Catholicisme et société dans la France du XXe siècle. Apostolat, progressisme et tradition
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Zitiervorschau

Yvon Tranvouez

Catholicisme et société dans la France du XXe siècle

Signes des Temps Signes des Temps

Apostolat, progressisme et tradition

KARTHALA

CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ DANS LA FRANCE DU

xxe SIÈCLE

Ouvrage publié avec le concours de l'Université de Bretagne Occidentale (Brest).

KARTHALA sur Internet : http://www.karthala.com Paiement sécurisé

Couverture : Auch hinter Gittern, jubelnd verkünden (Même à travers les barreaux, éclate le message). Ange au tuba, protégé par un filet métallique, sculpture de la cathédrale de Cologne endommagée par les bombardements alliés de la Seconde Guerre mondiale (cliché Henri Desroches, 1946, publié dans 15/Quinzaine, 1, 15 novembre 1950).

© ÉDITIONS KARTHALA, 2011 ISBN : 978-2-8111-0554-9

Yvon Tranvouez

Catholicisme et société dans la France du xxe siècle Apostolat, progressisme et tradition

Éditions KARTHALA 22-24, boulevard Arago 75013 Paris

Du même auteur

Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Éditions Ouvrières, 1988. Un curé d’avant-hier. Le chanoine Chapalain à Lambézellec (19321956), Brest-Paris, Éditions de la Cité, 1989. Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 19501955, Paris, Éditions du Cerf, 2000. Catholiques en Bretagne au XXe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006. En collaboration : Histoire des catholiques en France du XV e siècle à nos jours, Toulouse, Privat, 1980 (réédition Hachette, collection « Pluriel », 1985). Le Finistère de la préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, Éditions Bordessoules, 1991. Bretagne : images et histoire, Rennes, Éditions Apogée-Presses universitaires de Rennes, 1996. Histoire de Brest, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2000.

pour Anna Fournier

L’histoire est une grande sorcière. Voici l’une de ses magies : les hommes qui vivent en un présent, quel que soit ce présent, ne s’y trouvent jamais à peu près heureux. Mais leurs descendants savent mieux qu’eux l’art d’y découvrir le trésor caché, dont la cachette leur fut celée. Ce bonheur dont ils ne purent jouir sous le revêtement actuel et touchable qu’il eut cependant à un moment du passé, ce bonheur était là et ils ne l’ont pas vu. C’est lui que découvre à leurs fils lointains ce télescope qu’est l’histoire. Il le leur montre prolongé d’élégance et de suranné, sous une forme dont ils regrettent à jamais la grâce désincarnée, ce qui est une manière idéaliste d’en jouir encore. Mais ces fils lointains ressemblent à leurs pères. Pendant qu’ils s’enivrent du regret des choses abolies, autour d’eux bruissent, trop bas pour qu’ils l’entendent, les musiques sourdes de leur propre bonheur. Joseph Malègue, « Il faut rendre à César… », Tendances (Liège, Belgique), 15 décembre 1936.

PROLOGUE

L’ange de la cathédrale de Cologne

Il fut un temps en France où tout le monde, en somme, était chrétien – catholique, comme de juste. Et voici que personne, en quelque sorte, ne l’est plus. Non, certes, que les églises fussent pleines autrefois. Mais la différence religieuse – protestante ou juive – restait marginale. Les anticléricaux eux-mêmes, en croassant les curés ou en sifflant les bonnes sœurs, attestaient l’emprise religieuse. Non, sans doute, que les églises soient vides aujourd’hui. Mais elles ne sont plus guère fréquentées que par moments et par endroits. Le catholicisme occupait le territoire et scandait le temps. Il est devenu affaire de réseaux et de rassemblements ponctuels. Nous étions hier dans un catholicisme de convention, largement partagé, et nous voilà aujourd’hui dans un catholicisme d’élection, réduit à une minorité. Entre ces deux moments, disons en gros des années 1880 aux années 1980, s’est déployé un catholicisme d’action, qui est au cœur de cet ouvrage. Lancé par Léon XIII, relancé quarante ans plus tard par Pie XI, un puissant mouvement catholique s’est formé, dont les patronages et l’Action catholique ont été deux des expressions les plus significatives. Leurs acteurs, leurs enjeux, leurs conflits, voilà la première partie. En 1932, le père Bessières témoignait éloquemment de l’optimisme répandu dans ce milieu :

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE Pas à pas, nous referons une atmosphère chrétienne, où des institutions chrétiennes puissent surgir. Christianisme loyal et conquérant. Car ce n’est pas en prêchant la révolution mondiale, ni en marmonnant un christianisme de sacristie, ni en battant la coulpe de ceux de nos aînés qui ont semé notre route d’erreurs, que nous empêcherons le monde de crouler ; c’est en travaillant méthodiquement à refaire une charpente à ce monde délabré, à refaire un « climat » spirituel exempt de miasmes. En instaurant un ordre de chrétienté1.

Mais, au cœur même de cette dynamique, s’introduisit bientôt le sentiment diffus d’une déchristianisation rampante, qui appelait de toute urgence un effort apostolique, en particulier dans les milieux ouvriers qui semblaient de plus en plus gagnés au communisme. Obsession missionnaire, hantise du communisme, et bientôt, chez certains, fascination du communisme : tels furent les ingrédients d’une question majeure, qui prit bien vite l’apparence d’un nœud gordien et qui aboutit, au début des années 1950, autour des compagnons de route du Parti communiste, à la crise du progressisme chrétien. C’est l’objet de la deuxième partie. Un prêtre-ouvrier, le père Joseph Robert, dominicain, établi en usine en 1948, expliquait quelques mois plus tard la logique de l’engagement qui lui semblait s’imposer alors, malgré ses risques, pour rejoindre la classe ouvrière : Ma qualité de prêtre, révélée peu à peu, n’a pas produit grande émotion ni soulevé de grands problèmes, un fakir ou un brahmane auraient, j’imagine, soulevé à peine plus de curiosité. […] C’est moins ce qu’on dit qui porte que la situation dans laquelle on est par rapport aux auditeurs, que la communion de vie avec ceux à qui on parle. […] Quand leurs problèmes sont nos problèmes, les nôtres peuvent devenir les leurs2. 1. Albert Bessières, Le chantier sur les ruines ou le roman d’une génération, Paris, Spes, 1932, p. 7. 2. Lettre de Joseph Robert à Maurice Montuclard, 1er octobre 1948, citée par Georgette Pelloux, Chroniques de la Mission sur le XIIIe (1946-1960), inédit (version annotée par Joseph Robert).

PROLOGUE

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On ne sort pas indemne de ce type d’expérience où l’on prend brusquement conscience que « les extrémités de la terre », qui étaient l’horizon traditionnel de la mission, sont désormais « de l’autre côté de la rue », pour parler comme Madeleine Delbrêl3. L’histoire, dit-on un peu vite, leur a donné tort : leurs problèmes auraient perdu tout sens lorsque s’est dissipée l’illusion communiste4. Mais ce qu’ils avaient vécu avait une tout autre dimension, celle du divorce apparent entre la foi chrétienne et la culture contemporaine. J’ai essayé, dans la troisième partie, à travers un tableau général, une aventure collective – celle de Boquen – et un itinéraire individuel – celui de l’abbé Lemarchand, alias Jean Sulivan – de saisir quelques aspects du déplacement, ou du retournement, voire de l’évidement de la conscience catholique affrontée au monde moderne dans la seconde moitié du XXe siècle. Enfin, m’étant fait une spécialité de l’étude des crises du mouvement catholique, j’ai souvent évoqué les évêques – et ici encore, on le verra – dans leur aspect le plus rebutant, celui de la répression des initiatives et des engagements qu’ils jugeaient aventureux ou inacceptables. La publication du monumental Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle5 me fournit l’opportunité de les présenter, dans la dernière partie, sous un jour plus avenant, à travers une sorte de portrait de groupe qui permettra de voir, je l’espère, au-delà de « l’administration » ecclésiastique, des hommes souvent critiqués, à tort ou à raison, mais qui ne font certes pas un métier facile. On sait que la cathédrale de Cologne, haut lieu du catholicisme allemand, fut gravement endommagée par les bombardements alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle commençait tout juste d’être restaurée lorsque, en 1948, on

3. Madeleine Delbrêl, « La femme et l’Église », 8 décembre 1953. Publication partielle sous le titre « Femmes en grâce et en Église », Spiritus, 29, 1966, p. 351-355. Voir aussi Madeleine Delbrêl, Nous autres, gens des rues, Paris, Seuil, 1966. 4. Voir François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995. 5. Dominique-Marie Dauzet et Frédéric Le Moigne (dir.), Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle, Paris, Cerf, 2010.

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célébra le 700e anniversaire de son édification6. Venu témoigner de la solidarité des catholiques français, le cardinal Suhard exposa alors que ce rassemblement entendait « affirmer aux yeux du monde, en pleine clarté, sans équivoque, notre volonté, indomptable et unanime, de refaire au XXe siècle ce que nos pères ont su réaliser au XIIIe : refaire la chrétienté7 ». Volonté unanime, vraiment ? Le père Desroches, dominicain de l’équipe d’Économie et Humanisme, s’était lui aussi rendu à Cologne au lendemain de la guerre. Il avait été frappé par une sculpture restée intacte sur un pan de mur encore debout, et protégée du risque de chute par un filet métallique. Il en avait pris, et affiché dans son bureau du 48 avenue d’Italie, le cliché qui figure sur la couverture de ce livre8. Fin 1950, quand il mit au point, avec Madame Sauvageot, le premier numéro de La Quinzaine, qui allait devenir la publication emblématique du progressisme chrétien, il manquait une illustration de dernière page. Alors, m’expliquait Desroches, « je suis allé décrocher la photo de l’ange, que j’avais rapportée de la cathédrale de Cologne : celui qui, jubilant, sonne de son tuba à travers les grilles… 9 » L’image avait valeur de symbole, que le père Chenu, autre dominicain, lui aussi pionnier de La Quinzaine, commenta longuement pour les lecteurs. Il y voyait « la trompette triomphante appelant le peuple au combat de la liberté et du bonheur », malgré les entraves des « déterminismes collectifs » et des « blocages totalitaires ». Car il ne pouvait s’agir, pour les chrétiens, de s’évader du monde moderne ou de travailler à sa perte, mais au contraire d’y témoigner, « dans les conditions réelles de la révolution nécessaire », aux côtés des autres 6. Voir Hans Peters, Der Dom zu Köln, 1248-1948, Düsseldorf, Verlag L. Schwann, 1948 ; Joseph Hoster, La cathédrale de Cologne, Cologne, Greven, 1949. 7. « Discours de S. Ém. le cardinal Suhard », dans « Le VIIe centenaire de la cathédrale de Cologne, 15 août 1948 », Documentation catholique, 1027, 10 octobre 1948, col. 1301. 8. Le 48 avenue d’Italie était le siège de la mission ouvrière dominicaine du XIII e arrondissement de Paris. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000, p. 269-271. 9. Lettre d’Henri Desroche à Yvon Tranvouez, 12 février 1994.

PROLOGUE

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hommes. Suhard, étonnamment, rêvait encore de chrétienté. Desroches et Chenu pensaient définitivement en termes de mission. « À travers les filets tendus, concluait le père Chenu, éclate déjà, dans la trompette de l’ange précurseur, la gloire de l’homme créateur de son histoire. Auch hinter Gittern, jubelnd verkünden (Même à travers les barreaux, éclate le message)10. »

10. Marie-Dominique Chenu, « Sur une image », 15/Quinzaine, 1, 15 novembre 1950, p. 12.

SIGLES

ACA

Assemblée des cardinaux et archevêques

ACF

Action catholique française

ACJF

Association catholique de la jeunesse française

ACI

Action catholique indépendante

ACO

Action catholique ouvrière

ACU

Action catholique universitaire

AJICF

Anciennes de la Jeunesse indépendante chrétienne féminine

BILD

Bureau international de liaison et de documentation

BIR

Bulletin d’information et de recherche

CCIF

Centre catholique des intellectuels français

CED

Communauté européenne de défense

CFAL

Comité français pour l’apostolat des laïcs

CFTC

Confédération française des travailleurs chrétiens

CGT

Confédération générale du travail

CMR

Chrétiens dans le monde rural

CNR

Conseil national de la résistance

CPMI

Centre pastoral des missions à l’intérieur

DC

Democrazia cristiana

FNC FGSPF

Fédération nationale catholique Fédération gymnastique et sportive des patronages de France

FSCF

Fédération sportive et culturelle de France

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

FSF

Fédération sportive de France

JAC(F)

Jeunesse agricole catholique (féminine)

JEC(F)

Jeunesse étudiante chrétienne (féminine)

JIC(F)

Jeunesse indépendante chrétienne (féminine)

JOC(F)

Jeunesse ouvrière chrétienne (féminine)

JMC

Jeunesse maritime chrétienne

LAC

Ligue agricole catholique

LOC(F)

Ligue ouvrière chrétienne (féminine)

MFR

Mouvement familial rural

MLO

Mouvement de libération ouvrière

MLP

Mouvement de libération du peuple

MPF

Mouvement populaire des familles

MRJC(F) Mouvement rural de la jeunesse chrétienne (féminine) MRP

Mouvement républicain populaire

MSI

Movimento sociale italiano

NEF

Nouvelles équipes françaises

PCF

Parti communiste français

PDP

Parti démocrate populaire

PS

Parti socialiste

PSU

Parti socialiste unifié

RPF

Rassemblement du peuple français

SFIO

Section française de l’internationale ouvrière

STO

Service du travail obligatoire

UCP

Union des chrétiens progressistes

UNEF

Union nationale des étudiants de France

ABRÉVIATIONS AC ME PO

Action catholique Mission étudiante Prêtres-ouvriers

PREMIÈRE PARTIE Des patros à l’Action catholique

1 Les vicaires de patro

« Les Patronages sont devenus indispensables : c’est le vicaire qui s’en occupe », assurait en 1932 le chanoine Alain Moënner, curé archiprêtre de la paroisse Saint-Louis de Brest, dans un recueil de causeries sur la vie paroissiale1. Énoncée à l’époque sur le ton de l’évidence, la formule suggère encore aujourd’hui, au moins à ceux qui sont nés avant Vatican II, toute une série de clichés : soutane poussiéreuse sur la touche d’un terrain de football de quartier, projectionniste affairé autour d’un Pathé-Baby dans une salle de cinéma de fortune, directeur de colonie de vacances exhortant ses jeunes sur la dune le soir à la veillée. C’est comme un fondu enchaîné d’images enchantées, ravivées par des photographies jaunies qui alimentent à loisir une mémoire plus ou moins nostalgique, réduisant le temps vécu à une succession d’instantanés trompeurs, et c’est précisément ce dont l’historien doit se méfier le plus. Qu’en estil, en réalité, de ces vicaires de patronage, figures emblématiques d’une civilisation paroissiale disparue ? Pierre Pierrard écrit que, dans l’entre-deux-guerres, on les voit « partout2 », et sans doute est-ce alors leur apogée. Mais ils s’inscrivent dans une chronologie plus longue, pour l’essentiel de la fin des années 1880 au début des années 1960. Une étude précise sur 1. Chanoine Moënner, Autour du clocher. Entretiens dominicaux sur la paroisse, l’Église, le clergé et les fidèles, Paris, Éditions Téqui, 1932, p. 133. 2. Pierre Pierrard, Le prêtre français, du concile de Trente à nos jours, Paris, Desclée, 1986, p. 129.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

toute cette période supposerait de longues investigations et une accumulation d’observations locales qui restent encore à faire3. À défaut d’un portrait fouillé, je m’en tiendrai donc ici à une esquisse. Le vicaire de patro, si communément évoqué, est un personnage difficile à saisir. En fait, tout au long de ces années, son rôle et sa façon d’être évoluent. Et force est de reconnaître que, derrière un modèle archétypique, il y a une extraordinaire diversité de situations et de vécus.

Un type sacerdotal Où trouver trace de ces prêtres ? La documentation est à la fois abondante et relativement pauvre, disparate et dispersée. Les sources sont en effet assez nombreuses, mais leur apport est inégal. Il y a sans doute bien des éléments à glaner dans les publications de l’Union des Œuvres, comme dans les journaux et les revues qui sont liés, d’une manière ou d’une autre, au mouvement Cœurs Vaillants, dont on sait qu’il joue de fait, à partir de 1936, le rôle d’une fédération des patronages catholiques en France. Mais on y apprend plus sur l’institution elle-même et les fluctuations de son insertion dans le cadre général de la pastorale de l’Église, que sur le personnel clérical qui s’y trouve impliqué. Les monographies de patronages sont plus instructives, mais, outre qu’elles souffrent couramment d’un travers hagiographique qui oblige à les utiliser avec précaution, elles émanent le plus souvent d’œuvres trop singulières pour être représentatives4. Ce sont les grands patros qui se célèbrent ainsi, ceux qui sont assez puissants pour durer et pour affirmer leur indépendance jusque dans les années triomphantes de l’Action catholique spécialisée. Par 3. À cet égard, on tirerait avantageusement parti, du moins pour la période la plus récente, de l’ouvrage atypique de Jean-Marie Jouaret, Petite histoire partielle et partiale de la Fédération sportive et culturelle de France (19481998), Paris, FSCF, sd. [2006], 2 volumes. 4. À titre d’exemple, Maurice Guibert, Cent ans déjà ! « Le navire ». Histoire du patronage du Sacré-Cœur de Puteaux, Nice, Presses de l’Imprimerie Don Bosco, 1969.

LES VICAIRES DE PATRO

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ailleurs, ces patros-cités sont souvent gérés par des congrégations religieuses qui se sont fait une spécialité de l’apostolat populaire en milieu urbain : salésiens, Fils de la Charité, frères de SaintVincent-de-Paul, prêtres de Timon-David. Pour atteindre véritablement le vicaire de patro dans son acception commune, il vaut mieux se plonger dans les petits bulletins que la plupart des œuvres de ce type ont entretenus, de manière plus ou moins régulière, soit à l’échelon diocésain, soit au niveau même des paroisses. Mais il s’agit là d’une littérature aléatoire à tous égards, dont le dépouillement systématique est décourageant, tant il se rencontre de simples et répétitives chroniques sportives à côté de trop rares portraits de prêtres ou de dirigeants. Si les sources propres aux patronages apportent moins qu’on ne pouvait le penser, celles qui relèvent de la condition cléricale sont aussi décevantes. Les revues de spiritualité sacerdotale ou de pastorale sont utiles, mais elles sont naturellement plus portées à proposer des modèles qu’à décrire des situations. La littérature n’est pas d’un grand secours. Les écrivains ont été plus attentifs à la solitude du prêtre, à ses inquiétudes intellectuelles ou à sa souffrance morale qu’à ses activités pastorales, et la « conquête des âmes » ne les a vraiment intéressés que sur fond de crise : à la différence du prêtre-ouvrier par exemple, le vicaire de patro n’est pas un héros de roman. On le cherche en vain dans le « catalogue de types sacerdotaux » dressé en 1952 par Jean-Laurent Prévost5. Il apparaît, au mieux, de manière fugace, tel l’abbé Daniel, jeune vicaire à Belleville, dans Notre-Dame du faubourg, de Jean Morgan, ou l’abbé Palerme dans Le narthex, d’André Billy6. Même disette dans la production cinématographique, si l’on en juge par l’inventaire d’Henri Agel, qui y repère quatre grandes figures ecclésiastiques : le saint, le bon prêtre, l’homme de Dieu en crise, le mauvais prêtre7. Littérature ou cinéma, tout compte fait, c’est le personnage pittoresque de don Camillo, créé par 5. Jean-Laurent Prévost, Le prêtre, ce héros de roman. De Claudel à Cesbron, Paris, Téqui, 1952 ; Pierre Crozon, « Interrogations sur le prêtre dans le roman contemporain », Masses Ouvrières, 158, décembre 1959, p. 71-91. 6. Jean Morgan, Notre-Dame du Faubourg, Paris, 1918 ; André Billy, Le narthex, Paris, 1950. 7. Henri Agel, Le prêtre à l’écran, Paris, Téqui, 1953.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

Giovanni Guareschi, incarné à l’écran par Fernandel, qui donne, sous une forme évidemment caricaturale, la meilleure représentation d’un esprit clérical qui dépasse largement le folklore italien8. Mais c’est un curé de campagne aux multiples facettes, et non le vicaire de patro que nous cherchons. Mieux vaut se tourner vers les reportages du genre de ceux du père Lhande sur la vie religieuse dans la banlieue parisienne, qui nous valent quelques portraits hauts en couleurs, même s’ils ne concernent qu’une catégorie particulière de vicaires et de patronages, correspondant à des régions et à des populations largement détachées de la pratique religieuse 9. En fait, comme Joseph Rogé l’a montré il y a plus de trente ans dans un travail de psychologie historique sans équivalent, le vécu d’une vie de prêtre, il faut plutôt le chercher au hasard des mémoires et des biographies, même si les premiers cèdent souvent à la complaisance et les secondes à une « volonté générale d’édification10 ». Quelles que soient les limites de toute cette documentation, il ressort malgré tout une vérité d’évidence : pour qu’il y ait des 8. Il y a chez Guareschi quelque chose qui se rapproche du « sentimentalisme bon enfant d’un Pagnol », concède Henri Agel, par ailleurs très réservé sur le film de Duvivier. « Il reste que don Camillo est un bon prêtre, même s’il paraît plutôt un administrateur qu’un apôtre. Il reste qu’il est sympathique dans la mesure où ses faiblesses humaines sont assumées avec cette simplicité qui consiste, selon le mot de Bernanos, à s’aimer humblement soi-même. C’est sans doute cette ouverture de cœur, cette confiance d’enfant, cette capacité d’abandon et de soumission qui permettent – réfractées à travers le visage admirablement expressif de Fernandel – de trouver à quelques épisodes du film un caractère d’intériorité sacerdotale » (Ibid., p. 52 et 53). « S’il y a quelque part un prêtre qui se sente offensé par le personnage de don Camillo, je lui permets de venir me casser son plus gros candélabre sur la tête », écrivait de son côté Guareschi (Le petit monde de don Camillo, Paris, Seuil, 1951, p. 11). 9. Pierre Lhande, Le Christ dans la banlieue, Paris, Plon, 1927 ; Le Dieu qui bouge, Paris, Plon, 1930 ; La croix sur les fortifs, Paris, Plon, 1931. Dans le même registre, Jean de Vincennes, Le Bon Dieu dans le bled (en Seine-etOise), Paris, Beauchesne, 1929. 10. Joseph Rogé, Le simple prêtre, Paris, Casterman, 1965, p. 329. Comme le remarque Guy Laperrière à propos du clergé québécois, « ces souvenirs, ces portraits viennent souvent donner des nuances, un climat, qui avaient échappé à maint savant analyste » (« Biographies et mémoires : le Québec du XXe siècle », Rev ue d’histoire ecclésiastique, vol. LXXXV, 1990, 1, p. 41-77, et 2, p. 343-358 (citation, p. 358).

LES VICAIRES DE PATRO

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Figure 1. Nombre de prêtres par dix paroisses en France en 1931

Source : Eugène Jarry, « Les diocèses de France. Étude de géographie ecclésiastique », Almanach catholique français pour 1931, Paris, Bloud et Gay, 1931, p. 274. La France compte à cette date 46 456 prêtres et 37 753 paroisses.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

vicaires de patro, il faut qu’il y ait des vicaires et il faut qu’il y ait des patros. Les vicaires sont le privilège des diocèses relativement bien pourvus en vocations sacerdotales au regard de la population dont ils ont la charge et de la densité de leur réseau paroissial. En croisant ces trois éléments, le chanoine Boulard a établi au lendemain de la Seconde Guerre mondiale un indice de charge pastorale dont la géographie recoupe largement celle de la pratique religieuse. À défaut d’une carte du nombre de vicaires par diocèse, celle de la proportion des prêtres par dix paroisses, publiée en 1931 dans l’Almanach catholique français (Figure 1) est tout à fait éloquente : Paris, Lille, Marseille, Lyon et les diocèses de l’Ouest sont des viviers à vicaires11 ; ailleurs il s’en trouve forcément moins. Prenons le clergé du diocèse de Quimper en 1935 : 318 curés ou recteurs et 288 vicaires. Mais au diocèse de Sens, à la même date, 184 curés et seulement 19 vicaires. L’expérience vicariale, premier échelon de la carrière cléricale, n’est donc pas une généralité. Combien de jeunes prêtres se retrouvent, dès leur ordination, curés d’une petite paroisse rurale, à l’image de l’abbé Alexandre dans le Pays de Caux12 ? Aussi, dans bon nombre de cas, les directeurs de patronages sont en fait des curés13, qui trouvent le temps et le goût de s’y consacrer malgré la lourdeur du service paroissial, ou qui, au contraire, voient dans cet outil pastoral dirigé spécifiquement vers la jeunesse le moyen de renouer le contact avec une population qui les ignore14. 11. Voir Michel Lagrée, « Le pays des vicaires », dans Bretagne et religion, second volume, Rennes, Institut culturel de Bretagne, 1997, p. 37-49. 12. Bernard Alexandre, Le horsain. Vivre et survivre en Pays de Caux, Paris, Plon, 1988. 13. Un sondage effectué sur l’Annuaire de la FGSPF pour 1937 tourne court : si nombre de directeurs de patronages sont effectivement répertoriés sous l’étiquette « vicaire », il en est aussi dont la qualité de « curé » est mentionnée, mais tous les directeurs identifiés simplement comme « M. l’abbé », sans autre précision, empêchent de dresser des statistiques fiables. Il faudrait croiser systématiquement ces informations avec celles des ordos diocésains. 14. Sur cette stratégie de reconquête par le patro, voir les remarques critiques d’un adepte convaincu de l’Action catholique, l’abbé Fernand Boulard, dans Problèmes missionnaires de la France rurale, tome 2, Paris, Cerf, 1945, p. 173-174.

LES VICAIRES DE PATRO

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Car il existe manifestement deux sortes de patronages. Les uns font figure de dernier recours pastoral dans des régions à fort détachement religieux. Les autres sont le luxe des régions de chrétienté déjà largement pourvues en institutions chrétiennes de toute nature, à commencer par les écoles. Patros de conquête d’une part, patros de préservation d’autre part. Mais où les trouve-t-on précisément ? Le repérage n’en est pas facile, dans la mesure où tous les patronages ne sont pas affiliés à la FGSPF, qui draine essentiellement ceux qui développent une activité sportive : la plupart du temps, la fondation d’un patro précède de plusieurs années son adhésion à la Fédération. Les recherches de Jean-Pierre Augustin montrent malgré tout une relative concordance entre la géographie des patronages et celles de la fécondité cléricale. La principale différence tient à la sous-représentation des chrétientés rurales de la bordure méridionale du Massif Central. Il apparaît ainsi que les patronages sont à l’origine un phénomène urbain, qui s’étend par la suite, et notamment dans l’entre-deux-guerres, aux bourgs ruraux de certaines régions de chrétienté, l’Ouest et l’Est tout particulièrement15. Il y a donc des patros sans vicaire et des vicaires sans patro. Mais là où se trouvent à la fois des vicaires et des patros en nombre significatif, on aimerait savoir dans quelle mesure cette orientation pastorale a marqué les générations cléricales. Le diocèse de Quimper se prête parfaitement à une telle enquête. Encore faut-il trouver une source opératoire. Pourquoi ne pas interroger, au moins par sondage sur plusieurs décennies, les nécrologies du bulletin diocésain ? Ce genre littéraire a sans doute ses limites et ses défauts. Même si la plupart des chers confrères disparus ont l’honneur d’une notice dans la Semaine religieuse, tous n’y laissent pas leur trace, vraisemblablement par l’effet de quelque négligence ou de l’abondance des matières. Il se trouve même une décennie iconoclaste où un zèle évangélique intempestif laisse les morts enterrer leurs morts : une seule nécrologie pour seize décès en 1967. Par ailleurs, on 15. Jean-Pierre Augustin, « Les patronages catholiques dans l’espace français de 1914 à 1985 », dans Gérard Cholvy (dir.), Le patronage, ghetto ou vivier ?, Paris, Nouvelle Cité, 1988, p. 91-106.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

sait bien que la loi du genre conduit facilement à de pieuses omissions, assurant au disparu un portrait convenable, pour qu’il repose en paix, comme il se doit et comme le souligne à certaines époques la signature anonyme « R.I.P. » (Requiescat in pace). Enfin, il est bien évident que ces éloges funèbres révèlent autant la mentalité des vivants que l’esprit de l’époque à laquelle les morts se sont identifiés : on regarde les défunts avec les préjugés de la génération qui les enterre. Malgré tout, il reste que les nécrologies ne manquent jamais de souligner les traits les plus saillants de la vie des disparus. À ce titre, elles fournissent de nombreuses touches de ce vécu du prêtre ordinaire qu’il est si difficile d’appréhender. D’un simple point de vue statistique, il est précieux de relever les cas où il est fait mention d’une activité de vicaire de patro. Sur un corpus de 109 notices concernant des prêtres nés entre 1851 et 1940, le résultat de ce comptage est le suivant (Figure 2) : Figure 2. Évocation du vicaire de patro dans les nécrologies cléricales Années de naissance

Nombre de prêtres faisant l’objet d’une notice

Nombre de ceux qui ont été vicaires de patro

% arrondi

1851-1860

12

0

0%

1861-1870

12

5

42 %

1871-1880

20

8

40 %

1881-1890

9

5

55 %

1891-1900

10

1

10 %

1901-1910

18

6

33 %

1911-1920

17

3

18 %

1921-1930

9

5

55 %

1931-1940

2

0

0%

109

33

30 %

Source : Semaine religieuse du diocèse de Quimper et de Léon puis Quimper et Léon, années 1927, 1937, 1947, 1957, 1967, 1977, 1987, 1997).

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Bien que l’échantillon soit trop restreint et trop aléatoire pour en tirer des leçons péremptoires, il se dégage de ce tableau quelques indications utiles. Près d’un tiers de ces prêtres ont contribué d’une manière ou d’une autre à l’animation d’un patronage : c’est beaucoup. Le vicaire de patro n’a jamais été « partout », selon l’exagération rhétorique de Pierre Pierrard, mais il s’est trouvé longtemps en bien des endroits. Les vides des extrêmes confirment les bornes de la chronologie. Les prêtres nés avant 1860 étaient déjà recteurs ou curés quand les patronages se sont développés. Ceux nés après 1930 ont commencé à exercer lorsqu’on ne voyait plus que par l’Action catholique. Entre les uns et les autres, ce sont au fond trois générations de vicaires de patro qui se sont succédé, chacune avec ses caractéristiques, qu’il faut envisager maintenant.

Pionniers, spécialistes, obstinés Trois générations, donc. La première, des années 1880 à 1914, est celle des pionniers. La seconde, dans l’entre-deuxguerres, celle des spécialistes. La dernière, de la fin des années 1940 au début des années 1960, apparaît comme celle des obstinés – ou des persévérants si la précédente appellation semble trop désobligeante. La première vague des vicaires de patro est bien connue. Elle correspond à ce que j’ai appelé ailleurs « la génération Léon XIII16 ». Au tournant du siècle, le patronage apparaît moins comme un instrument privilégié que comme un élément parmi d’autres dans un ensemble diversifié d’œuvres sociales auxquelles les futurs prêtres sont préparés par les conférences d’œuvres qui se multiplient alors dans les grands séminaires17. 16. Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Éditions Ouvrières, 1988. 17. Voir Philippe Lécrivain, « La formation sociale dans les séminaires à la Belle Époque », dans Denis Maugenest (dir.), Le mouvement social catholique en France au XXe siècle, Paris, Cerf, 1990, p. 115-150 ; Marie-Thérèse Cloître,

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À en juger par les comptes rendus des congrès annuels de l’Union des Œuvres, on voit que la préoccupation majeure en ce qui concerne les patronages est alors d’étendre la formule audelà du terreau où elle a éclos et déjà fait ses preuves. Les patros s’adressaient surtout aux enfants des classes populaires scolarisés par l’école laïque dans les milieux urbains. On s’emploie à persuader qu’ils ont aussi leur place dans les campagnes, qu’il n’y a pas lieu d’en exclure les élèves de l’école libre, qu’ils peuvent s’adresser à toutes les classes sociales et qu’ils sont susceptibles de contribuer efficacement à l’encadrement des adolescents et des jeunes gens. En toute hypothèse, on insiste sur le rôle moteur qui revient au clergé dans cette entreprise. À la différence des Cercles catholiques d’ouvriers et de l’ACJF, qui sont le fruit de l’initiative de laïcs, autour d’Albert de Mun, les patronages naissent et se développent cléricaux. Leur dimension proprement religieuse s’en trouve particulièrement valorisée. Le problème est alors de savoir jusqu’où le prêtre peut aller sans compromettre la dignité de son état. Le congrès de SainteAnne-d’Auray, en 1890, est marqué par la querelle du jeu de boules, auquel s’adonnent quelques vicaires morbihannais. L’année suivante, nouveau débat qui montre le contraste entre les pratiques de piété, qui font l’unanimité, et les distractions, qui soulèvent quelques réserves. En 1894, le tir à l’arc ranime la controverse mais c’est surtout l’abus des bicyclettes qui inquiète. L’usage du vélo est toujours contesté dix ans plus tard, mais aussi les concours de gymnastique, et le football, « avec toutes ses règles et ses termes barbares18 ». À ce moment, il est « Séminaristes sociaux, séminaristes démocrates : le cours ou la conférence des œuvres au grand séminaire de Quimper, 1895-1908 », Revue d’histoire de l’Église de France, 201, juillet-décembre 1992, p. 287-310. 18. Rapport de M. Laisnez au congrès de Nantes (juillet 1904), cité par François Veuillot, Sous le signe de l’Union. Histoire des congrès nationaux de l’Union des Œuvres, 1858-1939, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1948, p. 206. Sur la question de la bicyclette, voir Philippe Rocher, « Une nouvelle chevalerie catholique contre le néo-paganisme du sport moderne : l’Église catholique et le vélo, XIXe-XXe siècles », dans Laurence van Ypersele et Anne-Dolorès Marcelis (dir.), Rêves de chrétienté, réalités du monde. Imaginaires catholiques, Paris/Louvain, Cerf/Presses universitaires de Louvain, 2001, p. 339-368.

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vrai, on est moins gêné par l’inconvenance sacerdotale de ces activités ludiques que par le risque de voir se « transformer en but ce qui doit rester un moyen19 ». Au-delà des loisirs et du sport, en effet, c’est bien la participation active de ses membres aux cérémonies religieuses et la vitalité de son cercle d’études qui font la réussite d’un patronage et témoignent du zèle du vicaire qui s’en occupe. Jusqu’en 1914, le vicaire de patro est au fond un vicaire d’œuvres, qui s’occupe des jeunes mais aussi de la caisse de crédit, de la mutuelle bétail ou de la coopérative de consommation, sans jamais oublier les exigences du culte. « Une vie de forçat au service des âmes », confessait sur le tard le chanoine Guermeur qui, jeune vicaire, avait eu la charge du patronage de l’Armoricaine, à SaintLouis de Brest, mais aussi une expérience enthousiasmante : « C’était le temps de la Grande Équipe des vicaires, sous la direction de Mgr Roull », explique son nécrologue : Les œuvres étaient multiples et très actives ; il est vrai que le prêtre y rencontrait des concours précieux, et n’avait pas à craindre la solitude débilitante des paroisses indifférentes20.

C’est ce modèle que, sur la base de sa longue expérience de vicaire à Ploudalmézeau, l’abbé Cardaliaguet expose encore à la fin des années vingt, dans deux petits livres alertes qui auront un certain succès auprès des séminaristes21. À ce moment, pourtant, les choses ont beaucoup changé. Pour le dire d’un mot, il semble que le vicaire de patro soit 19. François Veuillot, ibid. 20. « Nécrologie : M. le chanoine Charles Guermeur (1875-1947) », Semaine religieuse de Quimper et de Léon, 4 avril 1947. Mgr Roull, prélat romain d’esprit démocrate chrétien, était le curé archiprêtre de la paroisse Saint-Louis, la plus importante de Brest. Très influent sur le jeune clergé, il snobait ostensiblement l’évêque conservateur du diocèse, Mgr Dubillard, qui résidait à Quimper. 21. René Cardaliaguet, Mon curé chez lui. Notes sur l’organisation de la paroisse, Paris, Bloud et Gay, 1926 ; Mon curé vingtième siècle, Paris, Bloud et Gay, 1928. Joseph Rogé les classe au rang des « favoris du moment » dans les grands séminaires des années 1925-1939 bien qu’ils correspondent alors à « un état déjà dépassé » (Le simple prêtre, op. cit., p. 133).

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désormais totalement absorbé par son patronage. Avec l’essor des compétitions sportives, le succès du théâtre, puis du cinéma, la vogue des colonies de vacances, le patronage de l’entre-deuxguerres devient une structure lourde, qui suffit à occuper un prêtre quasiment à temps plein. Faut-il voir alors dans l’effacement relatif des cercles d’études une sorte de prudent repli des vicaires de patro, repli imputable aux infortunes du Sillon vingt ans plus tôt, un peu comme les exégètes se sont reconvertis dans l’archéologie à la suite de la crise moderniste ? Plus probablement, c’est tout simplement l’attrait croissant des loisirs et du sport qui a donné aux patronages une dimension imprévue, rejetant à la marge leurs activités proprement intellectuelles. Pour peu que la rotation vicariale soit rapide et que chaque directeur tienne à laisser sa marque, les occupations s’additionnent. Les patronages enflent donc. Ils grandissent aussi. Pendant la guerre, de nombreux bulletins de patronage ont fait, à leur échelle, le lien entre le front et l’arrière, publiant des extraits de lettres des soldats et donnant des nouvelles de la paroisse22. La paix revenue, les associations d’anciens se développent d’autant plus facilement qu’elles trouvent dans l’encadrement des activités sportives le lieu d’une pérennité qui n’était pas a priori dans la logique du patro. Il se passe ici ce qui s’est produit pour presque toutes les innovations pastorales : le passage par une œuvre de jeunesse détourne plus d’un de s’intégrer aux cadres antérieurs de l’intégration des adultes. Ces conditions nouvelles expliquent, à n’en pas douter, le souci de formation des jeunes prêtres qui se manifeste alors dans les congrès de l’Union des Œuvres. Préparation doctrinale et pratique, réclame-t-on à Rennes en 1922 ; des cours, des conférences et des analyses d’expériences vécues, souhaite-t-on l’année suivante à Amiens. Au-delà du séminaire, qui offre la formation initiale, il faudrait une « école d’application qui serait le vicariat contrôlé et dirigé », assure en 1926, l’abbé Danviray, directeur diocésain des œuvres du diocèse de Tours, et l’abbé Bard fait état des perspectives ouvertes par le groupe d’Entraide 22. Voir l’exemple du patronage de Ploudalmézeau, remarquablement étudié par Olivier Le Dall, On prie, vous souffrez, on les aura !, Morlaix, Skol Vreizh, 2007.

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sacerdotale fondé un an plus tôt par son confrère Gaston Courtois23. Ce dernier lance en 1929 le journal Cœurs Vaillants, puis en 1936 le mouvement du même nom, bientôt flanqué des Âmes Vaillantes. Il est incontestable que Courtois et Pihan – qui signent respectivement Jacques Cœur et Jean Vaillant dans les colonnes du journal – tous deux Fils de la Charité, apportent aux jeunes vicaires inexpérimentés ou sans imagination un précieux soutien, des plans d’année, des repères symboliques, et pour tout dire un esprit de patro que, au-delà des aventures de Tintin, de remarquables bandes dessinées contribueront à ancrer dans les têtes des « p’tits gars »24. De mieux en mieux équipés pour gérer des œuvres qui deviennent parfois de véritables entreprises, mais écrasés par l’ampleur de la tâche, les vicaires de patro de l’entre-deuxguerres finissent par inquiéter ceux qui les observent. En 1934, Mgr Feltin met en garde le clergé de son diocèse de Sens : Les manifestations sportives, les organisations de fêtes multiples et variées, toutes choses nécessaires pour maintenir la vie dans les œuvres et permettre d’atteindre les jeunes qui sont à former, prennent aisément une place prépondérante, deviennent des fins recherchées en soi, au lieu de rester des moyens appropriés, et la vie du prêtre, ainsi absorbée, n’est plus suffisamment soucieuse des âmes à gagner ou à perfectionner, si elle-même n’est pas fortifiée par un travail intérieur constant25.

23. Cité par François Veuillot, Sous le signe..., op. cit., p. 299. 24. Voir Vincent Féroldi, La force des enfants. Des Cœurs Vaillants à l’ACE, Paris, Éditions Ouvrières, 1987 ; Agnès Richomme, Un prêtre, Gaston Courtois, Fils de la Charité (1897-1970), Paris, Union des Œuvres, 1971 ; Jean Pihan, Merci pour le passé, Paris, Fleurus, 1985 ; Florence Garabédian, « Le mouvement Cœurs Vaillants-Âmes Vaillantes dans les patronages lyonnais (1938-1950) », dans Gérard Cholvy (dir.), Le patronage..., op. cit., p. 317-331. Pour les bandes dessinées, voir Thierry Crépin et Françoise Hache-Bissette (dir.), Les presses enfantines chrétiennes au XXe siècle, Arras, Artois Presses Université, 2008. 25. Mgr Feltin, « La sanctification du clergé voué au ministère des âmes », dans Le messager du Cœur de Jésus, organe de l’Apostolat de la prière, reproduit dans la Revue diocésaine de Sens, 1934, et cité par Alype-Jean Noirot, Le département de l’Yonne comme diocèse, tome 5, Partage du temps : la guerre et la paix (1932-1962), Auxerre, Imprimerie moderne, 1982, p. 19-20.

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Dans ce même diocèse, l’abbé Deschamps – assurément le seul vicaire de patro dont le nom soit aujourd’hui connu du grand public puisqu’il a donné son nom au stade du club de football issu du patronage qu’il a fondé, l’AJ Auxerre – l’abbé Deschamps, donc, devenu curé et chanoine, mais résolument fidèle aux idées de sa jeunesse, se voit reprocher de délaisser l’entretien de son église tandis qu’il consacre son énergie et ses ressources à bâtir une salle de théâtre et de cinéma26. La vie quotidienne traîne aussi son lot de difficultés. Les vicaires de patro passent pour affecter une tenue négligée – « soutane usée ou déchirée par les excursions de la colonie de vacances ou les ébats du patronage27 » – et pour délaisser le reste du service paroissial. À la limite, le patro tend à suffire à tout, voire à se dégager de l’orbite paroissiale. Se plaignant à l’évêché, en 1941, des « jeunes confrères qui semblent se trouver mal à l’aise à l’église », le chanoine Chapalain, curé de Lambézellec, aux portes de Brest, écrit qu’ils « n’ont dans la tête, en sortant du séminaire, que l’idée du sport et du cinéma28 ». Pourtant, trente ans plus tôt, il était lui-même un ardent vicaire de patro dans une paroisse voisine. L’entre-deux-guerres suscite provisoirement le conflit de ces deux générations qui vont se retrouver solidaires dans les années 1950, marquées par la marginalisation pastorale des patronages. La situation des vicaires de patro après la Libération est assez paradoxale. D’une part, les patronages catholiques n’ont jamais été aussi nombreux ni aussi florissants. À s’en tenir au seul chiffre des affiliations à la FGSPF, devenue FSF, et même 26. Fabien Grœninger et Émile Martin, « L’Association de la jeunesse auxerroise (AJA) et son temps », dans Laurence Munoz et Gilles Lecocq (dir.), Des patronages aux associations. La Fédération sportive et culturelle de France face aux mutations socio-culturelles. Regards croisés, 1898-2008, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 163-174. Voir aussi Denis Pelletier, « Ernest Deschamps (1868-1949) », dans Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Denis Pelletier et Nathalie Viet-Depaule (dir.), Les catholiques dans la République, 1905-2005, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005, p. 163-164. 27. François Veuillot, Un vicaire de banlieue : l’abbé Daniel Joëssel, Paris, Bloud et Gay, 1941, p. 12. 28. Yvon Tranvouez, « Patronage et stratégie paroissiale au milieu du XXe siècle. Un exemple breton : l’Étoile Saint-Laurent à Lambézellec », dans Gérard Cholvy (dir.), Le patronage..., op. cit., p. 338.

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si la Fédération n’a jamais drainé la totalité du réseau des patros29, la progression est évidente : 4 136 en 1955, contre 2 979 en 1937 et seulement 1 458 en 1914. C’est bien « l’âge d’or des patronages », comme l’écrit Jean-Pierre Augustin30. Mais est-ce aussi l’âge d’or des vicaires de patro ? Tout laisse à penser que non. Le bilan dressé par le chanoine Boulard en 1950 montre que le clergé français, proportionnellement plus jeune que dans l’entre-deux-guerres, est globalement moins nombreux et que sa charge pastorale augmente 31 . Cette contrainte démographique fait qu’un peu partout le prêtre est obligé de s’en remettre à des auxiliaires laïcs pour l’animation des diverses branches de son patronage. Par la force des choses, le vicaire de patro devient peu à peu l’aumônier du patro, cantonné dans un rôle plus strictement spirituel qu’il ne l’était vingt ans plus tôt. C’est d’ailleurs l’image qu’en véhicule Cœurs Vaillants, par exemple dans les aventures de Yann, une bande dessinée dont le héros est précisément un jeune homme qui encadre les équipes de gosses du patro de Clichy32. À cet effet de ciseaux provoqué par l’essor des patronages et le déclin du clergé s’ajoutent les critiques de plus en plus marquées qui visent une pastorale que l’on juge dépassée, inefficace et dangereuse pour les prêtres qui s’y laissent enfermer. Dès 1946, au congrès de l’Union des Œuvres, l’abbé Pihan doit reconnaître que les reproches qui convergent contre le vicaire de patro ne sont pas sans fondement : Il devient un moniteur sportif, un impresario, un scoutmestre, un confrère d’œuvre. Il a la sympathie des enfants et des mères de famille, mais son influence ne s’étend pas audelà. Il est capable de vous parler des matches de basket-ball 29. En 1904, il y avait environ 3 500 patronages catholiques en France (rapport de M. Édouard Petit au ministre de l’Instruction publique, Journal officiel, 19 octobre 1904, cité par Edward Montier, Les essaims nouveaux, Paris, Plon, 1910, p. XV). 30. Jean-Pierre Augustin, « Les patronages... », op. cit., p. 101. 31. Fernand Boulard, Essor..., op. cit. 32. Voir, entre autres aventures de Yann Calonnec (prénom et nom bretons qu’on pourrait traduire tout simplement par Jean Cœurvaillant), Le secret de la dalle brisée, à la une de Cœurs Vaillants en 1950.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE avec des termes techniques, il suit assidûment toutes les publications de la rue de Fleurus, mais ne lui parlez pas de questions sociales ou de théologie, il vous dira qu’il n’est pas un intellectuel. En général, il avoue que sa section de JOC ne marche pas très bien et il ignore tout de l’évolution du Mouvement familial qui y fait suite. Pour lui, l’apostolat se limite essentiellement à son vieux patro dont il parle avec attendrissement33.

L’animateur de Cœurs Vaillants a beau défendre la place d’un patronage renouvelé dans le cadre d’une paroisse réorganisée, on voit bien que la formule n’a plus le vent en poupe. Dans les années trente encore, la concurrence de la JOC, de la JAC et des mouvements analogues n’avait pas sérieusement remis en question l’existence des patronages. La polémique provoquée dès 1934 par les critiques du père Fillère à l’encontre de la spécialisation n’avait pas véritablement porté à conséquence sur le terrain des paroisses. Il n’en est plus de même après 1945. L’heure est à l’Action catholique, qui tend à devenir hégémonique malgré les avant-gardes missionnaires qui sont déjà au-delà et les œuvres d’arrière-garde qui campent sur leurs positions. Étienne Fouilloux a montré que cette résistance des patros a su s’organiser un temps autour des grands patronages parisiens, mais sans pouvoir échapper à une articulation, au moins de principe, avec les mouvements spécialisés. « Je suis un vieux des patros », explique Mgr Feltin aux directeurs de patronage réunis à Paris en 1950 : J’ai fait du patronage tout le temps que je fus vicaire et curé. J’ai toujours aimé le patronage bien compris et j’ai constaté [...] qu’il pouvait être vraiment le séminaire de l’Action catholique34. 33. Jean Pihan, « Le problème de l’enfance dans le cadre d’une paroisse communautaire et missionnaire », dans Paroisse, chrétienté communautaire et missionnaire, compte rendu du Congrès national de Besançon (1946), Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1946, p. 96. 34. Cité par Étienne Fouilloux, « Des patronages en question. L’exemple parisien (1944-1950) », dans Gérard Cholvy (dir.), Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs. Sociabilité juvénile dans un cadre européen, 1790-1968, Paris, Cerf, 1985, p. 373.

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Dans le diocèse de Quimper, où l’on passe brutalement, en 1947, de Mgr Duparc, pour qui ne comptaient que l’école libre et le patronage, à Mgr Fauvel, qui mise tout sur l’Action catholique, on en vient à jouer de la politique des nominations pour concentrer les obstinés du patro, toutes générations confondues, dans des paroisses isolats qui finissent par constituer comme des buttes témoins d’une époque révolue35. À la fin des années cinquante, les missions générales organisées par le CPMI dans plusieurs grandes villes montrent que le jeune clergé se détache des patros ou les regarde autrement36. « Peut-être faut-il particulièrement éviter de poser l’équation : patronage = loisir = sport = football », remarque une commission préparatoire à la Mission de Brest37. Cette esquisse de trois âges des vicaires de patro est sans doute trop schématique. Elle appellerait des vérifications locales et des nuances. Mais il importe surtout que cette distinction des temps n’occulte pas les caractéristiques communes qui traversent toute l’époque et qui constituent ces prêtres dans leur généralité.

Des profils variés Il y a sans doute un type idéal du vicaire de patro, dont les traits reviennent avec une belle constance dans les mémoires, les biographies ou les nécrologies. Mais par-delà ces points communs, on observe aussi de nettes différences qui imposent de dresser une double typologie, selon la durée d’une part et les choix d’autre part. Le vicaire de patro est généralement un jeune prêtre, fraîchement sorti du séminaire, nommé dans une paroisse urbaine ou 35. Voir Yvon Tranvouez, Un curé d’avant-hier. Le chanoine Chapalain à Lambézellec, Brest-Paris, Éditions de la Cité, 1989. 36. Voir Marcel Launay, « Que faire des patronages ? À Nantes en 1958 », dans Gérard Cholvy (dir.), Le patronage..., op. cit., p. 351-361. 37. « Vers la Mission de Brest. Rapports présentés à la session d’évangélisation », Semaine religieuse de Quimper et de Léon, 27 décembre 1957.

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dans un gros bourg rural, ayant déjà expérimenté pendant les vacances de ses années d’étude l’animation d’une colonie de vacances ou l’encadrement des patronnés qui ne partent pas. La fonction lui échoit normalement parce qu’il est le dernier arrivé, le « bleu » du presbytère. L’âge est censé lui valoir la sympathie des jeunes, mais aussi la santé et l’énergie qui conviennent pour gouverner une bande de gosses souvent turbulents et parfois nombreux : « J’avais quatre cents enfants sous ma responsabilité, dont cent cinquante pour le seul dimanche », se souvient l’abbé Haensler, vicaire à Thaon, dans les Vosges, de 1912 à 191438. Dans les débuts de son ministère, le vicaire de patro affecte plus que d’autres une tenue – le blouson de cuir pardessus la soutane, le béret tiré sur l’oreille (« ça fait jeune39 ») – et des usages – le paquet de cigarettes, le vélo ou la moto – qui le démarquent de ses confrères plus âgés ou plus conventionnels, mais qui l’enferment parfois dans une immaturité psychologique que Joseph Rogé a finement analysée 40. Passé ce moment d’affirmation un peu irréaliste, le vicaire de patro qui réussit est celui qui a du charisme. « Une sorte de magnétisme émanait de lui, qui rendait son entrain irrésistible sur l’âme des jeunes », dit-on de l’abbé Cloarec, vicaire à Sainte-Thérèse de Quimper et directeur du patronage des Cadets d’Arvor41. Il lui faut au moins du tempérament, une poigne solide, voire ce « ton d’adjudant » par lequel le père Dhuit s’est imposé aux patronnés de Ménilmontant42. « Il y avait en lui du don Camillo », assure le biographe du célèbre salésien : on pourrait le dire peu ou prou de chaque vicaire de patro43. Ni confit en dévotion, ni porté à l’érudition, il a avant tout le goût de l’action et de la réalisation, et peut devenir un redoutable homme d’affaires, qui s’épanouira ensuite comme curé bâtisseur. Jacques Duquesne 38. Alphonse Haensler, Curé de campagne, Paris, Presses de la Renaissance, 1978, p. 103. 39. Bernard Alexandre, Le horsain, op. cit., p. 9. 40. Joseph Rogé, Le simple prêtre, op. cit., p. 223. 41. « Nécrologie : M. l’abbé Cloarec (1906-1947) », Semaine religieuse de Quimper et de Léon, 14 novembre 1947. 42. Augustin Auffray, Un passeur d’âmes, Paris-Lyon, E. Vitte, 1953, p. 135. 43. Ibid., p. 107.

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l’a bien perçu, « le sommet de son année, c’est la kermesse paroissiale. Trois mois à l’avance, il procède dans ce but à la mobilisation de toutes les bonnes volontés. La paroisse ne vit plus que pour préparer la kermesse44 ». On pourrait sans doute affiner ce portrait robot, mais l’essentiel est là. Mieux vaut souligner au contraire les différences qui tiennent aux circonstances des carrières et aux préférences des individus. Une première distinction s’impose entre les vicaires de patro qui durent et ceux qui n’exercent cette fonction que peu de temps. Dans certains diocèses, le manque de prêtres fait que le vicariat est une étape brève et le patronage une expérience éphémère. Ailleurs au contraire, l’abondance des vocations condamne le jeune clergé à passer un bon moment dans des postes subalternes. On trouve ainsi dans le diocèse de Quimper des vicaires qui s’occupent d’un même patronage pendant de longues années. À Ploudalmézeau, l’abbé Cardaliaguet s’y consacre pendant dix-sept ans, de 1901 à 1917 : huit ans d’apprentissage et de découragement, neuf ans de réussite exceptionnelle 45. Même bail pour son successeur, Vincent Le Pemp, de 1917 à 1934. De tels règnes ne sont pas toujours possibles. Ailleurs la rotation plus rapide du personnel décourage ceux qui se plaisent dans leur patro. Arrivé en 1902 au bourg de La Montagne, dans le diocèse de Nantes, au moment du lancement d’un patronage, l’abbé Fontaine est promu et déplacé en 1909. Je me demande si pour son cœur ce fut une récompense, rapporte le chroniqueur du patro, il aimait tant sa Montagne et son patronage, mais un vicaire, c’est comme un Juif errant46.

44. Jacques Duquesne, Les prêtres, Paris, Grasset, 1965, p. 246. 45. Voir Yvon Tranvouez, « Triste métier... Le journal d’un vicaire de patro en Basse-Bretagne à la belle époque », dans Bretagnes. Art, négoce et société de l’Antiquité à nos jours. Mélanges offerts au professeur Jean Tanguy, Brest, Université de Bretagne occidentale, 1996, p. 479-492. 46. « Vingt-cinq ans de vie intense », Chez nous. Journal mensuel du patronage de La Montagne, septembre 1927. Voir aussi Yveline Bernard, Les patronages de garçons dans le diocèse de Nantes, de 1844 à 1965, thèse d’histoire, Université de Nantes, 2001.

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Pourtant, sauf médiocrité insigne ou accident du destin, on ne meurt pas vicaire47. « Enfin curé » : ce cri du cœur est celui de bien des prêtres, mais il n’est pas général. Pour ceux qui ont pris goût au patronage, c’est l’inverse qui est vrai. Tant qu’ils sont dans le cycle vicarial, ils peuvent trouver à s’arranger. Normalement, c’est le dernier arrivé qui écope du patro mais, si un ancien s’y complaît, on compose. Nommé à la paroisse Saint-Sernin de Brive, l’abbé Espinasse évite le patro parce que le second vicaire ne veut pas l’abandonner : Il réussissait si bien avec les enfants et adolescents qu’il eût été dommage de lui donner une autre fonction48.

Quand vient malgré tout l’âge des responsabilités curiales, les choses se compliquent. Rares sont les itinéraires du type de celui de l’abbé Deschamps, qui obtient de rester à Auxerre où, curé, chanoine, vicaire général et finalement honoré d’une prélature romaine, il poursuit inlassablement dans la voie où il s’était engagé comme vicaire de patro. Pour ceux qui n’ont pas cette opportunité et qui répugnent définitivement à faire autre chose, la seule solution est de quitter le clergé séculier pour rejoindre une congrégation spécialisée dans l’apostolat populaire, à l’instar de l’abbé de Préville passé chez les frères de Saint-Vincent-de-Paul, ou de l’abbé Bellamy, le maître du père Dhuit, chez les salésiens49. Le temps passé à s’occuper du patronage varie donc beaucoup, selon les lieux et les individus. Et ce qui est vrai dans la carrière l’est tout autant dans le quotidien. Ici le dernier vicaire est au four et au moulin, sans pouvoir compter sur ses confrères ou son curé, figés sur « une concep47. « Le simple prêtre, comme on dit l’eau simple, aqua simplex, ni colorée, ni sucrée, ni gazéifiée, le prêtre ni chanoinisé ni monseigneurisé, le simple prêtre n’est rien », écrit Paul Winninger. « L’émergence à l’être commence au chanoine : c’est l’existence élémentaire. En deçà, on est sans grade, le 2e classe », La Vanité dans l’Église, Paris, Le Centurion, 1968, p. 130. 48. Jean Espinasse, Prêtre en Corrèze, Paris, Robert Laffont, 1979, p. 219. 49. Voir Chanoine Émile Occre, Un émule de Don Bosco : l’abbé de Préville (1845-1894), Lyon-Paris, E. Vitte, 1909 ; Augustin Auffray, Un passeur..., op. cit., p. 13-14.

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tion individualiste et cloisonnée » de l’apostolat paroissial50. Là, l’équipe sacerdotale est assez conviviale pour que les vicaires se partagent les tâches en fonction des goûts de chacun. Il fut un temps, à Saint-Pol-de-Léon, où le patronage était l’affaire de trois prêtres, que les paroissiens avaient surnommés, en jouant sur l’assonance de leurs marottes respectives, le « vicaire caleçon », le « vicaire cale-pied » et le « vicaire calciné ». Rare sous cette forme, la distinction des spécialités n’en est pas moins réelle. Est-ce le vicaire qui fait le patro ou le patro qui fait le vicaire ? Cela dépend. Succédant à Ploudalmézeau « au plus actif et au plus brillant des vicaires du chanoine Grall51 », Vincent Le Pemp ne peut que suivre les traces de René Cardaliaguet, perfectionnant encore, si c’était possible, le patronage qu’il a trouvé en héritage. À La Montagne, en revanche, chaque nouveau vicaire cultive sa spécialité : l’abbé Fontaine le cercle d’études, l’abbé Guiho la gymnastique et le football, l’abbé Audrain les grandes représentations théâtrales. À tout prendre, la tripartition saint-politaine a valeur typologique. Le « vicaire caleçon », c’est l’amateur de fanfares et de cliques, tel ce vicaire de Coulommiers qui, rapporte Pierre Herbin, « pour que nos sols dièses catholiques ne se confondent pas avec les las bémols laïques de l’Harmonie municipale, [...] venait défiler avec nous, en jouant du saxophone soprano. En ville, on l’appelait l’abbé Saxo52 ». Tel encore, l’abbé Le Treut à Douarnenez : Il y fit beaucoup de bruit avec cette musique instrumentale qu’il fonda au prix de longs et patients efforts et qui lui valut de véritables triomphes. Les marins l’avaient appelé : Potr ar vagetten, car, s’ils comprenaient la nécessité de la grosse caisse, des tambours et des cuivres pour créer des accords tonitruants, les gestes énergiques du chef agitant sa baguette en avant et en arrière, à droite et à gauche, leur demeurèrent toujours un mystère53. 50. Jean Pihan, « Le problème... », op. cit., p. 108. 51. « Nécrologie : M. l’abbé Vincent Le Pemp (1884-1937) », Semaine religieuse de Quimper et de Léon, 29 janvier 1937. 52. Pierre Herbin, En 75 ans, l’Église a bien changé !, Lagny, Éditions de la Gourdine, 1980, p. 117. 53. « Nécrologie : M. le chanoine Le Treut (1867-1947) », Semaine religieuse de Quimper et de Léon, 7 mars 1947.

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Le « vicaire cale-pied », c’est le sportif, amateur de gymnastique, de football ou de basket, toujours affronté aux effets induits des compétitions. Que vienne le succès, et les patronnés jouent de plus en plus loin. Ils partent trop tôt pour la grandmesse et reviennent trop tard pour les vêpres, au grand dam du curé. Le « vicaire calciné », c’est le passionné de théâtre ou de cinéma, deux activités qui doivent se conformer aux canons de la morale catholique, ce qui entraîne des conflits parfois pénibles, qu’il s’agisse de la mixité des troupes ou du choix des films. Dans une page pittoresque, Jean Rouaud a évoqué les déboires d’un jeune vicaire, qui, découragé comme beaucoup par la pauvreté du répertoire bien pensant, s’était replié sur la représentation de la Passion : C’était un exercice particulier, plus proche de la lecture pascale que du théâtre proprement dit, mais qui avait l’avantage de divertir les bonnes âmes tout en leur offrant un spectacle édifiant. Le projet se heurtait cependant à un veto de l’évêque de Nantes, qui interdisait les représentations mixtes depuis que dans une commune du diocèse sainte Véronique avait accouché d’un enfant dont plusieurs apôtres se renvoyaient la paternité. L’affaire avait fait grand bruit auprès des bien-pensants. [...] Le jeune vicaire, qu’effrayait davantage la perspective de faire interpréter le groupe des femmes par des travestis, monta courageusement au créneau. Il obtint rendezvous à l’évêché et plaida sa cause. Non, non et non, vous êtes au moins le dixième à me réclamer la même chose. Pas de représentation mixte de la Passion. Mais le jeune abbé ne s’était pas embarqué dans sa requête à la légère : Sans doute, Monseigneur, mais avez-vous songé à l’effet désastreux sur nos fidèles, habitués aux belles madones de nos églises, d’une Vierge imparfaitement rasée, avec du poil sur les mains et chaussant du quarante-trois ? L’argument porta et, après quelques objections vite balayées, l’évêque se rendit : Soit, mais alors je vous accorde trois femmes seulement : la Vierge, cinquante ans à peu près, c’est-à-dire l’âge du rôle (ce qui diminuait les risques), Marie-Madeleine (aucune directive, une pécheresse peut bien pécher) et la femme de Ponce Pilate. Le vicaire remercia chaleureusement son supérieur et, tandis qu’il

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baisait la pierre violette au bout du bras qu’on lui tendait, cherchait vainement à retrouver dans ses souvenirs de lectures évangéliques trace d’une quelconque épouse de Pilate. Mais c’est ainsi qu’Émilienne hérita du rôle muet né de la fantasmatique épiscopale. Vêtue d’une longue tunique blanche ceinturée à la taille par une corde dorée, elle illumina la Passion de sa présence. Quand elle présenta un linge à son mari pour qu’il se sèche les mains, les hommes dans la salle se sentirent la paume moite. Sa blondeur et ses formes captèrent à ce point l’attention qu’il n’y eut que le vicaire pour s’arracher les cheveux lorsque le Christ en croix, au milieu des ténèbres de la scène, le visage seul éclairé par un faisceau de projecteurs, lança d’une voix pleine de conviction, comme s’il venait d’en terminer avec ses travaux des champs : J’ai souèf. Il est vrai qu’il n’y avait pas là de quoi choquer l’assistance habituée à parler et à entendre le patois vernaculaire54.

Il resterait à évoquer les inconditionnels des colonies de vacances, persuadés, comme l’abbé Joëssel, que le prêtre n’est jamais aussi efficace que dans ces moments où enfants et adolescents se retrouvent plongés « dans un bain de christianisme authentique et complet, séparés de leur milieu familial, scolaire... ou de la rue, ne respirant qu’un air purement chrétien55 », sous la conduite d’un prêtre totalement disponible. Et puis, explique l’abbé Gerin, qui dira l’émotion de ces messes entendues au sommet d’une montagne, au lever du soleil, face aux Alpes roses et mauves, ou dans une forêt de sapins, l’autel appuyé à un énorme fût, là, bien loin de toute cité trépidante... [...] Et ces confessions, le soir, à genoux dans quelque prairie, ou la tête appuyée à un rocher, dans la montagne !... Et ces prières du soir, recueillies, chantées à mi-

54. Jean Rouaud, Des hommes illustres, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 127-128. 55. Témoignage d’un collaborateur de l’abbé Joëssel, cité par François Veuillot, Un vicaire..., op. cit., p. 163.

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Les vicaires de patro ont donc constitué, dans la durée, un type sacerdotal bien caractérisé, même si la réalité vécue par les uns ou les autres apparaît fortement différenciée. Ce qui les unit fondamentalement, c’est l’appartenance à cette civilisation paroissiale que l’évolution sociale a brutalement emportée au tournant des années 1960-197057. « Avec ses nombreux rouages et ses extensions indéfinies », le patronage catholique « est, en France, une institution nationale », écrivait en 1933 François Veuillot, qui a beaucoup écrit sur le sujet58. Laissons la part de l’emphase. Ce qu’il y a de vrai dans cette formule excessive tient largement à ces obscurs vicaires qui ont fondé, développé ou maintenu les patronages catholiques. Ces prêtres ont sans doute été moins nombreux qu’on ne le dit, plus divers qu’on ne le croit, et ils n’ont pas échappé, dans leur propre sphère, aux conflits de générations. Il reste que leur rôle a été décisif. Le maire d’Auxerre disait en 1912 au directeur du patronage laïque de la ville : Je puis bien vous donner de l’argent mais ce que je ne puis vous donner c’est un abbé Deschamps59.

L’histoire des patronages, l’histoire du sport, du théâtre ou du cinéma qui leur sont liés, sont donc indissociables de 56. Abbé Émile Gerin, « Nos colonies de vacances », Almanach catholique français pour 1927, Paris, Bloud et Gay, 1927, p. 481. 57. Voir Henri Mendras, La seconde Révolution française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988. 58. François Veuillot, « Les œuvres catholiques », dans René Aigrain (dir.), Ecclesia. Encyclopédie populaire des connaissances religieuses, Paris, Bloud et Gay, 1933, p. 1037. 59. Cité par Alype-Jean Noirot, Le département de l’Yonne comme diocèse, tome 4, « Ils danseront les os broyés » (1911-1914-1918-1931), Auxerrre, Imprimerie moderne, 1981, p. 34.

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l’histoire du clergé60. Et tout donne à penser que ce que Joseph Comblin écrivait de la psychologie des aumôniers d’Action catholique vaut pour celle des vicaires de patro. Dans les patronages, comme dans la JOC ou la JAC plus tard, les jeunes prêtres ont trouvé « un public où leur zèle sacerdotal pouvait à nouveau s’exercer sans éprouver l’impression de ne rencontrer que le vide 61 ». C’est précisément lorsque les mouvements d’Action catholique spécialisée sont apparus massivement au jeune clergé comme la forme d’apostolat la plus moderne et la plus enthousiasmante, c’est-à-dire aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, que les patronages ont perdu leur aura cléricale. Les trois âges des vicaires de patro ne sont donc pas les mêmes que ceux du patro : il y a entre eux le décalage d’une génération. Quand les patronages sont arrivés à leur apogée, au milieu des années cinquante, le déclin de leurs vicaires était déjà patent.

60. Voir Laurence Munoz, Une histoire du sport catholique. La Fédération sportive et culturelle de France, 1898-2000, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Fabien Grœninger, Sport, religion et nation. La Fédération des patronages de France d’une guerre mondiale à l’autre, Paris, L’Harmattan, 2004 ; Yvon Tranvouez, « Le sport catholique en France », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 92, octobre-décembre 2006, p. 171-180. 61. Joseph Comblin, Échec de l’Action catholique ?, Paris, Éditions universitaires, 1961, p. 65.

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« Le devoir d’engagement n’est que l’aspect individuel, la traduction pour chacun de nous de la loi d’incarnation du christianisme », expliquait en 1947 René Rémond, en conclusion des travaux du Conseil fédéral de l’ACJF, dont on sait qu’elle fédérait alors les branches masculines des mouvements de jeunesse de l’Action catholique spécialisée1. S’il est une organisation chrétienne qui a fait de l’engagement de ses membres la principale de ses raisons d’être, c’est bien l’Action catholique, et celle-là, précisément, à la fois spécialisée par milieux et structurée à partir des mouvements de jeunesse, dont le modèle a été tellement dominant qu’il a fini par s’identifier à une dénomination qui lui préexistait et qui, en théorie, ne s’y résumait pas. Dans la représentation religieuse de la France contemporaine, l’Action catholique évoque un paradigme, celui de la JOC, dont la déclinaison a produit un ensemble complexe, animé par une logique et nourri de sigles dont le sens allait de soi pour les contemporains mais qui nous sont devenus impénétrables. Cet ensemble diversifié était ordonné à des valeurs générales qui permettent d’identifier des traits communs à tous les militants qui en ont fait partie. Ceux-ci, pourtant, s’identifient plus volontiers à leur mouvement spécifique, comme le prouvent les innombrables témoignages, collectifs ou individuels, qui ont été publiés. La mémoire des militants est sponta1. René Rémond, « L’ACJF et l’évolution des structures sociales. Rapport général au Conseil fédéral », La Vie intellectuelle, février 1948, p. 16.

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nément segmentée, ce qui oblige à prendre en considération toute une série de paramètres qui différencient les expériences auxquelles les uns ou les autres se réfèrent. De plus, le temps joue ici un tel rôle qu’il faut lui faire un sort particulier. Si l’on veut bien admettre que la grande époque de l’Action catholique court de 1926 – naissance de la JOC française – à 1975 – fin du mandat qui assurait aux mouvements qui en dépendaient un statut privilégié dans le dispositif pastoral de l’Église de France –, ce sont trois générations de militants qui se sont succédé, chacune avec ses caractéristiques singulières.

Une sensibilité commune Ils ont été jocistes, jacistes ou jécistes : il est frappant de constater que, quel qu’ait pu être leur itinéraire ensuite, les anciens militants d’Action catholique se définissent d’abord par cette appartenance à un mouvement de jeunesse auquel ils doivent une formation originale et déterminante, ainsi que la découverte d’une autre façon de vivre le christianisme dont ils avaient hérité. Le militant d’Action catholique est le contraire du patronné. Jeanne Aubert, qui fut à l’origine de la JOCF, l’a très bien expliqué : Nous étions un mouvement éducatif par excellence alors que le patronage se contentait d’encadrer des jeunes pour leurs loisirs, promenades, voyages, etc. La JOCF était un mouvement fait par des jeunes travailleuses pour des jeunes travailleuses et avec elles, alors que les patronages avaient leurs « directrices » souvent plus très jeunes et qui ne faisaient que seconder les curés de paroisse2.

2. Cité par Aline Coutrot, « Le mouvement de jeunesse, un phénomène au singulier ? », dans Gérard Cholvy (dir.), Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs : sociabilité juvénile dans un cadre européen, 1799-1968, Paris, Cerf, 1985, p. 119.

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Le slogan « entre eux, par eux, pour eux » résume ce tournant qui consistait à confier aux jeunes la responsabilité de leur mouvement, même si demeurait la présence vigilante des aumôniers, qui avaient d’ailleurs la vertu d’être le plus souvent de jeunes vicaires. L’époque de l’Action catholique a correspondu à celle de l’affirmation de la jeunesse comme catégorie sociale autonome, soucieuse de faire valoir ses droits et de jouer son rôle face aux adultes en général, mais aussi aux parents en particulier3. C’est surtout dans le monde rural, où le modèle familial était particulièrement pesant, que cette affirmation a été perçue comme libératrice. Les témoignages abondent, en particulier sur le rôle joué par la JAC pour mettre fin à la cohabitation qui était auparavant subie par les jeunes mariés contraints de rester à la ferme des parents de l’un ou l’autre. Rien ne manifeste mieux cette conscience de classe d’âge que la création des mouvements adultes d’Action catholique : les militants des mouvements de jeunesse ont constitué leurs propres structures, la LOC ou la LAC apparaissant comme des regroupements d’anciens jeunes répugnant à s’intégrer aux organisations existantes qui n’étaient pas du même esprit. On s’explique par la même raison le grand nombre de mariages entre militants, comme la force, souvent évoquée, des amitiés nouées qui se sont enracinées là. Le militant d’Action catholique est aussi l’antithèse de l’écolier ou du collégien. À la transmission d’un savoir abstrait et général à des individus juxtaposés, la pédagogie des mouvements de jeunesse préfère l’apprentissage d’un savoir-faire concret dans le cadre d’un groupe uni par l’appartenance de ses membres au même milieu social. « Voir, juger, agir » : deuxième slogan, tout aussi important que le précédent. Tout au long de l’année, c’est dans leur vie quotidienne que les jeunes se forment, en commençant par observer ce qui s’y passe. L’enquête se fait en équipe ; elle se poursuit par une évaluation, elle aussi collective, à la lumière de l’idéal chrétien, et 3. Ce point a été particulièrement bien mis en évidence par Louise Bienvenue dans sa thèse sur l’Action catholique québécoise : Quand la jeunesse entre en scène. L’Action catholique avant la Révolution tranquille, Montréal, Éditions du Boréal, 2003.

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débouche sur des décisions pratiques immédiatement applicables. Les vacances sont l’occasion de prolonger la formation par des stages qui peuvent être de culture générale ou de perfectionnement technique. Pédagogie par objectifs : la division systématique des tâches à accomplir oblige chacun à prendre des responsabilités. Le militant d’Action catholique passe son temps en réunions ; il s’arme donc d’un carnet ou d’un cahier sur lequel il note tout. Constamment confronté aux autres, il apprend à prendre la parole en public, à argumenter, à négocier. Ainsi se forgent des leaders d’un type nouveau, issus de leur milieu et désormais capables de le transformer. « La JAC nous a dotés d’une méthode de travail qui nous a fait acquérir une conscience critique de notre condition », écrit un agriculteur du Jura 4. À considérer après coup les effets durables de cette méthode éducative, certains militants en viennent à se demander si elle ne les a pas entraînés dans un activisme qui a pu dégoûter leurs propres enfants, auxquels ils ont imposé un style de vie peu compatible avec les exigences de la vie familiale. Pour les dirigeants, le rythme avait quelque chose d’infernal. Pendant plusieurs années, témoigne un ancien responsable fédéral de la JAC en Loire-Inférieure, il fallait ne dormir que 6 heures en moyenne. Certains soirs, il fallait partir à Nantes, en vélo, puis revenir avec 50 km dans les pieds, après une journée de travail à la ferme. Il fallait encore voyager de nuit pour monter à Paris pour une journée et rentrer à nouveau de nuit le lendemain. Ce n’est pas un hasard si à 27 ans certains se retrouvaient avec 24 de tension5 !

Le militant d’Action catholique est encore l’opposé du paroissien. L’appartenance au mouvement induit en effet une autre manière d’être chrétien. C’est d’abord une question de contenu. La révolution spirituelle de l’Action catholique évoque 4. Maurice Girod, dans Gérard Cholvy, Bernard Comte, Vincent Féroldi (dir.), Jeunesses chrétiennes au XXe siècle, Paris, Éditions Ouvrières, 1991, p. 65. 5. P. P., responsable fédéral (1944-1955), dans JAC/F : 1929-1979, 50 ans de notre mémoire, supplément à La Mèche (MRJC), 1980, p. 114.

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cinq passages significatifs. Le premier, du rite à l’action. Alors que la religion traditionnelle insistait sur les observances du culte et la réception des sacrements, l’Action catholique invite à mettre « tout l’Évangile dans toute la vie », selon le mot fameux du chanoine Thellier de Poncheville6. Le monde est un chantier où le militant chrétien continue l’œuvre divine. Dans un livre intitulé Action, marche vers Dieu, publié en 1949, le père Lebret explique que « l’action engagée par amour pour ses frères n’est pas un obstacle à l’union à Dieu. C’est même tout le contraire qui se produit7 ». Deuxième passage, de l’individu à la communauté. S’appuyant sur la théologie du corps mystique du Christ, l’Action catholique se dégage d’une ecclésiologie juridique et étroitement comptable des mérites de chacun. On passe ainsi du je au nous : « Je n’ai qu’une âme qu’il faut sauver », chantait-on au XIXe siècle ; « Nous referons chrétiens nos frères », clament les jocistes. Troisième passage, de la mièvrerie à la virilité. En réaction aux dévotions quelque peu liquoreuses, l’Action catholique développe ce que Pierre Vallin a justement nommé une « spiritualité de l’énergie8 ». L’ascèse est conçue comme une discipline au service d’un engagement exigeant : c’est « la rude montée des jeunes » décrite par l’abbé Mendigal9. Quatrième passage, du catéchisme à l’Évangile. Cercles d’études, récollections, retraites, autant d’occasions de s’initier à l’Écriture sainte et de dépasser ainsi les notions abstraites apprises par cœur dans le petit catéchisme. À méditer la Bible des jeunes, à lire la Vie de Jésus de Mauriac ou Le Seigneur de Romano Guardini, les militants découvrent un autre visage du Christ et se font une conception plus exacte de l’incarnation. Cinquième passage, du clergé au laïcat. L’Action catholique valorise le rôle des laïcs et projette l’image d’un christianisme radieux dans lequel l’amour, le mariage, la fête, la joie cessent d’être regardés avec suspi6. Chanoine Charles Thellier de Poncheville, Tout l’Évangile dans toute la vie, Paris, Spes, 1934. 7. Louis-Joseph Lebret, Action, marche vers Dieu, Paris, Les Éditions Ouvrières/Économie et humanisme, 1949, p. 9. 8. Pierre Vallin, « Courants théologiques et spirituels autour des années 1930 », dans L’ACJF. Une création originale, Paris, Médiasèvres, 1988, p. 56. 9. Louis Mendigal, La rude montée des jeunes, Paris, Spes, 1933.

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cion. L’invention de formes liturgiques neuves, favorisant la participation des fidèles à l’eucharistie, contribue fortement à cette promotion religieuse des laïcs : que l’on songe par exemple à l’offrande des produits de la terre dans la « messe des paysans », conçue par l’abbé Bouvier en 1939. C’est aussi une question de lieu. Ce christianisme dépoussiéré se vit dans les sections et les fédérations, avec les aumôniers et hors de l’emprise paroissiale. Les souvenirs les plus forts des anciens militants renvoient à tel congrès, à tel pèlerinage, à tel camp de vacances « là-haut sur la montagne10 ». Ce christianisme total, intégral, fonctionne à bien des égards en circuit fermé mais dans un déplacement permanent qui bouscule les frontières établies. Le militant d’Action catholique participe d’un christianisme de mouvement et non de territoire, ce qui favorise un anticléricalisme interne et sélectif : il fronde volontiers la hiérarchie intermédiaire – les évêques et les curés – mais il invoque le pape, cite les Révérends Pères jésuites ou dominicains de l’aumônerie nationale, et s’en remet au vicaire. Au bout du compte, il n’est pas excessif de parler d’une véritable révolution religieuse, qui, comme toutes les révolutions, a eu tendance à exagérer sa différence et à caricaturer le passé dont elle prétendait se libérer. « Ce méli-mélo du sacré où tout est confondu, où le moralisme est roi, où les sacrements ne sont pas envisagés dans leur rapport avec la vie réelle, mais semblent avoir été institués pour la remplacer dans l’attente passive de la mort et de l’au-delà, je ne pouvais l’encaisser », écrit ainsi André Vial11. À une religion aussi étriquée, on ne pouvait en effet que préférer le « christianisme de grandeur » revendiqué par l’Action catholique et si bien mis en scène dans les brochures illustrées de photographies hors-texte en héliogravure diffusées par l’abbé Dutil, aumônier de la JECF de l’enseignement technique12.

10. Évocation des camps de Pralognan (Alpes) et de Barèges (Pyrénées) dans Témoignages pour une histoire de la Jeunesse étudiante chrétienne féminine, 1930-1965, Paris, Bayard-Presse, 1981, p. 89. 11. André Vial, La foi d’un paysan, Paris, Éditions de l’Épi, 1967, p. 79-80. 12. Voir Pour un christianisme de grandeur, Paris, JECF (MT), 1952.

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Milieu, âge et sexe Tous les anciens militants d’Action catholique peuvent se retrouver plus ou moins dans ce portrait synthétique et forcément stylisé, mais, précisément, chacun a son expérience propre, qui accuse ou estompe tel ou tel de ces traits. Sans tomber dans le pointillisme, il faut au moins relever les variantes induites par le milieu, l’âge et le sexe. 10 ans, 20 ans, 50 ans… : les différents mouvements d’Action catholique n’ont pas manqué de célébrer leurs anniversaires respectifs par des congrès spectaculaires, mais nul n’a jamais songé à commémorer la naissance de l’Action catholique française, dont on ignore souvent qu’elle a été officiellement constituée en 1931, à la demande de Pie XI, pour coordonner l’ensemble des associations œuvrant d’une manière ou d’une autre à la promotion ou à la défense du catholicisme. L’Action catholique est un concept clérical, hiérarchique et extensif. Même réduit aux seuls mouvements spécialisés, il renvoie au vécu des aumôniers, qui ont pu « faire » de l’Action catholique aussi bien en monde rural qu’en monde ouvrier au hasard de leurs affectations. Au contraire, les militants se sont identifiés à leur milieu. Au reste, tout les y portait, à commencer par les appellations. On n’a pas assez remarqué que celles des mouvements de jeunesse précisaient l’origine sociale avant d’indiquer l’appartenance religieuse, et ce n’était pas qu’une question d’euphonie. « Sois fier, ouvrier » (ou paysan, ou marin, ad libitum, selon la déclinaison popularisée par le chanoine Glorieux) : la formation initiale des militants d’Action catholique a favorisé un patriotisme de milieu dont on s’est avisé ensuite qu’il pouvait tourner à la conscience de classe. L’idée fondatrice de la JOC – l’apostolat du semblable par le semblable – a fait que toutes les organisations qui se sont créées sur son modèle ont cultivé leur particularité, en entretenant notamment une presse spécifique. « L’ACJF est-elle autre chose, actuellement, que la juxtaposition de cinq mouvements spécialisés ? », s’inquiétait René Rémond en 194713. 13. René Rémond, loc. cit., p. 25.

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Mais pouvait-il en être autrement ? Dans le milieu ouvrier, déjà largement détaché du catholicisme et fortement structuré par le socialisme et le communisme, les jocistes font figure de tard venus, qui ne peuvent guère se singulariser que par l’investissement de secteurs quelque peu délaissés par leurs concurrents, comme celui de l’apprentissage par exemple, et par une action directement apostolique. Dans le monde agricole, en revanche, encore massivement attaché à la religion, les jacistes occupent un terrain sur lequel ils ont peu d’adversaires. « Le nombre des non pratiquants n’étant pas excessivement très élevé chez les jeunes, notre apostolat consistera surtout à garder chrétiens ceux qui le sont », écrivent les jacistes de Cléder (Finistère) en 193614. L’essentiel, dès lors, consiste à lutter contre l’exode rural en redonnant aux jeunes paysans la fierté de leur métier et en les incitant à se former techniquement pour le moderniser. Il en va de même, en gros, pour les militants de la JMC, à ceci près que le relatif détachement religieux du monde maritime leur assigne aussi une tâche apostolique. Le milieu scolaire et universitaire, qui est celui des jécistes, est déjà partiellement occupé par d’autres organisations catholiques. Tous les « Jean-Pierre », pour reprendre la figure éponyme choisie par le père Dillard, connaissent les débats récurrents sur le scoutisme et la JEC, leur opposition supposée ou leur complémentarité souhaitée15. C’est aussi un milieu éphémère par définition, et socialement mal défini : plutôt bourgeois, de toute évidence, avant la guerre, mais de plus en plus mélangé ensuite, ce qui entraîne des conflits de compétence, par exemple entre la JEC et la JOC à propos des élèves de l’enseignement technique. Quant aux jicistes, qui ont le sentiment de former le « mouvement spécialisé des non-spécialisables16 », leur recrutement dans les classes moyennes les pousse plus à l’action 14. Cahier de la section JAC de Cléder, cité par Jean-Marie Balanant, Les débuts de la JAC dans le Finistère (1929-1939), mémoire de l’Institut catholique de Paris, 2004, p. 80. 15. Victor Dillard, Lettres à Jean-Pierre pour devenir un homme, Paris, JEC/Spes, 1938 (« D’abord tu me fournis toi-même la grande objection, celle de ton scoutisme », p. 72). 16. La JIC : des jeunes à l’action. Cinquante ans d’histoire, Paris, JIC, 1982, p. 15.

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sociale qu’à un prosélytisme religieux en quelque sorte superflu. Au total, la fracture est nette entre les jocistes, qui compensent leur manque de représentativité ouvrière par une légitimité religieuse reconnue, et les autres dont la représentativité sociale est réelle mais l’utilité religieuse parfois contestée, notamment par ceux qui trouvent surfait le diagnostic de déchristianisation. Tous les militants, par contre, partagent la même hésitation chronique : ils proclament volontiers appartenir à un mouvement de masse, mais ils se perçoivent aussi comme une élite au sein de leur milieu. Tous les militants des mouvements de jeunesse n’ont pas rejoint, loin s’en faut, les mouvements adultes qui avaient vocation à les accueillir. Mais ceux qui l’ont fait sont naturellement les plus enclins à livrer leurs souvenirs, ce qui tend à biaiser la perception que la documentation disponible suggère à l’historien : les autoportraits des militants d’Action catholique sont d’autant plus idéalisés qu’ils émanent souvent de ceux qui le sont restés toute leur vie. Or, paradoxalement, ces témoins eux-mêmes tendent à survaloriser leur engagement de jeunesse. On répète que les jacistes « ont révolutionné le monde rural17 », ce qui n’est pas faux, mais ils l’ont fait pour l’essentiel après, en tant que maires, syndicalistes, administrateurs de coopératives ou simples exploitants agricoles, alors qu’ils n’étaient plus jacistes mais éventuellement membres du MFR. Cette focalisation singulière de la mémoire des militants d’Action catholique s’explique par le fait que les mouvements de jeunesse étaient par nature englobants : ils servaient de cadre à l’engagement autant qu’à la réflexion. Les mouvements adultes, au contraire, n’avaient de raison d’être qu’en contrepoint d’un engagement qui s’exprimait ailleurs, dans la politique, le syndicalisme ou l’organisation de la profession : leur horizon était donc proprement religieux, d’où l’inversion significative de l’ordre des adjectifs entre la JOC et l’ACO. Il y a ainsi deux vécus militants dans l’Action catholique : celui de la jeunesse, totalisant, et celui de l’âge adulte, en partie double. Mais sans doute faut-il affiner ce découpage, en y ajoutant deux catégories particu17. Robert Fort, Ils ont révolutionné le monde rural. L’aventure de la JAC en Bretagne (1930-1970), Brest, Éditions Le Télégramme, 2001.

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lières. La première, numériquement étroite mais organiquement décisive, est celle des aînés qui deviennent permanents des mouvements de jeunesse. Il y a un vécu spécifique de ces jeunes prolongés, produits et entretenus, voire aspirés par l’institution. « Ils ont appris à fréquenter plus les prêtres que les incroyants, écrit en 1961 Joseph Comblin. Ils vivent dans la zone sacerdotale. Ils en subissent l’empreinte, et de même que l’on reconnaît un prêtre de loin, avec ou sans sa soutane, à sa manière de parler, à ses sujets de conversation, à sa démarche, à ses préoccupations, ainsi reconnaît-on les dirigeants laïcs. Canoniquement, ce sont des laïcs. Phénoménologiquement, comme disait le P. Rahner, ils font partie du clergé18. » Tel n’est pas le cas de la deuxième catégorie, celle des couples de militants. Le chanoine Boulard a cru pouvoir espérer en 1945 qu’à terme, grâce aux enfants issus de ces unions, on résoudrait le problème des vocations sacerdotales : il lui a échappé que le modèle du militant laïc vivant un christianisme accompli dans le cadre du mariage aurait au contraire pour effet de dévaloriser la condition cléricale19. La militante n’est pas le militant. On a longtemps eu tendance à ne traiter les branches féminines des mouvements de jeunesse que comme de simples variantes des branches masculines, mais les questions soulevées depuis quelques années par l’histoire du genre obligent à regarder les choses autrement. Il y a une originalité des « mouvements au féminin », pour reprendre la formule de Gérard Cholvy20. Il suffit, pour s’en convaincre, de parcourir la masse des témoignages rassemblés par Jeanne Aubert, fondatrice de la JOCF21. Les quatre F (JOCF, 18. Joseph Comblin, Échec de l’Action catholique ?, Paris, Éditions universitaires, 1961, p. 67-68. 19. Voir sur ce point l’analyse incisive d’Alain Gérard, « En Vendée, la fin des vocations ? », dans Des curés aux entrepreneurs. La Vendée au XXe siècle ?, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2004, p. 466 et sq. 20. Gérard Cholvy, Histoire des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Cerf, 1999 (chapitre 8 : « Les mouvements au féminin »). 21. Jeanne Aubert, JOC, qu’as-tu fait de nos vies ? La Jeunesse ouvrière chrétienne féminine, 1928-1945, Paris, Éditions Ouvrières, 1990 (« avec le concours de 800 témoins-acteurs »).

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JECF, JACF, JICF) ont eu du mal à s’imposer dans le paysage ecclésial, nombre de prêtres favorables par ailleurs à la JOC ou à la JAC trouvant que les jeunes filles avaient ce qu’il fallait avec les Noëlistes22 ou les Enfants de Marie. Regrouper explicitement des jeunes filles dans des mouvements voués à l’action, c’était mettre en péril le modèle catholique de la mère au foyer, quand bien même il était patent que ce modèle était surtout bourgeois, le travail féminin étant largement une réalité, parce qu’une nécessité, dans les milieux ouvrier et paysan. Le rôle historique de la JOCF et de la JACF a été précisément de mettre en évidence l’aliénation particulière des femmes, mal payées et souvent harcelées dans les usines, accablées par les charges domestiques et les tâches agricoles les moins valorisantes dans les fermes. « C’est auprès des jeunes filles que se développe surtout le sentiment d’humiliation par rapport à la profession de paysan : plusieurs déclarent vouloir épouser des marins pour pouvoir quitter la coiffe », observent des jacistes finistériens en 193923. Du côté de la JECF, il s’agissait plutôt de bousculer une tradition qui faisait que, malgré une scolarisation de plus en plus poussée, les jeunes filles n’avaient d’autre horizon que de devenir des épouses confinées à l’éducation des enfants, aux œuvres de piété ou aux associations caritatives. La conception d’une vie de femme de la bourgeoisie avec une profession et le goût des responsabilités : il me semble que c’était du féminisme avant la lettre, écrit une ancienne jéciste. Du reste, ajoute-t-elle, nos familles ne s’y trompaient pas. Ma mère était partagée entre l’inquiétude et l’admiration, mon père était franchement inquiet24.

Paradoxalement, c’est la pudibonderie de l’Église qui a été leur chance : on y était tellement persuadé de la nature tentatrice 22. Les Noëlistes sont les militantes de l’association féminine Le Noël, formée à partir des lectrices de la revue du même nom et qui a survécu à la disparition de celle-ci, publiant alors Eaux vives et divers bulletins. 23. Enquête de la section jaciste de Kerlouan (commune côtière), citée par Jean-Marie Balanant, op. cit., p. 97. 24. Geneviève Bérard-Sadoulet, dans Témoignages…, op. cit., p. 30.

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des « personnes du sexe » que la non-mixité des mouvements de jeunesse catholiques a longtemps semblé une nécessité indiscutable, à l’inverse de ce qui se passait dans les organisations laïques. Mais c’est justement grâce à cette ségrégation que les jeunes filles ont pu accéder à des responsabilités qui leur auraient vraisemblablement échappé dans des structures mixtes.

Trois générations Le militant qui revient du congrès du dixième anniversaire de la JOC au Parc des Princes, et celui qui sort du rassemblement Objectif 74 à la Porte de Versailles, se référent sans doute au même mouvement, mais ils ne se ressemblent guère : chacun porte la marque de son temps. À prendre en considération cet élément incontournable, on en vient à distinguer au moins trois générations successives. Le militant héroïque (1926-1942) a connu des heures difficiles mais exaltantes, lorsqu’il fallait se faire une place dans l’Église et dans la société. Jeune dans un monde de vieux marqués par l’épreuve de la Grande Guerre, il est résolument tourné vers l’avenir. Le militant « fier, pur, joyeux, conquérant », c’est lui. Fier de porter l’insigne qu’il a reçu lors de son affiliation : Jeanne Aubert évoque une militante jociste que son travail amène à passer chaque matin dans tous les ateliers avec son chariot et qui refuse de changer de poste parce qu’elle estime qu’avec son insigne sur sa blouse « c’est le Christ qui passe chaque matin dans toute mon usine25 ». Fier encore de porter l’uniforme (chemise sportive, foulard, béret) et de brandir les drapeaux lors des fêtes et des rassemblements. Pur, ensuite, parce qu’animé de l’idéal d’une jeunesse sans compromissions, rebelle au « désordre établi » stigmatisé par Emmanuel Mounier, et en particulier aux combinaisons qui discréditent à ses yeux l’action politique. Pur aussi par le rejet de l’immoralisme 25. Jeanne Picard-Aubert, dans Gérard Cholvy, Bernard Comte, Vincent Féroldi (dir.), op. cit., p. 74.

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ambiant, surtout perçu dans les milieux bourgeois ou ouvrier : la JOC et la JEC se veulent des écoles du respect, mais la JAC ellemême s’emploie à moraliser les bals de village. Pur encore par un certain retour à la nature, où se mêlent le rejet des excès de la révolution industrielle et le goût de l’évasion ou de l’aventure : pèlerinages ou retraites sont autant d’occasions de marches ou de camps, et la bicyclette est l’instrument favori du militant. Celuici est joyeux, assurément, d’une joie qui s’exprime par des chants ancrés dans la mémoire des témoins, au premier rang desquels Joseph Folliet, qui en a composé plusieurs : Le chant est aussi nécessaire au rythme d’un mouvement de jeunesse que les cercles d’études ou les promenades. C’est tellement vrai qu’il n’y a pas de meilleur cercle que celui qui commence et qui finit par une bonne chanson, pas de meilleure balade que celle où on jette sur les routes quelques bons vieux refrains, où après la tombée de la nuit, on se chante quelques chansons, autour du feu réconfortant. Le mouvement donnera son plein, son maximum, révélera son visage le plus pur et le plus énergique dans les chants-programmes clamés en commun, quand les corps se relèvent et se tendent d’instinct, quand les pieds et les mains suivent automatiquement la mesure, quand les yeux lancent des lueurs généreuses26.

Conquérant, enfin, le militant des années trente, le jociste en particulier, l’est, non seulement par le projet de rechristianisation de la société qui inspire son mouvement, mais aussi par la pratique d’un apostolat direct à base d’actions fortement symboliques telles que la minute de silence du Vendredi saint dans les usines. Car c’est bien la JOC qui donne le ton de l’Action catholique de l’époque. C’est elle qui fait l’événement avec le congrès spectaculaire du dixième anniversaire (près de 80 000 jeunes au Parc des Princes en juillet 1937), c’est encore elle qui suscite le roman emblématique de Maxence Van der Meersch, Pêcheurs 26. Joseph Folliet, Jeunesse !…, Paris, Éditions Spes, 1932, cité par Antoine Deléry, Joseph Folliet (1903-1972). Parcours d’un militant catholique, Paris, Cerf, 2003, p. 116.

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d’hommes27. Une époque qui court jusqu’en 1942 : malgré les désillusions de la drôle de guerre, qui révèle à plus d’un l’ampleur du détachement religieux et les limites du « miracle » jociste, les mouvements de jeunesse de l’Action catholique prospèrent dans la première période de l’Occupation. En zone sud, ils s’associent dans un premier temps à la Révolution nationale, mais les projets de jeunesse unique les détournent progressivement du régime de Vichy. En zone nord, où ils sont interdits par l’occupant, une tolérance de fait s’installe. De part et d’autre, l’Action catholique bénéficie de la protection épiscopale : à chaque incident, celle-ci se manifeste par l’invocation du « mandat » confié aux militants par la hiérarchie, gage d’une activité purement religieuse. L’hiver 1942-1943 marque un tournant décisif. L’occupation de la zone sud et la mise en place du Service du travail obligatoire font que l’engagement n’est plus un vague mot d’ordre mais un impératif immédiat sans solution évidente. Le STO, en particulier, provoque des divisions qui ne tiennent pas seulement à un conflit d’analyse entre les dirigeants des mouvements. Le jociste qui part en Allemagne le fait-il toujours par solidarité de classe et le jéciste réfractaire l’est-il forcément par réflexe patriotique ? Les études locales montrent que le débat traverse tous les mouvements, induisant des choix contradictoires d’une section à l’autre ou à l’intérieur même d’une section, et surtout que le sort de chacun tient souvent au hasard ou à la situation : le jaciste, à la campagne, a plus de facilité à se cacher que ses camarades jocistes ou jécistes exposés aux rafles opérées par les Allemands dans les villes. Mais l’essentiel est ailleurs, dans une sorte de brutale invitation au réel. « La jeunesse qui chante est peut-être belle à voir défiler, réconfortante, mais nous avons moins besoin de défilés que de travail, moins besoin de chansons que de technique », écrit le père Dillard en juin 194328. Les dernières années de la guerre contri27. Maxence Van der Meersch, Pêcheurs d’hommes, Paris, Albin Michel, 1940. Sur le congrès de 1937, voir Jean-Pierre Coco, Joeph Debès, 1937, l’élan jociste, Paris, Éditions Ouvrières, 1989. 28. Victor Dillard, Lettres à Jean-Pierre pour savoir vivre, Le Puy, Éditions Xavier Mappus, 1943, p. 155 (« Au-delà du péguysme »).

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buent à sortir les jeunes militants d’Action catholique du monde clos dans lequel, à bien des égards, ils étaient encore enfermés. Voici donc venu le temps du militant efficace (1943-1960). Cela tient d’abord à la nouvelle distribution des âges. Le poids croissant des organisations d’adultes relativise celui des mouvements de jeunesse, et ces derniers en sont conduits à se confronter plus précocement aux problèmes concrets, politiques ou sociaux. Or ceux-ci évoluent. Dans un pays en reconstruction au milieu d’un monde qui change, le militant d’Action catholique se met à douter de l’idéal de nouvelle chrétienté : ce sont désormais les communistes qui portent l’utopie d’un monde nouveau. Certains s’y rallient, à l’instar du MPF qui, en devenant Mouvement de libération du peuple en 1950, échappe à l’orbite confessionnelle, ce qui oblige l’épiscopat à créer l’ACO29. Même chez ceux qui restent dans la ligne du catholicisme social, l’esprit de conquête fait place au sens du témoignage. Il s’agit désormais de « bâtir un monde meilleur », avec d’autres qui ne sont pas forcément chrétiens. Les militants des années cinquante prennent des responsabilités dans tous les domaines. Ils investissent les partis politiques, les syndicats, les associations. On les retrouve partout, formant, selon le mot suggestif d’André Villette, une « diaspora » d’Action catholique dont les effets sont aussi indéniables que difficiles à mesurer. Au moins le fait est-il évident pour la JAC et le MFR, qui bouleversent en quelques années le visage des campagnes françaises : mécanisation, nouvelles méthodes de culture et d’élevage, mouvement coopératif, formation professionnelle, modernisation de l’habitat, émancipation féminine, organisation des loisirs. Tout change à un rythme spectaculaire, sauf sur le plan religieux où la marge de manœuvre est plus réduite, à cause du fameux « mandat » à la signification ambivalente. D’un côté l’Action catholique s’en trouve privilégiée, au détriment des œuvres, jugées périmées, ou des expériences missionnaires, perçues comme aventureuses. Mais d’un autre côté ses activités s’en trouvent étroitement contrôlées. Dès 1946, l’ACJF s’insurge contre cette notion qui tend à dévaloriser la vocation propre des laïcs et à les soumettre 29. Voir Joseph Debès, Naissance de l’Action catholique ouvrière, Paris, Éditions Ouvrières, 1982.

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à un cléricalisme d’autant plus insidieux qu’il s’avance masqué. Vaine protestation : le mandat permet aux évêques de sanctionner la dérive du MPF ; il lui permettra de soutenir en 1956 l’ouvriérisme de la JOC – rebelle à l’analyse des autres mouvements de jeunesse sur les recompositions sociales en cours dans le monde moderne – provoquant ainsi l’éclatement de l’ACJF30. Mais peut-être faut-il relativiser ce malaise : Nous nous sentions l’avant-garde d’une Église poussiéreuse, témoigne une ancienne de la JECF. Et cela nous donnait de l’audace, des ailes. Nous nous savions critiquées par certains évêques, par l’intelligentsia catholique en place, par les structures éducatives, etc. C’était une position délicieusement inconfortable31.

Au tournant des années soixante, en effet, le militant d’Action catholique est encore un militant heureux et généralement perçu comme tel. En 1958, l’archevêque de Toulouse, Mgr Garrone, se dit « moins frappé par les difficultés survenues ou par telle ou telle fissure, que par la solidité générale32 ». Quelques années plus tard, le concile Vatican II semblera combler les attentes de beaucoup. Dès 1961 pourtant, l’abbé Comblin pose ouvertement la question de l’échec de l’Action catholique33. Observant que ceux qu’elle a formés s’en éloignent d’autant plus qu’ils s’engagent véritablement dans la société, il suggère qu’au-delà de la formation initiale les mouvements tournent à vide, passant plus de temps à gérer des problèmes ecclésiaux qu’à prendre des initiatives apostoliques. Loin de se combler, le fossé entre l’Église et le monde ouvrier semble s’être creusé, et les campagnes qui étaient encore largement pratiquantes trente ans plus tôt sont touchées à leur tour par le détachement religieux. Par ailleurs, les questions soulevées par l’ACJF à la veille de sa disparition reviennent en force, remet30. Voir Alain-René Michel, Catholiques en démocratie, Paris, Cerf, 2006. 31. Mi-Jo de Saint-Marc-Beccaria, dans Témoignages…, op. cit., p. 180. 32. Mgr Garrone, L’Action catholique, Paris, Fayard, 1958, p. 31. 33. Joseph Comblin, op. cit.

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tant en cause la pertinence de la spécialisation. L’allongement de la scolarité et le développement des classes moyennes brouillent les frontières des milieux : le fils d’ouvrier qui poursuit des études relève-t-il de la JOC, en vertu de son origine sociale, ou de la JEC, en raison de son insertion scolaire ? Querelle subalterne et bientôt dérisoire : la mobilisation du contingent dans la guerre d’Algérie, à partir de 1957, pose aux appelés de redoutables problèmes de conscience qui sont aussi des problèmes politiques. On sait le traumatisme durable laissé par cette expérience34, qui explique en partie la rupture générationnelle qui s’ensuit. Car bientôt c’est la jeunesse elle-même qui change et s’affirme nettement contre l’univers des adultes. La « nouvelle vague » et le « temps des copains » signalent l’avènement d’une culture hédoniste qui s’accorde mal aux valeurs d’engagement diffusées par l’Action catholique. C’est désormais l’époque du militant en crise (1960-1975). Dans une conjoncture en évolution rapide un double phénomène se produit. D’une part les effectifs des mouvements décroissent, avant de s’effondrer dans les années soixante-dix. D’autre part les militants qui restent tiennent un discours nouveau, souvent inspiré par l’analyse marxiste, le MRJC dénonçant par exemple les effets pervers de la modernisation de l’agriculture à laquelle la JAC s’était identifiée. Cette politisation nourrit des conflits dans lesquels les dirigeants des mouvements n’hésitent plus à contester ouvertement la hiérarchie, ce qui fait que la crise tend à devenir un état chronique. En 1965, l’équipe nationale de la JEC refuse d’être cantonnée dans le spirituel ; démissionnée, elle reçoit le soutien du MRJC, qui stigmatise « une atteinte aux droits des laïcs dans l’Église35 ». Mai 68 accélère le processus, et le début des années soixantedix est marqué par la radicalisation idéologique de la JEC et du MRJC, dont plusieurs responsables rejoignent la nébuleuse gauchiste, notamment dans sa variante maoïste. Si la JOC 34. Retenons parmi tant d’autres le témoignage impressionnant de Pierre Gibert, Il ne se passe rien en Algérie, février 1958-avril 1959, Paris, Bayard, 2001. 35. Cité par Jean Conq, dans JAC/MRJC. Origines et mutations, Lyon, Chronique sociale de France, 1996, p. 243.

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semble à l’écart de cette évolution, c’est parce que, soucieuse avant tout de sa reconnaissance par le mouvement ouvrier traditionnel, elle évite de remettre en cause le fonctionnement de l’Église. La JOC bénéficie par ailleurs des dividendes de la célèbre formule de Pie XI, l’idée que « l’Église a perdu la classe ouvrière » ayant nourri un remords durable qui lui assure une sorte d’impunité. Cela vaut du moins jusqu’à Objectif 74, lorsque les quelque 40 000 jocistes rassemblés à Paris, Porte de Versailles, en présence d’une délégation communiste conduite par Georges Marchais, de représentants d’autres partis et syndicats de gauche, tandis que les évêques se font rares et discrets, se séparent au chant de l’Internationale, à la stupéfaction des observateurs les mieux disposés. « Nous agissons d’abord parce que nous sommes de la classe ouvrière, et non parce que nous sommes chrétiens », déclare à cette occasion la présidente de la JOCF36. S’interrogeant quelques mois plus tôt sur l’évolution des militants d’Action catholique, le père de Vaucelles remarquait que les schémas mentaux qui les avaient longtemps animés ne fonctionnaient plus. Dès lors, ajoutait-il, ceux « qui persistent à s’en réclamer survolent le monde du haut de leurs principes et ne parviennent pas à se poser quelque part : il n’est pas difficile de prévoir qu’un jour le carburant leur fera défaut. Les autres ont atterri dans une brousse idéologico-politique ; mal préparés à apprécier les réalités terrestres, ils cultivent ce Larzac comme s’il s’agissait du nouveau Paradis terrestre37 ». N’étant plus en mesure de contrôler cette navigation hasardeuse, les évêques préfèrent mettre fin au mandat, lors de leur rencontre annuelle de novembre 1975. « L’Action catholique est morte à Lourdes, écrit alors Étienne Borne, l’Assemblée épiscopale a dressé son constat de décès38. » 36. Huguette Delaune, présidente de la JOCF, citée par Alain Woodrow, « 40 000 jocistes ont crié leur espérance en un avenir meilleur », Informations catholiques internationales, 15 juillet 1974. 37. Louis de Vaucelles, « Essai sur l’histoire et les difficultés présentes de l’Action catholique », Études, mars 1974, p. 431. 38. Étienne Borne, « Feu l’Action catholique », La Croix, 14 novembre 1975.

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Remis sur le marché des initiatives apostoliques, les militants d’Action catholique ont pourtant survécu, mais la concurrence des communautés charismatiques et des mouvements à forte affirmation identitaire, mieux accordés aux orientations du pontificat de Jean-Paul II, les a progressivement marginalisés. Faut-il donc les voir comme « ceux qui ont cru réussir » et qui auraient finalement échoué39 ? C’est vrai qu’ils n’ont pas planté la croix sur la cité, qu’ils ont même poussé à la déconfessionnalisation de la politique et du syndicalisme, mais ils ont largement participé à la transformation de la société française. C’est vrai qu’ils n’ont pas refait chrétiens leurs frères, que leurs propres enfants bien souvent se sont détachés de la religion, mais ils ont fortement contribué à élargir la place faite aux laïcs dans l’Église. Paradoxalement, ils ont été le produit d’une entreprise cléricale de promotion du laïcat qui n’a pas abouti à la complémentarité attendue mais à la déclergification qui s’observe aujourd’hui. Plus largement, comme le remarque François-André Isambert, l’Action catholique a travaillé à la sécularisation interne du catholicisme tout en s’autodétruisant40. Par là, elle a assuré la transition entre un modèle de catholicisme marqué par une emprise cléricale permanente sur des territoires normalisés, et un autre caractérisé par des regroupements éphémères de laïcs dans des réseaux affinitaires. Une évolution dont ne pouvaient guère se douter les premiers jocistes qui, à la fin des années vingt, rêvaient de refaire le monde en se disant que, somme toute, ils n’étaient « pas plus c... que les apôtres41 ».

39. René Pucheu, « Ceux qui ont cru réussir », Esprit, avril-mai 1977, p. 11-27 (numéro spécial sur « Les militants d’origine chrétienne »). 40. François-André Isambert, Denis Pelletier, Grace Davie, « Regards croisés sur une fin annoncée », Archives de sciences sociales des religions, 126, avril-juin 2004, p. 9. 41. Propos cités par Mgr Georges Béjot, Un évêque à l’école de la JOC, Paris, Éditions Ouvrières, 1978, p. 30.

3 Deux équivoques de l’Action catholique

Dans l’avant-dernier chapitre du manuel d’histoire de l’Église qu’il publie en 1941 à l’usage des élèves de l’enseignement secondaire libre, le chanoine Arquillière, éminent médiéviste, spécialiste de l’augustinisme politique, se félicite de la fondation, quelques années plus tôt, de la JOC et des organisations similaires. Le but de tous ces groupements, assure-t-il, est la formation des élites, dans chaque branche d’activité. […] Ces mouvements s’insèrent tout naturellement dans le plan grandiose, conçu par Pie XI, qui n’est encore qu’à ses débuts et qui porte le nom d’Action catholique1.

Aujourd’hui tout porte à penser que l’Action catholique a vécu. Elle n’occupe plus, en tout cas, la place prépondérante qui a été la sienne pendant trois décennies, de 1945 à 1975. Mais nul ne conteste qu’elle a représenté une étape majeure dans l’histoire du catholicisme français et qu’elle a formé des générations de militants dont les partis politiques, les organisations syndicales et la société civile ont largement bénéficié. Il faudra bien, un jour, que quelqu’un s’attache à donner une lecture globale de ce phénomène que nous ne connaissons

1. Henri-Xavier Arquillière, Histoire de l’Église, Paris, Éditions École et Collège, 1941, p. 475.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE Figure 3. Le développement institutionnel de l’Action catholique spécialisée (1926-1975)

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guère actuellement que par morceaux2. La tâche ne sera pas simple, tant l’Action catholique apparaît comme une réalité multiforme et en perpétuelle évolution : le schéma ci-contre en résume l’essentiel du point de vue organisationnel (Figure 3). Reste que le mot a traversé bien des choses, car chacun sait que dans l’Église on change plus volontiers les choses que les mots, ce qui contribue d’ailleurs à nourrir des équivoques. À examiner la période fondatrice, à la charnière des années vingt et trente, on mesure la complexité de la situation et on comprend les ambiguïtés latentes qui resurgiront tout au long de son histoire.

L’équivoque des origines À qui s’interroge sur l’origine de l’Action catholique en France, trois lectures s’offrent, qui sont aussi, prises isolément, trois légendes, même si chacune a sa part de vérité3. L’opinion la plus répandue est que l’Action catholique est d’abord une histoire belge. C’est en effet à l’imitation de la JOC belge, créée en 1925 par l’abbé Cardijn, que la JOC française s’est constituée. Le mérite en est légitimement attribué à l’abbé Georges Guérin, vicaire à Clichy, qui regroupe sur ce modèle, dès l’automne 1926, quelques ouvriers de son patronage, mais des initiatives analogues sont connues dans le Nord de la France, où la proximité géographique explique l’attirance de 2. Pour une mise en perspective sur la scène française, voir notamment Gérard Cholvy, Bernard Comte et Vincent Féroldi (dir.), Jeunesses chrétiennes au XXe siècle, Paris, Éditions Ouvrières, 1991; Gérard Cholvy, Histoire des organisations et mouvements chrétiens de jeunesse en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Cerf, 1999. À l’échelle européenne, voir Maurilio Guasco, Dal modernismo al Vaticano II. Percorsi di una cultura religiosa, Milan, Angeli, 1991, p. 161-180. 3. Sur cette période fondatrice, voir Joseph Debès, Émile Poulat, L’appel de la JOC (1926-1928), Paris, Cerf, 1986 ; Paul Droulers, Le père Desbuquois et l’Action populaire, tome II, Dans la gestation d’un monde nouveau (19191946), Paris, Éditions Ouvrières, 1981, p. 245-299 ; Pierre Pierrard, Georges Guérin. Une vie pour la JOC, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997.

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l’expérience belge. C’est en 1927 que la JOC française s’organise véritablement. Sa croissance est alors assez rapide : 54 sections en novembre 1927, 200 un an plus tard totalisant alors près de 5 500 membres. On répète volontiers que la nouveauté du modèle jociste aurait séduit et fait école, entraînant la création des autres mouvements de jeunesse d’Action catholique spécialisée et, plus tard, des mouvements adultes. Donc, il y eut la JOC, puis les autres. D’un autre point de vue, cependant, l’Action catholique peut se comprendre comme un héritage français. Son véritable point de départ serait à chercher dans la fondation, en 1886, de l’Association catholique de la Jeunesse française (ACJF), à l’initiative d’Albert de Mun. Ayant longtemps recruté surtout dans les milieux bourgeois, l’ACJF se préoccupe dans les années vingt d’élargir sa base sociale, comme en témoigne à partir de 1925 la constitution de commissions ouvrières animées notamment par Jean Mondange. La réussite de l’Action catholique s’expliquerait alors par l’intégration de la JOC naissante dans la structure ACJF, au terme de laborieuses négociations entre deux jésuites, le père Boulier, promoteur des idées jocistes, et le père Corbillé, défenseur de la tradition de l’ACJF. C’est cette intégration réussie qui aurait permis l’extension de la nouvelle formule aux autres milieux sociaux par la création, au sein de l’ACJF, de mouvements analogues, la Jeunesse agricole catholique (JAC) et la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) en 1929, la Jeunesse maritime chrétienne (JMC) en 1930, les éléments bourgeois de l’ACJF finissant par former la Jeunesse indépendante chrétienne (JIC) en 1936. Mais on peut encore voir dans l’Action catholique une idée romaine et considérer qu’elle est née en 1931, à la demande de Pie XI4. Recevant le cardinal Verdier, archevêque de Paris, à la 4. L’expression est certes plus ancienne. Pie X l’emploie dès 1905 dans une encyclique où il évoque les organisations qui travaillent à combattre la civilisation moderne antichrétienne : « L’ensemble de toutes ces œuvres, dont les principaux soutiens et promoteurs sont des laïcs catholiques, et dont la conception varie suivant les besoins propres de chaque nation et les circonstances particulières de chaque pays, constitue précisément ce que l’on a coutume de désigner par un terme spécial et assurément très noble : Action catholique ou Action des catholiques » (Il fermo proposito, 11 juin 1905, cité

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fin de l’année précédente, le pape l’avait chargé de coordonner « par les sommets » tous les mouvements qui contribuaient jusque-là de manière dispersée à la défense et à la promotion de la religion catholique. Mise en place par l’Assemblée des cardinaux et archevêques, et confiée à la direction du chanoine Courbe, l’Action catholique française (ACF) est bien, d’après l’article 1 de ses statuts, « la coordination des œuvres déjà existantes en vue d’organiser l’action de tous les catholiques conformément aux directives pontificales et de procurer à l’apostolat hiérarchique la coopération du laïcat5 ». Dans cette perspective, les mouvements d’Action catholique spécialisée, fondés sur le principe de la prise en compte de la diversité des milieux sociaux, ne sont qu’un élément parmi d’autres dans un dispositif très large. Il est donc impossible de ramener l’origine de l’Action catholique à une source unique. On ne peut même pas la penser comme la convergence de trois sources complémentaires. L’image qui s’impose, c’est celle d’un triangle de sustentation dont les trois pôles sont la JOC, l’ACJF et l’ACF. Or chacun de ces pôles a sa cohérence, qui contrarie celle des autres. En forçant les traits, on pourrait dire que l’Action catholique est née de l’ajustement difficile de trois logiques : une logique apostolique, une logique éducative et une logique institutionnelle. Logique apostolique d’abord. Jean Boulier rapporte dans ses mémoires sa première rencontre avec l’abbé Guérin, à Vanves, dans les locaux de l’Action populaire : Chargé, avec l’abbé Oppenot, du patronage de Clichy, il ne savait comment assurer la persévérance des jeunes gens. Il avait bien fondé la Croisade eucharistique mais elle ne suffisait pas à les retenir dès qu’ils allaient travailler en usine ; ceux qui restaient s’inscrivaient dans des équipes sportives, passionnés par Émile Guerry, L’Action catholique. Textes pontificaux classés et commentés, Paris, Desclée de Brouwer, 1936, p. 260). Mais c’est Pie XI qui fait de l’Action catholique la grande idée de son pontificat et qui lui donne dans plusieurs pays, dont la France, sa dimension opérationnelle. 5. Cité par Émile Guerry, op. cit., p. 153.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE par le football et le basket... J’ai l’impression de perdre mon temps, concluait tristement Guérin6.

Que ce soit Boulier, ou plutôt son confrère Danset, qui ait le premier fait connaître à Guérin les publications de la JOC belge importe peu7. Ce qui frappe, c’est que la JOC française doit son existence au zèle apostolique d’un vicaire de banlieue parisienne, préoccupé par le détachement religieux des jeunes ouvriers qui passent par son patronage. Elle en tire ses deux caractéristiques : une organisation sur une base de classe (« entre nous, par nous, pour nous »), des objectifs directement religieux (« nous referons chrétiens nos frères »). Patriotisme ouvrier et affirmation chrétienne se conjuguent ici sous la houlette d’un clergé réformateur. La JOC naissante est à la fois une affaire d’ouvriers et une affaire de curés8. Il en va tout autrement à l’ACJF, fondée par des laïcs. Résolument ultramontaine, assistée par des aumôniers nationaux choisis parmi les jésuites, elle cultive une longue tradition d’indépendance à l’égard de la hiérarchie épiscopale et du clergé diocésain. L’ACJF trouve sa raison d’être dans la formation d’une élite chrétienne susceptible de travailler à une transformation de la société dans l’esprit du catholicisme intégral. Sa devise (« piété, étude, action ») résume bien ce propos, adapté à sa clientèle de jeunes chrétiens, issus pour la plupart des milieux aisés, qui approfondissent leur foi dans des retraites, se pénètrent de la doctrine sociale de l’Église dans des cercles d’études, et passent à l’action, sociale et civique, en se gardant de toute option proprement partisane pour éviter le syndrome du Sillon. Comme on le répète volontiers dans le mouvement, il faut « planter la croix sur la cité », rechristianiser les institutions. Tout cela s’inscrit dans une approche globale, y compris 6. Jean Boulier, J’étais un prêtre rouge. Souvenirs et témoignages, Paris, L’Athanor, 1977, p. 83. 7. « Boulier pense avoir été le premier à montrer les publications à Guérin, mais sa mémoire le trahit », assure le père Droulers, op. cit., p. 274, note 92. Pierre Pierrard confirme le rôle initial du père Danset, op. cit., p. 108. 8. « L’idée première de la JOC, on la doit à un jeune prêtre qui a rencontré l’attente d’autres jeunes prêtres : la JOC est née cléricale », souligne Émile Poulat, op. cit., p. 180.

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au sein des Commissions ouvrières : « Notre mouvement réalise dans son organisation et son esprit tous les avantages sans les inconvénients d’esprit de classe que présenterait une organisation de la jeunesse ouvrière autonome », explique au début 1927, face à la JOC naissante, le Conseil fédéral de l’ACJF9. Il s’agit donc moins de s’intéresser à un milieu en particulier que de préparer, par une formation commune à tous les militants, la restauration d’un ordre social chrétien. L’objectif de l’ACF semble plus pragmatique. Il faut coordonner les œuvres catholiques existantes, nombreuses mais dispersées, afin de « constituer un seul front lorsqu’il s’agit de nous défendre », explique le cardinal Verdier aux congressistes de la Bonne Presse. Permettez-moi de vous dire, ajoute-t-il, que l’Action catholique n’aura pour but que d’intensifier, d’étendre encore, si faire se peut, l’action magnifique que la Fédération nationale catholique a faite en France et qu’elle continuera10.

En l’inscrivant ainsi dans le sillage de l’organisation suscitée en 1925 par le général de Castelnau pour faire échec aux projets laïques du Cartel des Gauches11, le cardinal Verdier fait de l’Action catholique une structure de défense religieuse. Le souci de la déchristianisation ouvrière n’est pas absent de ses préoccupations, mais il reste second. L’idéal d’une nouvelle chrétienté ne lui est pas étranger, mais il y a plus urgent. Les responsables de la JOC et l’ACJF participent bien au pèlerinage romain de l’ACF en mai 1932, mais ils y côtoient une cinquantaine d’autres délégations représentant des œuvres plus traditionnelles, comme l’Archiconfrérie des patronages de jeunes filles, les Chevaliers du Saint-Sépulcre ou l’Apostolat de la prière. La nouveauté, qui est précisément l’objet de l’ACF, tient à ce que toutes ces organisations sont réunies à l’initiative de la 9. Joseph Debès, Émile Poulat, op. cit., p. 280. 10. Discours au congrès de la Bonne Presse, 20 février 1931, Documentation catholique, tome XXV, 1931, col. 586-587. 11. Voir Corinne Bonafoux-Verrax, À la droite de Dieu. La Fédération nationale catholique, 1924-1944, Paris, Fayard, 2004.

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hiérarchie et non à celle d’un dirigeant laïc, si prestigieux soitil. « Elles forment désormais autour des évêques, leurs chefs, une force disciplinée, une véritable armée, prête à défendre les droits de Dieu et de l’Église, et à conquérir les âmes », assure le cardinal Verdier dans son adresse au Saint-Père12. Qu’est-ce donc que cette Action catholique naissante ? Une formule étonnamment plastique, que chacun modèle à sa façon sans pouvoir ignorer ni évacuer ce que font les autres. Des trois pôles du triangle, la JOC est certainement le moins assuré et l’ACF le plus autorisé, tandis que l’ACJF se trouve remise en cause par les deux autres. C’est précisément des interactions de ces trois logiques originelles que l’Action catholique tirera son visage ultérieur. Il serait inexact d’y voir simplement le triomphe du modèle jociste et l’effacement des deux autres. Jusque dans les années cinquante et soixante, l’histoire de l’Action catholique témoigne de la persistance latente des trois conceptions initiales. Qualifiée plus tard de « type achevé » de l’Action catholique par le Saint-Siège13, la JOC s’est rapidement imposée par la nouveauté de ses méthodes, qu’il s’agisse de la spécialisation par milieux sociaux ou de la priorité donnée à l’enquête dans la formation, selon un mot d’ordre (« voir, juger, agir ») qui a fait fortune chez ses militants. Loin d’être absorbée par l’ACJF, la JOC en a favorisé la réorganisation interne sur la base de ses propres principes. Elle n’a pourtant jamais été une simple branche de l’ACJF rénovée. Elle est toujours restée, peu ou prou, le canard dans la couvée, longtemps écartée des postes de responsabilité et cultivant elle-même une solide méfiance à l’égard des intellectuels bourgeois qui continuaient de fournir l’état-major du mouvement. Il faudra attendre 1949 pour voir un jociste, Roger Lavialle, accéder à la présidence de l’ACJF, et le développement de l’enseignement technique dans les années 12. « Audience des pèlerinages de l’Action catholique française et de Notre-Dame du Salut », Documentation catholique, tome XXVII, 1932, col. 1434. 13. Lettre du cardinal Pacelli, secrétaire d’État, au chanoine Cardijn, 11 janvier 1935, citée par Émile Guerry, op. cit., p. 72. Mgr Courbe le rappelle dans sa préface à un ouvrage collectif des Mouvements spécialisés de l’ACJF, Doctrine commune, Paris, Secrétariat général de l’ACJF/Librairie de la JO, 1937, p. 9.

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cinquante suscitera d’aigres controverses entre la JOC, revendiquant l’encadrement d’élèves issus du monde ouvrier, et la JEC, qui prétendra se les annexer au titre de leur scolarisation. De son intégration à l’ACF, la JOC a donc gagné une reconnaissance qui n’était pas acquise a priori de la part des milieux les plus conservateurs du catholicisme. Mais elle y a perdu de son indépendance dès lors que le mandat hiérarchique, théorisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France, est apparu autant comme un moyen de contrôle encombrant que comme un label dynamisant. Le même désagrément a sans doute été plus fortement ressenti par les responsables de l’ACJF. Longtemps habitués à se référer directement à Rome, autorité aussi prestigieuse que lointaine, il leur faut désormais composer avec des évêques plus proches et plus regardants. « On parle beaucoup aujourd’hui de mandat confié aux laïcs », s’inquiétera en 1945 Maurice-René Simonnet : Oui, les laïcs reçoivent un mandat et par deux fois : le jour de leur baptême et le jour de leur confirmation. Ce sont là les deux seuls mandats que nous ayons reçus, que tout catholique reçoit normalement. Est-il besoin d’une sorte de huitième sacrement que la hiérarchie nous remettrait individuellement ou collectivement, à l’occasion de notre affiliation à un mouvement d’Action catholique14 ?

On comprend cet accès de mauvaise humeur. Mais il faut bien voir que l’ACJF subit là aussi le choc en retour de l’intégration de la JOC et de sa propre évolution, le principe même du mandat étant évidemment plus difficile à contester pour des mouvements aux objectifs directement apostoliques que pour des organisations à vocation sociale15. 14. Rapport de Maurice-René Simonnet, secrétaire général, au conseil fédéral de l’ACJF, 29 et 30 décembre 1945. 15. La crise de la JEC en 1965 témoigne de la persistance de cette incompréhension réciproque, comme le montre Bernard Giroux, La Jeunesse étudiante chrétienne (JEC et JECF) de 1945 aux années soixante-dix, thèse d’Histoire, IEP de Paris, 2009. Voir aussi le témoignage de Mgr Matagrin, Le chêne et la futaie. Une Église avec les hommes de ce temps. Entretiens avec Charles Ehlinger, Paris, Bayard, 2000, p. 102 et sq.

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Est-ce à dire que l’Action catholique n’a été à l’origine qu’une simple opération de prise de contrôle par la hiérarchie française de diverses initiatives issues de la base et qu’elle contrôlait mal ? Il serait excessif de l’affirmer. En plaçant plus étroitement sous son autorité un mouvement comme l’ACJF, dont elle ne remettait pas pour autant en cause le fonctionnement interne, elle acceptait de fait la promotion du laïcat dans un système qui n’y était pas naturellement disposé. Le cardinal Verdier l’expliquait avec humour à son clergé dès 1931 : Jusqu’ici vous étiez restés des maîtres incontestés, presque des rois de droit divin. Vous étiez dans votre église, obligeant tous vos fidèles à se taire – et ils doivent se taire dans l’église..., surtout les femmes, puisque c’est dans l’Écriture – , vous obligiez vos fidèles à incliner la tête devant tout ce que vous disiez. Si, demain, le laïcat se place à côté de la hiérarchie pour diriger l’Action catholique extérieure, vous serez, désormais, des rois constitutionnels. Vous serez obligés de prendre l’avis de ce Parlement qui sera autour de vous. Et ce ne sera pas toujours commode. Vous avez une mentalité de théologiens dogmatistes. Ils ont peut-être des mentalités de parlementaires. [...] Il y a là pour vous des perspectives inquiétantes ? Non ; des perspectives difficiles ? Oui. Mais des perspectives singulièrement élevantes16.

Il faut ajouter que l’extraordinaire diversité des œuvres et mouvements intégrés à l’ACF n’a pas manqué de poser des problèmes de cohabitation qui n’ont dû leur solution qu’au talent de son secrétaire général qu’on eut vite faite d’appeler « Courbe le bien nommé17 ». Un triangle, trois pôles : l’Action catholique a dès l’origine une configuration qui relève de la théorie des jeux. Dans la pratique, trois tournent très souvent à deux contre un. Pour la 16. Propos tenus en réponse aux vœux de nouvel an de son clergé, rappelés par le cardinal Verdier lui-même dans son discours au congrès de la Bonne Presse, 20 février 1931, loc. cit., col. 586. 17. Le chanoine, puis Mgr Courbe, a toujours excellé dans la gestion des conflits. On dit que le cardinal Verdier le sollicitait volontiers pour manœuvrer et finalement faire échouer des réunions dont le déroulement lui déplaisait : « Courbe, embrouillez-moi ça ! »

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JOC et l’ACJF, l’Action catholique s’identifie aux mouvements qui viennent de naître ou de se transformer, en rupture avec les œuvres traditionnelles, mais l’ACF y range les uns et les autres. ACF et ACJF la veulent globale, quels que soient les aménagements pratiques, mais la JOC la conçoit sur une base de classe. JOC et ACF sont étroitement liées au clergé, mais l’ACJF s’affirme laïque au sein de l’Église. Cela éclaire bien des crises ultérieures, en particulier celle de 1956, où l’alliance objective de la JOC et de l’ACF aura raison de l’ACJF18.

L’équivoque du mandat L’idée du mandat est présente dès 1930, dans un Petit catéchisme de l’Action catholique publié à Rome par Mgr Fontenelle19. On la retrouve en 1936 dans l’anthologie de textes pontificaux sur l’Action catholique, composée et commentée par l’abbé Guerry, alors vicaire général du diocèse de Grenoble20. Entre 1940 et 1944, elle a eu une vertu prophylactique vis-à-vis des autorités allemandes, contribuant à la tolérance de fait dont celles-ci ont souvent fait preuve en zone occupée, comme vis-à-vis du pouvoir vichyste, tenté par l’instauration d’une jeunesse unique21. Mais c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme on l’a vu, que le principe en paraît incongru et l’application délicate, compte tenu de la dévaluation de l’épiscopat au sortir de l’Occupation22. 18. Voir Louis de Vaucelles, « Débats et tensions dans l’Église de France autour des mouvements de jeunes de l’Action catholique spécialisée (19451965) », dans L’ACJF, une création originale, Paris, Centre Sèvres, 1988, p. 113-128 ; Alain-René Michel, Catholiques en démocratie, Paris, Cerf, 2006. 19. Voir Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Histoire religieuse de la France contemporaine, tome III, 1930-1988, Toulouse, Privat, 1988, p. 29. 20. Émile Guerry, op. cit. 21. Voir par exemple Renée Bédarida, Les catholiques dans la guerre 1939-1945. Entre Vichy et la Résistance, Paris, Hachette, 1998, p. 72 et sq. 22. Voir Frédéric Le Moigne, Les évêques français de Verdun à Vatican II. Une génération en mal d’héroïsme, Rennes, PUR, 2005.

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Dans une longue note, publiée le 14 février 1946, les dirigeants de l’ACJF récusent la conception de l’Action catholique comme « participation des laïcs à l’apostolat propre de la hiérarchie par le moyen d’un mandat qui leur est confié », parce qu’elle introduit l’idée d’une délégation de pouvoirs qui fait de ses destinataires de simples auxiliaires du clergé. Ils lui opposent l’idée d’une « collaboration du laïcat à l’apostolat hiérarchique au sein de Mouvements agréés et contrôlés par la hiérarchie », ce qui permet de mettre en valeur l’apostolat spécifique exercé par des laïcs conscients des exigences de leur baptême et de leur confirmation. En se référant à l’ecclésiologie du corps mystique – plus ouverte que celle, très juridique, de la societas perfecta – et en appelant, à la suite du père de Montcheuil – « l’éminent et regretté théologien » disparu en 1944 dans les combats du Vercors23 – à préférer la liberté et l’initiative à l’autorité et à la dépendance, les responsables de l’ACJF entendent réagir contre le risque de réduction religieuse et cléricale de l’Action catholique qu’ils observent chez certains de leurs aînés : Nous connaissons de nombreux militants et dirigeants d’ACI qui prennent prétexte du « mandat » confié à leur mouvement pour ne se mouvoir que dans la sphère du confessionnel pur. Ils se tranquillisent la conscience en coupant des cheveux en quatre dans des cercles fermés « où l’on s’ennuie méthodiquement », en discutant liturgie par exemple (utilement, nous ne le nions pas). Notre conception de l’AC permet aux chrétiens de ce temps de s’engager dans le temporel (politique exclue) sans engager l’Église. Et non point individuellement […] mais en tant que mouvement. Exemple : la JOC de 1936 prit dans les grèves d’occupation des usines une position : elle participa aux grèves pour faire triompher ce qu’il y avait de juste dans les revendications ouvrières. Non pas tel et tel jociste, mais la JOC. Elle le fit au grand scandale des milieux patronaux et de certains membres du clergé. Mais elle était, comme on dit, « dans le bain ». Sentant les contingences quotidiennes et guidée par un 23. Voir Pierre Bolle et Jean Godel (dir.), Spiritualité, théologie et résistance. Yves de Montcheuil, théologien au maquis du Vercors, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1987.

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sûr bon sens, la JOC résolut le problème comme il fallait le résoudre. Si ses dirigeants, purement « mandatés », avaient dû attendre les décisions de la hiérarchie, ils eussent été flottants, submergés, en retard, timides24.

Or, au moment où l’ACJF oppose ainsi l’agrément au mandat, le Mouvement populaire des familles (MPF) ne sait plus vraiment s’il est encore d’Action catholique. Formé en 1941 par fusion de la Ligue ouvrière chrétienne (LOC) et de la Ligue ouvrière chrétienne féminine (LOCF), le MPF s’était donné une étiquette aconfessionnelle qui convenait aux circonstances : il s’agissait de faire face au mieux aux problèmes concrets de la vie quotidienne induits par la guerre, en ouvrant aux incroyants les rangs d’une des rares organisations tolérées par les pouvoirs en place. Ses opérations d’entraide pour le ravitaillement des villes lui avaient valu le surnom de « mouvement patates », mais son identité religieuse s’était quelque peu brouillée à mesure que s’affirmait son efficacité sociale. L’idée était celle du « plan incliné » : il s’agissait d’amener progressivement les gens de la pratique de la solidarité à la méditation sur ses fondements spirituels, de remonter par étapes « des patates au tabernacle », comme on disait. En mai 1945 encore, une circulaire diocésaine de Mgr Chollet, archevêque de Cambrai, décrit ce cheminement rêvé par des théoriciens de palais épiscopal, visiblement coupés des réalités de la vie dans les quartiers populaires : D’abord, l’étape purement sociale, où les habitants d’un quartier, croyants et incroyants, sont excités, au nom de la solidarité, à s’entraider, par exemple, si le quartier a été bombardé, pour recueillir les sinistrés, si le froid sévit, à fournir couvertures et vêtements de laine, si la maladie frappe un foyer, à y fournir les remèdes au patient, à soigner les enfants. À cette étape de l’action sociale peut succéder l’étape de l’action sociale chrétienne. Les motifs de charité fraternelle, de charité pour le Christ, peuvent être suggérés à quelques-uns qui 24. « Agrément ou mandat », note des mouvements spécialisés de l’ACJF, 14 février 1946, dans ACJF, Signifcation d’une crise. Analyse et documents, Paris, Éditions de l’Épi, 1964, p. 129-143 (citations p. 134, 139, 142).

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE agiront alors non plus seulement en citoyens solidaires, mais en chrétiens charitables. Plus tard apparaîtra l’Action catholique exercée au sein d’un organisme d’Église pour des motifs surnaturels, suivant les règles de l’Action catholique, diocésaine ou nationale. Elle aura été précédée par l’action sociale qui aura préparé lentement et sagement les âmes à se dévouer, à obéir aux suggestions de la grâce et finalement à accepter les disciplines de l’Église dans le grand mouvement de son Action catholique25.

Mais ce processus enchanté et centripète n’allait pas de soi : la tendance dominante, chez les militants du MPF, était plutôt, dans une logique centrifuge, à passer du social au politique et à faire de plus en plus l’impasse sur le religieux. Par une inversion imprévue, c’était en somme la religion qui préparait « lentement et sagement » à l’engagement politique, avant d’y apparaître superflue. Confrontée à cette évolution embarrassante, l’ACA s’était bornée, en mars 1945, à donner au MPF la « mission de transformation chrétienne des milieux populaires », sans lui renouveler le mandat – qu’il ne demandait d’ailleurs plus – mais en incitant ses membres à se doter d’une « formation chrétienne vraiment solide » et à « demeurer en dehors et au-dessus des partis politiques, des organisations économiques et syndicales26 ». Un an plus tard, force était de constater que ces deux recommandations n’avaient guère été entendues : le MPF s’engageait plus que jamais « dans le temporel » tout en décléricalisant son encadrement, au motif que l’Action catholique « commence là où finit la juridiction directe de l’Église27 ».

25. Lettre de S. Exc. Mgr Jean Chollet, archevêque de Cambrai, 1er mai 1945, circulaire diocésaine 39, citée dans la Documentation catholique, tome XLII, 940, 10 juin 1945, col. 437. 26. Cité par Joseph Debès dans son livre essentiel, Naissance de l’Action catholique ouvrière, Paris, Éditions Ouvrières, 1982, p. 80. 27. Selon la formule de son aumônier national, l’abbé Maxime Hua, qui distinguait cette Action catholique « au sens fort » d’une autre « au sens faible », simple collaboration des laïcs aux tâches pastorales du clergé dans les cadres de la vie de l’Église. Voir Maxime Hua, « Propos de grammaire », Masses Ouvrières, IV, 1945, cité par Joseph Debès, op. cit., p. 79.

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C’est dans ce double contexte – revendications de l’ACJF, dérive du MPF – que s’inscrit la note de l’Assemblée des cardinaux et archevêques du 13 mars 1946 reproduite ci-dessous. Déviations possibles et caractères fondamentaux de l’AC28 L’Action catholique est une vie. Elle est en perpétuel développement. Elle doit constamment s’adapter à des situations nouvelles, tout en conservant ses caractères essentiels, ceux qu’ont définis les Souverains Pontifes eux-mêmes. Aussi, après les années de bouleversement général que nous venons de vivre nous apparaît-il nécessaire de faire le point afin d’éviter toute déviation et de maintenir l’union des catholiques sur quelques données fondamentales. I – Les déviations possibles Nous voulons avant tout mettre en garde les catholiques contre les conceptions erronées ou déficientes de l’Action catholique. 1° L’Action catholique n’est pas une participation des laïques aux pouvoirs de la hiérarchie dans sa fonction de magistère. Le magistère appartient en propre et exclusivement à la hiérarchie de juridiction, c’est-à-dire au pape et aux évêques, successeurs des apôtres. Les pouvoirs de donner la vie spirituelle et divine aux âmes par la fonction d’enseignement, le ministère sacramentel et le gouvernement spirituel ne peuvent pas être communiqués aux fidèles. L’apostolat des laïques n’est pas du même ordre que l’apostolat des prêtres. Il a ses caractères propres. Les membres des mouvements de l’Action catholique ne sont pas des vicaires laïques ; ils ont leur mission particulière et combien importante dans l’Église. 2° L’Action catholique ne doit pas être confondue avec l’action institutionnelle d’ordre économique et politique dans le domaine temporel. Elle ne doit pas engager l’Église dans la sphère des questions libres, sur lesquelles l’Église ne veut pas se prononcer. Elle doit, comme l’Église le fait, respecter l’autonomie de l’État dans son domaine propre. Elle n’a pas à diriger le temporel mais à l’animer. L’Action catholique n’est pas une action temporelle ; elle n’est pas non plus une action spirituelle désincarnée. Elle aborde tous les 28. Documentation catholique, tome XLIII, 969, 21 juillet 1946, col. 741-744.

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problèmes humains ; aucun ne doit lui échapper. Elle étudie et juge tous les actes humains. Mais ce qu’elle doit chercher directement à poursuivre partout et à établir dans tout le réel humain, c’est un objet spirituel : le règne social de Jésus-Christ, le règne de la justice et de la charité. Chaque acte humain comprend une double réalité, indivisible, inséparable l’une de l’autre : la réalité temporelle, la réalité spirituelle. Cette réalité spirituelle, que l’on doit distinguer, mais non pas séparer de la réalité temporelle, c’est au mouvement de l’Action catholique qu’il appartient de la faire découvrir à ses militants par ses cercles d’études et ses services, puis de leur faire porter sur elle un jugement personnel inspiré de leur christianisme, enfin de leur faire chercher eux-mêmes les solutions pratiques qui, jusque dans les dernières réalisations techniques, seront éclairées par la doctrine chrétienne. Ceci suppose, de la part des laïques apôtres d’Action catholique, un effort laborieux, personnel, mais par là même éducateur et apostolique. D’une part, grâce à ce contact direct avec les réalités de la vie, ils acquièrent le sens du réel, des besoins de leurs milieux, de la complexité des problèmes de la vie sociale et de leurs responsabilités. D’autre part, cette habitude de réagir chrétiennement devant les faits, cette obligation de remonter toujours jusqu’à la lumière de la doctrine leur font acquérir une mentalité chrétienne. C’est cet esprit chrétien qu’ils doivent faire passer dans toute leur vie personnelle, familiale, sociale. Quant au domaine des réalisations techniques de l’ordre économique et politique, il est celui de l’action temporelle des laïques. Là, ils ont leur pleine initiative. Cette action est aujourd’hui plus nécessaire que jamais. L’Action catholique a préparé ses membres à la mener dans des organisations distinctes, sous leurs responsabilités. Elle doit sans cesse les inviter à s’y engager résolument en chrétiens. II – Les caractères fondamentaux de l’AC Tout mouvement d’Action catholique doit se reconnaître à deux caractères essentiels : La responsabilité des laïques ; Le lien avec la hiérarchie. 1° Les laïques doivent prendre leurs responsabilités apostoliques. Le sacré, le « religieux », sont le domaine propre du clergé. La vie profane est le domaine propre des laïques. Ils ont la mission de la rendre chrétienne, en faisant pénétrer, dans toutes leurs

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relations sociales, leur vie de grâce et de charité. S’ils ne jouent pas ce rôle, personne ne le tiendra à leur place. Pour remplir cette mission apostolique à titre individuel, les laïques n’ont pas à attendre une délégation de pouvoirs : il leur suffit d’être fidèles aux exigences de leur titre de baptisés et de confirmés. C’est à eux qu’incombe la responsabilité de rechercher et de perfectionner sans cesse par leurs mouvements tous les moyens tendant à la rechristianisation de leur milieu et de la société. Ils doivent ne pas attendre passivement des solutions toutes faites, mais s’engager avec intrépidité dans le monde au milieu duquel ils vivent pour y affirmer les valeurs spirituelles de leur christianisme. 2° Comme fidèles, les laïques d’Action catholique sont déjà, à l’égard de la hiérarchie, dans un rapport de dépendance. Ce lien n’est point d’ordre extérieur et purement juridique. C’est un lien vital : il situe les relations entre la hiérarchie et le laïcat sur le plan de la paternité et de la filiation. La hiérarchie exerce une paternité spirituelle, tout orientée vers la vie spirituelle de ceux qui, par le baptême, sont devenus ses fils : elle doit être sans cesse en éveil pour assurer le plein épanouissement de leur liberté d’enfants de Dieu. Mais parce que l’Action catholique est un apostolat collectif et organisé par l’Église, il existe, entre les mouvements eux-mêmes et la hiérarchie, un autre lien, lien de subordination et de coordination. En vertu du mandat apostolique qu’il détient comme successeur des apôtres, c’est l’évêque qui porte – devant Dieu, le pape et l’Église – la responsabilité redoutable de l’organisation de l’apostolat dans son diocèse. « Nihil sine episcopo » : « Rien sans l’évêque », répètent à l’envi les Souverains Pontifes, et dans ce domaine de l’Église particulière dont il a la charge, c’est l’évêque qui a seul qualité pour agréer un mouvement. Au nom de l’épiscopat qu’elle représente, l’Assemblée des cardinaux et archevêques reconnaît à un mouvement sur le plan national, son caractère d’Action catholique. Mais, même agrégés par l’Assemblée à l’organisation nationale de l’Action catholique française, les mouvements ne peuvent pénétrer dans un diocèse que si l’évêque a fait lui-même sienne cette reconnaissance. Le lien avec la hiérarchie est maintenu vivant par la présence du clergé et des aumôniers. Nous demandons à tous nos prêtres de comprendre la tâche magnifique qui leur incombe en ce domaine : se mettre au service de ces apôtres du laïcat pour les aider à réaliser leur vocation, respecter cette vocation particulière, ne pas se substituer à eux dans le domaine des applications, leur donner la vie spirituelle

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qu’ils attendent, faire passer et laisser souffler constamment l’Esprit pour que le mouvement reste lui-même fidèle à sa mission ; auprès de l’équipe d’Action catholique, le prêtre n’est ni le directeur ni le président : il est l’animateur spirituel, le père, le représentant de la hiérarchie, chargé de veiller à l’application de la doctrine. Il n’a pas à engager l’Église dans les solutions ou les réalisations techniques. Peu importe le nom qui exprime ce lien avec la hiérarchie, dès là que cette double réalité est reconnue et affirmée. Le mot « mandat » qu’emploient plusieurs documents du SaintSiège et de l’épiscopat français a paru définir convenablement ces rapports de la hiérarchie et du laïcat organisé. Il ne faudrait toutefois pas lui donner le sens restreint qu’il a dans la langue juridique française. Le mandat est donné au mouvement (1). Il lui assigne un champ d’action, à l’intérieur duquel les laïques ont leur pleine responsabilité pour rechercher les moyens nécessaires à l’accomplissement de leur apostolat. La hiérarchie juge, d’un point de vue spirituel, la valeur et l’esprit des méthodes, comme aussi les conséquences de leurs applications. Mais elle laisse aux laïques leur responsabilité dans l’action et leur fait confiance. Par cet acte, l’évêque associe très intimement le mouvement d’Action catholique, non à ses fonctions hiérarchiques, mais à sa sollicitude pastorale, à « son activité apostolique » (Pie XI). Bien loin de porter atteinte à la dignité de leur mission propre de laïques ou d’en modifier la nature, le mandat confère à cet apostolat du laïcat organisé une valeur officielle et un caractère public dans l’Église, tout en le laissant dans sa ligne d’apostolat de laïques. Parce qu’elle précise et élargit les responsabilités des laïques, en les élevant ainsi à une collaboration confiante d’esprit et de cœur avec la hiérarchie, la mission qui leur est confiée autorise les apôtres des mouvements d’Action catholique à compter sur des grâces spéciales pour mener à bien leur action dans la mesure même de leur union à la hiérarchie et à Jésus-Christ. (1) Certains mouvements vont jusqu’à l’affiliation individuelle. Celle-ci a lieu dans une cérémonie qui souligne la libre adhésion au mandat collectif avec l’acceptation des responsabilités et rend plus sensible l’union à l’évêque. Il n’y a rien là que de très louable, pourvu que les rites imaginés à l’occasion de cette cérémonie ne prennent pas le caractère d’une sorte de réception d’un ordre mineur.

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Cette note, aussi souvent évoquée que rarement lue, mérite attention. Elle exprime en effet très clairement ce qui sera pendant trente ans la ligne de l’épiscopat français à l’égard des mouvements d’Action catholique, une ligne maintenue au prix de crises récurrentes, celles qui emportent le MPF en 1949 et l’ACJF en 1956, celles qui affectent la JEC en 1957 et en 1965, le MRJC en 1965 et en 1973. Même si le secrétaire de la Commission permanente de l’ACA est Mgr Chollet, le document a été rédigé, de toute évidence, par son coadjuteur, Mgr Guerry, réputé pour être, selon le mot du père Chenu, le « porte-plume de l’épiscopat », et connu, on l’a dit plus haut, comme l’un des principaux théoriciens de l’Action catholique. Ce texte qui préfère s’appuyer sur les assurances du thomisme, même si modernisé par Maritain, que sur les aléas de la philosophie blondélienne29, est avant tout un coup d’arrêt. L’ordre des parties – les « déviations possibles » avant les « caractères fondamentaux » – le signale sans ambiguïté : il s’agit de faire barrage aux évolutions évoquées plus haut et imputées ici, non sans raison, aux soubresauts de la guerre, ces « années de bouleversement général que nous venons de vivre ». L’ACA y engage son autorité, mais elle évoque aussi, à plusieurs reprises, celle des « souverains pontifes », que les laïcs de l’ACJF avaient coutume d’invoquer contre des prélats obtus ou timorés. Si la réaffirmation du magistère, et notamment du magistère de l’évêque dans son diocèse, tient une place centrale, c’est que la note entend couper court aux velléités démocratiques dont on a vu que le cardinal Verdier avait perçu le danger dès 1931, et qui s’étaient affirmées à la faveur des défaillances épiscopales sous l’Occupation. On peut remarquer qu’il n’y a pas la moindre mention spécifique de l’Action catholique spécialisée. Tout est fait pour noyer celle-ci dans l’Action catholique tout court, de manière à éviter que la distinction fonctionnelle ne tourne à l’indépendance envisagée par certains stratèges du MPF. On concède aux dirigeants de l’ACJF que l’affiliation à l’Action catholique n’est

29. Voir le livre important de Jean-Hugues Soret, Philosophies de l’Action catholique. Blondel-Maritain, Paris, Cerf, 2007.

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pas une sorte de huitième sacrement et qu’elle n’implique pas de délégation de pouvoirs, mais il est rappelé immédiatement que l’objectif demeure la « rechristianisation » de la société, et non sa transformation économique ou politique, qui relève d’autres organisations. In fine, la double face du mandat pour le mouvement d’Action catholique apparaît bien. Il est à la fois un label (« une valeur officielle et un caractère public dans l’Église »), et une assignation à résidence (« il lui assigne un champ d’action ») sous le contrôle de l’épiscopat (« la hiérarchie juge, d’un point de vue spirituel, la valeur et l’esprit des méthodes, comme aussi les conséquences de leurs applications »). Sur cette interprétation, la hiérarchie ne variera plus. Il lui suffira d’en tirer les conséquences à chaque crise. On peut donc dire que le verrouillage de l’Action catholique était achevé en 1946. L’équivoque demeurait cependant sur la nature de l’apostolat des laïcs soumis au mandat. Début 1948, le père Congar entreprit d’éclairer la question en distinguant deux genres d’apostolat, l’apostolat ex-missione, institutionnel et organisé, lié à une fonction ecclésiale, et l’apostolat ex-spiritu, personnel et exercé par tout chrétien au hasard de la vie. Il lui semblait que les mouvements d’Action catholique s’inscrivaient dans le premier mais que leurs militants continuaient de relever du second. Le mandat de l’Église catholique, écrivait-il, garde quelque chose de vague, de l’indétermination relative de la mission exspiritu, dont nous avons vu qu’elle est déterminée surtout par les circonstances et l’état de vie. Le mandat n’est pas donné, comme la mission de l’Évêque ou du Curé, à un individu, pour un troupeau précis, mais à un mouvement collectif, pris pour une tâche relativement peu déterminée30.

Le père Congar cherchait manifestement à désamorcer la note de l’ACA afin de préserver la liberté des militants d’Action catholique. Le chanoine Tiberghien, dont les avis sur la question 30. Yves Congar, « Pour une théologie du laïcat », Études, février 1948, p. 206. On sait que le père Congar publiera en 1953 Jalons pour une théologie du laïcat aux Éditions du Cerf.

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faisaient autorité, lui objecta bientôt que si l’apostolat de l’Action catholique n’était pas déterminé territorialement, comme la paroisse, il l’était socialement, par la désignation d’un milieu de vie, et que c’était précisément le mandat qui le faisait passer du ex-spiritu au ex-missione, l’incluant ainsi dans l’activité pastorale soumise au contrôle épiscopal 31 . Exmissione, ex-spiritu, autorité ou liberté : une tension permanente dans l’histoire de l’Église, non sans dommages collatéraux32. Tant de témoins ont dit, et en quels termes enthousiastes, tout ce qu’ils devaient à leur passage par l’Action catholique, qu’on ne peut nier qu’elle ait formé des élites, et en particulier, à travers les mouvements spécialisés, des élites issues de leur milieu et capables de transformer ce milieu : l’influence de la JAC dans la mutation de la paysannerie en est le plus bel exemple. Parmi bien d’autres, Frédo Krumnow, qui fut un temps responsable national à la JOC, a très bien résumé ce double sentiment de dette et d’appartenance. Plus tard, explique-t-il, alors que j’avais commencé à travailler comme manœuvre dans une usine textile, un ingénieur m’a demandé tout de go : Quelle est votre formation ? Il se doutait un peu que je n’étais pas un manœuvre ordinaire. Je lui ai répondu : La JOC. Il m’a regardé avec des yeux ahuris, ne pouvant comprendre. Pour lui n’existait que la formation scolaire. Pour moi, l’idée ne m’était même pas venue de lui parler de mes CAP d’employé de bureau et de commis de banque, de mon brevet commercial passé du temps des Allemands33.

31. Chanoine Pierre Tiberghien, L’Action catholique. Précisions nouvelles, Paris, Secrétariat national de la JECF des enseignements moderne et technique, 1949, p. 60 et sq. 32. On mesurera le prix de la liberté à l’époque de ces controverses en lisant l’accablant Journal d’un théologien (1946-1956) du père Yves Congar, édité et présenté par Étienne Fouilloux, Paris, Cerf, 2000. 33. Frédo Krumnow, Croire, ou le feu de la vie, Paris, Éditions Ouvrières, 1975, p. 92.

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Mais pour qui observe les choses plus froidement, l’histoire de l’Action catholique est aussi celle d’une succession de conflits, dont la répétition s’explique par le poids du système religieux dans lequel elle s’inscrit. Ces turbulences récurrentes procèdent autant des ambiguïtés originelles que de l’évolution de la conjoncture. Action catholique : « L’expression est volontairement tranchante, comme une ligne de départ », assurait en 1948 Mgr Garrone34. Dix ans plus tard, au sortir de plusieurs crises, l’expression était devenue tranchante comme une ligne d’arrivée. L’Action catholique est à la fois laïque, apostolique, organisée et mandatée, expliquait alors le même prélat 35. Laïque, c’était la tradition de l’ACJF ; apostolique, c’était l’intuition de la JOC ; organisée et mandatée, c’était la raison d’être de l’ACF. Mais dans ce carré magique le dernier terme a toujours été décisif, parce qu’il a décidé de l’issue des conflits. La réussite de l’Action catholique peut se lire à cet égard comme un succès incontestable fondé sur des bases incertaines, comme la fortune historique d’un malentendu36.

34. Semaine religieuse de Toulouse, 9 avril 1948. 35. Mgr Garrone, L’Action catholique, Paris, Fayard, 1958. 36. Sur l’évolution de l’Action catholique après Mai 68, voir notamment : « Dossier ouvert. Colloque sur l’Action catholique », Parole et Mission, 52, septembre 1970, p. 389-412 ; Louis de Vaucelles, « Essai sur l’histoire et les difficultés présentes de l’Action catholique », Études, mars 1974, p. 421-436 ; actes du colloque Action catholique spécialisée, 28-29 mars 1988, sl. nd. [1988] notamment l’exposé de Joseph Doré, « L’Action catholique aujourd’hui et demain », repris dans la Documentation catholique, 1974, 18 décembre 1988, p. 1181-1191.

4 Paroisse urbaine et Action catholique spécialisée

Paroisse et Action catholique spécialisée, expliquait en 1951 Mgr Garrone, « c’est le type même de la question fastidieuse. Combien de fois n’a-t-elle pas été posée ? À combien de développements n’a-t-elle pas donné lieu ? Et pour quel résultat ? À quoi bon l’évoquer une fois de plus 1 ? » Au moment où l’archevêque coadjuteur de Toulouse s’exprimait ainsi, la question avait déjà suscité en effet toute une littérature polémique, aussi abondante que répétitive et assez lassante, sans en venir à bout. Force est de constater qu’elle n’a cessé de rebondir ensuite, alimentant l’inflation documentaire qu’on imagine 2, jusqu’au moment où, à partir des années 1980, l’épuisement de l’Action catholique l’a progressivement vidée de toute signification3. Je n’oserais pas assurer qu’entre-temps elle avait cessé d’être fastidieuse, mais enfin je ne sache pas 1. Mgr Garrone, « Paroisse et action catholique spécialisée », Masses Ouvrières, 65, juin 1951, p. 5. 2. L’abbé Jean Popot et Denise Aimé-Azam évoquent, dans leur histoire de la paroisse, publiée en 1965, « cette masse de documentation, souvent verbeuse, pas toujours précise » (La paroisse. Dieu a tissé la toile, Paris, Librairie académique Perrin, p. 346, note 2). Il faudrait ajouter, pour les années qui suivent, qui sont celles de l’Église polycopiante, une documentation pas toujours bien conservée, parfois perdue. 3. On entendra désormais par Action catholique tout court, selon l’usage qui s’est répandu, l’Action catholique spécialisée. On spécifiera en revanche par l’adjectif quand il sera question de l’Action catholique générale.

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que les historiens soient autorisés à se cantonner aux sujets plaisants, et, en toute hypothèse, ils s’en saisissent autrement, non pour obtenir un « résultat » – ce qui est la préoccupation légitime des contemporains – mais pour en analyser après coup, en toute indifférence, les résidus. Au demeurant, le problème qui nous occupe ici, et qui est délibérément limité au cadre urbain, a été abordé, directement ou indirectement, dans de nombreux travaux, dont les plus récents tirent avantageusement parti du croisement de l’histoire religieuse et de l’histoire sociale4. Je m’appuierai donc naturellement sur ces acquis, sans m’interdire pour autant quelques plongées dans les sources primaires, et en portant une attention particulière à la chronologie. Entre 1926, date de naissance de la JOC française, et 1975, qui voit la fin du mandat accordé aux mouvements d’Action catholique, dont le déclin est rapide dans la décennie suivante, il me semble en effet que le conflit entre paroisse et Action catholique a été récurrent mais tardivement aigu, autour de 1968, quand l’heure officielle était au « tout Action catholique5 ». C’est sans doute par une sorte d’illusion rétrospective qu’on a surévalué ses manifestations antécédentes. Pour essayer d’y voir clair, je distinguerai quatre périodes, de plus en plus rétrécies à mesure que les oppositions se précisent, et dont les charnières renvoient plus à des moments symboliques qu’à des changements brutaux. La première, de 1926 à 1943, est celle où, malgré son incontestable nouveauté, la JOC, seul mouvement significatif dans la toute jeune Action catholique spécialisée, est encore largement dépendante des structures paroissiales que son existence même met pourtant en 4. Rappelons trois bilans historiographiques : René Metz, « La paroisse en France à l’époque moderne et contemporaine, du concile de Trente à Vatican II. Les nouvelles orientations », Revue d’histoire de l’Église de France, 166, janvier-juin 1975, p. 5-24 ; Étienne Fouilloux, « Chrétiens et monde ouvrier : quarante ans de recherche », dans Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Alain-René Michel, Georges Mouradian et Nathalie Viet-Depaule (dir.), Chrétiens et ouvriers en France, 1937-1970, Paris, Éditions Ouvrières, 2001, p. 15-30 ; Tangi Cavalin, Nathalie Viet-Depaule, « Des prêtres-ouvriers au mouvement missionnaire français. Bilan historiographique et nouvelles perspectives », Histoire et Missions chrétiennes, 9, mars-avril 2009, p. 9-41. 5. Gérard Cholvy, « Deux siècles d’histoire des mouvements de laïcs dans le catholicisme français », Esprit et Vie, 14 mai 1992, p. 282.

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question. De 1943 à 1956, la paroisse, fortement contestée par le mouvement missionnaire, profite malgré tout des équivoques de ce dernier pour se refaire une santé sur le dos d’une Action catholique en crise de croissance. Dans la troisième période, de 1956 à 1967, la paroisse, qui a de beaux restes, et l’Action catholique, qui prospère, font attelage forcé mais se disputent la préséance, sur fond d’une révolution urbaine accélérée qui les remet toutes deux en cause. Enfin, de 1967 à 1975, la priorité donnée à l’Action catholique favorise une stigmatisation de la paroisse et de la « religion populaire ». J’évoquerai brièvement, in fine, les ruses de l’histoire, la reconfiguration qui a suivi ayant produit les paroisses affinitaires, curieusement spécialisées, que nous connaissons dans les villes d’aujourd’hui.

Jeunes vicaires et chics jocistes « Action catholique, paroisse : deux problèmes étroitement liés », affirme, comme une évidence, un curé de Poitiers au congrès de l’Union des Œuvres en 1946. Pourtant, reconnaît-il immédiatement, l’Action catholique est toujours mal connue de nombreux prêtres, « qui la jugent encore comme un essai téméraire, facultatif, tout au plus capable de créer un peu d’enthousiasme dans la jeunesse et d’y nourrir de faciles illusions ou de dangereuses audaces6 ». De fait, l’Action catholique ne suscite guère, jusqu’aux années 1940, de véritable conflit7. Si un 6. Abbé Bressollette, curé de Sainte-Thérèse à Poitiers, « Les rapports de l’équipe sacerdotale avec les militants laïques », dans Paroisse, chrétienté communautaire et missionnaire. Congrès national de Besançon 1946, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1946, p. 126. Voir aussi le témoignage d’un prêtre venu à la JOC en 1947 : « Je ne suis arrivé à la découverte de la JOC qu’après dix ans de ministère (ou presque), malgré tout le temps passé dans les paroisses de villes assez ouvrières », S…, curé, « Paroisse et Action catholique », Masses Ouvrières, 109, juin 1955, p. 75. 7. Voir Étienne Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération, 1937-1947, Paris, Seuil, 1997 (chapitre 9, « La paroisse urbaine française entre tradition et mission, 1937-1946 », p. 147-160).

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certain nombre de vicaires sont intéressés, voire enthousiastes, il semble que la plupart des curés se partagent, dans des proportions difficiles à préciser, entre ignorance tranquille, indifférence polie, défiance sceptique ou confiance mitigée. Cette situation est d’autant plus surprenante a priori que l’Action catholique spécialisée s’est fondée sur la critique des paroisses des villes. La JOC est née cléricale, on le sait, mais aussi urbaine, plus précisément faubourienne ou banlieusarde – Laeken et Clichy, plus que Bruxelles et Paris. Comme son confrère Cardijn en Belgique, l’abbé Guérin constate le détachement religieux du monde ouvrier et l’incapacité de la paroisse à retenir les travailleurs d’origine chrétienne ou à attirer ceux qui ne le sont pas8. Avec ses écoles et ses œuvres – de piété, de charité ou de loisir – qui organisent la vie des fidèles à l’ombre du clocher, la paroisse urbaine apparaît comme un monde à part, fonctionnant en vase clos pour un public restreint, bourgeois ou embourgeoisé. Résumant cette extériorité du milieu paroissial par rapport à la majeure partie de la population locale, la messe de 11 h, celle où l’on va le dimanche matin « pour montrer que l’on est frais rasé et bien habillé » selon la formule pittoresque de Gabriel Le Bras, fait figure de symbole répulsif9. L’inadaptation sociale de la paroisse conduit donc les jocistes à s’organiser « entre eux, par eux, pour eux ». Ils recherchent des locaux qui leur soient propres, enquêtent sur les conditions de travail dans les usines et les ateliers, s’alimentent à une littérature militante venue de Paris. Sessions de formation, retraites, rassemblements, tout leur vient du mouvement, qui deviendrait presque leur seul horizon, n’était la fonction sacramentelle de la paroisse. Et encore les offices ordinaires à l’église locale souffrent-ils de la comparaison avec ceux que célèbrent les aumôniers lors des rencontres fédérales, sans parler de la liturgie exceptionnelle mise en place pour le congrès du dixième anniversaire : messe dialoguée en français, 8. Voir Pierre Pierrard, Georges Guérin. Une vie pour la JOC, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997. 9. Gabriel Le Bras, « Influence des structure sociales sur la vie religieuse en France », dans Structures sociales et pastorale paroissiale. Congrès national de Lille 1948, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1949, p. 26.

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prière jociste à la place du Notre Père, exaltation du Christ ouvrier 10. À forcer le trait, on serait tenté de penser que la logique de la spécialisation, c’est la séparation. Si la réalité est différente, c’est que toutes sortes de facteurs s’additionnent pour atténuer les ruptures potentielles induites par l’Action catholique. Il y a d’abord le caractère embryonnaire du mouvement. L’Action catholique spécialisée des années trente, ce sont des mouvements de jeunesse, accordés à l’esprit du temps11. Les organisations adultes apparaissent sur le tard, comme des regroupements d’anciens jeunes. Les milieux urbains sont inégalement touchés. La JOC a belle allure, mais la Jeunesse indépendante chrétienne (JIC), supposée rassembler les jeunes bourgeois, reste confidentielle, d’autant plus qu’elle souffre de la concurrence du scoutisme. L’emprise des œuvres paroissiales reste forte : la plupart des jocistes viennent des patronages sans toujours vouloir ou pouvoir s’en démarquer12. À l’inverse, si la JOCF, comme le guidisme, marche bien, c’est précisément parce que les patros s’ouvrent peu aux filles et que les activités des Enfants de Marie n’ont rien d’exaltant. Cette indécision des frontières tient aussi aux déficiences de l’encadrement. Alors qu’un clergé nombreux est immobilisé dans des tâches d’enseignement, il y a peu de prêtres diocésains détachés à l’aumônerie des mouvements d’Action catholique. C’est souvent le dernier vicaire de la paroisse qui s’occupe à la fois du patro et de la JOC, laquelle est d’ailleurs structurée sur la base de sections paroissiales, pour des raisons pratiques certes, mais aussi pour ne pas indisposer les curés. Car les responsables de l’Action catholique multiplient les gestes de bonne volonté et les déclarations apaisantes. Dès 1927, Cardijn et Guérin se rendent au congrès de l’Union des Œuvres, qui les ovationne. Cardijn y revient l’année suivante et 10. Voir Jean-Pierre Coco, Joseph Debès, 1937, l’élan jociste. Le dixième anniversaire de la JOC, Paris, juillet 1937, Paris, Éditions Ouvrières, 1989. 11. Voir l’article essentiel d’Aline Coutrot, « Le mouvement de jeunesse, un phénomène au singulier ? », dans Gérard Cholvy (dir.), Mouvements de jeunesse chrétiens et juifs : sociabilité juvénile dans un cadre européen, 17991968, Paris, Cerf, 1985, p. 109-123. 12. Voir Gérard Cholvy (dir.), Le patronage, ghetto ou vivier ?, Paris, Nouvelle Cité, 1988.

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explique à ses auditeurs que la JOC s’inscrit dans la continuité des œuvres de jeunesse. En 1931, c’est l’abbé Bordet, l’adjoint de Guérin, qui assure que la JOC « pétrit pour la paroisse, en pleine pâte ouvrière, des apôtres d’élite ». Œuvres et Action catholique, c’est précisément le thème du congrès de 1936, deux ans après la charge virulente du père Fillère, apôtre de l’unité, contre la spécialisation. Il en sort des résolutions apaisantes, demandant aux mouvements de ne pas sous-estimer les œuvres mais aux œuvres de respecter l’autonomie des mouvements et de ne pas leur refuser « ceux de leurs membres qui sont spécialisables13 ». À la vérité, tous ces tirs de fumigènes ne font qu’épaissir le brouillard que l’épiscopat a répandu dès 1931 en créant l’Action catholique française. Cette coordination hiérarchique de l’ensemble des œuvres et mouvements de défense religieuse ou d’apostolat, opportunément confiée à la gestion accommodante du chanoine Courbe, a fait de l’Action catholique un pavillon de complaisance. La charge explosive de la JOC, déjà diluée dans l’ACJF, en est quasiment neutralisée. Dès lors, en ville, les curés les moins enclins au changement peuvent voir sans déplaisir quelques « chics jocistes » compléter le paysage paroissial. La JOC, c’est une œuvre de plus, qui fait mode. Elle naît souvent « dans l’encombrement des patronages », constate en 1938 le directeur des œuvres du diocèse de Quimper, qui en vient à penser quelle réussit mieux là où elle n’est pas désirée. Nous ne connaissons, ajoute-t-il en effet, qu’une paroisse, où le directeur ayant refusé net de constituer une section de JOC au patronage, quelques jeunes se groupèrent en dehors de cette œuvre et furent traités en parents pauvres. Ce fut en définitive pour leur bien14. 13. Voir François Veuillot, Sous le signe de l’union. Histoire des congrès nationaux de l’Union des Œuvres, 1858-1939, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1948 (citations p. 330 et 361). 14. Rapport du chanoine Le Goasguen, directeur diocésain des œuvres, sur l’Action catholique, janvier 1938, Archives de l’évêché de Quimper. Voir Jacques Huard, « La Jeunesse ouvrière chrétienne dans le Finistère de 1928 à 1939 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 101, 3, 1994, p. 125-140.

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La spécialisation des milieux indépendants fait encore plus question, parce qu’on en saisit mal la configuration et qu’on n’en voit pas l’utilité. À son directeur des œuvres, qui veut implanter la JICF dans le diocèse d’Annecy, Mgr Florent du Bois de la Villerabel objecte en 1937 que les Noëlistes font l’affaire « en tant que groupe reconnu d’action catholique féminine – sorte de spécialisation réelle15 ». Arrêtons-nous un instant et écartons les tentations perverses de la téléologie : qu’est-ce qui est le plus important, aux yeux des contemporains, pour l’évolution de la paroisse urbaine de l’entre-deux-guerres ? La JOC ou les Chantiers du cardinal ? Le social ou le spatial ? L’Action catholique spécialisée a ses adeptes, mais d’autres préfèrent densifier la toile paroissiale et bâtir dans les banlieues les lieux de culte qui y font défaut16. Ainsi déminée, intégrée et relativisée, l’Action catholique spécialisée ne menace donc pas véritablement la paroisse urbaine de la fin des années trente. On célèbre d’autant plus volontiers le succès de la JOC – manifesté par le congrès du dixième anniversaire – qu’il repose sur un malentendu et un détournement. Dès ce moment, cependant, les partisans les plus déterminés de l’Action catholique s’emploient à tirer toutes les conséquences de la spécialisation. En novembre 1938, le chanoine Béjot, directeur des œuvres du diocèse de Besançon, invite les aumôniers à avoir « le sens de la masse » plus que celui de la paroisse17. Il théorise l’année suivante le passage de la révision d’influence à la révision de vie. On n’a rien compris à la JOC, explique-t-il, si l’on pense qu’elle doit apporter quelque chose au milieu ouvrier. Elle doit tout au contraire 15. Lettre de Mgr Florent du Bois de la Villerabel, évêque d’Annecy, au chanoine Clavel, directeur diocésain des œuvres, 5 juin 1937, citée par Esther Deloche, Le diocèse d’Annecy de la Séparation à Vatican II (1905-1962), thèse d’histoire, Université de Lyon 2, 2009, p. 278. 16. Voir Frank Debié et Pierre Vérot, Urbanisme et art sacré. Une aventure du XXe siècle, Paris, Critérion, 1991. 17. Georges Béjot, « Ce qu’un prêtre doit penser de la masse pour la comprendre et la rechristianiser par les militants », notes dactylographiées d’une conférence du 22 novembre 1938 à Dijon, reproduites dans Jean Divo, L’Aubier. La JOC et la JOCF dans le diocèse de Besançon, 1927-1978, thèse de théologie catholique, Université de Strasbourg, 2009, p. 631 et sq.

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prendre conscience des valeurs de ce milieu « pour en porter l’hommage à Dieu18 ». Mesurons bien la portée de ce déplacement : ainsi envisagée, l’Action catholique spécialisée n’est plus une nouveauté stratégique mais un changement de paradigme. On imagine les incidences sur la vie paroissiale. Au début d’une série d’articles publiés dans La Vie spirituelle en 1938, le père Lebret affirme tranquillement que « la paroisse n’est plus, de soi, indispensable à l’apostolat chrétien19 ». Mais la JOC non plus, suggérera bientôt l’abbé Godin.

La paroisse missionnaire La publication en 1943 de La France pays de mission ? marque incontestablement un tournant dans l’histoire de la pastorale catholique en France. Mais pour l’intelligence du problème qui nous occupe ici, il faut l’associer à deux autres ouvrages emblématiques de l’immédiat après-guerre : Problèmes missionnaires de la France rurale, sorti en 1945, et Paroisse, communauté missionnaire, qui paraît en 194620. « Une trilogie21 », sans doute, mais ce sont bien trois livres, trois hommes et trois projets différents. Godin symbolise le mouvement missionnaire qui débouchera notamment sur l’expérience des prêtresouvriers. Boulard exprime, au-delà des seuls mouvements 18. Georges Béjot, « L’étape », Les ruches de l’Est, juin 1939, cité par Jean Divo, op. cit., p. 176. Voir aussi Georges Béjot, Un évêque à l’école de la JOC, Paris, Éditions Ouvrières, 1978. 19. Louis-Joseph Lebret, « Paroisses et mouvements spécialisés », La Vie spirituelle, 1938, 229, p. 82-89 ; 230, p. 185-200 ; 231, p. 301-318 ; 232, p. 79-89. La phrase citée est dans le premier de ces quatre articles, p. 83. Voir Thierry Blot, Le curé, pasteur, des origines à la fin du XXe siècle. Étude historique et juridique, Paris, Téqui, 2000, p. 318 et sq. 20. Henri Godin et Yvan Daniel, La France pays de mission ?, Lyon, Éditions de l’Abeille, 1943 ; Fernand Boulard, Problèmes missionnaires de la France rurale, 2 volumes, Paris, Cerf, 1945 ; Abbé Michonneau et l’équipe sacerdotale du Sacré-Cœur de Colombes, Paroisse, communauté missionnaire. Conclusions de cinq ans d’expérience en milieu populaire, Paris, Cerf, 1946. 21. Abbé Michonneau, op. cit., p. 10, note 1.

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ruraux, les orientations de l’Action catholique spécialisée. Michonneau plaide pour la paroisse. Reste que les trois titres sont à l’enseigne de la mission, qui sera le mot de passe des années d’après-guerre : victoire posthume de Godin, prématurément disparu en 1944, à qui Boulard et Michonneau rendent un hommage appuyé et sincère. Mais les divergences sont bien là, qui s’inscrivent dans un rapport triangulaire favorable aux alliances circonstancielles. Voyons donc ce qu’il advient de la paroisse urbaine dans cette nouvelle configuration22. Ce qui surprend les lecteurs de La France pays de mission ?, c’est évidemment le procès de l’Action catholique, qui fait l’effet d’une douche froide après les effusions de 1937. Mais le livre n’est pas tendre non plus pour la paroisse, dont Godin pense qu’elle « ne peut à peu près rien sur les milieux païens23 ». D’ailleurs le principal reproche que Godin fait à la JOC, c’est de rester engluée dans les œuvres, d’être « emparoissialisée24 ». Cependant la perspective qu’il suggère – des prêtres en mission dans le milieu ouvrier – redonne la main au clergé, ce qui ne peut que réjouir ceux qui trouvaient que l’Action catholique faisait la part trop belle aux laïcs. Et surtout l’idée missionnaire redistribue les cartes. En prolongeant la belle formule d’Éric Belouet à propos de la JOC de l’après-guerre, je dirais volontiers que quand la solution devient le problème, le problème antérieur peut devenir la solution25. Dès lors que l’Action catholique est remise en question, la paroisse a l’opportunité de revenir en jeu. Étienne Fouilloux a montré comment certains curés en profitent pour faire l’apologie de la paroisse traditionnelle et justifier 22. Présentation globale des débats de ces années dans Robert Wattebled, Stratégies catholiques en monde ouvrier dans la France d’après-guerre, Paris, Éditions Ouvrières, 1990. Mais il faut voir surtout, d’Émile Poulat, Naissance des prêtres ouvriers, Paris, Casterman, 1965, et Une Église ébranlée, Paris, Casterman, 1980 (deuxième partie : « La ville, l’usine et la paroisse »). 23. Henri Godin et Yvan Daniel, op. cit., p. 55. 24. Note d’avril 1942, citée par Émile Poulat, Naissance…, op. cit., p. 89. 25. Voir Éric Belouet, « Quand la solution était le problème : la JOC face à la fièvre missionnaire de l’après-guerre », Histoire et Missions chrétiennes, 9, mars 2009, p. 113-129.

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la pastorale des œuvres26. Mais plus que cette défense statique, c’est la contre-attaque dynamique de Michonneau qui retient l’attention des contemporains. Relativisant les patronages et autres activités sociales périphériques, le curé du Sacré-Cœur de Colombes recentre la paroisse sur son offre proprement religieuse. Adaptation de la liturgie au public populaire, réduction du « bruit d’argent autour de l’autel » lors des offices, instauration progressive de la gratuité des cérémonies de mariage ou d’obsèques, amélioration du catéchisme, autant de réformes qui supposent l’implication d’une véritable équipe sacerdotale dont chacun des membres se voit confier par ailleurs la responsabilité missionnaire d’un « secteur » territorial de la paroisse27. Rôle moteur du clergé, apostolat direct et action de quartier : l’Action catholique ne disparaît pas dans ce dispositif, mais elle est y est subordonnée au projet paroissial. « Le livre de M. Michonneau est centré sur la paroisse et, dans la paroisse, sur le clergé », regrette Maurice Declercq, aumônier national de la JOC, qui lui reproche de marginaliser l’Action catholique au profit d’un « idéal chimérique et finalement décourageant », faute d’apercevoir les « limites objectives » de la paroisse urbaine, qui ne recouvre plus toute la communauté humaine28. Les comptes rendus des trois premiers congrès d’aprèsguerre de l’Union des Œuvres permettent de se faire une idée assez claire des débats de l’époque. Du relatif consensus observé en 1946 autour du thème « Paroisse, chrétienté communautaire et missionnaire », on en arrive en 1948 à des opposi26. Étienne Fouilloux, Les chrétiens…, op. cit., p. 154-156 ; « Des patronages en question : l’exemple parisien (1944-1950) », dans Gérard Cholvy (dir.), Mouvements…, op. cit., p. 361-376. Exemple analogue dans une ville de province : Yvon Tranvouez, Un curé d’avant-hier. Le chanoine Chapalain à Lambézellec (1932-1956), Brest-Paris, Éditions de la Cité, 1989. 27. Sur l’histoire de cette paroisse, voir Antoine Delestre, Trente-cinq ans de mission au Petit-Colombes, 1939-1974, Paris, Cerf, 1977. Le recentrage religieux était déjà au cœur des réformes introduites par l’abbé Rémillieux à Notre-Dame Saint-Alban, dans la banlieue lyonnaise : voir l’étude, par ailleurs très neuve, de Natalie Malabre, Le religieux dans la ville du premier vingtième siècle. La paroisse Notre-Dame Saint-Alban d’une guerre à l’autre, thèse d’histoire, Université de Lyon 2, 2006. 28. Maurice Declercq, « Paroisse, communauté missionnaire », Masses Ouvrières, 15, août-septembre 1946, p. 31-32.

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tions tranchées sur le rapport entre « Structures sociales et pastorale paroissiale », en passant par des réflexions plus générales sur « Évangélisation 1947 ». À Besançon, en 1946, dans une assemblée où l’abbé Michonneau fait figure de vedette29, il n’est encore question que d’incompréhension entre paroisse et Action catholique. Sur le terrain, on cohabite vaille que vaille, explique un curé lyonnais. C’est « une espèce de concordat, sans plus, c’est-à-dire une séparation à l’amiable », dit-il en reprenant une formule du chanoine Pierre Tiberghien, qui est à la fois le théologien patenté de l’Action catholique et l’auteur inattendu de la postface du livre de Michonneau30. Mais à Lille, en 1948, Mgr Garrone est plus pessimiste, observant que « poser le problème d’Action catholique dans les termes d’un traité de paix, c’est avouer un état de guerre31 ». Le contentieux est lourd, et les mêmes arguments ressassés. L’Action catholique est centrifuge, déplorent les défenseurs de la paroisse. Le militant est toujours ailleurs, en session, retraite, sortie, etc. Si par hasard il est là, il snobe les activités paroissiales, vend des journaux à l’heure de la grand-messe, tient réunion à celle des vêpres, rechigne à donner un coup de main pour la kermesse. D’ailleurs il n’obéit plus qu’aux consignes de son organisation. Les mouvements sont devenus, selon le mot du père Rouquette, des « sortes de métadiocèses » qui échappent au contrôle des évêques, et plus encore, évidemment à celui des curés32. Sans compter que les vicaires qui ne jurent que par l’Action catholique se complaisent dans les réunions avec 29. Sa communication sur « Le clergé paroissial et l’esprit missionnaire » est interrompue par de nombreux applaudissements, qui saluent autant de bons mots dont il a le génie : « Je ne suis pas à la hauteur des autres ; voulez-vous me permettre de m’asseoir ? », lance-t-il en commençant (Paroisse, chrétienté…, op. cit., p. 82). 30. Abbé Lacroix, curé de Gerland, à Lyon, « L’Action catholique dans la paroisse missionnaire », dans Paroisse, chrétienté…, op. cit., p. 151. 31. Mgr Garrone, archevêque coadjuteur de Toulouse, « Des tâches propres à l’Action catholique générale », dans Structures sociales et pastorale paroissiale. Congrès national de Lille 1948, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1949, p. 235. 32. Robert Rouquette, SJ, « Problèmes d’apostolat », dans Structures…, op. cit., p. 326 (ce texte était précédemment paru dans le numéro de mai 1948 des Études).

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leurs petites équipes, alors qu’il y a tant à faire dans la paroisse et que les confrères doivent assumer les tracas quotidiens du presbytère ou la corvée du confessionnal. La paroisse urbaine est fâcheusement centripète, rétorquent les partisans de l’Action catholique. Elle tourne sur elle-même, milieu artificiel peuplé d’enfants et de personnes âgées, et s’épuise à faire vivre des œuvres dépassées, sans prise sur le réel. C’est « un récipient qui perd par tous les bouts », comme le reconnaît l’abbé Michonneau33. Les laïcs, ironise Albert Denis, sont réduits à des rôles de « sacristains auxiliaires des chapelles latérales », parce que le clocher est le seul horizon du clergé. Dans cet esprit, déplore-t-il, tout groupement doit devenir paroissial ou disparaître. Ce qui déborde la paroisse n’intéresse pas, à moins qu’en le pliant jusqu’à le ratatiner on arrive finalement à le centrer sur la Communauté paroissiale34.

Et c’est comme cela que des curés rebelles au changement phagocytent l’Action catholique et font de la JOC de guignol35. Certains croient pouvoir dépasser le blocage en recourant à des métaphores militaires chères à Cardijn et à Michonneau, mais qui ont plus la vertu d’un cordial que la rigueur d’une analyse36. En faisant de la paroisse l’arrière d’une « ligne de front » où combattent les « corps francs » de l’Action catholique, elles occultent en effet le déplacement qui s’est déjà opéré, on l’a vu, chez quelques aumôniers de la JOC, et qui

33. Abbé Michonneau, « Le curé en face du problème de l’évangélisation », dans Évangélisation 1947. Congrès national de Bordeaux 1947, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1947, p. 44. 34. Albert Denis, « Paroisse et communautés humaines », Masses Ouvrières, 35, juillet 1948, p. 39. 35. Témoignage amer de Maurice Bécourt, vicaire dans la banlieue parisienne : « Ministère paroissial et apostolat missionnaire », Masses Ouvrières, 35, juillet 1948, p. 48-62. Une variante bretonne de ce détournement : Yvon Tranvouez, « Patronage et stratégie paroissiale au milieu du XXe siècle. Un exemple breton : l’Étoile Saint-Laurent de Lambézellec », dans Gérard Cholvy (dir.), Le patronage…, op. cit., p. 333-349. 36. Abbé Duquet, curé de Sochaux, « La formation des militants d’Action catholique », dans Paroisse, chrétienté…, op. cit., p. 161.

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s’est répandu, notamment sous l’influence du père Bouche, animateur depuis 1942 de l’Université populaire de Marly-leRoi et fondateur de la revue Masses Ouvrières37. Plus réaliste, le père Congar invite à disjoindre les fonctions entre paroisse – indifférenciée – et Action catholique – spécifiée. « S’il y a spécialisation, explique-t-il au congrès de Lille, ce ne sera donc pas dans les paroisses, mais dans le ministère sacerdotal, l’organisme spirituel local, adapté à l’unité résidentielle et à la communauté de voisinage, se doublant en quelque sorte d’organismes spirituels spécifiés selon les engagements et les milieux38. » Une telle solution suppose une multiplication des prêtres affectés à l’Action catholique, observera quelques mois plus tard l’abbé Guérin39. Mais on peut considérer que cette période de vifs débats se clôt en juillet 1948 par un texte de compromis, signé par « plusieurs prêtres responsables » des deux avant-gardes – Action catholique et mouvement missionnaire – et qui fait sa place à la paroisse de type Michonneau40. Si les lignes bougent ensuite, c’est moins par avancée théorique que par décantation pratique. L’irruption de la question progressiste, c’est-à-dire l’immixtion du compagnonnage avec les communistes dans les problèmes apostoliques, rend suspect le mouvement missionnaire, et l’évolution des prêtres-ouvriers entraîne l’arrêt de l’expérience sur injonction 37. Sur le père Bouche, OP, voir Éric Belouet et Nathalie Viet-Depaule, « Albert Bouche ou l’itinéraire d’un frontalier », Cahiers de l’Atelier, 488, avril-juin 2000, p. 3-19. Albert et Monique Bouche, Albert Bouche (19091999). Un frontalier en liberté, Paris, L’Harmattan, 2006. 38. Yves Congar, OP, « Mission de la paroisse », dans Structures…, op. cit., p. 56. 39. Georges Guérin, « À travers les paroisses populaires », Masses Ouvrières, 38, novembre 1948, p. 1-4. 40. « Trois choses apparaissent comme également et conjointement nécessaires pour que l’Église, dans une région déterminée, puisse véritablement remplir sa tâche missionnaire de ferment du monde : un laïcat organisé d’Action catholique, un sacerdoce plus en contact avec la vie, des paroisses renouvelées » (dans « Mission et Action catholique », texte signé « Pour l’AC indépendante : J. Toulisse. Pour l’AC ouvrière : G. Guérin et M. Hua. Pour l’AC rurale : F. Boulard et A. Lanquetin. Pour la Mission de France : L. Augros. Pour la Mission de Paris : J. Hollande », Masses Ouvrières, 35, juillet 1948, p. 1).

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romaine en 195441. La paroisse missionnaire est un peu fanée. Au Petit-Colombes, l’après Michonneau est forcément autre chose : le nouveau curé, Louis Rétif, tire vers l’Action catholique tandis que Pierre Thivollier, le spécialiste des paraliturgies, s’en va et se met à son compte en fondant les missionnaires en roulotte42.. Du côté de l’Action catholique, les choses sont plus complexes. Les branches ouvrières traversent une crise sévère à cause de la politisation du Mouvement populaire des familles, qui amène l’épiscopat à créer en 1950 l’Action catholique ouvrière43. Mais au même moment, le succès de la JAC – qui réunit à son tour un congrès triomphal au Parc des Princes – justifie la stratégie de spécialisation, qui se trouve confortée par le soutien hiérarchique à la JOC lors de la crise qui emporte l’ACJF en 195644. La Mission ouvrière traduira bientôt ce nouveau rapport de forces.

De la Mission ouvrière à la pastorale d’ensemble La paroisse est toujours là dans la Mission ouvrière mise en place en 1957, mais plutôt en position subordonnée 45. Ce 41. Voir Émile Poulat, Les prêtres-ouvriers. Naissance et fin, Paris, Cerf, 1999 ; Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000 ; Charles Suaud et Nathalie VietDepaule, Prêtres et ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve, 1944-1969, Paris, Karthala, 2004. 42. Voir Antoine Delestre, op. cit.Il faudra bien un jour réfléchir à tous les « après » des expériences exemplaires du catholicisme français, sachant que les publications qui les popularisent paraissent précisément après que le fondateur est parti ailleurs : l’après Michonneau au Petit-Colombes, l’après Connan à Saint-Séverin, l’après Besret à Boquen, etc. 43. Voir Joseph Debès, Naissance de l’Action catholique ouvrière, Paris, Éditions Ouvrières, 1982. 44. Voir Alain-René Michel, Catholiques en démocratie, Paris, Cerf, 2006. 45. Voir Tangi Cavalin, « Le contre-feu hiérarchique. Les évêques français et la Mission ouvrière (1954-1969) », dans Tangi Cavalin, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule (dir.), De la subversion en religion, Paris, Karthala, 2010, p. 275-298.

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nouveau dispositif, que l’on interprète parfois comme l’expression du remords épiscopal après l’affaire des prêtres-ouvriers, est surtout l’affirmation du nouveau leadership de l’Action catholique une fois réprimées les dérives du mouvement missionnaire. La JOC et l’ACO y tiennent le haut du pavé, flanquées de prêtres « parachutés » pour vivre une vie « dont on cherche encore la forme et l’organisation », et d’un clergé paroissial « qui doit rentrer dans le jeu », comme l’explique alors le cardinal Feltin46. « Nous considérons comme un point unanimement acquis pour nous la première place du laïcat », affirme quelques années plus tard, devant ses confrères, un curé de paroisse ouvrière. « Nous croyons à l’Action catholique ouvrière jeune et adulte et nous essayons de l’animer de notre mieux », ajoute-t-il avant de décrire la pesanteur des pratiquants qui « nous entourent, et parfois nous assiègent » et le malaise des militants dans le milieu paroissial ordinaire47. Ces propos sont rapportés dans un numéro de Masses Ouvrières consacré à la paroisse urbaine et dont l’éditorial hiérarchise les fidèles. Au sommet, les militants d’Action catholique spécialisée, qui « œuvrent activement à l’évangélisation de l’intérieur même de la masse ». Plus bas, ceux de l’Action catholique générale, qui rendent service mais répugnent malheureusement à s’engager dans leurs milieux de vie. Plus bas encore, les « chrétiens simplement pratiquants », qu’il est difficile de « sortir de leur quiétude et de leur indifférence pratique vis-à-vis de la masse à évangéliser 48 ». L’expansion économique qui caractérise la période suggère d’ailleurs de nouvelles images, qui ne sont pas moins désobligeantes pour la paroisse que les anciennes métaphores guerrières : elle n’apparaît plus en effet que comme une « station-service », ravitaillant en sacrements des militants qui roulent sur les routes de la vraie vie. 46. « L’évangélisation de la classe ouvrière », allocution de S. Em. le cardinal Feltin à la quatrième rencontre nationale de l’ACO, Documentation catholique, 1252, 26 mai 1957, col. 677-678. 47. André Laforge, « Capacité d’accueil et d’envoi de la paroisse ? », Masses Ouvrières, 184, avril 1962, p. 13. 48. « La paroisse, ce haut-lieu d’accueil et d’envoi », Masses Ouvrières, 184, avril 1962, p. 4-5.

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L’obsession de la déchristianisation ouvrière est donc toujours présente, mais la logique de spécialisation attire aussi l’attention sur les milieux dits indépendants, qui forment l’autre versant de la pastorale urbaine. À cet égard, un petit retour en arrière s’impose. Dès 1947, le congrès de l’Union des Œuvres avait jugé nécessaire de distinguer, dans ses réunions spécialisées, série urbaine populaire et série urbaine indépendante, et d’interroger le lieu commun selon lequel, si le milieu populaire est déchristianisé, « la bourgeoisie au contraire a gardé ses convictions religieuses et ses pratiques chrétiennes49 ». L’abbé Carre, aumônier national de l’Action catholique indépendante, après quelques réflexions sur l’hétérogénéité sociale, financière et culturelle de ces milieux, avait noté qu’on y était souvent très condescendant à l’égard du clergé paroissial : Ils se sentent assez forts pour échapper, s’ils le veulent, à l’influence sacerdotale. On peut causer, puisqu’on demeure maître de l’issue de la conversation50.

L’année suivante, à Lille, un curé de Tourcoing enfonçait le clou. Du clergé, les bourgeois connaissent surtout les prêtres ou religieux du collège où leurs enfants sont scolarisés. Ils donnent volontiers pour les œuvres de la paroisse, mais ils passent leur temps ailleurs, parce qu’ils ont leurs réseaux de sociabilité où le curé n’entre pas. Le dimanche, la messe paroissiale n’est pas pour eux. On est à la campagne, ou sinon « on va à la messe de 11 h 40 à Saint-Maurice et on prend l’apéritif à Lille51 ». « Il ne s’est pas trouvé d’abbé Godin pour parler de la démission chrétienne de la bourgeoisie », déplorait alors un aumônier d’ACI 52. À défaut, il se trouva à Paris un abbé 49. « Y a-t-il lieu d’évangéliser la bourgeoisie ? », dans Évangélisation 1947…, op. cit., p. 195. 50. Abbé Carre, « Les bases psychologiques et sociologiques d’une pédagogie des milieux indépendants », dans Évangélisation 1947…, op. cit., p. 201. 51. Chanoine Vandermalière, curé de Notre-Dame, à Tourcoing, « Les milieux indépendants et la paroisse », dans Structures…, op. cit., p. 155. 52. Abbé Clarisse, aumônier diocésain d’ACI, « Les milieux indépendants et la paroisse », dans Structures…, op. cit., p. 158.

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Michonneau des intellectuels. Entre 1947 et 1962, l’abbé Connan fit de la paroisse Saint-Séverin le Petit-Colombes des familiers de la Sorbonne. L’idée était la même : bâtir une véritable communauté paroissiale en développant une liturgie attractive, caractérisée ici par une esthétique dépouillée, plus conforme au goût du public du Quartier Latin53. C’est précisément dans la période qui nous occupe, à la charnière des années 1950 et 1960, que le modèle Saint-Séverin se diffuse, grâce notamment à la revue Paroisse et Mission lancée par l’abbé Connan en 1956, puis aux rencontres qu’il organise tous les deux ans à partir de 1961. Tout se passe donc comme si, sous l’effet de la spécialisation, la réflexion pastorale sur la paroisse urbaine se dédoublait : d’un côté Masses Ouvrières et les sessions d’Athis-Mons54, de l’autre Paroisse et Mission et les colloques européens des paroisses. Mais la réalité urbaine se transforme rapidement. Le jour se lève sur la banlieue : Henri Queffélec avait titré ainsi, en 1954, un bilan irénique de l’apostolat populaire d’après-guerre55. Le jour se lève désormais sur les grands ensembles, comme celui qui figure sur la couverture d’un autre livre emblématique, Demain, la paroisse, publié en 1966 par Francis Connan et Jean-Claude Barreau56 : un autre monde. Population très jeune, concentrée sur un territoire restreint – 8 000 personnes dans un rayon de 400 mètres dans le quartier de Beaulieu-La Marandinière à SaintÉtienne : une seule montée d’escalier équivaut à une rue dans une paroisse ordinaire – et en quelque sorte vierge de tout héritage. Pas d’église, certes, mais c’est un avantage : la simple baraque 53. Voir Robert Pannet, La paroisse de l’avenir, l’avenir de la paroisse, Paris, Fayard, 1979 (chapitre 3, « Saint-Séverin, à Paris »). 54. Les sessions pastorales d’Athis-Mons rassemblent des « curés de paroisses ouvrières qui, avant de devenir pasteurs, ont tous été aumôniers libérés d’Action catholique ouvrière, jeune ou adulte. C’est dire combien notre intention et leurs efforts tendent à promouvoir un vrai laïcat dans l’Église », « La paroisse, ce haut-lieu d’accueil et d’envoi », Masses Ouvrières, 184, avril 1962, p. 1, note 1. 55. Henri Queffélec, Le jour se lève sur la banlieue, Paris, Grasset, 1954. Le titre lui avait été inspiré par le souvenir du film de Marcel Carné, Le jour se lève (1938). 56. Francis Connan et Jean-Claude Barreau, Demain, la paroisse, Paris, Seuil, 1966.

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qui fait office de chapelle évite l’obsession liturgique que les vieilles pierres favorisent. « Peu d’enterrements, très peu de malades, peu de confessions de vieilles femmes » : le clergé se trouve donc providentiellement déchargé « du poids et des servitudes d’une communauté paroissiale ronronnante 57 ». En revanche le catéchisme est très absorbant et les parents, qui voient la religion comme une garderie, réclament des patros, qu’on se garde bien d’ouvrir. « L’enfant devient le danger pastoral numéro un », estime le curé de Sarcelles58. On se tourne au contraire vers les adultes. Pas directement – les prêtres de Beaulieu s’interdisent le porte à porte, « craignant de succéder aux démarcheurs de Cocottes-Minute, d’Assurances-Vie, etc. » – mais par l’intermédiaire des militants d’Action catholique, dont les équipes sont les piliers de la paroisse qui se construit. Certains observateurs ne manquent pas de relever l’élitisme de ce modèle paroissial qui fait le tri dans la demande populaire, au risque de « ne laisser pénétrer qu’au compte-gouttes les plus dignes59 ». L’Action catholique leur semble d’ailleurs inadaptée aux nouvelles couches sociales qui peuplent les grands ensembles, « techniciens ou petits cadres, mal à l’aise aussi bien à l’ACI qu’à l’ACO60 ». Et la remarque ne vaut pas que pour les villes nouvelles. Dès 1956, au terme d’une enquête très fouillée sur la paroisse Saint-Pothin de Lyon, le père Émile Pin observe que bourgeois et ouvriers y sont peu présents, parce qu’ils trouvent ailleurs des structures de socialisation. Le fonds de commerce de la paroisse, ce sont les classes moyennes, point aveugle des mouvements spécialisés. Elles sont, écrit-il, « le ciment naturel des paroisses61 », précisément parce qu’elles y 57. Marie-Jean Mossand, « Les grands ensembles. Perspectives de pastorale et d’Action catholique ouvrière », Masses Ouvrières, 177, septembre 1961, p. 5. 58. Jean Marty, curé de Sarcelles-Lochères, « Une chance offerte à l’Église : le cas de Sarcelles », dans Vers une nouvelle civilisation urbaine, Recherches et débats du CCIF, 38, mars 1962, p. 126. 59. J.-C. P. (Jean-Charles Payen), « Pour une pastorale des villes nouvelles », Vers une nouvelle…, op. cit., p. 137. 60. Ibid. 61. Émile Pin, SJ, Pratique religieuses et classes sociales dans une paroisse urbaine. Saint-Pothin à Lyon, Paris, Spes, 1956, p. 407.

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trouvent le lieu de leur intégration urbaine. En revanche l’Action catholique, dont le père Pin rappelle qu’elle « ne vise pas à une action de groupe » mais à « une action de chacun dans son milieu de vie », ne répond qu’aux attentes des fidèles les moins attachés à la paroisse parce que les mieux insérés dans la ville par leur milieu social62. Or, au moment où se trouve ainsi remis en question le découpage social sommaire opéré par l’Action catholique, la question spatiale revient au premier plan63. Assurément, on change d’époque. Godin disparu, Michonneau oublié, Boulard est l’homme du jour. Fort de son passé d’aumônier d’Action catholique et de son présent de chef d’orchestre de la sociologie religieuse ecclésiastique, il parcourt inlassablement les diocèses gagnés par la fièvre des enquêtes de pratique, et son influence devient considérable 64. Sous sa houlette, le clergé compte, dessine et colorie – les terres fidèles en bleu, les régions détachées en rouge, l’entre-deux en jaune. Les indices de charge pastorale montrent la mauvaise répartition des personnels et l’obsolescence du découpage paroissial. Les paroisses urbaines, souvent démesurées, sont sans rapport avec la réalité vécue par les habitants. Du reste, les fidèles transgressent les règles canoniques et choisissent leurs lieux de culte comme ils l’entendent. « Dans les villes, la pratique religieuse tend à devenir aparoissiale », résume Jean Chélini65. L’heure est donc à l’organisation fonctionnelle en zones et secteurs correspondant aux nouveaux usages de l’espace. Une expression s’impose de plus en plus pour désigner ce réaménagement : la pastorale d’ensemble66. On s’égarerait à réduire cette 62. Ibid., p. 255. 63. Voir notamment Yvan Daniel et Gilbert Le Mouël, Paroisses d’hier… Paroisses de demain, Paris, Grasset, 1956. 64. Voir L’observation quantitative du fait religieux, Université de Lille 3, 1992. Voir également, pour le contexte, Dominique Julia, « Un passeur de frontières. Gabriel Le Bras et l’enquête sur la pratique religieuse en France », Revue d’histoire de l’Église de France, 229, 2006, p. 381-413. 65. Jean Chélini, La ville et l’Église. Premier bilan des enquêtes de sociologie religieuse, Paris, Cerf, 1958, p. 173. 66. L’idée en avait été lancée dès 1956 au congrès de l’Union des Œuvres, dont les actes se clôturaient sur un slogan optimiste : « À monde élargi, pastorale

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nouvelle formule, qui met en quelque sorte les milieux à égalité et réintroduit le spatial à côté du social, aux habits neufs d’un compromis ancien entre paroisse et Action catholique. La pastorale d’ensemble n’est pas « une simple coordination de ce qui existe », déclare l’abbé Houtart devant les participants des Semaines sociales réunis à Brest en juillet 196567. Quatre mois plus tôt, Mgr Matagrin expliquait aux évêques de l’Ouest que les nouvelles orientations de la pastorale urbaine imposaient de réfléchir aussi bien à la signification de la paroisse qu’à la pertinence de la notion de milieu68.

La paroisse urbaine dans le monde en o et en i La paroisse urbaine se trouve donc remise une fois de plus sur le métier apostolique, non sans raisons puisque la vie chrétienne tend à s’émietter dans des lieux qui ne communiquent pas. Le fidèle est baptisé à la clinique, catéchisé à l’école. Un prêtre ami le marie dans une petite église de campagne, l’aumônier l’extrémise à l’hôpital. À la limite, il ne fréquente plus la paroisse et son clergé qu’aux dimanches ordinaires de la mauvaise saison. Un jeune vicaire lyonnais préfère s’en amuser : Moi, je ne suis spécialiste en rien, je suis le pauvre type, alors, pour le sexe, un tel, pour le cœur, un tel, pour les

d’ensemble. À pastorale d’ensemble, sacerdoce unanime » (Pastorale, œuvre commune. Congrès national de Versailles 1956, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1956, p. 268). La chose mit un certain temps à se répandre. 67. Abbé François Houtart, « Implications et significations religieuses du phénomène urbain », dans L’homme et la révolution urbaine. Citadins et ruraux devant l’urbanisation, 52e session des Semaines sociales de France, Brest 1965, Lyon, Chronique sociale de France, 1965, p. 279. 68. Mgr Matagrin, évêque auxiliaire de Lyon, « Orientations, animation et coordination de la pastorale urbaine », conférence aux évêques de la région apostolique de l’Ouest, session sur la pastorale urbaine, Pontmain, 30 mars 1965 (archives de l’évêché de Quimper, 3B1).

PAROISSE URBAINE ET ACTION CATHOLIQUE SPÉCIALISÉE 105 questions sociales, la Chronique sociale, pour l’enseignement religieux, la direction de l’enseignement religieux, moi je suis le dispatcheur, j’oriente, mais c’est tout ce que je peux faire69.

La pastorale d’ensemble vise précisément à en finir avec les inconséquences de ces parallélismes, et somme toute à redonner un rôle moteur à une paroisse restructurée, sans aller forcément jusqu’à la super-paroisse imaginée pour l’an 2000 par Connan et Barreau70. De fait, la spécialisation fonctionnelle, qui répond à la diversification et à la multiplication des milieux sociaux, menace aussi l’Action catholique. Réclamant une « attention réaliste » à l’évolution de la ville, Mgr Matagrin observe que ceux « qui ont eu la chance de découvrir une forme nouvelle de présence de l’Église par l’Action catholique spécialisée, risquent de rester attachés à un certain type de pastorale élaboré plus en fonction de la sociologie des années 25-39 que de celle des années 657071 ». On croit entendre mezzo voce l’antienne que chantait l’ACJF dix ans plus tôt. De l’esprit missionnaire à la pastorale d’ensemble, en passant par la paroisse ouverte, les formules n’ont pas manqué depuis 1945 pour relativiser le rôle de l’Action catholique72. Mais entre-temps la hiérarchie catholique française s’est peuplée, à divers échelons – pas forcément les plus visibles, mais souvent les plus influents, comme celui des vicaires généraux – d’une proportion significative d’anciens aumôniers qui veillent au grain73. Et comme Vatican II est resté 69. Cité par Mgr Matagrin, « Les questions que pose à l’Église, peuple de Dieu, la réalité humaine de la ville », conférence aux évêques de la région apostolique de l’Ouest…, op. cit. 70. Francis Connan et Jean-Claude Barreau, op. cit. (chapitre V : « Pistes de recherche pour la paroisse de l’an 2000 »). 71. Mgr Matagrin, « Les questions… », op. cit. 72. Sur la « paroisse ouverte », voir par exemple le « Dialogue » publié dans Masses Ouvrières, 184, avril 1962, p. 105-112 (« Si l’Action catholique de milieux est inexistante ou inopérante, il ne peut y avoir une authentique mise en état de mission de la paroisse », p. 106). 73. Voir par exemple l’influence à Paris des vicaires généraux de Mgr Veuillot, Robert Frossard et Daniel Pézeril, analysée par Luc Perrin, Paris à l’heure de Vatican II, Paris, Éditions de l’Atelier, 1997, et Au service de la mission, Robert Frossard, Paris, Éditions Ouvrières, 1991.

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muet sur la paroisse74, c’est assez logiquement que l’assemblée plénière de l’épiscopat, en novembre 1967, choisit de donner la priorité à l’Action catholique75. Il s’ensuit une rectification de la pastorale d’ensemble, qui conduit, comme l’écrit Luc Perrin, au « délestage » des œuvres éducatives et de piété, voire même caritatives, et à « l’émergence d’un nouveau type de paroisse centrée sur le développement des mouvements spécialisés : à Paris JOC-JOCF, ACO et ACI76 ». Il faut bien mesurer l’incidence de ce « tout Action catholique » sur l’évolution des paroisses urbaines au tournant des années 1960 et 1970. Remarquer les « applications strictes » de cette orientation pastorale, au jugement de Ludovic Laloux qui en a étudié la décomposition77. Imaginer le caporalisme sectaire qu’elle induit parfois, au témoignage de Michel Clévenot, ancien aumônier national de la JEC, jugé indésirable à la formation du clergé du diocèse de Saint-Denis en 1972 parce qu’il n’a pas l’expérience de la Mission ouvrière. « Pour eux, commentet-il, le monde se divise en O et en I 78. » Et naturellement, conformément au schéma marxiste, c’est le O (Ouvrier), porteur d’avenir, qui domine le I (Indépendant), vestige du passé. « La mise en cause religieuse du libéralisme économique par l’ACO, retransmise à l’ACI par le canal de la Mission Ouvrière, est salutaire pour les milieux indépendants », assure un prêtre lillois79. Mais comme les bénéficiaires supposés ne l’entendent pas forcément ainsi, on en arrive à la séparation de fait entre 74. Le concile « a pour ainsi dire enterré la paroisse traditionnelle », écrit René Metz (op. cit., p. 15). Voir aussi Hervé Queinnec, Mission ou liturgie ? Les débats théologiques sur l’institution paroissiale en France de 1933 à 1965, Master 1 d’Histoire, Université de Bretagne occidentale, 2006 (chapitre VI : « Vatican II et la paroisse »). 75. Voir Ludovic Laloux, Passion, tourment ou espérance ? Histoire de l’apostolat des laïcs, en France, depuis Vatican II, Paris, François-Xavier de Guibert, 2002, p. 21 et sq. 76. Luc Perrin, Paris..., op. cit., p. 140 et 142. 77. Ludovic Laloux, op. cit., p. 25. 78. Michel Clévenot, Haut-le-pied. Itinéraire d’un homme de foi, Paris, La Découverte, 1989, p. 93. 79. Jean-Marie Leuwers, « Priorité au monde ouvrier et unité », Semaine religieuse du diocèse de Lille, 28 mars 1965, reproduit dans Masses Ouvrières, 220, juillet-août 1965, p. 79.

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paroisses ouvrières de quartiers périphériques et paroisses bourgeoises de centre ville80. Dans celles-ci, les laïcs zélés préfèrent d’ailleurs parfois abandonner le terrain défavorable de l’ACI pour investir celui des comités de construction des lieux de culte, où leur expertise les remet en position dominante face au clergé81. Au conflit ancien entre paroisse et Action catholique se substitue donc celui qui oppose désormais deux types de paroisses au sein de la pastorale d’ensemble. L’hégémonie de l’Action catholique conduit ainsi à la cristallisation paroissiale des conflits sociaux82. Le conflit se manifeste nettement lors des quelques tentatives de mise en place des conseils pastoraux diocésains envisagés par le concile. Les mouvements d’Action catholique spécialisée tendent à se considérer comme les seuls représentants légitimes du laïcat, au détriment des organisations indifférenciées. Mais surtout les branches ouvrières refusent de s’y trouver minoritaires et prisonnières d’une problématique institutionnelle qui n’est pas la leur83. L’ACO et la JOC, qui ont déjà quitté pour cette raison en 1969 le Comité français pour l’apostolat des laïcs 84, pratiquent donc l’obstruction ou la politique de la chaise vide dans les nouvelles structures diocésaines, parfois avec la bénédiction tacite de l’évêque du lieu85. 80. Voir par exemple le témoignage de René Le Corre, ancien aumônier national de la JEC, sur la paroisse ouvrière Saint-Jean à Brest et « la troupe bien formatée des aumôniers de l’ACO » qui y donne le ton : La conversion, Rennes, La Part Commune, 2007, p. 65. 81. Voir Yvon Tranvouez, « Des laïcs improbables : le comité brestois des chantiers d’Église (1965-1971) », à paraître dans les Mélanges Étienne Fouilloux. 82. Voir Danièle Hervieu-Léger et Françoise Champion, Vers un nouveau christianisme ? Introduction à la sociologie du christianisme occidental, Paris, Cerf, 1986, p. 45. 83. Je m’appuie notamment ici sur une étude inédite de l’abbé Hervé Queinnec, chancelier du diocèse de Quimper, que je remercie de me l’avoir communiquée, sur « Les conseils diocésains de pastorale en France durant l’après concile », 72 p. pro manuscripto. 84. Voir Ludovic Laloux, op. cit., p. 33-34. 85. Voir le cas de Bordeaux, où l’ACO est soutenue par Mgr Maziers, dans Jacques Palard, Pouvoir religieux et espace social. Le diocèse de Bordeaux comme organisation, Paris, Cerf, 1985, p. 73 et sq.

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Ce durcissement des positions de l’Action catholique ne tient pas seulement à la résurgence de la paroisse relookée dans la pastorale d’ensemble. Elle s’explique également par la concurrence gauchiste ou communautaire qui lui vient dans la suite de Mai 68. Au début des années 1970, en effet, communautés de base et premiers groupes charismatiques fournissent, chacun à leur manière, une réponse aux attentes des nouvelles classes moyennes que l’Action catholique ignore et que la paroisse ne satisfait plus86. Ces groupes informels, qui déstabilisent l’Action catholique, apparaissent donc aussi, selon le mot de René Lourau, comme des « contre-paroisses » potentielles, à une époque où l’on postule volontiers le « dépérissement progressif ou brutal de la paroisse traditionnelle87 ». La paroisse urbaine est incapable de « rassembler un peuple qui soit une communauté viable », constate en 1971 un vicaire parisien88. Elle n’attire que les militants et les « paumés », se désole deux ans plus tard un curé brestois, lors d’une table ronde organisée par le CCIF89. En fait, dans ce paysage post-soixante-huitard, ceux qui ne sont ni militants, ni prophètes, ni mystiques, mais simples fidèles de la messe dominicale – piliers d’église stigmatisés tout comme s’ils l’étaient de bistrot – les catholiques ordinaires en un mot, n’ont plus vraiment leur place. Ce sont des consommateurs de sacrements quand l’heure est au partage de l’évangile, des routiniers de la religion quand l’époque est à

86. Voir Philippe Warnier, Le phénomène des communautés, Paris, Desclée de Brouwer, 1973 ; Bernard Besret et Bernard Schreiner, Les communautés de base, Paris, Grasset, 1973 ; Olivier Landron, Les communautés nouvelles, Paris, Cerf, 2004. 87. René Lourau, « Préalables sociologiques sur les groupes informels : analyse institutionnelle », dans Les groupes informels dans l’Église, Strasbourg, Cerdic-Publications, 1971, p. 106, et Les analyseurs de l’Église. Analyse institutionnelle en milieu chrétien, Paris, Anthropos, 1972. 88. Pierre Talec, « L’avenir de la paroisse urbaine », dans Réinventer l’Église ?, Esprit, novembre 1971, p. 691-692. 89. « Quelle communauté ? Table ronde », dans Aujourd’hui, qu’est-ce qu’être chrétien, Semaine des intellectuels catholiques (20-25 novembre 1973), Recherches et débats du CCIF, 82, 1974, p. 87 (la remarque est de l’abbé Jacques Jullien, alors curé de Saint-Louis à Brest, futur évêque de Beauvais puis archevêque de Rennes).

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la dynamique de la foi 90. Au fond, d’ailleurs, la paroisse n’intéresse plus. Le mot n’apparaît dans aucun des titres des articles publiés par la revue de pastorale liturgique La MaisonDieu entre 1965 et 1976, ce qui témoigne, aux yeux d’un observateur attentif mais amer, d’une véritable tentative de « déparoissialisation » dont le clergé acquis à l’Action catholique serait largement responsable91. Le vent tourne cependant, comme on s’en aperçoit à la parution de deux livres-choc, À hue et à dia, du père Serge Bonnet, dominicain et sociologue, en 1973, et Le catholicisme populaire, par l’abbé Robert Pannet, curé champenois, l’année suivante92. Ces deux ouvrages, qui s’en prennent sans ménagement au cléricalisme moderne, au malthusianisme sacramentel et à l’impérialisme de l’Action catholique, ouvrent la querelle de la religion populaire. J’arrive en chevauchant un peu brutalement dans le bar d’Ecclesiastic City, reconnaît Serge Bonnet. Je dégaine et tire quelques coups de pétard en l’air…93 90. Voir André Rousseau, Religion et capital symbolique. Affirmation sociale des nouvelles classes moyennes et conflits de pouvoir dans le catholicisme en France, thèse de sociologie, Université de Louvain, 1969. Sur cette opposition entre foi et religion et sa déclinaison, voir Serge Bonnet, « Une hypothèse de recherche : le clergé et la petite bourgeoisie en France », dans Élites et masses dans l’Église, Recherches et débats du CCIF, 71, 1971, p. 133-144. On sait que le succès d’une telle dichotomie tient notamment à l’influence du best-seller de l’évêque anglican John A.-T. Robinson, Honest to God, paru au Royaume-Uni en 1963 (traduction française sous le titre malencontreux Dieu sans Dieu, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1964). Voir aussi Yves-Marie Hilaire, « Un demi-siècle d’utopies et de réalités paroissiales », Communio, 138, juillet-août 1998, p. 64. 91. Robert Pannet, La paroisse..., op. cit., p. 182-184. 92. Serge Bonnet, À hue et à dia. Les avatars du cléricalisme sous la Ve République, Paris, Cerf, 1973. Robert Pannet, Le catholicisme populaire. 30 ans après « La France pays de mission ? », Paris, Centurion, 1974. Voir l’analyse d’André Rousseau, « Polémique idéologique et polémique raisonnée autour du catholicisme populaire », La Maison-Dieu, 122, 1975, p. 108-115. Voir encore La religion populaire, Paris, Éditions du CNRS, 1979. 93. Serge Bonnet, « Lettre au directeur », Semaine religieuse d’Angers, 3 février 1974, citée par Jacques Duquesne, « Un débat actuel : la religion populaire », La Maison-Dieu, 122, 1975, p. 10.

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Il avait précédemment essayé d’alerter l’opinion dans des publications plus académiques, en vain94. Du coup, la paroisse revient dans le débat. Mort lente ou renouveau, son destin n’est plus évident en 1975 pour la revue Lumière et Vie, proche de ces milieux d’avant-garde qui ne doutaient pas quatre ans plus tôt qu’elle fût condamnée95. En fait, comme il arrive souvent, la polémique manifeste des recompositions en cours mais jusquelà inaperçues. La revanche de la paroisse sur l’Action catholique, du lieu sur le milieu, s’est préparée à la fois dans des initiatives locales qui ont essaimé peu à peu, à l’exemple des groupes Foi et Vie créés en 1969 par le curé de la cathédrale de Dijon96, et dans des organisations nationales comme le mouvement des Silencieux de l’Église, né lui aussi en 196997. Il reste que le renversement de tendance a sans doute été accéléré par certaines maladresses de l’ACO et surtout de la JOC, notamment lors du grand rassemblement Objectif 74 qui surprend l’opinion par la présence d’une forte délégation communiste conduite par Georges Marchais, alors que la participation épiscopale est maigre et que les signes religieux se font discrets98. La suppression du mandat de l’Action catholique par l’Assemblée épiscopale en 1975 dissipe les équivoques. Sans doute est-il excessif d’affirmer, comme Étienne Borne le fait à chaud, que « l’Action catholique est morte à Lourdes99 ». Mais une certaine forme d’Action catholique, assurément. Débarrassés du leadership apostolique qui leur avait été assigné pour contrer les dérives missionnaires, les mouvements spécialisés peuvent désormais adopter le profil que le chanoine Béjot 94. Serge Bonnet et Augustin Cottin, La communion solennelle, folklore païen ou fête chrétienne ?, Paris, Centurion, 1969 ; Serge Bonnet, Sociologie politique et religieuse de la Lorraine, Paris, A. Colin, 1972. 95. « Les paroisses, mort lente ou renouveau », Lumière et Vie, 123, 1975. 96. Voir Robert Pannet, La paroisse…, op. cit., p. 145-147 ; Martine Sevegrand, Vers une Église sans prêtres. La crise du clergé séculier en France (1945-1978), Rennes, PUR, 2004, p. 223. 97. Voir Denis Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, p. 204-208. 98. Voir par exemple Jean Divo, op. cit., p. 353 et sq. 99. Étienne Borne, « Feu l’Action catholique », La Croix, 14 novembre 1975.

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leur avait présenté comme le seul conséquent. « Ils seront les clubs chrétiens de demain au sein des multiples courants culturels et politiques », pronostique ironiquement l’abbé Pannet, de toute évidence satisfait de voir la paroisse échapper à cette tutelle encombrante100. Paroisse urbaine et Action catholique spécialisée ont donc vécu cinquante ans d’une cohabitation de plus en plus difficile. Leurs relations ont été biaisées parce que l’Action catholique a été amenée à faire ce pour quoi elle n’était pas faite et que la paroisse a dû faire avec ce qu’elle n’avait pas vocation à intégrer. Un long malentendu, en somme, sur fond de turbulences apostoliques elles-mêmes dépendantes d’une révolution urbaine qui a profondément modifié le paysage101. Quand elle s’est trouvée enfin libre, en 1975, l’Action catholique a souffert à la fois de la remise en marché religieux que signifiait aussi pour elle la fin du mandat, et de l’inadéquation de son découpage en milieux, calqué sur une sociologie marxiste obsolète, à l’évolution de la société102. Elle a pâti aussi du vieillissement et de la raréfaction de ses aumôniers103. On s’explique ainsi que ses effectifs aient brutalement chuté, une première fois à la fin des années 1970, une deuxième dans les années 1990. Même dans des villes où elle a tenu le haut du pavé, comme à Nantes, elle n’est plus qu’une formation d’arrière-garde, défendant une tradition d’immersion à contre-courant de la stratégie de visibi-

100. Robert Pannet, La paroisse…, op. cit., p. 257. 101. On ne peut que renvoyer une fois de plus à l’excellente étude d’Henri Mendras, La seconde Révolution française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988. 102. Voir Colette Muller et Jean-René Bertrand, Où sont passés les catholiques ? Une géographie des catholiques en France, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 139-142. 103. D’un bout à l’autre, et contrairement aux apparences, l’Action catholique a été, en somme, « une affaire de curés », les mouvements reposant largement sur des aumôniers inscrits dans la durée, guidant des dirigeants laïcs à fort turn-over – et eux-mêmes plus ou moins cléricalisés au jugement sévère mais bien informé de l’abbé Joseph Comblin, Échec de l’Action catholique ?, Paris, Éditions Universitaires, 1961.

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lité qui a cours désormais dans le catholicisme français104. La paroisse, en revanche, a d’autant mieux résisté qu’elle s’est repositionnée sur son cœur de métier, l’offre sacramentelle et liturgique. Le paradoxe n’est qu’apparent – et l’ironie, discrète – lorsqu’un collaborateur de la revue Communio écrit en 1998 que la pastorale des milieux a eu à cet égard « un effet libérateur105 ». De fait, elle a débarrassé la paroisse de toutes sortes d’œuvres sociales semblables, selon la belle image de l’abbé Talec, à ces appentis inesthétiques par quoi s’agrandissent, « au hasard des recoins », les pavillons de banlieue106. Par la suite, la poussée des groupes charismatiques n’a pas contrarié ce recentrage, dans la mesure où la prière était leur horizon privilégié, et les évêques français ont compris l’avantage qu’ils auraient, en période de disette des vocations, à leur confier des paroisses urbaines. Aujourd’hui, tandis que l’Action catholique tend à se diluer dans une pastorale segmentée par milieux étroitement professionnels, la paroisse urbaine retrouve un certain lustre, voire une fonction sociale, ne serait-ce que par l’attachement du public au symbole identitaire que les édifices religieux représentent encore107. Mais les curés savent aussi que la population pratiquante qui se rassemble le dimanche dans tel ou tel lieu de culte a de moins en moins à voir avec celle qui vient y chercher occasionnellement des services. L’une se déplace pour trouver le style d’office qui lui convient, l’autre va au guichet le plus proche – et, pour certaines cérémonies, imposé. « La paroisse

104. Voir Pierre Guilbaud, « Entretien avec Xavier Dubreuil, vicaire épiscopal de Nantes », dans Paroisses dans la ville. Les dossiers du CREO (Centre de recherche des Églises de l’Ouest), 31-32, septembre 1994-mars 1995, p. 37-39. 105. Daniel Bourgeois, « “Que reste-t-il de nos amours ?” Pensées intempestives sur la paroisse aux abords de l’an 2000 », Communio, 138, juilletaoût 1998, p. 23. 106. Pierre Talec, op. cit., p. 705. 107. Sur la dimension patrimoniale des églises urbaines, voir par exemple l’exemple montréalais analysé par Sophie Rioux-Hébert, « Les lieux de culte de quartier, référents identitaires à l’échelle locale ? Le cas de Rosemont-La Petite Patrie à Montréal », dans Fañch Roudaut (dir.), Quel avenir pour nos églises ?, Brest, CRBC, 2005, p. 87-100.

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n’est pas un milieu mais le lieu providentiel d’enchevêtrement des milieux », estimait en 1948 un curé parisien108. C’est sans doute encore vrai pour la demande sacramentelle mais, pour la messe du dimanche, la paroisse est de plus en plus, me semblet-il, un lieu que telle ou telle sensibilité ecclésiale s’approprie afin de se distinguer sur l’échiquier religieux, d’autant plus que le nouveau Code de droit canonique a relativisé le critère territorial dans la définition de la paroisse. « Même une messe de 11 h peut être très intéressante », hasardait en 1946 l’abbé Imbault, prêtre du diocèse de Paris109. La messe de 11 h, qui est parfois la seule maintenant, compte tenu du recul de la demande, a retrouvé son intérêt. Mais au lieu d’exprimer l’emprise supposée d’une classe sociale sur la paroisse urbaine, elle témoigne désormais de la tribalisation du catholicisme, qui rejoint celle de la société110.

108. Abbé M. Goison, curé de Notre-Dame d’Espérance à Paris, « Mission irremplaçable du sacerdoce pour l’animation spirituelle de toutes les réalités humaines du monde moderne », dans Structures sociales…, op. cit., p. 87. 109. Abbé Imbault, au cours d’un débat sur la communication de l’abbé Thivollier, « Comment faire de la paroisse de ville une chrétientié communautaire ? », dans Paroisse, chrétienté communautaire et missionnaire. Congrès national de Besançon 1946, Paris, Union des Œuvres catholiques de France, 1946, p. 147. 110. Sur ces paroisses urbaines d’un nouveau type, voir, entre autres, Colette Muller et Jean-René Bertrand, op. cit., p. 70 et sq ; Olivier Bobineau, Dieu change en paroisse. Une comparaison franco-allemande, Rennes, PUR, 2005. Voir aussi une analyse fine de la paroisse Saint-Louis de Brest, publiée sous un titre qui ne laisse pas supposer ce contenu : Fabrice Bouthillon, « Catholicisme », Commentaire, 121, printemps 2008, p. 37-43. Voir enfin, pour le plaisir du texte, Gaspard-Marie Janvier, Le dernier dimanche, Paris, Mille et une Nuits, 2009 (notamment p. 158).

DEUXIÈME PARTIE Le nœud gordien : communisme et mission

5 Main tendue et péril rouge

De Pie IX à Pie XI, du Syllabus (1864) à Quadragesimo anno (1931), court la même intransigeance par rapport à un monde moderne qui, quelles que soient les oppositions entre les libéraux et les socialistes, travaille à laïciser la société. À cette marginalisation de la religion, la papauté n’a cessé d’opposer les principes d’un catholicisme intégral et l’utopie d’une nouvelle chrétienté. C’est dans cet esprit que les œuvres catholiques se sont développées au tournant du XIX e et du XXe siècle, mais aussi – on l’oublie trop – que Pie XI a soutenu, trente ans plus tard, les mouvements d’Action catholique1. Il est évident que la crise économique qui a frappé le monde à partir de 1929 a favorisé l’écho de ce message et l’essor des organisations qui le portaient. Mais quinze ans plus tard, sur les ruines du nazisme, libéralisme et communisme ont paru à certains militants chrétiens comme les termes d’une alternative inévitable, face à laquelle le catholicisme social faisait figure de tiers exclu, anachronique. La doctrine sociale de l’Église leur a semblé alors un fardeau encombrant : pouvait-on la réinterpréter ou devait-on y renoncer ? Et, dans cette dernière hypothèse, comment s’en débarrasser ? Ce fut l’une des questions centrales de la crise du progressisme chrétien. Si le communisme a joué, dans cette évolution, un rôle décisif, c’est parce qu’il offrait, au fond, une solution globale à 1. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France, XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions Ouvrières, 1988.

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la question sociale posée par Léon XIII dans Rerum novarum (1891), et au problème politique ouvert par la stratégie de Ralliement à la République prônée par le même pape dans Au milieu des sollicitudes (1892). Mais son athéisme résolu faisait barrage à sa pénétration dans les milieux chrétiens. Posée depuis 1917, la question communiste a été débattue, pour l’essentiel, dans le monde catholique, entre 1936 et 1938. Je voudrais rappeler brièvement ces controverses autour de la main tendue et de la guerre d’Espagne, avant d’examiner comment le Parti communiste a été perçu par les catholiques français à la fin des années trente et au début de la Seconde Guerre mondiale. Il y a une difficulté préalable : comment délimiter la population catholique ? La définition canonique, qui englobe tous les baptisés, est trop large. Mais la frontière militante, qui s’arrête aux adhérents des œuvres et des mouvements, est trop étroite. On entendra donc ici par « catholiques » l’ensemble des observants, qui manifestent régulièrement leur appartenance en assistant à la messe et en faisant leurs Pâques2.

Main tendue et guerre d’Espagne Le premier point chaud s’observe au printemps 1936. Nous te tendons la main, catholique, ouvrier, employé, artisan, paysan, nous qui sommes des laïques, parce que tu es notre frère, et que tu es comme nous accablé par les mêmes soucis.

Abondamment repris et commenté, cet appel de Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, à la fin d’un discours diffusé sur les ondes de Radio-Paris, le 17 avril 1936, c’est-à-dire à quelques jours du premier tour des élections législatives qui devaient porter au pouvoir le gouvernement de 2. Voir Gabriel Le Bras, L’Église et le village, Paris, Flammarion, 1976, p. 167 et sq.

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Front populaire, inaugure la politique dite de la « main tendue » des communistes aux catholiques 3. Dans sa brièveté, il dit beaucoup. Il y a d’abord ce fait nouveau et inattendu, une offre de collaboration venue de la formation la plus à gauche de la coalition antifasciste suscitée en France par les événements de février 1934, alors que socialistes et radicaux demeuraient fortement attachés à une laïcité de combat. Mais cette offre conserve un contenu de classe : elle s’adresse avant tout aux ouvriers catholiques, et par extension aux autres couches populaires dont le Parti communiste se veut le défenseur. Et c’est pourquoi, troisième aspect décisif, elle vise directement les fidèles, ignorant l’Église, sa hiérarchie, son clergé et ses organisations. Ajoutons que cela n’a rien d’une opération purement électorale : le message est repris et amplifié de diverses manières dans les mois qui suivent. C’est ainsi, par exemple, qu’une semaine après la victoire du Front populaire, les congressistes de l’ACJF, arrivant au Parc des Princes pour célébrer le cinquantenaire de leur mouvement, découvrent une banderole déployée par des militants du Parti et proclamant que « les jeunes communistes saluent les jeunes ouvriers chrétiens4 ». Il est bien difficile d’évaluer l’impact de cette politique de la main tendue. Il paraît difficile de lui imputer la spectaculaire progression du vote communiste, qui passe de 800 000 voix en 1932 à 1 500 000 en 1936, ce qui représente alors 17 % des suffrages exprimés. Il est tout aussi hasardeux de lui attribuer le succès du mouvement social de juin 1936 : à côté de nombreux exemples de participation de jocistes et de syndicalistes chrétiens aux grèves et aux occupations d’usines, on trouve également des cas où les ouvriers catholiques se tiennent en retrait ou sont tenus en lisière, et l’on sait que la CFTC reste exclue de la négociation des accords Matignon. Au demeurant, là où une collaboration concrète est attestée, elle ne fait le plus souvent que conforter des actions communes entreprises bien 3. Voir Étienne Fouilloux, Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et mai 1968, Paris, Parole et Silence, 2008 (« La “main tendue” et ceux qui l’ont prise », p. 145-174). 4. Voir René Rémond, Les crises du catholicisme en France dans les années trente, Paris, Seuil, 1996, p. 210.

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avant, notamment dans des paroisses de banlieue particulièrement touchées par la crise économique et la misère qui en résulte. Dans son numéro du 24 avril 1936, l’hebdomadaire dominicain Sept publie ainsi une lettre de Madeleine Delbrêl expliquant comment, à Ivry-sur-Seine, le maire communiste et le curé ont été « capables de penser les mêmes choses sur cette question précise : comment aider, immédiatement et provisoirement, les chômeurs5 ? » En fait, l’effet le plus visible de l’appel de Maurice Thorez est d’ouvrir un débat assez vif au sein des milieux intellectuels catholiques. Ils sont peu nombreux à accepter ouvertement la main qui leur est tendue. Au premier rang, mais très marginal, le Front des chrétiens révolutionnaires, un groupe interconfessionnel animé par Maurice Laudrain et qui ne vise pas moins qu’à l’élaboration d’un marxisme catholique. Son mensuel, Terre nouvelle, qui porte en couverture une croix frappée d’une faucille et d’un marteau, avait déjà été condamné par l’ACA en mars. Il se retrouve à l’Index en juillet 1936, ce qui a pour effet de le disqualifier aux yeux de l’opinion catholique6. Il y a aussi ceux qui prennent la main tendue en quelque sorte sans le vouloir, parce qu’ils se retrouvent aux côtés des communistes dans un cadre qui dépasse cette rencontre de fait : c’est le cas la Jeune République, qui participe au Front populaire, ou d’Esprit, qui lui apporte son soutien critique7. Ce sont donc plutôt les prises de position de quelques publicistes isolés qui alimentent la controverse. L’article intitulé « Foi et Révolution », confié à Europe, qui s’affiche de plus en plus comme la revue des compagnons de route du Parti, par le jeune écrivain catholique Robert Honnert, en vient rapidement à cristalliser le débat. « Qu’on le veuille ou non, écrit l’auteur, la question de la collaboration volontaire des croyants avec les incroyants en vue de construire un monde nouveau est posée ; des catholiques ont rallié le Front populaire et ne craignent pas 5. « Chronique ouverte », Sept, 24 avril 1936. 6. Voir Agnès Rochefort-Turquin, Front populaire. « Socialistes parce que chrétiens », Paris, Cerf, 1986. 7. Voir Michel Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la cité (19301950), Paris, Seuil, 1996.

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d’être traités de bolchevistes ». Honnert justifie son ralliement par l’urgente nécessité de rejeter publiquement les liens trop évidents du catholicisme et de l’ordre établi : Car ont-ils tort, enfin, ceux qui disent brutalement qu’en France l’Église marche avec les puissants de la terre ou qui expliquent avec plus de nuances qu’elle laisse les puissants de la terre se couvrir de son autorité et de ses promesses pour maintenir les opprimés sous le joug, ce qui revient au même avec moins de grandeur ? Ils ont tort s’ils prononcent sur sa mission éternelle, raison s’ils considèrent la majorité des fidèles et du clergé. Même s’il n’en est pas ainsi dans le secret impénétrable de leur conscience, il est fâcheux que le curé de campagne donne l’impression d’être tenu par la dame du château et que la dame du château donne à son tour l’impression de soutenir le curé parce qu’elle voit en lui le seul gardien qui puisse empêcher ses bonnes de découcher et les paysans de voler ses prunes8.

À considérer, en revanche, l’avalanche des réactions négatives suscitées par l’appel de Thorez, on mesure la quasi unanimité du rejet catholique de la main tendue. Pourtant, une lecture plus attentive laisse apparaître des clivages significatifs, dégageant deux lignes de fracture qui ne se recouvrent pas totalement9. La première passe entre ceux qui s’opposent résolument à toute collaboration avec les communistes et ceux qui acceptent de l’envisager avec plus ou moins de réserves sur son principe et ses conditions. La seconde se dessine en fonction des motivations. Dans La France catholique, Le Pèlerin ou L’Écho de Paris, c’est-à-dire dans la presse conservatrice, les arguments politiques et les arguments religieux se mêlent et nourrissent un anticommunisme définitif. Le cardinal Baudrillart, le général de Castelnau ou Gaëtan Bernoville voient partout la main de Moscou, le complot bolchevique international, et nourrissent envers le communisme, selon le mot de Mgr Ruch, « une haine 8. Europe, 15 mai 1936, repris dans Robert Honnert, Catholicisme et communisme, Paris, Éditions sociales internationales, 1937, p. 13-19. 9. Voir Paul Christophe, 1936. Les catholiques et le Front populaire, Paris, Éditions Ouvrières, 1986.

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vigoureuse et sacrée10 ». Là se rejoignent les conservateurs de toujours et ceux des catholiques sociaux qui jugent le péril rouge trop grand pour ne pas se rallier aux précédents. Dans L’Aube, Sept ou La Vie intellectuelle, de sensibilité démocrate chrétienne ou catholique sociale, et même dans La Croix, le refus n’est pas moins net. Mais il s’accompagne d’une dénonciation des compromissions et des insuffisances des chrétiens, qui ne peuvent répondre efficacement au défi communiste qu’en restant eux-mêmes et en travaillant à réformer la société, à la lumière de la doctrine sociale de l’Église, au lieu de rester à la remorque de la droite. Sous les plumes de Francisque Gay, Étienne Borne ou Pierre-Henri Simon, s’affirme ainsi la position de ceux qui espèrent toujours en une troisième voie, catholique, entre la droite et la gauche. « Non possumus », titre Sept, ce qui est une manière appuyée, dix ans après la condamnation de l’Action française, de mettre aussi en garde contre le retour aux errements du passé11. D’une littérature de circonstance, souvent polémique en raison de l’émotion provoquée par les succès communistes, émergent quelques textes plus distanciés et plus pénétrants, qui participent de ce que David Curtis a bien mis en évidence : une « découverte » catholique de Marx au temps du Front populaire12. On le voit par exemple à la manière dont le père Fessard, dans sa critique de la position de Robert Honnert, s’emploie à manifester la dialectique communiste pour déjouer les pièges de la main tendue. Il montre notamment l’illusion de la distinction entre doctrine et action : Par quel miracle des attitudes, conséquences de doctrines irréductiblement divergentes, pourraient-elles devenir convergentes en quelque domaine que ce soit ? 10. Mgr Ruch, « L’Église catholique et le communisme », Bulletin ecclésiastique de Strasbourg, 1er octobre 1936. 11. Marc Scherer, « Non possumus », Sept, 1er mai 1936, repris dans Marc Scherer, Communistes et catholiques, Paris, Cerf, 1936, p. 29-38. Sur ces refus nuancés de la main tendue, voir François Mauriac et alii, Le communisme et les chrétiens, Paris, Plon, 1937. 12. David Curtis, The French Popular Front and the Catholic Discovery of Marx, Hull, University of Hull Press, 1997.

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Il souligne aussi la nécessité de subordonner toute collaboration concrète à des accords d’appareils, de manière à manifester que la liberté religieuse ne peut se réduire à la « liberté individuelle de conscience et de culte » que les communistes affectent de reconnaître13. Il est remarquable qu’à l’occasion de cette réflexion sur le communisme, certains intellectuels catholiques ébauchent une analyse du totalitarisme dont le père Fessard devait se faire une spécialité quelques années plus tard. C’est ainsi que Marc Scherer, collaborateur de Sept, examinant en 1936 les « rencontres impossibles » que la main tendue prétend réaliser, envisage celle qui se ferait à l’enseigne de l’antifascisme, un « mythe » particulièrement efficace mais singulièrement trompeur à ses yeux : Qu’ils le veuillent ou non, les communistes ne peuvent pas être à l’aise dans la lutte antifasciste. Qu’ils le veuillent ou non, ils participent à la psychose fasciste elle-même en sa définition essentielle. Il n’y a pas de différence de nature, mais seulement d’aspect, entre la violence fasciste et la violence communiste, entre la tyrannie fasciste et la tyrannie soviétique, entre la démission des masses aux mains de Hitler et la démission des masses aux mains de Staline. Nous l’avons déjà dit : ce n’est pas pour être hitlérienne que la violence est mauvaise, mais pour être violence. La couleur de la chemise ne fait rien à l’affaire, ni le nom du dictateur, ni le langage où l’on traduit l’arbitraire. Comme le fascisme, le communisme est « statolâtre », nationaliste, intolérant et oppresseur. Quelle confiance les communistes espèrent-ils que nous leur fassions pour extirper une erreur consanguine de celle dont ils vivent ? Et quel travail « commun » veulent-ils que nous entreprenions ensemble alors qu’euxmêmes sont prisonniers de la psychose même qu’ils prétendent enrayer ?... Ce n’est pas de notre faute si nous voyons fascisme et communisme se rencontrer et communier au même désordre14. 13. Gaston Fessard, « “La Main tendue… ?” Réponse à un chrétien révolutionnaire », Études, décembre 1936, repris dans Gaston Fessard, La main tendue ? Le dialogue catholique-communiste est-il possible ?, Paris, Grasset, 1937, p. 15-29. 14. Marc Scherer, Communistes…, op. cit., p. 72-73.

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Si tant est qu’elle fût restée ouverte, la question catholique du communisme se trouve théoriquement close par l’encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937, sur « le communisme bolchevique et athée, qui prétend renverser l’ordre social et saper jusque dans ses fondements la civilisation chrétienne » (§ 4)15. Citant ses formules les plus vigoureuses – « le communisme est intrinsèquement pervers, et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui » (§ 58) – Gaëtan Bernoville explique dans La France catholique que Pie XI met fin à « la farce de la main tendue16 ». On essaie bien, en face, de faire valoir que chacun s’accorde sur l’incompatibilité des doctrines mais que cela laisse ouverts les problèmes concrets rencontrés dans l’action, que Pie XI rappelle les catholiques à « l’accomplissement consciencieux des multiples devoirs sociaux » (§ 55)17. Rien n’y fait. Le vent de Rome, alimenté par les hautes pressions internationales – « horreurs commises en Russie, au Mexique et dans une grande partie de l’Espagne » (§ 18) – souffle trop dans l’autre sens. On touche ici le deuxième point chaud pour les catholiques français : la guerre d’Espagne. Elle accentue leurs divisions, moins d’ailleurs en déplaçant les frontières qu’en renforçant certaines d’entre elles et en les dramatisant. L’écart se creuse là entre anticommunistes de droite et anticommunistes chrétiens, « deux races d’esprit » irréconciliables, notera Mauriac à la fin du conflit18. Les premiers vomissent le « Frente Crapular », comme le dit, sans nuances, le général de Castelnau. Ils y voient 15. Voir Paul Christophe, op. cit. ; voir aussi Fabrice Bouthillon, La naissance de la mardité. Une théologie politique à l’âge totalitaire : Pie XI (1932-1939), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2001. 16. Ayant d’abord employé l’expression dans Le Jour du 20 mars 1937, Gaëtan Bernoville en fit ensuite le titre d’un ouvrage, La farce de la main tendue, Paris, Grasset, 1937. 17. Entre autres, Georges Bidault, vindicatif (« L’encyclique n’est pas tendre pour ces larrons cousus d’or qui ont vécu de la détresse des pauvres. […] Malheur à vous mauvais riches car vous avez des communistes et des athées sur la conscience ») dans L’Aube du 23 mars 1937. Christianus est plus démonstratif dans La Vie intellectuelle du 20 avril 1937 (« Gros Jean, son curé et les encycliques »). 18. François Mauriac, « Les trois points », Temps présent, 27 janvier 1939.

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une succursale de Moscou, dénoncent les atrocités et les profanations commises par les rouges, et estiment avec Bernoville que, « quand bien même on devrait admettre quelques excès de la part des troupes de Franco, il reste que Franco et les siens défendent la civilisation chrétienne contre la barbarie marxiste19 ». S’autorisant du Vatican et de l’épiscopat espagnol, ils pensent la guerre d’Espagne en termes de croisade et de guerre sainte. Les seconds se défendent de toute sympathie pour les rouges, mais ils n’acceptent ni Badajoz, ni Guernica. Le sort du peuple basque, surtout, les mobilise. Ils affirmeront jusqu’au bout leur double refus du fascisme et du communisme et plaideront en vain pour une médiation internationale20. Le talent des Maritain, Mauriac ou Bernanos leur donne un écho sans commune mesure, semble-t-il, avec leur représentativité dans le catholicisme français : le nombre et le pouvoir sont alors en face.

Images catholiques du communisme à la fin des années trente Car il faut descendre de ces sommets, déjà bien étudiés, vers la base, vers le catholicisme ordinaire et quotidien. Quelle information a-t-on, que pense-t-on, que dit-on sur le communisme et les communistes, à la fin des années trente, dans les presbytères, les sections d’Action catholique, les patronages, ou sur la place de l’église à la sortie de la messe ? Poser la question, c’est en appeler à des recherches moins fréquentes, qui permettraient de dégager les images du communisme que véhiculent les multiples supports du catholicisme parlé dans les paroisses, les œuvres et les mouvements. Programme dont l’intérêt apparaîtra peut-être à partir de deux dossiers retenus ici à titre d’exemples. 19. Gaëtan Bernoville, « Le pays basque à la dérive », La France catholique, 31 juillet 1937. 20. Leur première expression collective est le manifeste pour le peuple basque publié dans La Croix du 8 mai 1937. Sur ce catholicisme antifranquiste,voir notamment Raymond Alcolea, Le Christ chez Franco, Paris, Denoël, 1938.

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Le premier donne accès au monde des militants catholiques. Il s’agit d’une « enquête sur le communisme » lancée en juin 1936 par les jésuites de l’Action populaire, sous la forme d’un questionnaire diffusé à près de 15 000 exemplaires et qui reçut plus de 1 000 réponses. Les plus importantes furent réunies avec un « essai de synthèse », rédigé par le père Delaye à partir de l’ensemble du courrier, en un volume paru en mai 193721. Surpris par la poussée électorale du Parti communiste, les jésuites de Vanves voulaient faire le point sur son implantation, ses méthodes, ses agents, et sur la réaction des catholiques à son égard. La première leçon de l’enquête est la géographie de ses réponses, venues surtout des agglomérations industrielles, alors que les régions montagneuses sont peu représentées : « Cela nous conduit à penser, observe le père Delaye, que le communisme, de même qu’il atteint les campagnes en partant des villes, des plus grandes villes, de même submerge la France à la manière d’une inondation en commençant par les plaines22. » Mais il s’avère surtout que les perceptions du phénomène varient considérablement selon les lieux. Dans les régions rurales, le plus souvent, il n’est « guère possible de distinguer l’action des communistes de celle des socialistes et des anticléricaux23 ». On ne voit en eux qu’une fraction, la plus avancée et la plus dynamique, du camp des laïques et des « sans-Dieu ». Le paysan propriétaire dans les bocages semble peu perméable à leur propagande, qui ne peut toucher que l’ouvrier agricole des openfields, trimant toute la semaine et traînant son dimanche désœuvré chez un bistrot du Parti – « et c’est “Chez Joseph”, entre deux coups de rouge, que tombèrent ces vieilles rancunes que toujours les paysans terreux, qui “font quinze heures”, avaient nourries contre ces gens de la ville “qui n’en

21. Une enquête sur le communisme, Action populaire/Spes, 1937 (désormais ESC). Présentation du contexte de cette enquête dans Paul Droulers, Le père Desbuquois et l’Action populaire, tome II, 1919-1946, Paris, Éditions Ouvrières, 1981, p. 196-198. 22. Père Delaye, ESC, p. 132. 23. Extrait de la réponse collective intitulée « Propagande communiste, socialiste et antireligieuse dans un département de l’Ouest » (il s’agit manifestement du Finistère), ESC, p. 41.

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font que huit”. On apprit ensemble à voir dans le patron l’exploiteur24 ». À cette image rurale d’un communisme des marges, porté par des idéologues et des déracinés, les réponses venues des régions industrielles et de la banlieue parisienne opposent leur expérience d’un communisme responsable, gestionnaire efficace des municipalités rouges, habile à séduire les adultes par l’embellissement de leur commune et l’organisation de nombreuses fêtes populaires. On signale aussi leur action sociale, « Secours rouge » ou « Sou du soldat », et leurs efforts pour soustraire les enfants à l’emprise de l’Église. Ainsi à Bobigny : Une société sportive s’est organisée, une fanfare, et enfin une magnifique chorale mixte avec symphonie. Bien entendu, les répétitions, cours gratuits de chant ou de musique (violon et autres), ont lieu le dimanche matin, et M. le curé est obligé d’accepter que des enfants quittent la messe de 9 heures un peu avant la fin pour arriver à leur leçon de musique. Ce qui montre que même des catholiques fréquentent ces sociétés qui prennent les enfants depuis huit ans. Certes, on ne donne pas là des cours de doctrine, mais une certaine ambiance règne, et la propagande est faite soit pour le patronage communiste, soit pour telle ou telle réunion. La leçon se termine à peu près toujours par la répétition d’un chant ou d’un morceau de musique plus ou moins révolutionnaire comme l’Internationale, la Jeune Garde…, etc.25

Description symptomatique : il y aurait peu de mots à changer pour y lire une présentation d’œuvres catholiques ! Le communisme est perçu ici comme le concurrent direct du catholicisme dans une « lutte d’influence26 », décisive pour l’avenir, et plutôt mal engagée si les communistes disputent efficacement le terrain des loisirs aux émules de Don Bosco, alors qu’ils contrôlent déjà les usines et qu’ils investissent de plus en plus 24. ESC, p. 109. 25. ESC, p. 18. 26. Père Delaye, ESC, p. 146.

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les écoles27. Aux yeux des jésuites, il est donc urgent, pour reconquérir le peuple, de faire mieux connaître la doctrine sociale de l’Église et de développer la JOC et la CFTC, trop souvent méconnues ou même combattues par les patrons chrétiens28. C’est sur cette carence des catholiques que s’accordent tous les correspondants de l’Action populaire, sensibles, par contraste, au dévouement des militants du Parti, auxquels ils ne reconnaissent, il est vrai, d’autres vertus, stigmatisant au contraire leur intelligence médiocre ou leur moralité douteuse. Destructeurs de la patrie, de la famille, de la propriété et de la religion, ces « pionniers » du communisme, ouvriers d’usine ou petits fonctionnaires pour l’essentiel, n’ont pu abuser le peuple que parce qu’ils étaient seuls, ou presque, sur le terrain. La poussée communiste est donc perçue comme accidentelle, et ses gains les plus récents semblent mal assurés29. Les « croquis » d’électeurs communistes présentés par Céline Lhotte, à partir de l’observation d’un département du Sud-Ouest, traduisent bien cet état d’esprit : M. Charles, le forgeron « qui croit tout savoir », propagandiste « sincère » et « convaincu » du communisme, est aussi un « amoral », d’ailleurs divorcé. Son fils et ses amis « fréquentent assidûment et ouvertement certain libraire du lieu, dont la réserve offre, à qui le souhaite, tout un choix de littérature pornographique ». Il est irrécupérable. Mais Lucien, « l’honnête garçon » écœuré par les bourgeois, Amédée, « l’ennemi des dévots », Prosper, Marcel et « quelques farauds du village » qui en ont contre les curés, tous ont voté commu27. « Nos correspondants sont unanimes à signaler la part importante prise dans le communisme par les instituteurs primaires. […] De notre enquête, se dégage l’impression très accusée que le communisme français est largement l’œuvre de l’école primaire » (père Delaye, ESC, p. 137). 28. Même diagnostic, mêmes prescriptions, dans le témoignage d’un curé de paroisse de la banlieue parisienne : Cinq ans dans la banlieue rouge, Paris, Spes, 1946. 29. Plusieurs réponses insistent sur l’hétérogénéité des « troupes communistes ». Dans un département agricole du Sud-Ouest, un correspondant note que, « à la fête communiste annuelle qui s’est déroulée à X…, en juillet dernier, on vit, y participant, une femme qui portait ostensiblement épinglé à son corsage un insigne rouge auprès de l’emblème du Sacré-Cœur » (ESC, p. 88).

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niste sans très bien savoir de quoi il en retourne : il suffirait de leur ouvrir les yeux pour les en écarter30. Le prisme des militants catholiques qui ont répondu à l’enquête de l’Action populaire en 1936 réfracte donc un communisme hétérogène et équivoque, de substitution plus que de conviction, réceptacle de tous les mécontentements. « Chez un bon nombre le communisme ne répond pas à d’autre idée que celle du “chambard” », résume le père Delaye. Dans l’ensemble, précise-t-il, il se présente comme une aggravation du socialisme vers plus de violence : il est plus rouge, plus avancé, plus anticlérical31.

Un deuxième dossier permettra d’approcher l’univers des simples fidèles. Approcher seulement, puisque par définition ces pratiquants ne s’expriment guère, se contentant d’observer les prescriptions canoniques et de suivre, avec plus ou moins d’empressement, les consignes du clergé. Reste que l’on parle pour eux et que l’on essaie de leur forger une conscience catholique : c’est la fonction du bulletin paroissial. À la fin des années trente, les paroisses les plus riches ou les plus dynamiques réalisent intégralement leur propre bulletin. Mais la plupart n’en ont pas les moyens et se contentent de louer quelques colonnes dans un fonds commun national dont elles diffusent alors une édition locale. C’est ainsi qu’à Lambézellec, dans la banlieue de Brest, le curé Chapalain a passé contrat en 1935 avec l’édition mensuelle de Je Sers, le journal de l’abbé Bordron32, dont il occupe entre la moitié et les deux tiers de la 30. Céline Lhotte, « Ils ont voté communiste », ESC, p. 92-100. 31. Père Delaye, ESC, p. 143. 32. Je Sers : l’ordre – l’union – la famille – la liberté – la paix. Journal apologétique populaire, dirigé par l’abbé Bordron, édition de Lambézellec (désormais JSL). Il existait aussi en éditions hebdomadaires. Le fonds commun est, pour l’essentiel, un digest d’esprit intransigeant, qui utilise volontiers La Victoire de Gustave Hervé (lequel était un ami personnel de l’abbé Bordron), mais aussi Temps présent, en passant par La Croix et l’inévitable Pierre l’Ermite (Mgr Edmond Loutil), sans oublier l’abbé Bergey. Voir Yves Poncelet, Pierre l’Ermite (1863-1959), prêtre, journaliste à La Croix et romancier. Présence catholique à la culture de masse, Paris, Cerf, 2011.

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première page selon les numéros, le reste de cette édition en quatre pages étant fourni par la rédaction parisienne. L’intérêt de cette source tient à son taux de pénétration dans la population pratiquante locale, puisque, à la fin de 1939, sur une moyenne de 3 000 messalisants à Lambézellec, on relève près de 1 500 abonnements à Je Sers, ce qui est considérable. Voilà donc un bulletin paroissial qui touche une forte proportion de fidèles, auxquels le curé rappelle qu’il doit « être lu en entier et sans idées préconçues chaque fois qu’il paraît », parce que son but est notamment de « faire pénétrer dans les foyers des idées saines, généreuses et chrétiennes pour essayer de refouler le torrent de mensonges et d’immoralité que les mauvaises publications (journaux, romans, revues, illustrés, cinéma, TSF, etc.) déversent chaque jour sur la paroisse33 ». Dépouillé systématiquement entre novembre 1938 et juin 1940 (date de sa disparition), quelle vision du communisme présente-t-il ? La doctrine, « en lambeaux34 », ne retient guère l’attention. On indique à l’occasion qu’elle est négatrice de la famille et de la religion, mais on préfère la montrer en actes et brosser le sinistre tableau de l’enfer rouge. Quand il pense communisme, le paroissien moyen est habitué à penser persécutions. La géographie catholique du communisme conduit directement à Moscou, Mexico et Madrid, capitales des « massacreurs de prêtres35 ». Je Sers salue la victoire de Franco, qui a « sauvé la chrétienté comme l’avait sauvée le Cid », et « préservé la latinité de l’asservissement bolchevique36 ». Car Staline est « le Satan du monde », dont le pacte avec Hitler confirme la justesse de la double condamnation prononcée par Pie XI en 193737. Aussi le premier reproche adressé au Parti communiste français 33. « Abonnement », JSL, février 1939. Sur la paroisse de Lambézellec à cette époque, voir Yvon Tranvouez, Un curé d’avant-hier. Le chanoine Chapalain à Lambézellec (1932-1956), Brest-Paris, Éditions de la Cité, 1989. 34. Pierre Croizier, « Suivez le guide », JSL, septembre 1939. 35. « Une belle déclaration des catholiques d’Alsace », JSL, février 1939. 36. « Franco et Pétain », JSL, avril 1939. 37. Pierre l’Ermite, « Hauts les cœurs !… », JSL, octobre 1939. On sait que l’encyclique Divini Redemptoris du 19 mars 1937 avait été immédiatement précédée d’une autre, Mit Brennender Sorge, contre le nazisme, le 14 mars 1937.

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est-il d’être aux ordres de Moscou. On félicite le maire de Vallauris d’avoir envoyé sa démission « aux mouchards de la Troisième Internationale38 ». Le lecteur est mis en garde contre la tactique d’un parti qui parle tricolore mais pense rouge, qui a ainsi manipulé le Front populaire, noyauté la CGT et tendu hypocritement la main aux catholiques. Pourtant l’échec de la grève générale du 30 novembre 1938 rassure : « Les moscoutaires sont condamnés par les travailleurs39. » En 1940, décrivant un village « communiste cent pour cent », Pierre l’Ermite juge que « tout ce monde-là, vivant à l’écart, ignore l’immense évolution qui a secoué la conscience ouvrière40 ». Cette ambivalence du Parti communiste, qui paraît tantôt dangereux et tantôt impuissant, rejoint une perception différenciée de ses militants. D’un côté, il y a les « durs », les « meneurs », les « apaches ». Ils sont fainéants et beaux parleurs, ils sabotent la production dans les usines où ils entretiennent l’agitation parce qu’ils terrorisent les bons ouvriers, les « braves types » qui sont contents de leur sort. Pour faire face, il faut le « cran » des jocistes comme « Robert », malmené par une « demi-douzaine de gaillards ricanant et glapissant » qui veulent l’obliger à chanter l’Internationale, se relevant pour entonner le chant de la JOC41. Sortis de l’usine, ces « durs » sont aussi « ceux du cabaret », qui se font, devant le zinc, les propagandistes de l’union libre et de la contraception42. Venus d’on ne sait où, payés par Moscou, violents, ivrognes et coucheurs, ces professionnels de l’agitation que mettent en scène les histoires édifiantes de Je Sers, fournissent aux fidèles catholiques une 38. « Un élu communiste se révolte contre le mouchardage moscoutaire », JSL, décembre 1938. 39. « Les facteurs blackboulent les communistes », JSL, décembre 1938. 40. Pierre l’Ermite, « L’îlot rouge », JSL, juin 1940. 41. « Allons, chante l’Internationale ! », JSL, juin 1939. Dans le même registre, il faut relire la description de la grève chez Grouan-Vassort et du rôle de Mardyck dans le célèbre roman de Maxence Van der Meersch, Pêcheurs d’hommes, Paris, Albin Michel, 1940 (chapitre 2 de la deuxième partie). 42. Edmée Pillette, « Le rouge qui déteint », JSL, mai 1939. Le rapprochement implicite communisme/alcoolisme est courant, tout comme celui communisme/immoralité. Ainsi encore : « Parfois, en voyant tel enfant de communiste notoire, de telle femme adonnée à la boisson, malpropre… », Cinq ans…, op. cit., p. 65.

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image repoussoir, qui doit les détourner de toute velléité de collaboration avec les communistes. D’autres évocations, en revanche, non moins édifiantes, campent le type des « peints en rouge », braves militants qui se sont laissé séduire par le Parti mais qui, dans le fond, ne sont pas vraiment communistes, et qu’une occasion providentielle peut ramener, sinon à la foi de leur enfance, du moins à de meilleurs sentiments. C’est par exemple le cégétiste qui s’arrête pour aider le jeune prêtre en panne d’essence parce qu’ « après tout, on est des hommes… je ne peux pas te laisser dans la panade…43 » C’est encore « le pur des purs », qui a concédé à « sa bourgeoise », « par rapport qu’elle avait les nerfs malades », que le petit aille au catéchisme. Mais le petit aime ça. Arrive la retraite de première communion. Le « papa communiste » se rend à la séance finale par « devoir soviétique », pour « surveiller la chose d’un peu plus près ». Impressionné par la nombreuse assistance qui remplit l’église, toutes classes confondues (« il y avait même des camarades qu’il reconnut… »), ému par les paroles du curé, il ne peut retenir une larme. Mais alors, une femme bien étonnée… une femme qui n’en revenait pas, mercredi soir, ce fut la mère… quand son communiste de mari lui dit rudement : – Ma « redingue »… elle est en état, je suppose ? – Ta redingote ? – Oui… – Et pour quoi faire, Seigneur ? – Mais… pour demain !… – Tu y viens ?… – Si j’y viens ?… Et il eut un geste qui défiait Lénine et le Guépéou, et cent millions de Russes… et quelques autres encore avec !… Et la bourgeoise l’embrassa comme jamais encore elle ne l’avait embrassé…44

Voyou ou bon garçon, le militant communiste est, dans Je Sers, un « homme simple, de peu d’instruction45 », qui a appris par cœur des formules auxquelles il ne comprend rien et qui est incapable de discuter avec le prêtre, qui a fait des études. Les mobilisations partielles, puis la guerre, amènent à monter en épingle cette nécessaire supériorité catholique : le curé 43. « La panne bienfaisante », JSL, novembre 1938. 44. Pierre l’Ermite, « Les “peints en rouge” », JSL, juillet 1939. 45. Gustave Hervé, « La mort d’un communiste », JSL, avril 1940.

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commandant ou le vicaire lieutenant contrastent avec le militant communiste, simple soldat ou au mieux sous-officier. On note avec une satisfaction évidente que tel curé « a sous ses ordres M. le maire communiste, et sergent de l’armée française46 ». Cette guerre, il faut le dire, conforte l’abbé Bordron et ses collaborateurs dans leurs appréciations antérieures. Ils s’indignent de la « désertion » de Thorez et de la « trahison » des chefs communistes. Ils citent l’évêque de Clermont, Mgr Piguet, mettant en garde contre la « persistance d’un communisme dilué, déprimant, prêt à toutes les besognes », qui sape dans l’ombre le moral du pays. Le général de Castelnau fait écho en invitant les Français à se protéger des « infiltrations de la propagande bolcho-bolcheviste47 ». Mais tous les communistes ne sont pas des traîtres. On se réjouit du réflexe jacobin de « la grande masse » des électeurs du Parti, « braves gens qui n’étaient, au fond, que des républicains avancés et des patriotes épris de justice sociale et de paix internationale48 ». On rapporte les propos du chanoine Polimann, député de la Meuse, mobilisé comme commandant d’une compagnie dont la plupart des hommes appartiennent au Parti communiste de la région parisienne, qui témoigne que « beaucoup assistent tous les matins » à sa messe 49. On raconte et on commente la mort édifiante du militant qui s’est donné un coup de baïonnette dans la poitrine et qui déclare à ses camarades avant de succomber : J’ai cru au communisme, j’y ai vu un idéal, mais je me suis trompé. J’ai été trompé.

Repentant et absous par le prêtre qui était son capitaine, « il mourut chrétiennement à l’ambulance50 ». 46. Urbain Milly, « Les surprises du “sac au dos” », JSL, juin 1939. 47. Mgr Piguet, « Le plus grand danger », et Général de Castelnau, « La bataille sur le front intérieur », JSL, janvier 1940. 48. Gustave Hervé, « La trahison des communistes », JSL, novembre 1939. 49. « Un chef », JSL, février 1940. 50. « La mort du communiste : récit d’un prêtre mobilisé comme officier », JSL, mars 1940, et Gustave Hervé, « La mort d’un communiste », loc. cit. On notera que l’on se réjouit de l’abjuration du communisme sans songer à condamner le suicide.

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Somme toute, les images du communisme que reçoivent les fidèles ne diffèrent pas sensiblement de celles que produisent ou reproduisent les militants catholiques. Sans doute celles-là sontelles plus tranchées et plus moralisantes, et celles-ci plus nuancées et plus averties de l’implantation réelle du Parti. D’un côté le communisme est plus caricaturé, de l’autre il est plus observé. Mais, encore une fois, il ne s’agit là que de deux explorations limitées, à partir de dossiers restreints. L’enquête serait à élargir et à diversifier. À la question de savoir quelles modifications de cet univers mental ont pu se produire pendant la drôle de guerre et les débuts de l’Occupation, l’analyse de Je Sers a déjà partiellement répondu. Mais il faut élargir la perspective pour dégager, sous bénéfice d’inventaire, trois types d’évolution. Une première tendance, sans doute majoritaire, en tout cas dominante dans l’institution, correspond à tous ces catholiques qui voient dans la guerre, puis dans la défaite, la confirmation de leur catastrophisme a priori. La faillite de la démocratie bourgeoise n’est pas pour déplaire à ceux qui ne cessaient de la vilipender et de prédire son effondrement. Dès la drôle de guerre, ils se félicitent du renouveau religieux qui se manifeste au front, « cette grande paroisse militaire », où « l’air est pur », où de « chics jocistes » et des « curés épatants » suscitent des conversions ou des retours aussi nombreux qu’inespérés. De Pétain et de Vichy, ils escomptent une Révolution nationale, certes, mais chrétienne51. Ils orchestrent la France pénitente. Vis-à-vis d’un Parti communiste dévalué par la « trahison » de ses chefs, ils ont l’impression de pouvoir reconquérir le peuple qu’il avait dévoyé. S’en distingue un courant de même origine mais plus politisé, sensible depuis longtemps au danger fasciste, formé 51. Voir Yves-Marie Hilaire, « L’été 1940 : l’effondrement et le sauveur », dans Églises et chrétiens dans la Deuxième Guerre mondiale. La France, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1982, p. 85-87 ; Étienne Fouilloux, Les chrétiens français entre crise et libération, 1937-1947, Paris, Seuil, 1997.

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d’antimunichois de la première ou de la deuxième heure52, qui étaient donc objectivement sur les mêmes positions que le Parti communiste avant que le pacte germano-soviétique ne les en éloigne. Il s’agit, en gros, des démocrates chrétiens du PDP, mais aussi, plus largement, de groupes assez mal délimités, tournant autour de publications comme Esprit ou Temps présent, l’exemple le plus caractéristique étant celui des Nouvelles équipes françaises fondées en novembre 193853. Ils sont parmi les premiers résistants et retrouveront donc les communistes dans la lutte clandestine, mais sans en être suiveurs, ni dépendants, ni fascinés. Résistance chrétienne ou d’origine chrétienne que Georges Bidault fera accéder à la tête du CNR et qui débouchera après la guerre sur le MRP. Il faudrait cerner enfin un ensemble plus composite, formé de catholiques qui développent moins des convictions antérieures qu’ils ne tirent les leçons d’expériences inédites et déroutantes. Ceux qui vivent dans la drôle de guerre non un temps de conquête apostolique mais une « déception », la révélation de « l’échec quasi total » de l’Action catholique, impression confirmée par les premiers mois de captivité54. Ceux qui, modestement encore, tentent de nouvelles approches d’un monde ouvrier dont ils se sentent coupés. C’est en 1941 qu’est créé le séminaire de la Mission de France55 et que le père Loew commence à travailler comme docker sur le port de Marseille. Ou encore ceux qui, de diverses manières, s’éloignent d’un 52. Première heure : Esprit ; deuxième heure : L’Aube, d’abord impressionnée par l’accueil populaire des accords de Munich, mais qui se reprend dès novembre 1938 et stigmatise alors « la honte de Munich ». 53. Françoise Mayeur, « Une résistance avant la lettre : les Nouvelles équipes françaises (NEF) », et Jean-Claude Delbreil, « Les démocrates populaires, Vichy et la Résistance, 1940-1942) », dans Églises et chrétiens…, op. cit., p. 43-50 et 117-126. 54. Expressions employées par le père Joseph Robert, dominicain et prêtre-ouvrier, dans deux témoignages importants : « L’Action catholique de captivité », Masses Ouvrières, 14, juillet 1946, et « Comment j’ai retrouvé mon sacerdoce », Les Cahiers du clergé rural, 132, novembre 1951. Voir aussi Émile Poulat, Les prêtres-ouvriers. Naissance et fin, Paris, Cerf, 1996. 55. Voir Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, Une histoire de la Mission de France. La riposte missionnaire, 1941-2002, Paris, Karthala, 2007.

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vichysme qui déçoit leurs espérances56. Les uns et les autres, dans leurs itinéraires insolites, rencontrent des communistes, souvent dévoués et efficaces. Et ces « amitiés rouges » provoquent peu à peu chez certains des glissements idéologiques : formé à lutter contre les communistes, on en vient à vouloir faire aussi bien qu’eux, et on finit par travailler avec eux, si ce n’est sous leur direction. C’est cette logique de l’action militante qui transforme le conquérant en compagnon de route. Mais en 1941 on n’en est encore qu’à voir se mettre en place les conditions qui rendront possible une telle évolution. Elle ne cristallise vraiment qu’en 1943 ou 1944. La fraternité combattante vécue au sein des réseaux et des maquis de la Résistance, immortalisée par le poème d’Aragon, cette rencontre entre « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », est porteuse d’une nouvelle conjoncture, d’une deuxième main tendue, bien différente de la première, et de nouveaux militants, les chrétiens progressistes.

56. Voir Bernard Comte, L’honneur et la conscience. Catholiques français en Résistance (1940-1944), Paris, Éditions de l’Atelier, 1999 et Une utopie combattante, l’École des cadres d’Uriage, 1940-1942, Paris, Fayard, 1991.

6 Un cryptocommunisme catholique ?

Les chrétiens progressistes, compagnons de route du Parti communiste français au temps de la guerre froide, sont des oubliés de l’histoire. Les spécialistes du communisme ne s’en soucient pas, sans doute parce qu’ils les jugent sans importance. Même ceux qu’anime un zèle libéral qui les porte à fustiger l’aveuglement des intellectuels français des années quarante et cinquante, même ceux-là ne les aperçoivent guère : la gauche chrétienne chez François Furet comme chez Tony Judt s’arrête à Esprit et à Témoignage chrétien1. Furent-ils donc négligeables pour être si négligés ? On finirait par le croire si la mémoire des milieux intégristes au sein du catholicisme n’avait entretenu obstinément la légende de la « cinquième colonne de la révolution » en dénonçant l’infiltration de la presse et des mouvements catholiques par les idées du progressisme chrétien2. Esprit et Témoignage chrétien, mais aussi le mouvement missionnaire français, et les prêtres-ouvriers en particulier, auraient été contaminés par de petits groupes aux effectifs modestes mais à 1. François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995 ; Tony Judt, Un passé imparfait. Les intellectuels en France, 1944-1956, Paris, Fayard, 1992. 2. La formule est lancée par Jean Ousset et le groupe de la Cité catholique. Voir Jacques Marteaux, L’Église de France devant la révolution marxiste, tome II, Les catholiques dans la tourmente, 1944-1958, Paris, La Table ronde, 1959, p. 278 et sq. Le caractère « cryptocommuniste » de l’Union des chrétiens progressistes est affirmé par Clergé-Information, organe hebdomadaire du Comité international de défense de la civilisation chrétienne, 10 décembre 1948.

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l’influence redoutable, l’Union des chrétiens progressistes (UCP), Jeunesse de l’Église et l’équipe du bimensuel La Quinzaine. Ignorance ou fantasme, il faut en sortir. Loin d’être les dupes ou les instruments du Parti communiste, les chrétiens progressistes ont été avant tout les éléments avancés d’une recomposition du catholicisme français. Georges Suffert s’étonnait naguère que l’Église eût condamné tardivement, entre 1953 et 1955, une tendance qui avait, affirmait-il, quasiment disparu dès 1951 3. Mais à regarder de près l’enchaînement chronologique des années de guerre froide, on ne s’en étonne plus. On ne trouve en effet d’expression claire et assurée des chrétiens progressistes qu’en 1947 et 1948. Les choses se compliquent ensuite, entre 1949 et 1951, tant du point de vue politique que du point de vue religieux, au point que leur organisation perd sa raison d’être et finit par disparaître. Le progressisme survit pourtant dans les milieux chrétiens jusqu’en 1953, et même au-delà, mais ce sont alors, paradoxalement, les préoccupations missionnaires qui favorisent la persistance d’un compagnonnage devenu plus problématique du seul point de vue politique. Il ne faut pas chercher ailleurs que dans cet ancrage proprement religieux du progressisme chrétien l’explication des mesures disciplinaires qui le frappent dans les années qui suivent.

Naissance des chrétiens progressistes L’UCP est, dans les premiers temps de la guerre froide, la seule organisation chrétienne qui se propose de collaborer étroitement avec les communistes. Est-elle pour autant un satellite du Parti ? Rien n’est moins sûr. Elle apparaît plutôt comme un 3. « En 1951, la prise de conscience de l’impossibilité de toute collaboration est à peu près générale. L’expérience du progressisme est close et abandonnée par ceux-là mêmes qui l’ont tentée. Pourtant, c’est en 1953 que sont prises à Rome les premières mesures disciplinaires contre la France. », Georges Suffert, Les catholiques et la gauche, Paris, François Maspero, 1960, p. 51.

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petit mouvement sans grande audience et sans moyens, qui cherche surtout à se légitimer au sein de l’espace catholique. L’image vient naturellement à l’esprit : « la rose et le réséda », chantés par Aragon, se sont définitivement fanés à l’automne 19474. C’en est fini, citons encore Georges Suffert, du « grand rêve romantique de la Libération », communistes et chrétiens travaillant côte à côte comme dans la Résistance5. Les camps sont désormais tranchés. La publication dans Action, l’hebdomadaire communiste dirigé par Pierre Hervé, en décembre 1947, du manifeste de l’UCP, semble accréditer l’idée que cette nouvelle organisation est une création du Parti, l’un des nombreux relais de son influence dans la société française. Les choses sont plus compliquées. C’est en février 1947 qu’un petit groupe d’intellectuels catholiques, membres ou sympathisants du Parti communiste6, décide de lancer « un mouvement d’opinion et de propagande connexe au PCF », afin de « préparer les voies d’un Front patriotique » auquel pourraient se rallier un certain nombre de chrétiens. Il s’agit surtout de fournir au Parti « des articles et des orateurs » pour lutter contre l’anticommunisme des milieux catholiques7. Les fondateurs souhaitent travailler sous le contrôle du Parti communiste, dont ils escomptent en échange un appui financier. Mais le mouvement reste volontairement discret. Il ne s’exprime que dans les colonnes d’Action, où il alimente dès le printemps 1947 une rubrique nouvelle. Soumission totale au Parti, activité quasi clandestine, volonté de déstabilisation du bloc politico-religieux symbolisé par le MRP : on est vraiment, à ce moment, en face d’une sorte de cryptocommunisme catholique.

4. « La rose et le réséda » : on sait la force emblématique de ce poème de Louis Aragon sur l’action commune des catholiques et des communistes dans la Résistance. 5. Georges Suffert, op. cit., p. 53. 6. Les sept fondateurs de ce qui deviendra l’UCP sont Gilbert de Chambrun, Michel de Boüard, Pierre Garbarini, Maurice Bourgueil, Pierre Bru, Henri Denis et Marcel Moiroud. 7. Compte rendu de la réunion du 1er février 1947, cité par Jean-Paul Rouxel, Les chrétiens progressistes, de la Résistance au Mouvement de la Paix, thèse d’histoire, Université de Rennes, 1976, p. 96-97.

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La situation est bien différente un an plus tard. Les militants de l’UCP ont désormais leur visibilité. Ils publient un petit mensuel imprimé, Des chrétiens prennent position, tiré à 5 000 exemplaires. Leurs liens avec le Parti communiste se sont distendus. Roger Garaudy, que le Comité central avait désigné pour répondre à leur demande, ne vient pratiquement jamais aux réunions. Quant à l’aide financière espérée, elle s’est réduite à un faible apport initial permettant tout juste de couvrir un mois de frais de fonctionnement. Il semble que les dirigeants du PCF n’accordent que peu d’importance à une organisation dont ils n’ont pas eu l’initiative et dont la capacité d’influence leur paraît limitée. Les objectifs de l’UCP ont d’ailleurs un peu changé. Dans la conjoncture de guerre froide, on cherche moins à gagner au progressisme de nouveaux adeptes qu’à éviter que ceux qui le sont déjà ne soient marginalisés ou exclus par leur Église. Il ne s’agit plus d’aiguiser les contradictions sociales au sein du catholicisme, mais d’y affirmer le droit au choix politique de la collaboration avec les communistes. L’UCP adopte alors un profil bas, qui déconcerte une partie de ses adhérents : comment admettre que l’on valorise le discours social de ces mêmes évêques dont un an plus tôt on ne cessait de dénoncer l’attitude sous l’Occupation ? Il en résulte une première ligne de partage entre ceux qui, comme Michel de Boüard, refusent cette évolution, et ceux qui, tel Henri Denis, la justifient par des raisons tactiques8. Ce premier recentrage ecclésial de l’UCP tient aussi à l’influence qu’y exerce désormais la forte personnalité d’André Mandouze. Il avait été l’un des premiers à afficher clairement, après la guerre, sa volonté de poursuivre le rapprochement qui s’était opéré avec les communistes dans la Résistance. Fin 1945, hostile à la publication du manuscrit du père Fessard, France, prends garde de perdre ta liberté, qui appliquait au communisme la même grille d’analyse dont le jésuite s’était servi pendant 8. « Il faut, me semble-t-il, que nous mettions une sourdine à nos attaques contre les évêques, même les plus infâmes… Il est possible que demain au contraire nous puissions attaquer à fond sur ce terrain. Mais il faut toujours envisager le rendement effectif. », Henri Denis à Michel de Boüard, 22 octobre 1948, lettre citée par Jean-Paul Rouxel, op. cit., p. 139.

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l’Occupation pour dénoncer le nazisme, Mandouze avait été mis en minorité et contraint à démissionner de son poste de rédacteur en chef de Témoignage chrétien. Nommé à la Faculté des Lettres d’Alger, il avait gardé une tribune grâce à Temps présent, où Madame Sauvageot et le père Boisselot, qui contrôlaient le conseil d’administration, avaient tenu à faire entendre la sensibilité des « catholiques communisants », comme on disait alors, malgré les réserves du directeur en titre, Stanislas Fumet. Mais Temps présent s’était sabordé en mai 1947, faute de pouvoir surmonter l’hémorragie d’un lectorat déconcerté par les contradictions internes d’un hebdomadaire où cohabitaient de plus en plus difficilement la ligne démocrate chrétienne héritée des années trente, le gaullisme populaire rêvé par Stanislas Fumet et André Frossard, et la tendance progressiste exprimée par Mandouze9. C’est ainsi que ce dernier avait rejoint la petite équipe de l’UCP naissante, lui apportant le poids de son prestige et de son autorité morale, mais aussi des préoccupations qui n’étaient pas prioritaires pour les fondateurs du mouvement. Il s’agissait moins, pour lui, de servir le Parti communiste que de justifier d’un point de vue proprement religieux, face aux critiques portées par les Études, Esprit ou Témoignage chrétien10, le choix progressiste d’un certain nombre de catholiques. Il est tout à fait significatif que les principaux textes qui expriment les positions de l’UCP, en dehors de ses propres publications, soient tous signés de Mandouze. Le plus important est sans aucun doute celui qu’il publie à l’automne 1948 sous le titre « Prendre la main tendue », dans un volume collectif sur 9. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000 (chapitre 2 : « Un héritage contesté : Temps présent ») ; Martine Sevegrand, « Temps présent », une aventure chrétienne (1937-1992), tome I, Un hebdomadaire (1937-1947), Paris, Éditions du Temps présent, 2006 ; André Mandouze, Mémoires d’outresiècle, tome I, D’une Résistance à l’autre, Paris, Viviane Hamy, 1998 ; Jacqueline Sauvageot, Ella Sauvageot. L’audace d’une femme de presse (1900-1962), Paris, Éditions de l’Atelier, 2006. 10. Jean Baboulène, « La main tendue », Témoignage chrétien, 13 juin 1947 ; Emmanuel Mounier, « Communistes chrétiens ? », Esprit, juillet 1947, p. 116-121, et « Délivrez-nous », Esprit, janvier 1948, p. 133-139 ; Jean Daniélou, « Le discours du Saint-Père et la tactique communiste », Études, mai 1948, p. 247-249.

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Les chrétiens et la politique, aux Éditions du Temps présent. Il s’y emploie à montrer que le catholicisme n’est pas lié à la politique du MRP et que la nécessaire distinction du spirituel et du temporel légitime la collaboration avec les communistes, l’articulation des plans étant pour chacun affaire de conscience. « Ce n’est pas sans difficultés que, étant chrétien, j’ai abouti à une telle position », concède-t-il d’entrée : En même temps, je sais que j’y ai été conduit, non pas à la suite d’un affadissement et au prix d’une mutilation de mon christianisme, mais bien par suite des exigences croissantes d’un christianisme qui se veut intégral11.

Au cours de ses premières assises nationales, en septembre 1948, l’UCP dresse un bilan mitigé de son activité. Peu soutenue par le Parti communiste, vivement critiquée dans l’Église, elle rassemble alors moins de 2 000 adhérents, parmi lesquels beaucoup d’intellectuels et trop de Parisiens. Mais elle exerce malgré tout une influence non négligeable sur une frange de militants des mouvements catholiques, déçus du MRP ou de la CFTC notamment, qu’elle contribue par là-même à déstabiliser. « Un nouveau Sillon ? », titre alors André Fontaine dans Le Monde, laissant ainsi clairement entendre qu’il y a peu de chance qu’une telle position soit longtemps tolérée dans l’Église12.

Entre recentrage et radicalisation De fait, le temps se gâte pour les chrétiens progressistes dès le début 1949. Et jusqu’à sa disparition en 1951, l’UCP se trouve dans une situation paradoxale, où son audience s’élargit 11. André Mandouze, « Prendre la main tendue », dans Les chrétiens et la politique, Paris, Éditions du Temps présent, 1948, p. 42. Voir aussi « Rome ou Moscou », Esprit, novembre 1948, p. 746-750. 12. André Fontaine, « Un nouveau Sillon ? L’Église et les rouges chrétiens », Le Monde, 6 octobre 1948.

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en même temps que sa raison d’être tend à disparaître, du fait des premières interventions de la hiérarchie catholique, de l’inflexion tactique du Parti communiste et de l’évolution du mouvement missionnaire. Le raidissement de l’Église se manifeste d’abord en Italie, où le député Franco Rodano, leader du Mouvement unitaire des chrétiens progressistes, est frappé d’interdit personnel, en janvier 1949, « pour avoir répandu des doctrines erronées et des affirmations tendant à fomenter des divisions et des malentendus dans le clergé et à jeter le discrédit sur la hiérarchie13 ». Au même moment, en France, le père Fessard publie dans les Études un article particulièrement sévère pour les chrétiens progressistes, au point que Mounier, qui ne leur avait guère ménagé ses critiques jusque-là, prendra leur défense dans Esprit14. Début février, le cardinal Suhard, archevêque de Paris, connu pour son attention au problème de la déchristianisation ouvrière, met en garde contre toute « collaboration habituelle et profonde » avec les communistes, et son confrère Liénart, évêque de Lille, le plus ancien des cardinaux français, donne un avertissement analogue quelques semaines plus tard15. Mais c’est évidemment le décret du Saint-Office du 1er juillet 1949 qui porte le coup le plus dur, parce que, sans condamner personne, il prévoit que des sanctions canoniques, pouvant aller jusqu’à l’excommunication, puissent être prises contre les catholiques qui favoriseraient d’une manière ou d’une autre l’action des partis communistes16. Malgré les commentaires apaisants dont ce texte, d’une portée générale, fait l’objet de la part des cardinaux français17, quelques mesures sont prises ici 13. L’Osservatore Romano, 16 janvier 1949. 14. Gaston Fessard, « Le christianisme des chrétiens progressistes », Études, janvier 1949, p. 65-93 ; Emmanuel Mounier, « Les chrétiens progressistes », Esprit, mars-avril 1949, p. 567-576. 15. Semaine religieuse de Paris, 5 février 1949 ; Semaine religieuse de Lille, 20 mars 1949. 16. Texte reproduit et commenté par Étienne Fouilloux dans « Les Églises en face du communisme », 2 000 ans de christianisme, tome IX, Paris, Société d’histoire chrétienne, 1976, p. 46-53. 17. « Lettre des cardinaux français sur le décret du Saint-Office », La Croix, 15 septembre 1949.

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ou là contre des prêtres ou religieux dont les positions sont jugées aventureuses. Celle du cardinal Roques, archevêque de Rennes, interdisant à ses diocésains la lecture du quotidien progressiste breton Ouest-Matin, touche indirectement l’UCP, puisque le directeur de ce journal n’est autre qu’Henri Denis, membre de son comité national18. Les ennuis de l’abbé Boulier, membre du comité directeur des Combattants de la Paix et de la Liberté, soutane habituée de leurs manifestations, frappé d’interdit personnel en 1950, attirent l’attention sur une deuxième évolution qui sera bien plus préjudiciable aux chrétiens progressistes. En mettant l’accent sur l’urgence d’un large combat contre la menace d’une troisième guerre mondiale, le Parti communiste relance la politique de la main tendue, mais sous une forme dont on n’a pas toujours mesuré la nouveauté. Alors qu’en 1936 l’appel de Maurice Thorez gardait un contenu de classe, puisqu’il s’adressait avant tout aux travailleurs catholiques19, la ligne de 1949 vise à rallier une partie de l’institution elle-même. Au temps du Front populaire, le Parti communiste tendait la main aux catholiques bien que catholiques. Au temps de la guerre froide, il leur tend la main parce que catholiques. Dans ces conditions, les militants de l’UCP perdent de leur importance politique : simples laïcs mis en cause par la hiérarchie, ils sont moins utiles au Parti que les prêtres sans histoire qu’il réussit à attirer sur les tribunes de ses meetings pour la paix. L’organisation elle-même importe moins que l’engagement de ses membres dans une action qui dépasse largement ses frontières initiales. Le rapport d’orientation présenté par son secrétaire général au congrès que l’UCP tient à Paris en novembre 1949, témoigne de l’adaptation à cette nouvelle donne : Nous devons rompre définitivement avec l’orientation première de l’UCP, explique Marcel Moiroud. L’UCP n’est pas 18. Voir Jacques Thouroude, « Ouest-Matin ». Un quotidien breton dans la guerre froide (1948-1956), Rennes, Apogée, 2006. 19. Voir Étienne Fouilloux, Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et Mai 1968, Paris, Parole et Silence, 2008 (« La “main tendue” et ceux qui l’ont prise », p. 145-174).

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un courant de pensée religieuse, visant à attaquer les dirigeants des Églises ou à prôner la réforme de celles-ci. L’UCP n’est pas un regroupement de chrétiens à l’intérieur du camp progressiste, une amicale de chrétiens communisants qui s’interdirait toute action féconde dans les masses chrétiennes. Ce qu’est simplement l’UCP, c’est un mouvement d’opinion politique qui s’efforce d’orienter les masses chrétiennes dans une direction progressiste.

« Il s’agit désormais, confirme Jean Verlhac, de placer l’UCP au centre des milieux chrétiens20. » Ce deuxième recentrage ecclésial, dicté par la conjoncture politique, rencontre une évolution inverse qui affecte le mouvement missionnaire. Partis de considérations proprement religieuses, un certain nombre de catholiques découvrent la profondeur de l’implantation communiste et se persuadent de l’imprégnation marxiste de la classe ouvrière. Il en résulte des rapprochements inattendus et une sorte de fascination pour le communisme qui se manifestent en divers lieux21. À partir de leur dixième cahier, L’Évangile captif, publié au printemps 1949, les communautés de Jeunesse de l’Église placent la question prolétarienne au centre de leur recherche théologique22. Les prêtres-ouvriers, qui se sont donné une structure nationale de concertation, privilégient l’engagement à la CGT et le compagnonnage avec les militants communistes 23 . Le Mouvement populaire des familles accélère le double processus 20. Marcel Moiroud, « Rapport d’orientation », et Jean Verlhac, « La situation actuelle des milieux chrétiens », Des chrétiens prennent position, supplément au n° 7, décembre 1949. 21. Voir Robert Wattebled, Stratégies catholiques en monde ouvrier dans la France d’après-guerre, Paris, Éditions Ouvrières, 1990. 22. Voir Thierry Keck, Jeunesse de l’Église (1936-1955). Aux sources de la crise progressiste en France, Paris, Karthala, 2004. 23. D’une historiographie abondante, on retiendra surtout : Émile Poulat, Les prêtres-ouvriers. Naissance et fin, Paris, Cerf, 1999 ; Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve, 1944-1969, Paris, Karthala, 2004 ; Tangi Cavalin et Nathalie VietDepaule, Une histoire de la Mission de France. La riposte missionnaire, 1941-2002, Paris, Karthala, 2007 ; Marta Margotti, Preti e operai. La Mission de Paris dal 1943 al 1954, Turin, Paravia, 2000.

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de déconfessionnalisation et de politisation qui le mènera à se transformer en 1950 en Mouvement de libération du Peuple et à adopter une ligne résolument progressiste24. Cette convergence de deux logiques différentes, celle de l’UCP et celle du mouvement missionnaire, apparaît nettement au printemps 1950, lorsqu’un petit groupe de chrétiens du XIIIe arrondissement de Paris élabore une affiche manifeste, « Des chrétiens contre la bombe atomique », qui invite à signer l’appel de Stockholm, lancé par le Comité mondial des partisans de la paix. Marginalisés par quasiment toute la presse catholique, Témoignage chrétien inclus, les chrétiens qui se rallient à cette initiative ne peuvent guère s’exprimer que dans les colonnes du journal de l’UCP, auquel ils ne sont pas tous disposés à s’identifier. Il ne leur reste qu’à se doter de leur propre tribune, le bimensuel Quinzaine, dont le premier numéro paraît en novembre 1950, grâce à l’appui de Madame Sauvageot, qui tient à préserver un espace d’expression pour ce courant novateur soucieux de ne pas se couper des milieux influencés par le communisme25. Cette recomposition de l’avant-garde catholique, où la question missionnaire croise le problème communiste et s’y entremêle, inaugure ce que l’on appellera bientôt, pour le condamner, le progressisme chrétien. Fortement impliqués dans cette mutation, les militants de l’UCP n’en tirent pas tous les mêmes conséquences. Un débat très vif s’ouvre entre ceux qui, autour de Maurice Caveing, ne voient plus l’intérêt d’une organisation propre aux chrétiens progressistes et préfèrent s’engager purement et simplement dans le Parti ou dans le Mouvement de la Paix, et ceux qui, à l’instar de Jean Verlhac, estiment qu’il faut poursuivre une action spécifique pour tenter de désolidariser les milieux chrétiens de leurs attaches conser24. Voir De l’Action catholique au mouvement ouvrier. La déconfessionnalisation du Mouvement populaire des familles, 1941-1950, deuxième numéro des Cahiers du GRMF, Lille, 1984. 25. Analyse détaillée dans Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France, XIX e-XX e siècle, Paris, Éditions ouvrières, 1988 (chapitre 6 : « 1950 : l’appel de Stockholm et la naissance du progressisme chrétien »).

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vatrices. Mais les uns et les autres doutent de l’avenir de l’UCP, soit qu’elle leur semble désormais inutile, soit qu’elle leur paraisse incapable de jouer le rôle qui lui reste. Empêtrée dans des difficultés financières dont le Parti communiste ne se préoccupe guère, sollicitant sans arrêt ses adhérents, l’UCP ne survit qu’avec l’aide des Éditions du Temps présent, dont l’administratrice, Madame Sauvageot, fournit de quoi éponger les dettes accumulées. Il faut le dire clairement : fin 1950, l’UCP n’est pas un satellite du Parti communiste, mais un élément parmi d’autres dans une nébuleuse politico-missionnaire qui bénéficie du soutien indirect de La Vie catholique illustrée. Les débats confus du congrès de Lyon, en décembre 1950, esquivent le débat de fond qui divise l’UCP. L’aile droite, favorable à un mouvement carrefour largement ouvert sur les milieux chrétiens, s’investit dès lors dans La Quinzaine, tandis que l’aile gauche se désengage rapidement des tâches proprement religieuses. Sans moyens et sans perspectives, l’UCP disparaît en juillet 1951.

L’involution missionnaire de la question communiste À partir de l’été 1951, les chrétiens progressistes n’existent donc plus comme mouvement, mais une partie d’entre eux participe au courant plus diffus qui s’exprime notamment dans La Quinzaine. Mais comme on ne les distingue plus, on les imagine partout, et le fantasme du complot cryptocommuniste redouble d’intensité. « Du côté intégriste, se plaindra encore Jean Verlhac en 1955, on veut croire à l’existence d’une sorte d’organisation clandestine, née de l’Union des chrétiens progressistes, et qui, possédant des influences et des ramifications dans tout le monde catholique, l’imprégnerait peu à peu du venin marxiste26. » La réalité est bien différente. Tout en continuant de prôner l’unité d’action, la plupart des chrétiens 26. Jean Verlhac, « Mythe et réalités du progressisme », La Quinzaine, 95, 1er janvier 1955.

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progressistes prennent une certaine distance à l’égard de la politique communiste et n’éludent pas la question des « Églises du silence ». Mais l’enjeu missionnaire fait que le communisme demeure plus que jamais l’horizon indépassable de leur réflexion religieuse. Du lectorat de La Quinzaine, dont le panel idéologique est plus varié que celui des adhérents de l’UCP, émergent diverses inquiétudes qui déterminent la rédaction à ouvrir en 1951 un débat sur l’utilisation des chrétiens par les communistes. La publication des principales réponses, et des réactions à ces réponses, alimente un dialogue qui n’occupe pas moins de huit numéros entre août 1951 et janvier 1952. Dialogue de sourds, à certains égards, entre ceux qui refusent une exploitation cynique par un parti qui instrumentalise ses alliés sans respecter leur différence, et ceux qui leur opposent l’urgence des problèmes et la nécessité d’une action efficace. Le pasteur Hatzfeld s’interroge : Comment se défendre du soupçon que nos camarades progressistes vont à la rencontre du Parti, tout alourdis par un complexe de culpabilité, qu’expliquent assez les graves défaillances de leurs Églises ? Dans ces conditions, ils apparaissent beaucoup plus comme les ouvriers de la onzième heure communiste que comme des rivaux fraternels, forts des promesses de leur Seigneur et décidés à tirer au clair le mystère de similitude et de dissemblance qu’on voit entre le christianisme et le communisme27.

Un groupe d’ouvriers de Limoges lui répond : Nos camarades communistes ne sont pas d’abord des marxistes théoriques, les chrétiens que vous appelez progressistes ne sont pas d’abord des théologiens. Ensemble, nous sommes des hommes et des femmes qui, avec une foi différente, partageons la vie quotidienne des exploités, et nous sommes sûrs que ce partage manque à beaucoup de catholiques

27. Henri Hatzfeld, « Lettre aux progressistes chrétiens », La Quinzaine, 22, 1er novembre 1951.

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et de protestants pour poser les problèmes que vous posez dans leur vérité objective28.

L’ensemble des réponses montre que personne n’accepte de collaboration inconditionnelle et que tous condamnent les « manœuvres grossières » dont la presse communiste a usé à l’occasion en déformant ou en interprétant abusivement les actes ou les paroles de personnalités chrétiennes. « Ceux qui collaborent le plus étroitement avec les communistes sont ceux qui insistent le plus sur la lucidité nécessaire », observe la rédaction29. L’essentiel du débat tourne alors autour de la participation des chrétiens au Mouvement de la Paix, et de leur capacité à peser assez lourd pour que celui-ci soit autre chose qu’une courroie de transmission du Parti30. Mais la reprise en main que les dirigeants communistes y opèrent en 1952 modifie les données du problème. En avril, un article de Victor Leduc, dans les Cahiers du communisme, s’en prend violemment à la hiérarchie catholique en général, et à Mgr Feltin en particulier. Un mois plus tard, Jeannette Vermeersch dénonce, dans les colonnes de France nouvelle, « l’activité avilissante, désagrégatrice, démoralisante » de certains prêtres-ouvriers qui enfermeraient les ouvriers dans un économisme étroit, les détournant ainsi de la lutte politique31. Ce retour à une analyse de classe des forces religieuses oblige les chrétiens progressistes à des mises au point embarrassées, réaffirmant le caractère essentiel des liens qui unissent les catholiques à leur hiérarchie et rétorquant, 28. « Réponse à la lettre aux progressistes chrétiens », La Quinzaine, 25, 15 décembre 1951. Sur le milieu missionnaire limougeaud, voir Louis Pérouas, Prêtres-ouvriers à Limoges : des trajectoires contrastées, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Jeannette Dussartre-Chartreux, Destins croisés. Vivre et militer à Limoges, Paris, Karthala, 2004. 29. Guy Clairbois (pseudonyme de Guy Grattesat), « Les chrétiens sont-ils utilisés ? Conclusion… provisoire », La Quinzaine, 24, 1er décembre 1951. 30. Voir Jacques-Olivier Boudon, Les chrétiens et le Mouvement de la Paix en France (1948-1953), Maîtrise d’histoire, Université de Paris IV, 1985. 31. Victor Leduc, « Le Vatican et les princes de l’Église contre l’union des Partisans de la Paix », Cahiers du communisme, avril 1952 ; Jeannette Vermeersch, « Notre lutte pour un gouvernement de paix », France nouvelle, 3 mai 1952.

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en tirant argument des incidents de la manifestation du 28 mai contre le général Ridgway, que les prêtres-ouvriers participent activement au combat politique32. Le relatif retour en arrière des communistes à l’occasion du Congrès des peuples pour la paix, à Vienne, en décembre, n’est somme toute qu’un été de la SaintMartin de la deuxième main tendue. Au début de l’année 1953, de plus en plus de chrétiens progressistes sont convaincus de la nécessité de bâtir une nouvelle gauche assez forte pour agir avec les communistes sans en être l’otage. Ils y sont également poussés par la dégradation de la situation religieuse dans les pays de l’Est et en Chine. Tout au long de son histoire, La Quinzaine essaie de comprendre et d’expliquer, par la collusion des Églises avec les anciens régimes, les attaques portées contre divers prélats et les tentatives de constitution d’Églises nationales ou patriotiques, et on sait combien cela lui sera reproché33. Elle s’est employée à relativiser les problèmes qui surgissaient en Hongrie, en Allemagne de l’Est ou en Pologne. Mais elle a réagi fermement, en 1951, à l’arrestation de l’archevêque de Prague, Mgr Beran : Le gouvernement de Prague, qui insiste souvent pour obtenir le ralliement des catholiques, voudrait justifier la mesure prise contre l’archevêque par des accusations de complot contre le régime et de trahison nationale. Nous ne savons pas si ces accusations sont justifiées. Nous savons, par contre, que, justifiées ou non, ces accusations servent de base à une campagne qui, au-delà même de la liberté et du prestige de l’Église, atteint la foi, notre foi chrétienne, qui ne trouverait plus pour la servir que des traîtres ou des espions rémunérés34. 32. Max Stern, Christiane Wéry, « La franchise est nécessaire à l’unité d’action », La Quinzaine, 34, 30 avril 1952. Max Stern, « Problèmes mal posés », La Quinzaine, 37, 15 juin 1952. Lors de la manifestation du 28 mai, deux prêtres-ouvriers, Louis Bouyer et Bernard Cagne, avaient été arrêtés par la police et brutalisés au cours de leur interrogatoire. 33. Voir notamment le livre du père François Dufay, En Chine : l’Étoile contre la Croix, Paris, Casterman, 1954 (en particulier le chapitre 5 de la deuxième partie : « Catholiques occidentaux et persécution »). 34. « Mgr Beran, archevêque de Prague », La Quinzaine, 10, 1er avril 1951 (éditorial).

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Mais les procès politiques, en particulier le procès Slansky, accentuent le malaise et montrent les divergences qui se creusent au sein de la rédaction. Tel qu’il se donne à voir dans La Quinzaine, le milieu des chrétiens progressistes en 1953 est donc traversé par des doutes et des contradictions quant à l’appréciation de la politique communiste35. Curieusement, ce sont les préoccupations missionnaires qui expliquent le maintien d’une attention étroite aux efforts des chrétiens progressistes des pays de l’Est. La « liaison organique du marxisme avec l’ensemble du monde ouvrier », pour parler comme Jeunesse de l’Église36, s’impose plus que jamais aux éléments les plus avancés du mouvement missionnaire, en particulier les prêtres-ouvriers, comme une donnée incontournable de l’évangélisation et de la réflexion croyante. Dans la perspective d’un monde nouveau dominé par le communisme, les expériences tchèque ou polonaise semblent le laboratoire d’un modèle de christianisme intégré à la société à venir. La Quinzaine suit de près l’action du pasteur Hromadka en Tchécoslovaquie, et surtout celle des dirigeants de l’équipe polonaise de Dzis i Jutro, avec laquelle elle entretient des relations très cordiales. Rien de plus significatif de cet état d’esprit que le numéro qui suit la mort de Staline. Alors que l’éditorial fait un bilan mesuré de la politique soviétique, le billet spirituel qui clôt chaque livraison retient surtout l’émotion populaire suscitée par la mort de celui qui symbolisait l’espoir des pauvres. La piété ingénue de ces masses devant la mort de Staline, conclut l’auteur, n’est pas tant une adhésion doctrinale à une théorie que l’expression mystique d’une légitime espérance, et le pressentiment maladroit, dans une difficile civilisation du travail, du destin transcendant des hommes37.

35. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes…, op. cit. 36. Marie-Ignace (Maurice) Montuclard, « L’Église et le mouvement ouvrier », dans Jeunesse de l’Église, Les Événements et la foi, Paris, Seuil, 1951, p. 35. 37. Apostolus (pseudonyme collectif, il s’agit en l’occurrence du père Chenu), « Devant la mort », La Quinzaine, 53, 15 mars 1953.

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Cette association d’un compagnonnage persistant avec les communistes et d’une volonté de repenser le christianisme hors du modèle de chrétienté, s’exprimant dans des publications relativement influentes sur une partie du jeune clergé et des militants de l’Action catholique, voilà le progressisme chrétien, beaucoup plus inquiétant pour la hiérarchie catholique que la seule action politique des chrétiens progressistes de l’UCP. Si l’on y ajoute les difficultés croissantes des Églises dans les démocraties populaires, en Pologne notamment avec l’arrestation du cardinal Wyszinski en novembre 195338, on s’explique la suite : la condamnation de La Quinzaine en 1955, après celle de Jeunesse de l’Église en 1953 et l’arrêt de l’expérience des prêtres-ouvriers en 1954. « On a trop rapidement admis que dans le dialogue chrétiens-communistes, il n’y avait que manœuvre d’un côté, complaisance de l’autre », déplorait en 1946 la revue Esprit39. Manifestement, on ne l’a pas entendue. Il faut pourtant en finir avec la légende du cryptocommunisme catholique en France. Même au plus fort de la guerre froide, les chrétiens progressistes n’ont jamais reçu des communistes l’aide qu’ils pouvaient en espérer parce que leurs positions se sont presque toujours trouvées en décalage par rapport à la stratégie du Parti. Si certains ont fini par le rejoindre, en abandonnant le terrain des luttes religieuses, la plupart ont travaillé à construire une nouvelle gauche qui les a menés au début des années soixante au Parti socialiste unifié (PSU). Politiquement, les militants de l’UCP et de La Quinzaine apparaissent autant comme des précurseurs du nouveau Parti socialiste que comme des fidèles du Parti communiste40. On ne voit pas non plus qu’ils aient cherché une quelconque synthèse doctrinale entre marxisme et 38. Voir Albert Galter, Le communisme et l’Église catholique. Le « livre rouge » de la persécution, Paris, Fleurus, 1956. 39. « Ceux qui en étaient, ceux qui n’en étaient pas (enquête sur le communisme et les jeunes) », Esprit, février 1946, p. 222. 40. Voir Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau Parti socialiste, Toulouse, Privat, 1990.

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christianisme. C’est pour mieux les condamner que leurs adversaires les ont figés dans ce schéma théorique qu’on ne trouve guère qu’au temps du Front populaire, dans le groupe des chrétiens révolutionnaires de Terre nouvelle41. La réalité des chrétiens progressistes des années de guerre froide apparaît beaucoup plus complexe, et surtout très mouvante, mais le moment décisif de leur évolution est bien la convergence, en 1950, des perspectives politiques des compagnons de route et des préoccupations religieuses du mouvement missionnaire. Tout s’est passé ensuite comme si le communisme restait religieusement pertinent au moment où il devenait politiquement douteux.

41. Voir en particulier le long article de l’abbé Joseph Dusserre, « L’histoire de la “main tendue” des origines à 1952 », Chronique sociale de France, octobre 1952, p. 363-420, et la réponse de La Quinzaine, « L’histoire de la main tendue n’est pas encore écrite », 51, 15 février 1953. Sur Terre nouvelle, voir Agnès Rochefort-Turquin, Front populaire. Socialistes parce que chrétiens, Paris, Cerf, 1986.

7 Avant-première italienne et avant-garde française

Du printemps 1947, qui voit la naissance de l’Union des chrétiens progressistes, à février 1955, qui marque la fin du progressisme chrétien à travers la mise à l’Index et le sabordage consécutif du bimensuel La Quinzaine, les chrétiens progressistes français – entendus au sens strict de cette expression dans les années 1940 et 1950, c’est-à-dire les compagnons de route du Parti communiste – ont parfois cherché au-delà des frontières des modèles susceptibles de les éclairer. Ce faisant, ils ont naturellement porté leur regard sur la Pologne et l’Italie. Seul pays massivement catholique sous régime de démocratie populaire, la Pologne posait la question de l’avenir de l’Église dans la société nouvelle qu’eux-mêmes appelaient de leurs vœux ou qu’ils jugeaient inscrite dans le cours de l’histoire. Malgré la détérioration de la situation après le décret du SaintOffice du 1er juillet 1949, qui proscrivait en principe la collaboration des catholiques avec les communistes, et les mesures prises par le gouvernement de Varsovie pour entraver la liberté d’action de l’Église, ils gardèrent des contacts avec les progressistes polonais. Relations personnelles avec des intellectuels comme Wojciech Ketrzynski, et échanges informels avec le groupe de l’hebdomadaire Dzis i Jutro et le mouvement Pax, animés l’un et l’autre par Boleslaw Piasecki. Cette persistance des amitiés polonaises tout au long de la période s’explique d’autant mieux que ceux qu’elles mettaient en avant ont

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longtemps bénéficié, pour des raisons tactiques évidentes, de la tolérance romaine. Lorsque le Saint-Office se résolut à les condamner, en juin 1955, leurs interlocuteurs français avaient déjà subi le même sort quatre mois plus tôt1. L’horizon italien des chrétiens progressistes français est différent et se modifie sensiblement avec les années. Dans un premier temps, ils entretiennent des liens étroits avec les principaux dirigeants de la gauche chrétienne, même si celle-ci n’a plus guère alors d’existence institutionnelle. Mais tandis que la composante progressiste du catholicisme italien, après une résurgence éphémère, disparaît corps et biens dans la tourmente de l’année 1949, les chrétiens progressistes français se perpétuent à la faveur d’une reconfiguration singulière, le progressisme chrétien, où la persistance du combat politique aux côtés des communistes s’autorise de l’enjeu du mouvement missionnaire symbolisé par l’expérience des prêtres-ouvriers2. Le regard morose qu’ils portent désormais sur le paysage catholique transalpin tient à l’ombre portée par la domination sans partage de la Démocratie chrétienne, dont ils scrutent épisodiquement les signes d’un improbable affaiblissement. Ce n’est qu’en 1954 que l’engagement de Giorgio La Pira leur donne quelque espoir. Mais peut-être le médiocre intérêt qu’ils portent alors aux affaires italiennes tient-il aussi à leur réinvestissement des questions proprement religieuses et à un certain sentiment de supériorité que ces questions suggèrent communément aux milieux catholiques français.

Modèle italien On ne s’étonnera pas de l’influence italienne sur les chrétiens progressistes français. Elle tient à la fois de la similitude et de la 1. Pour une approche globale, voir Philippe Chenaux, L’Église catholique et le communisme en Europe (1917-1989), Paris, Cerf, 2009. 2. Voir l’analyse détaillée de cette configuration française dans Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000.

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différence des situations. Similitude : dans les deux pays, les communistes ont joué un rôle majeur dans la Résistance, et des chrétiens se sont trouvés à leur côté. « Au cœur du combat commun », comme l’a immortalisé le poème d’Aragon, la clandestinité ou le maquis ont parfois rapproché « celui qui croyait au ciel » et « celui qui n’y croyait pas », et il en est resté des amitiés durables3. La guerre terminée, le Parti communiste apparaît à beaucoup, de part et d’autre des Alpes, comme la seule force capable de défendre les intérêts de la classe ouvrière. La différence tient à la chronologie : les catholiques déterminés à maintenir cette action commune s’y sont organisés plus tôt en Italie qu’en France. On sait que, dès septembre 1943, un groupe de catholiques communistes se constitue à Rome autour de Franco Rodano. Son rôle est déterminant dans la formation, un an plus tard, du Partito della Sinistra cristiana. Mais celui-ci, mis en cause en janvier 1945 dans l’Osservatore Romano et se heurtant à l’hostilité de l’épiscopat, choisit de se dissoudre en décembre 19454. Or, à cette date, il n’y a rien d’équivalent en France, où certains croient encore pouvoir ancrer le Mouvement républicain populaire à gauche, dans une sorte de travaillisme à la française. Il faut attendre l’été 1946 pour voir se réunir autour de Marcel Moiroud le premier noyau de ce qui deviendra l’année suivante l’Union des chrétiens progressistes, à la faveur d’une évolution où se conjuguent deux facteurs. Il y a d’une part la fin du tripartisme qui associait, jusqu’au printemps 1947, le Parti communiste, les socialistes de la SFIO et les démocrates chrétiens du MRP. Il y a d’autre part la marginalisation des catholiques communisants, privés de tribune, d’abord par leur exclusion de Témoignage chrétien fin 1945, puis par la disparition en mai 1947 de Temps présent, qui les avait accueillis mais 3. « La rose et le réséda », poème de Louis Aragon écrit sous l’Occupation. Publié initialement dans le journal marseillais Le Mot d’ordre, le 1 er mars 1943, il est repris dans le recueil La Diane française, Paris, Seghers, 1944. 4. Voir Antonio Parisella, « Christian Movements and Parties of the Left in Italy (1938-1958) » dans Gerd-Rainer Horn et Emmanuel Gerard (dir.), Left catholicism, 1943-1955. Catholics and Society in Western Europe at the Point of Liberation, Leuven, Leuven University Press, 2001, p. 142-173.

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qui n’a pas survécu aux effets de rejet suscités par cette greffe audacieuse sur un organe dont toute la tradition venait du catholicisme social5. Hébergés d’abord par l’hebdomadaire communiste Action, mais disposant bientôt de leur propre bulletin, Des chrétiens prennent position, les militants de l’UCP entendent à la fois lutter contre l’anticommunisme et défendre le droit au pluralisme politique dans l’Église. Il n’est pas facile d’apprécier exactement le rôle joué par les Italiens dans ce processus. Les acteurs qui se sont exprimés naguère ou ceux, plus rares, que l’on peut encore interroger aujourd’hui, témoignent de rencontres amicales dont ils se souviennent fort bien mais qu’ils sont généralement en peine de dater. Geneviève et Guy Grattesat, qui appartenaient à la fois au Mouvement de libération du peuple, à Jeunesse de l’Église et à l’UCP, avant de faire partie de l’équipe de rédaction de La Quinzaine, étaient très liés à Franco et Marizza Rodano, qu’ils visitaient à Rome et recevaient à Paris. Jean Verlhac, membre du comité national de l’UCP et passé lui aussi à La Quinzaine, était proche de Felice Balbo. François et Marianne Le Guay, de Jeunesse de l’Église, avaient eux aussi des amis parmi les chrétiens progressistes italiens. Plus précises, les archives de l’UCP attestent de contacts du groupe fondateur avec Franco Rodano. L’expérience italienne, rapportée par Marcel Moiroud au comité national du 26 juillet 1947, semble donner crédit au projet français : Près de la moitié des membres du Parti [communiste italien] sont des catholiques. Ces derniers occupent même des postes importants dans le Parti6. 5. Sur la crise de Témoignage chrétien, voir Jean-Pierre Gault, Histoire d’une fidélité. « Témoignage chrétien », 1944-1956, Paris, Éditions Témoignage Chrétien, s. d. (1962), p. 295 et sq ; André Mandouze, Mémoires d’outre-siècle, tome I, D’une Résistance à l’autre, Paris, Éditions Viviane Hamy, 1998, p. 156 et sq. Pour une analyse de la fin de Temps Présent voir Yvon Tranvouez, Catholiques…, op. cit., p. 62-75, et Martine Sevegrand, Temps Présent : une aventure chrétienne (1937-1992), tome I, Un hebdomadaire (1937-1947), Paris, Éditions du Temps Présent, 2006. 6. Cité par Jean-Paul Rouxel, Les chrétiens progressistes, de la Résistance au Mouvement de la Paix, thèse d’histoire, Université de Rennes, 1976, p. 255.

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La ligne est toujours la même lorsque Franco Rodano participe, en septembre 1948, aux rencontres internationales qui suivent la première conférence nationale de l’UCP. Trois mois plus tard, les choses ont changé. Le lancement en Italie du Movimento unitario dei cristiani Progressisti vise à mobiliser largement les catholiques dans le combat pour la paix, conformément à la nouvelle stratégie du communisme international7. Mais dès janvier 1949 cette initiative fait l’objet d’une sévère attaque dans l’Osservatore romano, tandis que Franco Rodano est frappé d’interdit personnel. Craignant d’être entraînée dans la tourmente, l’UCP diffuse immédiatement un communiqué précisant qu’elle n’a aucun rapport avec l’organisation italienne puisque son activité « ne dépasse pas les frontières du territoire français8 ». Elle n’évite pas pour autant les mises en garde formulées successivement par le cardinal Suhard, archevêque de Paris, en février, et le cardinal Liénart, évêque de Lille, en mars. En fait, il apparaît que les chrétiens progressistes français et italiens ont entretenu des relations amicales mais qu’ils n’ont jamais mené d’action concertée. André Mandouze, dans ses Mémoires, remarque fort justement que l’affaire Rodano a été un dossier « parallèle », instrumentalisé par les adversaires français de l’UCP, sans dommages immédiats mais non sans effets différés9. Car, en juillet 1949, le décret du Saint-Office, évoqué plus haut, place les militants de l’UCP devant une alternative redoutable : faut-il abandonner ce terrain miné et se fondre purement et simplement dans les rangs du Parti communiste, ou continuer d’une manière ou d’une autre le combat pour faire évoluer les milieux chrétiens, les défaire de leurs attaches conservatrices ? Jean Verlhac, leader de l’aile droite de l’UCP qui fait cette deuxième option, aurait dit plus tard avoir suivi ainsi une « ligne italienne », contre la « ligne stalinienne » de l’aile gauche conduite par Maurice Caveing10. Mais le même Jean 7. Voir Antonio Parisella, op. cit., p. 165 ; Jacques-Olivier Boudon, Les chrétiens et le Mouvement de la Paix en France (1948-1953), maîtrise d’histoire, Université de Paris I, 1985. 8. Voir Jean-Paul Rouxel, op. cit., p. 170. 9. André Mandouze, op. cit., p. 190. 10. Voir la notice biographique établie sur la base d’entretiens avec Jean Verlhac, dans Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau Parti

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Verlhac m’expliquait que son choix de 1950 était lié au sentiment de « l’impasse italienne » 11. La contradiction n’est qu’apparente, parce qu’il y a deux lignes italiennes. Verlhac et ceux qui, comme lui, rejoignent La Quinzaine, font la même analyse que Felice Balbo, qui se rapproche des dossettistes12 de Cronace sociali, contre celle de Franco Rodano. Ce dernier en revient à sa position de la fin 1945 : ne pas laisser le Parti communiste aux mains des seuls athées ou incroyants, et donc ne pas risquer d’y affaiblir la présence des catholiques par le maintien d’une organisation chrétienne autonome13. Le poids de la question laïque en France interdit, aux yeux de Verlhac, une telle option : le « petit monde » de Don Camillo croqué en 1948 par Guareschi est typiquement italien, inconcevable en France14, où il y a des préventions insurmontables contre le Parti communiste, généralement perçu comme la pointe avancée du camp des « sans-Dieu », bien que la surenchère anticléricale soit plutôt le fait des militants socialistes de la SFIO15. Au fond, un communiste italien est souvent un catholique rouge, tandis qu’un communiste français est un incroyant, parfois doublé d’un anticlérical.

socialiste. Les minorités qui ont rénové le PS, Toulouse, Privat, 1990, p. 442. 11. Témoignage de Jean Verlhac, 13 juin 1994. 12. Les dossettistes forment alors l’aile gauche de la Démocratie chrétienne italienne, autour de Giuseppe Dossetti et de la revue Cronache sociali. 13. Voir Jean-Dominique Durand, L’Église catholique dans la crise de l’Italie (1943-1948), Rome, École française de Rome, 1991, p. 624. 14. Voir la critique désabusée de Jean Bastaire. « Tout est pour le mieux dans le meilleur des Petits Mondes », La Quinzaine, 40, 15-30 août 1952 (à l’occasion de la sortie du film de Julien Duvivier, tiré du roman de Guareschi, avec Fernandel dans le rôle titre. La traduction du livre était parue en 1951 aux éditions du Seuil). 15. Voir Jean Verlhac, « La jeune génération catholique en 1944 et le Parti communiste », dans Xavier de Montclos, Monique Luirard, François Delpech et Pierre Bolle (dir.), Églises et chrétiens dans la IIe Guerre mondiale, tome II, La France, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982, p. 501-505.

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Désespérante Italie L’UCP n’avait eu qu’une brève existence et un bulletin modeste. Abritée sous le parapluie du mouvement missionnaire, La Quinzaine dure un peu plus de quatre ans et publie 99 numéros de seize pages en moyenne. Et pourtant l’Italie y est peu présente, beaucoup moins que la Pologne. Quand elle est évoquée c’est souvent dans la page trois, « Les chrétiens dans le monde », celle où Jean Verlhac s’emploie à tirer parti des opportunités de l’actualité ecclésiale. En effet, au lieu de défendre la séparation des plans, du politique et du religieux, comme l’on en avait fait grief à l’UCP, les rédacteurs de La Quinzaine s’emploient à mettre en avant les implications sociales de l’Évangile. Il s’agit donc de dénoncer les choix politiques de la Démocratie chrétienne italienne et de critiquer son bilan gouvernemental en tirant parti, à l’occasion, des déclarations pontificales ou épiscopales qui s’y prêtent. C’est ainsi qu’est cité, en mars 1951, un passage de la lettre pastorale du cardinal Schuster, archevêque de Milan – celui-là même qui sanctionne au même moment Don Mazzolari16 – lettre pastorale mettant en cause les dépenses militaires quand il faudrait lutter contre le chômage 17. Les élections locales italiennes de 1952 sont l’occasion de déplorer le soutien massif de la hiérarchie italienne aux candidats démocrates chrétiens et de souligner en contrepartie les propos de Mgr Falcucci, évêque de Pescara, qui explique, dans un article de l’Osservatore romano, que « beaucoup d’aspirations communistes sont justes18 ». Un correspondant italien, Nazario Nazzari, stigmatise la droitisation de la DC et déplore que don Sturzo se soit prêté à une manœuvre cherchant à constituer à Rome une liste unique anticommuniste incluant des néofascistes19. « L’octogénaire père 16. Voir par exemple Anselmo Palini, Primo Mazzolari. Un uomo libero, Roma, Fondazione Apostolicam Actuositatem, 2009, p. 206 et sq. 17. « Trois ans de Démocratie chretienne en Italie », La Quinzaine, 8, 1er mars 1951. 18. « L’Église et les élections italiennes », La Quinzaine, 35, 15 mai 1952. 19. Nazario Nazzari, « Au moment des élections italiennes : différentes forces s’affrontent », La Quinzaine, 36, 1er juin 1952.

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spirituel de la DC » a agi « par obéissance ecclésiastique » estime quinze jours plus tard Arturo-Carlo Jemolo, qui s’inquiète par ailleurs de voir les mandements épiscopaux plus critiques à l’égard des alliés libéraux de la DC que du MSI, et craint de nouvelles attaques contre les « cryptocommunistes » et les catholiques de gauche20. L’appui résolu de l’épiscopat italien à la DC lors des élections législatives de 1953 est vivement contesté par La Quinzaine, qui reconnaît que, pour le croyant, la politique ne peut être séparée de la morale et de la religion, mais considère que l’appel à « l’unité des forces catholiques » est une « grave méconnaissance de la liberté d’option du catholique en matière temporelle21 ». Au-delà du jeu politique, c’est l’emprise exagérée de la DC qui inquiète. Emprise sur les campagnes italiennes, où il y a des « Vendée » qui lui assurent des scores sans appel aux différents scrutins22. Emprise aussi sur l’Action catholique, malgré les avertissements de Pie XII en 195123. La Quinzaine commente largement, en 1954, la démission de Mario Rossi, président de la Jeunesse catholique italienne, en conflit avec Luigi Gedda, président de l’Action catholique italienne et organisateur des comités civiques destinés à soutenir les campagnes électorales de la DC24. Elle se réjouit de ce que les dirigeants de la Jeunesse catholique posent ouvertement la question de l’indépendance de l’Action catholique, et ce quelques mois après que les prises de position de Giorgio La Pira ont ouvert une crise au sein de la DC. En effet, alors que, sans doute par prudence, ils n’avaient pas fait écho en 1951 aux difficultés de Don Mazzolari et des milieux dossettistes, les rédacteurs de La Quinzaine évoquent en 1954 l’affaire de la Pignone. Dans ce conflit social, le maire 20. Arturo-Carlo Jemolo, « Après les élections en Italie », La Quinzaine, 37, 15 juin 1952. 21. « Le parti démocrate-chrétien est le meilleur parti, écrit la Revue du clergé italien », La Quinzaine, 57, 15 mai 1953. 22. Jean Pierrée, « La grande pitié du paysan italien », La Quinzaine, 40, 15-30 août 1952. 23. « L’Action catholique ne doit pas devenir une force politique », La Quinzaine, 13, 15 mai 1951. 24. J. C. [Jacques Chatagner], « La crise de l’Action catholique italienne », La Quinzaine, 81, 15 mai 1954.

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de Florence qui, selon le mot de Philippe Chenaux, « incarnait une sorte de conscience sociale au sein de la Démocratie chrétienne italienne »25, a pris parti pour des ouvriers licenciés et appelé à une intervention de l’État. Jean Verlhac s’en félicite : Si la personnalité de Giorgio La Pira qui jouit d’une véritable réputation de sainteté dans cette Florence où, jadis, le moine Savonarole n’hésitait pas, lui non plus, à jeter le poids de l’Évangile dans les luttes sociales, a donné un retentissement particulier à ce conflit, il ne faut pas oublier qu’il est loin d’être isolé26.

L’affaire, ajoute-t-il, montre qu’une politique « qui rapporte tout à la lutte contre le communisme et qui laisse les mains libres au patronat, se heurte non seulement à la protestation populaire, mais se trouve aussi en contradiction avec les impératifs de la conscience chrétienne et de la doctrine de l’Église27 ». Pris à partie par Don Sturzo, qui lui reproche de flirter avec « une sorte de marxisme bâtard », La Pira riposte par une lettre ouverte qui invoque Léon XIII, Pie XI et la doctrine sociale de l’Église et dont La Quinzaine présente quelques extraits à ses lecteurs28. C’est donc de l’aile gauche de la Démocratie chrétienne que La Quinzaine attend une certaine ouverture dans un catholicisme italien dont l’anticommunisme obsessionnel la désespère. Il n’y a plus de modèle italien, et c’est même l’inverse, si l’on en croit Nazario Nazzari, assurant dès 1952 que les jeunes catholiques italiens suivent avec attention ce qui se passe en France29. « M. Rossi et ses amis sont, bien entendu, accusés de tendances françaises », observe Jacques Chatagner, directeur de La Quinzaine, lors de la crise de l’Action catholique italienne. « Si cela est, ajoute-t-il, il doit s’agir de la tendance qui a donné 25. Philippe Chenaux, op. cit., p. 221 26. Jean Verlhac, « L’affaire de la Pignone ouvre-t-elle une voie nouvelle ? », La Quinzaine, 72, 1er janvier 1954. 27. Ibid. 28. « Une nouvelle lettre de La Pira », La Quinzaine, 83, 15 juin 1954. 29. « D’Italie, Nazario Nazzari nous écrit », La Quinzaine, 28, 1er février 1952.

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naissance, il y a 25 ou 30 ans, à la JOC, à la JEC et à la JAC », en d’autres termes de cette spécialisation par milieux dont le fascisme avait empêché la formation en Italie, où l’Action catholique avait été « cantonnée, en quelque sorte, à la sacristie30 ». Cette remarque mérite réflexion. Si l’on veut s’expliquer le peu d’intérêt que, hormis l’immédiat après-guerre, la gauche catholique française a accordé à son homologue italienne, il faut se représenter la condescendance à laquelle on s’est parfois complu dans l’Église de France.

Singularité française Un excellent observatoire, participant et critique à la fois, de cet état d’esprit, nous est fourni par la revue dominicaine La Vie intellectuelle, fondée en 1928 par le père Bernadot, en réaction à l’Action française, et dont la disparition en 1956, après la mort de son directeur, le père Maydieu, peut être aussi interprétée pour une part comme un dommage collatéral de la condamnation du progressisme chrétien31. Après l’éreintage des chrétiens progressistes par le père Fessard en janvier 1949 dans les Études, la revue jésuite32, le père Maydieu et son confrère Serrand s’étaient employés deux mois plus tard à une analyse plus équitable : Les chrétiens progressistes peuvent se tromper, écrivaientils, et nous croyons qu’en certains points ils se trompent. Leur 30. J. C. [Jacques Chatagner], « La crise de l’Action catholique italienne », loc. cit. 31. Voir Jean-Claude Delbreil, La revue « La Vie intellectuelle ». Marc Sangnier, le thomisme et le personnalisme, Paris, Cerf, 2008 ; Yvon Tranvouez, « La fondation et les débuts de la revue catholique La Vie intellectuelle (1928-1929). Contribution à l’histoire du catholicisme intransigeant », Archives de sciences sociales des religions, 42, 1976, p. 57-96. Et sur les rapports du père Maydieu avec les chrétiens progressistes, voir Yvon Tranvouez, Catholiques…, op. cit., p. 289-311. 32. Gaston Fessard, « Le christianisme des chrétiens progressistes », Études, janvier 1949, p. 65-93.

AVANT-PREMIÈRE ITALIENNE ET AVANT-GARDE FRANCAISE 165 tentative reste une générosité à laquelle les a poussés leur foi même. L’enjeu est de telle importance que la tentative doit être traitée avec respect33.

Leur analyse, précise et détaillée, s’en tenait à la situation française. Mais ils étaient conscients que le problème était différent selon qu’il se posait dans des pays où le Parti communiste constituait « le pouvoir établi » ou dans d’autres, comme la France « et l’Italie peut-être », où, faute d’un travaillisme à l’anglaise, il semblait « le plus dynamique ou le seul efficace34 ». Ce souci d’élargir le regard se traduit, quelques mois plus tard, par un nouvel article des mêmes auteurs, « Le catholicisme français dans le catholicisme mondial ». Cette étude substantielle, découpée en deux livraisons successives de la revue, commence par reconnaître le nombrilisme de la chrétienté française. Maydieu et Serrand l’expliquent par la paresse, la négligence, le désintérêt, voire par une sorte de « jacobinisme » commun aux militants et aux théologiens et qui les porterait à ne considérer les choses que sous le ciel des idées pures, sans se préoccuper des lieux ni des circonstances. À tout cela s’ajoute le sentiment satisfait que l’Église de France est, dans la famille catholique, la « sœur aînée » qui attend de ses cadettes, aujourd’hui comme hier, considération et gratitude. « Qu’on nous blâme ou qu’on nous loue, poursuit la plume caustique de Serrand, qu’on attribue le bruit que nous faisons à la ferveur de notre esprit apostolique ou à l’habileté avec laquelle nous savons présenter nos bilans, qu’on les interprète ou non en notre faveur, nous savons qu’on nous cite, qu’on nous traduit, qu’on nous discute ». Dès lors, « tout semble encourager chez nous cette complaisance, cette autarcie spirituelle, ce complexe de supériorité35 ». 33. A.-J. [Augustin-Jean] Maydieu et A.-Z. [Alain-Zacharie] Serrand, « À propos des chrétiens progressistes », La Vie intellectuelle, mars 1949, p. 195238 (citation p. 218-219). 34. Ibid., p. 201. 35. A.-J. Maydieu et A.-Z. Serrand, « Le catholicisme français dans le catholicisme mondial », La Vie intellectuelle, décembre 1949, p. 483-502 (citations p. 485 et 487).

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Regardant donc au-delà des frontières de l’hexagone, Maydieu et Serrand s’essaient à ce qu’ils appellent une « géographie cordiale du catholicisme ». Les pays de mission mis à part, ils classent les pays en trois catégories. D’abord les « chrétientés souffrantes », soumises à la persécution du pouvoir (Pologne, Hongrie, Slovaquie, et autres nations sous régime communiste). Ensuite les « chrétientés triomphantes », marquées par un fort dynamisme, la richesse des œuvres et l’abondance des personnels (Espagne, Irlande, États-Unis, Québec et autres variantes de l’hispanidad ou de l’irlandisme). Enfin les « chrétientés tranquilles », ni persécutées, ni débordantes de vitalité (l’Europe occidentale, sauf l’Espagne et l’Irlande). Pour affiner cette dernière catégorie, il leur semble nécessaire de distinguer un « catholicisme somnolent » (Belgique, Suisse, Portugal, Angleterre et Italie du Sud) et un « catholicisme militant » (France bien sûr, mais aussi Pays-Bas et Allemagne et – même si ce n’est pas explicite, la déduction s’impose – Italie du Nord). Dans cette typologie impressionniste, le catholicisme italien se trouve donc, au moins pour sa partie padanienne, associé à son voisin français. La question communiste, qui se pose sensiblement dans les mêmes termes de part et d’autre des Alpes, l’en rapproche encore plus. Mais La Vie intellectuelle préfère insister sur la singularité de l’Église de France, affrontée depuis de longues années à la laïcisation de la société, et contrainte par là même à renouveler à la fois sa théorie et sa pratique. Affecté par la crise de l’Action catholique spécialisée36 et par la suspicion pesant sur certains de ses théologiens, le catholicisme français n’en reste pas moins en position pionnière, comme l’atteste l’expérience des prêtres ouvriers, « que les chrétiens de tous pays, ouverts à l’évolution du monde, suivent avec une attention passionnée »37. 36. « Un très éminent archevêque de France nous disait un jour, dans une conversation privée, qu’un des défauts des apôtres de notre pays était de ne pouvoir s’intéresser à une méthode d’apostolat plus de dix années de rang. Ces dix années passées, les nouveaux apôtres, prêtres et laïcs, au lieu de se soucier de faire la relève de leurs aînés et de poursuivre une action qui avait porté des fruits, faisaient preuve au contraire à son égard de sévérité critique parce qu’elle n’en avait pas porté davantage », remarquent A.-J. Maydieu et A.-Z. Serrand, « Le catholicisme français dans le catholicisme mondial (suite et fin) », La Vie intellectuelle, janvier 1950, p. 3-27 (citation p. 8). 37. Ibid., p. 26.

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Deux ans plus tard, le ton a changé et la revue s’inquiète de la « hargne » que le mouvement missionnaire français suscite à l’étranger. « Certaines Églises, note l’éditorial, sont déconcertées par l’intrépidité avec laquelle des chrétiens, en France, affrontent les problèmes posés à leur conscience et acceptent le dialogue avec ce monde38. » Sans doute la livraison suivante atténue-t-elle cette charge en reconnaissant que « le chrétien de France a beaucoup à recevoir des Églises étrangères et qu’il est fort dommageable pour lui de se buter à leurs aspects déconcertants39 », mais il est clair qu’un sentiment d’incompréhension gagne les milieux avancés du catholicisme français. Au lendemain de l’arrêt imposé de l’expérience des prêtres-ouvriers et de la réduction au silence de quatre théologiens dominicains – où chacun devine, derrière l’épiscopat français ou le maître général de l’Ordre, le rôle du cardinal Ottaviani et du Saint-Office – La Vie intellectuelle rouvre le dossier des différenciations nationales dans l’Église. Le catholicisme italien y apparaît comme celui qui échappe le mieux aux pesanteurs bureaucratiques de l’apostolat. « En Italie, écrit le père Maydieu, l’initiative individuelle devient presque loi générale et permet le retournement de situations qu’un esprit organisateur juge perdues. Un La Pira est impensable en Germanie ; il est nécessaire sous le ciel de la Toscane, de Sicile, ou d’Ombrie. […] La centralisation excessive n’est point la caractéristique du catholicisme américain. Pourtant l’on n’y voit point encore fleurir les La Pira…40 » Au fond tout est là : Ottaviani d’un côté, La Pira de l’autre. L’Italie du progressisme chrétien français et de ceux dont il attire la sympathie au moment de disparaître est toute en ce contraste entre la répulsion qu’ils ont pour les bureaux de la Curie – c’est leur complexe antiromain – et l’admiration que leur inspire la liberté de ton du maire de Florence.

38. « Catholiques étrangers et catholiques de France », éditorial, La Vie intellectuelle, mai 1952, p. 1. 39. « Catholiques de France et catholiques étrangers », éditorial, La Vie intellectuelle, juin 1952, p. 2. 40. A.-J. Maydieu, « Les catholiques étrangers n’ont-ils rien à nous dire ? », La Vie intellectuelle, juin 1954, p. 6-28 (citation p. 8-9).

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Coup d’arrêt pour l’avant-garde française : la crise des prêtres-ouvriers (1953-1954) « Ils sont notre fierté, écrivait François Mauriac, et à vrai dire nous ne pouvons même pas imaginer qu’un jour ils puissent n’être plus là. » C’était en octobre 1953, on venait d’apprendre que Rome voulait mettre fin à l’expérience des prêtres-ouvriers. « Il n’était vraiment que temps d’intervenir ! », lui rétorquera Paul Claudel six mois plus tard, une fois l’affaire close. Mais de quoi s’agissait-il ? La mission ouvrière était née de la rencontre entre les analyses des abbés Godin et Daniel sur le détachement religieux de la classe ouvrière (La France pays de mission ?, 1943), et les initiatives inédites prises par des prêtres soit en France (le père Loew, docker à Marseille dès 1941), soit en Allemagne dans la captivité et l’aumônerie clandestine du STO. Le statut de prêtre-ouvrier n’avait pas été programmé à l’origine. Ce n’est que peu à peu, à mesure que chacun découvrait sur le terrain le rôle déterminant du travail dans la structuration de la vie ouvrière, qu’un certain nombre de prêtres avaient demandé l’autorisation de s’embaucher en usine. Ils étaient une centaine en 1953, réguliers et séculiers, ceux-ci appartenant pour la plupart à la Mission de France ou à la Mission de Paris, qui avaient obtenu des franchises pour ce ministère inhabituel, puis en étaient venus à prendre des libertés qu’on ne leur avait pas concédées. On leur reprochait de militer à la CGT, de collaborer avec les communistes, voire d’être contaminés par la pensée marxiste, et d’altérer gravement la nature du sacerdoce. À l’été 1953, le Vatican exigea le démantèlement du dispositif. Les cardinaux français tentèrent une démarche pour faire rapporter cette injonction, en vain. Les ordres religieux rappelèrent donc leurs sujets, et l’épiscopat annonça la fin de l’expérience le 19 janvier 1954. Les intéressés dénoncèrent le « choix impossible » qui leur était imposé entre l’Église et la classe ouvrière. Une soixantaine d’entre eux refusèrent de se soumettre. L’émotion de l’opinion se mesure aisément à la masse des articles que la presse consacra à cette affaire, et bien au-delà des lieux habituels du débat religieux. C’est que les quelques reportages à sensation consacrés à ces prêtres peu ordinaires les avaient rendus sympathiques au grand public. Et voilà que s’ajoutèrent, en février 1954, les sanctions frappant sept dominicains accusés de participer à leur dérive, quatre théologiens (Boisselot, Chenu, Congar et

AVANT-PREMIÈRE ITALIENNE ET AVANT-GARDE FRANCAISE 169 Féret) et les trois provinciaux de l’Ordre en France. Dès lors, la dénonciation par Claude Bourdet d’une « nouvelle inquisition », dans L’Observateur d’aujourd’hui, fit écho aux articles de Sirius (Hubert Beuve-Méry) dans Le Monde et de la communiste Annie Besse (Annie Kriegel) dans La Nouvelle Critique. À l’exception de quelques auteurs liés aux fractions les plus conservatrices du catholicisme (tel Jean Madiran dans Rivarol), même les plus favorables à la décision romaine témoignèrent de leur sympathie à l’égard des prêtres-ouvriers (Pierre Andreu, par exemple, dans son livre Grandeur et erreurs des prêtres-ouvriers, 1955). Dès l’automne 1953, la gauche chrétienne s’était mobilisée autour d’Esprit, de La Vie intellectuelle et de La Quinzaine. Cette mobilisation connut son point d’orgue lors du meeting organisé rue de Grenelle le 19 février 1954, que suivit la déclaration de soutien d’une cinquantaine d’intellectuels catholiques publiée dans Le Monde, et dont l’auteur était François Perroux. Le sentiment que Rome s’attaquait à la spécificité du catholicisme français avait donné à la crise un tour politique et diplomatique. « J’avais dit au prosecrétaire d’État que l’on risquait de voir se créer une atmosphère qui, mutatis mutandis, ressusciterait celle de l’affaire Dreyfus », nota Wladimir d’Ormesson, ambassadeur de France près le Saint-Siège. Conseiller du Quai d’Orsay pour les affaires religieuses, Gabriel Le Bras fut chargé d’une mission officieuse auprès des autorités romaines, sans résultat. « Toute l’aile marchante de l’Église de France est atteinte affreusement », écrivit François Mauriac, qui alla jusqu’à plaider « pour un nouveau concordat » entre la République et le SaintSiège, afin de préserver les catholiques français des ingérences romaines (Le Figaro, 16 février 1954). Il faut bien prendre la mesure de l’enjeu. Que les Éditions de Minuit, issues de la Résistance, aient publié le plaidoyer des prêtres-ouvriers insoumis (Les prêtres-ouvriers, 1954), a valeur de symbole. Gilbert Cesbron leur avait consacré en 1952 un roman à succès, Les saints vont en enfer, qui avait déplu profondément à ceux qu’il mettait en scène. Car pour eux, précisément, la classe ouvrière n’était pas l’enfer et ils n’étaient pas saints. Et si la hiérarchie ne tolérait plus leur transgression des normes ecclésiales, ils répondaient en opposant leur expérience du monde ouvrier. Comme Loisy et les modernistes au début du siècle, ils étaient passés dans un autre monde, qu’ils ne pouvaient plus penser dans les catégories du catholicisme intransigeant.

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L’attention que les chrétiens progressistes français ont portée au catholicisme italien apparaît donc, au total, modeste et épisodique. L’intérêt suscité chez eux par l’aventure de la Sinistra cristiana a tenu surtout à l’antériorité de cette expérience qu’ils ont partiellement imitée avant de tirer les leçons de son échec définitif de 1949. Par la suite, la particularité de la situation française, où l’articulation de l’engagement communiste et de l’expérience missionnaire induisait une configuration sans équivalent, le progressisme chrétien, a largement détourné leurs regards de la scène transalpine, comme des autres d’ailleurs. « Sainte Église de France, institutrice et modèle de toutes les autres dans la philosophie, dans la théologie comme dans l’apostolat missionnaire », écrivait Mauriac41. On y lirait de la suffisance si la date – février 1954, en pleine crise des prêtresouvriers – n’inclinait à y voir d’abord de l’émotion et de l’indignation. Reste que l’Italie n’a dû sa présence éphémère dans les débats français qu’au fait d’avoir fourni, en somme, une avant-première. Mais « l’aile marchante de l’Église de France », pour parler à nouveau comme François Mauriac, n’a jamais douté d’être l’avant-garde du catholicisme mondial.

41. François Mauriac, « Pour un nouveau concordat », Le Figaro, 16 février 1954, repris par A.-J. Maydieu, « Catholiques français et catholiques étrangers », La Vie intellectuelle, juillet 1954, p. 6-29 (citation p. 12).

8 Catholicisme de gauche et progressisme chrétien

Jean-Marie Domenach a écrit quelque part que le dernier communiste serait un recteur breton1. Cette boutade mériterait une exégèse à laquelle je ne me livrerai pas. Je l’évoque simplement pour qu’on ne soit pas surpris qu’un universitaire brestois, étudiant par ailleurs la chrétienté bretonne, s’intéresse aussi à une extrême gauche catholique très parisienne à bien des égards. À la vérité, ce fut d’abord pour moi, il y a une quarantaine d’années, une question personnelle autant qu’académique. Je ne veux pas dire qu’aujourd’hui elle est seulement académique, mais enfin le temps a passé et la gauche a beaucoup changé, les chrétiens aussi d’ailleurs, et moi sans doute par la même occasion. Lors d’un colloque organisé en 1994 par l’hebdomadaire Témoignage chrétien, Jean-Marie Donegani expliquait que les chrétiens de gauche étaient une espèce en voie de disparition, à la faveur du « consensus humaniste » qui réconciliait désormais « deux cultures que tout a opposées dans l’histoire2 ». Je ne suis pas sûr que les choses soient aussi simples, mais je veux bien accepter provisoirement l’hypothèse. Elle me donne au moins le confort de me sentir 1. Il n’est sans doute pas inutile de préciser qu’on appelle « recteurs », en Bretagne, les curés de campagne. 2. Cité par Henri Tincq, « La vraie-fausse disparition des chrétiens de gauche », Le Monde, 4 octobre 1994.

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enfin, vis-à-vis de mon objet d’étude, comme un historien au sens classique, c’est-à-dire celui qui intervient lorsque la partie est finie. Ceci posé, je m’en tiendrai ici à une réflexion sur les problèmes que soulève le concept de « catholicisme de gauche », tel qu’il est employé par Gerd-Rainer Horn3. Permetil vraiment de penser ensemble, à l’échelle de l’Europe occidentale, dans les années quarante et cinquante, les trois types de phénomènes qu’il prétend englober et qui relèvent respectivement de l’engagement politique, de la réflexion théologique et du zèle apostolique ? J’ai beau faire, je n’arrive pas à m’en convaincre. Et pourtant il est clair que les diverses expériences d’avant-garde dont il fait état, en France, en Belgique et en Italie en particulier, ont des points communs. L’inquiétude, la vigilance, la réprobation, voire la sanction, qu’elles se sont attirées de la part de la hiérarchie catholique témoignent assez qu’elles se rencontrent au moins dans l’adversité. Mais s’agit-il d’une coïncidence ou d’une convergence ? Tel est, me semble-til, le fond du débat. Pour l’éclairer à partir de la scène française, je m’en tiendrai ici à trois réflexions. La première portera sur les catholiques de gauche en France, envisagés du strict point de vue politique. La seconde concernera ce que je considère comme un phénomène spécifiquement français, le « progressisme chrétien », autre concept qui permet de penser une situation où se croisent et se nouent, entre 1950 et 1955, deux logiques, l’une politique, l’autre religieuse, dont la synergie explique les mesures répressives prises à différents niveaux de la hiérarchie. Je reprendrai enfin quelques-unes des questions suggérées par Gerd-Rainer Horn pour souligner ce qui me semble faire difficulté dans la problématique qui les sous-tend.

3. Gerd-Rainer Horn, « Left catholicism in Western Europe in the 1940s », dans Emmanuel Gerard, Gerd-Rainer Horn (dir.), Left catholicism. Catholics and Society in Western Europe at the Point of Liberation, 19431955, Leuven, Leuven University Press, 2001, p. 13-44.

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Typologie du catholicisme de gauche Les catholiques de gauche en France dans les années d’après-guerre, c’est un ensemble flou. Pour y voir clair, il faut se représenter les contraintes spécifiques de la vie politique du pays, avant de proposer une typologie et de la réinterroger sur la base d’autres paramètres. Trois éléments essentiels configurent, à cette époque, le paysage politique français. Le premier relève du syndrome de Vichy4. La France est le seul des grands pays européens à avoir connu sous l’Occupation un régime qui se soit rendu aux conditions de l’ennemi et qui en ait obtenu une relative indépendance avant de s’engager de plus en plus dans la voie de la vassalisation et de la collaboration. Il en résulte, à la Libération, deux conséquences non négligeables. D’une part, les partis de droite ont perdu toute légitimité et leurs électeurs, provisoirement privés de leurs représentants habituels, se trouvent contraints de voter, en quelque sorte, pour le moins-disant à gauche. D’autre part, le Parti communiste, fort de la place prépondérante qu’il a occupée dans la Résistance intérieure, bénéficie d’un prestige qui lui assure désormais une position dominante au sein de la gauche. Deuxième élément : la question laïque. Si la IVe République se réfère constitutionnellement à la laïcité, ce n’est que parce que le mot a fait l’objet d’une exégèse subtile dans laquelle l’ACA distinguait quatre sens dont deux acceptables5. Les démocrates chrétiens ont pu dès lors accepter une référence que leurs partenaires du tripartisme – socialistes et communistes – n’entendaient manifestement pas de la même façon. Mais l’accord apparent sur les principes n’a pu faire disparaître le désaccord patent sur les faits. L’attitude à l’égard de l’école catholique, fortement implantée dans plusieurs régions du pays, demeure l’un des critères discriminants entre 4. Voir Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990, qui étudie les effets de mémoire relatifs à la Seconde Guerre mondiale en France. 5. Voir Émile Poulat, Liberté, laïcité. La guerre des deux France et le principe de la modernité, Paris, Cerf/Cujas, 1988.

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droite et gauche. Le dernier élément à prendre en considération est le problème colonial. Dès 1946, la guerre d’Indochine introduit un nouveau clivage entre défenseurs de l’Empire français et partisans de l’émancipation des peuples indigènes. Compte tenu de toutes ces données, il me semble possible de distinguer trois types de catholiques de gauche dans la France d’après-guerre. Le premier relève de la mouvance démocrate chrétienne. Par le choix même de son nom, le Mouvement républicain populaire (MRP) rejette à la fois la politique des partis traditionnels et l’expérience de l’État français. Ancré dans les idées de la Résistance, le programme des fondateurs du MRP a assurément une dimension révolutionnaire qui le situe à gauche. Mais cette orientation ne survit guère aux premières consultations électorales. Dès 1945, le poids de son électorat conservateur contribue à rabattre ses prétentions. Tout, ensuite, éloigne de plus en plus le MRP de ses perspectives originelles. D’abord la concurrence du courant gaulliste, qui s’organise en Rassemblement du peuple français (RPF) dès 1947. Puis la conduite des guerres coloniales (Madagascar, Indochine). Bientôt la résurgence de la querelle scolaire, avec les procès faits aux directeurs d’écoles libres refusant d’acquitter les taxes pesant sur les kermesses qu’ils organisent pour financer leurs établissements6. Plus tard, le projet de Communauté européenne de défense7. Demeure cependant, au sein du MRP, une aile gauche extrêmement critique, qui joue, en quelque sorte, le même rôle que le dossettisme en Italie, mais avec beaucoup moins d’influence. En témoigne par exemple, au début des années cinquante, la participation de Claude Gérard, anticolonialiste irréductible, à l’équipe de rédaction du bimensuel La Quinzaine, issu des milieux progressistes. Ceux-ci forment précisément un deuxième type de catholiques de gauche, dont la spécificité est de faire le choix du compagnonnage avec les 6. Voir Frédéric Le Moigne, « 1945-1950 : les manifestations du militantisme scolaire catholique de l’Ouest », dans Brigitte Waché (dir.), Militants catholiques de l’Ouest. De l’action religieuse aux nouveaux militantismes, XIXe-XXe siècle, Rennes, PUR, 2004, p. 199-211. 7. Sur le MRP, la référence essentielle demeure l’ouvrage de Pierre Letamendia, Le Mouvement républicain populaire. Histoire d’un grand parti français, Paris, Beauchesne, 1995.

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communistes. Ils se donnent, on l’a vu, une organisation, l’Union des chrétiens progressistes (UCP), en 1947, moins pour développer une ligne politique originale que pour lutter contre l’anticommunisme répandu dans les milieux catholiques. Déstabilisés par le décret du Saint-Office qui, en 1949, interdit toute collaboration des catholiques avec les communistes, poussés par ailleurs à s’inscrire dans la perspective plus large du Mouvement de la Paix, ils cessent d’exister en tant que mouvement spécifique dès 19518. Entre ces deux pôles, démocratie chrétienne et progressisme, on voit un troisième type de catholiques de gauche, à la fois anticonfessionnels, anticolonialistes et anticommunistes, dans des proportions et avec des nuances variables. Car c’est bien une communauté de refus qui les rassemble au regard de l’historien, et non une organisation propre à laquelle ils s’identifieraient. En relève une formation politique comme la Jeune République, qui s’inscrit dans l’héritage du Sillon de Marc Sangnier. Mais aussi un courant syndical tel que le groupe Reconstruction au sein de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Mais encore un mouvement social comme le Mouvement populaire des familles (MPF), et sa postérité plus ouvertement politique du Mouvement de libération du peuple (MLP). Et puis des périodiques aussi influents que l’hebdomadaire catholique Témoignage chrétien, issu de la Résistance, et la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier en 1932. Il faut ajouter des centres de recherche qui sont aussi des lieux d’influence, à l’instar d’Économie et Humanisme, créé en 1941 par le père Lebret9. Au total, on a là une gauche sociale et morale, plus portée à la critique tribunitienne qu’à la prise du pouvoir. Il faut attendre le milieu des années cinquante pour que les uns et les autres contribuent, à des degrés divers, à bâtir une « nouvelle gauche », prémisse d’un socialisme rénové10. 8. Voir la thèse de Jean-Paul Rouxel, Les chrétiens progressistes, de la Résistance au Mouvement de la Paix, Université de Rennes, 1976. 9. Voir Denis Pelletier, Économie et Humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde, 1941-1966, Paris, Cerf, 1996. 10. Voir surtout Jean-François Kesler, De la gauche dissidente au nouveau Parti socialiste. Les minorités qui ont rénové le PS, Toulouse, Privat, 1990.

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Démocratie chrétienne, progressisme, nouvelle gauche : cette tripartition est plus commode que vraiment satisfaisante. Il faut en effet la relativiser pour deux raisons. La première tient aux décalages chronologiques qu’elle tend à effacer. Dans sa version démocrate chrétienne, le catholicisme de gauche se réduit à la période de la Libération. Dans sa configuration progressiste, il n’existe véritablement qu’à la fin des années quarante. Dans sa mouture nouvelle gauche, il n’émerge qu’au début des années cinquante. Tant et si bien que des itinéraires individuels ont pu traverser les trois courants. Jean Verlhac, l’un des principaux animateurs de l’UCP, avait d’abord été séduit puis rapidement déçu par le MRP ; il contribuera à faire évoluer une partie des chrétiens progressistes vers la nouvelle gauche11. Mais il y a une deuxième raison de se méfier de ce classement trop rigide, c’est qu’il occulte les modèles d’articulation de l’engagement politique et de l’appartenance religieuse. Il est des catholiques de gauche qui le sont parce que chrétiens, poussant parfois à la limite les virtualités d’un catholicisme intégral. En ne cessant de répéter que la foi a des exigences mais non des solutions, le père Chenu, proche des chrétiens progressistes, conseiller spirituel de La Quinzaine, relativise la doctrine sociale de l’Église et légitime le pluralisme politique des chrétiens, mais il ne consent pas pour autant à la séparation des plans. D’autres l’ont résolument adoptée, se voulant de gauche et chrétiens, selon le modèle libéral qui fait de la foi une affaire privée : Paul Vignaux et ses amis de Reconstruction, par exemple, ne cessent de mettre en garde contre un cléricalisme de gauche qui leur semble perdurer dans les rangs des chrétiens progressistes. Il faut bien voir que cette ligne de fracture religieuse entre intégraux et libéraux traverse les divisions proprement politiques que j’ai essayé de mettre en évidence, ce qui, dans une figure à deux dimensions, politique et religieuse, fait passer de trois à six les types potentiels de catholiques de gauche. 11. Voir le témoignage de Jean Verlhac, « La jeune génération catholique en 1944 et le Parti communiste », dans Xavier de Montclos et alii (dir.), Églises et chrétiens dans la IIe Guerre mondiale, la France, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1982, p. 501-505.

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Même à s’en tenir au seul point de vue politique, le concept de catholicisme de gauche recouvre donc des réalités très diverses. Mais les choses se compliquent encore du fait qu’en France les mutations du courant progressiste se croisent avec l’évolution de l’apostolat ouvrier, cristallisant ce qu’on a appelé le progressisme chrétien.

Une exception française, le progressisme chrétien Au sein du catholicisme de gauche, il faut faire une place à part au progressisme chrétien. Il s’agit en effet d’un phénomène spécifiquement français qui tient au rapprochement, à partir de 1950, de l’aile droite des chrétiens progressistes et des éléments les plus avancés du mouvement missionnaire, opérant une synergie aux effets tellement déstabilisateurs que la hiérarchie catholique intervient en plusieurs temps pour y mettre fin12. Il est remarquable que la France soit le seul pays, dans le panorama dressé par Gerd-Rainer Horn, à conjuguer des avancées qu’on peut, si l’on veut, qualifier de gauche dans les domaines politique, théologique et apostolique. La comparaison avec l’Italie, d’une part, et la Belgique, d’autre part, est révélatrice. Fortement marquée par le progressisme, l’Italie ne connaît pas d’expérience analogue à celle des prêtres-ouvriers13. Même l’Action catholique spécialisée par milieux n’y a pas vraiment cours, car on reste massivement fidèle au modèle d’Action catholique unitaire à quatre branches (hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles). La Belgique, en revanche, développe en direction du monde ouvrier des initiatives apostoliques qui s’apparentent à celles qu’on observe en France, mais le commu12. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000. 13. Voir Augusto del Noce, Il cattolico communista, Milan, Rusconi, 1981 ; Giuseppe Goisis, « Franco Rodano, archétype du catholique communiste », Catholica, 62, hiver 1998-1999, p. 38-49 ; Antonio Parisella, « Christian Movements and Parties of the Left in Italy (1938-1958) », dans Emmanuel Gerard, Gerd-Rainer Horn, op. cit., p. 142-173.

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nisme n’y représentant presque rien, du moins à l’échelle nationale, le progressisme ne s’y manifeste guère qu’ici ou là en Wallonie14. Il n’y a qu’en France que coexistent un courant progressiste important et un mouvement missionnaire développé. C’est aussi en France que l’on observe les inflexions intellectuelles les plus significatives. Gerd-Rainer Horn a raison d’insister sur les écrits de Maritain, de Mounier ou du père Chenu, mais il faut y ajouter l’influence déterminante, à la fin des années quarante, des cahiers de réflexion de Jeunesse de l’Église, la communauté animée depuis 1936 par le père Maurice Montuclard, qui développent une critique de plus en plus approfondie du modèle de chrétienté15. C’est précisément en 1950 que ces diverses composantes de l’avant-garde du catholicisme français se rejoignent, au terme d’évolutions qui sont propres à chacune d’entre elles. Les chrétiens progressistes n’ont plus de raison de maintenir leur organisation propre : désavouée par la hiérarchie, elle est inadaptée à la nouvelle stratégie de main tendue par les communistes aux catholiques dans le cadre du combat pour la paix. Le fossé se creuse, au sein de l’UCP, entre une aile gauche qui songe à s’engager purement et simplement au Parti communiste ou dans ses organisations satellites, et une aile droite qui envisage un recentrage ecclésial afin de contribuer plus efficacement à détacher les milieux chrétiens de leurs attaches conservatrices. Au même moment, le MPF achève le processus de déconfessionnalisation et de politisation qui amène cet ancien mouvement d’Action catholique à se constituer en Mouvement de libération du peuple. Les prêtres-ouvriers, développant leur logique d’enfouissement dans les usines, mesurent l’emprise du Parti communiste et de la CGT sur la 14. Voir Jean-Louis Jadoulle, « The Milieu of Left Wing Catholics in Belgium (1940s-1950s) », dans Emmanuel Gerard, Ger-Rainer Horn, op. cit., p. 102-117 et Chrétiens modernes ? L’engagement des intellectuals catholiques “progressistes” belges de 1945 à 1958, Louvain-la-Neuve, Éditions Academia-Bruylant, 2003. 15. Voir Thierry Keck, Jeunesse de l’Église, 1936-1955. Aux sources de la crise progressiste en France, Paris, Karthala, 2004 ; Yann MoulierBoutang, Louis Althusser. Une biographie, tome I, La formation du mythe (1918-1956), Paris, Grasset, 1992.

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classe ouvrière, et se désolidarisent des organisations confessionnelles. Jeunesse de l’Église radicalise sa réflexion et fait de la question prolétarienne le cœur de l’analyse théologique. Les uns et les autres se retrouvent dans la campagne pour la signature de l’Appel de Stockholm et apportent leur concours à l’affiche-manifeste « Des chrétiens contre la bombe atomique », élaborée par le père Desroches et un groupe de chrétiens du XIIIe arrondissement de Paris. Cette prise de position publique, qui leur vaut la réprobation de toute la presse catholique, y compris de Témoignage chrétien, révèle leur isolement et les pousse à se donner une tribune, La Quinzaine, dont le premier numéro paraît en novembre 195016. Figure 4. Le reclassement de la gauche catholique en France à la fin de 1950 à travers la fondation de La Quinzaine

Rien ne révèle mieux les origines du progressisme chrétien que l’analyse de l’équipe de rédaction de ce journal à ses débuts. Il est commode de la schématiser (Figure 4) pour bien 16. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Éditions Ouvrières, 1988 (chapire 6 : « 1950 : l’appel de Stockholm et la naissance du progressisme chrétien »).

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faire apparaître la logique d’ensemble, même si cela présente l’inconvénient d’effacer les appartenances multiples : Max Stern est à la fois un responsable de l’UCP et un membre laïc de la Mission de Paris ; Christiane Wéry est aussi très impliquée dans l’UCP ; Gérard de Bernis a été responsable national de la JEC, et on pourrait continuer ainsi. Cet ensemble est moins une coalition qu’une nébuleuse et les phénomènes de réseau y jouent à plein. Ceci étant, on remarque que les collaborateurs de La Quinzaine proviennent soit d’organisations ou de publications qui ressortissent clairement de la nouvelle avant-garde catholique, comme l’UCP ou Jeunesse de l’Église, soit des marges de structures plus anciennes ou plus traditionnelles, comme le MRP et la CFTC. Les Mal-Pensants, revue contestataire surgie en 1949 à la lisière des mouvements de jeunesse de l’Action catholique spécialisée, et le BIR, éphémère Bulletin d’information et de recherche créé en 1950 par le père Desroches, en marge de l’antenne parisienne d’Économie et Humanisme et sur la base des expériences militantes des Chrétiens du XIIIe, sont deux parfaits exemples de cet interface dont la hiérarchie catholique s’est immédiatement inquiétée. Par l’intermédiaire de La Quinzaine, des positions aventureuses liées à l’audace politique ou au risque missionnaire pouvaient trouver un écho dans les paroisses ou les mouvements d’Action catholique. On comprend tout de suite pourquoi ce courant n’a pu survivre longtemps. La condamnation de Jeunesse de l’Église par l’ACA, en octobre 1953, est suivie de l’arrêt de l’expérience des prêtres-ouvriers en février 1954 et de la condamnation de La Quinzaine par le Saint-Office en février 1955. On a reproché à Jeunesse de l’Église une théologie dangereuse, qui, en substituant une logique d’assomption à une logique d’incarnation, paraissait tendre à faire du monde moderne un horizon indépassable, et de la révolution prolétarienne un préalable à l’évangélisation. On a craint surtout son influence sur les prêtres-ouvriers, déjà soupçonnés de subir, au contact des milieux progressistes, une imprégnation marxiste préjudiciable à leur mission. La remise en cause de la conception traditionnelle du sacerdoce et la relativisation du modèle de l’Action catholique spécialisée ont fait le reste et justifié, aux yeux de Rome, l’injonction faite aux évêques français de mettre un terme à l’expérience. Quant à l’intervention directe du

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Saint-Office dans le cas de La Quinzaine, elle tient sans doute au fait que le journal avait accueilli quelques anciens de Jeunesse de l’Église et qu’il avait paru exprimer, dans les derniers mois de son existence, le point de vue des prêtres-ouvriers insoumis. Mais elle s’explique surtout par le contexte international, la dégradation de la situation religieuse dans les pays de l’Est entraînant la condamnation par Rome de plusieurs organisations ou leaders de chrétiens progressistes17. L’analyse du progressisme chrétien a donc, par rapport aux hypothèses de Gerd-Rainer Horn, une signification ambivalente. D’une part, elle atteste que des avancées politiques, théologiques et apostoliques, que l’on peut, à gros traits, qualifier de gauche, ont pu, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se trouver étroitement associées. Mais, d’autre part, elle montre que cette rencontre, qui s’opère sur des positions d’extrême gauche, est directement liée à la singularité du dispositif missionnaire français et à la conjoncture de guerre froide.

Géographie, chronologie, géométrie C’est donc en insistant à nouveau sur la singularité française que je voudrais maintenant revenir brièvement sur trois aspects du problème posé par Gerd-Rainer Horn : quelle est la géographie du catholicisme de gauche ? Quelle est sa chronologie ? Quelle est sa géométrie ? La géographie n’est jamais donnée a priori. Il n’est pas sûr que le cadre de l’Europe occidentale soit le plus pertinent pour appréhender les phénomènes qui nous intéressent ici. Il est assurément adapté à l’analyse des démocraties chrétiennes, qui s’y sont trouvé un espace commun où développer une stratégie internationale sans équivalent18. On sait que les efforts conju17. Sont ainsi condamnés en 1955 les chrétiens progressistes polonais, hongrois, tchécoslovaques et chinois. 18. Voir Jean-Dominique Durand, L’Europe de la démocratie chrétienne, Bruxelles, Complexe, 1995.

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gués de Konrad Adenauer, Robert Schuman et Alcide de Gasperi ont suscité l’inquiétude d’autres forces politiques, qui ont alimenté le mythe de l’Europe vaticane. Mais sur ce terrainlà aussi, les dirigeants du MRP se sont attiré les critiques de leur gauche, hostile à l’atlantisme. L’horizon international du progressisme chrétien est différent. Jusqu’en 1950, les tropismes sont évidents. Les chrétiens progressistes, on l’a vu, sont proches de Franco Rodano et du courant issu de la gauche chrétienne italienne. Le mouvement missionnaire partage les préoccupations et les expériences du catholicisme belge. Après 1950, en revanche, chrétiens progressistes et mouvement missionnaire regardent de plus en plus du côté des démocraties populaires, dont la situation leur semble préfigurer l’avenir. L’équipe de La Quinzaine entretient des relations suivies avec les catholiques polonais de Pax et Dzis i Jutro, et traduit pour ses lecteurs français plusieurs des articles théoriques dans lesquels Piasecki, Ketrzynski et d’autres essaient de penser la situation du christianisme dans une société marxiste. Dans une moindre proportion, les réflexions du pasteur Hromadka en Tchécoslovaquie et celles de Martin Niemöller en Allemagne de l’Est, sont également mises à contribution. Ces compagnonnages politiques et religieux survivront à la condamnation de La Quinzaine, et se poursuivront au moins jusqu’aux événements de Budapest, à l’automne 1956, qui obligeront à des révisions déchirantes. C’est donc à l’échelle de l’Europe entière qu’il faut étudier le catholicisme de gauche, et sans doute faut-il aussi prendre en compte ses connivences américaines, telles qu’on les trouve par exemple autour de Dorothy Day et du Catholic Worker. Autant je plaide pour une géographie large, autant je tiens à une chronologie resserrée. Gerd-Rainer Horn a sans doute raison de souligner l’influence à la fois précoce et durable de Jacques Maritain, en particulier à travers Humanisme intégral, qui fait figure de bible de la nouvelle génération démocrate chrétienne, et d’en tirer argument pour relier le catholicisme de gauche d’après 1945 à ses prémices de l’entre-deux-guerres. De la même manière, il est clair que les non-conformistes des années trente, et en particulier Mounier et la revue Esprit, ont largement contribué, en relativisant la portée de la doctrine

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sociale de l’Église, à l’émergence d’une « deuxième gauche » d’origine chrétienne en France19. Il n’est pas moins évident que le courant progressiste lui-même doit beaucoup à l’héritage des hebdomadaires Sept (1934-1937) et Temps présent (1937-1940 et 1944-1947), et donc au passage à gauche, puis à l’extrême gauche, d’une partie du catholicisme social20. Il me semble malgré tout que la principale nouveauté de l’après-guerre, à savoir l’engagement d’une fraction de l’avant-garde catholique aux côtés du Parti communiste, est avant tout un phénomène de génération. Ce n’est pas que les catholiques français aient alors découvert le marxisme : David Curtis a bien montré l’attention qu’ils lui avaient portée et les réflexions qu’ils lui avaient consacrées dès les années trente21. Mais la nouvelle génération catholique a fait pendant la guerre l’expérience du communisme résistant et après la guerre celle de son emprise sur la classe ouvrière. C’est cette double expérience concrète qui fonde le progressisme chrétien, et non la recherche utopique d’une synthèse théorique entre le marxisme et le christianisme. À cet égard, les rédacteurs de La Quinzaine ne sont pas les continuateurs de Terre nouvelle (1935-1939), périodique qui rassemblait des protestants et des catholiques d’extrême gauche au temps du Front populaire : les chrétiens progressistes ne sont pas les héritiers des chrétiens révolutionnaires22. Il me reste à insister sur la géométrie variable du catholicisme de gauche, si l’on tient à conserver ce concept pour appréhender l’ensemble des phénomènes évoqués ici. Il y a sans doute trois gauches politiques, je l’ai suggéré, chacune partagée par la ligne de fracture entre intégralisme et libéralisme. Il y a 19. La formule a été employée à propos de la CFDT par Hervé Hamon et Patrick Rotman, La deuxième gauche, Paris, Ramsay, 1982. Il y a aussi beaucoup à glaner dans le numéro spécial d’Esprit sur Les militants d’origine chrétienne, avril-mai 1977. 20. Voir Martine Sevegrand, « Temps présent », une aventure chrétienne (1937-1992), tome I, Un hebdomadaire (1937-1947), Paris, Éditions du Temps présent, 2006. 21. David Curtis, The French Popular Front and the Catholic Discovery of Marx, Hull, University of Hull Press, 1997. 22. Voir Agnès Rochefort-Turquin, Front populaire : socialistes parce que chrétiens, Paris, Cerf, 1986.

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aussi deux gauches apostoliques, si l’on tient compte des différences, des incompréhensions, voire des conflits, qui opposent le mouvement missionnaire à l’Action catholique spécialisée. Le paysage de la gauche intellectuelle n’est pas moins fracturé : la « nouvelle théologie » qui se cherche à Fourvière est bien différente du thomisme ouvert qui s’inscrit dans le sillage de Jacques Maritain et du père Chenu, et l’univers théorique de Jeunesse de l’Église et de ses épigones est encore tout autre23. Il demeure cependant, et c’est ici que la tentative de Gerd-Rainer Horn prend tout son sens, que dans les moments les plus dramatiques tous ces milieux différents, voire divisés, se sont sentis solidaires face à l’adversité. Le catholicisme de gauche existe bien, c’est celui que Rome condamne24, ou qu’il fait condamner par les évêques français. On le sent déjà dans le refus d’accabler les chrétiens progressistes au lendemain du décret du SaintOffice en 1949. On le remarque encore dans les réactions à Humani Generis en 1950. On le voit surtout dans l’émotion provoquée par l’arrêt de l’expérience des prêtres-ouvriers en 1954. Mais cet effet de front n’est pas durable. J’évoquerai simplement, à titre d’exemple, la polémique ouverte en décembre 1954 par un article de L’Express dans lequel François Mauriac appelle « la gauche chrétienne » à soutenir le gouvernement Mendès France. Le texte vaut d’être cité : Il existe aujourd’hui une gauche chrétienne. Il existe un syndicalisme chrétien fortement organisé. Si certains chefs du MRP paraissent avoir oublié l’idéal de leur jeunesse, soyez assuré qu’autour des députés récemment exclus, des milliers de démocrates-chrétiens sont prêts à se regrouper. L’Église de la CFTC et des prêtres-ouvriers, l’Église de la Mission de France et des Fraternités du père de Foucauld, l’Église de Témoignage chrétien ne ressemble pas à celle qui, du temps de Dreyfus,

23. Voir Étienne Fouilloux, Une Église en quête de liberté. La pensée catholique française entre modernisme et Vatican II, 1914-1962, Paris, Desclée de Brouwer, 1998 24. C’est l’intérêt du livre de François Leprieur, Quand Rome condamne. Dominicains et prêtres-ouvriers, Paris, Cerf/Plon, 1989, que de montrer l’ampleur de l’émotion suscitée par l’affaire des prêtres-ouvriers.

CATHOLICISME DE GAUCHE ET PROGRESSISME CHRÉTIEN 185 demeurait trop attentive aux mots d’ordre politiques de l’extrême-droite et des ligues antisémites. [...] Comment nos évêques ne souhaiteraient-ils pas que toute la jeune génération catholique, que les syndicalistes chrétiens deviennent l’un des pôles de cette nouvelle gauche libérale et antimarxiste qui se reconstitue en ce moment même25 ?

« Habiles gaucheries », répond La Quinzaine dans un éditorial acerbe : Face, en effet, au mythe de la civilisation chrétienne utilisé par les hommes d’ordre, par la droite catholique de Jean de Fabrègues au MRP, Mauriac dresse aujourd’hui un autre mythe, celui de la gauche chrétienne. [...] Pourquoi cette association bizarre de la CFTC et des prêtres-ouvriers ? Pourquoi mêler les prêtres-ouvriers à cette histoire, alors que François Mauriac doit bien se douter qu’ils n’ont vraiment rien de commun avec cette gauche libérale et antimarxiste ? Mauriac ne voudrait-il pas ainsi utiliser le choc émotionnel et sentimental créé dans la conscience de beaucoup de catholiques par l’affaire des prêtres-ouvriers ? [...] Il y a autre chose à faire aujourd’hui que d’entraîner les catholiques dans une nouvelle aventure politique au nom du cœur et du sentiment, que de leur désigner des têtes de Turcs et de leur faire croire que la politique est le combat du Bien contre le Mal. Cet intégrisme à rebours est une tentation redoutable26.

Rien ne montre mieux, me semble-t-il, les limites d’une application à la France du concept englobant de catholicisme de gauche que cet échange sans aménité, moins d’un an après l’interdiction des prêtres-ouvriers. Ces facteurs de différenciation que je viens d’évoquer compliquent le paysage. Il n’en reste pas moins que, à long terme, tous ces catholiques de gauche dont je souligne les divergences ont contribué objectivement à la recomposition du socialisme et à l’évolution de l’Église. 25. L’Express, 25 décembre 1954. 26. La Quinzaine, 96, 15 janvier 1955.

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Voilà donc quelques remarques, trop rapides et trop schématiques sans doute, pour nourrir le débat ouvert par Gerd-Rainer Horn. De toute évidence, le catholicisme de gauche en France, à la fin des années quarante et au début des années cinquante, ne peut se penser qu’en relation à deux phénomènes, le poids du Parti communiste dans la vie politique nationale d’une part, et la prise de conscience aiguë de la déchristianisation de la classe ouvrière d’autre part. Aucun de ces deux phénomènes n’est original : le premier se rencontre aussi en Italie, le second se voit aussi en Belgique. Mais la conjugaison des deux ne se trouve qu’en France, et c’est ce qui provoque la crise du progressisme chrétien, qui n’a pas d’équivalent ailleurs. De ce point de vue, le cas français est aussi une exception. Pour le reste, on aura compris que je suis plus sensible à la diversité du catholicisme de gauche qu’à son unité, qui me semble toute relative et, lorsqu’elle existe, purement défensive face aux interventions de la hiérarchie. Mais je sais bien qu’à trop marquer les différences et les singularités on risque de s’aveugler sur les enjeux globaux et de s’interdire toute compréhension d’ensemble.

9 L’enjeu missionnaire de la question européenne

L’idée européenne a longtemps été marginale dans la conscience catholique française1. Il a fallu les vifs débats sur le projet de Communauté européenne de défense pour sortir l’opinion publique en général, et l’opinion catholique en particulier, de ce que le chroniqueur de La Vie intellectuelle appelle « la tradition des rois fainéants » dans ce domaine2. Le traité instituant la CED est signé en mai 1952 par les ministres des affaires étrangères de six pays (RFA, France, Italie, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas), mais le débat de ratification est constamment repoussé en France, jusqu’au mois d’août 1954 où les députés rejettent le projet. Il n’y a pas lieu de s’étendre sur la complexité politique de cette affaire, qui perturbe les clivages habituels. Rappelons simplement que la CED attire sur elle, selon le mot de Jean-Marie Domenach, « un orage de colères hétéroclites3 ». La gauche progressiste et la droite nationaliste se rejoignent pour la rejeter : communistes et gaullistes 1. Pour une vue d’ensemble, Philippe Chenaux, De la chrétienté à l’Europe. Les catholiques et l’idée européenne au XXe siècle, Tours, CLD, 2007 ; Jean-Dominique Durand (dir.), Cultures religieuses, Églises et Europe, Paris, Parole et Silence, 2008. 2. « L’Europe de Londres et le choix des nations », La Vie intellectuelle, novembre 1954, p. 84. 3. Jean-Marie Domenach, « Une politique extérieure », Esprit, janvier 1954, p. 13.

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se retrouvent côte à côte. Les problèmes de politique intérieure jouent sans doute un grand rôle dans cette rencontre conjoncturelle, mais la nature même du projet constitue, y compris pour certains Européens, une « grave erreur psychologique4 ». Portée sur le terrain militaire, la construction européenne se trouve brusquement chargée de plus de mémoire que d’utopie. Le souvenir de trois guerres franco-allemandes l’emporte sur le rêve des États-Unis d’Europe. Ce qui m’importe ici, c’est d’explorer la dimension religieuse du débat, de voir comment la question européenne s’est cristallisée à cette occasion en question catholique.

Le mythe de l’Europe vaticane Il suffit de parcourir les tables annuelles des principales revues qui expriment l’opinion catholique pour s’apercevoir de la place modeste du thème européen à la fin des années quarante et au début des années cinquante. Il est constamment repoussé au second plan par d’autres, qui occupent bien plus les esprits et les pages. Successivement, le problème missionnaire, la crise progressiste et l’affaire des prêtres-ouvriers ne lui laissent que les seconds plans. De plus, l’Europe est moins pensée pour elle-même qu’en fonction de problèmes plus larges, ou plus étroits, dont elle paraît susceptible de fournir une solution. C’est presque toujours « l’Europe et… » (la France, l’Allemagne, la paix, etc.). Ce désintérêt apparaît encore mieux si on le compare à la vigilance ombrageuse qui se manifeste à l’égard de l’école, autre question latente tout au long de la période. La défense de l’enseignement catholique suscite des dévouements et des manifestations, voire des actions illégales, comme le refus d’acquitter les taxes sur les spectacles, refus qui provoque, à la

4. Alfred Frisch, « Offensive générale contre l’idée européenne », La Vie intellectuelle, avril 1953, p. 89.

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fin des années quarante, les fameux « procès des kermesses5 ». Et, sans partager forcément les positions maximalistes d’un Mgr Cazaux, les évêques s’engagent dans ce combat. Les documents de la hiérarchie française sur le problème scolaire abondent. Mais sur l’Europe, il n’y en a guère. On cite toujours le même texte, un bref passage d’une lettre de l’ACA en juin 1950, c’est-à-dire au lendemain de la présentation du plan Schuman : Considérez que les responsabilités d’un chrétien ne s’arrêtent pas aux frontières de son pays, mais qu’il doit se donner à lui-même une mentalité supranationale. Dites-vous que vous n’avez pas le droit de vous désintéresser des efforts qui sont tentés aujourd’hui pour donner à l’Europe, en dépit de tant de rivalités séculaires et actuelles, une unité assez forte pour garantir sa liberté, sa sécurité et son bien-être. Ne soyez pas, en face de cette tâche difficile, certes, mais indispensable, des railleurs ou des sceptiques. Soyez plutôt des hommes de bonne volonté, qui croient à l’Europe unie, parce qu’ils veulent la construire6.

Comme l’a observé Marcel Merle, « c’est la première, mais aussi la dernière prise de position sur l’Europe de la part de l’Assemblée des cardinaux et archevêques7 ». Le fait est encore plus frappant si l’on remarque que les commentateurs de cette 5. Voir Frédéric Le Moigne, « 1945-1950 : les manifestations du militantisme scolaire catholique de l’Ouest », dans Brigitte Waché (dir.), Militants catholiques de l’Ouest. De l’action religieuse aux nouveaux militantismes, XIX e-XX e siècle, Rennes, PUR, 2004, p. 199-211 et « Cazaux, Roques, Villepelet : trois portraits politiques d’évêques de l’Ouest », dans Gilles Richard et Jacqueline Sainclivier (dir.), La recomposition des droites en France à la Libération, 1944-1958, Rennes, PUR, 2004, p. 343-353. 6. « Lettre des cardinaux et archevêques de France sur la paix », 14 juin 1950, Documentation catholique, tome XLVII, 1950, col. 908. 7. Marcel Merle, « Les facteurs religieux de la politique extérieure française », dans René Rémond (dir.), Forces religieuses et attitudes politiques dans la France contemporaine, Paris, A. Colin, 1965, p. 326. L’Europe en tant que telle est aussi absente du répertoire établi pour la période 1891-1959 par Jean-Marie Mayeur et Marie Zimmerman, Lettres de carême des évêques de France, Strasbourg, CERDIC, 1981.

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lettre « sur la paix » ont été plus sensibles, sur le moment, au refus de l’ACA de condamner les chrétiens signataires de l’appel de Stockholm, qu’à ce paragraphe européen8. Autant l’école libre est une réalité tangible, qui mobilise les fidèles et le clergé, autant l’Europe reste une vue de l’esprit. De fait, l’Europe n’intéresse vraiment que trois secteurs de l’opinion catholique. Dans les milieux MRP, le discours européen a globalement des vertus identitaires et intégratrices, alors que les questions économiques et coloniales divisent. Il y a pourtant un « malaise européen » au sein du parti, qui est loin d’être unanime derrière Robert Schuman9. Un deuxième vivier est constitué par les mouvements de jeunesse, où le sentiment européen se nourrit des rencontres internationales que ces organisations cultivent. Un troisième courant, plus composite, se fonde sur la tradition du rapprochement franco-allemand, telle qu’elle s’est formée entre les deux guerres autour de Marc Sangnier, des auberges de la jeunesse ou des Compagnons de Saint-François, et qui se poursuit après 1945 dans des lieux divers, notamment au Comité d’échanges avec l’Allemagne nouvelle, animé par Mounier et Alfred Grosser, et au Bureau international de liaison et de documentation (BILD), fondé par le père du Rivau, qui publie la revue Dokumente/Documents. Joseph Folliet symbolise bien ce type d’itinéraire10. En somme, l’Europe motive ceux chez qui survit l’esprit de Bierville. Ils ne manquent pas de talents mais d’audience11. 8. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques d’abord. Approches du mouvement catholique en France, XIXe-XXe siècle, Paris, Éditions Ouvrières, 1988, p. 147148. 9. Voir Pierre Letamendia, Le Mouvement républicain populaire. Histoire d’un grand parti français, Paris, Beauchesne, 1995, et les nuances apportées par Danielle Zeraffa, « Les Centristes, la Nation, l’Europe », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome XXXIII, juillet-septembre 1986, p. 485-498. 10. Voir Antoine Deléry, Joseph Folliet (1903-1972). Parcours d’un militant catholique, Paris, Cerf, 2003. 11. Sur l’esprit de Bierville, qui évoque le congrès pacifiste organisé par Marc Sangnier en 1926 dans son domaine de Bierville et rassemblant quelque 6 000 jeunes venus de trente-trois pays, voir Jean-Claude Delbreil, Les catholiques français et les tentatives de rapprochement franco-allemand (19201933), Metz, SEMEI, 1972. Un exemple parmi d’autres de cet esprit et de ses expressions concrètes après 1945, dans le témoignage d’Henri Perrin, qui

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Ceci posé, le problème qui m’occupe tient en une formule agitée comme un épouvantail : « l’Europe vaticane12 ». Au plus fort de la crise, le thème semble répandu, et largement exploité par la gauche anticédiste, qui l’intègre à sa panoplie. Ceux qui, parmi les socialistes, sont réticents devant les projets européens, ne sont pas les moins féroces. La palme va sans doute à Robert Lacoste, dénonçant en termes meurtriers « une Europe rhénane sentant à la fois le goupillon et le haut fourneau13 ». Les communistes, ravis de pouvoir enfoncer ce coin laïque dans la coalition de troisième force, ajoutent volontiers l’horizon atlantiste et font de Pie XII l’aumônier de la croisade anticommuniste entretenue par les Américains. Mais les leaders de la droite, que leurs propres convictions religieuses ou les sentiments de leur électorat obligent à une certaine réserve, ne donnent pas dans des formules aussi caricaturales. Les catholiques de gauche euxmêmes, y compris les plus progressistes, sont assez circonspects. Il leur est plus facile d’évoquer les menaces qui pèsent sur la paix et sur l’indépendance du pays, ou d’affirmer que la « petite Europe » est une trahison de l’Europe véritable, que de dénoncer sans nuances une politique qui, comme l’écrit La Quinzaine au lendemain du rejet de la CED, « pour n’être pas celle de l’Église, n’en avait pas moins recueilli une approbation ouverte des milieux romains et se trouvait patronnée par les principaux chefs de la démocratie chrétienne14 ». L’idée d’une Europe vaticane, se tramant dans l’ombre, remonte, semble-t-il, à 1950, cette année où la question européenne passe de la phase « romantique » à la phase « combattante15 ». participe successivement, au cours de l’été 1947, aux rencontres de MariaLaach (mouvements de jeunesse) et de Lahr (intellectuels) : Itinéraire de Henri Perrin, prêtre-ouvrier (1914-1954), Paris, Seuil, 1958, p. 120-126. 12. Voir Philippe Chenaux, Une Europe vaticane ? Entre le plan Marshall et les traités de Rome, Bruxelles, CIACO, 1990. 13. Au congrès extraordinaire de la SFIO, Puteaux, mai 1954 (cité par Jean-Marie Mayeur, Catholicisme social et démocratie chrétienne. Principes romains, expériences françaises, Paris, Cerf, 1983, p. 81). 14. « Le vrai dilemme : désarmer ou périr », La Quinzaine, 88, 15 septembre 1954 (éditorial). 15. Philippe Farine distinguait en 1962, lors de la Semaine sociale de Strasbourg, les phases romantique (1945-1950), combattante (1950-1957) et

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Analysant en décembre 1949 « les chances de l’Europe », le père Bosc, rédacteur aux Études, veut surtout refroidir le lyrisme trop facile de certains discours et rappeler les obstacles que la réalité leur oppose. Attentif à relever tout ce qui pourrait contrarier la construction européenne, il n’évoque nulle part le risque de mise en cause d’une quelconque Europe vaticane. Au contraire, le fait que « dans tous les pays d’Europe occidentale, des chrétiens occupent aujourd’hui des postes politiques importants », lui semble un élément positif, propre à faire avancer les choses16. On est encore avant les propositions concrètes du plan Schuman. Moins d’un an plus tard, dans les colonnes de La Vie intellectuelle, l’historien lyonnais Joseph Hours publie un long article pour dire « quelle Europe il ne faut pas faire et pourquoi ». « Faire l’unité européenne, explique-t-il, ce n’est pas ébaucher dans je ne sais quelle cité intemporelle et interplanétaire une construction juridique harmonieuse et pure, c’est avant tout faire revivre le Saint-Empire. » Et il assure que s’est répandue à l’étranger l’idée « d’une Europe continentale noire, unie par la commune profession de foi catholique de ses divers gouvernements et par leur commune docilité aux indications qui étaient supposées leur venir de Rome » : Cette vue des choses, encore peu familière aux Français, est depuis quelque temps déjà couramment évoquée au-delà de nos frontières, pour s’en réjouir autant que pour s’en plaindre. On parle çà et là d’une Europe vaticane, on suppute les suites d’une

réaliste (1957-1962), de la construction européenne (« Les Européens devant l’Europe », dans L’Europe des personnes et des peuples, Lyon, Chronique sociale de France, 1962, p. 83). 16. Robert Bosc, « Les chances de l’Europe », Études, décembre 1949, p. 306. Proche du père du Rivau, l’animateur du rapprochement francoallemand, le père Bosc est plus sensible aux limites de « ces rencontres internationales qui depuis la fin de la guerre réunissent périodiquement journalistes, ingénieurs, ouvriers, étudiants, écrivains chrétiens. Elles créent des liens d’amitié très solides, mais leur influence sur le déroulement des événements politiques et économiques est quasiment nulle. […] L’erreur de beaucoup de ces chrétiens est de croire que, lorsqu’ils auront communié et prié ensemble et lu les encycliques durant quinze jours, ils auront garanti la paix. », p. 305.

L’ENJEU MISSIONNAIRE DE LA QUESTION EUROPÉENNE 193 conjonction possible (d’aucuns disent une alliance) des politiques du Vatican et de la Maison Blanche de Washington. Il ne paraît guère possible, en tout cas, d’expliquer de façon pleinement satisfaisante sans recourir à ces vues l’attitude si réticente à l’égard de l’Union européenne des gouvernements socialistes et protestants de Grande-Bretagne et des pays scandinaves, non plus que les velléités d’Union qui rapprochèrent ces pays. De telles constructions peuvent sembler romanesques, ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour les négliger17.

Texte capital. Partant d’une rumeur dont il ne précise pas l’origine (« çà et là »), Joseph Hours commence à forger un mythe qu’il ne cessera d’alimenter avec une obstination tournant à l’obsession, réussissant à donner crédit à ce qui n’aurait pu être qu’un slogan. La réalité, on le sait, est loin de correspondre à ce schéma trop simple, et surtout à ses extensions hasardeuses. Relisant les textes de Pie XII, Jean-Marie Mayeur rappelle que le pape est aussi hostile au libéralisme qu’au communisme, et qu’en aucune manière sa faveur pour l’Europe ne peut être assimilée à une position atlantiste18. L’Internationale démocrate chrétienne tient plus du réseau d’amitiés et d’échanges que de l’organisation contraignante. Le MRP refuse dès l’origine d’être lié par d’éventuelles décisions au sein des Nouvelles équipes internationales19. D’ailleurs les contemporains les plus lucides ne s’y sont pas trompés. Dès 1951, André Latreille se dit sceptique sur les hypothèses de son collègue lyonnais :

17. Joseph Hours, « L’Europe à ne pas faire », La Vie intellectuelle, octobre 1950, respectivement p. 276, 278-279 et 294-295. 18. Jean-Marie Mayeur, « Pie XII et l’Europe », Relations internationales, 28, 1981, p. 413-425. 19. Joseph Folliet écrit dès 1954 que « voir dans les partis nationaux de la démocratie chrétienne une Internationale noire, c’est leur faire, je crois, un excès d’honneur ou d’indignité. Ils sont, au vrai, fortement nationaux, voire nationalistes, et leurs relations internationales, toujours difficiles et assez incohérentes, ne vont ni sans heurts ni sans casse. », « Psychanalyse française de la CED », La Croix, 3 août 1954.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE Les faits jusqu’ici n’ont pas montré que les hommes de gouvernement catholiques soient disposés à aligner leurs politiques les unes sur les autres. Ils professent un loyalisme national très ferme, parfois une grande indépendance de langage vis-à-vis du Saint-Siège, souvent des théories sans équivoque sur la séparation du spirituel et du temporel. Quant aux milieux romains, on peut penser qu’ils sont trop préoccupés de l’influence grandissante du communisme pour entreprendre une construction aléatoire de l’Europe, surtout si celle-ci devait pour autant donner l’impression qu’elle se désintéresse des peuples catholiques aujourd’hui englobés dans la sphère d’influence russe20.

On ne peut nier, cependant, qu’il y ait eu, tant à Rome que chez certains dirigeants démocrates chrétiens, une volonté d’exploiter l’opportunité de cet avènement simultané aux affaires, et de saisir ainsi « l’occasion historique » de construire la nouvelle chrétienté – profane – théorisée avant guerre par Jacques Maritain21. C’est d’abord de cette ambivalence latente que la théorie contestable de Joseph Hours a profité. Rarement, sans doute, un intellectuel aura eu une telle efficacité dans la formation de l’opinion22. Cela tient aussi, semble-t-il, à d’autres éléments. Il y a d’abord l’autorité de l’homme. Professeur d’histoire de la khâgne du lycée du Parc, à Lyon, Joseph Hours écrit dans diverses revues, et il a publié en 1945 un ouvrage remarqué, Œuvre et pensée du peuple français (aux Éditions Bloud et Gay). Résistant notoire, il a contribué à la naissance du MRP, et cet ancrage démocrate chrétien ne permet pas de suspecter son propos a priori. Joue aussi le choix des lieux où il s’exprime. 20. André Latreille, « Le catholicisme », dans André Latreille, André Siegfried, Les forces religieuses et la vie politique. Le catholicisme et le protestantisme, Paris, A. Colin, 1951, p. 149. 21. Roberto Papini, L’Internationale démocrate-chrétienne (1925-1986), Paris, Cerf, 1989, p. 56. Voir Jacques Maritain, Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels d’une nouvelle chrétienté, Paris, Aubier, 1936 et Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, Cerf, 1999. 22. « On aurait tort de sous-estimer l’écho qu’il trouva à l’époque », observe Jean-Marie Mayeur, Des partis catholiques à la démocratie chrétienne (XIXe-XXe siècles), Paris, A. Colin, 1980, p. 227, note 1.

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Loin de se cantonner aux revues catholiques, Joseph Hours donne des articles importants à des organes qui lui assurent une audience plus large, mais auprès d’un public moins familier des questions politico-religieuses23. Il en résulte, et ce n’est pas la moindre raison de son audience, un certain flou dans la réception de son discours. En identifiant la construction européenne à une restauration du Saint-Empire, Joseph Hours dénonce une Europe à la fois cléricale et allemande, inacceptable pour des consciences laïques et françaises. On aperçoit tout de suite la puissance polémique de cette élaboration, qui joue du passé diplomatique de Pie XII en Allemagne, et des origines de Robert Schuman – « de formation toute germanique » – et Alcide de Gasperi – « né en Trente24 ». On remarque moins l’ambiguïté de la démonstration. Parce qu’il dénonce à la fois l’idéal de chrétienté et l’idée allemande, il les bloque dans une image artificiellement unifiée : Le Saint-Empire n’est autre que l’unité de la société européenne dont le sacerdoce et l’Empire ne sont que deux pouvoirs pour ne pas dire deux fonctions25.

Il gomme ainsi les conflits qui ont opposé les papes aux empereurs. C’est l’Empire sans Canossa, ce n’est pas la chrétienté. Étienne Borne dénoncera, amer, au lendemain de l’échec de la CED, cette mystification historique. Si les démocrates chrétiens ont pu rêver d’une chrétienté nouvelle, ce n’est certes pas d’un nouveau Saint-Empire : La trinité Adenauer, Schuman, Gasperi, tous trois simultanément au pouvoir, tous trois démocrates chrétiens, avait fait crier à l’Internationale noire, ce qui n’était qu’une plaisante fabulation ; mais on ajoutait que les trois grands Européens, subissant l’insurmontable destin de leurs origines lotharin23. Joseph Hours, « L’idée européenne et l’idéal du Saint-Empire », L’année politique et économique, janvier-mars 1953, p. 1-15 ; « Les catholiques français face aux projets d’Europe », La Nef, janvier 1954, p. 59-68. 24. Joseph Hours, « L’Europe… », loc. cit., p. 296. 25. Joseph Hours, « Les catholiques… », loc. cit., p. 64.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE giennes, travaillaient à la reconstitution du Saint-Empire romain germanique, ce qui était la plus odieuse et la plus malfaisante des falsifications historiques, car ceux qui souffraient d’un transport d’histoire médiévale au cerveau auraient dû savoir que la Rome catholique a été le roc inébranlable sur lequel s’est brisé jadis le Saint-Empire. Un Gasperi avait combattu dans sa jeunesse l’Autriche des Habsbourg, et puisqu’il faut parler le langage du lointain passé pour se faire comprendre de ceux de nos contemporains qui ont peur de considérer le présent dans sa nouveauté, Gasperi était le contraire d’un gibelin, il appartenait à la tradition guelfe, reprenant pour l’inscrire sur le drapeau de son parti la devise « Libertas » des communes italiennes insurgées contre l’impérialisme de Frédéric Barberousse26.

La contre-épreuve est d’ailleurs facile. Qui rêve alors à haute voix d’une restauration du Saint-Empire, sinon les nostalgiques du sang et du sol, les adversaires les plus déterminés des démocrates chrétiens et de la démocratie tout court ? La mémoire des chevaliers plus que des prêtres, et le rôle historique de l’Allemagne dans la défense de « cette civilisation occidentale qu’on nomme aussi la civilisation chrétienne », c’est chez un Maurice Bardèche qu’on en trouve l’exaltation27.

Europe, chrétienté, mission Joseph Hours fait donc un mauvais procès aux dirigeants du MRP, mais il pose indirectement des questions majeures, qui divisent l’opinion catholique au moment des débats sur la CED et qui survivent à cette querelle. Y a-t-il une doctrine chrétienne de l’Europe ? Sur ce premier point, personne ne conteste que 26. Étienne Borne, « Alcide de Gasperi », La Vie intellectuelle, octobre 1954, p. 106-107. 27. Maurice Bardèche, L’œuf de Christophe Colomb. Lettre à un sénateur d’Amérique, Paris, Les Sept Couleurs, 1951, p. 219.

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l’Église appelle au dépassement des nationalismes pour le bien commun international. Mais peu sont disposés à suivre les analyses développées en 1953 dans la Civiltà Cattolica par le père Messineo, pour qui le traité de la CED est l’expression concrète de cet idéal28. Entre ce minimalisme et ce maximalisme, les positions sont multiples, parce qu’il y a plusieurs occasions de désaccord. Le principe même de la construction européenne est rarement rejeté. Il est simplement relativisé par certains, qui rappellent que l’horizon catholique est par essence un horizon mondial, et que tout autant que « catholiques nationalistes », l’expression « catholiques européens » est une contradictio in terminis29. Les critiques portent d’abord, en effet, sur les limites de la « petite Europe » qui oublie les Anglo-Saxons, exclut les pays de l’Est et néglige l’outre-mer africain. Beaucoup en appellent, avec François Perroux, d’une « Europe bornée » à une « Europe sans rivages30 ». D’autres s’inquiètent du concours que l’Église pourrait apporter à une Europe capitaliste et antisociale : « Bismarck sans le Kulturkampf », selon la formule lapidaire de Jean-Marie Domenach31. Il est enfin toute une série de griefs qui ont trait à l’aliénation de la souveraineté française dans un ensemble qui serait dominé de fait par l’Allemagne ou par les États-Unis. Sur ce terrain où se situent notamment les personnalités catholiques du gaullisme, comme Edmond Michelet, l’argumentation joue sur la distinction du patriotisme – légitime – et du nationalisme – condamnable32. 28. Civiltà Cattolica, décembre 1953, texte traduit et publié dans la Documentation catholique, tome LI, 1954 : Antonio Messineo, SJ, « L’armée européenne », col. 1057-1066. 29. Jacques Chatagner, « À Altenberg, l’Église s’est engagée dans la Croisade pour la Paix », La Quinzaine, 64-65, 15 septembre 1953. 30. François Perroux, L’Europe sans rivages, Paris, PUF, 1954 (l’ouvrage, qui paraît en mai, est largement exploité par les adversaires de la CED). 31. Jean-Marie Domenach, loc. cit., p. 16. 32. Contre « l’Europe dangereuse des apatrides et des technocrates », Edmond Michelet en appelle, dans Le Monde du 20 mars 1954, à la « résistance vivante des patries » (cité par Jean Charbonnel, Edmond Michelet, Paris, Beauchesne, 1987, p. 95). Même vocabulaire dans La Croix du 17 juin 1954, où il explique que des consciences chrétiennes peuvent s’opposer à un traité qui « consacre l’effacement, puis la ruine de leur patrie ».

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La diversité des appréciations sur les aspects concrets de la construction européenne ne doit pas dissimuler une autre ligne de fracture. Le tracé en est malaisé, parce qu’elle traverse les organisations. Elle sépare ceux pour qui le christianisme a, d’une manière ou d’une autre, valeur de solution, de ceux qui ne lui accordent en ce domaine que force d’exigence. Les premiers se trouvent plus facilement dans le camp des cédistes33, mais pas uniquement. Dans son introduction à « Vie internationale 1953 », numéro spécial de la Chronique sociale de France, Joseph Folliet résume parfaitement cet état d’esprit qu’on peut qualifier d’intégraliste : S’il y a un type d’homme apte à résoudre les contradictions du temps présent, à tirer, sur le plan moral et spirituel, les conséquences logiques du mouvement de la vie internationale, c’est l’homme chrétien, l’homme catholique. Une cité mondiale, qui ne repose pas sur Dieu, sur la base de l’Absolu, ne peut qu’échouer dans la division ou la tyrannie ; car l’Absolu seul garantit l’Unité et donne vigueur aux liens sociaux. […] La Cité des Hommes, si elle ne tend point vers la Cité de Dieu, ne sera que confusion et oppression. La vie internationale, si elle n’est qu’un réseau de relations sans terme suprême, n’aura pas plus de sens que la vie tout court34. 33. On désigne couramment alors sous le nom de cédistes les partisans du projet de CED. 34. Joseph Folliet, « Heurs et malheurs de la vie internationale », Chronique sociale de France, mars-juin 1953, p. 119. C’est un thème répandu, qui demanderait un inventaire. Signalons simplement une occurrence intéressante, quatre ans plus tard, dans la contribution de l’ancien ambassadeur de France près le Saint-Siège à un ouvrage collectif et international écrit par des laïcs chrétiens : « Si des partis politiques chrétiens ont joué un rôle décisif dans les pays qu’il fallait sauver du naufrage, c’est parce que l’effondrement d’une civilisation matérielle, fondée sur l’orgueil humain, a restitué sa primauté à la civilisation chrétienne, fondée sur la loi d’amour de l’Évangile. L’avènement de ces hommes et de ces formations politiques n’est pas autre chose que la victoire des forces morales sur les forces brutales. Quel plus bel hommage pourrait-on rendre à la papauté que d’appeler cet avènement “l’Europe du Vatican” ! Ceux qui répètent cette formule – avec une intention malveillante – se doutent-ils de leur illogisme ? », Wladimir d’Ormesson, « L’attente du monde vue de la Ville Éternelle », dans Le monde attend l’Église, Paris, Fleurus, 1957, p. 18.

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Lorsque Jean Verlhac explique aux participants de la troisième rencontre nationale des lecteurs de La Quinzaine (Paris, 27-28 juin 1954) qu’il y a « une bataille urgente à mener contre l’utilisation politique de la religion et de la civilisation chrétienne », et qu’il faut passer « de la chrétienté à la présence des chrétiens dans le monde », on est manifestement dans un autre univers mental, même s’il n’est pas véritablement dualiste35. Les catholiques peuvent-ils se prononcer librement sur les problèmes européens ? La réponse à cette deuxième question, naturellement liée à la première, est aussi largement dictée par l’attitude de la hiérarchie. Le silence de l’épiscopat français dans la querelle de la CED relativise les élans des milieux romains ou de certains démocrates chrétiens français. Partisans et adversaires du traité se retrouvent souvent d’accord sur la formule traditionnelle : in dubiis libertas. « Nous n’avons jamais cessé de répéter – et nous le notions hier encore dans La Croix – que la CED ne pouvait être imposée en vertu des impératifs de la conscience chrétienne », rappelle le père Gabel, plutôt favorable au projet, au lendemain de son rejet par l’Assemblée nationale36. L’Actualité religieuse dans le monde, plutôt hostile, explique au même moment que « ce que Rome a appuyé de son autorité morale, c’est une orientation générale, que l’on pourrait appeler le dépassement des nationalismes », et que « les citoyens catholiques en France ou à l’étranger, sont parfaitement libres du choix des moyens37 ». Mais chacun soupçonne les autres de n’avoir pas respecté cette règle de prudence. La Vie intellectuelle observe qu’un « zèle parfois amer a été dépensé qui a dégradé et dégrade encore le climat de la discussion38 ». Parce qu’en 1954 le débat 35. Jean Verlhac, « Nos responsabilités de laïcs chrétiens », La Quinzaine, 85-86, 15 juillet-1er août 1954. Il faut noter que La Quinzaine ouvre volontiers ses colonnes à ceux qui, comme André Denis, sortent du MRP par la gauche et font campagne contre la CED. 36. La Croix, 1er septembre 1954. 37. « Les catholiques et la CED », L’Actualité religieuse dans le monde, 35, 1er septembre 1954 (éditorial). 38. « La Patrie en question », La Vie intellectuelle, octobre 1954, p. 1. « Alerte au cléricalisme », titre l’éditorial du précédent numéro (aoûtseptembre) à propos des attitudes des catholiques face au gouvernement Mendès France.

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sur l’Europe se croise avec celui sur l’expérience mendésiste, il pose avec acuité la double question de l’unité des catholiques et de l’articulation – cléricale ou laïque – des engagements politiques et des appartenances religieuses39. C’est précisément à ce niveau que le mythe de l’Europe vaticane contribue à radicaliser le débat. Joseph Hours, dès son premier article, évoque la lutte entre deux tendances : L’une tournée avant tout à réaliser la chrétienté et prête à y faire rentrer la France, fût-ce au prix de la souveraineté nationale, l’autre, au contraire, voyant dans la France une culture protégée par l’État, une véritable adaptation à la vie concrète, de l’idéal chrétien proposé par l’Église et nécessairement incomplet, puisqu’il vaut pour tous les temps et pour tous les pays, et que le chrétien est toujours d’un pays et d’un temps40.

La victoire de cette deuxième tendance, gallicane, depuis saint Louis et Jeanne d’Arc jusqu’à la Révolution et au-delà, fait de la France un pays singulier, dans une Europe que Joseph Hours voit ultramontaine. Tous les traits du catholicisme français en sont différents : une foi intérieure, dépouillée et classique, contraste avec la religion plus extérieure, luxuriante et baroque, de ses voisins, et surtout de l’Allemagne. Dans le numéro de La Nef consacré, en janvier 1954, aux « Problèmes du catholicisme français », Joseph Rovan entretient et précise cette inquiétude. Il explique que chez les catholiques allemands, « même les plus préoccupés de progrès social et de réorganisation économique anticapitaliste », l’hostilité aux idées de 89 est un trait répandu, et que persiste au contraire l’idéal médiéval : Il continue à dominer, d’une manière plus ou moins consciente, la plupart des secteurs d’existence, la vie publique et 39. Voir la distinction du « type idéal Mauriac » et du « type idéal Vignaux » dans l’étude d’Étienne Fouilloux sur « les catholiques mendésistes » dans Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et Mai 1968, Paris, Parole et Silence, 2008, p. 123-144. 40. Joseph Hours, « L’Europe… », loc. cit., p. 281.

L’ENJEU MISSIONNAIRE DE LA QUESTION EUROPÉENNE 201 politique sous forme d’idéal de chrétienté, les rapports du clergé et des laïcs qui restent de stricte subordination et basés sur l’idée de dignité, voire de prestige, les rapports familiaux et leur étroitesse conformiste, les rapports sociaux qu’on voudrait réformer dans le sens d’un idéal corporatiste qui ne constitue lui aussi qu’une déformation outrée des réalités médiévales. […] Les catholiques français, chez qui ce médiévisme avait également exercé certains ravages, en semblent à l’heure actuelle beaucoup plus émancipés. La grande césure de 1789, la secousse de la Séparation, et surtout le spectacle de Vichy, démontrant par l’absurde la nécessité de certaines ruptures, ont préparé beaucoup d’entre eux à se poser les problèmes d’une vie chrétienne au milieu du XXe siècle, à se demander comment l’Église qui est de tous les temps peut être plus simplement de ce temps-ci, sans rechercher sans cesse l’appui protecteur et ségrégatif des enceintes d’un faux Moyen Âge. Sur ce point, la plupart des catholiques d’Allemagne suivent des voies très différentes41.

Il y aurait donc une incompatibilité politique entre catholiques français et allemands au sein de l’Europe. Mais il y aurait aussi un effet religieux fatal aux avancées pionnières du catholicisme français : Les préoccupations missionnaires, qui jouent un rôle prépondérant dans le tableau – forcément incomplet cependant – que le présent Cahier veut dresser des problèmes des catholiques français, ne semblent avoir de prise ni sur l’esprit du clergé allemand ni sur celui des fidèles (encore une fois, nous ne parlons ici que des grosses majorités). Tout se passe comme si la déchristianisation moderne et l’échec des Chrétientés n’étaient à leurs yeux que des situations passagères susceptibles de rentrer dans l’ordre sans exiger des efforts particuliers42.

En désignant ainsi les dangers d’une Europe qui se construirait sur un modèle de chrétienté inspiré par le catholicisme 41. Joseph Rovan, « Catholiques de France, catholiques d’Allemagne », La Nef, janvier 1954, p. 89-90. 42. Ibid., p. 95.

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allemand, Hours et Rovan exposent à l’inverse les deux valeurs du catholicisme français : l’esprit laïque et l’esprit missionnaire. La force de cette critique, c’est d’insinuer que les démocrates chrétiens français, à travers les projets européens, reculent en deçà du Sillon et de France pays de mission ?: « Le MRP de Marc Sangnier et des catholiques sociaux, lorsqu’il applaudit au succès de M. Adenauer comme à un triomphe de l’Europe, applaudit en fait à sa propre transformation en parti de droite », écrivait déjà La Quinzaine en 195343. Il ne faut pas se dissimuler, enfin, qu’en dénonçant le poids de la pensée contre-révolutionnaire allemande, de Schlegel et de Gœrres notamment, dans le catholicisme d’outre-Rhin, Joseph Hours pose au MRP une question de fond, celle de la capacité ou de l’incapacité des démocrates chrétiens européens, pétris de théorie communautaire, à assumer vraiment l’idée démocratique. Le débat sur l’Europe tourne alors à un débat sur l’héritage de la Révolution française. Peu s’aventurent sur le terrain de ce problème ancien, dont Émile Poulat a montré la persistance et la complexité44. Il faut tout de même relever l’article important dans lequel Étienne Borne soutient que si la société du contrat mise en place par le libéralisme révolutionnaire est supérieure à l’assemblage antérieur des communautés, les crises des temps modernes montrent « l’impossibilité manifeste où s’est trouvée l’humanité contemporaine à créer une civilisation tout entière contractuelle ». Il en appelle donc à une dialectique du contrat et de la communauté, dans laquelle le contrat n’est lui-même qu’un moment à traverser et à dépasser par une communauté supérieure, la communauté chrétienne, seule alternative à la communauté oppressive du communisme45.

43. « Les militants MRP accepteront-ils indéfiniment ? », La Quinzaine, 64-65, 15 septembre 1953 (éditorial). 44. Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Berg-International, 2006 (chapitre IV : « La démocratie mais chrétienne »). 45. Étienne Borne, « Contrat et communauté », La Vie intellectuelle, novembre 1954, p. 29-45 (citation, p. 38).

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Tout porte donc à penser que les conflits entre catholiques français sur la question européenne, au début des années cinquante, traduisent moins leur désaccord sur cette question précise que leur rapport problématique à la modernité. L’Europe devient source de division pour les consciences catholiques lorsqu’elle semble, à tort ou à raison, incarner un modèle de chrétienté. On ne mesure peut-être plus, aujourd’hui, le poids psychologique de ce mot, qui a été, en France, porté par la génération de l’Action catholique des années trente, avant d’être un repoussoir pour la génération missionnaire des années cinquante46. Introduit dans la querelle de la CED, ce signe de contradiction ne pouvait que la redoubler et contribuer à la rendre encore plus insoluble. Joseph Folliet s’en inquiétait en août 1954, au plus fort de la crise, lorsqu’il écrivait qu’un « refus de la CED, dont l’origine serait le désir de “coller”, pour des fins apostoliques, aux masses ouvrières travaillées par la propagande communiste contre la CED, apparaîtrait comme une intrusion de l’apostolat où il n’a que faire »47. Certes, il ne faut pas exagérer l’importance de ces controverses. Elles ne touchent que les intellectuels et les militants du mouvement catholique, guère les paroissiens ordinaires. On peut penser, comme le suggérait naguère Jean Touchard, que le catholique moyen s’est fait une opinion sur l’Europe « plus en tant que Français moyen qu’en tant que catholique moyen48 ». Mais par la suite, indépendamment des fortunes et des infortunes de la démocratie chrétienne, et au-delà des mécanismes économiques et politiques qui se sont mis progressivement en place, la question de l’identité culturelle de l’Europe est restée obstinément posée.

46. Voir Yvon Tranvouez, op. cit. (chapitre 5 : « Du Christ-Roi aux prêtres-ouvriers ») et Jean Chaunu, Christianisme et totalitarisme en France dans l’entre-deux-guerres (1930-1940), tome III, La chrétienté paradoxale, Paris, François-Xavier de Guibert, 2010. 47. Joseph Folliet, « Psychanalyse… », loc. cit. 48. Jean Touchard, « Extrait de la discussion générale », dans René Rémond (dir.), Forces religieuses…, op. cit., p. 344.

TROISIÈME PARTIE Lignes de fuite

10 Adieu, France catholique ?

En 1987, Mary Kenny publiait Good bye to Catholic Ireland, un ouvrage à la fois nostalgique et désabusé sur l’effondrement accéléré d’une chrétienté réputée aussi solidement établie que son homologue polonaise1. Vingt ans plus tôt, les observateurs de la scène canadienne n’étaient pas moins frappés de l’écroulement brutal du catholicisme québécois, remisé au rayon des accessoires inutiles par ceux-là mêmes qu’il avait formés et qui entendaient bien, en opérant une « révolution tranquille », se débarrasser de la tutelle des soutanes, « sortir de la grande noirceur2 ». Si nous n’avons pas vécu en France un phénomène aussi saisissant, c’est à la fois parce que l’emprise religieuse y a été inégale selon les régions, et parce que l’évolution des mentalités au sein de l’Église s’y

1. Mary Kenny, Good bye to Catholic Ireland, Londres, Sinclair Stevenson, 1997 ; John Littleton et Eamon Maher (dir.), Contemporary Catholicism in Ireland. A critical Appraisal, Dublin, Columba Press, 2008. 2. Voir E.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la « grande noirceur ». L’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, Sillery (Québec), Éditions du Septentrion, 2002 ; Michael Gauvreau, Les origines catholiques de la Révolution tranquille, Montréal, Fides, 2008 ; Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. L’Action catholique québécoise avant la Révolution tranquille, Montréal, Boréal, 2003. Sur cette décomposition de la chrétienté québécoise, on sait la force symbolique des deux films de Denys Arcand, dont le scénario est disponible en librairie : Le déclin de l’empire américain (Montréal, Boréal, 1986) et Les invasions barbares (Montréal, Boréal, 2003).

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est opérée plus lentement, et d’une manière qu’on pourrait dire étagée. La génération militante qui a eu vingt ans en 1940 est peut-être celle qui a été amenée à vivre et à penser l’adieu à la France catholique que quelques intellectuels avaient annoncé au début du siècle, à travers la crise moderniste, et que la masse des fidèles a entériné à la fin, en désertant les paroisses. C’est ce parcours que je voudrais esquisser, en rappelant d’abord les principaux aspects de la mutation du catholicisme français dans cette période décisive qui va, grosso modo, de l’avènement de Pie XII, en 1939, à la mort de Paul VI, en 1978, et en examinant ensuite la diversité des attitudes de ceux qui s’y sont trouvés affrontés.

Détachement religieux On s’accorde généralement à reconnaître qu’entre les années 1930 et les années 1970 le catholicisme français a cessé d’être en quelque sorte une évidence commune, largement partagée par beaucoup, même si à des degrés divers, pour devenir une affaire d’opinion et un fait social minoritaire. Encore faut-il mesurer l’ampleur du changement et s’interroger sur les causes de cette transformation. En 1939, lorsque le cardinal Pacelli devient pape sous le nom de Pie XII, le sentiment prévaut, dans les milieux catholiques, que la France est encore un pays chrétien, que la politique laïque de la IIIe République n’a pas véritablement modifié. « La France est une nation essentiellement catholique », assure en 1940 Paul Lesourd, polygraphe à succès : Elle l’est par tradition, elle l’est dans son esprit, elle l’est jusqu’à la moelle. Les étrangers sont déconcertés par ce catholicisme si profondément ancré dans l’âme française allant de pair avec les allures anticléricales que s’est données notre pays à certaines heures de son histoire. C’est que notre anticléricalisme est bien plutôt l’horreur ou la crainte du « gouvernement des curés » qu’une véritable hostilité envers une religion sans

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laquelle la France ne serait pas ce qu’elle est. Si l’Église doit beaucoup à la France, celle-ci doit tout à l’Église3.

Pourtant, trois ans plus tard, deux aumôniers de la JOC, Henri Godin et Yvan Daniel, réfléchissant à leur expérience pastorale en banlieue parisienne, remettent à leur archevêque, le cardinal Suhard, un mémoire pessimiste. Publié sous un titre choc, La France pays de mission ?4, ce rapport deviendra le livre emblématique de toute une génération de prêtres et de militants. France, terre chrétienne ? France, pays de mission ? Entre ces deux hypothèses il est alors impossible de trancher. Il faut attendre l’immédiat après-guerre pour que les enquêtes de sociologie religieuse suscitées par Gabriel Le Bras et relayées par le chanoine Boulard apportent des données chiffrées qui permettent de sortir de l’impressionnisme5. Retenons simplement quelques indicateurs de la vitalité religieuse du catholicisme français. La pratique dominicale rassemble, en 1946, 32 % de la population. Plus de 90 % des Français sont baptisés et plus de 80 % de ceux qui se marient passent à l’église. Le clergé séculier compte alors environ 40 000 prêtres et il y a autour de 1 000 ordinations chaque année. Toutes ces données demandent naturellement à être corrigées par une analyse géographique. La carte de la pratique religieuse de la France rurale établie en 1947 par Fernand Boulard (Figure 5) permet de différencier trois types de zones.

3. Paul Lesourd, Le visage chrétien de la France, Paris, Flammarion, 1940, p. 7. 4. Henri Godin, Yvan Daniel, La France pays de mission ?, Lyon, Éditions de l’Abeille, 1943. 5. Voir Claude Langlois, « La quantification en histoire religieuse. Un demi-siècle de pratique », dans L’observation quantitative du fait religieux, Lille, Centre d’histoire de la région du Nord et de l’Europe du Nord-Ouest, 1992, p. 17-33.

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Figure 5. Carte religieuse de la France rurale

(Source : Fernand Boulard et Jean Rémy, Pratique religieuse urbaine et régions culturelles, Paris, Éditions ouvrières, 1968)

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Les terres de chrétienté, où l’on relève plus de 40 % d’adultes qui communient à Pâques, se caractérisent par une pratique religieuse majoritaire, un conformisme social qui porte à la maintenir, une culture chrétienne bien enracinée, un réseau serré d’institutions chrétiennes (écoles libres, patronages, mouvements de jeunesse) et une autorité reconnue au clergé. Les pays de mission sont ceux où l’on compte plus de 20 % d’enfants non baptisés. La pratique y est quasiment inexistante, les comportements sont hostiles ou indifférents aux normes chrétiennes, et le clergé n’a guère d’influence : c’est le paysage de la paroisse du curé de campagne de Bernanos. Entre ces deux extrêmes, les régions indifférentes à tradition chrétienne, où la pratique est minoritaire, souvent marquée par un fort conformisme saisonnier (on fréquente l’église pour les grandes solennités de la vie), les institutions chrétiennes sont rares et l’opinion tolérante par rapport aux écarts de moralité6. Laissons de côté les autres enseignements des enquêtes de sociologie religieuse, en particulier les différenciations de la pratique liées au sexe, à l’âge et à l’appartenance sociale. On n’a peut-être pas assez remarqué que cette carte, régulièrement affinée et maintes fois reproduite, donnait une image globalement rassurante de la situation. L’Ouest, le Nord, l’Est et la diagonale qui va de la Savoie au Pays basque en passant par la bordure méridionale du Massif central : autant de solides bastions, avantageusement soulignés par la teinte noire employée dans la figuration. Quelques pays de mission à peine perceptibles dans leur couleur blanche. Et puis ce vaste ensemble hachuré qui signale des positions sans doute affaiblies mais nullement désespérantes. De toute évidence, la carte Boulard a été conçue et utilisée comme un instrument de mobilisation pour une rechristianisation nécessaire et possible.

6. Voir Fernand Boulard, « Ébauche d’une carte religieuse de la France rurale », Cahiers du clergé rural, 92, novembre 1947, p. 403-414. Carte reproduite, revue et corrigée, dans Fernand Boulard, Premiers itinéraires en sociologie religieuse, Paris, Éditions ouvrières, 1954, et dans Fernand Boulard et Jean Rémy, Pratique religieuse urbaine et régions culturelles, Paris, Éditions ouvrières, 1968.

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Passons aux années soixante-dix : la reconquête attendue ne s’est pas produite, mais au contraire la situation s’est profondément détériorée. Tous les indicateurs sont au rouge. Les messalisants ne sont plus que 10 %, la proportion d’enfants baptisés n’est plus que de 66 %, celle des mariages religieux de 64 %. L’effectif du clergé séculier dépasse encore les 30 000, mais sa pyramide des âges est inquiétante, et le renouvellement n’est plus assuré : le nombre des ordinations, en chute libre depuis le début des années soixante, se stabilise autour d’une centaine par an, soit dix fois moins qu’à la fin des années quarante7. Il n’est pas possible d’opérer une comparaison sur le plan géographique, faute d’enquêtes équivalentes à celles du chanoine Boulard. Mais les enseignements que l’on peut tirer de quelques observations locales et des réponses à divers sondages, permettent de supposer qu’au-delà d’une accentuation généralisée du processus de détachement religieux dans les trois zones, le fait massif est la chute rapide de la pratique religieuse dans les terres de chrétienté jadis les mieux assurées. Jean-Paul II s’en inquiétera lors de son premier voyage à Paris, en juin 1980, en lançant à son auditoire, quinze ans après la fin du concile Vatican II, qui avait été une grande espérance, une interrogation abondamment commentée : France, fille aînée de l’Église, et éducatrice des peuples, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême8 ?

Cet effondrement du catholicisme ne manque pas de surprendre et de déconcerter, dans la mesure où tout semblait avoir été fait pour obtenir le mouvement inverse. Au cours des années cinquante, il ne manquait pas de bons esprits pour attribuer l’érosion des positions catholiques au dysfonctionnement du système ecclésial. On pouvait incriminer la crispation défen7. Voir Jacques Maître, « Les deux côtés du miroir. Note sur l’évolution religieuse actuelle de la population française par rapport au catholicisme », L’Année sociologique, volume 38, 1988, p. 33-48 ; Martine Sevegrand, Vers une Église sans prêtres. La crise du clergé séculier en France (1945-1978), Rennes, PUR, 2004. 8. Jean-Paul II, homélie au Bourget, 1 er juin 1980, citée par Alain Vircondelet, Jean-Paul II. Biographie, Paris, Julliard, 1994, p. 360.

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sive d’un Pie XII vieillissant, l’archaïsme de certaines structures, l’inertie ou la résistance des prêtres les plus âgés, et ainsi de suite. Du cardinal Suhard au chanoine Boulard et à bien d’autres, tous les discours sur le thème « essor ou déclin » de l’Église, du clergé, etc., avaient quelque chose de rhétorique, tant il semblait évident que le déclin observé n’était que provisoire et que l’essor attendu serait effectif au prix de réformes énergiques9. Le paradoxe est que l’évolution se soit précipitée au moment précis où l’on pouvait supposer que les réformes conciliaires allaient enfin rapprocher l’Église du monde qui s’éloignait d’elle. Pour expliquer que ce souffle nouveau n’ait pas produit les résultats attendus, on n’a pas manqué d’invoquer le choc parallèle de ce qu’Henri Mendras a appelé la Seconde Révolution française10 : une mutation sociologique lourde, dans laquelle se combinent et s’additionnent les effets de l’urbanisation, du gonflement des classes moyennes, de l’avènement de la civilisation de masse, de la libéralisation des mœurs et de la désacralisation des institutions, sans compter l’irruption de la planète des jeunes. Accentuée par l’explosion de Mai 68 et sa postérité contestataire, qui affecte durement l’Église jusqu’au milieu des années soixante-dix, cette évolution générale sape les bases du catholicisme traditionnel, ancré sur le maillage d’une civilisation paroissiale, rurale et familiale11. Mais c’est précisément en 1980 que François-André Isambert avance l’hypothèse que la déchristianisation déplorée de tous côtés soit aussi, pour une part, la conséquence de ce qu’il appelle une « exchristianisation » cléricale : Le paradigme est alors le suivant : 1. Les transformations actuelles de l’Église sont le fait de minorités éclairées ou au moins se considérant comme telles

9. Cardinal Emmanuel Suhard, Essor ou déclin de l’Église ?, Paris, Éditions du Vitrail, 1947 ; Fernand Boulard, Essor ou déclin du clergé français ?, Paris, Cerf, 1950. 10. Henri Mendras, La seconde Révolution française, 1965-1984, Paris, Gallimard, 1988. 11. Voir Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE (théologiens, liturgistes, aumôniers, laïcs formés par les mouvements d’Action catholique). 2. Les masses populaires ont réagi négativement, tantôt en s’éloignant du clergé et en désertant le culte, tantôt en se raccrochant aux formes anciennes de rites et de croyance, voire en se raccrochant à un clergé traditionaliste. 3. Les minorités éclairées ont condamné à leur tour ces réactions et en particulier la seconde, en les jugeant non chrétiennes et en empêchant le christianisme des masses de se manifester dans les formes qui leur conviennent. Les masses ne se seraient donc pas déchristianisées, mais auraient été exchristianisées (comme on dit « excommuniées »), c’est-à-dire repoussées hors du christianisme12.

En effet, une mise en œuvre précipitée des décisions du concile, voire une interprétation abusive des textes de Vatican II au nom d’un esprit conciliaire aussi flou qu’incontrôlable, déconcerte les fidèles ordinaires. Le catholicisme français des années soixante-dix se dévisibilise. Les institutions chrétiennes sont contestées, voire abandonnées. Le costume du clergé disparaît, les cloches se taisent, les processions n’ont plus cours, on ne fait plus maigre le vendredi. Le sens du sacré se perd, tant dans les célébrations cultuelles que dans l’architecture religieuse. Les sacrements font l’objet d’un malthusianisme pastoral qui fait qu’au nom de la pureté de la foi, opposée à la routine des gestes religieux, on exige des préparations au baptême et au mariage qui indisposent les usagers les moins avertis. Dans ce « triomphe des valeurs citadines, des valeurs expressivo-éthiques, sur les fonctions rituelles-pratiques du culte », et dans l’opprobre qui frappe la religion populaire, André Rousseau perçoit la volonté de « distinction » d’un clergé et de militants issus des nouvelles classes moyennes13. 12. François-André Isambert, « Le sociologue, le prêtre et le fidèle », dans Henri Mendras (dir.), La sagesse et le désordre. France 1980, Paris, Gallimard, 1980, p. 225. 13. André Rousseau, « Au temps de Vatican II », dans François Lebrun (dir.), Histoire des catholiques en France du XVe siècle à nos jours, Paris, Hachette, 1985, p. 535.

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On le voit, autant le constat de la décomposition du catholicisme traditionnel entre les années quarante et les années soixante-dix ne fait pas l’ombre d’un doute, autant la difficulté est grande d’apprécier la part de chacune des explications qui peuvent en rendre compte. Il reste que les divergences entre ceux qui se sont préoccupés de cette évolution méritent examen.

Crise de la conscience catholique Pour le dire brutalement, et sans doute trop simplement, il apparaît que cette génération militante a évolué dans une situation marquée par la domination du modèle apostolique de l’Action catholique spécialisée, qui était clairement, du moins au départ, un modèle de reconquête chrétienne de la société. Or, certains de ses éléments s’en sont peu à peu éloignés, au risque de se retrouver mis à l’écart au sein de leur Église, voire de la quitter. Je rappellerai brièvement ici quelques lignes de force aperçues dans les chapitres précédents, avant de leur donner un prolongement. Née, on l’a vu, au tournant des années vingt et trente, à l’initiative de l’abbé Guérin et à l’imitation de l’expérience belge de l’abbé Cardijn, la JOC a été le prototype et le catalyseur de l’Action catholique spécialisée par milieux sociaux, qui s’est développée d’abord sous la forme de mouvements de jeunesse, ouvrière donc, puis agricole, étudiante, maritime et « indépendante » – ce dernier euphémisme pour ne pas dire bourgeoise. Leurs anciens ont constitué ensuite des homologues adultes sous des étiquettes diverses. Si la légende dorée de la JOC correspond à sa spectaculaire progression au cours des années trente, avec le point d’orgue du congrès du dixième anniversaire – 80 000 jocistes rassemblés, à l’étonnement général, à Paris14 – il reste que la véritable extension de l’Action

14. Voir Jean-Pierre Coco, Joseph Debès, 1937, l’élan jociste. Le dixième anniversaire de la JOC, Paris, Éditions Ouvrières, 1989.

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catholique spécialisée date de l’après-guerre. Officiellement mandatée par l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France, elle demeure jusqu’en 1975 la forme privilégiée de l’apostolat. Quoi qu’aient pu en penser un certain nombre de militants ou d’aumôniers à l’occasion des crises qui ont secoué son histoire, le mandat leur a été tout autant un label efficace qu’une entrave à leur liberté de manœuvre. Il suffit de remarquer que tout ce qui se situait en dehors de l’Action catholique s’est trouvé de fait éliminé, marginalisé ou intégré. En amont, les œuvres paroissiales, qui représentaient le stade antérieur, sont apparues comme l’expression d’une stratégie périmée, correspondant à une époque où le prêtre attendait, en quelque sorte, les fidèles au pied du clocher et à l’abri d’un parc d’institutions éducatives et sociales dont le patronage avait fini par être le fleuron et le symbole. Catholicisme de position, à quoi s’opposait désormais le catholicisme de mouvement que se voulait l’Action catholique, avec son armée de militants laïcs prolongeant l’action du prêtre dans les lieux et les milieux auxquels celui-ci n’avait pas accès. Délaissés par les évêques, les patros ne purent que résister au hasard de leur implantation locale ou s’intégrer à l’Action catholique en se pensant comme de simples préparations à ses mouvements. L’évolution de Cœurs Vaillants vers ce qu’on a appelé ensuite l’Action catholique de l’enfance, est tout à fait significative à cet égard15. À l’opposé, en aval de l’Action catholique, si on peut dire, le mouvement missionnaire français, nébuleuse complexe dont l’opinion a surtout retenu l’aventure des prêtres-ouvriers, a été brisé net par les condamnations et les interdictions qui ont frappé, au milieu des années cinquante, ses diverses composantes. On lui reprochait sans doute un compagnonnage excessif avec les communistes, mais la crise du progressisme chrétien avait aussi une dimension proprement ecclésiale, qui tenait précisément à la remise en cause du modèle d’Action catholique16. Il est symptomatique que, jusqu’en 1965, la poursuite 15. Voir Vincent Féroldi, La force des enfants. Des Cœurs Vaillants à l’ACE, Paris, Éditions ouvrières, 1987. 16. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000.

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atténuée de l’expérience des prêtres-ouvriers n’ait été possible que sous la forme de groupes de « prêtres au travail », exerçant à temps partiel et étroitement associés aux paroisses et aux mouvements d’Action catholique, dans le cadre d’une Mission ouvrière dont ces derniers étaient désormais le pivot17. L’ébranlement de l’Action catholique a d’abord été le fait de ses crises internes, mais aussi la conséquence d’une double émergence externe : d’une part celle des communautés du renouveau charismatique, dont les principales s’organisent entre 1971 et 1978, et d’autre part celle du courant traditionaliste, qui cristallise à partir de 1976 autour de la dissidence de Mgr Marcel Lefebvre. Peu d’observateurs ont vraiment saisi, en 1975, la portée ecclésiale de la déclaration par laquelle l’Assemblée plénière de l’épiscopat français mettait fin au mandat. Libres dorénavant de prendre les options temporelles qu’on leur avait longtemps contestées, les mouvements d’Action catholique se retrouvaient en quelque sorte privatisés, mis en concurrence sur le marché de l’apostolat avec de nouvelles organisations plus identitaires et qui avaient plus qu’eux le vent en poupe. Tout a donc conspiré longtemps à la domination du modèle d’Action catholique spécialisée, y compris les nombreuses enquêtes diocésaines impulsées au cours des années cinquante par le chanoine Boulard, dans la mesure où leurs grilles d’analyse privilégiaient la question des conditions sociales de la pratique religieuse, ce qui fait que nombre d’entre elles n’ont fait que donner une légitimité scientifique à des choix pastoraux souvent faits auparavant18. Or il faut bien se représenter que ce modèle n’est rien d’autre qu’une variante du vaste projet de restauration d’un ordre social chrétien pour lequel tous les 17. Voir Tangi Cavalin, « Le contre-feu hiérarchique. Les évêques français et la Mission ouvrière (1954-1969) », dans Tangi Cavalin, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule (dir.), De la subversion en religion, Paris, Karthala, 2010, p. 275-298 ; Laurent Carn, Du fait à la cause. Représentations des prêtres-ouvriers dans la presse catholique, 1955-1965, Maîtrise d’histoire, Université de Bretagne Occidentale, 1998. 18. Voir Hélène Ropars, L’enquête Boulard dans le diocèse de Quimper et de Léon (1957-1958), Maîtrise d’histoire, Université de Bretagne occidentale, 1998.

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papes, de Léon XIII à Jean-Paul II – et aujourd’hui Benoît XVI – n’ont cessé de mobiliser les fidèles. Un projet catholique intégral, fondé sur le refus intransigeant des principes et des valeurs du monde moderne, dans sa version libérale comme dans sa version socialiste (ou, pire encore, communiste), et transformant ses militants, dans l’attente de la reconquête espérée, en acteurs d’une contre-société catholique19. Qu’à l’épreuve des faits, et à l’occasion de crises souvent dramatiques, nombre de militants d’Action catholique en soient venus à quitter l’Église, et parfois même à rejoindre le camp de ceux qu’ils étaient supposés combattre, n’enlève rien à l’inspiration fondamentale qui les a animés et dans laquelle d’autres n’ont jamais pu, ou ont fini par ne plus se reconnaître. Ces dissidents de l’intransigeantisme catholique, on les distingue mal, parce qu’ils sont souvent mêlés à d’autres dans des structures où rien ne les rend plus visibles, et dans des actions qui ne leur sont plus spécifiques. Deux exemples permettront malgré tout de donner une idée des déplacements significatifs qui s’opèrent dans les consciences catholiques dès les années cinquante. Le premier est celui du mouvement missionnaire, dont on a vu qu’il est né en France, au milieu des années quarante, du sentiment des limites de l’Action catholique spécialisée, et qu’il a trouvé dans l’expérience historique des premiers prêtres-ouvriers une expression fortement symbolique. Or il faut voir qu’autour de la centaine de prêtres-ouvriers qui ont fasciné l’opinion, il y avait tout un réseau d’équipes militantes, de groupes de réflexion, de communautés de vie, et des publications représentatives de cette sensibilité, telles que les cahiers de Jeunesse de l’Église, jusqu’à sa condamnation française de 1953, et le bimensuel La Quinzaine, jusqu’à sa condamnation romaine de 1955. À relire aujourd’hui les textes qui circulent dans ces milieux, on mesure à quel point les éléments les plus avancés du mouvement missionnaire étaient devenus étrangers aux perspectives du catholicisme intégral. Il 19. Voir Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Berg-International, 2006. Voir aussi la reprise récente du thème de la contre-culture catholique par Jean-Pierre Denis, Pourquoi le christianisme fait scandale, Paris, Seuil, 2010.

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me suffira, pour en convaincre, de citer quelques passages de « Nocturne », longue méditation rédigée en décembre 1950 par Émile Poulat, qui était alors prêtre de la Mission de Paris et l’un des intellectuels du collectif prêtres-ouvriers : Nous sommes partis avec la conscience claire de ce que nous avions à apporter au monde, et nous avons découvert que nous étions des tard venus qui avaient tout à apprendre. Nous étions partis armés d’un lot d’expressions qui devaient tout résoudre, et nous avons découvert dans leur verbalisme inconsistant que ce que nous nommions nos positions spirituelles était conscience infantile ou transposition symbolique des problèmes. Nous avons voulu nous engager pour la paix, pour la justice, contre la misère, au nom de la foi, parce que chrétiens, et nous avons découvert que leur sens humain suffisait aux hommes qui nous entouraient. Nous avons cherché dans quels interstices il pouvait bien y avoir place pour caser notre affaire, et nous avons découvert un monde plein qui nous obligeait à mettre en cause notre foi ellemême. [...] Nous avons senti le divorce de notre conscience religieuse, ce que nous avions appris, où notre foi ne se reconnaissait plus, et ce que nous vivions, où l’on ne reconnaissait plus notre foi. Des esprits ouverts avaient beau déployer devant nous les richesses toujours nouvelles de la Révélation, leur pensée religieuse, qui naguère nourrissait encore notre vie spirituelle, ne trouvait pas le contact avec notre réalité quotidienne. […] Nous avons cherché en quoi le chrétien différait de l’incroyant, et nous avons compris qu’il ne fallait pas se demander : à quoi sert-il d’être chrétien ? Que nous apporte à chacun notre foi ? mais : Que peut encore signifier le christianisme pour le monde ? Qu’est-ce que vivre de la foi ? […] Tout est contaminé, métissé. Foi des décombres : devant nous se dresse la figure de Job, avec le cortège inévitable de ses amis bien intentionnés pour prendre en main la cause de Dieu20. 20. Texte cité par Gilles Ferry, qui l’attribue anonymement à « des camarades », dans « Lettre à un ami sur Jeunesse de l’Église, 1940-1951 »,

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Inutile d’aller plus loin. On s’explique sans peine que le mouvement missionnaire développe alors une nouvelle conception de l’incarnation, qui n’est plus active, mais passive, enfouissement nécessaire au cœur du monde moderne21. C’est le temps de saint Jean-Baptiste et non celui de saint Remi. Le texte d’Émile Poulat que je viens de citer est contemporain de réflexions sans doute moins radicales, mais qui vont loin elles aussi, dans un domaine esthétique, celui de l’architecture et de la décoration religieuses. Le père Marie-Alain Couturier, dominicain, directeur de la revue L’Art sacré, plaide inlassablement pour une insertion de l’art chrétien dans l’art moderne. Pour l’église Notre-Dame de Toutes Grâces, sur le plateau d’Assy, en HauteSavoie, la chapelle du Rosaire à Vence (Alpes-Maritimes) et l’église du Sacré-Cœur d’Audincourt, près de Sochaux, il choisit de faire appel aux plus grands artistes de l’art moderne, tels que Léger, Lurçat, Matisse, Braque, Rouault, Bazaine ou Chagall, sans s’inquiéter de l’incroyance notoire de plusieurs d’entre eux. Ce qui lui vaut de vives attaques et quelques ennuis, notamment à cause du Christ sculpté par Germaine Richier pour le maître-autel de l’église d’Assy22. Il note ceci : Des gens prient dans la nuit, qui ont, dans cette nuit obscure, un sens du mystère divin plus fort et plus pur que bien des dévots pour qui le mystère n’a plus, hélas ! aucune obscurité. Il y a ainsi des incroyants, des mécréants qui ont un instinct du sacré si exigeant et si sûr qu’ils nous font honte. dans Jeunesse de l’Église, Les événements et la foi, 1940-1952, Paris, Seuil, 1951, p. 144-145, à l’exception du dernier paragraphe, qui figure dans la version donnée par Émile Poulat dans « L’Église interdite. Textes inédits (19501953) », Le Supplément, 173, juin 1990, p. 166. Émile Poulat avait confié ce texte à Maurice Montuclard, le fondateur de Jeunesse de l’Église, et c’est ainsi que Gilles Ferry en a eu connaissance. Il l’avait également soumis à Georges Morel, qui lui avait répondu : « C’est de la littérature », et à Maxime Hua, qui lui avait dit : « C’est de l’acide », témoignage d’Émile Poulat, 6 décembre 2010. 21. Voir Bernard Besret, Incarnation ou eschatologie ? Contribution à l’histoire du vocabulaire religieux contemporain, 1939-1955, Paris, Cerf, 1964. 22. Voir Sabine de Lavergne, Art sacré et modernité. Les grandes années de la revue « L’Art Sacré », Namur, Culture et Vérité, 1992 ; Françoise Caussé, La revue « L’Art sacré ». Le débat en France sur l’art et la religion, Paris, Cerf, 2010.

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[…] La condition idéale pour l’art sacré restera, cependant, celle de l’artiste de génie qui serait un saint. À son défaut mieux vaut encore pour le salut de l’art chrétien le génie sans la foi que le croyant sans talent23.

Nocturne, nuit obscure : mouvement missionnaire ou art sacré, les problèmes diffèrent mais les préoccupations sont les mêmes. Un certain nombre de catholiques, certes minoritaires, n’acceptent plus la logique intransigeante et contre-sociale qui est celle des organisations catholiques. « Nous ne voulons plus être des étrangers dans le monde moderne », affirmaient déjà en 1946 deux étudiants issus de la JEC, en réponse à l’enquête d’Esprit sur « Monde chrétien, monde moderne24 ». Adieu donc, France catholique… La formule, on l’aura compris, peut s’entendre de trois manières. Comme un simple constat, celui de l’écroulement d’une civilisation paroissiale liée à des structures sociales largement disparues. Comme un cri d’alarme et un appel à la restauration d’une chrétienté perdue, et c’est au fond ainsi, quelles que soient les variantes, que les papes et les organisations catholiques qu’ils ont mises en mouvement ne cessent de le comprendre. Comme un déplacement inévitable, une acceptation lucide et déterminée du monde moderne qui se construit sans Dieu, et dans lequel il faut s’interroger sur le sens de l’existence chrétienne. Cette dernière perspective aura été, à des degrés divers, sous des formes variées, celle de plusieurs intellectuels du monde catholique français contemporain, tels que Jean Maydieu, Pierre Dabosville ou Michel de Certeau, pour ne citer que quelquesuns des plus marquants, car on pourrait allonger la liste25. Tous 23. Marie-Alain Couturier, La vérité blessée, Paris, Plon, 1984, p. 280. 24. Maurice Caveing et Jean Verlhac, dans Esprit, août-septembre 1946, p. 247. 25. Voir David Gaillardon (dir.), Jean-Augustin Maydieu, numéro spécial II de Mémoire dominicaine, 1998 ; Pierre Dabosville, Foi et culture dans l’Église aujourd’hui, Paris, Fayard-Mame, 1979 ; Luce Giard (dir.), Le voyage mystique. Michel de Certeau, Paris, Cerf, 1988 ; François Dosse, Michel de Certeau. Le marcheur blessé, Paris, La Découverte, 2002.

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ont fait, chacun à sa manière, l’expérience d’une « migration » nécessaire26, d’un départ sans retour. « Passeurs de frontières », selon la belle formule d’Henri Desroche27, ces catholiques de la marge sont entrés sans nostalgie dans « l’ère postchrétienne28 ».

26. Lucien Guissard, Histoire d’une migration, Paris, Desclée de Brouwer, 1979. 27. Henri Desroche, Les religions de contrebande, Paris, Mame, 1974, p. 17. Il s’agit de l’ex-père Desroches, dominicain, passé au CNRS, co-fondateur du Groupe de sociologie des religions, et qui a abandonné le s de son nom de plume en se sécularisant. 28. Émile Poulat, L’ère postchrétienne. Un monde sorti de Dieu, Paris, Flammarion, 1994.

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On sait qu’ils furent un certain nombre, autour de 1830, à prendre la route de la Chênaie, près de Dinan, où les attirait le génie tourmenté de Lamennais1. Autour de 1968, c’est la route de Boquen, à quelques kilomètres de là, qu’empruntaient tous ceux que fascinait Bernard Besret, né en 1935, jeune et flamboyant prieur d’un monastère atypique. Pour ceux qui ont eu vingt ans en 68, l’abbaye de Boquen demeure assurément le symbole du Mai différé des catholiques français2. C’est en effet dans le mouvement de solidarité qui s’est manifesté en octobre 1969 autour du prieur destitué par Rome que les deux composantes, politique et communautaire, de la contestation dans l’Église, ont trouvé des raisons de se rapprocher, jusqu’à former en 1972 un front des « chrétiens critiques », bientôt brisé par des contradictions internes qui ont eu aussi indirectement raison de

1. Voir Anne Philibert, Lacordaire et Lamennais. La route de la Chênaie (1822-1832), Paris, Cerf, 2009. 2. Sur la dimension catholique de Mai 68, voir Grégory Barrau, Le Mai 68 des catholiques, Paris, Éditions de l’Atelier, 1998. Pour une mise en perspective, voir Denis Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002 ; Étienne Fouilloux, Les chrétiens français entre guerre d’Algérie et Mai 1968, Paris, Éditions Parole et Silence, 2008 ; Sabine Rousseau, « Les cathos de gauche : l’engagement dans les luttes politiques », dans Philippe Artières et Michelle ZancariniFournel (dir.), 68, une histoire collective (1962-1981), Paris, La Découverte, 2008, p. 634-641.

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l’aventure de la Communion de Boquen3. Pour les générations antérieures, en revanche, Boquen évoque plutôt la figure de Dom Alexis Presse (1883-1965), qui avait entrepris en 1936 de restaurer l’ancienne abbaye en ruine et la dirigea quasiment jusqu’à sa mort. Un tout autre monde, apparemment : Alexis Carrel était un familier du lieu, où l’on cultiva ensuite sa mémoire, ainsi que celle de l’abbé Perrot, le parangon du nationalisme catholique et breton. Le contraste est saisissant, et une question vient naturellement à l’esprit : comment a-t-on pu passer ainsi, en quelques années, de l’extrême droite à l’extrême gauche ? Question mal formulée sans doute, le vocabulaire politique contribuant souvent à obscurcir les problèmes religieux auxquels on l’applique, mais question pertinente dont la portée va bien audelà de l’horizon de l’abbaye bretonne qui la suscite. Ce qui se passe à Boquen depuis quatre ans, suscitant la réserve des uns, l’enthousiasme des autres, écrivait Bernard Besret en 1968, n’est rien de bien particulier lorsqu’on replace l’événement dans le cadre général de l’évolution de l’Église et du monde. Tout au plus la communauté joue-t-elle le rôle d’un prisme à travers lequel une réalité assez diffuse ailleurs prend ici une intensité plus grande4.

Pour essayer d’y voir clair, il faut analyser ce qu’ont été, pour l’essentiel, les réformes opérées à l’abbaye de Boquen au temps où Bernard Besret en était le prieur, soit de 1964 à 1969, en distinguant d’abord un moment de transition, du vivant de Dom Alexis, puis une phase d’accélération, après sa mort, de 3. Précieuse chronique d’André Legrand, Les chemins de l’automne, Saint-Brieuc, SOFEC, 1976. Voir surtout, en attendant sa thèse, les premières publications de Béatrice Lebel : « Aux origines d’une crise religieuse. La destitution de Bernard Besret, prieur de Boquen (1969) », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, tome CXXXVII, 2008-2009, p. 339-364 ; « De Bourges 1970 à Rennes 1972 : la Communion de Boquen au cœur de la crise catholique », dans Yvon Tranvouez (dir.), Requiem pour le catholicisme breton ?, Brest, CRBC, 2011, p. 199-221. 4. Bernard Besret, Lettre aux amis de Boquen, 8 décembre 1968, Centre de recherche bretonne et celtique, Fonds Abbaye de Boquen-Bernard Besret (désormais CRBC/ABB).

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manière à s’interroger sur la justesse de la contradiction généralement postulée entre l’expérience de Dom Alexis et celle de Bernard Besret, entre « Boquen 1 » et « Boquen 2 », pour reprendre les termes significatifs employés en 1972 par un observateur aussi agacé qu’attentif aux mutations de l’abbaye5. À terme, peut-être comprendra-t-on un peu mieux, à partir de cet exemple précis, le changement religieux qui s’est opéré en France au cours des sixties.

Transition En septembre 1964, Dom Alexis Presse, âgé de quatre-vingt un ans et malade, dut se retirer dans la maison de retraite des vieux prêtres du diocèse de Saint-Brieuc et laisser la direction effective de l’abbaye à celui de ses moines qu’il avait depuis longtemps choisi pour lui succéder. Docteur en théologie 6, Bernard Besret était alors, à vingt-neuf ans, assistant de l’Abbé général de l’Ordre cistercien de la commune observance et professeur de philosophie à la Faculté pontificale SaintAnselme. Sollicité comme expert par Mgr Huyghe, évêque d’Arras, au concile Vatican II, il avait été étroitement associé à la préparation du décret sur l’adaptation de la vie religieuse7. Il quitta donc « Rome et tous ses avantages » pour répondre à l’appel de son Abbé8. Le nouveau prieur se retrouvait à la tête d’une étrange communauté. Sur les treize moines qu’elle comptait théoriquement, outre le Père Abbé, six seulement vivaient en permanence à Boquen. Trois étaient à Madagascar, 5. Père Grégoire Ollivier, OSB, de l’abbaye de Landévennec, « Sous le signe de l’ambiguïté : Boquen 2 », document dactylographié, avril 1972, Archives de l’Abbaye de Landévennec (désormais AAL), Fonds Boquen. 6. Grâce à une thèse remarquable et remarquée, rapidement publiée avec une préface du père Chenu : Incarnation ou eschatologie ? Contribution à l’histoire du vocabulaire religieux contemporain (1935-1955), Paris, Cerf, 1964. 7. Le schéma était déjà largement avancé, mais le vote final du décret Perfectae caritatis n’intervint qu’à la dernière session du concile, en octobre 1965. 8. « Au moutier », Chronique de Boquen, 55, noël 1964.

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où l’abbaye avait entrepris de créer une fondation monastique missionnaire. Trois autres poursuivaient leurs études au sein de diverses communautés. Le dernier s’était retiré dans le Gers comme chapelain des moniales cisterciennes de Boulaur. Près de trente ans après la restauration de l’abbaye, l’effectif restait donc très modeste. « On a fait à Boquen, même et peutêtre spécialement dans les milieux ecclésiastiques, une réputation sinistre de farouche austérité », se plaignait Dom Alexis en 1961. Pourtant, ajoutait-il, « si la vie à Boquen [...] n’est pas des plus agréables à la nature, elle n’a rien de meurtrier, puisque depuis près de vingt-cinq ans que Boquen existe, on n’y a vu aucun décès et que généralement les santés y sont excellentes9 ». Aucun décès, certes, mais que de départs ! Les postulants n’avaient pas manqué, peu avaient persévéré. Dom Alexis avait purgé la liturgie monastique de toute une graisse dévote qui venait de la Contre-Réforme (rosaire, salut du Saint-Sacrement, etc.), mais cette épuration spirituelle avait eu son pendant matériel. Les hivers froids et humides dans des bâtiments en perpétuel chantier et qu’on ne chauffait pas, l’hygiène, très sommaire, ou la frugalité du régime alimentaire, en avaient découragé plus d’un. Depuis le début des années cinquante, Dom Alexis y voyait le symptôme d’une jeunesse frivole, mais il lui fallut bien reconnaître, au bout du compte, qu’il n’avait pas su recruter. « Jamais nous n’avons eu une communauté convenable, écrivait-il en 1965 au père Benoît Niogret, le compagnon des temps héroïques. Père Bernard, avec des principes différents et des méthodes adaptées pense arriver à des résultats meilleurs ? Ce qu’il en sera, je ne veux même pas l’augurer, mais c’est pour lui laisser la liberté d’action que je ne retourne pas à Boquen et veux en rester éloigné. [...] Pour mon compte, je trouve tout naturel qu’ayant échoué en poursuivant un but avec des méthodes précises, je cède la place à un autre qui espère arriver à mieux en usant de méthodes diverses10 ». En fait, durant la première année de son priorat, Bernard Besret se garda bien de bouleverser les usages de la maison. Il 9. « À l’abbaye », Chronique de Boquen, 51, carême 1961. 10. Lettre de Dom Alexis Presse au père Benoît Niogret, 18 juin 1965, citée par Xavier Henry de Villeneuve, Boquen. Dom Alexis Presse, SaintBrieuc, Les Presses Bretonnes, 1996, p. 204-205.

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s’employa surtout à presser les travaux de restauration de l’église afin que Dom Alexis pût la voir achevée avant de mourir. Malgré la détérioration rapide de son état de santé, le vieil Abbé, désormais grabataire, fut en mesure d’assister à la consécration de l’abbatiale, le 22 août 1965, en présence du cardinal Ferretto, protecteur de l’Ordre de Cîteaux, de Dom Sighard Kleiner, Abbé général, de plusieurs prélats ou Abbés et de nombreuses personnalités. Plus qu’une réception religieuse des pierres, c’était bien, tardivement, un hommage officiel à celui qui avait entrepris de les relever et que l’on avait longtemps tenu en lisière. Dom Alexis se trouvait réhabilité in extremis : le 3 novembre on l’enterrait. « En même temps, moi, je jouais une autre partie, a dit plus tard Bernard Besret à propos de la cérémonie du 22 août. J’avais voulu que la célébration se fasse en français, dans une liturgie renouvelée [...]. Des moines étaient venus d’autres monastères. Nous leur avions appris un répertoire de psalmodies en français ; le cardinal lui-même a chanté en français. C’était infiniment nouveau et très audacieux dans le contexte de l’époque. Je considérais comme important de poser l’amorce de l’évolution à laquelle je pensais, du vivant même du père Alexis et presque avec la bénédiction des autorités présentes11 ». Renoncer occasionnellement au latin ou supprimer la tonsure monastique, c’était encore peu de chose, mais ça donnait le ton. Ayant mené à son terme la reconstruction de l’abbatiale, le nouveau prieur voulait conduire « résolument » sa maison « dans les voies de la rénovation spirituelle suscitée par le Concile ». Il voulait en faire un lieu « où l’on vive tout simplement mais à plein les mystères du christianisme », et un centre d’accueil « pour tous ceux qui désirent pendant quelques heures, quelques jours, voire toute leur vie, se donner tout entiers aux exigences de la vie spirituelle et à la recherche de Dieu12 ». Mais cela, assurait-il, « sans la moindre solution de continuité13 ». Dans une plaquette diffusée peu après le décès de 11. Bernard Besret, De commencement en commencement. Itinéraire d’une déviance, Paris, Seuil, 1976, p. 40. 12. Bernard Besret, L’Abbaye de Boquen, brochure, Boquen, s. d. (1965), p. 8. 13. Bernard Besret, Lettre aux amis de Boquen, 20 décembre 1965, CRBC/ABB.

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Dom Alexis, Bernard Besret y revint avec insistance. Observant que la marginalité institutionnelle de Boquen lui permettait d’innover plus facilement, il traçait les grandes lignes – liturgique, apostolique et œcuménique – de la réforme qu’il entendait mener après cette année de « transition pacifique et sereine14 ».

Réforme Dans la liturgie, le choix décisif fut celui de l’usage du français, dont tout, en quelque sorte, découla. Dans le bilan qu’il a dressé lors de la fameuse conférence du 20 août 1969, qui devait entraîner sa destitution, Bernard Besret s’en est expliqué : Réforme anodine, pensera-t-on, car il semblerait ne s’agir que de mots. Mais les mots, en dépit de leurs limites, sont dans la vie de l’homme terriblement efficaces. Ces paroles que nous prononcions, ces gestes que nous posions, ou bien ils exprimaient une vie, ou bien ils sonnaient faux. Pour être honnête, il fallut donc ou bien changer les mots, ou bien changer la vie, et le plus souvent changer les deux. [...] En effet, commencer à prier en français, c’était faire droit aux exigences de la vérité et de la vie. Mais quand un homme (ou une communauté) se laisse ainsi confronter à la vérité, nul ne peut prédire par quel dépouillement et quelles remises en question il devra passer pour parvenir à la plénitude de vie. Accepter les exigences de la vérité sur un point précis, c’est mettre le doigt dans l’engrenage et risquer d’y passer tout entier15.

C’est ainsi qu’à Boquen, sans toucher à l’essentiel, les offices devinrent peu à peu l’objet d’une invention permanente, 14. Bernard Besret, « Boquen aujourd’hui et demain », dans Boquen. Consécration de l’église abbatiale, 22 août 1965. Hommage à Dom Alexis, 26 décembre 1883-1er novembre 1965, Boquen, 1966, p. 29. 15. Bernard Besret, Boquen, hier, aujourd’hui, demain. Texte de la conférence prononcée à Boquen le 20 août 1969, Paris, Éditions de l’Épi, 1969, p. 13-14.

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la durée, les paroles, les gestes, les chants, la musique, le silence même, variant en quelque sorte dans leur forme ou dans leur intensité en fonction de l’atmosphère créée par les participants. La vérité vécue d’une pratique l’emportait sur la précision imposée d’un rituel16. L’ouverture œcuménique contribua à donner une touche originale à ce phénomène en introduisant occasionnellement l’anglais dans la liturgie. Du vivant de Dom Alexis, Boquen avait déjà manifesté une sensibilité particulière à la question du rapprochement des confessions chrétiennes. D’un séjour à Taizé, à la fin d’août 1965, Bernard Besret revint avec la détermination de développer cette orientation, d’autant plus que le frère Roger Schutz l’y encourageait fortement17. Au cours du mois de juillet 1967, l’abbaye accueillit un camp de jeunes organisé par le Conseil œcuménique des Églises : vingt-sept participants, représentant treize Églises et onze nationalités. Puis ce fut un groupe de six prêtres et religieux épiscopaliens des États-Unis et du Canada qui vint partager la vie de la communauté pendant six mois, et certains d’entre eux revinrent l’année suivante. Nous prions ensemble, nous travaillons ensemble, nous étudions, réfléchissons, méditons ensemble. Il n’y a qu’une chose que nous oublions de faire ensemble : de l’œcuménisme, car, dans un certain sens, notre vie commune se situe au-delà de l’œcuménisme18.

Là encore, l’expérience l’emportait sur la norme, la fécondité d’une vie partagée sur les précautions d’un dialogue balisé : œcuménisme pratique sans être explicitement contestataire19. 16. Sur cette question de l’authenticité liturgique à Boquen, voir Michel de Certeau, « Les structures de communion à Boquen », Études, janvier 1970, p. 128-136. 17. Voir le texte du « Message » adressé par le prieur de Taizé aux moines de Boquen à l’occasion de la consécration de l’abbatiale, dans Boquen. Consécration..., op. cit., p. 15. 18. Bernard Besret, Lettre aux amis de Boquen, 1 er novembre 1967, CRBC/ABB. 19. Voir Étienne Fouilloux, Au cœur du XXe siècle religieux, Paris, Éditions Ouvrières, 1993 (chapitre 4, « L’œcuménisme d’avant-hier à aujourd’hui »).

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L’inflexion apostolique se fondait explicitement sur le décret conciliaire relatif à l’adaptation de la vie religieuse, qui invitait les monastères à devenir « des centres pilotes de la construction du peuple chrétien20 ». Cela impliquait de mettre l’accueil au centre des préoccupations et, en conséquence, d’adapter les usages aux usagers. Les horaires des offices s’en trouvèrent radicalement modifiés. Du temps de Dom Alexis, ils dépendaient du soleil ; désormais ils étaient fonction des visiteurs et indiqués dans les lettres circulaires « à nos amis qui nous le demandent souvent21 ». En 1967, la prière monastique s’offrait à qui voulait, des laudes (à 7 heures) à la veillée (à 21 heures), en passant par l’eucharistie (à 11 heures), none (à 14 heures 30) et les vêpres (à 19 heures). Le dimanche, jour d’affluence, l’eucharistie était avancée à 10 heures pour permettre une célébration plus longue et plus festive à la fois, et un bref office de dix minutes, entièrement en français, s’ajoutait à 17 heures, au moment où il y avait le plus de monde. Il fallut aménager des chambres pour les retraitants, installer le chauffage, moderniser les installations, réglementer le parking des voitures et créer un sens de circulation aux abords de l’abbaye. Boquen, qui n’avait jamais eu de clôture, s’ouvrait plus que jamais sur l’extérieur. Une telle évolution avait de quoi déconcerter les moines les plus anciens. Ils étaient quatre, qui étaient à Boquen depuis dix ans, quinze ans, voire près de trente ans. Dès 1966, ils eurent le sentiment que le prieur passait en force des réformes qui leur semblaient brader l’héritage de Dom Alexis. Il y avait entre eux et le nouveau supérieur une incompréhension qui tenait pour une part à la différence radicale de leurs itinéraires. Bernard Besret était entré à Boquen en 1953, mais il y avait peu vécu, hors les mois d’été, dans la mesure où ses études l’avaient conduit à Saint-Anselme et à la Curie généralice. Les hivers rigoureux à l’abbaye lui avaient été épargnés. Il avait eu la chance, notera, non sans amertume, le père Henri Landais, de passer « neuf années dans une belle maison, au confort très 20. « Monasteria veluti seminaria sunt aedificationis populi christiani », Perfectae caritatis, 9. 21. Bernard Besret, Lettre aux amis de Boquen, 20 décembre 1965, CRBC/ABB.

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moderne, dans un quartier résidentiel d’une ville telle que Rome ; vie d’étudiant, puis de professeur avec toutes les libertés, facilités, avantages que l’on devine ». Sans compter ses nombreux voyages contrastant avec « la stabilité monastique de ses frères à Boquen ; stabilité pour ne pas dire claustration, laquelle pour être volontaire n’en demeurait pas moins pénible22 ». Aux moines ordinaires, en revanche, il semblait que « leur simple présence, mais surtout leurs travaux, leurs peines, leur vie en un mot » leur avaient acquis « des droits moraux indéniables » dont le prieur ne tenait aucun compte, préférant s’appuyer sur les jeunes qui venaient d’arriver et qu’on ne pouvait même pas qualifier de novices dans la mesure où ils n’étaient pas intégrés selon les formes canoniques, au motif que la situation était trop mouvante pour qu’on leur imposât des engagements précis. La fronde prit forme à l’été 1966 lorsque les mécontents, ayant le sentiment de n’être pas entendus, en appelèrent à l’Abbé général à l’insu du prieur, mais en vain. Le climat devint si mauvais que les deux groupes envisagèrent de se partager entre les bâtiments de l’abbaye et ceux de la ferme pour éviter de se heurter. Finalement, à l’automne 1967, les opposants se retirèrent sur l’île Saint-Gildas, où la Fondation Alexis Carrel leur proposait de remplacer les Petits Frères de Foucauld. Éclatée entre Boquen, Saint-Gildas et Madagascar, la petite communauté monastique semblait aller à vau-l’eau. Mais tandis que la communauté se disloquait, une autre réalité s’esquissait, aussi évidente que confuse. Évidente, parce qu’entre les jeunes postulants venus à l’essai pour un an, les ecclésiastiques nord-américains installés pour plusieurs mois, les groupes de retraitants qui restaient le temps d’une semaine ou d’un week-end, ou les particuliers qui ne faisaient que passer, l’abbaye ne désemplissait pas. On venait des paroisses environnantes, mais aussi des principales villes bretonnes, de Paris ou d’ailleurs ; beaucoup de jeunes, notamment des lycéens et des étudiants rennais. « À Boquen, nous sommes de moins en moins seuls », observait le prieur23. 22. Père Marie (Henri) Landais, « Boquen », manuscrit, s. d. (1983), p. 14 (AAL, Fonds Boquen). 23. Bernard Besret, Lettre aux amis de Boquen, 1 er novembre 1967, CRBC/ABB.

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Pourtant cette réalité restait confuse, dans la mesure où elle était à géométrie variable, à intensité inégale et à durée aléatoire. Pour désigner ce phénomène nouveau, centré sur l’abbaye mais mouvant et mal délimité, Bernard Besret utilisa dès 1967 le terme de « communion24 ». À cette date, il est vrai, il avait déjà beaucoup réfléchi à ce que pourrait être le renouveau de la vie monastique. Dans différents textes, donnés à des revues ou des ouvrages spécialisés, il avait avancé quelques grands principes, tous marqués par un souci d’authenticité et de compréhensibilité dans le monde moderne : pluralisme, relativisation des institutions, recentrage sur l’Évangile, participation active à la vie de l’Église, décléricalisation de la vocation religieuse25. Rien ou presque, dans le monachisme établi, n’échappait à la critique décapante du prieur de Boquen. « Il faut casser les moules », concluait-il en 1968 – c’était bien dans l’air du temps, et l’abbaye venait d’accueillir une université d’été organisée par l’UNEF – mais « pas n’importe comment », ajoutait-il aussitôt, « de façon à décomposer la réalité contestée en ses éléments fondamentaux et constitutifs » pour les recomposer autrement. En isolant les dimensions religieuse, domestique – avec ses deux niveaux : célibat ou mariage, vie commune ou vie séparée – et professionnelle, il devenait possible de penser quatre types d’appartenance monastique : Au centre se trouve la communauté monastique proprement dite constituée de célibataires pour le Royaume des Cieux vivant en communauté et travaillant soit dans le cadre même de cette communauté (n° 1), soit à l’extérieur (n° 2). Certains frères pourront opter pour une communion de recherche spirituelle dans le célibat mais sans participer à la vie domestique de la communauté (n° 3) soit que leur vocation soit érémitique, soit qu’ils vivent en plein milieu urbain en conservant leur 24. Ibid. 25. Voir en particulier « Le problème des fins de la vie religieuse » et « Critères pour une rénovation », dans Les religieux aujourd’hui et demain, Paris, Cerf, 1964, p. 27-50 et 139-156 ; « Pour un renouveau du monachisme », Études, avril 1967, p. 545-562.

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autonomie domestique. Enfin des foyers (n° 4) pourront eux aussi participer à la recherche spirituelle de la communauté tout en gardant l’indépendance de leur vie familiale et professionnelle. Pluralisme de vocations dans l’unité d’une même communion26.

Replacée dans la continuité de cette réflexion, la conférence du 20 août 1969 prend son véritable sens, et la proposition d’une année sabbatique, au cours de laquelle prêtres, religieux et religieuses « pourraient à nouveau choisir de confirmer ou d’infirmer » leur engagement au célibat27, perd le caractère provocateur qu’on lui a souvent attribué à l’époque. Elle apparaît tout simplement comme un aspect de l’extension à l’ensemble de l’Église du processus de décomposition et recomposition qui avait été appliqué à Boquen.

Tradition et révolution Dans tout cela, les contemporains ont vu à juste titre un bouleversement, mais il se pourrait que derrière le reniement que certains ont voulu en déduire se cache une continuité paradoxale. La question est embrouillée et je ne prétends pas la résoudre ici. Plusieurs des acteurs de ces années décisives se sont exprimés sur ce point, et leurs témoignages permettent d’instruire le procès dans les deux sens. Mais le dossier reste incomplet. En septembre 1972, quelqu’un qui restait très attaché à la mémoire de Dom Alexis s’ouvrit à Bernard Besret du projet qu’il avait de rassembler, publier et diffuser des fioretti du défunt Abbé, en interrogeant ceux qui l’avaient connu. Comme il ne faisait pas mystère de ses sentiments négatifs sur l’évolution de l’abbaye et qu’il regrettait particulièrement que tout cela eût été étalé sur la place publique, ce qui, à 26. Bernard Besret, Lettre aux amis de Boquen, 8 décembre 1968, CRBC/ABB. 27. Bernard Besret, Boquen, hier..., op. cit., p. 25.

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ses yeux, contrastait singulièrement avec la discrétion à laquelle s’était toujours tenu Dom Alexis, l’ex-prieur lui répondit assez sèchement en lui rappelant que ce dernier avait accepté bien volontiers des reportages à sensation dans L’Illustration ou Life Magazine. Pour le reste, en bon disciple de l’historien qu’avait été son Abbé, il lui opposait les archives, évidemment trop récentes pour être communicables : Vous n’êtes sans doute pas sans savoir que l’expression la plus abondante que Dom Alexis ait laissé par écrit de sa pensée se trouve dans la volumineuse correspondance que nous avons échangée au cours de mes neuf années d’études, puis de professorat romains28.

Quarante ans ont passé, et cette correspondance est aujourd’hui rassemblée, classée et accessible29. Ce que l’on peut y lire confirme son importance et autorise, me semble-t-il, les hypothèses qui suivent. Dans le sens d’une dérive de Boquen et d’un détournement de l’œuvre de Dom Alexis, militent évidemment les souvenirs de quelques-uns de ses plus anciens compagnons, ceux qui se sont sentis trahis. Leur sévérité tient sans doute en partie à des déceptions personnelles. Benoît Niogret, par exemple, était l’un des moines qui avaient pris fait et cause pour Dom Alexis au moment de sa déposition de l’abbatiat de Tamié en septembre 193630. Il l’avait rejoint à Boquen trois mois plus tard. Ingénieur de formation, il y était devenu rapidement son bras droit, à la fois prieur, maître des novices et architecte de la restauration de l’abbaye. Aussi, lorsque, à l’automne 1960, Dom Alexis pensa le moment venu de passer la main et préféra pour lui succéder le jeune Bernard Besret, le père Benoît préféra s’en aller et ne fit pas mystère, par la suite, de son ressentiment. De même, Henri 28. Lettre de Bernard Besret à Jean-Yves Chevalier, 30 octobre 1972, CRBC/ABB17-C2954. 29. Voir Béatrice Lebel-Goascoz, Classement et inventaire du fonds Abbaye de Boquen-Bernard Besret, 1939-1976, Master 1 d’Histoire, Université de Bretagne occidentale, 2005, 3 volumes. 30. Voir Xavier Henry de Villeneuve, op. cit., p. 97 et sq.

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Landais, initiateur de la fronde de 1966, trouvait alors moins à redire aux réformes du nouveau prieur qu’au fait qu’il les opérait sans concertation, voire en tenant carrément à l’écart le groupe des anciens. Les propos de François Lancelot et Corentin Henry, les deux premiers à avoir gagné l’île SaintGildas en 1967, sont plus mesurés. Opposés à l’aventure de la Communion de Boquen, ils savent gré à Bernard Besret d’avoir eu la loyauté de reconnaître son échec en quittant l’abbaye en 1974, mais ils préfèrent insister sur ce qu’ils doivent à leur expérience antérieure31. « Grâce à Dom Alexis, avec les autres frères, nous avons vécu intensément cette renaissance spirituelle, monastique, matérielle réalisée à Boquen, écrivait François Lancelot en 1987. Ce fut passionnant32. » Phrase banale, à première vue, mais qui en dit long. Avec Dom Alexis, ces moines avaient vécu une révolution, le retour aux sources de l’aventure cistercienne et l’application littérale de la règle de saint Benoît. Que cette révolution eût échoué, en ce sens que la faiblesse du recrutement avait montré qu’elle n’était pas viable, il leur était d’autant plus difficile de le reconnaître qu’ils en avaient été les principaux acteurs, et que, en quelque sorte ils n’avaient pas fini de la digérer. Dom Alexis était assez vieux pour admettre qu’il avait eu tort, Bernard Besret assez jeune pour tenter autre chose dans le même esprit. Eux n’étaient pas en mesure de supporter une nouvelle révolution, une de trop. Il fallait donc que ce fût à leurs yeux tout autre chose – et ce l’était en effet, à s’en tenir aux signes extérieurs – afin qu’ils pussent, en toute bonne foi, se faire les gardiens d’une tradition face à un jeune prieur qui s’autorisait de l’esprit révolutionnaire de son prédécesseur pour la bousculer. À cette amertume des grognards de Dom Alexis, il faut ajouter les réticences de tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont vu en lui « une sorte de saint local », comme l’écrit 31. Voir les lettres circulaires élaborées par le père Corentin Henry, à l’enseigne de la Fraternité de Boquen, expression des « moines de Boquen dans la dispersion », en 1974 et 1975, AAL, Fonds Boquen. 32. Frère M.-François Lancelot, Boquen, 1935-1965. Réponse à une question, Bannalec, Imprimerie Régionale, 1987, p. 3.

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son biographe33, et qui ont trouvé que Bernard Besret faisait bon marché de la dimension bretonne et celtique de Boquen. Dom Alexis et la question bretonne, c’était un chapitre à part dans le projet de biographie concocté par le père Corentin Henry en 1975 34. C’était aussi une affaire personnelle dans la vie de l’Abbé, qui ne trouvait guère à qui en parler à l’abbaye et s’en désolait auprès de ses correspondants de l’Emsav35. À Yves Le Moal, qui aurait voulu que Boquen devînt le siège d’une association catholique et bretonne dont il avait le projet, il répondait en 1950 : 1) J’ignore moi-même le breton, hélas ! et, chez nous, il n’y a qu’un seul moine à le savoir. 2) Dans ma pensée, Boquen devait bien être un monastère breton, pleinement breton et l’hermine symbolique y figure partout. Mais, il faut bien le constater, les Bretons n’y entrent point et ne manifestent aucune tendance de ce côté. Ç’a été pour moi une grosse déception, et une grande peine, mais je suis contraint de me rendre à l’évidence. Les non-Bretons sont en très grande majorité, quand je disparaîtrai, mon successeur ne sera sans doute pas breton et ne s’intéressera aucunement à une association pour le breton36.

Il ne s’est trompé qu’à moitié : Bernard Besret était breton, mais il ne s’intéressait pas particulièrement à la question bretonne. Le site même de Boquen et ses vieilles pierres en cours de restauration lui importaient moins que leur capacité à nourrir la portée universelle de ce qui s’y vivait, et c’est sans 33. Xavier Henry de Villeneuve, op. cit., p. 11. 34. Il avait songé en confier la rédaction à Maodez Glandour (l’abbé Louis Le Floc’h) si l’on en croit le sommaire de ce projet consensuel placé sous le patronage de l’Abbé général (AAL, Fonds Boquen). 35. Le terme désigne le mouvement breton et peut se traduire aussi bien par relèvement, renaissance ou résurrection : quelque chose d’analogue au Risorgimento italien. 36. Lettre de Dom Alexis à Yves Le Moal, AAL, Fonds Yves Le Moal, correspondance, n° 1427. Sur ce point, voir Yvon Tranvouez, Catholiques en Bretagne au XX e siècle, Rennes, PUR, 2006 (chapitre VI : « Boquen et Landévennec : deux destins »).

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doute l’une des clefs de la vive controverse qui l’opposa à Dom Alexis en 1960-1961 à propos du projet de refondation monastique à Clairvaux : Bernard Besret y voyait une chance pour le renouveau monastique, Dom Alexis un risque pour Boquen37. Faut-il rajouter à cela le problème des affinités politiques opposées, comme il a été suggéré plus haut ? Comment ne pas voir tout ce qui sépare le religieux qui échappe de peu à l’épuration en 1944 et le « moine rouge » complaisamment décrit par les médias en 1969 ? Alors, Dom Alexis à droite ? Allons donc ! Le père Maydieu a été parmi les premiers visiteurs de Boquen, et Temps présent en a fait la réclame38. Bernard Besret à gauche ? Mais le jeune expert à Vatican II a confié ses chroniques conciliaires à Aspects de la France... Mieux vaut reconnaître que leur préoccupation première était d’un autre type, et que, l’un comme l’autre, ils n’ont cessé de changer, d’aller « de commencement en commencement » pour reprendre la belle formule de Grégoire de Nysse dont l’ancien prieur a fait le titre de sa première confession. Qu’aujourd’hui encore, alors qu’il est à bien des égards dans une perspective postchrétienne, Bernard Besret reçoive ses visiteurs dans sa maison de Plougrescant au milieu de souvenirs hérités de Dom Alexis, c’est un signe sans équivoque du profond attachement qu’il a gardé pour celui qui reste son père spirituel. Leurs échanges épistolaires entre 1955 et 1964 montrent aussi l’affection qui les liait quand bien même les discussions étaient rudes et sans concession. Au reste, malgré les crises, Dom Alexis a maintenu jusqu’au bout sa confiance à Bernard Besret. Il suffit d’ailleurs d’un peu d’attention pour apercevoir ce qui les rapproche. Même parcours brillant, études romaines et responsabilités précoces. Même intelligence aiguë, appliquée chez l’un à l’histoire et au droit, chez l’autre à la philosophie. Même supériorité encombrante et parfois difficile37. Voir Yvon Tranvouez, « Boquen-Clairvaux et retour : un projet avorté de refondation monastique (1959-1962) », Revue d’histoire de l’Église de France, 228, janvier-juin 2006, p. 193-220. 38. Sur le père Maydieu et Temps présent, voir Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000.

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ment supportable pour ceux qui ont eu à les côtoyer au quotidien : Bernard Besret rapporte que lorsqu’un prélat ou un autre personnage important passait à Boquen, Dom Alexis ne convoquait que lui pour le café, comme s’il était « le seul moine sortable39 ». Même entregent, fait d’une bonne connaissance des milieux ecclésiastiques et d’un solide réseau d’amitiés influentes entretenu par des voyages fréquents. Même charisme, qui leur a valu une autorité et un rayonnement exceptionnels mais qui a fait aussi qu’au bout du compte ils ne s’appartenaient plus, tant ils devenaient prisonniers des images que ceux qu’ils fascinaient projetaient sur eux, le premier devenu un héros de roman 40, le second une vedette des médias 41. Même esprit contestataire, bousculant les scléroses institutionnelles, mais aussi même échec : vite suspects, l’un et l’autre ont échoué à réformer l’Église, ils ont été sanctionnés par leurs supérieurs et, à terme, marginalisés42. Deux utopistes, mais le premier par réaction et le second par anticipation. Dom Alexis, peu de temps avant sa mort, disait à Bernard Besret : « Je me suis trompé. Réalise ce que je voulais, la même chose en sens inverse43. »

39. Bernard Besret, De commencement..., op. cit., p. 26. 40. Sous les traits du Dom Bernard relevant les ruines de l’abbaye de Coray dans Bela Just, Les illuminés, Paris, Seuil, 1948, mais déjà du Dom Bernard Van Vries, Abbé de la Trappe de Samiez, dans Daniel-Rops, L’âme obscure, Paris, Fayard, 1929. Voir Yvon Tranvouez, « Un moine dans deux romans : Dom Alexis Presse, de L’âme obscure (1929) aux illuminés (1948) », dans Bertrand Joly et Jacques Weber (dir.) Églises de l’Ouest, Églises d’ailleurs, mélanges offerts à Marcel Launay, Paris, Éditions Les Indes Savantes, 2009, p. 141-149. 41. Voir Bernard Besret, Confiteor. De la contestation à la sérénité, Paris, Albin Michel, 1991. 42. Pour une mise en perspective,voir Xavier de Montclos, Réformer l’Église. Histoire du réformisme catholique en France de la Révolution jusqu’à nos jours, Paris, Cerf, 1998. 43. D’après Jean Sulivan dans le superbe portrait croisé de Dom Alexis et Bernard Besret qu’il brosse dans Miroir brisé, Paris, Gallimard, 1969, p. 149. Jean Sulivan, lorsqu’il n’était encore que l’abbé Lemarchand, fréquenta l’abbaye de Boquen avec les collégiens rennais dont il avait la charge.

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Il faut, pour conclure, revenir à la proposition initiale et la préciser. Si ce qui s’est passé à l’abbaye de Boquen entre 1969 et 1973 – son « âge d’or » a-t-on dit44 – a eu un tel retentissement dans le catholicisme français, c’est moins parce que l’esprit de Mai 68 aurait trouvé à s’y décliner sur le terrain religieux que parce que, dans sa variante communautaire, il s’y trouvait déjà en germe. Dès l’époque de Dom Alexis, Boquen était une abbaye invraisemblable, sans clôture et presque sans moines, placée non sans raison sous l’invocation de NotreDame du Risque. Les changements effectués au lendemain de Vatican II ne l’avaient pas rendue moins étrange : fin 1968, entouré de deux jeunes permanents de vingt-cinq ans, François Chagneau et Dominique Toquet, Bernard Besret restait le seul moine présent à Boquen. « De qui Dom Bernard pouvait-il se sentir effectivement le prieur, écrivait peu après un observateur perspicace, sinon de tous ces gens que ramenaient vers lui les week-ends et les vacances ? » Dans la magnifique abbatiale médiévale qui servait de cadre à l’expérimentation liturgique la plus audacieuse, se produisit alors « la conjonction inédite du lyrisme de mai avec la grandeur sacrée de l’eucharistie45 ». Reste que si cette rencontre explosive de la tradition et de la révolution a eu lieu à Boquen, c’est bien parce que l’histoire moderne de l’abbaye a été servie par deux personnalités exceptionnelles au destin desquels elle s’est identifiée. Après la dissolution canonique du monastère en 1973 et le départ de Bernard Besret en 1974, les locaux ont été confiés en 1976 aux Sœurs de Bethléem, qui se sont empressées de les enclore. La Communion de Boquen a survécu hors les murs, sans moines et sans abbaye, mais elle n’est plus aujourd’hui qu’une association confidentielle46. « Le caractère distinctif qui éclate dans toute la

44. Philippe Boitel, Lieux d’Église. L’Arbresle, Les Fontaines, Boquen, La Sainte-Baume, Lourdes, Saint-Michel-de-Cuxa, Taizé, Paris, Seuil, 1975. 45. Henry Bars, « Les événements récents de Boquen », Nova et Vetera, janvier 1970, p. 25. 46. Elle fait partie de la Fédération contestataire créée en 1999 sous le nom de « Réseaux du Parvis ». Voir Colette Muller et Jean-René Bertrand, Où sont passés les catholiques ? Une géographie des catholiques en France, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 229 et sq.

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série des grandes créations, des grandes existences monastiques, c’est la force », écrivait naguère Montalembert47. La force, Dom Alexis et Bernard Besret n’en manquaient pas. Il se pourrait qu’à Boquen, entre 1936 et 1974, ils aient écrit un nouveau chapitre, et non des moindres, de l’histoire des moines d’Occident.

47. Charles de Montalembert, Les moines d’Occident, tome I, Paris, Lecoffre, 1860, Introduction, p. XXI.

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Politique et mystique, cette opposition bien connue je ne pensais pas la trouver sous la plume de Sulivan, dégoûté de Péguy par une overdose au grand séminaire. Elle est bien là pourtant, à la fin de La traversée des illusions, lorsqu’il explique que l’erreur de l’Église a été de vouloir « substituer une vision du monde à une autre, un système de pensées à un autre, une “politique” à une autre, au lieu de porter tout l’effort sur la source “poétique” et mystique1 ». Qu’elle soit là, précisément, au terme d’un livre qui est autant un écho éclaté sur l’itinéraire spirituel de son auteur qu’un regard kaléidoscopique sur l’évolution du catholicisme contemporain, c’est peut-être une raison suffisante pour que l’historien en fasse le point de départ d’une lecture spécifique de cette œuvre singulière. Sulivan, donc – prononcé à la française, avec un seul « l » et Jean devant – c’est le nom de plume que s’était choisi l’abbé Joseph Lemarchand (1913-1980), prêtre atypique, écrivain original – vingt-sept livres publiés, la plupart chez Gallimard – qui fut longtemps une figure majeure de la vie culturelle rennaise avant de se consacrer à la littérature sur la scène parisienne2.

1. Jean Sulivan, Matinales II. La traversée des illusions, Paris, Gallimard, 1977, p. 251. 2. Voir Yvon Tranvouez (dir.), Jean Sulivan, l’écriture insurgée, Rennes, Apogée, 2007.

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« Pensez-vous que vos livres aient une certaine valeur de témoignage historique ? », lui demandait Xavier de Chalendar en 1968. Je n’en sais rien, répondait-il, je ne sais pas quelle sera la situation dans trente ans. Je n’ai pas le respect de l’histoire, les dates ne m’intéressent pas3.

Dix ans plus tard, dialoguant avec Henri Guillemin, il était moins agressif : Reste du moins le témoignage que l’on porte en écrivant comme on écrit, pour ainsi dire malgré soi : voilà ce qu’un homme a pensé autour des années soixante, soixante-dix. Ainsi entre-t-on dans l’histoire par une petite porte, qu’on le veuille ou non4.

Qu’il le veuille ou non, Sulivan est en effet un précieux témoin. Je voudrais suggérer ici ce qui se donne à voir dans ses écrits, qui seront délibérément privilégiés comme source de cette esquisse. D’abord le crépuscule de la chrétienté des années quarante et cinquante. Ensuite la nocturne paradoxale du catholicisme des années conciliaires et post-conciliaires, en gros sous les pontificats de Jean XXIII et de Paul VI. Enfin l’aurore d’un nouveau type de spiritualité chrétienne à la fin des années soixante-dix.

Crépuscule On s’est habitué à ne lire Sulivan qu’à partir de Mais il y a la mer (1964), le livre qui marque son entrée en littérature. Sans doute avait-il déjà publié Du côté de l’ombre (1962) dans la 3. Jean Sulivan, « J’espère être un relais », interview par Xavier de Chalendar, Informations catholiques internationales, 325, 1er décembre 1968, p. 26. 4. Jean Sulivan, « Passez les passants », dans Henri Guillemin, Sulivan ou la parole libératrice, Paris, Gallimard, 1977, p. 197.

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prestigieuse collection blanche de Gallimard, mais chacun sait que les carrières commencent au deuxième roman, celui qui confirme le talent reconnu au premier. Le romancier a donc quelque peu relégué l’essayiste au passé. Et pourtant les ouvrages qui ont précédé, notamment Provocation (1959) et Ligne de crête (1960), ne manquent pas d’intérêt. Ces deux livres montrent en effet le début d’une critique radicale du système de chrétienté d’où Sulivan lui-même était issu. On sait que le processus de sécularisation des consciences et de laïcisation des institutions qui s’était opéré à la suite de la Révolution française avait abouti à ce que le monde moderne se passât de plus en plus de la référence à Dieu et des services de la religion. Face à cette évolution qui lui semblait à la fois inacceptable pour elle-même et dangereuse pour la société, l’Église avait réagi par le refus intransigeant du nouveau cours des choses et l’organisation d’un puissant mouvement catholique qui devait travailler à la reconquête du terrain perdu. Il s’agissait, selon la devise de Pie X, de tout restaurer dans le Christ, ou, pour parler comme Pie XI, de rétablir la royauté sociale du Christ. Avec des variantes de détail selon les pays, le catholicisme s’était constitué en contre-société, avec ses écoles, ses patronages, ses œuvres sociales ou économiques, ses syndicats professionnels, ses partis politiques5. Au moment où celui qui n’est encore que Joseph Lemarchand est ordonné prêtre, en 1938, l’heure est à une nouvelle formule, celle de l’Action catholique spécialisée. L’objectif est toujours le même – « nous referons chrétiens nos frères », chantent les jocistes – mais l’idée est d’agir sur les différents milieux sociaux pour les transformer de l’intérieur. Dix ans plus tard, la première génération de militants issus de l’Action catholique fournit au MRP l’essentiel de ses cadres, et l’on peut dire que la fin des années quarante et les années 5. Voir Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Berg-International, 2006. Application bretonne : Michel Lagrée, Religion et cultures en Bretagne (1850-1950), Paris, Fayard, 1992. Variante suisse : Urs Altermatt, Le catholicisme au défi de la modernité. L’histoire sociale des catholiques suisses aux XIXe et XXe siècles, Lausanne, Payot, 1994.

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cinquante sont marquées par l’espoir qu’une bonne partie du clergé met dans cette complémentarité de l’Action catholique et de la démocratie chrétienne. L’abbé Lemarchand tient sa place dans ce dispositif. Professeur dans un collège privé, le collège Saint-Vincent à Rennes, aumônier des étudiants, journaliste – à la manœuvre dans La Voix de l’Ouest, puis à la barre dans Dialogues-Ouest – il se trouve à la pointe de ce mouvement catholique qui se sent d’autant plus le vent en poupe que la vieille droite conservatrice, qui avait longtemps eu la faveur des fidèles, paie pour son pétainisme avéré ou supposé6. Joseph Lemarchand est alors un homme de gauche, si l’on veut, si l’on tient aux étiquettes, mais à condition de préciser qu’il l’est à l’intérieur de l’espace catholique, ce qui exclut les choix jugés aventureux des compagnons de route du Parti communiste. En juin 1946, il s’inquiète de « ces chrétiens honteux qui flirtent avec le marxisme et croient utile de se désolidariser de leur foi pour la juger7 ». Bientôt confronté directement à l’activisme des chrétiens progressistes, qui ont à Rennes un noyau actif autour d’Henri Denis et du quotidien Ouest-Matin, il s’y oppose fermement, dénonçant ce qu’il perçoit comme une dangereuse confusion des plans qui mettrait demain l’Église à la remorque de la révolution comme elle l’avait été hier à celle de la réaction8. Ce qui le séduit, au départ, dans le MRP, « c’est précisément qu’il n’est pas un parti, mais un mouvement et donc ouvert. Dans la pensée de ses chefs, il vise moins à constituer un bloc qu’à rassembler la communauté nationale sans en rien exclure9 ». La désillusion vient vite. Les contradictions du MRP, prisonnier d’un électorat de droite et d’une alliance embarrassée avec la SFIO et les radicaux dans une « troisième force » qui n’est pas le travaillisme à la française dont certains avaient rêvé mais un compromis de circonstance dirigé à la fois contre les commu6. Voir Yohann Abiven, « Dialogues-Ouest, miroir brisé », dans Yvon Tranvouez (dir.), Jean Sulivan, op. cit., p. 31-70. 7. Jean des Houches (pseudonyme de l’abbé Joseph Lemarchand), « Partisan chrétien », La Voix de l’Ouest, 15-16 juin 1946. 8. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques en Bretagne au XXe siècle, Rennes, PUR, 2006 (chapitre IX, « Une minorité insolite en Bretagne : les chrétiens progressistes (1945-1955) »). 9. Jean des Houches, « Partisan chrétien », loc. cit.

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nistes et les gaullistes, les manœuvres politiciennes qui en découlent, l’instabilité gouvernementale, tout conduit à douter de la politique d’inspiration chrétienne10. Par contagion, si l’on peut dire, c’est l’ensemble du mouvement catholique qui devient problématique aux yeux de l’abbé Lemarchand : un monde clos, quoi qu’on en dise, encombré par l’idéologie et obsédé par le nombre, mais tournant à vide. Il s’en est évadé progressivement. Par le cinéma d’abord, avec l’animation d’un ciné-club – « La chambre noire » – à Rennes et des critiques de films dans Dialogues-Ouest. Plus tard par la littérature11. Une évolution progressive dont il s’est expliqué ensuite à divers moments. Dans Provocation, au titre significatif, il exprime clairement ses doutes sur l’utilité de cette « énorme machinerie » qu’est le mouvement catholique 12. Il le redira beaucoup plus tard à Bernard Feillet : Le triomphe de la démocratie chrétienne a été suivi immédiatement par sa dégradation. Elle était issue de l’Action catholique et, comme le remarque Bernanos dans sa correspondance, c’était le dernier truc inventé par les curés pour éviter à l’Église d’être confrontée à la réalité13.

À terme, c’est au militantisme lui-même qu’il donne congé dans la Traversée des illusions : Rien n’est pire que le militantisme, le chrétien en particulier qui tend toujours à situer le royaume. Le primarisme « spirituel » d’hommes domptés depuis des millénaires à l’obéissance va bien avec le primarisme politique14. 10. Voir Pierre Letamendia, Le Mouvement républicain populaire. Histoire d’un grand parti français, Paris, Beauchesne, 1995. 11. Voir Joseph Thomas, « Du cinéma de patronage à la chambre noire », et Jean Lemonnier, « De la chambre noire au nouveau roman », dans Yvon Tranvouez (dir.), Jean Sulivan…, op. cit., respectivement p. 85-91 et 93-103. 12. Jean Sulivan, Provocation, ou la faiblesse de Dieu, Paris, Plon, 1959, p. 117. 13. Jean Sulivan, L’instant, l’éternité, conversation avec Bernard Feillet, Paris, Le Centurion, 1978, p. 66. 14. Jean Sulivan, Matinales II. La traversée…, op. cit., p. 34.

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En s’opposant au capitalisme comme au socialisme pour promouvoir la doctrine sociale chrétienne, l’Église se place finalement sur le même plan qu’eux, alors que sa mission est d’une autre nature. Provocation, c’est aussi le début d’une remise en cause du modèle clérical du sacerdoce. Formés en vase clos, insérés dans un appareil hiérarchique encombré de préséances et de vanités, les prêtres passent leur temps à débiter un enseignement auquel plus personne ne croit, tant ses mots sont surannés. Je vous écoute parler des mérites de Jésus-Christ dans lesquels il faut puiser, de la Vierge, réservoir de grâces, de l’Eucharistie qui n’est pas une friandise mais un fortifiant, des indulgences qu’il ne faut pas manquer. Vous parlez comme un boutiquier, comme un banquier en termes de capitalisation, encaisse-or. […] Certes l’Église est maternelle et prend par le bras les attardés. Mais ne soumettez pas tous vos fidèles à un régime d’arriérés mentaux15.

Prisonnier d’un monde de fidèles surtout peuplé de femmes et d’enfants, le clergé prêche et catéchise à contretemps. Trop souvent encore, le mystère de la Rédemption tourne au western entre le bon Dieu et le méchant Satan. Les figurants terrestres sont évalués dans un langage de code pénal, convoqués au tribunal de la pénitence, menacés des flammes de l’enfer, alors qu’il faudrait les ouvrir à la grâce de Dieu. Sulivan est donc très dur à l’égard de ses confrères dans ce livre écrit en 1958, quelques mois avant la mort de Pie XII, et encore par moments deux ans plus tard dans Ligne de crête, dont le ton est tout de même moins critique. Pourtant il est plein de compréhension pour eux, qui reproduisent le modèle qu’on leur a inculqué. Sans illusion sur le nombre de vocations forcées issues des familles nombreuses de la paysannerie, il ne s’étonnera pas, quelques années plus tard, des départs discrets ou des défections tonitruantes. Lui-même sait bien que s’il n’a pas été exclu, c’est parce qu’il ne s’est pas marié, l’institution étant prête à passer sur beaucoup de choses mais pas sur l’abandon du célibat sacerdotal. 15. Jean Sulivan, Provocation…, op. cit., p. 50.

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Nocturne C’est donc en 1964 que le succès de Mais il y a la mer – 45 000 lecteurs – le consacre comme écrivain et lui assure une relative autonomie à l’égard du monde ecclésiastique, ce qui le libère de la posture polémique où il était enfermé. Mais ce succès, il faut bien le dire, doit beaucoup au Grand prix catholique de littérature qui couronne l’ouvrage en même temps que La littérature et sa conscience de son confrère briochin Henry Bars16. Situation doublement paradoxale : c’est à l’establishment catholique – l’académicien Daniel-Rops en l’occurrence – qu’il doit de pouvoir échapper aux contraintes de l’institution, et ceci à l’occasion d’un livre qui représente précisément une rupture avec le roman religieux traditionnel, comme l’a vu Jean-Pierre Jossua : Croire au milieu d’un monde d’incroyance ou d’indifférence religieuses généralisées est tout autre chose que de le faire au sein d’une unanimité culturelle d’adhésion au christianisme. Mais il y a la mer est un roman qui n’eût pu être écrit à aucune autre époque que la nôtre, et qui traduit cette différence17.

En effet, le livre verse « l’acide bienfaisant de l’inévidence culturelle dissipant les fausses certitudes et reconduisant à l’inévidence qui est essentielle à la foi elle-même18 ». Sulivan se trouve donc reconnu comme écrivain catholique au moment précis où ce genre séculaire, inauguré par Barbey d’Aurevilly, est en quelque sorte épuisé, et pour un livre qui exprime sa liquidation19. « Je me 16. Sur Henry Bars, autre prêtre des marges du catholicisme breton, voir Sylvain Guéna, Jacques Maritain et Henry Bars. Correspondance (19371973), thèse de doctorat de Lettres modernes, Université de Bretagne occidentale, 2006. Voir aussi l’éloge à chaud de Jules Chéruel, « Un écrivain : Henry Bars », Ecclesia, août 1964. 17. Jean-Pierre Jossua, « Foi et incroyance dans Mais il y a la mer de Jean Sulivan » dans Pour une histoire religieuse de l’expérience littéraire, tome III, Dieu aux XIXe et XXe siècles, Beauchesne, 1994, p. 269. 18. Ibid. 19. Sur le concept de littérature catholique, voir Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La Découverte, 2004 ; Frédéric Gugelot,

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refuse à me considérer comme prêtre-écrivain, dira-t-il quelques années plus tard. Prêtre-écrivain, cela me fait penser à prêtrecombattant, c’est absurde. Le prêtre-écrivain met dans le chapeau ce qu’il veut trouver, il explique, commente, tente de convaincre : ce n’est pas mon travail. Je suis écrivain, prêtre20 ». De 1964 – Mais il y a la mer – à 1976 – Matinales, itinéraire spirituel – Sulivan ne s’exprime plus guère sur les questions qui agitent le catholicisme français, alors que celui-ci est fortement perturbé par les effets induits du concile Vatican II, et ensuite par les remous du mouvement de Mai 68. On sait qu’en 1966 François Roustang publia dans la revue Christus un article aussi bref qu’incisif, « Le troisième homme », qui eut un grand retentissement parce qu’il décrivait clairement un déplacement dont beaucoup avaient confusément conscience sans parvenir à le formuler. Une première approche des courants qui traversent actuellement l’Église, expliquait le jésuite, conduit à y percevoir une opposition entre ceux qui regrettent le temps passé ou la disparition des formes traditionnelles, et ceux qui veulent une adaptation meilleure des institutions. Pourtant, ce n’est plus là, semble-t-il que se situe le véritable débat. Une masse de chrétiens, devant les changements rapides et profonds qui ont eu lieu, ont acquis une liberté personnelle qui ne les situe pas davantage parmi les conservateurs que parmi les réformistes. Et il est notable qu’originairement ils se plaçaient tout aussi bien dans le premier groupe que dans le second. Une troisième race, un troisième peuple, un troisième homme est en train d’apparaître et l’on risque de ne pas y prendre garde.

Et de relever, dans des propos entendus ici ou là, l’expression d’une incompréhension croissante à l’égard du langage et « Le bégaiement du père Delombre. La figure du prêtre dans la littérature française aujourd’hui », dans Alain Dierkens, Frédéric Gugelot, Fabrice Preyat et Cécile Vanderpelen-Diagre (dir.), La croix et la bannière. L’écrivain catholique en francophonie (XVII e-XXI e siècles), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007, p. 184-190. 20. Jean Sulivan, « J’espère… », loc. cit., p. 27.

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des usages de l’institution, le constat d’un détachement par rapport aux querelles ecclésiales, le sentiment d’un éloignement objectif d’un univers religieux clos sur lui-même et dénué de sens dans le monde moderne. « User toutes ses forces en des réformes de structures, concluait Roustang, revient à passer à côté de ce troisième homme qui n’en est plus à se demander s’il faut maintenir ou transformer, mais qui s’interroge au plus profond sur sa foi et sur le sens qu’elle peut avoir aujourd’hui dans les relations quotidiennes entretenues avec ses semblables21 ». Le long retrait de Jean Sulivan traduit à sa manière ce déplacement et ce nouvel horizon de la conscience catholique. « Pendant une quinzaine d’années, expliquera-t-il en 1978, soit par indifférence, soit par la même naturelle horreur qu’on peut avoir pour la production pornographique, je m’absentai des débats religieux où prospérèrent tant d’écrivains, de théologiens et de vulgarisateurs qui eurent la chance d’avoir des opinions22. » Pourtant, à considérer la vigueur de ses critiques antérieures contre l’Église de Pie XII, on aurait pu s’attendre de sa part à un engagement résolument conciliaire. Il n’en fut rien. Sur la question liturgique, qui occupa tant les esprits, il avait très tôt pris ses distances. « Messe face au peuple, pas face au peuple, enfantillage spirituel », écrivait-il déjà en 1958 23. Nombre de combats où s’acharnaient les partisans de l’aggiornamento relevaient à ses yeux d’une double illusion : sur la capacité de l’Église à se réformer, sur la pertinence de l’objectif poursuivi en regard de la lame de fond qui bouleversait la société. Le concile que vous avez toujours à la bouche fut un colmatage. Tout le blablabla autour du concile, pour, contre, vous a fait oublier que la conversion est à peine amorcée24.

21. François Roustang, « Le troisième homme », Christus, 52, octobre 1966, p. 561-567 (citations : p. 561 et 567). 22. Jean Sulivan, « Les hommes du souterrain », post-scriptum à la deuxième édition de Ligne de crête, Paris, Desclée de Brouwer, 1978, p. 195. 23. Jean Sulivan, Provocation…, op. cit., p. 87. 24. Jean Sulivan, Matinales II, La traversée…, op. cit., p. 116.

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Ainsi, les vrais problèmes se trouvaient occultés : Vatican II fut une date importante. Mais le moment vint très vite où en cristallisant les oppositions, il empêcha de remonter plus haut en mettant en question tout le système de christianisation autoritaire, « doctrinal », la réforme et la contre-réforme25.

De là à supposer qu’entre les deux camps qui se disputaient la scène catholique, Sulivan n’avait pas de préférence, il y a un pas qu’il serait imprudent de franchir. Car, de toute évidence, ses amis étaient à gauche, si l’on veut bien, cette fois, prendre ce terme dans son acception la plus large et donc la plus floue. Au tournant des sixties et des seventies, en effet, la gauche catholique est plurielle26. Disons simplement que Sulivan est plus proche de son pôle communautaire que de son pôle politique. Il suit avec sympathie l’expérience de l’abbaye de Boquen, comme en témoigne le beau portrait qu’il brosse de Bernard Besret dans Miroir brisé. « Il supprime, réduit, décape, retrouve l’essentiel, approuve-t-il. […] Me touche plus que tout, son indifférence aux conflits actuels : progressisme, conservatisme. Quel repos ! Rome ne l’a pas entamé. Parfaitement étranger aux querelles, il crée, suit sa route27. » Au moment où Sulivan écrit cela, Bernard Besret n’a pas encore été destitué, et les ralliements contradictoires qui, après avoir fait le succès de Boquen, devenu le hautlieu de la contestation catholique, finiront par la paralyser, ne se sont pas encore produits. Entre-temps, sur les barricades de Mai 68, est apparu le chrétien révolutionnaire, déterminé à porter la révolution jusque dans l’Église. Alors que « le troisième homme prend le chemin de l’exil », expliquait Robert Davezies, ce « quatrième homme » reste à son poste et se prépare à combattre28. Mais ce dépassement proclamé n’était, aux yeux de Sulivan, qu’une rechute dans l’idéologie. 25. Ibid., p. 173. 26. Voir Denis Pelletier, La crise catholique. Religion, société, politique en France (1965-1978), Paris, Payot, 2002. 27. Jean Sulivan, Miroir brisé, Paris, Gallimard, 1969, p. 150. 28. Robert Davezies, « Le quatrième homme était né… », dans Mai 68. La rue dans l’Église, Paris, Éditions de l’Épi, 1968, p. 8.

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Aurore Matinales : le titre est tout sauf anodin. Quand Sulivan publie en 1976 cet itinéraire spirituel, retour sur soi et, par la force des choses, sur l’évolution du catholicisme, le pontificat de Paul VI, inauguré dans l’harmonie, tourne à la cacophonie. Encore deux ans et Jean-Paul II se lancera dans une entreprise que beaucoup percevront comme une restauration, même s’il est sans doute plus exact, comme l’a montré Philippe Portier, d’y voir une forme d’intransigeance « réajustée29 ». Largement indifférent à cette évolution, Sulivan est ailleurs, outsider. L’institution ne l’intéresse plus. Il peut sembler en dissidence, à la manière de tous ceux qui, au cours de l’histoire, ont nourri ces « religions de contrebande » dont Henri Desroche dressait quelque temps plus tôt un panorama suggestif30. Jouant sur les mots, ne dit-il pas lui-même de Jude et de sa bande de copains, les héros de son dernier roman, qu’ils font de la « contre-bande spirituelle 31 » ? Nulle rupture cependant chez lui, mais un détachement paisible. Il a pris assez de recul pour pouvoir à nouveau parler de religion sans perdre son temps à des polémiques stériles. Il lui suffit de montrer les illusions du réformisme ecclésial. Sulivan arrive ainsi sur le tard aux mêmes conclusions que le groupe Jeunesse de l’Église au début des années cinquante : dans un monde marqué par l’absence de Dieu, l’apostolat traditionnel ou rénové n’a plus de pertinence32. Même le « dialogue avec les incroyants », panacée du clergé d’avant-garde, n’est qu’un ultime moyen de ne pas se remettre en cause, de ne pas voir les choses en face : 29. Voir Philippe Portier, La pensée de Jean-Paul II, volume 1, La critique du monde moderne, Paris, Éditions de l’Atelier, 2006. 30. Henri Desroche, Les religons de contrebande. Essais sur les phénomènes religieux en époques critiques, Tours, Mame, 1974. 31. Cité par Marie-Thérèse Maltèse, « Quelque temps de la vie de Jude et Cie » de Jean Sulivan », Informations Catholiques Internationales, 539, 15 juin 1979, p. 48. 32. Voir Thierry Keck, Jeunesse de l’Église (1936-1955). Aux sources de la crise du progressisme en France, Paris, Karthala, 2004.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE Vous êtes des fanatiques doux parce qu’il ne vous est plus possible d’être violents, en proie au souci, parce que votre fanatisme est moins contesté que devenu folklorique, insignifiant. Fanatiques, c’est-à-dire des hommes qui ont substitué à la foi, une vision mentale qu’ils veulent communiquer33.

Or ce n’est pas la conversion des incroyants qui urge, « il faudrait d’abord commencer par retourner la foi telle qu’elle est pensée par beaucoup de ceux qui se disent chrétiens34 ». Reste donc à être réellement présent au monde tel qu’il est, à témoigner plus par ce que l’on vit que par ce que l’on dit. Non pas Hegel, mais Kierkegaard : le royaume de Dieu n’est pas de l’ordre de l’histoire, mais de l’ordre de l’instant. La déliquescence apparente du catholicisme ne l’inquiète pas. « Les églises se sont en partie vidées, mais la Parole est au dehors », plus audible dans ce dénuement que dans un système triomphaliste qui l’étouffe. « L’Église humiliée d’aujourd’hui, minoritaire que l’on dit décadente, approche au contraire de sa vérité et témoigne plus de l’Évangile et de la crucifixion, note-t-il au spectacle d’une chapelle en ruine. S’il suffit que diminue sa puissance temporelle pour que son influence spirituelle reflue, c’est qu’il s’agissait d’autre chose35 ». Le regard décapant qui caractérise les deux volumes de Matinales n’a plus rien d’agressif, « car c’est l’Église qui trahit la parole, mais c’est elle aussi qui la garde, confie-t-il à JeanPierre Manigne. C’est là que, à travers toutes les compromissions, elle a toujours été annoncée ». Il admet volontiers que « les hommes d’Église ne peuvent continuer à faire fonctionner l’appareil que dans la mesure où ils refusent d’aller assez loin dans la lecture de ce qu’ils vivent. C’est donc la sagesse des supérieurs que d’obliger à un certain formalisme36 ». On trouve même désormais chez lui l’expression d’une réelle sympathie 33. Jean Sulivan, Matinales II, La traversée…, op. cit., p. 114-115. 34. Ibid. 35. Ibid., p. 249 et 104. 36. Jean Sulivan, « On n’atteint le réel que par l’imaginaire », rencontre avec Jean-Pierre Manigne, Informations catholiques internationales, 514, 15 mai 1977, p. 45.

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pour la religion populaire qu’il brocardait volontiers vingt ans plus tôt. Vingt ans plus tôt ? So long away… Quand on me demanda de rééditer Ligne de crête, je crus d’abord qu’il serait possible de m’en tirer avec une note liminaire qui signalerait que ce livre avait été écrit au siècle dernier, juste avant Vatican II. Quelques clins d’œil suffiraient adressés au ‘boy-scout’ intrépide qui persistait à prêcher avec trop d’allégresse37.

Il s’était finalement résolu à un long post-scriptum – « Les hommes du souterrain » – explicitant la migration religieuse qu’il avait accomplie entre-temps. Ni contre, ni dehors, ni en avant, le dernier Sulivan vit désormais son christianisme en creux, en dessous, avec d’autres qui, comme lui, se sentent « étrangers parmi les ruines anciennes ou nouvelles », ainsi qu’il l’explique à Bernard Feillet : Ce n’est pas impunément que j’ai rencontré Marcel Jousse, Jean Grosjean, Michel de Certeau, Maurice Bellet, Jean Déchanet, Bernard Ronze, Stanislas Breton, et un jeune homme nommé Maître Eckhart, et d’autres, Olivier Rabut par exemple, tous leurs complices que je ne peux dénoncer ici38.

Autant d’intellectuels – si l’on peut dire, car le terme est évidemment anachronique pour Maître Eckhart – dont l’influence est aussi manifeste que difficile à mesurer et à spécifier, tous plus ou moins en délicatesse avec l’institution. Inclassables, irrécupérables, ils vivent – ou ils ont vécu en leur temps – un christianisme d’incertitude, selon l’expression popularisée par le dernier cité39. On a le sentiment que la fin des années soixante-dix voit le retour du « troisième homme »,

37. Jean Sulivan, « Les hommes… », op. cit., p. 193. 38. Jean Sulivan, L’instant…, op. cit., p. 84. 39. Olivier Rabut, La vérification religieuse. Recherche d’une spiritualité pour le temps de l’incertitude, Paris, Cerf, 1964.

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tandis que le quatrième tend à disparaître ou s’enlise dans des querelles groupusculaires à mesure que se produit le reflux du mouvement de Mai 68. « Fin de partie » après « le moment gauchiste », pour reprendre les formules de Denis Pelletier40. Peu exposé et ayant pris ses distances depuis longtemps, Sulivan a trouvé une issue dans cet exil intérieur dont l’une des dernières pages de La traversée des illusions dessine ironiquement les chemins : Que faire ? Se conformer aux règles. Traverser dans les clous. Par la nécessité à la liberté. Mettre une cravate quand il est impossible de faire autrement. Si quelque jour vous la portez sur la nuque, ce ne sera pas mal non plus41.

Mais pour bien d’autres, les années soixante-dix ont été le moment d’un départ sans retour, d’une rupture plus ou moins douloureuse avec l’Église. Il faudra bien un jour écrire l’histoire de ces sorties du catholicisme, forcées ou volontaires, lentes ou précipitées, provisoires ou définitives. Péguy déplorait que la mystique se dégradât toujours en politique. Sulivan a commencé par la politique et fini par la mystique. Passage singulier, sans doute, mais passage significatif, qui donne à penser sur le processus d’effritement du catholicisme d’action. Si l’œuvre de Jean Sulivan peut nous aider à comprendre la transformation religieuse de la société française, c’est précisément parce qu’elle montre comment une conscience chrétienne se défait de l’intérieur, pour se détruire sans retour ou se recomposer autrement. Sulivan brosse dans Devance tout adieu un tableau saisissant de la manière dont sa mère, qui avait toujours été une paroissienne exemplaire, perd la foi à l’approche de la mort 42. Lui-même n’est-il pas un exemple frappant de la crise spirituelle que traverse l’élite du 40. Denis Pelletier, op. cit., titres des deuxième et troisième parties du livre. 41. Jean Sulivan, Matinales II, La traversée…, op. cit., p. 249. 42. Jean Sulivan, Devance tout adieu, Paris, Gallimard, 1966, p. 199-200.

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clergé de sa génération43 ? Rebelle dès le petit séminaire à la formation qu’on lui inculquait, parce qu’il a perçu très tôt la « scission entre le rite et la vie, entre la parole et le réel44 », il n’a pu faire carrière dans l’institution qu’en négociant des fonctions à la marge. Il a été tout sauf un prêtre ordinaire, et il confiait sur le tard ne s’être vraiment « trouvé » qu’à Paris, après avoir quitté ce qu’il appelait « le service actif ». Son itinéraire est donc un révélateur de la grande mutation qui s’est produite en France depuis 195045. Le catholicisme a perdu une bonne part de son clergé, de ses militants, de ses fidèles, et jusqu’à son évidence culturelle, alors même qu’il s’était engagé dans une réforme de grande ampleur pour s’adapter au monde moderne. Mais de nouveaux modes d’existence chrétienne sont apparus. Sulivan est mort trop tôt pour voir les recompositions de la fin du siècle : individualisation des croyances et des pratiques, développement de petits groupes affinitaires et passage du territoire au réseau, le tout échappant de plus en plus au contrôle de l’institution. Lui-même, d’ailleurs, y avait échappé, suivant son chemin sans prétendre l’imposer à quiconque et demeurant dans l’Église « jusqu’à preuve du contraire », qu’on ne lui administra jamais46. Témoin d’une époque, est-il encore actuel ? De toute évidence, oui, dans la mesure où les questions ouvertes par la sécularisation accélérée de la société restent entières, même si le contexte ecclésial a radicalement changé47. Eamon Maher voit 43. Crise sur laquelle les témoignages abondent, de qualité variable. Voir de Lucien Guissard, Histoire d’une migration, Paris, Desclée de Brouwer, 1979, et Le temps d’être homme, Paris, Flammarion, 1990. Voir aussi Émile Morin, Confession d’un prêtre du XXe siècle, Paris, Flammarion, 1991 et les analyses roboratives de Paul Vigneron, Histoire des crises du clergé français contemporain, Paris, Téqui, 1976. 44. Jean Sulivan, Le plus petit abîme, op. cit., p. 120, cité par Patrick Gormally et Mary Anne Mannion dans Jean Sulivan. Libre sous le regard de Dieu, Montréal, Éditions Fides, 2006, p. 27. 45. Voir Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003. 46. Jean Sulivan, « Les hommes… », op. cit., p. 209. 47. Il faut lire Sulivan « autrement », écrit Jean Lavoué dans un petit livre à la fois profond et jubilatoire, « non plus dans le contexte d’un catholicisme pesant, voire oppressant, mais comme un penseur original », Jean Lavoué, Jean Sulivan, je vous écris, Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 14.

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dans la marginalité le fil rouge de l’œuvre de Jean Sulivan48. Je me dis que c’est précisément ce trait qui lui vaut aujourd’hui de nouveaux lecteurs. La marge, l’errance, l’incertitude, c’est de plus en plus notre condition commune, quand les repères les mieux assurés se brouillent ou s’effacent du paysage, quand le catholicisme, qui fut un élément essentiel dans l’armature de notre société, n’apparaît plus que suranné, exotique ou décoratif, en attendant Dieu sait quoi… En 1985, alors qu’il n’était encore que le cardinal Ratzinger, préfet de la Sacrée Congrégation pour la doctrine de la foi, le futur pape Benoît XVI exposait sans détours au journaliste Vittorio Messori que tous les clignotants du catholicisme étaient au rouge mais qu’il était possible et nécessaire de réagir49. On ne voit pas que les choses se soient améliorées depuis. Faut-il pour autant s’en alarmer ? Dans Provocation, Sulivan avait cette brève parabole : Deux officiers. L’un dit : la situation est grave mais elle n’est pas désespérée. L’autre : elle est désespérée mais ce n’est pas grave50.

48. Eamon Maher, Jean Sulivan (1913-1980). La marginalité dans la vie et l’œuvre, Paris, L’Harmattan, 2008. 49. Joseph cardinal Ratzinger, Vittorio Messori, Entretien sur la foi, Paris, Fayard, 1985. 50. Jean Sulivan, Provocation…, op. cit., p. 28.

QUATRIÈME PARTIE Et la hiérarchie ?

13 Le charme discret de l’épiscopat français

Dans l’avant-propos du magnifique ouvrage qu’il lui a consacré, Jean Guitton observe que « ce que le cardinal Saliège avait de propre, […] c’était son style. Et par style, poursuit-il, je n’entends pas seulement ici sa manière d’écrire, mais aussi sa manière de vivre, de penser, d’agir, sa manière d’être en somme, en prenant ces vieux mots dans leur sens le plus profond ». C’est à cela que je voudrais réfléchir ici, en soulignant d’emblée que le problème est à double face. On pourrait se dire en effet que l’irréductible singularité des personnes fait qu’il y a autant de styles que d’hommes, en l’occurrence autant de styles épiscopaux que d’évêques, et nous serions alors renvoyés à la dispersion biographique. Mais en notant que le style de Saliège était « très différent de ce qu’on est accoutumé d’attendre d’un ecclésiastique, d’un prélat, d’un archevêque », Guitton rappelle que l’appartenance à un corps constitué induit une certaine manière d’être qui est précisément stylisée par cette incorporation. Les originaux, ajoute-t-il, « ne se rendent pas assez compte peut-être, qu’ils ne peuvent innover que sur un fond de conformisme, et qu’ils sont redevables à ceux qui par pudeur, ou par routine ou par charité, acceptent d’être, ou de paraître, comme tout le monde1 ». Il y aurait donc aussi un style 1. Jean Guitton, Le cardinal Saliège, Paris, Grasset, 1957, p. 12 et 13. Dans le même esprit, Sophie Brunet à propos de Pierre Schaeffer : « Ce que je

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épiscopal générique, qui devrait pouvoir se dégager notamment d’un matériau prosopographique comme celui que le Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle met opportunément à notre disposition. Pour tenter de répondre, au moins de manière exploratoire, à l’un des souhaits exprimés par les deux directeurs de cet ouvrage2, j’évoquerai donc d’abord les sources susceptibles d’éclairer la question. J’essaierai ensuite de mettre en évidence les traits communs à un épiscopat relativement homogène. Je tâcherai enfin d’ordonner, autant que faire se peut, l’inépuisable et divertissante collection des singularités épiscopales. Je crains en effet d’être affecté de la même manie irrépressible que Mgr Batiffol, dont Jean Calvet, qui fut un temps son collaborateur à l’Institut catholique de Toulouse, assure qu’il « remarquait au passage tout ce qui était pittoresque, bizarre, comique et le soulignait, et jouissait de l’avoir décelé », ajoutant que « rien, pas même je crois la considération de son éternité, ne l’aurait empêché de décocher le trait3 ».

À la recherche du style épiscopal Le style est rarement au cœur des préoccupations de ceux qui écrivent sur les évêques. On retient plutôt d’eux des actions ou des situations mémorables, auxquelles on finit par les identifier. On ne peut citer Mignot sans évoquer le modernisme. Verdier est l’homme des chantiers du cardinal, Suhard – non cherche à saisir, à travers ces textes, ce que je voudrais, à travers mon propre discours, rendre sensible, c’est une façon : façon de dire et façon d’agir (et on pourrait parler de style) […] façon d’être au monde et qui révèle un monde. », Pierre Schaeffer par Sophie Brunet, suivi de Réflexions de Pierre Schaeffer, Paris, La revue musicale/Éditions Richard Masse, 1969, p. 21. 2. Parmi les « prolongements souhaitables à ce dictionnaire », ils suggèrent « la prise en compte du corps et des affects » : Dominique-Marie Dauzet et Frédéric Le Moigne (dir.), Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle, Paris, Cerf, 2010, p. 25 (désormais : DEFVS). Dans la suite de cette étude, toutes les citations sans référence renvoient aux notices de cet ouvrage. 3. « Il était “canaille” avec volupté », assuraient ses amis. Mémoires de Mgr Jean Calvet, Paris, Éditions du Chalet, 1967, p. 70.

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sans équivoque – celui du mouvement missionnaire 4. De Saliège, Patrick Cabanel va jusqu’à écrire que « s’il n’y avait eu son cri d’août 1942 contre la déportation des juifs, [il] ne serait pas entré dans l’histoire de France, ni même, peut-être, de son épiscopat ». Pour passer du personnage épiscopal à la personne de l’évêque, il faut glaner dans les biographies, qui s’y attardent plus ou moins. Celle du cardinal Liénart par Catherine Masson est particulièrement riche à cet égard, tant en ce qui concerne la psychologie de l’évêque de Lille qu’en ce qui a trait aux détails de sa vie quotidienne5. Mais de tels travaux ne sont pas légion. La bibliographie générale du Dictionnaire des évêques ne recense que 12 biographies de type universitaire 6, pour un ensemble de 574 individus – si l’on retranche du corpus les 121 évêques encore en poste, dont le traitement a été réduit à des notices purement techniques. Cela fait 2 %. C’est très peu, bien qu’il soit clair que ce pourcentage s’élèverait sensiblement si l’on prenait en compte les éléments dispersés dans les monographies diocésaines, les mémoires de maîtrise ou les masters, et l’apport – inégal – des livres d’entretiens qui se sont multipliés depuis quelques années7. À quoi il faudrait ajouter celles des études non universitaires qui ne relèvent pas pour autant de la pure hagiographie8. De ce dernier genre, aussi estimable que délicat à utiliser, relèvent évidemment les nécrologies et les éloges funèbres. Rédigés à chaud, et contraints par les normes de la civilité, ces 4. Jean Vinatier, Le cardinal Suhard (1874-1949). L’évêque du renouveau missionnaire en France, Paris, Le Centurion, 1983. 5. Catherine Masson, Le cardinal Liénart, évêque de Lille, 1928-1968, Paris, Cerf, 2001. 6. Cinq poids lourds (de Cabrières, Gerlier, Lecot, Liénart, Saliège), trois suspects (Lacroix, Le Camus, Mignot), deux circonstanciels (Théas et Frossard, autour de la guerre, du communisme et de la mission), deux périphériques (Rémond et Turinaz). « L’auteur attend une thèse sur le cardinal Verdier et les années 1930, travail de fond qui manque terriblement », note justement Jacques Benoist. De combien d’autres pourrait-on l’écrire semblablement ? 7. Entre autres, pour sa grande qualité, Gabriel Matagrin, Le chêne et la futaie. Une Église avec les hommes de ce temps. Entretiens avec Charles Ehlinger, Paris, Bayard, 2000. 8. Cet ajustement supposerait une exploitation systématique et critique de la rubrique « sources et études » qui suit chacune des notices du DEFVS.

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textes gomment généralement toutes les aspérités et ne retiennent que les traits de nature à composer l’image pieuse qui sied au défunt. Il en est sans doute qui dissimulent quelques épines parmi les roses, mais elles n’apparaissent qu’aux initiés, gens du cru ou familiers du sérail. C’est sans doute leur ton désespérément convenu qui contribue à nourrir en contrepoint une littérature souterraine de carnets et journaux intimes, qui délivrent a posteriori des portraits décapants mais parfois excessifs : on veut échapper à l’encaustique et on tombe dans le caustique. On sait les piques de l’abbé Mugnier, l’ironie acide de Mgr Duchesne, les formules assassines du cardinal Baudrillart, les jugements sévères du père Congar, les flèches acérées de Serge Bonnet. Moins connus mais tout à fait saisissants, les souvenirs de l’abbé Duine, du diocèse de Rennes. Proche du Sillon et des démocrates chrétiens, aigri par l’atmosphère délétère du pontificat de Pie X, il y va au lance-flammes contre les évêques les plus intransigeants. Du cardinal Auguste Dubourg, archevêque de Rennes, dont la notice du Dictionnaire des évêques note simplement qu’il fut « assez insignifiant », il écrit qu’on « serait injuste en affirmant que ce prélat n’avait pas assez de talent pour être curé-doyen dans un chef-lieu de canton ». Plus loin, il en rajoute : Comme son nom l’annonce, Mgr Dubourg est un paysan parvenu. […] Son œuvre personnelle se réduit à une position en demi-cercle qu’il a imposée au corps des chanoines durant l’office, et à la publication des fêtes de l’année adressée en latin aux fidèles le jour de l’Épiphanie. Cependant les circonstances ont fait de M. Dubourg un cardinal9.

Dans le florilège de cette variante de l’anticléricalisme catholique qui s’en prend spécifiquement à l’épiscopat, il faut faire une place à part au Trombinoscope des évêques, publié périodiquement 9. Souvenirs et observations de l’abbé François Duine, texte édité par Bernard Heudré, Rennes, PUR, 2009, p. 160 et 306-307. Mgr Dubillard n’est pas mieux traité, sur la foi de rumeurs qui en disent long sur la charité confraternelle. « Les évêques le surnommaient “Fanfan” et le tournaient en dérision ; toutefois, Pie X l’a créé cardinal, puisque “créer”, dit le catéchisme, c’est faire quelque chose de rien », p. 182. Plus loin : « De l’aveu de tous ceux qui le connaissaient, l’ancien évêque de Quimper était une cervelle grotesque », p. 238.

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depuis 1990 par l’équipe de la revue Golias et qui en est à sa huitième édition10. Aux dires de ses promoteurs, le premier volume « hérissa les uns, en réjouit beaucoup, s’attira quelques foudres et fut jugé par les bien-pensants comme destructeur de sacré ». Le deuxième se voulait donc « encore davantage fouillé, à mesure que s’approfondissent notre connaissance du terrain et la conscience que nous avons des enjeux que représente le style de fonctionnement de l’autorité dans l’Église11 ». Délibérément partiale, distribuant les ordinaires dans des catégories quelque peu hétérogènes mais qui n’en dessinent pas moins une échelle générale allant des meilleurs – « les socio-novateurs » – aux pires – « les conservateurs » – cette publication n’en est pas moins une mine pour qui veut saisir la manière d’être des évêques. Du côté des bons, Mgr Noyer, évêque d’Amiens, chevelure abondante et forte stature, y est « l’évêque au panache blanc », le « grand Jacques » qui fume la pipe et fait du cyclotourisme : en quatre traits, on saisit la personnalité chaleureuse d’un évêque qui ne passe pas inaperçu12. C’est un plus au regard des informations fournies par la notice du Dictionnaire des évêques, dont l’auteur, contraint par l’abondance des matières et les limites du format, s’en tient aux étapes de la carrière, signalant simplement que c’est un « prédicateur talentueux ». Parmi les mauvais, Mgr Madec, évêque de FréjusToulon, originaire du Morbihan, est brocardé pour son allure : Sur une photo de cent épiscopes groupés, Joseph Madec est celui que l’on reconnaît le plus facilement : col romain bien en évidence, air austère voire compassé, raide et figé, jamais souriant, il est resté l’ecclésiastique romain « époque Pie XII »13.

Portrait à charge, bien sûr, mais qui veut attirer l’attention sur le fait que, chez les conservateurs, la rigueur du style accompagne la restauration de la discipline – à la différence des lusti10. Christian Terras, Trombinoscope des évêques. Édition 2011, Villeurbanne, 2010. 11. « Un nouveau trombinoscope des évêques de France », introduction au Trombinoscope des évêques, Villeurbanne, Éditions Golias, 1997, p. 5 (désormais TE97). 12. « Jacques Noyer, l’évêque au panache blanc », TE97, p. 23-26. 13. « Joseph Madec, l’évêque menhir », TE97, p. 396-399.

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gériens, qualifiés de « faux modernes », dont on assure qu’ils cultivent volontiers un look branché. Là encore, la notice correspondante du Dictionnaire des évêques s’en tient au factuel, relevant juste que le prélat pratique couramment le breton. Les expressions variées de l’acerbité catholique représentent donc une source précieuse, à manier naturellement avec délicatesse, tout comme celle que constitue la littérature anticléricale, qu’elle relève de la caricature grossière ou de l’ironie légère14. Il y aurait encore à voir du côté du roman15. L’évêque y est sans doute moins présent que le curé, et trop souvent réduit aux images contrastées que Jules Romains et bien d’autres ont héritées de Balzac et de Victor Hugo, opposant les « superbes » à la Troubert aux « humbles » à la Myriel, aussi faux l’un que l’autre au jugement sans appel de Jean-Laurent Prévost16. Et pourtant les Charlot, Lantaigne et Guitrel mis en scène par Anatole France dans L’Histoire contemporaine, ou les Sérasquier et Mionnet des Hommes de bonne volonté, ne sont pas des personnages sans intérêt. Plus encore la figure de Juan Ramon Rimaz pour laquelle Jean Sulivan – nom de plume de l’abbé Joseph Lemarchand, du diocèse de Rennes – s’est librement inspiré de son archevêque, le cardinal Roques17. Restent, 14. Par exemple chez Christian Gury, Le cardinal Grente. Des maisons closes à l’Académie française, Paris, Kimé, 1995. « Ouvrage au ton persifleur », écrit Brigitte Waché : « Grente (Georges) », DEFVS. Peut-être, mais ouvrage très stimulant pour le thème abordé ici. 15. Malgré l’avis définitivement contraire d’un jésuite du XIXe siècle, pour qui « le prêtre ne peut guère être un sujet de roman », et les évêques encore moins : Étienne Cornut, « Les romans cléricaux de M. Ferdinand Fabre », Études, janvier-avril 1889, p. 28-49 ; sur les évêques : p. 31-32. 16. Jean-Laurent Prévost, Le prêtre, ce héros de roman (de Claudel à Cesbron), Paris, Téqui, 1952, p. 109. On sait que Les superbes et Les humbles sont les titres de deux des volumes de la série des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Une notice bien sentie du DEFVS fait allusion à Balzac : « L’abbé Troubert fut, à en croire Balzac, “Sixte Quint réduit aux proportions d’un évêché”. Jacques Jullien fut Jean-Paul II réduit au cénacle catholique de l’Ille-et-Vilaine », Yohann Abiven, « Jullien (Jacques). » 17. Jean Sulivan, Mais il y a la mer, Paris, Gallimard, 1964. Voir Frédéric Le Moigne, « Littérature et histoire : le cardinal Roques et Jean Sulivan », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 105, 3, 1998, p. 75-98 et « L’abbé Lemarchand et le cardinal Roques », dans Yvon Tranvouez (dir.), Jean Sulivan. L’écriture insurgée, Rennes, Apogée, 2007, p. 71-84.

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aux deux extrêmes de la documentation, d’une part les représentations extérieures de l’épiscopat véhiculées par les différents médias, d’autre part les notes personnelles que tel ou tel prélat a pu laisser18, si du moins elles ont échappé à un ménage négligent ou à un zèle mal inspiré. On frémit en lisant que les 85 carnets remplis par Mgr Alexandre Caillot, évêque de Grenoble, de 1917 à 1957, ont été brûlés après sa mort19. Le Dictionnaire des évêques n’est donc pas la seule ni même la meilleure source pour cerner le style épiscopal. La place, mesurée, a souvent conduit à omettre ce qui semblait accessoire. Ceux qui, parmi les collaborateurs du volume, étaient directement liés à l’institution, ont sans doute été portés à une certaine retenue. Et puis, tout simplement, chacun s’est composé ses évêques à sa façon. Il y a donc des notices plus aiguisées que d’autres, celles qui ont été rédigées par l’un ou l’autre des deux directeurs du volume se signalant d’ailleurs par leur alacrité. Quoi qu’il en soit, le fait est que la lecture systématique, de « Abelé » à « Williez », des 574 notices exploitables, fournit un matériau sans équivalent, qui permet d’avancer.

Solidaires ? Dans un article souvent cité sur « le catholicisme français et son personnel dirigeant », Émile Poulat souligne la capacité de l’institution à intégrer fortement ses responsables malgré la diversité de leurs origines, sociales ou géographiques :

18. On pense par exemple à celles, décapantes, de Mgr Harlé, évêque auxiliaire d’Arras, « Mes vacances romaines », sur la visite ad limina de 1982. Voir Odile Broucqsault, Mgr Jules Harlé, un pasteur du monde rural (19161999), thèse d’histoire, Université du Littoral Côte-d’Opale, 2009, p. 344 et sq. 19. Pierre Bolle, « Caillot (Alexandre) », DEFVS. A contrario, heureusement, Jacques Benoist signale les « notes intimes » du cardinal Verdier : « Verdier (Jean) », DEFVS.

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE La culture reçue, les fonctions remplies, des obligations semblables et un mode de vie à part aboutissent rapidement à l’homogénéisation du corps ecclésiastique20.

Cet alignement, précise-t-il, se maintient, malgré les désaccords circonstanciels, grâce au comportement de ses membres, soucieux « de ne pas extérioriser ces divergences, d’en atténuer la portée, d’aboutir à des décisions qui puissent recueillir l’adhésion de tous 21 ». Cette analyse, publiée en 1965, au moment où la Conférence épiscopale française était en voie de constitution, a trouvé depuis bien des confirmations. Dès 1972, Jean-Marie Mayeur constatait que la collégialité avait abouti à faire régner « un concert épiscopal », quel que fût par ailleurs le rôle obscur des experts dans l’écriture de la partition22. On trouve un signe révélateur de ce sentiment que l’on ne parle que d’une seule voix, dans la distribution délibérément thématique des chapitres du livre reprenant les interventions des 17 évêques qui ont participé, entre octobre 1968 et février 1969, à l’émission hebdomadaire « Un évêque vous répond » sur RTL, parce que l’expérience a montré, au dire de l’éditeur, la « remarquable unité de pensée de l’épiscopat de France23 ». Par la suite, en évitant d’élire à leur présidence des personnalités trop fortes, comme le cardinal Lustiger, les évêques ont cultivé leur image collective. « On ne dit jamais “un évêque” mais “les évêques”, “l’épiscopat” en général », assure en 1995 Mgr Jacques Perrier24. D’autres médias le confirment. Analysant en 1967 la place de la religion dans Paris-Match, Jean Dimnet observe que si le pape va seul, par définition, et occupe le devant de la scène, les 20. Émile Poulat, « Le catholicisme français et son personnel dirigeant », Archives de sociologie des religions, 19, janvier-juin 1965, p. 117-124 (citation, p. 121). 21. Ibid., p. 123. 22. Jean-Marie Mayeur, « L’évolution des positions des autorités religieuses en matière politique », dans René Metz et Jean Schlick (dir.), Politique et foi, Strasbourg, CERDIC, 1972, p. 61. 23. Évêques de France. L’Église et vous, Paris, Fayard/RTL/Paris-Match, 1969, p. 17. « Nous avons pensé rendre service aux lecteurs en regroupant les interventions par thèmes », ajoute René Berthier. 24. Cité par Valérie Hanotel, Les cathos, Paris, Plon, 1995, p. 179.

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évêques « vont par groupe » et font « surtout de la figuration » dans les cérémonies religieuses qui retiennent l’attention des reporters. Mal identifiés dans la galerie des personnages religieux, ils n’existent que par position, rentrant dans la catégorie floue des dignitaires qui accompagnent le pape ou les grands de ce monde en diverses occasions. Ils font partie du décor. Même s’ils sont désignés par leur nom et individualisés, il nous importe peu de savoir qui ils sont vraiment, puisqu’ils sont interchangeables dans ce rôle. […] On pourrait dire qu’il y a non pas des prélats, mais du prélat, comme il y a du rouge ou du vert sur un tableau25.

Même s’ils existent un peu plus par eux-mêmes aujourd’hui, les évêques apparaissent toujours avant tout comme un bloc. Ce qui se donne à voir lors des assemblées annuelles de Lourdes, notamment lors des cérémonies religieuses à ornements liturgiques standardisés, mais aussi, plus curieusement, en ville, par une sorte de conformisme vestimentaire que Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin n’ont pas manqué de relever26. Le « discret » recommandé par les textes s’est fait « grisaille », assurant une sorte d’uniformité sans uniforme, même dans la période virtuellement la plus anarchique à cet égard, entre l’abandon de la soutane après 1962 et le retour en force du col romain depuis les années 199027. On dira que cette représentation du corps épiscopal porte la marque de l’époque conciliaire. Sans doute, mais la période antérieure ne portait pas moins à l’homogénéité, mais en quelque 25. Jean Dimnet, La religion dans « Paris-Match », Paris, Centurion, 1967, p. 69 et 75. 26. Photographie en extérieur lors de l’Assemblée plénière des évêques à Lourdes en 1976 : Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, « La sainte famille. L’épiscopat français dans le champ du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, 44-45, novembre 1982, p. 37. 27. La Conférence épiscopale donnait en 1984 cette définition a minima : « L’habit ecclésiastique est un vêtement discret comportant un signe distinctif : col romain ou croix sur le vêtement. C’est aussi la soutane » (cité par Louis Trichet, Le costume du clergé. Ses origines et son évolution en France d’après les règlements de l’Église, Paris, Cerf, 1986, p. 209).

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sorte à une homogénéité étagée. Ouvrons le numéro spécial sur « La France, fille aînée de l’Église », que France-Illustration publie à l’occasion de l’année sainte 1950, avec signatures prestigieuses, nihil obstat et imprimatur de l’archevêché de Paris. Aucune photo de groupe de l’épiscopat évidemment – la première assemblée plénière depuis 1907 se tiendra en 1951 – mais, après celui de Pie XII, cinq grands clichés pleine page couleur, avec texte autographe au verso, des quatre cardinaux en poste – par ordre d’ancienneté – et du cardinal potentiel qu’est alors le tout récent archevêque de Paris, Mgr Feltin, successeur du cardinal Suhard. Liénart évoque la présence de l’Église dans la société française, Gerlier l’apostolat missionnaire, Saliège l’Action catholique, Roques l’enseignement libre, Feltin les vocations sacerdotales. Chacun étant ainsi assigné à une fonction, le corps des cardinaux l’emporte ici sur la singularité de chacun. Mgr Chappoulie, directeur du secrétariat de l’épiscopat, explique d’ailleurs que si l’Église gallicane, « qui se trompa gravement sur les droits du pape », est bien morte, l’Église de France, avec tous ses évêques « fraternellement unis », est en train de naître, même si l’expression « n’a pas de valeur officielle28 ». Semblable effet de corps étagé dans la présentation de l’épiscopat par l’Almanach du pèlerin de 1950, qui classe les prélats en deux catégories – archevêques et évêques – mais dans chacune par ordre alphabétique des sièges29. C’est encore l’époque où l’on peut aussi parler d’un style épiscopal au sens purement littéraire, mandements et lettres pastorales se coulant généralement dans un modèle convenu30 et quelque peu soporifique : au-delà du contenu, c’est aussi par leur ton inhabituel que les trois dernières lettres pastorales du cardinal Suhard ont eu le succès que l’on sait31. 28. Mgr Henri Chappoulie, « Église de France », France-Illustration, numéro spécial « La France, fille aînée de l’Église », automne 1949. 29. « La hiérarchie en France », Almanach du pèlerin de 1950, Paris, La Bonne Presse, 1949, p. 12-13. 30. Voir les réflexions liminaires dans Jean-Marie Mayeur et Marie Zimmermann, Lettres de carême des évêques de France. Répertoire, 18611959, Strasbourg, CERDIC, 1981. 31. Essor ou déclin de l’Église ? (1947) ; Le sens de Dieu (1948) ; Le prêtre dans la cité (1949). Une prose « merveilleusement dénuée d’onction », commente François Mauriac (Le Figaro, 27 avril 1947). C’était, on le sait, la

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« L’Église, c’est un monde », qui formate son personnel à sa convenance, répète Émile Poulat32. Mais Pierre Bourdieu lui objecte que, tout comme les militaires se recrutent parmi les civils, les fonctionnaires du sacré33 viennent de la société profane et portent la marque de leur origine sociale. Il faut donc, explique-t-il dans un article pionnier, distinguer deux populations épiscopales : D’un côté les « oblats » qui, voués et dévoués à l’Église dès leur prime enfance, investissent totalement dans une institution à laquelle ils doivent tout ; qui sont disposés à tout donner à une institution qui leur a tout donné, sans laquelle et hors de laquelle ils ne seraient rien. De l’autre, les évêques qui, ordonnés plus tard, possédaient, avant leur entrée dans l’Église, outre un capital social hérité, un capital scolaire important, et qui entretiennent de ce fait un rapport plus distant, plus détaché, moins tourné vers les choses temporelles, à l’égard de l’institution, de ses hiérarchies, de ses enjeux34.

Même si le monde des évêques, plus homogène que celui des prêtres et, a fortiori, des laïcs, constitue un champ de concurrence « à faible tension35 », l’opposition des oblats et des héritiers n’y introduit pas moins des différences qui sont aussi de style. Mais la difficulté tient à ce que les uns et les autres adoptent successivement le même style, en fonction de l’évolution des modes pastorales. En gros, les héritiers, parce qu’ils ont des capacités de distanciation vis-à-vis du système, sont les agents de l’innovation, tandis que les oblats, très intégrés à l’appareil, sont plutôt les gestionnaires de l’établi. Chaque nouveau style inauguré par les héritiers devient donc un peu plus tard le style conforme adopté prose de l’abbé Lalande, secrétaire particulier du cardinal depuis septembre 1945 (voir Jean Vinatier, op. cit., p. 351 et sq). 32. Émile Poulat, L’Église, c’est un monde. L’ecclésiosphère, Paris, Cerf, 1986. 33. J’emploie délibérément cette expression pour attirer l’attention sur le livre d’Eugen Drewermann, Fonctionnaires de Dieu, Paris, Albin Michel, 1993, dont les analyses psychologiques éclairent bien des aspects du style clérical en général, et parfois épiscopal en particulier. 34. Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, loc. cit., p. 5. 35. Ibid., p. 31.

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par les oblats, quand déjà les héritiers en inventent un autre. Lorsque les héritiers expérimentent le style militant qui convient à l’Action catholique et à la mission, les oblats ont encore des usages de notables à la tête des œuvres. Quand les oblats se rallient au style militant, les héritiers affectent déjà l’ostentation pieuse et romaine. Impossible, dans ces conditions, d’associer a priori telle ou telle forme de distinction vestimentaire, par exemple, à l’un ou l’autre des deux groupes, puisque chacun se définit précisément par position dans un processus. Il peut en résulter un brouillage des marqueurs sociaux, si le centralien affecte de faire peuple ou le fils de paysan de faire bourgeois : c’est Béjot au béret et Marty au chapeau36. On pourrait sans doute, malgré tout, repérer des constantes propres à chaque pôle et tenant à l’habitus social d’origine qui les différencie. En affinant la piste vestimentaire, on verrait, audelà des apparences immédiates, des détails significatifs : le choix d’un tissu, le soin d’une tenue, l’élégance d’un port, ou à l’inverse la négligence d’un accoutrement… Il y a une manière chic de paraître simple et une façon rustique de sembler bien mis. Jean Guitton rencontrant le père Teilhard de Chardin – un héritier qui, en d’autres circonstances, eût pu devenir évêque – est sensible à ces détails : « Il a des souliers noirs, avec du beau linge, des chaussettes fines37. » On se souvient des commentaires ravageurs de Pierre Joxe sur les chaussettes tire-bouchonnées de Pierre Bérégovoy, oblat exemplaire du Parti socialiste38. Je ne connais pas d’équivalents, à propos des évêques, de tels propos au ras du trottoir, mais on sait que le cardinal Grente, 36. Google images ne m’a pas permis de retrouver ces clichés ancrés dans ma mémoire mais sans référence précise. Le classement trop sommaire des innombrables coupures de presse que j’accumule depuis quarante ans m’a laissé aussi démuni – et perplexe sur leur mise en exploitation. Il faudrait faire une étude systématique des photographies publiées dans les Informations catholiques internationales : costumes, attitudes, placements dans les groupes, etc. 37. Jean Guitton, Journal de ma vie, tome I, Présence du passé, Paris, Desclée de Brouwer, 1976, p. 269. 38. Voir Pascale Sauvage, « De la théorie des chaussettes en politique », en ligne, 31 janvier 2008, http://brunowalther.com/2008/01/31/de-la-theoriedes-chaussettes-en-politique/ (consulté le 27 octobre 2010).

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héritier typique, a souvent été moqué pour sa coquetterie. « Son style n’a pas plus de faux plis que sa soutane », disait cruellement Émile Faguet39. Il faut encore considérer les styles générationnels. Frédéric Le Moigne campe la figure de l’évêque ancien combattant de 14-18, enclin à la fois au commandement et à la camaraderie, portant volontiers ses médailles – « claire affirmation de sa virilité, à quelques centimètres du surplis en dentelles40 » – et gardant parfois des habitudes prises dans les tranchées, comme le cardinal Liénart persistant à rouler ses cigarettes au risque de brûler périodiquement sa soutane. Marc Minier d’une part, Catherine Grémion et Philippe Levillain d’autre part, insistent sur les différences qui tiennent aux pontificats durant lesquels les évêques reçoivent leur nomination41. Les évêques de Pie XI ne sont assurément pas du même tonneau que ceux de Pie X. Cela induit-il des différences de style significatives ? Il serait hasardeux d’avancer que les élus de Paul VI partagent son angoisse, tandis que les promus de Jean-Paul II lui empruntent son énergie42. Mais il y a sans doute des réflexes collectifs liés à des modes pastorales. L’évêque d’Action catholique, homme du dialogue perpétuel, rodé par les innombrables sessions où se complaisent les aumôniers, garde la manie du « carrefour sur 39. Cité par Christian Gury, op. cit., p. 30. Le même ouvrage signale les plaisanteries persistantes sur Georges Grente, prélat à l’allure efféminée, affublé – même dans son clergé – du surnom désobligeant de « Miss Georgette Pétensoie ». Une feuille parisienne colportait les ragots les plus insolites : « On prétend que les dessous de Sa Grandeur sont affriolants, s’il faut en croire la marchande de frivolités qui lui fournit ses caleçons de soie et la blanchisseuse qui, avec orgueil, montre le linge de l’évêque aux dames élégantes de la ville » (p. 12). 40. Frédéric Le Moigne, Les évêques français de Verdun à Vatican II. Une génération en mal d’héroïsme, Rennes, PUR, 2005, p. 43. 41. Marc Minier, L’épiscopat français du Ralliement à Vatican II, Padova, CEDAM, 1982 ; Catherine Grémion et Philippe Levillain, Les lieutenants de Dieu. Les évêques de France et la République, Paris, Fayard, 1986 ; Jacques Sutter, « L’épiscopat interrogé », Archives de sciences sociales des religions, 65/2, p. 185-194. 42. Martial Busuttil relativise l’effet générationnel du pontificat de JeanPaul II : Épiscopat français, la fin d’un modèle (1978-1990), thèse d’histoire, Université de Lyon 2, 2004, p. 27-28.

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place en 6-643 ». Le prélat identitaire fin de siècle, plus porté à la prière, sait que les grandes batailles sont liturgiques et sacramentelles : il a l’obsession des confessionnaux et des adorations. Plus largement, l’atmosphère du moment, ce « mood d’époque » que Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin définissent comme une « sorte d’humeur collective, quoique différenciée socialement, que l’on peut décrire grossièrement comme plus ou moins optimiste ou pessimiste44 », influe sur le style épiscopal. Le signe le plus évident de cette acclimatation est l’évolution des appellations : l’évêque est « Sa Grandeur » au début du XXe siècle, il devient « Son Excellence » entre les deux guerres, « Monseigneur » après 1945. Réduit à « père » après le concile – éventuellement « père évêque » pour le distinguer du simple prêtre devenu lui aussi « père » après avoir été longuement « Monsieur l’abbé » – , il semble retrouver depuis peu sa dignité de « Monseigneur »45. On pourrait repérer aussi une série vestimentaire, qui ne se superposerait pas exactement à la précédente : soutane à rabat d’abord, puis soutane à col romain jusqu’à Vatican II, clergyman ou costume cravate ensuite, retour au col romain en fin de période. Un découpage plus sommaire pourrait opposer l’évêque « grand seigneur46 » du début du siècle, gouvernant paisiblement son diocèse depuis 43. Toute session comprend des temps où l’on « se met en 6-6 », c’est-àdire par petits groupes et pour un temps limité (théoriquement par 6 et pour 6 minutes, mais en réalité le temps est souvent étendu) afin d’échanger sur le « topo » de l’animateur (précisions fournies par Laurent Laot, prêtre du diocèse de Quimper et infatigable animateur de sessions de formation, courriel du 28 octobre 2010). 44. Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, loc. cit., p. 17. 45. Grand pourfendeur de la vanité ecclésiastique, l’abbé Winninger se désole de l’usage post-conciliaire : « Père est très maladroit en notre temps et fleure le paternalisme au moment où cette attitude est violemment contestée. […] Il était pourtant facile de satisfaire tout le monde et à toutes les convenances en gardant Monsieur l’abbé pour un prêtre et en revenant à Monsieur l’évêque, comme on fait au civil en désignant chacun par sa fonction, précédée de Monsieur », Paul Winninger, La vanité dans l’Église, Paris, Le Centurion, 1968, p. 32-33. 46. On est frappé par la récurrence de cette expression dans le DEFVS, à propos des évêques les plus anciens.

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le palais épiscopal, à l’évêque chef d’entreprise de la fin, surchargé et toujours en déplacement. Mais cette approche sommaire et binaire est trop symptomatique des regards rétrospectifs induits par la déploration du présent pour ne pas être suspecte47. Reste que beaucoup semblent usés par la fonction. On est étonné, à la lecture du Dictionnaire des évêques, par le nombre de notices qui évoquent des prélats débordés, fatigués, harassés, malades… C’est le « syndrome d’épuisement des managers », dont Mgr Matagrin explique avoir été victime en 197648. Une autre image court cependant, celle de l’évêque atone, incolore, voire insignifiant. L’abbé Duine rapporte que son confrère Joseph Turmel, moderniste clandestin, attaqué de toutes parts, avait réussi, pour se protéger, à circonvenir l’inoffensif Mgr Dubourg, et qu’il louait méchamment la Providence d’avoir « mis les glands à leur place et les prélats aussi49 ». Moins sévères, et même souvent empathiques, de nombreuses notices du Dictionnaire des évêques relèvent la prudence, la bienveillance, l’attention aux personnes, à quoi finissent par se résumer des épiscopats honorables mais sans relief, comme celui de Mgr Michel Kuehn, ainsi résumé : Personnalité modeste, il a laissé de son passage à Chartres le souvenir d’un homme discret mais apprécié, efficace et déterminé. Reconnu pour sa bonté comme pour ses visites assidues auprès des religieux les plus âgés, des prêtres malades ou hospitalisés, homme de piété, unanimement estimé pour ses qualités humaines, sa cordialité, son sens de l’écoute, son expérience de l’Action catholique, il est resté un pasteur attentif aussi bien à la vie de ses paroisses qu’aux responsabilités de son diocèse. 47. Il y a un peu de cela dans le chapitre sur le « Le père évêque », de Jean Puyo et Patrice Van Eersel, Voyage à l’intérieur de l’Église catholique, Paris, Stock, 1977, p. 137-154. 48. « Concilier la direction quotidienne du diocèse, la visite pastorale du diocèse, les responsabilités nationales, qui me valaient dix jours par mois à Paris, et le travail au synode à Rome, c’était au-delà de mes forces », Gabriel Matagrin, op. cit., p. 310. 49. Souvenirs…, op. cit., p. 256.

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L’évêque standard a sans doute – pour le plus grand bien de l’institution – plus de conformisme que de charisme. Mais surtout, comme Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin l’ont montré, la représentation irénique de la société, qui guide le corps épiscopal, détourne la plupart de ses membres d’adopter des postures trop singulières et les conduit à la recherche permanente de la conciliation, ou du moins de la cohabitation entre les courants les plus contraires qui traversent l’espace ecclésial50. Non sans difficultés, d’ailleurs : il peut être aussi épuisant d’organiser l’immobilisme que d’introduire des réformes. Non sans effets de style, également : les évêques veillent à se composer une image d’humilité, à euphémiser le pouvoir qu’ils exercent. Somme toute, l’onction épiscopale fait partie du métier.

Solitaires ? Il y a donc sinon un style épiscopal unique, au moins quelques styles génériques, évoluant d’ailleurs au fil de la conjoncture. Pourtant, comme le notent justement Catherine Grémion et Philippe Levillain, « aucun évêque ne ressemble à un autre51 ». Nous voilà donc renvoyés à ce cabinet de curiosités qu’est aussi, pour une part, le Dictionnaire des évêques, même s’il reste souvent allusif, obligeant à des explorations complémentaires. On peut ordonner ces singularités dans une suite de considérations relatives aux lieux, aux corps, aux actes et aux signes. Des lieux Avant d’aborder les personnes, un mot s’impose sur les endroits où elles exercent leur fonction. On n’est pas évêque n’importe où, ni avec les mêmes perspectives de carrière. Le 50. Pierre Bourdieu, Monique de Saint Martin, loc. cit., p. 38-40 et 46-47. 51. Catherine Grémion, Philippe Levillain, op. cit., p. 15.

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général de Gaulle écrivait sur un ton sarcastique, à propos de l’armée, qu’on « avait vu de tout temps […] l’attribution des grades et emplois n’être en somme qu’une composante entre le mérite et les influences52 ». Un adage clérical plus direct expose qu’on peut avancer à l’ancienneté, à la fonction, au mérite ou au piston, mais que les trois premiers critères se ramènent logiquement au dernier53. Quoi qu’il en soit, un parcours réussi mène in fine aux sièges prestigieux, généralement associés au chapeau cardinalice : Paris, Lyon et quelques métropoles provinciales à la pourpre plus aléatoire (Bordeaux, Marseille, Rennes, Rouen, Toulouse). Un archevêché peut être un aboutissement (Albi, à l’exception de Mgr Coffy, promu ensuite à Marseille) ou un tremplin (Reims, où Suhard, Marty, Balland et Defois ne font que passer). Il y a des évêchés prometteurs, d’où l’on peut prendre son envol (Angers a couvé Veuillot et Bruguès ; Beauvais a lancé Jullien, Thomazeau et James) mais il se peut qu’on y reste définitivement en stand by (Orchampt à Angers, Hardy à Beauvais). Les diocèses bas-bretons – Quimper, Vannes, Saint-Brieuc – sont des culs-de-sac. Même en arrivant jeune – Fauvel a quarante-cinq ans lorsqu’il est nommé à Quimper – on y reste enlisé, sauf à se faire suffisamment détester par son clergé, ce qui n’est advenu qu’à Dubillard, exfiltré à Chambéry pour échapper à la fronde des vicaires sillonnistes54. Mais au moins s’agit-il de terres grasses, et donc consolantes, comme on dit, alors qu’il y a des Arabies pétrées épiscopales, le 52. Charles de Gaulle, La France et son armée, Paris, Plon, 1938, p. 219. 53. Pour avoir de l’ancienneté, il faut être dans la fonction. Pour être dans la fonction, il faut avoir été en situation de faire reconnaître son mérite. Ce qui suppose au départ un minimum de piston (démonstration exposée naguère à l’auteur par l’abbé Lucien Le Breton, de l’évêché de Quimper, ancien professeur de philosophie et inspecteur diocésain de l’enseignement catholique, placardé dans une aumônerie de maison de retraite en raison de son hostilité à l’esprit conciliaire). 54. Il écrira de Chambéry, en janvier 1910, à l’un de ses anciens collaborateurs à Quimper : « Aujourd’hui nous sommes couverts de neige et de rhumatisme… C’est bien beau mais un peu douloureux. J’espère qu’à Quimper vous êtes plus favorisés, mais vous avez le Sillon qui est pire que la neige et plus pénible que le rhumatisme. » Voir Alain Léost, L’épiscopat de Mgr Dubillard, 1899-1908, Maîtrise d’histoire, Université de Bretagne occidentale, 1990, p. 172.

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long de la diagonale du vide religieux (Soissons, Troyes ou Sens au nord, Limoges, Tulle ou Périgueux au sud) : les disciplinés font avec, les habiles s’en vont dès qu’ils en ont l’opportunité. Lassés d’un turn-over – quatre évêques en dix-neuf ans – qu’ils ne s’expliquent que trop, les diocésains de Langres, terre particulièrement difficile, se cotisent en 1938 pour offrir une voiture au nouvel arrivé « afin de le retenir ». Hélas, Mgr Lamy meurt quelques mois plus tard, victime d’un accident de la circulation55. Il faut ajouter cependant que ces contrastes de la ferveur se sont largement atténués depuis les années 1970, et que la carte Boulard ne peut plus être la boussole des Mionnet modernes : les horaires de la SNCF ou les tarifs des compagnies aériennes ont plus d’importance, la géographie des transports l’emporte sur celle de la pratique religieuse. Ainsi l’Auvergne est-elle aussi belle que toujours mal desservie : aucun des évêques nommés à Clermont-Ferrand au XXe siècle n’a pu rebondir. Imaginant en 1900 une éventuelle promotion épiscopale, le très mondain et très parisien abbé Mugnier mesure les risques de l’atterrissage : Me voici évêque. On m’expédie à Saint-Flour ou à Limoges. Après les premiers scintillements des pierreries de ma jeune mitre, après l’ivresse du sacre, je me trouve enterré tout vivant, dans une petite ville pas très mouvementée, et d’où la société est absente. Les prêtres redeviennent ma compagnie quotidienne, ces prêtres avec lesquels je converse rarement depuis les temps lointains du séminaire. Vraiment, toute médaille a son revers56.

Et pourtant le cardinal Marty a fait ses premières armes à Saint-Flour. Il y a ainsi des évêchés ambivalents, comme celui 55. Il y a ainsi des diocèses poursuivis par le sort : Laval est déstabilisé à deux reprises par des affaires de mœurs (Geay et Marcadé), Lyon voit disparaître brutalement trois archevêques successifs, frappés par le cancer (Decourtray, Balland, Billé). 56. Journal de l’abbé Mugnier (1879-1939), Paris, Mercure de France, 1985, p. 121 (entrée du 6 janvier 1900).

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de Gap, qui peut être aussi bien un point de départ (Llobet, Saliège, Pic, Jacquot, Coffy, Séguy) qu’un point de chute (Berthet, Bonnabel, Chagué, Lagrange, Di Falco). Reste que, globalement, la proximité de Paris est un avantage considérable, qui permet aux plus entreprenants de se faire voir et de se faire valoir. En poste à Évreux, Mgr Gaillot est à portée des journaux parisiens et des plateaux télévisés. Y aurait-il eu une affaire Gaillot s’il s’était trouvé à Carcassonne ou à Rodez57 ? De la question des lieux relève enfin la situation des auxiliaires, puisqu’ils occupent une fonction qui est aussi une place. Dans certains cas c’est un placement à dividendes assurés. Être auxiliaire à Paris ou à Lyon augure généralement une bonne trajectoire : il suffit de voir le parcours des collaborateurs du cardinal Lustiger pour s’en persuader58. Dans d’autre cas, c’est un placard, notamment dans les diocèses de province où la nomination vise à soulager, voire à suppléer dans l’ombre, un titulaire âgé ou malade, dispersé ou négligent. Ces soutiers de l’épiscopat, promus sur place à la demande du titulaire, sont le plus souvent confinés dans des tâches locales. Tel Cogneau, qui gouverne à Quimper quand Duparc n’est plus qu’un octogénaire fatigué. Tel encore Foin, surnommé « Mgr SoutienGeorges », parce qu’adjoint au Mans à un Georges Grente plus occupé par l’Académie française que par son évêché59. Mais parfois aussi ils exercent une réelle influence qui peut dépasser l’horizon de leur diocèse, à l’instar de Béjot, récupéré à Reims une fois devenu indésirable à Besançon, ou de Harlé, auxiliaire improbable à Arras, dont deux thèses récentes soulignent le rôle 57. Voir la notice sur Mgr Despierre dans le TE97 : « Inconnu et silencieux. Carcassonne, c’est très loin ! […] Et n’oublions pas ce mot de Jacques Gaillot : “Si j’avais été évêque de Carcassonne…” À l’autre bout de l’Hexagone, il n’aurait effectivement pas subi la proximité sollicitante de Paris. Jacques Despierre peut en témoigner », p. 305-307. 58. Les « lustigériens » constituent l’essentiel de la catégorie des « faux modernes », identifiés aux promoteurs de la « nouvelle évangélisation », dans le TE97, p. 196. 59. Le malheureux, dont le nom suggérait fâcheusement que sa fonction était purement alimentaire, dut aussi ce surnom difficile au fait qu’il était l’auxiliaire de celui qu’on appelait couramment, on l’a vu, « Mgr Pétensoie », Christian Gury, op. cit., p. 59.

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national dans la promotion ou la gestion des mouvements d’Action catholique60. Des corps Passons des évêchés aux évêques. Y a-t-il un physique de l’emploi ? Non, évidemment, sauf à noter que tout dignitaire – militaire, civil ou ecclésiastique – est supposé avoir la prestance qui convient à la charge61. Dans la fiction littéraire ou cinématographique, l’embonpoint sied aux chanoines et la sveltesse à leur évêque62. Mais comme les évêques se recrutent assez couramment parmi les chanoines, la réalité est plus complexe. Aussi ne relève-t-on généralement, et avec des euphémismes courtois, que les écarts, les traits qui accentuent l’image convenue ou ceux qui la contrarient. Les grands se distribuent en « silhouettes » et « statures ». La silhouette est généralement perçue comme un signe de distinction : « élégante et intimidante » chez Dubigeon, « haute et mince » chez Eyt. Mais elle est parfois inquiétante : indice de fragilité pour le « longiligne » Jean Bernard, qui avait protesté en vain de sa mauvaise santé pour échapper à la mitre63, ou témoignage d’ascétisme exagéré chez Firmin Lamy « à la silhouette diaphane et au mode de vie quasi monacal ». La stature est elle aussi avantageuse, qu’elle soit « imposante », pour Maurice Rivière comme pour Hector Sevin, « athlète dont la mitre grandit encore la taille », ou plutôt avenante, à la manière de Noyer, « le grand Jacques » déjà 60. Voir, pour Mgr Béjot, penseur de la JOC, Jean Divo, L’Aubier. La JOC et la JOCF dans le diocèse de Besançon, 1927-1978, thèse de théologie catholique, Université de Strasbourg, 2009. Pour Mgr Harlé, interlocuteur du MRJC en crise, voir Odile Broucqsault, op. cit. 61. « Un beau physique, une bonne santé, une tenue impeccable suffisaient, avec un peu de chance et d’appui, à faire une carrière », note le général Weygand à propos des officiers dans Histoire de l’armée française, Paris, Flammarion, 1938, p. 284. 62. Voir par exemple l’évêque (Philippe Duclos) dans la scène de la confirmation (tournée dans l’église Saint-Louis de Brest) du film de Katell Quillévéré, Un poison violent, 2010, prix Jean Vigo. 63. Il avait alors cinquante et un ans. « Vous serez un évêque malade », lui avait rétorqué le nonce. Bon choix : il mourra octogénaire.

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évoqué. Le Dictionnaire des évêques relève la « stature physique imposante » de Dufaux : « sympathique costaud aux épaules de déménageur », précise Golias64. Les gros, moins conformes à la représentation attendue, ont meilleure presse depuis que l’accession du cardinal Roncalli au pontificat a permis d’associer dignement circonférence et bonhomie65. Maurice Dubourg, parfois appelé le « Jean XXIII de la Franche-Comté », est rond, cordial et enjoué, tout comme Debray, « rond et jovial ». On pardonne à Henri Monnier un « embonpoint notable » favorisé par une longue carrière – quarante-quatre ans – d’auxiliaire stationnaire à Cambrai. On comprend également que Feltin se soit arrondi à chaque promotion, puisque, passé de Troyes à Sens et à Bordeaux avant d’arriver à Paris, il a été successivement l’évêque du Champagne, du Bourgogne et du Bordeaux66. Au reste, chez ce prélat énergique, la corpulence devient synonyme de force et de placidité : « Joffre sans sourcils ni moustaches », résumait Jacques Isorni. Les petits sont moins bien lotis, surtout s’ils font contraste, à la manière de Mignen qui paraît d’autant plus étriqué qu’il succède à Rennes à un Charost élancé. Leur taille fait craindre qu’ils ne soient fragiles, à l’image de Ruch, « petit homme chétif et hypertendu ». Picaud, « prélat chétif et de toute petite taille », aurait même failli manquer la mitre pour ce motif67. Mais on peut être petit et costaud, comme Chesnelong, qui fait des prêches interminables et s’en retrouve baptisé « Chêne-court, prêche-long ». 64. TE97, p. 91. 65. On sait la rencontre de Roncalli et Thorez, alors vice-président du Conseil des ministres, en 1946. Le nonce dit à son interlocuteur : « Monsieur le Président, je suis content de vous connaître. Vous êtes gros […]. Moi aussi. On dit que les gros sont bons. J’espère que c’est vrai pour vous, Monsieur le Président », Angelo Giuseppe Roncalli, Journal de France, tome I, 19451948, Paris, Cerf, 2006, p. 254, note 2. 66. « Votre Éminence était prédestinée aux grands crus de France ! », lui dit le chanoine Le Cordier, directeur des œuvres du diocèse de Paris, à l’occasion de son jubilé épiscopal (cité par Alype-Jean Noirot, Le département de l’Yonne comme diocèse, tome V, Partage du temps : la guerre et la paix (1932-1962), Auxerre, Imprimerie moderne, 1982, p. 66). 67. Frédéric Le Moigne m’indique avoir « vu dans les rapports romains que sa taille a inquiété pour sa nomination » (courriel du 31 octobre 2010).

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Il arrive qu’un visage particulièrement expressif soit remarqué, tel celui de Flusin « taillé en rectangle entre un front large et un menton volontaire ». Mais ce sont plutôt des détails qui retiennent l’attention. Pasquet a « le nez anguleux dans un visage au large front dégarni ». Renard, doté d’un appendice à la Cyrano, est irrévérencieusement surnommé « le Souverain Tonpif68 ». Billé compense sa petite taille par l’intensité de son « regard d’un bleu intense », qui fait dire qu’il « savait écouter avec les yeux ». On avance de même de Pélacot que « son œil bleu clair indique la finesse », tandis que Paget surprend par ses « yeux noirs ». Monsieur Blouet, sulpicien, guide patenté des bienséances ecclésiastiques, assure en 1933 que « l’usage a disparu d’avoir les cheveux longs par derrière et [que] ce n’est pas tant pis pour le col de nos soutanes69 ». Il y a pourtant des rebelles jusque dans l’épiscopat, tel Duparc soignant les cheveux mi-longs qui contribuent à sa prestance dans les occasions oratoires qu’il affectionne et où on le décrit « les traits sculptés comme d’une vivante et vibrante statue, le regard d’emblée dominateur70 ». Tous n’ont pas cette disposition : Pelgé, au début du siècle, n’a pas assez de voix pour prêcher dans sa cathédrale, et Delaporte qui, à la fin, n’en a pas plus, peut heureusement compter sur le secours du micro. Ajoutons encore les accents provinciaux, irrépressible chez l’Alsacien Herscher, cultivé chez le Rouergat Marty qui « en joue avec humour71 », et les tics de langage comme celui de Fréchard qui parsème sa conversation de curieux « j’aime pas bien72 ». Il est rare que l’on trouve une appréciation esthétique sur un évêque. Si Oualli est dit « bel homme » tandis que Bornet est qualifié « d’aspect physique plutôt revêche » par le Dictionnaire 68. Christian Gury, op. cit., p. 59. 69. Jules Blouet, Bienséances ecclésiastiques et pastorales. Pour l’honneur de notre état. Pour le succès de notre ministère, Paris, Lecoffre, 1933, p. 176. 70. René Cardaliaguet, manuscrit sur la vie de Mgr Duparc (archives de l’évêché de Quimper), cité par Sophie Gloanec, Poétique de Mgr Duparc, Maîtrise d’histoire, Université de Bretagne occidentale, 2002, p. 110. 71. On peut dire que l’accent de Marty est du même ordre que celui que le Pyrénéen Jacques Duclos cultive à la même époque au Parti communiste. 72. TE97, p. 355.

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des évêques, c’est plutôt dans le trombinoscope de Golias que de telles notations apparaissent, laissant notamment entendre au lecteur qu’un look séduisant peut servir une pensée conformiste ou rétrograde. De Berranger, « beau mec » selon ses groupies, est un de ces « classiques » prudents qui « marchent droit » ; Di Falco, « avec son regard blasé et son allure de charmeur », fait partie des « faux modernes » lustigériens ; Brincard, « visage de play-boy », est rangé parmi les « conservateurs » qui « ont un siècle de retard73 ». Il faut naturellement mettre à part le cas de Saliège, déformé par la maladie qui le paralyse progressivement, et dont Jean Guitton écrit qu’il fut « réduit à n’être qu’un cerveau très lucide et une parole très embarrassée. Saliège s’arrête là, disait-il en mettant sa main au-dessous de la lèvre. En effet le reste n’était que matière et masse ». Et Guitton d’ajouter, dans une superbe métaphore, qu’à Toulouse, sous l’Occupation, ces deux événements, la paralysie de son corps et la paralysie de sa patrie, « s’arc-boutèrent l’un sur l’autre pour donner la croisée d’ogive de sa destinée74 ». L’âge est une donnée intéressante. Le corps épiscopal est surtout composé de seniors75. Aussi tout évêque quarantenaire – voire trentenaire, comme Flusin, titulaire de Saint-Dié à trente-sept ans – attire-t-il l’attention : le Dictionnaire des évêques est plein de ces benjamins de l’épiscopat qui enchantent leurs diocésains mais qui sont vite, par la force des choses, détrônés par de nouveaux venus : on n’est pas longtemps « baby bishop76 ». À l’extrême opposé, les plus âgés font eux aussi l’objet de commentaires, mais moins unanimes. La plupart ont régné sur un même diocèse pendant des lustres : 42 ans pour 73. TE97, respectivement p. 164 et 156, 218 ; 391 et 358. 74. Jean Guitton, Le cardinal…, op. cit., p. 16-17. On sait que le cardinal Roncalli, nonce à Paris, voyait d’un mauvais œil la promotion cardinalice d’un Saliège paralysé. Il aurait dit, au témoignage de Suzanne Bidault : « Ce sac de pommes de terre n’aura pas le chapeau » : Angelo Giuseppe Roncalli, op. cit., p. 156, note 2. 75. « L’âge moyen de l’épiscopat est stabilisé de longue date entre soixante-deux et soixante-cinq ans », écrit en 1965 Émile Poulat, loc. cit., p. 120. 76. C’est ainsi que Mgr Huyghe qualifiait volontiers ses jeunes confrères, Jean Dimnet, op. cit., p. 82.

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Rumeau à Angers, 41 pour Grente au Mans, 40 pour Liénart à Lille, 39 pour Girbeau à Nîmes, 38 pour Catteau à Luçon et Duparc à Quimper… S’ils ont été mauvais, ils laissent une situation dégradée. S’ils ont été bons, ils encombrent post mortem, comme de Cabrières – 48 ans à Montpellier, un record – dont Gérard Cholvy écrit qu’il « a fait de l’ombre à ses successeurs durant plusieurs décennies77 ». En toute hypothèse, ce sont des bails qui ne favorisent guère le renouvellement pastoral. On salue ceux qui meurent « doyen d’âge de l’épiscopat » s’ils ont vécu une verte vieillesse, tel Louvard, « inoxydable », à peine gâté par une tendance acariâtre les derniers temps78, mais on déplore les fins de règne difficiles, comme celle de Bonnet, 47 ans à Viviers, gagné par l’agoraphobie, ou celle de Picaud, dépressif. Ceci dit, tous n’ont pas la chance de vieillir, l’accident ou la maladie mettent prématurément fin à des carrières brillantes : Chappoulie, Veuillot, Decourtray, Balland, Billé en sont les exemples les plus navrants. L’instauration de la limite d’âge de soixante-quinze ans (canon 401-1 du code de Droit canonique de 1983) change la donne, et plus fréquentes sont aussi, en fin de siècle, les démissions pour raison de santé. Rares sont les affaires de mœurs qui touchent directement ou indirectement les évêques français, et c’est à leur honneur79. On pourrait objecter que certaines choses ont peut-être été étouffées ou euphémisées, mais, à considérer ce qui se passe dans d’autres pays de tradition catholique, on voit mal comment des dérives significatives auraient échappé à la susceptibilité de l’opinion ou à la pugnacité des médias. Les problèmes d’alcool ne sont guère 77. Voir aussi, du même auteur, l’important Un siècle d’histoire de la France. Le cardinal de Cabrières (1830-1921), Paris, Cerf, 2007. 78. « Le vicaire général veille le moribond et l’exhorte : “Vous m’ennuyez”, dit l’évêque. Le vicaire lui lit alors du saint Augustin : “C’est mieux, mais c’est pas de vous !” » 79. Aux démissions lavalloises de Geay et Marcadé, déjà évoquées, il faut ajouter celle de Bruley des Varannes à Monaco en 1924. Il y aurait à considérer aussi les mises en cause récentes d’évêques à qui l’on reproche d’avoir mal géré les cas de prêtres soupçonnés de pédophilie (affaire Pican, par exemple), mais là encore le phénomène est loin d’atteindre les proportions qu’il a prises dans d’autres pays comme l’Irlande, l’Allemagne ou la Belgique.

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plus présents. On ne voit pas d’évêques ad bibendum nimis proclives, alors que cette plaie n’épargne pas plus le clergé que tout autre corps : il s’y rencontre aussi « des amateurs du petit verre qui s’alcoolisent sans s’en douter », assure le vigilant Monsieur Blouet80. Il y a lieu de supposer que les prêtres intempérants sont décelés assez tôt pour être écartés des listes de promouvables à l’épiscopat. On signale d’un évêque – Pinson – qu’il a joué un rôle actif dans la promotion de l’abstinence alcoolique en tant que co-fondateur de La Croix d’Or, mais le vin, lorsqu’il en est question, apparaît surtout dans un contexte festif et convivial, ce qui confirme qu’il fait bon ménage avec le christianisme, comme ne cesse de le répéter Jean-Robert Pitte81. On a noté plus haut la pittoresque trajectoire AOC de Feltin. À Paris, Marty accepte d’être photographié « devant le comptoir d’un bistrot voisin de l’archevêché où il bavarde avec le patron, Aveyronnais comme lui82 ». À Rodez, Ghirard, bon vivant, a été intronisé dans la confrérie bachique de Marcillac83. Le tabac est un sujet curieux. Le sévère Monsieur Blouet le range en 1933 dans la catégorie des « besoins factices ». Il peut, explique-t-il, devenir une vraie passion, « particulièrement choquante » chez les ecclésiastiques, et dont il faudrait se passer84. Mais chacun sait que Pie XI, le pape régnant à cette date, est un grand fumeur… Certains évêques ne le sont pas moins. Au début du siècle, il se rencontre encore des priseurs, à l’instar de Guérard, qui traîne des mouchoirs douteux85. La pipe 80. Jules Blouet, op. cit., p. 211-212. 81. Voir Jean-Robert Pitte, Le vin et le divin, Paris, Fayard, 2006, où l’auteur explique, dans une exégèse réjouissante, que le premier miracle de Jésus, à Cana, aura consisté à créer un grand cru. 82. Jean Carlier, « Un évêque vous répond », dans Évêques de France…, op. cit., p. 21-22. 83. TE97, p. 339. 84. Jules Blouet, op. cit., p. 206 et 210. Le sulpicien note le mauvais effet professionnel du tabac : « Il y a des fumeurs qui portent partout avec eux une odeur désagréable qui peut être particulièrement gênante au confessionnal. À voir aussi l’extrémité du pouce et de l’index de certains priseurs ou de certains fumeurs, je comprends, sans parler de l’irrévérence envers la Sainte Eucharistie, que l’on ait de la répugnance à recevoir d’eux la Sainte Communion. », p. 209. 85. Christian Gury, op. cit., p. 31.

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a ses adeptes – Cambourg, Noyer, Rouet, Saudreau – qui passent pour gens cordiaux, réfléchis et calmes86. La cigarette a les siens, de Liénart, qui les roule, à Kervennic, qui use indifféremment des roulées ou des toutes faites 87, en passant par Lustiger, qui en abuse, ou Feltin, photographié « cigarette au bec dans Paris-Match ». Coupel en fait un instrument de la pastorale puisqu’il en distribue aux militants des mouvements d’Action catholique. Il y a encore les amateurs de cigares, comme Maurice Dubourg ou Liénart88. Mais aucune soutane épiscopale n’atteint, semble-t-il, à l’état pitoyable de celle du cardinal Baudrillart, recteur de l’Institut catholique de Paris, où cohabitent « cendre de tabac et débris alimentaires89 ». Des actes Les prélats se singularisent aussi par leur façon d’agir, et l’épreuve du pouvoir révèle des attitudes contrastées, sur lesquelles le Dictionnaire des évêques est bien plus disert que sur les aspects physiques. On note de plusieurs qu’ils se comportent en patrons, sans craindre de déplaire ou d’être désagréables. Richaud a des foucades, La Chanonie est cassant, Chappoulie colérique, Elchinger bouillant. Il faut un art consommé de la litote pour écrire, comme Étienne Fouilloux, que Lustiger « dirige avec une autorité non dénuée de rugosité ». Gouraud se comporte comme un « chef d’armée » au dire du préfet du Morbihan et Weber, officier de réserve, garde le « style militaire », si l’on en croit le père Congar. Picard de La Vacquerie, nommé sous Pie XII, annonce la couleur en choisis86. La pipe est un « facteur de réflexion », assurait le maréchal Foch, qui disait volontiers qu’il avait gagné la guerre en fumant sa pipe. On sait qu’une notice nécrologique du père Maydieu a été épurée de l’évocation prévue de sa pipe, jugée inconvenante. Voir Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, 1950-1955, Paris, Cerf, 2000, p. 289. 87. Voir Émile Morin, Confession d’un prêtre du XX e siècle, Paris, Flammarion, 1991, p. 255-257. 88. Catherine Masson, op. cit., p. 457. 89. Georges Duhamel, Le livre de l’amertume, Paris, Mercure de France, 1983, entrée du 14 février 1937.

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sant pour devise « Per vias rectas ». En français post-conciliaire mode Jean-Paul II, cela donne la sortie de Jacques Jullien expliquant à ses diocésains qu’il est devenu archevêque « pour vous et non par vous ». Parmi ceux qui gouvernent ainsi sans état d’âme, certains donnent le sentiment d’avoir tourné casaque pour devenir évêque ou en devenant évêque, comme Gourvès, vicaire général social à Quimper et évêque très autoritaire à Vannes, ou Defois, précédé d’une réputation d’ouverture, dont Golias écrit qu’il est « de ceux que la mitre a transformés et qui ne l’admettent pas90 ». La réalité est sans doute plus subtile, et les parcours en question moins paradoxaux qu’on ne le dit. On peut certes avancer vent debout, c’est le style des évêques restaurateurs de la fin du siècle. Leurs prédécesseurs préféraient tirer des bords, à l’instar de François Marty, « persuadé que le dialogue entre gens de bonne compagnie peut venir à bout des oppositions les plus tenaces ». Jean Bernard, son confrère de Nancy, précisait que « l’évêque n’est pas un PDG ». C’est le style des évêques conciliaires, ouverts au dialogue. Mais il requiert un sens aigu de la manœuvre pour ne pas faire du surplace si les vents contraires sont trop forts. On repère à des incises récurrentes – prudent, mesuré, circonspect, attentiste – tout un lot de prélats soucieux de paix sociale et qui mettent à la cape, préférant suivre leur clergé que le précéder, au risque de paraître immobiles ou insignifiants. Ceci étant, on leur sait gré parfois d’avoir le sens du possible, quand d’autres semblent manquer de discernement : Dubillard ignore « les subtilités diplomatiques », André-Pierre du Bois de La Villerabel « fait preuve à plusieurs reprises de maladresses ou d’imprudence », et son frère Florent s’engage toujours à contretemps. On trouve encore des évêques qui semblent dépassés par la charge, à l’image de Bellec, en délicatesse avec son clergé à Saint-Jean-de-Maurienne d’abord, à Perpignan ensuite, et qui préfère démissionner, à soixante-trois ans, parce que « conscient de ses limites, il ne se sent plus apte à poursuivre » : il finira curé dans le Périgord. Restent les originaux, les imprévisibles, les outlaws. On a déjà évoqué le cas de Saliège, dont Jean Guitton, qui souligne 90. TE97, p. 128.

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« son indépendance radicale et ses ressources dans les grands moments », suggère qu’à mesure qu’il vieillit, il prend conscience des changements radicaux vers lesquels le monde va, et, multipliant les propos provocateurs à l’emporte-pièce, tend à devenir « ce qui est assez rare, un pontife-prophète91 ». On le supporte parce que, archevêque pétainiste devenu, après sa courageuse déclaration de 1942 sur les Juifs, l’emblème de la Résistance catholique, il a, avec quelques autres, sauvé l’honneur d’un épiscopat passablement compromis sous l’Occupation. D’autres n’ont pas cette vertu, et sont plutôt le poil à gratter de l’institution et le tourment de ses responsables. Lacroix, au début du siècle, imposé au nonce par le gouvernement républicain mais confiné par Rome dans le diocèse de Tarentaise, est un personnage complexe, que Christian Sorrel décrit « sincère et carriériste, généreux et intéressé, fasciné par l’agitation souterraine et le double jeu ». L’avènement de Pie X et les événements de la Séparation le mettent dans l’impasse. Sa démission en 1907 est un soulagement pour ses confrères. Au lendemain de Mai 68, Riobé, par des interventions à contrecourant sur les questions sociales ou ecclésiales, devient, comme l’écrit prudemment Étienne Fouilloux, « le mouton noir ou le prophète de l’épiscopat français, selon les avis ». Une crise cardiaque le terrasse en 1978, à l’âge de soixante-sept ans. Dix ans plus tard, Gaillot est encore plus dérangeant, parce qu’il ne fait pas que rompre la supposée unanimité épiscopale : il rejette aussi la langue de bois ecclésiastique et s’expose tous azimuts. Riobé se distinguait en s’exprimant dans Le Monde quand ses confrères avaient leurs habitudes à La Croix ; Gaillot donne des interviews à Lui, à Gai Pied, à Globe, il fréquente les plateaux télévisés les plus improbables… Rappelé à l’ordre, puis destitué en 1995, il n’a plus, malgré un diocèse virtuel et un site internet à l’enseigne de Partenia – l’évêché in partibus de sa relégation – l’influence d’avant : les médias s’intéressent aux personnalités borderline, pas aux exclus92. Il faudrait enfin 91. Jean Guitton, Le Cardinal Saliège, op. cit., p. 13 et 214. 92. Le phénomène de dé-médiatisation progressive est observable aussi pour Bernard Besret, prieur de Boquen, après sa destitution par Rome en 1969.

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verser au dossier des inclassables les prélats qu’on pourrait dire expérimentaux, à la manière de Le Bourgeois, ouvert aux initiatives les plus variées, de la promotion de l’œcuménisme à l’accueil du traditionalisme, en passant par l’accompagnement du courant charismatisque et l’attitude compréhensive pour les divorcés remariés : évêque libre ou évêque illisible93 ? Certains évêques font leur métier à un rythme soutenu, éprouvant pour leurs collaborateurs. Efficaces, ils sont souvent récompensés par une brillante carrière, à l’instar de Feltin, qui travaille « avec la précision d’un calendrier et d’une horloge94 », ou de Veuillot, à qui ses talents d’organisateur ont valu une réputation ambivalente de technocrate. Il en est qui paraissent infatigables : Despierre sillonne les routes de l’Aude pendant vingt-deux ans, Duperray aligne 30 000 km au compteur chaque année, Delaporte 20 000 seulement mais à force de le voir sans arrêt on le surnomme « Présence réelle 95 ». Séguy totalise 587 visites de terrain en 19 ans d’épiscopat, Wicquart ne conduit pas, mais se fait conduire partout. Tous ces déplacements ont naturellement une visée pastorale, mais il arrive qu’ils aient pour but précis de stimuler la générosité des fidèles, ce qui vaut à Chassagnon, éternel quêteur, de se faire appeler « Chasse-Pognon ». D’autres, plus soucieux de figurer à Paris ou à Rome, semblent toujours partis. Verdier est résolument tourné vers l’international, Rupp est un perpétuel voyageur, tout comme Dubost, par ailleurs pionnier du téléphone portable dans l’épiscopat96. Ceux qui sont loin s’organisent : Vittoz, auxiliaire à Grenoble, prend le train de nuit « pour gagner du temps », tout comme Cormont, titulaire à Dax, surnommé « l’évêque des wagons-lits ». Certaines absences répétées semblent plus liées à des préoccupations personnelles qu’aux nécessités de la fonction. Grente, que ses talents oratoires font inviter partout, 93. Précieux témoignage : Mgr Armand Le Bourgeois, Un évêque français. Entetiens avec Jean-Philippe Chartier, Paris, Desclée de Brouwer, 1986. 94. Alype-Jean Noirot, op. cit., p. 9. 95. TE97, p. 84. 96. TE97, p. 205.

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peut invoquer assurément les exigences d’un « ministère du verbe », mais il s’est composé parallèlement un personnage d’aumônier des lettres françaises, qui le voit toujours fourré à Paris, encore plus à partir du moment où l’Académie française l’a reçu parmi les siens : du coup, au Mans, ce sont les auxiliaires qui font le travail. Guillaume, bibliste émérite, se rend 57 fois à Jérusalem. Rœder, érudit passionné de paléographie et de diplomatique, semble plus assidu à la Bibliothèque nationale qu’aux affaires de son diocèse de Beauvais. À côté de ceux dont le siège épiscopal est en quelque sorte dans leur voiture ou dans le train, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, voici les enracinés. Ce n’est pas qu’ils soient forcément sédentaires, mais le fait est qu’on retient plutôt d’eux leur identification au diocèse où ils ont été affectés. Généralement peu carriéristes, et partant moins portés à la mobilité qui fait les ascensions épiscopales, ils deviennent des hommes du terroir, plus encore que du terrain. C’est souvent le cas des auxiliaires, promus sur place – Favé à Quimper est bretonnant, comme Patau à Perpignan parle le catalan – mais parfois aussi celui des titulaires, notamment dans les évêchés périphériques qui nourrissent des dynamiques identitaires. Gourvès prend la défense de la culture bretonne, comme Molères celle de la culture basque et Casanova celle de la culture corse. Weber est alsacien chez les Alsaciens. L’Heureux, d’origine provençale, se fait « catalan avec les Catalans ». La fonction première d’un évêque est d’administrer son diocèse, mais tous n’en font pas forcément leur dernier horizon. Si les oblats s’y épanouissent, il y a souvent chez les héritiers une nostalgie du temps où ils pouvaient se consacrer longuement à l’étude. Certains s’emploient donc à conserver un style intellectuel par quoi ils se distinguent dans l’épiscopat. C’est au demeurant une réelle plus-value. Dagens, normalien, a un surplus de légitimité dans la société par rapport à ceux de ses confrères qui n’ont de formation qu’ecclésiastique. Plus la sécularisation progresse, en effet, plus la valeur symbolique du capital culturel des héritiers augmente. « Devenir évêque et rester théologien », se propose Doré, nommé à Strasbourg. C’est aussi l’ambition de Coffy, Eyt, d’Ornellas et d’autres. On pourrait décliner : et rester philosophe (Richaud, Simon) et

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rester sociologue (Defois), etc. Ce n’est pas simple. Ceux qui continuent à produire le doivent à une capacité de travail hors du commun, ou à une discipline de fer, ou bien à une charge diocésaine paisible, ou enfin à la bienveillance d’un entourage efficace qui assure les affaires courantes. Et encore souvent faut-il en rabattre : changer de format – du livre à l’article – ou de genre, en donnant dans l’entretien. Les plus abondants sont ceux qui font dans la littérature pastorale, assez répétitive : Ainsi Garrone, « auteur infatigable » (une cinquantaine de livres, 2 000 articles), ou Renard (40 livres, dont 21 publiés durant les quatorze ans de son archiépiscopat lyonnais)97. Il faut mettre à part le cas de Gaucher, égaré sur le siège de Meaux et avantageusement recyclé comme auxiliaire à Bayeux et Lisieux où il assure un travail considérable pour la promotion de la spiritualité thérésienne. Au début du siècle, la lettre pastorale est un genre répandu et convenu, dont on a dit plus haut l’habituelle pauvreté littéraire. On reste tout de même impressionné par la prolixité de certains prélats, comme Douais, qui aligne 117 mandements et lettres pastorales en quinze ans d’épiscopat à Beauvais98. Maillet dans le Jura fait à peine moins bien : 205 lettres pastorales en vingtsept ans. Quelques-uns rehaussent le genre par la qualité de leur plume. Associant le goût de l’écriture aux exigences de la fonction, ils cultivent, au sein de l’épiscopat, un style oratoire qui s’est quelque peu perdu dans ces dernières décennies. La médaille d’or revient ici assurément au cardinal Grente, prédicateur renommé, remarquable conférencier, causeur exquis, qui rassemble lui-même à mesure, pour la postérité, 11 forts volumes d’Œuvres oratoires et pastorales 99. La médaille d’argent pourrait aller à Duparc – « attitude de seigneur, manières théâtrales, orateur hors pair nageant dans le verbe » – 97. Une analyse détaillée de la rubrique « Publications » des notices du DEFVS s’imposerait : volume, genre, thèmes, période de production, etc. Malheureusement le corpus n’est ni complet ni homogène. 98. Sa bibliographie compte par ailleurs 155 publications sur des thèmes variés ! Une mitrailleuse à encre... 99. « Vous êtes perdu pour les lettres », disait-on en 1918 au nouvel évêque du Mans. La suite a démenti le pronostic.

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qui se fait par ses discours de circonstance une réputation suffisante pour qu’en 1943 le précédent forme le projet, finalement abandonné, d’en publier une anthologie 100. Mais le podium accueillerait aussi bien Eugène Julien, écrivain savoureux, ou Berthet, styliste accompli. D’autres prélats, Cazaux ou Gerlier par exemple, restent plutôt dans les mémoires pour leur sens des formules, souvent brillantes, parfois hasardeuses101. Tous ces prélats qui agissent, qui écrivent, qui parlent, feraient presque oublier les autres, ceux dont on ne retient rien de significatif parce qu’on ne leur voit rien d’original. Il y a lieu de penser qu’ils font tout simplement leur travail, et rares sont les notices du Dictionnaire des évêques qui suggèrent de l’incompétence, de la négligence ou de la désinvolture. Simplement, lorsqu’on signale en passant des manières molles chez l’un, le rôle déterminant des collaborateurs chez l’autre, on soupçonne, en creux, une certaine défaillance de l’Ordinaire, qu’il soit trop occupé ailleurs, comme on l’a vu, ou qu’il soit absorbé autrement. Ainsi de La Celle, que l’on décrit « aimable, doux et souriant », « priant au visage ascétique [qui] apprécie particulièrement la contemplation et les longues stations devant le tabernacle », pour ajouter aussitôt qu’il « n’a pas le tempérament d’un administrateur » et « préfère déléguer à ses vicaires généraux ». Des signes Les évêques sont des personnages publics, dont l’apparence, si elle les singularise suffisamment, peut susciter les commentaires. On ne prête guère attention aux armoiries, pourtant instructives. Composées avec soin sur des reprises familiales (pour les évêques issus de l’aristocratie), des allusions verbales (le pic sur l’écu de Mgr Pic), ou des motifs religieux, avec parfois des ajouts marquant l’appartenance à telle congrégation 100. C’était pour la collection « La Noble France », que Grente avait lancée en 1941 aux éditions de la Bonne Presse. Voir Sophie Gloanec, op. cit., p. 118. 101. « Pétain, c’est la France ; et la France, aujourd’hui, c’est Pétain », s’exclame malencontreusement Gerlier en 1940. La formule le poursuit outretombe, jusque dans le DEFVS.

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ou à telle société sacerdotale, elles perdent de leur raison d’être au cours du siècle, à mesure que l’image de l’évêque « prince de l’Église » s’affaiblit102. Favreau, nommé à La Rochelle en 1979, instaure des armoiries définitives, parce que dédiées non à sa personne mais au diocèse. En revanche, la devise épiscopale, qui était elle aussi devenue anecdotique, retrouve depuis peu une valeur « programmatique103 ». On voit peu à dire de l’anneau épiscopal, d’autant qu’il est difficilement visible du public. En pleine atmosphère post-conciliaire, Paul Winninger note cependant que « les chevalières qu’on lui adjoint sont du luxe, des bijoux, des ornements104 ». Aussi Saudreau le choisit-il « très sobre105 ». La mitre et la crosse, par contre, font partie du nécessaire épiscopal et attirent les regards106. On est frappé, dans les cérémonies où plusieurs évêques se rencontrent hors d’un cadre normalisé, pour le sacre ou les obsèques d’un confrère par exemple, par la variété des mitres. Anarchie des tailles : les mitres romaines de 30 cm, prétentieuses, côtoient les mitres gothiques qui n’en font que 20. Diversité des ornementations : mitres précieuses, orfrayées ou simples peuvent cohabiter quand le cérémonial n’est pas contraignant 107. Leur port est aussi aléatoire et aussi symptomatique que celui d’un chapeau : certains la mettent droite, d’autres la rejettent vers l’arrière108. Pour les crosses, la tendance générale du siècle semble à la simplification, tant pour le matériau (du métal précieux au bois) que pour l’ornementation. Mais l’originalité peut délivrer un message : en choisissant un motif celtique, Mgr Tréhiou satis-

102. Voir Eugène Jarry, « Les armoiries épiscopales », Almanach catholique français pour 1932, Paris, Bloud et Gay, 1932, p. 73-75. 103. DEFVS, p. 804. 104. Paul Winninger, op. cit., p. 42. 105. Jean Puyo, Patrice Van Eeersel, op. cit., p. 140. 106. Mgr Matagrin raconte qu’en 1968, jeune auxiliaire de Lyon, il lui est arrivé d’oublier son matériel alors qu’il était attendu pour une ordination sacerdotale. « J’ai dit : “Mais il manque l’essentiel : je n’ai ni calotte, ni crosse, ni mitre”. Vous auriez vu les visages s’allonger ! », op. cit., p. 81. 107. Voir l’article « mitre » dans Robert Lesage (dir.), Dictionnaire pratique de liturgie romaine, Paris, Bonne Presse, 1952. 108. Sur tout ceci, observations personnelles, malheureusement sans photographies, aux obsèques de Mgr Guillon, Quimper, 15 juillet 2010.

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fait le mouvement breton, d’autant plus qu’il fait de même pour sa croix pectorale. Cette dernière, plus ou moins imposante, plus ou moins mise en évidence, exprime aussi un style plus ou moins identitaire. Nous voilà ramenés au costume, déjà évoqué plus haut dans sa généralité. Quelques insistances, liées aux périodes de mutation, sont relevées dans les notices du Dictionnaire des évêques. Sagot s’accroche au rabat quand la plupart de ses confrères se convertissent au col romain. Roques répugne à abandonner la soutane. Heckel, jésuite accompli, porte soutane dans son diocèse et clergyman à l’extérieur. Dubigeon s’en tient au strict clergyman, tout comme Vion, qui rejette explicitement le complet veston. Une catégorie à part, celle des prélats faits cardinaux ou élus à l’Académie française : la pourpre ou l’habit, voire la pourpre et l’habit – Grente, Decourtray et Lustiger. À quoi il faudrait ajouter le parc des évêques décorés, nombreux dans la génération des anciens combattants étudiée par Frédéric Le Moigne. Le logement fait aussi l’objet de remarques, lorsqu’il change. La plupart des évêques résident « à l’évêché », généralement dans un quartier bourgeois, mais certains se délocalisent. Les uns pour des raisons pratiques, comme Gourvès, qui fait édifier en périphérie de Vannes un nouveau bâtiment « plus accessible et plus fonctionnel ». Les autres dans une intention symbolique, comme Leuliet, qui s’installe à Amiens « dans un quartier d’immeubles situé entre le centre-ville et les grands ensembles ». Choix typique d’une Église conciliaire qui se veut « servante et pauvre » et qui cherche à atténuer les distinctions protocolaires : Pioger, à Séez, ne conçoit pas de recevoir un prêtre sans le retenir à déjeuner. L’automobile est équivoque. Frédéric Le Moigne explique qu’en achetant une voiture à son arrivée à Troyes, Feltin entendait rompre avec le style de « l’évêque du XIXe siècle, reclus dans son palais avec ses dossiers durant les mois d’hiver » et marquer « l’ouverture de l’Ordinaire à son diocèse et son désir d’être dans le monde, soumis à son rythme109 ». Peu à peu, modernisation oblige, l’instrument s’impose partout, mais son 109. Frédéric Le Moigne, Les évêques…, op. cit., p. 31.

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utilisation varie. Dans les premiers temps, les prélats s’installent naturellement à la « place de l’évêque » – à droite à l’arrière – et font confiance à leur chauffeur. Mais ils sont ensuite de plus en plus nombreux à conduire eux-mêmes, par commodité ou par goût. « Ni la difficulté des chemins, ni les rigueurs de l’hiver n’arrêtent » Guiller, qui sillonne l’Ariège dans les années 1950. Vingt ans plus tard, Jean-Charles Thomas profite de ses trajets sur les routes corses pour écouter tranquillement des cassettes de chanteurs locaux et apprendre la langue. À l’inverse, ceux qui n’ont pas le permis sont embarrassés : Coloni, qui n’en était pas gêné tant qu’il était auxiliaire à Paris, mesure sa dépendance quand il se retrouve titulaire à Dijon. Mais l’automobile est aussi un marqueur social et son usage, comme le remarquait Michel Lagrée dans un article pionnier, peut être trivial ou aristocratique110. Usage délibérément trivial pour les évêques conciliaires, soucieux de rompre avec un passé jugé triomphaliste. Saudreau, qui roule en 2CV, le suggère, par contraste avec le passé, aux journalistes qui l’interrogent : Tandis qu’il bourre sa pipe, passent dans un éclair les anciennes images : l’évêque revêtu de la soutane violette enfoncé dans les sièges confortables à l’arrière de la DS noire (l’une des premières du département), le chauffeur incliné ouvrant la portière111.

Voici donc Deroubaix en 4CV, Marty en 2CV112, Delaporte « dans sa (petite) Peugeot113 ». Usage volontiers aristocratique chez les évêques plus anciens ou plus récents, ou plus indépen110. « Le clergé catholique devant le développement de l’automobile (vers 1900-vers 1960) », dans Anne-Françoise Garçon (dir.), L’automobile, son monde et ses réseaux, Rennes, PUR, 1997, repris dans Michel Lagrée, Religion et modernité. France, XIXe-XXe siècles, Rennes, PUR, 2002, p. 271283. « Une enquête sur la constitution du parc automobile des responsables ecclésiastiques et, plus encore, une enquête sur les conséquences pratiques serait assurément, de ce point de vue, révélatrice. », p. 275-276. 111. Jean Puyo, Patrice Van Eersel, op. cit., p. 140. 112. Elle lui sera fatale, puisqu’il mourra écrasé par un train sur un passage à niveau. 113. TE97, p. 83-84.

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dants, qui ne se croient pas tenus de s’excuser d’être des notables. Gaillard achète « une Panhard panoramique à la vicomtesse d’Estrées en 1946 », Ruch parcourt son diocèse « dans une Bugatti devenue célèbre », Elchinger s’offre une Panhard coupé114, Raffin une grosse Audi115. La partition idéologique a pourtant ses limites : Béjot, l’évêque de la JOC, reste fidèle à sa DS19116. On touche ici à l’apparence que les prélats se donnent. Bon nombre de notices du Dictionnaire des évêques, surtout celles des évêques début de siècle, soulignent le faste, la majesté, la prestance, le panache, tout ce qui fait « le style de grand prélat » qu’incarne parfaitement Gerlier et qu’on trouve encore chez Richaud. Philippe Le Guillou, évoquant Duparc, exprime parfaitement l’effet produit par ce style dans les campagnes du diocèse de Quimper : Mgr Adolphe Duparc était plus fascinant que le souverain pontife, plus fascinant parce que plus vrai, plus réel. Il venait de temps en temps. Sa voiture attelée le déposait au presbytère. Il arrivait, altier, royal, pénétré jusqu’à la moelle de la grandeur de sa fonction. C’était lui, Sa Grandeur, qui déposait le chrême sur le front des confirmands – on s’approchait de son trône en tremblant –, c’était comme un juge, quelqu’un qui disait le droit chemin, le bien, la ligne à suivre, et rejetait les pécheresses, les mauvais, tous ceux qui pactisaient avec le Diable. Il a régné sur ce diocèse comme nul ne l’aura fait. C’est la figure même de l’évêque absolu. Il a intimidé, il a subjugué, il hante encore à cette heure les mémoires117.

À l’inverse, il y a les humbles, les discrets, les effacés : Boillon « resté curé sous la mitre », Bonnabel resté « berger dans les alpages », Favreau passé « du béret à la mitre » sans solution 114. Témoignage de Michel Deneken, Strasbourg, 18 septembre 2009. 115. TE97, p. 377. 116. Témoignage d’Alexandre Faivre, Strasbourg, 18 septembre 2009. 117. Philippe Le Guillou, Les marées du Faou, Paris, Gallimard, 2003 (cité d’après l’édition « Folio », 2004, p. 147). Sur une autre forme de fascination, urbaine et bourgeoise, moins intimidante et plus décorative, voir Jean Favier, Saint-Onuphre. Un après-guerre à l’ombre d’un clocher parisien, Paris, Fayard, 2009 (chapitre IV, « Monseigneur »).

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de continuité, Pays jugé d’une « modestie presque excessive ». Trop d’abaissement nuit : le cardinal Baudrillart juge sévèrement Lucien Martin, « bon curé mené par sa sœur… Un vicaire général fait mieux ». Certains poussent le souci de ne pas paraître jusqu’à se prévoir des obsèques sans lustre. « Ni fleurs, ni couronnes », exige Boutry. Robin ne veut pas de corbillard, jugeant ce véhicule « ridicule ». Bouquet choisit le corbillard des pauvres. Au contraire, Louis Dubois, archevêque de Paris, règle ses funérailles sur celles de son prédécesseur mais avec « un baldaquin au-dessus du catafalque en plus » : « On paie toujours la rançon d’une extraction trop basse », commente Baudrillart. Reste que l’éclat des obsèques parisiennes dépend surtout, comme l’a montré Émile Poulat, de la conjoncture politique118. Certaines circonstances, qui permettent de se faire valoir, révèlent les plus habiles ou les plus ambitieux. Encore faut-il avoir le sens des opportunités. En visite ad limina, en 1982, avec les évêques de la région apostolique du Nord (treize diocèses), Harlé, simple auxiliaire, constate qu’il n’y a pas d’unanimité chez ses confrères et s’efface devant les « ténors : Saudreau, Ménager, Jullien, Delaporte », qui se poussent dans les dicastères119. À mesure que le siècle avance, il devient de plus en plus précieux de savoir jouer des médias. Le contraste est frappant entre un Coupel mal à l’aise avec les photographes et un Cazaux qui prend la pose pour « fixer ses gestes d’orateur ». Les photos de groupe sont un bon révélateur des stratégies du placement qui font que certains finissent par être plus connus que d’autres, tout simplement parce qu’ils font en sorte d’être toujours visibles et donc, à force, reconnus. Decourtray, Lustiger, Di Falco et, bien sûr, Gaillot, excellent devant les micros et les caméras parce qu’ils savent trouver les 118. Émile Poulat, Scruter la loi de 1905. La République française et la religion, Paris, Fayard, 2010 (« Un test : à l’heure des funérailles », p. 331339). Il y aurait beaucoup à tirer d’une analyse systématique des entrées et des sorties épicopales. Une étude locale : Anne-Sophie Durand, « L’union du peuple et du prélat ». Entrée solennelles et funérailles des évêques de Quimper dans leur cité épiscopale de 1840 à 1946, Maîtrise d’histoire, Université de Bretagne Occidentale, 2003. 119. Mgr Harlé, « Mes vacances romaines », manuscrit cité par Odile Broucqsault, op. cit., p. 345.

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« petites phrases » choc qui accrochent le public sur ces tribunes du temps contraint que sont la radio et la télévision. Le placement et la notoriété sont aussi affaire de réseaux. On assure que Louis Dubois doit sa rapide et brillante carrière (Verdun en 1901, Bourges en 1909, Rouen en 1916, Paris en 1920) à de précieuses relations tant dans le monde politique que dans l’appareil ecclésiastique. Jouent également les affinités spirituelles, qui font que certains se trouvent, au sein de l’épiscopat, des solidarités spécifiques : appartenance à tel ou tel ordre religieux, à la compagnie des prêtres de Saint-Sulpice, à une société sacerdotale, à une communauté charismatique, etc.120 La formation initiale induit encore des effets de caste, plus ou moins entretenus : il y a les anciens du séminaire français de Rome – longtemps le must des oblats – et ceux des Carmes, plus récemment ceux de l’École cathédrale ou de la communauté Saint-Martin. Au vrai, les journalistes sont moins sensibles à ces nuances églisières, qui leur échappent souvent, qu’aux singularités qui font le parcours des héritiers, surtout s’ils ont fait les grandes écoles : Béjot sorti de Centrale, Dagens de Normale Sup, Le Vert de Navale121. Tant il est vrai qu’à mesure que l’exculturation du catholicisme progresse122, on tend à ne retenir des évêques, dans les médias, que ce par quoi ils participent encore de la culture commune. 120. L’importance de ces réseaux est soulignée par Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin, loc. cit., p. 31-32. Voir par exemple la forte proportion de membres d’un institut séculier, la Société des prêtres du Cœur de Jésus, dans l’épiscopat du Nord : Delaporte, Derouet, Harlé, Huyghe, Parenty, Vilnet, dans Odile Broucqsault, op. cit., p. 244-245. 121. « L’officier devenu évêque », titre Le Télégramme au moment de la nomination de Mgr Le Vert à Quimper, avec l’accroche suivante : « À quarante-huit ans, Mgr Jean-Marie Le Vert est le plus jeune évêque titulaire de France. Avant de répondre à sa vocation, il a été officier de marine et a fait ses premières armes à l’école navale de Lanvéoc-Poulmic. » Le lecteur ne saura rien de sa formation cléricale au sein de la communauté Saint-Martin, qui n’intéresse – et n’inquiète – que le clergé très conciliaire du diocèse. Il apprendra en revanche la passion du nouveau promu pour la voile et l’aéromodélisme dans Le Télégramme, 2 février 2008, en dernière page avec grande photo couleur du prélat. 122. Voir Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003.

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Sans doute est-ce aussi la raison pour laquelle c’est surtout à propos des prélats de la fin du siècle que l’on trouve des indications relatives à une activité sportive, qui les inscrit dans l’air (pur) du temps, tout comme le tabac associait leurs prédécesseurs à l’atmosphère (enfumée) de l’époque. Le goût du sport fut naguère la marque des vicaires de patronage. Pour les évêques, jusqu’aux années 1970, il relève de la convivialité des gradins – Cambourg assistant volontiers aux matchs de football – ou de la sociabilité locale – Bézac acceptant en 1967 de consacrer une chapelle à « Notre-Dame du Rugby » dans son diocèse d’Aire et Dax. Quelques années plus tard, c’est une pratique personnelle, témoignage de l’hygiène de vie qui s’impose à des managers soumis au stress. La participation de Barbarin au marathon de New York n’est, à cet égard que la manifestation ponctuelle et spectaculaire d’occupations qui n’eussent pas semblé convenables aux évêques d’autrefois123. Housset et Saudreau sont des adeptes du jogging, Deroubaix y ajoute la varappe. Dufaux et Bagnard aiment la randonnée, tout comme Fihey, volontiers sac au dos. Elchinger aime l’alpinisme, Le Vert la voile. Coffy et Soulier font du ski, Delaporte joue au tennis, Noyer et Renaudin préfèrent le vélo. La palme revient assurément à Lacrampe, l’évêque « aux semelles de vent », sportif accompli : « champion d’athlétisme au relais 4x100 mètres, amateur de foot et passionné de rugby, randonneur en montagne124 ». L’évêque amateur de musique, voire musicien lui-même, est une figure plus répandue et moins liée à la chronologie. Hurault est un pianiste averti, tout comme Gaidon, premier prix de conservatoire dans sa ville natale. Foucault, grand amateur de chant liturgique, « a droit à des obsèques très musicales, polyphoniques et grégoriennes, partagées à deux chœurs ». Moins attendus, les prélats qui donnent dans la chanson : 123. On se souvient de la photographie, publiée dans Le Monde, où Mgr Barbarin pose en jogging, faisant des étirements sur un pont, avec la basilique de Fourvière en arrière-plan. « Féru de marathon, d’astronomie et de Tintin, le primat des Gaules incarne un nouveau style de prélat », écrivait Henri Tincq, « Philippe Barbarin, archevêque de Lyon », Le Monde, 25 décembre 2004. 124. TE97, p. 50. Mgr Lacrampe – il y a décidément une fatalité des noms – publie en 1995 Évêque aux semelles de vent, des Pyrénées à la Corse, Paris, Éditions du Cerf.

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Marcel Perrier en écrit des paroles, Derouet – évêque d’Arras – ne craint pas d’entonner « Au nord, c’étaient les corons » pour créer l’ambiance. Si le registre musical hésite ainsi entre liturgie, pastorale et délassement, il n’en va pas de même des occupations littéraires, à verser plutôt du côté des loisirs, à l’exception notable de Grente, dont on a déjà dit l’ambition d’être une sorte d’aumônier des lettres françaises. Aubry est poète à ses heures, tout comme Rozier et Marcel Perrier. Barthès écrit sur Maurice de Guérin, Fuzet traduit Pétrarque pour se détendre, Cadilhac s’essaie au roman policier. Renaudin, acteur amateur, est passionné de théâtre. Dans le même esprit, Herbulot s’adonne à la peinture. D’autres sont plus portés vers les sciences : le plus étonnant est Rougerie, sorte de professeur Nimbus de l’épiscopat, passionné de météorologie, inventeur de l’anémogène, un appareil de mesure des courants atmosphériques. On serait ici dans le domaine de la vie privée, si elle n’était précisément portée à la connaissance du public, au hasard de reportages ou de propos de table qui tendent à humaniser l’image de l’évêque et à le rendre sympathique. Barbarin est tintinophile, Feltin joue au tarot125, Liénart se détend au billard et collectionne les timbres126, Pollien cuisine et bricole, Marcel Perrier jardine, Wicquart cultive ses pommes de terre. Séguy chasse, le lapin comme le sanglier. Dans le roman trop oublié de Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, une compagne de la petite Christine, sœur du héros, élève chez les ursulines, dit gravement : Quand on regarde Monseigneur dans les yeux, c’est effronté. Mais quand on regarde Monseigneur au menton, c’est très bien. C’est Mère-Marie des Cinq-Plaies qui l’a dit127.

Les ursulines me le pardonnent, dans cette étude plus qu’effrontée, j’ai regardé Monseigneur en pied. Jean Guitton 125. Alype-Jean Noirot, op. cit., p. 63. 126. Catherine Masson, op. cit., p. 457. 127. Joseph Malègue, Augustin ou le Maître est là, Paris, Spes, 1947 (1933), tome I, p. 112.

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note que « ceux qui vivent dans la solitude du pouvoir, observés de toutes parts, livrés à tant de regards inquisiteurs, sans cesse pesés, jugés, condamnés par leurs inférieurs ou par des témoins, offrent une cible étonnante pour mesurer en eux les hauts et les bas de notre nature128 ». Ces hauts et ces bas, que j’ai cherché à mettre en évidence, font une galerie de personnalités originales, séduisantes ou décourageantes, quelquefois pittoresques, toujours intéressantes. Mais ils ne sauraient occulter ce en quoi les évêques se ressemblent, ce en quoi ils constituent précisément un corps, avec un certain style qui évolue au cours du siècle. En forçant le trait, on pourrait dégager deux lignes directrices. Je qualifierais la première d’accommodation. Si l’on accepte le découpage, suggéré par le Dictionnaire des évêques, en quatre générations dont la dernière serait en somme dans une perspective de restauration129, il n’en reste pas moins que la tendance continue est à une modernisation du style épiscopal, à une sorte d’alignement sur les standards de la société, indépendamment des orientations ecclésiales. L’évêque fin de siècle de sensibilité traditionnelle est souvent high tech, ce qui n’est jamais qu’une nouvelle variante d’un schéma bien connu, qui a toujours vu le mouvement catholique mobiliser les techniques les plus modernes au service d’une pensée intransigeante, avec les risques que l’on sait de subversion du message par le medium. La deuxième ligne me semble être de segmentation. Dès lors que les médias tendent à personnaliser le pouvoir, les évêques sont amenés à se mettre en scène autant ou plus que leur institution. Ce processus d’individualisation du style épiscopal est cependant freiné par une nouvelle forme d’oblature, souvent surimposée à un héritage profane et segmentée selon les différents courants – social, charismatique, traditionnel – qui se disputent le contrôle de l’espace ecclésial. La différenciation progressive du style épiscopal accompagnerait en somme la pluralisation du catholicisme. 128. Jean Guitton, Le cardinal Saliège, op. cit., p. 11. 129. Respectivement : génération de la défense catholique, génération de la reconquête et de l’Action catholique spécialisée, génération conciliaire et postconciliaire, génération de la « nouvelle évangélisation », DominiqueMarie Dauzet et Frédéric Le Moigne, « Introduction », DEFVS, p. 21-22.

ÉPILOGUE

L’archange du Mont-Saint-Michel

Mauriac, qui avait l’art de la rosserie, confiait un jour à Jean Guitton qu’il avait longtemps souffert d’une Église « allant de Pie en Pie1 ». Solidaire des républicains basques pendant la guerre d’Espagne alors que la hiérarchie penchait pour Franco, figure morale de la Résistance quand l’épiscopat français se montrait complaisant avec Vichy, il s’était publiquement emporté, en 1954, lorsque Pie XII avait décidé l’arrêt de l’expérience des prêtres-ouvriers. Il lui semblait que l’aveuglement de la papauté avait fait manquer à l’Église des occasions historiques, l’éloignant de plus en plus de ses contemporains. Au moins le confortait l’idée que le clergé et les militants catholiques étaient assurés dans leur foi. C’était l’époque où l’on se nourrissait, dans ces milieux, des œuvres de Franz Weyergans, polygraphe à succès, dont le fils écrit joliment qu’il « mêlait Dieu à tout, comme d’autres ne peuvent pas faire la cuisine sans mettre de l’huile d’olive dans chaque plat2 ». Après la fin maussade du pontificat de Pie XII, l’avènement de Jean XXIII et Vatican II furent pour beaucoup un signe de grande espérance, que vinrent bientôt troubler l’application 1. Jean Guitton, Journal de ma vie, tome II, Avenir du passé, Paris, Desclée de Brouwer, 1976, entrée du 10 janvier 1960. 2. François Weyergans, Franz et François, Paris, Grasset, 1997, p. 98.

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aléatoire des réformes conciliaires et, plus encore sans doute, les dommages collatéraux de Mai 68. Au moment où l’Église était emportée par l’accélération de l’histoire, ses éléments les plus engagés furent pris de vertige. Combien de militants, qui étaient d’Action catholique, le devinrent alors d’action tout court ? L’adjectif ne leur parlait plus. « Ils ne croient plus à ce qu’ils sont », s’avisait Mauriac en 1969, saisi jusqu’à l’angoisse par la crise du clergé3. Formule lapidaire, mais qui touche au fond des choses. J’appartiens à cette génération étrange – vingt ans en 1970 – qui s’est déchristianisée de l’intérieur, en quelques années, alors même qu’elle avait rêvé de réconcilier l’Église et le monde moderne. Comment avons-nous cessé de croire à ce que nous étions ? Voilà l’énigme qui me taraude depuis longtemps, et dont la solution m’échappe d’autant plus que je suis bien conscient que ce fut autant une affaire collective qu’un itinéraire personnel. Nous n’avions pas connu d’événement traumatisant et structurant à la fois, comme l’Occupation ou la guerre d’Algérie avaient pu l’être pour nos aînés, nous avions grandi sous le gaullisme, quand la France se modernisait et s’enrichissait. Il n’y avait plus de barreaux, et pourtant la trompette de l’ange ne résonnait plus. Peu à peu, la prophétie de Renan se réalisait en nous : Nous vivons d’une ombre, Monsieur, du parfum d’un vase vide ; après nous, on vivra de l’ombre d’une ombre, je crains par moments que ce ne soit un peu léger4.

Le hasard a fait que j’ai commencé ma carrière en étudiant Lamennais, catholique flamboyant passé brutalement, après son désaveu par la papauté, de la cause de Dieu à la cause du peuple5. 3. François Mauriac, Le dernier bloc-notes, 1968-1970, Paris, Flammarion, 1971, entrée du 6 octobre 1969. 4. Ernest Renan, « Discours de réception de Victor Cherbuliez à l’Académie française, 25 mai 1882 », Discours et conférences, 1887, repris dans les Œuvres complètes, tome I, Paris, Calmann-Lévy, 1947, p. 786. 5. Yvon Tranvouez, « Religion, politique et civilisation chrétienne : Lamennais en 1817. Étude sur le premier tome de l’Essai sur l’indifférence », dans Jean-René Derré, Jacques Gadille, Xavier de Montclos et Bernard Plongeron (dir.), Civilisation chrétienne. Approche historique d’une idéologie (XVIIIe-XXe siècle), Paris, Beauchesne, 1975, p. 105-142.

ÉPILOGUE

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Et voilà que je la termine en lisant Renan, « l’apostat » stigmatisé par le monde catholique, et que je médite ce passage de la préface des Souvenirs d’enfance et de jeunesse : Il me semble souvent que j’ai au fond du cœur une ville d’Is qui sonne encore les cloches obstinées à convoquer aux offices sacrés des fidèles qui n’entendent plus. Parfois je m’arrête pour prêter l’oreille à ces tremblantes vibrations, qui me paraissent venir de profondeurs infinies, comme des voix d’un autre monde6.

Il faisait frais ce matin-là, le 30 octobre 2007, mais l’air était sec et le ciel sans nuages. Nous étions à peu près les seuls visiteurs à Boquen. Dans le bois aux couleurs d’automne, sur le chemin de l’abbatiale, on croisait seulement quelques retraitants. Je n’y étais pas retourné depuis les années soixante-dix, et je découvrais une tout autre atmosphère que celle que j’avais connue. Je songeais aux foules qui se pressaient le dimanche lorsque, sous l’impulsion de Bernard Besret, l’abbaye était devenue le symbole d’un nouveau christianisme, communautaire et révolutionnaire. Depuis, la fête et l’utopie avaient laissé place à la clôture et à la contemplation. Les sœurs de Bethléem n’étaient pas nombreuses, certes, mais austères et plutôt jeunes. Tout respirait la détermination d’une nouvelle génération qui prenait le contre-pied de la précédente, de la mienne, avec d’autres valeurs sans doute, mais avec la même force. Quelques kilomètres plus loin, en début d’après-midi, nous avons fait halte à Montauban-de-Bretagne. La tombe de Jean Sulivan est à main droite en entrant dans le cimetière. On ne la trouve pas aisément, et n’eût été la présence opportune de vieilles femmes qui nettoyaient leurs sépultures en prévision de la Toussaint, nous aurions mis du temps à repérer le monument funéraire de la famille Lemarchand-Récan-Gauthier, où il faut soulever le crucifix amovible pour pouvoir lire le nom de l’écrivain. Mémoire difficile, nous expliqua-t-on, car l’enfant du

6. Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 1883, repris dans les Œuvres complètes, tome II, Paris, Calmann-Lévy, 1948, p. 713.

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pays avait écorné trop de réputations dans le magnifique récit composé après la mort de sa mère, Devance tout adieu7. Le soir tombait à notre arrivée au Mont-Saint-Michel. Sur la jetée, nous avions croisé une longue file de cars et de voitures particulières qui repartaient. Nous remontions la grand-rue à contre-courant des derniers visiteurs qui descendaient de l’abbaye. Les portes fermaient : il faudrait être là demain, à la première heure. Les boutiques se vidaient peu à peu, les restaurants s’animaient. Sur le chemin de ronde en contrebas de la Merveille, nous regardions le soleil se coucher sur la baie, du côté de Dol. Le crépuscule accusait les contrastes. Le Mont m’apparaissait avec évidence comme le lieu emblématique d’un nouveau régime religieux, où le culte est étroitement mêlé à la culture. Trois millions de personnes passaient ici chaque année : comment distinguer le touriste du pèlerin, quand la messe ellemême, aux périodes de fête, faisait partie des « manifestations » signalées par l’office de tourisme ? Le jour, le Mont était livré à la célébration patrimoniale ; la nuit, il était rendu à sa fonction première, la prière, et à ses occupants légitimes, les moines, en l’occurrence ceux des Fraternités monastiques de Jérusalem, qui l’avaient réinvesti depuis 2001. Au sommet de l’abbatiale, l’archange veillait. Il n’y avait ni trompette, ni barreaux. Le message était juste là, disponible à qui savait être attentif. Il me semblait entendre les « musiques sourdes » du présent dont parlait Malègue. Je reviendrai au Mont-Saint-Michel.

7. Jean Sulivan, Devance tout adieu, Paris, Gallimard, 1966.

Origine des textes

On hésite toujours à rassembler – même remaniées, restructurées, et parfois augmentées pour la circonstance – des études éclatées, publiées au fil des ans, au hasard des opportunités ou des sollicitations. Mais, comme l’a justement observé Maurice Agulhon, l’expérience montre que les lecteurs les plus scrupuleux n’arrivent pas à « suivre » tout ce qui s’imprime dans le domaine qui les intéresse, parce que la production historiographique se disperse, et parfois dans des publications peu connues ou difficilement accessibles 1. Sans doute, ajoutait Maurice Agulhon, on pourrait s’imposer d’être un historien du « genre élitiste, repoussant toute dispersion, n’écrivant que de vrais livres ou des articles pour revues de grand prestige et de grande notoriété, et l’on s’éviterait ainsi le problème. Mais on a bien le droit d’être démocrate, et même débonnaire, et de parler un peu partout. Alors la republication s’impose si l’on veut faire lire à Paris ce que l’on a pu, un jour ou l’autre, dire d’important en province ou aux antipodes2 ». Surtout, il m’est apparu que ce dont ces textes traitaient avait peu à peu disparu de l’horizon des nouvelles générations, passées à autre chose, entrées dans un nouveau régime de catholicité. J’espère donc que ce patchwork pourra rendre service en remédiant à l’amnésie ambiante. 1. Maurice Agulhon, Histoire vagabonde, tome I, Ethnologie et politique dans la France contemporaine, Paris, Gallimard, 1988, p. 7-8. 2. Maurice Agulhon, Histoire vagabonde, tome III, La politique en France, d’hier à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1996, p. 7-8.

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Chapitre 1 « Un type sacerdotal : le vicaire de patro », dans Gérard Cholvy et Yvon Tranvouez (dir.), Sport, culture et religion. Les patronages catholiques (1898-1998), Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 1999, p. 305-322. Chapitre 2 « Le militant d’Action catholique », dans Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Denis Pelletier et Nathalie Viet-Depaule (dir.), Les catholiques dans la République, 1905-2005, Paris, Éditions de l’Atelier, 2005, p. 225-237. Chapitre 3 « Élite militante et système religieux : aux origines de l’Action catholique en France », dans Christian Bougeard et Philippe Jarnoux (dir.), Élites et notables en Bretagne de l’Ancien Régime à nos jours, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, Kreiz, 10, 1999, p. 271-278. La deuxième partie de ce chapitre est inédite. Chapitre 4 « De la messe de onze heures à la messe de onze heures. Paroisse urbaine et Action catholique », communication au colloque sur La paroisse urbaine du Moyen-Âge à nos jours, Lille, septembre 2009. Chapitre 5 « Les catholiques : séparer le bon grain de l’ivraie », dans JeanPierre Azéma, Antoine Prost et Jean-Pierre Rioux (dir.), Le Parti communiste français des années sombres, 1938-1941, Paris, Seuil, 1986, p. 73-85. Chapitre 6 « Un cryptocommunisme catholique ? Les chrétiens progressistes en France, du début de la Guerre froide à la mort de Staline (19471953) », dans Jean Delmas et Jean Kessler (dir.), Renseignement et propagande pendant la Guerre froide (1947-1953), Bruxelles (Belgique), Éditions Complexe, 1999, p. 227-239. Chapitre 7 « Avant-première italienne et avant-garde française. L’horizon italien des chrétiens progressistes français, 1947-1955 », communication au colloque Le inquietudini della fede. Don Primo Mazzolari e il cattolicesimo italiano prima del Concilio, Milan, avril 2010.

ORIGINE DES TEXTES

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Chapitre 8 « À propos de deux concepts : catholicisme de gauche et progressisme chrétien en France (1945-1955) », Schweizerische Zeitschrift für Religions und Kulturgeschichte/Revue suisse d’histoire religieuse et culturelle (Fribourg), 99e année, 2005, p. 93-104. Chapitre 9 « Europe, chrétienté et catholiques français : débats en marge du MRP », dans Serge Berstein, Jean-Marie Mayeur et Pierre Milza (dir.), Le MRP et la construction européenne, Bruxelles, Complexe, 1993, p. 87-102. Chapitre 10 « Adieu, France catholique. L’œuvre de Jean Sulivan au miroir d’une Église en mutation (1938-1980) », dans Padraig O’Gormaile, Maire-Aine Mhainnin (dir.), Littérature et sources spirituelles : l’œuvre de Jean Sulivan, Rencontres avec Jean Sulivan, 11, 1999, p. 15-24. Chapitre 11 « L’abbaye de Boquen : d’une expérience de réforme monastique à un haut lieu de l’esprit de Mai 68 », dans Alain Gérard (dir.), Des curés aux entrepreneurs. La Vendée au XXe siècle, La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2004, p. 499-512. Chapitre 12 « Jean Sulivan et la crise catholique du second XXe siècle », dans Yvon Tranvouez (dir.), Jean Sulivan, l’écriture insurgée, Rennes, Éditions Apogée, 2007, p. 105-116. Chapitre 13 Version longue d’une brève communication sur « Le style épiscopal », au colloque sur Les évêques français au XXe siècle, Lyon, novembre 2010.

Index des noms de personnes Abréviations : AA : assomptionniste ; CJM : eudiste ; CP : passioniste ; CSSP : spiritain ; FC : fils de la charité ; OCD : carme ; OP : dominicain ; OSB : bénédictin ; PSS : sulpicien ; SDB : salésien ; SJ : jésuite ; SM : mariste ; SMM : montfortain ; SOC : cistercien.

A Abelé (Mgr Edmond), 265 Abiven (Yohann), 244, 264 Adam (Roger), 179 Adenauer (Konrad), 182, 195, 202 Agel (Henri), 19-20 Agulhon (Maurice), 305 Aigrain (René), 40 Aimé-Azam (Denise), 85 Alcoléa (Raymond), 125 Alexandre (Bernard), 22, 34 Alexis (dom) : voir Presse Altermatt (Urs), 243 Althusser (Louis), 178 Andreu (Pierre), 169 Aragon (Louis), 136, 139, 157 Arcand (Denys), 207 Arquillière (chanoine HenriXavier), 63 Artières (Philippe), 223 Aubert (Jeanne), 44, 52, 54 Aubry (Mgr Gilbert), 298 Audrain (abbé), 37 Auffray (Augustin), 34, 36 Augros (abbé Louis), 97 Augustin (Jean-Pierre), 23, 31

B Baboulène (Jean), 141 Bagnard (Mgr Guy), 297 Balanant (Jean-Marie), 50, 53 Balbo (Felice), 158, 160 Balland (cardinal Jean), 275-276, 282 Balzac (Honoré de), 264 Barbarin (cardinal Philippe), 297-298 Barbey d’Aurevilly, 247 Bard (abbé Gabriel), 28 Bardèche (Maurice), 196 Barrau (Grégory), 223 Barreau (Jean-Claude), 101, 105 Bars (Henry), 239, 247 Barthès (Mgr Émile), 298 Bastaire (Jean), 160 Batiffol (Mgr Pierre), 260 Baudrillart (cardinal Alfred), 121, 262, 284, 295 Bazaine (Jean), 220 Bécourt (abbé Maurice), 96 Bédarida (Renée), 73 Béjot (Mgr Georges), 61, 9192, 270, 277-278, 294, 296

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Bellamy (abbé), 36 Bellec (Mgr Joël), 285 Bellet (Maurice), 253 Belouet (Éric), 93, 97 Benoist (Jacques), 265 Benoît XVI, 218, 256 Beran (Mgr Joseph), 150 Bérard-Sadoulet (Geneviève), 53 Bérégovoy (Pierre), 270 Bergey (abbé Daniel), 129 Bernadot (Marie-Vincent, OP), 164 Bernanos (Georges), 20, 125, 211, 245 Bernard (Mgr Jean), 278, 285 Bernard (Yveline), 35 Bernis (Gérard de), 179-180 Bernoville (Gaëtan), 121, 124125 Berranger (Mgr Olivier de), 281 Berthet (Mgr Prosper-Amable), 277, 290 Berthier (René), 266 Bertrand (Jean-René), 111, 113, 239 Besret (Bernard), 98, 108, 220, 223-240, 250, 286, 303 Besse (Annie), 169 Bessières (Albert, SJ), 7, 8 Beuve-Méry (Hubert), 169 Bézac (Mgr Robert), 297 Bidault (Georges), 124, 135 Bidault (Suzanne), 281 Bienvenue (Louise), 45, 207 Billé (cardinal Louis-Marie), 276, 280, 282 Billy (André), 19 Bismarck, 197 Blondel (Maurice), 81 Blot (Thierry), 92 Blouet (Jules, PSS), 280, 283

Bobineau (Olivier), 113 Boillon (Mgr Pierre), 294 Bois de La Villerabel (Mgr André-Pierre du), 285 Bois de La Villerabel (Mgr Florent du), 91, 285 Boisselot (Pierre, OP), 141, 168, 179 Boitel (Philippe), 239 Bolle (Pierre), 74, 160, 265 Bonafoux-Verrax (Corinne), 69 Bonnabel (Mgr Auguste), 277, 294 Bonnet (Mgr Joseph), 282 Bonnet (Serge, OP), 109-110, 262 Bordet (abbé Gaston), 90 Bordron (abbé), 129, 133 Borne (Étienne), 60, 110, 122, 195-196, 202 Bornet (Mgr Étienne), 280 Bosc (Robert, SJ), 192 Bosco (don) 36, 127 Boüard (Michel de), 139-140 Bouche (Albert, OP), 97 Bouche (Monique), 97 Boudon (Jacques-Olivier), 149, 159 Boulard (chanoine Fernand), 22, 31, 52, 92-93, 97, 103, 209213, 217, 276 Boulier (abbé Jean), 66-68, 144 Bouquet (Mgr Henri), 295 Bourdet (Claude), 169 Bourdieu (Pierre), 267, 269, 272, 274, 296 Bourgeois (Daniel), 112 Bourgueil (Maurice), 139 Bouthillon (Fabrice), 113, 124 Boutry (Mgr Thomas), 295 Bouvier (abbé), 48 Bouyer (Louis), 150 Braque (Georges), 220

INDEX DES NOMS DE PERSONNE Bressollette (abbé), 87 Breton (Stanislas, CP), 253 Brincard (Mgr Henri), 281 Broucqsault (Odile), 265, 278, 295-296 Bru (Pierre), 139 Bruguès (Mgr Jean-Louis, OP), 275 Bruley des Varannes (Mgr Georges), 282 Brunet (Sophie), 259-260 Busuttil (Martial), 271 C Cabanel (Patrick), 261 Cabrières (Mgr François-Anatole de), 261, 282 Cadilhac (Mgr Jean), 298 Cagne (Bernard), 150 Caillot (Mgr Alexandre), 265 Calvet (Mgr Jean), 260 Cambourg (Mgr Jean de), 284, 297 Cardaliaguet (abbé René), 27, 35, 37, 280 Cardijn (abbé Joseph), 65, 70, 88-89, 96, 215 Carlier (Jean), 283 Carn (Laurent), 217 Carné (Marcel), 101 Carre (abbé), 100 Carrel (Alexis), 224, 231 Casanova (Mgr Sauveur), 288 Castelnau (général de), 69, 121, 124, 133 Catteau (Mgr Clovis), 282 Caussé (Françoise), 220 Cavalin (Tangi), 86, 98, 135, 145, 217 Caveing (Maurice), 146, 159, 221 Cazaux (Mgr Antoine), 189, 290, 295

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Certeau (Michel de, SJ), 221, 229, 253 Cesbron (Gilbert), 19, 169, 264 Chagall (Marc), 220 Chagué (Mgr Pierre), 277 Chagneau (François), 239 Chalendar (Xavier de), 242 Chambrun (Gilbert de), 139 Champion (Françoise), 107 Chapalain (chanoine Jean-Louis), 30, 33, 94, 129 Chappoulie (Mgr Henri), 268, 282, 284 Charbonnel (Jean), 197 Charost (cardinal Alexis), 279 Chartier (Jean-Philippe), 287 Chassagnon (Mgr Hyacinthe), 287 Chatagner (Jacques), 162-164, 179, 197 Chaunu (Jean), 203 Chélini (Jean), 103 Chenaux (Philippe), 156, 163, 187, 191, 194 Chenu (Marie-Dominique, OP), 10-11, 81, 151, 168, 176, 178-179, 184, 225 Cherbuliez (Victor), 302 Chéruel (abbé Jules), 247 Chesnelong (Mgr Émile), 279 Chevalier (Jean-Yves), 234 Chollet (Mgr Jean), 75-76, 81 Cholvy (Gérard), 23, 29-30, 3233, 44, 46, 52, 54, 65, 73, 86, 89, 94, 96, 282 Christophe (Paul), 121, 124 Clairbois (Guy) : voir Grattesat (Guy) Clarisse (abbé), 100 Claudel (Paul), 19, 168, 264 Clavel (chanoine), 91 Clévenot (Michel), 106

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Cloarec (abbé Laurent), 34 Cloître (Marie-Thérèse), 25 Coco (Jean-Pierre), 56, 89, 215 Coffy (Mgr Robert), 275, 277, 288, 297 Cogneau (Mgr Auguste), 277 Coloni (Mgr Michel), 293 Comblin (abbé Joseph), 41, 52, 58, 111 Comte (Bernard), 46, 54, 65, 136 Congar (Yves-Marie, OP), 82-83, 97, 168, 262, 284 Connan (abbé Francis), 98, 101, 105 Conq (Jean), 59 Corbillé (François, SJ), 66 Cormont (Mgr Alfred de), 287 Cornut (Étienne, SJ), 264 Cottin (Augustin), 110 Coupel (Mgr Armand), 284, 295 Courbe (Mgr Stanislas), 67, 70, 72, 90 Courtois (abbé Gaston, FC), 29 Coutrot (Aline), 44, 89 Couturier (Marie-Alain, OP), 220-221 Crépin (Thierry), 29 Croizier (Pierre), 130 Crozon (abbé Pierre), 19 Cru (Jacques), 179 Curtis (David), 122, 183 D Dabosville (Pierre), 221 Dagens (Mgr Claude), 288, 296 Daniel (abbé Yvan), 92-93, 103, 168, 209 Daniélou (Jean, SJ), 141 Daniel-Rops (Henri Petiot, dit), 238, 247 Danset (Achille, SJ), 68 Danviray (abbé), 28

Dauzet (Dominique-Marie), 9, 260, 299 Davezies (abbé Robert), 250 Davie (Grace), 61 Day (Dorothy), 182 Déchanet (Jean), 253 Debès (Joseph), 56-57, 65, 69, 76, 89, 98, 215 Debié (Frank), 91 Debray (Mgr Georges), 279 Declercq (abbé Maurice), 94 Decourtray (cardinal Albert), 276, 282, 292, 295 Defois (Mgr Gérard), 275, 285, 289 Delaune (Huguette), 60 Delaporte (Mgr Jacques), 280, 287, 293, 295-297 Delaye (Émile SJ), 126-129 Delbreil (Jean-Claude), 135, 164, 190 Delbrêl (Madeleine), 9, 120 Deléry (Antoine), 55, 190 Delestre (Antoine), 94, 98 Deloche (Esther), 91 Delpech (François), 160 Deneken (Michel), 294 Denis (Albert), 96 Denis (André), 199 Denis (Henri), 139-140, 144, 244 Denis (Jean-Pierre), 218 Depierre (abbé André), 179 Deroubaix (Mgr Guy), 293, 297 Derouet (Mgr Henri), 296, 298 Derré (Jean-René), 302 Desbuquois (Gustave, SJ), 65, 126 Deschamps (abbé Ernest), 30, 36, 40 Despierre (Mgr Jacques), 277, 287 Desroche(s) (Henri, OP), 2, 10, 11, 179-180, 222, 251 Dhuit (Julien, SDB), 34, 36

INDEX DES NOMS DE PERSONNE Dierkens (Alain), 248 Di Falco (Mgr Jean-Michel), 277, 281, 295 Dillard (Victor, SJ), 50, 56 Dimnet (Jean), 266-267, 281 Divo (Jean), 91-92, 110, 278 Domenach (Jean-Marie), 171, 187, 197 Donegani (Jean-Marie), 171 Doré (Mgr Joseph, PSS), 84, 288 Dosse (François), 221 Dossetti (Giuseppe), 160 Douais (Mgr Célestin), 289 Drewermann (Eugen), 269 Dreyfus (Alfred), 169, 184 Droulers (Paul, SJ), 65, 68, 126 Dubigeon (Mgr Yves-Marie), 278, 292 Dubillard (Mgr François-Virgile), 27, 262, 275, 285 Dubois (cardinal Louis-Ernest), 295-296 Dubost (Mgr Michel, CJM), 287 Dubourg (cardinal Auguste), 262, 273 Dubourg (Mgr Maurice), 279, 284 Dubreuil (Xavier), 112 Duchesne (Mgr Louis), 262 Duclos (Jacques), 280 Duclos (Philippe), 278 Dufaux (Mgr Louis), 279, 297 Dufay (François), 150 Duhamel (Georges), 284 Duine (abbé François), 262, 273 Duparc (Mgr Adolphe), 33, 277, 280, 282, 289, 294 Duperray (Mgr Jean), 287 Duquesne (Jacques), 34-35, 109 Duquet (abbé), 96 Durand (Anne-Sophie), 295 Durand (Jean-Dominique), 160, 181, 187

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Duriez (Bruno), 30, 86 Dussartre-Chartreux (Jeannette), 149 Dusserre (abbé Joseph), 153 Dutil (abbé Gaston), 48 Duvivier (Julien), 20, 160 E Ehlinger (Charles), 71, 261 Elchinger (Mgr Léon-Arthur), 284, 294, 297 Espinasse (abbé Jean), 36 Estrées (vicomtesse d’), 294 Eyt (cardinal Pierre), 278, 288 F Fabre (Ferdinand), 264 Fabrègues (Jean de), 185 Faguet (Émile), 271 Faivre (Alexandre), 294 Falcucci (Mgr), 161 Farine (Philippe), 191 Fauvel (Mgr André), 33, 275 Favé (Mgr Visant), 288 Favier (Jean), 294 Favreau (Mgr François), 291, 294 Feillet (Bernard), 245, 253 Feltin (cardinal Maurice), 29, 32, 99, 149, 268, 279, 283-284, 287, 292, 298 Fernandel, 20, 160 Féret (Henri-Marie, OP), 169 Féroldi (Vincent), 29, 46, 54, 65, 216 Ferretto (cardinal), 227 Ferry (Gilles), 219-220 Fessard (Gaston, SJ), 122-123, 140, 143, 164 Fihey (Mgr Jacques), 297 Fillère (Marcellin, SM), 32, 90 Flusin (Mgr Claude), 280-281 Foch (maréchal Ferdinand), 284

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CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

Foin (Mgr Maurice), 277 Folliet (Joseph), 55, 190, 193, 198, 203 Fontaine (abbé), 35, 37 Fontaine (André), 142 Fontenelle (Mgr René), 73 Fort (Robert), 51 Foucauld (Charles de), 184, 231 Foucault (Mgr Alphonse), 297 Fouilloux (Étienne), 30, 32, 83, 86-87, 93-94, 107, 119, 134, 143-144, 184, 200, 223, 229, 284, 286 France (Anatole), 264 Franco (général Francisco), 125, 130, 301 Fréchard (Mgr Maurice, CSSP), 280 Frisch (Alfred), 188 Frossard (André), 141 Frossard (Mgr Robert), 105, 261 Fumet (Stanislas), 141 Furet (François), 9, 137 Fuzet (Mgr Frédéric), 298 G Gabel (Émile, AA), 199 Gadille (Jacques), 302 Gaidon (Mgr Maurice), 297 Gaillard (Mgr Louis), 294 Gaillardon (David), 221 Gaillot (Mgr Jacques), 277, 286, 295 Galter (Albert), 152 Garabédian (Florence), 29 Garaudy (Roger), 140 Garbarini (Pierre), 139 Garçon (Anne-Françoise), 293 Garrone (cardinal Gabriel), 58, 84-85, 95, 289 Gasperi (Alcide de), 182, 195-196 Gaucher (Mgr Guy, OCD), 289

Gaulle (général Charles de), 275 Gault (Jean-Pierre), 158 Gauthier (famille), 303 Gauvreau (Michael), 207 Gay (Francisque), 122 Geay (Mgr Pierre), 276, 282 Gedda (Luigi), 162 Gérard (Alain), 52 Gérard (Claude), 174, 179 Gerard (Emmanuel), 157, 172, 177-178 Gerin (abbé Émile), 39-40 Gerlier (cardinal Pierre-Marie), 261, 268, 290, 294 Ghirard (Mgr Bellino), 283 Giard (Luce), 221 Gibert (Pierre, SJ), 59 Girbeau (Mgr Jean), 282 Girod (Maurice), 46 Giroux (Bernard), 71 Gloanec (Sophie), 280, 290 Glorieux (chanoine Palémon), 49 Godel (Jean), 74 Godin (abbé Henri), 92-93, 100, 103, 168, 209 Gœrres (Jean-Joseph), 202 Goisis (Giuseppe), 177 Goison (abbé M.), 113 Gormally (Patrick), 255 Gouraud (Mgr Alcime), 284 Gourvès (Mgr François-Mathurin), 285, 288, 292 Grall (chanoine Michel-Marie), 37 Grattesat (Geneviève), 158 Grattesat (Guy), 149, 158 Grémion (Catherine), 271, 274 Grente (cardinal Georges), 264, 270-271, 277, 282, 287, 289290, 292, 298 Groeninger (Fabien), 30, 41 Grosjean (Jean), 253

INDEX DES NOMS DE PERSONNE Grosser (Alfred), 190 Guardini (Romano), 47 Guareschi (Giovanni), 20, 160 Guasco (Maurilio), 65 Guéna (Sylvain), 247 Guérard (Mgr Joseph), 283 Guérin (abbé Georges), 65, 6768, 88-90, 97, 215 Guérin (Maurice de), 298 Guermeur (chanoine Charles), 27 Guerry (Mgr Émile), 67, 70, 73, 81 Gugelot (Frédéric), 247-248 Guibert (Maurice), 18 Guiho (abbé), 37 Guilbaud (Pierre), 112 Guillaume (Mgr Paul-Marie), 288 Guillemin (Henri), 242 Guiller (Mgr Félix), 293 Guillon (Mgr Clément, CJM), 291 Guissard (Lucien, AA), 222, 255 Guitton (Jean), 259, 270, 281, 285-286, 298-299, 301 Gury (Christian), 264, 271, 277, 280, 283 H Hache-Bissette (Françoise), 29 Haensler (abbé Alphonse), 34 Hamon (Hervé), 183 Hanotel (Valérie), 266 Hardy (Mgr Alphonse), 275 Harlé (Mgr Jules), 265, 277-278, 295-296 Hatzfeld (pasteur Henri), 148 Heckel (Mgr Roger, SJ), 292 Hegel, 252 Henry (père Corentin, SOC), 235-236

315

Herbin (Pierre), 37 Herbulot (Mgr Guy), 298 Hermand (Henri), 179 Herscher (Mgr Sébastien), 280 Hervé (Gustave), 129, 132-133 Hervé (Pierre), 139 Hervieu-Léger (Danièle), 107, 213, 255, 296 Heudré (Bernard), 262 Hilaire (Yves-Marie), 73, 109, 134 Hitler, 123, 130 Hollande (abbé Jacques), 97 Honnert (Robert), 120-122 Horn (Gerd-Rainer), 157, 172, 177-178, 181-182, 184, 186 Hoster (Joseph), 10 Houches (Jean des) : voir Sulivan Hours (Joseph), 192-196, 200, 202 Housset (Mgr Bernard), 297 Houtart (abbé François), 104 Hromadka (pasteur Josef), 151, 182 Hua (abbé Maxime), 76, 97, 220 Huard (Jacques), 90 Hugo (Victor), 264 Hurault (Mgr Étienne), 297 Huyghe (Mgr Gérard) 225, 281, 296 I Imbault (abbé), 113 Isambert (François-André), 61, 213-214 Isorni (Jacques), 279 J Jacquot (Mgr Georges), 277 Jadoulle (Jean-Louis), 178 James (Mgr Jean-Paul), 275 Janvier (Gaspard-Marie), 113

316

CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

Jarry (abbé Eugène), 21, 291 Jean XXIII, 242, 279, 301 Jean-Paul II, 61, 212, 218, 251, 271, 285 Jemolo (Arturo-Carlo), 162 Joëssel (abbé Daniel), 30, 39 Joffre (maréchal Joseph), 279 Joly (Bertrand), 238 Jossua (Jean-Pierre, OP), 247 Jouaret (Jean-Marie), 18 Jousse (Marcel, SJ), 253 Joxe (Pierre), 270 Judt (Tony), 137 Julia (Dominique), 103 Julien (Mgr Eugène), 290 Jullien (Mgr Jacques), 108, 264, 275, 285, 295 Just (Bela), 238 K Keck (Thierry), 145, 178, 251 Kenny (Mary), 207 Kervennic (Mgr Pierre), 284 Kesler (Jean-François), 152, 159, 175 Ketrzynski (Wojciech), 155, 182 Kierkegaard, 252 Kleiner (Dom Sighard, SOC), 227 Kriegel (Annie) : voir Besse Krumnow (Frédo), 83 Kuehn (Mgr Michel), 273 L La Celle (Mgr Hippolyte-Marie de), 290 La Chanonie (Mgr Pierre Chappot de), 284 Lacordaire (Henri, OP), 223 Lacoste (Robert), 191 Lacrampe (Mgr André), 297 Lacroix (abbé), 95

Lacroix (Mgr Lucien), 261, 286 Laforge (abbé André), 99 Lagrange (Mgr Georges), 277 Lagrée (Michel), 22, 243, 293 Laisnez, 26 Lalande (abbé Bernard), 269 Laloux (Ludovic), 106-107 Lamennais (Félicité de), 223, 302 Lamy (Mgr Firmin), 276, 278 Lancelot (Frère M.-François, SOC), 235 Landais (père Henri, SOC), 230231 Landron (Olivier), 108 Langlois (Claude), 209 Lanquetin (Albert), 97 Laot (Laurent), 272 Laperrière (Guy), 20 La Pira (Giorgio), 156, 162-163, 167 Latreille (André), 193-194 Laudrain (Maurice), 120 Launay (Marcel), 33, 238 Lavergne (Sabine de), 220 Lavialle (Roger), 70 Lavoué (Jean), 255 Lebel (Béatrice), 224, 234 Le Bourgeois (Mgr Armand), 287 Le Bras (Gabriel), 88, 103, 118, 169, 209 Lebret (Louis-Joseph, OP), 47, 92, 175 Le Breton (abbé Lucien), 275 Lebrun (François), 214 Le Camus (Mgr Émile), 261 Lecocq (Gilles), 30 Le Cordier (chanoine Jacques), 279 Le Corre (René), 107 Lecot (cardinal Victor), 261 Lécrivain (Philippe, SJ), 25

INDEX DES NOMS DE PERSONNE Le Dall (Olivier), 28 Leduc (Victor), 149 Lefebvre (Mgr Marcel), 217 Le Floc’h (abbé Louis, dit Maodez Glandour), 236 Léger (Fernand), 220 Legrand (André), 224 Le Goasguen (chanoine), 90 Le Guay (François), 158 Le Guay (Marianne), 158 Le Guillou (Philippe), 294 Lemarchand (abbé Joseph) : voir Sulivan Le Moal (Yves), 236 Le Moigne (Frédéric), 9, 73, 174, 189, 260, 264, 271, 279, 292, 299 Lemonnier (Jean), 245 Le Mouël (Gilbert), 103 Lénine, 132 Lenoir (Jean), 179 Léon XIII, 7, 25, 118, 163, 218 Léost (Alain), 275 Le Pemp (abbé Vincent), 35, 37 Leprieur (François), 184 Lesage (Robert), 291 Lesourd (Paul), 208-209 Letamendia (Pierre), 174, 190, 245 Le Treut (abbé Corentin), 37 Leuliet (Mgr Géry), 292 Leuwers (abbé Jean-Marie), 106 Le Vert (Mgr Jean-Marie), 296297 Levillain (Philippe), 271, 274 Lhande (Pierre, SJ), 20 L’Heureux (Mgr Henri), 288 Lhotte (Céline), 128-129 Liénart (cardinal Achille), 143, 159, 261, 268, 271, 282, 284, 298 Littleton (John), 207

317

Llobet (Mgr Gabriel de), 277 Loew (Jacques, OP), 135, 168 Loisy (Alfred), 169 Lourau (René), 108 Loutil (Mgr Edmond), 129-132 Louvard (Mgr Théophile), 282 Luirard (Monique), 160 Lurçat (Jean), 220 Lustiger (cardinal Jean-Marie), 266, 277, 284, 292, 295 M Madec (Mgr Joseph), 263 Madiran (Jean), 169 Maher (Eamon), 207, 255-256 Maillet (Mgr François), 289 Maître (Jacques), 212 Malabre (Natalie), 94 Malègue (Joseph), 6, 298, 304 Maltèse (Marie-Thérèse), 251 Mandouze (André), 140-142, 158-159 Manigne (Jean-Pierre, OP), 252 Mannion (Mary Anne), 255 Marcadé (Mgr Joseph), 276, 282 Marcelis (Anne-Dolorès), 26 Marchais (Georges), 60, 110 Margotti (Maria), 145 Maritain (Jacques), 81, 125, 178, 182, 184, 194, 247 Marteaux (Jacques), 137 Martin (Émile), 30 Martin (Mgr Lucien), 295 Marty (cardinal François), 270, 275-276, 280, 283, 285, 293 Marty (abbé Jean), 102 Marx (Karl), 122 Masson (Catherine), 261, 284, 298 Matagrin (Mgr Gabriel), 71, 104105, 261, 273, 291 Matisse (Henri), 220

318

CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

Maugenest (Denis, SJ), 25 Mauriac (François), 47, 122, 124125, 168-170, 184-185, 200, 268, 301-302 Maurras (Charles), 194 Maydieu (Augustin-Jean, OP), 164-167, 170, 221, 237, 284 Mayeur (Françoise), 135 Mayeur (Jean-Marie), 189, 191, 193-194, 266, 268 Maziers (Mgr Marius), 107 Mazzolari (Don Primo), 161-162 Ménager (Mgr Jacques), 295 Mendès France (Pierre), 184, 199 Mendigal (abbé Louis), 47 Mendras (Henri), 40, 111, 213214 Merle (Marcel), 189 Messineo (Antonio, SJ), 197 Messori (Vittorio), 256 Metz (René), 86, 106, 266 Meunier (E.-Martin), 207 Michel (Alain-René), 58, 73, 86, 98 Michelet (Edmond), 197 Michonneau (abbé Georges), 92-98, 101, 103 Mignen (Mgr René), 279 Mignot (Mgr Eudoxe), 260-261 Milly (Urbain), 133 Minier (Marc), 271 Moënner (chanoine Alain), 17 Molères (Mgr Pierre), 288 Moiroud (Marcel), 139, 144-145, 157-158 Mondange (Jean), 66 Monnier (Mgr Henri), 279 Montalembert (Charles de), 240 Montcheuil (Yves de, SJ), 74 Montclos (Xavier de), 160, 176, 238, 302 Montier (Edward), 31

Montuclard (Maurice, OP), 8, 151, 178, 220 Morel (Georges, SJ), 220 Morin (Émile), 255, 284 Morgan (Jean), 19 Mossand (Marie-Jean), 102 Moulier-Boutang (Yann), 178 Mounier (Emmanuel), 141, 143, 175, 178, 182, 190 Mouradian (Georges), 86 Mugnier (abbé Arthur), 262, 276 Muller (Colette), 111, 113, 239 Mun (Albert de), 26, 66 Munoz (Laurence), 30, 41 N Nazzari (Nazario), 161, 163 Niemöller (Martin), 182 Niogret (père Benoît, SOC), 226, 234 Noce (Augusto del), 177 Noirot (Alype-Jean), 29, 40, 279, 287, 298 Noyer (Mgr Jacques), 263, 278, 284, 297 O Occre (chanoine Émile), 36 Ollivier (Grégoire, OSB), 225 Oppenot (abbé Georges), 67 Orchampt (Mgr Jean), 275 Ormesson (Wladimir d’), 169, 198 Ornellas (Mgr Pierre d’), 288 Ottaviani (cardinal Alfredo), 167 Oualli (Mgr Siméon), 280 Ousset (Jean), 137 P Pacelli (cardinal Eugenio), 70, 208

INDEX DES NOMS DE PERSONNE Paget (Mgr Désiré), 280 Pagnol (Marcel), 20 Palard (Jacques), 107 Palini (Anselmo), 161 Pannet (abbé Robert), 101, 109111 Papini (Roberto), 194 Parenty (Mgr André), 296 Parisella (Antonio), 157, 159, 177 Pasquet (Mgr Octave), 280 Patau (Mgr Pierre), 288 Paul VI, 208, 242, 251, 271 Payen (Jean-Charles), 102 Pays (Mgr Jean-Joseph), 295 Péguy (Charles), 241, 254 Pélacot (Mgr Gustave de), 280 Pelgé (Mgr Henri), 280 Pelletier (Denis), 30, 61, 110, 175, 223, 250, 254 Pelloux (Georgette), 8 Pérouas (Louis, SMM), 149 Perrier (Mgr Jacques), 266 Perrier (Mgr Marcel), 298 Perrin (Henri, SJ), 190-191 Perrin (Luc), 105-106 Perrot (abbé Yan-Vari), 224 Perroux (François), 169, 197 Pétain (maréchal Philippe), 130, 134, 290 Peters (Hans), 10 Petit (Édouard), 31 Pézeril (Mgr Daniel), 105 Philibert (Anne), 223 Piasecki (Boleslaw), 155, 182 Pic (Mgr Camille), 277, 290 Pican (Mgr Pierre, SDB), 282 Picard de La Vacquerie (Mgr Robert), 284 Picaud (Mgr François-Marie), 279, 282 Pie IX, 117

319

Pie X, 66, 243, 262, 271, 286 Pie XI, 7, 49, 60, 63, 66-67, 80, 117, 124, 130, 163, 243, 271, 283 Pie XII, 162, 191, 193, 195, 208, 213, 246, 249, 263, 268, 284, 301 Pierrard (Pierre), 17, 25, 65, 68, 88 Pierre l’Ermite : voir Loutil Pierrée (Jean), 162 Piguet (Mgr Gabriel), 133 Pihan (abbé Jean, FC), 29, 3132, 37 Pillette (Edmée), 131 Pin (Émile, SJ), 102-103 Pinson (Mgr Henri), 283 Pioger (Mgr André), 292 Pitte (Jean-Robert), 283 Plongeron (Bernard), 302 Poinsignon (Maurice), 179 Polimann (chanoine), 133 Pollien (Mgr Michel), 298 Poncelet (Yves), 129 Popot (abbé Jean), 85 Portier (Philippe), 251 Poulat (Émile), 65, 68-69, 93, 98, 135, 145, 173, 202, 218220, 222, 243, 265-266, 269, 281, 295 Presse (Alexis, SOC), 224-230, 233-240 Préville (abbé de), 36 Prévost (Jean-Laurent), 19, 264 Preyat (Fabrice), 248 Pucheu (René), 61 Puyo (Jean), 273, 291, 293 Q Queffélec (Henri), 101 Queinnec (abbé Hervé), 106-107 Quillévéré (Katell), 278

320

CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

R Rabut (Olivier, OP), 253 Raffin (Mgr Pierre, OP), 294 Rahner (Karl, SJ), 52 Ratzinger (cardinal Joseph), 256 Récan (famille), 303 Rémillieux (abbé Laurent), 94 Rémond (Mgr Paul), 261 Rémond (René), 43, 49, 119, 189, 203 Rémy (Jean), 210-211 Renan (Ernest), 302-303 Renard (cardinal Alexandre), 280, 289 Renaudin (Mgr Hervé), 297-298 Rétif (abbé Louis), 98 Richard (Gilles), 189 Richaud (cardinal Paul), 284, 288, 294 Richier (Germaine), 220 Richomme (Agnès), 29 Ridgway (général Matthew), 150 Riobé (Mgr Guy-Marie), 286 Rioux-Hébert (Sophie), 112 Rivau (Jean du, SJ), 190, 192 Rivière (Mgr Maurice), 278 Robert (Joseph, OP), 8, 135, 179 Robin (Mgr Louis), 295 Robinson (Mgr John A.-T.), 109 Rochefort-Turquin (Agnès), 120, 153, 183 Rocher (Philippe), 26 Rodano (Franco), 143, 157-160, 177, 182 Rodano (Marizza), 158 Rœder (Mgr Félix), 288 Rogé (abbé Joseph), 20, 27, 34 Romains (Jules), 264 Roncalli (cardinal Angelo), 279, 281 Ronze (Bernard), 253 Ropars (Hélène), 217

Roques (cardinal René), 144, 189, 264, 268, 292 Rossi (Mario), 162-163 Rotman (Patrick), 183 Rouaud (Jean), 38-39 Rouault (Georges), 220 Roudaut (Fañch), 112 Rouet (Mgr Albert), 284 Rougerie (Mgr Pierre), 298 Roull (Mgr François-Aimé), 27 Rouquette (Robert, SJ), 95 Rousseau (André), 109, 214 Rousseau (Sabine), 223 Rousso (Henry), 173 Roustang (François, SJ), 248-249 Rouxel (Jean-Paul), 139-140, 158-159, 175 Rovan (Joseph), 200-202 Rozier (Mgr Joseph), 298 Ruch (Mgr Charles), 121-122, 279, 294 Rumeau (Mgr Joseph), 282 Rupp (Mgr Jean), 287 S Sagot du Vauroux (Mgr CharlesPaul), 292 Sainclivier (Jacqueline), 189 Saint-Marc-Beccaria (Mi-Jo de), 58 Saint Martin (Monique de), 267, 269, 272, 274, 296 Saliège (cardinal Jules-Géraud), 259, 261, 277, 281, 285-286, 299 Sangnier (Marc), 164, 175, 190, 202 Saudreau (Mgr Michel), 284, 291, 293, 295, 297 Sauvage (Pascale), 270 Sauvageot (Ella), 10, 141, 146147, 179 Sauvageot (Jacqueline), 141

INDEX DES NOMS DE PERSONNE Schaeffer (Pierre), 259-260 Scherer (Marc), 122-123 Schlegel (Friedrich von), 202 Schlick (Jean), 266 Schreiner (Bernard), 108 Schuman (Robert), 182, 189, 190, 192, 195 Schuster (cardinal), 161 Schutz (frère Roger), 229 Séguy (Mgr Raymond), 277, 287, 298 Serrand (Alain-Zacharie, OP), 164-166 Serry (Hervé), 247 Sevegrand (Martine), 110, 141, 158, 183, 212 Sevin (cardinal Hector), 278 Siegfried (André), 194 Simon (Mgr Hippolyte), 288 Simon (Pierre-Henri), 122 Simonnet (Maurice-René), 71 Slansky, 151 Soret (Jean-Hugues), 81 Sorrel (Christian), 286 Soulier (Mgr Léon), 297 Staline, 123, 130, 151 Stern (Max), 150, 179-180 Sturzo (Don Luigi), 161, 163 Suaud (Charles), 98, 145, 217 Suffert (Georges), 138-139 Suhard (cardinal Emmanuel), 10-11, 143, 159, 209, 213, 260-261, 268, 275 Sulivan (Jean), 9, 238, 241-256, 264, 303-304 Sutter (Jacques), 271 T Talec (abbé Pierre), 108, 112 Tanguy (Jean), 35 Teilhard de Chardin (Pierre, SJ), 270

321

Terras (Christian), 263 Théas (Mgr Pierre-Marie), 261 Thellier de Poncheville (chanoine Charles), 47 Thivollier (abbé Pierre, FC), 98, 113 Thomas (Mgr Jean-Charles), 293 Thomas (Joseph), 245 Thomazeau (Mgr Guy), 275 Thorez (Maurice), 118, 120-121, 133, 144, 279 Thouroude (Jacques), 144 Tiberghien (chanoine Pierre), 82-83, 95 Tincq (Henri), 171, 297 Toquet (Dominique), 239 Touchard (Jean), 203 Toulisse (J.), 97 Tranvouez (Yvon), 10, 25, 30, 33, 35, 41, 94, 96, 98, 107, 117, 130, 141, 146, 151, 156, 158, 164, 177, 179, 190, 203, 216, 224, 236-238, 241, 244-245, 264, 284, 302 Tréhiou (Mgr Hippolyte), 291 Trichet (Louis), 267 Turinaz (Mgr Charles), 261 Turmel (abbé Joseph), 273 V Vaissières (Yvette), 179 Vallin (Pierre, SJ), 47 Vandermalière (chanoine), 100 Van der Meersch (Maxence), 55-56, 131 Vanderpelen-Diagre (Cécile), 248 Van Eersel (Patrice), 273, 291, 293 Van Ypersele (Laurence), 26 Vaucelles (Louis de, SJ), 60, 73, 84

322

CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

Verdier (cardinal Jean, PSS), 66, 69-70, 72, 81, 260-261, 265, 287 Verlhac (Jean), 145-147, 158161, 163, 176, 179, 199, 221 Vermeersch (Jeannette), 149 Vérot (Pierre), 91 Veuillot (François), 26-27, 2930, 39-40, 90 Veuillot (Mgr Pierre), 105, 275, 282, 287 Vial (André), 48 Viet-Depaule (Nathalie), 30, 86, 97-98, 135, 145, 217 Vignaux (Paul), 176, 200 Vigneron (Paul), 255 Vigo (Jean), 278 Villeneuve (Xavier Henry de), 226, 234, 236 Villepelet (Mgr Jean), 189 Villette (André), 57 Vilnet (Mgr Jean), 296 Vinatier (Jean), 261, 269 Vincennes (Jean de), 20 Vion (Mgr Henri), 292 Vircondelet (Alain), 212

Vittoz (Mgr Jean-Marie), 287 W Waché (Brigitte), 174, 189, 264 Warnier (Philippe), 108 Warren (Jean-Philippe), 207 Wattebled (Robert), 93, 145 Weber (Jacques), 238 Weber (Mgr Jean-Julien, PSS), 284, 288 Wéry (Christiane), 150, 179-180 Weyergans (François), 301 Weyergans (Franz), 301 Weygand (général Maxime), 278 Wicquart (Mgr Joseph), 287, 298 Williez (Mgr Alfred), 265 Winninger (abbé Paul), 36, 272, 291 Winock (Michel), 120 Woodrow (Alain), 60 Wyszinski (cardinal Stefan), 152 Z Zancarini-Fournel (Michelle), 223 Zeraffa (Danièle), 190 Zimmermann (Marie), 189, 268

Table des figures

Figure 1. Nombre de prêtres par dix paroisses en France en 1931 .. 21 Figure 2. Évocation du vicaire de patro dans les nécrologies cléricales .......................................................................... 24 Figure 3. Le développement institutionnel de l’Action catholique spécialisée (1926-1975) ................................................... 64 Figure 4. Le reclassement de la gauche catholique en France à la fin de 1950 à travers la fondation de La Quinzaine ... 179 Figure 5. Carte religieuse de la France rurale ................................ 210

Table des matières

Prologue L’ange de la cathédrale de Cologne ..................................

7

Sigles et abréviations .......................................................... 13 PREMIÈRE PARTIE

Des patros à l’Action catholique 1.

Les vicaires de patro ................................................... Un type sacerdotal ........................................................ Pionniers, spécialistes, obstinés .................................... Des profils variés ..........................................................

17 18 25 33

2.

Les militants d’Action catholique .............................. Une sensibilité commune .............................................. Milieu, âge et sexe ........................................................ Trois générations ...........................................................

43 44 49 54

3.

Deux équivoques de l’Action catholique ................... 63 L’équivoque des origines .............................................. 65 L’équivoque du mandat ................................................ 73

4

Paroisse urbaine et Action catholique spécialisée .... 85 Jeunes vicaires et chics jocistes .................................... 87 La paroisse missionnaire ............................................... 92 De la Mission ouvrière à la pastorale d’ensemble ........ 98 La paroisse urbaine dans le monde en o et en i ........... 104

326

CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

DEUXIÈME PARTIE

Le nœud gordien : communisme et mission 5.

Main tendue et péril rouge ......................................... 117 Main tendue et guerre d’Espagne ................................ 118 Images catholiques du communisme à la fin des années trente ............................................................... 125

6.

Un cryptocommunisme catholique ?......................... 137 Naissance des chrétiens progressistes .......................... 138 Entre recentrage et radicalisation ................................. 142 L’involution missionnaire de la question communiste ..... 147

7.

Avant-première italienne et avant-garde française . 155 Modèle italien .............................................................. 156 Désespérante Italie ....................................................... 161 Singularité française .................................................... 164

8.

Catholicisme de gauche et progressisme chrétien.... 171 Typologie du catholicisme de gauche .......................... 173 Une exception française, le progressisme chrétien ...... 177 Géographie, chronologie, géométrie ............................ 181

9.

L’enjeu missionnaire de la question européenne ..... 187 Le mythe de l’Europe vaticane .................................... 188 Europe, chrétienté, mission .......................................... 196 TROISIÈME PARTIE

Lignes de fuite 10. Adieu, France catholique ? ........................................ 207 Détachement religieux ................................................. 208 Crise de la conscience catholique ................................ 215 11. La route de Boquen .................................................... 223 Transition ..................................................................... 225

TABLE DES MATIÈRES

327

Réforme ....................................................................... 228 Tradition et révolution ................................................. 233 12. Passage de Jean Sulivan ............................................ 241 Crépuscule ................................................................... 242 Nocturne ...................................................................... 247 Aurore .......................................................................... 251 QUATRIÈME PARTIE

Et la hiérarchie ? 13. Le charme discret de l’épiscopat français ............... 259 À la recherche du style épiscopal ................................ 260 Solidaires ? ................................................................... 265 Solitaires ? ................................................................... 274 Des lieux ................................................................. 274 Des corps ................................................................ 278 Des actes ................................................................. 285 Des signes ............................................................... 290 Épilogue L’archange du Mont-Saint-Michel .................................. 301 Origine des textes .............................................................. 305 Index des noms de personnes ............................................309 Table des figures ................................................................ 323

Collection Signes des Temps dirigée par Robert Dumont

Cette collection veut consigner des témoignages d’acteurs du mouvement missionnaire qui s’est déclenché et développé pendant ou après la Seconde Guerre mondiale (les prêtres-ouvriers, les chercheurs et les passeurs dans plusieurs domaines : théologiens, liturgistes, exégètes, scientifiques de diverses disciplines...). Mais ce qui était novateur hier l’est-il encore aujourd’hui ? Il suffit peut-être de rappeler que les signes des temps selon l’Évangile sont là pour discerner et comprendre non pas le temps qu’il faisait hier, mais celui qu’il fera demain. Les cieux ne sont-ils pas changeants et par conséquent jamais identiques ? La collection Signes des Temps a pour ambition de rester attentive, sans esprit de système, à la complexité du monde où pérégrine l’Église. Titres parus Bernard Gardey, La foi hors les murs. Grappillage de la Saint-Martin (2001) Paul Anglade, Prêtre-ouvrier forgeron. Ce que c’est qu’obéir (2001) Paul Collet, L’amour du Christ nous presse. L’itinéraire d’un prêtre de la Mission de France (2002) Jean-Marie Marzio, Marie Barreau, Yvonne Besnard, Jean Olhagaray, Jean Desailly. Récits rassemblés par Nathalie Viet-Depaule, La Mission de Paris. Cinq prêtres-ouvriers insoumis témoignent (2002) Jeannette Dussartre-Chartreux, Destins croisés. Vivre et militer à Limoges (2004) Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule, Prêtres et ouvriers. Une double fidélité mise à l’épreuve (2004, deuxième édition 2005) Thierry Keck, Jeunesse de l’Église, 1936-1955. Aux sources de la crise progressiste en France (2004) Guy Goureaux, Cercle Jean XXIII. Des catholiques en liberté. Nantes 1963-1980 (2004) Robert Dumont, Mémoires d’un prêtre-ouvrier. Regard sur l’Église et sur le monde (2006) Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, Une histoire de la Mission de France, 1941-2002. La riposte missionnaire (2007) Bernard Cagne, Prêtre-ouvrier à la Courneuve : un insoumis de 1954 (2007)

CATHOLICISME ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE André Mandouze, Un chrétien dans son siècle, de résistance en résistances (2007) Paul Valet, Prêtre-ouvrier, itinéraire d’un ancien jociste (2008) Jean Raguénès, De Mai 68 à LIP. Un dominicain au cœur des luttes (2008) Jean-Marie Swerry, Christian Biot, Monique Chomel, Pierre de Givenchy et Jean Peycelon, Transmettre la foi est-ce possible ? Histoire de l’aumônerie catéchuménale 1971-1997 (2009) Michel Fourcade et Dominique Avon (sous la direction) Un nouvel âge de la théologie ? 1965-1980 : Colloque de Montpellier, juin 2007 (2009) Tangi Cavalin, Charles Suaud, Nathalie Viet-Depaule (dir), De la subversion en religion (2010) Dominique Avon, Karam Rizk (sous la direction) De la faute et du salut dans l’histoire des monothéismes (2010) Petites Sœurs de Jésus, En Amazonie, renaissance de la tribu indienne des Tapirapé (2011) François Lefeuvre (sous la direction) Guy-Marie Riobé – Helder Camara. Ruptures et fidélité d’hier et d’aujourd’hui (2011) Luis Martinez Saavedra, La conversion des Églises latino-américaines. De Medellin à Aparecida, 1968-2007 (2011) Dans la collection Chrétiens en liberté Michel Lémonon, Laurent ou l’itinéraire d’un prêtre-ouvrier (2000)

ÉDITIONS KARTHALA Collection Méridiens L’Afrique du Sud, Georges Lory L’Argentine, Odina Sturzenegger-Benoist Le Bénin, Philippe David La Biélorussie, Philippe Marchesin La Bolivie, Christian Rudel Le Botswana, Marie Lory Le Burkina Faso, Frédéric Lejeal Le Cambodge, Soizick Crochet Le Chili, Christian Rudel Le Costa Rica, Christian Rudel La Côte d’Ivoire, Philippe David Cuba, Maryse Roux Djibouti, André Laudouze Les Émirats arabes unis, Frauke Heard-Bey L’Équateur, Christian Rudel Le Groenland, Jacqueline Thevenet La Guinée, Muriel Devey Hawaii, Alain Ricard L’Indonésie, Robert Aarsse L’Irak, Pierre Pinta La Libye, Pierre Pinta Malte, Marie Lory La Mauritanie, Muriel Devey Mayotte, Guy Fontaine Le Mexique, Christian Rudel La Mongolie, Jacqueline Thevenet Le Mozambique, Daniel Jouanneau La Nouvelle-Calédonie, Antonio Ralluy Le Portugal, Christian Rudel La Roumanie, Mihaï E. Serban São Tomé et Príncipe, Dominique Gallet Les Seychelles, Jean-Louis Guébourg La Turquie, Jane Hervé

Collection Les terrains du siècle Au Cameroun de Paul Biya, Pigeaud F. Biodiversité et développement durable, Guillaud Y. Chrétiens dans la mouvance altermondialiste (Les), Grannec Ch. (dir.) Coupeurs de route (Les), Issa Saïbou Cybercafés de Bamako, Steiner B. Défi des territoires (Le). Comment dépasser les disparités spatiales en Afrique de l’Ouest et du Centre, Alvergne C. Élections générales de 2007 au Kenya (Les), Lafargue J. (dir.) Enjeux urbains et développement territorial en Afrique contemporaine, Diop A. Entre délocalisations et relocalisations, Mercier-Suissa C. Islam et démocratie dans l’enseignement en Jordanie, Nasr M. Islam, nouvel espace public en Afrique (L’), Holder G. (éd.) Laurent Nkunda et la rébellion du Kivu. Au cœur de la guerre congolaise, Scott S. A. Le Hamas et l’édification de l’État palestinien, Danino O. Luttes autochtones, trajectoires postcoloniales (Amériques, Pacifique), Bosa B. et Wittersheim É. (dir.) Métamorphoses du Hezbollah (Les), Samaan J.-L. Niger 2005. Une catastrophe si naturelle, Crombé X. et Jézéquel J.-H. (dir.) Paradoxes de l’économie informelle (Les), Fontaine L. et Weber F. (dir.) Retour de l’esclavage au XXIe siècle (Le), Deveau J.-M. Réveils amérindiens. Du Mexique à la Patagonie, Rudel C. Soins de santé et pratiques culturelles. À propos du sida et de quelques maladies infectieuses, Bellas Cabane C. (dir.) Un autre monde à Nairobi. Le Forum social mondial 2007 entre extraversions et causes africaines, Pommerolle M.-E. et Siméant J. (dir.) Violences sexuelles et l’État au Cameroun (Les), Abega S. C.

Collection Chrétiens en liberté Essais A contretemps. L’enjeu de Dieu en Afrique, Eboussi Boulaga F. Algérie, terres de rencontres, Pruvost L. Bible et migrations, Trudeau P. Charles de Foucauld. Le chemin vers Tamanrasset, Chatelard Antoine Comprendre l’Afrique, Luneau René Deuxième synode africain (Le), Ndi-Okalla Joseph Dieu est dans l’instant, Jossua J.-P. Dire l’évangile avec les mots d’aujourd’hui, Corbineau Jean Femmes et prêtres mariés dans la société d’aujourd’hui, Landry J. Foi d’Africain (Ma), Ela J.-M. Foi d’un agnostique chrétien (La), Rogues Jean Lettres et messages d’Algérie, Claverie Pierre Libres paroles d’un théologien rwandais, Ntezimana Laurien Longue marche en Chine avec l’évangile, Leclerc du Sablon J. Monique Maunoury, une disciple de Charles de Foucauld, M. Cl. Bergerat Paraboles nouvelles, Luneau René Paroles de chrétiens en terre d’Asie, Cheza M. Le Pentecôtisme au Brésil, Corten André Prêtre en Algérie, Janicot Bernard Quarante jeunes martyrs de Buta, Bukuru Z. Quatre saisons du christianisme (Les), Mengus Raymond Renouer avec ses racines, Kabasele F. Synode africain à l’autre (D’un), Ndi-Okalla Joseph

Questions disputées Défis de l’évangélisation dans l’Afrique contemp., Santedi Léonard Dieu peut-il mourir en Afrique ? Messi-Metogo Eloi Dogme et inculturation en Afrique, Santedi Léonard Église du christianisme céleste (L’), Surgy (de) Albert Église, famille de Dieu, Appiah-Kubi Francis Église locale et crise africaine, Diouf Léon Homme africain au milieu du gué (L’), Bureau René Lire la Bible en milieu populaire, Mabundu Massamba Fidèle Paroles et silences du Synode africain, Luneau René Pour des Églises régionales en Afrique, Ndongala Maduku Ignace Récit et théologie, Ndi-Okalla J.-M. Repenser la théologie africaine, Ela Jean-Marc Synode africain (Le), Cheza Maurice Vie et ministère des prêtres en Afrique, Kumbu ki Kumbu E.

Collection Questions d’enfances Accouchement anonyme et adoption plénière, Michel Cahen Le bébé secoué. Le traumatisme crânien du nourrisson, D. Renier Comment protéger l’enfant ?, Gilbert Delagrange Éduquer dans la rue en Amérique latine, Agathe de Chassey Enfants des rues de Bombay, Anne-Sophie Tercier Enfants des rues en Chine, Daniel Stoecklin L’enfance maltraitée. Du silence à la communication, AFIREM L’enfant africain et ses univers, Ferdinand Ezémbé L’enfant en Centrafrique, Unicef-Bangui Les enfants aussi ont une histoire, Philippe Denis (dir.) États des savoirs sur la maltraitance, AFIREM Être enfant en Inde, Anne-Sophie Tercier La famille africaine, Aderanti Adepoju Langages et cultures des enfants de la rue, Stéphane Tessier (dir.) L’hôpital face à l’enfance maltraitée. Une passerelle entre coups et réparation, François Hochart et Annick Roussel Naissances et abandons en Algérie, Badra Moutassem-Mimouni Parenté et famille dans les cultures africaines, Camille Kuyu Mwissa Pauvreté, jeunes de la rue et sida. Les cas d’Abidjan et d’Accra, Momar-Coumba Diop (éd.) La prise en charge de la maltraitance, AFIREM Regards d’Afrique sur la maltraitance, Thérèse Agossou (éd.) Secret maintenu, secret dévoilé. A propos de la maltraitance, AFIREM Vivre et survivre à Mexico, Ruth Pérez López

Achevé d’imprimer en novembre 2011 sur les presses de la N ouvelle Imprimerie Laballery 58500 Clamecy Dépôt légal : novembre 2011 Numéro d’impression : 111043 Imprimé en France La Nouvelle Imprimerie Laballery est titulaire de la marque Imprim’Vert®

Collection Collection Signes Signes desdes temps temps dirigée dirigée parpar Robert Robert Dumont Dumont En France, il n’y a pas si longtemps, le catholicisme occupait le territoire et scandait le temps. Il est devenu, dans notre société, affaire de réseaux et de rassemblements ponctuels. Nous étions hier dans un catholicisme de convention, largement partagé, et nous voilà aujourd’hui dans un catholicisme d’élection, réduit à une minorité. Entre ces deux moments, des années 1880 aux années 1980, s’est déployé un catholicisme d’action, porté par un puissant mouvement catholique dont on n’a plus idée. Action, marche vers Dieu : c’était, en 1949, le titre significatif d’un petit ouvrage du père Lebret, dominicain, qui a inspiré bien des militants des patronages, de l’Action catholique ou du mouvement missionnaire. Leurs succès indéniables ne peuvent occulter les rivalités latentes, les conflits ponctuels et les vertiges intérieurs qui les ont affectés. À travers des approches croisées, ce livre essaie de rendre compte de la corrélation paradoxale entre une dynamique apostolique impressionnante et une crise religieuse spectaculaire, en prêtant particulièrement attention à la question cruciale du progressisme chrétien, posée par l’engagement de certains catholiques de gauche aux côtés des communistes. L’ébranlement des consciences croyantes les plus investies dans le monde moderne est donc le fil rouge de cet ouvrage qui s’achève, comme en contrepoint, par un portrait de groupe de l’épiscopat français, cette « hiérarchie », gardienne de la tradition catholique, si souvent critiquée par les milieux dont il est ici question.

Conception graphique : B. Nemo

Yvon Tranvouez est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Brest et membre du Centre de recherche bretonne et celtique.

ISBN : 978-2-8111-0554-9