade seulement, que leur advenait la fameuse épopteía, c’està-dire la vision interne [inspectio] des choses divines par la lumière de la théologie » (Giovanni Pico della Mirandola, De la dignité de l’homme, cit., p. 31–33). Bien qu’il retienne dans le De amore un schéma différent, Ficin, dans le De christiana religione, fait
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Il importe tout particulièrement que Pic applique ce schéma à la sagesse de Salomon et à l’ordre de ses livres. C’est notamment dans le Commentaire sur une chanson d’amour que l’on voit émerger la notion d’une sagesse salomonienne divisée en trois parties. Dans ce texte, Pic consacre des réflexions importantes à la distinction platonicienne entre amour vulgaire et amour sacré. Après avoir affirmé qu’ils font l’objet de deux sciences différentes, il en appelle à l’autorité de Salomon, dont les compétences dans les deux domaines lui paraissent considérables. Le roi s’est en effet montré capable d’aborder le sujet amoureux en suivant un itinéraire philosophique embrassant diverses disciplines. Son examen de l’amour s’est développé à travers les trois textes dont il est considéré comme l’auteur, esquissant par là un parcours qui traite le sujet du point de vue de la philosophie morale, de la physique et de la théologie : « A quelles sciences il appartient de traiter aussi bien de l’amour céleste que de l’amour vulgaire ». Traiter de cet amour et de l’autre est le fait de sciences différentes. C’est le philosophe de la nature et le philosophe de l’éthique qui traitent de l’amour vulgaire. En revanche, c’est le théologien—ou, si l’on veut parler comme les péripatéticiens, c’est le métaphysicien—qui traite de l’amour divin. Salomon a parlé aussi bien de l’un comme de l’autre ; en tant que philosophe de la nature, il parle de l’amour vulgaire dans l’Ecclésiaste ; en tant que philosophe éthique, dans les Proverbes ; il parle de l’amour divin et céleste dans son Cantique, et c’est pour cette raison, que, dit-on, parmi tous les cantiques des Ecritures Saintes, celui-ci est le plus sacré24.
Pic ne se borne donc pas à reproduire le schéma salomonien adopté par les exégètes médiévaux. Il en formule plutôt une lecture personnelle, visant à rapprocher Salomon et Platon en tant que magistri amoris, une idée dont on retrouve les traces dans d’autres passages de son œuvre25. D’après lui, les trois livres pseudosalomoniens portent sur un unique sujet—l’eros—dont ils dévoilent tour à tour, pour ainsi dire, une facette différente. Le roi aurait parlé de l’amour non seulement dans le Cantique, mais également dans les Proverbes et dans l’Ecclésiaste ;
aussi sienne la séquence traditionnelle, en exhortant le disciple qui veut s’approcher de la véritable religion à avancer sur une « échelle » qui prévoit la libération des sens par « les disciplines morales, physiques, mathématiques et métaphysiques » : cf. Marsile Ficin, Opera Omnia, 2 vol., Turin, Bottega d’Erasmo, 1962, I, p. 3. 24 Pic de Mirandole, Commentaire, cit., p. 102. 25 Le Cantique et le Banquet seront associés quelques paragraphes plus loin en raison de la profondeur de leur réflexion théologique au sujet de l’amour : cf. supra, p. 122.
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seul l’angle d’approche changerait dans chaque livre, s’articulant selon les trois phases du processus ascensionnel que l’on a examiné auparavant. Une telle vision évoque de près les Dialogues, où Philon-Yedidyah discute de la nature et de l’action de l’amour en abordant le sujet selon les trois étapes indiquées par Pic, et identifiées par lui aux trois livres bibliques attribués à Salomon. La formulation de Pic trouve une application assez fidèle dans les Dialogues, où la connaissance en matière d’amour possédée par Philon se déploie progressivement dans les trois domaines principaux que sont la morale, le monde naturel et le monde divin. 3. Cantique et divisiones philosophiae : le cas du Perush le-shir ha-Shirim de Gersonide Si la tripartition des Dialogues semble renvoyer à la division de la sagesse de Salomon élaborée par Origène et déclinée sous une nouvelle forme par Pic, la ratio studiorum énoncée par Philon renvoie plutôt aux divisiones textus qui orientaient la lecture des textes pseudosalomoniens au Moyen Age. Au lieu d’être reparties dans les trois livres bibliques, les connaissances attribuées au roi étaient parfois cachées dans les différentes parties du même livre, et notamment du Cantique. Ce dernier était considéré comme un texte philosophique ou théologique qui aurait porté, une fois ses métaphores élucidées, sur l’union de l’âme humaine avec la divinité. Il dessinait ainsi un itinéraire de progression intellectuelle agencé selon un schéma déterminé. Quelques auteurs mentionnent cette lecture dans des ouvrages de philosophie, comme le font Samuel ibn Tibbon ou Jacob Anatoli ; d’autres l’articulent directement dans leurs commentaires du Cantique, comme Joseph ibn Kaspi, Moshe ibn Tibbon ou Immanuel de Rome26. C’est ainsi que le Cantique devient une parabole (mashal ) de l’itinéraire que l’âme se doit de parcourir en vue de son union ultime avec Dieu ou l’intellect agent. Appliquant au Cantique des divisiones textus qui relèvent de la tra26 Pour une synthèse de ces lectures du Cantique, voir Levi ben Gershom (Gersonides), Commentary on Song of Songs, éd. M. Kellner, New Haven-Londres, Yale University Press, 1998, p. XV–XXXI ; cf. également E. R. Wolfson, « Ascetism and Eroticism in Medieval Jewish Philosophical and Mystical Exegesis of the Song of Songs », dans With Reverence for the Word : Medieval Scriptural Exegesis in Judaism, Christianity and Islam, éd. J. D. McAuliffe, B. D. Walfish et J. W. Goering, New York, Oxford University Press, 2003, p. 92–118.
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dition exégétique de l’Antiquité tardive, ces auteurs croient retracer la nature et l’ordre des connaissances que Salomon aurait transmises à la postérité en s’exprimant dans un langage allégorique et obscur. Afin d’atteindre la perfection intellectuelle, à la fois le lecteur et l’épouse (kallah) du Cantique sont censés parcourir ce cursus studiorum. Figure de l’âme humaine, le personnage féminin est amené à gravir l’un après l’autre tous les degrés de l’échelle idéalement recélée dans les versets, jusqu’à atteindre la connaissance de la divinité27. Parmi tous ces ouvrages exégétiques, il en est un qui s’impose à notre attention à la fois par la divisio sapientiae qu’il propose et par l’importance qu’il revêtait dans le milieu florentin, grâce à l’intérêt qu’il avait suscité chez Pic de la Mirandole. Il s’agit du Perush le-Shir ha-shirim (Commentaire sur le Cantique des Cantiques) de Gersonide (1288–1344), écrit en 1325, qui propose une exégèse strictement philosophique du livre biblique. Jean Pic de la Mirandole en commissionna une traduction latine à son collaborateur Flavius Mithridate (alias Raimondo Moncada) en 1486, et y puisa quelques-uns des motifs exégétiques qu’il utilise dans ses ouvrages28. Terminé tout de suite après le perush de Job et au moment où la rédaction de l’ouvrage philosophique majeur de Gersonide—Les guerres du Seigneur (Mil amot ha-Shem)—avait atteint un stade très avancé, cette interprétation intègre au texte biblique les doctrines philosophiques et scientifiques que l’auteur avait élaborées auparavant. Le Perush le-Shir ha-shirim appartient au courant exégétique d’inspiration maïmonidienne que nous avons évoqué à propos de la réception philosophique des livres pseudo-salomoniens en milieu juif. Selon un modèle classique, il contient une introduction générale suivie par une explication analytique de chaque verset du Cantique. Dans l’introduction, Gersonide expose les raisons qui l’ont poussé à interpréter le Cantique et définit les présupposés épistémologiques qui vont en déterminer la lecture. Ce livre aurait pour but de guider l’individu
27 Pour une description des parcours ascendants tracés par les exégètes du Cantique, cf. G. Vajda, L’amour de Dieu, cit., p. 179–180 et p. 242–252 ; cf. également la présentation des commentaires du Cantique élaborés dans le cercle des Tibbon dans C. Sirat, La philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 255–258 et p. 308. 28 Il emprunte notamment à Gersonide le thème de la « mort de baiser » (binsica), que l’on retrouve dans son Commento sopra una Canzona d’amore di Gerolamo Benivieni, et qui deviendra par la suite un topos de la production des cabalistes chrétiens : cf. Pic de la Mirandole, Commentaire sur une chanson d’amour de Jérôme Benivieni, cit., p. 130–131 ; sur la diffusion du thème de la mort par baiser, voir F. Secret, Les Kabbalistes chrétiens de la Renaissance, Milan, Arché, 1985, p. 39–40.
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vers l’acquisition de la félicité, c’est-à-dire de la connaissance de Dieu se réalisant dans l’union de l’intellect possible avec l’intellect agent. D’après Gersonide, Salomon se serait en effet chargé de nous faciliter cette tâche en écrivant un texte qui, une fois correctement interprété, nous révèle un itinéraire progressif, ordonné selon des étapes intermédiaires et constituant un curriculum philosophique idéal menant à la béatitude ultime. Après avoir indiqué l’objectif du Cantique, Gersonide énumère les problèmes que l’on rencontre lorsqu’il s’agit de le réaliser. Ces obstacles relèvent notamment du fonctionnement de l’intellect humain et des difficultés qu’il rencontre dans le processus d’abstraction. Le Cantique s’adresse à tous ceux qui commencent l’étude de la philosophie et ont besoin d’être accompagnés dans ce parcours difficile. La manière dont Salomon a arrangé les contenus de son livre ne relève donc pas du hasard ; bien au contraire, cette séquence serait déterminée par l’exigence d’articuler ce processus en suivant toutes les phases appropriées. L’agencement des contenus recélés dans le texte serait donc le fruit d’un souci didactique de Salomon. Tout d’abord, il a voulu dissiper les doutes concernant la possibilité d’atteindre la béatitude ; puis il a livré des indications portant sur la fonction de ce texte dans la formation du savant et sur la méthodologie qu’il a adoptée dans son exposition ; enfin, il en est venu à expliquer l’articulation de toutes les sciences. La structure du Cantique reflète ainsi l’itinéraire que Salomon destine au lecteur. Celui-ci, une fois qu’il aura complété son perfectionnement moral et parachevé ses compétences dialectiques, entamera l’étude des mathématiques, des sciences naturelles et enfin de la métaphysique : Puisque le sujet de ce livre est de faire connaître de quelle manière nous pouvons atteindre la félicité, et puisqu’il y a beaucoup de doutes concernant la possibilité de l’accomplissement [d’un tel objectif ], il est avant tout nécessaire de résoudre ces doutes. Il me semble que l’auteur [Salomon] traite de cela dès le début du livre, au début du troisième paragraphe, où il est dit « à une cavale etc. » (Cant. 1, 9). Dans cette partie sont également recélés le nom du livre, le nom de l’auteur et la position [du livre] [madregah]29, la manière dont il traite le sujet, le sujet traité et son but. Du début du troisième paragraphe jusqu’au début du cinquième, où il est dit « voix de mon bien-aimé » etc. (Cant. 2, 8) il Les exégètes juifs médiévaux indiquaient par ce terme la position du livre qu’ils allaient expliquer dans le curriculum d’études, d’après un usage exégétique dont les origines remontent aux commentateurs néoplatoniciens : cf. S. Klein Braslavy, « The Alexandrian Prologue Paradigm in Gersonides’ Writings », cit., p. 267–268. 29
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fait allusion à l’effort nécessaire pour franchir l’obstacle [qui empêche l’acquisition de la félicité] constitué par l’imperfection morale30. Du début du cinquième paragraphe jusqu’au début du huitième, où il est dit « Sur ma couche etc. » (Cant. 3, 1), il fait allusion à l’effort nécessaire à l’élimination des obstacles relevant de l’imagination [dimyon] et de la pensée [ma shavah], de manière que l’on sache comment éviter l’erreur et discerner le vrai du faux. Du début du paragraphe huitième jusqu’au début du treizième où il est dit « Du Liban avec moi, ô fiancée etc. » (Cant. 4, 8), il fait allusion à l’acquisition des sciences mathématiques [limmudyiot]. Du début du treizième paragraphe jusqu’à « Quelle est celle qui monte du désert appuyée sur son bien-aimé etc. » (Cant. 8, 5), il fait allusion à l’acquisition de la physique [ okhmah iv‘it] selon un ordre approprié. De la phrase « Quelle est celle qui monte du désert appuyée sur son bien-aimé etc. » (Cant. 8, 5) jusqu’à la fin du livre, il fait allusion à la métaphysique [ okhmat ha-’elahut]31.
Il est intéressant de comparer le schéma que Salomon aurait élaboré dans son Cantique avec celui proposé par Philon, dont on a vu qu’il orientait l’agencement même des Dialogues. Les deux classifications revêtent des fonctions similaires : si, d’un côté, elles représentent des divisiones textus destinées au lecteur qui s’apprête à lire l’ensemble de l’ouvrage, elles indiquent, de l’autre, le parcours cognitif qu’il devra affronter et dessinent par là une conception de la sagesse. Elles présentent par ailleurs une structure analogue, bien qu’elle ne soit pas rigoureusement identique32. Dans les Dialogues comme dans le commentaire de Gersonide, les disciplines, au nombre de cinq, sont ordonnées selon un modèle ascendant33. En revanche, la position qui leur est attribuée
30 L’idée que la purification morale précède une compréhension intellectuelle adéquate est réaffirmée par Gersonide dans la suite, à propos du verset « A une cavale, attelée aux chars de Pharaon, je te compare, mon amie » (Cant. 1, 9) : « Il est impossible que l’intellect matériel parvienne au lieu souhaité sans que l’homme ne se soit pas préalablement orné des vertus louables et débarrassé des vêtements sordides, à savoir les défauts moraux » (Levi ben Gershom, Perush le-Shir ha-shirim, dans Perush amesh Megillot, Riva di Trento, 1560, p. 9a). 31 Levi ben Gershom, Perush le-Shir ha-shirim, p. 3b–4a. 32 Un modèle analogue est aussi invoqué—bien que finalement refusé—par Moshe ibn Tibbon dans son commentaire du Cantique : voir M. Kellner, « Gersonides’ Commentary on Song of Songs: For whom Was Written and why ? », dans Gersonide en son temps, éd. par G. Dahan, préface de C. Touati, Louvain-Paris, Peeters, 1991, p. 81–107. 33 Pour une analyse de ce passage, voir M. Kellner « Gersonides’ Commentary on Song of Songs, cit., p. 85–86 ; voir aussi S. Feldman, « The Wisdom of Solomon : a Gersonidean Interpretation », dans Gersonide en son temps, cit., p. 61–80 ; Feldman a montré la manière dont Gersonide a renversé la séquence dans laquelle, d’après la tradition rabbinique, les textes salomoniens auraient été écrits (à savoir le Cantique, en
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n’est pas exactement la même ; fidèle à l’orientation maïmonidienne, Gersonide place en effet les mathématiques avant la physique, et la purification morale avant l’étude de la logique34. 4. Itinéraires de la sagesse : la doctrine des furta graecorum A l’agencement du contenu des Dialogues correspond un usage réfléchi et sélectif des sources et des auctoritates de la part de Juda. Si Aristote est la référence fondamentale pour l’acquisition de la félicité mondaine, et si sa tutelle reste indispensable pour l’étude du monde naturel, le disciple de Platon cède la place à son maître au fur et à mesure que du monde de la génération et de la corruption on passe vers des dimensions plus élevées. Ainsi, l’Aristote de l’Organon, de l’Ethique à Nicomaque, de la Physique et du De Caelo est le guide le plus compétent pour les questions soulevées dans le premier dialogue et dans une partie du deuxième ; pourtant, dès que l’on s’éloigne du monde matériel en direction du suprasensible, Platon devient la seule et véritable auctoritas. La relation entre Aristote—auctoritas in naturalibus—et Platon— auctoritas in divinis—s’intègre ainsi au schéma ascensionnel que l’on vient de décrire. En accord avec cette hiérarchie entre les deux « princes de la philosophie », Aristote se voit assigner dans les Dialogues une
tant que texte passionnel, dans la jeunesse du roi, les Proverbes à l’âge mûr et Qohélet dans la dernière partie de sa vie). Ce renversement relèverait de l’adoption d’un paradigme épistémologique et d’une classification des sciences déterminés, car, pour Gersonide, Qohélet, portant sur un enseignement mondain, est le premier ouvrage de Salomon, alors que le Cantique, consacré à l’amour intellectuel pour Dieu, a été rédigé en dernier. 34 Les schèmes classificatoires courants dans la philosophie juive médiévale variaient notamment en fonction de la position attribuée respectivement aux mathématiques et à la physique à l’intérieur d’un schéma classique où la logique était un outil propédeutique, et où la véritable philosophie se divisait en philosophie pratique (morale) et théorique, cette dernière étant à son tour subdivisée en physique, mathématiques et théologie. Abraham ibn Daud, Maïmonide, Moshe de Rieti, Gersonide et Zeraia Gracian adoptèrent la première scansion ; Baya ibn Paquda et Juda Hallévi, tout comme d’autres philosophes davantage influencés par le néoplatonisme, choisirent en revanche la deuxième. La séquence élaborée ici par Gersonide se retrouve aussi dans d’autres textes. Elle est reproduite par exemple dans le Petit Sanctuaire (Miqdash Me’at) de Moshe de Ricti, où l’échelle du savoir menant au degré le plus élevé de la connaissance suit le schéma tracé dans le commentaire au Cantique de Gersonide : cf. « Miqdash Me’at-The Little Temple : Cantos 1 and 2, English Translation by R. P. Scheindlin », Prooftexts, 23 (2003), p. 25–64 : 58–60.
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compétence d’ordre scientifique, qui compense l’abstraction quelque peu excessive de l’approche platonicienne35 : Philon. Bien te dirai-je que Platon, trouvant les premiers philosophes de Grèce qui n’estimaient autres substances, essences ou beautés que les corporelles, et ne croyaient que outre le corps il y eut rien : n’eut rien plus nécessaire que comme expert et sage médecin les curer par un contraire, leur démontrant que le corps ne possède (comme il est vrai) de soi-même aucune essence, aucune substance ou aucune beauté : et n’a autre chose que l’ombre de l’essence et beauté incorporelle de l’idée résidente en l’intellect du souverain créateur du monde ; mais Aristote, succédant à Platon et trouvant les philosophes par la doctrine platonique éloignés du corps et croyant que toute essence, substance et beauté fût aux idées et qu’il n’y en eût aucunement au monde corporel : et voyant que à cette raison ils devenaient négligents d’acquérir la connaissance des choses corporelles, de leurs effets, mouvements et altérations naturelles : et des causes de leur génération et corruption : de laquelle négligence il prévoyait qu’enfin ressortirait une imperfection et défaut en la connaissance abstraite des spirituels principes et origines d’icelles choses : vu que la grande et fréquente connaissance des effets induit en fin et apporte connaissance parfaite de leurs causes. Donc, il lui sembla être temps de modérer en ceci l’extrémité et la borne, laquelle il craignait que par le laps de temps la discipline platonique ne vînt à outrepasser [qual forse in
35 L’autorité de Platon se heurte à d’autres limites. Philon affirme par exemple que la doctrine de l’amour exposée dans le Banquet porte exclusivement sur l’amour humain et qu’elle ne peut pas offrir un modèle valable pour la représentation des réalités divines : « Philon. Il dit vrai que celle espèce d’amour dont il dispute en son Banquet étant seulement celle de laquelle les hommes sont participants, ne peut être convenant à Dieu : mais qui nierait que l’universel amour, duquel nous sommes en propos, ne lui convînt aucunement, certes il aura tort. Sophie. Déclare-moi cette différence. Philon. Platon dispute seulement, en son Banquet, de l’amour qui entre les hommes se trouve terminé en l’amant et non point en l’aimé : pource que c’est ce qui principalement est appelé amour : et ce qui se termine en l’aimé a nom bénivolence et amitié » (Dialogues, p. 296 ; Dialoghi, III, 31b–32a). Cette interprétation du Banquet en tant que texte consacré à l’amour humain restreint de manière considérable son utilité dans le domaine de la théologie. Une critique analogue est déjà contenue in nuce dans l’Expositio super canticam d’Origène, bien que le nom de Platon ne soit pas mentionné : « Chez les Grecs, à vrai dire, bien des hommes instruits, voulant chercher à dépister la vérité, proposèrent sur la nature de l’amour des écrits nombreux et divers également sous la forme des dialogues ; ils s’efforçaient de montrer que la force de l’amour n’est pas autre chose que celle qui conduit l’âme de la terre aux cimes élevées du ciel, et qu’on ne peut parvenir à la suprême béatitude si le désir d’amour n’y invite. De plus, on rapporte que des questions sur ce thème étaient débattues dans des sortes de banquets non d’aliments mais de paroles. Et d’autres laissèrent consignés par écrit certains procédés grâce auxquels cet amour semblait pouvoir naître ou croître dans l’âme. Mais, hommes charnels, ils appliquèrent ces procédés aux désirs vicieux et aux secrets de l’amour coupable » (Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 91).
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chapitre vi processo verria a escedere la meta platonica] (Dialogues, p. 443–444 ; Dialoghi, III, 116b–117a)36.
Platon avait introduit dans la pensée grecque la notion d’une substance immatérielle et divine, d’où découleraient toutes les réalités corporelles et matérielles, alors qu’Aristote, confronté à l’excès d’abstraction provoqué par l’enseignement de son maître, avait à nouveau porté l’attention sur les phénomènes naturels. Par ailleurs, la question du rapport entre l’enseignement de Platon et celui d’Aristote avait pris chez Ficin et son cercle une importance tout à fait singulière37. En s’inspirant de Syrianus et Proclus, Ficin considérait Aristote comme un philosophe de la nature, passionné par les questions logico-scientifiques, mais ne possédant pas le profil d’un véritable métaphysicien. La célèbre lettre qu’il envoie à Jean Pic de la Mirandole en 1482 est à ce propos exemplaire. A cette occasion, Ficin se félicite avec le jeune Pic d’avoir entrepris l’étude des humanae litterae et de la philosophie péripatéticienne, mais il le loue davantage pour sa décision de se mettre à l’étude de Platon, en suivant un itinéraire qui le conduira de l’érudition à la béatitude ; car les aristotéliciens s’intéressent à la philosophie naturelle et nous instruisent, dit Ficin, mais seuls les platoniciens sont capables de nous rendre heureux et véritablement savants. Seuls les partisans de Platon peuvent en effet nous apprendre le parcours qui, de ces connaissances mondaines, nous conduit vers la divinité38.
36 Une reconstruction analogue de l’histoire de la pensée grecque sert à Coluccio Salutati pour justifier le renouveau d’intérêt pour l’éthique et la rhétorique qui oppose Socrate aux philosophes de la nature : cf. J. Hankins, Plato in the Renaissance, cit., t. I, p. 35. Le modèle de ce type de reconstruction était le chapitre premier des œuvres d’Aristote, où l’on trouve souvent un status quaestionis des sujets qui seront traités dans la suite du livre, comportant la prise en compte de toutes les opinions précédemment émises par les autres philosophes : cf. par exemple Métaph., I, 3, 983b 6–11. 37 Cf. S. Toussaint, L’esprit du Quattrocento : le De ente et Uno de Pic de la Mirandole, Paris, Honoré Champion, 1995, p. 335. 38 Marsilii Ficini Florentini Epistolarum, Liber VII, dans Marsilio Ficino, Opera Omnia, cit., t. I, p. 858. Ficin visait en fait à intégrer l’approche aristotélicienne dans le curriculum d’étude du philosophe, mais selon une hiérarchie très précise : « Errant omnino qui Peripateticam disciplinam Platonicae contrariam arbitrantur. Via siquidem termino contraria esse non potest. Peripateticam vero doctrinam ad sapientiam platonicam viam esse, comperiet quisque recte consideravit naturalia ad divina nos perducere ; hinc igitur effectum est ut nullus unquam ad secretiora Platonis mysteria sit admissus nisi Peripateticis disciplinis prius imbutus » (Lettre de Marsile Ficin à Francesco da Diacceto, dans Opera, I, 953 ; cf. aussi L. Valcke, Pic de la Mirandole. Un itinéraire philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2005, p. 356).
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On retrouve dans les Dialogues cette même distribution des rôles concernant Aristote et Platon, bien que Juda insiste davantage que Ficin sur leur complémentarité, plutôt que sur la primauté de Platon. Plusieurs passages témoignent de la recherche d’un accord entre les deux auctoritates, dont Philon souhaite montrer les convergences en dépit des différences qui les séparent, lesquelles seraient plus formelles qu’essentielles39 : Philon. Si tu considères de près cette diversité [entre Platon et Aristote], tu la jugeras être plus en l’imposition des vocables qu’en la signification par laquelle ils doivent être reçus et mis en usage : à savoir que c’est-àdire essence, substance, unité, vérité, bonté, beauté et autres semblables mots, desquels on use en la signification de la chose réale : tellement que je me rends sectateur de l’une et de l’autre sentence, pour ce que toutes deux ne sont qu’une [sì che ne la sentenzia seguo ambidue , però che la loro è una medesima] (Dialogues, p. 443 ; Dialoghi, III, 116b)40.
39 L’idée exposée par Juda trouve une correspondance presque parfaite dans les propos de Pic qui affirme, dans ses Conclusions, que « Nullum est quaesitum naturale aut divinum, in quo Aristoteles et Plato sensu et re non consentiant, quamvis verbis dissentire videantur » (Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones sive Theses DCCCC, éd. B. Kieszkowski, Genève, Droz, 1973, p. 54). Voir aussi la position analogue de Bessarion : cf. J. Hankins, Plato in the Renaissance, cit., t. 1, p. 246, note 9. 40 Voir à titre d’exemple le passage suivant : « Philon. La plus haute partie du corps de l’homme, qui est la tête, est simulacre du monde spirituel : lequel, selon le divin Platon, et non loin de l’opinion d’Aristote, a trois degrés, à savoir l’âme, l’entendement et la divinité [La testa dell’uomo [. . .] è simulacro del mondo spirituale. Il quale, secondo il divin Platone, (non longe d’Aristotele) ha tre gradi : anima, intelletto et divinità] » (Dialogues, p. 158 ; Dialoghi, II, 23a) ; Juda vise à faire aussi coïncider la gnoséologie platonicienne et celle d’Aristote : « Philon. A ce propos puis-je alléguer Platon, disant que notre discours et puissance d’entendre n’est autre chose qu’un souvenir des choses précédentes et passées que l’âme a oubliées [reminiscentia de le cose antesistenti nell’Anima in modo d’oblivione], en quoi il entend la même capabilité potentielle [ potentia] selon Aristote, ou bien cette manière latente que je te dis. Parquoi tu connaîtras que toutes les formes et espèces ne sautent des corps en l’âme : car il leur est impossible d’aller d’un sujet à l’autre : mais icelles représentées par les sens, les mêmes formes et les mêmes essences reluisent : lesquelles auparavant étaient latentes dans notre âme [Adunque conoscerai che tutte le forme e spetie non saltano de li corpi ne l’Anima nostra, ché migrare d’un soggetto ne l’altro è impossibile : però, ripresentati per li sensi, fanno rilucere quelle medesime forme ed essentie che innanzi erano latenti ne l’anima nostra]. Donc ce reluire [rilucentia] duquel nous parlons signifie une même chose que ce que Aristote appelle acte d’entendre : ou Platon souvenir et réminiscence : et est une même signification [intentione], bien que les paroles soient diverses » (Dialogues, p. 430 ; Dialoghi, III, 109a–b).
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Sur cette question, Juda se trouve, pour ainsi dire, à mi-chemin entre Marsile Ficin et Pic de la Mirandole, accordant à la pensée d’Aristote une importance majeure que lui accorde le premier, mais ne souscrivant pas avec la même conviction que Pic à l’idée d’une équivalence entre platonisme et péripatétisme. Reste que ce n’est pas la coïncidence mais la convergence entre les deux auctoritates qui constitue l’un des leitmotive des Dialogues. On la retrouve par exemple dans le passage où Philon dévoile à Sophie les significations astrologiques et théologiques recélées dans les récits des dieux païens, en exposant à cette occasion sa théorie sur le langage des anciens poètes et des philosophes. D’après Philon, Platon serait le premier à avoir rendu accessibles à un plus large public les connaissances que les poètes anciens renfermaient dans leurs vers et leurs allégories ; il aurait eu recours uniquement à la deuxième « serrure », celle de l’allégorie, en choisissant pour sa part d’écrire en prose. Son disciple Aristote aurait adopté cette démarche exotérique, mais en pratiquant un style scientifique. Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre ont su protéger les contenus les plus précieux de leur spéculation, Platon en les exposant sous forme de mythes, et Aristote en employant une terminologie très technique, qui décourage le lecteur superficiel : Sophie. [. . .] Mais pourquoi est-ce que des deux princes de la philosophie, Platon et Aristote [Platone e Aristotile, principi de’ filosofi ], le premier (bien que souvent il mît des fables en usage) ne voulut écrire des vers, mais prose seulement : et l’autre usa simplement d’oraison disciplinale, sans vers ni fable aucune ? Philon. Les grands, et non pas les petits, sont coutumiers de enfreindre les lois ; voulant le divin Platon amplifier la science, rompit une serrure, à savoir celle des vers, non toutefois celle des fables : ainsi il fut le premier qui rompit en partie la loi de la conservation de la science, la laissant toutefois tellement enclose sous le style fabuleux qu’il suffit pour la conservation d’icelle. Mais Aristote, plus audacieux et cupide d’ampliation avec nouvelle et propre mode d’écrire, voulut encore ôter la serrure de la fable, et du tout enfreindre la loi de la conservation, décrivant en style scientifique et en prose les choses de la philosophie. Bien est-il vrai qu’il usa de si grand artifice, et en dire tant bref comprenant tant de choses, et tant de profonde signification, que cela fut suffisant, en lieu des vers et de fables, pour conserver les sciences. Tellement que, lui ayant le grand Alexandre de Macédoine, son disciple, écrit qu’il trouvait étrange que il eût ainsi manifesté les livres si secrets de la sacrée philosophie, il répondit que ses livres étaient mis en lumière et non mis en lumière [editi e non editi] pour ceux qui de lui les auraient entendus : mais pour les autres non41. 41 Un passage de l’Oratio rappelle la formulation des Dialogues : « Aristote disait que les livres de la Métaphysique, où il traite les choses divines, étaient publiés sans
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Or, Sophie, note de ces paroles quelle difficulté et artifice est en la façon de parler d’Aristote (Dialogues, p. 167–168 ; Dialoghi, II, 29a)42.
En reprenant un thème classique de la philosophie judéo-arabe médiévale—et dont la présence est attestée chez les tenants d’un accord fondamental entre Platon et Aristote43—Philon expose ici son idée d’une sagesse qui se déploie sous diverses formes, en traversant toutes les traditions, et dont il a lui-même l’intention de se faire l’interprète. l’être [editos esse et non editos] » ( Jean Pic de Mirandole, De la dignité de l’homme, cit., p. 88–89). 42 Dans la littérature juive médiévale, le motif de la correspondance apocryphe entre Aristote et Alexandre le Grand est assez fréquent : cf. G. Tamani, « Le lettere ebraiche di Aristotele e di Alessandro », dans La diffusione dell’eredità classica nell’età tardoantica e medievale. Il Romanzo d’Alessandro e altri scritti, éd. B. Finazzi et A. Valvo, Alessandria, Edizioni dell’Orso, p. 301–309 ; la version utilisée par Juda semble cependant plus proche de celle contenue dans les Nuits Attiques d’Aulu-Gelle (20, 5, 11–12), également connue par le monde arabe : cf. D. Gutas, Avicenna and the Aristotelian Tradition: Introduction to Reading Avicenna’s Philosophical Works, Leiden, Brill, 1988, p. 226. Dans la tradition arabe, Alexandre est remplacé par un autre disciple d’Aristote—Platon— comme c’est le cas dans la version relatée par Avicenne : cf. R. Brague, « Athènes, Jérusalem, La Mecque. L’interprétation ‘musulmane’ de la philosophie grecque chez Leo Strauss », Revue de métaphysique et de morale, 3 (1989), p. 309–336 : 323. 43 Voir par exemple le passage suivant—tiré de L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote—qui thématise les différentes approches des deux philosophes en ce qui concerne la divulgation des connaissances ésotériques : « En effet, Platon s’abstenait dans les premiers temps de consigner quelque science que ce soit par écrit et de déposer ce qui est contenu dans les livres ailleurs que dans les cœurs purs et les belles intelligences. Mais quand il craignit de devenir si négligent, si oublieux que vienne à se perdre ce qu’il avait découvert, ce qu’il avait trouvé en y appliquant sa pensée, les résultats auxquels il était parvenu après avoir longuement exercé sa science et sa sagesse, il choisit les symboles et les énigmes, cherchant ainsi à consigner par écrit ses connaissances et sa sagesse de telle sorte que ne les étudient que ceux qui le méritent, ceux qui, par la recherche, l’examen et l’effort, par les connaissances et la sincérité de leur désir, en sont dignes [. . .]. Quant à Aristote, sa méthode fut celle de l’élucidation, de l’explication, de la consignation par écrit, de la mise en ordre, de la communication, de la clarté, du dévoilement et du traitement exhaustif de tout ce qu’il a pu ainsi traiter » (Abu Nasr al-Farabi, L’harmonie entre les opinions de Platon et d’Aristote, cit., p. 70–72). Le topos relève des écrits des commentateurs alexandrins, qui eurent sans doute une influence sur Farabi : cf. I. Hadot, « Les introductions aux commentaires exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens », cit., p. 100–103. On retrouve le motif de l’ésotérisme d’Aristote chez Jean Pic de la Mirandole, qui le met en rapport avec le style adopté par Maïmonide dans le Guide : « Sicut Aristoteles diviniorem philosophiam, quam philosophi antiqui sub fabulis et apologia velarunt, ipse sub philosophicae speculationis facie dissimulavit, et verborum brevitate obscuravit, ita Rabby Moyses Aegyptius in libro, qui a latinis dicitur dux neutrorum, dum per superficialem verborum corticem videtur cum philosophia ambulare, per latentes profundi sensus intelligentia mysteria complectitur Cabalae » (Giovanni Pico della Mirandola, Conclusiones sive Theses, cit., p. 89). Pic était convaincu, sur la base des traductions latines quelque peu remaniées que son collaborateur Flavius Mithridates lui procurait, que Maïmonide avait été un tenant de la cabale : cf. Ch. Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, cit., p. 125–150.
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La brevitas et l’obscuritas d’Aristote, le langage énigmatique de Platon et les « fables des poètes » ne sont que les multiples facettes d’une seule et même vérité—à savoir la révélation que Dieu a accordée à son peuple—qu’il faut, comme Philon le fait tout au long de ses discussion avec Sophie, ramener à ses origines par un inépuisable travail d’exégèse et de médiation44. Et d’ailleurs, qui mieux que Philon aurait pu réaliser cette recherche d’une concordia entre les diverses doctrines philosophiques et les anciens mythes poétiques ? Car, en tant que représentant du judaïsme, il ne s’agit pour lui que de recomposer les fragments de sa sagesse originaire disséminée au cours des siècles parmi les nations étrangères, d’après une reconstruction mythique de l’histoire d’Israël que Juda partageait avec beaucoup d’autres auteurs. Par ailleurs, le surplus d’autorité accordé à Platon dans les Dialogues s’explique essentiellement par la fréquentation des prophètes dont celui-ci aurait bénéficié. A la différence d’Aristote, Platon aurait été l’élève des anciens Juifs en Egypte, ce qui lui aurait permis de profiter des leurs connaissances en matière théologique qui étaient bien plus profondes que toutes celles possédées par les philosophes de l’Antiquité : Philon. Platon, ayant ouï la doctrine des anciens d’Egypte, put sentir plus avant, bien qu’il n’étendît sa vue jusques au secret commencement de la première beauté et souveraine sapience : toutefois il la fit être le second principe de l’univers, dépendant de Dieu souverain, origine [de] toute chose. En quoi il faut juger que, combien que Aristote fût par l’espace de maintes années disciple de Platon, si est-ce que icelui Platon apprit mieux les choses divines par l’introduction de nos anciens, meilleurs maîtres que lui, que ne put sous lui apprendre Aristote (Dialogues, p. 456 ; Dialoghi, III, 125b)45.
En tant que Juif, Philon adhère au modèle métaphysique platonicien dans la mesure où celui-ci est pour lui une dérivation des révélations des prophètes. Cette précision pseudo-historique permet à Juda Abravanel d’adopter un schéma émanationniste néoplatonicien, tout en
44 Les discussions sur le style de Platon et d’Aristote ont constituées un aspect important d’une dispute plus large qui opposa les détracteurs et les tenants de la philosophie platonicienne tout au long du XVe siècle : cf. J. Hankins, Plato in the Renaissance, cit., t. I, p. 193–217 ; l’obscurité d’Aristote était considérée par les platoniciens comme arbitraire et sophistique, tandis que les partisans du Stagirite accusaient les écrits de Platon de manquer de rigueur spéculative et de consistance argumentative : cf. S. Toussaint, L’esprit du Quattrocento, cit., p. 51–75. 45 Voir supra, p. 82.
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déclarant sa fidélité à la « théologie mosaïque ». Une généalogie de la sagesse est ainsi dessinée. Dans ce schéma, aux prophètes seuls revient l’accès à la connaissance de la première cause ; Platon, dépourvu de la révélation et par conséquent dans l’impossibilité d’égaler leur profondeur spéculative, s’est borné à en affirmer l’existence, tandis qu’Aristote, deux fois plus loin de la source originaire, s’est arrêté à un stade inférieur, en identifiant tout simplement Dieu avec l’intellect premier. Dans les Dialogues, la relation de Platon avec la tradition juive s’avère donc privilégiée par rapport à celle de son disciple Aristote. Juda Abravanel n’est pas le seul à adopter cette lecture du rapport qui relierait le platonisme au judaïsme par une sorte de filiation plus ou moins directe. Il s’agit évidemment d’une des formulations possibles de la doctrine des furta graecorum. Eusèbe de Césarée, Clément d’Alexandrie ou Augustin, ainsi que des auteurs juifs tels Philon d’Alexandrie et Flavius Josèphe, avaient fait référence au thème du « larcin des grecs », qui se seraient réparti les lambeaux de l’ancienne sagesse des Juifs, d’où les sciences païennes tireraient par conséquent leur origine. Certains d’entre eux avaient plus particulièrement envisagé un apprentissage de Platon auprès des anciens prophètes46. La plupart des néoplatoniciens chrétiens adoptèrent aussi ce modèle. L’expression « Moses Atticus » appliquée à Platon, que Ficin avait empruntée à Numenius à travers la médiation d’Eusèbe, et que l’on retrouve également chez Pic, en résume bien toutes les implications47. Tout en faisant appel à l’ensemble des autorités du passé, les différents 46 Dans le De doctrina christiana (II, XXVIII, 43), Augustin attribue à Ambroise l’idée que Platon « avait été imprégné de nos Lettres par l’intermédiaire de Jérémie » : Saint Augustin, La doctrine chrétienne. De doctrina christiana, intr. et trad. de M. Moreau, annotation et notes complémentaires de I. Bochet et G. Madec, Paris, Institut d’études augustiniennes, 1997, p. 203 ; dans le De civitate Dei (VIII, 11), il avoue s’être trompé et estime que la connaissance de la part de Platon des fondements de la théologie chrétienne relevait des conversations sur les Ecritures qu’il aurait entretenues avec « des interprètes juifs » : cf. Saint Augustin, La cité de Dieu, 3 vol., Paris, Seuil, 1994, t. I, p. 340–341. Ambroise avait en effet soutenu cette idée ; sur la question, cf. G. L. Ellspermann, The Attitude of the Early Christian Latin Writers toward Pagan Litterature and Learning, PhD Dissertation, Catholic University of America, Washington, 1949, p. 114. En croyant déceler des analogies entre le Banquet et la Genèse, Origène aussi se demande si « Platon réussit à trouver ces histoires par hasard ; ou si, comme certains le pensent, dans son voyage en Egypte il rencontra ceux qui interprètent philosophiquement les traditions juives, apprit d’eux certaines idées, garda les unes, démarqua les autres » (Origène, Contre Celse, cit., t. II, p. 287–289). 47 Voir Marsile Ficin, Theologie platonicienne, éd. R. Marcel, t. III, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 169 ; Eusèbe de Césarée, La préparation évangélique, IX, 6, 9, cit., p. 211.
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modèles de translatio sapientiae élaborés par ces auteurs avaient tendance à instituer un lien direct entre la révélation mosaïque et les doctrines platoniciennes48. Le judaïsme de la Renaissance utilisa à sa façon cette idée, dans la mesure où elle venait conforter dans leur choix les auteurs juifs qui, tout en optant pour l’adoption d’une métaphysique platonicienne, tenaient à sauvegarder la primauté de leur propre tradition. On retrouve par exemple le motif de la dépendance « historique » de Platon vis-à-vis de la révélation prophétique dans les écrits de David Messer Léon49 ou d’Abraham Yagel50. De même, pour Isaac Abravanel, Platon avait fréquenté les prophètes, et notamment Jérémie qui, d’après lui, aurait passé en Egypte les dernières années de sa vie51. Parmi les tenants d’une telle filiation figure également Yoanan Alemanno, qui fait allusion à ce motif dans son commentaire au Can48 Voir par exemple la reconstruction de Giorgi, quoique pour lui l’accès de Platon aux doctrines mosaïques ait eu lieu plutôt par l’intermédiaire des Egyptiens : « Pythagoras et Plato cum in terra Aegypti operam disciplinis darent, multorum virorum illustrium, et in primis Mosi doctrina pro suo studio non ignorarunt. Erat enim id temporis apud Aegyptios nomen Mosi in non mediocre admiratione : unde rationem Dei, hoc est primae cause eos quidem accepisse non dubitamus » (De harmonia mundi, p. 3a). Une argumentation analogue se retrouve chez Jean-François Pic de la Mirandole : cf. C. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola, cit., p. 59. Leonardo Bruni affirme également que Platon n’avait pas développé ses réflexions philosophiques de manière tout à fait autonome, mais devait au contraire avoir été inspiré soit par la fréquentation de Jérémie en Egypte, soit par la lecture de la Septante : cf. J. Hankins, Plato in the Italian Renaissance, cit., t. I, p. 51. En ce sens, le modèle proposé par Pléthon, qui ignore de manière délibérée toute référence au christianisme et à l’héritage mosaïque, constitue une exception remarquable : cf. B. Tambrun-Krasker, Pléthon, le retour de Platon, Paris, Vrin, 2007, p. 58–59. 49 Dans son Magen David (Bouclier de David ), David Messer Léon semble attribuer à Averroès l’idée d’un apprentissage de Platon auprès des prophètes : Cf. H. TiroshRotschild, Between Worlds, cit., p. 51 et p. 266. L’affirmation se fonde sur un passage de la Destruction de la destruction, où Averroès parle de la sagesse des anciens israélites en citant à l’appui les livres de Salomon : cf. Averroès Tahâfut al-Tahâfut, éd. M. Bouygues, Beyrouth, Dar el-Machreq, 1992, p. 583. On retrouve également la référence à Averroès comme l’un de tenants de la primauté de la sagesse d’Israël chez Bibago (Derekh ‘Emunah, p. 194), Isaac Abravanel (Perush ha-Torah, p. 33a) et Juda Moscato (Qol Juda, II, p. 151). 50 Cf. Abraham Yagel, A Valley of Vision, cit., p. 260 ; cette affirmation se retrouve dans un autre ouvrage d’Abraham Yagel, la Maison de la Forêt du Liban : cf. M. Idel, « Cabale et prisca theologia » [en hébreu], cit., p. 101 et D. Ruderman, Kabbalah, Magic and Science. The Cultural Universe of a Sixteenth-Century Jewish Physician, Harvard, Harvard University Press, 1988, p. 143. 51 « Et après la destruction [ Jérémie] alla en Egypte et resta là-bas beaucoup d’années sans prophétiser, jusqu’à sa mort ; et d’après les paroles du maître et des savants grecs [. . .] Platon parla avec lui en Egypte » ( Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 305). Il est également question d’un séjour de Platon en Egypte chez Jéremie chez Gedalyah ibn Yaiah : cf. Shalshelet ha-qabbalah, p. 238.
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tique52. Par ailleurs, le thème de la primauté de la sagesse d’Israël vient souvent s’ajouter au topos de sa dispersion et sa fragmentation parmi d’autres nations à la suite des événements dramatiques qui ont frappé les Juifs. Ce discours validait tout à la fois la suprématie d’Israël et la nécessité de se consacrer à des études non traditionnelles pour pouvoir reconstituer dans son intégralité le contenu de l’ancienne okhmah jadis possédée par le peuple d’Israël. On retrouve cette idée chez Abba Mari de Lunel, Maïmonide, Shem Tov ibn Falaquera et, plus tard, dans les écrits de Shem Tov et Joseph ibn Shem Tov53. Plus intéressante encore pour notre analyse est la lecture qu’Origène fait des ces thèmes dans l’Expositio. Origène applique en effet la doctrine des furta graecorum au sort subi par la okhmah de Salomon. Il estime par conséquent que les connaissances que le roi avait cachées dans ses trois livres sont l’unique source des diverses sciences qui se sont manifestées plus tard chez les Grecs. C’est un véritable larcin que ces derniers auraient perpétré envers la sagesse que Dieu avait réservée aux Juifs, dont l’Ecriture affirme à plusieurs reprises la primauté : Voilà donc, à mon avis, ce que tous les sages des Grecs ont emprunté à Salomon, attendu que lui, bien avant eux par l’âge et le temps, l’avait appris le premier de l’Esprit de Dieu. Ils l’ont présenté comme leur propre trouvaille, et l’ont laissé insérer dans les livres sur leurs enseignements pour être aussi légué à la postérité. Mais cela, comme nous avons dit, Salomon l’a trouvé avant tous, et il l’a enseigné grâce à la sagesse qu’il a reçue de Dieu comme il est écrit : ‘Et Dieu a donné à Salomon une prudence et une sagesse très grandes, et une largeur de cœur vaste comme le sable qui est sur le rivage de la mer. Et la sagesse s’est
52 A propos de la connaissance de l’ « amour passionné » [ esheq], Alemanno institue une hiérarchie entre Platon et Aristote analogue à celle que l’on retrouve dans les Dialogues et fondée en partie sur le même présupposé, à savoir le degré de familiarité avec la révélation prophétique que les deux philosophes étaient en mesure de revendiquer : « Si Platon, qui était le plus grand des savants et avait reçu [des enseignements] par les prophètes, a dit ‘je ne sais pas ce que c’est que le désir’ [. . .] qui peut le savoir ? [. . .] Et il est encore plus difficile de découvrir l’essence de cet amour lorsqu’on prend en considération la définition de l’amitié parfaite donnée par Aristote » (Shir ha-ma‘alot, p. 533). 53 Voir les textes cités dans N. Roth, « The ‘Theft of Philosophy’ by the Greeks from the Jews », Classical Folia, 32 (1978), p. 53–67. L’idée revient également chez Efodi, Abraham bar Æiyya, Lévi ben Abraham : cf. I. Zimberg, Toledot sifrut Israel, Tel Aviv, 1960, p. 396–397. Sur le topos de l’origine des sciences chez les auteurs juifs du Moyen Age voir maintenant A. MELAMED, The Myth of the Jewish Origins of Science and Philosophy [en hébreu], Jérusalem, Magnes Press, 2011, p. 94–178.
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chapitre vi multipliée en lui, surpassant tous les anciens fils des hommes, surpassant tous les sages d’Israël’ (1Rois 5, 10)54.
Les Grecs se seraient ainsi emparé d’un patrimoine qui ne leur revenait pas et auraient élaboré leurs cursus d’études en s’appuyant sur les connaissances léguées dans les livres de Salomon. Non seulement le contenu des Proverbes, de l’Ecclésiaste et du Cantique est analogue à celui des disciplines enseignées dans les écoles des philosophes, mais celles-ci découlent de la sagesse originaire du roi. Ainsi, tant le contenu de la okhmah de Salomon que le modèle de translatio sapientiae d’Israël vers la culture grecque élaboré par Origène sont en accord avec le dessein qui se profile dans les Dialogues. La fonction didactique exercée par Philon vis-à-vis de la « science étrangère » représentée par Sophie trouve dans la vision d’Origène un modèle et un antécédent significatif. Dans l’œuvre de Juda, Philon est en effet un Juif qui a contemplé Dieu et dont le prénom évoque la figure du roi en tant qu’auteur du Cantique—Yedidyah. Par ses réponses, il délivre de ses doutes une femme « subtile mais pas sage » qui, quant à elle, procède selon une méthode de spéculation purement humaine. Le rapport qui s’instaure entre les deux interlocuteurs des Dialogues évoque celui qui, dans l’Expositio, relie la okhmah salomonienne aux sciences païennes. Pour Origène, les étapes composant l’ensemble de la philosophie grecque découleraient de la sagesse révélée, qui les englobe et les dépasse par son ancienneté et son origine divine ; elles doivent d’ailleurs réintégrer cette origine, comme l’exégèse du récit de la rencontre avec la reine de Saba nous l’a montré. Pour Juda Abravanel, Philon a eu accès à une sagesse pseudo-prophétique, dont il recompose les fragments à travers les sollicitations de la science philosophique qui en a hérité. De plus, Philon invite sa bien-aimée à avancer le long d’un parcours qui se déroule essentiellement sur trois niveaux qui correspondent, on l’a vu, aux trois domaines composant la sagesse de Salomon d’après une tradition exégétique inaugurée précisément par l’Expositio. Salomon est en effet la figure qui semble le mieux représenter l’idée d’une transmigration de la sagesse chez les auteurs juifs médiévaux. Juda Hallévi et Abraham Bibago adoptent le même modèle qu’Origène, en formulant une version de la translatio sapientiae dont Salomon et ses écrits sont les acteurs principaux. L’auteur du Kuzari évoque ainsi l’exemple du roi à propos d’une diffusion progressive de la sagesse de 54
Origene, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 130.
une sagesse tripartite
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Jérusalem jusqu’à Rome, en soulignant le rôle pédagogique que Salomon aurait exercé à l’égard des nations à l’occasion des visites des représentants des autres peuples55 : [Salomon] a disserté sur toutes les disciplines, soutenu par des forces divines, intellectives et naturelles. Les hommes de toute la terre se rendaient auprès de lui pour transmettre ensuite ses connaissances aux autres nations. Ils venaient même de l’Inde. C’est que les fondements et les principes de toutes les sciences sont passées de chez nous chez les Chaldéens d’abord, puis chez les Perses et les Mèdes, enfin chez les Grecs et les Romains. Mais, en raison du temps écoulé et du nombre des intermédiaires, on ne s’est plus souvenu que les sciences ont été apportées de chez les Hébreux et on a cru qu’elles l’avaient été de chez les Grecs et les Romains56
Un schéma analogue est à l’œuvre dans le Chemin de la foi d’Abraham Bibago, d’après qui la okhmah de Salomon, renfermée dans ses livres, se serait dispersée auprès des peuples étrangers ; une partie des écrits du roi ayant été perdue, ses connaissances auraient été conservées de manière indirecte dans les ouvrages écrits dans les langues des nations, où les savants du XVe siècle pouvaient donc les retrouver. Par cette filiation historique fictive, Bibago cherchait à démontrer que les sciences des Grecs et des Arabes, et avant tout la philosophie, ne devaient pas être interdites aux Juifs, puisqu’elles découlaient de la sagesse possédée par le roi ; par conséquent, Aristote et ses commentateurs avaient droit à une place dans le curriculum du Juif 57. Une démarche similaire se trouve dans le Sheviley ’Emunah (Chemins de la foi ) du Castillan Meir Aldabi, œuvre encyclopédique écrite vers la moitié du XIVe siècle. La okhmah de Salomon y est évoquée comme un modèle idéal de sagesse authentiquement juive dérobée à ses possesseurs légitimes. Aldabi affirme qu’Aristote se serait emparé des livres de Salomon grâce à la 55 Cette tâche pédagogique assumée par le roi rappelle également la figure de Philon, le « maître » des Dialogues, et fait d’ailleurs partie d’une certaine tradition. D’après nombre d’exégètes et de philosophes médiévaux, le souci pédagogique est l’un des traits caractéristiques de Salomon. Voir par exemple l’interprétation que Namanide fait de Qoh. 12, 9 dans M. Idel et M. Perani, Na manide esegeta e cabalista, Florence, Giuntina, 1998, p. 374 ; même Jacob Anatoli insiste sur le fait que Salomon adaptait son langage par rapport à la capacité intellectuelle de son auditeur : Ja‘acov Anatoli, Il pungolo dei discepoli, t. II, p. 396–395 [sic]. L’élan pédagogique qui anime le roi est également souligné par Alemanno, qui parle de la perfection qui réside dans la capacité d’enseigner dont Salomon était pourvu et qui faisait défaut, en revanche, à Adam : cf. A. Lesley, The Song of Songs, cit., p. 447. 56 Juda Hallévi, Le Kuzari, p. 78. 57 Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 197–198.
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chapitre vi
collaboration de son élève Alexandre le Grand, qui, une fois Jérusalem conquise, aurait mis dans les mains de son maître les écrits du roi d’Israël ; depuis, les connaissances salomoniennes se seraient dispersées parmi les peuples de la terre. Cette reconstruction permet à Meir Aldabi de justifier la rédaction même de son ouvrage. Il déclare en effet avoir exploré les ouvrages des sages chrétiens et musulmans pour récupérer l’intégralité des connaissances que Dieu avait accordées jadis à Israël, en se comparant à quelqu’un qui veut recueillir une rose—les paroles des vérités disséminées dans les livres des nations—en écartant les épines qui l’entourent—c’est-à-dire les mensonges des philosophes païens. Et d’ajouter pour justifier son projet : « J’ai trouvé une grenade, j’ai mangé la pulpe et j’ai jeté sa peau [qelipah] »58. Chez un auteur anonyme contemporain de Juda Abravanel, il est encore question des livres conservés chez Salomon et son « école » de Jérusalem, d’où Platon et d’autres Grecs auraient tiré leurs connaissances théologiques, qu’Aristote aurait ensuite complètement déformées59. Ainsi donc, le judaïsme médiéval apparaît profondément imprégné par un modèle qui fait de Salomon le maître des autres peuples, sa sagesse étant la source des savoirs divers des Grecs et des Romains, et qui assigne aux Juifs la tâche de se réapproprier cette sagesse. Que ce modèle puisse se retrouver dans la dynamique du dialogue de Philon et de Sophie n’a rien d’étonnant. La relation entre les deux interlocuteurs des Dialogues reproduit en effet le décalage entre la révélation prophétique et la philosophie. Ainsi Philon, le théologien-prophète, ne fait qu’adopter avec Sophie la démarche suivie par les anciens Juifs vis-àvis des savants grecs. Il se charge de l’instruire, d’éliminer ses doutes et de lui donner accès à un savoir d’origine divine qu’elle n’est pas en mesure d’atteindre dans son intégralité. Car pour Juda Abravanel, on l’a vu, la sagesse originaire coïncide avec les contenus de la révélation que Dieu a octroyée à son peuple ; les autres formes de savoir sont à la fois inférieures sur l’échelle de la profondeur théologique et postérieures du point de vue de la succession chronologique, car la prophétie est le principe et l’origine de toutes les sciences.
58 Cf. Meir Aldabi, Sefer sheviley ’Emunah, Varsovie, 1887, p. 163 ; on trouve une idée semblable chez Ibn Kaspi : cf. I. Zimberg, Toledot sifrut Israel, cit., p. 396. 59 Cf. M. Benayahu, « Une source des exilés espagnols au Portugal et leur fuite vers Salonique après le décret de 1496 » [en hébreu], Sefunot, 11 (1971–77), p. 233–265 : 264.
CHAPITRE VII
LE MODÈLE SALOMONIEN CHEZ ISAAC ABRAVANEL 1. Salomon comme akham kollel Dans la lettre qu’il envoie à Isaac Abravanel en 1507, Saul ha-Cohen qualifie Juda de akham kollel, expression que l’on peut traduire par « sage universel ». Cette appellation n’est ni neutre ni isolée dans le judaïsme de l’époque ; elle revêt une fonction presque programmatique, par exemple, chez David Messer Léon et Yo anan Alemanno. Ces deux auteurs l’emploient en effet pour désigner le savant juif de la Renaissance, qui maîtrise à la fois les disciplines séculaires et les sciences traditionnelles du curriculum, à l’instar de ses homologues chrétiens1. De surcroît, le terme est souvent associé à la figure de Salomon, en tant qu’il constitue le modèle idéal du sage pour les humanistes juifs italiens du XVe et du XVIe siècle2. L’arrière-plan salomonien des Dialogues que l’on s’efforce ici de retracer exprime donc aussi des tendances culturelles que l’on retrouve chez d’autres auteurs juifs contemporains de Juda Abravanel. A la Renaissance, l’image du roi connaît en effet un regain de popularité : les intellectuels juifs recherchaient des alternatives aux exempla proposés par les humanistes chrétiens, inspirés des modèles « païens » latins ou grecs, et la figure du roi était en ce sens une référence incontournable. Chez ces auteurs, l’attraction exercée par la redécouverte de Platon et par la nouvelle sensibilité historique et philologique se combinait avec la revendication d’une appartenance religieuse et d’une identité spécifiques. Les Juifs impliqués dans le mouvement humaniste essayèrent en effet de répondre à une pression « assimilatrice » exercée par la société chrétienne, pression qui
Voir H. Tirosh Rothschild, Between Worlds, cit., p. 105–138. Il semble que, dans sa lettre à Isaac, Saul ha-Cohen esquisse une caricature de Juda en « savant-prophète salomonien » : il y fait en effet allusion à la figure évocatrice du « sage universel » et à celle de dod ha- okhmah, dont on a analysé les implications ; il ajoute de surcroît que Juda « peut tout » comme « Itiel », un des noms que la tradition rabbinique assigne au roi biblique (voir supra, p. 130–131). L’ironie de Saul vise aussi Isaac : père et fils sont en effet décrits comme formant un duo hors norme, comparés au Soleil et à la Lune, Orion et Sirius, savants et intelligents entre tous : cf. She‘elot, p. 3b. 1 2
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chapitre vii
prenait souvent l’allure de tentatives de conversion ; ils le firent aussi en élaborant une réponse « interne » aux nouveaux enjeux soulevés par la culture majoritaire3 : en quête de représentations mythiques qui permettraient d’intégrer le programme des studia humanitatis dans le curriculum des études rabbiniques, ces auteurs virent en Salomon l’exemplum idéal du sage universel dont les compétences non seulement égalaient mais dépassaient celles des « gentils ». La figure du roi évoquait d’une part la grandeur et l’ancienneté de la sagesse d’Israël ; elle témoignait d’autre part de sa supériorité sur les autres peuples. Souverain juste et puissant, savant dans tous les domaines, poète, astrologue, magicien et interprète hors pair de la Torah de Moïse, Salomon rivalisait aisément avec l’autorité de Platon, Hermès, Orphée ou Zoroastre, ne redoutant aucune concurrence dans le domaine du savoir humain et divin4. C’est ainsi en partie sous l’égide de cette référence biblique que le programme de retour aux sources prôné par les humanistes pénétra dans la culture juive. Pour le rabbin et philosophe Juda Messer Léon, l’hébreu des livres pseudo-salomoniens devint par exemple le modèle rhétorique par excellence ; d’autre part, l’habilité politique de Salomon est évoquée lorsque est proposée une réforme culturelle des communautés juives en diaspora, comme chez Profiat Duran5. La figure exemplaire de Salomon en tant que poète, savant ou leader politique idéal revient régulièrement chez les Juifs de cette époque qui furent proches du mouvement humaniste, mais c’est chez Yo anan Alemanno et Isaac Abravanel qu’elle reçoit la plus grande attention. Dans son Shir ha-ma‘alot, Alemanno dresse un portrait du roi inspiré des vitae des hommes célèbres rédigées par les biographes anciens et par leurs épigones modernes, et censé fournir une représentation de 3 Les tentatives de conversion des Juifs ont lieu aussi dans le cadre des échanges privés : par exemple, entre un humaniste chrétien et un Juif qui lui sert de maître d’hébreu ou de traducteur. Pic de la Mirandole exerçait une influence en ce sens sur certains de ses collaborateurs, tout comme un Gilles de Viterbe ou un Augustin Giustiniani. 4 Sur l’importance de la figure de Salomon dans la culture juive italienne à l’époque de la Renaissance, voir F. Lelli, « L’educazione ebraica nella seconda metà del ‘400. Poetica e scienze naturali nel ay ha-‘olamim di Yo anan Alemanno », Rinascimento, 36 (1996), p. 75–136 ; cf. aussi A. M. Lesley, « Il ritorno agli antichi nella cultura ebraica tra Quattro e Cinquecento », dans Gli ebrei in Italia, 2 vol., éd. C. Vivanti, Turin, Einaudi, 1996, vol. I, p. 387–409 et Id., « Jewish Adaptation of Humanist Concepts in 15th and 16th Century Culture », dans Renaissance Rereadings. Intertext and Context, éd. M. Cline Horowitz et al., Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1988, p. 51–66 : 57–59. 5 Cf. A. M. Lesley, « Jewish Adaptation », cit., p. 48.
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l’humaniste juif idéal6. Pendant les mêmes années, Isaac Abravanel écrit son commentaire sur le livre des Rois, où il réserve de longues réflexions à la figure de Salomon et à la nature de sa sagesse. Quoique plus traditionnel que celui élaboré par Alemanno, le portrait salomonien d’Isaac n’en demeure pas moins intéressant, tant par la richesse des sources qu’il convoque et par l’importance des problématiques qu’il soulève que par les échos de la culture florentine que l’on peut y repérer. L’analyse de ces deux textes, et en particulier du commentaire d’Isaac, permet de préciser davantage les caractéristiques de l’arrière-plan salomonien des Dialogues. Ces deux représentations laissent d’ailleurs entrevoir un certain nombre de points communs et de parallélismes7. Il est probable, en effet, que l’œuvre d’Alemanno ait influencé le portrait de Salomon contenu dans le commentaire au premier livre des Rois d’Isaac, encore que cela reste difficile à démontrer8. Entamé en Espagne et achevé en Italie, le commentaire d’Isaac garde les traces de cet itinéraire. On y reconnaît ainsi l’ensemble des questions qui caractérisent les débats intellectuels du judaïsme séfarade post-maïmonidien, mais aussi la présence de quelques motifs relevant de la culture humaniste de la fin du XVe siècle. Ce constat vaut en particulier pour les pages consacrées à la figure de Salomon, qui forment une sorte d’exposé autonome. La plupart des sources exégétiques et philosophiques utilisées par Abravanel dans cette partie du commentaire appartiennent au corpus médiéval judéo-arabe. Parmi
6 F. Lelli, « The Origins of the Autobiographic Genre », cit. ; Id., « Biography and Autobiography », cit. 7 Sur les quelques échos de l’œuvre d’Alemanno dans les écrits d’Isaac Abravanel, voir M. Steinschneider, Die handschriftenverzeichnisse des königlichen Bibliotek zu Berlin, 2 vol., Berlin, 1879, t. II, p. 6 ; l’hypothèse d’une dépendance d’Isaac et de Juda Abravanel par rapport à Alemanno a également été soutenue par M. Idel, « Les sources de l’image du cercle », cit. Pour les points de contact entre le commentaire d’Isaac et l’œuvre d’Alemanno, voir également à A. Guidi, « Salomone come sapiente universale », cit. 8 Isaac peut avoir eu vent de l’ouvrage d’Alemanno sans même l’avoir eu proprement entre les mains. On a évoqué plus haut la relation épistolaire qu’il entretenait avec le mécène et banquier florentin Ye iel de Pise, et l’on a mentionné l’échange de manuscrits entre les deux hommes, ainsi qu’un éventuel partenariat d’affaires entre les deux familles (cf. supra, p. 16) ; on sait de surcroît qu’Alemanno était un habitué de la maison des de Pise : c’est précisément pour travailler à l’écriture du commentaire sur le Cantique qu’Alemanno séjourna chez eux à Florence de 1488 à 1492 : cf. A. Lesley, The Song of Solomon’s Ascents’, cit., p. 78.
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chapitre vii
les auteurs cités, on trouve en effet Gersonide9, Moshe Narboni10, Maïmonide11, Aristote et Platon12, mais aussi des commentateurs tels que Na manide13, Rashi14 ou David Qim i15, aux côtés d’autorités rabbiniques traditionnelles et de sources midrashiques16. Mais d’autres éléments font en revanche ressortir l’émergence d’une sensibilité historique et d’un intérêt pour les tendances platonisantes et magicothéurgiques propres à certains milieux italiens de la Renaissance. Isaac Abravanel a, par exemple, fréquemment recours à l’opinion des exégètes chrétiens (ha- akhmey ha-notsrim)17 et à la traduction latine des Antiquités juives de Flavius Josèphe, qu’il cite tout en continuant à utiliser la réélaboration hébraïque médiévale connue sous le titre de Yosipon18. Isaac mentionne également Ibn Gabirol, qui ne fait pas non plus partie du canon des auctoritates juives médiévales19. Plus révélateur encore est l’écho, dans les mêmes pages, donné aux réflexions de 9 Abravanel cite le commentaire sur le livres des Rois de Gersonide pour s’en distancier : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471. 10 La doctrine de la prophétie telle qu’elle ressort du commentaire de Narboni sur le Guide des égarés fait l’objet d’une longue critique : cf. ibid., p. 463. 11 Maïmonide est évoqué à plusieurs reprises, notamment pour sa prophétologie— qu’Abravanel critique (ibid., p. 462 et passim)—et pour sa discussion de l’astrologie dans les chapitres 19 et 24 de la deuxième partie du Guide : cf. ibid., p. 474. 12 Aristote est cité avec des commentateurs anonymes ; Platon est mentionné à trois reprises : pour avoir affirmé l’existence des quatre éléments, pour l’idée que les corps célestes sont incorruptibles, et en tant que tenant de la doctrine des idées) : ibid., p. 469 et p. 473 ; il s’agit ici d’un Platon encore essentiellement « médiéval ». 13 Isaac cite notamment le Commentaire sur le livre de la Genèse de Na manide : cf. ibid., p. 464. 14 Ibid., p. 547. 15 Il fait référence au commentaire de Qim i sur Chroniques : cf. ibid., p. 487. 16 Parmi les sources midrashiques mentionnées figurent le Targum Sheni (appelé par Isaac Abravanel Midrash Assuerus : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 543) et le Midrash du livre des Proverbes (ibid., p. 475). 17 Isaac rapporte par exemple l’interprétation des auteurs chrétiens à propos des dons de iram : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 541 et p. 543. 18 Isaac Abravanel cite l’œuvre de Flavius Josèphe à plusieurs reprises, aussi bien dans la traduction latine que dans la version en hébreu connue sous le titre de Yosipon ; c’est notamment le cas au sujet de la description de la sagesse de Salomon : « Et Joseph ben Gurion dans le Livre des Antiquités écrit pour les Romains affirme la grandeur de la sagesse de Salomon » (Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 478) ; cf. aussi ibid., p. 461. Joseph ben Gurion—nom d’un des grands prêtres de la révolte contre les Romains en 66—était considéré comme l’auteur du Yosipon et identifié par conséquent à Flavius Josèphe (dont le nom hébreu était en revanche Joseph ben Mattathias) : cf. L. Poznanski, « De Flavius Josèphe au Yosipon », dans Transmission et passage en monde juif, cit., p. 153–162. La traduction latine médiévale des Antiquitates due au pseudo-Héségippe avait été publiée en 1481. Abravanel semble en revanche ignorer l’existence du texte grec. 19 Pour quelques observations voir infra, p. 273.
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Yo anan Alemanno ou Marsile Ficin concernant la fonction théurgique du Temple et la fabrication de talismans capables d’attirer et de véhiculer les énergies cosmiques dans le monde inférieur20. La familiarité avec ces conceptions pourrait plaider en faveur de l’existence d’un lien avec le milieu florentin ; d’autant plus qu’Isaac Abravanel fait également allusion à la doctrine platonicienne des idées, qu’il définit comme « formes séparées », même si ses références demeurent, à cet égard, plutôt conventionnelles21. Isaac élabore un tableau très détaillé de la okhmah du roi et des rapports que celui-ci entretenait avec les savants des autres peuples. Il offre également une lecture du parcours spirituel de Salomon allant de l’élection divine jusqu’à la teshuvah. Entre ces deux moments se situe, dans cette reconstruction exégétique, le péché que Salomon aurait commis à cause de l’influence des femmes étrangères. Au cœur de cette interprétation se trouve la question classique du rapport entre révélation prophétique et raison philosophique. Le commentaire met ainsi en balance, dans une lecture en parallèle, le sage fils de David, inspiré par Dieu et par conséquent omniscient, et les savants étrangers, exclus de la révélation et limités dans leurs recherches par les nombreuses défaillances qu’impose la nature humaine. Parmi ces savants, une place de choix est réservée à la reine de Saba, qui espère, comme on l’a vu, obtenir de Salomon des réponses aux questions éthiques et politiques qu’elle se pose22. Cependant, ce schéma s’applique aussi à d’autres figures, puisque tous les rois et représentants des nations qui arrivent à Jérusalem pour écouter la sagesse de Salomon sont assimilés, dans l’exégèse d’Isaac, aux philosophes, dont les doctrines et la méthode de travail relèvent de l’enseignement d’Aristote et de ses commentateurs médiévaux23. Cette comparaison entre la sagesse juive et le savoir des gentils fait ressortir le profond clivage qui les sépare :
Cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474 et p. 480. Cf. ibid., p. 469. L’idée d’Isaac selon laquelle les chants (shirim) de Salomon seraient capables de canaliser et de faire descendre les émanations divines sur le monde inférieur semble avoir été influencée par les réflexions de Ficin sur les pouvoirs théurgiques de la musique ; sur la question, voir M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations », cit., p. 203–215 et infra, p. 289–297. 22 Voir supra, p. 152–153. 23 L’assimilation entre les oqerim et les peuples étrangers est explicitée à plusieurs endroits ; voir par exemple le passage suivant : « En vérité les autres nations dans leurs spéculations et recherches n’ont rien connu ni compris de tout cela [i.e. du contenu de la sagesse de Salomon]. Et sur cela il est dit ‘Les nations, à ses yeux, sont comme une goutte tombant du sceau’ (Is. 40, 15), c’est-à-dire que leurs connaissances sont 20 21
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chapitre vii
d’un côté, Isaac décrit l’ampleur et la capacité de pénétration de la okhmah de Salomon ; de l’autre, il souligne la défaillance des connaissances des savants étrangers. Bien qu’il insiste sur le décalage entre la okhmah salomonienne et le savoir des nations plutôt que sur le rôle pédagogique du roi, Isaac met également l’accent sur la disponibilité de ce dernier vis-à-vis des étrangers et sur son souci de diffuser ses connaissances aux autres peuples. Ces éléments viennent ainsi nuancer la séparation entre les deux camps24. Dans ce contexte exégétique, on retrouve le leitmotiv du rapport entre la sagesse juive et la science philosophique des Grecs—un thème dont on a vu l’importance dans le monde juif ibérique du XVe siècle. Isaac semble s’inspirer ici du Kuzari de Juda Hallévi, et de la nette distinction qu’il opère entre la connaissance prophétique, réservée aux juifs, et la connaissance naturelle, attribuée à l’ensemble de l’humanité25. Ce schéma renvoie également à la distinction d’inspiration thomiste entre théologie et philosophie, qui fut adoptée et opportunément réélaborée par certains auteurs juifs, italiens et ibériques de cette période. Abraham Bibago, Isaac Arama et Joseph ibn Shem Tov avaient notamment consacré beaucoup d’efforts à l’examen de ces deux voies et de leurs relations mutuelles ; et David Messer Léon adopte une solution similaire afin de concilier l’étude de la Torah et l’intérêt pour les disciplines séculières26. Une distinction de ce genre semble également sous-tendre, on l’a vu, la discussion entre Philon et Sophie. Dans l’analyse qui va suivre, on essayera donc de préciser si la représentation de la sagesse et de l’histoire de Salomon offerte par Isaac peut constituer un modèle—voire une source—pour les Dialogues
petites comme une goutte d’eau au bord d’un sceau, et sont des choses dépourvues de vérité et sans certitudes » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473). 24 Voir par exemple les passages suivants : « Et le livre [des Rois] écrit que la sagesse de Salomon était répandue non seulement auprès de son peuple, mais aussi auprès de tous les royaumes de la terre » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 487) ; « Et peut-être que, pour apprendre de lui [i.e. Salomon] la science morale, même les peuples de la terre [ goey ha-’arets] étaient venus entendre sa sagesse en apportant des dons » (ibid., p. 476). Par ailleurs, rappelons que l’idée de la transmission sapientielle de Sem à Japhet est reprise dans d’autres ouvrages d’Isaac, où est évoqué un modèle de translatio sapientiae selon lequel la sagesse originaire des Juifs aurait été transmise aux autres peuples au cours de l’histoire, tout en s’amoindrissant à chaque transmission successive : cf. supra, p. 94. 25 Sur la popularité du Kuzari à la Renaissance, voir supra, p. 53, note 33. Les thèmes du désaccord des philosophes sur les questions métaphysiques et de la nécessité, pour eux, d’avancer de manière analytique, ainsi que de l’oubli qui menace leurs acquis intellectuels sont notamment présents dans le cinquième livre du Kuzari : voir, entre autres, Le Kuzari, p. 214–215. 26 Cf. H. Tirosh Rothschild, Between Worlds, cit., p. 105–138.
le modèle salomonien chez isaac abravanel
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d’amour rédigés par son fils Juda. Afin d’éprouver la validité de cette hypothèse de travail, on soumettra à un examen détaillé un certain nombre d’aspects spécifiques des deux textes. Il s’agira notamment de comparer : 1) la personnalité intellectuelle de Sophie et celle des philosophes qui s’opposent à Salomon dans le texte d’Isaac ; 2) le contenu de la sagesse de Salomon et sa relation avec la structure et l’agencement des Dialogues ; 3) les problèmes que les philosophes du commentaire ne parviennent pas à résoudre et les questions soulevées par Sophie dans les Dialogues. 2. La recherche humaine et ses limites : les philosophes du Perush ‘al Nevi’im rishonim et Sophie Afin de mettre en exergue la primauté de la okhmah d’origine divine possédée par Salomon sur le savoir acquis par voie naturelle, Isaac s’attache à détailler les limitations de la recherche humaine ainsi que leurs causes. A partir des passages bibliques portant sur la sagesse de Salomon, sur son ampleur et sur la réputation dont elle a joui dans les pays voisins, il va ainsi tracer deux champs distincts, en opposant le roi aux savants étrangers. D’après Isaac, la supériorité de Salomon sur ces derniers se manifeste à deux égards : la manière dont il a obtenu la sagesse et le contenu qui la caractérise. Il s’agit ainsi, d’une part, d’expliquer comment le roi a acquis ses connaissances, et d’autre part, de déterminer les objets et l’étendue de sa okhmah. Isaac commence par déclarer que « sans aucun doute, la manière dont Salomon a acquis sa connaissance diffère de celle des chercheurs, puisque ces derniers l’ont acquise à travers la nature et sur la base de la spéculation et de l’investigation humaines, tandis que Salomon l’acquit de manière miraculeuse » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 472). La première différence entre le roi et les « chercheurs » ( akhmey ha-me qar 27) réside donc dans
Par cette expression, les auteurs médiévaux désignent les philosophes, en tant qu’ils se distinguent de ceux qui possèdent la vérité révélée ( akhmey ha-tushiah), et en particulier les partisans d’Aristote : cf. G. Sermoneta, Un glossario filosofico ebraico-italiano del XIII secolo, Rome, Edizioni dell’Ateneo, 1969, p. 149–150. Pour les Juifs du Moyen Age, Aristote est en effet le oqer—« celui qui recherche », « le chercheur »—alors que les tenants de ses doctrines sont des oqerim, un autre terme utilisé par Abravanel pour indiquer les savants qu’il oppose à Salomon (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469). Sur l’assimilation entre chercheurs/philosophes ( oqerim) et cabalistes chez Moshe ayyim Luzzatto, et son ancrage dans la tradition médiévale, voir J. Hansel, « Défense et illustration de la cabale : Le philosophe et le cabaliste de Mooïe ayyim 27
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chapitre vii
la façon de parvenir à la connaissance. Les hommes, poursuit Abravanel, sont ainsi nécessairement sujets à l’erreur et à l’approximation en raison de leur nature : l’intellect est obligé de se fier aux données des sens, ce qui entraîne des imprécisions et des limitations qui compromettent les résultats de la recherche. La sagesse de Salomon est en revanche de type prophétique et s’apparente à celle des anges et des intelligences célestes ; c’est pourquoi elle n’est pas soumise aux contingences et aux restrictions qui accablent les hommes. En insistant sur la méthode empirique adoptée par les « chercheurs » dans leurs investigations, Abravanel examine ensuite les différentes impasses qu’ils rencontrent. On verra qu’une bonne partie de ces questions restant sans réponse portent sur l’identification des causes formelles, matérielles, efficientes ou finales des choses. Dans la détermination des fondements de la réalité, les philosophes se heurtent, en effet, à des obstacles insurmontables et ne parviennent pas à trouver un accord. Par contraste, Abravanel exalte la perfection de la okhmah de Salomon, qui réside à la fois dans la correspondance parfaite entre l’ordre des intelligibles contenus dans son intellect et l’ordre du réel, et dans sa capacité à saisir en même temps l’universel et le particulier. Alors que les philosophes sont contraints de formuler des hypothèses inconciliables et se disputent sans fin, Salomon, le représentant de la sagesse juive, possède des idées vraies dans tous les domaines. Les doutes et les impasses des philosophes nous renseignent néanmoins sur le contenu de la sagesse du roi, qui ne peut être définie qu’en évoquant les limitations auxquelles elle échappe. Autrement dit, c’est à travers les questions qui demeurent irrésolues pour les partisans d’Aristote et de Platon que l’on peut se faire une idée positive de la okhmah salomonienne, dont le contenu n’est jamais explicité par Isaac28. Mais quels sont, plus précisément, les problèmes rencontrés par les chercheurs dans leur démarche ? Isaac—qui a sans doute à l’esprit les cinq admonitions de Maïmonide concernant les causes d’erreur de la connaissance humaine, mais fait prendre à son argumentation une tournure beaucoup plus sceptique—classe ces difficultés en cinq
Luzzatto », dans Pardès. Autorité et controverse dans le judaïsme, 12 (1990), éd. J.-C. Attias, J. Hansel et C. Mopsik, p. 44–66. 28 De même, on l’a vu, dans certaines versions du récit de la rencontre de la reine de Saba avec le roi, ce sont les questions de la visiteuse qui permettent d’expliciter le contenu de la sagesse salomonienne. La même situation se reproduit aussi dans les Dialogues.
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groupes29. L’énumération des défaillances de la recherche philosophique lui permettra, par la suite, de dresser une liste détaillée des doctrines antagonistes et des solutions défectueuses élaborées par les partisans d’Aristote dans l’intention d’expliquer les phénomènes de la nature et la complexité de la vie céleste et spirituelle30. Il en résulte une petite summa des apories philosophiques et théologiques médiévales, qui repose d’ailleurs sur des questions qu’Isaac avait déjà abordées à d’autres occasions31. Les limites de la philosophie découlent donc d’un certain nombre de présupposés anthropologiques. En effet, pour Isaac, l’homme est constitutivement inapte à poursuivre la véritable sagesse et ne peut se prévaloir que d’une connaissance conjecturale. Les impasses de la spéculation humaine qu’il dénombre sont dues en premier lieu à la fatigue qui entrave l’individu dans l’étude et dans la spéculation : Ce type de connaissance [i.e. la connaissance humaine] étant acquise à travers les sens et sur la base de plusieurs tentatives et d’une étude intense, l’acquisition de la sagesse est difficile pour l’homme, et il [ lui] faut beaucoup d’efforts pour les expériences et les recherches sur les choses, et pour la lecture des livres et leur étude et pour établir des connaissances par un travail énergique et une application ininterrompue. D’autant plus que, s’il s’occupe des sciences variées qui l’éloignent de l’acquisition des intelligibles, la première [d’entre elles] l’absorbera et le retiendra d’acquérir les autres sciences [. . .]. En effet, les appréhensions des sens se gênent réciproquement tout comme les intelligibles, puisque l’âme humaine est une [. . .]. Et quand tu ajoutes à cela le désarroi de l’oubli et la peine de la perte [. . .] dus au fait que la mémoire est une puissance du corps, alors le changement et l’épuisement s’intensifient (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 467).
Ceux qui s’adonnent à l’investigation, obligés qu’ils sont de recourir aux sens et à la mémoire, doivent ainsi conserver scrupuleusement 29 Voir Guide, I, 34. Avec un regard beaucoup plus sceptique que Maïmonide, Abravanel transforme des difficultés que l’auteur du Guide imputait à la méthodologie de la recherche (une approche inadéquate au cursus d’études) en des obstacles inhérents à la nature humaine, et donc insurmontables. 30 Le topos des impasses philosophiques est exploité également par Isaac Arama dans un contexte similaire : cf. S. Heller-Wilenski, R. Isaac Arama et sa doctrine philosophique [en hébreu], cit., p. 59. 31 Les apories cosmologiques des philosophes du commentaire sont un résumé des sujets qu’Abravanel avait abordés dans les Formes des éléments et dans la Couronne des Anciens, deux textes de la période portugaise ; la description de la sagesse du roi constitue ainsi, pour Abravanel, l’occasion d’ébaucher une pseudo-autobiographie intellectuelle, en traçant un portrait de la sagesse familiale dont Juda se servira à son tour pour la rédaction des Dialogues : cf. A. Guidi, « Salomone come sapiente universale », cit.
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les données qu’ils accumulent pendant de nombreuses années d’étude et de réflexion, au risque de tout perdre et de ne jamais véritablement avancer sur le chemin de la connaissance. D’ailleurs, en raison du processus d’actualisation de l’intellect, leurs activités ne peuvent se produire que dans une succession temporelle, ce qui complique ultérieurement la tâche des chercheurs et constitue le deuxième obstacle sur leur chemin : Le deuxième défaut réside dans le retard et dans l’entrave temporelle que l’on rencontre dans cette façon d’acquérir la science [i.e. la façon humaine]. En effet, puisque l’intellect de l’homme passe de la puissance à l’acte à travers la perception du sensible, qui est une chose soumise au mouvement et au changement, et puisque ce mouvement est dans le temps, il s’ensuit que notre intellect ne passe pas de la puissance à l’acte dans plusieurs choses toutes ensemble, mais seulement en allant d’une chose à la suivante, et à cause de cela Aristote « le chercheur » [ oqer] dit que la connaissance est acquise32 de plusieurs façons. En vérité, la compréhension a porté sur une seule chose, puisque l’intellect est passé de la puissance à l’acte ; à cause de cela, selon cette façon naturelle, il est impossible que l’homme passe la nuit sans être savant et qu’il se réveille au matin savant. Il est donc nécessaire que l’homme apprenne en faisant passer l’intellect de la puissance à l’acte en beaucoup de temps, jusqu’à ce que tu trouves un homme qui excelle, après de nombreuses années, dans la spéculation dans une seule science mais qui, pour les autres choses, sera au contraire misérable et non savant ; d’autant plus s’il s’est occupé de plusieurs sciences, puisque les jours de l’homme sont peu de chose par rapport à la quantité de temps qui est nécessaire [pour apprendre ces sciences] (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 467).
Ainsi, malgré leurs efforts, les hommes ne peuvent parvenir à maîtriser qu’une seule discipline à la fois. La dimension temporelle propre au processus intellectif limite sensiblement la possibilité de progresser vers une science à la fois complète et exacte. En effet, le savoir que l’individu peut acquérir se façonne à travers une suite d’intellections diverses, qui s’enchaînent l’une après l’autre, la connaissance n’étant rien d’autre que le passage d’un instant où l’intellect connaît en puissance à un autre instant où il connaît en acte. Ce processus empêche évidemment l’accumulation de données portant sur plusieurs sujets et rend impossible l’atteinte de la totalité de la science ; de plus, il entraîne une perte de temps considérable et nécessite que la recherche soit continuellement renouvelée.
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Ou « est dite ». L’édition rapporte les deux variantes.
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Le troisième argument d’Isaac contre la fiabilité et la consistance des résultats accumulés par la recherche humaine consiste à souligner l’incapacité de celle-ci à atteindre les degrés de la réalité les plus éloignés du monde matériel : Le troisième défaut, c’est que plus les choses sont inférieures et basses quant à la nature et l’existence, plus nous pouvons les connaître, tandis que plus elles sont précieuses et élevées, plus elles nous sont cachées. Cela a lieu parce que l’intellect de l’homme est matériel, et qu’il comprend les intelligibles en passant de la puissance à l’acte ; par conséquent, il comprendra tout d’abord et plus parfaitement les choses matérielles et corporelles dont l’existence est mêlée de puissance, plutôt que les choses élevées [‘elyonim] qui sont séparées de la matière et dépourvues de puissance ; et pour tout ce qui est davantage spirituel, la compréhension sera inférieure. Aussi, dans le temps, la compréhension des choses matérielles et inférieures précède la compréhension des choses spirituelles, étant donné que l’intellect acquiert à partir des choses matérielles les [éléments] préliminaires à la compréhension des choses supérieures. Ainsi, la disposition [‘inyan] de l’intelligence humaine est contraire à la nature et à l’existence, car les choses spirituelles qui ont davantage d’être dans leur substance ont une existence plus faible dans notre intellect, et les choses matérielles, qui ont moins d’être dans leur substance à cause de leur degré d’existence et de compénétration avec la puissance et la privation, ont davantage d’existence dans notre intellect. Il en découle que les choses spirituelles, qui sont par nature des causes par rapport à l’existence des choses matérielles, seront causées dans notre connaissance par ces dernières, puisque notre compréhension des choses matérielles et inférieures est la cause qui mène au discernement des choses supérieures et spirituelles dans la mesure du possible. En ce sens, elles [i.e. les choses matérielles] sont préalables, et Aristote fait savoir que notre compréhension va du causé à la cause, en sens inverse par rapport à l’ordre naturel (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 467).
Le modèle gnoséologique aristotélicien est ici évoqué pour dénoncer les faiblesses de la recherche philosophique—car, finalement, c’est bien de cette science et de ses démarches qu’il est question dans ces passages. La quatrième imperfection de la recherche concerne l’étroitesse de l’entendement humain quant à la compréhension des quatre causes aristotéliciennes—causes formelles, matérielles, efficientes et finales. Sa présentation offre à Isaac l’occasion d’ouvrir un véritable dossier sur ces questions si ardemment disputées par la philosophie médiévale, en recensant une longue série d’apories correspondant aux différents types de causes. On verra par la suite que quelques-unes d’entre elles sont également discutées par Philon dans les Dialogues à la demande de
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Sophie. Pour ce qui est des causes formelles, dans nul domaine la philosophie n’a, selon Isaac, des réponses définitives, car les hommes sont renseignés par les sens sur les propriétés (segullot) des choses, mais non sur leurs essences : ainsi, on ne connaît pas avec certitude la nature des formes des éléments, et on trouve d’ailleurs des philosophes qui affirment qu’elles coïncident avec les quatre qualités, tandis que d’autres disent qu’elles sont la pesanteur et la légèreté, et que d’autres encore l’identifient avec des qualités diverses que nous n’arrivons pas à discerner33. De même, la question de la forme de la corporéité34 ou celle de la quiddité des éléments dont se composent les mélanges, tant dans le monde sublunaire que dans le monde céleste, restent des questions ouvertes. Les « chercheurs » s’interrogent aussi, toujours sans profit, sur la nature des causes efficientes, sans réussir à établir, par exemple, s’il faut les identifier ou non avec les formes séparées35. Il en va de même pour les causes matérielles, car les opinions des philosophes sur la nature et le nombre des formes simples des mélanges se divisent, ainsi que pour les causes finales, puisqu’il nous échappe encore, dit Isaac, quelle est l’utilité des organes du corps humain, sans parler de celle qu’il faut attribuer aux mouvements des astres et des cieux36. 33 « Et [. . .] pour ce qui est des éléments simples [. . .] nous arrivons à comprendre leur existence, leur nombre et leurs qualités particulières, mais nous ne connaissons pas les formes essentielles d’où ces qualités dérivent. Si bien qu’il y a, parmi les philosophes, ceux qui pensent que ces formes sont les qualités elles-mêmes, à savoir le chaud, le froid, l’humide et le sec ; et ceux qui disent que ces formes sont la pesanteur et la légèreté [. . .] ; et, parmi ceux qui soutiennent ces opinions incertaines, quelquesuns pensent que les formes des éléments sont d’autres caractéristiques inconnues, d’où toute qualité découle » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468). Isaac Abravanel avait consacré un traité à cette question, le Tsurot ha-yesodot (Formes des éléments). Dans la première partie de ce texte, il expose de façon systématique les trois opinions qu’il considère comme principales sur la nature des quatre éléments et qui sont évoquées dans le passage cité ; dans la deuxième, il argumente en faveur de sa propre position, qui rejoint l’opinion des aristotéliciens : les formes des quatre éléments sont à identifier avec les quatre qualités. Dans Tsurot, Abravanel fait référence à une vaste littérature ; il utilise non seulement les grands classiques de la philosophie juive médiévale sur le sujet, comme le De generatione et corruptione et le De Caelo d’Aristote accompagnés des commentaires d’Averroès, mais aussi des ouvrages moins courants, tel le Sefer hashamayim ve-ha-‘olam (Livre du ciel et du monde) du pseudo-Avicenne : cf. E. Coda, « Le fonti filosofiche del trattato sulle Forme degli elementi », cit. 34 « Et les philosophes ne saisissent non plus ce qu’est la forme de la corporéité [. . .], ni quelle est son essence. Et parmi eux, il y en a qui affirment qu’elle réside, les uns dans les trois dimensions déterminées, les autres, dans les trois dimensions indéterminées » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468). 35 Abravanel signale notamment la divergence sur ce sujet entre Platon et Aristote, ainsi que les différentes opinions des aristotéliciens : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469. 36 Ibidem.
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Le cinquième et dernier défaut qui rend trompeuse l’activité cognitive de l’homme découle de la dépendance de l’intellect vis-à-vis des données des sens et de l’imagination, qui peuvent à tout moment compromettre notre réflexion en fournissant des données erronées et nous empêchent d’atteindre la vérité des choses37. En voyageant à bord d’un navire, nous pouvons penser qu’îles et maisons défilant sous nos yeux sont en train de se déplacer38 ; il peut encore nous arriver, en voyant quelqu’un de loin ou en entendant sa voix à distance, de le prendre pour quelqu’un d’autre (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468). Or, toutes les faiblesses intellectuelles que l’on vient d’énumérer sont notamment imputables aux savants des nations, qui rejoignent Jérusalem pour entendre les paroles du roi Salomon et recevoir de lui la véritable sagesse39. Ainsi, on trouve d’un côté les « chercheurs » gentils épuisés par la fatigue de leurs recherches, gênés par leurs propres limites, déçus par les résultats qu’ils obtiennent et destinés à cumuler doutes et apories ; et de l’autre la sagesse parfaite du roi juif et son rayonnement sur les représentants des autres peuples. Malgré ce clivage, les deux parcours n’évoluent pas complètement en parallèle, car un échange et un contact se réalisent à l’ombre de la primauté salomonienne. Si le décalage entre les deux voies—philosophique et prophétique—est constitutif et radical, il est évident que, sur le plan de la narration biblique, la fonction pédagogique de Salomon à l’égard des sages des nations estompe cette séparation et permet que s’instaure entre les deux parties une communication dont on connaît déjà les enjeux : ainsi, le but de la visite à Jérusalem des représentants des nations réside dans l’acquisition d’un savoir moins douteux, mais leur venue sanctionne également l’autorité du roi et la primauté de son Dieu.
37 « Le cinquième défaut consiste dans l’erreur qui se produit dans la compréhension humaine, car, du fait qu’elle est acquise par les sens, elle ne recèlera aucune vérité dans ses jugements, si ce n’est accidentellement et sur peu de choses » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469). 38 Je dois à Alain Segonds de m’avoir signalé la source utilisée ici par Abravanel. Il s’agit du De rerum natura de Lucrèce : « Qua vehimur navi, fertur, cum stare videtur :/ quae manet in statione, ea praeter creditur ire/et fuger at puppim colles campique videntur/quos agimus prater navim, velisque volamus » (Lucrèce, De rerum natura, Livre IV, éd. A. Brieger, v. 387–390). Abravanel pourrait avoir lu ce texte ou bien avoir rencontré cette citation dans d’autres sources, sans doute latines. 39 « Le roi Salomon fut plus grand que tous les rois de la terre en richesse et en sagesse. Tout le monde cherchait à voir la face de Salomon, pour entendre la sagesse que Dieu avait mise en son cœur » (1Rois 10, 23–24).
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Il n’est pas difficile de repérer les premiers points de contact entre ce tableau exégétique et la situation mise en place dans les Dialogues. Dans le commentaire d’Isaac, Salomon rencontre en effet des philosophes dont la méthode de travail ainsi que les problèmes qu’elle soulève présentent des analogies indéniables avec la démarche et les difficultés de Sophie40. Les traits essentiels de la personnalité intellectuelle de Sophie résident précisément dans la subtilité, dans l’impossibilité d’accéder à la dimension métaphysique et dans le recours à une méthode qui s’appuie uniquement sur les informations fournies par l’imagination et par les sens. Tout comme les philosophes qu’Isaac Abravanel oppose à Salomon, la bien-aimée de Philon est capable d’une connaissance inductive, fondée sur les facultés inférieures de l’âme. Elle tire, en effet, de sa mémoire, de la phantasia et des données sensibles de l’expérience une connaissance imparfaite, trompeuse et assaillie de nombreux doutes qui demandent à être apaisés par une personnalité dont l’autorité sapientielle lui est supérieure. Si Sophie, comme on l’a vu, ne peut pas s’élever aux sommets de la science métaphysique et théologique, c’est finalement à cause des mêmes limites qu’Isaac impute dans son commentaire à la manière de procéder des philosophes. D’autre part, de même que Sophie accorde à Philon le rôle du maître capable de porter son regard là où le sien est, en revanche, obligé de s’arrêter— c’est-à-dire au seuil de la réalité suprasensible—, de même les savantschercheurs trouvent dans la sagesse prophétique du roi la seule source de vérité. La distinction entre le théologien juif Philon et la philosophe non-juive Sophie est donc déjà présente chez Isaac, qui oppose la okhmah salomonienne à la « science étrangère ». En effet, ce n’est pas uniquement en raison de leur profil intellectuel que Sophie et les philosophes du commentaire se ressemblent ; leur similitude ne se réduit pas non plus au fait qu’ils constituent les alter ego d’une figure salomonienne—qu’il s’agisse du roi biblique métamorphosé en akham kollel par l’exégèse d’Isaac ou d’un Philon-Yedidyah, maître de métaphysique et d’amour dans le cas de Juda. Un autre trait commun à l’aimée de Dialogues et aux akhmey ha-me qar du commentaire d’Isaac réside précisément dans leur extériorité par rapport au judaïsme.
40 L’exégèse d’Abravanel est aussi très proche de la lecture origénienne de la rencontre entre d’une part Salomon, d’autre part la reine de Saba et ses « doctores gentiles » : voir supra, p. 155–164.
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3. La okhmah de Salomon d’après Isaac Abravanel : ses caractéristiques, son étendue et son contenu D’autres points de contact avec les Dialogues peuvent être relevés à travers l’examen de la manière dont Isaac Abravanel esquisse le caractère et l’agencement de la okhmah salomonienne. Aux difficultés, aux limites et aux doutes que rencontrent les philosophes, qui procèdent en s’appuyant sur les données du sens ( ush) et de l’imagination (dimyon), Isaac oppose l’exactitude, l’envergure et l’autorité prophétique de la sagesse salomonienne. Alors que le profil des premiers évoque les caractéristiques de Sophie, le portrait de Salomon en théologien juif destinataire d’une sagesse d’origine divine nous renvoie plutôt à l’image de Philon. Les chercheurs doivent se plonger dans d’interminables études pour n’atteindre que quelques bribes de sagesse ; mais Salomon possède la totalité des connaissances par la grâce ( esed ) et le don (matanah) de Dieu. Son intellect a eu accès à la contemplation de l’ensemble de l’univers physique et métaphysique, comme il arrive à un homme qui, dans un seul et unique instant, aurait la vision d’un arbre et de toutes les parties qui le composent : La deuxième façon [d’acquérir la connaissance] est celle [qui procède] de la cause en direction de ce qui est causé et de ce qui est antécédent vers ce qui est conséquent ; et c’est la façon propre aux intellects séparés qui contemplent le visage du Roi41 [. . .]. Et il arrive à ces [intellects] dans leur connaissance ce qui arrive à un homme qui regarde un arbre : l’homme voit l’arbre tout entier, des racines à ses branches jusqu’à la cime de manière simultanée dans une seule vision, et à travers cette vision, il comprend que les racines précèdent les branches et les branches les cimes, et qu’elles [i.e. les racines] sont principes et causes par rapport à celles-ci [i.e. les cimes]. Et cela sans qu’il voie les racines en premier,
41 Dans la philosophie juive post-maïmonidienne, l’expression « contempler le visage du roi » indique l’union de l’intellect possible avec l’intellect agent ou divin : cf. G. Sermoneta, « La dottrina dell’intelletto e la ‘fede filosofica’ di Jehudah e Immanuel Romano », Studi Medievali, 6 (1965), p. 3–78. Cette conception se fonde sur un passage du Guide où Maïmonide compare l’intellect agent à un roi : « L’homme seul dans sa maison s’assied, se meut et s’occupe, comme il ne le ferait pas en présence d’un roi ; quand il se trouve avec sa famille ou avec ses parents, il parle librement et à son aise, comme il ne parlerait pas dans le salon du roi. Celui-là donc, qui désire acquérir la perfection humaine et être véritablement un homme de Dieu, se pénétrera bien de cette idée, que le grand roi qui l’accompagne et qui s’attache à lui constamment est plus grand que toute personne humaine, fût-ce même David et Salomon. Ce roi, qui s’attache à l’homme et l’accompagne, c’est l’intellect qui s’épanche sur nous, et qui est le lien entre nous et Dieu » (Guide, III, 52, éd. Munk, p. 451–452).
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chapitre vii [et] ensuite les branches et les pointes, dans une succession temporelle [. . .], mais de la même manière que les anges connaissent les causes des choses et, à partir de celles-ci, [aussi] les choses causées [. . .]. Et la sagesse de Salomon était de ce deuxième type (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 470–471).
Salomon appartient donc à la catégorie de ceux qui ont aperçu, pour reprendre l’expression employée par Isaac Abravanel dans ce passage, « le visage du Roi ». Il est considéré en effet comme un « prophètephilosophe » qui a contemplé la divinité et qui possède des connaissances comparables à celles des anges et des intellects séparés. En attribuant au roi ce statut particulier, Isaac se démarque de la position de Maïmonide, qui n’avait pas reconnu un véritable souffle prophétique chez Salomon, dont l’inspiration atteignait plutôt d’après lui le degré inférieur de rua ha-qodesh (« esprit de sainteté »)42. Pour Isaac, la prophétie de Salomon se distingue tout de même d’entre les autres en raison de son « intellectualisme »—sa spécificité reposant sur l’excellence de sa sagesse ( okhmah). Si les autres prophètes ont fait des miracles, ont eu des visions ou ont glorifié Dieu d’une manière exceptionnelle, Salomon aurait été choisi pour devenir l’homme le plus savant qui ait jamais existé et qui existera jamais sur terre. Il est donc le plus sage d’entre tous les prophètes, car l’épanchement (shefa‘ ) divin qui a émané sur lui a intensifié ses capacités cognitives jusqu’au plus haut degré. Abravanel accorde au rêve de Salomon sur le mont Gabaon (1Rois 3, 4–15) un caractère prophétique qui ne découle pas du fonctionnement parfait de la faculté de l’imagination—comme le prétendent Maïmonide et d’autres philosophes médiévaux—mais réside plutôt dans l’acquisition miraculeuse du niveau suprême de compréhension intellectuelle accordé à l’homme43. Ainsi la primauté de la sagesse du roi repose, avant tout, sur la possibilité que Dieu lui a octroyé de comprendre la réalité selon une méthode déductive, en procédant du haut vers le bas, des causes vers les objets causés, des principes vers les choses qui en découlent. Il s’ensuit que Salomon n’expérimente
42 Sur la classification des degrés prophétiques, voir Guide, II, 45. D’autres figures partagent avec Salomon cette revalorisation opérée par Isaac Abravanel ; un exemple important est celui de Daniel, qui est élevé par Isaac au rang de véritable prophète, contre l’avis de Maïmonide : cf. E. I. J. Rosenthal, « Don Isaac Abravanel : Financier, Statesman and Scholar (1437–1509) », Bulletin of the John Rylands Library, 21 (1937), p. 3–36 : 28. 43 Cf. S. Feldman, « Prophecy and Perception in Isaac Abravanel », dans Perspectives in Jewish Though and Mysticism, cit., p. 223–235.
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pas les imperfections et les problèmes qui caractérisent la recherche humaine ; aussi est-il en mesure d’atteindre les certitudes spéculatives et les domaines métaphysiques dont l’accès est interdit aux philosophes : Et il est dit « ton pareil n’a pas existé avant toi ni ne se verra après toi » (1Rois 3, 12) car tous les savant qui ont existé avant lui [i.e. Salomon] ou qui ont surgi après lui sont devenus savants par la première voie, celle de la spéculation et de la recherche, et ils ne sont pas à l’abri des cinq erreurs qui surgissent dans la compréhension humaine qui comprend à travers les sens et l’imagination et [remonte] du conséquent à l’antécédent. Salomon, au contraire, avait acquis la sagesse selon la deuxième voie, de manière miraculeuse, et ainsi il fut supérieur à tous les savants avant et après lui, et l’on ne trouve pas chez lui leurs fautes, parce qu’il n’a pas obtenu la sagesse par le travail de l’étude, l’application à la recherche et l’assiduité de la spéculation, ni [ne l’a obtenue] dans le passage du temps, ou la lenteur [due aux] tentatives ; mais « en songe, dans des visions nocturnes » (Job 33, 15), la main de Dieu se posa sur lui et le combla de sagesse [ okhmah], de prudence [tevunah], de science [da‘at] et de tous les arts44. Il s’endormit en homme sot et ignorant et se réveilla sage comme un ange du Seigneur45 (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471).
A la différence de l’intellect humain, qui renverse la relation entre réalités supérieures et inférieures, ainsi qu’entre causes et choses causées, l’intellect de Salomon reproduit la réalité ontologique telle qu’elle a été créée par Dieu. Il contient tous les intelligibles ordonnés selon leur propre rang et degré, ce qui lui permet de saisir en une seule et unique vision les mondes spirituel, céleste et matériel, aussi bien que les principes et les propriétés accidentelles des choses46 : Puisque sa science est d’origine divine, son intellection procède d’en haut vers le bas et comprend les causés à travers leurs causes, et les choses spirituelles, célestes et matérielles toutes ensemble comme une seule 44 Isaac reconduit implicitement la sagesse de Salomon aux cinq dispositions permettant à l’âme de saisir la vérité des choses telles qu’elles sont présentées par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque : « Partons donc de l’opinion régnante selon laquelle les états habituels qui font que l’âme dit vrai lorsqu’elle affirme ou lorsqu’elle nie sont au nombre de cinq ; ce sont : l’art, la science, la sagesse, la philosophie, l’intelligence » (Eth. Nic., VI, 3, 1139b 16–17, trad. Gauthier) ; seul l’intellect n’est pas mentionné par Abravanel. Une séquence analogue est présente dans l’introduction du commentaire du Shir ha-shirim d’Alemanno ; tout comme Abravanel, Alemanno décrit la sagesse de Salomon à travers le modèle fourni par ce passage de l’Ethique : cf. Shir ha-ma‘alot, p. 384. 45 L’image évoque de manière intentionnelle la situation inverse des philosophes, qui ne peuvent pas atteindre la connaissance en dormant, mais sont contraints de faire d’énormes efforts : cf. supra, p. 225–229 ; en effet, d’après l’Ecriture, Salomon s’éveilla ( yaqats) « savant » de son songe sur le Gabaon : cf. 1Rois 3, 15. 46 Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471.
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chapitre vii chose ; et il comprend les formes corporelles supérieures ensemble avec les accidents sensibles, et, en général, il comprend chaque chose dans son essence sans erreur ou [nécessité] de comparaison, et sans un avant et un après dans le temps, étant donné que toutes les choses sont toutes ensemble gravées dans son intellect, telles qu’elles sont dans leur existence et selon l’ordre et les degrés qu’elles contiennent en elles-mêmes (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471).
En spéculant sur l’étymologie des noms attribués à Salomon par la tradition—en l’occurrence Agur et Qohélet—Isaac voit également dans le roi un savant dont l’intellect est capable d’« amasser »47 et de « réunir »48 toutes les sciences et les connaissances, non pas grâce à l’enseignement d’un autre homme ou grâce à l’étude et l’intelligence, mais par la simple grâce divine49. C’est pourquoi le fils de David est aussi appelé Itiel (« le Seigneur est avec moi »). Isaac Abravanel évoque ainsi l’image de Salomon comme « sage universel » capable de s’exprimer dans tous les domaines. Aussi la okhmah de Salomon décrite par Isaac est-elle à la fois une représentation de la structure de l’univers et une énumération des disciplines qui forment le curriculum studiorum du sage. En effet, la primauté de Salomon sur les savants gentils n’est pas fondée uniquement sur le contraste entre l’origine miraculeuse de ses connaissances et la recherche stérile des philosophes, mais également sur l’étendue extraordinaire de son savoir50. Les connaissances du roi couvrent l’intégralité de ce qui est connaissable. Pour les ranger, Abravanel adopte un schéma de divisio sapientiae articulé en cinq parties et emprunté essentiellement à la Classification des sciences de Farabi51. La sagesse salomonienne s’articulerait selon un ordre des Agur est une forme passive de la racine ‘agr qui signifie « accumuler », « amasser ». D’après une tradition déjà présente dans Qohélet Rabba ( I, 1), Abravanel opère ici un rapprochement entre le nom biblique et le mot qahal (« assemblée », « congrégation »), en lui donnant le sens de « rassemblement » de connaissances (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471). 49 Pour mettre en exergue cette caractéristique de la personnalité salomonienne, Isaac insiste aussi sur le fait que tant Agur que Qohélet sont deux formes passives. 50 « Tout comme la sagesse de Salomon se différencie de celle des ‘chercheurs’ à la fois quant à la manière de comprendre et quant à la méthode de la connaissance, elle se différencie également quant aux choses qu’il a connues et quant à ses idées, que nul spéculatif, ni avant ni après lui, n’avait acquises. Et sur la base de ce qu’attestent les écrits [ketuvim] et de ce qui a été transmis par les sages—que leur mémoire soit bénite—[sa sagesse] résidait en cinq types de connaissances » (ibid., p. 472). 51 Ce texte, dont il existait une traduction en hébreu, était bien connu dans le monde juif notamment grâce à Shem Tov Falaquera, qui s’en était servi pour rédiger sa vaste encyclopédie intitulée Le commencement de la Sagesse (Reshit okhmah). Sur la dépendance d’Abravanel vis-à-vis de ce schéma, voir A. Melamed, The Philosopher-King 47 48
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matières analogue aux divisiones adoptées par la philosophie médiévale, comme cela est clairement indiqué par la terminologie utilisée pour en résumer de manière synthétique le contenu : Le roi Salomon fut parfait en cinq espèces de connaissance : les connaissances naturelles, [ eviyyot], [ les connaissances] mathématiques [limmudiyyot]52, [ les connaissances] théologiques [’elohiyyot], [ les connaissances] éthiques [middotiyyot] et [ les connaissances] concernant la Torah [toriyyot] (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 478).
L’application d’une divisio scientiarum à la sagesse du roi est une démarche plutôt banale : Abravanel ne fait ici que reprendre une tendance déjà présente chez d’autres commentateurs. Par exemple, Yo anan Alemanno élabore à la même époque une représentation analogue de l’étendue et des caractéristiques de la sagesse salomonienne. D’autre part, les écrits attribués à Salomon ont fourni à plusieurs exégètes—on a évoqué le cas de Gersonide—l’arrière-plan textuel pour appliquer des modèles de savoir relevant de leur propre approche philosophique. Tout comme ces exégètes, Isaac façonne la okhmah du roi sur la base d’une idée de la science impliquant un agencement particulier des disciplines et une certaine conception des rapports entre les disciplines séculaires et les disciplines théologiques. Les cinq branches de la connaissance qui composent la totalité de la sagesse du roi portent sur cinq domaines différents. Elles concernent, dans l’ordre, le monde des choses générables et corruptibles, le monde des corps célestes ou monde du milieu, le monde des intellects séparés, le domaine de la science morale et politique et, finalement, la sphère de la Torah et des préceptes. Pour chacun de ces niveaux, Isaac fait état du contraste existant entre le savoir incertain des « chercheurs » et l’intellect infaillible de Salomon, contraste déjà évoqué préliminairement à
in Medieval and Renaissance Jewish Political Thought, Albany, State University of New York Press, 2003, p. 118–122 ; sur la diffusion du schéma farabien dans la philosophie juive médiévale, voir M. Zonta, « La divisio scientiarum presso al Farabi : dall’Introduzione alla filosofia tardoantica all’enciclopedismo medievale », dans La divisione della filosofia e le sue ragioni, cit., p. 65–78. 52 A la lettre « sciences d’usage commun ». Par ce terme, les auteurs médiévaux font généralement référence aux arts du quadrivium : cf. G. Sermoneta, Un glossario filosofico, cit., p. 321–323. Du moins dans ce contexte, le contenu qu’Isaac associe aux limmudiyyot est, avant tout, de type astronomique et astrologique. Contrairement à la plupart de philosophes juifs médiévaux, Abravanel ne suit pas les indications de Maïmonide et pense que l’étude de la physique doit précéder l’accès au quadrivium et à la métaphysique, tout comme Juda : cf. supra, p. 190–193.
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l’occasion de la description des différentes démarches cognitives. On a également vu que la structure des Dialogues reproduit un schéma de divisio scientiarum annoncé par Philon dans la première partie du livre. Une comparaison entre l’agencement proposé par Juda et la grille qu’applique Isaac à la sagesse salomonienne fait ressortir les affinités et les différences entre les deux modèles. Juda place, en effet, l’éthique dans la première partie des Dialogues, en privilégiant sans doute une approche pédagogique plus appropriée au genre dialogique ; de plus, alors qu’Isaac considère que la Torah et son interprétation, ainsi que le respect des mitsvot, constituent un domaine spécifique, Juda ne leur consacre pas un traitement propre. Mais les trois parties centrales de la divisio sapientiae Salomonis du commentaire—avec la succession monde naturel, céleste et intellectuel—coïncident en revanche, de manière schématique et abrégée, avec le contenu de la deuxième et troisième partie des Dialogues. De plus, quelques-uns des sujets qu’Isaac présente comme problématiques pour les chercheurs, mais tout à fait clairs pour l’intellect éclairé de Salomon, font l’objet des dubbi soulevés par Sophie et, par conséquent, des solutioni fournies par Philon. Pour apprécier la continuité entre le texte d’Isaac et les Dialogues, il est nécessaire de comparer les deux ouvrages en entrant plus encore dans les détails. On se bornera pour le moment à mettre en évidence leur progression parallèle pour ce qui est de la structure et des sujets abordés, sans s’attarder pour l’heure sur le contenu. Celui-ci fera l’objet d’une analyse ultérieure, où l’on relèvera des correspondances plus précises entre les questions des « chercheurs » et celles que Sophie pose à Philon. Le monde inférieur. D’après Isaac, les compétences de Salomon s’exercent en premier lieu dans le domaine de la philosophie naturelle. En la matière, il est supérieur à Adam, qui a attribué des noms aux choses créées par Dieu53. En raison d’une sagesse qui lui permet d’accéder en même temps aux formes universelles des choses et à leurs accidents 53 Pour chacun des cinq domaines de la sagesse de Salomon, on trouve dans le commentaire une comparaison avec un personnage biblique : après Adam, ce sera au tour d’Abraham pour l’astrologie/astronomie, puis de Moïse pour le monde angélique et de Joseph pour le domaine de la morale et de l’éthique, enfin de la « génération du désert » pour l’interprétation de la Torah. Ce modèle est déjà présent dans la littérature talmudique : cf. L. Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon, cit., p. 94. La même comparaison est utilisée également dans le Shir ha-ma‘alot le-Shelomoh d’Alemanno : cf. A. Guidi, « Salomone come sapiente universale », cit.
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particuliers, il peut atteindre une vision parfaite des causes formelles et matérielles des réalités soumises aux processus de génération et corruption. Isaac décline la primauté de Salomon sur les philosophes en quatre points : 1) dans la connaissance des choses générables et corruptibles, à savoir dans la compréhension de leurs principes universels, de la matière commune et de leurs accidents, mais aussi de leur essence54 ; 2) dans la connaissance des espèces et de leurs subdivisions présentes dans les corps inanimés, dans les végétaux, et dans tous les animaux55 ; 3) dans la connaissance des quatre éléments et de leurs mélanges, si bien que Salomon pouvait agir sur la nature avec un art bien supérieur à celui des magiciens ( artummim) égyptiens56 ; 4) dans 54 « [Salomon] a compris la nature des choses générables et corruptibles et celle de leur essence ; non seulement donc leurs principes universels et leurs causes lointaines et leur matière commune et leurs accidents et mouvements, mais aussi leur substance et essence telles qu’elles sont en elles-mêmes, et il a compris leurs formes proches et les autres divisions que la recherche [ humaine] ne peut pas comprendre de façon vraie. Et sur cela il est dit ‘[il] discourut sur les végétaux, [. . .] sur les quadrupèdes, les oiseaux, les reptiles et les poissons (1Rois 5, 13)’ » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 472). 55 « Le deuxième aspect concerne le fait que sa compréhension embrasse toutes les espèces des générables et des corruptibles, alors même que tous ces êtres sont d’une quantité sans mesure, et sur cela il est dit : ‘[il] discourut sur les végétaux, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui rampe sur la muraille’ (1Rois 5, 13), c’est-à-dire du plus grand et important des végétaux au plus insignifiant ; et il dit ‘le cèdre du Liban’ et ‘l’hysope qui rampe sur la muraille’ pour faire comprendre que non seulement sa sagesse avait atteint la connaissance des divisions des espèces, mais en plus la connaissance des divisions spécifiques déterminées par les différences des lieux. Il connaissait [en effet] la différence entre le cèdre du Liban et le reste des cèdres, et entre l’hysope qui croît sur le mur et le reste des hysopes. Ainsi, il comprit aussi les natures des animaux selon leurs formes, jusqu’au reptile, qui est un animal imparfait, puisque sa connaissance comprenait toutes les espèces des générables et corruptibles : des cornes des buffles jusqu’aux œufs des poux (TB, Shabbat 107b et ‘Avodah zarah, 3b), rien ne manquait à sa connaissance. Et pour faire comprendre la quantité extraordinaire de choses connues qui étaient dans son intellect [. . .] le texte dit ‘Dieu avait donné à Salomon un très haut degré de sagesse et d’intelligence et une compréhension aussi vaste que le sable qui est au bord de la mer’ (1Rois 5, 9) [. . .]. Et l’image du sable est appropriée à cette allégorie, car il ressort du plus bas fondement terrestre et pour son énorme quantité il est presque infini ; et sa grande quantité forme un ensemble, tandis que chaque grain est distinct dans son essence, et il [i.e. le sable] est entraîné à la suite de l’eau et placé sur les bords de la mer. Et les connaissances de Salomon étaient ainsi, car elles étaient des choses inférieures et terrestres, à savoir des générables et des corruptibles, et étaient sans nombre comme l’immensité des espèces des corps animés, des végétaux et de tous les animaux, et la forme de chacun [d’entre eux] était distincte dans l’âme de Salomon, et toutes [ces choses] avec leurs divisions étaient unies et rassemblées dans son âme » (ibid., p. 472–473). 56 « Le troisième aspect est celui de la compréhension des composés des choses et de leurs mélanges, du lieu et du temps et des autres choses qui sont nécessaires à l’existence selon ce qui est propre à chacune des espèces, tout comme la connaissance des actions nécessaires à chaque être vivant et les manières dont les choses naturelles
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la connaissance des propriétés des choses et de leurs combinaisons, ce qui lui vaut la maîtrise absolue de l’art de la médecine57. Sur les mêmes sujets, les « chercheurs » avaient en revanche accumulé une longue série d’apories qu’Isaac rapporte dans une autre partie du commentaire (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468–469). Les compétences en matière de sciences naturelles qu’Isaac a assignées à Salomon sont également assignées à Philon dans les Dialogues. En comprenant la nature des liens amoureux qui relient les différents niveaux du cosmos—des individus issus de la même espèce ou d’une espèce différente jusqu’à la matière première, en passant par les hommes, les éléments et leurs mélanges—, jusqu’à la matière première, Philon ne fait que tracer pour Sophie la trame des rapports qui règlementent les modifications élémentaires et les phénomènes de la nature. Il répond ainsi aux questions de Sophie (Dialogues, p. 126–144 ; Dialoghi, II, 1a–13b) en expliquant de quelle manière l’Eros—principe métaphysique qui gouverne l’univers—organise les relations entre les êtres inférieurs, classés selon la catégorie à laquelle ils appartiennent. Dans sa description, on trouve les causes de l’amour qui existent chez les animaux (Dialogues, p. 127 ; Dialoghi, II, 2b–3a), chez les hommes
parviennent à exister et les proportions des éléments réunis dans tel ou tel autre composé, selon ce qui est juste pour chacune de leurs espèces [. . .]. Et le prophète Isaïe, la paix soit sur lui, témoigna de ce troisième aspect [. . .], et il dit pour l’élément de l’eau ‘Qui a mesuré les eaux (Is. 40, 12.) et sur l’élément du feu il dit ‘[qui a] pris les dimensions du ciel à l’empan’ (ibid.) car, le feu étant près du ciel [ galgal ] et uni à celui-ci, le texte de la Bible l’appelle parfois par le terme ciel [shamayim]. Et sur l’élément de la terre il dit ‘Qui a jaugé la poussière de la terre’ (ibid.) ; et sur l’air : ‘Qui a embrassé l’esprit [rua ] de l’Eternel’ (Is. 40, 13). » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473) ; dans ce même passage, Abravanel mentionne certains livres qui existent chez les peuples arabes [’omot Ismaël ], qui sont attribués à Salomon et traiteraient de ces sujets. 57 « Et le quatrième aspect est que Salomon comprenait l’usage de toutes les choses inférieures et de leurs propriétés, qui étaient des qualités cachées aux savants de la spéculation, [et il comprenait] la façon dont celles-ci découlaient des formes substantielles et, en général, il connaissait les dispositions naturelles des choses, à savoir [quelles étaient] leurs oppositions et contrariétés et leurs caractéristiques et les manières dont elles se combinent, leurs degrés une partie après l’autre et leur ordre, et il n’y avait pas une seule chose du monde inférieur qui fût cachée au roi ; et à cause de cela il rédigea un livre de remèdes [médicaux] » (ibid., p. 472). Les compétences médicales de Salomon sont mises en exergue aussi dans d’autres passages du commentaire : voir par exemple p. 477, où Salomon est défini comme un rofe’ akham (« médecin sage »). On remarquera au passage que le discours de Philon dans les Dialogues est parsemé de métaphores tirées du langage médical : voir par exemple l’idée de la philosophie comme médecine (Dialogues, p. 443–444), ou certains passages où la connaissance et le soin du corps humain illustrent l’activité intellectuelle : « Sophie. Je suis bien aise de me voir rafraîchir la plaie pour après la mieux guérir » (Dialogues, p. 231).
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(Dialogues, p. 128–131 ; Dialoghi, II, 3b–6a), dans les quatre éléments (Dialogues, p. 134–140 ; Dialoghi, II, 5b–10b), dans « la matière commune », distincte des éléments (Dialogues, p. 141–142 ; Dialoghi, II, 10b–11b ), et, finalement, dans les formes des mélanges des éléments (Dialogues, p. 142–143 ; Dialoghi, II, 11b–13a ), qui se divisent en formes des corps mixtes non animés (minéraux), formes des corps mixtes animés (végétaux), formes des corps mixtes sensibles (animaux) et formes des corps mixtes rationnels (les hommes), qui reçoivent la forme des corps célestes et éternels, à savoir l’âme intellective. Ainsi, bien que sous un agencement différent, on retrouve chez Philon les connaissances en matière de philosophie naturelle qu’Isaac avait attribuées à Salomon dans son commentaire. L’amoureux des Dialogues démontre en effet une compréhension aiguë des relations entre espèces animales et entre individus d’espèces différentes, et possède une connaissance approfondie des éléments, de leurs formes et de leurs mélanges. Le monde des corps célestes. Le deuxième niveau dans lequel s’exercent l’étendue de la sagesse de Salomon et sa supériorité par rapport au savoir des philosophes est nommé par Isaac Abravanel « monde du milieu » (ha-‘olam ha-’emtsa‘i ). Il s’agit du monde des astres, de leurs mouvements et de leurs influences. L’astronomie et l’astrologie sont les deux sciences qui fournissent des informations sur les corps célestes. Mais les gentils sont bien loin d’avoir des certitudes à ce sujet, et Isaac énumère les nombreuses discussions concernant la nature des astres, la quantité des sphères et des étoiles et les caractéristiques des signes zodiacaux ou des constellations. Seule la sagesse de Salomon en la matière est en tout point parfaite. Non seulement son savoir est supérieur aux connaissances des « fils de l’Orient » du texte biblique, qui devaient tirer leurs enseignements de l’observation quotidienne des cieux58, mais en outre ses compétences surpassent celles d’Abraham, tenu par la tradition juive pour l’expert par excellence de la science des étoiles59. En s’inspirant des considérations sur les limites 58 « La sagesse de Salomon était plus grande que celle de tous les Orientaux, plus grande que toute la sagesse des Egyptiens » (1Rois 5, 10). La « sagesse de l’Egypte » vaut ici, d’une manière générale, pour les arts magiques. 59 L’attribution à Abraham d’une compétence de ce type remonte déjà à la littérature rabbinique : cf. TB, Baba-Bathra 16b et Yoma 28b. Le topos est présent aussi chez Maïmonide : « Il n’y a pas selon moi de plus grande preuve du dessein que la variété des mouvements des sphères et les astres fixés dans les sphères ; c’est pourquoi
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de l’astronomie contenues dans le Guide de Maïmonide, Abravanel répertorie ensuite les principaux sujets de discussion et les sources des difficultés que soulève cette discipline : La deuxième espèce de connaissance contenue dans la sagesse de Salomon porte sur le monde du milieu, à savoir sur les corps célestes ; et elle montre l’insuffisance de la spéculation humaine sur ces choses, qu’il s’agisse de leurs natures ou de leurs essences, de leurs figures ou de leurs mouvements, et de leur force et de la manière dont [ les corps célestes] agissent sur les choses inférieures. En vérité, le fait que [ les hommes] comprennent très peu de leur nature se manifeste déjà dans les opinions discordantes de ceux qui font de la philosophie, et du peu de preuves et de confirmations que l’on trouve chez eux [. . .]. [ Il y a des savants qui] dénombrent neuf sphères, d’autres huit, d’autres dix et d’autres encore quinze, et il y en a aussi qui affirment que les astres sont différents quant à l’espèce, et [d’autres] qui pensent qu’ils sont des individus distincts, chacun d’entre eux étant une espèce par soi-même. Aussi modestes sont également les opinions sur les choses dérivées de leurs [i.e. des astres] natures, comme le fait de déterminer pour quelle raison une sphère a une grande quantité d’étoiles tandis qu’une autre n’en a aucune, et que les autres sphères ont une étoile [seulement] ; et ils ne savent ni ne connaissent les différences entre un orbe et l’autre ou entre une étoile et l’autre, ni la différence existant entre la nature d’un orbe et celle d’une étoile. En vérité, l’étroitesse de la connaissance des figures [des astres], tu la vois déjà dans les faibles hypothèses et les suppositions formulées par les astronomes [ akhmey okhmat ha-tekhunah] à propos des figures du ciel et des constellations, et de leurs positions et rotations. Et ils se forment sur ces choses des opinions qui ne sont en accord ni avec la raison ni avec la vérité, comme c’est le cas pour les mouvements contraires et les changements de vitesse par rapport à une sphère [ galgal ] et à un moment déterminés, et pour les sphères excentriques ou les épicycles, ou pour les mouvements des pôles, alors que les centres resteraient stables60
tu trouveras que tous les prophètes ont pris les astres et les sphères pour preuve qu’il existe nécessairement un Dieu. Ce que la tradition sur Abraham rapporte de son observation des astres est très connu » (Guide, II, 19, p. 161–162). 60 Une partie des apories relatées par Abravanel sont tirées des chapitres 19 et 24 de la deuxième partie du Guide, où Maïmonide compare les doctrines astronomiques d’Aristote avec celles de Ptolémée et des Arabes, pour conclure finalement à l’impossibilité pour l’homme de disposer de connaissances sûres dans ce domaine et faire ressortir ainsi les limites de l’approche aristotélicienne. Sur la position de Maïmonide, voir G. Freudenthal, « Maimonides’ Philosophy of Science », dans The Cambridge Companion to Maimondes, éd. K. Seeskin, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 134–166. Isaac Abravanel traite de ces questions dans son traité Ciels nouveaux (Shamayim adashim), conçu initialement comme un commentaire à Guide, II, 19 et terminé en 1498. Ce texte porte sur la question de la création du monde et traite de façon très sophistiquée d’un grand nombre de questions astronomiques (nature du mouvement
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[. . .]. Ceux qui spéculent sont incapables de connaître les puissances des étoiles et la puissance de chacune en particulier, et comment elles agissent dans le monde inférieur et comment leur émanation descend (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473–474).
Les apories relevées par Isaac, peuvent être regroupées en cinq grandes catégories : a) substance dont les corps célestes se composent ; b) mouvements des corps célestes et des sphères ; c) action des astres sur la réalité inférieure ; d) diversité des orbes ; e) propriétés des figures célestes et leurs effets. A ces insuffisances, Isaac oppose, encore une fois, les certitudes de Salomon. Ce dernier excelle également dans l’astrologie et l’astronomie et possède des connaissances supérieures à propos de toutes les questions mentionnées : Salomon, au contraire, puisqu’il avait obtenu les principes vrais de cette science par voie miraculeuse, [. . .] apprit ce qui était en haut et ce qui était en bas à propos de la nature des corps célestes, sur leur nombre et leurs emplacements, ainsi que sur leur ordre et leurs mouvements. Et avec cela, il connut également les puissances qui guidaient les choses inférieures (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474).
Toutefois, la sagesse de Salomon concernant le « monde du milieu » n’est pas uniquement théorique. D’après Isaac, le savant idéal maîtrise en outre d’autres sciences proches de la magie et de la cabale. Aussi Dieu aurait-il insufflé dans l’intellect du roi non seulement toutes les notions concernant les divers mouvements et effets des astres, mais lui aurait également conféré la capacité de transmettre leurs influences sur le monde inférieur, au moyen de talismans spécialement conçus à cet effet. D’après Isaac, Salomon excellait en effet dans l’« art pratique [melakhah ma‘asiyt] », avec lequel il « faisait ce qu’il voulait et avec succès » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474). Le trône qu’il avait fait bâtir, orné de figures de lions, de léopards et d’autres formes, serait l’un de ces talismans (ibid., p. 474)61. Les astrologues (ba‘aley ha-mishpat),
des planètes et des étoiles, parties du ciel, habitabilité ou non de l’hémisphère méridional, etc.) en se référant non seulement aux auctoritates philosophiques classiques— Aristote, Averroès, Crescas, Gersonide, Narboni etc.—mais aussi aux « astrologues », aux « savants chrétiens »—toujours anonymes—et aux philosophes arabes. Ciels nouveaux est la source principal de Juda dans la discussion entre Sophie et Philon sur la question de la droite et la gauche du ciel : cf. S. Pines, « Medieval Sources in Renaissance Garb ? », cit., p. 392 et infra, Appendice II. 61 L’allusion aux léopards renvoie au Targum Sheni, qui, avec le Midrash aux Proverbes, est l’une des sources midrashiques d’Abravanel pour la représentation de Salomon. Le motif de la fonction théurgique du trône du roi rappelle les conceptions d’Alemanno,
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poursuit Isaac, ont également essayé de maîtriser cet art, mais comme leurs connaissances des propriétés des étoiles et des planètes étaient insuffisantes, leurs efforts ont été vains62. Encore une fois, le clivage entre savoir étranger et sagesse juive tel qu’il a été dépeint dans l’exégèse d’Isaac se révèle dans toute sa portée. Tout comme le Salomon du commentaire, Philon fait montre de remarquables connaissances astronomiques. Il est capable lui aussi de connaître, selon les termes d’Isaac, « les puissances des étoiles et la puissance de chacune d’entre elles en particulier, et comment elles agissent dans le monde inférieur » (ibid., p. 474). Philon décrit en effet à Sophie l’action exercée par les astres et par les figures célestes sur le monde inférieur, leurs effets sur les hommes et les rapports entre les planètes, les signes et les étoiles. Pressé par les questions de Sophie, Philon commence par lui révéler l’amour du monde céleste pour le monde inférieur. Pour ce faire—Sophie étant toujours en quête d’exemples—, il recourt à l’image de l’union entre le ciel et la terre, qui lui permet de décrire les analogies entre le microcosme humain et le macrocosme céleste (Dialogues, p. 140–150 ; Dialoghi, II, 13b–17b). Puis il aborde des sujets plus proprement astronomiques, notamment la question des dimensions du ciel et de l’habitabilité des hémisphères (Dialogues, p. 151–155 ; Dialoghi, II, 17b–21a)63. Après avoir décrit l’harmonie des d’après qui le Temple fonctionnait à l’instar d’un talisman, les sacrifices étant des instruments capables d’attirer l’épanchement divin et de neutraliser celui qui provenait des divinités païennes, identifiées à Mars et Saturne : voir M. Idel, « Magical and Neoplatonic Interpretations », cit., p. 214–215. Quelques années auparavant, en s’inspirant du Picatrix, Marsile Ficin avait élaboré dans son De vita une théorie complexe concernant la fabrication de talismans et le pouvoir magique qu’ils recelaient : voir l’étude classique de D. P. Walker, La magie spirituelle et angélique : de Ficin à Campanella, Paris, 1988 [1958]. Le recours aux talismans, et notamment aux talismans qui représentent Salomon triomphant sur les démons, est amplement documenté dans le monde juif de l’époque, et tout particulièrement en Italie : cf. E. Horowitz, « Familles et destins. Les Juifs en Italie à l’aube de l’époque moderne », dans Les cultures des Juifs, cit., p. 519–567 : 526–28. On remarquera qu’Abravanel attribue à Salomon des pratiques que certains philosophes juifs considéraient comme relevant de l’idolâtrie : cf. Maïmonide, Guide, III, 29 et Abraham Bibago, Derekh ’Emunah, p. 99. 62 « Les hommes se sont exercés dans la connaissance de l’art des talismans, qui sont des formes faites à des moments déterminées pour faire descendre l’épanchement [shefa‘ ] des étoiles sur des choses déterminées, mais ils ne progressèrent pas. Et il est bien que les choses se soient passées comme cela, car, étant donné qu’ils étaient dépourvus de la connaissance des natures et des propriétés des corps célestes, il était impossible qu’ils reconnaissent la puissance et les actions qui découlaient de ceux-ci » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474). 63 Ce passage est une véritable digression par rapport à l’argumentation de Philon, qui porte sur la manifestation de l’amour ; une raison de plus pour supposer que cet
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mouvements des orbes et des planètes, et avoir établi les deux causes d’amour pour les corps célestes (Dialogues, p. 159–162 ; Dialoghi, 24b–26a), il se lance dans un exposé mythologico-astrologique, au cours duquel il décrit chaque planète à la fois comme un astre doué de qualités physiques spécifiques (la couleur, la température, etc.), un dieu ou une déesse de la mythologie grecque ou latine, et un facteur d’interprétation horoscopique conférant à chaque individu des caractéristiques particulières (Dialogues, p. 190 et passim ; Dialoghi, II, 42a et passim). Enfin, il examine la discipline astrologique et ses outils et discute, en répondant aux sollicitations de Sophie, les « amitiés ou haines [qui] ont lieu aussi entre les sept planètes [de gli amori e de gli odii che si hanno i corpi celesti e li Pianeti l’un l’altro] » (Dialogues, p. 215 ; Dialoghi, II, 59b). Philon fournit ainsi des explications sur le nombre des sphères, la configuration du zodiaque et les rapports entre les signes, puis sur les relations existant entre les sept planètes et entre celles-ci et les signes, pour terminer sur une brève allusion au rôle des étoiles (Dialogues, p. 215–221 ; Dialoghi, II, 59b–67a). Ainsi voit-on, une fois de plus, comment Isaac fournit à Juda une partie au moins des sujets discutés dans les Dialogues. Philon, en effet, reprend à son compte des compétences attribuées au roi dans le commentaire—compétences en vain briguées par les tenants de la méthode aristotélicienne. Pour ce qui est de la science des astres, on repère cependant un certain nombre de différences entre les deux représentations du « savant juif ». L’une des plus marquantes est l’absence, dans les Dialogues, de toute référence à une application magique possible des connaissances astrologiques ou astronomiques. Alors que pour Isaac la connaissance de Salomon est supérieure à celle des magiciens égyptiens précisément en raison de sa capacité à faire descendre les influx célestes sur le monde d’ici-bas et de sa maîtrise de l’art des talismans, Juda évite soigneusement de mettre en rapport l’astrologie avec toute pratique magico-théurgique64. Les astres des Dialogues sont les instruments d’une action strictement physique, qui modifie les excursus ait été inséré pour mettre en évidence les compétences astronomiques de Philon. 64 Il s’agit d’un choix très original, compte tenu de la tradition astrologique juive médiévale ; dans les Dialogues, la science des astres est en effet privée de tous les éléments qui rendent intéressante son application dans un cadre religieux. Pour une présentation de l’astrologie dans la pensée juive au Moyen Age, voir C. Sirat, La philosophie juive au Moyen Age, cit., p. 109–113 ; sur l’emploi de l’astrologie pour le calcul des prévisions messianiques dans la génération des exilés ibériques et chez Abraham
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rapports entre les éléments et engendre la multiplicité des individus et des choses mondaines. Philon s’intéresse à l’astrologie en tant qu’elle décrit les tempéraments des individus ; et cela reste vrai aussi bien dans une perspective naturaliste que dans les passages des Dialogues qui sont plus marqués par une cosmologie de type émanationniste65. D’après Philon, les positions, les qualités et les sympathies ou antipathies réciproques des planètes et des signes déterminent telle ou telle caractéristique de l’homme, non seulement dans son apparence physique, mais aussi dans la conformation de son âme. Il évoque en effet les positions des planètes dans les natività ou nascimenti des individus66 ; selon lui, les astres sont toujours des causes et non pas des signes de quelque chose67. Dans son exposé, Philon omet d’autre part toute référence à la doctrine des grandes conjonctions—souvent associée aux spéculations messianiques68—, alors qu’Isaac en avait fait un élément central
Zacut en particulier, voir M. Beit-Arié et M. Idel, « La fin des temps et l’astrologie » [en hébreu], Kiryat Sefer, 54 (1979), p. 174–194. 65 Sur cette approche et sa dérivation d’un modèle épistémologique ptoléméen, voir O. Pompeo Faracovi, Gli Oroscopi di Cristo, Venise, Marsilio, 1999 ; Ead., Scritto negli astri, Venise, Marsilio, 1996. 66 En voici quelques exemples : « Philon. [. . .] ceux qui ont à leur naissance Saturne puissant sur Jupiter, il leur est dommageable et fait ruiner en eux toutes ces noblesses, ou du moins les obscurcit [. . .]. Par cela il faut entendre que étant Jupiter puissant en la nativité de quelqu’un [. . .] il délivre celui de toute calamité, misère et prisons, réprimant tous les infortunes. » (Dialogues, p. 190–191 ; Dialoghi, II, 42a) ; « Philon. [. . .] Mais en effet, Mercure est une planète influant la nature de toutes ces choses, selon sa disposition en la nativité de l’homme ; parquoi s’il se trouve alors fort et en bon aspect, il donne éloquence, élégance, douce parole, doctrine et entendement aux sciences mathématiques » (Dialogues, p. 206 ; Dialoghi, II, 53b). 67 L’activité des astres est décrite en termes de causalité ; les étoiles et les planètes causent, produisent, inclinent à, font etc., c’est-à-dire qu’elles créent des conditions particulières, favorisant le développement de tel trait ou tel autre de la personnalité. Les fondements épistémologiques de la discipline astrologique élaborée par Juda sont redevables en grande partie au modèle ptoléméen : cf. A. Guidi, « L’astrologia nei Dialoghi d’amore, dans Nella luce degli astri. L’astrologia nella cultura del Rinascimento ». Convegno di Studi (Florence 14–15 décembre 2001), éd. O. Pompeo Faracovi, Sarzana, Edizioni Agorà, 2004, p. 39–62. 68 Sur la présence de ces thèmes dans l’œuvre d’Isaac et sa dépendance envers Abraham bar iyya cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, p. 129–130 et p. 160–162. Les spéculations messianiques qui surgirent dans le milieu juif à la fin du XVe siècle, renforcées par l’Expulsion d’Espagne, participaient d’une atmosphère d’attente eschatologique qui affectait également le milieu chrétien de l’époque : cf. D. B. Ruderman, « Hope against Hope : Jewish and Christian Messianic Expectations in the Late Middle Ages », dans Essential Papers on Jewish Culture In Renaissance and Baroque Italy, cit., p. 299–312.
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de sa réflexion sur le destin d’Israël et du monde69. Et, tout comme le « conjonctionisme » astrologique, Juda néglige également la question de la centralité d’Israël et de son élection divine en tant que peuple, en élaborant une astrologie naturaliste de portée universelle, dénuée de particularisme religieux et d’implications confessionnelles, et proche de l’orientation de Ptolémée70. Ce choix peut s’expliquer par l’émergence d’une nouvelle approche de la discipline astrologique, dont les bases avaient été jetées à Naples dans les années qui suivirent l’installation des Abravanel dans la ville. La parution des Disputationes adversus astrologiam divinatricem (1493–94) de Jean Pic de la Mirandole et les attaques qu’elles portèrent à l’astrologie dans son ensemble et à la doctrine des grandes conjonctions en particulier, avaient suscité de vives réactions dans le milieu savant, donnant lieu à des réflexions épistémologiques d’une importance non négligeable71. L’impératif d’un retour à Ptolémée et à son astrologie « naturaliste » fut l’une des réponses possibles aux attaques de Pic. Ainsi, la simplification de la discipline et l’abandon du corpus des techniques d’origine arabe étaient perçus comme le seul moyen de dépasser les accusations contenues dans les Disputationes et de renouveler la science des astres sur des bases « philologiques » inspirées de la démarche humaniste. Le « conjonctionisme », une doctrine « barbare » dont Ptolémée n’avait pas voulu tenir compte, et dont les médiévaux avaient fait un usage abondant, devint ainsi l’objet principal des critiques de ce
69 Dans sa trilogie messianique, achevée quelques années plus tard, Isaac montrera beaucoup d’intérêt pour les applications eschatologiques du « conjonctionisme » astrologique et annoncera l’arrivée du messie pour 1503—année de la conjonction de Jupiter et Saturne dans le signe des Poissons : cf. R. Goetschel, Isaac Abravanel, conseiller des princes et philosophe, Paris, Albin Michel, 1996, p. 154–155. 70 Moshe Idel explique le silence étrange de Juda face à ces sujets comme étant intentionnel et découlant d’une volonté d’éviter polémiques et fractures au sein de la communauté juive : cf. M. Idel, Messianisme et Mystique, Paris, Cerf, 1994, p. 56. 71 Dans ses Disputationes adversus astrologiam divinatricem, Pic de la Mirandole consacre un chapitre entier à la critique de la théorie de bar iyya. Non seulement Pic démontre l’inadéquation des calculs astronomiques du Megillat ha-Megalleh, mais il se laisse aller, en outre, à une critique des attentes messianiques des Juifs, dont il constate les ridicules échecs ; car, à la place de la rédemption préconisée, les Juifs étaient, à la même époque, tombés dans une profonde déchéance morale, encore aggravée par leur bannissement de l’Espagne : voir G. Pico della Mirandola, Disputationes adversus astrologiam divinatricem, éd. E. Garin, 2 vol., Florence, Vallecchi, 1946, t. I, p. 593–594.
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mouvement de réforme72. Juda pourrait donc avoir adhéré à cette tendance de l’époque et avoir formulé une astrologie épurée d’éléments irrationnels et magiques. Néanmoins, cette absence de capacités « opératives » chez Philon relève aussi de la logique interne du texte des Dialogues telle que nous l’avons retracée. Si Isaac décrit dans les pages de son commentaire un Salomon au faîte de son pouvoir, Juda nous montre en revanche un savant salomonien « en exil », qui est en train de reconstituer l’intégrité de sa sagesse et de l’élever vers des dimensions toujours plus proches des réalités divines. C’est sans doute au terme de ce processus de réparation que Philon aurait pu idéalement bénéficier du degré de perfection nécessaire au sage pour faire descendre vers le bas les influences provenant du monde d’en haut. Le monde des intellects. Dans le commentaire d’Isaac, la sagesse de Salomon embrasse également « le monde supérieur spirituel ou des intelligences séparées » et la réalité divine. Parmi les compétences extraordinaires attribuées au roi, les connaissances métaphysiques et théologiques occupent en effet une place essentielle. Dans ces disciplines, Salomon surpasserait même Moïse, qui avait pourtant eu accès au degré le plus élevé de la prophétie73. Dans le domaine métaphysique, les questions disputées par les « chercheurs » sont évidemment très nombreuses. Puisant à la tradition philosophique médiévale, d’où il tire son matériel pour décrire les apories de la « science étrangère », Isaac isole notamment trois sujets particulièrement complexes et qui prêtent à confusion : a) la substance dont les intellects sont faits ; b) leur nombre ; c) leur manière d’agir sur le monde d’ici-bas. Il s’agit évidemment de sujets débattus par les auteurs médiévaux, juifs et arabes, et qui constituaient le centre de toute réflexion cosmologique et
Parmi les partisans d’une reforme de la discipline inspirée par le retour aux sources ptoléméennes et l’abandon de la barbarie arabo-juive, on trouve Giovanni Pontano, qui réagit de manière virulentes aux critiques de Pic. Sur la démarche humaniste de Giovanni Pontano à l’égard de l’astrologie, voir B. Soldati, La poesia astrologica nel Quattrocento, Florence, Sansoni, 1906, p. 199–253. 73 Les deux figures se prêtent à revêtir le rôle de savant idéal de la tradition juive, et la supériorité de Salomon en matière théologique ne porte évidemment pas atteinte à la primauté de la prophétie de Moïse. Par ailleurs, dans sa Couronne des anciens (‘Ateret zeqenim) Abravanel avait appliqué un schéma similaire à l’intellect prophétique de Moïse, en montrant comment ses connaissances portaient sur les questions de physique et de métaphysique qui tourmentaient et divisaient les philosophes : cf. Isaac Abravanel, ‘Ateret, p. 29b–31a. 72
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métaphysique. Naturellement, la spéculation humaine est bien loin de formuler des réponses satisfaisantes à ces interrogations, car toutes les hypothèses des savants se fondent sur l’observation de la réalité sensible et sont, par conséquent, vouées à l’échec. Salomon, au contraire, connaît la nature des intellects et comprend parfaitement leur ordre et leur disposition : Salomon, en revanche, connut l’existence des intellects séparés et leur véritable essence dans toute la mesure du possible, et il connut parfaitement leurs subdivisions réciproques et leur ordre et leurs degrés, et leurs vertus spirituelles [ru anyyiot], l’un par rapport à l’autre, et leur nombre et le nombre de leurs degrés [. . .]. Et il est dit à ce propos ‘plus savant que tout homme, plus qu’Ethan l’Ezrahite, que Hêman, Kalkol et Darda, les fils de Mahol’ (1Rois 5, 11). Et ceux-ci étaient des hommes célèbres à leur époque dans la science de la divinité74 (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 475).
Les compétences métaphysiques du roi sont tout particulièrement mises en valeur dans ses chants (shirim), dont une partie aurait été perdue. Le fils de David est en effet un poète-théologien, une caractéristique que l’on retrouve chez Alemanno et qui n’est pas sans entretenir un rapport avec les considérations de Juda Messer Léon concernant la dimension rhétorique et le style des livres pseudosalomoniens75. Selon Isaac, chacun des chants du roi aurait été adressé à un des intellects séparés, gouverneur d’une nation. Le Shir ha-shirim, qui aurait été destiné au guide d’Israël serait le plus important ; et c’est toujours à travers ce shir que Salomon exerce une influence sur les réalités supérieures, dont il est capable d’attirer les épanchements vers le monde d’en bas76. La progression du monde matériel au monde suprasensible caractérisant le déploiement de la sagesse salomonienne réapparaît dans la
A savoir la théologie. « A travers la science des intellects séparés, Salomon composa de nombreux poèmes [shirim rabbim], comme il est dit ‘Il composa trois mille paraboles, mille cinq poésies’ (1Rois 5, 12)’. Et cela a été interprété comme cinq mille, parce que les anciens avaient l’habitude de parler de sujets divins de manière poétique » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 475). La même caractérisation se trouve chez Alemanno : Shir ha-ma‘alot, p. 403. 76 D’après Moshe Idel, Isaac Abravanel regarderait le Cantique comme un shir que Salomon adresse à la sefirah Malkhut, la dernière des hypostases divines qui, dans le symbolisme cabalistique, met en communication le monde d’ici-bas avec le plérome sefirotique : cf. M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations », cit., p. 237, note 157. Sur la fonction attribuée au Cantique, voir aussi infra, p. 289–297. 74 75
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structure des Dialogues, au moment de la discussion sur la présence de l’amour dans le monde intellectuel, elle-même placée après la description du monde céleste, à savoir à la fin de la deuxième partie (Dialogues, p. 221–237 ; Dialoghi, II, 67b–74a). Après avoir exposé à Sophie ses connaissances sur les lois qui réglementent les éléments, leurs formes, les mouvements et les sympathies des astres, Philon aborde ainsi l’examen du monde intellectuel, en discutant en premier lieu la relation entre les intellects et la divinité. Plus loin, c’est-à-dire dans la troisième partie des Dialogues, Philon se consacre notamment à définir l’essence et la nature de l’amour, à établir son origine et sa participation au monde angélique et à montrer la non-identité du principe premier avec l’intellect premier. En matière de théologie, Philon se charge non seulement d’établir le nombre et l’ordre des intellects, mais il montre en outre à Sophie l’enchaînement de tous les degrés de l’être et l’activité de l’émanation qui procède de Dieu, s’épanchant à travers l’amour dans l’univers entier. Philon soutient en effet que l’influence qu’exercent les intelligences angéliques et la divinité sur le monde—un argument dont les « chercheurs » du commentaire d’Isaac discutent vainement, et dont Sophie est très curieuse—n’est rien d’autre que l’action de l’amour, qui descend de Dieu en direction des êtres moins parfaits, degré par degré, pour remonter ensuite de la matière première vers la divinité, en empruntant le chemin inverse77. C’est d’ailleurs en « métaphysicien » que Philon fait valoir toute sa supériorité sur Sophie, dont la compréhension ne dépasse pas, comme on l’a vu, le domaine du sensible. La science morale, économique et politique. Si l’intellect éclairé de Salomon reflète dans sa structure l’organisation même du cosmos, en comprenant de ce fait les trois niveaux qui le composent, ses compétences portent également sur d’autres sciences que la physique, l’astronomie et la métaphysique. Le quatrième champ qui entre dans ses compétences, en effet, est celui de l’intellect pratique (ha-sekel ha-ma‘asi). La perfection du roi s’étend aussi aux disciplines non spéculatives et s’exprime à la fois sur le plan contemplatif et actif de la connaissance. Pour Isaac Abravanel, Salomon est également un savant hors pair dans la science morale ( okhmat ha-middot), dans la gestion de la famille et dans le gouvernement des cités ou des royaumes qu’il administre selon la
77
Sur l’image de l’amour paternel de Dieu, voir infra, p. 306–307.
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justice et la loi (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 476)78. Selon un modèle qui, on l’a vu, est commun à plusieurs interprètes juifs et chrétiens, la perfection de Salomon dans la connaissance de l’éthique est corroborée, d’après Isaac, par le contenu des Proverbes ; dans le domaine politique, la sagesse du roi dépasserait celle dont Joseph a fait preuve à l’occasion de son séjour en Egypte79. C’est tout particulièrement dans ces disciplines que s’exerce l’activité pédagogique de Salomon à l’égard des savants étrangers. Ainsi, les énigmes posées par la reine de Saba auraient porté sur l’administration du royaume (ibid., p. 477). Elle vient apprendre la bonne gestion de la cour en contemplant la table et la disposition de ses invités (ibid., p. 476), dont l’arrangement, que l’on peut saisir d’un seul regard, constitue une représentation de la totalité de la sagesse du roi80. Isaac associe aussi à ces connaissances des éléments surnaturels. Par exemple, Salomon savait lire dans la pensée et dans l’âme des hommes qui venaient le voir pour se faire juger, comme dans l’épisode des deux prostituées et de l’enfant disputé (1Rois 3, 16–28). Isaac n’hésite pas non plus à utiliser un passage de la version latine des Antiquités juives de Flavius Josèphe pour souligner la familiarité du roi avec les démons. Toujours dans ce contexte, il attribue au roi d’autres compétences de type technique : Salomon avait bâti des édifices extraordinaires, tels le Temple et la résidence royale ; 78 Il s’agit de disciplines que la philosophie médiévale identifiait avec le contenu de l’Ethique à Nicomaque et de la Politique d’Aristote, ainsi que des Economiques pseudoaristotéliciens. Le judaïsme médiéval, comme le monde arabe, ne connaissait pas la Politique d’Aristote : cf. M. Zonta, La filosofia antica nel medioevo ebraico, Brescia, Paideia, 1996, p. 50 et p. 157. Néanmoins, la répartition classique adoptée par Abravanel était connue des interprètes juifs de l’époque qui l’associent aux textes aristotéliciens et pseudo-aristotéliciens mentionnés : cf. ibid., p. 157. Dans son Traité sur la logique, Maïmonide avait divisé la science politique en quatre parties : a) le gouvernement de l’individu ; b) l’administration de la maison ; c) l’administration de la cité ; d) l’administration d’un Etat : cf. M. Loberbaum, « Medieval Jewish Political Thought », dans The Cambridge Companion to Medieval Jewish Philosophy, cit., p. 176–200. Juda cite un passage qu’il attribue à la Politique d’Aristote : « Philon. Qui est-ce qui mieux le pourrait avoir dit que Aristote en sa Politique ? Amour (dit-il), n’est autre chose que bien vouloir ou à soi ou à autrui » (Dialogues, p. 300) ; mais, comme le fait remarquer l’éditeur de la traduction française, le passage renvoie en réalité à Rhétorique, II, 4, 2. 79 « En vérité, est aussi évidente et bien documentée sa [scil. de Salomon] perfection dans la science politique [ okhmat ha-medinah], au point qu’elle fut plus élevée que celle de Joseph, qui gouverna l’Egypte sept ans durant, à la période de la famine, pour perfectionner l’administration politique [de ce pays], et à cause de cela il est dit qu’il avait connu toutes les langues, c’est-à-dire toutes les mœurs des peuples » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 478). 80 Cette lecture est légèrement différente de l’interprétation de 1Rois 10, où le contenu des énigmes de la reine de Saba n’est pas dévoilé : cf. supra, p. 152–153.
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il avait également fondé de nouvelles villes (ibid., p. 477). La mention de ces dispositions enrichit le profil salomonien d’une dimension pragmatique d’ailleurs chère aux représentations de l’homo universalis que l’on rencontre à la Renaissance, et qui est aussi présente dans le portrait du roi brossé par Alemanno81. Comme on l’a vu, Philon affiche des compétences en matière d’éthique dans la première partie des Dialogues, où il est question de l’amour du délectable, de l’utile, de l’honnête, des vertus, des vices et des biens qui en découlent, ceux-ci se manifestant dans les rapports entre conjoints ou entre parents et enfants (Dialogues, p. 65–81 ; Dialoghi, I, 7a–17a). Juda adopte ainsi, on l’a déjà signalé, une divisio sapientiae différente de celle de son père. Il place la discussion éthique après l’apprentissage logique, accentuant par là le caractère pédagogique de son ouvrage. L’importance attribuée aux compétences éthiques dans le profil de Philon est néanmoins incontestable, et ici encore on retrouve le fil rouge qui relie la représentation de la okhmah de Salomon tracée par Isaac avec la personnalité de Philon telle qu’elle émerge de sa confrontation avec Sophie. Pourtant, force est de constater que les Dialogues ne font aucune allusion à la science politique, qui occupe une place très importante dans le curriculum salomonien du commentaire d’Isaac. Philon demeure, en effet, un savant contemplatif qui est dans l’incapacité de modifier la réalité, que ce soit par des opérations théurgiques ou par l’action politique. Sa seule activité réside dans le fait qu’il tente incessamment d’obtenir l’amour de Sophie, c’est-à-dire de transformer, à travers sa sagesse, le refus qu’elle lui oppose en une acceptation qui, seule, pourrait recomposer les fractures entre les différentes polarités du dialogue : amour et connaissance, théologie et philosophie, Juifs et « étrangers ». La Torah. Degré ultime de la perfection intellectuelle, le Salomon du commentaire du livre des Rois se trouve être également le meilleur interprète de la Torah de Moïse. En effet, il saisit parfaitement le sens littéral de l’Ecriture et des préceptes, tels qu’ils ont été reçus par Moïse, « sans doute [safeq] ou hésitation [ piqpuq] » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 477). Son autorité exégétique découle de l’autorité mosaïque et fait référence tant à la Loi écrite qu’à la Loi orale. Pour cette raison, Salomon
81 Les considérations exégétiques d’Alemanno esquissent également le portrait d’un Salomon architecte et urbaniste : cf. Shir ha-ma‘alot, p. 475–476.
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est considéré comme supérieur à la « génération du désert » (dor hamidbar), c’est-à-dire au peuple qui a reçu la révélation divine de la bouche de Moïse lui-même. Reprenant un passage célèbre du Midrash du Cantique, Isaac insiste sur la fonction pédagogique que Salomon exerce en tant qu’exégète : ‘A quoi ressemblaient-elles, les paroles de la Torah, avant que Salomon ne vienne ?’ Et le texte explique qu’elles étaient des ‘eaux profondes et que personne ne pouvait en boire’. Et qu’est-ce qu’aurait fait quelqu’un d’intelligent ? Il aurait lié un lacet à l’autre et une corde à l’autre et il aurait soulevé [ l’eau] et bu. Ainsi fit Salomon, en reliant une parabole [mashal ] avec l’autre et une parole avec l’autre jusqu’à ce qu’il arrive aux mots de la Torah [Cantique Rabbah, I, 1] (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 477).
L’autre élément qui fait de Salomon une auctoritas en matière d’exégèse biblique vient de ce qu’il connaît le sens des expressions traditionnelles de Ma‘aseh Merkavah et Ma‘aseh Bereshit. Isaac se démarque ici de la position de Maïmonide et de ses épigones, d’après qui les deux expressions indiqueraient respectivement la métaphysique et la physique. Ces deux formules auraient fait allusion d’après lui au sens caché des motivations des préceptes ; c’est donc sur ces sujets que Salomon, en vertu de la révélation divine, peut revendiquer une connaissance sans égale82. Seul le précepte de la « vache rouge » lui est resté obscur (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 480)83. Si l’on en vient à examiner la présence de ces mêmes motifs dans les Dialogues, on remarquera tout d’abord que, des deux interlocuteurs, Philon est le seul à se mesurer avec l’interprétation de l’Ecriture. Cette habileté exégétique se révèle notamment dans sa capacité à déceler des correspondances entre la Bible et les doctrines philosophiques ou les mythes grecs et latins. Son activité s’intensifie dans la troisième partie, lorsqu’il s’agit de débattre des questions théologiques. Le corpus de textes qu’il utilise, s’il n’est pas très vaste, présente cependant certaines particularités susceptibles de le rapprocher de la vision d’Isaac. La plupart des citations bibliques concernent en effet, d’un côté, la Torah, dont l’auteur est Moïse, et, de l’autre, la littérature sapientielle, avec une prédilection pour les trois textes pseudosalomoniens
82 Abravanel polémique ouvertement avec Maïmonide à propos de cette question dans l’Introduction de son commentaire à Ezéchiel, où il conteste l’interprétation de l’auteur du Guide : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 432–437. 83 Le verset du Qohélet et le précepte sont associés également par Genazzano : cf. Eliyyah ayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa, cit., p. 177.
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et pour les Psaumes, traditionnellement considérés comme l’œuvre de David. D’ailleurs, pour montrer, à la demande de Sophie, en quel sens on peut dire que « le platonique est mosaïque » (Dialogues, p. 458 ; Dialoghi, III, 126b), Philon a précisément recours au témoignage des textes pseudosalomoniens, Proverbes, Qohélet et Cantique (Dialogues, p. 458–462 ; Dialoghi, III, 126b–128b). On retrouve ainsi le fil rouge qui, d’après Isaac Abravanel, unirait Moïse, le rédacteur de la Torah, et Salomon, son interprète idéal. Dans ce contexte, Philon affirme par exemple qu’en rédigeant le verset du Qohélet « Dieu fait tout beau en son heure », Salomon se serait inspiré de Genèse 1, 31, où Moïse avait dit « Dieu voit tout ce qu’il avait fait, et il était moult bon » (Dialogues, p. 461 ; Dialoghi, III, 128b). Salomon appartient, en effet, aux « mosaïques théologiens » (ibidem). Ainsi, Juda considère le roi comme le « disciple et sectateur du divin Moïse » (Dialogues, p. 457 ; Dialoghi, III, 126a), une définition qui correspond parfaitement à la situation décrite dans le commentaire de son père. 4. Les doutes des « chercheurs » et les certitudes salomoniennes : du Perush ‘al Nevi’im rishonim aux Dialogues L’influence exercée sur les Dialogues par le commentaire d’Isaac ne se limite pas à la structure et à l’ordre des arguments abordés : elle porte également sur les contenus doctrinaux. De ce point de vue, la comparaison entre les deux ouvrages ne peut être qu’approximative, puisque Isaac ne discute pas les doctrines qu’il expose, mais se contente plutôt de les recenser rapidement. On trouvera toutefois, parmi les sujets abordés par Philon et Sophie, nombre de questions soulevées dans le commentaire d’Isaac et tenues pour des apories philosophiques, auxquelles seul Salomon possédait la réponse. Pour suivre le fil des affinités entre les deux textes, il convient de les examiner de façon plus détaillée afin de mettre en lumière leurs correspondances sur ces questions, qui sont évoquées brièvement dans l’œuvre d’Isaac et plus largement discutées dans le dialogue de Juda. Le premier parallèle concerne la question de la nature de la béatitude et des limites de la connaissance humaine. Dans cette partie des Dialogues (Dialogues, p. 89–103 ; Dialoghi, I, 22a–26b), la discussion entre Philon et Sophie porte sur la possibilité d’aboutir à l’acquisition de la sagesse, et, par là, du bonheur. Il s’agit donc de définir les deux concepts et d’identifier le parcours qui permet aux hommes de les atteindre, tout en repoussant les interprétations inappropriées. En
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adoptant une démarche fréquente parmi les auteurs juifs de l’époque, Juda fonde son analyse essentiellement sur les réflexions formulées par Aristote dans l’Ethique à Nicomaque 84. Après avoir passé en revue diverses définitions erronées de la félicité, Philon expose son opinion, qui s’achève par le curriculum studiorum que l’on a commenté auparavant et par l’idée que la sagesse consiste dans la contemplation de l’intellect divin en tant qu’il contient en lui la totalité des intelligibles. Or, on peut retrouver dans ce passage des traces du commentaire d’Isaac. Quoique profondément remodelée, inscrite dans un genre littéraire différent et transposée dans une autre langue, l’œuvre du père est en effet une des sources de la réflexion de Juda au sujet de la nature de la sagesse et de la béatitude. Philon commence par examiner la question en disant que la félicité ne consiste pas dans la possession de biens, car elle serait soumise aux lois changeantes de la fortune ; elle ne peut pas non plus être assimilée (comme le pensent les épicuriens) aux plaisirs, dont on peut avoir satiété et même dégoût. En reprenant la classification aristotélicienne classique, Philon explique que la félicité consiste plutôt dans l’exercice des cinq dispositions honnêtes propres à l’âme intellective : l’art, la prudence, l’intellect, la science (qui inclut les arts libéraux) et la sapience : Sophie. Combien et quelles sont ces habitudes [habiti ] des actes intellectuels ? Philon. Je dis qu’il y en cinq : l’art, la prudence, l’entendement [intelletto], la science et la sapience. Sophie. Comme les définis-tu ? Philon. L’art [arte] est une habitude de faire quelque chose avec raison ; et consiste son effet aux œuvres manuelles et corporelles : comprenant les arts mécaniques, à la besogne desquels les instruments corporels sont nécessaires. La prudence [ prudentia] est une habitude des œuvres qui peuvent être exécutées selon raison ; et consiste en l’opération des bonnes coutumes humaines, comprenant toutes les vertus lesquelles sont mises en exécution moyennant la volonté et les volontaires effets d’amour et de désir. L’entendement [intelletto] est celle puissance de notre âme en laquelle le savoir prend son commencement ; desquels la connaissance est baillée naturellement à chacun, lorsque les paroles sont entendues. Comme (pour exemple) qu’il faut suivre le bien et fuir le mal : ou que les deux contraires ne peuvent être ensemble : et autres choses desquelles
84 Sur la centralité de la question dans le milieu juif et l’importance de la source aristotélicienne dans les débats de l’époque, voir H. Tirosh Samuelson, « Human Felicity—Fifteenth-Century Sephardic Perspectives on Happiness », dans In Iberia and Beyond. Hispanic Jews between Cultures, éd. B. D. Cooperman, Newark, University of Delaware Press, 1998, p. 191–243.
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chapitre vii la puissance intellective comprend au commencement de son essence. La science [scientia] est la connaissance plus entière, et la conclusion engendrée des principes imprimés en l’entendement ; et cette, contenant les sept arts libéraux, est exercée par la puissance intellective continuée et poursuivant le commencement qu’elle avait en l’entendement. La sapience [sapientia] est l’entière et plus parfaite connaissance des choses qui ont essence : contenant les principes de l’entendement et les conclusions de la science ensemble ; c’est cette qui arrive à la plus haute connaissance des choses spirituelles : nommée des Grecs « théologie » c’est-à-dire science divine. Elle est aussi appelée « première philosophie » comme chef [capo] de toutes sciences, employant notre entendement en sa dernière et plus parfaite force intellective [La sapientia è habito di tutte due insieme, che è di principio e di conclusione di tutte le cose che hanno essere. Questa sola arriva al conoscimento più alto de le cose spirituali ; e li greci la chiamano Theologia, che vuol capo dire scientia divina ; e chiamasi prima philosophia, per essere di tutte le scientie ; e il nostro intelletto s’opera in questa nel suo ultimo e più perfetto essere] (Dialogues, p. 89–90 ; Dialoghi, I, 21a–b)85.
Les habiti 86 dont parle Philon sont ordonnés selon une hiérarchie. Bien que les vertus morales soient nécessaires pour atteindre la félicité, la véritable félicité réside dans la sagesse, à savoir dans la connaissance— le principe et la fin de tout ce qui est. On a vu que Salomon présentait d’après Abravanel les qualités recensées par Philon, car « la main de Dieu » l’avait comblé de « sagesse [ okhmah], prudence [tevunah], science [da’at] et de tout genre d’art [melakhah] »87. Plus loin, Sophie demande à Philon quel type de connaissance conduit à la béatitude, étant donné qu’il existe plusieurs sciences et plusieurs manières de connaître. Philon explique alors qu’il faut identifier la félicité avec la sagesse. Toutefois, ce serait se fourvoyer que de croire que les hommes peuvent acquérir
Tout l’exposé se fonde sur Eth. Nic.,VI, 3–7 1139b14–1141b23. Le mot pourrait faire penser qu’il fait appel à une source latine, même s’il est difficile de trancher sur la question : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb », cit., p. 366. En tout cas, Juda ne semble pas utiliser la traduction de l’Ethique réalisée par Leonardo Bruni, qui jouit pourtant d’une circulation importante dans la péninsule ibérique et fut traduite en hébreu à la fin du XVe siècle. En effet, la citation de l’incipit de l’Ethique que l’on retrouve dans les Dialogues (« E per questo il philosopho ha diffinito il buono essere quello che ciascuno desidera » : Dialoghi, I, 3a) est tout à fait conforme à la tradition latine et juive médiévale et ne recèle aucune trace de l’expression summum bonum qui, dans la version de Bruni, rendait le mot grec tagathon. Il est bien connu que ce choix avait soulevé de vifs débats en Italie et en Espagne : sur le contexte et le retentissement de la controverse qui surgit autour de la version de l’Ethique réalisée par Bruni, voir J. Hankins, « Notes on Leonardo Bruni’s Translation of the Nicomachean Ethics and its Reception in the Fifteenth Century », dans Les traducteurs au travail. Leurs manuscrits et leurs méthodes, éd. J. Hamesse, Turnhout, Brepols, 2001, p. 427–447 87 Voir supra, p. 235. 85 86
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la sagesse à travers l’accumulation de connaissances empiriques, en raison du temps limité dont ils disposent et de l’énorme quantité d’objets connaissables, mais aussi de la nature même de l’intellect, qui ne peut comprendre qu’une seule chose à la fois. Au vu de ces éléments, ceux qui affirment que le bonheur coïncide avec la complète actualisation de l’intellect humain entraîné par la connaissance de toutes choses et de toutes sciences sont manifestement dans l’erreur. L’acquisition de la véritable sagesse, et donc de la véritable félicité, ne résulte pas de l’assemblage des connaissances obtenues par induction. Elle consiste, au contraire, dans la connaissance d’un seul intelligible qui contient en lui toutes les formes des choses, et que Philon identifie à l’intellect divin. Seuls ceux qui réussissent à atteindre cette condition peuvent se dire pleinement heureux et pleinement savants. Comme on l’a vu, Philon déclare appartenir à ce dernier groupe, et s’affiche de la sorte comme quelqu’un qui a eu accès à la sagesse et à la félicité d’une manière différente—alternative ou intégrative—de celle des philosophes : non pas au moyen de l’actualisation de l’intellect possible, mais par une connaissance directe, que seuls possèdent les « plus contemplatifs de la divinité »88 (Dialogues, p. 100–101 ; Dialoghi, I, 22a–26b). Sophie considère que cette voie dépasse ses capacités ; elle passe alors à un autre sujet. On voit ainsi de quelle manière le cheminement suivi par Philon reproduit le schéma binaire d’Isaac qui, aux obstacles rencontrés par les « chercheurs » dans leurs vaines démarches, oppose l’intellect de Salomon, doté de tous les intelligibles et reproduisant dans sa structure l’ordre de l’intellect divin. Chez Juda aussi, la connaissance empirique des philosophes ne peut en aucune manière atteindre la perfection, parce qu’elle est limitée dans le temps, assujettie aux sens et incapable de comprendre les raisons formelles des choses. Seul le sage juif (qu’il s’agisse de Salomon ou de Philon), dont l’intellect représente fidèlement la structure ontologique de la réalité, est en mesure de connaître, par un seul et unique acte intellectif, la totalité des choses existantes et leurs principes constitutifs. La Sophie des Dialogues souffre en revanche des carences d’un parcours cognitif qui progresse des effets aux causes. Elle-même reconnaît d’ailleurs, on l’a dit, la supériorité d’une autre voie, qui comporte une seule et unique intellection ayant pour objet l’intellect divin. C’est cette voie que Philon recommande, et qui est du
88
Voir supra, p. 61–63.
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reste suivie par Salomon dans le commentaire d’Isaac, par opposition aux alternatives insatisfaisantes proposées par les philosophes89. Dans un autre passage des Dialogues (Dialogues, p. 139–143 ; Dialoghi, II, 7a–12a), Sophie reprend à son compte les doutes sur la nature des éléments et sur leurs formes qu’Isaac attribue aux philosophes. Une partie des problèmes que se posent les « chercheurs » dans le commentaire au livre des Rois d’Isaac porte, on l’a vu, sur la nature de la matière première et des éléments. Si la matière première n’est pas connaissable en soi, nous dit Isaac, il devrait pourtant être possible de saisir quelques notions concernant son essence à travers la connaissance des éléments et la compréhension du processus de corruption et de génération, toutes choses qui tombent sous les sens. Néanmoins, les opinions des philosophes divergent même pour ce qui est de la quantité et de la qualité des éléments, et ils n’arrivent pas non plus à s’accorder sur la manière dont ces derniers se combinent pour former les mélanges90. Après avoir prouvé l’insuffisance des opinions humaines à ce sujet, Isaac les compare aux idées présentes dans l’intellect de Salomon. Le roi possède en effet sur toutes ces questions des connaissances certaines, même si leur contenu n’est pas explicité : Le premier genre de connaissance concerne le monde inférieur, à savoir les choses générables et corruptibles. J’ai déjà montré dans le premier chapitre l’étroitesse de la connaissance des « chercheurs » sur ces choses et sur leurs causes et propriétés et actions, et la quantité d’erreurs et la fausse compréhension que l’on trouve dans tout ce qu’ils philosophaillent
Pour une mise en parallèle des deux textes, voir infra, Appendice I. « L’insuffisance de notre intellect dans la compréhension parfaite des causes des choses [. . .] concerne également les causes matérielles ; en effet, puisque nous saisissons les composés de manière sommaire, nous ne connaissons pas, par conséquent, les éléments simples dont ils sont formés, et cela pour ce qui est des corps inférieurs [. . .]. Et s’il existe quelques notions sur [ la nature de la matière première], c’est du point de vue de la génération et de la corruption et des formes qui tombent en elle et dont elle est le substrat, tandis que du point de vue de l’essence la chose est sans aucun doute confuse. En vérité, les opinions des hommes sont en désaccord sur ce que sont les éléments et sur la manière dont les éléments simples forment les composés. Il y a en effet ceux qui pensent que le principe fondamental des choses est unique, et une partie d’entre eux l’identifient au feu, une autre partie à l’air et une autre partie à l’eau ; et il y a ceux qui admettent que les éléments sont plusieurs, et tel en pose deux, tels autres trois et tel autre encore quatre, et telle est l’opinion Aristote et de son maître Platon et l’opinion la plus répandue à notre époque [. . .]. Mais, en général, la véritable opinion nous ne la connaissons pas, puisque aujourd’hui encore il y a des hommes qui croient que l’élément du feu n’existe pas et qu’il ne fait pas partie des composés, et il y en d’autres qui pensent que la terre n’est pas un élément simple » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469). 89 90
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à ce propos. Et [ j’ai montré que] leur connaissance n’arrive pas à saisir les types de composés et de mélanges et les quantités de parties simples qui entrent dans chaque composé et les puissances des choses et leurs principes. Salomon, au contraire, étant donné que sa sagesse était de nature miraculeuse, [. . .] fut supérieur dans la connaissance des choses générables et corruptibles [. . .] et il comprit [ leur] nature et leur essence, non seulement pour ce qui concerne les principes universels et leurs causes lointaines, leur matière commune et leurs accidents et mouvements, mais aussi [pour ce qui est de] leur substance, et il comprit leurs formes proches et les autres divisions, que la recherche ne peut pas comprendre de façon véritable (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 472).
Le Salomon d’Isaac possède ainsi des compétences tout à fait exceptionnelles sur la matière première, les éléments, leurs propriétés et la manière dont ils sont assortis pour donner naissance aux mélanges et à la variété des combinaisons présentes dans la nature. En revanche, on ne sait pas exactement en quoi consisterait ce savoir, qui se définit par opposition aux incertitudes des « chercheurs », mais dont le contenu n’est pas explicité par Isaac. Il faut attendre la deuxième partie des Dialogues, qui porte sur l’action de l’amour dans le monde d’ici-bas, pour lire une réponse plus précise—la réponse de Juda, évidemment. Dans ces pages, Sophie demande en effet à Philon de lui donner des explications sur ces mêmes questions, en sollicitant un survol allant de la nature de la matière jusqu’à la hiérarchie des formes que l’on retrouve dans le monde sublunaire. En traitant des cinq causes d’amour qui existent dans les éléments, Philon développe les cinq questions suivantes : a) la distinction entre la matière et les éléments ; b) la nature de la matière ; c) les qualités des éléments ; d) leurs mouvements ; (e) les degrés des formes qu’ils reçoivent. Philon s’attache tout d’abord à éclaircir les doutes de Sophie concernant les relations existantes entre la matière et les éléments : Philon. L’amour d’engendrer se trouve aux éléments, et plus abondamment qu’en nulle chose en celle universelle matière de toutes les inférieures choses. Sophie. Quelle matière ? Peut bien de toutes ces choses inférieures être autre la matière que ces quatre éléments ? Nous voyons91 que toutes les autres choses engendrées s’engendrent de ceux-ci.
91 On notera que Sophie insiste sur le fait que l’on « voit » les mutations qui ont lieu dans les éléments, étant donné que la seule notion qu’elle puisse se former de la matière repose sur une base sensible : cf. les remarques d’Isaac sur la démarche
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chapitre vii Philon. Il est ainsi ; mais si (comme il est vrai) les éléments sont et peuvent être engendrés, il faut dire de quelle chose ils s’engendrent. Sophie. De quoi ? sinon l’un de l’autre ; puisque l’on voit [vediamo] que de l’eau est fait l’air, et de l’air l’eau, et du feu l’air, et de l’air le feu, et ainsi de la terre. Philon. Ceci que tu dis est encore véritable, mais des choses engendrées des éléments, les propres éléments tous quatre ensemble, unis par une vertu naturelle et occulte [tutti quattro uniti virtualmente], sont la matière et le fondement qui reste en la chose engendrée d’eux-mêmes. Et [ma] quand l’un s’engendre de l’autre, il ne peut être ainsi. Car le feu se convertissant en eau, ne demeure en l’eau en laquelle il est converti, mais se corrompt et s’engendre l’eau. Or, faut-il donc assigner à tous les éléments quelque matière commune, en laquelle se puissent faire les transmutations. Laquelle matière étant une habileté du sujet ayant forme d’air [la qual essendo una volta informata in forma d’aere] par altération suffisante laisse celle forme d’air et prend la forme de l’eau, ainsi peut être dit de la transmutation des autres éléments92. Cette nomment les philosophes la première matière, qui fut des plus anciens appelée « chaos » en mot grec signifiant « confusion », pour ce que potentiellement et générativement en elle sont toutes les choses ensemble confuses, et d’elle aussi diffusément et successivement sont faites chacune et à part soi (Dialogues, p. 141 ; Dialoghi, II, 10b)93.
Une fois opérée cette importante distinction, Philon se met à décrire l’activité de l’amour dans la matière première à travers des images qui ne sont pas sans rapport avec la tradition exégétique liée à la figure de Salomon : Sophie. A quel amour peut cette matière être sujette ? Philon. Cette (comme dit Platon) appète et aime toutes les formes des choses engendrées, comme la femme l’homme94 : et ne pouvant son amour être contenté par le désir et l’appétit l’actuelle présence de l’une s’énamoure de l’autre laquelle lui défaut [E, non saziando il suo amor l’appetito e el desiderio, la presenzia attual de l’una de le forme, s’innamora de l’altra
que la recherche philosophique est obligée d’adopter dans Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468–469. 92 La matière est donc un substrat pour les transformations des éléments. La formulation évoque quelques passages de la Physique, du De generatione et corruptione et de la Métaphysique où Aristote décrit la matière comme un support nécessaire aux modifications qui affectent le monde corruptible : cf. Gen. et corr., I, 4, 320a ; Métaph., VIII, 1, 1042a. 93 Il est probable que Juda songe ici à certaines idées présocratiques, qu’il pouvait connaître notamment à travers Ovide. Juda attribue en effet à Ovide des conceptions semblables : « [. . .] avec le Chaos, qui est (ainsi que le déclare Ovide) la matière commune, mixte et confuse de toutes les choses » (Dialogues, p. 176 ; Dialoghi, II, 34a). 94 Voir Tim., 50d, 2–4.
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che li manca] : parquoi quittant l’une s’applique à l’autre : de sorte que, pource qu’elle n’est capable de soutenir toutes les formes actuellement ensemble, elle les reçoit toutes successivement l’une après l’autre. Bien en diverses et plusieurs siennes parties sont toutes les formes actuellement ensemble. Mais, appétant chacune desdites parties, de jouir de toutes et chacunes formes, il est nécessaire que continuellement elles soient transmutées de forme en forme : cette prenant la forme de celle, et celle de cette, n’étant l’une d’icelles formes suffisante pour à son amour et appétit insatiables apporter contentement et satisfaction. Et tout ainsi qu’elle est cause de la continuelle génération des formes qui lui défaillent, elle même semblablement est cause de la continuelle corruption des formes qu’elle possède. A raison de quoi, aucuns l’ont surnommée putain [meretrice] : car, n’étant d’unique ni ferme amour affectionnée à un seul, attirée de nouveau désir appète quitter celui qu’elle a pour un autre. Ainsi s’embellit et orne le monde inférieur de tant et tant admirable diversité de choses, en si accomplie beauté, formée par cet amour adultère de la matière première, laquelle appétante et désireuse d’engendrer et de jouir d’un nouveau mari qui lui défaut, par la délectation qu’elle reçoit du nouveau assemblement, est occasion de la génération de toutes choses qui peuvent être engendrées95 (Dialogues, p. 141 ; Dialoghi, II, 11a–11b).
Il est intéressant de noter au passage que, dans la philosophie juive médiévale, la doctrine de la matière telle que Philon l’évoque ici est souvent attribuée à Salomon qui, d’après de nombreux auteurs, aurait abordé ce sujet dans le livre des Proverbes. Cette orientation exégétique a été inaugurée par Maïmonide qui voyait dans la « femme mariée prostituée » de Proverbes 7, 6–22 une référence à la matière : de même que la femme dont parle Salomon, qui, tout en étant liée à un homme, le laissait pour se donner à d’autres, de même la matière, bien qu’elle soit toujours accompagnée d’une forme, serait poussée par son imperfection constitutive à en rechercher toujours une nouvelle, et cela sans cesse. Il s’agirait donc d’une doctrine cosmologique que le roi aurait présentée sous forme d’allégorie96. Dans les Dialogues, Philon
95 Juda semble faire allusion non seulement à Maïmonide, mais également à d’autres auteurs ayant adopté la même lecture. Cette interprétation des Proverbes caractérisait en effet les exégètes du Guide qui suivaient l’interprétation de Shemuel ibn Tibbon ; l’image est présente par exemple chez Anatoli : « La matière est comme une adultère qui change toujours d’homme. Et Maïmonide a déjà expliqué cela lorsqu’il a affirmé que le sage [i.e. Salomon], dans le verset ‘Or, voici qu’une femme l’aborde, à la mise de courtisane’ (Prov. 7, 10), fait allusion à la matière » ( Ja‘aqov Anatoli, Il pungolo dei discepoli, II, p. 372). 96 Cette lecture est esquissée dans l’introduction du Guide et ensuite développée dans la troisième partie (Guide, III, 8), où Maïmonide expose sa position sur les plaisirs corporels et la sexualité : « Tu vois, en effet que toutes les formes spécifiques sont
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non seulement se charge d’éclaircir le problème de la nature de la matière, qui figure parmi ceux qui font l’objet des doutes des chercheurs et de la connaissance de Salomon dans le commentaire d’Isaac, mais il le fait de surcroît en renvoyant à une doctrine attribuée au roi biblique. Les autres questions portant sur le monde naturel exposées par Isaac dans son texte sont également évoquées dans cette partie des Dialogues. Alors que, pour Isaac, les qualités des éléments faisaient partie intégrante de la okhmah du roi, on retrouve, dans le livre de son fils, Philon expliquant à Sophie leurs disposition et rapports : Sophie. [. . .] Mais que n’as-tu assigné la cause de la si ardente chaleur du feu, de la froideur extrême de l’eau et des qualités des autres éléments ? Philon. [. . .] Saches donc que cette masse ronde et globe universel qu’on appelle monde, qui sont les éléments ou corps morts et insensibles contenus et remplissant la concavité du ciel de la Lune : saches, dis-je, que ce monde est échauffé par le mouvement continuel du ciel, aussi par les rais du Soleil et des autres planètes et étoiles fixes de la huitième sphère. Or la première partie de cette masse laquelle est plus prochaine du ciel, s’échauffant plus que les autres, aussi se purifie, se fait subtile, légère et fort chaude, tellement que la chaleur consume toute l’humidité, parquoi elle demeure sèche : et cette partie s’appelle le feu. La chaleur céleste, étendant sa force plus bas et en celle partie qui cède au degré plus prochain du feu, échauffe encore cette partie, mais non avec ardeur suffisante pour consommer l’humidité : et ceci s’appelle l’air chaud et humide, lequel par la chaleur purifiée est fait subtil et léger, mais non
perpétuelles et permanentes ; la corruption n’atteint la forme qu’accidentellement, je veux dire en tant qu’elle est jointe à la matière. Il est dans la véritable nature de la matière que celle-ci ne cesse jamais d’être associée à la privation ; c’est pourquoi elle ne conserve aucune forme (individuelle), et elle ne discontinue pas de se dépouiller d’une forme pour en revêtir une autre. Salomon donc, dans sa sagesse, s’est exprimé d’une manière bien remarquable en comparant la matière à une femme adultère ; car la matière, ne pouvant, en aucune façon, exister sans forme, est toujours comme une femme mariée, qui n’est jamais dégagée des liens du mari et qui ne se trouve jamais libre. Mais la femme infidèle, quoique mariée, cherche sans cesse un autre homme, pour le prendre à la place de son mari, et elle emploie toutes sortes de ruses pour l’attirer, jusqu’à ce qu’il obtienne d’elle ce qu’obtenait son mari. Et c’est là aussi la condition de la matière, car quelle que soit la forme qu’elle possède, celle-ci ne fait que la préparer pour la réception d’une autre forme, et elle (la matière) ne cesse de se mouvoir pour se dépouiller de la forme qu’elle possède, et pour en obtenir une autre. Quand elle l’a obtenue, c’est encore la même chose » (Guide, III, 8, p. 44–45). Pour une analyse de ce passage des Dialogues, dans lequel il possible de repérer également l’influence du De vita de Marsile Ficin, voir A. Guidi, « Platonismo e neoplatonismo nei Dialoghi d’amore di Leone Ebreo: Maimonide, Ficino e la definizione della materia », Medioevo. Rivista di storia della filosofia medievale, 27 (2003), p. 225–248.
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tant que le feu. Outre la seconde partie que nous appelons l’air, la chaleur céleste n’a assez de pouvoir pour en échauffer aucune autre : et reste, à cause de la lointaine distance du ciel, le tiers degré froid : non toutefois tant extrêmement que l’humidité ne lui demeure, parquoi il est grossier et pesant, à cause de sa froideur : et cherchant le bas, est nommé l’eau, élément froid et humide. Outre ces trois, la froideur du centre et reste de ce globe encore sous les eaux est si violente qu’elle restreint et endurcit toute l’humidité, se formant un corps très gros, très pesant et froid, et sec comme est la terre (Dialogues, p. 136–137 ; Dialoghi, II, 8a–b).
En outre, si le Salomon du commentaire au livre des Rois connaît les causes de l’assemblage des éléments, Philon les expose pour sa part plus longuement dans le Dialogues : Philon. Combien que entre les éléments soit contrariété grande, si est toutefois l’amour qui se trouve entre eux cause générative de toutes les choses mixtes et composées d’eux. Sophie. Déclare-moi, je te prie, en quelle sorte. Philon. La contrariété des uns aux autres éléments est cause qu’ils sont divisés et séparés : car étant le feu et l’eau chauds et légers, ils cherchent le haut et fuient le bas : et la terre et l’eau, pour être froids et pesants éléments, cherchent le bas et fuient le haut maintes fois : ce néanmoins sont conjoints en amitié par l’intercession du ciel bénin, et moyennant son mouvement et ses rais, en telle forme et en telle amitiés s’entremêlant, qu’ils parviennent quasi à l’unité d’un corps uniforme et d’uniforme qualité, étant cette amitié capable par vertu céleste de recevoir en toutes autres formes plus excellentes que aucune des éléments en divers degrés, demeurant ainsi les éléments matériellement mêlés (Dialogues, p. 141– 142 ; Dialoghi, II, 11b–12a).
De même, le sage idéal représenté dans le commentaire d’Isaac était censé connaître, on l’a vu, jusqu’aux lieux et aux mouvements des éléments naturels. Sophie ne manque pas de soumettre cette question à Philon, qui s’empresse d’y répondre dans un long exposé où il reprend la doctrine aristotélicienne des lieux naturels : Philon. Chacun des éléments, à savoir la terre, l’eau, l’air et le feu, se complaît à avoir pour le lieu de son repos place au près de l’un des autres, et non au près de tous. La terre fuit la proximité du ciel et du feu, cherchant le centre, comme le plus loin du ciel, et se plaît d’être près de l’eau, et près et dessous l’air, et non pas dessus : car étant sur l’air, elle ne cesse de fuir en bas, pour s’éloigner du ciel tant qu’elle peut. Sophie. Pourquoi fuit-elle le ciel, puisque de lui tout bien procède ? Philon. Elle est de tous les éléments le plus pesant et gros, et pour autant lui est le repos plus agréable qu’à aucun des autres : mais pource que le ciel, comme ennemi de paresse, se meut continuellement sans jamais
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chapitre vii cesser : la terre, pour jouir du séjour et se reposer, cherche le centre, et tant qu’elle peut s’éloigne du ciel pour, environnée de la mer d’un côté et de l’air de l’autre, trouver son séjour désiré [. . .]. L’eau après la terre est le plus pesant et lent des éléments : et pour autant elle, aimant d’être éloignée du ciel pour ne se mouvoir avec tant soudaine légèreté que font le feu et l’air, cherche le bas et se plaît à demeurer voisine de la terre et de l’air [. . .]. L’air à cause de sa légère subtilité aime la nature du ciel : parquoi légèrement il s’en approche et, le cherchant tant qu’il peut, monte [vers] le haut : vrai est que (pource qu’il n’est de substance tant purifiée que le feu qui tient le lieu plus prochain du ciel) il se contente et aime d’être au dessous et auprès du feu [. . .]. Le feu est le plus subtil, léger et purifié de tous les éléments. Parquoi il est hautain et ne porte amitié à autre qu’à l’air, le voisinage duquel lui plaît, mais qu’il demeure dessus. Il aime le ciel tant ardemment, qu’en quelque lieu qu’il soit il n’a repos jusques à ce qu’il l’ait trouvé et soit prochain de lui97 (Dialogues, p. 136 ; Dialoghi, II, 7a).
Enfin, Philon décrit à Sophie les formes que les éléments reçoivent une fois mélangés, tout comme Salomon, pour Isaac, avait « compris leurs [des éléments] formes proches et les autres divisions que la recherche [humaine] ne peut pas comprendre de façon vraie » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 472) : Sophie. Quelles sont ces formes lesquelles moyennant leur amitié les éléments reçoivent ? Et en combien de degrés ? Philon. Quant au premier et moindre degré de leur amitié ils s’assemblent, ils reçoivent les formes des choses mixtes non animées, comme sont les formes des pierres, aucunes obscures et aucunes plus claires, et autres ayant lustre ou reluisantes auxquelles la terre donne la dureté, l’eau la clarté, l’air la diaphanité ou transparence, et le feu la lueur et le lustre avec les rais qui sont aux pierres précieuses. Davantage, de cette première amiable commixtion des éléments sont produits les formes des métaux, les uns gros comme fer et plomb, les autres plus nets comme airain, et étain et vif argent, et les autres clairs et beaux comme l’argent et l’or, qui tous sont tant participants de l’eau laquelle domine sur eux, que le feu les fond et rend liquides : de toutes ces choses mixtes, soient pierres soient métaux, d’autant est la forme plus parfaite, que l’amitié des éléments se trouve en elles plus grande, égale [e più eguale]. Et quand l’amitié de ces quatre contraires éléments est en plus grand degré, et l’amour de l’un à l’autre est plus unie et réciproque, et
97 Comme la partie astronomique du commentaire d’Isaac, ce passage réélabore le schéma de Guide, II, 19, où Maïmonide montre que la science d’Aristote, tout en fournissant des réponses adéquates pour ce qui est du monde inférieur, n’est pas en mesure d’expliquer la complexité des phénomènes célestes.
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plus égale, en proportion l’un moins excédant l’autre, non seulement ils sont la forme de la mixtion, mais encore reçoivent des formes plus excellentes comme sont les animées : le premier lieu desquelles tiennent celles de l’âme végetative, propre et vraie cause aux plantes de la production du germe, du nourrissement et de l’accroissement en tous côtés, et puis de la génération de leurs semblables par les semences, rameaux et greffons de l’un engendrant l’autre, et ainsi s’engendrent toutes les espèces des plantes, desquelles les herbes sont les moins parfaites, et les arbres les plus parfaits : étant entre ces espèces des choses végétantes celles plus parfaites et de plus excellente faculté et opération, auxquelles les quatre contraires éléments sont en plus grande amour et unité amiable également conjoints, en second degré de leur amitié. Mais quand d’un degré l’amour d’entre les éléments est plus grand, uni et égal que le second, il reçoit non seulement les formes de la mixtion et celles de l’âme végétable de nourriture, d’accroissement et de génération : mais encore reçoit davantage les formes de l’âme sensitive, avec le sentiment et le mouvement du lieu en autre, et la fantaisie et l’appétit. Et de ce tiers degré d’amitié sont engendrées toutes les espèces des animaux terrestres, aquatiques et volatiles, desquels aucuns sont imparfaits, n’ayant aucun point de mouvement, ni autres sens que le toucher. Mais les animaux parfaits ont avec le mouvement tous les sens, étant l’une espèce d’autant parfaite que l’autre en son opération, que l’amitié des éléments s’est trouvée plus grande et égale à la composition d’icelle. Le quart et dernier degré d’amour et d’amitié qui est entre les éléments est quand ils sont conjoints au plus égal amour et unie amitié qu’il est possible : et alors non seulement ils reçoivent les formes mixtes végétatives, sensitives et mouvements, mais sont faits capables de participer d’une forme beaucoup aliène et lointaine de la vilité de ces corps engendrées et corruptibles : c’est quand ils participent de la propre forme des corps célestes et éternels. J’entends de l’âme, laquelle de tous les corps inférieurs accepte seulement l’espèce humaine pour son domicile98 (Dialogues, p. 142–143 ; Dialoghi, II, 11b–12a).
Dans l’intellect de Philon se dessine une vision des rapports qui relient les différentes composantes du monde naturel, au profit de Sophie, dont les questions trouveront des réponses satisfaisantes. Juda prête ainsi à son personnage les caractéristiques qu’Isaac avait si soigneusement
98 Les sources de cette classification restent encore à identifier avec précision ; Shlomo Pines conjecture l’influence sur Juda de la Risāla fī’l-‘Ishq (Epître sur l’amour) d’Avicenne, dont cependant on ne connaît pas de traduction hébraïque, et également de sources thomistes non précisées : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines in Renaissance Garb ? », cit., p. 385–387 ; dans son commentaire, Tristan Dagron renvoie plutôt à certains passages de la Cité vertueuse de Farabi et au chapitre I, 72 du Guide des égarés de Maïmonide : cf. Dialogues, p. 143.
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détaillées chez Salomon, en lui conférant les connaissances que son père avait attribué au roi dans le domaine de la science de la nature. Dans le monde inférieur, Philon fait en effet montre de nombre de compétences qu’Isaac avait conférées à la okhmah salomonienne. Les Dialogues de Juda semblent également se faire l’écho du commentaire d’Isaac pour ce qui est des connaissances astronomiques et astrologiques. La question de la pénurie et de la faiblesse des connaissances concernant le monde céleste dont disposent les akhmey ha-me qar est abordée à plusieurs reprises par Isaac dans le commentaire. Il s’agit en effet du véritable leitmotiv de son argumentation. Comme dans le monde naturel, on doit dans le domaine céleste faire face à de nombreuses impasses, car les hommes n’appréhendent ni les causes formelles des astres (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 468), ni les causes matérielles, ni les causes efficientes, ni les causes finales (ibid., p. 469). Etant donné que leurs notions se fondent sur l’observation empirique, ils ne peuvent établir avec précision ni ce qu’ils sont, ni quelle est leur matière, ni comment ils agissent sur le monde sublunaire ni quel est le but de leurs mouvements. On ne sera pas étonné de constater que, dans les Dialogues, Sophie sollicite de nombreuses explications sur ces thèmes. L’exposé astrologique des Dialogues est trop vaste et articulé pour en aborder tous les aspects ; nous nous limiterons à une sélection. De toute évidence, Philon se montre très compétent dans ce domaine : il expose non seulement les caractéristiques des planètes et leurs influences sur le monde inférieur99, ou la configuration du zodiaque100 et les relations que les signes entretiennent entre eux101 et avec les planètes102, mais aussi la signification des éclipses de la lune et du soleil103, le nombre des sphères, les mouvements de la huitième sphère104 et les différentes opinions
Cf. supra, p. 246, note 66. « Philon. [. . .] Or de ces cercles supérieurs le circuit est divisé par mesure en trois cent soixante degrés, un chacun de trente degrés, et est nommé ce circuit ‘zodiaque’, c’est-à-dire cercle des animaux, pour que les douze signes d’icelui sont figurés par animaux » (Dialogues, p. 213 ; Dialoghi, II, 59b–60a). 101 Cf. Dialogues, p. 214. 102 Ibid., p. 217. 103 Les éclipses symbolisent deux conditions psychiques particulières : l’éclipse de la lune fait allusion à la chute de l’âme du côté sensuel et matériel de l’existence ; celle du soleil représente au contraire la mors osculi (à savoir l’union de l’intellect humain et divin) et le degré suprême du rapprochement de l’homme avec Dieu : cf. Dialogues, p. 272–273. 104 Cf. Dialogues, p. 329. 99
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sur le nombre des cieux105. Afin de souligner les correspondances entre le contenu du commentaire d’Isaac et les sujets traités par Sophie et Philon, on examinera deux passages des Dialogues portant l’un sur la nature de la matière des corps célestes et l’autre sur l’ordre de leurs mouvements. Dans une discussion concernant la matière des astres et la question de leur éternité (Dialoghi, III, 50a–b), Philon présente les différentes opinions de Platon et d’Aristote, tout en défendant sa propre préférence pour le modèle platonicien, qu’il évoque en se référant au Timée dans la traduction de Marsile Ficin : Sophie. Il [i.e. Aristote] ne constitue donc point de matière aux cieux, pource qu’en eux il n’y a point de génération. Philon. Il ne veut aucunement que l’on attribue matière substantielle aux cieux et aux étoiles, autrement ils seraient, comme les corps inférieurs, sujets à génération et corruption : mais dit seulement que ce sont corps éternels et matière de mouvement et non point de génération. Sophie. Et pourquoi ne juge Platon l’éternelle matière sans forme être de toute éternité en formes de successives en successives formes [la materia eterna informata eternamente e successivamente di successive forme] ? Philon. Il sembla impossible à Platon qu’un corps formé ne fût fait de matière non formée : parquoi il affirme que le ciel, le Soleil et les étoiles, qui sont formées en tant belles formes, furent de matière sans forme, comme tous autres corps inférieurs. Sophie. Et la matière des supérieurs, est-ce celle même matière des inférieurs, ou une autre ? Philon. Autre ne peut-elle être que la première du tout sans forme : pource qu’elle n’a de quoi se pouvoir multiplier ou diversifier d’autre : dont il faut qu’en tous les corps composés de matière, elle soit une même matière [. . .]. Sophie. Les cieux donc, selon Platon, sont faits de la même matière que nous. Philon. De celle même. Sophie. Comme donc peuvent-ils être éternels ?
105 « Philon. [. . .] En cette manière ils ont déclaré la production et contemplation de toutes les intelligences et cercles célestes comme en successive concaténation, soit le nombre des cieux ou de huit (selon les Grecs), ou selon les Arabes de neuf : ou bien de dix, comme ont pensé les anciens et aucuns modernes Hébreux [come gli antichi Hebrei e alcuni moderni] » (Dialogues, p. 371 ; Dialoghi, III, 76a). En fait, Juda se montre indécis pour ce qui est du nombre des sphères (cf. Dialogues, p. 213). Il ne refuse pas l’idée, d’origine arabe, d’une neuvième sphère, ni le schéma de dix, qui semble évoquer le système des sefirot : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 394, note 48. Là encore, il s’agit d’une question disputée par les chercheurs dans le commentaire d’Isaac : « [ Il y a des savants qui] dénombrent neuf et qui huit, et qui dix et qui quinze sphères » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474).
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chapitre vii Philon. Pource, affirme Platon, que les cieux furent faits en certain temps de matière sans forme, coéternelle à Dieu. Sophie. Et bien : si faut-il encore qu’il confesse qu’ils sont corruptibles, comme les corps inférieurs, puisqu’il est nécessaire que la matière successivement se change en diverses formes. Philon. Il excuse cela disant qu’il est bien vrai que les cieux, pource qu’ils sont faits de forme et de matière, seraient dissolvables : mais l’infinie puissance de Dieu [onnipotenza divina] les a rendus indissolubles. Sophie. Donc tu oses croire [E tu credi ] que Dieu, ayant fait que naturellement ils ne puissent se dissoudre : contredisant son œuvre naturelle et se rétractant soi-même, les permette de demeurer indissolubles ? Philon. Ton objection n’est sans efficace : toutefois Platon au Timée dit que Dieu souverain parle ainsi avec les célestes : ‘Vous êtes mon ouvrage et dissolubles de vous-mêmes ; mais pource que c’est chose laide, permettre que le beau soit dissolu, soyez par ma communication indissolubles : car mes forces sont plus grandes que votre fragilité [voi siete fattura mia, e da voi dissolubili ; ma perché è brutta cosa lassar che il bello si dissolva, per mia communicatione sète indissolubili, perché maggior son mie forze che vostra fragilità]’ [Timée, 41a–b]106. Toutefois je pense que Platon par ces paroles ne veut entendre que éternellement les cieux demeurent en être sans jamais se dissoudre : mais c’est, crois-je, pour donner raison de ce qu’ils ne sont sujets à la successive génération et corruption, et de peu de durée comme les inférieures : puisque ils sont tous créés de même matière, qui est cause du renouvellement et de la dissolution : concluant que, nonobstant que, à cause de leur matérielle nature, ils devraient être ainsi : ils sont toutefois de plus longue durée à cause de leur plus grande beauté formelle, de laquelle Dieu les a faits plus participants. Sophie. Les ciels donc, selon Platon, se dissoudront-ils ? Philon. Oui.
106 La formulation est proche de la traduction qu’en fit Ficin, qui, à la différence de la version de Chalcidius, met l’accent sur le motif de la beauté : « Dii deorum quorum opifex ego et pater sum hec attendite. Que a me facta sunt me ita volente indissolubilia sunt. Omne siquidem quod vinctum est solvi potest. Sed mali est quod pulchre compositum est seque habet bene velle dissolvere. Quapropter quia generati estis immortales quidem et indissolubiles omnino non estis. Nec tamen unquam dissolvemini, nec mortis fatum subibitis. Nam voluntas mea maius prestantiusque vobis est vinculum ad vite custodiam quam nexus illi quibus estis tunc cum gignebamini colligati » ( Marsilius Ficinus, Platonis opera, 1491, p. 255r) ; Chalcidius traduit comme suit le même passage : « Dii deorum quorum opifex idem paterque ego, opera siquidem vos mea, dissolubilia natura, me tamen ita volente indissolubilia, omne siquidem quod iunctum est natura dissolubile, at vero quod bona ratione iunctum atque modulatum est dissolvi velle non est dei. Quapropter, quia facti generatique estis, immortales quidem nequaquam nec omnino indissolubiles, nec tamen umquam dissolvemini nec mortis necessitatem subibitis, quia voluntas mea maior est nexus et vegetatior ad aeternitatis custodiam quam illi nexus vitales ex quibus aeternitas vestra coagmentata atque composita est » (Calcidio, Commentario al Timeo di Platone, éd. C. Moreschini, Milan, Bompiani, 2003, p. 68).
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Sophie. Et me saurais-tu dire quand il croit que cela adviendra ? Philon. Quand ils auront accompli leur âge naturel qui leur est limité aussi bien que aux corps inférieurs ; bien que ce soit en pus grande étendue de temps (Dialogues, p. 326–327 ; Dialoghi, III, 49a–50a).
Or, dans son commentaire, Isaac avait évoqué ces deux mêmes questions comme faisant partie de celles qui tourmentaient les philosophes et que Salomon pouvait en revanche résoudre grâce à son intellect. L’une des apories cosmologiques qui empêche les akhmey ha-me qar d’atteindre une connaissance vraie du « monde du milieu » réside dans l’impossibilité d’identifier la matière dont les corps célestes se composent ; et une deuxième difficulté réside dans la question de leur éternité ou nouveauté. Et, dans un cas comme dans l’autre cas, Platon et Aristote sont tenus comme les tenants de deux opinions opposées, de la même manière que dans le passage des Dialogues ci-dessous : Platon pensait que [ les corps célestes] étaient tous formés des quatre éléments, comme les mélanges du monde inférieur, et Aristote refusa cela (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469). Il y a parmi eux [i.e. les chercheurs] ceux qui pensent que [ les astres] sont générables et corruptibles pour ce qui est des essences et des [. . .] quatre éléments—et telle est l’opinion de Platon et de ceux qui le suivent, tandis qu’Aristote pensait qu’elles étaient simples et éternelles par rapport à leurs essences. Et parmi ces savants, il y en a qui soutiennent que [ les astres] sont créés ou qu’ils sont éternels (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473).
Dans son commentaire, Isaac présente également Salomon comme un astrologue. Pour mieux faire ressortir le caractère exceptionnel de ses connaissances dans ce domaine, il décrit le roi comme quelqu’un qui est monté au ciel et est redescendu sur terre pour apprendre aux hommes la configuration exacte des mouvements des astres, des figures du zodiaque et des étoiles : Parmi les sages, qui est-ce qui est monté « au ciel et est redescendu » (Prov. 30, 4) pour nous faire connaître ces formes qu’ils ont mentionnées dans le zodiaque, et les autres étoiles et la quantité des ciels et la proportion de leurs mouvements et les excentriques et les épicycles et chacun de leurs pôles ? (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 472).
Constatons tout d’abord que Salomon a eu miraculeusement accès à l’ensemble des notions astronomiques, et ce afin de transmettre ses connaissances aux hommes, en suivant une vocation pédagogique que l’on a évoquée. Remarquons ensuite que Philon, dans les Dialogues, ne se montre pas moins capable d’une telle entreprise. Lorsque Sophie
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lui demande raison de l’activité de l’amour dans le monde céleste, il fournit en effet une réponse tout à fait cohérente avec le passage du commentaire d’Isaac que l’on vient de citer. Il lui dépeint l’animation des astres, en regrettant qu’elle ne puisse pas la contempler, et s’efforce par conséquent de lui en transmettre le contenu, c’est-à-dire les connaissances mêmes qu’Isaac assignait à Salomon, monté au ciel et redescendu pour transmettre aux hommes la science astronomique : Philon. [. . .] Si donc tu contemplais107 (ô Sophie) la correspondance et la concordance des mouvements des corps célestes, tant de ces premiers qui se meuvent de l’orient à l’occident, que des autres qui au contraire de l’occident à l’orient, l’un avec soudain et vite mouvement, l’autre avec moins de vitesse, les uns tardifs et les autres encore plus tardifs : et comme quelquefois se meuvent directement et quelquefois sont rétrogrades : parfois demeurent comme se reposants en la station au près de leur direction et en l’autre auprès de la rétrogradation : ores se divertissent vers le septentrion, l’autre fois vers le midi : puis vont par le milieu du zodiaque, de la droite voie, duquel l’un d’eux, qui est le Soleil, jamais ne départ, ni jamais va du côté de septentrion ni du côté de midi comme font toutes les autres planètes. Aussi si tu connaissais le nombre des cercles célestes pour lesquels sont nécessaires les divers mouvements, leurs mesures, leurs formes, leurs positions, pôles, épicycles, centre centriques, un ascendant l’autre descendant, un oriental du Soleil et l’autre occidental : avec une infinité d’autres choses qui seraient trop longues à dire maintenant [e se tu conoscessi il numero degli orbi celesti, per li quali son necessari li diversi moti (le sue misure, le sue forme e posizioni, e’ suoi poli, e’ suoi epicicli, e’ suoi centri ed eccentrici : un ascendente, l’altro discendente, uno oriental del sole, l’altro occidentale, con molt’altre cose che sarebbe cosa longa da dire in questo nostro parlamento] ; tu verrais une correspondance et concorde de divers corps et difformes mouvements en harmonieuse union tant admirable, que tu demeurerais étonnée de la prévoyance de celui qui tout cela a ordonné. Quel argument de vrai amour et dilection parfaite peut être plus grand, que voir entre l’un et l’autre une conformité si gracieuse mise et continuée en tant de diversité ? Les corps célestes, disait Pythagore, engendrent par leurs mouvements des voix excellentes correspondants l’une à l’autre en concordance harmonieuse, laquelle musique céleste est cause de la sustentation de tout l’univers en son poids, en son nombre et en sa mesure108 (Dialogues, p. 160–161 ; Dialoghi, II, 24a–b). 107 Implicitement, l’expression indique que, si Sophie ne les a pas contemplées, Philon, au contraire, en a eu la possibilité ; voir aussi, dans la suite, la manière dont Philon s’adresse à Sophie en lui disant : « Si tu connaissais [. . .], tu verrais ». 108 Il s’agit d’une citation tirée du texte biblique de Sagesse : « Tu as tout réglé avec mesure, nombre et poids » (Sag. 11, 21). Comme on l’a vu, ce livre n’était pas inconnu aux auteurs juif médiévaux. Toutefois, l’attribution du texte à Pythagore opérée ici par Juda semblerait indiquer la présence d’une autre source que le texte biblique ; le
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Mais, en bonne « chercheuse », Sophie ne peut se contenter de pareilles descriptions. Elle exige donc de Philon que les phénomènes astronomiques soient expliqués par leurs causes (cagioni ). Cette demande nous renvoie à son incapacité à saisir de manière autonome les principes des choses ; et on a vu comment, d’après Isaac, les difficultés majeures des « chercheurs » résidaient dans l’impossibilité de saisir les causes des phénomènes, notamment des phénomènes célestes : Sophie. La mutuelle correspondance et concordance réciproque qui est aux corps célestes me semble être plutôt signe et effet de leur amitié que occasion d’icelle : parquoi je saurais volontiers la cause de leur réciproque amour [ed io vorrei sapere la cagione di tal amor reciproco ne’ Cieli ] : car, la principale et plus forte cause de l’amour tant aux hommes que aux animaux (qui est la propagation et succession générative) défaillant aux corps célestes, je ne vois aucune des autres cause qui puisse leur convenir : non aucun bienfait volontaire de l’un à l’autre : car leurs choses sont ordinaires : non l’être d’une même espèce, car, comme j’ai ouï dire109, il n’y a au ciel espèce, genre ni corps individu [né propria individuatione] : ou si il y en a, chacun desdits corps célestes est d’une propre espèce (Dialogues, p. 161 ; Dialoghi, II, 25b).
En outre, on a déjà remarqué qu’Isaac Abravanel s’était servi des questions soulevées dans le chapitre 19 de la deuxième partie du Guide des égarés pour son survol des apories de la science astronomique. Une des impasses de la doctrine aristotélicienne dans ce domaine résiderait, d’après Maïmonide, dans l’incapacité de justifier le fait que « le mouvement de la sphère part de l’orient et non de l’occident » (Guide, II, 19, éd. Munk, p. 152). Dans sa description de la sagesse de Salomon, Isaac Abravanel ne mentionne pas de manière explicite cette question ; elle appartient néanmoins aux problèmes liés à la définition de ce qu’il appelle les « mouvements opposés » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 469 et p. 474), c’est-à-dire les mouvements d’Orient vers l’Occident—le mouvement des planètes—et le mouvement d’Occident vers l’Orient—le mouvement du ciel des étoiles fixes. Abravanel ne manquera d’ailleurs pas même verset est attribué à Pythagore par Cassiodore : « Quam disciplinam Pythagoras sic laudasse probatur, ut omnia sub numero et mensura a Deo creata fuisse memoret » (Cassiodore, Institutiones, 2, 4, PL 70, col. 1204). 109 On retrouve ici un trait essentiel de la personnalité de Sophie : la nécessité d’apprendre en « écoutant » les opinions des autres : cf. supra, p. 67. Les questions qu’elle soulève font partie des impasses des chercheurs énumérées par Abravanel dans son commentaire : « Et il y a aussi [des savants] qui affirment que les astres sont différents pour l’espèce, et [d’autres] qui pensent qu’ils sont des individus distincts, chacun d’entre eux étant une espèce par soi même » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 473).
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d’intégrer l’examen de cette question à son Shamayim adashim (Ciels nouveaux), conçu précisément comme un commentaire de Guide, II, 19110. Il n’est donc pas anodin, par rapport à notre hypothèse de départ, que la seule véritable discussion astronomique des Dialogues porte sur cette question. Interrogé par Sophie, Philon est en effet amené à fournir des explications à ce sujet. Dans son argumentation, il fait référence au De caelo d’Aristote, mais aussi à Shamayim adashim, dans une osmose dont on ne peut mesurer la complexité qu’en lisant les deux textes en parallèle (voir infra, Appendice II). Enfin, on retrouve le lien entre les deux textes à propos de la question de la nature des intellects, qui est discutée par Sophie et Philon dans la deuxième partie des Dialogues (Dialogues, III, 50b–51a), et recensée comme aporie philosophique dans le commentaire d’Isaac. L’un des défis les plus difficiles à relever pour les « chercheurs » du commentaire consiste en effet dans la définition de la substance dont se composent les intellects séparés et les entités spirituelles. Isaac mentionne à ce propos l’opinion d’Aristote, qui affirmait que le monde supracéleste était complètement dépourvu de matière. Et il cite également le point de vue du philosophe juif médiéval Shelomoh ibn Gabirol, d’après qui les intellects seraient au contraire composés de matière et de forme : Le troisième genre de connaissance que la sagesse de Salomon embrasse porte sur le monde supérieur spirituel, à savoir sur les intellects séparés. Et tu sais déjà que les philosophes n’arrivent pas à comprendre les intellects séparés de la matière, si ce n’est à travers le mouvement céleste saisi par le sens. Et sur cela la compréhension est limitée quant à trois sujets. Le premier est la connaissance de ce qu’ils sont, puisqu’il y a parmi les philosophes ceux qui pensent qu’ils [i.e. les intellects] sont composés de matière et de forme, bien que leur matière soit dépourvue de génération et de corruption, de mutation, de mouvement et de corporéité ; c’est
Sur les diverses solutions données à cette question astronomique complexe par la philosophie arabe médiévale, voir G. Endress, « Averroes’ De Caelo. Ibn Rushd Cosmology in his Commentaries on Aristotle’s On the Heavens », Arabic Sciences and Philosophy, 5 (1995), p. 9–49 : 23–25. Les auteurs chrétiens aussi s’étaient longuement interrogés sur ces problèmes : cf. G. Stabile, « Cosmologia e teologia nella Commedia : la caduta di Lucifero e il rovesciamento del mondo », Letture classensi, 12 (1983), p. 139– 173. D’autres commentateurs de Maïmonide abordent la question du mouvement d’Orient vers l’Occident en la mettant en rapport avec les dimensions du ciel : voir par exemple le commentaire d’Asher Crescas, dans Moïse ben Maimon, Sefer Moreh Nevukhim, traduit de l’arabe par Samuel ibn Tibbon avec les commentaires de Asher Crescas, Profiat Duran, Isaac Abravanel et Shem Tov b. Shem Tov, Jérusalem, 1960, p. 41a. 110
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l’opinion de Rabbi Shelomoh ibn Gabirol dans sa Source de vie. Et parmi les philosophes anciens Aristote pensait, au contraire, qu’ils étaient complètement dépourvus de matière (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 474).
Comme Moshe Idel l’a remarqué, la référence à Ibn Gabirol n’était pas si fréquente à l’époque parmi les Juifs. On la retrouve pourtant dans les Dialogues. Sa présence semble donc signaler l’écho du texte du père dans celui du fils, d’autant plus que le contexte dans lequel elle apparaît est analogue dans les deux ouvrages. En effet, Juda fait référence à Ibn Gabirol comme auteur du « De fonte vitae » en évoquant les mêmes questions que celles qui sont contenues dans le passage du commentaire d’Isaac que l’on vient de citer. Dans les Dialogues, la doctrine d’Ibn Gabirol est considérée comme une réponse possible à la demande de Sophie concernant la nature des intellects séparés ; l’autre réponse possible serait, d’après Philon, celle de ceux qui « disent que les intellects sont âmes et formes des corps célestes » (Dialogues, p. 325), à savoir la position attribuée à Aristote dans le texte d’Isaac. Ainsi retrouve-t-on, dans les Dialogues, la référence aux deux théories signalées par Isaac—la première affirmant l’immatérialité des intellects, la deuxième soutenant qu’ils sont constitués de matière et de forme, thèse dont Juda assigne la paternité à Shelomo ibn Gabirol en tant qu’auteur du Fons vitae111 : Sophie. Comme se trouvent les âmes intellectuelles et les anges et les purs intellects en cette corruption mondaine ? Philon. Si ceux-ci ne sont composés de forme et de matière et n’ont part au chaos, ils se trouvent séparés des corps en leur propre essence, contemplant la divinité ; et si encore ils sont de composition matérielle et formelle, ainsi comme ils participent de Dieu, souverain père commun, par leur forme, encore participent-ils du chaos, mère commune, [par] une substance et matière incorporée : comme met notre Albenzubron en son livre Fontaine de vie [come pone il nostro Albenzubron nel suo libro de fonte vitae] (Dialogues, p. 328 ; Dialoghi, III, 50b–51a). Sophie. Faut-il donc que les anges et les purs intellects soient composés de matière ?
111 La citation de Juda pose certains problèmes d’identification, d’autant que la doctrine attribuée à Ibn Gabirol dans ce contexte ne correspond pas exactement à la conception élaborée dans la Source de vie ; en effet Gabirol, tout en affirmant que les intellects sont composés de matière et de forme, ne fait aucune allusion à l’idée du Chaos, et n’identifie pas non plus la forme avec Dieu, comme il ressort de ce passage des Dialogues : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 371–373.
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chapitre vii Philon. Il s’est trouvé tel, entre les platoniques qui a dit [Già fu alcuno de li Platonici che disseno]112 que les anges et autres spirituels sont encore participants du chaos, duquel ils reçoivent la substance : à laquelle Dieu donne intellectuellement forme, et non point corporellement : tellement que les anges ont une matière intellectuelle incorporelle [. . .]. Mais il suffit, à ceux qui disent que les intellects sont âmes et formes des corps célestes ; dire que la matière entre en la composition d’iceux corps célestes, et non pas des intellects qui sont leur âmes [Ma quelli che tengono che l’intelletti sieno anime e forme del corpo celeste gli basta la materia in compositione de li corpi celesti] (Dialogues, p. 325 ; Dialoghi, III, 49b).
Pour notre lecture, il est tout particulièrement intéressant de remarquer qu’un même problème est soulevé, tant dans le texte du fils que dans celui du père, en faisant référence à une même auctoritas et à un même ouvrage113. L’impression que l’on retire de cette analyse est celle d’une sorte d’osmose entre les deux textes. Le portrait de Salomon dressé dans le commentaire d’Isaac Abravanel semble constituer pour Juda un modèle qu’il modifie et infléchit selon sa propre conception du rôle que la philosophie devait jouer dans le curriculum idéal d’un savant juif. Les Dialogues et le commentaire sont, pour ainsi dire, deux édifices bâtis à partir du même matériau—la okhmah « familiale » du lignage davidique—mais dont les éléments ont cependant été manipulés et agencés de manière différente. Aussi bien l’œuvre de Juda que cette partie du commentaire sur le livre des Rois d’Isaac relèvent d’une réflexion sur le personnage mythique de Salomon, sur les caractéristiques de sa sagesse et, plus largement, sur le rapport du savant juif à la philosophie. La mise en parallèle des deux textes nous permet de voir comment Juda s’est servi de l’ouvrage d’Isaac, en transformant le discours exégétique et systématique du commentaire en un échange dynamique et vivant entre deux interlocuteurs. Le fils reprend ainsi le schéma adopté par le père tout en « dramatisant » la relation entre Salomon et les philosophes. Isaac a énuméré les questions portant sur la nature des formes
112 D’après Shlomo Pines, par l’expression « alcuno de li platonici », Juda ferait allusion à la doctrine d’Ibn Gabirol : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 34. Toutefois, il semble que Juda songe ici à un ensemble d’auteurs. 113 Dans ses Œuvres de Dieu (Mifa‘alot Elohim), Abravanel prend la défense de ceux qui soutiennent que les intellects sont de pures formes tout en faisant référence à un autre texte d’Ibn Gabirol, le poème philosophique La couronne du royaume (Keter Malkhut) : cf. S. Pines, « Medieval Doctrines », cit., p. 374.
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minérales, végétales et animales, sur les mouvements et les propriétés des astres et sur le nombre d’intellects séparés, toutes questions qui troublent les philosophes, en se bornant à affirmer que Salomon possédait une connaissance parfaite dans tous ces domaines, en raison de son inspiration prophétique. Juda transpose cette confrontation en un dialogue où une femme philosophe au savoir hésitant vient chercher des certitudes auprès d’un savant juif qui se range parmi les contemplateurs de Dieu et que les lecteurs juifs de la Renaissance vont associer à Salomon. Ainsi, on peut dire que les réponses aux difficultés rencontrées par les philosophes évoquées dans le commentaire seront en partie formulées par Philon dans les Dialogues. Dans un cas comme dans l’autre, la okhmah de Salomon, bien qu’elle contienne les idées formulées par la philosophie, les dépasse par son origine divine et par sa capacité à apporter de réponses définitives et vraies. La hiérarchie entre okhmah juive et « philosophie grecque » qui ressort de l’exégèse d’Isaac, ainsi que la fonction presque heuristique que la deuxième revêt à l’égard de la première sur le plan de la construction narrative, s’avèrent ainsi un repère théorique de première importance pour la compréhension des Dialogues. Néanmoins, il serait sans doute inexact d’affirmer que le commentaire d’Isaac au premier livre des Rois constitue pour Juda une source au sens strict du terme. Les différences entre les deux textes restent d’ailleurs considérables. Les deux ouvrages divergent quant au genre et au public qu’ils visent : l’œuvre de Juda est un dialogue en italien, écrit selon la mode littéraire chrétienne, qui s’adresse à un public luimême chrétien, alors que le texte d’Isaac est un commentaire biblique rédigé en hébreu et ancré dans la tradition juive. Aussi, l’interdépendance entre les deux pôles que l’on vient de repérer—la philosophie questionnant d’un côté et un savant juif qui apporte des réponses de l’autre—est, chez Juda, beaucoup plus évidente. En outre, l’amour comme élément joue un rôle essentiel dans sa vision du rapport que le Juif entretient avec le savoir des philosophes, alors que cet aspect est secondaire dans la réflexion d’Isaac Abravanel. Pour autant, la séparation entre sagesse juive et « science étrangère » constitue la charpente à la fois du commentaire d’Isaac et des Dialogues. Cette imbrication entre les deux textes renvoie tout naturellement à l’idée d’un modèle familial de sagesse et à la problématique de sa transmission telle qu’on la retrouve dans la production poétique de Juda, et notamment dans sa Complainte. Dans les pages « salomoniennes » du commentaire, Isaac dresse un portait de savant qui n’est pas dépourvu d’une fonction auto
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représentative : le contenu de la okhmah attribuée à Salomon, qui se dessine au fil des pages comme un « double vertueux » de la philosophie, se précise en effet à travers les références aux écrits cosmologiques ou métaphysiques qu’Isaac avait réalisés114. La tentation de lire dans ces pages une proto-autobiographie intellectuelle est d’autant plus forte qu’Isaac revendique ouvertement à d’autres occasions son appartenance à la lignée davidique dont Salomon est évidemment l’un des plus célèbres représentants. En choisissant de réinterpréter ce modèle salomonien, Juda se serait ainsi situé au cœur de la réflexion « familiale » concernant la nature de la véritable okhmah, tout en y apportant sa propre contribution personnelle : comme il l’affirme dans la Complainte, « [Ma sagesse ( okhmah)] me vient en partie comme héritage de mon père et instructeur, qui est père des sciences [ okhmot] et mon maître et précepteur [mori ve-rabbi] ; l’autre partie, je l’ai acquise par mes propres efforts : c’est avec mon arc et mon épée que j’en ai fait la conquête »115. L’étude de la production poétique de Juda va ainsi nous permettre d’éclairer un nouvel aspect de la rédaction des Dialogues et du choix du modèle salomonien, à la lumière du récit autobiographique et de l’histoire familiale.
114 115
Cf. A. Guidi, « Salomone come sapiente universale », cit. Cf. Complainte sur le Temps, p. 17, v. 213–216.
CHAPITRE VIII
LES DIALOGUES AU MIROIR DE LA COMPLAINTE SUR LE TEMPS 1. « De la lignée de David » : le récit autobiographique des Abravanel Plusieurs études récentes ont mis en lumière l’importance de la narration autobiographique chez Isaac Abravanel1. Un des moments forts de cette autoreprésentation est sans aucun doute à rechercher dans la référence aux origines davidiques de la famille, partagée également par Juda et souvent désapprouvée par les biographes anciens2. Comme c’est le cas pour d’autres auteurs de la Renaissance qui façonnaient leur biographie en se référant aux modèles tirés des exempla bibliques, Isaac élabore en effet une image de lui-même qui renvoie au lignage royal3. Cette référence légendaire à la maison de David ne participe pas uniquement de la volonté d’offrir un appui généalogique aux ambitions politiques des Abravanel ; elle est susceptible d’influencer également leur production littéraire, dans la mesure où elle permet 1 Sur la centralité de l’élément autobiographique et de la narration à la première personne chez Isaac Abravanel, voir entre autres E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 206–207 et E. Gutwirth, « Don Yizchaq Abravanel : Exegesis and SelfFashioning », Trumah 9, (2000), p. 35–42. 2 Les introductions des ouvrages exégétiques ou théologiques d’Isaac commencent presque systématiquement par une évocation de la généalogie familiale contenant une ou plusieurs allusions à l’ascendance davidique : cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 2 et p. 422 ; Id., Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 3 ; Id., Zeba Pesa (Sacrifice de Pâque), Constantinople, 1505, p. 1b ; Id., Na alat ’Avot (L’héritage des pères), New York, Silbermann, 1953, p. 7 ; Id., Rosh ’Amanah (Le sommet de la foi), Constantinople, 1505, p. 2a. La même référence est présente chez Juda qui décrit son père comme « descendant de David et issu de la ligné des rois de Juda, et fils de Princes. Ses ancêtres ont été tous renommés, une génération après l’autre, et gardaient dans les cœurs le signe de l’alliance sacrée » (Paroles de Juda, fils de l’excellent exégète, en louange du commentaire de son père aux livres des prophètes [en hébreu] dans Dialoghi, éd. Gebhardt, Die hebræïschen Gedichte des Jehuda Abrabanel genannt Leone Ebreo, p. 22, v. 19). Pour les réactions des contemporains à ces affirmations voir supra, p. 17. Pour les avis des hébraïsants chrétiens, voir J.-C. Attias, « Isaac Abravanel (1508–1992) : essai de mémoire comparée », dans Mémoires juives d’Espagne et du Portugal, cit., p. 273–308. 3 Sur la présence de ce genre littéraire chez quelques auteurs juifs des XVe et XVIe siècles, voir F. Lelli, « The Origins of the Autobiographic Genre », cit. et Id. « Biography and Autobiography », cit.
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de revisiter et d’illustrer l’histoire de la famille à travers le prisme des références scripturaires. Ainsi, par exemple, la consécration de David en tant que pénitent idéal opérée par Isaac dans son commentaire sur les livres de Samuel et la sollicitude avec laquelle il détaille le parcours de teshuvah du roi sont sans doute à mettre en rapport avec l’itinéraire accidenté de son grand-père, revenu au judaïsme au Portugal après sa conversion au christianisme dans l’Espagne des pogroms de la fin du XIVe siècle4. Au premier regard, cette dimension semble moins évidente chez Juda. Les biographes se sont volontiers attardés sur les détails de sa vie inquiète, en faisant référence notamment aux informations que l’on peut tirer de sa production poétique et tout particulièrement de la Complainte sur le Temps. Toutefois, bien que Philon ait été souvent considéré comme le porte-parole de l’auteur des Dialogues, ceux-ci n’occupent guère de place significative dans ces reconstructions : présentés comme le chef-d’œuvre de Juda, ils témoigneraient uniquement—du moins selon certains interprètes—de son éventuelle familiarité avec les milieux humanistes. A la lumière des analyses précédentes concernant la présence d’un modèle salomonien dans les Dialogues, il semble cependant que l’élément biographique a joué un rôle considérable également chez Juda et qu’il constitue, par conséquent, un élément essentiel à la compréhension de son œuvre. Il est en effet difficile de ne pas associer l’arrière-plan que nous avons retracé à l’image que Juda et Isaac offraient d’eux-mêmes et de leur prétendue ascendance : issu de la lignée messianique, grand savant et grand pénitent, roi dont la descendance s’adonne à l’idolâtrie, Salomon représente une figure à laquelle Juda pouvait aisément s’identifier. On a vu, d’ailleurs, que le portrait du roi dressé par Isaac dans son commentaire constituait sans doute la principale source d’inspiration des Dialogues. Ainsi, si dans la Complainte Juda reconnaît sa dette envers le modèle paternel, dans les Dialogues il la met en scène : dans un texte comme dans l’autre, Juda
4 En s’écartant de l’opinion dominante, Isaac soutient que David avait pêché et s’était repenti à la fin de sa vie : E. Lawee, Abarbanel’s Stance toward Tradition, cit., p. 118–119 ; l’auteur met en rapport cette interprétation avec l’épisode de l’apostasie du grand-père d’Isaac, Samuel Abravanel. Benzion Netanyahu a notamment insisté sur l’impact que la conversion de ce dernier avait eu sur la famille et sur la communauté juive espagnole de l’époque, ainsi que sur l’influence que cet épisode aurait exercé vis-à-vis de l’attitude bienveillante d’Isaac envers les conversos : voir B. Netanyahu, Don Isaac Abravanel, cit., p. 5–6.
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définit sa okhmah par rapport à celle d’Isaac5. La représentation de la okhmah salomonienne pourrait alors s’avérer le lieu exégétique où père et fils façonnent leurs portraits respectifs de savants juifs sous l’égide d’un ancêtre mythique commun. Au vu des prétentions généalogiques des Abravanel, Philon-Yedidyah se révèlerait ainsi un personnage proto-autobiographique, dont Juda se serait servi pour mettre en scène sa quête de la véritable sagesse. La production poétique de Juda, et notamment la Complainte sur le Temps, encourage une telle perspective et offre d’autres éléments utiles à la compréhension des Dialogues. La Complainte permet en effet à la fois de préciser le genre littéraire auquel les Dialogues appartiennent et de saisir la fonction qu’ils devaient revêtir aux yeux de leur auteur. Certes, il s’agit de textes très différents : si les Dialogues se signalent par une approche universaliste, au point qu’il a été parfois difficile de leur accorder une place dans l’histoire de la « philosophie juive », il est en revanche aisé de repérer dans la Complainte un attachement profond au judaïsme. Ecrite en hébreu, elle témoigne de l’influence sur Juda de la production des grands poètes ibériques médiévaux, tels Juda Hallévi ou Solomon ibn Gabirol. Le poème et l’œuvre philosophique sont cependant susceptibles de s’éclairer réciproquement et s’inscrivent finalement dans un même dessein. Comme on va le voir, la Complainte annonce en effet un parcours de perfectionnement de l’âme et de réparation de la rupture dans la chaîne de transmission familiale qu’il revient aux Dialogues de réaliser6. La Complainte témoigne à la fois de l’envergure des ambitions culturelles et politiques des Abravanel et de la fracture qui s’était produite au sein de la famille après l’Expulsion de 1492. Un des thèmes que le poème aborde est celui de la transmission d’une okhmah qui s’est interrompue de façon traumatique en raison du baptême forcé du fils de Juda ; aussi y est-il question des conséquences entraînées par cette interruption et du désir de reconstituer une continuité intergénérationnelle qui, seule, garantirait à Juda l’accomplissement de son propre itinéraire sapientiel7. 5 Les poèmes que Juda rédige à l’occasion de la publication des œuvres d’Isaac témoignent également du lien profond qu’il entretient avec son père, dont il dresse un portrait légendaire en leader charismatique de la communauté séfardite en exil. 6 Cf. infra, p. 286–289. 7 L’élaboration d’une idéologie du lignage caractérise tout particulièrement le judaïsme séfarade du XVe siècle, influencé par le milieu aristocratique ibérique et par les conceptions élaborées dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Dans un article
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Ce poème peut être divisé en quatre parties : dans la première, (vv. 1–85), Juda retrace brièvement les difficultés de l’exil et l’action dévastatrice que le temps (zeman) a exercé sur lui et ses proches ; il mentionne la fuite de son père du Portugal (vv. 59–66), l’exil de l’Espagne (vv. 49–56), la mort de son fils cadet, la séparation de l’aîné et son baptême (vv. 35–48), et l’excellence d’Isaac et de son lignage (vv. 42–45). Dans la deuxième partie, il manifeste son chagrin face à la christianisation de l’enfant et décrit l’affaiblissement intellectuel et la prostration qui en découlent (vv. 85–176). Juda s’adresse ensuite directement à son fils, le pressant de réintégrer la maison paternelle, afin qu’il reçoive la sagesse des « prophètes-savants » qui lui est destinée (vv. 177–244). Il esquisse alors une description sommaire de son propre profil intellectuel (vv. 208–330) en le comparant à celui de ses contemporains, juifs et chrétiens. Le poème s’achève sur une vision pseudo-messianique, qui évoque l’ascendance davidique des Abravanel, le symbolisme du Temple et la fonction sacerdotale de Salomon. 2. Shir et offrande C’est précisément entre l’autoportrait et la conclusion, au moment où Juda invoque Dieu afin de retrouver son enfant, que l’on peut déceler, semble-t-il, une allusion aux Dialogues. Dans ces vers, Juda évoque le moment tant attendu des retrouvailles et annonce un shir d’amour et de passion qu’il aurait l’intention de présenter à Dieu pour l’occasion, à l’instar de l’offrande (min ah) jadis apportée au Temple : Je confie à Dieu, mon berger, ma descendance, A mon Père je jette mon fardeau : Que je puisse voir devant moi la splendeur que je convoite [i.e. le fils] ! J’appelle, et l’objet de mon désir m’entend.
consacré à ce sujet, Gutwirth cite quelques passages des homélies de Shem Tov ibn Shem Tov qui établissent un lien entre la valeur morale de l’individu, la pureté et noblesse de son sang, son statut économique et les caractéristiques que l’on peut attribuer à sa descendance : cf. E. Gutwirth, « Lineage in XVth c. Hispano-Jewish Thought », cit. On retrouve une démarche similaire chez Isaac Abravanel, qui parle du « lignage [ ya us mishpa ot] » des prophètes et des sages du Talmud, dont il fait aussi dépendre leur prestige : cf. les passages cités dans Juda Abravanel, Si ot ‘al ha-’ahavah, cit., p. 17.
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Je chanterai alors [’az ’eshir]8 un chant d’amour [shir yedidot]9 à Celui qui m’a formé, Et, tant que je vivrai, je chanterai pour Lui le chant de ma passion [shir ‘agavi ] Je porterai devant Lui mon offrande [min ah], Et préparerai mon don [teshurah] pour le présenter10.
Le shir dont il est question est ici associé à une min ah, mot qui dans la Bible désigne une offrande de remerciement à Dieu pour un bien que l’on a obtenu ou d’expiation pour des péchés que l’on a perpétrés. L’idée du poème comme offrande (min ah) est très répandue dans la poésie hébraïque médiévale et pourrait plaider en faveur de l’identification du shir à la Complainte elle-même11. Cependant, l’achèvement de ce shir dépend de conditions particulières : ce n’est qu’après la réintégration du fils au sein de la famille qu’il pourra être présenté à Dieu, en guise de remerciement pour la prière qui aura été exaucée ; par conséquent, il est problématique de l’identifier au poème. Par ailleurs, le terme min ah est souvent employé pour indiquer aussi un livre, au point que l’on peut parler à ce propos d’un véritable topos. On le retrouve notamment dans les titres standards de certains ouvrages, comme c’est le cas de Min at Yehudah (Offrande de Juda), Min at Qena’ot (Offrande de zèle) ou Min at Cohen (Offrande du prêtre). Parmi les contemporains de Juda Abravanel, le cabaliste Juda Æayyat écrit par exemple un Min at Yehudah et Yeiel Nissim de Pise rédige un Min at Qena’ot12. L’emploi du terme min ah que l’on trouve dans ces vers pourrait donc faire allusion à un véritable texte, chargé de sanctionner la réconciliation de Juda avec Dieu ainsi que la recomposition de l’unité familiale. Or, puisque ce shir/min ah semble entretenir—selon les termes employés par Juda—un rapport essentiel avec le thème de l’amour, il
8 L’expression évoque le premier verset du célèbre Chant de la vigne d’Isaïe : « Je veux chanter [’az ’eshir] à mon bien-aimé le cantique de mon ami sur sa vigne » (Is. 5, 1). 9 Cf. les versets signalés infra, p. 282. 10 Complainte, vv. 245–252. 11 Voir les occurrences recensées dans I. Davidson, Thesaurus of Mediaeval Hebrew Poetry, 4 vol., New York, 1970, t. III, s. v. מנחתet מנחה. 12 Comme variante, on rencontre par exemple le titre donné par Isaac Arama à son commentaire de la Torah, ‘Aqedat Yits ak, qui fait référence à la fois au nom de l’auteur et à la notion du livre comme offrande sacrificielle. Le topos du livre-offrande est répandu également dans la littérature chrétienne; dans l’introduction à l’Heptaplus, Jean Pic de la Mirandole compare notamment son œuvre à une offrande de « pauculae spicae » : cf. Giovanni Pico della Mirandola, De Hominis Dignitate, cit., p. 179.
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ne semble pas impossible de l’identifier aux Dialogues13. La rédaction de ce texte aurait alors été entreprise en vue du retour du fils de Juda à la maison paternelle et revêtirait ainsi un rôle important du point de vue de l’histoire familiale des Abravanel. Plusieurs éléments viennent conforter cette hypothèse. On peut tout d’abord observer que le shir dont il est question dans le poème porte sur deux types d’amour : un amour « saint », qui relève de la fidélité d’Israël à son Dieu—c’est le sens de l’expression shir yedidot14— ; et une passion sensuelle, exprimée par l’image du shir ‘agavi. Il faut s’arrêter un temps sur l’intertexte biblique sous-jacent à ces deux expressions pour en saisir toutes les implications. On remarquera tout d’abord que le terme yedidot employé ici dérive de ce yadid que l’on a mentionné comme étant une des traductions hébraïques possibles du nom de Philon, ce qui est en soi très suggestif. En particulier, la locution shir yedidot fait référence au « chant d’amour [shir yedidot] » de Psaumes 45, 1 et aux « aimables demeures » ( yedidot) de Dieu de Psaumes 84, 2—verset qui ferait allusion, d’après une interprétation répandue, à l’amour de David pour le Temple. Il est également significatif que ce même mot revienne, cette fois-ci comme substantif, dans le livre de Jérémie, dans un verset qui décrit la situation dans laquelle Juda se trouvait : « J’ai abandonné ma maison, délaissé mon domaine et ce que mon âme a de plus cher [ yedidut nefshi ] je l’ai livré au pouvoir de ses ennemis » ( Jér. 12, 7). Refugié en Italie, Juda avait en effet envoyé son fils au Portugal pour lui éviter la conversion, le livrant de fait à la christianisation forcée. La deuxième expression que l’on rencontre dans la Complainte évoque, en revanche, des situations bien différentes, à savoir un genre d’amour qui mène à des issues peccamineuses et qui est souvent associé à l’idolâtrie et à l’infidélité de Jérusalem (la « femme adultère » d’Ezéchiel et d’Osée) : « Et toi, tu es pour eux comme un chant plaisant [shir ‘agavim] [comme quelqu’un] doué d’une belle voix et qui chante avec art. Ils écoutent tes paroles mais quant à les suivre non point » (Ez. 33, 32). Par ailleurs, dans la Bible, la racine ‘gv désigne toujours l’impureté de l’amour de Jérusalem pour les peuples étrangers. Tout au long du chapitre 23 du livre d’Ezéchiel, par exemple, L’identification a été rapidement suggérée également par Gebhardt : cf. Leone Ebreo, Dialoghi d’amore, éd. C. Gebhardt, p. 35. Gebhardt se limite à constater l’assonance avec les thèmes de l’amour et du désir traités dans le texte de Juda. 14 Voir supra, p. 127. 13
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elle exprime le désir indécent de Jérusalem qui, comme sa sœur Samarie, s’est livrée aux Assyriens, aux Chaldéens et aux Egyptiens, pour lesquels elle a même sacrifié ses enfants, en provoquant ainsi la vengeance de Dieu15. Or, il n’est pas difficile de repérer dans les Dialogues ce « double chant » et l’ambivalence qu’il exprime. L’amour théologique et le désir sensuel sont les deux pôles qui caractérisent la dynamique amoureuse de ce texte, et tout particulièrement la tension qui habite Philon16. En tant que shir yedidot, l’amour qu’il éprouve pour Sophie manifeste sa volonté de perfectionner le savoir humain et philosophique et de l’élever au degré le plus élevé de la connaissance ; en tant que shir ‘agavi, il exprime des dimensions plus sensuelles et passionnelles, qui relèvent aussi de l’identité de l’objet du désir : la « femme étrangère ». De même que les deux composantes sont toutes deux présentes chez Philon, de même, dans la Complainte, les chants d’amour sont tous deux adressés à Dieu ; cela n’est pas sans rappeler certaines conceptions cabalistiques concernant notamment le repentir des membres de la lignée davidique, censés aimer Dieu à la fois selon le « bon penchant » et selon le « mauvais penchant »—ce dernier étant issu du côté de leurs mères non juives17.
15 Le renvoi au verset d’Ezéchiel en tant qu’image de l’amour adultérin est déjà présent dans le prologue de l’Expositio in Canticam Canticorum d’Origène, où il est utilisé pour indiquer de quelle manière même l’âme, et non seulement le corps, peut s’enflammer d’une passion peccamineuse : « Oportet nos etiam illud scire : illicitus amor et contra legem sicut accidere potest homini esteriori, verbi gratia, ut non sponsam vel coniugem amet, sed aut meretricem aut adulteram, ita et interiori homini, hoc est animae, accidere potest amor non in legitimum sponsum, quem diximus esse Verbum Dei, sed in adulterum aliquem et corruptorem. Quod sub hac eadem figura evidenter declarat Ezechiel Propheta; ubi Ollam et Oolibam introducit sub specie Samariae et Hierusalem adulterino amore corruptas, sciut locus ipse scripturae propheticae evidenter ostendit volentibus plenius scire » (Origène, Commentaire sur le Cantique, cit., t. I, p. 104). 16 Les Dialogues s’ouvrent sur la difficulté d’accorder ces deux dimensions érotiques : cf. Dialogues, p. 55ss. On lira une analyse de ces deux types d’amour présents dans les Dialogues et de leur conciliation manquée dans B. McGinn, « Cosmic and Sexual Love in Renaissance Thought: Reflections on Marsilio Ficino, Giovanni Pico della Mirandola and Leone Ebreo », dans The Devil, Heresy and Witchcraft in the Middle Ages, éd. A. Ferreiro, Leiden, Brill, 1998, p. 191–209. 17 Voir par exemple le passage suivant : « [Ce long récit] vise à faire connaître la lignée de David qui est de l’argent épuré au creuset dans la terre (Ps. 12, 7). En effet, Peretç et Obed sont de l’argent épuré, comme cet argent qui a été purifié une puis deux fois. Si tu dis : ‘Pourquoi proviennent-ils de mères de cette sorte ?’ C’est que l’argent est épuré des scories qui sont en lui, et la lignée de David est épurée d’un côté et de l’autre, comme il est écrit ‘Tu aimeras YHVH ton Dieu de tout ton cœur
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Malgré ces éléments qui rendent vraisemblable l’interprétation que nous proposons, la référence aux Dialogues en tant que shir pose néanmoins quelques problèmes. On pourrait penser que le terme shir (à la lettre « chant » ou « poème ») s’applique à une composition poétique, et non à un texte philosophique. Or, il nous semble, au contraire, que c’est précisément l’emploi de ce terme qui peut nous renseigner sur le genre littéraire auquel les Dialogues appartiennent selon Juda. Les exégètes juifs médiévaux parlent en effet de shir non seulement à propos d’un chant accompagné de musique, mais aussi d’un texte allégorique portant sur des sujets théologiques, dont l’exemple scripturaire plus élevé—et d’après certains interprètes le seul—serait le Cantique des Cantiques (Shir ha-shirim) de Salomon. Pour la majorité de ces interprètes, le Cantique, sous l’apparence d’un langage métaphorique, recelait de profondes réflexions sur la nature divine. Telle était, par exemple, l’opinion de Moshe ibn Tibbon, d’Immanuel de Rome et de Juda Messer Léon18. L’allusion aux Dialogues en tant que shir ne ferait ainsi que confirmer la proximité des Dialogues avec le champ sémantique renvoyant à la figure de Salomon, et notamment à son œuvre sur l’amour, le Cantique. Cette interprétation s’appuie également sur d’autres éléments. Il est tout particulièrement intéressant à ce propos qu’Isaac Abravanel ait élaboré une définition du genre littéraire du shir. Son analyse aboutit à classer dans la catégorie des shirim trois types de composition : les poèmes médiévaux en hébreu qui imitent la métrique et la forme arabes ; les passages de l’Ecriture qui présupposent une mélodie, comme le chant de David (2Sam. 22) ou celui de Deborah (Juges 5) ; et, enfin, tous les écrits qu’il ne faut pas interpréter littéralement et qui cachent une signification profonde sous un langage allusif. Comme l’explique Isaac en évoquant l’autorité de la Poétique d’Aristote, à ces textes-ci revient plus qu’aux autres la définition de shirim, puisque leur contenu concerne les universels et que leur but est l’élévation morale ou spirituelle du lecteur. Les écrits théologiques rédigés dans un style allégorique relèvent donc de la catégorie du shir, quelle que soit leur forme etc.’ (Deut. 6 : 5), avec tes deux penchants, avec le penchant au bien et le penchant au mal » Zohar adash, 78b. 18 Sur l’interprétation allégorique dans la poésie hébraïque au Moyen Age et à la Renaissance, cf. A. Rathaus, « Poetiche della scuola ebraico-italiana », La rassegna mensile di Israel, 47 (1994), p. 189–226. Ibn Tibbon expose sa définition du shir dans l’introduction de son commentaire au Cantique des Cantiques : Isaac Abravanel, Perush ‘al Shir ha-shirim, cit., p. 6–7.
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littéraire19. A ce dernier groupe appartiennent notamment le « cantique de la vigne » d’Isaïe (5, 1–7) et le Shir ha-shirim, ainsi que tous les shirim que Salomon aurait écrits20. Pour replacer dans son contexte l’allusion au shir contenue dans la Complainte, on peut également évoquer l’œuvre de Yoanan Alemanno. Il n’est pas anodin, en effet, que l’introduction du commentaire de celui-ci au Cantique porte le titre de Shir ha-ma‘alot : par ce choix, Alemanno évoque sa vision du Cantique (Shir ha-shirim) comme « échelle des degrés et des vertus » ; mais il indique aussi que son interprétation sera à son tour rédigée sous la forme d’un shir. Alemanno semble d’ailleurs partager avec Isaac Abravanel l’idée selon laquelle il n’était pas nécessaire, pour qu’un texte soit considéré comme un shir, qu’il soit rédigé sous forme de poème ; il suffisait qu’il présente d’un style métaphorique et de contenus élevés21. Dans les toutes premières lignes de son ouvrage, il souhaite ainsi qu’on lui « laisse chanter [’eshirah na’ ] » pour Salomon un « chant [shirah] », en donnant à son commentaire sur le Cantique un ton qui relève du même genre littéraire que celui du Cantique. Si cette lecture est pertinente, en évoquant les Dialogues par les expressions de shir yedidot et de shir ‘agavi, Juda prenait position dans la discussion sur les genres littéraires bibliques et post-bibliques amorcée par d’autres auteurs juifs contemporains, dont son père. Il annonce 19 « Et la troisième espèce de shir est celle des mots prononcés de manière hyperbolique et exagérée, et par la comparaison et l’ordre, pour élever un sujet ou pour le blâmer, que cela soit pour se réjouir ou pour s’attrister. De ce point de vue tous sont considérés comme [relevant du genre du] shir et leurs sujets servent à éveiller les cœurs et faire changer les mœurs et les attitudes, et à renforcer le sujet choisi et à le vérifier à travers beaucoup de mots, de récits et d’attributs et d’allégories et de similitudes ; mais ces mots dans leur sens simple ne se réfèrent pas à quelque chose qui a une existence réelle. Et c’est cette espèce qui est appelée essentiellement et en premier lieu shir. Aristote a composé sur cela sa Poétique [Sefer ha-shir] qui se trouve parmi les livres de logique [. . .]. Et sur cette espèce [de shir] il a été dit à propos de Salomon : ‘Il composa trois mille paraboles, mille cinq poésies’ (1Rois 5, 12), parce que ce shir est de l’espèce des allégories qu’il a composées, et à cette catégorie appartient également le Cantique des Cantiques » (Perush ‘al Nevi’im a aronim, p. 39–40). 20 Le fait qu’Isaac mentionne la péricope d’Isaïe en ce contexte est intéressant dans la mesure où Juda, dans la Complainte, utilise la même référence pour évoquer le type de shir qu’il a l’intention de composer : voir supra, p. 281 ; cela peut constituer une allusion à la discussion contenue dans le commentaire de son père, qui serait ainsi suggérée ici par un renvoi intertextuel. 21 Cf. F. Lelli, « L’educazione ebraica nella seconda metà del ‘400. Poetica e scienze naturali nel ay ha-‘olamim di Yoanan Alemanno », Rinascimento, 35 (1996), p. 75–136 ; à propos du Shir ha-ma‘alot, Arthur Lesley parle opportunément d’un « nonmetrical poem » : cf. A. Lesley, The Song of Solomon’ s Ascent, cit., p. 60.
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ainsi la rédaction d’un texte inscrit dans la tradition du Shir ha-shirim à la fois par son sujet (l’amour) et par son genre (le shir). 3. Relier son âme à Dieu Nous avons évoqué la métaphore du livre-offrande (min ah) comme étant l’un des topoi de la littérature juive médiévale, en tirant de cela un argument en faveur de l’identification du shir évoqué dans la Complainte à un texte réel. Mais cette même référence invite à d’autres considérations. La min ah mentionnée dans le poème semble en effet revêtir une fonction précise ; elle aurait pour but l’union de l’âme de Juda avec Dieu : A travers celui-ci [i.e. le shir/min ah offert à Dieu] mon âme [nefesh] est liée [qeshurah], (Gen. 44, 30)22 au Saint (1Rois 8, 6 ; 2Cr. 5, 7) ; Il recèle le meilleur de moi-même, et là sont mes yeux et mon cœur. (1Rois 9, 3 et 2Cr. 7, 16)23 ; Que les tributs de mes invocations puissent Lui plaire (1Rois 3, 10), [que puissent lui plaire] plus qu’un jeune taureau (Ps. 69, 32) mon chant [zemirah] et mon langage (Complainte, vv. 253–256).
Comparé à l’offre d’un taureau, le shir/min ah renferme ce qu’il y de plus cher pour Juda—« le meilleur de moi-même », « mes yeux et mon cœur »—et constitue un medium capable de créer une communication privilégiée, un lien (c’est le sens de la racine qshr) entre son âme (nefesh) et la divinité. Le tribut offert par Juda fonctionne ici comme un intermédiaire entre le haut et le bas, l’humain et le divin, et semble engager non seulement l’auteur, mais même Dieu. Bien qu’aucune fonction théurgique ne lui soit explicitement attribuée, la présentation de cette offrande—que l’on propose d’identifier avec les Dialogues—semble animée par le désir d’infléchir la volonté divine, afin qu’elle exauce le souhait de Juda.
22 Juda évoque ici la relation qui lie l’âme de Jacob à celle de son fils Benjamin : il s’agit de l’épisode de Gen. 44, 30, où Joseph, devenu chef de l’Egypte, reçoit ses demi-frères et retient par un expédient le cadet, Benjamin, qu’il envoie contre son gré en Egypte. 23 Le même verset est utilisé par Isaac Abravanel pour son exégèse du terme yadid appliqué à Benjamin dans la bénédiction de Moïse de Deut. 33, 12 : Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah. Devarim, p. 562.
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Il n’est pas sans intérêt de rappeler le contexte plus large qui soustend un tel emploi métaphorique du terme min ah. Il relève des modifications que la notion de sacrifice a connues tout au long du Moyen Age. Après la chute de Jérusalem, sous la contrainte des nouvelles circonstances historiques et politiques, le judaïsme rabbinique avait été obligé de conférer une nouvelle signification aux rituels liés au Temple, y compris les mitsvot relatives aux sacrifices. L’offre sacrificielle allait être ainsi progressivement identifiée à la mise en place de comportements vertueux ou à l’étude de la Torah. Aussi, le cœur et la conscience du Juif pénitent devenaient l’autel de l’expiation, et leur sacrifice plus agréable à Dieu que « tous les sacrifices et les holocaustes du monde entier »24. La relecture des cultes sacrificiels comme pratiques dotées d’efficacité, soutenue par nombre de cabalistes médiévaux, avait ensuite réintroduit l’idée d’une réciprocité, d’un échange entre le sacrifiant et la divinité que l’intériorisation de la notion de sacrifice avait effacée25. L’exégèse cabalistique débouchera en effet sur une réinterprétation théurgique des pratiques sacrificielles, en refusant la lecture allégorisante et spiritualisante de Maïmonide26.
Cf. Zohar adash, 80a. Le sacrifice était interprété par les cabalistes comme une pratique qui mettait en communication les dimensions inférieures et supérieures de l’être, et qui était souvent chargée d’une capacité théurgique : voir l’étude consacrée à ce thème par Charles Mopsik : Les grands textes de la cabale. Les rites qui font Dieu, Lagrasse, Verdier, 1993. Une conception analogue de la fonction des sacrifices est présente aussi dans le commentaire à la Genèse de Baya ben Asher : cf. M. Mottolese, La via della qabbalah : esegesi e mistica nel Commento alla Torah di Rabbi Ba ya ben Ašer, introduction de M. Idel, Bologne, Il Mulino, 2004, p. 204. A la fin du XVe siècle, ces doctrines avaient commencé à circuler également en milieu chrétien, grâce notamment aux traductions présentes dans la bibliothèque de Pic. Voir par exemple le passage suivant, tiré du commentaire à la Torah de Menaem Recanati : « A partir de ce que j’ai déjà indiqué plus haut, tu peux savoir que, dans l’offrande sacrificielle, la volonté de l’inférieur s’élève et se rapproche de la volonté supérieure, tout comme la volonté supérieure se rapproche de l’inférieure. Par conséquent, l’inférieur doit Lui offrir sa volonté par le moyen de l’offrande sacrificielle, et il lie sa propre âme à l’âme de l’animal sacrificiel, et l’Ecriture met cela sur son compte comme s’il sacrifiait sa propre âme [. . .]. [Et il en est ainsi] parce que dans l’offrande sacrificielle il fait adhérer son âme à l’âme supérieure ; son âme s’élève à partir de l’autel supérieur, alors le prêtre est appelé ange [. . .]. Et dans le sacrifice de son âme en haut, la volonté de l’inférieur se rapproche de la volonté de l’inférieur, et la volonté supérieure consent à exaucer la requête pour laquelle il a offert son sacrifice » (C. Wirszubski, Pic de la Mirandole et la cabale, cit., p. 383). 26 Voir notamment Guide, III, 46. L’interprétation maïmonidienne des sacrifices est bien connue. L’auteur du Guide replace ces pratiques dans leur contexte historique ; Dieu les aurait introduites pour marquer une distinction entre le culte professé par les Juifs et l’idolâtrie des autres peuples, en tant que solution de compromis entre 24 25
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A ces considérations générales, on peut ajouter quelques éléments tirés de l’analyse de la conception des sacrifices élaborée par Isaac Abravanel, qui consacre à ce sujet un long exposé dans les toutes premières pages de son commentaire du Lévitique. Se détachant d’une perspective strictement rationaliste qui n’attribuait aux pratiques sacrificielles aucune capacité opératoire, Isaac considère en effet les sacrifices comme des actes susceptibles de rapprocher le croyant de Dieu. La ‘olah—l’holocauste d’un animal—et la min ah, qui la remplace lorsque le donateur n’est pas en condition d’offrir autre chose, sont des actions tout particulièrement propres à accomplir cet objectif. D’après Isaac, ces offrandes seraient susceptibles de réaliser l’union spirituelle (ha-devequt ha-ru ani) entre l’âme du sacrifiant et Dieu, celle-ci s’élevant vers Lui à l’instar de « l’odeur agréable » exhalé par les oblations jadis brûlées sur l’autel. L’individu qui adresse ces offrandes à Dieu « retire de lui le joug et toute croyance et opinion dangereuse, comme s’il disait ‘Reviens, ô mon âme, à ta quiétude’ (Ps. 116, 7) »27. Mais il ne s’agit pas de dons matériels : il offre sur un « autel spirituel » (mizbea ru ani) sa volonté et son désir, comme autrefois on apportait les sacrifices sur l’autel du Temple28. Par de tels procédés, le fidèle peut se réconcilier avec Dieu, sa volonté ne faisant désormais qu’un avec la volonté supérieure. Tout en résorbant les impuretés et les péchés du donateur, l’offrande recèle aussi les vertus et les qualités intellectuelles l’adoption d’une religion purement monothéiste et le paganisme environnant ; hormis cela, les sacrifices ne sont que des allégories (meshalim) capables éventuellement d’impressionner l’âme humaine afin de la mouvoir à la repentance, mais dépourvus de toute efficacité réelle. 27 Dans la troisième partie des Dialogues, on retrouve un certain nombre de citations bibliques qui se rattachent à l’idée de teshuvah. Voir par exemple les citations de Jérémie 31, 17 (« Tu m’as corrigé et j’ai accepté la correction, tel un bouvillon indompté : accueille-moi [hashiveni] de nouveau, je reviens [’ashuvah] à toi; car toi seul, Eternel, seras mon Dieu ») et de Lamentations 5, 21 (« Ramène-nous [hashivenu] vers toi, ô Eternel, nous voulons te revenir [nashuv] ; renouvelle pour nous les jours d’autrefois ») : cf. Dialogues, p. 490. Voir aussi la référence à la fête juive de Yom Kippur, consacré au pardon et au retour (teshuvah) du Juif à une relation correcte avec Dieu et avec la communauté : Dialogues, p. 463. 28 Pour Philon d’Alexandrie, qui adopte une approche que l’on retrouvera chez d’autres philosophes grecs anciens tel Porphyre, le sacrifice est l’équivalent de la prière présentée par l’âme qui s’est purifiée à travers l’intelligence et les bonnes mœurs : cf. Philon d’Alexandrie, De Somniis, 2 vol., éd. P. Savinel, Paris, Cerf, 1962, t. II, p. 161–162. Sur l’évolution de la notion du sacrifice dans l’Antiquité tardive, notamment chez les Juifs après la chute du Temple, voir G. Stroumsa, La fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 105–144 ; sur le rapport entre les notions de devequt (union de l’âme avec la divinité) et de sacrifice dans la cabale voir M. Idel, La cabale. Nouvelles perspectives, cit., p. 111–114.
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de celui-ci et représente une sorte de propédeutique à l’accomplissement ultime de toute existence humaine—à savoir l’union avec Dieu. Une min ah spécifique, qui prévoit l’ajout d’une libation de vin (Lév. 23, 13), ferait allusion à la condition particulière du Juif (’ish Israël ), dont le véritable aboutissement spirituel réside dans l’obtention du degré prophétique que confère la perfection morale et intellectuelle représentée par les composantes standard de l’offrande29. Si on lit dans le shir/min ah du poème une référence aux Dialogues, et si l’on tient compte de ces considérations sur la fonction des sacrifices, la conversation entre Philon et Sophie nous apparaît alors comme une mise en scène allégorique de la progressive purification de l’âme de Juda. Telle une offrande, l’œuvre constituerait un itinéraire de perfectionnement et de repentance, une « emendatio animae » par le biais de l’amour, conçue afin de rétablir une relation harmonieuse avec la divinité. Un autre passage de la Complainte nous offre en ce sens des indications supplémentaires. Avant de l’examiner, il convient cependant de revenir une fois de plus à la tradition salomonienne. Il est en effet intéressant de remarquer que, de même que les Dialogues sont annoncés comme un shir/min ah de purification et de réconciliation, de même le shir archétypique—à savoir le Cantique des Cantiques (Shir ha-shirim)— avait été rédigé, d’après certains exégètes, pour faire teshuvah et demander à Dieu le rachat des péchés de Salomon. Une fois de plus, les Dialogues trouvent ainsi dans le Shir ha-shirim de Salomon un précédent illustre. C’est pourquoi la présence de certaines allusions messianiques dans le poème mérite également une digression. 4. Shir et repentance. Le Cantique comme œuvre de teshuvah chez Yo anan Alemanno et Isaac Abravanel L’idée que le Cantique est l’expression d’une repentance de Salomon est notamment présente chez Isaac Abravanel et Yoanan Alemanno. On a vu que, selon Alemanno, le Cantique retracerait l’élévation de l’âme de Salomon vers Dieu. Toutefois, les étapes de la vie du roi biblique s’avèrent plus complexes que cette issue mystique ne nous le fait croire. Loin de représenter un savant accompli, dans le Shir ha-ma‘alot le roi
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Cf. Isaac Abravanel, Perush ‘al ha-Torah, Jérusalem, 1954, Vaykra, p. 2b–4a.
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apparaît plutôt comme un pénitent en quête de rachat. Après avoir été choisi par Dieu comme destinataire de deux révélations prophétiques, Salomon rencontre la reine de Saba, accumule une grande quantité de richesses et se laisse entraîner par ses femmes vers les divinités étrangères ; il devient alors impur et perd la capacité de recevoir l’épanchement divin. Sa relation d’amour avec le Dieu d’Israël marque un coup d’arrêt. Ses péchés ont produit une cassure que seul la rédaction du Cantique, réalisée à la fin de sa vie, sera en mesure de réparer. Le Shir ha-shirim consiste ainsi pour Alemanno en un acte de purification et de repentance qui permettra au roi de « reposer en paix avec ses pères » après sa mort, malgré ses nombreuses transgressions : Après avoir raconté que Salomon s’unit à Dieu sublime et terrible pour la deuxième fois, il [i.e. le livre des Rois] raconte l’épisode [ma‘aseh] de la reine de Saba, à laquelle, sans aucun doute, alors qu’elle était avec lui, Salomon donna tout ce que son [de la reine] cœur demandait. Et il ne garda pas la puissance réceptive [koa ha-qibbul ], ni théorique ni pratique. Ensuite il parle de la grande quantité d’or et d’argent qu’il avait récoltée et il cite l’ivoire, les singes et les paons. Et tous ces objets ne favorisent pas l’union des choses séparées, mais, au contraire, séparent celles qui sont unies. Ensuite il raconte l’accumulation de chars, de chevaliers et de chevaux et la grande quantité de femmes étrangères, reines et prostituées, qui le fourvoyèrent lorsqu’elles ‘égarèrent son cœur’ (1Rois 11, 3) afin qu’il bâtisse des hauts lieux pour les divinités sidoniennes et moabites, et pour les divinités de beaucoup de peuples dont il s’occupa à tel point qu’elles lui empêchèrent [d’atteindre] l’union véritable [avec Dieu] ; et son cœur n’était pas parfait avec Dieu comme celui de son père David [. . .]. Et il ne garda pas la capacité de recevoir [koa ha-mequbbal ], puisqu’il n’avait pas suivi Dieu quand Il lui avait ordonné de s’unir uniquement à Lui, comme il avait été établi sur le Sinaï, sans suivre des autres dieux pour les expérimenter et s’unir avec eux, mais en allant seulement auprès du Dieu d’Israël qui est Tiphéret [la sefirah appelée par ce nom, i.e. beauté] car en Lui seulement Israël se glorifie [. . .]. Mais le péché de Salomon fut qu’il s’unit aux divinités des peuples par amour, pour comprendre leurs choses et non pour les adorer, loin de cela [. . .] ! Et à cause de cela il se sépara de Dieu et il ne retrouva l’union avec Lui qu’à la fin de sa vie, lorsqu’il composa le Cantique des Cantiques (Shir ha-ma‘alot, p. 603–604).
La réappropriation de la dimension prophétique, interprétée ici comme un épanchement provenant de la sefirah Tiferet (« beauté »), est donc la dernière étape de l’ascension décrite par le Cantique. Séparée de Dieu, l’âme pécheresse du roi rejoint à nouveau son Créateur à travers ce chant : sans trop forcer, on peut par conséquent assimiler sa réalisation
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à un acte de repentance qui aurait des effets réparateurs sur la relation de Salomon avec Dieu. Dans un autre passage, Alemanno laisse entendre que le roi aurait été pardonné à la fin de sa vie en raison de sa teshuvah. A cause de ses connaissances dans le domaine de la science des talismans, il s’était en effet écarté de Dieu d’une manière encore plus radicale que ne les firent les enfants de Maol, les constructeurs du veau d’or, provoquant ainsi un durcissement dans l’attitude de Dieu vis-à-vis de son peuple : Et on dit en outre que [Salomon] devint plus savant que les enfants de Maol, qui appartenaient au peuple d’Israël et à qui Dieu pardonna le fait d’avoir construit le veau. La construction [ma‘aseh] du veau est sans aucun doute dérivée de la sagesse capable de faire descendre les êtres spirituels [i.e. l’art de construire des talismans] [. . .]. Suite à cela, la dimension de la Miséricorde [middat ha-ra amim] se changea en dimension de la Rigueur [middat ha-din]30 au point que Dieu ne pardonna pas cette faute et ne les punit pas eux-mêmes, mais plutôt leur enfants. [. . .] Mais Salomon avait été plus savant que ceux-ci [. . .], car eux, ils firent un seul veau, mais, lui, il en avait faits beaucoup grâce à ses femmes et il fut pardonné durant sa vie puisque la dimension de la Rigueur s’était changée en dimension de la Miséricorde à cause de David son père [. . .]. Il fut plus savant que les enfants de Maol, et nos maîtres disent que « quiconque prétend que Salomon a péché se trompe », car à la fin de sa vie il fit teshuvah et il fut pardonné31.
La description d’Alemanno fait ressortir toute l’ambivalence de la personnalité du roi. Alors qu’il est clair ici que Salomon aurait dû suivre la véritable beauté et ne pas se laisser corrompre par ses femmes, c’est 30 Par ces deux expressions, la littérature rabbinique fait allusion à deux attributs de la divinité, l’une exprimant le jugement sévère, l’autre la clémence. Le comportement du peuple d’Israël n’est donc pas sans avoir des conséquences sur Dieu, dans la mesure où le « visage » divin change selon les actions des humains. La dialectique entre les deux aspects mentionnés et l’intervention de l’homme dans la rupture ou le rétablissement de leur équilibre sont déjà présentes dans la littérature rabbinique : « Malheur aux scélérats, ils inversent la mesure de compassion en mesure de rigueur ; [. . .] Heureux les justes, car ils inversent la mesure de rigueur en compassion » (Midrach Rabba. Tome I : Genèse Rabba, traduit de l’hébreu par B. Maruani et A. Cohen-Arazi, Lagrasse, Verdier, 1987, p. 343–344). Cette faculté qu’a l’homme d’agir sur la réalité divine et de modifier à la fois les relations entre middat ha-ra amim et middat ha-din et le rapport de la divinité avec le monde inférieur et le peuple d’Israël en particulier devient centrale dans la cabale. Voir par exemple, chez Recanati les « eaux amères » de la middat ha-din, lorsqu’elle refuse d’épancher ses bénédictions sur l’homme, et émane en revanche des forces et des esprits destructeurs : Menahem Recanati, Perush ‘al ha-Torah, t. I, p. 38. 31 Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, p. 462.
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précisément en rentrant en contact avec Astarté, figure du « savoir étranger », qu’il réussit, comme on l’a vu, à perfectionner sa sagesse. On peut donc reformuler l’itinéraire esquissé dans ces deux extraits en disant que Salomon, s’étant rendu impur par la fréquentation des femmes étrangères, avait dû faire pénitence (teshuvah) à travers l’écriture du Cantique, qui lui aurait permis de s’unir à nouveau à Dieu. A cette repentance et à cette réunification aurait fait écho le renversement de la situation que son péché avait déterminé, à savoir la prééminence de la dimension du Jugement sur celle de la Miséricorde. Au Cantique semble ainsi être confiée la tâche de rediriger vers Dieu, dans un élan à la fois purificateur et unificateur, tous les éléments controversés qui ont caractérisé l’existence de Salomon32. Shir d’amour, shir de réconciliation qui dessine le retour de l’âme pénitente vers Dieu, le Cantique remplit dans la lecture d’Alemanno des fonctions analogues à celles que Juda, dans la Complainte, assigne à son propre shir, c’est-à-dire, croyons-nous, aux Dialogues. La fonction réparatrice du Cantique et les traits du pénitent attribués à la personnalité de son auteur caractérisent également l’interprétation de l’itinéraire de Salomon proposée par Isaac Abravanel dans son commentaire du livre des Rois. Tout comme Alemanno, Isaac est d’avis que le contact avec les femmes et les divinités appartenant à d’autres peuples avait rendu le roi plus faible et moins sage. Dans les dernières années de sa vie, Salomon s’était en effet consacré à bâtir des autels consacrés au culte des divinités étrangères, afin de satisfaire aux désirs de ses concubines moabites et ammonites. A cette époque, la okhmah que Dieu lui avait octroyée l’abandonne progressivement : ‘Tu verras encore’ (Ez. 8, 6)33 que dans sa vieillesse tout lui fut enlevé, à savoir la sagesse et l’intelligence qui étaient dans son cœur : le texte
32 Dans un passage où il n’est pas question du Cantique, Alemanno décrit l’action de la sagesse ( okhmah) de Salomon comme étant capable de réunifier les deux sefirot Yesod (Fondement) et Malkhut (Royaume) en libérant cette dernière des « forces impures » qui l’avaient envahie : cf. Yohanan Alemanno, Shir ha-ma‘alot, cit., p. 442. On se souviendra des interprétations du Cantique élaborées par Moshe de Léon et Menaem da Recanati (cf. supra, p. 180–181) ainsi que de l’allusion aux Dialogues comme shir yedidot et shir ‘agavi examinée auparavant. 33 Cette allusion au texte biblique n’est pas anodine, et il convient de citer le verset en entier : « Et il me dit : ‘Fils de l’homme, vois-tu ce qu’ils font, les grandes abominations que la maison d’Israël commet ici pour que je m’éloigne de mon sanctuaire ? Et tu verras encore d’autres grandes abominations’ ». En recourant à une pratique intertextuelle assez courante chez les auteurs juifs, Isaac évoque par cette citation les idoles impures et les cultes pour les divinités étrangères qui causèrent la déchéance
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dit explicitement que ‘c’est au temps de sa vieillesse que les femmes de Salomon entraînèrent son cœur’ (1Rois 11, 4) et il n’y a ni sagesse, ni intelligence ni conseil à l’égard des ‘femmes [qui] tissaient des pavillons pour Achêra’ (2Rois 23, 7). L’on ne discute pas d’un savant qui a chancelé à cause de la force de ses doutes ; mais [le fait est que] des femmes faibles d’esprit le dominèrent et lui égarèrent le cœur. Il fut privé de la connaissance des choses naturelles, qui apprend à l’homme à ne pas s’égarer derrière les femmes, d’autant plus dans la vieillesse, car elles affaiblissent ; et [il fut privé de] la science astrologique, car il ne comprenait plus son avenir [’a arito] et il ne connaissait pas ce qui en découlait. Il fut également privé de la véritable connaissance de Dieu, après avoir permis à ses femmes le culte étranger [‘avodah zarah] dans sa maison et dans ses palais34. Et il fut privé de la connaissance politique, s’étant égaré derrière les femmes, une attitude qu’il avait reprochée vivement aux hommes. [Enfin] il fut privé de la crainte de Dieu et du guide de la Torah, et comme le dit le prophète, ‘Ils ont traité avec dédain la parole de l’Eternel : en quoi consiste donc leur sagesse?’ ( Jér. 8, 9) (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 552).
A la décadence morale et aux sympathies idolâtres qui caractérisent les dernières années de Salomon, Isaac fait correspondre la perte de toutes les connaissances dont se compose la légendaire okhmah du roi. Quoique le rapport ne soit pas clairement explicité, le contraste entre les femmes « faibles d’esprit » et le roi jadis savant, mais désormais dépourvu de toutes ses capacités, évoque l’appropriation de la sagesse juive par des étrangers. D’ailleurs, Isaac explique dans un autre passage du commentaire que l’un des péchés de Salomon aurait été la divulgation d’un savoir réservé aux Juifs : épris d’une passion funeste pour ses femmes, le roi leur avait appris comment faire descendre sur terre les épanchements (shefa‘ot) provenant des guides supérieurs (hanehagot ha-‘elyonim)—alors qu’il aurait dû mettre cette capacité uniquement au service du peuple d’Israël35. Les concubines se servaient en
sapientielle et religieuse de Salomon ; ceux-ci sont en effet le sujet du chapitre VII du livre d’Ezéchiel, qui s’ouvre par le verset cité dans le commentaire. 34 Littéralement « châteaux »—un anachronisme par rapport au récit biblique. Je remercie le Prof. Pier Giorgio Borbone pour avoir attiré mon attention sur cette nuance de style. 35 « Bien qu’il eût [atteint] tout cela [i.e. la connaissance des intellects séparés] de façon miraculeuse dans les jours de sa jeunesse lorsque le Seigneur se manifesta à lui sur le Gabaon, il ne se servit pas de cela [à cette époque-là]—à savoir de la descente de l’épanchement divin sur les intellects séparés [et] sur leurs peuples—mais il le fit seulement dans sa vieillesse, car, pour amour des femmes égyptiennes, moabites et des autres peuples ‘son cœur s’égara’ , non pas dans la pratique du culte étranger—Dieu nous en garde !—mais seulement en ce sens qu’il leur enseignait comment pratiquer
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effet des pratiques théurgiques et des cultes appris de manière à obtenir de leurs divinités des bénéfices pour leurs nations et pour leurs familles36. A la fin de sa vie, Salomon perd donc toute son autorité sapientielle et religieuse, ainsi que le pouvoir politique et la richesse. Et pourtant, nous dit Abravanel, l’Ecriture nous assure qu’il « s’endormit avec ses pères et fut enseveli dans la Cité de David, son père » (1Rois 11, 43). Afin de résoudre ce nœud exégétique, Isaac soutient que, avant de mourir, Salomon aurait fait sa teshuva et que ce fut grâce à cela qu’il obtint le pardon (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 478). Il affirme aussi, de manière plus explicite que ne l’avait fait Alemanno, que le témoignage de ce repentir est à rechercher dans ses écrits, et tout particulièrement dans les Proverbes et le Cantique. Alors que le premier met en garde le savant contre la « femme étrangère », dans le deuxième prend forme un itinéraire plus complexe. Le Cantique représente en effet un shir d’amour pour le Dieu d’Israël, où Salomon regretterait sa familiarité avec les concubines, les servantes et les reines des autres peuples et réaffirmerait sa fidélité au Dieu qui guide le peuple d’Israël. Dans la lecture d’Abravanel, l’opposition entre les concubines, les reines et les servantes et la « colombe » et la « parfaite » ferait allusion au décalage qui sépare les « guides » ou « ministres » préposés aux autres peuples et la providence particulière de Dieu qui accompagne Israël. Ayant connu ces divinités étrangères au point de réaliser pour elles des shirim capables de véhiculer leurs épanchements dans le monde inférieur, Salomon s’était donc rendu impur. C’est par la rédaction du Cantique qu’il cherchera ainsi à se faire pardonner et à retrouver sa perfection spirituelle : Dans la science [ okhmah] des intellects séparés, Salomon avait fait beaucoup de chants [shirim], comme il est dit « Il composa [. . .] mille cinq
les cultes de leurs divinités. Et en vérité le péché de Salomon fut d’avoir laissé les femmes pratiquer leurs cultes dans la terre élue en face de Jérusalem, afin que chacune d’entre elles fît descendre l’épanchement divin sur elle-même et sur sa famille [. . .]. Et ainsi, puisque Salomon leur avait appris la loi [mishpa ] des divinités de leurs terres, sa recherche s’était éloignée du Nom, béni-soit-Il, car il avait détourné son cœur de Dieu. Et il s’appliqua à ces choses étrangères qui sont en dehors des sentiers de la Torah divine » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 475). D’après certaines conceptions cabalistiques, Salomon était en effet capable de faire descendre les influences de la sefirah Malkhut sur toutes les nations : voir par exemple Joseph Giqatilla, Sha‘arey ’orah, 2 vol., éd. Y. Ben Shlomo, Jérusalem, Mossad Bialiq, 1996 [3 éd.], t. I, p. 68–69. 36 Pour Isaac, cette infraction est d’autant plus grave que les femmes étaient des prosélytes, et résidaient devant Jérusalem, à savoir dans la ville que le Dieu d’Israël avait choisie pour demeure : cf. Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 546.
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poésies » (1Rois 5, 12), que l’on a interprété comme « cinq mille », car il était d’usage chez les anciens de parler de questions divines à la manière d’un chant [shir], et il semble que Salomon ait composé ce grand nombre de chants pour les princes [sarim] supérieurs, pour chacun d’entre eux individuellement, selon la manière dont chacun d’entre eux guide un peuple parmi d’autres et selon son culte spécifique ; mais il avait composé le livre du Cantique des Cantiques tout spécialement pour le guide [hanehagah] divin qui veille sur la communauté d’Israël [knesset Israël ] 37, et à cause de cela il est dit « Tous les chants [shirim] sont saints, mais le Cantique est le plus saint » (Mishnah Yadayim, 3, 5), étant donné que les autres shirim que Salomon avait faits étaient tous pour les anges saints, mais le Shir ha-shirim était spécialement pour Dieu, béni soit-Il, qui est le plus saint de tous. Et puisque la connaissance de Salomon portait sur les intellects séparés et sur la manière dont ils se conduisent, il arriva à connaître les manières, les moyens et les préparations nécessaires pour faire descendre l’épanchement de chacun des intellects sur son peuple et sur sa terre38 [. . .]. Et peut-être est-ce sur ces choses-ci que portaient les shirim qu’il composa pour eux [les intellects séparés] ; et bien que Salomon obtînt tout cela de manière miraculeuse dans sa jeunesse, quand Dieu lui était apparu sur le Gabaon, c’est seulement dans sa vieillesse qu’il eut recours à la capacité de faire descendre l’épanchement des intellects séparés sur les peuples. C’est alors que les femmes égyptiennes, moabites et des autres peuples qu’il aimait égarèrent son cœur (1Rois 11, 4), non pas au point qu’il s’adonnât au culte étranger—loin de là—mais seulement en tant qu’il avait appris [aux femmes] la manière de pratiquer leur culte [. . .]. Et c’est en cela qui réside le péché de Salomon [. . .]. Il s’en excusa dans le Cantique des Cantiques en disant : « Les reines sont au nombre de soixante, les concubines de quatre-vingts, et innombrables sont les jeunes filles. Mais unique est ma colombe, mon amie accomplie » (Cant. 6, 8–9) ; c’est à dire que les guides supérieurs sont nombreux, de différents degrés et ramifiés l’un sur l’autre et les plus élevés sont appelés « reines » et les autres « concubines » et « servantes » selon les espèces de leurs sousdivisions et de leurs conduites ; et il disait que, comme il avait obtenu la connaissance de tous et qu’il avait fait descendre l’épanchement de ceux-ci vers leur peuples, son cœur n’était pas parfait et pur [tamim],
37 Moshe Idel propose de lire dans ces lignes une référence à la sefirah Malkhut, qui représente la présence de Dieu sur terre et son lien privilégié avec le peuple d’Israël : cf. M. Idel, « Magical and Neoplatonic Interepretations », cit., p. 237, note 157. 38 L’idée que chaque peuple et chaque terre sont sous la protection d’un ange, alors que les Juifs et la terre d’Israël sont gouvernés directement par Dieu, se trouve déjà dans la littérature midrashique et revient aussi dans des textes cabalistiques. Voir par exemple ce passage du Zohar : « ‘C’est vers ma terre et vers ma parenté que tu iras’ (Gen. 24, 4). ‘Ma terre’ c’est la Terre sainte, qui est la première de toutes les terres et qui est à Lui, alors que toutes les autres terres appartiennent aux autres intendants [i.e. les anges] » (Zohar, I, 181b ; voir aussi le commentaire de Charles Mopsik à ce passage dans Zohar. Genèse. Tome III, cit., p. 91 note 43).
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chapitre viii mais [qu’il l’aurait été] uniquement avec le guide divin, et à cause de cela il dit « Mais unique est ma colombe, mon amie accomplie » (Cant. 6, 9) ; et c’est peut-être pour cela que parmi tous les chants que composa Salomon on ne trouve chez nous que le Cantique, qui fut ajouté aux livres saints, car il parle de la providence particulière de Dieu, béni soit-Il pour le peuple d’Israël (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 475–476).
Ce passage est riche d’implications et mériterait sans doute une analyse plus détaillée. Nous nous bornerons à repérer la présence de conceptions particulièrement intéressantes concernant la fonction et les caractéristiques des shirim composés par Salomon. Ces shirim avaient un caractère allégorique, étaient adressés aux « ministres supérieurs »—identifiés aux divinités étrangères—et pouvaient véhiculer les épanchements de ceux-ci sur le monde d’ici-bas. Le Cantique présente toutes ces caractéristiques, à une différence près : il est adressé au Dieu d’Israël, afin d’obtenir le pardon pour le contact avec les autres dieux39. Dernier shir rédigé par Salomon et œuvre de teshuvah, il exprime la repentance du roi et sa réappropriation d’une dimension spirituelle parfaite, que le contact avec les femmes des autres peuples et leurs divinités avait altérée40. Bien qu’au Cantique ne soit pas
39 Signalons au passage que la lignée davidique a souvent été associée à l’usage théurgique du « chant » qui semble émerger dans le commentaire d’Isaac. D’après un topos que l’on retrouve par exemple chez Meir ibn Gabbay et chez Moshe de Rieti, les chants et la musique de David auraient eu le pouvoir d’apprivoiser le visage négatif de Malkhut : voir R. Goetschel, Meir ibn Gabbay, cit., p. 397 ; sur da Rieti, cf. A. Guetta, « Ya‘ar ha-Levanon, ou la quête de la connaissance perdue », cit., p. 98. Si les cabalistes attribuent à la lignée davidique ce pouvoir vis-à-vis de Malkhut, c’est d’ailleurs à cause du fait que ses représentants se sont unis avec des femmes étrangères et sont, par conséquent, capables de maîtriser le côté négatif du féminin : « R. Ochaya dit : Viens et voie d’après l’arbre de la connaissance du bien et du mal. La lignée de David s’apparente à l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Bien du côté des pères, mal du côté des mères qui provenaient des nations. Néanmoins elles ne sont pas issues de leurs effronteries. Dès que Eléazar bar Yossi entendit ce discours, il approcha de lui et lui donna un baiser sur la tête. R. Hasdaï dit : Ruth relève de la pudeur qui était [dans les nations] et elle entra sous les ailes de la Shekhinah, d’elle David sortit. Les rois et la royauté doivent nécessairement venir de la lignée de David, afin qu’ils soient à la fois cléments et cruels. Cléments du côté du père et cruels du côté de la mère. Et l’un et l’autre doivent être comme un. C’est pourquoi la lignée de David est vindicative et rancunière à l’égard des nations et clémente envers les israélites » (Zohar adash, 78b–79a) ; voir aussi Zohar, I, 111a. Il est à peine nécessaire de rappeler les analogies avec la configuration des Dialogues que nous avons mis en lumière dans les chapitres précédents. 40 Cette lecture se retrouve par exemple dans le commentaire de Malbin (1801– 1889), figure complexe de l’orthodoxie juive du XIXe siècle, qui considère le Cantique comme un chant d’expiation que Salomon aurait rédigé pour se faire pardonner l’immersion dans le sensible dont témoigne le Qohélet : cf. Meïr Leibusch Malbin,
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attribué de manière explicite une fonction réparatrice vis-à-vis du « guide » supérieur auquel il s’adresse, et qu’il faut sans doute assimiler à la sefirah Malkhut, sa réalisation entraîne la restauration de la capacité réceptive de Salomon et le pardon pour les transgressions qu’il aurait commises. 5. Le symbolisme du Temple dans la Complainte L’association du shir avec l’offrande sacrificielle évoque aussi le Temple, et peut renvoyer par là au sort de la dynastie davidique41. Cet arrièreplan ressort notamment dans la partie conclusive du poème, qui suit immédiatement le passage sur le shir et la min ah que l’on a commenté. Dans ces derniers vers, Juda songe à la contemplation de Sion, dans une vision de paix qui est à la fois personnelle et universelle : Qu’il me montre la gloire [ yaqar] de Sion et sa beauté dans la splendeur de la Royauté [hod malkhut ] (1Chr. 29, 25) et là [seront] les ailes ouvertes des chérubins, et unies sur son sommet les deux lumières [’urim], le fils de David et Elie et [il n’y aura pas] ennemis ni outrages pour les générations, ni l’Arabe jamais plus y campera (Is. 13, 20).
Cette conclusion est emprunte d’un symbolisme cabalistique et salomonien aussi bien que d’une tension ouvertement messianique dont témoignent notamment les allusions à Sion, au fils de David et au prophète Elie. Le retour de l’aîné entraînerait ainsi la reconstitution de l’unité—Sion échappant à la profanation par l’étranger, les deux chérubins aux ailes déployées—où toute cassure serait abolie tandis que s’instaurerait une nouvelle harmonie entre Juda et Dieu. Ici, le plan historique, le plan théosophique et le plan individuel se superposent et s’entremêlent étroitement42.
Cantiques de l’âme (Chirei ha-néfech), traduit de l’hébreu, annoté et présenté par J. Darmon, Lagrasse, Verdier, 2009, p. 45–46. 41 Il est intéressant de remarquer que le symbolisme du Temple et des sacrifices, ainsi que la fonction théurgique qu’ils revêtaient, était au centre de la réflexion de certains auteurs juifs de la Renaissance, parmi lesquels Alemanno, Isaac Abravanel et Yeiel Nissim de Pise : voir M. Idel, « The Magical and Neoplatonic Interpretations », cit., p. 45–62. 42 Le motif des chérubins est déjà présent dans la littérature talmudique, et a ensuite été repris par les cabalistes pour indiquer l’harmonie entre les aspects féminins et masculins qui composent la structure intradivine—et en particulier entre la sefirah
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chapitre viii
Quelques considérations sur la période et le contexte dans lesquels Juda écrit son élégie peuvent éclairer cet épilogue pseudo-messianique, sur lequel les interprètes ne se sont pas véritablement penchés. Sans vouloir leur accorder une valeur décisive, il nous paraît important d’évoquer certaines circonstances historiques qui entourèrent la rédaction de ce poème. Les premières années du XVIe siècle semblent tout particulièrement significatives pour les Abravanel. Dans son commentaire sur Daniel, Isaac avait fixé le commencement de l’époque messianique en 1503–1504, l’année même où Juda rédige la Complainte, et la famille se mobilise pour prendre contact avec l’enfant converti et resté au Portugal. La conclusion du poème semblerait donc être en rapport à la fois avec la recomposition de l’unité familiale et les perspectives messianiques préfigurées par Isaac. Puisqu’ils se considéraient comme appartenant à la lignée de David, les Abravanel estimaient sans doute jouer un rôle de premier plan dans le rétablissement de la maison royale d’Israël ; ainsi, à moins de supposer que Juda n’accordait aucune importance aux considérations de son père, il semble vraisemblable que, pour lui, les retrouvailles avec son fils et les perspectives ouvertes par l’avènement des temps messianiques ne constituaient pas deux éléments complètement distincts. Cette lecture renvoie également à la fonction eschatologique qu’Isaac Abravanel attribuait au retour des conversos au judaïsme : ce retour était en effet à la fois une condition essentielle de la pleine réalisation des espérances messianiques et le signe de leur avènement43. Pourtant, rien ne nous autorise à croire que Juda ait finalement retrouvé son fils; il semble même assez probable qu’il ne le revit jamais. L’épilogue ambigu des Dialogues pourrait ainsi renvoyer, entre autres, à cette dimension biographique ; si, pour Juda, la continuité de
de la rigueur et celle de la miséricorde : cf. M. Idel, La Cabale. Nouvelles perspectives, cit., p. 262–275. 43 Cf. E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 130. Abravanel s’adresse à la fois aux Juifs et aux conversos, pour les exhorter à ne pas perdre la foi dans la rédemption : cf. Y. Baer, « Le mouvement messianique en Espagne pendant l’Inquisition » [en hébreu], Sion 5 (1934), p. 71 ; d’après Netanyahu il ne viserait, parmi les convertis, que les anusim, ceux qui ont été obligés par la force. Sur la question, voir R. Ben Shalom, « The Converso as Subversive : Jewish Traditions or Christian Libel ? », Journal of Jewish Studies, 50 (1999), p. 259–283. Voir aussi : S. Regev, « The Attitude towards the Conversos in 15th–16th Century Jewish Thought », Revue des Etudes Juives, 156 (1997), p. 117–134 et A. Meyuhas Ginio, « Self-Perception and Images of the Judeoconversos in Fifteenth-Century Spain and Portugal », Tel Aviver Jahrbuch für deutsche Geschichte, 22 (1993), p. 127–152.
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la tradition sapientielle constitue une condition sine qua non de son propre achèvement spirituel, alors la rupture de cette continuité ne peut que représenter un obstacle, dont l’ajournement perpétuel de l’union entre Philon et Sophie serait en quelque sorte l’expression sur le plan littéraire. On pourrait ainsi tracer un parallèle suggestif, bien que problématique, entre le fait que l’enfant restera chrétien et ne rejoindra pas la famille d’origine, et l’issue de la rencontre entre les deux personnages des Dialogues. Dans les deux cas, nous sommes confrontés à une fracture non réduite, à une réintégration inachevée. Malgré l’amour et l’action pédagogique de Philon, Sophie ne s’unira jamais à lui, et son appartenance religieuse continuera d’être ambigüe jusqu’au bout ; de la même manière, malgré les efforts déployés par son père, le jeune Isaac ne retrouvera pas sa famille et la transmission de la sagesse familiale restera, à jamais, suspendue. Les conséquences de cette rupture sont longuement évoquées dans la Complainte, comme on va le voir à présent. 6. Une sagesse sans héritier : transmission intergénérationnelle et perfection de l’âme Si on les interprète, à la lumière de la Complainte, comme un chant et une offrande de repentance, les Dialogues expriment l’exigence, manifestée par Juda, de parfaire son âme en vue de réaliser l’union avec la divinité. Mais cette perfection relève aussi d’une condition concrète : elle dépend en définitive de la possibilité d’inscrire sa propre activité intellectuelle dans un processus de transmission intergénérationnelle. Conformément à une conception partagée par d’autres auteurs juifs, l’éloignement du fils aîné est en effet considéré par Juda non seulement comme un événement douloureux, mais aussi comme un obstacle qui l’empêche d’accomplir son parcours sapientiel. Il n’est pas difficile de déceler dans le poème les traces de cette conception. L’importance accordée à la continuité familiale est déjà annoncée dans les réflexions sur la question du prénom de l’enfant. Juda avait appelé son fils Isaac, comme son propre père, d’après une pratique courante chez les Abravanel ainsi que chez beaucoup d’autres familles juives. Suite au baptême, ce « bon » prénom avait été changé : L’aîné, je l’ai appelé Isaac Abravanel, Du nom du rocher dont j’ai été extrait,
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chapitre viii Du nom de son grand-père, Ce grand en Israël, ce descendant de Jessé Qui est la lumière de l’Occident, Et cet enfant m’avait paru dès la naissance capable d’accueillir Dans son cœur l’intelligence, et le meilleur de ses ancêtres et de moi-même44. [. . .] Et fut pris ce qui est cher à mon âme et fut changé Son prénom bon, comme le rocher dont j’ai été extrait45.
L’enfant est ici considéré comme le réceptacle potentiel de l’activité d’étude et de méditation pratiquée par les générations qui l’ont précédé. Il est rattaché à l’âme de Juda et à celles de ses ancêtres, descendants de Jessé : son prénom est la garantie de l’inscription dans la chaîne de transmission familiale. L’attribution d’un autre prénom suite à la conversion marque alors, pour l’enfant, l’impossibilité de recevoir l’ « héritage des pères »46. Juda insiste d’ailleurs sur la spécificité de ce legs, identifié à une sagesse ( okhmah) pseudo-prophétique qui reviendrait de droit aux membres de la famille :
44 Complainte, v. 41–46. L’intertexte biblique est ici Is. 51, 1. A l’aîné a été donné le nom d’Isaac qui est, d’après ce que Juda dit, tiré de la même carrière (ma tsavah). L’assignation au premier né du prénom de son père Isaac est l’acte qui permet à Juda de tirer du rocher familial une nouvelle âme individuelle. Cette pratique affirme une fois de plus la cohésion intergénérationnelle de la famille : cf. S. D. Goiten, A Mediterranean Society. Vol. III : the Family, University of California Press, 1978, p. 1–8. Le terme ma tsavah apparaît de façon récurrente dans la littérature cabalistique pour indiquer symboliquement le lieu d’où les âmes proviennent : « Que tes vêtements soient toujours blanc, et que l’huile ne manque pas sur ta tête (Qoh. 8, 9). Ce sont les vêtements sacrés, les vêtements du prêtre pour officier, pour unir l’âme au lieu de son origine [ma tsavah] » (Sefer Temunah [Livre de la figure], Lemberg, 1883, p. 1a). 45 Complainte, v. 81–82. Les règles onomastiques étaient aussi des indicateurs de l’appartenance à l’aristocratie, notamment pour ce qui est du passage du nom du grand-père au petit-fils : cf. E. Gutwirth, « Lineage in XVth c. Hispano-Jewish thought », cit. Sur l’importance du « bon prénom », voir TB, Berakot 17a. Etre nommé d’une certaine manière est un signe de l’identité religieuse au point que, parmi les Juifs, on pouvait parfois changer le prénom de celui qui s’était converti au christianisme, en lui donnant un nouveau prénom exécrable, sur le modèle de Jésus et de Pierre, nommés l’un et l’autre amor (« âne ») : cf. R. Ben Shalom, « The Converso as Subversive », cit., p. 271. 46 Héritage des pères (Na alat ’Avot en hébreu) est le titre d’un commentaire d’Isaac Abravanel au Pirkey ’Avot publié à Constantinople en 1505. L’ouvrage, préfacé par un poème de Juda, est dédié au deuxième fils d’Isaac, Samuel. Dans son poème introductif, Juda souligne le motif de la transmission intergénérationnelle : « Il [i.e. Isaac] laissa en héritage la gloire des pères aux fils/Et c’est pour cela qu’il me donna le nom Héritage des pères » ( Juda Abravanel, Poèmes qui composa le sage R. Juda Abravanel fils du célèbre auteur sur le livre « Héritage des pères » : Paroles du livre, dans Dialoghi, éd. Gebhardt, Die hebraïschen Gedichte, p. 18).
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Je vais m’adresser maintenant à mon unique enfant Pour qu’il ne soit plus la cause de mon chagrin : Mon aîné, prête attention [sym levavekha]47, saches que tu es fils de sages [ben akhamim], qui sont savants comme un prophète. Et la sagesse [ okhmah] est à toi en héritage48.
Souvent appelé yadid, dans le poème l’enfant est le destinataire et l’interprète privilégié d’une okhmah « familiale » dont nous avons esquissé les contours en faisant référence à la production philosophique de Juda et de son père49. La fracture à la fois symbolique et réelle occasionnée par sa conversion retentit ainsi sur la condition de ses proches, et notamment de Juda. La partie centrale de la Complainte, qui s’adresse directement au jeune Isaac, est entièrement consacrée à la description des effets que l’interruption de la chaîne familiale a provoqués sur l’âme de Juda et au sort réservé aux fruits de sa spéculation : A qui transmettrai-je la grande quantité de mes connaissances ? A qui donnerai-je mon vin à boire ? Qui goûtera après ma mort Le fruit de ma foi [dati ]50 et de mes écrits ? Qui comprendra les connaissances cachées dans les livres Rédigés par mon père, mon pilier ? Qui puisera, assoiffé, aux eaux de sa source ? Qui boira dans ma terre desséchée (Is. 25, 5) ? Qui recueillera délicatement les fleurs de mon jeune arbre et taillera et ébranchera l’arbre de ma connaissance (Cant. 5, 1) ? Qui aura la force de tresser la trame de mes œuvres afin de la parachever ? Et qui, quand je serai mort [. . .],
47 L’expression fait écho à un passage d’Ezéchiel portant sur la construction du Temple : « L’Eternel me dit : ‘Fils de l’homme, applique ton attention, vois de tes yeux, et écoute de tes oreilles tout ce que je vais te dire touchant les ordonnances de la maison de l’Eternel et toutes ses lois ; dirige ton attention sur l’accès de l’édifice ainsi que sur toutes les issues du Sanctuaire » (Ez. 44, 5). 48 Complainte, vv. 177–181. 49 On remarquera que la situation implique une homonymie avec les noms des deux interlocuteurs des Dialogues dans l’une des versions hébraïques examinées plus haut (voir supra, p. 125–130) : existe-t-il un rapport entre le yadid fils de Juda appelé à la quête de la okhmah dans la Complainte, et la confrontation entre Philon ( yadid/ Yedidyah) et Sophie ( okhmah) dans les Dialogues ? On ne se risquera pas à répondre par l’affirmative, mais le parallèle est suggestif. 50 La transmission d’une identité religieuse juive est en effet compromise par le baptême et l’éloignement du fils.
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chapitre viii Chevauchera ma mule51 (1Rois 1, 38) et conduira mon char ? Toi seul, bien-aimé [yadid] de mon âme, mon héritier52.
Dans ces vers, il est question d’une transmission qui se réalise par la lecture et l’interprétation des textes des ancêtres. Ainsi, au jeune Isaac serait revenue la tâche d’« ébrancher l’arbre de la connaissance » de Juda et de « tresser la trame de ses œuvres afin de la parachever ». Par son activité poétique et philosophique, Juda s’est acquitté de ce devoir envers la okhmah de son père ; les poèmes qu’il consacre aux ouvrages d’Isaac, ainsi que la relecture de la figure salomonienne qu’il réalise dans les Dialogues, remplissent précisément cette fonction. Mais la christianisation de son fils change la donne : retranchée d’une continuité exégétique que seule la présence d’un héritier peut assurer, l’œuvre de Juda semble privée de son destinataire idéal et livrée à un sort incertain. Dans la Complainte, il est également question de l’implication de Juda dans l’avènement de cette fracture familiale et dans les tentatives pour la réparer. De ce point de vue, l’âge du jeune Isaac au moment de la rédaction de la Complainte est significatif. En 1503, il a en effet douze ans, et jusqu’à treize ans—âge traditionnel de la majorité juridique et religieuse—un Juif n’est pas directement responsable de ses actions, mais subit au contraire les conséquences négatives ou positives du comportement paternel53. Ainsi, les agissements de Juda peuvent encore avoir une influence sur le destin de son fils. En effet, les accusations
51 L’expression fait allusion au voyage sur la mule de David qui précède le couronnement de Salomon : « Le pontife Çadok, le prophète Nathan et Benaîahou, fils de Joïada, descendirent, avec les Kerythi et Pelêthi, firent monter Salomon sur la mule du roi David, et le conduisirent vers le Ghihôn » (1Rois 1, 38). Il s’agit ici sans doute d’une allusion à la prétendue ascendance davidique des Abravanel. 52 Complainte, vv. 193–200. Le thème de la transmission de la sagesse est présent dans Qoh. 2, 18–19 (« Je finis aussi par détester tout le labeur auquel je m’étais adonné sous le soleil, et dont je dois laisser les fruits à quelqu’un qui me succédera. Or, qui sait s’il sera sage ou sot ? Et pourtant il sera maître de tout ce que j’aurai acquis sous le soleil par mon travail et mon ingéniosité ») ; Joseph ibn Kaspi cite ces deux versets dans son commentaire à 1Rois 11, 1, qui fait allusion au souci de Salomon concernant sa descendance—fruit d’un rapport interdit avec la moabite Na‘amah : cf. Mikra’ot Gedolot Haketer, KingsI&II, cit., p. 83. Selon cette interprétation, dans le verset de Qohélet, Salomon exprimerait de l’inquiétude sur le sort de sa sagesse, qu’un successeur peu fiable devra recevoir en héritage. 53 Cf. Yal. Ruth, 600. Une conception analogue se trouve chez Maïmonide, qui définit la condition du pécheur et les manières dont le pénitent (ba‘al teshuvah) peut obtenir le pardon : cf. Maimonide, Ritorno a Dio. Norme sulla teshuvà, Florence, Giuntina, 2004, p. 67.
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qu’il dirige centre lui-même ne semblent pas circonstancielles et rhétoriques. Il regrette son propre comportement et sa conduite, dans la mesure où ils ont provoqué la conversion—ou l’ont, du moins, rendue possible—et se considère non seulement comme une victime, mais même comme un complice involontaire de l’événement : Il a douze ans déjà54 et depuis je ne l’ai plus revu, A cause du péché de mes profits55 et de mes dettes56 : Je pleure et je m’emporte contre moi Et ma complainte [telunati] et mes accusations son contre mon âme57.
Pour pouvoir retrouver son fils, Juda promet, on l’a vu, la réalisation du shir sur l’amour que nous avons évoqué, et invoque l’aide de Dieu afin de modifier le cours que les choses ont pris à cause de son comportement : Que [Dieu] illumine les ténèbres de mon esprit [rua ] Et, par l’abondance de sa grâce [ esed], pose mes pas sur une [voie] plane (Is. 42,16).
54 Douze ans est également un âge important pour la maison de David : une bonne partie de la tradition rabbinique s’accorde à dire que Salomon serait monté au trône à cet âge : cf. Seder ‘olam 14; cf. aussi les textes cités dans L. Ginzberg, Les légendes des Juifs. Josué, les Juges, Samuel et Saül, David, Salomon, cit., p. 226. 55 Juda utilise le terme de betsa‘a, qui dans la Bible a toujours une signification négative et qui est souvent associé au comportement immoral du peuple d’Israël : cf. par exemple Jér. 8, 10 ; Ps. 119, 36. 56 Ici aussi la terminologie n’est pas anodine, car l’accumulation d’une dette ( ov), selon la tradition juive, est une condition qui caractérise le pécheur. Ainsi, dans les Dialogues, Philon aurait au départ une dette (debito) envers Sophie (Dialogues, p. 124–125) ; mais à la fin du dialogue, lorsqu’il a parcouru avec l’aimée le cursus studiorum promis, on assiste à un renversement des rôles, car Philon se considère alors comme le créditeur de Sophie (Dialogues, p. 497) ; en d’autres termes, si les Dialogues sont un texte de repentance, Philon aurait payé sa dette à la fin du troisième dialogue, et attend seulement que Sophie lui montre le « visage de la miséricorde » et non « celui du jugement » . Dans son dictionnaire hébreu-latin, Elie Lévite signale que l’équivalent italien du mot ov est précisement « debito ( » )דיביטו: cf. Opusculum recens hebraicum, cit., s. v. « ov ». 57 Complainte, vv. 83–86. C’est l’âme de Juda qui va être jugée, car ses fautes ont entrané la situation actuelle. Sur ces vers, voir les remarques de Y. Yahalom dans « Réactions à l’expulsion des Sépharades et aux conversions forcées dans la poétique des exilés » [en hébreu], dans Jews and Conversos at the Time of the Expulsion, éd. Y. T. Assis et Y. Kaplan, Jérusalem, Shazar Center, 1999, p. 273–286 : 277 ; Yahalom renvoie au chagrin de Jacob vis-à-vis de la disparition de Joseph et mentionne un passage parallèle dans l’œuvre d’Abraham Saba, qui avait lui aussi perdu des enfants au moment de la conversion.
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La Complainte introduit en définitive l’idée d’un parcours de repentance et de rapprochement à Dieu qui se développe par un double mouvement : au retour de Juda à une relation correcte avec la divinité correspondra le retour du fils à la maison paternelle58. Au vu de ces analyses, le baptême de l’aîné s’avère être beaucoup plus qu’une simple—quoique douloureuse—affaire privée. Pour Juda, le retour de l’enfant au judaïsme constitue une des conditions symboliques à remplir afin de rester au faîte de la hiérarchie intellectuelle et sociale du monde séfardite de l’époque. Les significations qu’il attribue à la relation parentale dans la Complainte semblent en effet dépasser la dimension purement affective pour atteindre le domaine de la recherche de la perfection spirituelle. Pour mieux comprendre cette conception, il faut garder à l’esprit que le judaïsme médiéval considérait le couple formé par le père et le fils comme une sorte d’unité dynamique, dont les membres s’influençaient réciproquement : les bonnes actions du parent étaient censées se répercuter sur l’enfant, même lorsque le comportement de celui-ci n’était pas louable ; elles pouvaient par conséquent contrebalancer ses défaillances59. Inversement, de même que l’imperfection de l’effet relève de l’imperfection de la cause, de même un défaut dans le caractère du fils signalait une défaillance dans la personnalité du père. Ce modèle était adopté chez certains philosophes juifs médiévaux pour expliquer, entre autres, les différents degrés de perfectionnement spirituel ou intellectuel des individus. Dans son Malmad ha-talmidim, Jacob Anatoli n’hésite pas à mettre en rapport l’émanation de Dieu sur l’intellect de l’homme avec la droiture de ses enfants. Selon lui, la surabondance de l’épanchement divin qui se répand ou se retire de l’individu affecte les descendants de celui-ci, qui bénéficient de la perfection du père ou pâtissent de sa
Les effets théurgiques et réparateurs de la repentance sont mis notamment en exergue dans la littérature cabalistique ; sur ce sujet voir notamment The Wisdom of the Zohar : An Anthology of Texts, cit., t. III, p. 1499–1527. 59 La tradition rabbinique soutient que les mérites des pères ont des conséquences sur la vie de leurs enfants : cf. M. Renaud, A cause des pères. Le ‘mérite des pères’ dans la tradition juive, Louvain, Peteers, 1997. La figure de David fournit un exemple de cette influence paternelle : c’est grâce à ses mérites que, malgré les péchés de son fils Salomon, la continuité dynastique de la maison royale peut être sauvegardée : cf. ibid., p. 227–238. Sur les rapports père-fils dans les familles juives en Italie au XVIe siècle et leur importance dans la formation des jeunes adultes voir L. Allegra, « Né machos né mammolette. La mascolinità degli ebrei italiani tra realtà e rappresentazioni », Genesis, 2/2 (2003), p. 125–156. 58
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déficience60. Dans cette perspective, l’émanation divine est complète uniquement si le destinataire est en mesure d’émaner à son tour sur un autre individu, et notamment sur son fils. Le manque de descendance est aussi considéré comme un signe de dégradation spirituelle dans les écrits des Juifs séfarades victimes de l’Expulsion : séparés de leurs enfants, traumatisés par la cassure des liens et la perte de repères sociofamiliaux, ces auteurs lisent dans l’absence de postérité à la fois le signe et la cause de leur faiblesse intellectuelle aussi bien qu’une menace pesant sur la survivance de leur âme après la mort61. Une conception similaire est d’ailleurs présente dans l’œuvre d’Isaac Abravanel, d’après qui le manque de descendance et l’infertilité sont le témoignage d’un défaut dans l’âme de l’individu ; Isaac soutient que l’âme de celui qui n’a pas d’enfants ne peut pas obtenir la vie éternelle62. La patrilinéarité reflète aussi, sur le plan de la transmission intergénérationnelle, la continuité des processus cosmiques et leur organisation63. La relation de Dieu au monde est en effet assimilée à une 60 « Le père véritablement bon soutient les études de ses enfants. Il se préoccupera de les guider sur le chemin de leur perfection jusqu’à ce qu’ils enseignent à leurs enfants et ainsi de suite, une génération après l’autre, de telle manière que son nom sera appelé sur eux pour toujours. En lui seront bénis les peuples de la terre, c’est-àdire [qu’ils seront bénis] à travers ce qu’ils ont appris de lui et de ses enfants. Cette bénédiction est la bénédiction du Seigneur, et nos efforts n’y ajoutent rien (Pr. 10, 22). Elle est l’émanation qui émane de Lui et l’homme qui obtient cette grande perfection sera heureux et se réjouira d’une joie éternelle (Is. 61, 7), car la gloire de Dieu descend de l’émanation au point d’émaner de lui sur les autres. Cela est un signe et un présage de sa plénitude et de sa perfection. Mais le akham ou le tsaddiq qui a enfanté un mécréant ou mis au monde un sot verra que l’émanation qu’il a reçue n’atteint pas la perfection, car elle n’émane pas de lui sur les autres et, en conséquent, il ne se réjouira pas » ( Ja’aqov Anatoli, Malmad ha-talmidim, II, p. 354–353 [sic]) ; l’imperfection des enfants et celle des parents sont en effet interdépendantes : « A chaque fois que les enfants sont défaillants, il n’y a pas de perfection chez le père » (ibid., p. 356) ; voir aussi ibid., p. 339 et p. 317–316 [sic]. 61 Cf. les considérations de J. Haker dans « Superbe et désespoir : l’existence sociale et spirituelle des Juifs ibériques dans l’Empire ottoman », Revue historique, 578 (1991), p. 261–293 : 292. 62 Voir le passage cité dans M. Idel, « Cabale et Prisca Theologia », cit., p. 76. Pour un point de vue analogue, voir ce qu’affirme Anatoli, qui polémique avec les mœurs ecclésiastiques : « Nos maîtres—que leur mémoire soit bénie—ont dit à propos de celui qui ne procrée pas que c’est comme s’il ‘diminuait la ressemblance’ (TB, Yebamot, 63b), car il est dit ‘Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance’ (Gen. 1, 26). Et non comme pensent les chrétiens, qui destinent une partie de leurs fils à mourir sans postérité [‘aririm], comme si Dieu haïssait l’espèce humaine, tandis qu’il la chérit entre toutes les autres espèces inférieures » ( Ja’aqov Anatoli, Malmad ha-talmidim, II, p. 99). 63 Dans la tradition cabalistique, la ressemblance entre l’homme et Dieu affirmée dans la Genèse a parfois été interprétée en un sens presque anthropomorphique : la divinité de l’homme résiderait non seulement dans sa composante intellectuelle, mais
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relation de parenté, et tout particulièrement au rapport d’un père à son fils64: tout comme la perfection du père dépend en partie de celle de son enfant, ainsi la divinité se révèle, sinon vulnérable, tout au moins sensible à la conduite des hommes ; sa condition relève en effet, bien que dans une proportion minime, de la manière dont les créatures reçoivent son influence. Cette idée est présente dans les Dialogues, où l’amour des pères pour les fils et des fils pour les pères sert à illustrer les structures fondamentales de l’univers et leur implication réciproque : Philon. Le simulacre de l’amour de Dieu aux inférieurs est l’amour du père charnel à ses enfants [l’amore del padre al figliuolo carnale], ou du maître au disciple qui est son spirituel fils : ou vraiment l’amour d’un vertueux ami à l’autre. Sophie. Comment cela? Il n’y a aucune similitude touchant le désir qu’a le père de jouir [fruire] toujours de son fils : et l’ami de son ami : car cela présuppose en l’amant un défaut (ce qui n’advient aucunement à Dieu) de perpétuelle jouissance [fruitione]. Philon. Bien qu’en ceci la comparaison n’ait lieu, si y a-t-il toutefois bonne similitude en ce que l’amour du père consiste à désirer au fils tout le bien qui lui défaut, en quoi le défaut est présupposé au fils aimé et non pas au père aimant : comme aussi le précepteur désire à son disciple la vertu et sapience défaillante, non audit précepteur, mais au disciple : ainsi peut-on dire que l’ami désire son ami être jouissant continuellement de l’heur qui lui défaut [e l’uno amico appetisce che la felicità, che manca a l’altro amico, che l’abbi e sempre la fruisca] (Dialogues, p. 296 ; Dialoghi, III, 31a–b).
aussi dans sa composante corporelle et tout spécialement dans sa capacité à procréer. Il s’agit d’une conception que Juda semble connaître, car il expose dans les Dialogues une vision analogue : « Philon. [. . .] Leur disant [aux hommes] qu’en ceci ils seront semblables aux dieux : c’est savoir en l’abondante génération ; car ainsi que Dieu, [. . .] et les ciels sont causes productives de leurs créatures inférieures, aussi l’homme, moyennant la continuation des méditations [ms. Ascoli Piceno 22, fol. 120r : dilettationi] charnelles viendrait à engendrer grande progénie [ prole] » (Dialoghi, III, 88b–89a). Adam et Eve seraient donc semblables à Dieu et aux êtres supérieurs en raison de leur capacité reproductive. Sur la présence des telles conceptions dans la cabale, cf. C. Mopsik, « Création et procréation : franchir les limites des corps de la Bible hébraïque à la mystique juive », dans Id., Le sexe des âmes : aléas de la différence sexuelle dans la cabale, Paris-Tel Aviv, L’éclat, 2003, p. 107–148 ; dans un autre contexte, Charles Mopsik analyse la position de Moshe de Léon, pour qui « l’homme continue l’œuvre divine, prolongeant en ce monde le processus créatif, dont il est un maillon conscient et libre », une idée qu’il met en rapport avec des motifs hermétiques—et notamment avec des motifs présents dans l’Asclépius : cf. C. Mopsik, Les grands textes, cit., p. 191–194. 64 L’idée est déjà dans le Bahir, qui utilise la métaphore de la relation entre père et fils pour exprimer le rapport existant entre l’action théurgique exercée d’en bas et la réponse qu’elle provoque en haut : cf. C. Mopsik, Les grands textes, cit., p. 114.
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Par conséquent, si l’union du supérieur et de l’inférieur n’a pas lieu, tous les deux en subiront les conséquences négatives : Philon. La cause donc aimant son effet, et le supérieur aimant son inferieur de qui il désire la perfection, tâche de l’unir avec soi pour le délivrer de l’imperfection et par ce moyen se laver et sauver soi-même de l’imputation du défaut [d’unirselo seco per liberarlo da difetto, perché liberando lui egli salva se stesso di mancamento e imperfettione]: tellement que, quand l’inférieur ne se vient à unir avec le supérieur, non seulement il demeure imparfait et malheureux, mais le même supérieur demeure taché du défaut de son excellente perfection : comme le père ayant un fils imparfait ne peut pas être un père heureux [che ‘l padre non può essere felice padre essendo il figliolo imperfetto]. Et pour ce que disaient les Anciens que le pécheur macule la divinité et l’offense, ainsi que le juste l’exalte (Dialogues, p. 224 ; Dialoghi, II, 68b)65.
La fracture entre le supérieur et l’inférieur, susceptible d’être réparée par l’amour, est expliquée dans ce passage par l’idée que le père ne saurait être parfait sans que son enfant ne le soit aussi ; parallèlement, on trouve dans la Complainte l’idée que la christianisation du fils de Juda a jeté une ombre sur l’âme de son père. Le traumatisme que la conversion de l’aîné a provoqué et la rupture que cet événement a occasionné dans la chaîne de transmission familiale se reflètent dans l’image que Juda donne de lui-même dans la Complainte : Juda s’y décrit en effet comme un savant dont l’âme n’a pas encore atteint degré le ultime de la perfection. 7. Un itinéraire inachevé : l’âme et le temps dans la Complainte et dans les Dialogues On a souvent insisté sur le caractère d’autocélébration du portrait que Juda dresse de lui-même dans le poème, en mettant en évidence à la
65 Voir aussi le passage suivant : « Philon. Je t’ai déjà dit que le défaut ou imperfection de l’ouvrage apporte une ombre de défaut en l’ouvrier, mais seulement en relation, et en ce qu’il est l’ouvrier de l’ouvrage : Donc peut-on dire ainsi que Dieu, aimant la perfection de sa créature, aime la perfection relative de son ouvrage, et que le défaut de l’opération lui donne une certaine ombre de défaut : mais étant icelui défaut effacé en l’ouvrage, la perfection d’icelui ouvrage référée à l’ouvrier ratifiera la perfection de l’ouvrier et de sa divine opération. Ce qui mouvait les Anciens à dire que le juste rend la splendeur divine parfaite, et qu’elle est par le méchant tachée » (Dialogues, p. 302). Moshe Idel voit dans cette conception un écho de la doctrine cabalistique selon laquelle l’individu peut affecter la condition de la divinité par son comportement : cf. M. Idel, « The Myth of the Androgyne », cit., p. 90.
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fois son antagonisme envers les intellectuels chrétiens et le lien qu’il revendique avec son père66. Pourtant, un élément essentiel semble avoir échappé aux lecteurs même les plus avertis. Dans la Complainte, Juda se décrit en effet comme un savant qui, bien que possédant une sagesse hors du commun, cherche encore à atteindre la véritable perfection. S’il affirme sans réticence l’ampleur de ses connaissances et la supériorité de sa sagesse par rapport à celle que possèdent ses contemporains chrétiens et juifs, il est tout à la fois conscient de ne pas avoir achevé sa recherche. A ce propos, l’autoportrait qu’il trace dans la partie centrale du poème est plutôt éloquent : Mes pensées s’y immergeaient profondément Et les savants d’Edom67 étaient à mes yeux des sauterelles : Je suis allé dans leurs écoles Et personne n’a réussi à se battre avec moi. Je triomphe sur celui qui me fait face, en l’obligeant au silence Je soumets et condamne mon adversaire [meriv]68. Qui osera parler [avec moi] De l’œuvre de l’origine [yesod bereshit] et du secret de mon char [merkav] et de mon chevalier [rokhev]69? 66 Voir, entre autres, M. Idel, « Cabale et prisca theologia », cit., p. 73–74, et E. Lawee, Isaac Abarbanel’s Stance, cit., p. 24; pour une interprétation différente, qui insiste sur l’isolement intellectuel de Juda, voir G. Veltri, Philo and Sophia, cit., p. 61. Il nous semble que la grandeur que Juda revendique pour lui et pour sa famille n’est pas sans s’accompagner de l’idée qu’un perfectionnement ultérieur est nécessaire et que la rédaction des Dialogues constitue une étape fondamentale de ce parcours. 67 A savoir les chrétiens ; voir supra, p. 87 et J. Genot-Bismuth, « La replica ideologica degli ebrei della penisola iberica all’antisemitismo dei re cattolici. La tesi di Isaac Abravanel sulle origini del cristianesimo e del cattolicesimo romano », La rassegna mensile di Israel, 58 (1998), p. 23–46. 68 L’image suggère une confrontation verbale agonistique, certes plus proche des disputes médiévales et tardo-médiévales entre chrétiens et Juifs que d’une discussion savante, comme celle qu’un certain imaginaire du dialogue interreligieux à la Renaissance serait tenté d’y voir. 69 Complainte, vv. 217–224. Juda semble évoquer ici l’idée des deux domaines traditionnels de la sagesse juive, celui d’ « Œuvre de l’Origine » (Ma‘aseh Bereshit) et d’ « Œuvre du Char » (Ma‘aseh Merkavah). D’après Moshe Idel, il s’agirait sans doute de notions cabalistiques, et non d’une allusion aux contenus de la physique et de la métaphysique, selon le sens que Maïmonide avait attribué aux deux expressions traditionnelles (cf. Guide, Introduction à la première partie). Idel soutient que l’image du « chevalier » ferait allusion à l’idée de Dieu et qu’une telle conception semble renvoyer aux doctrines contenues dans le Shi‘ur Qomah. On remarquera que l’image du Char et du Chevalier est présente également dans le Ma’amar Yiqavu ha-mayyim (Traité ‘Que les eaux se réunissent’ ) de Samuel ibn Tibbon ; elle apparaît ici dans le cadre de l’interprétation de l’échelle de Jacob, et est associée à la connaissance métaphysique et à la okhmat ha-tekhunah, à savoir l’astronomie : cf. Samuel ibn Tibbon, Ma’amar Yiqavu ha-mayyim, cit., p. 55. D’après Isaac Abravanel, même Salomon connaissait « les secrets
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Je possède une âme plus grande Que celles des enfants de cette génération misérable qu’est la mienne70, J’ai une forme [tsurah] renforcée [beturah ] par la force de son rocher71 Renfermée [‘atsurah] et retenue [’asurah] dans une cage72 : Lorsqu’elle sera prête, elle montera sur son échelle [madregah]73 Et, une fois que je l’aurai désirée passionnément [ ashaqti ], elle se lèvera sur [le dernier] échelon [shelev]74.
Juda se décrit comme un savant remarquable, capable de défier et de surpasser les homologues chrétiens de son époque et pourvu d’une âme puissante, qui suscite également l’admiration et le respect de ses coreligionnaires. Pourtant, un tel portrait n’est pas celui d’un sage accompli, mais plutôt celui d’un homme qui, tout en donnant une image grandiose de sa personnalité, reste en proie à un sentiment d’inaccomplissement. Toute éminente qu’elle soit, l’âme de Juda attend encore d’être libérée de la cage où elle gît prisonnière, et de gravir l’échelle qui la mènera en haut, jusqu’au degré le plus élevé que l’individu puisse atteindre. Or, cette élévation de l’âme qui lui assurera la perfection ne sera possible, d’après Juda, qu’à travers l’amour
[sitrey] de la Torah et ses mystères [sodot] nommés Œuvre de la Création et Œuvre du Char » (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 477). 70 L’image que Juda donne de lui-même coïncide avec celle qu’Isaac Abravanel dresse pour Saul ha-Cohen à peu près dans les mêmes années, en décrivant son fils comme « le meilleur philosophe italien de sa génération » : cf. M. Idel, « The Myth of the Androgyne », cit, p. 99. 71 Juda fait ici allusion à l’âme intellectuelle, rendue forte par son origine (le rocher, la « carrière » familiale). Celle-ci est le protagoniste de l’ascension spirituelle qui sera brièvement évoquée dans les vers suivants : prisonnière du corps (la « cage »), elle devra se perfectionner avant d’accéder à l’union avec Dieu. La source ultime de cette image est sans doute à rechercher chez Platon (Phédon, 62b). Toutefois, il s’agit d’un thème récurrent dans la poésie hébraïque médiévale, influencée à son tour par les doctrines néoplatoniciennes exposées notamment dans la pseudo-Théologie d’Aristote, qui parle de l’âme résidant dans le corps « uniquement comme un prisonnier » : sur la présence de ce motif dans la poésie hébraïque et ses sources philosophiques, cf. A. Tanenbaum, The Contemplative Soul. Hebrew Poetry and Philosophical Theory in Medieval Spain, LeidenBoston-Köln, Brill, 2002, p. 48. Sur l’image de l’âme prisonnière, voir aussi Yedayah Bedersi, Be inat ha-‘olam or an Investigation of Causes arising from the Organisation of the World in Which Man is particularly Interested, Londres, 1806, p. 47. 72 Le corps et toutes ses limitations. 73 J’adopte ici la lectio de Carl Gebhardt, madregatah (‘son degré/échelle’, c’est-à-dire l’échelle de l’âme) à la place du madregati (‘mon échelle/degré’ ) de l’édition Dorman/ Levi : cf. Dialoghi, éd. Gebhardt, Die hebraïsche Gedichte, p. 6. 74 Complainte, vv. 225–230. Le terme shelev indique la marche d’une échelle ; mais la racine shlv signifie « s’unir », « se joindre » : on peut donc lire dans cette ascension finale de l’âme une allusion à son but ultime, l’union avec Dieu et le dépassement des conditionnements mondains.
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passionné ( esheq). Ici encore, le texte de la Complainte pourrait faire allusion aux Dialogues. On se souvient de l’« échelle » (scala) que Sophie est censée gravir, et de la fonction réparatrice assignée dans le texte à l’amour de Philon et à son activité pédagogique75. Est-il donc possible de voir en Sophie une image non seulement de la philosophie, mais aussi de l’âme intellectuelle de Juda ? Au premier regard, cela semblerait aller à l’encontre de l’identification de Sophie à une non-Juive. Néanmoins, la bien-aimée des Dialogues et sa méthode philosophique peuvent aisément représenter les facultés de l’âme de Juda qui sont communes à tous les hommes, tant aux Juifs qu’aux non-Juifs. Un modèle anthropologique de ce genre est adopté, on l’a vu, par Joseph ibn Shem Tov ou Abraham Bibago. L’amour de Philon viserait à la correction, à la réparation et en définitive à la « judaïsation » de cette partie de son âme. Mais il y a un autre élément à prendre en considération. Cet « autre » chez Juda qui doit être amendé et épuré des composantes étrangères, et que Sophie vient incarner dans la conversation avec le Juif Philon, peut aussi être associé à la partie de l’âme de Juda symboliquement rattachée à celle du fils et plongée par conséquent dans la culture et la religion non juives76. C’est en ces termes qu’en parle Juda lui-même dans la Complainte, lorsqu’il compare la condition de l’enfant à celle de la rose entourée d’épines du Cantique, selon une image riche d’implications77 : Cf. supra, p. 57. Sur l’idée d’une continuité essentielle entre l’âme du père et celle du fils, voir par exemple le passage suivant : « Quand l’homme enseigne la Torah à ses enfants sa récompense est avec lui et son oeuvre le précède (Is. 40, 10) Et lorsqu’il quitte ce monde, combien est grand son bénéfice dans l’autre ! Le secret de cela est qu’il prend soin de sa propre âme (Prov. 11, 17), car l’âme du fils est tirée de celle du père » (Moshe de Léon, Sefer ha-Rimon, p. 110). Ainsi, le Juif qui apprend la Torah à son fils prend soin de la destinée de sa propre âme après la mort. Dans la Complainte, Juda exhorte son fils à entreprendre l’étude de la Torah et du Talmud ainsi qu’à l’étude de l’hébreu : cf. Complainte, vv. 183–186. 77 Dans la Lettre précieuse du cabaliste Elia Æayyim de Genazzano, une image analogue est utilisée à propos de l’action de restauration et de réparation que David aurait réalisée vis-à-vis de la Shekhinah par ses Psaumes (la référence biblique est toutefois ici Is. 5, 6–7) : « Par conséquent, la vertu d’Israël augmenta à l’époque de David et Salomon, parce que David, la paix soit sur lui, savait comment restaurer tous les canaux, comme il ressort de façon évidente de la lecture du livre des Psaumes pour ceux qui le comprennent. Il enleva ‘les épines qui hantent la vigne du Seigneur des armées’ » (Eliyyah Æayyim ben Binyamin da Genazzano, La lettera preziosa, cit., p. 249). Dans le Zohar, c’est Ruth, l’étrangère dont est issue la lignée davidique, qui est comparée à la rose du Cantique ; son adhésion au judaïsme est décrite comme la progressive libération de la fleur des épines qui l’entourent : cf. Zohar, adash, 79a. 75 76
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Mon chéri [yedidi], que fais-tu au milieu d’un peuple au cœur impur Comme un cèdre au milieu des plantes sauvages ? (Cant. 2, 3) Et ton âme [nefesh] pure est au milieu des nations étrangères Comme une rose parmi les épines et les herbes (Cant. 2, 2): Marche vers moi, mon aimé, Cours, et rends-toi pareil à la biche ou la gazelle (Cant. 8, 14) Et viens, je t’en prie, à la maison du père, rocher qui t’as généré.
La réparation de Sophie, réalisée grâce à l’élan amoureux de Philon, et l’élévation progressive de l’âme intellectuelle de Juda, accomplie par le désir et annoncée dans la Complainte, pourraient donc être deux expressions résultant d’une même fracture : l’interruption de la chaîne de transmission familiale, entraînée par le baptême de l’héritier, qui oblige Juda, pour pouvoir la réparer, à se mesurer sur le terrain de l’ « autre » afin de garantir à son âme l’accès à la vie éternelle. La dimension d’inaccomplissement et d’imperfection dans laquelle Juda se trouve et qu’il déplore doit également être mise en rapport avec la place que le poème accorde, et ce dès le titre, à l’idée de temps (zeman). La Complainte s’ouvre en effet sur l’énumération des tragédies et des deuils que Juda a dû endurer à cause du temps. Ainsi, c’est à cause de l’action destructrice du temps qu’il se retrouve isolé, séparé de ses propres amis, de sa famille et de ses deux enfants. Dans la première partie du poème, le temps se présente comme un persécuteur impitoyable et cruel, qui torture l’âme et le corps de Juda et qui est responsable de tous ses malheurs. On retrouve d’ailleurs chez bien d’autres auteurs des descriptions similaires, où le temps est présenté comme un tyran qui dispose de la vie des hommes et de leur destin, les soumettant à sa cruelle domination78. Mais la souveraineté du temps est aussi liée à des thèmes plus proprement philosophiques, et les poètes juifs médiévaux n’étaient pas non plus insensibles à cette dimension. Ainsi, la référence au zeman est parfois utilisée pour symboliser la caducité de l’existence, le devenir
78 Les Juifs ibériques ont hérité ce thème de la poésie arabe médiévale : cf. I. Levin, « Zeman et ‘Tevel’ dans la poésie séculaire hébraïque de l’Espagne médiévale » [en hébreu], ’Otsar Yehudey Séfarad, 5 (1962), p. 68–79. Le motif du Temps est particulièrement important chez Moshe ibn Ezra : cf. D. Pagis, Poésie séculaire et théorie poétique : Moïse ibn Ezra et ses contemporains [en hébreu], Jérusalem, 1970, p. 233–245. On peut aussi mentionner le rapport du temps à Saturne, parfois associé à Lilith et à ses pouvoirs destructeurs : cf. E.J., s.v. « Lilith ».
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des choses mondaines et les réalités du monde sublunaire, sujettes au processus de génération et corruption. Sur un plan gnoséologique, le temps est en conséquence associé à l’imagination, la faculté dont se sert l’individu qui n’est pas encore capable de s’affranchir des apparences et des artifices de la perception sensible. Dans l’Examen du monde (Be inat ha-‘olam) de Yedayah Bedersi (c.1270–1340), le temps représente la dimension du sensible qui entrave le savant qui gravit la sullam ha- okhmah (« l’échelle de la sagesse ») afin d’atteindre l’union avec Dieu79. La question du temps prend également une valeur philosophique dans la production poétique d’Immanuel de Rome. Caractérisé par l’activité de l’imagination et de la faculté appétitive, le zeman boged (« temps prédateur ») est pour lui un obstacle à l’accomplissement spirituel de l’individu. La temporalité n’appartient pas au monde intellectuel et témoigne de l’éloignement de l’âme de sa patrie originaire. Dans ce cadre, la poésie peut constituer un moyen qui permet au goleh, à l’exilé dans le monde inférieur, de discerner la dimension temporelle dans laquelle il est emprisonné, et de remonter ensuite vers les réalités supérieures80. Chez Immanuel, en outre, le temps, tout comme le désir des choses mondaines, s’oppose à la recherche de la sagesse, les deux étant associés en tant qu’ils s’opposent à l’éternité81. Or, on a vu que la Complainte présentait le portrait d’un savant qui subissait encore, et avec quelle violence, toutes les humiliations infligées par le temps ; un savant dont l’âme est amoindrie par l’impossibilité de transmettre aux générations futures son héritage, et qui cherche dans la réalisation d’un ouvrage un moyen de réparation, afin de pouvoir retrouver la pureté spirituelle qui préluderait à la béatitude éternelle. Juda est prisonnier du temps, il en est même la cible, selon une image aux assonances astrologiques évoquée dans le poème82. Cet assujet-
Cf. Yedayah Bedersi, Be inat ha-‘olam, p. 22–24. Sur l’idée du zeman boged, voir J. Genot, Philosophie et Poétique dans l’œuvre d’Immanuel de Rome, thèse de doctorat, université de Paris III, 1977; dans une autre contribution, l’auteur suggère qu’Immanuel pourrait être une source des Dialogues d’amour : cf. J. Genot-Bismuth, « La replica ideologica degli ebrei », cit., p. 38–39. 81 Sur ces aspects de la poétique d’Immanuel, voir D. Malkiel, « Eros as a Medium : Rereading Immanuel of Rome’s Scroll of Desire », dans Donne nella storia degli ebrei d’Italia, Atti del IX Convegno Internazionale di Italia Judaica, éd. M. Luzzati et C. Galasso, Florence, Giuntina, 2007, p. 35–59. 82 « Comment pourrais-je espérer de vivre pour longtemps/Ou de voir le bien, alors qu’une ourse privée de ses enfants dresse une embuscade contre moi ?/Les événements d’aujourd’hui sont les enfants du carquois/et leur arc est placé au sommet du ciel/Le Temps est mon guide et mon archer/ ; moi j’ai été placé pour eux comme une cible/ 79 80
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tissement aux dimensions temporelles de l’existence, auquel s’oppose l’idée d’une libération et d’une ascension de l’âme, est bien le trait qui caractérise toute une génération d’auteurs séfarades que le traumatisme de l’Expulsion avait poussés à élaborer une réflexion sur le caractère aléatoire de la vie humaine et sur la manière d’accéder, par contraste, à une félicité transcendante83. Ecrite en 1503, la Complainte annonce donc la réalisation des Dialogues destinés à être un shir d’amour et une étape sur le chemin du perfectionnement de l’âme de Juda Abravanel, tissant ainsi un lien important entre la biographie de celui-ci et le projet qui se dégage de son ouvrage philosophique. Les éléments que nous avons mis en lumière invitent en effet à considérer les Dialogues comme un texte conçu dans un but presque intime, où les enjeux sont à la fois affectifs et intellectuels, et que les aléas de la vie de l’auteur ont sans doute détourné de sa fonction originaire. Faisant écho à la cassure intérieure que la christianisation de son fils avait entraînée chez Juda, ce dialogue entre un maître juif et une élève non juive qui se sert de la méthode de la science philosophique pourrait constituer un des premiers exemples d’une littérature qui donne voix à des problématiques spécifiquement marranes : à travers la confrontation amoureuse des Dialogues s’exprime en effet une identité écartelée et hybride, qui s’efforce en vain de retrouver une unité que les nouvelles circonstances historiques déterminées par l’Expulsion ont rendue impossible.
et ils tournent sur un cercle/dont je suis le centre » (Complainte, vv. 171–176). L’image, classique, associe le Temps à la rotation des astres : cf. déjà Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 10, 1100b. Sur ce passage et ses implications astrologiques cf. A. Guidi, « C’è un passaggio astrologico nel Lamento sul tempo di Leone Ebreo ? », Bruniana&Campanelliana, 9 (2003), p. 503–509. 83 Voir les considérations de H. Tirosh-Rothschild dans « The Ultimate End of Human Life in Postexpulsion Philosophic Literature », dans Crisis and Creativity in the Sephardic World 1391–1648, cit., p. 223–380.
CHAPITRE IX
CONCLUSION Dans les contributions récentes et moins récentes consacrées aux Dialogues, on a parfois interprété les noms des deux interlocuteurs comme une allégorie de la philosophie1. Quasiment inévitable, l’association implique une interprétation globale de l’œuvre dont on ne saisit pas toujours la spécificité : dans son texte, Juda Abravanel nous livrerait en effet une vision de la pratique philosophique aussi bien qu’une summa doctrinale qui se dégagerait au fur et à mesure qu’avance la discussion entre Philon et Sophie—les deux parties de sa philosophie. Pourtant, lorsqu’on revient à la manière dont les noms des deux personnages ont été traduits en hébreu à partir de la Renaissance, cette connotation disparaît, ou du moins s’estompe. Le Æovev et la Na‘amah de la version hébraïque du XVIIe siècle ne gardent guère de traces de cet arrièreplan philosophique de la discussion ; quant aux autres traductions que l’on a analysées, ce n’est pas de la philosophie qu’il s’agit, mais bien plutôt du philosophe. En effet, le couple formé par les appellations hébraïques yadid—ou dod—et okhmah renvoie moins à l’élaboration d’une science philosophique qu’à la représentation d’un Juif engagé dans la recherche de la sagesse. Dans cette perspective—qui est celle que nous avons adoptée—les Dialogues devraient être lus avant tout comme un texte qui met en scène un modèle de savant, plus que comme l’exposé d’une « pensée » que les échanges entre les interlocuteurs reconstitueraient progressivement. Cette nuance peut paraître a priori négligeable ; elle résume cependant l’essentiel de la lecture des Dialogues que nous avons proposée, et de la perspective méthodologique que nous avons cru devoir adopter. Le point de départ de notre étude a été un constat partagé également par d’autres chercheurs, à savoir que la référence au modèle platonicien, souvent évoquée à propos des Dialogues, se révèle insuffisante à elle seule pour en proposer une exégèse satisfaisante. Certes,
1 Voir par exemple G. Veltri, « Philo and Sophia », cit. Veltri parle plus précisément de « philosophie juive ».
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au vu du caractère platonicien et néoplatonicien d’une partie des doctrines et des sources discutées par Juda, ainsi que du halo « florentin » qui entoure son livre, sans doute est-il naturel de songer aussi à une influence de Platon dans le choix de la forme d’écriture. Néanmoins, malgré les apparences, la conversation de Sophie et de Philon ne présente que peu de points communs avec la méthode et le fonctionnement du dialogue socratique classique. L’examen des caractéristiques et des fonctions attribuées aux deux interlocuteurs laisse, au contraire, émerger un cadre original, qui ne découle pas non plus de la littérature dialogique juive ou chrétienne médiévale. Le rôle d’élève de Sophie, son incapacité à progresser de manière autonome sur le chemin de la connaissance et son inépuisable tendance au questionnement et aux doutes la désignent comme porte-parole de la science philosophique, propre à l’homme en tant qu’il procède par une méthode inductive ; le profil intellectuel de Philon, son autorité exégétique et théologique, l’assimilent en revanche à une figure de savant-prophète dépositaire d’une sagesse d’origine divine, et lui confèrent en même temps le rôle du maître. L’analyse de certains passages des Dialogues permet de mettre en évidence une différence supplémentaire entre les deux interlocuteurs : tout dans la conversation porte en effet à croire que Philon est le seul Juif du dialogue, Sophie étant soumise, en tant que philosophe et par conséquent « grecque», à un perfectionnement progressif, qui peut être interprété comme une forme de « judaïsation ». Au lieu de considérer l’œuvre de Juda comme un dialogue organiquement philosophique, nous avons ainsi privilégié l’idée que la confrontation entre les deux personnages constituait une mise en scène de la rencontre d’un Juif avec une forme de savoir—la philosophie—qui lui est à la fois étrangère et inférieure, et dont il s’agit d’affermir les connaissances en vérifiant dans quelle mesure il est possible de l’assimiler ou de se la réapproprier. Soustraits à une lecture exclusivement platonisante et analysés à la lumière des questions débattues au sein de la pensée juive de la fin du XVe et du début du XVIe siècle, Philon et Sophie se révèlent au fil des pages comme les porte-parole de deux polarités conceptuelles qui ont nourri la réflexion juive médiévale et renaissante. Ces polarités, on peut les identifier à la révélation face à la raison, ou bien à la sagesse traditionnelle face à la connaissance philosophique, ou encore—sur un plan anthropologique qui émerge dans les allusions aux Dialogues contenues dans les poèmes de Juda— aux deux composantes de l’identité juive : la dimension particulière que l’élection divine confère à tout descendant d’Abraham, face à la
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dimension universelle qui caractérise celui-ci en tant qu’être humain, individu doté d’une âme rationnelle. Si l’examen des Dialogues et de la Complainte sur le Temps nous a autorisée à réinterpréter en ce sens le projet philosophique de Juda Abravanel, la réception des Dialogues dans le milieu juif nous a invitée, quant à elle, à en préciser l’arrière-plan en ayant recours au modèle fourni par la figure de Salomon, à travers le rapport qu’il entretient à la fois avec la sagesse révélée et avec les sciences profanes, notamment la philosophie. La manière dont la conversation entre Philon et Sophie est appréhendée par certains humanistes juifs évoque en effet une référence à ce contexte exégétique, dégageant de la sorte des perspectives intéressantes. Le rapprochement entre les Dialogues et la tradition littéraire et philosophique qui fait référence à la figure de Salomon permet, en effet, sinon de résoudre définitivement, du moins d’apporter certains éléments de réponse aux diverses questions que soulève le texte de Juda, à commencer par l’hypothèse, souvent soutenue, de l’inachèvement des Dialogues. Si l’on accepte de faire de Philon une figure salomonienne, on peut relire la structure des Dialogues à la lumière de la tripartition traditionnelle de la sagesse (okhmah) du roi biblique, ce qui invite alors à considérer la version actuelle de l’ouvrage comme accomplie. En d’autres termes, Juda aurait eu l’intention de rédiger un ouvrage en trois parties, culminant, selon un schéma classique, dans l’exposition des doctrines théologiques et métaphysiques. L’épilogue des Dialogues constituerait donc une issue nécessaire, relevant de la logique interne à la rencontre entre le Juif et la philosophie envisagée par Juda, et marquant pour ainsi dire les limites intrinsèques de la convergence des deux composantes, convergence pourtant poursuivie tout au long de la discussion. La référence à Salomon permet également d’envisager un modèle littéraire alternatif au dialogue platonicien. L’épisode de la rencontre du roi avec la reine de Saba, en particulier si on le lit à la lumière de quelques-unes de ses interprétations médiévales, semble constituer le prototype dialogique le plus proche de la situation décrite par Juda. Souvent associée à la philosophie par les exégètes chrétiens et juifs, la reine de Saba vient à Jérusalem pour interroger et défier Salomon, le sage par excellence, et finit par se rendre à la sagesse de celui-ci, divinement inspirée. Par ailleurs, le rapport que l’exégèse chrétienne, à partir d’Origène, a instauré entre le perfectionnement de la « femme étrangère » et la signification du parcours amoureux esquissé dans le Cantique des Cantiques pseudo-salomonien, suggère une proximité de ce
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livre avec les Dialogues, proximité qui se voit confirmée par plusieurs éléments. D’après certaines conceptions cabalistiques, le Cantique évoque ainsi un processus de restauration entrepris par Salomon à l’égard de sa okhmah, processus analogue à celui entrepris par Philon vis-à-vis de Sophie ; par ailleurs, cet itinéraire du roi garde aussi les traces ambiguës de son amour pour les « femmes étrangères », pour leurs divinités et pour leurs sciences, ce qui constitue à la fois le signe d’un éloignement du Dieu d’Israël et un témoignage de l’incessante recherche de perfectionnement sapientiel que Salomon est censé entreprendre. L’examen de la production poétique de Juda renforce, d’autre part, l’idée d’une proximité entre les Dialogues et le Cantique des Cantiques (Shir ha-shirim). Juda semble en effet faire allusion à son dialogue lorsqu’il évoque un shir où, par l’action de l’amour, il entreprendrait d’élever son âme sur l’échelle qui doit la conduire à son ultime perfection. Il est également intéressant de remarquer que l’adoption, de la part de Juda, d’un modèle d’origine biblique—plutôt que platonicien—pour rédiger ses Dialogues s’accorde avec une conception que l’on retrouve exprimée dans le texte, à savoir celle de la primauté de la sagesse juive, dont la « science des Grecs » ne serait qu’un pâle dérivé. Le cadre dialogique reproduirait alors, à travers la relation entre les deux interlocuteurs, une hiérarchisation des formes de savoir qui trouve son pendant, sur le plan historique, dans la version de la doctrine des furta graecorum adoptée par Juda. La référence à la personnalité de Salomon et aux interprétations médiévales de sa okhmah permet encore de justifier certains choix doctrinaux des Dialogues, dont on a souvent souligné l’originalité voire l’audace. L’insertion d’éléments non juifs dans le discours de Philon et le statut culturellement « ambigu » qui caractérise le texte sont tout à fait cohérents avec les traits que les interprètes médiévaux attribuaient à la personnalité du roi biblique, avec ses qualités pédagogiques et ses connaissances inégalées en matière non seulement de Torah mais aussi de « sciences païennes ». L’influence sur les Dialogues de ce modèle exégétique s’accorde aussi de manière singulière avec certains éléments issus de l’histoire ou du « roman » familial des Abravanel, tels qu’ils sont retracés dans les écrits de Juda et d’Isaac. L’arrière-plan salomonien trouve en effet de remarquables points de contact à la fois avec la biographie légendaire des Abravanel—prétendus descendants de la maison de David, issus d’une lignée de « savants-prophètes »—et dans l’œuvre d’Isaac qui, dans son commentaire au livre des Rois, consacre un long exposé à la description de la okhmah du roi biblique. La mise en parallèle des Dialogues et
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du commentaire d’Isaac permet, par delà les dissemblances dues à la différence des genres littéraires et des publics, de déceler une configuration analogue, régie par la problématique—commune au père et au fils—du rapport qu’il est possible instaurer entre d’un côté la sagesse salomonienne, et de l’autre la philosophie grecque. Parmi les différentes pièces qui constituent le « dossier » biographique des Abravanel, une place particulière doit être accordée à la Complainte sur le Temps de Juda. Ce poème permet en effet, si on le confronte aux Dialogues, de définir avec plus de précision la dimension protoautobiographique des Dialogues et de replacer le projet philosophique qu’ils expriment dans la situation où se trouvait Juda après l’Expulsion de l’Espagne et le baptême forcé de son fils aîné. La fracture que l’amour de Philon envers Sophie n’arrive pas à réparer trouve en effet une correspondance suggestive dans la situation personnelle de Juda telle qu’elle est évoquée dans la Complainte : séparé de son enfant, il ne peut transmettre l’héritage sapientiel qu’il a reçu de son père et se voit par conséquent condamné à un inaccomplissement intellectuel dont l’épilogue abrupt des Dialogues serait un reflet. L’achèvement « idéal » des Dialogues, dont la rédaction a sans doute été entamée vers les premières années du XVIe en vue de préparer le retour du fils à la maison paternelle—retour qui, à l’époque, devait encore apparaître comme possible—, est alors reporté sine die, tout comme la réintégration de l’héritier au sein de la famille. Une telle reconstruction, qui reste évidemment en l’état une pure hypothèse interprétative, peut enfin être mise en rapport avec la tradition salomonienne, et notamment avec la fonction réparatrice attribuée par d’autres exégètes juifs contemporains au Cantique, shir d’amour et de repentance, censé rétablir l’alliance du roi avec son Dieu : à l’instar de son ancêtre mythique, Juda aurait lui aussi offert un « chant d’amour » pour rétablir avec Dieu une relation harmonieuse que la christianisation de son fils aîné avait altérée. Si on les inscrit dans cette tradition, les Dialogues se rattachent alors à une tendance à l’œuvre chez d’autres auteurs juifs actifs en Italie à la même époque et proches du mouvement humaniste. La centralité du modèle salomonien en tant que représentation idéale du savant juif caractérise en effet la production d’Isaac Abravanel, Yoanan Alemanno ou, dans une moindre mesure, David Messer Léon. Par ailleurs, la culture néoplatonicienne de la Renaissance associe souvent Salomon et Platon comme « maîtres d’amour » dont les œuvres seraient l’expression théologique la plus élevée de tous les temps. Reste que le renvoi à ce modèle littéraire, dont nous avons retracé la présence sous-jacente depuis les équivalents hébraïques des noms des
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interlocuteurs jusqu’à la production poétique de Juda, soulève aussi quelques questions. Il va de soi, d’ailleurs, que l’hypothèse interprétative que nous avons proposée n’a ni la prétention, ni la faculté d’épuiser le champ des lectures possibles d’un texte aussi complexe que les Dialogues. Son efficacité heuristique invite cependant à « rejudaïser » l’interprétation des Dialogues. Faut-il alors aller jusqu’à imaginer une rédaction hébraïque des Dialogues, où le renvoi au modèle salomonien aurait été plus explicite que dans la version italienne ? Des éléments précis suggèrent certes l’existence d’un arrière-plan hébraïque : la Complainte contient une réflexion sur un yadid d’ascendance davidique et une okhmah qui lui revient en héritage, situation qu’il est difficile de ne pas associer au dispositif mis en place dans les Dialogues ; Saul ha-Cohen parle du philosophe que Juda aspire à être comme d’un dod ha-okhmah, et décrit à ce propos des démarches spéculatives qui semblent renvoyer aux profils des deux interlocuteurs des Dialogues. Mais l’existence d’une rédaction hébraïque du texte de Juda ne saurait, du moins en l’état actuel des informations dont nous disposons, être prouvée2. Tels qu’ils nous sont parvenus, les Dialogues ont sans doute été écrits en italien ou en tout cas en une langue vulgaire, même si l’hébreu refait surface de temps à autre dans le texte. Les seules suppositions qu’on puisse donc prudemment évoquer, sans pour autant pouvoir trancher sur la question, seraient en définitive au nombre de deux : celle d’une écriture dans la langue de « l’autre », cohérente avec le caractère « proto-marrane » des Dialogues qui se dégage de la Complainte, et qui nous invite à les interpréter comme le fruit d’une tentative de transmission sapientielle réalisée dans des circonstances difficiles ; et celle de l’existence de deux rédactions de l’ouvrage : une première en hébreu, qui aurait été conçue pour un usage personnel, suivie quelque temps après par une seconde en langue vulgaire, qui aurait subi des adaptations et des remaniements. Dans ce second cas, on serait face à une situation qui évoque sous certains aspects celle qu’Isaac Abravanel croyait (par erreur) retrouver dans l’œuvre de Flavius Josèphe. Isaac considérait en effet que le Yosipon était le livre authentique de Joseph ben Gurion (sive Flavius Josèphe), tandis que le texte latin de la Guerre des Juifs était d’après lui une adaptation réalisée pour le public latin, et par conséquent un texte moins soucieux des vérités scripturaires que
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Pour le status quæstionis voir supra, p. 33.
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la version hébraïque3. De même, Juda aurait pu transposer dans une langue et dans une culture « autre » un contenu issu d’un arrière-plan conceptuel (sinon textuel ) plus ouvertement juif, effaçant ainsi les traces de la source originaire dont relèvent les Dialogues. Ces deux hypothèses sur la langue de l’œuvre apparaissent comme le reflet d’une difficulté interprétative qui semble à l’heure actuelle difficile à trancher, et que l’on pourrait formuler ainsi : dans quelle mesure les Dialogues, tels que nous les connaissons aujourd’hui, correspondent-ils au projet de shir annoncé dans la Complainte ? Si, en effet, ils sont l’expression directe de ce projet, Juda aurait alors choisi de confier à un texte écrit dans une « langue étrangère » la tâche non seulement d’atteindre—du moins symboliquement—une descendance désormais chrétienne, mais aussi d’accomplir, de manière presque paradoxale, la purification de son âme. Si, au contraire, ce projet devait à l’origine être confié à un texte en hébreu—on se souvient à cet égard des exhortations que Juda, dans la Complainte, adresse à son fils afin qu’il étudie la Torah et le Talmud—, alors sa réécriture en italien, ainsi que son passage d’un cadre privé à un cadre public, serait le reflet de l’échec rencontré par les tentatives de reconstituer l’unité de la famille et de récupérer l’enfant converti dans les premières années du XVIe siècle. Le destin de Philon suivrait alors celui de Salomon dans l’une de ses entreprises les plus controversées, lorsqu’il finit par se rendre aux forces de l’« autre côté » avec qui il avait engagé une confrontation, provoquant ainsi la dissolution de son identité et son déracinement. Dans un cas comme dans l’autre, le plus remarquable reste sans doute qu’un livre qui était destiné, selon toute vraisemblance, à mettre en scène la rejudaïsation progressive de la « science étrangère »—la philosophie—et à assurer une continuité intergénérationnelle menacée par la conversion de l’héritier, ait été finalement considéré, par une sorte d’ironie tragique, comme l’un des plus remarquables exemples d’ouverture au monde chrétien que le judaïsme ait jamais produit.
3 Selon Isaac, le but poursuivit par Flavius Josèphe à travers la rédaction de la version latine de la Guerre des Juifs était de « proposer aux Romains des mots qui étaient chers à leurs cœurs. Et à chaque fois qu’il avait trouvé une chose grande et mystérieuse qui aurait été invraisemblable à leurs yeux, il s’était efforcé d’écrire ce qui lui était venu à l’esprit de manière à les contenter, et il ne s’était pas soucié de respecter les paroles de l’Ecriture» (Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 568–569).
APPENDICES
APPENDICE I La discussion sur l’impossibilité de l’omniscience dans les Dialogues et les limites de l’intellect humain dans le Perush ‘al Nevi’im rishonim d’Isaac Abravanel Dialogues, p. 98 ; Dialoghi, I, 24b–25a :
Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 467 :
Philon. [. . .] [la sapience] traite de toutes les choses ayant essence, desquelles elle a d’autant plus claire intelligence que leur essence est plus grande et excellente. Cette seule doctrine (ô Sophie) traite des choses spirituelles et éternelles, l’essence desquelles, quant à la nature, est plus grande et connaissable que celle des choses corporelles et corruptibles. Combien que à cause qu’on ne les peut comprendre par les sens, nous en ayons moins de connaissance ; aussi notre entendement est à l’égard de la connaissance d’icelles comme l’œil d’une chauve-souris à la clarté et choses visibles : car elle ne peut voir la lumière du Soleil, qui est la plus resplendissante de toutes, pource que son œil n’est bastant à recevoir telle splendeur, mais bien voit-elle le lustre de la nuit lequel lui est proportionné [Métaph., II, 1, 993 a–b].
Car les choses spirituelles [ruanim] qui ont plus d’être par rapport à leur nature ont moins d’être dans notre intellect et les choses matérielles qui ont peu d’être quant à leur nature [. . .] ont plus d’être dans notre intellect [. . .]. Et le philosophe a comparé la force de notre connaissance des choses d’en bas et sa faiblesse dans les questions d’en haut aux yeux d’une chauve-souris qui, au milieu de la nuit et des ténèbres, suit la direction du vent pour voir, et qui, dès que le soleil se lève sur la terre, se cache, parce qu’il ne peut pas le voir à cause de l’intensité de sa splendeur [Métaph., II, 1, 993 a–b]1 [. . .]. En effet il est impossible de faire de comparaisons à propos des choses divines, puisque avec leur insupportable splendeur elles sont pour nous obscures, à cause de la faiblesse de notre intellect, comme le soleil est obscur aux yeux de la chauve-souris.
La connaissance de toutes les sciences est impossible : Dialogues, p. 96–97 ; Dialoghi, I, 24a–b :
Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 467 :
Philon. Ceux-là [c’est-à-dire ceux qui affirment que le bonheur coïncide
Ce type de connaissance [i.e. la connaissance humaine] étant acquise
Le passage paraphrase également un verset biblique : « C’était à l’heure du crépuscule, quand le soir tombait et que la nuit se faisait sombre et obscure » (Prov. 7, 9). 1
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Table (cont.) avec l’omniscience] n’entendent que la félicité consiste en une connaissance particulièrement distribuée à chacune chose [di tutte le cose particolari, distribuitamente] ; mais ils appellent savoir toutes les choses, le savoir de toutes les sciences qui traitent de toutes les choses en un certain ordre et généralité [universalità] [. . .]. Sophie. Est-il possible qu’un homme ait cette connaissance de toutes les sciences ? [questo conoscimento di tutte le cose è possibile che l’abbi l’uomo] ? Philon. La possibilité de ceci est mal aisée à rencontrer. Parquoi (disait le Philosophe) les sciences en partie sont faciles à trouver : et en partie difficiles : faciles sont elles en tous les hommes ensemble, mais en un seul, certes, bien difficiles. Et quand bien un homme seul serait embelli de toutes les sciences, si ne peut pourtant la béatitude consister en la connaissance de plusieurs et diverses choses ensemble : car, comme il disait, la félicité n’est en l’habitude de la connaissance, mais en l’acte d’icelle ; vu que le sage quand il dort n’est point heureux, mais si est bien quand il jouit et reçoit le fruit de sa connaissance [Eth. Nic. X, 6, 1176a 33–35]. Si donc il est ainsi, il est nécessaire qu’en un seul acte d’intelligence la félicité consiste : car combien que l’homme puisse être connaissant de beaucoup de sciences ensemble, si n’en peut il actuellement entendre qu’une seule pour un coup, tellement que la félicité n’est en toutes, plusieurs ou diverses choses connues, mais consiste en la connaissance d’une seulement.
à travers les sens et sur la base de plusieurs tentatives et d’une étude intense, l’acquisition de la sagesse est difficile pour l’homme, et il [lui] faut beaucoup d’efforts pour les expériences et les recherches sur les choses, et pour la lecture des livres et leur étude et pour établir des connaissances par un travail énergique et une application ininterrompue. D’autant plus que, s’il s’occupe des sciences variées qui l’éloignent de l’acquisition des intelligibles, la première [d’entre elles] l’absorbera et le retiendra d’acquérir les autres sciences [. . .]. En effet, les appréhensions des sens se gênent réciproquement tout comme les intelligibles, puisque l’âme humaine est une [. . .]. Et quand tu ajoutes à cela le désarroi de l’oubli et la peine de la perte [. . .] dus au fait que la mémoire est une puissance du corps, alors le changement et l’épuisement s’intensifient.
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Table (cont.) L’intellect des « contemplatifs » et de Philon : Dialogues, p. 99–100 ; Dialoghi, I, 25b :
L’intellect de Salomon : Perush ‘al Nevi’im rishonim, p. 471 :
Philon. [. . .] Et s’il est entendement entendant par effet [l’intelletto in atto], pure forme et pure essence [essere], il contient en soi tous les degrés de l’essence [essere] des formes et des actes de l’univers tout ensemble en essence [essere], en vérité et en pure simplicité. Tellement que qui tel le peut connaître connaît en une seule et très simple connaissance [cognitione], l’essence [essere] entière de toutes les choses du monde, et ce en trop plus de perfection et pureté intellectuelle qu’elles ne sont en elles-mêmes. Pour ce que l’essence [essere] que les choses matérielles ont en l’entendement actuel [intelletto attuale] est beaucoup plus parfaite que celle qu’elles ont en elles-mêmes. Ainsi donc, par une seule connaissance de l’entendement actuel et les sciences de toutes les choses sont connues et l’homme est fait bienheureux [Si che, con il solo conoscimento dell’attuale intelletto si conosce tutte le scientie e si fa l’uomo beato].
Salomon possédait un intellect savant qui contenait tous les intelligibles [. . .]. Car, sa science découlant de Dieu [. . .], il comprenait les choses causées à travers leurs causes et les choses spirituelles, célestes et matérielles toutes ensemble [. . .] et il connaissait chaque chose selon son existence véritable, puisque toutes les choses étaient imprimées dans son intellect selon leur être et l’agencement de leur ordre et gré et selon leurs substances.
APPENDICE II Les dimensions du ciel Dialogues, p. 150–155 ; Dialoghi, II, 18a–21a :
Isaac Abravanel, Shamayim adashim, Roedelheim, 1828, II, 2, 14a–b :
Philon. [. . .] Et les philosophes assurent que le ciel est seulement un animal parfait : et lui attribuait Pythagore le dextre et senestre côté [De Caelo, II, 2, 284b], comme à tout autre animal parfait : disant que celle moitié du ciel depuis l’équinoxiale ligne jusques au pôle arctique, nommé de nous la tramontane, était la dextre du ciel : pource que, de la dite ligne équinoxiale jusques à la tramontane, il voyait de plus grandes et claires étoiles fixes, et en plus grand nombre, que depuis l’équinoxe jusques à l’autres pôle. Jugeant en outre qu’en celle partie de la terre le ciel aux inferieurs causât plus grande et excellente génération qu’en l’autre2. Laquelle (à savoir depuis la ligne équinoxiale jusques à l’autre pôle antarctique qui ne peut être vu de nous) il nommait la senestre. Mais Aristote, confirmant le ciel être un parfait animal, [ibid., II, 2, 285b], ne lui attribue seulement les destres et senestres parties, mais le rendait davantage accompli et pourvu des autres parties communes
La deuxième investigation [consiste à rechercher] si dans le ciel se trouvent six côtés, à savoir droite et gauche, devant et derrière, haut et bas ; sur ce sujet les philosophes avaient des avis [différents] : en effet, la secte de pythagoriciens affirmait que les ciels ont deux côtés uniquement, la droite et la gauche. Et Aristote [. . .], quant à l’existence des autres parties (haut et bas et devant et derrière) en tout ce qui possède droite et gauche, disait qu’elle était encore plus évidente que l’existence de la gauche et de la droite, puisque haut et bas et devant et derrière diffèrent par la puissance et par la forme tandis que droite et gauche diffèrent par la puissance uniquement, mais non par la forme : par conséquent, si dans le ciel il y a droite et gauche à plus forte raison il doit y avoir également haut et bas et devant et derrière. Deuxièmement, selon la nature, le haut et le bas sont antérieurs aux autres parties : si on trouve ce qui vient après, c’est-à-dire la droite et la gauche, s’ensuit que
2 « Cum enim ad oculos videamus plures esse stellas in parte orbis septentrionali et plures imagines stellarum, videtur, quod maioris vigoris est pars septentrionalis quam meridiana, et sic videtur dignius esse, quod pars septentrionalis sursum sit caeli quam pars meridiana, et forte haec ratio movit Pythagoram ad hoc quod dixit partem septentrionalem primi orbis esse sursum. » (Albertus Magnus, De caelo et mundo, II, I, 5, éd. Colon., t. V.1, p. 117b, lignes 72–80).
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Table (cont.) aux autres animaux parfaits : à savoir du devant et du derrière, qui sont la face et le dos : du haut et du bas, qui sont la tête et les pieds : étant nécessairement en tout animal parfait divisées et différentes toutes ces six parties, dont les dextre et senestre présupposent les autres quatre, ne pouvant être sans icelles : car la dextre et senestre sont les parties par lesquelles est discernée la largeur du corps de l’animal. Le haut et le bas, qui sont la tête et les pieds sont les parties de la longueur procédante naturellement de la largeur [ibid., II, 2, 285a], et le devant et le derrière, à savoir la face et le dos sont la partie de profondité du corps de l’animal, laquelle est à la largeur et à la longueur fondement. Tellement que si, selon l’opinion de Pythagore le ciel est mesuré en dextre et senestre, il est nécessaire qu’en lui soient les autres quatre parties des deux autres dimensions : à savoir chef et pieds pour la longueur et la face et le dos pour la profondité [ibid., II, 2, 285a, 10–15]. Dit davantage Aristote ni le nôtre ni l’antarctique pôle être la dextre ou senestre du ciel, comme pensait Pythagore [ibid., II, 2, 285b] : pource que la différence et le meilleurement de l’une sur l’autre partie ne serait au ciel même, mais seulement en respect ou apparence de nous, et puis possible en l’autre partie inconnue de nous se trouvent et voient plus d’habitations en la terre et plus d’étoiles fixes au ciel [o forse che ne l’altra parte, non conosciuta da noi, si truovan più stelle fisse nel cielo e più abitazioni ne la terra], comme en partie a été de notre temps découvert
ce qui est antérieur, à savoir le haut et le bas, existe également. La preuve que le haut et le bas sont antérieurs, selon la nature, aux autres parties, réside dans le fait que seules celles-ci se trouvent dans les végétaux, qui sont antérieurs aux animaux. En troisième lieu, haut et bas sont les deux extrémités de la longueur et droite et gauche sont les deux extrémités de la largeur, et la longueur est antérieure à la largeur ; ainsi, il est juste qu’en nature le haut et le bas soient antérieurs à la droite et la gauche, tout comme le devant et le derrière [. . .]. Voici donc que droite et gauche correspondent au mouvement local et haut et bas à la croissance et à la décroissance et devant et derrière aux perceptions sensibles. Ainsi, dans le végétal on trouve uniquement les côtés du haut et du bas en raison de la croissance et dans l’être vivant dépourvu de perfection existent également le devant et le derrière en raison des perceptions sensibles qui sont du côté antérieur et dans l’animal parfait se trouvent aussi la droite et la gauche à cause du mouvement local [. . .]. En vérité, Aristote dit que toutes les six parties se trouvent dans la sphère, bien qu’elle soit circulaire et que tous ses côtés et parties soient identiques ; et [il dit] que le mouvement du cinquième corps n’a ni commencement ni fin dans le temps et dans un lieu et que ses parties ne sont pas distinctes. Toutefois, la partie qui se trouve du côté droit retourne ensuite à gauche et ainsi en va-t-il des autres parties. Cependant, ces côtés sont connus par nous et nous le postulons dans
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Table (cont.) par les navigations des Portugallois des Espagnols3. Donc (disait Aristote) l’orient est la dextre, et l’occident la senestre du ciel, duquel le corps entier représente un animal, la tête duquel est le pôle antarctique à nous inconnu : et les pieds le pôle arctique, dit la tramontane; demeurant ainsi la dextre en orient et la senestre en occident servant celle partie qui est de l’orient en occident de visage, ou partie de devant ; et celle qui est tendante par dessous de l’occident en l’orient représentant le dos ou la partie de derrière [. . .]. Sophie. [. . .] Mais en ce qu’Aristote dit, que l’orient est la dextre et l’occident
le ciel non pas sur la base d’une hypothèse ou par rapport à nous, comme nous nous les représentons dans un corps inanimé, ou comme si le ciel était divisé en parties définies, comme les organes des animaux, mais sur la base du mouvement. Cela se confirme lorsqu’on se représente [ces côtés] en imaginant un homme qui gît sur le dos dont le visage est tourné en haut vers le ciel, la tête vers le pôle antarctique et les pieds vers le pôle arctique, la droite dans l’horizon oriental et la gauche dans l’occidental. Le début de ce mouvement sera nécessairement dans l’horizon
3 Isaac aussi s’intéresse à la question dans son commentaire sur la Genèse, achevé vers 1507 : « Certains commentateurs ont écrit que puisque le jardin d’Éden se trouvait en dessous de l’équateur, il y régnait une chaleur solaire extraordinaire, telle qu’aucun être humain ne pouvait y vivre ni même parcourir cet endroit [. . .]. Cette explication est démentie par Eanes, qui prétend que l’espace qui se trouve en dessous de l’équateur est plus propice au peuplement de tout autre endroit, car la position du soleil par rapport à la terre en ce lieu fait que la brûlure des rayons de cet astre y est moins vive que là où nous sommes. Cet auteur a parfaitement raison car, comme nous le savons, de nombreux bateaux ont voyagé à partir du royaume du Portugal, qui est à l’extrémité occidentale de la terre, et ont franchi l’équateur pour se rendre en Afrique où ils ont trouvé un grand peuplement d’êtres humains et ‘une terre ruisselante de lait et de miel’, comme ces navigateurs en ont témoigné » (Isaac Abravanel, Commentaire du récit de la création. Genèse I : I à 6 : 8, Lagrasse, Verdier, 1999, p. 409). Sur l’intérêt, à la fois scientifique et économique, d’Isaac Abravanel à l’égard des perspectives ouvertes par les voyages des navigateurs espagnols et portugais, voir E. Lawee, « On the Threshold of the Renaissance », cit., p. 286 et p. 300. Les questions soulevées ici par Juda faisaient l’objet de vives discussions dans les universités italiennes de l’époque, notamment à Florence, où l’astrologue Lorenzo Bonincontri tint un cours sur les Astronomica de Manilius dans lequel il traitait du problème des antipodes et de l’habitabilité des régions placées au dessous de l’équateur ; comme Juda, Luca Gaurico, astrologue à la cour des Este à Ferrare cite les expéditions commerciales des Portugais, des Espagnols et des Italiens pour appuyer la thèse de l’habitabilité des zones subéquatoriales : cf. L. Thorndike, History of Magic and Experimental Science, cit., t. IV, p. 463–464. Le premier témoignage concernant les nouvelles découvertes dans la littérature hébraïque est sans doute contenu dans le commentaire à Job d’Abraham Farissol : cf. D. B. Ruderman, The World of a Renaissance Jew, cit., p. 133 et p. 231. Dans ses Collectanea (Liqqutim), Yoanan Alemanno relate également des descriptions des pays africains visités par les navigateurs portugais : cf. Yohanan Alemanno, L’immortale, cit., p. 11, note 49.
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Table (cont.) la senestre, me survient ce doute. Les universels habitants de la terre ne peuvent s’accorder en la distinction et différence de l’orient et l’occident [che l’oriente né l’occidente non è uno a tutti l’abitatori de la terra] : étant notre orient occident à ceux qui habitent sous nous, lesquels sont nommés antipodes : et notre occident orient à eux. En outre, toutes les parties de la rotondité du ciel depuis le levant jusques en l’occident à certains habitants de la terre sont diversement aux uns orient et aux autres ponant. Lequel donc de ces orients sera dit être la partie dextre ? et pourquoi sera l’un plutôt que l’autre ainsi nommé ? Davantage, si tout orient est dextre, il faut dire qu’une même partie sera dite dextre et senestre : résous moi ceci qui me rends douteuse. Philon. [. . .] Aucune de mes conceptions ne te peut être niée, puisque mon âme est convertie et transformée en toi : aussi j’entends autrement Aristote, lequel subtilement déclare les œuvres de ces six parties autant au ciel comme en tout autre parfait animal. Disant que le haut ou bien le chef [capo] qui est commencement de la longueur de l’animal, est celle partie de laquelle premièrement dépend la vertu du mouvement : car certainement de la tête ou du cerveau viennent les nerfs et les esprits mouvants. Or celle partie de laquelle le même mouvement commence est la dextre comme il est manifeste en l’homme, et la face ou bien le devant est celle partie d’où émeut le mouvement de la dextre : et les autres trois sont en telles opérations les opposites de cettes. Sophie. J’entends ceci. Venons à mon doute.
oriental et vers le medio cielo, comme pour le mouvement diurne, qui est observable dans le mouvement de l’animal qui meut la droite par intention première et meut la gauche pour faire retourner le mouvement de la droite. Ainsi, on voit que l’horizon oriental est le lieu du début du mouvement du ciel et est la droite, et que l’horizon occidental [est la gauche]. En vérité, le ciel se meut vers l’horizon occidental pour retrouver l’horizon oriental, qui est nécessairement le début du mouvement en raison de l’intention première ; et le but de ce mouvement est le milieu du ciel, qui correspond au devant ; et de même on peut penser que ce mouvement a un commencement et une fin par rapport au moteur ; mais non pas comme si sa puissance pouvait être divisée comme on divise un corps, et composée de parties distinctes ; mais en ce sens que le principe de la puissance du moteur se trouve par intention première à l’horizon oriental, puis se déplace au milieu du ciel où se trouve le moteur, c’est-à-dire vers les sphères les plus rapides et les plus grandes du ciel. Voici donc que, puisque le principe du mouvement est en relation avec le moteur, puisque c’est là que se trouve l’intention première, celui-ci s’appelle côté droit et devant et ce qui lui est opposé s’appelle gauche et derrière. Cela sur la base de la ressemblance entre droite et gauche, devant et derrière qui existe dans les animaux parfaits, puisque la seule différence est que les côtés de l’animal parfait sont déterminés par le substrat et les puissances des moteurs, tandis que dans le ciel ils sont déterminés par les puissances des moteurs et du lieu, mais non par
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Table (cont.) Philon. La partie dextre, dit Aristote, est celle d’où se lève le Soleil et les autres planètes et étoiles, à savoir l’orient, qui n’est, comme il dit, assigné à une étoile ou planète matériellement, mais à toutes potentiellement [E questo dice non essere appropriato ad una parte segnata materialmente, ma in tutte virtualmente], en ce qu’elles sont orientes [oriente] et s’émeuvent vers l’occident ; et non au contraire selon le mouvement erratique des planètes, qui est d’occident en orient : car cettui est senestre mouvement et de la senestre partie, rassemblant au mouvement imparfait et débile de la main senestre de l’homme, ainsi comme en quelque part du ciel que ce soit, le mouvement d’orient en occident est mouvement dextre et de la dextre partie : car étant le pôle antarctique la tête du ciel : et l’arctique les pieds, comme il dit, il est nécessaire, s’émouvant toujours tout le ciel toujours et en toute partie d’orient en occident, que ce mouvement soit de la partie dextre, et l’opposite de la senestre, demeurant ainsi la face en celle partie qui est entre l’orient et l’occident par le dessus, contre laquelle va le ciel en mouvement dextre : et le dos, en celle qui reste derrière l’orient, sous laquelle l’orient se divise, comme la main droite de l’épaule. Sophie. Je prends grand plaisir de t’entendre : et selon ceci seulement au ciel le haut et le bas, ou le chef et les pieds, sont divisés matériellement; car l’un est l’un des pôles, et l’autre est l’autre Quant aux quatre parties qui restent, elles sont divisées par la forme de l’émotion du mouvement [l’altre quattro parti si dividono in modo formale de l’inviamento del moto] : n’est-ce pas ainsi, Philon ?
le substrat. Mais haut et bas dans la sphère sont déterminés par le substrat et le lieu, puisque, étant donné que le mouvement se détermine en principe et fin, se déterminent [aussi] le haut et le bas.
appendice ii Table (cont.) Philon. Oui Sophie, et l’as très bien entendu. Sophie. Ce néanmoins, toutes les six parties sont matériellement divisées et différentes entre les animaux ; dismoi donc la cause de telle diversité ? Philon. Pource que l’animal s’émeut d’un lieu en l’autre, et les parties de sa longitude et latitude sont divisées et différentes; mais du ciel qui s’émeut de mouvement circulaire de soi en soi, et sans cesse tournoyant sur soimême, il est nécessaire que en lui ces parties matériellement soient l’une en l’autre même, et tout en tout, et seulement en la forme et voie du mouvement se divisent : parquoi le chef [capo] et les pieds du ciel qui sont les deux pôles, pource qu’ils ne se bougent l’un ni l’autre, sont comme aux animaux matériellement divisés. Sophie. Si un même est orient et occident, il s’ensuit qu’un même soit dextre et senestre. Philon. Il ne s’ensuit. Car combien que matériellement un quartier [pezzo] désigné du ciel soit à aucun orient et aux autres occident : ce nonobstant, selon le mouvement qui fait tout le ciel, toute partie est orient à tous se trouvant en son orient : et par la voie du mouvement est toujours la dextre, et n’est jamais la senestre. Pource que jamais le ciel ni aucune de ses parties s’émeut en mouvement contraire au dextre, ou à la reverse comme font les planètes errantes, desquelles est le mouvement senestre : et le font ainsi pour faire opérations contraires au dextre mouvement du ciel, et favoriser aux contraires inférieurs, et causer entre eux la continuelle génération.
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