Visages De La Modernité: Hommage à Maurice Godé
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Zitiervorschau

utopiques dans les revues expressionnistes allemandes» (Prix Strasbourg 1987), qui lui a fait découvrir le phénomène de modernité littéraire qu’il n’a cessé d’interroger par la suite. Le présent volume, qu’amis, collègues et élèves lui offrent en hommage réunit des études qui explorent cette même thématique. Il présente diverses formes de la modernité dans la littérature du XXe siècle, mais aussi dans les arts, danse et peinture notamment, éclaire les liens entre la littérature et une société en constante mutation, étudie des idées et des faits historiques qui marquèrent le siècle. Il souligne par ailleurs la richesse et la complexité des relations franco-allemandes durant cette période mouvementée. Enfin, l’Europe centrale, la Bohème plus particulièrement, ne pouvait être absente d’un ouvrage offert à celui qui avait voulu qu’à Montpellier les Etudes Germaniques s’élargissent en Etudes Centre-Européennes.

Michel Grunewald est professeur émérite à l’Université Paul Verlaine-Metz. Spécialiste de la littérature allemande de l’exil, des périodiques culturels allemands et de la pensée conservatrice, il a déjà publié ou dirigé des ouvrages sur Klaus Mann, Moeller van den Bruck, Charles Maurras et Jacques Bainville. Roland Krebs est professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Spécialiste de l’époque des Lumières et du classicisme weimarien, il a publié en 2010 un Goethe dans la collection Voix allemandes.

Michel Grunewald, Roland Krebs, Jean Mondot et Roger Sauter (éds)

Maurice Godé s’est fait tout d’abord connaître par sa thèse d’Etat portant sur les «théories

VISAGES DE LA MODERNITÉ Hommage à Maurice Godé Michel Grunewald, Roland Krebs, Jean Mondot et Roger Sauter (éds)

Roger Sauter est professeur émérite à l‘Université Paul-Valéry - Montpellier 3 et traducteur. Il a enseigné la linguistique, l‘analyse du discours et la traductologie.

ISBN 978-3-0343-0572-3 ISSN 1421-2854

VISAGES DE LA MODERNITÉ

Jean Mondot est professeur à l‘Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3. Spécialiste de la période des Lumières dites tardives en Allemagne, il est directeur de la revue Lumières.

LANG 63

www.peterlang.com

C O N V E R G E N C E S

PETER LANG

utopiques dans les revues expressionnistes allemandes» (Prix Strasbourg 1987), qui lui a fait découvrir le phénomène de modernité littéraire qu’il n’a cessé d’interroger par la suite. Le présent volume, qu’amis, collègues et élèves lui offrent en hommage réunit des études qui explorent cette même thématique. Il présente diverses formes de la modernité dans la littérature du XXe siècle, mais aussi dans les arts, danse et peinture notamment, éclaire les liens entre la littérature et une société en constante mutation, étudie des idées et des faits historiques qui marquèrent le siècle. Il souligne par ailleurs la richesse et la complexité des relations franco-allemandes durant cette période mouvementée. Enfin, l’Europe centrale, la Bohème plus particulièrement, ne pouvait être absente d’un ouvrage offert à celui qui avait voulu qu’à Montpellier les Etudes Germaniques s’élargissent en Etudes Centre-Européennes.

Michel Grunewald est professeur émérite à l’Université Paul Verlaine-Metz. Spécialiste de la littérature allemande de l’exil, des périodiques culturels allemands et de la pensée conservatrice, il a déjà publié ou dirigé des ouvrages sur Klaus Mann, Moeller van den Bruck, Charles Maurras et Jacques Bainville. Roland Krebs est professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Spécialiste de l’époque des Lumières et du classicisme weimarien, il a publié en 2010 un Goethe dans la collection Voix allemandes.

Michel Grunewald, Roland Krebs, Jean Mondot et Roger Sauter (éds)

Maurice Godé s’est fait tout d’abord connaître par sa thèse d’Etat portant sur les «théories

Roger Sauter est professeur émérite à l‘Université Paul-Valéry - Montpellier 3 et traducteur. Il a enseigné la linguistique, l‘analyse du discours et la traductologie.

VISAGES DE LA MODERNITÉ

Jean Mondot est professeur à l‘Université Michel de Montaigne - Bordeaux 3. Spécialiste de la période des Lumières dites tardives en Allemagne, il est directeur de la revue Lumières.

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VISAGES DE LA MODERNITÉ Hommage à Maurice Godé Michel Grunewald, Roland Krebs, Jean Mondot et Roger Sauter (éds)

VISAGES DE LA MODERNITÉ

La collection CONVERGENCES, publiée avec l’appui d’un comité de lecture franco-allemand, réserve une place privilégiée à des ouvrages relatifs aux périodiques culturels et politiques considérés comme expressions de l’opinion publique, des mouvements d’idées, des mentalités ainsi que des phénomènes culturels et sociaux pris dans leur ensemble. CONVERGENCES est une collection d’esprit pluraliste et interdisciplinaire. Elle est vouée à la fois à la rencontre des méthodologies et des champs disciplinaires en lettres et sciences humaines ainsi qu’à l’étude des phénomènes d’interculturalité envisagés sous leurs formes les plus diverses. La collection est ouverte à des travaux qui concernent de manière prioritaire – mais non exclusive – l’aire culturelle germanique, les relations francoallemandes et les transferts culturels.

Collection publiée sous la direction de Michel Grunewald C O N V E R G E N C E S

Vol. 63

VISAGES DE LA MODERNITÉ Hommage à Maurice Godé

Michel Grunewald, Roland Krebs, Jean Mondot et Roger Sauter (éds)

Tiré à part – Sonderdruck

PETER LANG Bern U Berlin U Bruxelles U Frankfurt am Main U New York U Oxford U Wien

Information bibliographique publiée par «Die Deutsche Nationalbibliothek» «Die Deutsche Nationalbibliothek» répertorie cette publication dans la «Deutsche Nationalbibliografie»; les données bibliographiques détaillées sont disponibles sur Internet sous ‹http://dnb.d-nb.de›.

Ouvrage publié avec le soutien financier de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 (Centre de Recherches en Etudes Germaniques, et de l’Université – Metz (Centre d’Etudes Germaniques Interculturelles PubliéPaul avecVerlaine le soutien de l’UMR IRICE Lorraine).de l’Europe, CNRS – Paris I – Paris IV). (Identités, relations internationales et de civilisations Ouvrage composé par Madame Bernadette Debiasi.

ISBN 978­3­0343­0572­3 E­ISBN 978­3­0352­0072­0 ISSN 1421­2854 (Print Ausgabe)

© Peter Lang SA, Editions scientifiques internationales, Berne 2011 Hochfeldstrasse 32, CH-3012 Berne [email protected], www.peterlang.com, www.peterlang.net Tous droits réservés. Réimpression ou reproduction interdite par n’importe quel procédé, notamment par microfilm, xérographie, microfiche, offset, microcarte, etc. Imprimé en Suisse

Remerciements Nous remercions très vivement pour leur soutien financier l’université Paul-Valéry – Montpellier 3 et l’université Paul Verlaine – Metz. Le présent ouvrage a été composé par Bernadette Debiasi, que nous tenons à remercier très sincèrement pour son aide efficace et son dévouement.

Maurice Godé

Table des matières / Inhaltsverzeichnis

Introduction Introduction

3

I. La modernité dans les arts et la littérature Dieter BORCHMEYER Vom Nutzen und Nachteil der Worte für die Sprache. Die Sprachkrise der Moderne und kein Ende

15

Rémy COLOMBAT Ecriture elliptique et utopie La fonction de l’imagination dans les récits de Malte Laurids Brigge

33

Catherine MAZELLIER-LAJARRIGE La pantomime de Richard Beer-Hofmann, Das goldene Pferd, ou le rêve d’une œuvre d’art totale

47

Marie-Thérèse MOUREY Entre géométrie, peinture et sculpture: le Ballet Triadique (1922) d’Oskar Schlemmer

65

Hilda INDERWILDI Questions d’intimité, questions d’actualité Corps et spectres dans 18. Oktober 1977 de Gerhard Richter

83

X

Table des matières / Inhaltsverzeichnis

II. Littérature et société au XXe siècle Roger SAUTER Emprunts et polyphonie dans Buddenbrooks de Thomas Mann

97

Ingrid HAAG Wie es eine Untertanenseele mit der Liebe hält. Zu Heinrich Manns Roman Der Untertan

111

Danièle BELTRAN-VIDAL Pas plus l’Ouest que l’Est dans le récit d’Ernst Jünger Le problème d’Aladin

127

Roland KREBS Eloge du perdant. Réflexions sur une trilogie romanesque de Martin Walser

137

III. Civilisation et histoires des idées Gérard RAULET Réflexions sur les relations entre littérature et «histoire des idées»

157

Michel ESPAGNE Erich Auerbach et la philologie de l’exil turc

171

Jean-Marie PAUL La théorie du partisan et la vision politique et historique de Carl Schmitt

191

Gérald STIEG La puissance d’un contre-modèle Canetti et Hobbes

209

Pierre-André BOIS Le Cercle de Kreisau: une «Allemagne libre» dans une «Europe de paix»

221

Inhaltsverzeichnis / Table des matières

XI

IV. France-Allemagne Jacques LE RIDER Realismus allemand et réalisme français (1848-1890): plus de différences que de points communs?

245

Diether RAFF Das Werden des Deutschen Reiches und die sich daraus ergebenden Veränderungen im europäischen Staatensystem

263

Jean MONDOT Célestin Bouglé ou le charme discret de l’Allemagne wilhelminienne

275

Michel GRUNEWALD Civilisation et barbarie. Le combat de Charles Maurras contre l’Allemagne de la naissance de l’Action française à la fin de la Première Guerre mondiale

293

Karl Heinz GÖTZE Bücher, die nach Thymian duften. Provencereisen deutscher Dichter

311

V. L’espace culturel et politique de l’Europe centrale (Prague) Helga MEISE Literatur und Literaturvermittlung in den ersten Prager Moralischen Wochenschriften 1770-1772

333

Françoise MAYER Procès d’infamie en Europe post-communiste

351

Publications de Maurice Godé

367

Index des noms

373

Liste des auteurs

381

Tabula gratulatoria

385

INTRODUCTION

Introduction Il y a bien des manières de devenir germaniste. La géographie et le contexte familial sont loin d’être toujours déterminants. L’exemple de Maurice Godé montre qu’on peut être né juste après l’exode de 1940, au nord-ouest du territoire français, dans une famille aux sympathies anglo-saxonnes marquées et cependant consacrer son existence à étudier et à enseigner la culture allemande. Comme souvent, les circonstances et surtout les rencontres ont joué un rôle capital dans ce choix, mais celui-ci était aussi ancré dans les goûts et les dons du collègue, du maître et de l’ami que nous honorons par ce volume. Le lycéen d’Abbeville qui combattait l’ennui distillé par une petite ville de province des années 1950 par la lecture et la pratique du sport eut un premier contact direct avec le monde germanique lors d’un séjour de vacances en Autriche, puis grâce à une bourse Zellidja qui lui permit de rencontrer des représentants importants du monde économique allemand. Après avoir hésité un temps entre le droit ou l’économie et les lettres, il entra en classe préparatoire littéraire au Lycée Faidherbe de Lille. C’est là que pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la rencontre avec un professeur d’exception, Joseph-Marie Moeglin, décida de la suite de ses études. Ensuite, à la Faculté des Lettres de Lille, Maurice Godé eut la chance de profiter de l’enseignement de René Gérard, d’Alfred Guth et de Pierre Berteaux. On ne pouvait avoir de meilleurs initiateurs au monde de la littérature, de l’histoire des idées et de la civilisation allemande. Bien qu’il ait, par la suite, consacré l’essentiel de ses recherches au domaine littéraire, Maurice Godé n’a, du reste, jamais séparé les œuvres littéraires de leurs sources et de leurs prolongements philosophiques et il a montré un intérêt constant pour la réalité allemande contemporaine. Après l’agrégation et quelques années dans l’enseignement secondaire, ce qui constituait à l’époque une étape quasi-incontournable dans la carrière d’un jeune universitaire, Maurice Godé obtint son détachement comme assistant à l’Université de Reims tout juste refondée en 1968. Il devait rester en poste dans cette université pendant dix-huit ans, participant activement au développement de la toute jeune section d’allemand de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Notre discipline connaissait à l’époque une période d’expansion et attirait encore de nombreux étudiants d’un bon niveau, l’Université avait besoin de cerveaux et de bras et recrutait généreusement. Une section nouvelle comme celle de Reims était composée pour l’essentiel de jeunes collègues du cadre B chargés de ce fait de responsabilités qui dans

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Introduction

des sections plus anciennes revenaient à des collègues plus chevronnés. Les tâches d’enseignement, de la première année à la préparation des concours, firent passer pour tous un certain temps au second plan les obligations de la recherche. Mais ce fut aussi une période heureuse pour tous ceux qui l’ont vécue, car ils avaient la chance de construire ensemble, pierre après pierre, un nouvel institut d’études germaniques. L’absence de toute pesanteur hiérarchique, une grande liberté créaient une atmosphère agréablement détendue malgré les inévitables frictions et désaccords de tout travail d’équipe. En plus de ses charges d’enseignement, Maurice Godé, comme ce fut le cas dans la suite de sa carrière, assuma de nombreuses tâches administratives. C’est ainsi qu’il fut assesseur du doyen de la Faculté des Lettres, membre du Conseil d’Administration et du Conseil Scientifique de l’Université. Il dirigea un temps le Service universitaire des étudiants étrangers et assura un temps avec deux autres collègues, Pierre-André Bois et Roland Krebs, la direction collégiale du Département d’allemand, lorsque Pol Oury, le fondateur de la section qu’il avait dirigée de nombreuses années, demanda à être relayé. Les séances de travail du directoire se concluaient parfois au bowling. En même temps que le jeune germaniste apprenait son métier d’enseignant du supérieur et s’initiait à l’autogestion universitaire, il lui fallait faire ses preuves comme chercheur. Maurice Godé inscrivit donc une thèse d’Etat sous la direction de René Gérard devenu professeur à l’Université d’Aix-enProvence sur Les théories utopiques dans l’expressionnisme, un sujet immense sagement réduit par la suite à l’étude de l’utopie dans les trois principales revues expressionnistes. Tel quel, le projet restait d’une ambition impressionnante. Et comme beaucoup de jeunes universitaires de sa génération, Maurice Godé ne se sentait guère préparé à mener à bien une entreprise aussi redoutable, produire l’ouvrage quasi-exhaustif, le «chefd’œuvre» du compagnon aspirant à la maîtrise. Deux problèmes redoutables ont considérablement freiné sa recherche: l’absence de sources documentaires et l’isolement intellectuel. La solution vint de la création par le Ministère d’un embryon de scolarité pour les doctorants. Maurice Godé se rendit donc régulièrement à Aix pour assister et participer aux séminaires animés par René Gérard, ce qui lui donna la possibilité d’échanges fructueux. Puis, grâce au soutien du DAAD, il put faire de nombreux et longs séjours aussi bien au Literararchiv de Marbach am Neckar qu’à la Staatsbibliothek de Berlin. Il fut de ceux qui comprirent assez tôt que le métier de chercheur n’était pas entièrement sédentaire et qu’il fallait se rendre sur le terrain. Internet changera-t-il fondamentalement cette donnée? Le doute est permis, car ce ne sont pas seulement les livres que l’on rencontre dans les bibliothèques et les centres de recherche, mais aussi les autres.

Introduction

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Maurice Godé soutient sa thèse d’Etat en 1986. S’inspirant notamment de la notion d’utopie développée par Ernst Bloch et Gustav Landauer, il a pu mettre en lumière dans les revues d’avant-garde du début du XXe siècle plusieurs variantes d’utopie. Pour Der Sturm d’Herwath Walden, c’était l’utopie d’un art autonome s’opposant à la topie de la société wilhelminienne, pour Die Aktion de Franz Pfemfert, qui s’est opposé aux fauteurs de guerre, celle de l’indifférenciation des peuples et des nations, pour Die Weißen Blätter de René Schickelé, celle d’un retour à une «communauté» dont le ciment serait de l’ordre du religieux (re-ligio). Ce travail obtint le Prix Strasbourg en 1987 décerné par la Fondation F.V.S. de Hambourg et l’Université de Strasbourg (no 2 de la bibliographie). Maurice Godé après ce travail inaugural devint un des meilleurs spécialistes internationaux de l’expressionnisme participant à de nombreux colloques, fournissant de nombreuses contributions à des revues et à des publications collectives, avant d’offrir une remarquable synthèse parue en 1999 aux PUF, L’expressionnisme (no 9 de la bibliographie). Maurice Godé ne devait jamais abandonner l’étude des revues, qui sont un mode d’accès privilégié à la reconstitution de la vie intellectuelle d’une époque. Les grands débats sur la jeunesse, l’organisation sociale, le renouveau catholique, la guerre, la révolution, l’esthétique, les relations des intellectuels avec le pouvoir, etc. qui y sont menés lui fournirent la matière à des nombreux articles. Cet intérêt lui donna l’occasion de travailler à plusieurs reprises avec le Centre d’Etude des périodiques de langue allemande (le CEPLA devenu récemment le CEGIL) dirigé par Michel Grunewald (bibliographie: 9, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 21, 22, 23, 25, 27, 28, 39, 45, 48, 52, 54, 62, 73). La poésie étant le genre littéraire privilégié des expressionnistes, Maurice Godé a été tout naturellement porté à lui accorder une grande place dans son enseignement comme dans ses écrits. Georg Trakl, August Stramm, Gottfried Benn, Albert Ehrenstein, Georg Heym, les grands noms du lyrisme expressionniste lui ont inspiré des articles substantiels (no 5, 16, 24, 30, 31, 32, 33, 35, 36, 44, 51, 62, 69, 75, 76, 77, 78). Les tropismes de cette littérature l’ont aiguillé tout aussi naturellement vers un certain nombre de problèmes théoriques: la mise en question du mimétisme dans l’art moderne (33), le problème de savoir qui parle dans un texte (10), la représentation du corps (en particulier au théâtre (cf. 11 et 57), les problèmes de traduction et de transfert (13, 61, 77), la réception (26, 29, 44), le grotesque comme méthode expérimentale (34), les rapports entre poétique et politique (37, 45, 52, 53). Les implications de l’expressionnisme allemand dans les avant-gardes européennes (futurisme, cubisme) et les

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Introduction

rapports entre la littérature et l’histoire des arts ont occupé aussi une place importante dans ses recherches (cf. 9 et 65 notamment). Selon le principe qu’on ne comprend véritablement les choses que par comparaison avec ce qui est différent, voire contraire, ses recherches ont porté sur des auteurs dont la manière d’écrire est aux antipodes de celle des expressionnistes. On peut citer Arthur Schnitzler (20), Max Brod (43, 61, 77), Stefan Zweig (26, 29), Max Frisch (42), Thomas Mann (50, 72), Bertolt Brecht (78), Hans-Magnus Enzensberger (35), et même, dans une de ces rares infidélités au XXe siècle, Les Affinités électives de Goethe (74)! Maurice Godé, se souvenant peut-être qu’Alfred Grosser lui a autrefois proposé de travailler sur la civilisation contemporaine et qu’il a été durant de nombreuses années un lecteur passionné de la Zeit, est revenu ces derniers temps vers l’étude des questions de société dans une optique francoallemande, comme la formation des élites, la coopération franco-allemande, la réunification, la place de l’allemand dans le monde (58, 59, 63, 64, 66). Une fois sa thèse d’Etat soutenue, Maurice Godé pose sa candidature à un poste de professeur et il se trouve placé en tête à Nancy 2 et Montpellier 3. Le choix n’est pas évident pour cet homme du Nord, qui refuse d’assimiler Midi et préretraite. La France méridionale est pour lui, selon ses propres termes une terra incognita en dehors des activités de vacances. Finalement, il opte malgré tout pour le grand saut, mais il lui faudra près de dix ans pour accomplir cet acte d’adoption totale qu’est l’achat d’une maison dans un village proche de Montpellier. A l’Université, cependant, le dépaysement est moindre car les deux tiers des enseignants viennent d’ailleurs, les étudiants sont nombreux et proviennent de partout en France et de l’étranger, les centres de recherche offrent un choix appréciable pour un jeune professeur et, surtout, il existe des liens solides entre le Département d’allemand et la Maison de Heidelberg, très dynamique dans la cité. Si l’allemand a d’assez nombreux étudiants, il ne possède pas de centre de recherche et, avec l’aide de collègues du Conseil d’Administration, Maurice Godé obtient en 1992 la création d’une Jeune Equipe, ce qui va lui permettre de mettre sur pied, en collaboration avec les collègues d’Aix, une formation de 3e cycle. Peu de temps après, Maurice Godé va prendre la direction du Département pour quatre ans. En avril 1992, a lieu le premier colloque de la Jeune Equipe: Vienne – Berlin: deux sites de la modernité, en collaboration avec Ingrid Haag et Jacques Le Rider, dont les Actes seront publiés l’année suivante dans les Cahiers d’Etudes Germaniques d’Aix (cf. bibliographie n° 4). En 1994, est créée l’Equipe d’Accueil, qui prendra le nom d’Etudes Germaniques et Centre-Européennes, sous l’influence à la fois de Jacques Le Rider et de Françoise Meyer, spécialiste de l’Europe centrale et de la Bohème. Un second

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colloque va d’ailleurs porter l’équipe sur les fonts baptismaux: Allemands, Juifs et Tchèques à Prague (co-dirigé par J. Le Rider et F. Meyer). La publication des Actes constituera le premier numéro d’une collection «La Bibliothèque d’Etudes Germaniques et Centre Européennes» (bibliographie: no 6), qui comprendra une dizaine de numéros. Suivra un nouveau colloque consacré à Der Verschollene de Kafka (co-organisé avec M. Vanoosthuyse, cf. no 8). La décennie qui suivit fut faste pour l’Equipe d’Accueil grâce à des séances communes de DEA avec les collègues d’Aix et de Nice, au séminaire interdisciplinaire sur le roman moderne et aux publications d’assez nombreux jeunes doctorants. Maurice Godé a, un an avant son éméritat, coorganisé un dernier colloque (avec Roger Sauter): Traduction, adaptation, transposition, qui a réuni pendant deux jours et demi, germanistes, littéraires, sémioticiens, philosophes, éditeurs autour du thème des transferts culturels sous ces trois formes. Les Actes seront publiés l’année suivante dans les Cahiers d’Etudes Germaniques (no 13). En une vingtaine d’années de présence à Montpellier, Maurice Godé aura dirigé une douzaine de thèses et d’HDR et aura participé aux jurys de quatre-vingts autres. En 1995, Maurice Godé accède à d’importantes responsabilités au plan national: à la suite du départ de J. Le Rider comme conseiller culturel à Vienne, il va le remplacer comme consultant pour les études germaniques et scandinaves à la Mission scientifique et technique du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. A la tête d’un groupe d’experts germanistes, sa mission est d’examiner les demandes d’habilitation de diplômes et d’équipes de recherche. Il en profite pour dresser la carte de la germanistique française (no 7 de la bibliographie). En 1996, Maurice Godé est nommé membre de la 12e section du CNU. Il s’aperçoit alors d’un certain nombre de dysfonctionnements liés à l’absence de critères clairs et définis par écrit concernant l’appréciation objective des dossiers présentés. Ses observations et propositions dans ce sens sont d’ailleurs nombreuses. En 1999, il franchit le pas et dresse une liste indépendante pour se présenter au suffrage des collègues. Celle-ci arrive en tête et il est élu président de la 12e section du CNU, présidence renouvelée quatre ans après. Un important travail de redéfinition des critères déterminant l’inscription sur la liste de qualification aux fonctions de maître de conférences et de professeur est accompli sous sa direction. En définissant de manière libérale le champ de compétence de la 12e section, il favorise l’ouverture à de nouvelles recherches et, par voie de conséquence, à de nouveaux cursus. Sous la direction du président, le bureau avec comme vice-présidents Jean Mondot, puis Michelle Le Bars, comme assesseurs Marie-Thérèse Mourey, puis Sylvie Le Moël prépare efficacement les séances plénières. La communication avec les collègues de la discipline

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Introduction

est considérablement améliorée et les réunions se déroulent dans une atmosphère de grande cordialité. Parallèlement, Maurice Godé poursuit son ancrage à Montpellier en étant élu pendant huit ans au Conseil d’administration. Cette dernière tâche va lui permettre, avec l’aide d’Alain Blayac, Directeur des relations internationales, de relancer la coopération avec l’Université de Heidelberg et de renforcer les liens personnels entre les deux établissements. En 2001, il sera nommé Gastprofessor pour le semestre d’été et en 2006, il sera élu Ehrensenator à Heidelberg. Deux collègues allemands seront faits Doctor honoris causa à l’Université Paul-Valéry. Il est vice-président de l’association qui gère la Maison de Heidelberg et est toujours très actif, malgré sa retraite, dans les rencontres régulières entre les deux Universités. La modernité, die Moderne, a été à la fois le cadre ou le contexte des recherches de Maurice Godé et leur objet même. Elucider la modernité dans ses expressions littéraires et plus généralement artistiques a été le fil conducteur de ses travaux. Il n’est donc pas surprenant que les éditeurs de ce volume d’hommage aient souhaité revenir sur ce mouvement, cette dynamique souvent énigmatique et toujours multiforme dont la diversité se retrouve dans la variété des contributions. Comme c’est souvent le cas dans l’histoire des idées ou des grands courants de pensée, l’ère de la modernité commence aussi par un sentiment de crise. Et de crise de l’expression même, du langage. Il était donc logique que ce premier chapitre fût inauguré par une réflexion sur la crise du langage qui intervient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Dieter Borchmeyer livre une étude brillante sur le sujet. Il montre bien que la fameuse lettre de Lord Chandos due à Hofmannsthal n’est pas le seul témoignage de cette remise en question de la parole ou du verbe. On la rencontre sous des formes variées chez Nietzsche, Rilke, Fritz Mauthner. Borchmeyer écrit justement: «Sprachkritik und Sprachskepsis bilden Leitmotive der Literaturtheorie und der Philosophie der Jahrhundertwende.» Simultanément ou parallèlement il y eut aussi une crise du genre narratif. Mais on ne se résigna pas à la crise et Rilke, dans les Carnets de Malte Laurids Brigge (Rémy Colombat) donna d’une certaine façon le signal d’un renouveau du genre. Le théâtre aussi connut une phase de crise et de rénovation parfois sans véritable réussite et en tout cas sans lendemain, mais symptomatique cependant, c’est le cas du théâtre de marionnettes que Richard Beer-Hofmann tenta de développer dans l’espoir ou l’illusion de réaliser une œuvre d’art totale, incluant la gestuelle, la parole et la musique. Il écrivit des pièces pour ce théâtre-là telle que Goldenes Pferd analysé par Catherine Mazellier Lajarrige. La danse fut touchée également par cette refondation comme le montre fort bien MarieThérèse Mourey dans sa contribution consacrée aux recherches liées à la

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chorégraphie de cet artiste aux talents multiples que fut Oskar Schlemmer. Le Bauhaus auquel il participa se manifesta dans les années 1920, mais il s’inspirait, comme le rappelle justement Marie-Thérèse Mourey, de recherches qui étaient nées dès le début du siècle, notamment chez Kandinsky. Ces expérimentations, ces recherches caractéristiques de la modernité initiées pendant les années 1900, poursuivies dans les années 20, continuent d’inspirer les créateurs même contemporains. On en voit des résurgences encore à la fin du siècle, par exemple dans l’œuvre du peintre Gerhard Richter analysée par Hilda Inderwildi. Il tente de rendre compte en peinture, plus de dix ans après les faits, en 1988, de la tragédie de «l’automne allemand». Le roman était en crise, mais cela ne l’empêcha pas de prospérer. On peut même penser que cela stimula l’écriture romanesque. Car le XXe siècle fut riche en grandes œuvres romanesques. Les deux grands prosateurs de la première moitié du siècle, Thomas et Heinrich Mann, ne pouvaient donc être absents de ce recueil. Ils ont marqué de façon très différente l’écriture romanesque, mais leur contribution à l’art du roman, si différente et peut-être inégale soit-elle, fait en tout cas partie intégrante de l’histoire du genre au XXe siècle. Elle montre également la plasticité de cette forme qui peut être servie aussi bien par le Zivilisationsliterat Heinrich Mann que par le raunender Beschwörer des Imperfekts Thomas Mann, comme le font si bien comprendre Roger Sauter et Ingrid Haag dans leurs contributions respectives. Mais il est d’autres stylistes qui ont marqué le siècle. Et Ernst Jünger, quoique l’on puisse penser d’autre part de son parcours idéologique, est de ceux-là. Passé la mitan du siècle, en dépit de querelles encore non apaisées, il a continué de retenir l’attention voire de fasciner et n’a pas cessé de s’interroger sur le devenir de nos sociétés comme dans Aladins Problem (Danièle BertranVidal). Mais le «grand» roman allemand du XXe siècle n’était pas seulement une grande «machine» narrative. La philosophie ou les idées du temps, dominantes ou non, y occupaient une place très particulière et probablement originale dans la littérature européenne et mondiale. L’étude que consacre Gérard Raulet à ces relations entre littérature et histoire des idées en démonte et démontre parfaitement la spécificité et l’intérêt. Elle était illustrée aussi par la relation Canetti-Hobbes (Gerald Stieg) ou par les conditions historiques d’élaboration des conceptions littéraires d’Erich Auerbach, ce maître de la science littéraire exilé en Turquie (Michel Espagne). Le livre de Martin Walser, Der Augenblick der Liebe, dernier volet d’une trilogie romanesque qu’analyse Roland Krebs, intègre aussi la philosophie dans son déroulement, mais, significativement, c’est à un philosophe des Lumières et même des Lumières dites radicales, au matérialiste athée La Mettrie, qu’il emprunte une leçon de bonheur et d’amoralisme. Mais son héros, Gottlieb Zürn, trop

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pétri de culpabilité chrétienne n’entendra pas ou du moins ne parviendra pas à faire sienne cette leçon d’émancipation individuelle. Il en restera aux aspirations velléitaires, propres d’ailleurs aux personnages walseriens. Mais l’histoire des idées ne se mêle pas seulement à la littérature. Elle trame également l’engagement politique allemand. L’étude de la pensée de Carl Schmitt dans La théorie du partisan par Jean-Marie Paul en fournit un exemple à la fois brillant et irritant tant des «préjugés éclatants, des engagements indéfendables et des professions de foi odieuses notamment quant à la préservation de la race» coexistent avec «des analyses d’une grande lucidité». A partir de tout autres présupposés, la contribution de Pierre-André Bois sur le cercle de Kreisau permet également de bien saisir l’articulation du politique et du philosophique. L’histoire allemande ne se lit jamais mieux que dans le contraste avec l’histoire de France – et réciproquement. Jacques le Rider compare et oppose ces notions de Realismus/réalisme dans l’une et l’autre histoire. Il relève que le réalisme stylistique en Allemagne et en France s’installe au moment où après l’échec de 48 l’idéalisme politique est congédié par la Realpolitik bourgeoise. Pourtant des traditions poétologiques différentes feront que la notion de réalisme artistique connaîtra en France et en Allemagne une évolution décalée, marquée en Allemagne, en particulier, par un certain nationalisme littéraire. La haute figure de Bismarck incarne bien ce réalisme en politique et sans doute dans sa forme la plus brutale. Assurément, il ne faut pas faire de Bismarck une espèce de mauvais génie précurseur ou annonciateur de la catastrophe séculaire du 3e Reich. Dieter Raff a raison de le rappeler. En même temps la fondation de ce Reich wilhelminien présentait quelques «défauts» qui eurent par la suite les conséquences désastreuses que l’on sait. On songe en politique intérieure à la posture antiparlementaire du chancelier (Indemnitätsvorlage) et en politique extérieure à l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Pourtant, 25 ans après l’affrontement de la guerre de 1870-1871, les Français et les Allemands ne se regardaient pas constamment en ennemis héréditaires, et l’on pouvait séjourner en tant qu’étudiant français dans des villes universitaires allemandes et se laisser séduire par cette Allemagne accueillante des universités comme ce fut le cas du sociologue français Célestin Bouglé qui put suivre les cours de Georg Simmel à Berlin et de bien d’autres (Jean Mondot). Ce moment de relative détente francoallemande fut toutefois de courte durée. Une dizaine d’années plus tard les crispations nationalistes prenaient le dessus et Charles Maurras se déchaînait contre l’Allemagne et l’ennemi héréditaire dans une haine monomaniaque dont on a peine aujourd’hui à comprendre la violence délirante. Elle ne l’empêchera pas cependant, en 1940, de se rallier au maréchal Pétain, «divine surprise» offerte par la défaite. Pourtant d’autres voix que celles de la

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haine pouvaient être entendues. Par exemple celle de ces écrivains allemands amateurs de paysages provençaux qui n’ont pas chaussé ces lunettes déformantes. Ils partaient, oublieux des frontières et des préjugés, en quête d’un autre art de vivre et de voir, fascinés par les couleurs et les mœurs méridionales. Ils furent nombreux pendant plus de deux cents ans à arpenter ces territoires, rééquilibrant et réaccordant leur être sous l’azur consolant du ciel méditerranéen (Karl-Heinz Götze). L’Allemagne du fait de sa position centre-européenne présente une extension à l’est de sa culture. On peut penser à Prague et à son milieu intellectuel qui a enrichi aussi la littérature et la philosophie allemande depuis au moins le XVIIIe siècle (Helga Meise). Après 1945, l’aspect le plus sombre de la modernité, à savoir l’expérience totalitaire, ici dans sa variante communiste, permet une comparaison des attitudes adoptées en Allemagne et en Europe centrale vis-à-vis de ces dictatures et des passés d’oppression sur lesquels elles pèsent encore. «L’affaire Kundera», quelle qu’en soit la vérité, fournit de ce point de vue un exemple hautement significatif de cette situation et des relations ambivalentes entre littérature et pouvoir, mais aussi du rapport difficile aux cendres mal éteintes d’un passé encore proche (Françoise Mayer). Dans la diversité des aspects de la modernité, cette face sombre et douloureuse ne pouvait être oubliée. Il reste aux éditeurs l’agréable devoir de remercier tous les collègues qui ont bien voulu prêter leur concours à ce volume. Ils espèrent que les lecteurs y retrouveront comme un écho des recherches menées par son destinataire et que le destinataire lui-même y lira l’expression de l’estime et de l’amitié qu’ils lui portent. Michel GRUNEWALD

Roland KREBS

Jean MONDOT

Roger SAUTER

I. LA MODERNITÉ DANS LES ARTS ET LA LITTÉRATURE

Vom Nutzen und Nachteil der Worte für die Sprache. Die Sprachkrise der Moderne und kein Ende Dieter BORCHMEYER

Im Verhältniß zur Musik ist alle Mittheilung durch Worte von schamloser Art; das Wort verdünnt und verdummt; das Wort entpersönlicht: das Wort macht das Ungemeine gemein. Nietzsche: Nachgelassene Fragmente Herbst 18871 Worte, Worte – Substantive! Sie brauchen nur die Schwingen zu öffnen und Jahrtausende entfallen ihrem Flug. Gottfried Benn: Epilog und lyrisches Ich (1927)2

In seinem Gedicht «Wink» aus dem «Buch Hafis» des West-östlichen Divan veranschaulicht Goethe die Unzulänglichkeit und Zulänglichkeit des Worts durch ein erotisches Gleichnis: Das Wort ist ein Fächer! Zwischen den Stäben Blicken ein Paar schöne Augen hervor. Der Fächer ist nur ein lieblicher Flor, Er verdeckt mir zwar das Gesicht; Aber das Mädchen verbirgt er nicht. Weil das Schönste was sie besitzt Das Auge, mir in’s Auge blitzt.3

In den einleitenden Versen des Gedichts heißt es, es verstehe sich von selbst, «daß ein Wort nicht einfach gelte».4 Immer gibt es, so scheint es, eine Differenz zwischen Zeichen und Bezeichnetem. Und zumal das Wort der Dichtung

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Friedrich NIETZSCHE, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, hrsg. v. Giorgio Colli u. Mazzino Montinari, München 1980, Bd. XII, S. 493. Gottfried BENN, Prosa und Autobiographie in der Fassung der Erstdrucke, Mit einer Einführung hrsg. v. Bruno Hillebrand, Frankfurt a.M. 1984, S. 274. Johann Wolfgang GOETHE, Sämtliche Werke nach Epochen seines Schaffens, Münchner Ausgabe, hrsg. v. Karl Richter, München Wien 1985 ff., Bd. 11.1.2, S. 27. Ebd.

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ist mehrdeutig: es verdeckt und offenbart zugleich.5 Was es verdeckt, ist das Gesicht, die simultan erfaßbare Gesamterscheinung, die allenfalls ein Bild ins Bild bringen kann, doch was das Wort offenbaren kann, ist das Transitorische (mit Lessings Laokoon zu argumentieren), das als das Vorübergängliche und doch Prägnante das Ganze des durch das Wort bezeichneten Wesens zum Ausdruck bringen kann: das Wort als aus dem Augen-Blick geborener Wink. Die Idee der Transparenz des Worts, seines verhüllenden Offenbarens, verbergenden Entbergens führt uns zu einem Grundbegriff Goethes, der den Titel des unmittelbar vorangehenden Gedichts des Divan bildet; beide Gedichte gehören aufs engste zusammen, das zweite ist «Wink» auch im Sinne eines erklärenden Hinweises auf das erste: Offenbar Geheimniß Sie haben dich heiliger Hafis Die mystische Zunge genannt, Und haben, die Wortgelehrten, Den Werth des Worts nicht erkannt. Mystisch heißest du ihnen, Weil sie närrisches bey dir denken, Und ihren unlautern Wein In deinen Namen verschenken. Du aber bist mystisch rein Weil sie dich nicht verstehn, Der du, ohne fromm zu seyn, selig bist! Das wollen sie dir nicht zugestehn.6

Das Wort als offenbares Geheimnis. Das ist die Signatur des hafisischen Worts, welche diejenigen mißverstehen – die Wort- und Schriftgelehrten –, die sich orthodox-doktrinär auf den Koran-Lehrer Hafis beziehen, ihn in ein «frommes» Korsett zwingen wollen, obwohl er doch nicht fromm im Sinne starrer Rechtgläubigkeit, sondern jenseits derselben «selig» gewesen ist. Wenn sie ihn «mystisch» nennen, heißt das: sie wollen nicht wahrhaben, daß er als Koran-Lehrer doch auch Lieder von Liebe und Wein gesungen hat, und suchen seine Dichtung durch, «närrische» Allegorisierung gewissermaßen glaubensunschädlich zu machen, in orthodoxe Lehrsätze zu übertragen, seine Bilder durch einen ihnen angedachten Hintersinn ihren Dogmen

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Vgl. Wolfgang SCHADEWALDT, «Das Wort der Dichtung», in: Wort und Wirklichkeit. Herausgegeben von der Bayerischen Akademie der Schönen Künste, München 1960, S. 90-128, hier: S. 102 ff. Ebd., S. 26 f.

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dienstbar zu machen (wie es im christlichen Bereich auch mit der Liebeslyrik des Hoheliedes der Bibel geschehen ist). Die Orthodoxen begreifen nicht den «Wert des Worts»: daß das Wort des Hafis ein dichterisches ist, «mystisch rein», weil sich in seiner Bildlichkeit zwar ein höherer Sinn, ein Geheimnis verbirgt, aber kein solches, das sich einer dogmatisch interessierten Allegorese erschließt. Es ist das Wort, das nicht bezeichnet, sondern bedeutet, das sich nicht auf eine außerhalb seiner selbst vorhandene Realität bezieht, sondern selbst eine Wirklichkeit schafft, die es ohne dieses dichterische Wort nicht gäbe. «Kein ding sei, wo das wort gebricht», heißt die letzte Zeile von Stefan Georges Gedicht Das Wort (1919). In Hofmannsthals fingiertem Gespräch über Gedichte (1903) lehnt Gabriel geradezu entsetzt den «häßlichen Gedanken» seines Gesprächspartners Clemens ab, daß die «Poesie eine Sache für die andere setzt». Niemals tue sie das, «denn es ist gerade die Poesie, welche fieberhaft bestrebt ist, die Sache selbst zu setzen», in «Chiffren», die «nichts als sich selber» bedeuten, gesehen mit den Augen der Poesie, die jedes Ding jedesmal zum erstenmal sieht, «[...] sie spricht Worte aus um der Worte willen».7 Als Faust den Anfangsvers des Johannesevangeliums übersetzt, stolpert er gleich über den Logos, das Wort, das en arché, im Anfang aller Dinge stehen soll: «Ich kann das Wort so hoch unmöglich schätzen» (Vs. 1225) – und er ersetzt bekanntlich das «Wort» durch die «Tat» (Vs. 1237). Fausts Skepsis gegenüber dem Wort ist so lange berechtigt, als er es nur für ein Zeichen, das sich auf Anderes bezieht, für ein Abgeleitetes hält, das eben deshalb nicht «im Anfang» stehen kann. Hinter dem johanneischen Logos steht jedoch gewissermaßen ein anderer griechischer Begriff für das Wort: Mythos. In seiner ursprünglichen Bedeutung ist Mythos im Unterschied zu Logos das Wort, das noch Ereignis und Tat ist, das Wort von den uranfänglichen, göttlichen Dingen, die im Logos nicht zu fassen sind (Walter F. Otto).8 Die Sehnsucht Fausts nach dem Wort als Tat hat die Dichter von jeher bewegt – mehr denn je den Dichter der Moderne, der sich einer inflationären Entwertung der Worte, seines eigenen Mediums, gegenübersieht.9 Hugo von Hofmannsthal, der Sprachskeptiker par excellence, glaubte wie Nietzsche in 7 8 9

Hugo VON HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke in zehn Einzelbänden, hrsg. v. Bernd SCHOELLER, in: Beratung mit Rudolf Hirsch, Frankfurt a.M. 1979, Erzählungen, erfundene Gespräche [...], S. 498 f., 501, 503. Walter F. OTTO, «Sprache als Mythos», in: Die Sprache, hrsg. von der Bayerischen Akademie der Schönen Künste, München 1959, S. 115-125. Siehe auch ebd. S. 71 f. (Friedrich Georg Jünger). Vgl. dazu die umfassende Darstellung der modernen Sprachkrise und der Versuche ihrer Überwindung bei Helmuth KIESEL, Geschichte der literarischen Moderne, Sprache, Ästhetik, Dichtung im zwanzigsten Jahrhundert, München 2004, S. 177-231.

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der Meta-Sprache der Musik diese Einheit von Wort und Tat zu finden. So nennt er in seiner Rede auf Beethoven den Komponisten den «Schöpfer einer Sprache über der Sprache. […] Hier war ein Wort und die lebendige Tat, und sie waren eins».10 Das Wort als Tat: nirgends offenbart es sich eindrucksvoller als im biblischen Schöpfungsbericht. «Und Gott sprach: es werde Licht. Und es ward Licht» (1 Mose 1,3). Durch das Wort wird das Licht geschaffen, das Wort ist nicht Zeichen für etwas, das er vor und außerhalb seiner gab, sondern es ist wirklich das Erste: en arché. Daß auch der Dichter ein Schöpfer ist, der nicht mehr im Sinne des Kardinalbegriffs der Poetik seit Aristoteles Mimesis betreibt, Imitatio einer vorgefundenen Wirklichkeit, sondern wie Prometheus – «the second maker» (Shaftesbury) durch sein Wort eine neue Wirklichkeit initiiert, ist ein poetologisches Axiom seit dem 18. Jahrhundert, seit dem Zeitalter der Säkularisation. Undenkbar, daß noch ein Jahrhundert zuvor ein Dichter gewagt hätte, anderes zu tun, als die Schöpfung im Sinne der Mimesis nachzubilden. Hybris wäre es gewesen, sich prometheisch Gott als neuer Schöpfer an die Seite zu stellen oder seine Nachfolge antreten zu wollen, wie es in Goethes Prometheus-Hymne und selbst noch in seinem Gedicht «Wiederfinden» aus dem «Buch Suleika» des West-östlichen Divan geschieht. Als die Welt im tiefsten Grunde Lag an Gottes ew’ger Brust, Ordnet’ er die erste Stunde Mit erhabner Schöpfungslust, Und er sprach das Wort: Es werde! Da erklang ein schmerzlich Ach! Als das All, mit Machtgebärde, In die Wirklichkeiten brach.11

Das ist die den Bericht der Genesis sprachgewaltig überbietende Erinnerung an den Schöpfungsakt durch das göttliche Wort. Doch nunmehr ist Gott als Schöpfer hinter dem Menschen zurückgetreten: Allah braucht nicht mehr zu schaffen, Wir erschaffen seine Welt.12

Vor dem Hintergrund des modernen Nihilismus wird der Dichter vollends zum einsamen Weltenschöpfer – durch das nur sich selbst bedeutende, ein autonomes semantisches Zentrum in sich tragende Wort, das durch einen augenblicklich aufleuchtenden und mit dem Augenblick wieder verlöschenden Sinn den leeren Himmel noch einmal aufreißt und wahrhaft biblisch die 10 11 12

HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Reden und Aufsätze II, S. 84 f. GOETHE, Sämtliche Werke, Münchner Ausgabe, Bd. 11.1.2, S. 88. Ebd. S. 89.

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Sonne stehen läßt, die Sphärenmusik zum Schweigen bringt, um «jähen Sinn» zu stiften: das Thema von Gottfried Benns Gedicht Ein Wort (1941). Alles ballt sich zu diesem Wort hin, von der Anziehungskraft seines Sinns gewaltig angezogen. Dieses Bild des Sichballens mag durch Goethes DivanGedicht «Lied und Gebilde» angeregt sein: «Schöpft des Dichters reine Hand / Wasser wird sich ballen.»13 Doch welch wahrhaft himmelschreiender Gegensatz zwischen diesen werkfrommen Versen Goethes und dem nihilistischen Gestus letzter Sinnsuche im Wort, nachdem die alten Sinnmächte zerstoben sind, die ehemals numinosen Weltkräfte – Sonne und Sphären – nur noch in ihm, im Wort, einen Rückhalt finden. Das Wort als Ersatz der verlorenen Transzendenz: Ein Wort, ein Satz –: aus Chiffern steigen erkanntes Leben, jäher Sinn, die Sonne steht, die Sphären schweigen und alles ballt sich zu ihm hin. Ein Wort – ein Glanz, ein Flug, ein Feuer, ein Flammenwurf, ein Sternenstrich – und wieder Dunkel, ungeheuer, im leeren Raum um Welt und ich.14

Solange das Wort seine eigene Wirklichkeit schafft, kann es eigentlich nicht unzulänglich sein, denn woher sollte der Maßstab für seine Zulänglichkeit oder Unzulänglichkeit stammen? Nur dann, wenn die Worte an einer vorsprachlichen Wirklichkeit gemessen werden, können sie unzulänglich sein, kann es so etwas wie Sprachskepsis geben. Deren Grundformel findet sich in Schillers Distichon Die Sprache: «Warum kann der lebendige Geist dem Geist nicht erscheinen! / Spricht die Seele, so spricht ach! die Seele nicht mehr.»15 In seinem Brief an Goethe vom 27. Februar 1798 hat Schiller diese Formel gewissermaßen expliziert: Wenn nur jede individuelle Vorstellungs- und Empfindungsweise auch einer reinen und vollkommenen Mitteilung fähig wäre; denn die Sprache hat eine, der Individualität ganz entgegengesetzte Tendenz, und solche Naturen, die sich zur allgemeinen Mitteilung ausbilden, büßen gewöhnlich so viel von ihrer Individualität ein, und verlieren also sehr oft von jener sinnlichen Qualität zum Auffassen der Erscheinungen. Überhaupt ist mir das Verhältnis der allgemeinen Begriffe und der auf diesen erbauten 13 14

15

Ebd. S. 18. Gottfried BENN, Gedichte in der Fassung der Erstdrucke, Mit einer Einführung herausgegeben von Bruno Hillebrand, Frankfurt a.M. 1982, S. 304. Zu Benns Weg «von der Sprachkritik zur Sprachverklärung» vgl. Helmuth KIESEL, Geschichte der literarischen Moderne, S. 211-218. Friedrich SCHILLER, Sämtliche Werke, Bd. I. Hrsg. v. Albert Meier, München/Wien 2004, S. 313.

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Dieter Borchmeyer Sprache zu den Sachen und Fällen und Intuitionen ein Abgrund, in den ich nicht ohne Schwindeln schauen kann.

Sätze, die beinahe in Hofmannsthals Chandos-Brief aus dem Jahre 1902, dem Hauptdokument moderner Sprachskepsis, stehen könnten. Hofmannsthal selber hat jenen Schiller-Brief in die von ihm herausgegebene Sammlung Schillers Selbstcharakteristik (1925) aufgenommen16 – wie sich auch Schillers Distichon Die Sprache in den Materialien zu seinem Komödienprojekt Timon der Redner findet,17 einer sprachkritischen Satire auf die sophistische Rhetorik, hinter deren historischem Mantel sich eine Abrechnung mit dem Sprachmißbrauch des modernen Journalismus verbirgt: eine Komödie über Macht und Ohnmacht der instrumentalisierten Sprache! Auch ein anderer sprachskeptischer Brief Schillers findet bei Hofmannsthal einen Nachklang. In seinem Brief an Lotte von Lengefeld vom 10. Februar 1790 heißt es: «Die Menschen suchen immer gleich Worte zu allem, und durch Worte hintergehen sie sich dann.» Ein Satz, der geradezu als Motto über Hofmannsthals Komödie Der Schwierige stehen könnte: dem Lustspiel über die Unmöglichkeit, durch Worte zueinander zu finden, über die unumstößliche Tatsache, «daß es unmöglich ist, den Mund aufzumachen, ohne die heillosesten Konfusionen anzurichten».18 «Jede Empfindung», so weiter Schiller, «ist nur einmal in der Welt vorhanden, in dem einzigen Menschen der sie hat; Worte aber muß man von tausenden gebrauchen, darum passen sie auf keinen». Diese und andere sprachkritische Briefäußerungen Schillers kreisen um den berühmten – auch von Hofmannsthal in seinen Aufzeichnungen wiederholt zitierten Grundsatz: «Individuum est ineffabile», den Goethe in seinem Brief an Lavater vom 20. September 1780 zitiert (und: «woraus ich eine Welt ableite»), wahrscheinlich aber selber erfunden hat.19 Schillers Sprachskepsis gründet in seiner Einsicht in die Struktur der außerliterarischen Sprache. Er redet von den «allgemeinen Begriffen» in ihrem Mißverhältnis zur sprachlich inkommensurablen «Individualität» der Dinge und Intuitionen, die durch allgemeine Mitteilung «sinnliche Qualität» verlieren. Das aber kann nur für die Begriffssprache gelten, nicht für die poetische Rede – die Schiller in den zitierten Äußerungen anscheinend gar nicht ins Auge faßt –, deren Leistung doch gerade darin besteht, sich der Individualität und «sinnlichen Qualität» anzuschmiegen, ja diese überhaupt 16 17 18 19

Schillers Selbstcharakteristik. Aus seinen Schriften nach einem älteren Vorbild neu herausgegeben von Hugo von Hofmannsthal, Frankfurt a.M. 1959, S. 121. HOFMANNSTHAL, Sämtliche Werke, Kritische Ausgabe, Bd. XIV, Dramen 12, hrsg. v. Jürgen Fackert, Frankfurt a. M. 1975, S. 139. HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Dramen IV, S. 437. HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Reden und Aufsätze III, S. 449 u.ö.

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zu schaffen, weshalb die poetische Sprache nur auf Kosten ihrer Eigenart verallgemeinert werden kann. Das poetische Wort kann man eben nicht «von tausenden» Fällen gebrauchen. Auch Hofmannsthals Sprachskepsis orientiert sich an der Begriffs- und nicht an der poetischen Sprache. In Übersetzung von Goethes lateinischem Diktum bemerkt er in einer Aufzeichnung von 1921: «Das Individuum ist unaussprechlich. Was sich ausspricht, geht schon ins Allgemeine über, ist nicht mehr im strengen Sinne individuell. Sprache und Individuum heben sich gegenseitig auf».20 Doch gilt das nicht nur für die Begriffs-Sprache, eben nicht für die poetische? Genau in die entgegengesetzte Richtung geht die Sprachskepsis des Philosophen Kurt Mauthner in seinen Beiträgen zu einer Kritik der Sprache (1901).21 Während für die Poeten Schiller und Hofmannsthal die Allgemeinheit der Begrifflichkeit, welche für sie die poetische Sprache gefährdet, die Basis ihrer Sprachkritik bildet, bestreitet der Philosoph Mauthner eben die Allgemeingültigkeit der Begriffe und hebt die ausschließlich poetische Verbindlichkeit der Sprache hervor; «ein herrliches Kunstmittel, aber ein elendes Erkenntniswerkzeug» nennt er sie,22 könne sie doch «Erkenntnis der Welt weder vermitteln noch mitteilen».23 Es ist unmöglich, den Begriffsinhalt der Worte auf die Dauer festzuhalten; darum ist Welterkenntnis durch Sprache unmöglich. Es ist möglich, den Stimmungsgehalt der Worte festzuhalten; darum ist eine Kunst durch Sprache möglich, eine Wortkunst, die Poesie.24

Der «Unterschied zwischen der Sprache als einem Kunstmittel und der Sprache als einem Erkenntniswerkzeug» liege darin, «daß der Dichter ein Stimmungszeichen braucht und besitzt, der Denker Wertzeichen haben müßte und sie in den Worten nicht findet».25 Gerade das, was Schiller und Hofmannsthal an der Sprache zweifeln läßt: die abstrakte Allgemeingültigkeit der Worte, zieht Mauthner seinerseits in Zweifel, und er schreibt ihr im Gegenteil das als Spezifikum zu, was sie durch ihre Begrifflichkeit als Kunstmittel gefährdet: Poetizität. Eine Art Zwischenstellung zwischen Schiller und Mauthner nimmt Nietzsche in seinem Essay Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne (1873) ein.26 Wie Mauthner leugnet er die Eignung der Sprache als Erkenntnisinstrument. 20 21 22 23 24 25 26

Ebd., S. 560. Vgl. dazu Helmuth KIESEL, Geschichte der literarischen Moderne, S. 186-188. Kurt MAUTHNER, Beiträge zu einer Kritik der Sprache, Stuttgart 1901, Bd. I, S. 93. Ebd., S. 122. Ebd., S. 97. Ebd., S. 95 f. Vgl. dazu Helmuth KIESEL, Geschichte der literarischen Moderne, S. 183-186.

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«Ist die Sprache der adäquate Ausdruck aller Realitäten?»27 Die Antwort ist ein deutliches Nein. Wir glauben etwas von den Dingen selbst zu wissen, wenn wir von Bäumen, Farben, Schnee und Blumen reden und besitzen doch nichts als Metaphern der Dinge, die den ursprünglichen Wesenheiten ganz und gar nicht entsprechen. […] Logisch geht es also jedenfalls nicht bei der Entstehung der Sprache zu, und das ganze Material worin und womit später der Mensch der Wahrheit, der Forscher, der Philosoph arbeitet und baut, stammt, wenn nicht aus Wolkenkukuksheim, so doch jedenfalls nicht aus dem Wesen der Dinge.28

Noch radikaler als Schiller ist Nietzsche der Überzeugung, daß Worte den Menschen dazu dienen, sich gegenseitig zu «hintergehen». Denken wir besonders noch an die Bildung der Begriffe: jedes Wort wird sofort dadurch Begriff, dass es eben nicht für das einmalige ganz und gar individualisirte Urerlebniss, dem es sein Entstehen verdankt, etwa als Erinnerung dienen soll, sondern zugleich für zahllose, mehr oder weniger ähnliche, d.h. streng genommen niemals gleiche, also auf lauter ungleiche Fälle passen muß. Jeder Begriff entsteht durch Gleichsetzen des Nicht-Gleichen. […] Das Uebersehen des Individuellen und Wirklichen giebt uns den Begriff […].29

Der Mensch, der sich dergestalt der begrifflichen Sprache ausliefert, unterwirft sich «der Herrschaft der Abstractionen: er leidet es nicht mehr, durch die plötzlichen Eindrücke, durch die Anschauungen fortgerissen zu werden, er verallgemeinert alle diese Eindrücke erst zu entfärbteren, kühleren Begriffen, um an sie das Fahrzeug seines Lebens und Handelns anzuknüpfen».30 Man darf Nietzsche zufolge Sprache jedoch nicht auf die Tendenz reduzieren, «die anschaulichen Metaphern zu einem Schema zu verflüchtigen».31 Sprache besteht nicht nur aus Begriffen, dieser «Begräbnisstätte der Anschauung»,32 sondern auch aus «originalen Anschauungsmetaphern», die «individuell und ohne ihres Gleichen» sind und sich allem «Rubriciren» entziehen.33 Sie sind die künstlerische, ästhetische Seite der Sprache, die – und mit ihr der «Trieb zur Metapherbildung», «jener Fundamentaltrieb des Menschen, den man keinen Augenblick wegrechnen kann, weil man damit den Menschen selbst wegrechnen würde» – wieder in ihr genuines Recht gegenüber dem «ungeheuren Gebälk und Bretterwerk der Begriffe» einzusetzen ist, die doch nichts sind als ein System verblaßter Metaphern und 27 28 29 30 31 32 33

NIETZSCHE, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe, Bd. I, S. 878. Ebd., S. 879. Ebd., S. 879 f. Ebd., S. 881. Ebd. Ebd., S. 886. Ebd., S. 882 f.

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deren «verflüchtigte Erzeugnisse».34 Das erinnert an Jean Pauls Wort von der Sprache als «Wörterbuch erblasseter Metaphern» (Vorschule der Ästhetik, § 50).35 Die Anschauungsmetaphern müssen nach Nietzsches Weisung wieder das «Land der gespenstischen Schemata, der Abstraktionen» erobern, damit sich «Kultur» als «Herrschaft der Kunst über das Leben» gestalten kann.36 Der Trieb zur Metaphernbildung läßt sich durch die für ihn gebaute «Zwingburg» der Begriffe nicht bändigen. Fortwährend verwirrt er die Rubriken und Zellen der Begriffe dadurch dass er neue Uebertragungen, Metaphern, Metonymien hinstellt, fortwährend zeigt er die Begierde, die vorhandene Welt des wachen Menschen so bunt und unregelmässig folgenlos unzusammenhängend, reizvoll und ewig neu zu gestalten, wie es die Welt des Traumes ist.37

Der Traum ist mithin die Sphäre der nicht rationalisierbaren, nicht rubrizierbaren originalen Anschauungsmetaphern, welche die Welt der begrifflichen Abstraktionen und Rubriken ständig durcheinanderbringt, anarchisch verwirrt. (Nietzsche konnte nicht ahnen, daß es wenige Jahrzehnte später eine Traumtheorie geben würde, welche das systemstörende Verwirrspiel der Traumbilder ebenfalls in eine vernünftig-rubrizierende Ordnung bringen sollte.) Sprachkritik und Sprachskepsis bilden Leitmotive der Literaturtheorie und Philosophie der Jahrhundertwende. «Die Dinge sind alle nicht so faßbar und sagbar, als man uns meistens glauben machen möchte; die meisten Ereignisse sind unsagbar, vollziehen sich in einem Raume, den nie ein Wort betreten hat», schreibt Rilke im ersten der Briefe an einen jungen Dichter vom 17. Februar 1903.38 Ich fürchte mich so vor der Menschen Wort. Sie sprechen alles so deutlich aus: Und dieses heißt Hund und jenes Haus, Und hier ist Beginn und das Ende ist dort.

So lautet die Eingangsstrophe eines Gedichts von Rilke aus seinem frühen Gedichtband Mir zur Feier (1899). Die Verfügungsgewalt des verallgemeinernden Wortes über die Dinge, ihre Festlegung, das Ihnen-auf-den-KopfZusagen, was sie sind und zu sein haben, das ist die Bedrohung der Poesie 34 35 36 37 38

Ebd., S. 887. Jean PAUL, Werke, hrsg. v. Norbert Miller, Bd. IX, S. 184. NIETZSCHE, Sämtliche Werke, Bd. I, S. 888 f. Ebd., S. 887. Rainer Maria RILKE, Briefe an einen jungen Dichter, Frankfurt a.M. und Leipzig 1997, S. 7. Vgl. dazu Helmuth KIESEL, Geschichte der literarischen Moderne, S. 218-222.

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durch die Worte, die den Dichter ins Verstummen drängen – wie wenige Jahre später den fingierten Autor von Hofmannsthals Lord Chandos-Brief (1902),39 dem die «abstrakten Worte» – nach seiner bis zum Überdruß zitierten Äußerung – «im Munde wie modrige Pilze […] zerfielen»40 und für den sich schließlich «nichts mehr […] mit einem Begriff umspannen» ließ: Die einzelnen Worte schwammen um mich; sie gerannen zu Augen, die mich anstarrten und in die ich wieder hineinstarren muß: Wirbel sind sie, in die hinabzusehen mich schwindelt, die sich unaufhaltsam drehen und durch die hindurch man ins Leere kommt.

Er fühlt sich unter den Begriffen wie «in einem Garten mit lauter augenlosen Statuen eingesperrt», haben sie doch für ihn «nur miteinander zu tun, und das Tiefste, das Persönliche meines Denkens, blieb von ihrem Reigen ausgeschlossen».41 Die ins Schweigen mündende Sprachskepsis dieses Briefs schlägt jedoch am Ende um in die Vision einer neuen, unbescholtenen, noch nicht durch falsche Allgemeinheit abgenutzten Sprache, einer Sprache, so möchte man mit Nietzsche formulieren, aus unmittelbaren Anschauungsmetaphern, einer Sprache, «von deren Worten mir auch nicht eines bekannt ist, […], in welcher die stummen Dinge zu mir sprechen».42 Die Kraft der Sprache sei in unserer Zivilisation so erschöpft, hat bereits Nietzsche in der vierten seiner Unzeitgemäßen Betrachtungen: Richard Wagner in Bayreuth konstatiert, «dass sie nun gerade Das nicht mehr zu leisten vermag, wessentwegen sie allein da ist: um über die einfachsten Lebensnöthe die Leidenden miteinander zu verständigen».43 Das gemahnt an Claudios Sehnsucht nach der Mitteilungsfähigkeit des naiven Menschen in Hofmannsthals Dramolett Der Tor und der Tod: «Sie können sich mit einfachen Worten,/Was nötig zum Weinen und Lachen, sagen./Müssen nicht an sieben vernagelte Pforten / Mit blutigen Fingern schlagen.»44 Nietzsche fährt fort: Der Mensch kann sich in seiner Noth vermöge der Sprache nicht mehr zu erkennen geben, also sich nicht wahrhaft mittheilen: bei diesem dunkel gefühlten Zustande ist die Sprache überall eine Gewalt für sich geworden, welche nun wie mit Gespensterarmen die Menschen fasst und schiebt, wohin sie eigentlich nicht wollen; sobald sie mit einander sich zu verständigen und zu einem Werke zu vereinigen suchen, erfasst 39 40 41 42 43 44

Zu Hofmannsthals Sprachkritik vgl. ebd., S. 188-201. HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Erzählungen. Erfundene Gespräche […], S. 465. Ebd., S. 466 f. Ebd., S. 472. NIETZSCHE: Sämtliche Werke, Bd. I, S. 455. HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Gedichte, Dramen I, S. 282.

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sie der Wahnsinn der allgemeinen Begriffe, ja der reinen Wortklänge, und in Folge dieser Unfähigkeit, sich mitzutheilen, tragen dann wieder die Schöpfungen ihres Gemeinsinns das Zeichen des Sich-nicht-verstehens, insofern sie nicht den wirklichen Nöthen entsprechen, sondern eben nur der Hohlheit jener gewaltherrischen Worte und Begriffe.

So «ist man jetzt, im Niedergange der Sprachen, der Sclave der Worte; unter diesem Zwange vermag Niemand mehr sich selbst zu zeigen, naiv zu sprechen».45 Der von der Sprache verlassenen, «solchermaassen verwundeten Menschheit»46 verbleibt nach Nietzsche nur der Trost der Musik als der wiedergefundenen lingua adamica, die ausdrückt, was die Zivilisationssprache nicht mehr vermag. Die Musik als «die wiedergefundene Sprache der richtigen Empfindung»,47 wie sie Nietzsche im musikalischen Drama Richard Wagners entdeckt zu haben glaubt, von dem er noch im Fall Wagner konstatieren wird, es habe das Sprachvermögen der Musik in’s Unermeßliche vermehrt.48 Wagner, so heißt es in den Unzeitgemäßen Betrachtungen, sei «zuerst die Erkenntniss eines Nothstandes aufgegangen, der so weit reicht als jetzt überhaupt die Civilisation die Völker verknüpft; überall ist hier die Sprache erkrankt, und auf der ganzen menschlichen Entwickelung lastet der Druck dieser ungeheuerlichen Krankheit».49 Dieses Epochenproblem hat seit Nietzsche niemand so deutlich empfunden und so bedeutend artikuliert wie Hofmannsthal. Schon eines seiner ersten Gedichte, das Sonett Zukunftsmusik, das natürlich im Zeichen Nietzsches auf Wagner anspielt, enthält den Vers: «Worte sind Formeln, die könnens nicht sagen»,50 sie können also die verlorene Lebensunmittelbarkeit nicht wiedergeben; das vermag allein die Musik.51 In seinem Essay über den Schauspieler Mitterwurzer aus dem Jahre 1895 redet Hofmannsthal von dem «Ekel vor den Worten», die nichts Elementares und Unmittelbares mehr auszudrücken vermögen: «Denn die Worte haben sich vor die Dinge gestellt. Das Hörensagen hat die Welt verschluckt.» Es 45 46 47 48 49 50 51

Ebd., S. 455 f. Ebd., S. 456. Ebd., S. 458. NIETZSCHE, Sämtliche Werke, Bd. VI, S. 30. Sämtliche Werke, Bd. I, S. 455. HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Gedichte, Dramen I, S. 115. Merkwürdigerweise hat Helmuth Kiesel in den Hofmannsthal-Abschnitten seiner Geschichte der literarischen Moderne zwar «Gebärde und Schweigen» als «Auswege aus der Sprachnot» beschrieben, (S. 222-225), die Rolle der Musik aber, die Hofmannsthal aus seiner «Sprachnot» zur Kooperation mit Richard Strauss führte, im Unterschied zu Malerei, Pantomime und Tanz fast gänzlich übergangen, obwohl sie unter den nicht-redenden Künsten für ihn die größte Bedeutung gewinnen sollte.

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siege «der gespenstische Zusammenhang der Worte über die naive Redekraft der Menschen. Sie reden dann fortwährend wie in ‹Rollen›, in Scheingefühlen, scheinhaften Meinungen, scheinhaften Gesinnungen. Sie bringen es geradezu dahin, bei ihren eigenen Erlebnissen fortwährend abwesend zu sein.» Daher müsse die entwertete Sprache hinter den Künsten zurücktreten, «die schweigend ausgeübt werden» – von Musik und Tanz bis zu den «Künsten der Akrobaten und Gaukler».52 Die Sprache muß in den Dienst von Musik und Mimus treten, um ihre verlorene Unmittelbarkeit wiederzufinden. Eine ästhetische Grundforderung, die Hofmannsthal aufs engste mit Nietzsche verbindet. «Ich wage zu behaupten, daß Musik und Mimus uns noch einmal wahrhaft befriedigen werden», heißt es in einer Aufzeichnung Nietzsches von 1871.53 Durch die Verbindung mit diesen Künsten werde die «bildliche Seite der Poesie» wieder ganz zu deren Eigenart54 – und die Sprache von ihrer abstrakten Formelhaftigkeit befreit. In dieser Hinsicht wird Hofmannsthal zum authentischen Fortsetzer Nietzsches. In einem vorveröffentlichten Dialog aus dem Projekt Timon der Redner mit dem Titel Die Mimin und der Dichter wehrt sich die Mimin Bacchis im Gespräch mit dem Dichter Agathon gegen die Schule des Euripides, den Nietzsche in seiner Geburt der Tragödie ja für den Untergang der Tragödie verantwortlich gemacht hat, da jener sie durch sophistische Rhetorik und Dialektik ihres musikalisch-mimischen Fundaments beraubt, «mit der Geißel ihrer Syllogismen die Musik aus der Tragödie» vertrieben habe.55 Nietzsche hat von einer «Incongruenz zwischen Mythus und Wort» gesprochen; der Mythos als die inhaltliche Basis der Tragödie finde «in dem gesprochenen Wort durchaus nicht seine adäquate Objectivation»,56 sondern eben in Musik und Mimus. In diesem Sinne, in Nietzsches Spuren polemisiert auch Hofmannsthals Bacchis gegen die «Wortmacher» Euripides und Agathon: Eure Worte sind hurenhaft, sie sagen alles und nichts. Man kann sie heute zu dem brauchen und morgen zu jenem. Das Leben aber, von dem ihr schwatzt, ohne es zu kennen, ist in Wahrheit ein Mimus. Meine Gebärde: das bin ich – in einem Moment zusammengepreßt, spricht sie mich aus – und stürzt dahin in Nichts – wie mein Ich selber, unwiederholbar.

Die Sprache Agathons hingegen sei nur eine «schwindelnde Übereinkunft». Der «Wortkünstler» spiele «unter den Lebenden genau die Rolle wie der 52 53 54 55 56

HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Reden und Aufsätze I, S. 479 f. NIETZSCHE, Sämtliche Werke, Bd. VII, S. 267. Ebd., S. 303. NIETZSCHE, Sämtliche Werke, Bd. I, S. 95. Ebd., S. 109 f.

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Eunuch im Harem».57 Und in einem anderen Dialog sagt Bacchis: «Wir sprechen davon, daß Worte nichts sind – und Töne alles.»58 «Ich scheue die Worte; sie bringen uns um das Beste», heißt es auch in Hofmannsthals fingiertem Gespräch mit Richard Strauss über die mythologische Oper Die ägyptische Helena, die in engem Zusammenhang mit dem Timon-Projekt steht. Die Worte drängen nach Hofmannsthals Worten «das Ich aus der Existenz».59 Das ist der Legitimationsgrund für die Koalition des Dichters mit dem Musiker in der mythologischen Oper. Durch die Verbindung des Wortes mit Musik und Mimus soll mithin das Ich in die Existenz zurückgeholt werden. Durch diese Verbindung aber wird Sprache wieder das, was sie nach Wilhelm von Humboldt in seiner Schrift Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues (1836) «in ihrem wirklichen Wesen» ist, nämlich etwas beständig und in jedem Augenblick Vorübergehendes. Selbst ihre Erhaltung durch die Schrift ist immer eine unvollständige, mumienhafte Aufbewahrung, die es doch erst wieder bedarf, daß man dabei den lebendigen Vortrag zu versinnlichen sucht. Sie selbst ist kein Werk (Ergon), sondern eine Tätigkeit (Energeia).60

Wenig zuvor bemerkt Humboldt im selben Paragraphen: Man muß die Sprache nicht sowohl wie ein totes Erzeugtes, sondern weit mehr wie eine Erzeugung ansehen, mehr von demjenigen abstrahieren, was sie als Bezeichnung der Gegenstände und Vermittelung des Verständnisses wirkt, und dagegen sorgfältiger auf ihren mit der inneren Geistestätigkeit eng verwebten Ursprung und ihren gegenseitigen Einfluß darauf zurückgehen.61

Sprache ist also im ursprünglichen Sinne des griechischen Begriffs práxis, Handeln, das sein Ziel in sich trägt, nicht poíesis, Machen, das auf ein Produkt zielt und sich in dem, was er erschafft, erschöpft. «Die Sprache spricht», lautet das berühmte Diktum von Martin Heidegger, der sich ausdrücklich auf Wilhelm von Humboldt bezieht.62 Das Wesentliche der Sprache liegt im Sprechen, sie spricht, um zu sprechen – jenseits der Funktion des Worts als «Bezeichnung der Gegenstände und Vermittelung des Verständnisses», um noch einmal Humboldt zu zitieren.63 Und Heidegger erinnert auch an einen

57 58 59 60 61 62 63

HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Dramen IV, S. 557 f. HOFMANNSTHAL, Sämtliche Werke, Kritische Ausgabe, Bd. XIV, S. 82. HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, Dramen V, S. 510 f. Wilhelm VON HUMBOLDT, Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, Berlin 1836, § 8, S. 41. Ebd. Martin HEIDEGGER, «Der Weg zur Sprache», in: Die Sprache, hrsg. von der Bayerischen Akademie der Schönen Künste, S. 93-114, vgl. ebd., S. 116, (Walter F. Otto). HUMBOLDT, Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, § 8, S. 41.

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der wichtigsten Texte romantischer Sprachbesinnung: Novalis’ Monolog, in dem es heißt: «Der lächerliche Irrtum ist nur zu bewundern, daß die Leute meinen – sie sprächen um der Dinge willen. Gerade das Eigentümliche der Sprache, daß sie sich bloß um sich selbst bekümmert, weiß keiner».64 Nur als «Erzeugtes», nicht als «Erzeugung», nur als «Ergon», nicht als «Energeia» kann die Sprache mißbraucht werden. Erst wenn sie sich in Worten kristallisiert, die als gängige Münze in Umlauf geraten, wenn jene sich als das Ergon, als das von der Sprache Erzeugte von ihr als Energeia loslösen, sich verdinglichen, dann erst wird sie zur manipulatorischen Macht oder, um noch einmal Nietzsche zu zitieren: zur «Gewalt für sich», welche «wie mit Gespensterarmen die Menschen faßt und schiebt, wohin sie eigentlich nicht wollen» – oder nur allzu gerne wollen, weil sie sich gerne fassen und schieben lassen, anstatt sich auf sich selbst zu besinnen und aus sich selbst heraus zu bestimmen. Das ist der «Wahnsinn der allgemeinen Begriffe», der «gewaltherrischen Worte», vor denen zumal dem Dichter graut, vor denen er sich lieber ins Schweigen zurückzieht. Die kristallisierten Worte, das sind die Augen im Brief des Lord Chandos, «die mich anstarrten und in die ich wieder hineinstarren muß». Es ist vor allem das verschriftlichte Wort, in dem sich «die Abgelöstheit der Sprache von ihrem Vollzug» (Hans Georg Gadamer) manifestiert.65 Deshalb ist die moderne Sprachreflexion seit Rousseau ein einziges Aufbegehren gegen die Dominanz der Schrift. Je größer die Sprachskepsis, ob bei Schiller, bei Nietzsche oder bei Hofmannsthal, desto entschiedener die Kritik an der Schrift, am «tintenklecksenden Säkulum»,66 zumal am gedruckten Wort. Auch Goethe stellt in der «Hegire» des West-östlichen Divan die moderne Schriftlichkeit in den Schatten der oralen Kultur der Patriarchenzeit: «Wie das Wort so wichtig dort war,/Weil es ein gesprochen Wort war.»67 (Derrida hat diese geradezu leitmotivische Abwertung des schriftlichen gegenüber dem mündlichen Wort in der modernen – und nicht nur modernen – Sprachreflexion bekanntlich als «Phonozentrismus» zu dekonstruieren unternommen.) Die Unzulänglichkeit der Sprache ist zumal die Unzulänglichkeit des geschriebenen Worts, die Nietzsche oder Hofmannsthal in den Spuren Wagners durch seine Wiedervereinigung mit Mimus und Musik aufzuheben trachten.

64 65 66 67

NOVALIS, Werke, Hrsg. u. kommentiert von Gerhard Schulz. 2., neubearbeitete Aufl, München 1981, S. 426. Hans Georg GADAMER, Wahrheit und Methode, Tübingen 1965, S. 367. SCHILLER, Sämtliche Werke, Bd. I, S. 502, (Die Räuber I/2). GOETHE, Sämtliche Werke, Münchner Ausgabe, Bd. 11,1,2, S. 9.

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Das vom genetischen Vollzug der Sprache losgelöste Wort droht zur gängigen Münze zu werden, sagten wir. Der Vergleich von Sprache und Geld geht bis auf die Antike zurück, spielt eine wesentliche Rolle zumal in der Linguistik von Ferdinand de Saussure und kulminiert in Derridas Theorie der Dekonstruktion. Auch Nietzsche verwendet den Vergleich von Geld und Münze in seinem Traktat Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne. Die von der originalen Anschauung sich entfernenden sprachlichen Metaphern seien «abgenutzt und sinnlich kraftlos geworden […], Münzen, die ihr Bild verloren haben und nun als Metall, nicht als Münzen in Betracht kommen».68 Die Sprache besteht aus solchen Münzen, die ihr Bild eingebüßt haben, aus verblaßten Metaphern, Begriffen ohne originale Anschauung, in denen die Individualität der Dinge durch ihren – allein «zählenden» – Tauschwert ersetzt ist. Sie sind das Geld des Geistes, mit dem der moderne Zivilisationsmensch – das Mitglied in der Anspruchs- und Sprachregelungswelt der alle Kammern des öffentlichen und privaten Lebens durchdringenden Presse und Massenmedien -zahlt, zählt und rechnet. So wird die wahre Sprache zur Ware Sprache, die alles und jedes nach dem verbalen Tauschwert bemißt. Und wie eine Münze geprägt ist, so sind hier die Worte mehr und mehr in ihrer Bedeutung festgelegt. Wer ihre Prägung verändern will, läuft Gefahr, als Falschmünzer des Geistes gebrandmarkt, verdächtigt zu werden, Falschgeld in den Umlauf des herrschenden Diskurses zu schleusen. Kaum ein anderer Autor der Gegenwart hat sich – belehrt durch Erfahrungen am eigenen Leibe – mit diesem Problem intensiver auseinandergesetzt als Martin Walser, zumal in seiner Heidelberger Rede Vokabular und Sprache oder Die Verwaltung des Nichts (2003).69 Sie handelt von der Bedrohung der Sprache durch die «gestanzten» und «adressierten» Worte, die «machtergreifenden Vokabulare», die immer recht haben und herrschen wollen, im Wort das «Guterichtigewahre» vorschreiben. «Täglich tauchen neue Diskursfürsten mit neuem Kopfschmuck auf». Dem Kopfschmuck neuer, politisch und moralisch korrekter Vokabeln, die wie «Suchgeräte» eingesetzt werden, um intellektuelle Meinungsstörer dingfest zu machen. Der «rostfreie Intellektuelle» ist verlangt! «Jedes Vokabular ist darauf angewiesen, recht zu haben. Keine Sprache erhebt diesen Anspruch.» Sobald sie ihn jedoch erhebt, «wird sie zum Vokabular». Dieses setzt auf «Verstehbarkeit», «Sprache hingegen auf Erfahrbarkeit».70 68 69 70

NIETZSCHE, Sämtliche Werke, Bd. I, S. 881. Allenfalls Peter Handke kommt ihm in dieser Hinsicht gleich: vgl. dazu Helmuth KIESEL, Geschichte der literarischen Moderne, S. 229 ff. Martin WALSER, «Vokabular und Sprache oder Die Verwaltung des Nichts», in: Sind wir noch das Volk der Dichter und Denker? Sammelband der Vorträge des Studium

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Walser demonstriert diesen Unterschied zumal an der Sprache der Religion und Theologie. Luthers Bibelübersetzung, die alten Kirchenlieder sind für ihn die Sprache ursprünglicher religiöser Erfahrung, die nachträglich in theologische Vokabulare umgemünzt wurden. Ein Beispiel dafür sind die zeitgeisttauglichen Bibelübersetzungen von der Aufklärung bis in die unmittelbare Gegenwart. Bereits der junge Goethe hat eine solche Übersetzung aufs Korn genommen: in seinem dramatischen Prolog zu den neuesten Offenbarungen Gottes (1774) parodiert er die Bibelmodernisierung des Gießener Theologieprofessors Karl Friedrich Bahrdt, der 1773 Neueste Offenbarungen Gottes in Briefen und Erzählungen herausbrachte, in denen er den Versuch unternahm, das Neue Testament in zeitgemäßes Deutsch und vor allem in die Formeln des aufgeklärten Denkens zu übersetzen. In der Vorrede rühmte sich Bahrdt, den «ekelhaften morgenländischen Dialog modernisiert» zu haben. Die Frucht dieser Bemühung war dann ein Vaterunser, dessen Anfang lautet: «Gott! Vater der Menschen! Erfülle unser aller Herz mit Ehrfurcht gegen dich, als das allervollkommenste Wesen. Gründe und erweitere dein Reich (welches da ist, wo Weisheit und Tugend blühen)». Und eine der Seligpreisungen der Bergpredigt klingt folgendermaßen: «Wohl denen, welche wohltätige und edelmütige Menschenfreunde sind. Sie sollen an ihrem Herren den gegen sich finden, welche sie selbst gegen ihre Nebenmenschen waren.»71 In seinem parodistischen Dramolett läßt Goethe nun die vier Evangelisten mit ihren symbolischen Tieren einen Besuch bei Bahrdt abstatten, den ihr archaisch-rohes Auftreten freilich nur entsetzt. Der Theologe belehrt sie – bezeichnenderweise einmal mehr Sprache und Geld vergleichend: Es ist mit eurer Schriften Art Mit Euren Falten und eurem Bart, Wie mit den alten Talern schwer, Das Silber fein, geprobet sehr, Und gelten dennoch jetzt nicht mehr. Ein kluger Fürst der münzt sie ein, Und tut ein feines Kupfer drein. Da mags dann wieder fort coursieren. So müßt ihr auch, wollt ihr roulieren, Euch in Gesellschaft produzieren. So müßt ihr werden wie unser einer, Geputzt, gestutzt, glatt – es gilt sonst keiner.

71

Generale der Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg im Wintersemester 2002/2003, Heidelberg 2004, S. 77-90. Zitiert nach GOETHE, Dramen 1765-1775, Unter Mitarbeit von Peter Huber, hrsg. v. Dieter BORCHMEYER, in: GOETHE, Sämtliche Werke, Briefe, Tagebücher und Gespräche, I. Abt. Bd. 4, Frankfurt a.M. 1985, S. 902 ff.

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Doch die Evangelisten suchen mit ihren Tieren das Weite. Nur der Ochse des Lukas bleibt noch einen Moment da, «geht Bahrdt zu Leib und tritt ihn zu Boden».72 Was wir doch Bahrdts zeitgeistkonformen Nachfolgern in unserer Zeit nicht wünschen wollen. Romano Guardini hat in einem Vortrag über Die religiöse Sprache (1959), auf den Martin Walser sich durchaus hätte berufen können, «ein echtes und ein unechtes religiöses Sprechen» unterschieden. Echt ist es, wenn der Redende von eigener Erfahrung her spricht – oder doch so, daß er die eines Anderen Anteil nehmend mitvollzieht. Unecht ist es, wenn der Redende religiöse Wörter zu gesellschaftlichen, ästhetischen, politischen Zwecken handhabt; wenn er mit ihnen scheinreligiöse Empfindungen ausdrückt bzw. weckt, usf.

Dann werden sie eben mit Walsers Worten zum Vokabular. Die echte religiöse und überhaupt jede wahre Sprache – auch hier stimmt Guardini mit Walser überein – ist auf das Schweigen bezogen: «wirklich sprechen kann nur, wer schweigen kann […]. Ohne den Zusammenhang mit dem Schweigen wird das Wort zum Gerede».73 Fast ein halbes Jahrhundert nach Guardinis Rede sind wir nun endgültig in der Zivilisation der unendlichen Talk-Show angekommen, in der jeder gesellschaftliche und private Winkel mit Gerede ausgefüllt und die Angst vor den Schweigen als horror vacui universal geworden ist. Wie das Gesetz des Marktes keinen Raum ohne Waren, ohne Umlauf des Geldes duldet, so die ‹Ware Sprache› keinen Raum ohne verwertbare Worte. Die abstrakte Herrschaft der Worte ist die Grundlage der modernen Sprachskepsis. Jene Herrschaft der Worte verteidigt und preist bereits Goethes Mephisto in der Schüler-Szene des Faust I mit allem ihm zu Gebote stehenden Sarkasmus: Im ganzen – haltet Euch an Worte! Dann geht Ihr durch die sichre Pforte Zum Tempel der Gewißheit ein. […] Denn eben wo Begriffe fehlen, Da stellt ein Wort zur rechten Zeit sich ein. Mit Worten läßt sich trefflich streiten, Mit Worten ein System bereiten, An Worte läßt sich trefflich glauben, Von einem Wort läßt sich kein Jota rauben. (Vs. 1990-2000)

72 73

Ebd., S. 440 f. Romano GUARDINI, «Die religiöse Sprache», in: Die Sprache, hrsg. v. d. Bayerischen Akademie der Schönen Künste, S. 11-31, hier S. 12 f.

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Das sind die Worte, die nach Hofmannsthal «das Ich aus der Existenz» drängen. Die wahre Sprache hingegen kommt aus der Mitte der Existenz. «Sprache spricht Existierende an» (Martin Walser).74 Bemerkenswert ist, daß Walsers Essay Vokabular und Sprache wie die sprachskeptischen Reflexionen Nietzsches und Hofmannsthals schließlich bei der Musik ankommt, die kein «Rechthabenmüssen» kennt, keine «machtergreifendenVokabulare» – ebensowenig wie die reine Sprache.75 Sprache ist eben, wie der Titel des Aphorismus von Novalis besagt, im Grunde «Monolog»: sie spricht, will sie wesentlich sein, wie die Musik einzig mit sich selber.

74 75

WALSER, Vokabular und Sprache, S. 89. Ebd., S. 82 u. 89.

Ecriture elliptique et utopie La fonction de l’imagination dans les récits de Malte Laurids Brigge Rémy COLOMBAT

La crise du genre narratif dont témoignent les Carnets de Malte Laurids Brigge a donné lieu à des interprétations qui, parfois, masquent plus qu’elles n’éclairent la situation historique de l’œuvre. Ainsi en est-il de l’hypothèse d’une filiation symboliste qui, surestimant la négation du monde extérieur et l’«œuvre de déformation subjective» accomplie par l’imagination, voit l’amenuisement du réel déstabiliser la fiction, et la désorganisation de la forme narrative manifester une approche symboliste du néant.1 A l’autre extrémité, une assimilation discutable de la décadence à la postmodernité, tirant argument de lectures unifiantes et simplificatrices, dénie aux Carnets une dynamique téléologique qui traverse pourtant tout le livre.2 Il est bien certain que la rupture de la convention narrative est thématisée dans l’œuvre même comme une conséquence de la crise des valeurs, et que ce sont là des facteurs convergents de l’indétermination du sens, laquelle est renforcée par la déstabilisation de l’instance subjective. Mais le texte des Carnets, si novatrices que soient ses perturbations, obéit aussi à quelques principes forts qui le soustraient à la revendication symboliste autant qu’à l’aspiration postmoderne et lui confèrent, dans l’histoire de la littérature, une position singulière où la modernité des phénomènes textuels s’accommode d’un mouvement rétrospectif ambigu vers une utopie salvatrice. La lecture «ascendante» du destin de Malte a été proposée par Rilke luimême: la formule de la lettre du 25 avril 1910 à Kippenberg («der arme Malte fängt so tief im Elend an und reicht [...] bis in die ewige Seligkeit») 1 2

Dieter SAALMANN, Rainer Maria Rilkes ‹Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge›. Ein Würfelwurf nach dem Absoluten. Poetologische Aspekt, Bonn, Bouvier, 1975, citation de Jean Moréas, p. 14. Philippe FORGET, «Du sens comme un à la coerrance ou: comment lire la «légende du fils perdu». In: Christian KLEIN (dir.), Rainer Maria Rilke et les ‹Cahiers de Malte Laurids Brigge› – Ecriture romanesque et modernité, Paris, Masson/Armand Colin 1996, pp. 165-186.

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est corrigée par la lettre du 28 décembre 1911 à Lou Salomé: «Der arme Malte Laurids [erschien mir] nicht so sehr als ein Untergang, vielmehr als eine eigentümlich dunkle Himmelfahrt in eine abgelegene Stelle des Himmels»;3 il n’y a là ni contradiction, ni alternative, mais intégration du négatif et du positif dans une formule qui rend compte des deux lignes thématiques de l’œuvre: l’anéantissement de l’individualité et sa restauration dans l’utopie de l’unité. La dynamique de ce contrepoint par lequel l’écrivain Malte échappe à une situation de déréliction qu’on pourrait dire «préexpressionniste», est issue de l’imagination. Ainsi, l’imagination maltéenne (et rilkéenne, comme le prouve toute l’œuvre poétique) n’est pas l’instrument de la déstabilisation du sens, mais celui de sa reconstruction; elle n’est pas le vecteur d’une abstraction glacée qui «abolit» la matière, elle est englobante et totalisatrice; elle ne désintègre pas le mouvement narratif mais nourrit au contraire les plus belles pages de fiction des Carnets. C’est ce qu’on se propose de montrer à présent, à partir des récits de Malte, pour suggérer la situation singulière d’un texte qui, le premier, s’élabore sur la destruction radicale dont il rend compte, mais qui, paradoxalement, tire sa «constructivité»4 d’une réhabilitation néo-romantique de l’imagination, et de l’utopie rétrograde de l’unité de la vie et du sens.

La dynamique de l’écriture La première version du début des Carnets5 résume les difficultés de l’écriture pour Malte. Confiée à un narrateur objectif, cette introduction problématise d’emblée l’existence du personnage, et l’imprécision du souvenir met en cause la possibilité même de parler de Malte: son apparence se soustrait à l’appréhension objective, et l’abandon de la fiction du narrateur pour celle du diariste démontre l’inadéquation de la fonction descriptive. 3 4

5

Citations d’après Hartmut ENGELHARDT (Hrsg.), Rilkes ‹Aufzeichnungen› – Materialien, Frankfurt am Main, Suhrkamp 1984, pp. 80 & 86. Silvio VIETTA, Die literarische Moderne, Stuttgart, Metzler 1992, p. 310, «Typisch modern ist [...] nicht nur die Negativität der Erfahrungsstruktur [...], sondern auch die Positivität der schöpferischen Selbstbehauptung, die Identitätsfindung des Ich und die Konstruktivität des Textes». Die Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge. Sämtliche Werke I-VI, hrsg. vom Rilke-Archiv, besorgt durch Ernst Zinn, Frankfurt am Main, Insel 1987, vol. VI, p. 949. Références à cette édition entre parenthèses dans le texte. Edition française, Œuvres en prose. Récits et essais, Edition de Claude David, Paris, Gallimard/Pléiade 1993, ici p. 1100.

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Seul Malte, donc, peut parler de Malte; mais ce discours même est problématique. Tout en essayant de le caractériser, le narrateur renonce à le transcrire; et ce sont les Carnets qui nous le livreront à la première personne: ignorant l’interlocuteur humain («er [...] sprach [...] über mich fort»), il répond à une interrogation surgie du silence («als müßte er eine Frage beantworten, die in der Stille [...] aufgestanden war»), parole exploratrice tendue vers le mystère des «choses» («er erzählte [...] wie man vielleicht einem Dinge antworten würde [...]»), qui sont ici déjà un équivalent métaphorique de l’être. Cette évocation fictive de la parole maltéenne par un narrateur velléitaire est étonnamment proche de la description des papiers, bien réels, du poète Obstfelder par Rilke: Außerdem fand sich eine Unmenge ungeordneter Papiere mit verschiedenen, immer wieder veränderten Aufzeichnungen, [...], nicht Feststehendes, sondern Werdendes, steigendes und fallendes Leben, eine Wirrnis, die im Grunde Bewegung war, und diese Welt von Stimmungen und Stimmen zitterte und kreiste um die eigentümliche Stille, die ein Toter zurückläßt. (V 657-658)

Tel est le modèle concret de la construction des Carnets: un désordre dynamique reflétant les ascensions et les déclins de la vie, un ensemble d’émotions et de voix centré sur un mystère profond, d’où est bannie toute linéarité biographique; «[...] menschlich ist es möglich und was dahinter aufsteht, ist immerhin ein Daseinsentwurf und ein Schattenzusammenhang sich rührender Kräfte»:6 Rilke revendique ainsi pour les Carnets une cohérence qui va bien au-delà de toute unité formelle, et dont les facteurs sont aussi des fonctions de l’écriture – la vraisemblance humaine, l’expérimentation et la création. Il s’agit en effet de tenter de représenter une existence en suscitant les forces de la vie. Quant à ce pôle d’attraction indicible, il est plus que la simple mort omniprésente: il est ce que, de l’aveu de Rilke, le jeune Malte ne peut encore atteindre et qu’approchent explicitement les Elégies, «la grande unité»7 qui rend caduque toute notion d’au-delà. C’est d’elle que procède cette «grande force»8 qui seule peut transformer la chute de Malte en ascension,

6 7

8

A Manon zu SOLMS-LAUBACH, 11 avril 1910, Materialien, op. cit., p. 82. A Witold HULEWICZ, 13 novembre 1925, «Es gibt weder ein Diesseits noch Jenseits, sondern die große Einheit [...]». Cité d’après, Rainer Maria RILKE, Über Dichtung und Kunst, Edition und Nachwort von Hartmut Engelhardt, Frankfurt am Main, Suhrkamp 1974, p. 267. A Arthur HOSPELT, 11 février 1912, Materialien, pp. 98-99, «Denn die Kräfte, die in ihm an den Tag kommen, sind durchaus nicht destruktiv [...]; das ist die Rückseite jeder großen Kraft [...]».

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le mener de «l’abîme de l’être»9 à la «magnificence glacée»10 de l’amour intransitif. Le personnage de Malte est ainsi le lieu géométrique de forces qui le dépassent, qu’il découvre peu à peu («ich habe ein Inneres, von dem ich nicht wußte», VI 710-711) en transgressant11 les bornes de l’existence empirique dans le sens de la dégradation comme de l’exaltation de l’individualité. Or si le monde moderne détruit Malte, c’est précisément l’imagination qui libère le potentiel de la «métamorphose», qui déclenche une dynamique d’appréhension de la totalité de la vie, permettant d’accéder, par le renversement utopique de l’aliénation, à une vision extatique de l’amour et de l’éternité.

Figures de l’unité Rien cependant ne permet de conclure à une progression linéaire, encore moins à une fin heureuse: les visions de l’existence accomplie sont des projections utopiques corollaires de l’angoisse et de la déréliction. La première évocation du roi Charles VI (VI 905) exprime d’emblée cette simultanéité: «Es ist Nacht, es ist Winter, ich friere, ich glaube an ihn.» Aux deux extrémités de ses Carnets (VI 756, VI 904), Malte envisage la possibilité du renversement, pour y renoncer; ce sont les moments où il entrevoit avec les plus de lucidité12 la nécessité de convertir l’aliénation en expérience de l’être, mais où s’affirme le poids insurmontable de la situation existentielle: «Ich [bin] zerbrochen», «ich bin [...] geheimnislos». Le recours à des figures utopiques (Baudelaire, Job, Charles VI) fait d’ailleurs immédiatement suite à ces considérations. L’idée d’une individualité entière, qui aurait préservé son mystère, nourrit en effet en Malte l’espoir de la recomposition:13 le personnage du saint («einer, der sich zusammennimmt», VI 878) anticipe, par sa volonté de trouver le sens qui restaure l’unité, le Baudelaire du poème de 1921: «Der Dichter einzig hat die Welt geeinigt, /die weit in jedem auseinanderfällt» 9 10 11

12 13

Selon la formule de NIETZSCHE, Die Geburt der Tragödie §5, «Das ‹Ich› des Lyrikers tönt […] aus dem Abgrunde des Seins». Aufzeichnungen [...], p. 833, «Eine herbe, eisige Herrlichkeit». Sur ce processus, cf. Manfred ENGEL, «‹Weder Seiende noch Schauspieler› – zum Subjektivitätsentwurf in Rilkes Aufzeichnungen [....]». In: SÖRING/WEBER (Hrsg.), Rencontres Rainer Maria Rilke – Neuenburger Kolloquium 1992, Bern, Peter Lang 1992, pp. 37-59. Cf. ENGEL, ibid., p. 45. Le terme est emprunté à Manfred Engel.

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(II 246); de même l’être de Charles le Téméraire, lequel «fut Un sa vie durant»,14 survit-il dans l’imagination du peuple à la disparition de son corps. Tels sont, avec les grandes amoureuses ou l’enfant prodigue, les modèles que Malte installe dans le présent total de sa conscience, et qui le guident dans la restitution de son vécu: les souvenirs de la Dame à la Licorne, d’Abelone ou de la cantatrice danoise, perdant leur spécificité dans l’échelle du temps, les rejoignent ainsi pour composer la «mosaïque»15 d’une intériorité en constante expansion. L’imagination est l’instrument de cette reconstruction, son objectif premier la restitution de l’être dans sa plénitude.

La plénitude de l’imagination La formule en est donnée par l’évocation de l’imposteur Grischa Otrepjow: en le reniant, la mère du vrai tsar le réduit à une identité empirique où il ne peut survivre. «Sie hob ihn aus der Fülle seiner Erfindung» (VI 883): dans cette «plénitude de l’imagination», Grischa vivait son être total, rêvant, comme le suppose Malte, d’une «métamorphose» parfaite où il n’aurait plus été que «le fils de personne» (VI 882). Ce pas, c’est l’enfant prodigue qui saura l’accomplir; refuser l’amour, refuser la dépendance filiale, c’est affirmer l’étendue sans limite de la subjectivité, le pouvoir constructif de l’imagination du moi décomposé. La contemplation des dentelles (VI 834-836) est un autre exemple de cette faculté: on y voit l’observation empirique s’effacer devant la réalité immédiate des créations de l’imagination, et l’identité subjective s’affirmer dans une extase de nature esthétique16 et communautaire. Car l’imagination de Malte investit également la subjectivité maternelle: «Es war innen sehr warm in uns.» Le retour du pluriel à la fin de la séquence marque ainsi clairement la dynamique expansive de l’intériorité maltéenne. L’idéal de plénitude trouve une représentation poétique dans le jardin d’Abelone. Le souvenir des vacances à Ulsgaard évoque pour Malte la présence d’Abelone associée aux étoiles porteuses du sens et de la réalité de l’être («die Sterne standen so wirklich da und gingen so bedeutend vor», VI 894); quant à l’extraordinaire complémentarité des choses qui caractérise le jardin («die Dinge schwingen ineinander hinüber und hinaus in die Luft 14 15 16

«[…] der sein ganzes Leben lang Einer war […]» (VI 884). Cf. lettre du 10 novembre 1925 à Hulewicz. Dans August STAHL, Rilke-Kommentar zu den Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge, München, Winkler 1979, p. 234. Cf. Judith RYAN, «Hypothetisches Erzählen». In: Materialien, op. cit., p. 263; Bernhard A. KRUSE, Auf dem extremen Pol der Subjektivität – Zu Rilkes Aufzeichnungen [....], Wiesbaden, Deutscher Uni-Verlag 1994, p. 217.

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[...]», VI 894), elle est une image du monde où la présence totale de tout est immédiatement rapportée à Abelone: «In Abelones kleiner Handlung aber war das Ganze nochmal» (VI 895). Cette intégralité, qui se dessine dès le début des Carnets («eine Vollzähligkeit, in der nichts fehlt», VI 723), Malte l’a retrouvée dans l’île de la Dame: dans ce lieu non d’abstraction mais de plénitude et de vie se produisent, sous l’effet de l’amour, une concentration de l’être, une osmose du sujet et du monde, qui donnent à l’existence une densité que seule l’imagination peut saisir. Ainsi, Malte projette dans sa lecture des tapisseries le souvenir de ces moments d’enfance dynamisés par la présence d’Abelone: l’île de la Dame à la Licorne, c’est le jardin d’Abelone tel qu’il l’a vécu et qu’il le ressuscite par l’exercice de l’imagination et du langage, à partir des tableaux moyenâgeux. La dimension mythique de ces visions est précisée par le personnage de Bettine;17 la figure d’Abelone est en effet aussi le médium de l’évocation de Bettine, le support de son apparition: «Eben warst du noch, Bettine, ich seh dich ein. Ist nicht die Erde noch warm von dir, und die Vögel lassen noch Raum für deine Stimme» (VI 897). Cette exclusivité de la présence au monde n’est possible que dans une expérience de la totalité qui ignore la coupure de la mort: «Sie hat von Anfang an sich im Ganzen so ausgebreitet, als wäre sie nach ihrem Tod» (ibid.). Pour Malte, accablé par le sentiment de décadence et la désintégration du moi, c’est donc encore le mythe qui vient nourrir la nostalgie de plénitude et d’éternité.

Poétique de l’imagination Pour accéder à de telles expériences, il faut une écriture évocatoire dont l’urgence est exprimée par le double appel au narrateur dans l’épisode de Grischa.18 Loin de marquer la rupture de la narration traditionnelle, comme on l’interprète souvent, ce cri d’impuissance de Malte redéfinit plutôt les conditions du récit: la difficulté est de dire les derniers instants de Grischa où, sous l’effet du reniement, son être total subit une mutilation mortelle et où, dans une concentration inouïe («noch einmal Wille und Macht [...], alles zu sein», VI 884), sa volonté d’être absolument se manifeste pour la dernière 17 18

Cf. Anthony R. STEPHENS, Rilkes ‹Aufzeichnungen [...]› – Strukturanalyse des erzählerischen Bewusstseins, Bern, Herbert Lang 1974, p. 190. «Es wäre jetzt ein Erzähler denkbar, der viel Sorgfalt an die letzten Augenblicke wendete […]» (VI 883), «Bis hierher geht die Sache von selbst, aber nun, bitte, einen Erzähler, einen Erzähler […]» (VI 884), cf. Judith RYAN, op. cit., pp. 265-266.

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fois. Malte se dit ici incapable de transposer sur le mode narratif une problématique existentielle qu’il sait cependant représenter lorsque son individualité propre y est impliquée: à ce moment des Carnets, l’évocation de la Dame à la Licorne l’a déjà prouvé, plus tard ce seront Venise, l’enfant prodigue ou la transfiguration de Charles VI. Les moyens qu’il utilise alors relèvent encore de la fonction narrative, et leur originalité tient moins à la rupture qu’à l’intégration de tendances spécifiques de la poétique rilkéenne. Celles-ci sont notamment formulées dans le Requiem pour le Comte Kalckreuth:19 -O alter Fluch der Dichter, die sich beklagen, wo sie sagen sollten, die immer urteilen über ihr Gefühl statt es zu bilden; [...] Wie die Kranken Gebrauchen sie die Sprache voller Wehleid, um zu beschreiben, wo es ihnen wehtut, statt hart sich in die Worte zu verwandeln [...]

«Sagen» s’entend ici absolument, comme parole créatrice; «bilden» reprend le sens que lui donnait la poétique du Sturm und Drang et que lui conserve la notion de «bildende Kunst»: produire une image et une forme; «sich [...] in die Worte verwandeln» précise l’intention de la poésie: dépasser l’individualité sentimentale pour créer «ein Kunst-Ding» qui objective l’être. Cette fonction, déjà décrite dans l’art poétique de Malte (VI 724-725), est liée à la faculté de «voir», qui met en œuvre l’imagination.20 Lorsque Malte tente de cerner l’être du marchand de journaux, c’est par l’imagination; «ich unternahm die Arbeit, ihn einzubilden» (VI 900): «Arbeit», terme spécifique de l’écriture et de l’amour, est ici expressément associé à l’imagination. Au terme de cet effort, c’est l’existence de Dieu qui lui est révélée. Ce regard, «vision de l’être» (Wesensschau»), conditionne l’existence de Malte avant de gouverner l’écriture qu’il acquiert en «apprenant à voir». Kruse signale que la vision de la mère sous les traits de Mathilde (VI 732) relève de ce processus, de même que l’apparition d’Abelone en la personne de la jeune Danoise: vecteur de connaissance et méthode d’écriture, cette «perception imaginative»21 du réel par laquelle l’écrivain Malte construit ses fictions utopiques, est un avatar singulier de la toute-puissante imagination romantique.

19 20 21

Requiem für Wolf Graf von Kalckreuth, I 663, cf. STAHL, Kommentar, p. 169. Cf. RYAN, op. cit., p. 252, «Für Malte [besteht] das Sehen in einer imaginativen Durchdringung der äußeren Gegenstände». KRUSE, op. cit., p. 91, «Einbildende Wahrnehmung der äußeren Wirklichkeit».

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Conformément à cette poétique, l’évocation de la Dame à la Licorne n’est pas le commentaire d’une œuvre d’art, ni une méditation sur l’histoire, mais la restitution narrative d’une expérience imaginaire: la contemplation des tapisseries en compagnie d’Abelone. En créant un espace extatique où s’exalte une conception commune de l’amour, le «travail» de l’imagination manifeste un principe d’unité22 qui caractérise spécifiquement cette œuvre du passé dans sa relation exclusive avec une subjectivité souveraine. La transcription de l’expérience est en ce sens une démarche de création esthétique, une approche de la «félicité» répondant à l’espoir utopique de Malte. D’entrée, le vocatif installe le récit dans la dimension du dialogue, dont la qualité imaginaire est posée dès la seconde phrase: «Ich bilde mir ein, du bist da» (VI 826). Dès lors, cette fiction détermine la constitution du texte et s’affirme comme unique réalité. Le discours de Malte instaure ainsi un échange entre deux produits de son «invention»: un ensemble d’images auxquelles il insuffle, comme principe thématique, l’exaltation de l’amour intransitif, et une personne absente qu’il fait revivre dans son aspiration à l’amour absolu. Et, dans l’espace de contemplation ainsi créé, chacun de ces deux pôles authentifie la vérité de l’autre. Par le seul pouvoir de l’imagination, «die Fülle seiner Erfindung», le discours de Malte étend ainsi à tout son univers le principe qu’il décèle dans les tableaux: tout l’épisode en effet suggère l’unité profonde de l’être au-delà de l’absence, du passé et du présent, de l’image et du réel, du sens et de la vie.

L’image et le sens La présence supposée d’Abelone est donc une modalité fondamentale de la vision: elle justifie le tour déictique et la forme vocative qui soutiennent la dynamique du sens. Au déroulement linéaire de l’observation se superpose en effet la progression du sens, suggérée par l’accumulation de plus en plus pressante de questions et d’hypothèses, et corroborée vers la fin par le redressement symbolique de l’animal. Après l’hypothèse de l’ostensoir, qui place l’interrogation dans le domaine du sacré, le moment du dévoilement est alors atteint («es ist ein Spiegel, was sie hält»), et c’est dans un mouvement vocatif qu’est formulé le geste ultime de la scène: «Siehst du: sie zeigt dem Einhorn sein Bild» (VI 829). Cet échange que Malte révèle, entre la Dame et la Licorne, reflète, à l’intérieur du tableau, l’échange auquel luimême procède dans l’espace virtuel de l’écriture: il montre à Abelone dont il 22

Cf. KRUSE, p. 203.

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invente la présence une image d’elle-même dont il invente le sens. Ainsi, dans l’implicite d’un dialogue avec une présence imaginaire se constitue, sur la base d’une vision, un récit23 qui conduit un personnage par diverses actions jusqu’à un geste qui concentre tout le sens («ich denke, du mußt begreifen», VI 819) et fonde la communauté de Malte et Abelone, l’utopie d’une union spirituelle dont la séparation est la première condition. L’épisode de Venise, dans la suite des Carnets, confirmera cette fonction utopique de l’évocation. L’apothéose du sens est une apothéose de l’image, et c’est bien cette visualisation qui empêche toute réduction univoque des scènes représentées. L’intensité de l’image marque les paliers de la progression du sens: exaltation de la beauté dans le troisième tableau, cérémonie fastueuse de l’attente et du désir dans le quatrième, mouvements figés dans le cinquième, statisme de la plénitude au début du sixième, jusqu’au geste d’élévation qu’explicite par ailleurs la vision symétrique de Marianna Alcoforado: «So sehr scheint uns ihre Gebärde das Bleibende zu sein, die unaufhörlich sich steigernde Gebärde, mit der sie ihre Liebe aufhob und hielt, weit über sich hinaus.»24 La tradition même du motif de la Licorne implique du reste ce rôle central de l’image: le principe du miroir (présences mêlées, échange d’identités, assimilation de l’autre par la vision) y est donné, de même que le pouvoir symbolique de l’imaginaire. Rilke fournit d’ailleurs sur ce thème des gloses poétiques de la lecture maltéenne: Das Einhorn exalte le pouvoir créateur du regard («Doch seine Blicke [...] warfen sich Bilder in den Raum [...]», I 506); le quatrième de la deuxième partie des Sonnets à Orphée chante l’amour comme source de l’être («Doch weil sie’s liebten, ward/ein reines Tier», I 753) et la réalité supérieure de l’existence virtuelle: «Sie nährten es mit keinem Korn,/nur immer mit der Möglichkeit, es sei»; quant à la lettre du 1er juin1923 à la Comtesse Sizzo, elle dit clairement, à propos de la Licorne, la vérité des productions de l’imagination: «Nur alle Liebe zum NichtErwiesenen, Nicht-Greifbaren, aller Glaube an den Wert und die Wirklichkeit dessen, was unser Gemüt durch die Jahrhunderte aus sich erschaffen und erhoben hat, mag darin gegründet sein.»25 A l’instar de cette image symbolique, la conscience de Malte capitalise en une sorte de présent permanent, toutes les virtualités de l’existence.

23 24 25

Kruse parle de «sehendes Erzählen». Die fünf Briefe der Nonne Marianna Alcoforado, VI 1000. Über Dichtung und Kunst, op. cit., p. 113.

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L’écriture elliptico-déictique Le dialogue avec Abelone s’appuie sur l’image, qui complète une grande part de l’implicite et du non-dit; les Carnets comportent d’autres exemples de cette «communication non verbale»26 que Malte rapporte avec admiration: la relation entre Eric et le grand-père Brahe (VI 733), l’harmonie des couleurs dans le secrétaire d’Ingeborg (VI 788-789) comme médium du rituel évocatoire, ou encore l’entente mystérieuse avec la jeune Danoise. La deixis assure la cohésion du dialogue et de l’image; elle fonctionne à tous les niveaux du texte de la Dame à la Licorne, des composants lexicaux jusqu’au sens général, en passant par la situation empirique, la structure dramatique et le mouvement analogique des «Sprachgesten»: Malte raconte en montrant, et ce faisant, il démontre. La situation de dialogue extériorise ce principe démonstratif qui, dans d’autres textes, ne s’exprime que par les formes du langage. Quant à l’image, elle est la condition de l’ellipse, présence en elle-même signifiante: «Malte ist nicht umsonst der Enkel des alten Grafen Brahe, der alles, Gewesenes wie Künftiges, einfach für vorhanden hielt [...].»27 Elle supplée l’insuffisance du langage rationnel dont la littéralité ne peut saisir l’amour et la féminité; Malte déplore que les poètes ne l’aient pas compris: «Ach, daß die Dichter je anders von Frauen geschrieben haben, wörtlicher, wie sie meinten» (VI 830). C’est pourquoi l’épisode précédant la contemplation de la Dame à la Licorne se termine par le refus de parler d’Abelone (VI 826); les tapisseries le feront d’une autre manière, «diese Bilder [...], die alles preisen und nichts preisgeben» (VI 830): par cette formule, Malte prend place dans la continuité de la poétique rilkéenne, entre la méfiance du jeune poète envers le langage réducteur («ich fürchte mich so vor der Menschen Wort», I 194) et la célébration élégiaque («Rühmen») de la totalité. Ces tendances fondamentales sont ici représentées de façon exemplaire par un discours elliptique28 qui, dans l’harmonie du dialogue et de l’image, exalte l’infini de l’amour sans rien sacrifier de son mystère. Le portrait de la Dame, présenté dans un mouvement de communication virtuelle intense, participe de l’utopie esthétique de cet être nouveau dont Rilke parle dans une lettre à Rodin:

26 27 28

Cf. la formule et le commentaire des exemples dans Kruse, p. 203. A HULEWICZ, 10 novembre 1925, Materialien, p. 130. Malte parle de «aussparen» comme moyen de décrire Ingeborg (VI 786).

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J’ai évoqué surtout des femmes en faisant soigneusement toutes les choses autour d’elles, laissant un blanc qui ne serait qu’un vide, mais qui, contourné avec tendresse et amplement, devient vibrant et lumineux, presque comme un de vos marbres.29

Voir dans ces formules une profession de foi néo-mallarméenne,30 c’est oublier la métamorphose du vide en une réalité solide et lumineuse: au-delà des affinités terminologiques trompeuses, c’est bien la spécificité rilkéenne d’une «écriture elliptico-déictique»31 qui est ici esquissée, d’où ressort non l’absence mais la densité de la présence, non le néant mais la totalité qui englobe la vie et la mort.

Abelone à Venise Les observations sur la nature du récit maltéen se confirment à la lecture de l’épisode de Venise: c’est à la fois un récit construit selon les règles du genre et une exploitation fantasmagorique du souvenir par laquelle Malte élargit son vécu à la dimension de l’utopie. Il reprend le discours sur Abelone, préparant la réunion des thèmes de l’amour et de Dieu dans la légende finale, et joue de ce fait un rôle décisif dans la représentation de l’«ascension» de Malte. La rencontre avec Abelone est ici encore d’ordre virtuel, la jeune Danoise devenant le médium d’une communion avec l’être profond de l’absente et le «sentiment» qui est en elle. La communication non verbale avec le personnage réel de la cantatrice constitue la trame dramatique de l’épisode; son apparition répond au besoin qu’éprouve Malte d’exprimer sa «vérité» et s’insère dans une chaîne d’images équivalentes où la fenêtre joue le rôle de signal;32 «Sie stand allein vor einem strahlenden Fenster» (VI 933): cette séquence montre le pouvoir de l’image dans le récit de Malte; elle rappelle la transfiguration de Charles VI (VI 909), la contemplation des étoiles par le solitaire (VI 930-931), la relation d’Abelone aux étoiles et le pressentiment de liberté qu’elle a connu dans son enfance (VI 894, VI 844). Elle fait ressurgir 29 30

31 32

Lettre du 29 décembre 1908, Materialien, p. 55. Comme Dieter SAALMANN, op. cit., p. 29. Sur la problématique du rapprochement, cf. les remarques de Hans HOLZKAMP, ‹Der Tod Brigges› – Untergang und Verklärung in Rilkes ‹Aufzeichnungen des Maltes Laurids Brigge›. In: Etudes Germaniques 51, (1996), n° 3, pp. 497 & 507. Selon la formule d’Otto LORENZ, Schweigen in der Dichtung: Hölderlin, Rilke, Celan. Studien zur Poetik deiktisch-elliptischer Schreibweisen, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1989. Selon l’analyse de KRUSE, pp. 336-337.

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par contraste la version négative de ce motif dans les confessions sur la peur de la mort (VI 861), où la fenêtre ouvre sur le néant, et confirme ainsi le renversement utopique de l’expérience de Malte: le vide se transforme en infini, la solitude destructrice en amour intransitif. La vision utopique est aussi explicitée par des indicateurs thématiques: le chant lui-même, sa nécessité et sa relation essentielle avec Abelone, et d’autre part l’expérience de Venise, qui sert de cadre à la rencontre amoureuse. Cette expérience, qui procède de la «vérité» de Malte, donc du plus profond de son intériorité, touche aux limites de l’être, à la possibilité de transgresser la vie ordinaire par l’exaltation de l’art et de l’amour et par la proximité du néant que combat le travail créateur. La connaissance intime de Venise constitue ainsi le contrepoint de l’intériorisation aliénante de la grande ville: «Das schöne Gegengewicht der Welt» (VI 933), Venise, apparaît comme le lieu susceptible de conjurer l’horreur moderne et d’abriter l’expérience de l’amour. La fonction de cet épisode dans l’économie de l’œuvre ne se comprend que rapportée à la situation de Malte écrivant son journal: contemporain de l’aliénation parisienne, le souvenir de Venise conjure le déclin et corrobore l’idéalisation de la misère dans les dernières notes sur la grande ville (VI 899-905). Avec la légende qui lui succède, il montre que, dans le présent de Malte, qui est celui de son travail d’écriture, le mouvement utopique est devenu plus fort que la plainte existentielle. Mais cette progression de la conscience utopique n’est pas univoque: signe possible d’une délivrance idéale autant que d’un surcroît de détresse, elle justifie en toute hypothèse le silence final de Malte.

Une modernité problématique Ainsi, contrairement à certaines conclusions simplificatrices, la nécessité de «raconter» ne place pas Malte en situation d’impuissance: diariste explorateur de l’intériorité, il parvient à intégrer son vécu dans un contrepoint structurant où se répondent «Elend» et «Seligkeit», et où l’imagination utopique saisit les virtualités de l’être dans une approche continue de la totalité. La mise en œuvre méthodique du virtuel, que nous avons observée dans certains textes, est la traduction directe de la conception polyphonique des Carnets, reflets d’une subjectivité à la fois décomposée et conquérante, d’une existence téméraire au-delà des «limites convenues».33 33

«[…] diese verabredeten Grenzen [...]» (VI 801).

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L’écriture de Malte est une interrogation sur la vie: Von allen großgewagten Existenzen Kann eine glühender und kühner sein? Wir stehn und stemmen uns an unsre Grenzen und reißen ein Unkenntliches herein [...]. (II 411)

Sa dynamique n’est pas celle d’une abstraction post-mallarméenne désireuse de «simplifier le monde», elle ne procède pas «par élimination»,34 mais par totalisation; elle cherche non pas «un état d’âme», mais l’unité de l’âme et du monde, non pas le beau par-delà le néant,35 mais une transcendance qui englobe et assume le réel.36 Les images de l’île sont ainsi de celles qui, par l’action conjointe de la suggestion visuelle et de la parole poétique, rendent le mieux compte de cette intégration de la plénitude et de l’élévation.37 Certes, nul ne songe à effacer les phénomènes destructeurs de la modernité: ils provoquent l’ébranlement existentiel qui est à la source de l’entreprise de Malte. Mais celle-ci, comme celle du poète Rilke, est profondément restauratrice, tendue vers la reconstitution d’une unité que l’histoire engloutit. L’auteur y réussira sans doute mieux que son personnage: Benn, au fond, n’a pas tort de ranger Rilke, avec George et Hofmannsthal, parmi les derniers adeptes des «représentations totalisantes»;38 mais Malte lui aussi, malgré le vertige de la désintégration, sait encore esquisser quelques-unes des visions utopiques les plus lumineuses de son siècle – ce qui fait de lui une figure typiquement paradoxale de son temps, et le place idéologiquement bien loin de la postmodernité.

34 35 36 37

38

SAALMANN citant Mallarmé, op. cit., p. 34. Ibid, p. 3, «Après avoir trouvé le néant, j’ai trouvé le beau». Cf. Jürgen SÖRING, «Zur Methode poetischer Wirklichkeit-Erfahrung [...]». In: Rencontres RMR, op. cit., p. 29, «Ein Bestehen der Wirklichkeit durch Hinauswachsen über sie». Peter POR voit justement dans la prédominance de l’image référentielle le signe que Rilke se détourne du symbolisme. «Paradigmawechsel – Der gemeinsame Anfang von George, Hofmannsthal und Rilke». In: Recherches Germaniques 15 (1985), p. 116. Probleme der Lyrik. Gesammelte Werke I, Hrsg. Dieter Wellershoff. Stuttgart, Klett-Cotta 1986, p. 498, «[...] ihr Innenleben [...], subjektiv und in seinen emotionellen Strömungen, verweilt noch [...] in der Sphäre der gültigen Bindungen und Ganzheitsvorstellungen, die die heutige Lyrik kaum noch kennt».

La pantomime de Richard Beer-Hofmann, Das goldene Pferd, ou le rêve d’une œuvre d’art totale Catherine MAZELLIER-LAJARRIGE

Considéré comme une figure de proue du mouvement esthétique Jung-Wien, aux côtés de ses amis Hugo von Hofmannsthal, Leopold Andrian et Arthur Schnitzler, qui le plaçait au-dessus de tous les autres,1 et cependant largement méconnu, Richard Beer-Hofmann a contribué au questionnement fécond, dans la Vienne fin-de-siècle, sur la crise du langage et le rapport du geste au mot, mettant ses réflexions en pratique dès 1892 dans une pantomime intitulée Pierrot hypnotiseur. Trente ans plus tard, en 1922, l’écrivain retourne au genre de la pantomime pour en proposer une forme plus aboutie avec Das goldene Pferd, dont l’ambition est de solliciter tous les sens à travers le mouvement des corps, leur gestuelle, la lumière, les couleurs et la musique. Soucieux de détrôner le mot, il a pourtant recours au langage verbal pour peindre une fresque située dans un Orient de conte, avec un luxe de détails précieux. Comment expliquer ce recours tardif à la pantomime, dont on avait espéré, au tournant du siècle, qu’elle pourrait donner un nouveau souffle au genre dramatique? Das goldene Pferd est-elle une curiosité littéraire, à une époque où la tendance est plutôt de rejeter l’ornement, mais aussi dans le parcours d’un écrivain qui aurait renoncé au dandysme et à l’esthétisme des premières œuvres – les nouvelles Kamelien et Ein Kind, Pierrot Hypnotiseur et partiellement Der Tod Georgs, récit qui reste son œuvre la plus connue – pour évoluer vers une inscription dans la tradition culturelle juive, depuis la berceuse «Schlaflied für Mirjam», écrite en 1897 pour la naissance de sa fille, jusqu’au vaste cycle resté inachevé, Die Historie von König David?2 Œuvre paradoxale, la pantomime Das goldene Pferd sera tout d’abord replacée dans son contexte historique et littéraire, avant que soit examinée la fonction occupée par les images, la musique et le rêve. On pourra alors se demander

1 2

Cf. Arthur SCHNITZLER, Tagebuch 1903-1908, hrsg. von Werner Welzig, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie, 1991, p. 110. Beer-Hofmann y est évoqué en ces termes: «der bedeutendste [sic] von uns allen» (note du 4 janvier 1905). Sur cette évolution, cf. Dieter BORCHMEYER (Hrsg.), Richard Beer-Hofmann. Zwischen Ästhetizismus und Judentum, Paderborn, Igel Verlag, 1996 et Richard BeerHofmann (1866-1945). Studien zu seinem Werk, hrsg. v. Nobert Otto Eke und Günter Helmes, Würzburg, Königshausen und Neumann, 1993.

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Catherine Mazellier-Lajarrige

si Beer-Hofmann a réussi son pari de faire triompher, de manière exemplaire, le langage non-verbal.

La pantomime: un moyen de revivifier le drame? Puisant ses racines dans la tradition ininterrompue de la commedia dell’arte dans le théâtre populaire viennois depuis l’époque baroque, et très en vogue au cours de la première moitié du XIXe siècle dans les théâtres des faubourgs,3 la pantomime connaît un nouveau souffle dans la Vienne fin-de-siècle sous l’influence de la pantomime française telle que l’a façonnée la comédie italienne, en particulier autour du personnage de Pierrot, immortalisé par les Deburau père et fils. C’est à Hermann Bahr, chantre et théoricien du mouvement Jung-Wien, enthousiasmé par les succès du «Cercle funambulesque» et les productions de Paul Margueritte ou de Raoul de Najac qu’il a pu observer lors d’un séjour à Paris en 1890, que l’on doit le désir d’imiter l’exemple français pour renouveler la pratique théâtrale en la démarquant de la réalité sociale et politique telle que la reflète le naturalisme.4 Vienne est alors l’un des principaux sites de la modernité,5 dont la soif d’expérimentation constitue un critère majeur. Revivifier le drame par la pantomime, en empruntant aux arts «mineurs»6 – la variété, le cirque, la photographie et, plus tard, le cinéma – s’inscrit dans un contexte de crise du langage verbal dont témoigne, chez Hugo von Hofmannsthal, la célèbre Lettre de Lord Chandos [1902], qui signe l’impuissance du concept dans le lien du sujet aux choses et des choses aux idées, mais aussi, au même moment, les travaux de Wittgenstein ou

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Cf. Otto ROMMEL, Die Alt-Wiener Volkskomödie: Ihre Geschichte vom barocken Welt-Theater bis zum Tode Nestroys, Wien, Schroll, 1952. Hermann BAHR, «Pantomime», in: Deutschland 1890 (46), p. 749: «Aber wie wäre es, wenn wir einstweilen, in dieser langen und schon langweiligen Pause zwischen dem alten, welches nicht mehr erträglich, und dem neuen Theater, welches nicht erfindlich ist, wenn wir einstweilen dem Beispiel der Pariser versuchsweise folgten und auch einmal unser Glück mit der Pantomime probierten?» Cahiers d’Etudes Germaniques 24 (1993): Wien-Berlin. Deux sites de la modernité – Zwei Metropolen der Moderne (1900-1930), sous la direction de Maurice GODÉ, Ingrid HAAG et Jacques LE RIDER. Cf. aussi Stefan SCHERER, Richard BeerHofmann und die Wiener Moderne, Tübingen, Niemeyer, 1993. Pour une approche historique et esthétique de la pantomime en France, cf. Ariane MARTINEZ, La pantomime, théâtre en mineur (1880-1945), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008.

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Mauthner sur le langage.7 Au mensonge des mots est opposé le langage gestuel comme révélation de l’être véritable, de son individualité réalisée dans l’instant. Ce langage du corps, marqué du sceau de l’authenticité, trouve une forme adéquate à travers la pantomime, pourtant elle aussi codée, encensée dans les écrits théoriques de l’époque – parmi lesquels se détache l’essai de Hofmannsthal, Sur la pantomime [1911]8 – et mise en pratique, d’abord par Hermann Bahr lui-même, à qui l’on doit en 1892 Die Pantomime vom braven Manne, puis Der liebe Augustin, pantomime écrite pour le théâtre «Zum lieben Augustin», ouvert à Vienne en 1901 par Felix Salten dans le but d’offrir une scène aux auteurs du Jung-Wien. Les représentants majeurs de ce mouvement lui emboîtent le pas: Richard Beer-Hofmann s’essaie au genre dès 1892 avec sa pantomime Pierrot Hypnotiseur, suivi par Der Schüler de Hofmannsthal, dont le canevas s’inspire visiblement de la précédente et qui ouvre une série de pantomimes, dont Das fremde Mädchen [1910] et Amor und Psyche [1911], conçues pour la danseuse Grete Wiesenthal, Die grüne Flöte [1916] ou encore les Pantomimen zum großen Welttheater, conçues entre 1923 et 1928.9 Arthur Schnitzler, quant à lui, produit deux pantomimes, Die Verwandlungen des Pierrot [1908] et Der Schleier der Pierrette [1910].10 A la différence des premières pantomimes de ces trois auteurs, Der Schleier der Pierrette sera mise en musique par le compositeur hongrois Ernst von Dohnanyi et jouée plusieurs fois. Malgré la célébrité que lui valut sa «Berceuse pour Mirjam» et le succès de son roman Der Tod Georgs [La mort de Georges11] en 1910, et malgré 7 8

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Sur cette problématique, cf. Sprachthematik in der österreichischen Literatur des 20. Jahrhunderts, hrsg. vom Institut für Österreichkunde, Wien, Hirt, 1974. Hugo VON HOFMANNSTHAL, Über die Pantomime [1911]. In: Gesammelte Werke, Reden und Aufsätze I, Frankfurt a.M., Fischer, 1979, pp. 502-505; fr., De la pantomime. In: Lettre de Lord Chandos et autres essais, trad. Albert Kohn et Jean-Claude Schneider, Paris, Gallimard, 1980, pp. 241-245 Hugo VON HOFMANNSTHAL, Sämtliche Werke XXVII, hrsg. v. Gisela Bärbel Schmid und Klaus-Dieter Krabiel, Frankfurt a.M., Fischer, 2006. Sur les tentatives inabouties de faire représenter Der Schüler, ibid., pp. 331; 341. Chez Hofmannsthal en particulier, la frontière entre pantomime et ballet est mouvante. Sur les deux pantomimes d’Arthur SCHNITZLER, cf. Gilbert RAVY, «Pantomime, mime et expression non-verbale dans l’œuvre dramatique d’Arthur Schnitzler», in: Arthur Schnitzler, Austriaca 39 (1994), pp. 75-87. On trouvera une analyse des trois premières pantomimes des dramaturges majeurs du Jung-Wien dans Catherine MAZELLIER, «La nostalgie de la transparence. La pantomime dans l’Autriche finde-siècle (Richard Beer-Hofmann, Hugo von Hofmannsthal et Arthur Schnitzler)», in: Arnaud RYKNER (dir.), Pantomime et théâtre du corps. Transparence et opacité du hors-texte, Rennes, PUR, 2009, pp. 129-47. Hugo VON HOFMANNSTHAL, La mort de Georges, trad., notes et postface de Jacques Le Rider, Bruxelles/Paris, Ed. Complexe, 1990.

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les encouragements de ses amis écrivains, en particulier Schnitzler, qui perçut chez ce juriste de formation un réel don littéraire, Beer-Hofmann ne crut pas suffisamment en son talent pour confier ses écrits à des éditeurs. Il fut donc très peu publié de son vivant, et il fallut attendre une édition partielle chez Fischer en 1963, puis l’édition critique en six volumes parue chez Igel à partir de 1993,12 pour que son œuvre soit enfin accessible. Sa première pantomime dénote l’influence manifeste de la comédie italienne et du triangle amoureux Pierrot-Colombine-Arlequin. Dans l’espoir qu’elle puisse intéresser le compositeur Adolphe Issac David, Beer-Hofmann pria son ami Hofmannsthal d’en transposer le canevas en français. Il s’ouvre sur les indications suivantes: Pierrot, médecin célèbre, homme d’à peu près cinquante ans, bachelier, a fait la découverte de la suggestion pendant le sommeil hypnotique. Il se sert de sa découverte pour s’assurer l’amour de Colombine, fille de son concierge Pantalon, qui aime le jeune Arlequin. Dans l’état de la suggestion elle oublie son ancien amant; elle se marie à Pierrot et donne à son mari un semblant de bonheur. Un démon compagnon de Pierrot, espèce de serpent de la genèse, glisse à Pierrot la notion que tout cet amour artificiel ne vaut pas mieux que les baisers d’une poupée automate.13

On devine la suite, une fois Colombine réveillée de son hypnose: la déchéance de la belle infidèle, retombée dans les bras de son amant, et la fin tragique, pour elle et pour l’inconsolable Pierrot. Beer-Hofmann transpose les expériences et découvertes de son époque en matière d’hypnose, notamment les travaux de Charcot et de Bernheim, dans une trame qui allie le comique à l’italienne et la gravité de motifs faustiens revisités.14 L’originalité de cette pantomime, restée à l’état de texte, réside avant tout dans sa dimension hyperesthésique: la parole, suspendue sur scène, est relayée par la musique omniprésente et une forte sollicitation de tous les autres sens à travers le symbolisme des fleurs, des couleurs ou encore le rôle du vin enivrant. L’explicitation de l’action par l’orchestre et l’utilisation de motifs musicaux annoncent l’importance de ces éléments dans la seconde pantomime, plus aboutie que la première dans le traitement de la musique et, paradoxalement, de l’image descriptive. Etrangement, cette tentative est bien tardive, alors que la vague de productions pantomimiques est déjà retombée, en particulier 12

13 14

Große Richard Beer-Hofmann-Ausgabe in sechs Bänden, hrsg. v. Günter Helmes, Michael M. Schardt und Andreas Thomasberger, Paderborn, Igel Verlag, 1993 ff. L’édition sera citée en abrégé Werke, suivi du numéro de volume. Das goldene Pferd (Werke 1) sera cité en abrégé GP, suivi du numéro de page. Hugo von Hofmannsthal – Richard Beer-Hofmann: Briefwechsel, hrsg. von Eugene Weber, Frankfurt a. M, Fischer 1972, p. 185. Cf. Werke I, Schlaflied für Mirjam. Lyrik und andere verstreute Texte, 1998. Pour une analyse de Pierrot Hypnotiseur, cf. S. SCHERER, op. cit., pp. 11-18 et C. MAZELLIER, art. cit.

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en Allemagne, après un pic dans les années 1910, marqué par le succès international des pantomimes mises en scène par Max Reinhardt: Sumurûn en 1910-1912, puis Das Mirakel, qui fit sensation en Europe entre 1911 et 1914, puis à New York en 1924.15 Certes, l’Autrichien Hofmannsthal continue de s’intéresser à cette forme muette, entre théâtre et danse, mais dans une perspective beaucoup plus large: celle de son grand projet salzbourgeois de «théâtre du monde».

Das goldene Pferd: triomphe des images ou du langage? Das goldene Pferd (Le cheval d’or), dont seuls les deux premiers tableaux furent publiés du vivant de leur auteur, dut attendre 1952 pour une publication dans son intégralité.16 Beer-Hofmann en situe l’action dans un Orient fantasmé, mâtiné d’éléments issu des pays slaves et d’Asie mineure, dont l’indétermination spatiale et temporelle souligne la dimension allégorique.17 Les six «tableaux» composant l’action sont encadrés par un prologue et un épilogue, et entrecoupés par deux intermèdes («Zwischenakte») qui accentuent la narrativité de l’ensemble. Le prologue et l’intermède sont en effet confiés à un conteur qui expose et commente l’action dans des parties lyriques chantées sur fond de harpe, l’instrument du roi David et celui du harpiste dans Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Le rideau s’ouvre sur la façade d’un palais en malachite, pourvu de niches mauresques dans lesquelles se tiennent les principaux personnages du récit, présentés par le conteur qui les désigne successivement de son bâton: un émir, chevauchant un destrier cuirassé et harnaché d’or, et affublé de deux personnages typiques des contes – un géant et un nain –; Bilal, riche paysan, ainsi que sa fille Halimah et son fiancé Bahádur, sensible à l’appel du monde extérieur malgré l’amour qui le lie à sa promise; un vieux roi sans descendance auquel doit succéder 15

16 17

Sumurûn, texte de Friedrich Freksa, mis en scène par Max Reinhardt pour les Kammerspiele de Berlin (première en avril 1910), puis joué à Munich, Londres et Paris, fut la première réalisation scénique d’envergure d’une pantomime, suivie par Das Mirakel (Vollmoeller/Humperdinck). Sur Max Reinhardt et la pantomime, Cf. Günter RÜHLE, Theater in Deutschland 1887-1945, Frankfurt a.M., Fischer, 2007, pp. 165-168. Les deux premiers tableaux parurent dans le supplément du dimanche de la Neue Freie Presse des 19 et 26 juillet 1930. Le texte intégral fut publié pour la première fois dans Die neue Rundschau 63 (1952), Heft 4. GP, p. 120-121, «Die Tracht der Insassen des Bauernhofes: Ihre Elemente, südslawischer und kleinasiatischer Bauerntracht entnommen, frei verwendet und durchsetzt mit einem an Zeit und Land sich nicht bindenden Märchenorient.»

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le jeune émir, fils unique de sa sœur; enfin, la joueuse de luth Tarkah, qui vit de son corps, exhibé dans de mauvaises tavernes où elle danse et séduit. La façade du palais et le jeu avec le rideau ne sont pas sans rappeler ces mêmes éléments, en particulier le «palais du maître», devant lequel Hofmannsthal place les personnages allégoriques de son «grand théâtre salzbourgeois du monde».18 Dans l’épilogue, ce sont les personnages de l’action dramatique qui prennent la place du conteur, devant le rideau fermé, pour énoncer aux spectateurs l’enseignement de cette allégorie en images et en musique. A l’intérieur du récit, l’action se déroule comme suit dans les six tableaux: – tableau I: dans la ferme de Bilal, la veille de leurs noces, Bahádur et Halimah échangent des médaillons peints à leur effigie. La simplicité des réjouissances, sur fond de danse paysanne, est interrompue par l’arrivée d’un jeune émir monté sur son cheval tout cuirassé d’or. Le luxe de son apparition suscite l’admiration craintive des paysans et éveille en Bahádur le désir de le suivre. Le regard suppliant de Halimal le retient d’abord, mais il finit par succomber à l’offre de l’émir qui lui propose de monter à sa place le cheval d’or et lui donne la chaîne royale qu’il porte autour du cou, tandis que lui-même reçoit des mains de Bahádur le médaillon à l’effigie de Halimah et endosse le destin du jeune paysan. – tableau II: dans une taverne aux portes de la ville royale, surmontée d’une lanterne rouge, une joyeuse compagnie boit sur les accords rythmés du luth de la belle Tarkah. Un ivrogne chante les plaisirs de la danse, du vin et de l’amour. Tarkah s’adonne au jeu de la séduction avec Ghajur, qui sert à boire dans la taverne, provoquant la jalousie et la colère de Bahádur, qui lutte avec Ghajur et attire Tarkah dans ses bras, derrière le rideau de l’une des niches, pour une étreinte passionnée. Ghajur, hors de lui, frappe son rival, mais ce dernier le tue et doit s’enfuir, flanqué du géant, du nain et d’un cortège d’esclaves noirs. – tableau III: Bahádur arrive au palais, où il se fait passer pour le successeur au trône. Tarkah rejoint le harem. Le soir, vêtue d’un simple filet de maille argentée et de bijoux, elle se rend auprès du vieux roi plein de lassitude, lui promettant de chasser sa mélancolie. Mais au lieu de partager sa couche, elle verse dans sa coupe un poison procuré par le géant et le nain. Bahádur prend la place du roi. Cependant, il est à la merci de Tarkah et de ses complices, qui connaissent le secret de son accession au trône. – tableau IV: dans les jardins royaux, les vendanges donnent lieu à une danse extatique des femmes esclaves dénudées, qui foulent les raisins, et 18

Hugo VON HOFMANNSTHAL, Das Salzburger große Welttheater, in: Gesammelte Werke, op. cit., p. 109 sq.

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de leurs partenaires noirs. Le géant se tient au milieu du pressoir, brandissant une lourde massue. Tarkah joue les séductrices auprès du géant afin d’humilier Bahádur. Surgit alors une barque dont descendent Halimah et Bilal, qui tentent de ramener Bahádur à la raison. Mais ce dernier, jaloux de son nouveau pouvoir, commet un triple reniement: il refuse de reconnaître et sa fiancée et son père, ordonne de tuer Bilal et nie être celui dont l’émir, arrivé entre-temps, brandit l’effigie au bout d’une chaîne. Le véritable prétendant au trône finit par convaincre de son identité en arborant une tache de vin sur son bras, identique à celle qui marque aussi le bras de la reine-mère. Il ordonne à l’archer de tuer Bahádur, mais Halimah s’interpose et c’est elle que la flèche atteint mortellement. – tableau V: le château royal est soudainement tombé en décrépitude et derrière la cuirasse démantibulée du cheval doré n’apparaît plus qu’un squelette en putréfaction. Dans la cour du château, Halimah meurt dans les bras de Bahádur, abandonné par les esclaves qui le soutenaient. Feignant de l’arracher aux griffes de ses poursuivants, Tarkah fait miraculeusement surgir des marches d’escalier, mais c’est pour mieux l’emprisonner dans le filet de son vêtement argenté et le précipiter vers la mort. – tableau VI: toutes les terreurs passées s’avèrent n’avoir été qu’un cauchemar, né du sommeil de Bahádur, qui s’éveille dans la ferme de Bilal, au son du chalumeau et des clochettes du troupeau de moutons. L’idylle pastorale reprend ses droits et le héros, convié à ne pas s’écarter de son destin pour de vaines chimères, reçoit un baiser de sa fiancée. Dans l’avant-propos à cette pantomime orientale, Beer-Hofmann affirme vouloir «détrôner» le mot.19 Il aspire à rénover le drame par l’image et la musique, ainsi qu’il s’en explique longuement dans une lettre de 1933 adressée à l’historien de l’art Erich von Kahler: Die Breite der Bemerkungen, die Landschaft, Beleuchtung, Kostüm, Stellung, Tempo, Dynamik, Färbung des Wortes, mimisches Detail zu erfassen versucht, diese Breite entspringt nicht unausgetobten Regieinstinkten, Verspieltheiten, einem verloren gegangegen künstlerischem Gleichgewichtsinstikt, der Unwichtiges überbewertet. Diese Breite versucht, nur Wichtiges, das im Epischen, im Lyrischen als Entscheidendes immer anerkannt wurde […], dies dem Drama zu sehr Verlorengegangene in seine angestammten Rechte – oft Herrenrechte – wieder einzusetzen. Deshalb lockte es mich, 1921/22 die Pantomime ‹Das goldene Pferd› zu schreiben […]. Was als Drama sich gebärdet, ist zu oft (auch dort, wo dichterische Werte nicht zu verkennen sind) nur auf neutralem Gelatinboden lebende, von Verstand, bestenfalls

19

GP, p. 116, «das entthronte Wort sollte nur zwischen den Bildern […] sich einordnen dürfen».

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Catherine Mazellier-Lajarrige von Gefühl, manchmal auch von Phantasie getränkte dramatische Wechselrede grosser, hypertropher Mäulern, an denen verkümmerte Körper: Gestalten baumeln.20

Cette critique d’une «hypertrophie» du verbe et de l’intellectualisme chez Beer-Hofmann sous-tend plusieurs de ses fragments consacrés au langage. Selon lui, le geste ne supporte pas l’affectation car, sinon, son inauthenticité serait tout de suite perçue, alors que le langage verbal parvient plus facilement à donner le change.21 L’auteur fonde ses considérations sur des observations anthropologiques: toutes les activités premières de l’homme (se nourrir, se reproduire, enfanter, mourir et tuer) sont destinées à s’accomplir d’abord sans parole; c’est ensuite la peur, la peur viscérale des démons, qui délie la langue de l’homme, le contraint à la parole. Ces observations s’accompagnent d’une réflexion sur la force du silence, mais aussi sur la magie du mot lorsqu’il naît du silence et conserve le pouvoir d’un rituel.22 Toutefois, la volonté affirmée par Beer-Hofmann de «détrôner le mot» dans sa pantomime orientale est démentie dans la pratique par plusieurs éléments qui accentuent la littérarité de l’œuvre, et par là-même son caractère paradoxal. La pantomime est tirée à la fois vers le genre narratif, dans les parties dédiées au récit du conteur ou dans l’épilogue, et vers la poésie lyrique, puisque les parties narratives sont destinées à être chantées, selon une vision du drame rénové qu’il expose à Erich von Kahler dans la lettre citée plus haut: «Episches – Handlung – und Sprachelement wollen sich in anderer, freierer Mischung als bisher im Drama durchdringen.» Le chant devient aria: il naît de l’action, la développe ou l’anticipe, par exemple dans les airs balladesques du chanteur aveugle («der blinde Sänger») sur des accords de harpe, autre réminiscence de Wilhelm Meister, confortée par la tonalité goethéenne, narrative, mystérieuse et tragique, de ces strophes, par exemple dans la «chevauchée nocturne», explicitement qualifiée de «romantique et balladesque»,23 où se répondent le motif du trot, joué par les basses, et la chevauchée de Bahádur, ignorant que son chemin le conduit vers le trône: Nun reitet Bahádur auf goldenem Pferd Durch die Nacht über Hänge und Hügel! Er kennt nicht die Straße, er weiß nicht das Ziel – – 20 21

22 23

Werke 7: Briefe 1895-1945, hrsg. und kommentiert von Alexander Košenina, p. 75. Stumme Szenen, in: Werke 1, p. 183: «Eine Geste kann nie so verstiegen sein wie das Wort, weil das Auge die Geste sofort als unwahr ablehnt, wenn sie von der natürlichen Geste sich zu weit entfernt.» Cf. aussi p. 182: «Das, was zwischen den Worten schwingt, […] ist die eigenste Aufgabe des Dichters». Ur-Zeit des Wortes, ibid., pp. 194-195. GP, p. 127, «Musik: ‹Ritt durch die Nacht›. Romantisch und balladenhaft.» On songe au «Roi des aulnes».

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Zwei Seltsame halten die Zügel: Ein Zwerg und ein Riese. Die kehren nun heim Zu dem König, der sie entsandt. Ein König! Herr über Inseln und Meer Und noch unermessenes Land! […]24

On remarque la présence, même ponctuelle, de la rime dans ces vers, auxquels les quatre syllabes accentuées confèrent un caractère de poésie populaire. La place du négateur et la symétrie dans la syntaxe du troisième vers contribuent à la littérarité de ces passages, qui contrastent avec les canevas habituellement succints dans les formes pantomimiques et avec l’affirmation du conteur: «Heut laßt mich stumm sein!»25 C’est également le cas dans le chant balladesque du second intermède, qui narre la servitude de Bahádur au moyen d’un double rythme ternaire et du recours aux formes poétiques «dreien» ou «ward»: Nun stieg Bahádur zum Throne auf, Durch Blut, über Leichen und Lügen, Doch wissen um sein Geheimnis drei – Den dreien muß er sich fügen. Der Riese, der Zwerg, und Tarkah! Er ward Knirschend ein Knecht der drei – – (GP, p. 155)

Par ailleurs, le langage se fait foisonnant sous la plume de Beer-Hofmann, comme cela était déjà sensible dans les descriptions détaillées qui ponctuent Pierrot hypnotiseur. C’est encore plus frappant dans Das goldene Pferd, sorte de didascalie hypertrophiée, bloc monolithique composé de descriptions détaillées des décors, des costumes et des accessoires. Rien, dans la transposition visuelle, ne semble laissé à l’imagination d’un éventuel metteur en scène ni du lecteur, comme c’est également le cas lorsque sont décrits le temple syrien de Hiérapolis et le culte orgiaque d’Astarté au deuxième chapitre de La mort de Georges, ou dans les didascalies minutieuses qui ponctuent la fresque dramatique Die Historie von König David.26 Les couleurs, en particulier, sont précisées avec le plus grand soin, par exemple dans la description des jardins royaux et de leurs teintes symboliquement flamboyantes, depuis les nuances pourpres de la vigne, associées au porphyre rouge des éléments architecturaux, jusqu’au violet des vêtements de la reinemère et de ses suivantes:

24 25 26

Ibid. Prologue, GP, p. 117. Cf. Werke 5. Seuls trois textes ont été achevés, Jaákobs Traum, Der junge David et Vorspiel auf dem Theater zu König David.

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Das Laubwerk in Tönen von hellem Rostbraun bis zu purpur flammendem Rot.[…] Die Königin-Mutter und ihre Frauen in dunkelm Violett. Das Braun und Rostrot des Laubes, das Blauschwarz der Trauben, der Porphyr des Torbogens und der Terrasse – nun im Schatten –, die Gewänder der Sklavinnen, die Leiber der Neger – all das quillt zu einem düstern Ganzen, aus dem nur die musizierenden Frauen, das Gold der Tafel und die weiße Gestalt des blinden Sängers hervorleuchten (GP, pp. 157 et 163-164). Deux raisons peuvent expliquer ce foisonnement. D’une part, si BeerHofmann veut réduire la place du langage verbal sur scène, c’est qu’il tient le mot en trop haute estime pour accepter son affadissement. Et l’inflation d’indications scéniques dans ses drames ou pantomimes n’est qu’une «tentative désespérée de ne pas mentir», d’être au plus près de la vie dans toute sa complexité.27 Convaincu du pouvoir magique du verbe, il croit que les choses n’existent qu’à partir du moment où elles sont nommées dans la vérité, ce qui constitue précisément la mission créatrice du poète. Et cet hommelà mériterait d’être appelé ‹magicien›: «Nur wer ihnen neue Namen gibt, welche die Menschen aufhorchen, befreit zustimmen lassen, als hätten die Dinge erst jetzt ihre wahren Namen empfangen, ist wirklich Schöpfer. Man sagt ‹Schöpfer› und müte ‹Zauberer›, ‹Magier› sagen.28» D’autre part, BeerHofmann, doté d’une riche imagination et d’une puissante capacité de visualisation, a indéniablement la fibre d’un metteur en scène, ainsi que l’avait reconnu Max Reinhardt lui-même.29 Il a le sens du détail saisissant et de la tension dramatique, par exemple dans l’image sur laquelle s’achève le quatrième tableau, après le double meurtre de Bilal et Halimah: Das Tor wird von innen zugeschlagen. Ein Blitz hellt noch einmal die Terrassen auf. Dann ein Donnerschlag, das Prasseln niedergehenden Hagels. Tiefe Finsternis. Nur der Schütze auf dem Deck ist – von gelbem Licht umflossen – zu sehen, den Bogen neben sich zu Boden stemmend. (GP, pp. 169-170)

Mais ce talent, confiné au seul texte, constitue précisément une entrave au projet de vivifier le drame: le lecteur finit par perdre pied, submergé par la densité du texte qui en rend la lecture souvente pesante, comme pour La mort de Georges. Beer-Hofmann en est d’ailleurs conscient, lorsqu’il note dans l’avant-propos à Das goldene Pferd qu’il donne des indications «réduites» pour les gestes, les mimiques, les chorégraphies, les costumes, les couleurs, l’éclairage et la musique, afin de «ne pas trop encombrer le lec27 28 29

Werke 7, p. 75, «Meine vielen szenischen Bemerkungen sind ein verzweifelter Versuch, nicht zu lügen […]». «Form-Chaos», texte de 1932, in: Werke 1, p. 188. Cf. l’hommage «Reinhardts Genie», in: Werke 1, p. 228: «Reinhardt hat mir oft gesagt, ich sei ein geborener Regissseur».

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teur»!30 Dans l’esprit de l’auteur, cet obstacle devait être levé par une réalisation scénique accordant une place majeure à la musique et à la danse.

L’exultation du corps à travers la danse et la musique Dans cette opulence d’images qui dessinent les contours d’un orient fantasmé convergent de multiples influences, notamment celle de Flaubert: on songe au luxe du palais et des jardins d’Hamilcar décrits dans Salammbô (1862), ou à l’exotisme sulfureux que dégage la belle Carthaginoise, descendante, par les Phéniciens, du pays de Chanaan en Palestine. Salammbô accompagne son chant sur sa lyre dès son apparition au premier chapitre et danse lascivement au chapitre X, les flancs entourés d’un python, annonçant la danse d’Hérodias dans le conte éponyme de Flaubert, publié dans le recueil Trois contes en 1877. Les séductrices flaubertiennes se retrouvent à travers la danseuse et musicienne Tarkah – dont le nom rappelle la servante de Salammbô, Taanach –, figure de femme fatale telle qu’elle fascine au tournant du siècle sous divers avatars, de la Salomé d’Oscar Wilde (1891) à Rosa Fröhlich, la séductrice de L’Ange bleu, en passant par Lulu chez Wedekind ou même Judith, dans la «comédie biblique» de Georg Kaiser Die jüdische Witwe, publiée en 1911 et représentée pour la première fois en 1921.31 Cette influence se double d’une exultation dionysiaque des corps, inspirée du Nietzsche de Zarathoustra et de la Naissance de la tragédie. Dans l’intermède qui précède le deuxième tableau, le conteur annonce les débordements dont la taverne est le lieu: aubergiste, clients et filles faciles tournoient sous la lanterne rouge, «tous ivres, brûlants d’amour, de danse, de musique et de vin!»32 Tourbillon et ivresse se confondent dans la danse de l’ivrogne sur le toit de la taverne ou encore lorsque des danseuses, vêtues d’un simple voile, forment une ronde au clair de lune, tandis que la musique illustre de manière très suggestive la tension érotique qui préside aux ébats de Tarkah et Bahádur: 30 31

32

GP, p. 116, «Vollständig würden sie [die genauen Angaben] den Leser zu sehr belasten». On remarquera que l’auteur parle bien d’un lecteur, et non d’un spectateur. Sur cette parodie et la sécularisation de sujets historico-bibliques, cf. Maurice GODÉ, «Satire et parodie dans La Veuve juive de Georg Kaiser», in: La satire au théâtre – Satire und Theater, Etudes réunies par Sabine Kremser-Dubois et Philippe Wellnitz, Montpellier, Bibliothèque d’études germaniques et centre-européennes, 2005, pp. 185-204. GP, pp. 128-129, «Drinnen drehen sich Wirt und Gäste,/Dirnen – alle trunken, hei von/Liebe, Tanz, Musik und Wein!»

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Catherine Mazellier-Lajarrige Was der Vorhang, der die Nische schließt, verbirgt, bricht jubelnd aus der Musik. Jeder Ansatz zu lösen, zu entspannen, wird von dumpf vibrierenden gewitternden Paukenwirbeln verschlungen, schwillt zu neuer, fast schmerzlicher Spannung, um endlich, beseligt zu veratmen. (GP, 134)

Le paroxysme est atteint dans le quatrième tableau, mitan de la pantomime et acmé de la tension dramatique, dans la scène du pressoir: sur les rythmes lancinants des tambours et des castagnettes, les esclaves sont sommés de fouler les grappes de plus en plus fort, de plus en plus vite. Une série de cercles concentriques renforce le tourbillon extatique: au centre du pressoir se tient le géant, qui manie sa phallique massue avec de plus en plus de puissance; autour de lui tournent les vendangeurs, piétinant le raisin avec fougue, tandis que les esclaves hors d’elles-mêmes encerclent les tambours dans une extase rythmique, jusqu’à l’épuisement: «Es ist kaum ein Tanz mehr. Die Tänzerinnen, den Leib wild zurückgeworfen, stampfen wild, aber mir schon ermatteten Knien, während die Neger lachend ihnen zunicken.»33 La tension érotique trouve sa résolution dans un cri des danseuses, relayé par une «jubilation» de l’orchestre, lorsque jaillit du pressoir le sombre jus de raisin.34 Alliant musique et danse, Beer-Hofmann imprègne de sensualité ce conte oriental, à l’instar de Hofmannsthal dans son ballet-pantomime Josephslegende (Légende de Joseph, 1912), écrit en collaboration avec le comte Harry Kessler pour les Ballets russes de Diaghilev et mis en musique par Richard Strauss.35 A travers une alternance d’actions pantomimiques et de figures de danse, Hofmannsthal et Kessler adaptent le motif biblique de Joseph, vendu en Égypte par ses frères à Potiphar, officier de Pharaon (Gn 39-47), et mettent en avant la femme de Potiphar, séductrice acharnée, qui accuse Joseph de l’avoir abusée et le fait emprisonner. Les analogies entre cette pantomime et Das goldene Pferd sont multiples: il y règne la même atmosphère saturée d’opulence et de sensualité, et renforcée par la forte dichotomie entre l’univers de Potiphar et celui de Joseph,36 que l’on retrouve dans l’antinomie entre Bahádur et le roi: aux plaisirs frustes et à l’innocence du monde rural et pastoral (Joseph/Bahádur) s’oppose un univers du luxe et de l’apparat (Potiphar/le roi). Costumes, gestuelle et musique sont conçus pour illustrer ce contraste. De même, à la femme de Potiphar, dont l’ivresse sensuelle s’exprime à travers une danse hystérique,37 répond la vitalité persuasive de 33 34 35 36 37

GP, pp. 160-161. Ibid., «[...] ein einziger Aufschrei der Tanzenden, ein Aufjauchzen der Musik – aus der Kelter springt dunkler Traubensaft in die goldenen Weinkühler». La première eut lieu à Paris le 14 mai 1914. Cf. l’avant-propos de Harry KESSLER, Hugo VON HOFMANNSTHAL, Gesammelte Werke, op. cit., Dramen VI, pp. 92-97. Cf. la danse de Sulamith ou celle des esclaves noires: «Schließlich steigern sich die Gebärden zu einem orientalischen Hexentanz von hysterischer Wildheit wie von

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Tarkah – dont l’étymologie sanscrite signifie «argument» – qu’expriment les danses. Les deux œuvres s’achèvent par une issue miraculeuse: dans le balletpantomime, Joseph est sauvé par un archange cuirassé d’or qui le délivre de ses chaînes et le conduit vers l’escalier menant à la liberté; la pantomime de Beer-Hofmann contient une double issue: celle du rêve, où Tarkah feint de délivrer Bahádur en créant sous ses pas les marches d’un escalier, et celle du dernier tableau, où le «miracle» consiste en la révélation de la nature onirique de toute l’action enchâssée. De même, dans le cycle inachevé Die Historie von König David, le recours aux motifs du Pentateuque n’exclut pas un orientalisme dionysiaque, bien au contraire. Cette composante nietzschéenne vient se mêler chez Beer-Hofmann à la tradition culturelle juive, qui devient sa «Terre promise intérieure» dans l’esprit d’un «sionisme culturel», selon l’expression de Jacques Le Rider.38 Ce dernier rappelle une note de Beer-Hofmann préparatoire à son drame Der junge David, prouvant que, «dans son imagination, la prostitution sacrée de Hiérapolis est associée aux passages de la Bible évoquant les courtisanes de Canaan (par exemple Genèse, 34 et 38)».39 Das goldene Pferd apparaît alors comme un témoin tardif de l’esthétisme très répandu dans les milieux artistiques viennois du tournant de siècle, et notamment chez les intellectuels juifs, chez qui il revêt «une signification existentielle particulière si on l’interprète comme réaction à la perte des structures politiques et des possibilités d’identification socio-culturelle, comme un rejet de l’individu vers d’autres refuges: la beauté, l’introspection, le rêve».40 Cette légende orientale exprime non pas une incongruité, mais davantage une continuité thématique et formelle au regard de la grande fresque biblique qui occupe l’auteur pendant une quarantaine d’années, depuis 1898, date à laquelle il entreprend Jaákobs Traum (publié en 1918), jusqu’à sa mort en 1945 dans l’exil newyorkais. Mais à la différence de la Légende de Joseph, qui ne contient presque aucune indication musicale mais dont Richard Strauss composa la partition, la pantomime de Beer-Hofmann témoigne d’une vision très précise de l’orchestration rêvée. Beer-Hofmann est un passionné de musique qui tire la pantomime vers l’opéra et qualifie lui-même son style «d’espressivo».41 La musique est déjà omniprésente dans le texte de son Pierrot hypnotiseur. ______________ 38 39 40 41

tanzenden Derwischen» (ibid., p. 117). On songe également à la danse hystérique d’Electre chez Hofmannsthal. Jacques LE RIDER, Modernité viennoise et crises de l’identité, chap. «Le ‹sionisme culturel› de Richard Beer-Hofmann», Paris, Quadrige/PUF, 2000, pp. 335-363. Ibid., p. 347. Jacques LE RIDER, «Antisémitisme et antisémites, réactions juives à l’antisémitisme à Vienne et à Berlin autour de 1900», in: Cahiers d’Etudes Germaniques 24 (1993), op. cit., pp. 267-284; cit. p. 276. Lettre à Hermann BAHR du 9.8.1904, in: Werke 7, p. 17.

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Les instruments de l’orchestre y accompagnent presque toutes les actions dans un usage wagnérien du leitmotiv,42 par exemple à travers la confrontation entre la mélodie «Dunkle Rosen», attachée au séducteur Arlequin, et le motif amoureux de Pierrot, «Mich sollst du lieben, mich!»43 L’auteur poursuit et développe l’usage du leitmotiv dans sa seconde pantomime: à chacun des personnages principaux est attachée une mélodie propre, qui ressurgit au fil des tableaux. La musique épouse ainsi la dualité des univers en présence: la mélodie du chanteur aveugle qui, par l’acuité de son regard intérieur, met en garde Bahádur contre l’illusion d’une vie meilleure, entre en conflit avec les rythmes de marche dans le cortège de l’émir.44 Cette mélodie est reprise au quatrième tableau, dans l’espoir de faire entendre raison à Bahádur; elle est relayée par le motif du jeune pâtre qui accompagne l’aveugle et incarne les joies simples de la vie paysanne,45 ainsi que par la mélodie amoureuse de Halimah, introduite au début du conte et reprise dans le quatrième tableau, comme un écho du passé renié, avant de s’éteindre en une plainte désespérée, au moment où la jeune femme succombe.46 Cette mélodie ne parvient pas à l’emporter sur le chant amoureux de la séductrice Tarkah, joueuse de luth.47 D’une manière générale, Beer-Hofmann prévoit une orchestration riche48 qui doit envelopper le spectateur-auditeur. Ainsi soustrait à ses préoccupations quotidiennes, il s’abandonnera tout entier, et cet abandon sera propice à l’éveil de la sensualité: Noch glitt von euern Schultern nicht ab Dumpfer Sorgen und Mühen Last! […] So woge vorher Musik noch heran, Umflute rings um euch den Raum – Gebt willig euch hin! […] (GP, p. 120)

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On ne trouve pas de trace écrite d’une influence explicite de Wagner, mais elle cependant manifeste. Ulrike Peters voit même dans le cycle de David une réaction au Ring des Nibelungen, en particulier à Siegfried, dans l’opposition entre deux héros fondateurs d’une identité, l’une juive, l’autre germanique. Cf. Ulrike Peters, «Richard Beer-Hofmann. Ein jüdischer Dichter?», in: Dieter BORCHMEYER (Hrsg.), op. cit., pp. 32-54; p. 47. Werke 1, p. 77 et passim. GP, p. 125. GP pp. 123, 163 et 177. GP, pp. 123, 165; p. 173, «[es] steigt – wie aus der Tiefe kommend – noch einmal Halimahs Liebesmotiv auf, aber in hoffnungslose schluchzende Klage gewandelt». «Tarkahs Liebeslied», GP, pp. 130, 134. Cf. la musique du prologue, in: GP, p. 116, «Reich instrumentiert, aber nie ein Mezzoforte überschreitend».

La pantomime de Richard Beer-Hofmann

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Avec Das Goldene Pferd, Beer-Hofmann souhaitait voir le spectateur plongé dans un tableau de chair et de sang, et «submergé par la musique»,49 destinée à supplanter le mot. Nul doute que l’auteur rêvait d’une union hyperesthésique entre la force des images et le flot musical, telle qu’elle a pu lui apparaître dans les textes de Hofmannsthal mis en musique par Richard Strauss.

Onirisme allégorique et jeux de l’inconscient C’est seulement dans le dernier tableau que toute l’action narrée depuis le premier tableau est dévoilée comme née d’un songe de Bahádur. Pourtant, sa nature onirique se laisse deviner dans le prologue du conteur qui s’adresse ainsi aux spectateurs: «Gebt willig euch hin! Nehmt schwerer es nicht/[...] Als ein Märchen, ein Spiel – ein Traum!» (GP, p. 120). Le motif du rêve revient à plusieurs reprises, tantôt nié par l’émir assurant à Bahádur que son offre n’est «pas un rêve»,50 tantôt suggéré, mais par le biais d’une comparaison déréalisante, lorsque le conteur décrit le jeune paysan «chevauchant comme dans un rêve»51 ou que Bilal, dans la scène d’anagnorisis, tente de ramener Bahádur à la raison. Il le secoue alors pour le «réveiller» de son rêve de grandeur, introduisant ainsi une mise en abyme.52 Les images de décomposition soudaine, dans le cinquième tableau, viennent conforter la vision baroque du monde comme illusion et vanitas.53 Et dans l’épilogue, Tarkah prend la parole pour évoquer les démons que le songe de la raison fait naître, relativisant du même coup la notion de «héros» contenue dans l’étymologie du nom hindou Bahádur: Dünkten wir euch bös und schaurig, Dünkt der Held euch sanft und gut – – Schuf doch er uns Leib und Seele, Blut sind wir von seinem Blut! Was – gebändigt – tief sonst schlummert, Wacht im Traum gebietend auf. (GP, p. 178)

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Ainsi s’exprime le conteur dans le prologue: «Leibhaft sollt ihrs schauen,/Im Bild – doch farbig atmend, Fleisch und Blut,/Bewegt – und statt des Wortes überströmt von/Musik, mit mächtiger, sanft – – und wilder Flut!» (GP, p. 117). GP, p. 126, «Kein Traum – dort – das Pferd, es steht für dich bereit!». Ibid., p. 128, «Er reitet dahin wie im Traum!». GP, p. 165, «Bahádur – besinne dich, komm zu dir – erwache!». GP, p. 174, «Das halbverweste Gerippe eines Pferdes steht vor ihm [Bahádur]. Unter dem Turban des Zwerges grinst ein Totenschädel, Antlitz und Leib des Riesen starren von grünlich triefender Verwesung».

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Le sommeil nocturne est le lieu où s’exprime l’inconscient, avec ses ombres et ses monstres, et la pantomime est alors la forme idéale pour exprimer le silence du logos et, sur un mode baroque, la révélation de la nature véritable de l’être, lorsque tombent les masques:54 Zeigt im Traum euch euer Antlitz, Was euch tief befremden mag – – Fragt euch: Ob im Traum ihr Maske, Oder Maske tragt am Tag! (ibid.)

Derrière ce motif baroque du theatrum mundi, on perçoit Calderón et sa pièce La vie est un songe, adaptée par Hofmannsthal sous le titre Das Leben ein Traum [1904], et traversée par cette inquiétante interrogation: qu’est-ce qui nous permet de distinguer le rêve de la réalité, de savoir si, nous croyant éveillés, nous ne rêvons pas? Ou pour le dire avec les mots de Prospero dans La Tempête: «Nous sommes de l’étoffe/dont sont faits les rêves.»55 Cette dimension onirique parcourt toute l’œuvre de Beer-Hofmann. Elle est déjà présente dans sa première pantomime, où le sommeil hypnotique révèle l’inconscient, accomplit les désirs et pulsions secrètes, en-deçà de la raison consciente, dans une analogie implicite avec l’illusion théâtrale. Et elle devient primordiale dans La mort de Georges, l’un des premiers romans de la modernité, dont la matière est pure vision intérieure, marquée par l’autonomisation des images et un flot de conscience qui vient se couler dans la forme du monologue intérieur. Dans l’épilogue de la pantomime orientale, c’est à l’ivrogne que revient le mot de la fin – «Gute Nacht und gute Träume!» –, suggérant que le cauchemar de Bahádur peut être né d’une ivresse, le dernier soir avant les noces. La pantomime s’achève ainsi sur l’union du songe et de l’ivresse dionysiaque, célébrée, à la manière du chant qui clôt «Das Nachtwandler-Lied», dans la dernière partie du Zarathustra de Nietzsche.56 Nés d’un songe, les personnages de la pantomime Das goldene Pferd n’en acquièrent que plus facilement une dimension allégorique et une portée universelle, où l’on devine l’influence indéniable de l’ami Hofmannsthal, qui travaille au même moment, entre 1919 et 1922, à son Grand théâtre 54 55 56

Pour cette raison, Stefan SCHERER, op. cit., p. 71, qualifie cette pantomime de «jeu de rôle de l’inconscient» («Rollenspiel des Unbewußten»). «We are such stuff/as dreams are made on» (William Shakespeare, The Tempest, IV, 1, v. 156-157). Friedrich NIETZSCHE, Kritische Studienausgabe, hrsg. v. Giorgio Colli und Mazzino Montinari, Bd 4, Also sprach Zarathustra, Berlin, de Gruyter, 1967-1977, p. 404: «O Mensch! Gib Acht!/Was spricht die tiefe Mitternacht?/Ich schlief, ich schlief –, /Aus tiefem Traum bin ich erwacht: –/Die Welt ist tief,/Und tiefer als der Tag gedacht».

La pantomime de Richard Beer-Hofmann

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Salzbourgeois du monde, dans lequel les âmes encore à naître reçoivent le rôle qu’elles auront à jouer sur la scène du monde. Hofmannsthal, désireux de renouer avec les origines du jeu théâtral, ajoutera d’ailleurs à son «mystère» trois pantomimes qui l’occuperont jusqu’à sa mort.57 Cette influence, alliée à la persistance d’un esthétisme jusque dans l’œuvre tardive de BeerHofmann, est sans doute l’une des clés majeures qui expliquent cette résurgence tardive de la pantomime dans le parcours de l’auteur, mais aussi dans l’histoire de cette forme remise à l’honneur au tournant du siècle et en grande partie absorbée par le cinéma muet ou la danse. Le rêve non réalisé de rénover le drame par la pantomime laisse apparaître Richard Beer-Hofmann comme un ‹héritier› malchanceux. Pour qualifier son œuvre en décalage, il faudrait emprunter à Gregor von Rezzori ce néologisme si dense d’«Epochenverschleppung».58 Les traces d’esthétisme dans Das goldene Pferd montrent notamment que cette pantomime n’est pas un «hapax» inclassable mais qu’elle s’inscrit dans l’unité thématique et formelle d’une œuvre. De plus, ces traces viennent nuancer l’évolution communément admise de l’esthétisme vers la redécouverte de la tradition culturelle judaïque. Il convient davantage d’y voir une complémentarité, fondée sur la vision d’un Orient imaginé, ainsi qu’une synthèse entre diverses influences philosophiques, littéraires et musicales, parmi lesquelles Hugo von Hofmannsthal joua certainement un rôle décisif de modèle. Mais à la différence de son ami, il n’a pas su intéresser un Max Reinhardt, pourtant adulé, ni un Richard Strauss, qui auraient pu porter ses pantomimes à la scène. Das Goldene Pferd reste ainsi une œuvre en attente d’un metteur en scène et d’un compositeur à la mesure de l’ambition rêvée: réaliser une œuvre d’art totale et la «symbiose mystique»59 qu’elle appelle. Richard Beer-Hofmann se heurte à ses propres paradoxes, inhérents à la nature du langage et à ses limites, comme ce fut également le cas pour Die Verwandlungen des Pierrot, de Schnitzler, et bien d’autres pantomimes restées à l’état de textes sans pouvoir développer leurs potentialités dans une mise en scène. La pantomime, forme visuelle avant tout, exige un talent également partagé entre l’auteur, le metteur en scène et surtout l’acteur, une congénialité en somme – chose rare. 57 58 59

Pantomimen zum großen Welttheater, in: Hugo VON HOFMANNSTHAL, Dramen VI, op. cit., pp. 216-260. La première occurence se trouve sans doute dans Gregor VON REZZORI, Der Tod meines Bruders Abel, München: Bertelsmann, 1976, p. 23: «Ich […] habe mich des leider weitverbreiteten Vergehens der Epochenverschleppung schuldig gemacht». Cf. la lettre à Erich VON KAHLER de 1933 in: Werke 7, p. 76: «Von der wundervollen, mystischen Symbiose, in der alles Seelische lebt, suche ich […] ein wenig in das Drama hinüber zu retten […]».

Entre géométrie, peinture et sculpture: le Ballet Triadique (1922) d’Oskar Schlemmer Marie-Thérèse MOUREY

Si le mouvement du Bauhaus jouit d’une renommée internationale pour ses réalisations picturales et architecturales, ses activités en matière d’arts de la scène demeurent encore largement ignorées. Pourtant, les recherches théoriques et pratiques menées dans ce domaine par Oskar Schlemmer (1888-1943), peintre, décorateur et sculpteur, qui fut professeur au Bauhaus de Weimar de 1921 à 1929, constituent une forme d’avant-garde esthétique qui s’inscrit parfaitement dans le projet global et la philosophie du mouvement. L’expérimentation théâtrale et chorégraphique radicalement innovante qu’il proposa en 1922 avec son Ballet Triadique (Das Triadische Ballett), et qui impressionna si fortement Walter Gropius, s’inspirait au reste directement des recherches picturales contemporaines de Paul Klee et Wassily Kandinsky. L’œuvre multiple et protéiforme d’Oskar Schlemmer, artiste complet et exigeant qui récuse les frontières entre les genres et les disciplines, et son parcours jalonné d’obstacles et d’impasses offrent un condensé saisissant des mouvements esthétiques du début du XXe siècle, témoignant de leur vitalité et de leur potentiel émotionnel inégalé.

Oskar Schlemmer et le Bauhaus Né en 1888 à Stuttgart, Schlemmer y suivit tout d’abord une formation aux arts appliqués, avant d’y étudier à l’Académie des Beaux arts à partir de 1906. Après un bref intermède à Berlin en 1910-1912, où il s’initie à la danse, il se porte volontaire pour le front en 1914. Malgré de graves blessures, il poursuit ses projets. A la fin de la guerre, il retourne pour un temps à Stuttgart où il travaille à l’Académie des Beaux Arts et organise des expositions. C’est alors qu’il est appelé par Gropius au Bauhaus, en 1920. Oskar Schlemmer s’inscrit pleinement dans ces tendances du début du XXe siècle qui, en lutte contre l’académisme stérile, prétendaient régénérer les beaux-arts et les féconder grâce à l’apport des arts appliqués et de l’artisanat. Graphiste et plasticien, il n’a jamais cessé de peindre, des tableaux

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et fresques murales (comme celles décorant le hall d’entrée du Folkwang Museum à Essen), des décors de théâtre, ainsi que des aquarelles de costumes, dont ceux de la pièce d’Oskar Kokoschka, Mörder, Hoffnung der Frauen, représentée en 1921. De 1922 à 1926, il dirigea l’atelier de sculpture sur bois au Bauhaus, et l’atelier de sculpture sur pierre de 1921 à 1929. Mais en outre, il n’a cessé de réfléchir aux liens entre l’art et les matériaux, et d’intégrer dans sa démarche créatrice les possibilités presque illimitées offertes par les innovations technologiques récentes. L’éclectisme de Schlemmer, sa curiosité et son besoin d’expérimentation l’amenèrent à se pencher également sur les arts de la scène, allant jusqu’à redéfinir le concept même de représentation théâtrale (Darstellung). A Weimar, Schlemmer trouva un complice privilégié en la personne de Laszlo Moholy-Nagy, appelé en 1923 pour remplacer Johannes Itten, en conflit avec Gropius. La complémentarité entre les deux hommes, tous deux très éloignés du pathos propre à l’expressionnisme, ne pouvait qu’être fructueuse: tandis que Moholy-Nagy se passionnait pour les phénomènes cinétiques, les effets de lumière et les expérimentations photographiques, Schlemmer étudiait le rapport entre la figure humaine et l’espace. En 1925, Gropius chargea Schlemmer de monter un théâtre expérimental, fondé sur l’exploration de l’espace – théâtre qui sera précisément créé après le déménagement à Dessau, avec la construction d’un studio disposant d’une scène propre. Invité par Gropius à dispenser des cours théoriques – son enseignement porta sur Der Mensch –, Schlemmer fut également chargé de la publication d’un numéro spécial du journal du Bauhaus, consacré aux arts de la scène, et de l’animation d’ateliers expérimentaux. Dans la suite du Ballet Triadique, Schlemmer donna, en divers endroits (Essen en 1928, Berlin en mars 1929) un panorama représentatif des Bauhaustänze, dont les «danses des formes», «danses des gestes», «danse des cerceaux», «danses des bâtons», «danse du verre», et même «trois danses baroques», expérimentations qui suscitèrent des réactions contrastées, entre intérêt, engouement indéniable et franche hostilité, à l’intérieur même du Bauhaus.

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La danse des bâtons

Le Ballet Triadique Profondément insatisfait des conventions théâtrales qui prévalaient alors, Schlemmer élabora un programme de renouvellement des arts de la scène par un retour conscient et délibéré à l’art conçu comme artifice. Face à ce qu’il perçoit comme une dégradation des modes d’expression mimétiques, à travers la tendance croissante au réalisme, Schlemmer revalorise la Künstlichkeit: car le théâtre est par essence un monde de l’illusion, de l’apparence, de la fabrication d’un imaginaire. C’est dans la danse théâtrale (Bühnentanz) muette, cette muse indifférente qui ne dit rien et qui ne fait que signifier, que réside selon lui un potentiel artistique incomparable. Le ballet et la pantomime lui paraissent offrir la clé de la régénération à laquelle il aspire et permettre la naissance d’innovations décisives, en raison de l’extrême liberté qui les caractérise (Journal, 11 février 19181). Certes, il ne s’agit pas de revenir à la forme figée du ballet traditionnel, qui connut son heure de gloire avec Louis XIV et ne subsiste plus que sous une forme littéralement fossilisée. La danse théâtrale qu’il voudrait réaliser doit bien plutôt se débarrasser du carcan de la tradition, mais aussi de la volonté de signifier à tout prix, de l’effusion cultuelle de l’âme qui caractérise l’époque. Elle ne doit pas davantage se cantonner à la satire ou la parodie grotesque qui prédominent alors, 1

Oskar SCHLEMMER, Briefe und Tagebücher, éd. Tut SCHLEMMER, München, Albert Langen 1958. Les extraits du Journal de Schlemmer et les Lettres seront tous cités d’après cette édition.

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sous l’influence du cabaret post-dadaïste illustré entre autres par Valeska Gert, mais bien plutôt retrouver le plaisir du jeu pur, du déguisement, du travestissement, de l’étrange, à l’instar de la Commedia dell’arte, que Schlemmer admire profondément et dont il se réclame expressément. Entre deux types de danse essentiels, Schlemmer choisit résolument la pantomime esthétique: «Ballett! Von den wesentlichen Erscheinungsformen des Tanzes, dem kultischen Seelentanz und dem ästhetischen Mummenschanz, dies letztere» (Journal, Septembre 1922). Les notices du Journal de Schlemmer attestent que l’idée de réaliser un ballet lui vint très tôt à l’esprit. En 1912, il fait la connaissance du couple Albert Burger et Elsa Hötzel, danseurs solistes au Königliches Hoftheater de Stuttgart, qui, influencés par les théories pédagogiques d’Emile JaquesDalcroze bientôt mises en œuvres à Hellerau, tentaient de se libérer des conventions rigides du ballet classique par des expérimentations de gymnastique rythmique. Des bribes de projets communs naissent alors, que le début de la guerre empêche de réaliser. A son retour à Stuttgart, Schlemmer commence à se concentrer sur la représentation de la «figure» humaine, qu’il comprend symboliquement comme «mesure» et «nombre» de toute chose, et qu’il réduit à des principes abstraits, d’ordre mathématique et géométrique. Cette démarche métaphysique, qui consiste à relier la vie organique à l’ordre immuable des mathématiques pour faire voir l’Idée invisible derrière les apparences, ne devait plus le quitter tout au long de sa vie et de sa création. Parallèlement, il trouve chez Friedrich Nietzsche de quoi nourrir sa passion pour la danse, forme première et élémentaire de la rencontre entre l’homme et le monde. Au philosophe, il emprunte au reste la distinction fondamentale entre le dionysiaque et l’apollinien, qu’il appliquera à ses propres réalisations. Ainsi naquit le Ballet triadique, ballet géométrique, sans action, mais dont les costumes, abstractions du corps humain, sont essentiels à la fabrication de l’artifice recherché. A une époque qui prônait le rejet de toutes les conventions et la libération du corps, allant jusqu’à la presque nudité, comme l’avait fait la première l’Américaine Isadora Duncan, il s’agissait à l’évidence d’une révolution. Des fragments du ballet avaient été représentés en décembre 1916, lors d’un gala de bienfaisance au profit du régiment de Schlemmer. L’accueil apparemment bienveillant ne trompa pas Schlemmer sur la méprise fondamentale consistant à réduire une démarche profondément pensée à une aimable «plaisanterie cubiste» sans conséquence (Journal, 11 février 1918). La vraie première du ballet dans son intégralité eut lieu le 30 septembre 1922 à Stuttgart, dans la petite salle du Württembergisches Landestheater. Surprise: derrière le nom de l’un des trois danseurs annoncés sur le programme, «Walter Schoppe», se dissimule le concepteur de l’ensemble, qui en avait

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également conçu et réalisé les costumes et figurines en collaboration avec son frère Carl Schlemmer. L’usage du pseudonyme, qui renvoie précisément à un personnage de Jean-Paul, tiré de Titan et Siebenkäs (mais le personnage s’appelle aussi Leibgeber, ou Löwenskiold), traduit les doutes profonds et douloureux auxquels Schlemmer était en proie quant à la meilleure manière de réaliser sa vocation d’artiste, comme peintre ou danseur. Son journal intime, en date du 11 février 1918, fait état, à propos de sa découverte subite du potentiel expressif du corps, d’un aspect jusque là refoulé de son être qui le transformerait profondément. Par la suite toutefois, Schlemmer devait prendre conscience de son absence cruelle de dispositions pour la danse: il deviendrait peut-être un chorégraphe (Tanzregisseur), mais jamais un danseur professionnel dominant un réel savoir-faire technique, à l’instar de ses amis Burger (Lettre à Otto Mayer-Amden, 22 octobre 1922).

D’autres représentations du Ballet Triadique eurent lieu en 1923 à Weimar, lors de la première grande exposition du Bauhaus, puis à Dresde la même année. A la suite d’une brouille avec les danseurs, elle-même liée en grande partie aux problèmes financiers rencontrés, les costumes sont alors partagés. En 1926, le ballet est donné dans une version réduite au festival de Donaueschingen, avec une musique pour orgue mécanique spécialement composée par Paul Hindemith, et non plus sur un collage de compositeurs anciens (Georg Friedrich Haendel, Baldassare Galuppi, Joseph Haydn ou Wolfgang

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A. Mozart). Enfin, la dernière représentation eut lieu en juillet 1932, lors du concours international de danse de Paris, où il obtient un prix d’estime, en dépit d’innombrables incidents. Signe des temps: la médaille d’or revint à un autre Allemand, Kurt Jooss, dont le ballet expressionniste La Table verte (Der grüne Tisch), une «danse macabre en huit tableaux», dénonçait par des images archétypales l’éternel retour de la guerre et l’omniprésence de la Mort. Le Ballet Triadique est la concrétisation de l’idée de Triade longuement élaborée par Schlemmer et théorisée à plusieurs reprises, entre 1922 et 1926. Ainsi nommé en raison de la présence de trois danseurs (deux hommes et une femme, qui évoluent en alternance, tantôt seuls, tantôt par deux, tantôt par trois) et des trois tableaux successifs, illustrant trois types de danse (burlesque et enjoué, cérémonieux et ennuyeux, fantastique et mystique), le ballet déploie également d’autres triades: celle des couleurs, par les costumes (à l’origine bleu, jaune, rouge, couleurs primaires) et le décor d’arrière-plan (respectivement jaune citron, rose et noir), celle des dimensions de l’espace exploré (largeur, hauteur, profondeur), celle des figures géométriques élémentaires (cercle, triangle, carré) dessinées dans l’espace planimétrique par les évolutions des danseurs, avec leurs équivalents stéréométriques (sphère, cône, cube) représentés par les objets et accessoires. Appliquant à la danse les lois mathématiques du chiffre 3, Schlemmer en souligne également la symbolique humaine éminente, le chiffre symbolisant selon lui le dépassement du Moi monomane et de l’opposition dualiste, et marquant le début du collectif (Journal, 5 juillet 1926). Notons que, si dans le domaine pictural, Schlemmer fut influencé par la vision proto-cubiste de Paul Cézanne, il était également fasciné, dans sa quête des lois naturelles de l’esthétique, par le principe mathématique de la «Section d’or» ou «divine proportion», hérité de l’architecture antique et de la Renaissance italienne. Selon les philosophes et mathématiciens, la divine proportion, clé mystérieuse de toute construction géométrique régulière et harmonieuse, est inscrite dans la Nature, dans l’œuvre humaine, dans l’Homme lui-même. En dehors des éléments scéniques que sont l’architecture spatiale, les couleurs et les lumières, ou encore les accessoires (cubes, boules) placés sur le sol ou bien portés par les danseurs, le costume joue un rôle essentiel dans le concept schlemmerien. Ceux du Ballet Triadique, conçus et réalisés par Schlemmer lui-même avec de nouveaux matériaux, a priori peu appropriés à la danse (caoutchouc, plexiglas, aluminium, métal et verre) sont en soi de véritables sculptures, révélant des structures géométriques; sur le corps d’un danseur, ils deviennent en outre des architectures ambulantes.

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Die Goldkugel

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Der Taucher

Ce que Schlemmer recherche à travers le costume, c’est à amplifier et à métamorphoser la forme du corps, mais aussi à agir sur les mouvements du danseur en les modifiant constamment, en les amplifiant, accentuant ou inhibant. Ainsi, les bras de la danseuse, tout comme le haut de son corps sont emprisonnés dans une boule métallique; un des danseurs a le corps pris dans un disque, de sorte qu’il doit lutter pour conserver ou retrouver son équilibre. En exerçant des contraintes sur le corps et notamment en déplaçant son centre de gravité, le costume et les accessoires obligent donc le danseur à réinventer constamment ses mouvements et gestes, donc aussi à affronter la matière et l’espace. Quant au masque, dont Schlemmer regrette l’abandon par la tradition classique du ballet, il est réintroduit, au nom de l’exploration de formes nouvelles d’expressivité par la dépersonnalisation puis la fonctionnalisation du danseur, à l’instar de la Commedia dell’Arte. L’acteur/danseur n’est donc pas porteur d’une expression individuelle; uniformisé par les masques, typifié par des collants ouatés qui effacent la diversité des corps individuels, il crée l’archétype d’un comportement humain, confronté à des éléments scéniques formels (dessins tracés sur le sol, accessoires, bruits inopinés) auxquels il réagit différemment selon le cas, ses réactions étant dictées par ses sens.

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Le mot d’ordre de «construction», inhérent à la philosophie du Bauhaus, prend ici tout son sens: chorégraphier, c’est élaborer un jeu de constructions multiples, avec une rigueur mathématique; danser, c’est construire ses gestes et son espace à partir de son propre corps. Enfin, pour le spectateur, regarder ne signifie pas être purement passif, mais reconstruire constamment, dans un processus intellectuel, la mécanique interne des perspectives multiples et changeantes offertes à ses yeux.

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Philosophie et esthétique des arts de la scène S’ils sont complémentaires, architecture, sculpture et peinture sont aussi par essence des arts immobiles, qui figent un instant donné. Le théâtre, en revanche, offre la possibilité de montrer formes et couleurs en mouvement, en ajoutant la profondeur et en transformant les structures architecturales, notamment par les jeux de lumière. La scène absolue serait même un jeu kaléidoscopique, variable à l’infini. Schlemmer développa les principes directeurs de la nouvelle scène dans son essai-manifeste Mensch und Kunstfigur, qu’il publia en 1925 dans Die Bühne im Bauhaus. Selon lui, l’époque est marquée par trois grandes caractéristiques, qu’un théâtre qui se veut en prise directe avec l’esprit du temps (le Zeitgeist) n’aurait pas le droit d’ignorer: l’abstraction, qui permet tout à la fois de disjoindre et de recomposer librement les parties d’un ensemble, la mécanisation croissante, ainsi que les progrès inouïs de la technique, qui autorisent les fantaisies les plus audacieuses et engendrent de nouvelles productions de l’imagination. Quant à l’histoire du théâtre, elle est l’histoire de la transformation de la forme humaine. Cette transformation peut s’opérer par différents moyens, tels la forme ou la couleur; mais le lieu de la transformation, c’est la structure construite par l’architecte, donc d’abord et avant tout l’espace. Ainsi, le thème principal de l’œuvre de Schlemmer sera le rapport de l’homme à l’espace. La démarche de Schlemmer ne repose pas uniquement sur une vision picturale, mais aussi sur une philosophie de l’homme. En dehors des deux outils essentiels du peintre et du sculpteur que sont la forme et la couleur, il attache une importance croissante au corps humain, outil premier de l’acteur et du metteur en scène, sujet premier du plasticien. C’est le danseur qui, selon lui, réalise le mieux la rencontre de l’homme et de l’espace, car il obéit tout autant aux lois de l’espace qu’aux lois propres de son corps. Pour Schlemmer, l’homme est à la fois un organisme de chair et de sang, guidé par les sens, et un mécanisme composé de nombres, de mesures et de proportions. A cette dualité correspondent deux types de mouvements: l’un expressif, chargé d’affect, dramatique, avec mimique et gestuelle, l’autre ressortissant à une mathématique des mouvements, à une mécanique des articulations, à une rythmique fondée sur les nombres. Cette dernière possibilité se déploie dans un espace géométrique cubiste, abstrait, formé des éléments constitutifs que sont le point, la droite, le plan et le volume; un réseau de lignes invisibles en détermine les relations planimétriques et stéréométriques. Les cordes tendues qui relient les angles du cube et les diagonales définissent le point central de l’espace. Ainsi se constitue

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une trame spatio-linéaire qui exerce une influence déterminante sur l’homme qui se meut.

Espace cubiste de la scène: figure et réseau de lignes dans l’espace

L’homme-danseur peut soit conformer ses mouvements à l’espace environnant, qui lui pré-existe (par exemple en suivant la géométrie du sol), soit construire lui-même son propre espace, en déterminant à sa guise les lois auxquelles il obéit. L’espace cubiste et abstrait n’est alors plus que le cadre de son rayonnement personnel, littéralement «égocentrique».

Réseau égocentrique de lignes dans l’espace (egozentrische Raumlineatur) Espace imaginaire créé par les mouvements et rayonnements de l’homme central

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A partir des lois scéniques qui déterminent la relation de l’homme et de l’espace, Schlemmer élabore quatre types de costumes. Le premier (a) se présente comme la transposition, sur le corps humain, des formes de l’espace cubique environnant – la tête devient ainsi un carré, le tronc un rectangle, etc. Le second (b) évoque la marionnette: les formes du corps renvoient aux lois de fonctionnement dans l’espace. Le troisième costume (c) repose sur l’analyse du mouvement du corps, selon des modèles bien identifiés, tels la toupie, la spirale, la torsion. Le quatrième enfin (d) représente le corps dématérialisé; il en dévoile l’anatomie métaphysique: la main forme une étoile, la position des bras le signe de l’infini, l’intersection du tronc et des bras une croix, etc.

a

b

c

d

S’il aspire à la dématérialisation des corps dans l’espace, Schlemmer prône également une mécanisation de la motricité qui s’inspire ouvertement de l’essai de Heinrich von Kleist Über das Marionettentheater (1810), plutôt que des personnages d’automates des contes de E.T.A Hoffmann, dont la poupée Olympia dans Der Sandmann (1817), à l’inquiétante étrangeté. Il considère en effet les mouvements de l’être mécanique, parce que détachés de l’emprise de la conscience, comme supérieurs au mouvement humain, en raison de la «grâce naturelle» dont ils sont empreints, alors que la conscience entraînerait automatiquement une affectation du geste qui le rend aussi laid que vaniteux. On comprend que la musique de l’orgue mécanique composée par Hindemith lui paraisse un support idéal, tant elle correspond à l’aspect stéréotypé de la danse, elle-même déterminée par les costumes mathématiques. Ce que Schlemmer tente de réaliser à travers son ballet, c’est l’»ouvrage de précision mécanique parfait», dans lequel le danseur produira l’effet évoqué par Kleist, la synthèse absolue d’harmonie, de mobilité et de légèreté (Ebenmaß, Beweglichkeit, Leichtigkeit): Sollen nun [...] die Tänzer nicht vollends Marionetten sein, an Drähten gezogen oder, besser, von einem vollendeten mechanischen Präzisionswerk aus selbsttätig bewegt werden, fast ohne menschliches Dazutun, es sei denn am unsichtbaren Schaltbrett?

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Ja! – es ist nur eine Frage von Zeit und Geld, das Experiment in dieser Weise zu vervollständigen. Der Effekt, den es machen wird, steht bei Heinrich von Kleist in «Über das Marionettentheater» geschrieben! (Journal, 5 juillet 1926).

Pour ce qui est des réalisations de ses contemporains, Schlemmer se reconnaît également pleinement dans la perfection du corps artificiel et mécanique, et pourtant si émouvant, de Charlie Chaplin (Journal, septembre 1922). L’homme-danseur, le Tänzermensch se veut ainsi l’alliance réussie d’organique et de mécanique, la «figure d’art» accomplie. Ce n’est pas un hasard si cette notion ambiguë de Kunstfigur, dont Schlemmer a fait le titre de son essai théorique le plus abouti, renvoie très expressément à un autre écrivain romantique, Clemens Brentano, et à son conte Gockel, Hinkel und Gackeleia (1838): une fillette à qui ses parents ont interdit de posséder jamais une poupée se voit un jour offrir, par un mystérieux personnage, une étrange poupée vivante, qualifiée de la sorte: Keine Puppe, sondern nur Eine schöne Kunstfigur, Nach der Uhr und nach der Schnur, Und ein Maüschen von Natur.

Or cette créature artificielle, que la fillette prend pour un automate, renferme prisonnière une petite souris qui est en fait une princesse, et qu’il faudra bien nourrir. La «belle figure d’art» ne relève donc pas du seul domaine des objets inanimés, mais elle est intérieurement vivante. Biologique et mécanique, nature et technique se fondent en un accord merveilleux. Ainsi peut-on considérer que les «figures d’art» de Schlemmer procèdent d’un univers réconcilié. Toujours, il aspirera à l’impossible synthèse, à l’équilibre entre art et technique, entre les polarités fondamentales de l’existence, entre le dionysiaque du sentiment et la rigueur apollinienne de la forme pour la danse: «So wird der Tanz, seiner Herkunft nach dionysisch und ganz Gefühl, apollinisch-streng in seiner endlichen Gestalt, Sinnbild des Ausgleichs von Polaritäten» (Journal, septembre 1922).

Postérité, héritage ou filiation? Le Ballet Triadique reçut un accueil mitigé du public, mais ne laissa personne indifférent. Les réactions allèrent des cris d’enthousiasme à un grand embarras, voire au rejet, suivant les différents contextes des représentations: au succès franc de Stuttgart et à Weimar succéda l’incompréhension et l’échec à Berlin. Malgré l’admiration ponctuelle de certains grands artistes

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et les nombreux prix qu’il reçut (à Düsseldorf, Cologne, et surtout Paris), Schlemmer ne trouva pas une pleine reconnaissance avec cette expérimentation. Si les danseuses Mary Wigman et Grete Palucca surent reconnaître l’aspect novateur du ballet, les échos dans la presse furent moins flatteurs: on ressentit un principe à l’œuvre, mais pas la vie elle-même. Au fil du temps, le travail de Schlemmer à la tête du département des arts de la scène du Bauhaus fut critiqué par le nouveau directeur, Hannes Meyer, qui ne le trouvait pas assez politisé, trop esthétique et formaliste, trop personnel aussi. Il fut également rejeté par des étudiants radicaux de gauche. A la suite de ces désaccords, et malgré le soutien sans faille de ses amis Klee et Kandinsky, Schlemmer se résolut à quitter le Bauhaus en 1929 et partit s’installer à Breslau, à l’Académie des Beaux Arts et des Arts appliqués, où il poursuivit son travail sur la rénovation totale du théâtre jusqu’en 1932, tout en travaillant, à Berlin, à des décors et costumes pour des œuvres d’Arnold Schoenberg. La fermeture de l’académie de Breslau pour des raisons économiques, puis la situation politique et culturelle catastrophique du pays l’empêcheront toutefois de réaliser ses objectifs. En 1933, Schlemmer est interdit d’enseignement par les nazis; ses dessins et esquisses rejoignent ceux des représentants de l’«art dégénéré» dans la funeste exposition de Munich en 1937, au même titre que l’art moderne. Lui-même ne choisit pas la voie de l’exil, comme nombre de ses contemporains, mais celle de l’émigration intérieure. Le retour géographique vers les origines (il part avec sa famille s’installer dans le pays de Bade) signifie à bien des égards un retour à ses débuts artistiques: pour survivre, Schlemmer accepte un travail très modeste dans une usine de peinture et de laque, dont naîtra une dernière œuvre, le «ballet laqué». Epuisé, il meurt en 1943. Les reproches d’esthéticisme et de formalisme auxquels s’est heurté Schlemmer ne sont pas totalement infondés. De fait, il s’est exclusivement préoccupé de la fonction esthétique du théâtre, au détriment d’une prétendue fonction sociale ou politique – la prise en compte de la réalité ou de l’actualité immédiate était à son sens une concession à l’esprit du temps. Sa philosophie syncrétiste (il puise autant chez Nietzsche que chez Oswald Spengler ou Søren Kierkegaard) révèle un humanisme teinté de sacralité, qui demeure en dehors des confessions ou systèmes philosophiques fermés. Refusant toute allégeance idéologique, Schlemmer souscrit absolument au postulat de l’autonomie de l’art et de l’artiste. De son propre aveu, ce qui prime est l’aspect utopique des expérimentations formelles, le désir de retrouver le sens du jeu et du merveilleux, mais aussi l’aspiration à la réalisation parfaite de l’idée pure à travers le corps humain, parfaitement uni à la musique et à la peinture. Les ambitions affichées ne sont pas des moindres: Schlemmer ne prétendait à rien moins que de créer, à travers l’entreprise de dématérialisation

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non mystique des corps, les prémisses d’un véritable «ballet allemand» qui s’affirmerait face à des réalisations étrangères certes admirables, mais précisément wesensfremd, telles que les «Ballets Russes» de Serge de Diaghilev ou les Ballets suédois: Das Triadische Ballett, das mit dem Heiteren kokettiert, ohne der Groteske zu verfallen, das Konventionelle streift, ohne mit dessen Niederungen zu buhlen, zuletzt Entmaterialisierung der Körper anstrebt, ohne sich okkultisch zu sanieren, soll die Anfänge zeigen, daraus sich ein deutsches Ballett entwickeln könnte, das in Stil und Eigenart so verankert wäre, um sich gegenüber vielleicht bewundernswerten, doch wesensfremden Analogien zu behaupten (russisches, schwedisches Ballett). (Journal, septembre 1922)

Le Ballet Triadique occupa une place centrale dans la vie, la création et la pensée d’Oskar Schlemmer. Il y revint constamment, retravaillant avec acharnement certains passages pour en corriger les défauts constatés et parvenir à atteindre la réalisation de son «idée», ne reculant pas non plus devant l’autocritique. Tiraillé par le doute, il chercha constamment à s’expliquer rationnellement sur sa démarche et à justifier son désir de synthèse. Pour autant, le jugement rétrospectif porté sur son œuvre, au fil des représentations, traduit une amertume grandissante. A son départ de Dessau, Schlemmer fait un bilan désabusé des malentendus fondamentaux auxquels s’est heurtée sa démarche, au premier chef la compréhension des termes de «mécanique» ou «abstrait». Si son ballet se veut abstrait (gegenstandslos) et affranchi des codes de la représentation mimétique, il n’en est pas pour autant non-figuratif: malgré sa fascination pour les possibilités presque infinies de la technique et sa passion pour les marionnettes, Schlemmer n’envisagea jamais de remplacer le danseur par un automate. Au contraire, la figure de l’acteur/danseur demeure centrale, dans sa philosophie comme dans son œuvre. De même, la mécanisation des corps, interprétée comme dépersonnalisation et négation de l’individu, fit scandale, alors que lui-même y voyait au contraire une liberté suprême, une joie: nicht Jammer über Mechanisierung, sondern Freude über Präzision! (Journal, avril 1926). Mais pour Schlemmer, la loi est indispensable à la création artistique; les sentiments et émotions ne sont pas rejetés en soi, mais ils doivent être mis en forme pour pouvoir s’épanouir. Au reste, la prédilection des artistes plasticiens pour l’organisation technique et mécanique lui semble une façon instinctive d’échapper au chaos de l’époque. Quant à l’interprétation plate et réductrice qui veut voir dans l’œuvre une simple «plaisanterie mathématique», alors qu’il s’agissait d’une démarche initiatique, visant à fondre des éléments hétérogènes en une nouvelle unité esthétique d’ordre supérieur, Schlemmer ne peut que la récuser, tout en demeurant conscient du décalage

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croissant entre l’esprit quelque peu tyrannique de son époque et ses propres recherches. Malgré son échec relatif, Schlemmer n’avait pas tout à fait tort de croire à l’avenir de son expérimentation dans le domaine de la danse théâtrale. Certes, quand bien même certains de ses élèves poursuivirent une activité dans les arts de la scène, il ne fit pas réellement école. Cette absence de postérité immédiate est aisément explicable: d’une part, il n’a pas développé une technique particulière en danse ni une méthode chorégraphique spécifique. De fait, Schlemmer ne fut jamais véritablement intégré dans les communautés des danseurs modernes, avec leurs questionnements et préoccupations spécifiques (à l’exception de Rudolf von Laban, dont il admirait les recherches), mais demeura résolument en marge. D’autre part, l’avant-garde qu’il représentait par ses postulats philosophiques et esthétiques empruntés à Kleist, qui valorisaient la «grâce ineffable» de la marionnette, se situait totalement à contrecourant de la tendance expressive qui s’était imposée au lendemain de la Première Guerre Mondiale en Allemagne, l’Ausdruckstanz, une danse recherchant la nécessité intérieure, à l’écoute du rythme organique du corps, faisant du danseur un créateur à part entière. Or, précisément, Schlemmer voulait rompre avec le primat de l’expressivité individuelle, avec l’excès d’effusion dramatique de l’âme propre à son époque (der heute sehr gebräuchliche seelisch-dramatische Überschwang), le pathos pseudo-sacré et extatique, mais par trop affecté de celles qu’il appelait quelque peu dédaigneusement «les danseuses de l’âme» (Seelentänzerinnen), tout comme il refusait, à l’opposé, les gesticulations kitsch des danseuses de revues dénudées (Lettre à Otto Meyer-Amden, décembre 1925). Sur le plan culturel et artistique, Oskar Schlemmer participe pleinement d’un projet de refondation des arts qui caractérise le début du XXe siècle, et qui passe par un processus d’objectivation, de recherche des grandes lois internes, mais aussi d’autonomisation de l’art et de l’artiste. Le dilemme de Schlemmer réside dans le fait que, situé au sein de la grande querelle entre les tenants d’un art abstrait et ceux d’un art figuratif, il refuse de choisir entre les deux et tente bien plutôt de réconcilier les extrêmes, dont l’homme et la technique. Il est au reste intéressant de noter que, dans sa quête de résolution des antagonismes de l’existence, ses modèles en peinture sont les deux romantiques Caspar David Friedrich et Philipp Otto Runge. Farouchement indépendant vis-à-vis des courants prédominants et des effets de mode, solitaire et marginal, Oskar Schlemmer a creusé sa propre voie, résolument à contre-courant, ce dont il paya le prix. Aujourd’hui, il est pleinement reconnu comme l’un des réformateurs les plus originaux du théâtre et des arts de la scène, dont les réalisations appartiennent sans nul doute au patrimoine culturel de l’Allemagne. La création des archives

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Schlemmer à Stuttgart en 1969, grâce à son épouse «Tut» Schlemmer et à ses enfants, donna des impulsions décisives aux tentatives de reconstitution scénique et de restitution de son ballet, sur la base d’esquisses, de dessins et photos conservés, mais aussi de textes théoriques du concepteur. Une première reconstitution du Ballet Triadique eut lieu en 1967/68, par une élève de Mary Wigman, Margarete Hasting. Des fragments furent représentés à Stuttgart en mai 1968 (!). Un film bref de 28 minutes en couleurs, réalisé à cette occasion, fut présenté au public lors de tournées jusqu’en 1971 et diffusé à la télévision en 1969. Un second film de Margarete Hasting, uniquement sur le Ballet Triadique, rencontra un très grand écho. Une troisième tentative, plus ambitieuse et plus personnelle, est due au chorégraphe Gerhard Bohner en 1976/77: sa version de 70 minutes du Ballet Triadique propose une nouvelle chorégraphie, mais qui tient compte du matériel documentaire existant. Le dernier film en date est celui de l’Américaine Debra Mac Call, en 1984, dont la démarche de restitution est très scrupuleuse. En 1994, elle représenta des danses du Bauhaus à Dessau, dans le cadre du théâtre d’origine, lui aussi reconstitué pour l’occasion. Par la redécouverte de ses réflexions théoriques et de sa démarche pratique, Schlemmer a stimulé indirectement de nombreux chorégraphes contemporains allemands, dans le sens d’une recherche d’originalité, d’une volonté d’explorer ses propres idées et impulsions plutôt que de suivre les tendances à la mode. Son Ballet Triadique en revanche, tant de par ses présupposés esthétiques et philosophiques originaux que par le caractère controversé de sa réception, demeure une œuvre singulière, dans le foisonnement chorégraphique des années vingt et dans l’histoire de la danse en général. Paradoxalement, l’approche essentiellement plastique des arts de la scène e que Schlemmer inaugura au début du eXX siècle trouva un écho tardif et décalé: dans la seconde moitié du XX siècle se développa, aux USA, une avant-garde chorégraphique caractérisée par une recherche d’abstraction, et qui concevait la danse avant tout comme art de la spatialité. Malgré les protestations de l’intéressé qui affirme avoir tout ignoré de Oskar Schlemmer et du Bauhaus et récuse une quelconque influence, la démarche d’Alwin Nikolais présente une analogie frappante avec celle de Schlemmer, au point qu’on a pu parler de filiation intellectuelle et spirituelle. Sa danse abstraite recourt aussi bien aux masques et costumes permettant de désindividualiser les danseurs, aux effets soigneusement composés de lumière et de couleurs qu’à une exploration systématique de l’espace et de la tri-dimensionnalité, même si Nikolais refuse la géométrisation trop stricte des mouvements que privilégiait Schlemmer. Les efforts des deux hommes, plus préoccupés de théâtralité que véritablement de danse, sont tendus vers un Tanztheater abstrait, vers la création, sur une scène, d’une architecture de l’espace et de

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l’homme dans l’espace, vers la célébration d’une fête de la forme et de la couleur, mais à travers la rigueur de l’épure. Nikolais à son tour formera de nombreux élèves qui auront à cœur de perpétuer cet héritage artistique éminemment poétique et merveilleux, voire magique, à l’instar du très médiatique Philippe Decouflé. Tous ces artistes, à leur manière, entreprennent le voyage autour du monde évoqué par Kleist, afin de découvrir si le Paradis, verrouillé depuis que l’homme a mangé du fruit de l’Arbre de la Connaissance, ne serait pas, peut-être, accessible par d’autres voies. En somme, ils tentent quotidiennement de créer l’utopie visible et sensible qui fait vivre l’homme.

Bibliographie Oskar Schlemmer. L’homme et la figure d’art, dir. Claire ROUSIER, Paris, Centre National de la danse 2001. Oskar Schlemmer. Catalogue d’exposition, Marseille 1999. Oskar Schlemmer – Tanz, Theater, Bühne, Stuttgart 1994. Dirk SCHEPER, Oskar Schlemmer – Das Triadische Ballett und die Bauhausbühne, Berlin 1988, Schriftenreihe der Akademie der Künste, vol. 20. Die Bühne im Bauhaus, dir. Hans M. WINGLER, Berlin, Gebr. Mann 1965.

Questions d’intimité, questions d’actualité Corps et spectres dans 18. Oktober 1977 de Gerhard Richter Hilda INDERWILDI

Au jardinier photographe

Les spectres de l’actualité C’est entre les mois de mars et novembre 1988 que Gerhard Richter réalise sa série intitulée 18. Oktober 1977. Quinze huiles formant une unité, qui exhument et reviennent sur un dossier délicat de l’histoire allemande récente, une affaire non classée, dans laquelle l’effroi et la peur le disputent au sentiment de pitié et de deuil: la mort des principaux leaders de la RAF, la Fraction Armée Rouge. Le 18 octobre 1977, Andreas Baader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe sont retrouvés morts dans leur cellule après un détournement d’avion par des terroristes palestiniens revendiquant leur libération. Vague de suicides? Exécutions? La question reste ouverte. Ces morts font suite à celle de Ulrike Meinhof, découverte pendue dans sa cellule en mai 1976, et marquent l’éreintement du groupe révolutionnaire. Cette matière dense et opaque de la succession des événements et des traumatismes induits, l’œuvre de Richter s’en saisit après coup, pour la reconfigurer. A la fois travail de mémoire et représentation de ses lacunes, cette œuvre dont frappent immédiatement les aspects narratifs, répétitifs, sombres et flous, nous interroge sur les modalités de la constitution d’une mémoire historique par la peinture. Dans sa préface au catalogue de la première exposition des toiles à Krefeld en 1989, le conservateur de musée Gerhard Storck dresse un inventaire de différentes questions soulevées par la série 18. Oktober 1977.1 L’une d’elles 1

Gerhard STORCK und Kasper KÖNIG (Hrsg.), Gerhard Richter. 18. Oktober 1977. Beitr. von Benjamin H.D. Buchloh, Stefan Germer und Gerhard Storck. 3. Erw. Aufl. Köln, Walter König, 2005, 11. Il s’agit de la troisième version du catalogue,

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est bien sûr relative à la gestion de ce passé, vieux d’à peine onze ans, tant au plan juridique que dans les esprits, notamment des acteurs et spectateurs directs. Avec pour corollaire, la question de savoir si le recul pris est suffisant, s’il est judicieux de faire resurgir si tôt les images d’un tel trauma. Nécessaire précaution oratoire dans un contexte politique et médiatique houleux, face à une opinion publique partagée2 […]. La seconde grande question posée par l’œuvre de Richter est celle de la médiation picturale elle-même. Réactualisation, émergence et mise en forme de sensations ou traces perceptives, le travail de la matière picturale s’inscrit pour la série 18. Oktober 1977, au-delà de ce que suggère le titre, dans une temporalité, linéaire et développée, habituellement étrangère à la peinture. Comment se réalisent la scénarisation et la symbolisation du thème éminemment dramatique, à tous les sens du mot, dont s’empare l’artiste? Où se loge, dans la tension entre actualité et intimité, l’adéquation du medium peinture au sujet traité? L’entreprise de Richter se situe d’emblée à la croisée de l’esthétique et de la morale, dans la perspective de favoriser un changement de paradigme. Partant de l’impossible oubli et du refoulement manifeste, il cherche à opérer par la matière concrète de la peinture un retournement dialectique et cathartique où la remémoration consciente permet l’oubli. Se rapprocher pour mieux mettre à distance. Plus que l’hommage d’un peintre établi à des opposants politiques,3 l’œuvre de G. Richter s’élève avant tout contre la

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éditée à l’occasion de l’exposition des toiles à Dresde, la ville natale du peintre, entre le 19 mars et le 31 décembre 2005 (Galerie Neuer Meister, Albertinum). Dorénavant, König. C’est une évidence qu’on ne saurait réellement apprécier la série de Richter en dehors de toute forme de contextualisation, sans rien connaître des actes terroristes commis par les membres de la RAF ou de leur idéologie ni sans rien avoir vu des photos dont s’inspire l’artiste. Les images des attentats ou enlèvements sont contrebalancées dans l’opinion publique par les conditions de détention à Stammheim, les messages des prisonniers, en particulier l’interview accordée au Spiegel en 1975, dans laquelle ils exposent leur vision de la RFA, une puissance dirigeante impérialiste, «une colonie américaine», «une base militaire de l’OTAN» où il faut favoriser sur un mode internationaliste «le développement du contre-pouvoir prolétarien» et la lutte de libération, «le démantèlement complet des structures dominantes». On s’explique dans ces conditions le malaise que suscite alors l’œuvre de Richter chez les politiques et dans le monde de l’art, les musées allemands préférant abandonner aux Etats-Unis le soin de cultiver ce pan de leur histoire. La série se trouve au MoMA de New York qui ne l’expose pas de façon permanente mais chaque fois dans son entier, conformément au vœu de son créateur. Dans l’entretien qu’il accorde à Jan Thorn-Prikker au sujet du 18. Oktober 1977, Richter indique clairement que l’idéologie de la RAF lui déplaît. Il rejette toute forme d’idéologie, a fortiori marxiste. Seul l’intéresse le pourquoi de l’idéologie. Il se sent également touché par les victimes d’un Etat inique. König, p. 131.

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forme d’injustice ultime qui leur est faite post mortem: niché dans l’inconscient collectif, l’oubli du refoulement. Ce faisant, la série 18. Oktober 1977 démasque l’histoire officielle et y fait entrer les personnages peints, qui ne constituent pas une galerie de «grands hommes» dans l’acception classique. Loin des représentations héroïques, la peinture de G. Richter «privatise» l’histoire pour la faire paradoxalement passer dans le domaine public. C’est l’un de ses principaux traits subversifs. Non sans raison, Benjamin H. D. Buchloh situe G. Richter dans la lignée des peintres français Courbet et Manet.4 On s’étonne d’abord de le voir rapprocher Beerdigung, la treizième toile de la série, la plus grande (200 x 320 cm), d’Un enterrement à Ornans (315 x 668 cm), peint par Courbet en 1849-50. Au plan esthétique, en effet, le tableau de G. Richter porte la double empreinte des paysages romantiques allemands et des images de masses telles qu’elles apparaissent dans la photographie et le cinéma, notamment après le film d’Eisenstein.5 G. Richter compose un saisissant paysage de spectres et d’ombre. De fines stries intégrées au dessin de larges bandes horizontales en forme de méandres suscitent l’impression d’une masse organique mouvante et prêtent à la scène l’aspect flou d’un souvenir lointain.6 La figuration n’est guère comparable au tableau de Courbet et ne rappelle pas davantage L’Exécution de Maximilien (252 × 305 cm), le tableau que Manet réalise en 1867. Optant pour des compositions ironiques, traitant un événement privé à l’échelle panoramique ou revêtant un caractère essentiellement critique,7 les deux œuvres signent toutefois la fin de la peinture historique, illustrative ou héroïsante et posent les fondements de l’œuvre de G. Richter où la peinture d’histoire produit un paysage humain, une forme de géographie politique et sociale. 4 5 6 7

Benjamin H.D. BUCHLOH, «Gerhard Richter, 18. Oktober 1977», in: König, pp. 55-59. On songe à la fameuse scène du massacre sur les marches de l’escalier monumental d’Odessa dans Le Cuirassé Potemkine, cette œuvre de 1925, élue meilleur film de tous les temps durant l’exposition universelle de Bruxelles en 1958. La foule est figurée de dos, tels les spectres d’un souvenir qui s’efface. L’espace du tableau donne à voir différentes strates de temps. Le tableau de Courbet s’inspire de l’ordonnancement du Sacre de Napoléon (629 x 979 cm) peint par David en 1805-1807 pour représenter une mort «anonyme», dans un format jusque là réservé aux grandes scènes historiques, mythologiques ou religieuses. Peignant le peuple mexicain qui assiste à l’exécution de Maximilien de Habsbourg de loin, derrière un mur, Manet emprunte à Goya la composition de son œuvre de 1814, Tres de Mayo (345 x 266 cm), une scène de guerre et d’exécution anonyme; l’intention du peintre n’est pas tant d’illustrer pour la postérité le personnage de l’empereur du Mexique mais bien de dénoncer indirectement Napoléon III comme le vrai responsable de sa mort.

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La série 18. Oktober 1977 marque un tournant dans l’œuvre de G. Richter. On peut bien entendu souligner la parenté formelle et thématique de cette œuvre avec les tableaux-photos réalistes (Photobilder) des années 1960-70.8 Mais jamais la peinture de Richter, éclectique et le plus souvent abstraite, ne s’est auparavant confrontée à la peinture historique, cette forme de peinture qui semble définitivement dépassée à l’ère postmoderne, notamment après la crise de la représentabilité engendrée par la Seconde guerre mondiale9 et les avancées dans le domaine de la photo. Le cliché photographique proposant une image miniature mais immédiate de la réalité telle qu’elle est, sans construction a priori,10 paraît en un sens plus forte que la peinture qui ne saurait selon G. Richter, à l’époque où il peint 18. Oktober 1977, rivaliser avec elle pour rendre compte de l’horreur, faute de pouvoir prétendre à la même précision de détails. La peinture traitant le même thème qu’une photo suscite plutôt le chagrin et le sentiment du deuil que l’effroi.11 Et il arrive que la peinture doive renoncer à faire siens certains sujets photographiés, impossibles à peindre. G. Richter évoque par exemple son projet inabouti de peindre les images des camps de concentration.12 Ces images figurent néanmoins dans l’Atlas13 de l’artiste, où il les met en regard avec des clichés pornographiques. Singulière œuvre d’archivage, à la fois «journal de travail» et auto-mise en scène, on peut dire en paraphrasant Georges Didi-Huberman parlant de l’Arbeitsjournal de Brecht14 que l’atlas de G. Richter pose d’emblée le problème de l’historicité à l’horizon de toute question d’intimité et de toute 8 9 10 11 12 13

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En particulier Acht Lernschwestern (1966) et Achtundvierzig Portraits (1971-1972). On connaît l’injonction de Joseph Beuys «Hört auf zu malen» qui a inspiré le tableau de Jörg Immendorff en 1966. «Photos sind […] fast Natur. Und wir bekommen sie sogar frei Haus, fast ungestaltet wie die Wirklichkeit, nur kleiner», Richter, in: König, p. 128. Ibid., p. 129. Ibid., p. 127. Depuis 1961, Richter consigne scrupuleusement dans son Atlas le matériel qui lui sert pour ses œuvres, des documents en tous genres: photos de famille, coupures de journaux, chartes de couleurs […] Sorte de work-in-progress, l’Atlas renseigne, au fil des années et des images collectionnées, sur les problématiques et sujets qu’on retrouve dans les toiles, leur genèse, leur production et leur logique. Richter le conçoit comme une œuvre d’art en soi. Son agencement est traité avec le même souci artistique que les motifs qui le composent. Lorsqu’il est exposé, le lieu d’exposition de chaque cadre est minutieusement choisi tout comme la succession des cadres. Richter ne laisse rien au hasard. On peut se faire une idée de cette œuvre singulière en consultant le catalogue de l’exposition 2006 (plus de 783 feuilles avec en moyenne huit images par feuilles) ou le site www.gerhard-richter.com. Georges DIDI-HUBERMAN, Quand les images prennent position. L’œil de l’Histoire, 1, Paris, Les Editions de Minuit, 2009, p. 21.

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question d’actualité, tout en rompant «la stricte chronologie par un réseau d’anachronismes issus de ses propres montages ou constructions d’hypothèses».15 Tel est aussi l’avis de Philippe Piguet, quand il affirme que «thématiquement parlant, [l’]art [de G. Richter] n’est en fait déterminé que par la seule pensée de l’histoire, qu’elle s’écrive avec une majuscule ou avec une minuscule, qu’elle se réfère au politique, au social ou à l’histoire de l’art, enfin qu’elle soit publique ou privée», G. Richter traitant «à mesure égale les sujets empruntés à son quotidien et ceux qui ressortent d’une histoire collective. Une table, la figure d’Hitler, une attaque aérienne, une vache, le portrait multiplié de son galeriste, celui historique de Philipp Wilhelm, une plongeuse, le sphinx de Gizeh et le portrait de sa femme Erna, descendant toute nue un escalier […]».16 Insérées au beau milieu d’une production d’images abstraites, les toiles de la série 18. Oktober 1977 figurent des personnages et des faits historiques suffisamment proches pour qu’ils soient encore présents à la mémoire et déjà altérés: des spectres. Traces de corps et de vies, ces derniers ont le pouvoir d’abolir le temps et l’espace en ressuscitant les morts. Apparitions paradoxales, porteuses d’une intensité équivalente à celle du sujet qu’ils (ré)incarnent, les spectres détiennent un fort potentiel d’imaginaire. Etats d’ombre ou de lumière, ils sont en outre liés dès l’origine à la peinture, à ce moment où, selon Pline l’Ancien,17 la fille d’un potier corinthien trace sur un mur de caverne, éclairé par une torche, le visage de son bien-aimé qui doit partir et qu’elle ne reverra peut-être jamais plus. Les récentes études de Roberto Casati et Max Milner18 ont bien montré que dans le geste de la jeune fille ce ne sont ni le tracé ni le corps qui sont premiers, mais l’absence et l’ombre. La peinture surgit, pareille à un spectre, dans le deuil de l’amour. 15 16 17

18

Ibid. Philippe PIGUET, «Gerhard Richter. La peinture pour elle-même», in: L’Œil – N° 569 – Mai 2005. «En utilisant lui aussi la terre, le potier Butadès de Sicyone découvrit le premier l’art de modeler des portraits en argile; cela se passait à Corinthe et il dut son invention à sa fille, qui était amoureuse d’un jeune homme; celui-ci partant pour l’étranger, elle entoura d’une ligne l’ombre de son visage projetée sur le mur par la lumière d’une lanterne; son père appliqua de l’argile sur l’esquisse, en fit un relief qu’il mit à durcir au feu avec le reste de ses poteries, après l’avoir fait sécher; cette œuvre, dit-on, fut conservée au Nymphaeum jusqu’à l’époque du sac de Corinthe par Mummius», PLINE, Histoire naturelle, Livre XXXV, § 151, traduction de JeanMichel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, Collection des Universités de France (Collection Guillaume Budé), 1985. Roberto CASATI, La découverte de l’ombre. De Platon à Galilée, l’histoire d’une énigme qui a fasciné l’humanité, Traduit de l’italien, Paris, Albin Michel, 2002. Max MILNER, L’Envers du visible. Essai sur l’ombre, Paris, Editions du Seuil, 2005.

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Jean-Marie Pontévia fait quant à lui clairement apparaître le parallélisme entre la structure de la manifestation de la vérité (celer-déceler) et celle de la production picturale (montrer-cacher).19 Ce parallélisme structurel guidera notre interprétation du cycle 18. Oktober 1977, entre intimité et actualité, effacement et incarnation.

L’intimité des corps La technique employée dans la série est celle de la reproduction de photos, peinte à l’huile. Une pratique aujourd’hui très répandue mais encore singulière dans les années où G. Richter la systématise. Le choix des photos, le cadrage opéré pour les toiles, le format retenu, les techniques d’agrandissement et de «surpeinture» mises en œuvre, constituent pour la série 18. Oktober 1977 une part importante du travail artistique. En rupture avec le mythe d’un artiste et d’un art dont l’imaginaire seul susciterait les visions, cette forme d’intermédialité est le prolongement de la révolution photographique qui influence en profondeur les méthodes et les savoir-faire de la peinture, tout en renouvelant son statut, notamment pour ce qui concerne les représentations de l’histoire. L’art du peintre d’histoire ne produit plus à proprement parler d’images inédites, il renvoie par «réflexion» des images existantes et revêt presque nécessairement, dans l’écart entre la photo et le tableau,20 dans «le doute» qu’il fait peser sur les données factuelles, «une fonction critique». Le peintre procédant à un assemblage subjectif d’éléments porteurs de sens – qui garantit une immense liberté –, son travail de «réflexion» dépasse le contenu signifiant immédiat de chacun des composants visuels et actualise leur pouvoir de connotation.21 19 20

21

Jean-Marie PONTÉVIA, La Peinture, masque et miroir. Ecrits sur l’art et pensées détachées, Préface de Philippe Lacoue-Labarthe, Wiliam Blake & Co. Edit, 1993, p. 100. Pour définir l’écart «entre la photographie et ce qui n’est pas totalement peinture», Bruno Eble évoque l’écart, somme toute classique, «entre le temps de la prise de vue et celui de la prise de matière […] entre ce qui est modèle et ce qui fait œuvre. Sauf qu’ici, le modèle est dans la peinture (qui n’est pas peinture puisqu’il est sous la peinture)…», in: Bruno EBLE, Gerhard Richter: la surface du regard, Paris, L’Harmattan, octobre 2006, p. 220. «Da sie nicht mehr das primäre Medium gesellschaftlicher Bildproduktion ist und nicht nur in einem Verhältnis der Konkurrenz, sondern in einem der Nachträglichkeit zu den anderen Medien steht, nutzt Richter seine Kunst weniger zur Produktion neuer als zur Reflexion bereits vorhandener Bilder. Die Differenz, die sich in seinem Vorgehen zwischen malerischem Signifikanten und photographischem Signifikat

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Dans la peinture de G. Richter, le modèle photographique ne donne pas lieu à des œuvres de caractère hyperréaliste. Le souci de la ressemblance paraît assez secondaire dans les tableaux peints d’après ou sur photo. La photothèque personnelle du peintre constitue un réservoir d’images fonctionnant sur le mode de ready-mades à fort potentiel créatif.22 En inscrivant dans le présent une réalité ancienne, les photos ont le pouvoir de dire en même temps l’aspiration au souvenir et la façon dont elle s’actualise: elles «présentifient» leurs objets et «activent» le regard sur le monde. En rétablissant la démarcation entre l’art et la vie, dans la distance prise avec les photos, dans la symbolisation, la peinture crée un effet de présence encore supérieur. Présence du monde et présence au monde avec, à leur croisement, de nouvelles possibilités d’élucidation. L’un des éléments clefs du travail de remémoration et d’interprétation auquel invitent les «ready-mades/peintures» de l’artiste, est la notion de série, si caractéristique de l’œuvre richterien. La série fournit à la fois une trame narrative et une grille d’interprétation. Fondée sur le principe de répétition, elle suggère l’impossible accès à une vérité originale unique.23 Sans même parler des tableaux ratés24 ou de variations, l’image intégrée à une série suggère toujours un défaut ou un excès de visible. Débordant le champ visuel, la série est un gage pour ne pas fixer l’idée.25 Intitulé Gegenüberstellung, le premier triptyque de la série 18. Oktober 1977 engage explicitement à une «confrontation» du souvenir avec la réalité nouvelle mise en lumière par l’art. Il figure Gudrun Ensslin, en plans rap-

22 23 24 25

ergibt, hat subversive Qualität. Sie macht den fiktionalen Charakter der medial vermittelten Wirklichkeit bewußt und restituiert so der angeblich mit dem Auftauchen der neuen Medien anachronistisch gewordenen Malerei eine kritische Funktion. Denn die Bilder, die sich der Verifikation beim Nähertreten ihrer malerischen Behandlung wegen entziehen, untergraben die Gewißheit über das Vorgefallene und erschüttern den Glauben in die erklärenden Legenden. Die Malerei behauptet sich der Photographie gegenüber durch den Zweifel, dadurch also, daß die scheinbar unerschütterliche Evidenz des Faktischen, auf die jene ihre Autorität gründet, als Konstruktion denkbar werden läßt», Stefan Germer, «Ungebetene Erinnerungen» (1989), in: König, p. 52. A ce sujet, voir aussi Benjamin Buchloh, Gerhard Richter. Painting after the Subject of History. City University of New York 1994. Benjamin BUCHLOH, «Readymade, Photography, and Painting in the Painting», in: Daniel ABADIE (éd.), Gerhard Richter, Musée National d’Art Moderne, Paris 1977, pp. 11-58. «Ich glaube nicht an das absolute Bild, es kann nur Annäherungen geben, immer und immer wieder Versuche und Ansätze». Richter, in: König, p. 133. On sait par exemple que Richter a détruit la première version des toiles titrées Erschossener. «Face à une série, on ne peut voir une toile, ni l’ensemble. L’inventaire est interdit, et l’unité de l’œuvre entière excède la possibilité de prise de notre regard […]», Eble, p. 204.

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prochés poitrine puis taille,26 plus grands que nature d’à peu près un tiers (112 x 102 cm), envahissants. S’il laisse toute latitude pour imaginer le horschamp, le cadrage concentre avant tout l’attention sur l’intimité du corps, les expressions du visage et le mouvement des épaules. La jeune femme est représentée en vie, sa blouse grise sur son vêtement noir l’engonce et l’habille symboliquement d’une forme de croix. Le visage légèrement tourné vers nous, puis de face et enfin de profil – comme dans les banques de photos de police – paraît très mobile, affichant à chaque fois un air différent. Dans ce triptyque, la confrontation, c’est autant le face à face avec le personnage peint que l’appréciation par comparaison qui promène le regard d’une toile à l’autre et induit une forme de narration.27 Le premier portrait Gegenüberstellung 1, étrangement flou, renvoie au processus d’accommodation de l’œil et du souvenir qui cherchent une image nette. Gudrun Ensslin est peinte tel un spectre en mouvement, nimbé de son aura. Dans Gegenüberstellung 2, le visage a beau s’animer – comme si le personnage, tous sens en alerte, s’ouvrait à la vie et au spectateur –, il conserve les teintes et le grain de l’hallucination. Le sourire esquissé dans ce deuxième portrait, l’étincelle de vie, sont du reste éteints par Gegenüberstellung 3, figurant G. Ensslin dans l’attitude de la détenue ou de la condamnée qui monte à l’échafaud: de profil, les yeux et les oreilles dissimulés par la chevelure dégagée au niveau du cou, bouche fermée, tête penchée. La représentation se situe alors dans un temps différent, comme à rebours, annonce d’une mort imminente. Le second triptyque Tote fait se succéder, sans indication de numérotation, trois représentations du cadavre de Ulrike Meinhof. Pars pro toto, ne sont peints que le buste et le visage de la «morte». Le format des toiles va se 26 27

La terminologie cinématographique s’adapte bien à l’étude de la série. Parlant de confrontation, on ne peut s’empêcher de mettre en regard le triptyque inaugural avec la douzième pièce de la série, le portrait d’Ulrike Meinhof jeune, Jugendbildnis (67 x 62cm). U. Meinhof est elle aussi représentée vivante, plus grande que nature, dans une attitude qui rappelle les portrait classiques, de troisquarts. Peint d’après une vieille photo en noir et blanc, banale, un rien sentimentale, propre à susciter une forme d’identification ou d’empathie, le portrait marque dans la série un retour à l’humain, loin de l’univers carcéral et de la référence au terrorisme. L’image intimiste contraste avec la vision publique d’U. Meinhof et pose en creux la question du pourquoi. On est cependant frappé par le fond noir, l’étrange lumière sur les cheveux dont on ne situe pas bien la source et dont l’intensité paraît également plus faible que celle du visage. Richter suggère en même temps une lumière d’interrogatoire et la vérité de ce visage qui est intérieure. Les traits, un peu flous, brouillés par de très fines stries, semblent former un écran et mettre à distance: ils effacent la figure de la jeune fille qui revêt l’apparence d’une ombre. La main sans doigts sur le dossier du canapé sombre accentue le caractère spectral de cette apparition qui confirme l’assertion de S. Germer, selon laquelle les vivants sont figurés comme des morts. König, p. 52.

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réduisant mais l’image reste sensiblement la même: le sujet représenté, ses dimensions, le cadrage sont identiques, les variations du motif paraissent infimes. Comme dans toute la série, G. Richter exploite la gamme des gris qu’il mêle à la profondeur du noir et du blanc. Il crée ainsi un univers pictural onirique et glacé, rappelant certaines figurations du personnage d’Ophélia. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une noyée: le collier au cou de la défunte évoque une mort par pendaison. Comme dans le triptyque précédent, le flou constitue la marque distinctive du tableau inaugural. Il figure le sujet comme un spectre et l’inscrit dans un temps qu’il faut remonter, une prouesse en termes de peinture. A l’instar de la série, le flou suggère tout à la fois la nécessaire mise au point de la vision et le déroulement linéaire, l’inscription dans une trame quasi narrative. Ainsi, l’aspect nébuleux disparaît-il dans la deuxième figuration, laissant éclater la violence qui n’était précédemment qu’à l’état de traces: la marque de strangulation28 est nette, coupe la circulation entre le buste et le visage, un visage boursouflé à la bouche crispée. L’attention portée aux détails des organes, les yeux, le nez, l’oreille, redonne tout son poids à la matière et à la souffrance du corps, également soulignée par le format carré de la toile (62 x 62 cm), la densité de l’espace noir au-dessus du visage et derrière lui. Le noir, profond, désigne aussi symboliquement les circonstances mystérieuses de la mort. Après le flou, la densité et la présence concrète prennent une charge critique particulière. Le masque mortuaire rompt avec la tradition de l’embellissement de la mort pour en faire saisir toute l’horreur. Dans le dernier volet du triptyque, cependant, la marque au cou apparaît de nouveau estompée, les traits du visage plus paisibles. Le rectangle de la toile (35 x 40 cm) permet de battre le noir en brèche, de renouer avec une forme de masque mortuaire plus habituelle, unissant la mort à la vie dans une représentation éternelle: la mort y prend une figure plus humaine, pour aider à la consolation et au deuil. Le choix de formats qui diminuent progressivement pour cette vision rappelle la focalisation photo, mais sans effet zoom. Un phénomène de convergence qui mettrait à distance. La disposition des tableaux en enfilade donne le sentiment d’une flèche de lecture, d’une direction à suivre, avec, à la clef de la remémoration et du processus créateur, une sorte de catharsis, un apaisement. La représentation est plus dramatique, au sens de théâtral, dans Erschossener 1 (100 x 140 cm), en raison de la ligne ondulante du corps et des bras, du visage grimaçant, de la bouche et des yeux béants. Sans oublier la suggestion de la rigidité cadavérique dans la peinture saturée du vêtement. La dramatisation naît aussi de la distorsion de la vérité historique et de l’image 28

Cette marque que Richter peint rectiligne, sans la faire remonter vers le crâne, pourrait-elle signifier que la détenue a été étranglée?

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photo, car la tâche noire au niveau du sternum peut passer pour un épanchement de sang, une blessure manifestant la violence de la mort par balle. Une balle dont on sait qu’elle a été tirée dans la nuque. La composition du tableau rappelle certaines figurations du Christ au tombeau, notamment Der tote Christus im Grabe d’Holbein Le Jeune: cadavre allongé, profil anguleux, menton pointé vers le haut, face aux orbites vides entourées de rayures rayonnantes. Il se dégage de Erschossener 1 une impression d’harmonie, produite par l’élégante ligne du corps et le passage par endroits d’une matière saturée à une matière diaphane. Comme au flanc gauche qui paraît éclairé de l’intérieur et invite à une plongée vers le dedans, l’intime, la vérité cachée. La figuration de Erschossener 2, moins scénarisée, laisse quant à elle planer une plus grande étrangeté, inquiétante. Les contrastes sont moins nets, les lignes courbes également, le bras est atrophié, le visage effacé, les yeux et la bouche ont l’air d’être fermés. Même si la déchirure au diaphragme est toujours bien présente, ainsi que l’oreille, qui paraît, dans sa récurrence, intrinsèquement liée à l’œil, comme si les yeux du peintre étaient seuls capables de pousser un cri. Le sujet semble retourner à l’état de spectre et de souvenir, suivant le même mouvement que précédemment, dans Gegenüberstellung et Tote. La sensation de l’indéterminé, engendrée entre autres par le jeu subtil des gris et des blancs, domine toute la série. La toile Erhängte (200 x 140 cm) figure la mort de la «pendue» aux dimensions de la vie (lebensgroß). Selon G. Richter, ce sont celles qui se prêtent le mieux à la restitution d’un procès, au fin rendu des détails.29 En 1988, ces dimensions représentent aussi l’un des avantages de la peinture sur la photo. L’utilisation des blancs dans le bas de la toile contribue à susciter l’impression d’un corps en suspens. Plus encore que les précédents, ce tableau pose la question du point de vue d’où la scène est regardée. Le miroir à côté de la fenêtre à laquelle s’est pendue U. Meinhof crée une profondeur absente dans les aplats relativement monochromes des premières toiles examinées. Profondeur et indétermination fantastique sont encore plus prononcées dans Zelle (également 200 x 140 cm). On a le sentiment d’une caméra subjective: placée en vis-à-vis de Erhängte, cette vision de la «cellule» pourrait correspondre à ce que voit le personnage au moment de la pendaison. L’utilisation systématique de la strie déforme l’espace comme dans un mouvement de balayage. En même temps, l’ensemble de ce qui est figuré paraît pris dans une dynamique descendante, une forme de dégringolade. La perception est complètement brouillée: à quoi correspond par exemple l’ombre triangulaire située entre les étagères et

29

König, p. 129.

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la forme noire30 dans le fond? L’indétermination vient aussi de ce que la cellule, avec sa riche bibliothèque, renvoie à un intérieur bourgeois. Comment l’interpréter? Y a-t-il une présence humaine? Peut-être à l’état de spectre à l’arrière-plan. Dans le jeu du blanc et du noir, des formes fantastiques se font jour. Si bien que la cellule, comme la peinture, se constitue en lieu privilégié de la disparition et de l’apparition.31 Renforçant l’indétermination, la série s’achève paradoxalement32 sur le diptyque Festnahme (92 x 126 cm), des images, confuses, parcourues par l’agitation de «l’arrestation». La seconde image éclaire la première, dans une succession quasi cinétique. La scène pleine de tension dramatique semble empruntée à une série policière. C’est à peine si on distingue la petite silhouette du terroriste qui se rapproche progressivement du perron de l’immeuble blanc strié de noir, à gauche. Sont principalement figurés l’encerclement, l’impossibilité de trouver une issue. D’une certaine manière, ces tableaux de genre sont plus familiers, moins forts et moins inquiétants que les autres toiles de la série. Ils renouent avec une part d’enfance: les voitures à droite sont disposées comme de petites voitures de collection ou un décor de théâtre. Ces objets de consommation qui restent en place, quoi qu’il advienne, supplantant l’humain, illustrent l’ironie de l’histoire. Ils semblent donner raison à P. Piguet quand il prétend, à la suite de B. Buchloh, que «les façons de Richter, aussi diverses soient-elles, renvoient toutes le regard à l’expérience d’une seule et même conception de la peinture comme stratégie de résistance à la domination de la consommation. Si, comme l’affirme le peintre, ‹la peinture n’a toujours peint qu’elle-même, rien de plus›, c’est qu’elle est pour lui la création d’une analogie avec l’invisible et l’inintelligible, qui doivent devenir figures et devenir accessibles […] Donc, 30 31

32

Selon Gerhard Storck, il pourrait s’agir d’un manteau. König, pp. 25-26. C’est également ce que thématise le très beau tourne-disque (Plattenspieler, 62 x 83 cm). Cet objet ne date pas seulement le moment où se produisent les événements peints. Détourné de sa fonction première par les membres de la bande à Baader – ils y auraient caché l’arme de poing qui sert à leur suicide et en auraient utilisé les cordons pour se pendre –, il donne un nouvel exemple de la technique richterienne du brouillage. La composition affole le regard et rend la mise au point assez malaisée. On discerne progressivement que le tourne-disque est posé sur le sol, presque à l’angle des plinthes de la cellule. Les lignes droites qui se coupent, la multiplication des cadres – le cadre du tableau, celui que forment les murs de la pièce et le rectangle de l’électrophone – suscitent une impression de vertige. S’ajoutent encore l’enchevêtrement des fils du tourne-disque suggérant une cohérence rompue, le caractère minéral qu’il revêt avec les cercles concentriques que décrit le disque pour parvenir au noyau, un centre symboliquement bosselé et rogné, figurant peut-être l’emblème de la vérité du souvenir. Le cycle 18. Oktober 1977 paraît n’avoir ni début ni fin déterminés. G. Richter tient à la possibilité d’exposer les toiles dans une chronologie chaque fois différente.

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un bon tableau est incompréhensible [...] Incompréhensible, si bien qu’il ne peut être consommé et qu’il demeure essentiel [...]».33

La fabrique de la mémoire Chez Gerhard Richter, le souvenir s’élabore par petites touches successives dans l’espace de l’intermédialité (photos/peintures) ou de l’intericonicité. L’économie du souvenir se définit ainsi par une forte autoréférentialité, qui au-delà des reprises, des répétitions et des variations, donne à voir et saisir «l’entre-temps», l’impossibilité pour un événement à advenir seul au moment M, la fabrique de la mémoire, en quelque sorte. La série 18. Oktober 1977 montre comment le processus dynamique de la narration, consubstantiellement lié au souvenir, accompagne en peinture le mouvement qui cherche à reconstituer les traces mémorielles. Par-delà les documents d’histoire, elle donne à voir l’articulation de «l’anamnesis», l’effort de rappel du souvenir, à la «mneme», la simple présence du souvenir. Elle peint la stratification du temps, afin de révéler densément les choses qu’il est difficile de nommer. La nouveauté du regard porté sur les choses du passé est de prétendre tout à la fois peindre l’histoire et embrasser le monde intérieur, dans une vision en même temps subjective et objectivante, tendre et critique. La peinture se conçoit comme une forme d’archéologie du souvenir: le regard ne cesse de décomposer et recomposer l’image, de la métamorphoser pour proposer de nouvelles interprétations qui s’assemblent dans un réseau de significations plus large, où la vision présente peut rencontrer les visions antérieures. Et, surtout, la peinture conserve, dans la succession des métamorphoses, les possibilités de la vie. Quand la série 18. Oktober 1977 semble tout entière décliner la mort, l’art mène la bataille du souvenir contre l’oubli.

33

Cf. supra note 16.

II. LITTÉRATURE ET SOCIÉTÉ AU XXe SIÈCLE

Emprunts et polyphonie dans Buddenbrooks de Thomas Mann Roger SAUTER

Les mots chez Bakhtine ne sont pas des «galets» lisses, compacts, unités d’un système linguistique abstrait, mais des matériaux «poreux», intimement pénétrés par les environnements dont ils restituent quelque chose – allusivement – dans le dire où ils figurent. (Authier-Revuz 2000: 229)

Ce travail aurait pu s’intituler: «l’hétérolinguisme au service de la polyphonie»:1 la polyphonie peut en effet se manifester dans des domaines aussi variés que l’analyse et l’étude des temps, des modes, de l’aspect, de l’intertextualité, de la phraséologie, des différentes formes de discours rapportés, en particulier du DIL (discours indirect libre). Il en ressort qu’elle joue un rôle de plus en plus grand dans les études sur l’énonciation à l’intérieur des textes romanesques. L’Ecole Scandinave2 en a fait une sorte de panacée tendant à rendre compte d’une œuvre littéraire dans sa globalité, ce qui a provoqué l’ire de quelques spécialistes du discours romanesque, comme, M. Vuillaume (www.Hum.au.dk/romansk/polyfoni IV), par exemple. Dans un article récent sur La Martyre de Léon Bloy, il concluait sur une note assez pessimiste concernant cette entreprise: La conclusion à laquelle je suis parvenu peut sembler sévère, puisque j’ai reproché à la polyphonie de ne pas permettre d’expliquer de façon satisfaisante les exemples que j’ai imaginés [...] Mais je soupçonne que l’échec relatif de la mise à l’épreuve que j’ai tentée procède d’un malentendu sur les ambitions de l’approche polyphonique. 1

2

Terme créé par R. GRUTMAN (Les langues qui résonnent) Fides 1997, dans le but d’insister non seulement sur la disparité, mais sur l’altérité ( bilinguisme, polylinguisme, colinguisme). Même le paysan analphabète priait Dieu dans une langue (le vieux slavon), il chantait dans une autre, en famille, il en parlait une troisième et quand il commençait. Voir les exemples l’article de Michel OLSEN, Université de Roskilde: Remarques sur le dialogisme et la polyphonie 2002, pp. 19-93. Autres chercheurs scandinaves (4 pays): Helge Vidar Holm, Katherin Srensen, Coco Norén, Kjerti Httum, Nenning Nlke, Pärvi Sihvonen. Revue en ligne: Polyphonie linguistique et littéraire/ Lingvistik og litteraer polyfoni. www. Hum.au.dk/romansk/polyfoni.

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En effet, mes réserves ne sont fondées que si cette théorie prétend à rendre compte de toutes les dimensions du sens d’un énoncé.

Je n’entrerai pas plus profondément dans cette polémique, car mon objectif est beaucoup plus modeste: il vise essentiellement à étudier le rôle des changements subits de langue à l’intérieur d’un même énoncé, chez un ou plusieurs personnages, fidèle en cela à ce que Bakhtine écrivait dans Esthétique et théorie du roman: Même le paysan analphabète priait Dieu dans une langue (le vieux slavon), il chantait dans une autre, en famille, il en parlait une troisième et quand il commençait à dicter à l’écrivain public une pétition pour les autorités du district rural, il s’essayait à une quatrième langue paperassière. (1978: 116)

Toutefois ces dialectes différents n’étaient pas dialogiquement corrélatés dans la conscience linguistique du paysan parce qu’il ne se rendait pas compte de la multiplicité des points de vue attachée à ce plurilinguisme, la présentation plurielle des visions du monde. C’est précisément l’inverse qui se passe dans l’œuvre que j’ai choisie comme corpus, Buddenbrooks de Thomas Mann. L’emprunt de lexèmes à différents domaines linguistiques ne se manifeste en effet ni comme dialogue entre individus de cultures différentes, ni comme dénomination de realia inconnus du lecteur et nécessitant notes, paraphrase ou explicitation; il surgit directement de l’hétérolinguisme, sous une forme rappelant parfois le «code switching », qui surgit fréquemment dans l’embrayage vers une autre langue dans un discours (surtout téléphonique) homogène. Ici, ils traduisent chez les locuteurs des représentations du monde idéologisantes très précises. Dans un premier temps, je présenterai le corpus, ainsi que la fréquence et la forme des emprunts et dans un deuxième temps, j’analyserai le sens, l’évolution, voire la transformation de ces emprunts selon les personnages et les points de vue principaux incarnés par les acteurs des quatre générations qui parcourent le roman.

Présentation du corpus: Buddenbrooks est une œuvre en onze parties relatant le triomphe et le déclin d’une famille de la grande bourgeoisie commerçante hanséatique de 1835 à 1877, à travers quatre générations, qui vont de l’optimisme voltairien des Lumières, au pessimisme introspectif de la période schopenhauerienne, en passant par la religiosité piétiste, C’est un roman éminemment dialogal, le poids des dialogues étant prépondérant. Mais derrière la multitude de voix

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s’exprimant sous toutes les formes de discours rapporté et manifestant des points de vue souvent divergents se manifeste un dialogisme interne aux personnages. A cet endroit précis de ce travail, j’utilise à dessein ces deux termes proches pour bien marquer leur ressemblance phonétique, qui permet parfois de les confondre. Mais s’il faut aller plus loin encore dans la précision et souligner les rapports et différences entre «dialogisme» et «polyphonie», assez souvent confondus chez certains linguistes, on peut citer R. Vion (2004: 95) qui écrit notamment Par dialogisme, ce dernier (Bakhtine) exprime le fait que toute parole est habitée de voix et d’opinions au point qu’elle peut être appréhendée comme des reformulations de paroles antérieures. Il s’agit donc d’un dialogisme interdiscursif selon lequel le sujet parlant ne saurait être à l’origine du sens mais se présente comme un co-acteur participant à un processus social de reconstruction permanente de signification à partir d’une infinité de discours réels ou potentiels.

Il continue, en ce qui concerne la polyphonie: Partant que l’idée que le terme de polyphonie réfère à une coexistence manifeste de voix dans le discours, nous postulons qu’on doit pouvoir parler de polyphonie dès que deux voix coexistent au sein d’un même discours.

C’est bien sûr ce dernier cas, dont il s’agit dans notre corpus, Buddenbrooks de Thomas Mann. L’emprunt n’est en effet pas réductible aux nombreuses formes de discours rapporté, où deux voix s’expriment chez le même locuteur, mais il se manifeste dans l’utilisation consciente de plusieurs langues chez le narrateur ou les personnages. Trois langues sont d’abord représentées: le français, le plattdeutsch (dialecte) et l’allemand. Puis, au fil du roman, les deux premières vont s’effacer peu à peu au profit de l’allemand, accompagnant à la fois le changement de comportement profond des personnages, les événements historiques de l’époque et le déclin d’une certaine tradition commerciale. Les emprunts au français sont particulièrement nombreux dans les Buddenbrooks: 152 pour la première partie (45 pages), puis 60 pour la seconde (40 pages), 80 pour la troisième (71 pages), 73 pour la quatrième (72 pages), 101 pour la cinquième (51 pages), 114 pour la sixième (82 pages), 71 pour la septième (40 pages), 109 pour la huitième (108 pages), 35 pour la neuvième (50 pages), 86 pour la dixième, (77 pages), 50 pour la onzième (60 pages). Cette diminution progressive, surtout le non renouvellement des emprunts, l’étude de ceux qui disparaissent et de ceux qui résistent, la forme et la fonction qu’ils revêtent, les personnages qui les emploient sont extrêmement significatifs pour le déroulement idéologique de la fiction. Dans la première partie principalement, nous trouvons des énoncés ou des syntagmes nominaux entiers en français, du type: «c’est la question ma

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très chère demoiselle», «Excusez, mon cher, mais c’est une folie», «mon vieux», «Assez! N’en parlons plus: En avant!», «Et bien?», «l’année la plus heureuse de ma vie», «Mon très cher fils», etc. voire des citations entières d’anecdotes en français sans la moindre traduction. «Les Allemands aiment beaucoup ces petits Napoléons? (pièces d’or) Oui, Sire, plus que le Grand!» il ne s’agit toutefois pas ici de bilinguisme, ni même de code-switching, au véritable sens du terme, car ces locutions ne se révèlent ni comme indispensables au déroulement et à la compréhension du texte, ni assez longues pour rendre le sens du texte obscur au lecteur non francophone. Elles accompagnent une réflexion et s’inscrivent même parfois dans un dialogue hétérolinguistique. Le lecteur bilingue perçoit très souvent une certaine distance entre le texte en allemand ou en dialecte, qui précède et les énoncés en français, il ne s’agit certes pas de constructions figées ou stéréotypées (elles ne reviennent jamais plusieurs fois des contextes différents). Mais elles forment assez rarement une vraie conversation Elles n’expriment pas une fonction discursive des différents personnages, elles renforcent indirectement un message, parfaitement compréhensible sans cela. Le fait qu’elles soient prononcées surtout par le vieux Johann Buddenbrook, marié à une Française, adepte des Lumières, montrant un certain respect pour l’épopée napoléonnienne, un mépris pour la monarchie de Juillet et une méfiance pour la Prusse n’est pas un hasard: il sait utiliser, forger, créer même une autre langue, un autre code. C’est une voix supplémentaire qui va se joindre à celle du dialecte et du haut allemand et chacune dans un registre particulier. Notons également que le pasteur, le médecin emploient également le français et que tous les personnages comprennent ce qui est dit. En dehors de ces énoncés produits par le vieux Johann et les gens de sa génération, nous rencontrons des termes d’adresse et de politesse pratiquement dans tout le roman. Leur variation de fréquence se retrouve d’ailleurs curieusement chez le narrateur lui-même, nous invitant par ce biais à le reconstruire dans le cours du roman: «der alte Monsieur Johann Buddenbrook», «Madame Buddenbrook», «Mademoiselle, Demoiselle» et son correspondant «Mamsell» pour une employée, «Bon appétit», «Mesdames et Messieurs», «Pardon, excusez!», «au revoir, Messieurs», «Merci» etc. Des interjections: «tiens!, voilà!, assez!, Ah, voyons!, Et bien?, comme il faut!» etc. Dans tout le roman, les verbes d’origine française sont en très grande quantité et morphologiquement intégrés avec le suffixe «-ieren» (à la place de -er) et conjugués sur le modèle des verbes réguliers de l’allemand. D’ailleurs, par leur accentuation sur la dernière syllabe (au lieu de la 1ère) et leur absence de préverbe aspectuel «ge-» au participe II, ils sont assez proches morphologiquement et phonétiquement de l’original. Souvent ils sont

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écrits avec des phonèmes allemands pour respecter la prononciation française: «mokieren, ornamentieren, präsidieren» Phonétiquement, ils s’en distinguent parfois, «spekulieren, konvenieren, rezitieren, ästimieren, ennuyieren, becouren, refüsieren, inkommodieren, kaprizieren etc.» Les adjectifs sont fléchis en fonction épithétique, comme il se doit en allemand: «eine korpulente Frau, etwas Kolossales, in einem diskreten Licht» et invariables dans d’autres fonctions. Certains prennent un suffixe de dérivation allemand à partir d’un lexème nominal français; «rebellisch, pedantisch, majestätisch». Parfois, il y a une dérivation plus difficilement explicable morphologiquement; «mokant, obstinat», qui provient par exemple du latin «obstinatus», par le français «obstiné». C’est dans le domaine des lexèmes nominaux que l’on trouve la plus grande variété de forme, du xénisme pur à une relativement grande intégration morpho-syntaxique: – identiques au français (genre, orthographe, pluriel): «der Teint, die Coiffure, Compliments, mein Engouement, eine Mésalliance…». – genre et/ou pluriel différent; «der Ruin, der Disput, die Bêtisen, die Sottisen, eine gute Partie…». – orthographe différente: «der Bankier, die Formalitäten, die Perücke, der Korridor, Pläsier». – dérivés de verbes, d’adjectifs ou de noms: «Placierung, Etablierung, Kulanz, Filouhaftigkeit…». – composés nominaux mixtes: «Pelzpelerine, Intrigantenhaupt, Strandpavillon, Spiegeletagere, Garderobenhalter, Schutzpincenez, Spitzenjabot…». – groupes prépositionnels: «ein à la Mode Kavalier, avec Faux-frais, Allabonnöhr, Avec Geld, im Chassé croisé, auf den Point d’honneur…».

Evolution et fonction des emprunts au cours du roman Comme nous l’avons vu, la première partie représente à elle seule environ un quart des emprunts français du corpus et en ce qui concerne les énoncés en français, elle les renferme tous. Cette partie narre le triomphe des Buddenbrooks qui fêtent l’achat d’une maison patricienne à Lübeck, ville libre hanséatique. Le point de vue est celui de Johann senior, 70 ans, qui a fait en partie fortune sous l’ère napoléonienne dans le négoce de céréales. Toute la bonne société bourgeoise se retrouve rassemblée à cette occasion, y compris médecin et pasteur. Il est significatif que le texte commence au milieu d’une conversation entre Johann et sa petite fille Antonie et que Johann réponde à

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un «Was ist das?» de cette dernière par: «Je, den Düwel ook, c’est la question, ma très chère demoiselle!» Ce n’est que plus tard que nous apprendrons que le thème de la conversation était la création par Dieu de tout ce qui existe, petit examen permettant au grand’père de se moquer du catéchisme. Mais ce qui est intéressant ici, plus que l’anecdote, est cette fameuse réponse mi en dialecte plattdeutsch, mi en français. On peut en faire une double analyse: – la langue de l’affectivité et de la familiarité est le dialecte et non l’allemand et cela signifie que le lien avec la voix du peuple, des ouvriers n’est pas encore coupé. Une sorte de patriarcalisme règne dans l’entreprise, qui est d’ailleurs florissante. La politique actuelle, la situation de l’Allemagne n’est pas un sujet de discussion, même si nous ressentons des opinions différentes entre le vieux Johann et son fils au sujet de l’Union douanière et la Prusse est ressentie comme étrangère à cette génération. Hambourg et Travemünde sont les extrémités de cet univers. – une voix importante de cette société bourgeoise de Lübeck est un français particulier, chargé de tout un substrat qui ne saurait faire de lui l’équivalent d’une sorte de sabir. Le fait que Johann senior ait proféré cette moquerie en dialecte et ait terminé, après une simple virgule, par le français ne peut être un hasard. Pour lui, le français est beaucoup plus qu’une sorte de code social, c’est la langue des voltairiens et c’est en français qu’il interviendra également peu de temps après pour protester contre les inepties que la bonne prussienne inculque à Antonie: «Excusez, mon cher! Mais c’est une folie!» Bien que le narrateur dise que Johann ne parlait que dialecte et français, (ce qui est plutôt ironique que fait véritable) le lecteur francophone est dépaysé par ces énoncés pourtant prononcés dans sa langue. Tout d’abord ce sont des énoncés qui ne forment pas un schéma de communication réelle, soit parce qu’ils n’appellent aucune réponse, soit parce que ses interlocuteurs de la deuxième et troisième génération ne lui répondent qu’en allemand. De plus, pour la deuxième réplique concernant la bonne prussienne, nous n’avons qu’une partie de la réaction du vieil homme, sa brusque colère est simplement narrée par le narrateur (en allemand) et précédée de deux page de présentation des personnages et de la nouvelle maison et il ne ressort que le terme de «Stupidität». Tout le contexte où apparaît ce terme est en allemand et il en ressort cette sorte d’étrangeté que ressent le lecteur francophone. Les représentations du monde ne confluent pas naturellement en un seul point de vue, même s’il émane d’un seul et même personnage. Entre le passage en dialecte ou la colère rapportée par le narrateur autour du terme «Stupidität» et la conclusion en français, il y a une distance, distance de cohésion dans l’adresse à la forme de politesse en français (et non en allemand), dans

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l’adresse au vocatif «ma très chère demoiselle», après la familiarité et la concision du dialecte. Distance aussi par cette intertextualité qu’évoque chez le lecteur francophone le fameux «C’est la question» d’Hamlet que l’on ressent tomber à la limite du ridicule dans le dialogue entre le grand-père et sa petite fille. En fait, nous nous trouvons ici devant un exemple de ce que Bakhtine (1978: 32) appelait «l’hybridation» du discours. Nous qualifions de construction hybride un énoncé qui, d’après ses indices grammaticaux (syntaxiques) et compositionnels appartient au seul locuteur, mais où se confondent en réalité deux énoncés, deux manières de parler, deux styles, deux «langues», deux perspectives sémantiques, sociologiques [...] Le partage des voix et des langages se fait dans les limites d’un seul ensemble syntaxique, souvent dans une proposition simple.

II est évident que cette intertextualité prend tout son sens dans un contexte où Antonie tente de répondre à une question de son grand père concernant l’auteur de tout ce qui est, et où doit se révéler le scepticisme religieux de Johann senior. Mais, en même temps, ce dernier ne saurait être l’auteur conscient de cette citation et l’auteur seul est capable de cette ironie, en complicité avec le narrataire. Cela permet en outre de refléter la subjectivité du personnage. Dans la suite de la première partie, il n’y a plus beaucoup d’énoncés entièrement en français, à part quelques formules conclusives à l’usage de sa famille. En revanche, tout le discours avec les hôtes est caractérisé par une très forte concentration de syntagmes et de terme d’adresse en français. De plus la richesse lexicale est très grande et très variée et il y a souvent un véritable jeu avec le français: dérivations nominales n’existant pas en français («kulant, Kulanz, tranchieren, das Tranchieren»), cohabitation de mots allemands et français («Bouteillen/Flaschen, Plafond/Decke»), règle germanique de composition d’un SN avec déterminant et déterminé mixtes: («sein Propregeschäft, Terrassenzimmer»), suffixes différents («mokant»), fonction différente des emprunts en français et en allemand («Spreche ich raisonable, Bethsy»), des mots recherchés, souvent plus forts que leur environnement allemand: «Christian dagegen seheint nur ein wenig Tausendsasa zu sein, wie? Ein wenig incroyable, – Allein ich verhehle nicht mein Engouement [|,,.] er ist witzig und brillant veranlagt etc.» Il est à noter que le narrateur se glisse entièrement dans le personnage et emploie également dans cette partie une foule de mots français soit pour des descriptions de personnages, soit pour des termes d’adresse ou de politesse. Comme pour les énoncés complets, ces nombreux îlots sont ressentis souvent comme exotiques, distanciés pour le lecteur français.

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En adaptant quelque peu ce qu’écrit Catherine Leclerc (2005: 3) à propos de passages en français dans un roman canadien anglophone Héroïne on pourrait dire: Héroïne procède au brouillage d’une stricte séparation linguistique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’instance narrative principale. Dans les deux cas, l’usage d’une langue ou d’une autre fait référence à un type de discours spécifique, socialement ancré, en même temps qu’il le déborde. Ici les appartenances linguistiques sont à la fois mobilisées et rendues mobiles. Quelle que soit leur langue maternelle, les personnages du roman tissent entre eux des liens faits aussi bien d’accommodements à l’autre langue que d’affirmation de la leur. Entre le discours identitaire et les usages singuliers un espace de jeu peut alors s’ouvrir. C’est de plein droit que le français devient pour quelques phrases le véhicule principal de la narration [...] En effet, le roman ne s’occupe pas seulement de représenter le français; il lui fait également participer à l’acte de représentation. En intégrant le français à même la voix narrative, Scott se trouve à bousculer les hiérarchies attendues entre voix du même et voix de l’autre, entre instances discursives principale et secondaire. Dans Héroïne, comme dans le roman dialogique bakhtinien, «le mot représenté rejoint le mot représentant, sur un même niveau et à statut égal».

La deuxième partie est une partie de transition qui marque l’effacement progressif de Johann senior au profit de son fils, Johann junior, Consul des Pays-Bas à Lübeck. Il y a d’abord le décès de la vieille Madame Buddenbrook, puis la transmission de la maison de commerce au fils et enfin le décès de Johann senior. Nous sommes dans les années 1838 à 1842. Le lecteur fait plus ample connaissance avec les enfants du consul: leurs camarades, leurs intérêts, leurs différences assez profondes et les parties prises en charge par le narrateur sont beaucoup plus importantes que dans la première partie. Les dialogues entre les enfants recèlent moins de termes français, même s’ils les comprennent parfaitement dans la bouche de leurs parents. Une fois encore, il faut noter l’adéquation parfaite du narrateur au point de vue des personnages qui occupent le premier plan dans la narration et son emploi plus réservé des emprunts au français. Il n’est pas inintéressant de relever que les emprunts pourraient pratiquement tous être utilisés de nos jours en allemand et être compris, ce qui n’était pas le cas de ceux de la première partie. Ce qui dénote déjà une assimilation certaine à la langue réceptrice et l’abandon de toute créativité lexicale spontanée à partir du français. Le nouveau directeur de la firme Buddenbrook apparaît comme quelqu’un de tourné vers le passé, soucieux de ne pas démériter, profondément religieux, austère, grand travailleur et écrasé par le poids des responsabilités qui viennent de lui revenir. La vie mondaine se rétrécit au profit de scènes familiales où les emprunts œuvrent dans une stratégie choisie, mais sont en quelque sorte intériorisés, assimilés, avec une forte connotation affective ou professionnelle et l’on retrouve naturellement les descriptions du narrateur allant également dans ce sens.

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Les troisième et quatrième parties (1845-1855) sont focalisées sur le personnage du consul Johann (et non sur les enfants) et le changement de point de vue entraîne une plus grande présence de termes français. Les énoncés complets sont beaucoup plus rares, mais nous trouvons encore d’assez nombreux énoncés mixtes: «Tony, deine Haltung ist nicht comme il faut», «Apropos, ich höre von einer Affäre », «ich hoffe du wirst Räson annehmen», «Sie läßt sich von allen jungen Leuten becouren, und zwar mit Pläsier», «Er wird immer galant mit den Damen […] er wird dir die Cour machen etc.» En revanche les termes d’adresse deviennent plus rares et sont en général remplacés par des calques allemand, qui ne s’emploieraient plus aujourd’hui: «Mein Fräulein, Mein Herr» ou tout simplement «Herr». Seule «Madame» échappe à la germanisation «Pappa» et «Mama» sont employés dans l’intimité et marquent des relations harmonieuses, sinon comme le fait remarquer Antonie, le terme allemand «Vater» est employé. Les emprunts lexicaux au français sont encore abondants, mais déjà plus spécialisés: le monde de la finance («spekulieren, parlamentieren, diskontieren, Kredit, ein Hautcoup, prolongieren/Prolongation, engagiert sein, sich arrangieren etc.»), la toilette: («einem élégantes Négligé, mit Raffinement und Phantasie, die Balltoillette, ohne Hut und Paletot, mit frisierten Favoris, er ist kein Beau, aber er ist immerhin präsentabel»), la cuisine («Muschelragout, Juliennesuppe, Delikatesse, Dessertlöffel, Bouteille»). Il faut dire que la langue française ne représente plus pour le consul ce qu’elle représentait pour son père. Le Consul ne partage plus aucune des idées des Lumières, il est très dévot, ce qui lui vaut d’être la victime de quelques Tartuffes, et partisan de l’union douanière, qui sera un premier pas vers l’unité allemande. Le français ne peut plus être pour lui qu’une réminiscence et un ornement employé par la bonne société de sa génération. Par rapport à son père, son vocabulaire français a terriblement diminué. II n’importe plus de termes, ne crée plus de néologismes: après le plaisir de parler français, on n’en a plus qu’une utilisation neutre devant l’allemand qui s’impose de plus en plus. Le statut du dialecte, qui était au moins une chose qui soudait les différentes «classes» de Lübeck, est guère plus enviable. Lorsque la Révolution de 1848 éclate, le Consul calme les insurgés en leur adressant un discours en dialecte qui dure quatre pages, mélange d’exhortations et de menaces et c’est la seule fois où il montre qu’il connaît encore le plattdeutsch. Mais encore, le discours est soigneusement préparé dans un but parfaitement démagogique. Seuls les représentants du peuple, ouvriers et employés de maison continueront à l’employer: «Ach, Fru Konsulin, ach nee, nu kamen S’ man flink – Gottes nee, wat heww ick mi verfiert».

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Mais en famille, il n’est plus jamais employé. La rupture entre le peuple et l’élite marchande est en train de s’accomplir. Le consul meurt et laisse la succession à son fils aîné Thomas. De la cinquième à la dixième partie, de 1856 à 1875, la maison Buddenbrook, sous la direction de Thomas va se diriger lentement vers la ruine alors que l’Europe va vivre de sérieuses crises lors des guerres de 1864, guerre avec le Danemark, 1866, guerre entre la Prusse et l’Autriche, 1870, guerre entre la Prusse et la France et les révolutions, ... Tous ces événements doivent d’ailleurs être reconstitués par le lecteur plutôt que donnés par le texte, Im Spätherbst und Winter kehren die Truppcn siegreich zurück, werden wiederum einquartiert und ziehen unter den Hochrufen der aufatmenden Bürger nach Hause. – Friede. Der kurze, ereignisschwangere Friede von 65. (p. 399)

Et, un peu plus loin: Der Krieg entbrannte, der Sieg schwankte und entschied sich, und Hanno Buddenbrooks Vaterstadt die klug zu Preußen gestanden hatte, blickte nicht ohne Genugtuung auf das reiche Frankfurt, das seinen Glauben an Österreich bezahlen mußte, indem es aufhörte, eine Freie Stadt zu sein. Bei dem Fallissement einer Frankfurter Großfirma aber, im Juli unmittelbar vor Eintritt des Waffenstillstandes verlor das Haus Johann Buddenbrook mit einem Schlage die runde Summe von 20 000 Talern Kurant. (p. 400).

Nous sommes loin des commentaires humoristiques en français et en dialecte du vieux Johann Buddenbrook à propos des campagnes napoléoniennes. Ici, c’est la voix neutre du narrateur qui résume la situation, en portant un jugement pessimiste sur les événements à venir en une curieuse prolepse, qui ne peut engager que l’auteur lui-même. L’accession de Thomas à la direction de la maison Buddenbrook se veut pourtant un retour à l’âge d’or de Johann senior: les affaires reprennent, la construction d’une maison somptueuse et son inauguration est une sorte de contrepoint à l’achat de la Mengestraße du début du roman et une nouvelle vie mondaine s’épanouit, grâce en partie à la femme de Thomas, Gerda. La situation du français va donc, une fois encore, changer. Mais les points de vue sont totalement différents: nous ne sommes plus dans l’allégresse enthousiaste et optimiste de l’inauguration de la maison de la Mengestraße, mais tout au plus dans un jeu – de nostalgie, de conjuration et d’orgueil – de retour vers cette cérémonie fondatrice. Les changements politiques, les faillites, l’arrivée de nouvelles industries concurrentes entraînent la fin d’une époque. Sur le plan de la langue, les emprunts ont des fonctions différentes selon les personnages, principalement selon les deux frères: Thomas et Christian et, en moins marqué, Antonie. Les quelques semaines de consensus, qui suivent la mort du consul sont marquées par des emprunts dans le domaine financier: «Hast Du eine Kopie des Testaments, Bethsy?», «Ich akzeptiere die Offerte Ihres Herrn Sohnes», «der Associé/der Kompagnon»,

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«die Formalität», «das Betriebskapital», «welche guten Coups hie und da», «das prestige der Firma», «sich etablieren». Le personnage neurasthénique et bohème de Christian répond à un autre niveau: «Leidenschaft Scharlatanerie», «Komik», «burlesk und exzentrisch», «Maske», «er verliert die Contenance», «die Dehors wahren», «Bürokrat», «er übertreibt und blagiert», «er erzählt mit Verve», «amüsant», «das Café chantant». Thomas est caractérisé par le talent en affaires, l’élégance: «er will Avec Geld verdienen», «sein Talent», «er charmierte umher», «mit seinen Escarpins», «er plauderte en passant», «[...] hatte einen guten Kontakt», «Respektabilität und Ernst», «Integrität und makellose Solidität». Puis suivent les réceptions à l’occasion de son élection comme «Senator», des cent ans de la Maison Buddenbrook, et nous retrouvons des expressions du grand père Johann, mais avec une inventivité bien moindre: «Gerda behandelte diese Frage mit einem souveränen Gleichmut, der einer degoutierten Ablehnung äußerst nahe kam». Un peu plus tard, une longue discussion entre un organiste et Gerda femme de Thomas, à propos de la nouvelle musique allemande (Wagner) va apporter une trentaine d’emprunts français très techniques. On s’aperçoit alors que les emprunts au français ont totalement changé de fonction: ils ne représentent plus, en particulier pour Gerda, qu’un mode de représentation dans un monde qui lui échappe, un ultime snobisme d’une Buddenbrook. Et le narrateur reprend des descriptions d’ameublements et de vêtements, que l’on pourrait comparer à ceux qui furent écrits lors de l’inauguration de la maison de la Mengestraße. Sauf qu’ici, nous sommes à la fin d’un cycle! Il n’y a pas un aspect de la vie de cette famille bourgeoise qui ne soit imprégné de termes français stéréotypés, mais on est loin d’un art de vivre (humour, nombreux noms de plats et de mode), d’une complicité et d’une sensualité représentés par le vieux Johann Buddenbrook. Parfois même les emprunts n’ont que des rapports lointains avec l’original: «Sievert hat das Prévenir», «eine Wendeltreppe, deren Windungen ins Souterrain hinabführten», «Ich hätte schlecht zum Garçon getaugt»... En revanche, les autres familles de la grande bourgeoisie ont changé avec les temps nouveaux et le français est limité aux mots et locutions assimilés par la langue allemande. Usé par ses problèmes conjugaux, la santé de son fils, l’état financier catastrophique de la firme Buddenbrook et rongé par le pessimisme, Thomas s’effondre et meurt quelques jours plus tard. II a dissout la firme familiale dans son testament. La onzième partie tourne essentiellement autour du personnage de Hanno, fils de Thomas et Gerda Buddenbrook, elle ne comprend que trois chapitres, qui se terminent par la mort de Hanno. La maladie, la terreur des professeurs prussiens, la musique, telle est la vie du dernier Buddenbrook et tout lien avec le français – et avec le dialecte – est rompu.

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Nous sommes revenus à un homolinguisme total où les quelques mots français encore utilisés ne sont même plus perçus comme tels. Les Buddenbrooks sont régulièrement analysés comme le déclin d’une grande famille bourgeoise à la suite de l’intrusion d’une introspection piétiste puis de la pensée schopenhauerienne chez les descendants de Johann Buddenbrook senior. Ceci ne peut pas être nié et réapparaît dans d’autres œuvres de Thomas Mann. Mais une étude très précise au niveau de l’emploi des langues et de leur fonction nous permet d’affiner beaucoup le niveau fictionnel pour nous faire entrer dans la psychologie des personnages, dans l’Histoire en marche, avec tout ce qu’elle apporte de destructeur dans ce cas. Le passage d’une polyphonie pleinement assumée, au début du roman, à une un homolinguisme presque total à la fin marque la fin des villes libres hanséatiques et leur passage sous le joug unifié prussien (dont Hanno aura beaucoup à souffrir symboliquement dans ses études). Consciemment ou inconsciemment, Thomas Mann nous livre l’enfermement dans une langue, une culture unique pour toute l’Allemagne et l’avènement d’une nouvelle classe d’entrepreneurs et de commerçants, pour lesquels l’Humanisme et les Lumières ne sont que de vains mots. C’est peut-être ainsi que l’on peut moduler le rôle des protagonistes de la famille Buddenbrook: Johann Buddenbrook sénior était tout aussi incapable que ses descendants de faire face à cette Histoire, qui tient pourtant si peu de place dans le roman. Ses fils et petit fils n’ont fait que poursuivre son œuvre, mais ils étaient beaucoup plus tiraillés que lui par les tensions politiques et le changement de société qui s’annonçait. Ceci explique leur pessimisme, leur manque de confiance en soi et leur refuge dans la religion (la fatalité) et dans l’art (l’esthétique). Et les emprunts au français, presque totalement assimilés, n’ont plus de signification historique, économique, en un mot idéologique. On passe d’une société ouverte sur la diversité à une société fermée et ce n’est sans doute pas un hasard si le rôle du/des narrateurs s’amplifie au cours du roman pour devenir pratiquement omniprésent dans le dernier chapitre.

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Wie es eine Untertanenseele mit der Liebe hält. Zu Heinrich Manns Roman Der Untertan Ingrid HAAG

Nichts Menschliches hielt stand vor der Macht

Die Geliebte, die Ehefrau, die Prostituierte, die Schwester – Agnes, Guste, Käthchen, Emmi – für den Mann mit Untertanenseele, der im Getriebe der Macht hoch und immer höher kommen will, ist die Frau etwas zutiefst Beunruhigendes: «Er schüttelte sorgenvoll den Kopf über das Rätsel der Weiblichkeit, das in Guste verkörpert war» (U 255).1 Und Käthchen Zillich erst, «die Pfarrerstochter, der unvermutet das entfesselte Weib ins Gesicht gestiegen war, dies tückische Doppelwesen […]», wie sollte man da nicht die Fassung verlieren? «[…] es erschütterte ihn wie ein Blick ins Bodenlose» (U 260). Sein eigenes Haus bleibt nicht verschont, Reden der unverschämtesten Art werden dort geführt: «Käthchen tut, was sie will!», läßt die Schwester hören und weiter: «Wir Mädchen haben ebensogut wie ihr das Recht, unsere Individualität auszuleben! Die Männer sollen froh sein, wenn sie uns dann nachher noch kriegen!» (U 262). Ein «echter deutscher Mann» macht es sich zur Pflicht, dieser Unordnung aufs entschiedenste entgegenzuwirken. Das Getriebe nämlich muß funktionieren, ein Sandkorn im Getriebe kann sich ein Untertan nicht leisten, das weiß Diederich ganz genau: «Wie man sich bettet, so liegt man» (U 256), und er fühlt es tief und proklamiert es lauthals als seine edelste Gesinnung und heiligste Pflicht, sich aufs günstigste zu betten: «[…] man soll in keine Familie heiraten, mit der es bergab geht. Das ist Sünde gegen sich selbst» (U 175). Vor dem Hintergrund solch tiefer Überzeugungen über Liebe sprechen zu wollen, läuft darauf hinaus, ihre Verstümmelung, wenn nicht Destruktion zu zeigen. Wie sollte sie, wie alles Menschliche überhaupt, «standhalten können vor der Macht»? In der Institution der Ehe, unter dem Deckmantel 1

Heinrich MANN, Der Untertan, Frankfurt/M. (Fischer Taschenbuch), 1996. Alle Zitate nach dieser Ausgabe (U + Seitenzahl).

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heuchlerischster Doppelmoral, findet sie sich instrumentalisiert als Handelsobjekt lukrativer Geschäfte, was die Verehelichung des Papierfabrikbesitzers Heßling mit der Millionenerbin Guste Daimchen geradezu modellhaft vorführt. Aber das Schicksal der Liebe in Heinrich Manns Roman interessiert uns vor allem dort, wo der Untertan «in seinem weichen idyllischen Herzen» (U 296) dem Liebesgefühl zu erliegen scheint, in der Geschichte mit Agnes, die er dann doch opfern muß, denn «ach! diese harte Zeit dachte anders» (U 296). Hier geht es um Strategien des Untertanengeistes, die – eben weil sie mit der Maske des edlen Gefühls daherschreiten – vielleicht noch gefährlicher sind als die nackte Vermarktung von Liebe. Nicht von ungefähr streicht Wolfgang Buck in dem Portrait des Untertanen, das er anläßlich seines Plädoyers beim Majestäts- beleidigungsprozess entwirft, gerade diesen Zug jenes «neuen Typus’» hervor. Das Bündnis von Geschäftemachereien und politischer Meinung sei nichts Neues, stellt er fest, neu allerdings sei ein bestimmter Gestus, der damit einhergeht, der Gestus «einer romantischen Prostration»: krude Klasseninteressen «umgelogen durch Romantik» (U 237). Auf dem Boden solch «erlogener Ideale» (U 239) findet die Untertanenliebe ein besonderes Exerzierfeld. Nicht um ein Defizit von Erotik und Sexualität geht es. Sexuelles Begehren macht sich bemerkbar und wird sichtbar: Schwül wird es so manchem, Blut wallt auf, Gesichter erröten, Blicke erhitzen sich; es macht sich auch hörbar, ganz direkt und unsublimiert, vornehmlich durch die Sprache der erregten Körper. Dafür zeugen Gustes und Diederichs ‹schnaufende› Körper:2 in der Theaterloge stimuliert durch die Wagnermusik,3 in der Papierfabrik auf dem Lumpenberg, den sie «ineinanderverwickelt» hinunterrollen (U 253). Nicht um Repression oder Tabuisierung der Sexualität also geht es, sondern um deren Verortung und Einbindung zwecks Regulierung in den gesellschaftspolitischen Machtdiskurs, wie es Michel Foucault exemplarisch entwickelt hat.4 Gerade weil sie nicht ausgeblendet ist, kann der jeweilige Umgang mit ihr zum Gradmesser für die «Menschlichkeit» jeweiliger Gesellschaftsformen werden. 2 3 4

Cf. Heinz DRÜGH, «Unter leisem Schnaufen. Diederich Heßling und die populärkulturelle Ästhetik des Leibes». In: Heinrich Mann Jahrbuch 24, 2006, S. 79-98. «Hähnisch und sein Orchester schienen ihnen einzuheizen, es war begreiflich denn auch Diederich und Guste in ihrer stillen Loge schnauften leise und sahen einander an mit erhitzten Augen» (U 351). «Le sexe, au XVIIIe siècle, devient affaire de ‹police›. […] Police du sexe: c’est-àdire non pas rigueur d’une prohibition mais nécessité de régler le sexe par des discours utiles et publics» (Michel FOUCAULT, Histoire de la sexualité. La volonté de savoir, Paris (Gallimard), 1976, S. 35). Wie diese Regulierung nicht dem Wohl und Nutzen der Allgemeinheit dient, sondern zum Instrument der Machtausübung pervertiert wird, zeigt Heinrich Mann in seinem Roman.

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Tatsächlich ist die Frage, wie es mit Liebe und Erotik, Sinnlichkeit und Sexualität in dieser oder jener Gesellschaftsform steht, entscheidend für Heinrich Manns politisch-gesellschaftliche Diagnose. Am Beispiel der kleinen Stadt in seinem gleichnamigen Roman von 1909,5 für die Palestrina bei Rom Pate gestanden hat, entwirft er diesbezüglich ein Wunschbild, dem die norddeutsche Kleinstadt Netzig als Schreckbild gegenüber gestellt wird. Die Fäden, die hin- und herlaufen zwischen diesen beiden Modellen, sind dazu angetan, Heinrich Manns satirischen Angriff auf den Typus des imperialistischen Untertanen im Sinne einer entlarvenden Konfrontation anschaulich zu machen.

Im «Land der Liebe» Die Gesellschaft der Kleinen Stadt führt vor, was der Aufklärer6 Heinrich Mann – selbst zu jener Zeit im «Land der Liebe» weilend – als Utopie einer menschlichen, sprich demokratischen Gesellschaftsform entwirft:7 ein mitmenschliches Zusammensein auf der Grundlage der Vernunft, das seine Vitalität schöpft aus Sinnlichkeit und Liebe; Liebe in all ihren Variationen, als individuelles erotisches Erlebnis, bis hin zur universellen Menschheitsliebe. Ohne Zweifel bedeuten diese Jahre eine Wende in Heinrich Manns Auffassung des Erotischen, in der bei entschiedener Behauptung der sinnlichen Komponente die liebevoll gütige Hinwendung zum anderen einen wichtigen 5 6

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Heinrich MANN, Die kleine Stadt, Studienausgabe in Einzelbänden, hrsg. von PeterPaul Schneider, Bd. 6, Frankfurt (Fischer), 1986. Alle Zitate nach dieser Ausgab (KS + Seitenzahl). Heinrich Manns Italienerlebnis ist insofern interessant, als sich dort die Erfahrung von Sinnlichkeit und Liebesfähigkeit verbindet mit den Idealen der französischen Aufklärung, die gleichsam als deren «theoretisch-ideologischer Überbau» (U. Haupt) fungieren. Diese besondere Konstellation zwischen Italien und Frankreich bildet die Positivfolie für die Satire des wilhelminischen Deutschland. Cf. zu diesem Thema, Jürgen HAUPT, «Der Italiener Heinrich Mann im ‹Land der Liebe›. Über Produktivität, Sinnlichkeit, Kommunikation eines Intellektuellen um 1900», in: Heinrich MannJahrbuch, 2/1984, S. 1-17 (hier S. 15) – In seinem Memoirenwerk Ein Zeitalter wird besichtigt bezeichnet Heinrich Mann selbst Italien als das «Land der Liebe». «Die Kleine Stadt ist mir von meinen Romanen die liebste, denn er ist nicht nur technisch eine Eroberung, auch geistig. Es ist Wärme darin, die Wärme der Demokratie, die darin wiedergegeben ist, ein Glaube an die Menschheit – zu dem die Welt, wie mir scheint, wieder gelangen wird, zuletzt vielleicht in Deutschland, denn dort steht er am tiefsten […]» (Heinrich Mann an Ludwig Ewers, 13. Dezember 1909. Zit in Die kleine Stadt, Studienausgabe, Anm. 5, S. 467).

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Platz einzunehmen beginnt, im Sinne einer «gütigen Liebe».8 Zärtlichkeit wird zum bedeutenden Stichwort. So schreibt er am 25. Juli 1905 an Inès, seine derzeitige Geliebte aus Florenz, über seinen kurz zuvor beendeten Roman Die Göttinnen: Das Unbefriedigende des Buches komme daher, «daß die große, heidnische Sinnlichkeit, die darin gefeiert wird, doch eigentlich hier gar nicht das Ideal ist. Sie ist nur Ersatz für etwas Höheres, woran man aber nicht glaubt. Du mußt Dich erinnern: Es war mir keine Liebe begegnet und Nichts was mir geliebt zu werden, werth schien. Aus Mangel an Nahrung für meine Zärtlichkeit behauptete ich es umso lauter, je weniger ich es innerlich glaubte». Professor Unrat, das Scheusal, erscheine ihm «menschlicher» als die Herzogin von Assy, Titelheldin der Göttinnen, liebe jener doch seine Künstlerin, «vertheidigt sie gegen die ganze Welt, überhäuft sie mit all seiner wunden Zärtlichkeit».9 Die kommunikative Grundgeste der Hinwendung zum andern ist die Brücke, die individuell erfahrene «gütige Liebe» und menschlich-demokratische Lebensform verbindet und jene «Wärme der Demokratie» erzeugt, die sich in der kleinen Stadt schließlich durchsetzt gegen all die Ränke und Intrigenspiele, die sentimentalen und ideologischen Hahnenkämpfe, die das Kleinstadtleben ausmachen. So bekämpfen sich dort zwei Parteien: die Fortschrittspartei, angeführt von dem Advokaten Belotti, und die Reaktion, die sich um den Priester Don Taddeo schart. Anläßlich der von Belotti angeregten Einladung einer Operntruppe in die kleine Stadt verhärten sich die Fronten. Einig sind sich alle darüber, daß mit den Komödianten Vertreter leichten, lustvollen Lebens und freier Sinnlichkeit – «Jede Nacht Champagner, schöne Weiber, soviel sie mögen, und nie vor zwölf aus dem Bett» (KS, 15) – in die Stadt einziehen werden. Die um Belotti – und allen voraus er selbst – hoffen, daß Leben und Bewegung in die Stadt kommt, man freut sich auf das Musikerlebnis, aber mindestens ebenso auf so manch prickelndes amoureuses Abenteuer. Taddeo von der Gegenpartei dagegen warnt vor dem Einbruch des Lasters und der Sünde, die um sich fressen werden: «[…] den Komödianten lauft ihr nach, als hieltet ihr euch am Schwanze Satans fest, um desto sicherer zur Hölle zu fahren» (KS 29).

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So will Heinrich MANN, in: Laclos’ Liaisons dangereuses, die er 1905 übersetzt, eine deutliche moralische Absicht herauslesen: «Glücklich wird man nur durch Liebe. Nicht durch Stolz; nicht durch Spielen mit anderen Schicksalen; nicht durch Verstand: nur durch gütige Liebe. Wer liebt, merkt es und ruft den übrigen die neue Wahrheit zu» («Chaderlos de Laclos», in: Heinrich MANN, Geist und Tat. Franzosen von 1780 bis 1930, Essays, Frankfurt 1997, S. 25). G. BERG, A. LINDEMANN-STARK, A. MARTIN (Hrgs.), «Briefe einer Liebe. Heinrich Mann und Inès Schmied 1905-1909», in: Heinrich Mann-Jahrbuch, 17, 1999, S. 175.

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Mit dem Einzug der Künstler und ihrer Musik wird die Stadt tatsächlich ergriffen von erotischer Erregbarkeit, die unterschiedlichsten Liebesverhältnisse bändeln sich an, andere werden dazuphantasiert; erotische Begehrlichkeiten, Gerüchte, Geheimnisse, Enthüllungen animieren die Gespräche in den Straßen, und vor allem im Café «Zum Fortschritt», Parteisitz Belottis. Für ihn nämlich beginnt Fortschritt und Freiheit bei der Freiheit der Sinnlichkeit, der «Freiheit unter dem Schutze der Venus». (KS 270) Die allgemeine Erregung eskaladiert, der Gasthof wird von Tadeo in Brand gesetzt, so manch Sündenhaftes hatte der Kirchenmann vom Domfenster aus durch eines der Gasthoffenster ausgespäht, was sein Blut in sinnliche Wallung versetzt hat; der Verdacht der Brandlegung wird auf den Advokaten gelenkt, das Volk – «Haß fauchend» (KS 338) – schreit nach der Galeerenstrafe. Das Ereignis zeigt, wie ständig bedroht demokratisches Zusammenleben ist: durch Feigheit, Fanatismus, Eifersucht und Neid und vor allem durch die «despotische Laune des Volkes» (KS 341). Aber letztendlich wird alles aufgeklärt, es siegen Vernunft und Versöhnung. Das Volk läßt den Demokraten Belotti hochleben; Belotti, ein bescheidener Kirchturmpolitiker eher als ein Garibaldi, aber was ihn vor allem auszeichnet ist, daß er «die Frauen [liebt] und das Volk» (KS 384); noch etwas anderes zeichnet ihn aus, nämlich daß er lachen kann: «Und sieh, ob irgend jemand hier Verderben sinnt. Die Menschen können nicht lange böse sein, das Leben ist zu gut. Den Advokaten wollten sie auf die Galeere schicken. Jetzt lachen sie und er lacht mit ihnen». Denn der Advokat ging umher und zeigte, daß er lachte. […] Ein öffentlicher Mann muß heiter sein. Solange gelacht wird, ist nichts verloren. (KS 347)10

Um vor dem Hintergrund des Kontrastmodells der Kleinen Stadt im «Land der Liebe» den weiteren politisch-gesellschaftlichen Rahmen abzustecken für das, was dann im imperialistischen Berlin und in der nicht weniger imperialistischen Kleinstadt Netzig aus Liebe und Erotik wird, sei kurz auf die Reden verwiesen, die jeweils die beiden Romane abschließen. Die des Advokaten Belotti trägt die Kennzeichen der Selbstkritik, des Eingehens auf die ganz konkreten alltäglichen Wünsche und Bedürfnisse des Volkes, der Öffnung hin zu verschiedensten Möglichkeiten, eine Perspektive des Neuanfangs, 10

In ihrer eingehenden Analyse dieses Textes weist Ariane Martin auf dieses, wie auch mir scheint, äußerst bedeutendes Medium der demokratischen Wahrheitsfindung und Versöhnung, dem hier leider nicht weiter nachgegangen werden kann: das Lachen. «Der sinnlich unmittelbare Eindruck der ‹Wahrheit›, die nicht erklärt, sondern als Schauspiel der Wirklichkeit […] erfahren wird, äußert sich im sinnlich körperlichen Ausdruck des Kollektivs, nämlich im allgemeinen von den Spannungen des bis dahin Geschehenen befreienden Gelächter» (Ariane MARTIN, Erotische Politik. Heinrich Manns erzählerisches Frühwerk, Würzburg, 1993, S. 252 f.).

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der Bewegung, des Wandels: «– wir haben uns begeistert, wir haben gekämpft, und wir sind ein Stück vorwärtsgekommen in der Schule der Menschlichkeit!» (KS 421). Heßlings Rede dagegen steht unter dem Zeichen der Versteinerung und der Erstarrung des statu quo, wofür das KaiserWilhelm-Denkmal mit dem «eisernen Antlitz der Macht», dem die Festrede geweiht ist, ein schreckhaftes Schluß-Bild darstellt, das die ‹Schule der Unmenschlichkeit› besiegelt und deren katastrophale Folgen. Für unser Thema enthält der Roman von 1909 noch einen anderen wichtigen Aspekt: Das erotische Demokratiemodell der Kleinen Stadt findet eine weitere Bestätigung durch die Ausgrenzung einer Liebesform, die nicht zum lebendigen Miteinander führt, sondern zu solipsistischer Isolation und zum Tod. Es ist die Liebe zwischen der am Rande der Stadt lebenden und zum Klosterleben bestimmten Alba und dem angereisten Tenor Nello, eine Leidenschaft, die mit dem Liebestod endet. Alba verkörpert jenen neuromantisch-idealistischen, sublimierten Frauentypus der «femme fragile», klein und zierlich, das Gesicht alabasterfarben, kontrastierend hervorgehoben durch das Schwarz des Schleiers, der es verhüllend enthüllt; ein Typus, dem Heinrich Mann in seinen frühen Novellen frönte, den er hier samt der dazugehörigen ästhetisierenden Lebens- und Liebeauffassung verabschiedet: Die Liebesgeschichte, die sich aus Nellos sehnsüchtigem Eros der Ferne entwickelt, hat von Anfang an den Charakter eines Kunstwerks. Sie schildert ein vom gesellschaftlichen Leben abgesondertes Dasein als nicht überlebensfähig. In einer Kunstwelt von lebensferner wunderbarer Schönheit zu leben, ist tödlich. Nello und Alba sterben einen sinnlosen Operntod.11

Der «Mißbildungsroman»12 der Untertanenseele Wie Liebe, Erotik und Sexualität nicht durch morbiden Ästhetizismus, sondern unter dem Zugriff der politischen Macht ihrer lebensbejahenden, schöpferisch-subversiven und zwischenmenschlichen Kraft entleert werden, demonstriert Diederich Heßlings Werdegang, und dies vor allem in zwei Etappen seiner éducation sentimentale: in der Liebesepisode mit Agnes sowie der darauf folgenden Eheschließung mit Guste Daimchen. Erstere führt uns vor, wie der Machtdiskurs trotz einiger Anfälle von ‹Weichheit› letztendlich triumphiert; es sind so etwas wie Lehrjahre des 11 12

Ariane MARTIN, op. cit. (Anm. 10), S. 123. Der Ausdruck stammt von Emmerich, cf. Wolfgang EMMERICH, Heinrich Mann, «Der Untertan», München (UTB), 1980. Insbesondere das Kapitel «Die Umkehrung des burgerlichen Bildungsromans», S. 51-61.

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Gefühls, deren schließlich erlangter Lehrbrief dem Zögling buchstäblich ins Gesicht geschrieben scheint, und zwar in Form jener Kaisermaske, die Diederich sich aufsetzt und welche diejenige bei Neutotonia erlangte Maske der Männlichkeit13 vervollkommnet und vor allem ‹überhöht›: Diederich empfand stolze Freude, wie gut er nun schon erzogen war. […] Er ließ vermittels einer Bartbinde seinen Schnurrbart in zwei rechten Winkeln hinaufführen. Als es geschehen war, kannte er sich im Spiegel kaum wieder. Der von Haaren entblößte Mund hatte, besonders wenn man die Lippen herabzog, etwas katerhaft Drohendes, und sie Spitzen des Bartes starrten bis in die Augen, die Diederich selbst Furcht erregten, als blitzten sie aus dem Gesicht der Macht. (U 100 f.)

Diederichs «stolze Freude» ist übrigens dadurch verursacht, daß es ihm gelungen war, seine Geliebte Agnes Göppel hart und skrupellos zu verstoßen, was er mit dem Argument heuchlerischster Doppelmoral rechtfertigt: «Mein moralisches Empfinden verbietet mir, ein Mädchen zu heiraten, das mir ihre Reinheit nicht in die Ehe bringt» (U 99). Ein ganz anderes Motiv war für seinen Entschluß weit einschlägiger. Er hatte nämlich erfahren, daß es mit der Firma Göppel finanziell bergab ging, Diederich aber wollte hinauf. Die zweite Etappe seines Werdegangs liefert uns die Demonstration seiner erschreckenden ‹Meisterschaft› im Umgang mit der Frau und der Liebe im Dienst der Macht. «Die Macht, die über uns hingeht und deren Hufe wir küssen! […] Gegen die wir nichts können, weil wir alle sie lieben! Die wir im Blut haben, weil wir die Unterwerfung darin haben!» (U 63 f.). Sucht man auch für diese Phase ein Bild, wo die Satire des Schicksals von Liebe und Sexualität vor dem eisernen Antlitz der Macht kulminiert, so könnte man an Gustes und Diederichs Hochzeitsnacht im Schlafwagen nach Zürich denken: Als [Guste] aber schon hinglitt und die Augen schloß, richtete Diederich sich nochmals auf. Eisern stand er vor ihr, ordensbehangen, eisern und blitzend. «Bevor wir zur Sache selbst schreiten», sagte er abgehackt, «gedenken wir unserer Majestät unseres allergnädigsten Kaisers. Denn die Sache hat den höheren Zweck, daß wir seiner Majestät Ehre machen und tüchtige Soldaten liefern». (U 361)

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«Seine Männlichkeit stand ihm mit Schmissen, die das Kinn spalteten, rissig durch die Wangen fuhren und in den kurz geschorenen Schädel hackten, drohend auf dem Gesicht geschrieben – und welch eine Genugtuung sie täglich und nach Belieben einem jeden beweisen zu können» (U 39).

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«Agnes! Agnes, ich liebe dich…» Für die Agnes-Episode sind in der Forschung unterschiedliche Lesarten zu verzeichnen. Es dreht sich letzendlich um die Frage, ob Diederich hier Momente authentischen menschlichen Gefühls erlebt, ob sich ihm hier mit Agnes die Möglichkeit einer Entwicklung zum Menschlichen geboten habe, eine Alternative also zur Soziogenese des autoritären Charkters. Tatsächlich lassen sich Liebeserklärungen aus Diederichs Mund vernehmen: «Agnes! Agnes ich liebe dich», sagte er und «er fühlte sie fallen, er trug sie, die zu zerfließen schien» (U 69). Mehr noch, er fühlt sich «furchtbar glücklich», und dieses Glück schien bei ihm so etwas wie einen Bewußtseinsumschwung zu bewirken: «Er hatte die Gewißheit, daß er bis jetzt, bis zu dieser Minute, alle Dinge falsch angesehen, falsch bewertet hatte» (U 71). Oh, die alles erhebende, erschütternde Macht der Liebe! Diederich fühlte sich sogar bereit, die Juden und die Arbeitslosen nicht mehr zu hassen, ja sie sogar zu lieben. Sie waren doch auch Menschen! Er schämte sich seines ganzen früheren Lebens, inklusive des Moments, als er sich vor dem Kaiser in den Schmutz geworfen hatte und dafür von ihm ausgelacht wurde. «Hebe mich auf, Agnes, ich kann stark sein, ich fühle es, und ich will dir mein ganzes Leben weihen.» – Er weinte, drückte das Gesicht in das Divankissen, worin er ihren Duft noch spürte, und unter Schluchzen, wie als Kind, schlief er ein. (U 72)

Am nächsten Morgen aber fühlte er schon wieder anders. Die Vorsicht bewog ihn, den Brief, den er Agnes geschrieben hatte, doch besser nicht abzuschicken, man weiß ja nie [...] Und das Gewissen erwachte: «So darf man nicht sein» (U 73). Da meldete sich also jene Stimme des «man», die ihn von Kind an «im Räderwerk hatte» (U 13), die ihm eingetrichtert und am eigenen Leib hat erfahren lassen, daß man sich der Gewalt nicht nur unterwerfen, sondern sie auch lieben muß. Wie den Vater, den man wie ein Hund wedelnd um Strafe anfleht, wenn man genascht hatte; den Lehrer, dessen Rohrstock man mit Girlanden umwand (U 13). Aber die Stimme sagte noch etwas anderes: das geschlagene Kind muß zurückschlagen, da wo es auf Schwächere trifft, auf Tiere oder den Judenjungen aus der Klasse. Als Diederich die Kameraden verpetzte und diese unter den Stockschlägen des Lehrers heulten, überkam ihn das wollüstige Gefühl «eine[r] gewisse[n] lasterhafte[n] Befriedigung» (U 16). Das Verhältnis zur Mutter stellt sich komplexer und verworrener dar. Er hatte mit ihr «vom Gemüt überfließende Dämmerstunden» mit Gesang, Klavierspiel und Märchenerzählen (U 11), aber sie schlug ihn auch. Im Unterschied zum Vater verachtete er sie, weil sie zu den Schwachen gehörte,

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ihm ähnlich war, denn auch sie naschte im Verstohlenen. Diederich drohte damit, sie beim Vater anzuklagen. Und jetzt das mit Agnes – es mußte eingegliedert werden in das System, das sich in Diederichs Gemüt immer mehr verfestigt hatte und ihn spätestens seit dem Gymnasium, diesem «unerbittlichen, menschenverachtenden, maschinellen Organismus» (U 13), nicht nur knechtete, sondern auch beglückte. Dies ging nicht ohne ‹Rückschläge›, im wahrsten Sinne des Wortes: Auf der Bühne des ersten Liebeserlebnisses wiederholt sich das Szenario der Kindheit. Kindheitsreminiszenzen stellen sich ein gleich mit der ersten Begegnung. Beim Anblick von Agnes’ blutendem Finger wurde seine Wahrnehmung durch ein Märchenbild überlagert: «Er [der Finger] hatte so sehr die Weiße des Schnees, daß Diederich der Gedanke kam, das Blut, das darauf lag, müsse hineinsickern» (U 20). Die Mutter hatte ihm aus dem Märchenbuch vorgelesen, wie eine anderere Mutter aus dem Märchen, sich ihre Tochter imaginiert, angesichts der drei Blutstropfen, die von ihrem Finger in den Schnee gefallen waren: Schneewittchen, «so weiß wie Schnee, so rot wie Blut […]». Erinnerungen an mütterliche «Dämmerstunden» und Bilder imaginierter Weiblichkeit verschwammen ineinander. Das Weib, dieses unheimlich-abgründige Zwitterwesen aus Unschuld und Sünde, weiß wie Schnee und rot wie Blut … Impulsiv, sich einen «Ruck» gebend, ergriff Diederich Agnes’ Finger und leckte das Blut weg. Panische Abwehrreaktion oder «vampiristische Exaltation»?14 Oder beides, wobei das eine das andere verdeckt? Die tiefe, von der mütterlichen Instanz geprägte, Gefühlsambivalenz – konfuser, bodenloser als die, welche sich an die Vaterinstanz knüpft – strukturiert Diederichs erste Begegnung mit dem anderen Geschlecht, von Beginn an bis zum bitteren Ende der ‹gescheiterten› Kahnfahrtidylle. Das Weiche, Überfließende, Symbiotische, das ihn wie in einem regressiven 14

Dies will Heinz Drügh in dieser Geste sehen, womit für ihn der «wilhelminische Biedermann Heßling» in die Nähe der dekadenten Künsterfiguren der frühen Novellen mit ihrer «vampiristisch-rauschhaften Erotik» rücke (DRÜGH, op. cit., Anm. 1, S. 82 f.). Ariane Martin liest das Motiv als ironisches Selbstzitat von Heinrich Mann. Sie verweist auf eine Parallelszene in: Die kleine Stadt zwischen dem Paar Alba und Nello, die eine tödliche Liebe verbindet: «Hier küßte ich ihr das Blut vom Finger! Unsere ersten Küsse schmeckten nach ihrem Blut, und für die letzten hätte ich bald all meins gelassen […]» (KS 310). Martin betont die Banalisierung des Motivs beim wilhelminischen Liebespaar und fügt hinzu: «Die Situation des Blut-vom-Finger-Küssens in: Der Untertan erscheint so plötzlich und ohne Zusammenhang, daß sie als Bezugnahme Heinrich Manns auf die parallele Situation in: Die kleine Stadt erklärt werden kann» (MARTIN, op. cit. (Anm. 10), S. 145). Daß für das Auftauchen des Motivs im Untertan auf der Ebene des Romans selbst sehr wohl ein Zusammenhang auszumachen ist, möge im folgenden deutlich werden.

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Schub überkommt, das ihn nicht wie ein Kind, sondern «wie als Kind» in Tränen zerfließen läßt, provoziert systematisch eine Gegenreaktion: nach der Fingerepisode, und sobald das englische Pflaster aufgeklebt war, wurde es Diederich ganz «schwühl»: «‹Wenn man nur nicht immer ihre Haut anfassen müßte! Sie ist widerlich weich›» (U 20). Und nach der ersten Liebesvereinigung und Agnes’ Liebesbeteuerungen, schien sie ihm plötzlich «verkleinert und sehr im Wert gesunken» (U 69) – wie die Mutter, die er verachten mußte? «‹So ein Weib ist scheußlich raffiniert›» (U 71), schoss es ihm durch den Kopf, und fast schon nahm er in Gedanken die skandalöse Trennungsmaxime vorweg, wenn er zu bedenken gab, daß seiner Agnes «das Schicksal der leichtsinnigen Mädchen» (U 69) drohen könnte. Versuchen wir von hier aus eine Antwort zu formulieren auf die oben gestellte umstrittene Frage, ob sich dem Untertan in der Agnesepisode so etwas wie eine Welt authentischer menschlicher Gefühle, wahrer Liebe eröffnet hat. Möge es jeder nach seinen Maßstäben und seiner Auffassung von ‹wahrer Liebe› beurteilen. Der Text, so scheint es mir, läßt es kaum zu, Heßlings Liebeserlebnis samt den dazugehörigen Gefühlsmanifestationen schlicht und einfach mit authentischen Gefühlen, echtem Liebesempfinden und dergleichen mehr zu identifizieren. Wie dem auch sei, die Weichheit und die Sentimentalität, die da momentan aufbrechen, können mit ihren regressiven Tendenzen wohl kaum die Grundlage dessen bilden, was der Autor der Kleinen Stadt unter Liebe versteht, wo sich sinnliche Lust und mitmenschlicher Bezug zu einer gesellschaftlichen Energie vereinigen. Das «weiche Kind», wie es der erste Satz des Untertanenromans einführt, repräsentiert weder authentische noch unverdorbene Menschennatur, sondern das noch Formlose, das der Sozialisierung harrt. In einem besonderen Moment der Agnesepisode, so will es mir scheinen, kommt Diederich jener «gütigen Liebe» nah, wie sie sein Autor zur Zeit seines Italienerlebnisses preist: weder in seinen pathetischen Reden, noch in seinen sentimentalen Ergüssen, sondern in einer kleinen Handlung. Ich meine die, wo er sich entschloss, für Agnes Konzertbillets zu kaufen. An der Kasse zunächst Erschrecken und Entrüstung seitens des Kunstbanausen: Soviel Geld, um einen zu sehen, der Musik machte. […] Dann bedachte er, daß es für Agnes geschehen sei und ward von sich selbst erschüttert. […] Es war das erste Geld, das er für einen anderen Menschen ausgegeben hatte. (U 24)

Wir haben aber auf die oben gestellte Frage nur halb geantwortet, denn nicht nur Diederich, sondern auch Agnes ist ja hier mit im Spiel. Repräsentiert sie wahres Gefühl und wahre natürliche Menschlichkeit, echte Liebe, wie es manche sehen wollen? Sie sei eine der wenigen Figuren im Roman, die von der Satire verschont bleiben. Letzterem ist zuzustimmen, gehört sie doch zu

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den wenigen, die niemandem etwas zuleide tun. Dies aber macht sie noch nicht zur Vertreterin der ‹echten Liebe›, und noch weniger zu der einer Liebe, die verstanden wird als sinnenfreudige, lebensfähige und lebenspendende Kraft. Die ironische Behandlung ihrer Liebesauffassung, angesiedelt in einer Kunstwelt, gespeist aus dem Reservoir neuromantischer Liebesideen und Liebesformeln, ist wohl kaum zu überlesen. Leidend und kränklich, mit ihrem blassen schmalen Gesicht, ihrer träumerischen, mit Todesahnungen durchzogenen Weltabgewandtheit, erscheint die Figur selbst deutlich als eine Reprise des Typus’ der «femme fragile», wenn auch in lädierter, ins Alltägliche banalisierter Variante.15 Um den ironischen ‹Text› dieser Liebe hervortreten zu lassen, soll im folgenden die Kahnfahrtidylle, Höhe- und Endpunkt dieser Liebesgeschichte, näher betrachtet werden. Soll mit der Naturidylle, einige Eisenbahnstunden von Berlin entfernt, ein Raum dargestellt werden, wo noch auf dem Boden der Ursprünglichkeit, wahre Gefühle gedeien können (oder könnten), die Andeutung einer Utopie unverfälschter, natürlicher Menschlichkeit?16 Die ironische Inszenierung der Idylle scheint eine solche Deutung nur schwerlich zuzulassen. Präfiguriert wird die Kahnfahrt im Kunstmuseum, wo Agnes sich bei der Betrachtung eines Gemäldes in eine künstliche Traumwelt hineinphantasiert hat und ihren Diederich einlud, ihr zu folgen: «Sieh nur recht hin, dann merkst du, das ist kein Rahmen, es ist ein Tor mit goldenen Stufen, die gehen wir hinunter und über den Weg und biegen die Weißdornbüsche weg und steigen in den Kahn. Fühlst du wohl, wie er schaukelt? Das kommt, weil wir die Hand durch das Wasser schleifen, es ist so warm. Drüben am Berg, der weiße Punkt, du weißt schon, es ist unser Haus, dahin fahren wir. Siehst du, siehst du?» Diederich stieg so eifrig ein in die romantische Szenerie, daß es zum komischen Illusionsbruch kommt: «Er geriet so sehr in Feuer, daß er ihre Hand nahm, um sie zu trocknen.» (U 77)

Das neuromantische Szenario wird dann aus dem Museum in die Wirklichkeit transportiert, oder genauer, die Wirklichkeit nach seinem Bild modeliert. So weitete sich der banale Kanal ihres Ausflugsortes zu jenem malerischen See auf dem Gemälde; am Bootsverleih stiegen sie ein in das Boot der Liebe,

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Dies stellt vor allem Ariane Martin in ihrer eingehenden Untersuchung in überzeugender Weise heraus, cf. MARTIN, op. cit. (Anm. 11), v.a., S. 145-168. Wir schließen uns hier der Lektüre von Ariane Martin an, die die Theatralität der Agnesliebe betont; also auch hier so etwas wie «Theater und kein gutes» (U 455). Wolfgang Emmerich sieht hier für Diederich die Chance eines Ausbruchs aus der «bürgerlichen Ordnung»: «Mann folgt hier kaum ironisch jener altehrwürdigen, sentimentalischen Topologie, die Natur und dörfliches Leben mit Unverdorbenheit, Freiheit von Entfremdung und Wahrheit gleichsetzt […]» (EMMERICH, op. cit., Anm. 12, S. 57).

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das dahintrieb ohne Ziel; ein Schwan zog majestätisch an ihnen vorbei. Dazu kommentiert Nägele: Ein Bild der Schönheit begegnet dem Lebenskahn der beiden – und gleitet vorüber. Wie die paradiesische Naturszene in Kleists Erdbeben in Chili erscheint auch hier die Landidylle als utopisches und zugleich vergängliches Gegenbild zu einer dehumanisierten Welt.17

Die Deutung verdient es, überprüft zu werden. Repräsentiert das Bild des vorbeigleitenden Schwans nicht vielmehr jene illusorische Kunstwelt, die sich verabschiedet und die Heinrich Mann verabschiedet? Im Lohengrin auf der Bühne von Netzig wird der Zauber-Schwan zum satirisch behandelten Bühnenrequisit, so zum Beispiel bei Lohengrins Abgang, der das Schlachtfeld hinter sich läßt, und zwar «statt des entzauberten Schwans von einer kräftigen Taube gezogen» (U 353).18 So treibt das Boot der Liebe dahin, dem Schicksal anheimgegeben. Für dieses Schicksal, das als ein ungewisses imaginiert wird, hält der Fundus deutscher Balladendichtung allerdings diverse Muster bereit, wie das von den zwei Königskindern und ihrer dem Tode geweihten Liebe, denn «sie konnten zusammen nicht kommen, das Wasser war viel zu tief»; oder Goethes Ballade Der Fischer mit dem zum geflügelten Wort gewordenen «halb zog sie ihn/halb sank er hin», das unter dem satirischen Zugriff des Erzählers zu «Drängte sie ihn? Zog er sie?» (U 92) wird: tragische Szenarien des Liebestodes, aus denen die Sprache der Liebe ihre Formeln schöpft. Auch Schillers Sprüche aus dem bürgerlichen Heldenleben schimmern durch: «Sie murmelte: ‹Du wirst fortgehen, hinaus in das Leben, und mich vergessen.› ‹Lieber sterben!› – und er zog sie an sich» (U 91). Wieder hören wir Diederich voll einsteigen in seine Rolle, deren Text ihm vertraut vorkommen dürfte, aus der Schulzeit oder dumpf auftauchend aus den «überfließenden Dämmerstunden» mit der Mutter. Schnell aber entlarvt sich sein Rollenspiel als «Theater und kein gutes» (U 455). Hier setzt die scharfe Satire des Erzählers ein: Hatte Diederich sich eben noch bereit erklärt, den Liebestod zu sterben, so genügte ein Stoß und er fand zurück auf den Boden der Realität, und für eine Untertanenseele heißt dies: sich nicht auf die Tiefe einlassen, nach oben streben und nach unten treten. Agnes, die auf den Bo17 18

Rainer NÄGELE, «Theater und kein gutes. Rollenpsychologie und Theatersymbolik in Heinrich Manns Roman Der Untertan», in: Colloquia Germanica, 1973, S. 39. Ariane Martin sieht in dem Bild des Schwans der Landidylle ein parodistisches Selbstzitat Heinrich Manns, das sich auf die Novelle Das Wunderbare bezieht. Dort ist «das weiße Gebilde der Schönheit» die femme fragile, die in einem Kahn an dem Protagonisten fast vorbeigeglitten wäre, dann aber plötzlich mit ihm Kontakt aufnahm, und es kam zur ersten Begegnung (MARTIN, op. cit. (Anm. 11), S. 158).

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den des Kahns gefallen war, Agnes, für die er eben noch sterben wollte, verdiente es nun nicht einmal mehr, daß man ihr die Hand reichte, um ihr aufzuhelfen. «‹Uff!› machte Diederich, als er allein war. ‹Das wäre erledigt›» (U 93). Wichtig scheint es mir, eine Präzisierung hinsichtlich der Erzählperspektive anzumerken: Gestaltet der Erzähler Agnes’ Träumereien, um das Tragisch-Illusorische kenntlich zu machen, mit ironischen Brechungen, so rückt Diederichs Verhalten, bei dem «nichts Menschliches standhielt vor der Macht», in die Perspektive bloßstellender und anklagender Satire, die nicht nur auf die brutale Gewalt zielt, sondern auch ganz besonders auf die verlogenen Ideale und Gefühle, das sentimentale Selbstmitleid, das sogar vor der Opferpose nicht zurückschreckt. Dem durch das der Tochter angetane Leid zutiefst getroffenen Vater stellt Diederich sein Verhalten als ‹heilige Pflicht› vor, diktiert durch seine «edel männliche Gesinnung»; weinte in Erinnerung an seine verlorene Liebe und «all diese Tragik des Schicksals» (U 99). Mit ironischer Schärfe vermerkt der Erzähler: «Am Abend spielte er Schubert. Damit war dem Gemüt Genüge getan […]» (U 99).

«So eine könnte man getrost heiraten» Was die Eheepisode betrifft, ist der Tatbestand einfacher, und in der Forschung ausgiebig kommentiert. Es scheint mir deshalb interessanter, sich eingehender mit der satirischen Schreibweise zu befassen. Ein Bildkomplex soll im Zentrum stehen, den wir «Gustes Kniefall» betiteln möchten, der sich einschreibt in den weiteren Motivkomplex vom ‹gefallenen› Mädchen, der uns anläßlich der Kahnfahrt am Beispiel von Agnes bereits begegnet ist. Agnes ‹fällt› ins Bodenlose, Guste dagegen ins Fallnetz der Ehe. So eine, die man ‹getrost heiraten› könnte, war Agnes Göppel tatsächlich nicht. Guste Daimchen hingegen eignete sich dazu bestens, nicht zuletzt wegen ihrer Millionenerbschaft. Als Diederich davon erfuhr, war er «erschrocken vor Hochachtung» (U 104). Aber noch einige andere Qualitäten waren dazu angetan, ein Untertanengemüt zu beeindrucken. Bei der ersten Begegnung, im Zug nach Netzig, zeigte sich Guste sofort als das exakte Gegenbild zu Agnes: «kolossal appetitlich», erschien sie Diederich, «wie ein frischgewaschenes Schweinchen» (U 103), mit ihren wurstigen Fingern eine Wurst verzehrend; dazu auch handfesten sexuellen Appetit versprechend, «zwinkerte sie ihn doch mit ihren kleinen unzüchtigen Augen an» (U 103). Zudem noch eine Frau, die sich wehren kann, nicht zu vergleichen mit der hilflosen Agnes; schlagfertig nicht nur mit dem Mund, verpaßte sie ihm

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doch eine schallende Ohrfeige, als er seine Finger zu weit vorgewagt hatte. Aber das eiserne Gesetz der Macht – schlagen und geschlagenwerden – wird sich auch in ihrem Fall durchsetzen. «Einer ist hier der Herr und das bin ich» (U 106) – was Diederich seinen Arbeitern in der Begrüßungsrede entgegenschmetterte, das hatte Guste Daimchen auch noch zu lernen, trotz ihrer Millionen; sie mußte auf die Knie gezwungen werden. Das Motiv des Kniefalls entfaltet sich zum variationsreichen Geflecht im Dienst der Satire. Sobald Diederich wußte «die oder keine», schritt er zur Eroberung, genau als solche wird seine Brautwerbung angekündigt: «Dies war der Moment gegen Guste Daimchen vorzugehen […]» (U 173). Er glaubte, seine Stunde sei gekommen, da ihm ein entscheidender politischer Erfolg zuteil wurde: Sein Telegramm, das er im Namen des Kaisers geschrieben und veröffentlicht hatte und das den Wachposten hochleben ließ, der den Arbeiter Karl auf dem Marktplatz erschossen hatte, nur so, weil er sich von ihm gereizt fühlte, dieses Telegramm also – im Lokalanzeiger stand es schwarz auf weiß – hatte der Kaiser bestätigt, seine Worte zu den seinigen gemacht: «Diederich breitete das Zeitungsblatt weit aus; er sah sich darin wie in einem Spiegel, und um seine Schulter lag Hermelin» (U 172). Dem Hermelin zum Trotz scheiterte seine erste Attacke im Hause Daimchen. Er versuchte mit allen Mitteln der Umworbenen ihren derzeitigen Bräutigam madig zu machen, aber Guste schlug ihm die Tür vor der Nase zu. Von Diederich hieß es: «Er hätte Lust gehabt, sich auf die Knie zu werfen […]. Diederich stand mit angstklopfendem Herzen noch eine Weile da, dann trollte er sich, im Gefühl seiner Kleinheit» (U 175 f.). Der Geschlagene wird zurückschlagen, die masochistische Lust, sich auf die Knie zu werfen, verlangt nach sadistischer Befriedigung. Diese sollte nicht lange auf sich warten lassen. Eine Klatschgeschichte ließ sich zur Kampfstrategie ausbauen: Gustchens Verlobter, raunte man, sei eigentlich ihr Halbbruder, die ganze Stadt würde mit Fingern auf sie zeigen, dann wäre sie dran, kleingemacht zu werden. Hinter den Kulissen des städtischen Theaters, wo gerade eine melodramatische Amateuraufführung zum Besten gegeben wurde, steckte man Guste den Klatsch, sie verstand sofort: «Ihr Geld war nicht mehr Trumpf, es war entwertet, ein Mann wie Diederich war mehr wert. Sofort bekam sie einen Blick wie eine Hündin.» Nun konnte sie zu Fall gebracht werden: «‹Schade›, sagte er und zog sich so unerwartet zurück, daß Guste ausglitt» (U 307 f.). Als dann der Verlobte das Weite gesucht hatte, schlug für Diederich die Stunde der Satisfaktion. Beim zweiten Werbungsbesuch erging sich Guste in theatralischer Selbsterniedrigung, auf die Diederich im Brustton vaterländisch-kaiserlichen Verantwortungsgefühls antwortete, sich als den Mann darstellte, der angesichts so hoher Ideale «den Schutz des wehrlosen Weibes [übernimmt] und es zu sich empor[zieht]»

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(U 344). Die pathetische Rede von der Erhöhung des Weibes, die sich allein schon durch ihre Formelhaftigkeit entlarvt, erfährt eine zusätzliche satirische Beleuchtung durch das folgende Unterwerfungsszenario. Der unterwürfige Blick, mit dem Guste ihren Helden und Retter ansah – wie damals das Kind Diederich den Vater, um Strafe flehend, wenn er genascht hatte? – schien nicht zu genügen: «Er verlangte noch etwas ganz Besonderes: und so fiel Guste plumps auf die Knie.» Diederich schien befriedigt: «So soll es sein» (U 344). Und im vollen Bewußtsein seiner Machtposition nahm er nun das «Praktische», sprich das finanzielle Ehegeschäft, in die Hand.19 Gustes Kniefall erfährt erneut eine ironische Spiegelung auf der Bühne des Netziger Theaters, wo, auf dem breiten roten Plüschsofa der Proszeniumsloge, das frischgebackene Brautpaar einer Aufführung des Lohengrin beiwohnte, wo man sich zugleich «wie zu Hause» fühlte. Mit der WagnerAufführung wird dem Leser eine scharfe Gesellschaftssatire geboten, die sich daraus ergibt, daß das Schauspiel in der Perspektive der banausenhaften Zuschauer kommentiert wird, für die das gesamte Bühenengeschehen gleichsam als Abziehbild der nationalgesinnten Untertanenwirklichkeit wahrgenommen wird, «markig» unterstrichen durch die Musik. In den Gesichtern der Mannen entdeckte Diederich überall stramme Neutotonen, das Ganze ein glänzendes Bild wahrhafter deutscher Treue: «‹Das ist die Kunst, die wir brauchen!› rief Diederich aus. ‹Das ist deutsche Kunst!› Denn hier erschienen ihm, in Text und Musik, alle nationalen Forderungen erfüllt» (U 353). Und auch das, was der Untertan unter Liebe versteht, war auf das glänzendste wiedergegeben. Als Lohengrin auftrat, erkannte Diederich ihn sofort: «Ja, die allerhöchste Macht verkörperte sich hier, zauberhaft blitzend […] Elsa wußte wohl, warum sie plumps vor ihm auf die Knie fiel. Diederich seinerseits blitzte Guste an, ihr verging das Lachen» (U 349). Mit der Satire der Wagneroper schreibt sich das Motiv des Kniefalls in einen erweiterten Kontext der Gesellschaftskritik ein. Sie gibt das groteske Banausentum des vaterländischen Zuschauers der Lächerlichkeit preis, aber denunziert darüber hinaus, wie sich das herrschende System die Kunst dienstbar macht für seine triumphale Bestätigung. Eine letzte ironische oder vielmehr parodistische Spiegelung des Motivs sei angeführt, sie ordnet sich ein in das Eheleben. Diederichs Auffassung 19

«Die Ausweise über Gustes Mitgift mußten herbei, dann verlangte er Gütergemeinschaft – und was er nachher mit dem Gelde anfing, da durfte niemand hineinreden! Bei jedem Widerspruch hielt er den Türgriff schon in der Hand, und jedesmal sprach Guste leise und angstvoll zu ihrer Mutter: ‹Soll denn morgen die ganze Stadt sich den Mund verrenken, weil ich den einen los bin, und der andere ist auch gleich wieder weg?›» (U 345).

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davon war «die strengste» (U 442), sie stand unter der Devise: «Kaisertreu noch in der Brunst» (U 354). Die Verpflichtung gegenüber seiner Majestät des Kaisers, an die er Guste in der Hochzeitsnacht vor dem Sexualakt im Schlafwagen nach Zürich erinnert hatte, betrifft ebenso den Nachwuchs. Als es Komplikationen gab bei der Geburt des Sohnes, erklärte Diederich seiner Gattin geradewegs, «daß er, vor die Wahl gestellt, sie glatt hätte sterben lassen. ‹So peinlich es mir gewesen wäre›, setzte er hinzu. Aber die Rasse ist wichtiger…» (U 442). Vor dem Hintergrund solch strengster Auffassungen vom Eheleben mag das folgende Szenario eines Kniefalls erstaunen – oder auch nicht! Es sei hier zitiert, zum Lesevergnügen und zum Nachdenken: Schauplatz ist das eheliche Schlafzimmer, wo Gatte und Gattin im Ehebett den Lokalanzeiger lesen und kommentieren. Diederich begeistert sich für den Flottenbau, ist berauscht von den machtvollen, englandfeindlichen Reden des Kaisers: «‹Der Dreizack gehört in unsere Faust›, behauptete Diederich unbeirrt» (U 444). Und plötzlich, mitten in diesem kaiserlich-nationalen Machtrausch, ein kurioser Umschwung: Er wollte noch einen nationalen Gedanken äußern, da sagte Guste mit ungewohnt strenger Stimme: «Quatsch»; Diederich aber, weit entfernt, diesen Übergriff zu bestrafen, blinzelte sie an, als erwarte er noch mehr […] Da er sie unten zu umspannen versuchte, verscheuchte sie vollends ihre Müdigkeit, und plötzlich hatte er eine mächtige Ohrfeige – worauf er nichts erwiderte, sondern aufstand und sich schnaufend hinter einen Vorhang drückte. Und als er wieder in das Licht kam, zeigte es sich, daß seine Augen keineswegs blitzten, sondern voll Angst und dunklen Verlangens standen […]. Dies schien Guste die letzten Bedenken zu nehmen. Sie erhob sich; indes sie in fesselloser Weise mit den Hüften schaukelte, begann sie ihrerseits heftig zu blitzen, und den wurstförmigen Finger gebieterisch gegen den Boden gestreckt, zischte sie: «Auf die Knie, elender Schklafe!» Und Diederich tat, was sie heischte! (U 445 f.)

Pas plus l’Ouest que l’Est dans le récit d’Ernst Jünger Le problème d’Aladin Danièle BELTRAN-VIDAL

En 1983, Ernst Jünger écrit Le problème d’Aladin.1 Dès les premières lignes, le narrateur, Baroh, se présente comme un homme ayant un problème. Sa sensibilité aiguisée lui permet de percevoir une menace qui pèse sur lui et sur tous les hommes. Cette menace, même s’il n’en est pas clairement conscient dans le cadre du récit, c’est l’éventualité d’un conflit atomique qui détruirait l’humanité et la terre. Ernst Jünger revient souvent sur ce point dans le troisième tome de Siebzig verweht.2 Le 11 janvier 1982, il note qu’il faut atteindre «une position qui conduise au-delà de la fin du monde». Baroh arrivera-t-il à résoudre son problème? Trouvera-t-il ce lieu à partir duquel il pourra prendre un nouveau départ et conjurer son angoisse existentielle? C’est à ces questions que répond le récit. Le problème qui ronge Baroh provoque chez lui des troubles psychiques: il souffre de schizophrénie. Tout comme dans le récit Une dangereuse rencontre, qui paraîtra deux ans plus tard, le symbolisme du chiffre 8 est présent dans le texte. En 1983, Ernst Jünger a 88 ans. Une des clés de l’interprétation est livrée par l’allusion au psaume 88,3 dont le narrateur Baroh pourrait reprendre les paroles à son compte: Je suis mis au rang de ceux qui/descendent dans la fosse./Je suis comme un homme qui n’a plus de force./Je suis étendu parmi les morts,/semblable à ceux qui sont tués et/couchés dans le sépulcre […]. La schizophrénie entraîne la perte de l’unité psychique, c’est certainement ce qui fait dire à Baroh qu’il va «suivre deux voies», d’une part les courbes «de son rêve fiévreux, puis la réalité» (PA, 113, AP, 110). Pourtant, Baroh est «un homme ordinaire», il est certes 1

2 3

Cet article est une nouvelle interprétation du récit Aladins Problem, la première est contenue dans ma thèse Chaos et renaissance dans l’œuvre d’Ernst Jünger soutenue devant l’Université de Montpellier 3 sous la direction de Maurice Godé en 1991. Ernst JÜNGER, Siebzig verweht III, Stuttgart, Klett-Cotta 1993. Soixante-dix s’efface III, traduction de Julien HERVIER, Paris, Gallimard 1996. Ernst JÜNGER, Le problème d’Aladin, traduction d’Henri THOMAS, Paris, Christian Bourgois 1984, p. 35. Noté par la suite PA suivi du numéro de la page. Ernst JÜNGER, Aladins Problem, Stuttgart, Klett-Cotta 1983, p. 33. Noté par la suite AP suivi du numéro de la page.

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le dernier rejeton d’une famille noble allemande de Silésie qui est désormais coupée de son histoire et de ses traditions après la Deuxième Guerre mondiale, mais ce n’est pas cette réalité politique qui est à l’origine de son malaise existentiel. Dans un premier temps, alors qu’il se trouve encore à l’Est, Baroh cherche à trouver des causes rationnelles à ce mal qui fait de lui un mort-vivant, mais après avoir fui l’Est et s’être installé à l’Ouest, il finit par penser que son mal «ne réside pas dans sa cervelle» et qu’il niche «dans son corps et par delà lui, dans la société» (PA, 114, AP, 111) – c’est d’elle qu’il est malade.

L’expérience de la vie à l’Est Bien que d’origine noble et ayant perdu son héritage à la suite des premières mesures prises par le nouveau régime à l’Est, Baroh ne regrette pas l’ancien temps. Il pense que «la noblesse est devenue un fardeau, qui, en certaines circonstances, peut devenir dangereux».4 D’une certaine manière, la disparition de la noblesse est à ses yeux dans l’ordre des choses, conforme au cours de l’histoire et c’est sans complaisance qu’il analyse la décadence de sa propre famille. Il admet toutefois qu’il a été marqué par ses ancêtres et aussi par le pays dans lequel il est né, la Silésie, c’est ainsi qu’il explique l’inimitié instinctive que lui porte le sergent chargé de s’occuper des conscrits lorsqu’il fait son service militaire. Nous savons par ailleurs que la période des classes pour le jeune Ernst Jünger fut également très difficile, si bien que la figure de ce sergent Stellmann, qui traite les hommes, comme «le dompteur» traite «ses bêtes», apparaît dans d’autres textes, c’est le même personnage que le sergent Zünsler du Lance-pierres. La description de l’ambiance qui règne dans les «Volksarmeen», l’armée de la RDA et, probablement, dans les autres armées du bloc de l’Est, lui permet de reprendre un thème déjà abordé dans le récit Eumeswil: la nocivité de l’ «Idée», de l’idéalisme en général, c’est ainsi qu’il condamne également sa première production littéraire due, comme il l’écrit dans Abeilles de verre, à l’emprise de l’Idée. Il ne renie pas toutefois «l’esprit de corps» qu’il a connu durant les quatre années de la Première Guerre mondiale, voilà pourquoi il dévalue le fonctionnement des Volksarmeen, en leur déniant tout «esprit de corps», ce sont, à ses yeux, des armées «qui n’ont pas d’histoire, juste une idée» (PA, 18, AP, 16). En replaçant de manière générale et implicite la RDA, qu’il n’appelle jamais 4

Le problème d’Aladin, p. 16. Aladins Problem, «Der Adel ist eine Last geworden, die unter Umständen gefährlich werden kann», p. 14.

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par son nom, dans le bloc de l’Est, il évite toute attaque frontale du régime. Il n’est pourtant pas sans ignorer la «mainmise concrète» de cette armée et du régime sur la personne, mais il préfère ne pas en parler car «cela lui répugne», par ailleurs, il ne peut se défendre «d’une certaine admiration»: «on connaissait peut-être là-bas la seule recette pour tenir en respect des masses débordantes – et cela, avec leur consentement. Elles demandent l’uniformisation et elles l’obtiennent.»5 Alors que Baroh avait espéré trouver une certaine «fraternité» au sein de l’armée, son séjour lui révèle sa solitude, c’est le règne de la méfiance et il devient le souffre douleur du sergent Stellmann. Il commence alors à désespérer et à n’être plus que «l’ombre de lui-même»; il sait que l’anéantissement physique est précédé par l’anéantissement moral: «dans un tel cas, le dernier recours, ce qui devient incontournable, c’est la prière.»6 C’est ainsi que nous apprenons que Baroh est un esprit religieux. Il ne sait pas s’il doit l’attribuer à sa prière, mais un événement inattendu, une blessure au cours de l’entraînement, lui permet non seulement d’échapper aux persécutions du sergent Stellmann, mais de suivre une formation d’officier et d’échapper à sa solitude en faisant la connaissance de Jagello qui devient son ami. C’est au cours de ces conversations savantes, philosophiques et historiques, avec Jagello qu’il cerne alors son problème avec plus de précision, c’est en somme le problème de tous les hommes à ce moment de l’Histoire et encore aujourd’hui. Ce qui lui semble être le «comble de la schizophrénie» à l’Est, c’est leur propre cas, le fait de servir avec zèle, «un système qui [leur] est contraire» et il ne comprend pas pourquoi ils s’enthousiasment «pour le développement d’armes» qui, un jour, les feraient sauter eux aussi (PA, 33, AP 31). Son problème a donc affaire avec celui de l’homme face aux progrès de la science et de la société que l’ère de la technique a générée. Pour quelles raisons Baroh se décide-t-il un jour à passer à l’Ouest? Cela n’est pas dit, nous apprenons simplement que cette décision lui coûta, il perdait un ami, il abrégeait une carrière prometteuse, ce n’est pas non plus parce qu’il souhaitait davantage de liberté ou bien parce qu’il était libéral. Son attente est donc limitée; dès le départ, il ne pense pas trouver à l’Ouest la solution à son problème qui, effectivement devient de plus en plus aigu en dépit de circonstances que le lecteur peut juger favorables.

5 6

Ibid., p. 18. Aladins Problem, «Dort kannte man vielleicht das einzige Rezept, nach dem die anschwellenden Massen in Zucht zu halten sind – und das mit ihrer Zustimmung. Sie verlangen nach Uniformierung, und sie bekommen sie», p. 16. Le problème d’Aladin, p. 25. Aladins Problem, «In solcher Lage wird letzthin unvermeidlich das Gebet», p. 23.

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L’expérience de la vie à l’Ouest La deuxième partie commence par ces mots: «le problème pour moi n’est pas dans ma profession» (PA, 43, AP,41), voilà déjà par avance la conclusion du séjour de Baroh à l’Ouest qui commence sous des auspices difficiles comme ce fut le cas à l’Est pour ensuite s’améliorer considérablement sur le plan matériel. Avide de nourritures spirituelles, le contact avec l’université lui apporte aussi peu de satisfactions que ce fut le cas de sa carrière militaire lorsqu’il faisait partie de la Volksarmee. C’est aussi un lieu «où la schizophrénie faisait prime, Les sciences naturelles étaient mises en chiffres, l’Histoire et les Sciences politisées. Les théologiens se traînaient derrière Darwin ou même Copernic, et, tout en balançant leur lampe à l’huile, se flattaient encore de leur hardiesse. […] Non seulement Königsberg était en ruine, mais Heidelberg, Tübingen, Göttingen également. Ce qui dominait là, physiquement, intellectuellement et moralement, c’était le style de fabrique gris du XXe siècle que l’on entrât dans un laboratoire, une école, un hôpital».7 Baroh trace donc un parallèle entre son expérience à l’Est et celle vécue à l’Ouest. Il avait décelé dans la caserne une odeur de «produits chimiques», cela ne sentait plus comme autrefois le pain et le cuir et, à l’Ouest, c’est aussi les sciences et les chiffres qui ont envahi toutes les disciplines, y compris celles des sciences humaines. Voilà pourquoi «la seule chose qui lui plait mieux qu’à l’Est, c’est qu’il n’était pas nécessaire, dans le temps libre, de marcher derrière le drapeau et de crier ‹hurra›; on pouvait aussi lire et écrire les choses qui vous plaisaient».8 Mais tout comme il ne s’était pas révolté à l’Est, il ne remet pas en cause à l’Ouest cette conception du savoir qui n’est pas la sienne et il décide d’étudier des matières pour lesquelles il n’éprouve aucun attrait comme «la propagande», ce par quoi il faut attendre le marketing ou la publicité, les statistiques, l’informatique, le système d’assurance, le journalisme. C’est au cours de ses études qu’il rencontre Berthe, sa future femme, qui lui sera d’un 7

8

Le problème d’Aladin, p. 44. Aladins Problem, «Schizophrenie war Trumpf. Die Naturwissenschaften waren verziffert, Geschichte und Geisteswissenschaften politisiert. Die Theologen hinkten Darwin oder sogar noch Kopernikus nach und taten sich, indem sie ihre Tranlampen schwenkten, noch etwas auf ihre Kühnheit zugut. […] Nicht nur Königsberg war Ruine – Heidelberg, Tübingen, Göttingen auch. Noch dominierte physisch, geistig und moralisch der graue Fabrikstil des 20. Jahrhunderts, gleichviel ob man ein Laboratorium, eine Schule, ein Krankenhaus betrat», p. 42. Le problème d’Aladin, p. 55. Aladins Problem, «Nur eins gefiel mir besser als im Osten: man brauchte in der Freizeit nicht hinter der Fahne zu marschieren und Hurra zu schreien, konnte auch lesen und schreiben, was einem gefiel», p. 52.

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grand secours. Après avoir obtenu son diplôme de sociologue, il entre dans l’entreprise de pompes funèbres de son Oncle Fridolin, ce qui lui assure rapidement des revenus confortables. Dans un premier temps, son activité de fossoyeur lui convient, mais il ne tarde pas à s’en désintéresser dès que son travail devient «une routine» et qu’il a l’impression de ne plus agir qu’en «mimant» un rôle, bref de porter un «masque» (PA, 64, AP, 61). Ce concept de «masque» est un des rares qui ait transité des premiers écrits des frères Jünger jusqu’aux derniers. Friedrich Georg explique dans son texte sur «E.T.A. Hoffmann» de 1934 que «la nécessité de cacher son ‹vrai moi› derrière un masque sans équivoque aux yeux de la société fait surgir le problème du double car cela entraîne ‹la séparation de ce moi en deux apparitions›».9 On comprend alors pourquoi le travail dans la société, que ce soit à l’Est où à l’Ouest, ne fait finalement qu’intensifier le problème de Baroh, sa schizophrénie, la séparation de son être en deux apparitions qui évoluent sur des courbes différentes, une qui est dans la réalité et l’autre qui suit la courbe de ses rêves. Baroh insiste pourtant sur le fait que «son aliénation serait aussi apparue sans ce travail» (PA, 68, AP, 65). L’homme ordinaire qu’est Baroh reflète la schizophrénie ambiante des sociétés, de toutes les sociétés à ce moment de l’Histoire. Sa connaissance des cultures passées lui permet simplement de noter les différences avec notre présent marqué à ses yeux par la «disparition des Dieux» ce qui se manifeste «jusqu’en Inde et en Nouvelle-Guinée»: Des forces titanesques, sous un déguisement mécanique, sont ici à l’œuvre. Où Zeus ne trône plus, les couronnes, les sceptres et les frontières n’ont plus de sens; les héros disparaissent avec Ares, la nature avec le Grand Pan. Là où même Aphrodite pâlit, on tombe à des mélanges sans loi ni raison.10

Ce bouleversement dû à l’apparition des Titans, qui ont destitué les Dieux, touche la terre entière, c’est la raison pour laquelle la différence entre l’Est et l’Ouest est dans ce contexte dérisoire. Eros ne joue plus le rôle qui lui 9

9 10

Friedrich Georg JÜNGER, «E.T.A. Hoffmann», in: Widerstand, Ernst NIEKISCH und A. Paul WEBER (Hrsg.), Berlin, Widerstands-Verlag, 9. Jg., n° 11, November 1934, p. 380: «Das Problem des Doppelgängers taucht hier ganz von selbst auf, denn von der Notwendigkeit das ‹wahre Selbst› hinter einer gesellschaftlich eindeutigen Maske zu verbergen bis zur Trennung dieses Selbst in zwei Erscheinungen ist nur ein Schritt». Aladins Problem, «Zur Entfremdung wäre es auch ohne den Beruf gekommen», p. 65. Le problème d’Aladin, p. 70. Aladins Problem: «Titanische Mächte in mechanischer Verkleidung dringen dafür vor. Wo Zeus nicht mehr thront, werden Krone Szepter und Grenzen sinnlos, mit Ares nehmen die Heroen Abschied, mit dem Großen Pan stirbt die Natur. Wo selbst Aphrodite verblasst, kommt es zu wahllosen Vermischungen», p. 67.

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était dévolu dans la philosophie néoplatonicienne,11 cet amour du Bien et du Beau qui permet de déceler sous les apparences la réalité immuable: les hommes ont perdu le sens du merveilleux. Voilà pourquoi Baroh dit de lui qu’il est «un nihiliste d’Eros», il note son incapacité à aimer et son enfermement dans sa solitude. Or pour Ernst Jünger, dont nous savons qu’il se veut «travailleur métaphysique», metaphysischer Arbeiter,12 «les besoins de l’homme «sont d’une part, relatifs aux choses, d’autre part, métaphysiques» (PA, 75, AP, 73). Dans l’optique du monde réel et actuel, l’ascension sociale de Baroh est évaluée positivement et son problème, sa maladie, négativement. Dans l’optique de la «métaphysique», l’évaluation est inversée. Le problème de Baroh peut être interprété comme «un bon signe», celui-ci découlant du manque ressenti: il ne peut se contenter du matérialisme ambiant et il éprouve une méfiance instinctive envers le «progrès», ses effets «mécaniques», l’automatisme. Sur ce point, Jünger se rattache à la philosophie de Nietzsche qu’il appelle toutefois dans le texte «le vieux Boutefeu» (der alte Pulverkopf) pour montrer probablement qu’il n’est pas d’accord avec lui en tout point, en particulier avec son concept de «l’éternel retour du même» qui présuppose un temps absolu. Jünger imagine pour sa part le temps comme une succession de cycles dominés tantôt par les Dieux ou par Dieu, tantôt par les Titans. Le problème de Baroh illustre toutefois la conception du nihilisme de Nietzsche en tant que «symptôme», de même que sa vision du progrès technique en tant que «décadence».

Citoyen du monde Grâce à l’aide du monde de la finance, l’entreprise de l’oncle Fridolin connaît un essor incroyable. On peut se demander quel serait le comble de l’ironie pour montrer la dérive de notre civilisation matérialiste. Jünger imagine un exemple, celui de transformer en bien de consommation, et donc en espèces sonnantes et trébuchantes, la mort des individus en leur offrant sur catalogue des possibilités de dernier repos au choix et à prix variés, un peu comme s’ils choisissaient le lieu de leurs vacances au club méditerranée. C’est grâce à la rencontre de Baroh avec Sigi que ce projet d’envergure prend corps: il est confié à l’architecte Kornfeld. Il s’agit de créer une né11 12

Cf. Danièle BELTRAN-VIDAL, «Thèmes du néoplatonisme dans la création littéraire d’Ernst et Friedrich Georg Jünger», in: Les Cahiers philosophiques de Strasbourg: Philosophie antique et philosophie allemande, Strasbourg 2007. Ulrich FRÖSCHLE et Michael NEUMANN (Hrsg.), Briefwechsel Ernst Jünger – Gerhard Nebel, Stuttgart, Klett-Cotta 2003, p. 193.

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cropole géante qui accueillerait tous les hommes désirant choisir l’endroit où ils souhaitent être inhumés. Mais alors que l’entreprise connaît un succès foudroyant, le problème de Baroh devient de plus en plus aigu, si bien qu’il craint de perdre la raison. On peut expliquer cette aggravation de son mal par la situation sans issue dans laquelle il se sent plongé au fur et à mesure que l’affaire commerciale prospère. En raison de son penchant pour les études historiques et anthropologiques, il sait que «la culture repose sur le culte des morts; elle disparaît lorsque les tombes sont délaissées – ou, plus exactement, ce délaissement montre que la fin est proche».13 Or, dans le cadre de la mondialisation imaginée par Jünger qui touche également le culte des morts, l’essence même du sacré, le fondement de ce qu’il appelle «la couche la plus profonde de l’humain» est pervertie par l’argent et l’intérêt. Le comble du matérialisme pousse le moi «social» de Baroh dans ses derniers retranchements. C’est alors que la réalité perd à ses yeux son caractère évident pour devenir «un rêve fantomatique» (PA, 111, AP, 109); de ce fait l’autre voie sur laquelle il se meut, qui est celle des rêves, gagne en densité. Un des signes avant-coureurs de son changement est sa difficulté à saisir le temps en tant que chronologie, à douter de la raison et à percevoir la deuxième apparition de son moi, son double Phares. Le temps est pour son premier moi ressenti comme une succession de moments, Baroh ne percevant plus nettement le temps en tant que chronologie, il évolue désormais dans le temps de son deuxième moi, celui des rêves. Jünger renoue avec l’enseignement des néoplatoniciens et de saint Augustin pour lesquels le temps ne doit pas être perçu à travers le primat du présent. C’est lorsque l’homme échappe à l’appréhension du temps comme succession d’instants, évanescence, disparition, ce que Jünger appelle die Flüchtigkeit der Welt, qu’il perçoit d’après saint Augustin la vrai substance du temps, le vrai présent où tout est présent simultanément, autrement dit l’éternité, ce que Jünger préfère appeler das Zeitlose, le temps des Dieux. C’est pourquoi l’entreprise de pompes funèbres mondiale qui a affaire avec la mort et donc avec la durée de vie de chacun peut être perçue de deux manières différentes; si on néglige son rapport à l’éternité, «cet oubli» participe de l’automatisme ambiant et est contraire à la réalisation de l’être dans sa substance, si, en revanche, cette entreprise permet aux homme de penser leur mort, penser leur être, alors l’entreprise aura une «signification cultuelle». Ce sont donc deux systèmes de pensée que Jünger met face à face à travers l’expérience ultime de Baroh: 13

Le problème d’Aladin, p. 105. Aladins Problem, «Auf dem Totendienst beruht die Kultur; sie schwindet mit dem Verfall der Gräber – oder besser gesagt: dieser Verfall kündet an, dass es zu Ende geht», p. 103.

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Danièle Beltran-Vidal

Bien que l’inhumation ait déjà commencé, nous en sommes toujours à l’installation. Elle fait songer à celle des champs de pétrole, mais alors que celui-ci dépouille la terre, nous l’enrichissons – et ceci jusqu’à la fin des temps, après laquelle une planète morte tournera autour du soleil.14

Dans ces deux rapports différents à la terre, nous retrouvons les deux façons de considérer le temps: à l’exploitation et l’appauvrissement de la terre par l’extraction du pétrole est opposé son enrichissement par la présence des morts et la notion d’éternité: «la félicité ne connaît pas le temps mesurable» (PA, 120, AP, 117). Bien que Baroh soit un homme ordinaire, c’est à côté de lui que vient se poser l’aigle comme jadis auprès de Prométhée: il sent que quelque chose vole à lui, «la richesse afflue». Il doit décider de la façon dont il va maîtriser cette richesse; une chose est sûre: «cela ne doit pas être à la manière d’Aladin» (PA, 114, AP, 112). Aladin est l’ancêtre de l’homme faustien, assoiffé de richesses et de pouvoirs. Il éprouva le besoin maladif de posséder toujours plus sans que cela le contentât jamais. Baroh doit rechercher une autre puissance, une puissance intérieure, spirituelle, car il y va «du salut», du salut de l’humanité (PA, 115, AP, 113). A la suite de ses expériences à l’Est et à l’Ouest, Baroh a compris que son mal, sa schizophrénie, son nihilisme sont dus aux effets du progrès. Or le progrès dans sa tradition platonicienne place la science au-dessus de l’art, en redonnant dans le sillage de Nietzsche la primauté à l’art, il serait peutêtre possible de mettre un terme à cette domination de la Science. Celle-ci se contente de reconnaître, de classer, l’art amène au contraire des ruptures et de nouvelles naissances, il réaffirme en permanence la réalité, il la reflète et la change. Finalement c’est la présence des morts qui permet à Baroh de conjurer la réalité qui l’oppresse. La nécropole l’aide à entrer en contact avec les profondeurs de la terre, or, comme l’écrit Jünger le 5 avril 1982, dans son journal, il se pourrait que nous quittions «le cadre de l’histoire universelle pour être pris dans des mouvements de la terre», c’est ce qu’il appelle «l’histoire de la terre», die Erdgeschichte, qui précéda notre histoire. En refondant le culte des morts, une nouvelle culture, un nouveau monde pourront apparaître. Pour son entourage Baroh présente tous les signes de la folie car il perçoit cette «image du rêve» que projette l’humanité dans le cosmos, le rêve d’un autre monde dans lequel la peur du futur aurait disparu. C’est parce 14

Le problème d’Aladin, p. 105. Aladins Problem: «Obwohl die Bestattung bereits begonnen hat, sind wir immer noch bei der Einrichtung. Sie ähnelt der des Ölgeschäftes, doch während dieses die Erde beraubt, bereichern wir sie – und das bis an die Grenze der Zeit, jenseits deren ein toter Planet die Sonne umkreisen wird», p. 103.

Pas plus l’Ouest que l’Est

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qu’il évolue désormais dans les rêves qu’il peut rencontrer son double Phares: il se dirige vers la lumière dont il rayonne. Peu à peu, il ressent une amélioration de ses symptômes. Tout se passe comme si sa première apparition, son moi social, était en train de se fondre avec celle de Phares. Il reçoit une lettre contenant la candidature de Phares qu’il lit en étant très troublé car elle contient des détails de sa vie connus de lui seul, c’est alors qu’il comprend qu’il ne peut pas «convoquer l’expéditeur dans son bureau», car il est celui qui a écrit la lettre (PA, 124 AP, 121). En abandonnant son moi social, BarohPhares vit désormais pleinement la temporalité de l’esprit, il s’engage dans la voie du retour vers l’Un, ce qui lui permet de recevoir cette richesse qu’il pressentait, la surabondance de l’être divin, et c’est alors qu’il se sent enfin «libéré» et rempli «d’une joie» souveraine. Sur sa lettre de candidature, Phares avait écrit à propos de sa nationalité: «cosmopolite», c’est dire qu’il se sent chez lui dans tous les coins de l’univers et qu’il ne fait guère de différence entre l’Est et l’Ouest. En écrivant ce conte philosophique, Ernst Jünger souhaite délivrer un message d’espoir au lecteur hanté par la crainte des ravages que peut provoquer le progrès technique, car «dans tous les cas, l’espoir mène plus loin que la peur» (18 septembre 1981).

Eloge du perdant Réflexions sur une trilogie romanesque de Martin Walser Roland KREBS

Martin Walser aime pratiquer dans son abondante œuvre romanesque le retour des personnages. Cette technique consiste chez lui moins à faire revenir un grand nombre de personnages secondaires qu’à placer au centre d’une série de romans un même personnage à différentes étapes de sa vie. C’est ainsi que la critique parle couramment d’une «trilogie d’Anselm Kristlein» constituée de Mi-temps,1 de La Licorne2 et de La Chute.3 En complétant La Maison des cygnes4et La Chasse5 par le récent L’Instant de l’amour,6 Martin Walser a formé une nouvelle trilogie autour de Gottlieb Zürn, agent immobilier peu doué, mari peu fidèle, père de quatre filles qui lui donnent bien des soucis et authentique intellectuel vivant en toute conscience les contradictions de l’existence petite-bourgeoise de la fin du XXe siècle. La prédilection de Martin Walser pour le personnage du représentant, de l’employé, du chauffeur de maître est connue. Tous illustrent pour lui d’une manière exemplaire les dommages psychologiques que crée et entretient inévitablement l’organisation capitaliste de l’économie. Il n’a cessé, de roman en roman, d’analyser les déformations et les souffrances qu’occasionnent la situation de dépendance du salarié, mais aussi la nécessité dans laquelle il se trouve de se battre pour survivre économiquement, conserver son emploi ou trouver des clients à qui vendre ce qu’ils n’ont pas vraiment envie d’acheter. Il plonge dans la conscience malheureuse de ses singuliers «héros», dont le récit adopte généralement la perspective pour nous faire vivre – et éventuellement retrouver en nous – leurs rêves d’accomplissement et leurs frustrations quotidiennes, leurs combats et surtout leurs défaites. Car ces «anti-héros» ne 1 2 3 4 5 6

Halbzeit (1960). Sauf indication contraire, nous utiliserons l’édition suivante des œuvres de Martin WALSER, Werke in zwölf Bänden. Hrsg. von Helmut KIESEL unter Mitwirkung von Franz BARSCH, Frankfurt a/Main 1997, Werke, Bd. 2. Das Einhorn (1966). Werke, Bd. 3, pp. 7-440. Der Sturz (1973), ibid., pp. 445-760. Das Schwanenhaus (1980). Werke, Bd. 4, pp. 243-452. Jagd (1988), ibid., pp. 453-626. Der Augenblick der Liebe (2004), Reinbek bei Hamburg 2006. Toutes les citations seront faites d’après cette édition de poche.

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sont certes pas des vainqueurs, ils paraissent même particulièrement mal armés dans la lutte pour la vie. Beaucoup de romans commencent par le récit du pénible réveil du personnage central, par sa difficulté à la sortie du sommeil et du rêve – cet espace de liberté infinie – de reprendre pied dans la réalité, d’affronter le stress de la vie professionnelle et familiale.7 Marié et père de famille, il doit assurer l’existence des siens, supporter les cris et les disputes qui accompagnent la vie d’une famille nombreuse alors qu’il ne rêve que de paix et d’harmonie, accepter aussi les règles de la monogamie alors que ses désirs érotiques le poussent à s’en affranchir. Aussi s’échappe-t-il périodiquement de ce qu’il considère comme une prison, mais c’est une prison dont il a existentiellement besoin et dans laquelle il revient volontairement après chaque tentative d’évasion. Martin Walser a créé ainsi toute une galerie de personnages qui se ressemblent et peut-être lui ressemblent. Anselm Kristlein, Franz Horn, Helmut Halm, Franz et Gottlieb Zürn, sont autant de masques à travers lesquels l’auteur se dévoile et se cache en même temps, des variations sur un même type d’hommes dont il connaît intimement le fonctionnement psychique et avec lequel le lecteur est invité à se comparer. L’absence de distance critique et de surplomb du narrateur par rapport au personnage encourage à l’identification avec l’auteur. Bien entendu, non pas au niveau des événements et des personnages – encore que Walser puise largement dans son expérience vécue8 – mais comme une chronique intime de ses pensées et de ses sentiments. Si on accepte l’hypothèse que Walser ne cesse de s’analyser et que, dans ce but, il invente toujours des personnages nouveaux qui représentent autant de vies possibles,9 il s’agit d’un processus qui ne cessera qu’avec sa vie. Dans cette optique, Zürn est le personnage de la maturité et du début de la vieillesse en attendant le septuagénaire Geheimrat Goethe.10 Ce que Walser a écrit à propos de Kafka: qu’il n’y a pas identité mais concordance entre le narrateur et ses personnages peut être appliqué à ses propres romans.11 C’est sans doute pour cette raison que les personnages walsériens vieillissent avec 7

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9 10 11

Cf. le début des trois romans autour de Kristlein, Au-delà de l’amour et aussi La Maison des cygnes, «Lorsque Gottfried Zürn se réveilla il eut le sentiment qu’il marchait sur la tête». Cet incipit cite à la fois Franz KAFKA (La Métamorphose) et Georg BUCHNER (Lenz). Ainsi la mort prématurée du père et la remise par Zürn à sa mère de la première commission gagnée comme agent immobilier dans La Maison des cygnes renvoient à des épisodes de la vie de Walser. Cf. Jörg MAGENAU, Martin Walser. Eine Biographie, Reinbek bei Hamburg 2005, p. 127. Ibid., p. 200. Cf. Ein liebender Mann (2008). Martin Walser a consacré sa thèse de doctorat à Kafka publiée plus tard sous le titre Beschreibung einer Form. Versuch über Franz Kafka. Werke, Bd. 12, pp. 7-145.

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lui, accompagnent son évolution intérieure et que des motifs nouveaux – comme celui de l’âge – font logiquement leur apparition, alors qu’au contraire d’autres s’effacent. L’évolution générale va dans le sens d’une importance croissante des motifs existentiels alors que la critique sociale directe qui caractérisait l’œuvre de jeunesse semble s’effacer. Mais il est vrai que Walser s’est avec raison toujours défendu contre l’image simplifiée que la critique a souvent donnée de lui. Même ses romans du début ne se réduisaient pas à la satire de la société ouest-allemande de l’après-guerre, de son conformisme, de son obsession de la prospérité et du confort et du refoulement délibéré du passé nazi. Des motifs très personnels comme le lien à l’enfance, l’importance du temps et la fonction du souvenir, la discordance entre désirs et réalité, les limites du langage constituaient la basse continue de ses œuvres les plus «sociales». Ces thèmes n’ont cessé de prendre de l’importance au cours du temps et se retrouvent renforcés dans la «trilogie de Zürn». On verra qu’ils ne sont pas dénués de toute dimension sociale et politique. Les romans sur Zürn justifient par ailleurs l’appellation de Heimatdichter que Martin Walser, non sans une certaine ironie sans doute, a revendiquée.12 Ils sont en effet enracinés dans la région que Walser lui-même n’a jamais quittée et à laquelle il est profondément attaché. Gottfried Zürn habite ainsi, à l’évidence, la propre maison de l’auteur à Nußdorf au bord du lac de Constance dont la terrasse donne sur le lac. Helmut Halm (Un cheval qui fuit13), les deux cousins de Zürn, Franz Zorn (Au-delà de l’amour14) et Xaver Zürn (Travail d’âme15) évoluent dans le même paysage, qui est aussi un paysage linguistique, celui du dialecte alémanique. Pour Walser, cette fidélité à la Heimat est liée à l’enfance vécue comme une période de plénitude dont la nostalgie ne cesse ensuite de hanter l’adulte, c’est un monde perdu que seule l’écriture peut restituer ou plus exactement reconstruire. Longtemps fasciné par l’œuvre de Proust, Walser ne croit cependant pas comme celui-ci au «temps retrouvé». Rien ne peut faire revenir les sensations passées, mais la littérature peut «sauver» le passé, en particulier le monde disparu de l’enfance.16 C’est ce que Walser a réalisé dans le beau livre consacré à son 12 13 14 15 16

MAGENAU (note 8), p. 359. Cf. les textes réunis sous le titre Heimatlob. Werke, Bd. 8, pp. 435-488. Ein fliehendes Pferd (1978). Werke, Bd. 5, pp. 273-357. Remarquons que Helmut Halm loue avec sa femme Sabine depuis onze ans un appartement de vacances dans la villa des Zürn! Jenseits der Liebe (1976). Werke, Bd. 4, pp. 5-126. Seelenarbeit (1979). Ibid., Bd. 5, pp. 5-267. Cf. le roman Dorn ou le musée de l’enfance (Verteidigung der Kindheit 1991) qui raconte la tentative désespérée d’un juriste pour préserver les vestiges de son enfance à Dresde. Werke, Bd. 7.

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enfance (Une source vive17), qu’il désigne du reste comme un «roman» pour souligner le fait que toute tentative autobiographique est une fiction. Dans le premier volume de la trilogie qui lui est consacré, La Maison des cygnes, Gottlieb Zürn, à l’orée de la cinquantaine, exerce encore pleinement son activité d’agent immobilier bien que le succès ne soit pas véritablement au rendez-vous. Il ne peut se mesurer à ses deux puissants concurrents: Paul Schatz, une personnalité chatoyante aux dons multiples qui fascine son entourage et Jarl F. Kaltammer, l’ancien gauchiste, reconverti cyniquement dans l’immobilier de luxe. Avec ses deux amis, Rudi W. Eitel et Helmut Meier, il forme le trio des perdants dans la lutte économique qui, à l’instar d’un chœur antique, doit se contenter de commenter les actions des demi-dieux, en se vengeant parfois par l’ironie et la médisance. Mais l’occasion d’effacer tous ses échecs passés s’offre à Zürn: une riche voisine, Lissi Reinhold, l’a mis sur la piste d’une fabuleuse villa Jugendstil dont il espère obtenir le mandat exclusif de vente. Ses efforts inutiles pour obtenir ce mandat constituent le fil rouge de l’action du roman. Non seulement Gottlieb n’aura pas sa revanche, mais la villa, finalement vendue à l’antipathique Kaltammer, est démolie pour faire place à des appartements de luxe. La froide logique économique a triomphé une fois de plus de la beauté et de la vie. Car le centre du décor de la villa est constitué par le groupe de Léda et du cygne, un motif d’une grande force érotique, que, dans une scène centrale du roman, Gottlieb fait découvrir à sa femme Anna.18 Dans un certain sens, ce roman est encore proche de l’univers de la «trilogie de Kristlein» par la place importante qu’y occupent les conditions économiques, la peinture satirique du monde des possédants dans lequel le petit-bourgeois Zürn fait l’expérience désagréable de son manque d’assurance et de son peu de maîtrise des codes sociaux. Il ne manque même pas la longue description d’un dîner chez Lissi Reinhold qui rappelle celle des réceptions qui ponctuaient Mi-temps. C’est au cours de ce dîner que Gottlieb commet plusieurs impairs qu’il se reprochera amèrement dans la nuit qui suit, pendant laquelle il corrige mentalement sa participation à la conversation: «Il remplaça les phrases qu’il avait dites par d’autres. Il corrigea ses phrases, ne se satisfit d’aucune version.»19 Mais la problématique sociale chez Walser est toujours étroitement corrélée à l’analyse psychologique. Les romans de Walser offrent avant tout des psychogrammes qui enregistrent les subtils mouvements intérieurs d’hommes sensibles, vulnérables et insatisfaits de leur vie, explorent leur conscience 17 18 19

Ein springender Brunnen (1998). Mais la scène révèle une fois de plus tout ce qui sépare les deux époux, alors que Gottlieb essaie de se rapprocher érotiquement d’elle, Anna n’a d’attention que pour les enfants qui sortent des œufs aux pieds de Léda. Werke, Bd. 4, pp. 328-329. Ibid., pp. 319-320. Traduction personnelle.

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malheureuse, leurs insolubles contradictions et leurs blessures secrètes. Ce sont des dominés, aussi bien dans le domaine économique et social que dans la sphère plus intime de l’énergie, de la vitalité ou de la virilité. Leur position sociale les condamne à la dépendance et les oblige à une lutte perpétuelle avec leurs concurrents. L’agent immobilier Zürn, qui remplace le représentant de commerce Kristlein, n’est pas plus libre que lui. Mais, en fait, derrière ces professions se profile l’écrivain vivant de sa plume – ce qui est le cas de Martin Walser – dépendant étroitement des éditeurs, des officiels de la culture comme de la critique et des lecteurs. C’est la situation de l’intellectuel dans la société marchande qui est décrite dans ces romans.20 Loin de se révolter contre le sort qui leur est fait, les personnages de Walser tentent de se faire accepter, de se faire une place, en répondant à ce qu’on attend d’eux, en se conformant le plus possible aux désirs d’autrui. C’est le phénomène du mimétisme emprunté à l’étude du comportement animal21 qui s’applique à leur conduite. Pour survivre, ils se font semblables à ceux qui les entourent et qui les dominent. Cette attitude a été à tel point intériorisée que toute expression spontanée de leur propre personnalité devient impossible. «C’étaient toujours les autres qui déterminaient le ton et le contenu de la conversation»22 constate Zürn. Il est incapable de résister à l’attente des autres: «Pouvoir faire, ce qu’un autre désirait, le privait de toute volonté propre. Ce n’était pas par désintéressement qu’il aimait se soumettre. Cela le satisfaisait. Etait-ce de l’oubli de soi?»23 Sa femme Anna prétend de son côté qu’on «n’apprend jamais de lui ce qu’il pense, mais seulement ce qu’il pense que les autres veulent entendre de lui».24 Mais Zürn est aussi animé du désir de briller et d’être reconnu: «Ambition. Folle ambition. Sa vieille souffrance. En imposer aux gens, être aimé, c’était bien chez lui la motivation de tout.»25 S’il était un homme politique, il ne se contenterait pas d’être élu avec 98,80% des voix, car il se demanderait pourquoi les 1,20% restants ne veulent pas de lui. Le besoin de plaire à tous tire, 20 21

22 23 24 25

Kristlein devient écrivain dans la La Licorne et Zürn écrit lui aussi. Le premier chapitre de Mi-temps est intitulé «mimétisme» avec en exergue une citation d’un savant zoologiste. Dans Meßmers Gedanken, le texte défini par Walser lui-même comme le plus autobiographique qu’il ait jamais écrit (MAGENAU (note 8), p. 397), on trouve la réflexion suivante, «Wenn mir ein Gesicht ohne jedes Lächeln und ohne jede Kälte gelänge. Wenn mir die vollkommene Unbeflissenheit gelänge. Mein Gesicht ist viel zu beweglich. Es gleitet andauernd hin und her, drückt andauernd etwas aus. Meistens das, was man von ihm erwartet. Es ist immer beflissen, überbeflissen.» Meßmers Gedanken, 2. Aufl., Frankfurt a/M 1985, p. 33. Werke, Bd. 4, p. 271 Ibid., p. 308. Ibid., p. 273. Ibid., p. 440.

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bien sûr, son origine d’un inguérissable manque de confiance en soi. Zürn admire les «forts», ceux qui, à la manière de Paul Schatz, semblent doués d’une vitalité et d’une énergie inépuisables et qui ne craignent pas de déplaire. C’est uniquement pour complaire à ses amis qu’il le raille. En réalité, il est subjugué par lui: «Gottlieb fut à nouveau immédiatement enthousiasmé par cet homme. Quel type! Cette fermeté dans le visage. Cet homme avait du style […] Bronzé et de bonne humeur, Schatz se tenait là dans son costume démodé à raies blanches et bleues avec lequel il portait un gilet bleu pâle […] Zürn devait se forcer pour ne pas le regarder fixement. Il ressemblait déjà vraiment à une œuvre d’art, si dans une œuvre d’art une partie renforce l’autre.»26 Dans la vente aux enchères où a lieu cette rencontre, Paul Schatz, bien entendu, l’emporte sur Zürn et acquiert la lampe Jugendstil qui représente pour lui un équivalent réduit de la villa qu’il convoite. Le chapeau de la lampe est soutenu par la représentation d’une femme nue «extatiquement tordue», ce qui illustre la dimension érotique du combat perdu par Gottlieb. A la suite d’un accident d’automobile provoqué par Gottfried, la statuette est brisée et Schatz, grand seigneur, «partage la belle» en en remettant la moitié à son concurrent. «C’était comme si Schatz voulait lui faire honte».27 En effet, il réussit toujours à avoir le dernier mot. Posé ensuite devant son bureau, sous ses yeux, le fragment de femme nue fera penser constamment Zürn à Paul Schatz. Aussi bien ses amis que sa femme disent à Gottlieb qu’il est un enfant. De l’enfance, il a en effet gardé la prédominance du principe de plaisir sur celui de réalité. Aussi le quotidien lui pèse-t-il et préfère-t-il se réfugier dans l’univers du rêve. Zürn lui-même médite sur le décalage entre l’âge officiel et l’âge réel de ceux qui l’entourent A lui-même, le quasi-quinquagénaire ne s’attribue pas plus de douze ou quinze ans, il est un adolescent obsédé par le corps des femmes.28 Immature aussi dans le domaine de l’argent. Les soucis d’argent permanents dans lesquels se débattait sa mère devenue prématurément veuve continuent à conditionner ses propres relations à l’argent: la peur de manquer alterne avec des achats somptuaires compulsifs presque aussitôt regrettés!29 Dans ses moments de découragement, il ressent la nostalgie de la protection que lui apportaient les bras de sa mère,30 une sensation renouvelée dans la dernière scène où il ne trouve le sommeil après son échec que grâce 26 27 28 29 30

Ibid., p. 395. Ibid., p. 398. Le motif du voyeurisme apparaît à plusieurs reprises dans le roman. Cf. p. 258, pp. 302-303. Cf. l’achat en une seule après-midi d’un tapis de prix et d’un appareil photo. Ibid., p. 344. Ibid., p. 438.

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à l’énergie que lui transmet sa femme Anna, la femme forte, non seulement la maîtresse du foyer, mais aussi celle qui dans la conduite des affaires se révélera la plus efficace. Elle réalisera la seule vente importante réussie par le couple. Désormais, c’est elle qui affrontera à la place de son mari le monde extérieur. La plupart des romans de Walser sont des Eheromane dans lesquels l’institution du mariage paraît aussi bien nécessaire qu’impossible, aussi bien enrichissante que frustrante. Il en est de même de la famille. Les quatre filles des Zürn – Walser sait transformer sa vie de famille en matière romanesque – et en particulier la mystérieuse maladie de la plus jeune, Regina, accaparent totalement l’attention d’Anna, apparemment davantage mère qu’épouse, ce qui ne manque pas de provoquer quelques frustrations chez l’«enfant» abandonné, Gottlieb, et quelques insatisfactions sexuelles chez l’adulte. Un motif que le roman suivant La Chasse développera amplement. Lorsque le lecteur retrouve Gottlieb Zürn dans La Chasse il a quelques années de plus et a dépassé la cinquantaine. Il habite toujours la même villa et est marié à la même femme, mais seules deux des quatre filles habitent encore avec leurs parents, dont Julia en pleine crise d’adolescence qui menace d’abandonner le lycée. Gottlieb laisse maintenant faire l’essentiel du travail d’agent immobilier à sa femme et se contente de tenir la comptabilité et de rédiger les annonces. En fait, il passe beaucoup de temps enfermé dans son bureau, qui est son refuge, à rêvasser et à ne rien faire. Le différend sexuel s’est aggravé. Dans le chapitre initial, Gottlieb tente de séduire Anna qui, le matin, travaille au jardin en chemise de nuit transparente, mais celle-ci décourage sa tentative de rapprochement par une manœuvre de sabotage érotique particulièrement brutale. Cette situation de stagnation est brusquement interrompue par deux événements: l’arrivée chez les Zürn d’une provocante jeune femme, Gisi, comme locataire d’un appartement de vacances et la fugue de Julia. Gottlieb répond aux avances érotiques de Gisi dès le soir de son arrivée au cours d’un bain nocturne, mais elle et son mari quittent les lieux dès le lendemain, laissant Gottlieb pantelant de désir, incapable de comprendre ce qui lui arrive. Il n’a plus désormais qu’un souhait: retrouver celle qui ne cesse de l’appeler au téléphone pour lui demander de la rejoindre. Mais comment quitter la maison sans raison? La recherche de Julia et une nouvelle possibilité d’obtenir un mandat pour une maison d’exception lui permettent de s’échapper. Dans Mi-temps, Walser avait décrit un autre homme marié, Anselm Kristlein, descendant prudemment l’escalier de son immeuble à la manière «d’un déserteur qui se trouve encore sur le territoire de la caserne».31 Gottlieb 31

Halbzeit. Werke, Bd. 2, p. 79.

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Zürn, de la même manière, se voit comme un prisonnier qui s’évade, un individu en rupture de ban, qui part, non seulement pour vivre une aventure érotique, mais pour connaître une vie plus pleine et plus riche. La «vraie» vie ne peut que se situer ailleurs, au dehors. Il lui semble qu’il doit répondre à «l’appel de la vie».32 Cette chasse au bonheur donne son titre au livre, mais Gottlieb est-il vraiment le chasseur? Ne serait-il pas le gibier de cette Gisi qui ne cesse de le harceler? Et à qui il est obligé de penser sans cesse contre sa volonté, au point de se demander s’il n’est pas simplement la proie de l’instinct sexuel: «Juin est un mois jeune, pensa Gottfried, et il ne ressentit que son âge et il aurait préféré se languir après Anna plutôt qu’après Gisi. Mais il n’y arriva pas. Le lien semblait vraiment rompu.»33 Gottlieb va-t-il connaître, grâce à Gisi et à son «génie de l’érotisme», après tant d’années et de décennies de refoulement trop bien réussi de «l’attente de l’enfance et de la jeunesse», l’expérience enivrante d’une satisfaction immédiate et absolue du désir? Va-t-il pouvoir effacer «les exercices trop efficaces de l’adulte pour se limiter et détruire ses rêves»?34 Il n’en sera rien, bien sûr. La promesse ne sera pas tenue et l’adulte ne pourra réaliser les fantasmes de l’adolescence. L’équipée érotique de Gottlieb tourne à la farce, à une Don Quichotterie. Gisi a bien arrangé pour lui une rencontre à trois, mais Annette, l’amie qu’elle a recrutée, tombe dans un délire paranoïaque, et Gottlieb prend la fuite, pour aussitôt regretter son manque de courage: «Il avait raté la chance de sa vie […] Mon Dieu, pourquoi n’était-il pas resté? Idiot, idiot.»35 C’est à ce moment qu’il évoque son vieux rival et «saint patron en érotisme», Paul Schatz, qui, bien sûr, se serait comporté tout autrement. Paul Schatz, l’incarnation de la virilité qui lui manque.36 Son aventure se termine par un triste coït avec une femme frustrée qui ne lui accorde même pas le mandat exclusif qu’il espérait obtenir en lui rendant visite. Une fois de plus, c’est Kaltammer qui emporte l’affaire. Julia est revenue à la maison sans qu’il y soit pour grand-chose, car dans sa «chasse» de Julia, Gottlieb a manifesté encore une fois sa nature enfantine, son incapacité «à se comporter comme il devait et voulait se comporter». Confronté à un jeune homme qui a joué un rôle dans la disparition de sa fille, il s’apostrophe: «Mon Dieu, toujours ces égards envers les autres et ce 32 33 34 35 36

Der Augenblick der Liebe, p. 238. Die Jagd. Werke, Bd. 4, p. 516. Ibid., p. 528. Ibid., pp. 560-561. Zürn évoque en particulier la scène tirée de la Maison des cygnes (chap. 5, p. 406) dans laquelle il l’a épié en train de faire des propositions sans équivoque à une cliente sans se laisser rebuter par ses refus: «et c’était cette obstination qui était vraisemblablement virile» (Jagd, p. 564).

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désir d’éviter de blesser. Va donc et flanque lui en une ou intimide le habilement avec des menaces mensongères. Mais fais quelque chose!»37 Mais son interlocuteur est un gentil géant à qui Gottlieb demande fort poliment des nouvelles de Julia et qu’il quitte en le remerciant et en lui serrant la main! Gottlieb revient donc chez lui. Car le héros walsérien ne part que pour revenir. Il balance perpétuellement entre le désir de liberté qui le conduit à fuir et celui de l’enracinement et de la sécurité qui l’incite au retour. Dans le train qui le ramène chez lui, il psalmodie le nom de sa femme, le seul point fixe de son existence. Une figure presque mythique de la permanence: «Il s’effrite, elle subsiste.»38 La relation est-elle définitivement détruite? se demande-t-il, avant qu’Anna ne prenne l’initiative de retrouvailles sur l’oreiller. C’est ainsi que, chez Walser, tout s’arrange finalement sans que rien ne se résolve. Dans les dernières pages, Gottlieb nageant dans le lac se sent même en harmonie avec l’univers: «On pouvait donc nager jusqu’au soleil. Gottlieb pouvait tranquillement se laisser aller à de telles fantaisies, il savait qu’il ferait demi-tour à temps.»39 Il est incurablement raisonnable. De La Maison aux cygnes à La Chasse l’évolution thématique est visible. L’analyse des conséquences psychologiques de la dépendance et de la concurrence propres à la société capitaliste s’efface au profit de thèmes plus intimes. La nouvelle défaite professionnelle de Zürn n’est qu’un faible rappel de celle vécue avec «la maison aux cygnes», concurrents victorieux et compagnons d’échec sont moins présents. Zürn désormais refuse de prendre part au jeu social de la domination, imité en cela par sa fille Julia. Elle est un agneau dans un monde régi par les loups, ce dont son père s’inquiète: «Il faut pourtant t’imposer, mon enfant! Que deviendras-tu si tu te contentes d’écouter les autres?»40 Mais il fait la même chose. Il refuse le combat, fait semblant de se soumettre, acquiesce: «On ne peut se sauver que par l’absence de résistance, la faiblesse.» 41 Le retour à la maison, dans la cellule familiale et le couple dans lequel il est l’élément dominé symbolise cette attitude. Zürn commence à ressembler à un personnage de l’autre Walser, Robert, dont Martin apprécie infiniment l’œuvre.42

37 38 39 40 41 42

Ibid., p. 525. Jagd. Werke, Bd. 4, p. 603. Ibid., p. 626. Ibid., pp. 188-189. Ibid., p. 174. Dans Das Schwanenhaus déjà, Gottlieb arrivait à la conclusion: «Nur wer nichts mehr macht, leidet nicht mehr. Wer handelt, leidet» (ibid., p. 344). MAGENAU (note 8), p. 382.

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Dans ses leçons de poétique de Francfort de 1980,43 Martin Walser avait axé ses réflexions sur le roman sur la notion d’ironie mise en rapport avec la conscience de soi. Il avait d’abord opposé à l’ironie authentique, celle de Socrate et de Fichte, la version édulcorée de l’ironie romantique définie par un Friedrich Schlegel. Il avait surtout montré les limites de l’ironie «bourgeoise» à l’œuvre dans le roman de Thomas Mann, fondée sur l’assurance d’un sujet bourgeois sûr de ses privilèges. Cette conception de l’ironie, si elle donne naissance au personnage de l’ironiste affirmant sa liberté par rapport au réel, ne peut donner lieu au «roman ironique» qu’à l’inverse Franz Kafka et Robert Walser ont illustré. Dans Jakob von Gunten de Robert Walser, modèle de l’anti-roman de formation, longuement analysé dans l’essai, les élèves de l’institution Benjamata sont systématiquement dressés à ne rien attendre de la société et du monde, à aller vers la défaite et l’échec. Mais le héros approuve la perspective de ne pas avoir d’avenir et fait l’éloge du monde qui est responsable de son anéantissement. Son idéal de vie est la soumission, l’insignifiance sociale, dont il tire paradoxalement le sentiment de sa dignité. Cette approbation de son propre assujettissement se retourne dialectiquement contre le monde tel qu’il est. Il en va de même du Gregor Samsa de La Métamorphose. En conclusion: Ces héros disent «oui» au «non» que les circonstances leur opposent. Cette tentative de négation de soi produit le style ironique, tandis que l’autre littérature ne parvient qu’à produire le héros ironique, l’ironiste, qui utilise cette ironie pour légitimer le privilège de son existence bourgeoise […] Seule l’approbation de l’identité négative est, à mon sens, l’élément dans lequel le style ironique peut se développer.44

Cette analyse philosophico-littéraire serait incomplète si on ne considère pas l’enracinement social du phénomène. Ce que Kafka et Robert Walser mettent en lumière, précédés en cela par Jean Paul, c’est en fait la fragilité de la conscience de soi du petit bourgeois jamais ontologiquement justifié contrairement aux privilégiés de la société. En poussant cette absence d’assurance jusqu’à la négation de soi, jusqu’à l’identité négative, l’ironie romanesque dévoile l’injustice du monde: «Elle reconnaît, comme l’a dit Hegel, comme valable ce qui a cours. Mais justement c’est en tentant si désespérément d’approuver ce qui existe, qu’elle révèle les défauts de cette réalité.»45 La glorification du monde tel qu’il est par Jakob von Gunten représente en fait une critique féroce de ce même monde: «Quand quelqu’un, ce qui arrive souvent à Jakob, succombe sous le poids de certaines conditions et entonne, pendant qu’il s’effondre, un chant de louanges aux conditions qui l’écrasent, 43 44 45

Selbstbewusstsein und Ironie. Frankfurter Vorlesungen. Werke, Bd. 12, pp. 443-601. Ibid., p. 584. Ibid., p. 598.

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cela produit le ton ironique. Et celui-ci retire vraisemblablement à ces conditions plus de légitimité que toute critique directe.»46 L’attitude de Zürn va incontestablement dans le même sens. Il fait bien partie de ces «spécialistes de l’infériorité»47qui se défendent en battant en retraite. En abandonnant toute ambition, il limite sa dépendance par rapport à autrui. Mais cette stratégie de survie, en même temps, met radicalement en cause les lois qui régissent l’existence sociale. Les années passent. Dans le troisième volume de la trilogie, sans doute le plus réussi et le plus riche, L’Instant de l’amour, Zürn a dépassé la soixantaine. Ses filles ont toutes quitté la maison. Anna mène désormais seule les transactions immobilières. C’est alors qu’il reçoit la visite d’une jeune universitaire germano-américaine qui a entrepris un doctorat sur la réception en Allemagne du matérialiste français du XVIIIe siècle, La Mettrie. Nous apprenons à cette occasion que Zürn a, dans le passé, publié, sous un pseudonyme, deux articles sur ce philosophe. Sa transformation en intellectuel, même s’il se définit lui-même comme «un poète qui se tait, un penseur amateur»,48 est donc maintenant achevée. Entre Gottfried et la jeune Beate Gutbrod s’engage une partie de ping-pong verbal, dont Anna est exclue, et qui exprime la rapidité et l’intensité du lien qui s’est immédiatement créé entre eux. Anna s’éloigne les laissant seuls. C’est l’«instant de l’amour»49 fondé sur une intimité immédiate sans que les corps soient concernés autrement que par la parole et le regard, la bouche et les yeux. La visiteuse s’en va. Le premier chapitre («venir, partir») est donc le récit d’une brève rencontre qui arrache Gottlieb brutalement à la stagnation, qui le réveille. Séparés par l’Océan, Beate et Gottlieb communiquent par lettres et téléphone. Paradoxalement, ce chapitre porte le titre «se trouver». La séparation favorise en effet le travail du désir. La perspective narrative est celle de Beate dont la passion est poussée à l’incandescence par l’absence et qui est entièrement habitée par l’image de l’homme aimé. Mais elle est bien obligée 46 47 48 49

Ibid., p. 599. «Unterlegenheitsspezialisten». Martin WALSER, Auskunft. 22 Gespräche aus 28 Jahren. Hrsg. von Klaus SIBLEWSKI, Frankfurt a/M 1991, p. 196. Walser range dans cette catégorie Helmut Halm, Franz Horn, Xaver et Gottlieb Zürn. Der Augenblick der Liebe, p. 80. L’expression est tirée de Hyperion, «Was ist alles, was in Jahrtausenden die Menschen taten und dachten, gegen Einen Augenblick der Liebe? Es ist aber auch das Gelungenste, Göttlichschönste in der Natur! Dahin führen alle Stufen auf der Schwelle des Lebens. Daher kommen wir, dahin gehen wir.» Friedrich HÖLDERLIN, Sämtliche Werke und Briefe. Hrsg. von Jochen SCHMIDT in Zusammenarbeit mit Katharina GRÄTZ, Frankfurt a/M. 1994, Bd. 2, pp. 64-65. Il est à remarquer que ce moment exceptionnel est revécu un peu plus tard par Gottlieb avec Anna (Der Augenblick der Liebe, p. 41).

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de remarquer, pour les déplorer, les prudences de Gottlieb, ses hésitations, son refus de se laisser entraîner comme elle par la passion. En même temps elle décrit le cadre universitaire dans lequel elle vit, en conférant au roman un aspect de campus novel. Le brutal Rick Hardy fait son apparition. Beate fait inviter Gottlieb au premier colloque La Mettrie aux Etats-Unis. Celui-ci envoie à Béate le texte de sa communication d’un ton très personnel avant de débarquer aux Etats-Unis. Beate et Gottlieb vont passer clandestinement quelques jours et quelques nuits ensemble dans un hôtel à Berkeley, lieu du colloque, puis dans l’appartement de Beate à Chapel Hill. Malgré l’intensité de leur union charnelle, Gottlieb n’est jamais au diapason de la passion de sa jeune partenaire. La rencontre est donc en même temps un mouvement de séparation progressif (titre du chapitre: «s’éloigner l’un de l’autre»). A deux reprises, Gottlieb avance la date de son retour et retrouve bientôt Anna. Cependant dans le dernier chapitre («le tournant»), il rêve d’un nouveau départ vers les Etats-Unis. Le faire-part de mariage de Beate qui annonce son mariage avec Rick Hardy met un point final à l’aventure. Zürn éprouve dans sa vie quotidienne l’impression persistante, typique des personnages masculins walseriens, d’être un captif. Son équipée américaine présente donc les caractères d’une évasion et d’une fuite. Est-elle pour autant une libération? En réalité, Zürn emporte avec lui ses chaînes, c’est-àdire sa vie passée. Mais dans la pensée de La Mettrie, il a du moins trouvé les principes d’une libération théorique. Aussi dans la relation entre Beate et Gottlieb, La Mettrie est toujours présent, il est le «patron»,50 dont ils citent les aphorismes, «Saint Julien Offray» est leur saint intercesseur.51 Il a, en effet, proclamé le droit au plaisir et affirmé que le bonheur était possible à condition de se débarrasser des fantômes idéologiques qui lui font obstacle. Dans la seconde partie très personnelle de sa communication, Zürn expose – en opposition à toutes les règles de l’«objectivité» et de la distance académiques – ce que La Mettrie représente pour lui. Cet exposé «le contenait tout entier»,52 car il a fait comme Montaigne et La Mettrie lui-même, il y a exposé la philosophie qui correspondait à son être individuel, celle que ses sens et son organisation particulière lui ont dictée. La Mettrie lui a appris que l’éducation est une «formation à la captivité», qu’elle impose à l’individu une personnalité qui n’est pas la sienne, qu’elle le réduit. Mais l’individu apprend à tromper son entourage et à développer des personnalités multiples dont chacune est authentique dans l’instant. 50 51 52

Der Augenblick der Liebe (note 6), p. 87. Ibid., p. 95. Ibid., p. 166.

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Quant au succès de la fuite, il reste douteux: «Quelles que soient les évasions que tu as préméditées et exécutées, tu t’es enfui en prisonnier, et là où tu es arrivé, tu étais un prisonnier en fuite.»53 C’est la culpabilité qui retient le captif: «Chaque tentative pour te sentir libre ou même te comporter librement a abouti jusqu’à présent au sentiment de culpabilité. La conscience innée ou acquise par l’éducation est le sentiment le plus puissant, le plus vigilant, le plus impitoyable, le plus difficile à tromper que tu puisses ressentir.»54 La déconstruction par La Mettrie du remords et de la mauvaise conscience est donc pour Zürn un point essentiel de son message philosophique. Le Bien est en fait une norme sociale contre laquelle l’individu n’ose pas se rebeller: «Tu es le captif, cela signifie que tu ne dois pas dire, ce que tu penses, tu ne dois pas agir, comme tu veux, mais que tu dois vivre comme tu dois.»55 Obligé de taire ce qu’il a de plus personnel et de renoncer aux actes qui lui tiennent le plus à cœur, l’individu mène une existence qui lui est imposée par les autres et adopte une personnalité qui n’est pas la sienne. Ce n’est que dans le rêve qu’il a sa volonté propre. Le rêve est le domaine de la liberté, de l’absence de culpabilité, le réveil en revanche «c’est la chute du captif dans sa misère. Le mutisme. La négation de son être». Son espoir: «Un jour la vie obéira au rêve.»56 De l’aliénation absolue naîtra dialectiquement la possibilité d’une rupture et Zürn termine par un vibrant hommage à celui «qui a rompu les chaînes du préjugé et du sentiment de culpabilité, Julien Offray de La Mettrie».57 L’idée de libération au centre de la pensée de La Mettrie s’est incarnée pour Zürn dans l’amour de Beate et dans le mythe américain du «pays de la liberté». On comprend l’exaltation de Beate à la lecture de ce texte qu’elle doit traduire en anglais, c’est pour elle «l’Evangile de la libération», «la bonne nouvelle», et elle se voit elle-même en «libératrice».58 La suite lui montrera qu’elle s’illusionne. La Mettrie a été de son vivant violemment attaqué et systématiquement discrédité, non seulement par les théologiens qui lui reprochaient son athéisme, mais aussi par ceux qui auraient dû être ses alliés, les représentants «officiels» des Lumières, tels Diderot ou Lessing. Ce qui inspire à Zürn ce commentaire: «Jusqu’à aujourd’hui, il arrive que les intellectuels qui ont acquis la notoriété, donc de l’influence, donc du pouvoir, cherchent à évincer de la corporation un autre intellectuel qui leur déplaît.»59 Par cette 53 54 55 56 57 58 59

Ibid., p. 128. Ibid., p. 129. Ibid. Ibid., p. 130. Ibid., p. 131. Ibid., pp. 131-132. Ibid., p. 124.

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actualisation, Walser ouvre le procès du «politiquement correct» dont il fut une des cibles privilégiées et qui ne va pas tarder à se manifester dans l’action romanesque. Zürn, dans son développement sur le remords, s’était appuyé sur Le discours sur le bonheur de La Mettrie dans lequel celui-ci démontrait que le remords, non content de n’être d’aucune utilité pour la vie morale était un des principaux obstacles au bonheur de l’individu,60 il a ainsi écrit «la critique de la mauvaise conscience».61 Bien sûr, Zürn parlait là aussi avant tout de lui-même et de son propre constant sentiment de la faute inoculé par son éducation, il exprimait sa révolte contre la tyrannie d’un Surmoi trop fort. Mais, en introduisant la discussion après la communication lue par Beate, Zürn ayant été victime d’une extinction de voix, Rick Hardy affirme que, sous prétexte de parler de La Mettrie, Gottlieb est venu expliquer dans une université d’élite américaine que les Allemands devaient se débarrasser de tout sentiment de culpabilité par rapport à leur passé, revendiquer une amnistie collective pour le génocide juif. Il est évident que cet épisode trouve son origine dans les polémiques soulevées par le discours prononcé par Martin Walser lui-même en 1998 à l’occasion de la remise du Prix de la Paix à Francfort.62 Walser avait provoqué un scandale en critiquant la ritualisation, voire l’instrumentalisation, du souvenir de la shoah, opposant à la repentance publique, incessamment reprise, le sentiment intime de la honte. Il affirmait que l’exercice officiel de la repentance finit par provoquer la tentation chez les individus – et il se prend lui-même comme exemple – de détourner les yeux (wegschauen). Traduit dans le langage simplificateur des médias qui s’emparèrent aussitôt de l’affaire, Walser avait invité les Allemands à détourner les yeux. Ce qui était une subtile analyse d’écrivain se transformait en slogan simpliste, moralement et politiquement condamnable. L’image de Walser en fut profondément affectée. C’est ce qui explique que la publication en 2002 de son roman, La Mort d’un critique,63 dans lequel il réglait ses comptes avec Marcel Reich-Ranicki, qui avait si souvent éreinté ses livres, provoqua une véritable hystérisation des médias et de l’opinion publique. Cette fois, Walser n’était plus simplement soupçonné de vouloir tourner la page du génocide, il était 60 61 62 63

Cf. Anti-Sénèque ou Discours sur le bonheur, in: LA METTRIE, Œuvres philosophiques, Paris, Fayard 1987 (Corpus), t. 2, pp. 237-295. Der Augenblick der Liebe, p. 169. Martin WALSER, Friedenspreis des deutschen Buchhandels 1998. Erfahrungen beim Verfassen einer Sonntagsrede. Mit der Laudatio von Frank Schirrmache, Frankfurt a/Main 1998. Tod eines Kritikers (2002). Sur les polémiques récentes autour de Martin Walser on consultera Dieter BORCHMEYER, Helmut KIESEL (Hrsg.), Der Ernstfall. Martin Walsers ‹Tod eines Kritikers›, Hamburg 2003.

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carrément accusé d’antisémitisme violent, voire meurtrier. Pendant un temps, il devint de bon ton dans certains milieux de gauche d’aller troubler les lectures publiques de Walser! Le même genre de procès est fait à Zürn. Celui-ci, par la suite, résume son intervention, telle que ses contradicteurs l’ont perçue, ainsi: «Un Allemand essaie à l’aide du réalisme moral radical de La Mettrie d’escroquer pour les Allemands un acquittement» (p. 183), lui-même est réduit à une étiquette infamante, il est «un négateur de la culpabilité allemande» (ein deutscher Schuldleugner). Zürn réagit avec une ironie rusée à l’agression dont il est victime. Dans sa réponse à Rick Hardy, il rappelle tout d’abord que pour lui, «le prisonnier de sa conscience», La Mettrie représente exclusivement «l’espoir d’une libération» personnelle, puis reconnaît qu’il a eu tort d’aborder le thème et s’excuse publiquement d’avoir oublié qu’en Amérique «il est tout d’abord un Allemand et ensuite seulement, si sa qualité d’Allemand le permet encore, un homme».64 C’est un bel exemple de style ironique. A l’ironie rhétorique – dire le contraire de ce que l’on pense véritablement – s’ajoute l’approbation ironique de l’attaque dont il a été victime. Zürn, par sa soumission, dévoile l’absurdité de la pensée «politiquement correcte» qui cherche son anéantissement comme personne. Mais c’est quand même une défaite qu’il subit, même s’il assure plus tard qu’il s’agit d’une défaite qu’il peut supporter.65 Il abandonne le colloque et se réfugie dans l’ivresse. Le souvenir de ses anciennes défaites dans sa vie professionnelle passée n’a pas entièrement quitté Zürn. Très tôt, il fait, pour Beate, le portrait de ses puissants concurrents, Paul Schatz et Kaltammer,66 et évoque «l’écho du fracas des batailles perdues». Mais il est décidé à ne plus participer aux jeux de pouvoir dans lesquels «on brise celui qui dépend maintenant de vous comme on a été soi-même brisé».67 Zürn découvre immédiatement dans ce milieu de la vie universitaire nouveau pour lui les habituels mécanismes de pouvoir, mais pense qu’il est temps pour lui d’échapper à la dépendance. En se retirant du jeu, il enlève toute efficacité à l’exercice du pouvoir, il le nie. Il est sans doute symbolique qu’à son retour Gottlieb apprenne que Paul Schatz, cette incarnation de l’activité, de la réussite et de la popularité, est mort brusquement. La force et l’énergie ne protègent pas de la mort. L’évolution de la thématique walserienne se confirme dans L’Instant de l’amour. Gottfried est moins confronté à des rivaux qu’à des données sur lesquelles il n’a pas de prise, comme l’âge. Lorsque Anna lui rappelle la 64 65 66 67

Der Augenblick der Liebe, p. 171. Ibid., p. 183. Ibid., pp. 80-83. Ibid., p. 163.

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différence d’âge avec la visiteuse, Gottlieb se révolte et assimile la remarque de sa femme à «un meurtre d’âme»: «Typique d’Anna. Voir tout aussi négativement que possible. Depuis toujours. Toujours tout est déjà fini. Elle te tire vers le bas. Pas intentionnellement. Involontairement.» C’est en fait le rappel du principe de réalité qui l’irrite.68 Il se trouve que Beate ne ressent pas la différence d’âge comme un obstacle à leur amour et évoque les cinquantecinq ans qui séparaient Ulrike von Leventzow de Goethe.69 C’est Gottlieb qui fait de la vieillesse intimement ressentie une expérience non communicable, qui crée inévitablement l’incompréhension. Il n’y a même pas de transition ou de frontière entre la jeunesse et la vieillesse: «Il n’y a que la chute.»70 Les commentaires de sa femme Anna et de Lissi Reinhold, qui réapparaît à la fin du roman vieillie et transformée en caricature d’elle-même comme un personnage de la Recherche du temps perdu, sur les dessins érotiques récemment exposés de Paul Schatz éclairent, par ailleurs, Gottlieb sur le regard que la société jette sur le désir des vieillards. Les deux femmes sont d’accord pour condamner la «lubricité sénile» que ces dessins révéleraient. Gottlieb médite: «Tu ne dois plus, tu n’en as plus le droit. Ils ont une morale qu’ils enveloppent d’une draperie esthético-morale. Non seulement cela ne se fait pas, mais c’est aussi écœurant d’être vieux et lubrique […].»71 Il faut donc que Gottlieb apprenne à cacher cette «lubricité sénile» comme à quinze ans il devait dissimuler «sa lubricité de jeunesse». Le désir, comme facteur de désordre, est donc condamné à se cacher à tout âge. La Mettrie avait raison. La promesse de renouveau née de la conjonction de La Mettrie, de l’Amérique et de la «trop jeune femme» ne sera pas tenue. Zürn transporte dans le Nouveau Monde son monde ancien. S’il revient si vite, c’est, comme il l’analyse lui-même lucidement, parce que «son désir de revenir à la maison semble être plus grand que celui de partir de chez soi».72 A Beate, il parle longuement de ses filles qui reproduisant le modèle parental, entretiennent toutes de leur travail leur chimérique compagnon. L’Instant de l’amour est 68 69

70 71 72

Ibid., p. 29. L’ambivalence des sentiments de Gottlieb envers sa femme est révélée dans un curieux rêve éveillé dans lequel il provoque un naufrage de leur voilier pour la faire disparaître avant de la sauver de la noyade! Ibid., pp. 38-43. C’est une annonce du roman Ein liebender Mann (2008) consacré à cet épisode de la vie de Goethe, dans lequel le motif de la vieillesse est central. Sur cette œuvre, cf. notre étude, «L’Eternel Werther. A propos du roman de Martin WALSER, Ein liebender Mann», in: L’amour au présent. Histoires d’amour de 1945 à nos jours. Mélanges en l’honneur d’Ingrid Haag. Edité par Karl Heinz Götze et Katja Wimmer, Frankfurt a.M….2010, pp. 246-255. Ein Augenblick der Liebe, p. 200. Ibid., p. 231. Ibid., p. 205.

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aussi et surtout un chant d’amour conjugal. Victime d’une extinction de voix et menacé d’être pris dans les rouages d’une médecine hyper-technicienne et mercantile, Gottlieb se tourne aussitôt vers Anna pour qu’elle le sauve avec ses remèdes traditionnels. Il ne cesse de penser à elle: «Il pensait à Anna […] Il voulait retourner vers Anna. Cette jeune femme assise en kimono là sur le lit éveillait en lui le désir d’être auprès d’Anna.»73 Ce que Gottlieb préférerait, ce serait de lui «parler une soirée entière, une nuit entière d’Anna»74 ou lui dire que certains de ses gestes lui rappelaient sa femme avec qui elle partageait bien des traits.75 La victime de l’histoire, ce sera Beate. Elle a trop cru à cet amour pour supporter l’échec et au moment de la séparation, elle annonce qu’elle abandonne son doctorat et qu’elle s’est fait la promesse de ne plus tomber amoureuse: «plus jamais».76 Gottlieb retrouve donc Anna. A la dernière page du roman, sur la terrasse où est apparue l’inconnue, il lui propose le voussoiement sans doute pour réintroduire la distance de l’altérité entre eux. Puis il rejoue avec elle, à la dernière page du roman, la scène initiale de la rencontre avec Beate. De cette manière, dans le jeu verbal et la transposition littéraire, peut s’opérer la synthèse utopique entre les deux femmes, mais plus généralement encore celle entre la permanence et l’aventure, le dedans et le dehors. Les derniers mots de Gottlieb le velléitaire sont «je veux». Saurait-il enfin ce qu’il veut? Un peu auparavant s’est opérée une importante transformation de sa philosophie de vie. La Mettrie, le matérialiste hédoniste, ennemi de toute métaphysique cède la place à Pascal et à son angoisse devant la condition humaine. Est-ce une étape nouvelle dans son évolution ou une retombée dans la mauvaise conscience et l’assujettissement au Surmoi? Le roman se garde bien de fournir une réponse à cette question.

73 74 75 76

Ibid., pp. 186-187. Ibid., p. 184. Ibid., p. 193. Ibid., p. 206.

III. CIVILISATION ET HISTOIRES DES IDÉES

Réflexions sur les relations entre littérature et «histoire des idées»1 Gérard RAULET

Les choses seraient plus simples si l’on pouvait partir d’identités disciplinaires solidement établies. Or, si nul ne conteste l’existence d’une Literaturwissenschaft et d’une Literaturgeschichte en dépit de la multiplicité des méthodes, il n’en va pas de même de «l’histoire des idées». Toutefois, à l’examen, on est en droit de se demander si la science ou l’histoire littéraire sont aussi assurées de leur identité qu’il le semble au premier abord. C’est la raison pour laquelle je ne commencerai pas en tentant de cerner l’identité problématique de l’histoire des idées, mais m’appliquerai d’abord à montrer que l’histoire des idées et la littérature se rencontrent sur le terrain d’une égale vulnérabilité qui fait de l’une et de l’autre, pour des raisons historiques différentes, des partenaires obligés et les incite à faire de cette nécessité une vertu et à en tirer des effets féconds (car la vertu n’est pas forcément stérile).

I. Ni l’histoire sociale de la littérature, ni même la plus stricte philologie ne peuvent s’épargner de tenir compte dans leurs approches non seulement de l’inscription historique et culturelle, ou civilisationnelle, des textes mais aussi de leur propre inscription dans une épistémé. Aucun des grands représentants de la tradition philologique, d’August Böckh à Dilthey, n’a jamais négligé cette dimension, pas plus que les historiens du XIXe siècle, qu’on caricature volontiers en positivistes, ne l’ont ignorée. Loin d’avoir été seulement le siècle du positivisme le XIXe a surtout été celui de l’herméneutique. Or, cette dernière, indissociable des Geisteswissenschaften, constituait à la fois leur spécificité méthodologique et leur ventre mou.

1

Pour rendre un hommage d’amitié à Maurice GODÉ il s’imposait que je choisisse un sujet qui fasse écho à son engagement pour toutes les composantes de la germanistique et qui évoque aussi son association à l’entreprise collective du Groupe de recherche sur la culture de Weimar.

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La vague des «sciences de la culture» qui a déferlé sur les pratiques disciplinaires établies depuis les années 1980 a su profiter du pli de l’armure. Il est particulièrement frappant que les représentants des Kulturwissenschaften soient pratiquement tous issus des facultés de littérature et de philologie – avec un renfort des philosophes et des sociologues, mais plutôt pour la version «dure» des sciences de la culture, celle qui est branchée sur le hardware et qui s’est fait sa place dans les facultés sous l’appellation de Kommunikationswissenschaften ou de Medienwissenschaften. S’il existe aujourd’hui des départements de sciences de la culture dans bon nombre d’universités allemandes, la plupart de ceux qui en occupent les chaires sont à l’origine des philosophes, des sociologues, des germanistes, des anglicistes, etc.2 La manifestation la plus radicale de cette révolution a été l’affirmation par les sciences de la culture de la textualité non seulement des textes mais de toute expression culturelle. Cette extension de la notion de «texte», comme par ailleurs celle de «discours», a abattu les frontières traditionnelles qui, dans les sciences humaines, perpétuaient l’idée qu’il y avait plus de substance objective ou matérielle en sociologie ou en histoire qu’en philosophie ou en littérature. Il n’est que de jeter un regard rétrospectif sur la façon dont l’irruption des sciences de la culture a été vécue par les historiens allemands pour prendre la mesure de cette abolition radicale de la prétention de positivité, sinon d’objectivité. Les Cultural Studies – dans leur version britannique originelle – ne se concevaient pas comme antithétiques par rapport aux sciences sociales; elles entendaient au contraire analyser les relations entre le culturel et le social.3 Le tournant vers la textualité a mis à mal ces rapports de bon voisinage et de complémentarité. Du côté anglo-saxon il a été proclamé en 1983 par l’étude de Gareth Stedman Jones sur le chartisme, Languages of class.4 Pour Stedman Jones la «classe» n’est plus seulement une catégorie sociale et politique mais une formation culturelle relevant de l’ordre du discours. Dans «Is All the World a Text?» l’historien Geoff Eley, 2

3 4

Ainsi Hartmut BÖHME à l’Université Humboldt. H. Böhme, qui est aussi germaniste, a publié avec son frère Gernot – qui avait été assistant à l’Institut Max Planck de recherches sur les conditions de vie dans le monde scientifique et technique, créé par Habermas et Weizsäcker à Starnberg, entre 1970 et 1977 – l’ouvrage remarqué Das Andere der Vernunft, Frankfurt/M., Suhrkamp 1983. On peut citer encore Thomas MACHO, également à l’Université Humboldt, Elisabeth BRONFEN, angliciste à Zurich, Gerburg TREUSCH-DIETER (Institut de sociologie de la Freie Universität), etc. Cf. Stuart HALL, «The Intellectual Development of the Center», Stencilled Paper of the CCCS [Centre for Contemporary Cultural Studies], Birmingham, Novembre 1972. Gareth Stedman JONES, Languages of Class: Studies in English Working Class History 1832-1982, Cambridge, Cambridge University Press 1983.

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l’un des esprits les plus vigoureux quant au renouvellement des cadres de la réflexion historique, s’en fait l’écho dans les termes suivants: In fact, we need an opposing conception of identity which stresses its non-fixity and sees it as an unstable ordering of multiple possibilities whose provisional unity is managed discursively through language and is only ever constituted through incompletely factors of difference.5

Dans le paysage universitaire allemand, le tournant vers la textualité a été vécu comme un brutal changement de conjoncture.6 Les historiens Wolfgang Hardtwig et Hans-Ulrich Wehler n’ont pas hésité à qualifier les Kulturwissenschaften de «slogan révisionniste».7 Dans un article du journal Die Zeit Hans-Ulrich Wehler exprima sa crainte qu’à force de s’intéresser à l’habitus, aux modes de comportement, les sciences sociales ne perdent de vue les dures réalités de la domination et de l’inégalité.8 De fait, l’histoire sociale, qui tenait en Allemagne le haut du pavé après le difficile repositionnement de la science historique au lendemain du national-socialisme et du débat sur le Sonderweg allemand, succombait elle aussi au soupçon d’être un «métarécit» et d’alimenter un «grand discours». Ce débat se répercute sur ce qu’il faut entendre par multi-, pluri- ou interdisciplinarité, c’est-à-dire sur la restructuration de la cartographie et de la légitimité des disciplines. L’irruption des Kulturwissenschaften n’a en rien clarifié la situation, mais elle a eu l’indéniable mérite de provoquer une prise de conscience. Elles ont au premier chef jeté un pavé dans la mare de la pratique «conservatrice» de l’interdisciplinarité, «qui conforte les disciplines dans leur identité par un rituel de transgression de leurs frontières».9 Quant à savoir si elles peuvent lui opposer un concept suffisamment solide – mises à part les outrances des Kommunikationswissenschaften –, rien n’est moins sûr au vu des pratiques arbitraires qu’elles induisent, en particulier chez les littéraires. Pratiquées honnêtement, les Cultural Studies ambitionnent seulement d’articuler plutôt que de construire – au risque de la juxtaposition. Parce que la «culture» est un système complexe de désarticulation et de 5 6

7 8 9

Geoff ELEY, «Is All the World a Text? From Social History to the History of Society Two Decades Later», Octobre 1990 (working paper). Pour une discussion plus détaillée de cet affrontement voir Heidemarie UHL, «‹Kultur› und/oder ‹Gesellschaft›. Zur ‹kulturwissenschaftlichen Wende› in den Geschichtswissenschaften», in: Lutz MUSNER/Gotthart WUNBERG (dir.), Kulturwissenschaften. Forschung, Praxis, Positionen, Wien, WUV 2000, pp. 220-236. Wolfgang HARDTWIG/Hans-Ulrich WEHLER, «Einleitung», in: Id. (dir.), Kulturgeschichte Heute, numéro spécial de Geschichte und Gesellschaft, 1996. Hans-Ulrich WEHLER, «Von der Herrschaft zum Habitus», in: Die Zeit, N° 44, 25.10.1996, p. 40. Rolf LINDNER, Die Stunde der Cultural Studies, Wien, WUV 2000, p. 17.

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réarticulation («articulation» est un concept clef de Stuart Hall10), elles peuvent seulement espérer établir des connections, «cartographier des relations».11 Au nom de la complexité, les Cultural Studies refusent toute réduction à un modèle d’interprétation dominant et unique, et notamment tout autant les interprétations indexées sur la longue durée des «grands récits» que tout ce qui ressemble à un macro-modèle d’interprétation et les déterminations à sens unique: on ne peut, dit Lawrence Grossberg, pas plus expliquer les relations entre les sexes uniquement par des relations économiques ou de classes qu’à l’inverse expliquer les relations économiques ou de classes par les relations entre les sexes. La métaphore spatiale de la cartographie est révélatrice d’une attitude extrêmement réservée à l’égard de toute philosophie de l’histoire qui puisse ressembler à un «grand récit». Mais il faut faire justice au passage des abus que cette abstinence post-moderne a engendrés. Car le mapping inspire aussi – à l’inverse de la définition modeste de Grossberg – l’arrogance de pratiques pseudo-philologiques qui consistent à mettre tout en relation avec tout et avec n’importe quoi. Pour Elisabeth Bronfen «le cross-mapping a pour objet de découvrir et de relever des similitudes entre des œuvres esthétiques pour lesquelles on ne peut pas établir de relations intertextuelles univoques au sens d’influences pouvant être explicitement identifiées».12 Dans ce cas, non seulement l’effet de connaissance est douteux mais l’auteur et le lecteur se repaissent du sentiment de brasser de la «culture»; ils reconstituent dans le dos des fondateurs des Cultural Studies une conception élitiste de la Culture avec un grand C, consistant à reconnaître (ou à supposer) la présence de Shakespeare ou de E.T.A. Hoffmann dans tel ou tel film que «tout le monde doit avoir vu».13 C’est la Culture au service des bobos – au moins ça nous fait du public, se réjouissent certains universitaires. 10 11 12 13

Stuart HALL, «On Postmodernism and Articulation. An Interview with Lawrence Grossberg», in: David MORLEY/Kuan-hsing CHEN (dir.), Critical Dialogues in Cultural Studies, New York, Routledge 1966. Lawrence GROSSBERG, «Die Definition der Cultural Studies», in: Lutz MUSNER/ Gotthart WUNBERG (dir.), Kulturwissenschaften. Forschung, Praxis, Positionen, Wien 2002, p. 63. Elisabeth BRONFEN, «Cross-Mapping. Kulturwissenschaft als Kartographie von erzählender und visueller Sprache», in: L. MUSNER/ G. WUNBERG (dir.), Kulturwissenschaften, op. cit., p. 111. En outre, cette démarche, qui se réclame (à mon sens scandaleusement) des «énergies sociales», fait de la notion d’énergie une espèce de «métaphysique de la Culture» (ibid., p. 111) qui, dans sa pratique interprétative, opère avec des catégories floues et lourdes en même temps («Nachleben», «Überleben» – qui oscillent entre vitalisme et psychologie collective). On est là évidemment très loin de l’inspiration première des Cultural Studies, qui consistait à rendre justice à des mondes vécus, à ce que Williams appelait «structure of feeling».

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II. Les Cultural Studies sont nées d’une crise socio-culturelle, marquée dans les années 50-60 par l’accession à la culture d’une jeunesse issue des classes populaires qui manifesta son insatisfaction à l’égard des Literary Studies et comprit rapidement que la réforme du système éducatif anglais, en 1944, visait à ouvrir aux meilleurs éléments des classes populaires l’accès aux Grammar Schools en abandonnant les autres à leur sort.14 Pour ces «angry young men» il s’agissait d’un combat autour du capital culturel comme capital symbolique. «Culture is ordinary» déclare Raymond Williams dans un essai de 1958.15 C’est cet essai, ainsi que, la même année, Culture and Society16 et The Uses of Literacy de Richard Hoggart en 195717 qui furent les textes fondateurs des Cultural Studies. Cette période fondatrice, celle des «extramural teachers» Williams et Hoggart, engagés dans la formation des adultes au sein de la WEA (Workers Educational Association), conduisit à la création du Centre for Contemporary Cultural Studies par Richard Hoggart en 1964 à Birmingham et, dès 1957, à celle de la Universities and New Left Review par Stuart Hall, qui publia d’emblée des articles sur la culture des travailleurs et la culture populaire au sens large. Dans la foulée les Cultural Studies ne purent guère faire autrement que de s’ouvrir à toutes les «cultures». Les Cultural Studies ont été incontestablement un acteur efficace de la découverte de la pluralité et de la diversité, même si leurs dérives nord-américaines les ont instrumentalisées au service d’un communautarisme ethnique.18 A l’inverse l’histoire des idées, du moins telle qu’elle a été pratiquée sur le continent européen, a surtout servi à alimenter les identités nationales. Pourtant, paradoxalement, il existe entre les Cultural Studies et l’histoire des idées un point commun qui touche le cœur de leur identité épistémologique. Leur positionnement est en effet fatalement dépendant de la problématique de l’identité et de la différence. La variante actuelle dont le cross mapping est la caricature reste le reflet de cette situation épistémologique. Qu’on 14 15 16 17 18

Cf. Michael KULLMANN, «The Anti-Culture Born of Despair», in: Universities and New Left Review, N° 4 (1958), pp. 51-54. «Culture is ordinary: that is where we must start» (Raymond WILLIAMS, «Culture is ordinary», in: id., Ressources of Hope, London/New York 1989, pp. 3-18, citation p. 4). Raymond WILLIAMS, Culture and Society, Harmondsworth 1958, ²1976. Cf. également The Long Revolution, 1961. Richard HOGGART, The Uses of Literacy, Harmondsworth 1957, ²1976. Voir sur tout cela le numéro 149 de L’Homme et la Société: Pour une critique des «sciences de la culture», éd. par Anne Chalard-Fillaudeau et Gérard Raulet, 3/2003.

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parle de différence, de recoupement ou d’identité, le postulat épistémologique de base est toujours une vision holiste de la «culture». Je veux dire par là que même là où elles se mettent au service de visées communautaristes les Cultural Studies ne peuvent les faire valoir que par une conception «globale» de la culture, c’est-à-dire en faisant sauter dans leur pratique interprétative les barrières entre les disciplines et les domaines socialement reconnus. C’est là le trait épistémologique fondamental, car l’histoire des idées faisait de même, avec des intentions très différentes. Dans la germanistique, en particulier, l’histoire des idées tout à la fois a une longue tradition, qui remonte aux pères fondateurs de la discipline.19 Dans sa présentation des études germaniques, en 1905, Charles Andler inclut les historiens, les philosophes et les comparatistes. Pour lui les études germaniques s’inscrivent dans une tradition qu’il fait remonter à l’éclosion de l’intérêt pour la culture allemande au XVIIIe siècle et à son explosion sous la Révolution et l’Empire.20 D’une certaine façon, sa conception de la germanistique comme histoire culturelle au sens le plus large – incluant l’histoire, la géographie, la pensée philosophique, scientifique et politique, la littérature et les arts – englobe l’ensemble du champ que couvre l’histoire des idées. Elle révèle que cette dernière n’est pas seulement un sous-ensemble, voire un sous-sous-ensemble (de la germanistique et de la «civilisation» au sens d’Auslandskunde) mais la pièce maîtresse d’une discipline, la jeune germanistique, avec laquelle elle s’est, dans les débuts, pratiquement identifiée. Lorsqu’elles se séparèrent du giron des «chaires de littérature étrangère» les chaires de germanistique furent d’emblée investies de la mission d’éclairer le monde scientifique et l’opinion sur la culture du «puissant voisin». C’est là incontestablement un des motifs majeurs qui déterminèrent la prétention de la toute jeune germanistique à s’arroger l’autorité en matière d’études germaniques et à tenir un discours général sur «la culture» ou «la civilisation» allemandes. On ne peut qu’être frappé par le fait que l’institutionnalisation de la germanistique a coïncidé, dans l’«après Sedan», avec un investissement significatif des germanistes dans les débats suscités par la réception de Nietzsche et de Wagner.21 L’œuvre de Charles Andler, par ailleurs socialiste convaincu, est, de même, indissociable du contexte politique. Cette première phase s’est prolongée bien au-delà de la mise à genoux de l’Allemagne 19 20 21

Voir G. RAULET, «L’histoire des idées. Situation et fonction», in: Michel ESPAGNE/ Michael WERNER (dir.): Les études germaniques en France (1900-1970), Paris, Editions du CNRS 1994. Charles ANDLER, Les Etudes germaniques, Paris, Librairie Larousse 1905, pp. 5 sq. Henri LICHTENBERGER, Richard Wagner poète et penseur, 1898; Charles ANDLER, La Philosophie de Nietzsche, 1898.

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impériale à Versailles. Les années vingt furent, du reste aussi dans la romanistique allemande, des années de vaches grasses pour les interprétations globales de la culture française ou de la culture allemande. Ce fut même l’époque où, en Allemagne, les philologues se firent «civilisationnistes», profitant de l’affirmation de la Neuphilologie pour promouvoir la Kulturkunde. Otto Grautoff, bien qu’auteur d’un ouvrage «exemplaire» à cet égard, Die Maske und das Gesicht Frankreichs,22 stigmatisera cette histoire culturelle politisée et dira de Vermeil: «Le leitmotiv du pangermanisme, qui revient sans cesse chez lui, rend ses publications partiales. [...] Il regroupe sous cette appellation tout et n’importe quoi: le romantisme allemand, les aspirations allemandes à l’unité et le militarisme.»23 Ce qu’il critique, ce n’est pas un individu, c’est toute une époque de la germanistique: l’époque où Vermeil, en 1922, a le titre de «professeur d’histoire de la civilisation allemande», qu’il troque en 1929 contre celui de professeur de «civilisation allemande contemporaine». Pendant toute cette époque, en France comme en Allemagne, la modernisation de la germanistique et de la romanistique a été accomplie sous l’égide, voire sous l’impulsion, d’intérêts politiques. La montée du nazisme et la Deuxième Guerre mondiale n’ont fait que renforcer ces intérêts de connaissance. En 1940 Vermeil publie L’Allemagne. Essai d’explication, réédité en 1945, en 1948 Robert Minder publiera encore Allemagnes et Allemands et une bonne part de sa production – entre autres sa dénonciation de la «langue de Messkirch»24 – est consacrée à l’identité allemande. Aujourd’hui, si la tentation de la politisation resurgit épisodiquement, il n’est plus question de saisir «l’essence» de l’Allemagne, à travers tous les domaines de sa culture, y compris dans l’histoire des «idées allemandes». La modernisation des disciplines – dont la germanistique comme discipline autonome fut elle-même le produit25 et qui s’est poursuivie depuis – interdit de renouer sans autre forme de procès avec la conception andlerienne. Dans un contexte de spécialisation des savoirs, l’histoire des idées doit renoncer à 22 23 24 25

Otto GRAUTOFF, Die Maske und das Gesicht Frankreichs, Stuttgart/Gotha 1923. Otto GRAUTOFF, «Die Germanistik in Frankreich», in: Das gegenwärtige Frankreich, Halberstadt 1926, p. 175 sq. Robert MINDER, «Heidegger und Hebel oder die Sprache von Meßkirch», in: Dichter in der Gesellschaft. Erfahrungen mit deutscher und französischer Literatur, Frankfurt/M., Insel 1966, pp. 210-264. Elle est issue de la réorganisation de l’Université entreprise sous la IIIe République après la défaite de Sedan (et dans un contexte de fascination par le modèle allemand auquel les réformateurs de l’Université française – Albert Dumont, Louis Liard, Ernest Lavisse [...] – consacrèrent de nombreuses études); les premières chaires de littérature allemande furent créées en 1901; elles institutionnalisèrent la spécification progressive des chaires de littérature étrangère, qui existaient depuis 1830.

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sa définition large et hégémonique pour affirmer, au sein de la discipline, sa spécificité par rapport à l’histoire et à la «science» littéraires, d’une part, à la «civilisation» d’autre part. C’est sans aucun doute la raison pour laquelle elle ne jouit que d’une reconnaissance limitée. Quand elle n’est pas considérée comme un sousensemble de la «civilisation», elle est tenue pour un genre hybride ou comme une application au domaine germanique de disciplines à l’identité reconnue. Lorsqu’elle s’occupe de littérature, on tend à l’assimiler à la sociologie de la littérature; lorsqu’elle traite d’auteurs ou de courants philosophiques elle apparaît comme l’application à l’aire culturelle germanique de l’histoire de la philosophie. Or, l’histoire des idées n’est ni une tentation sociologisante de l’histoire littéraire, ni une spécification de l’histoire de la philosophie; elle contribue à part entière à la «science littéraire» (au sens allemand de Literaturwissenschaft) et à la réflexion philosophique. Elle ne le peut cependant qu’en affirmant une méthodologie propre.

III. C’est ce que je vais brièvement illustrer dans un troisième temps en évoquant les principes méthodologiques qui président à la pratique de l’histoire des idées mise en œuvre par le Groupe de recherche sur la culture de Weimar depuis sa fondation en 1982 à partir d’un phénomène à la fois politique et discursif de l’histoire des idées philosophiques et littéraires: le phénomène des conversions, des dérives, des «embardées» idéologiques et politiques ou des chassés-croisés droite-gauche.26 Maurice Godé avait été confronté à ce phénomène dans son étude de la revue Der Sturm et de son éditeur Herwarth Walden, qu’il concluait en ces termes: 26

Maurice Godé s’est associé au Groupe de recherche sur la culture de Weimar au moment où nous avons conçu avec nos partenaires de Tübingen – Gotthart Wunberg et ses élèves –, dans le cadre du projet collectif Identitätskrisen und Surrogatidentitäten, la méthodologie dont il est question ici. Notre première rencontre m’est encore très présente à l’esprit, dans le bureau 208 de la MSH que nous occupions à l’époque. Maurice était encore maître de conférences à Reims. Nous étions l’un et l’autre de jeunes maîtres de conférences qui voulaient sortir du carcan d’études germaniques très mandarinales et développer une recherche collective. Il a participé à plusieurs séminaires du projet, entre autres à Blaubeuren, où se trouvent le «blauer Topf» et un centre de colloques de l’Université de Tübingen. Il nous «intéressait» en raison de ses travaux sur l’expressionnisme, dont je vais donc un peu parler.

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En se refusant à faire de l’art la servante du politique, en prenant le contre-pied de la théorie de la mimésis, l’utopie d’un art autonome recelait une charge subversive que l’on aurait tort de minimiser. L’important, c’était bien de ne pas participer. Même si la contrepartie de ce ‹grand refus› était d’exposer ses tenants à une certaine naïveté en matière politique et, dans certains cas extrêmes, à un solipsisme stérilisant en littérature. Cette chance et ce danger donnent au Sturm le double visage de Janus, le dieu du passage et de la naissance: d’un côté, c’est la modernité, le dépassement de ce qui a fait son temps, l’anticipation créatrice; de l’autre, l’angoisse inspirée par un monde obscur, violent et précaire, la tentation du repliement sur soi, la fuite hors du hic et nunc. L’art du Sturm est fait en grande partie de la tension entre ces deux extrêmes et constitue à ce titre un témoignage exemplaire sur la ‹situation spirituelle› de l’expressionnisme et l’émergence d’une nouvelle époque.27

Walden et le Sturm représentent un cas exemplaire et extrême28 d’un rapport contradictoire à la politique: tout en s’opposant à l’ordre établi ils s’astreignent à une «abstinence politique»29 et refusent de mettre l’art au service de la politique. Ce qui n’empêche pas Walden de s’engager pour le communisme, mais uniquement sur le terrain politique. Dans le cas de Walden, cette «ambiguïté» serait due à une option résolue pour la défense de l’autonomie de l’art. Si l’art «s’engage», c’est uniquement dans le médium esthétique. Ce n’est pas un des moindres mérites de l’avant-garde esthétique du 20e siècle que d’avoir promu cette conception d’un rapport entre l’art et la politique qui s’établit non pas par détermination ou subordination mais à travers un développement autonome des «forces productives esthétiques» en correspondance tout autant qu’en tension avec les forces productives matérielles. C’est ce qu’illustre selon toute apparence la conception de l’«expressionnisme» défendue par le groupe du Sturm – «une pratique artistique relativement homogène qui – à partir de 1916 – devient même contraignante […] pour distinguer [sa] propre production de celle du reste de l’avant-garde européenne: futuristes et cubistes».30 Cette pratique contraignante met le médium esthétique en première ligne, et de façon caricaturale: «Wortkunst» et «innere Geschlossenheit» (cohérence interne et repli sur soi) deviennent les maîtres-mots. Il en serait cependant résulté, selon Maurice Godé, «un énorme déficit de pensée», un «vide idéologique» que les uns et les autres comblèrent comme

27 28

29 30

Maurice GODÉ, Der Sturm de Herwarth Walden ou l’utopie d’un art autonome, Nancy, Presses Universitaires de Nancy 1990, p. 237. «ein Paradefall», dit Maurice Godé dans son texte «Von der ‹autonomen Kunst› zum Kommunismus: Zur Entwicklung der expressionistischen Zeitschrift Der Sturm (1910-1932)», in: Manfred GANGL/Gérard RAULET, Intellektuellendiskurse in der Weimarer Republik, Frankfurt/M. Campus 1994, p. 121. GODÉ, ibid., p. 112. GODÉ, Der Sturm…, p. 231.

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ils le purent – Walden par son adhésion au communisme.31 Mais Godé ne se satisfait évidemment pas de cette explication. Il esquisse dans la conclusion de son ouvrage un scénario plus conforme à l’idée que l’art s’engage dans son médium: le sensualisme langagier prôné par le Sturm aurait été «une réaction extrême à l’organisation hyperfonctionnelle de la société wilhelminienne» et de manière générale à une époque envahie par la fonctionnalité. Il s’ensuit cependant une question que Maurice Godé a traitée lors d’un des colloques de notre projet de recherche: l’expressionnisme, tel que l’a conçu le Sturm, a-t-il finalement été «progressiste» ou «conservateur»? Poser la question en ces termes, c’est la ramener sur le terrain politico-idéologique – mais c’est aussi, comme Godé l’a souligné, se condamner à ne pouvoir y répondre, car on la redouble par l’application d’une conceptualité (progressisme vs. conservatisme) elle-même problématique. Et l’on ajoute ce faisant encore un terme problématique: la modernité! On serait du même coup renvoyé à «l’ambiguïté» des stratégies discursives (dans le médium autonome de l’art) de réaction à la «modernité». C’est donc précisément à «la modernité» et aux «ambiguïtés» qui semblent lui être intrinsèquement liées que nous avons voué notre projet de recherche afin de tenter de préciser, non plus historiquement (comme le font les périodisations littéraires), mais systématiquement – au niveau du fonctionnement des discours et de la façon dont s’articulent en eux le politique et l’esthétique, ou le littéraire – la notion de «modernité littéraire» et même celle de modernité tout court. Notre approche a reposé sur une conception «crisologique» partant du principe qu’une «modernité», quelle qu’elle soit, se caractérise par une crise de la normativité qui se traduit dans l’ordre du discours et y engendre des phénomènes allant de l’expression de la désorientation jusqu’à l’affirmation d’une nouvelle normativité.32 La défense de l’autonomie de l’art participe d’une telle affirmation. Elle n’est ni plus, ni moins «réactionnaire» ou «conservatrice» que peuvent l’être par ailleurs l’invocation d’«identités de remplacement» (historiques, religieuses ou nationales). Mais elle n’est pas forcément plus «progressiste» non plus. C’est ce que l’étude de Godé faisait ressortir, en concluant par un constat d’«ambiguïté». L’idée de notre projet a été qu’il faut faire de ce constat, qui ressemble trop en tant que tel à un constat d’échec, non point le terme fatal mais le point de départ 31 32

Ibid., p. 235. Un des indicateurs réside dans ce qu’il y a de plus normatif dans l’histoire littéraire: les genres; cf. à cet égard mon article sur «La tradition et la modernité» dans l’Encyclopédie philosophique universelle, tome 4: Le discours philosophique, Paris, Presses Universitaires de France 1998, pp. 1445-1474, et ma préface à l’Esthétique du laid de Rosenkranz (traduction de Sibylle Muller), Belval, Ed. Circé (pp. 7-32).

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d’une théorie de la modernité – ce qui requiert de mettre l’ambiguïté et la contradiction au cœur de la définition de la «modernité». Ce postulat peut bien sûr paraître aussi rhétorique que les théories de la modernité qui réduisent cette dernière au culte du changement pour le changement. Il cesse de l’être quand on s’intéresse aux discours eux-mêmes. Car la crise normative a pour effet d’activer des séries d’énoncés en apparence contradictoires mais qui ont en commun d’obéir à la «loi de ce qui peut être dit»33 à un moment donné, de ce que permet l’archive d’une époque. «Pour l’archéologie», dit Foucault, «les contradictions ne sont ni apparence à surmonter, ni principes secrets qu’il faudrait dégager».34 Elles expriment seulement les possibilités de l’archive: la production de positions théoriques contradictoires à partir des mêmes prémisses, ou encore l’usage de concepts et de catégories identiques dans des pensées politiquement opposées (de droite et de gauche – pour schématiser); Foucault parle d’«éléments discursifs tout à fait différents formés à partir de règles analogues» et de «concepts parfaitement différents […] occupant un emplacement analogue»,35 c’est-àdire ce qu’on appelle en allemand des «Austauschdiskurse» et que l’on peut exprimer en français par le terme de «chassés-croisés». Cette éruption, ou cette implosion de l’archive, d’où se mettent à sortir des possibilités discursives jusqu’alors tenues en lisière par les normes ou canons régnants, peut aller très loin: jusqu’à la dislocation, non seulement des normes mais du langage lui-même. Car, comme dit Adorno, «les signes de la dislocation sont le sceau d’authenticité du moderne»,36 et l’un des signes les plus manifestes de la modernité est l’autonomisation des lexèmes qui, dans les textes modernes, permet certes d’user librement des procédés textuels mais grève en même temps lourdement la capacité à maîtriser un sens global.37 Elle peut aller jusqu’à un «anything goes» qui est, pour une part, la forme qu’a prise la modernité dans sa phase post-moderne. Elle peut aussi donner l’impression, comme on l’a dit plus haut, que les conversions idéologiques sont le résultat contingent d’une désorientation dont les effets sont complètement aléatoires. Mais peut-on croire sérieusement à cette conception du «changement»? Ne faut-il pas plutôt s’interroger sur la capacité de l’archive des discours à engendrer des frères ennemis et des mixtes?

33 34 35 36 37

Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard 1969, p. 170. Ibid., p. 198. Ibid., pp. 209 sq. ADORNO, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck 1974, p. 41. Cf. l’ouvrage issu du projet réalisé en commun avec Tübingen: Moritz BAßLER/ Christoph BRECHT/Dirk NIEFANGER/Gotthart WUNBERG, Historismus und literarische Moderne, Tübingen, Niemeyer 1996.

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Je ne me prononcerai pas ici sur ce qu’il en est finalement de l’idéologie (ou des idéologies) de l’expressionnisme – de la catégorie «conservatrice» ou «progressiste» dans laquelle il conviendrait de la classer, si toutefois l’histoire littéraire est affaire de classement.38 En revanche, outre toutes les études de cas sur les chassés-croisés droite-gauche dans les années vingt et trente, sur les moments de discours communs à la Kulturkritik de droite et de gauche qu’on trouvera dans les différentes publications du Groupe de recherche sur la culture de Weimar,39 nous avons pu vérifier le caractère opératoire de cette «archéologie de la modernité» à partir d’auteurs qui faisaient dès les années 1990 partie du corpus de notre programme de recherche, lequel s’était fixé d’emblée pour objectif de valider son hypothèse à partir de périodes de «changement» et de restructuration radicale des références normatives.40 J’espère avoir pu montrer, par exemple,41 que l’appellation de «romantisme politique» ne saurait être limitée – comme le voudraient tous les nostalgiques de la «périodisation» en histoire littéraire – à l’engagement conservateur ou restaurateur de Schlegel ou d’Adam Müller après 1815. Tout plaide contre cette vision simpliste, à commencer par le fait que la conversion de Friedrich Schlegel ne date pas de 1815 mais de 1808, ensuite le fait que les positions de Schlegel, et même de Müller après 1815, ne renoncent nullement à leur distance critique vis-à-vis de l’ordre metternichien, et surtout que les parentés profondes – littéralement «congéniales» – entre Schlegel et Novalis à la fin des années 1790 interdisent de réduire le message de Novalis à la «science politique» qu’en fera Adam Müller dans ses Elemente der Staatskunst. Tout l’enjeu consiste à montrer comment le pre38

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41

Ce qu’évidemment une telle approche met radicalement en cause. Voir les développements sur la périodisation dans (entre autres textes): «Interdiskursivität als Methode der Literaturwissenschaft und der Ideengeschichte», in: Kenichi MISHIMA/ Hikaru TSUJI (dir.): Deutschlandstudien international, tome 2, München, Iudicium 1992 (pp. 135-155); «Histoire des idées». Überlegungen zu einem Nebenfach mit Schlüsselfunktion», in: Deutsch als Fremdsprache, 32 (2006), pp. 52-76. Déjà cité plus haut: Manfred GANGL/Gérard RAULET, Intellektuellendiskurse in der Weimarer Republik, Frankfurt/M. Campus 1994 (rééd. revue et augmentée, Frankfurt/Main et al., Peter Lang 2007); plus récemment: Gilbert MERLIO/Gérard RAULET (dir.), Linke und rechte Kulturkritik. Interdiskursivität als Krisenbewußtsein, Frankfurt/M. et al., Peter Lang 2005. Cornelia KLINGER/Ruthard STÄBLEIN (dir.): Identitätskrise und Surrogatidentitäten. Zur Wiederkehr einer romantischen Konstellation, Frankfurt/M., Campus 1989. Christoph BRECHT/Wolfgang FINK (dir.), Unvollständig, krank und halb? Zur Archäologie moderner Identität, Bielefeld, Aisthesis 1996. Dans un texte sur l’interprétation conséquente et le contre-sens rigoureux que Friedrich Schlegel commet sur Kant dans son «Traité sur le républicanisme», in: G. RAULET (dir.), Les romantismes politiques européens, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme 2009.

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mier romantisme (et non le romantisme tardif) procède à une dislocation conséquente de la cohérence du discours des Lumières – du discours kantien en l’occurrence – qui engage in nuce les positions postérieures à 1815. Saisir la «loi du changement» dans l’ordre du discours lui-même, tel est donc l’impératif qui s’est dégagé, pour l’histoire littéraire comme pour l’histoire des idées, en étroite collaboration, d’une rencontre qui s’est nouée dans les années 1980 et à propos de laquelle il faut nourrir l’espoir qu’elle aura tant soit peu contribué à nourrir la réflexion méthodologique dans la germanistique française, et surtout à nouer entre littérature et «histoire des idées» des relations de complémentarité nouvelles.

Erich Auerbach et la philologie de l’exil turc Michel ESPAGNE

Il existe un mystère d’Erich Auerbach. Cet ancien élève du collège français de Berlin, institution d’élite de l’ancienne Prusse jadis fondée par les huguenots et où le jeune lycéen juif passa son baccalauréat, incarne une intégration particulièrement réussie dans les cadres de pensée de l’Université allemande et dans un domaine disciplinaire très caractéristique de la philologie allemande, celui des études romanes. Pourtant, on perçoit dans son œuvre et notamment dans l’ouvrage central Mimésis, loué par des romanistes aussi reconnus que Curtius ou Victor Klemperer, une sorte de faille secrète qui a permis de considérer son œuvre comme la fin d’une époque scientifique et une philologie de l’exil. Que reste-t-il de l’exil dans l’œuvre d’Auerbach et notamment dans Mimésis, rédigé à Istanbul durant la seconde guerre mondiale? Bien sûr, il convient de se pencher sur quelques données biographiques pour suivre l’activité d’Auerbach en Turquie. Pourtant sa présence à Istanbul n’a guère suscité d’évocations de la Corne d’Or ou du Bosphore. On ne se contentera pas non plus des allusions désabusées aux résultats pédagogiques obtenus dans le cadre de la jeune Université turque ou à la difficulté de trouver des livres. Le lien entre la philologie et l’exil se situe aussi et principalement à des niveaux plus profonds. La question de l’exil du philologue Auerbach a été maintes fois abordée avec pour objectif de mettre en relation le contenu de Mimésis et la situation d’un Allemand minoritaire parce que Juif installé à l’Université d’Istanbul. Deux perspectives contradictoires sont été adoptées. La première consiste à dire, en reprenant les propos tenus occasionnellement par Auerbach luimême, que le séjour à Istanbul s’est surtout caractérisé par une coupure des centres de savoir européens, un manque criant de livres qui l’aurait obligé à écrire sans véritablement disposer de la documentation nécessaire. La seconde perspective consiste à faire de la situation d’exilé un élément essentiel du regard sans trop chercher à articuler la spécificité de ce regard sur le détail des argumentations et positions critiques. On sait que dès 1932 le gouvernement turc avait chargé un pédagogue suisse du soin d’aligner l’Université d’Istanbul sur les standards européens.1 L’identification avec 1

Kader KONUK, «Jewish-German Philologists in Turkish Exile, Leo Spitzer and Erich Auerbach», in: Alexander STEPHAN (éd.), Exile ans Otherness. New Approaches to the Experience of the Nazi Refugees, Bern, Peter Lang, 2005, pp. 31-47.

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les pays occidentaux que cette réforme universitaire entraîna dans les milieux cultivés fut notamment une identification à des modèles culturels allemands. Leo Spitzer fonda le département de philologie romane et Auerbach, qui lui succéda en 1936, après avoir évincé son concurrent Victor Klemperer, resta onze ans sur place. Si la présence de Spitzer et d’Auerbach a donné à l’institut de philologie romane une place centrale dans la rénovation universitaire, la liste des cours proposés par Spitzer montre que la notion de romanistique devait être prise dans un sens large, puisqu’elle englobe des thèmes très vastes comme la Renaissance européenne, et qu’elle inclut même les études allemandes. Dans le contexte d’Istanbul, où une présence culturelle française avait été très forte, il est singulier de voir la présence universitaire allemande se manifester à partir de la romanistique. Il s’agit d’une discipline qui pour des raisons contextuelles s’efforce de faire éclater ses propres limites, ce qui est beaucoup plus caractéristique de la situation intellectuelle d’Auerbach que le prétendu manque d’ouvrages d’érudition. Auerbach durant les années passées à Istanbul s’entoura d’une demidouzaine de jeunes collaborateurs allemands dont certains devinrent des spécialistes du monde turc, d’autres retournant déployer leurs talents de philologues au sein de l’Université allemande (Walter Kranz, l’éditeur des fragments présocratiques).2 Les élèves d’Auerbach firent visiblement partie des universitaires les plus notables de la nouvelle Turquie et le doivent entre autres à leurs maîtres allemands dont beaucoup – mais pas tous – étaient des exilés politiques. Si le manque de livre (134 000 volumes à la Bibliothèque universitaire en 1934) peut partiellement expliquer le style d’écriture de Mimésis, on peut le voir aussi comme une invitation à reconstruire l’essentiel de la culture européenne en se contentant des textes de base et du travail de la mémoire. Istanbul ne fut pas pour Auerbach un lieu de pur exotisme déterminant globalement sa perception du monde, mais s’il le conduisit à des formes spécifiques de comparatisme c’est grâce à des conditions très concrètes de vie, d’enseignement et d’exercice de son activité critique.3 Quand il arrive à Istanbul le national-socialisme est à son apogée en Allemagne. L’ancien étudiant de Troeltsch avait soutenu en 1928 une habilitation intitulée Dante als Dichter der irdischen Welt. Devenu professeur à Marburg en 1929, il avait eu le temps d’assurer l’habilitation de Werner

2 3

Horst WIDMANN, Exil und Bildungshilfe. Die deutschsprachige akademische Emigration in die Türkei nach 1933, Bern, Lang, 1973. Voir Paul REITER, «Comparative Literature in Exile: Said and Auerbach», in: Alexander Stephan (éd.), Ibid., pp. 21-30. Des mises en gardes ont été plusieurs fois prononcées contre les schématismes dessinant une voie directe d’Erich Auerbach à Homi Bhaba.

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Krauss4 qui en raison de ses activités antinazies dans le prolongement de son engagement antifranquiste en Espagne et de son appartenance à l’Orchestre rouge échappa de peu à l’exécution. Emprisonné en novembre 1942 et condamné à mort il n’évita l’exécution que grâce à l’intervention d’universitaires comme Curtius, Karl Vossler ou le germaniste Kommerell, le philosophe Gadamer. Krauss revint à Marburg après la guerre et y resta jusqu’à ce qu’on lui propose la chaire de l’Université de Leipzig. Krauss, qui avait longuement séjourné en Espagne dans les années 1920 et en avait retiré un intérêt marqué pour le marxisme, incita après la guerre Auerbach à retourner en Allemagne tandis que sur ses maigres émoluments celui-ci faisait passer en Allemagne, à l’intention de Krauss et d’un cercle d’amis, des paquets de vivres et de médicaments. Werner Krauss, dans les lettres rédigées après la guerre, décrit les atteintes à sa santé dues à l’incarcération. On ne peut dénier à Auerbach une connaissance intime de l’histoire de son temps, du national-socialisme, des diverses options qui se présentaient à l’esprit de résistance et une sympathie pour Werner Krauss, même si sa décision finale est de ne pas rentrer en Allemagne mais de partir aux Etats-Unis au terme de son contrat à Istanbul: Entre temps mes intentions se sont précisées dans la mesure où j’ai compris que je ne peux pour l’instant rentrer en Allemagne. Greifswald, Halle et Münster, totalement en ruine, se sont proposées – je crains que les conditions de travail dans ces trois endroits ne soient pas faites pour moi. A Marburg qui entrerait tout au plus en ligne de compte la situation n’est pas éclaircie et il ne saurait en être question dans l’immédiat. C’est pourquoi j’ai décidé d’aller provisoirement aux USA et si rien ne vient se mettre en travers je partirai dans quelques mois.5

A Leipzig, d’abord zone d’occupation soviétique puis centre universitaire de la RDA, Werner Krauss continuait de son côté à initier ses étudiants aux travaux critiques d’Auerbach. Indépendamment du hasard qui les fait naître tous deux dans des familles juives de Berlin en 1892, il existe de nombreuses convergences entre Auerbach et Walter Benjamin. Celle qui nous intéresse ici c’est qu’ils ont tous deux connu l’exil, ont tous deux tenté d’aborder l’histoire, et plus particulièrement l’histoire de l’Europe sous l’emprise du national-socialisme, à travers une analyse de textes parmi lesquels prédominaient les littératures romanes. Ils ont échangé quelques lettres durant les années 1930, et l’on note chez Auerbach une certaine commisération vis-à-vis de Benjamin qui a pris plus 4 5

Intitulé «über die ästhetischen Grundlagen des spanischen Schäferromans» ce manuscrit n’a pas été publié par Werner Krauss qui l’a en revanche utilisé pour son enseignement. Martin VIALON (éd.), Erich Auerbachs Briefe an Martin Hellweg (1939-1950), Tübingen, Francke, 1997, p. 77.

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tôt que lui le chemin de l’exil. Auerbach tente d’apporter une aide au philologue exilé, préfiguration d’un destin qui l’atteindra bientôt. Par Werner Krauss interposé des livres ont été échangés. C’est dans ces échanges que viennent se cacher, comme dans la lettre du 3 janvier 1937 des analyses de la situation linguistique en Turquie, pays qui, pour revenir a ses origines et trouver en même temps le chemin d’une européanisation rapide, a dû rompre avec son histoire ottomane.6 La Mimésis d’Auerbach pratique une sorte d’ascèse théorique, les prises de position de l’auteur devant être déduites de son analyse de matériaux textuels.7 Pourtant elle est enserrée entre deux essais qui tout en se situant dans le cadre de l’analyse philologique peuvent prendre l’aspect de compléments théoriques. Il s’agit de Figura et de Sermo humilis, tous deux liés à ce séjour à Istanbul qui est au cœur de l’œuvre d’Auerbach. L’essai sur la Figura commence, on le sait, par l’étude du sens d’un mot et de ses emplois dans la rhétorique antique. De la forme grammaticale à la forme plastique l’étymologie, alliée à une analyse fonctionnelle du concept rhétorique, sert de fondement à l’exploration d’une seconde strate plus religieuse. Chez les Pères de l’Eglise la figura est une prophétie en acte. Elle doit donc être réalisée, mais Auerbach observe que déjà chez Tertullien la figure a autant de réalité que ce qu’elle prophétise. La relation entre la figura et sa réalisation ne s’épuise pas dans l’opposition entre une umbra ou imago, douée d’un moindre degré de réalité, et la veritas de l’accomplissement. Chaque étape a en elle-même sa réalité, indépendamment de ce dont elle est la figure. La valeur théologique du terme de figura prendrait selon Auerbach ses racines dans un texte de Saint Paul, où les Juifs sont qualifiés de tupoi hemon, c’està-dire de figures de nous-mêmes. Sa pensée [Paul] bouleversait les conceptions juives sur la renaissance de Moïse en la personne du Messie en leur substituant le système interprétatif de la prophétie figurative dans lequel le ressuscité accomplit, relève, et surmonte l’œuvre de son précurseur. De fait l’Ancien Testament regagna en actualité concrète et dramatique ce qu’il perdit en autorité législative ou en spécificité historique et nationale.8

6

7

8

Robert KAHN, «Eine ‹List der Vorsehung›: Auerbach und Benjamin», in: Karlheinz BARCK/Martin TREML (éds.), Erich Auerbach. Geschichte und Aktualität eines europäischen Philologen, Berlin, Kulturverlag Kadmos, 2007, pp. 153-166, ici p. 165. Reinhard BRANDT, «Reflexionen in Wort und Bild zu Auerbachs Konzept der Mimesis und Figura», in: Walter BUSCH und Gerhard PICKERODT (éds.), Wahrnehmen Lesen Deuten. Erich Auerbachs Lektüre der Moderne, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1998, pp. 176-196. Erich AUERBACH, Figura, Paris, Belin, 1993, p. 58.

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Contrairement aux interprétations allégoriques de l’Ancien Testament, qui représentaient une perte d’historicité, l’interprétation figurative insérait le texte dans une histoire. Elle ramenait la tradition juive dans une histoire chrétienne, mais en même temps elle la sauvait, lui donnait une nouvelle actualité, car, nous l’avons vu, ce qui est figuré n’a pas aux yeux d’Auerbach davantage de réalité que la figure proprement dite. Après être passée du stade de la rhétorique à celui de la théologie sa réflexion sur la figure en vient à celui de l’histoire. La figure est profondément historique puisque c’est le flux de la vie historique qui sépare l’un de l’autre ses deux pôles, tandis que l’intellectus spiritualis qui assure la compréhension de leur rapport ne s’occupe pas d’abstractions mais d’événements ou de personnes concrètes.9 Chacun des deux événements a quelque chose de provisoire: «Ils se font signe l’un l’autre et tous deux indiquent quelque chose dans l’avenir, quelque chose qui est encore à venir et qui sera l’événement consistant, réel et décisif.»10 On ne peut qu’être frappé par les implications de la méthode d’abord philologique puis théologique puis historique développée par Auerbach. Il faut noter tout d’abord que si elle a des racines chrétiennes la relation au judaïsme est centrale, les Juifs devenus tupoi hemon étant par excellence la figure primitive et l’Ancien Testament fournissant à la méthode figurative ses premiers objets. D’autre part la réflexion sur le cours de l’histoire est immanente à l’exégèse des textes, et comme Benjamin, dont la quête est à bien des égards parallèle à la sienne, Auerbach considère que le sens de l’histoire est immanent. La structure figurative se reconnaît dans des contextes distincts et choisis avec un arbitraire voulu. Comme Walter Benjamin esquisse une théorie du fragment, de la forme courte, de l’aphorisme, la réalisation progressive des figures ne se situe ni dans le passé ni dans le futur d’une quelconque conception téléologique du devenir historique, mais dans un présent, lui-même fragile et inachevé. De même que la théorie benjaminienne de l’«image dialectique» ou du «sauvetage» de moments du passé débouche sur une tentative de compréhension d’un présent inacceptable, la théorie de la figure semble parfaitement adéquate à la situation d’un philologue exilé tentant de transformer ses outils de compréhension des textes en outils de compréhensions de l’histoire immédiate, même si elle est aussi rarement évoquée que dans le Passagenwerk. Comme Benjamin ou Spitzer, Auerbach en est venu à développer une philosophie de l’histoire de philologue exilé.

9 10

Ibid., p. 60. Ibid., p. 66

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La seconde catégorie centrale est celle du sermo humilis. Elle part des trois niveaux traditionnels de style et surtout de l’opposition entre le style sublime et le style bas. Humilis signifie près du sol, situé en bas, sans valeur, insignifiant, méprisable, comme l’explique Auerbach dans le chapitre Sermo humilis de son recueil Le haut langage, reprenant un article publié à Helsinki en 1941. Mais le terme humilis a une autre signification «Humilis est devenu l’adjectif le plus important pour désigner l’Incarnation; il devint si dominant dans cet emploi qu’il exprime dans l’ensemble de la littérature chrétienne en latin à la fois l’atmosphère et le niveau de la vie et des souffrances du Christ».11 L’humilité de l’incarnation qui s’oppose à la nature divine semblerait reproduire l’opposition du haut style et du style bas. Mais la caractéristique de la tradition chrétienne, héritant directement de la tradition juive, est de faire percevoir le sublime à travers le style bas. L’écriture sainte, avec son vocabulaire quotidien et sa syntaxe inélégante, est sublime par son sujet et contient partout du sens caché. Citant Augustin, Auerbach rappelle que les illuminations ne sont que des instants rompant le cadre terrestre et habituel. La manière dont le sermo humilis comme style bas va pouvoir exprimer le sublime, se mêler au style haut et renverser la hiérarchie détermine l’histoire de la littérature européenne avec un moment paroxystique qui est celui de la Divine Comédie de Dante. Le sermo humilis, mixte de la sphère sublime et de celle du bas, est en rupture avec le ton des poètes latins classiques comme Virgile et «cette catégorie du sermo humilis est restée efficace dans la littérature chrétienne durant tout le Moyen Age, et même audelà».12 La recherche des avatars les plus secrets du sermo humilis à travers la littérature européenne correspond à la recherche des modes de perception et surtout d’expression du réel, à la quête du réalisme. Ici encore le passage de la rhétorique à la théologie, de la théologie à l’histoire, s’opère rapidement. Même si le cadre de pensée initial est celui d’une exégèse de grands textes de la littérature romane médiévale, principalement Dante, la notion de réalisme, qui permet d’aborder aussi Zola est essentiellement une instance critique dans l’argumentation d’Auerbach, elle remet en cause les formes du discours sublime qui s’isole, les mythes. Elle suppose un retour permanent et jamais suffisant au réel, comme statut de la créature, et cette dimension critique, loin d’être purement chrétienne ou judéo-chrétienne s’applique aussi à l’histoire du présent immédiat. Le réalisme d’Auerbach est particulièrement saisissant parce qu’il est une critique radicale de la réalité donnée, constatée et légitimée. Le fait que cette instance de critique historique qu’est le sermo humilis soit fondée sur des considérations de style, sur une typologie 11 12

Erich AUERBACH, Le haut langage. Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Age, Paris, Belin, 2004, p. 45. Ibid., p. 68.

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qui se développe depuis l’Antiquité classique, en fait une catégorie susceptible d’appréhender dans sa dynamique toute l’histoire européenne. Elle suppose de la part d’Auerbach un statut d’observateur et d’expérimentateur écarté de cette même Europe. Apparemment absent, Istanbul s’inscrit en filigrane dans les usages de la notion de sermo humilis. On observera enfin que le sermo humilis, permanente rupture de style, met aussi en évidence, dans ses usages historiques, les discontinuités et les ruptures. Comparable à celui de Walter Benjamin, le modèle d’historicité qu’il présuppose se caractérise par une absence de téléologie, d’horizon clairement déterminé, et par un désordre qui est celui de l’Europe à l’ombre du fascisme, vue de ses frontières extérieures. On sait que parmi les lecteurs les plus précoces et les plus fidèles d’Auerbach figure le jeune Edward Said13 qui a traduit en 1969 l’essai Philologie der Weltliteratur et a écrit en 2003 une préface à une nouvelle édition de la Mimésis. Le comparatiste d’origine palestiniennne et auteur bien connu d’Orientalisme a commencé ses études l’année où paraissait la version anglaise de la Mimésis (1953). Said semble avoir apprécié en Auerbach le fait de n’avoir pas affaire à un critique incarnant l’élite de la culture mais critiquant au contraire la culture européenne dans sa globalité. Et il est vrai que le Juif allemand ayant choisi comme domaine d’investigation la philologie romane représentait dans le contexte des années 1920 et 1930 une sorte de globalité européenne sans frontière, déconnectée de toute appartenance partisane. Dans son ouvrage Beginnings,14 Said reste en outre fasciné par la capacité de Auerbach de déconstruire tout un système culturel à partir d’un texte choisi de façon contingente. La philologie n’est pas une pure accumulation de données positives, mais elle constitue elle aussi une construction formelle à partir d’un point de départ Ansatzpunkt auquel Said accorde la même radicalité antipositiviste qu’à l’approche husserlienne des phénomènes. C’est entre ces points de départ, entre ces choix premiers, rejetant l’érudition compilatoire et affirmant une intention, que se dessine la cohérence d’ensembles qui peuvent, comme Mimésis, embrasser l’histoire littéraire d’un continent voire la dépasser. Dans son essai sur Philologie et littérature mondiale

13 14

Voir Jane O. NEWMAN, «Nicht am ‹falschen Ort›, Saïds Auerbach und die neue Komparatistik», in: Karlheinz BARCK/Martin TREML (éds.), Ibid., pp. 341-356. Edward SAID, Beginnings. Intention and Method. New York, Basic Books, inc., Publishers, 1975: «The mind tends to be impressed, not with the sheer number of details in and about a field, but with the fact that all these details present a forbidding obstacle to any meaningful penetration of the field. Devising a means for hurdling the obstacle thus becomes the first order of critical business. Clearly, Auerbach’s notion of Ansatzpunkt is a way of transacting this first step», p. 324.

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traduit par E. Said,15 Auerbach fait de la philologie la science susceptible de montrer la diversité des origines d’une Weltliteratur en voie d’homogénéisation mondiale. Garantissant la mémoire de la pluralité et l’extrême diversité, elle est un rempart contre les synthèses rapides, extérieures et purement idéologiques. Les synthèses qu’Auerbach appelle de ses vœux doivent partir d’objets précis, bien circonscrits, points de départ (Ansatzpunkte) d’explorations par cercles concentriques.16 L’extension de la philologie à une histoire culturelle dont les limites sont celles de l’Europe pour des raisons plus contingentes que nécessaires permet de percevoir Auerbach comme une clef d’interprétation comparatiste des littératures. La méthode figurale en contrepoint de toute réalité historico-littéraire17 abordée par le philologue en laisse voir une autre qui est sa réalisation mais la relativise; l’oscillation permanente qui ébranle les positions acquises ne pouvait que conforter une dynamique de déconstruction. Istanbul n’est jamais évoqué mais peut-être fallait-il précisément Istanbul pour que cette déconstruction dont Said voit les applications possibles au-delà du contexte européen au sens strict devienne possible. Le travail essentiel réalisé par Auerbach durant son séjour à Istanbul est évidemment la Mimésis publiée à Bern en 1946 et bien que ni la Turquie ni même la situation de l’exil ne soient jamais évoquées. Le terme de Mimésis, d’imitation, qui renvoie à la philosophie platonicienne est lui-même plutôt absent d’un volume où le concept central, celui de réalisme, est pris dans un 15

16

17

Erich AUERBACH, «Philology and Weltliteratur», translated bey Maire ans Edward SAID, in: The centennial Review 13.1 (1969), pp. 1-17, p. 6: «Whatever we are, wie became in history, and only in history can we remain the way we are and develop therefrom: it is the task of philologists, whose province is the world of human history, to demonstrate this so that it penetrates our lives unforgettably». Erich AUERBACH, Ibid., p. 15: «The characteristic of a good point of departure is its concreteness and its precision on the one hand, and on the other, its potential for centrifugal radiation. A semantic interpretation, a rhetorical trope, a syntactic sequence, the interpretation of one sentence, or a set of remarks made at a given time and in a given place – any of these can be a point of departure, but once chose it must have radiating power, so that with it we can deal with world history.» Eward SAID, Reflections on Exile and other Essays, Cambridge Massachusetts, Harvard University Press, 2000, p. 457: «So the missing middle term between history and literature is therefore the agency of criticism or interpretation. Auerbach’s own background and tradition allowed ihm the possibility of mediating the two with the techniques of philology, a science for which to day there is not, and cannot ever again be, the kind of training provided between the Wars in Europe for an Auerbach or for likeminded polymathic colleagues such as Leo Spitzer, Ernst Curtius, Karl Vossler.» Voir aussi Paul REITER, «Comparative Literature in Exile: Said and Auerbach», in: Alexander Stephan (éd.), Ibid., pp. 21-30. – Herbert LINDENBERGER, «Aneignungen von Auerbach, Von Saiïd zum Postkolonialismus, Aneignungen von Auerbach: von Said zum Postkolonialismus», in: Karlheinz BARCK/Martin TREML (éds.), Ibid., pp. 356-370.

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sens si particulier qu’il peut s’appliquer à une histoire intellectuelle allant d’Homère à Virginia Woolf. Pourtant, précisément dès le premier chapitre consacré à Homère et à la Bible, la mise en évidence d’un moment juif dans l’histoire intellectuelle et du dynamisme qu’il aurait imprimé à cette histoire paraît parfaitement adéquate à la réflexion sur soi-même d’un universitaire juif chassé de sa chaire. Car si les descriptions homériques s’épuisent dans l’immédiate objectivité d’un éternel présent, le récit biblique introduit, quant à lui, la subjectivité, la tension morale. Il ne se suffit pas à lui-même mais appelle une interprétation dont on ne saurait le couper. C’est pourquoi les figures de l’Ancien Testament sont, selon Auerbach, psychologiquement beaucoup plus complexes que les héros d’Homère. Leur complexité, aptitude à se modifier, à évaluer par touches successives, les conduit à devenir des figures historiques. Contrairement à l’hellénisme mythique, la conception juive de l’homme est historique, exclut l’oppression d’une race de seigneurs. Et l’auteur de Mimésis renvoie ici clairement au contexte: Songeons à l’histoire dont nous sommes nous-mêmes les témoins; celui qui, par exemple, veut apprécier le comportement des individus et des groupes lors de l’avènement du national-socialisme, ou l’attitude des peuples et des nations avant et pendant la guerre actuelle ne peut manquer de sentir combien les phénomènes historiques sont difficiles à représenter et à quel point ils sont inutilisables pour la légende.18

Entre le texte de l’Ancien Testament, examiné à partir du récit d’Abraham sacrifiant Isaac, et le texte homérique, paradigmatique d’une pensée mythique reprise par le nazisme, Auerbach voit en outre une différence décisive, fil directeur pour comprendre l’ensemble de l’ouvrage.19 L’isolation du sublime et la séparation rigoureuse des niveaux de style serait un trait caractéristique de l’hellénisme, alors que le judaïsme inaugurerait dans la pensée humaine une rupture de la frontière, un jeu entre les niveaux de style constitutif de l’histoire du réalisme et de l’histoire tout court. La revendication du droit à interpréter l’histoire à partir du judaïsme, de l’expulsion du monde des héros et de l’approche herméneutique de l’histoire qu’elle autorise, est donc un fil conducteur qui se dessine dès le départ. Par une sorte d’assimilation Auerbach va presque immédiatement confondre le christianisme naissant avec cette prise de position juive sur l’histoire et la nécessaire rupture 18

19

Erich AUERBACH, Mimésis. La représentation de la vérité dans la littérature occidentale, trad. de l’allemand par Cornélius Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 29. – Nous renvoyons également à la version originale allemande, Erich AUERBACH, Mimesis. Dargestellte Wirklichkeit in der abendländischen Literatur, Berne et Munich, 1946, 5e ed. 1971, [p. 22]. Geoffrey GREEN, Literary Criticism the structure of History, Lincoln & London, University of Nebraska Press, 1982.

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des styles: «Saint Paul et les Pères de l’Eglise réinterprétèrent toute la tradition juive en une série de figures annonciatrices de la venue du Christ et assignèrent à l’Empire romain une place déterminée dans le plan divin de la Rédemption.»20 A partir de ces considérations, la dynamique de l’histoire et de l’interprétation dont le but semble être notamment de relativiser l’ambition des empires, peut désormais se mettre en marche. Et le romaniste médiéviste qu’est Auerbach en lie les grandes étapes à l’histoire du christianisme. Il y a par exemple François d’Assise, dont la langue volontairement simple et populaire ramène le sacré dans l’immédiateté de la vie terrestre.21 Il y a Dante bien sûr, mais aussi plus tard Shakespeare, qui en mêlant le tragique et le comique rappelle que le modèle de la tragédie antique n’est plus possible sous le signe du christianisme,22 et même Montaigne, chez qui Auerbach imagine la trace secrète de Saint Augustin, le passage ludique d’un objet à l’autre sans choix perceptible et reflétant une sorte de subjectivité en acte. Son introspection réaliste ne serait pas concevable sans un progrès dans la conception judéo-chrétienne de la créature humaine et de son histoire.23 Même s’il se réfère volontiers à l’autorité d’Etienne Gilson quand il s’agit de théologie médiévale, l’idée d’historicité juive, de rejet des mythes et de leur fixité est présente en filigrane. La Mimésis est une forme très singulière d’histoire littéraire européenne. Le livre puise dans l’ensemble des littératures européennes, à l’exception de l’Allemagne, exception à vrai dire particulièrement significative. Cette littérature européenne est décrite dans tout son déploiement chronologique depuis l’Antiquité grecque mais elle n’aborde jamais les mondes extraeuropéens. Contrairement à ce qu’on fait des historiens russes de la littérature qui, évacués et exilés à Tachkent durant la guerre, comme le formaliste et comparatiste Jirmounski, se sont mis à explorer les épopées turques d’Asie centrale, Auerbach n’accorde aucune attention particulière à la littérature turcophone. Ou plutôt, les mondes extraeuropéens sont nécessaires comme un lieu d’observation pour observer l’Europe et son inquiétante histoire. Cette histoire n’a pas de fin connue, mais elle remet en cause les empires et les transcendances figées. L’histoire de la littérature conçue par Auerbach est une histoire de la relation au réel. Deux idées centrales semblent ici guider l’auteur. Chaque période se caractérise par un moment de l’esprit ou plutôt par le type de relation entre les deux styles en opposition dans la longue durée. Pour illustrer ce moment de l’esprit n’importe quel auteur et n’importe quel extrait de cet auteur peut-être retenu et faire l’objet d’une analyse. Auerbach 20 21 22 23

Erich AUERBACH, Ibid., p. 26 [p. 19]. Ibid., p. 177 [p. 161]. Ibid., p. 320 [p. 302]. Ibid., p. 306 [p. 291].

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défend l’idée de la contingence absolue des choix de textes, comme s’il reprenait à son compte la gratuité ostensible des Essais de Montaigne. Une autre caractéristique notable est le rejet de toute définition préalable, de toute théorisation détachée des fragments textuels. S’il veut être un historien de la culture européenne, c’est en tant que philologue. Il s’agit de déduire les modes d’historicité des diverses périodes de l’histoire européenne de textes précis mais choisis presque au hasard. La représentation d’une idée tellement imbriquée dans les matériaux concrets qu’on ne peut pas l’en détacher mais seulement l’y chercher pas à pas renvoie aussi à un présent immédiat où, comme il l’a dit d’entrée, l’histoire ne peut être immédiatement représentée. S’il se méfie de la théorie explicite, Auerbach fait néanmoins allégeance à un certain nombre de théoriciens clairement identifiés ou polémique éventuellement avec eux. Sa lecture de Dante a été, il l’avoue à deux reprises, éclairée par la lecture des analyses que propose Hegel de la Divine Comédie dans ses Leçons sur l’esthétique.24 C’est grâce à Hegel que peut être accompli le passage de l’historicité terrestre à un au-delà qui caractérise les morts rencontrés dans la Divine Comédie. Et dans cette appropriation de Dante, Hegel fait bon ménage avec Etienne Gilson, lorsque celui-ci observe que personne ne réalise pleinement l’essence humaine mais que celle-ci a besoin, selon le modèle de la théologie thomiste,25 d’un complément qui la transcende. La romanistique allemande est aussi bien présente. Auerbach se réclame d’une lettre que lui aurait envoyée Leo Spitzer pour soutenir que l’excès de lectures des romans de chevalerie serait, en accord avec la pathologie des humeurs, la cause du mal dont souffre Don Quichotte.26 Mais l’omniprésence de la notion de style rend Spitzer beaucoup plus présent encore que ne le laisseraient supposer les quelques allusions directes. A ce titre aussi Mimésis est un produit de l’Ecole de philologie d’Istanbul. Curtius est mentionné dans le chapitre sur la Chanson de Roland pour se voir aussitôt réfuté, car il aurait ignoré la nature exacte des récurrences de formules dans la chanson de geste. Celles-ci mettraient surtout en valeur le caractère paratactique du texte médiéval,27 qui permet de retarder l’action. Est-ce un hasard si, pour définir le style d’Ammien Marcellin, Auerbach renvoie à Antike Kunstprosa d’Eduard Norden (1898), d’Eduard Norden, interdit d’enseignement par les nazis en raison de ses origines juives. Et dans le même chapitre il a recours à Kafka, alors fort peu connu, pour donner une idée des grimaçantes déformations, aux limites de la folie, qui marquent ce 24 25 26 27

Ibid., pp. 200 et 203 [pp. 183 et 186]. Ibid., p. 206 [p. 188]. Ibid., pp. 353-354 [p. 333]. Ibid., p. 114 [p. 103].

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monde décadent.28 Les références, qui émergent du texte et ne correspondent évidemment pas aux lectures d’Auerbach sur chacun des auteurs abordés mais seulement aux noms qu’il a souhaité explicitement retenir, correspondent parfaitement à la position du philologue juif allemand émigré, contemplant l’ensemble européen depuis une marge et s’efforçant de trouver imbriqué, dans des textes souvent très obscurs, le sens de son histoire. Au cœur du propos d’Auerbach dans son histoire littéraire il y a Dante et Boccace comme représentants de la Renaissance italienne. Dans le chapitre «Marinata et Calvancalte», Dante est à ses yeux le représentant d’une rupture définitive entre l’unité classique d’un style sublime et le mélange chrétien. A ce titre il se rapproche davantage de la Bible et de l’Ancien testament que d’Homère. Des ruptures de construction que le lecteur contemporain, peu familier de la littérature médiévale, pourrait considérer comme normales constituent en fait une innovation radicale: «Si on la compare à celle de ses prédécesseurs, on s’aperçoit que la langue de Dante constitue un miracle presque incompréhensible.»29 En lui s’affrontent la tradition antique de la séparation des styles et le mélange chrétien.30 C’est à ce titre que Dante est un auteur réaliste. Il l’est parce que l’imitation de la réalité est chez lui la représentation de l’historicité, d’un développement. Comme à plusieurs reprises dans la Mimésis Auerbach, dans son chapitre sur Dante, renvoie à son essai sur la notion de figura, car l’historicité chez Dante correspond à une tension des personnages qu’il met en scène, Caton d’Utique ou Virgile, entre leur existence terrestre propre et l’accomplissement de cette existence dans un au-delà. Loin de tout symbolisme ou de toute allégorie, Dante apparaît comme un héritier des Pères de l’Eglise qui défendirent leur «réalisme figural», «c’est-à-dire maintinrent résolument le caractère historique de la réalité des figures contre les courants de pensée spiritualistes et allégoriques».31 Par rapport à la figura, l’accomplissement a le statut de forma perfectior, mais toutes deux ont une existence historique, ou plutôt l’histoire est dans leur relation. Chacune des figures de la Divine Comédie éprouve sa situation dans l’au-delà comme une poursuite de son existence terrestre. A cet égard on pourrait presque parler d’un optimisme historique chez Auerbach, qui contrairement à Walter Benjamin, refuse le dualisme de l’allégorie. L’existence historique de la figura tient aussi à son individualisation. Dante dévoile l’historicité comme le destin d’individus singuliers. Il est enfin à l’écoute du langage le plus populaire, qu’il reprend en le dépouillant de sa 28 29 30 31

Ibid., p. 72 [pp. 62-63]. Ibid., p. 192 [p. 175]. Ibid., p. 194 [p. 177]. Ibid., p. 205 [p. 187].

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naïveté première, articulant au cœur de la mimésis la thématique de la figura et celle du sermo humilis. Le Décaméron n’est qu’une continuation de la Divine Comédie aux yeux d’Auerbach, qui souligne que le monde de Dante est transposé à un niveau de style inférieur,32 mais que le recours à un style médian a pour principale conséquence de faire apparaître une classe de patriciens capables de donner une dimension réaliste à la tradition de la culture courtoise.33 De plus, Boccace incarne une révolte contre les leçons du christianisme grâce à la mise en scène de l’érotisme,34 mais cette tension est elle-même un moment de l’histoire chrétienne. C’est toujours le fil directeur de l’idée juive, reconnue dans l’Ancien Testament et réactivée contre les empiètements du troisième Reich, qui relie Dante et Boccace. Le tableau de la littérature européenne esquissé par Auerbach met au cœur du propos la question de l’écart, de la séparation des styles, et simultanément du dépassement de la distinction. Il y a d’abord les temps obscurs, où le christianisme n’a pas purifié l’extrême brutalité qui résulte de l’abandon des repères antiques. C’est l’époque d’Ammien Marcellin puis celle de Grégoire de Tours. Le premier, marqué par une atmosphère assombrie à l’extrême, celle d’orgies sanglantes, et l’angoisse primitive de la mort, est en rupture avec les articulations rationnelles du récit de Tacite.35 Pourtant Ammien veut se situer dans la continuité du grand style des historiens antiques, mais un excès de rhétorique, le recours à la magie, laissent pénétrer dans son discours des éléments de réalisme. Il faut mettre en relation Ammien avec les confessions de Saint Augustin pour comprendre ce que le christianisme va pouvoir opposer à l’ivresse sanguinaire de l’Antiquité tardive, quelque chose de différent de la simple référence au grand style. C’est chez Augustin que s’annonce la double méthode de l’interprétation figurale et du sermo humilis. Auerbach y voit avant tout une réinterprétation juive de l’Antiquité: «Cet homme, aussi familiarisé avec le monde de la rhétorique classique qu’avec celui de la pensée judéo-chrétienne, fut peut-être le premier à prendre conscience de l’antagonisme stylistique qui oppose ces deux mondes et du problème qu’il soulève.»36 Grégoire de Tours, pour l’interprétation duquel Auerbach se réclame de Gabriel Monod et de Fustel de Coulanges,37 est déjà devenu un analyste de la psychologie humaine mais dans le monde d’une grande brutalité qu’il 32 33 34 35 36 37

Ibid., p. 229 [p. 210]. Ibid., p. 228 [p. 209]. Ibid., p. 235 [p. 216]. Ibid., p. 64 [p. 56]. Ibid., p. 83 [p. 74]. Ibid., p. 93 [p. 83].

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s’efforce de décrire, les peuples vivent dans un présent sans histoire. Il y a de toute évidence une certaine complaisance dans l’attention qu’Auerbach porte à Ammien Marcellin et Grégoire de Tours, deux auteurs qui, vus d’Istanbul, n’appartiennent guère au cœur de ce qu’on considère comme la littérature européenne. Ils ont toutefois comme point commun de peindre des temps obscurs et brutaux d’où l’histoire comme processus de réconciliation des modèles nobles et humbles semble absente. C’est précisément dans ces temps obscurs, mais probablement perçus comme analogues au monde européen des années 1940, qu’il convient, de l’extérieur, de porter la lumière d’une critique philologique. Chaque époque a son grand style, et celui qui prévaut à l’époque de la Chanson de Roland est marqué par une structure paratactique qui, dans les littératures antiques, caractérise davantage la langue parlée. Il est vrai, note Auerbach, que la parataxe utilisée dans le grand style se retrouve également dans la langue de l’Ancien Testament, a donc une dimension biblique. Mais la parataxe de la Chanson de Roland serait un carcan du discours alors que dans les épopées médiévales germaniques du chant de Hildebrand au Nibelungenlied la parataxe illustre une structure sociale libre de contraintes. Il s’agit d’un des rares contextes où l’auteur de Mimésis exprime son admiration pour la littérature allemande. Mais il ne va pas jusqu’à comparer ces épopées aux épopées de l’Asie centrale turcophone, son horizon est celui de l’Europe proche et lointaine. L’entrelacs des styles est révélateur d’un système social comme on le voit notamment dans le chapitre consacré au personnage de l’hypocrite chez La Bruyère, et plus largement dans la littérature classique française. Alors que Molière considère la structure de la société comme un donné a priori légitime et dont seules les déviances et les extravagances suscitent le comique, la Bruyère semble davantage remettre en cause l’ordre social lui-même qui tolère, notamment dans la paysannerie, l’existence de véritables bêtes humaines.38 Le style intermédiaire, propre à la comédie et à la satire, ne laisse pas volontiers des éléments de réalisme au sens d’Auerbach, c’est à dire de style bas le pénétrer. La tragédie est encore plus hermétique à ces considérations. Les héros de la tragédie classique française peuvent mourir, mais ne sont pas susceptibles de devenir vieux et malades. Expressément inspiré par Taine, Auerbach observe: Une analyse qui négligerait la société du siècle ne parviendrait pas à expliquer comment les hyperboles et les fioritures du style baroque ont pu prendre une valeur de modèles, à une époque qui possède à tant d’égards et dans tant de domaines – philosophique, scientifique, politique, économique, voire social – un caractère rationaliste 38

Ibid., p. 371 [p. 348].

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moderne, qui a même fondé à plus d’un point de vue les méthodes du rationalisme moderne.39

L’entrelacs ou la séparation des styles sont un marqueur social capable de conforter les prodromes de la méthode sociologique. C’est d’ailleurs à ce titre que sa validité peut s’étendre à l’ensemble de l’Europe du XVIIe-XVIIIe siècle. Non moins lié à un contexte historique, le style moyen de l’Abbé Prévost, avec sa dimension intime et héroïque remet en cause la fixité sérieuse du tragique. Comme à chaque époque, la relation entre grand style et style moyen est néanmoins empreinte de spécificités conjoncturelles: «Ce mélange de réalisme et de gravité est extrêmement plaisant, mais les deux éléments qui le constituent sont d’une superficialité assez frivole.»40 Il y a une sorte d’acharnement, de la part d’Auerbach, à vouloir interpréter l’ensemble de la littérature européenne, elle-même projection d’une histoire qui s’est en apparence figée, à partir de cette catégorie du style ou plutôt des niveaux de style qui souligne sa connivence avec l’autre philologue judéo-allemand d’Istanbul, Leo Spitzer. Elle est plus fondamentale que les catégories apparemment solides et optimistes liées à la Renaissance et à l’humanisme. Si la recherche du réalisme est une consolation historique, Auerbach en poursuit la quête plus profondément. Même chez Montaigne, la question du réalisme est liée à la problématique des niveaux de style: «Le mélange des styles est créaturel et chrétien, mais la pensée n’est plus chrétienne et médiévale.»41 Loin du grand style il se réfugie dans un style «comique» et –privé qui rappelle celui de la comédie antique mais véhicule des considérations sur la vie humaine et la mort qui pourraient, dans d’autres circonstances, relever d’un style tragique. Montaigne, comme les autres, est envisagé dans une perspective d’extraterritorialité, celle du philologue exilé abordant l’Europe dans son ensemble, celle du Juif allemand attaché aux racines vétérotestamentaires du «réalisme» qui permet, à travers la notion de style, de le soumettre à une déconstruction. Car on le voit bien dans le chapitre consacré à Antoine de la Sale, le réalisme qui, s’écartant des modèles courtois, met en scène le dialogue nocturne de deux époux, aboutit surtout à une démystification de ce que dissimulent les apparences sociales: «Sous ces parures il n’y a rien d’autre qu’une chair que la vieillesse et la maladie dégraderont, que la mort et la pourriture détruiront.»42 Le réalisme («Realistik») dissout la réalité et peut, dans la culture du XVe siècle français, se rapprocher dangereusement de l’allégorie. De la position d’observateur qu’il 39 40 41 42

Ibid., p. 392 [p. 368]. Ibid., pp. 400-401 [p. 376]. Ibid., p. 311 [p. 295]. Ibid., p. 257 [p. 238]. «Die Stilmischung ist kreatürlich und christlich. Aber die Gesinnung ist nicht mehr christlich und mittelalterlich».

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s’est construite et principalement armée de cette catégorie englobante des styles, Auerbach mesure inlassablement des écarts, des distances. Auerbach a traduit la Scienza Nuova de Giambattista Vico en 1924 et n’a depuis cessé de s’intéresser au penseur napolitain dont on retrouve la trace dans de nombreux articles.43 Il en est notamment question dans cet intéressant texte d’autobiographie intellectuelle qu’est l’introduction du livre Le haut langage. Il rappelle notamment: «J’ai fait tôt la connaissance de l’idée vichienne de la philologie et du ‹monde des nations› comme sujet de la philologie; elle a complété et formé d’une manière particulière les thèmes empreints d’historicisme allemand de ma recherche.»44 L’association du terme de philologie et de celui de monde des nations comme celle de philologie et de pensée allemande de l’histoire révèle l’essentiel de ce qu’Auerbach a retenu de Vico. Pour ce dernier, les cultures primitives sont marquées par un signe d’identité, qui est leur style, au sens à la fois philologique et systémique du terme. Si l’unité de chaque époque historique est ainsi définie, il suffit de partir d’un élément quelconque de l’époque pour en retrouver l’unité stylistique. Et la production écrite d’un auteur ramène facilement à ce principe fondamental d’unité d’une époque. La méthode de composition de la Mimésis est directement légitimée par la théorie de Vico. Certes l’utilisation faite par Auerbach de la notion de style met en évidence sa relation privilégiée à l’autre romaniste d’Istanbul, Leo Spitzer, mais derrière les deux il y a la référence profonde à Vico. La particularité d’Auerbach sera de retenir comme cadre général, applicable à l’ensemble des textes témoins retenus, la tripartition des niveaux de style et les étapes successives du métissage et de la contamination. Ce que le style étudié par le philologue permet de dire d’une époque relève de la catégorie vichienne du certum opposée à celle du verum. Alors que la vérité reste le domaine de la spéculation philosophique et ne peut certainement pas être atteinte par l’examen des textes, la philologie donne accès à ce que les générations successives ont considéré comme la vérité. La philologie est la manière d’explorer le déploiement historique du certum, et en tant que telle elle devient rapidement une théorie de l’histoire. En même temps qu’il permet de constituer une pensée de l’histoire et notamment la figure centrale du retour (ricorso), Vico instille dans les réflexions 43

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Sur la lecture de Vico par Auerbach et surtout sur la pénétration anonyme de Vico voir Diane Meur, Auerbach und Vico, «Die unausgesprochene Auseinandersetzung», in: Karlheinz BARCK/Martin TREML (éds.), Ibid., pp. 57-70. Voir aussi Claus UHLIG, «Erich Auerbach: Eine Geschichtstheoretiker?», in: Walter BUSCH und Gerhard PICKERODT (éds.), Wahrnehmen Lesen Deuten. Erich Auerbachs Lektüre der Moderne, Francfort-sur-le-Main, Vittorio Klostermann, 1998, pp. 63-84. Erich AUERBACH, Le haut langage. Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Age, Paris, Belin, 2004, p. 15.

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d’Auerbach un certain scepticisme. La question des trois niveaux de style est une clef herméneutique, mais elle ne permet pas une construction totalisante. Le réalisme, horizon régulateur, n’est jamais parfaitement atteint. On est presque étonné de voir Auerbach s’arrêter un moment à l’idée du marxisme comme une approche globale de l’histoire qui en dépit de ses insuffisances a été la plus adéquate à l’époque: «La tentative la plus géniale et la plus influente d’appréhender l’histoire contemporaine comme une totalité régie par des lois est le matérialisme dialectique. Il est né dans le contexte d’un moment particulier, et les limites de sa validité sont, après un siècle déjà, devenues très perceptibles.»45 Ce singulier renvoi au marxisme contextualise singulièrement l’utilisation de Vico par Auerbach. Il émane d’une part du maître de Werner Krauss qui, après son miraculeux sauvetage, est devenu le romaniste le plus représentatif de l’ancienne RDA, il émane d’un exilé non plus en Turquie, mais cette fois aux Etats-Unis entre 1947 et 1957. La philologie historique d’Auerbach est une tentative d’appréhender le monde contemporain. Elle restitue à la réflexion sur les œuvres littéraires une valeur spécifique dans la compréhension de l’histoire et souligne même l’importance des œuvres individuelles d’auteurs singuliers dans cette approche de l’histoire.46 Auerbach est un romaniste, ce qui dans l’espace germanophone signifie une compétence sur les parentés, les effets d’écho, les liens secrets entre plusieurs littératures dérivées du latin.47 La philologie globale est presque une théorie globale de la littérature européenne. Elle le devient pleinement lorsque le romaniste est un universitaire allemand que les conditions politiques contraignent à l’exil. Elle l’est plus encore lorsque ce romaniste allemand s’est inspiré de ce théoricien des cultures que fut Giambattista Vico et de ses héritiers inavoués, mais sans doute aussi d’un autre Italien, Croce, qui fit transiter la philosophie classique allemande vers l’Italie. Il a clairement assumé cette position dans la Mimésis, en juxtaposant des extraits de la littérature française, espagnole, anglaise. Il s’en est en outre expliqué dans son introduction au livre sur le haut langage: «L’objet, pris au sens le plus large, est l’Europe; je tente de le cerner par des essais isolés. Ce que l’on peut obtenir ainsi dans le meilleur des cas, c’est un point de vue sur les rapports multiples entretenus par un événement dont nous provenons et auquel nous 45 46

47

Ibid., p. 29. Luiz COSTA-LIMA, «Historie und metaphysische Kategorien bei Erich Auerbach», in: H.U. GUMBRECHT und K. Ludwig PFEIFFER (éds.), Stil. Geschichten und Funktionen eines kulturwissenschaftlichen Duskurselements, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1986, pp. 289-313. Seth LERER, «Philology and Collaboration, The Case of Adam and Eva», in: Seth LERER (éd.), Literary history and the Challenge of Philology. The Legacy of Erich Auerbach, Stanford, Stanford University Press, 1996, pp. 78-91.

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participons; une reconnaissance de l’endroit où nous sommes arrivés, et, au mieux, une intuition des possibilités qui se trouvent immédiatement devant nous. En tout cas, l’implication la plus profonde de nous-mêmes, et une actualisation de la conscience: ‹nous ici et maintenant›, avec toute la richesse et toutes les limitations que cette actualisation comporte.»48 La question de ce qu’est devenue l’Europe, et du lieu à partir duquel on peut en parler, une extraterritorialité historiquement construite, intégrant donc virtuellement les espaces culturels dont il n’est pas explicitement question, telle est la perspective que souligne Auerbach dans cette rétrospective autobiographique qui introduit Le Haut langage. L’introduction aux études de philologie romane écrite pour les élèves turcs mais également publiée en français à Francfort (1949) semble suggérer un pareil élargissement en se mettant certes sous le patronage de Vico, mais aussi sous celui de Herder et de Humboldt. Dans cette même introduction, Auerbach reproche à Saussure d’être «consciemment réactionnaire» en raison de sa «linguistique statique, décrivant l’état d’une langue à un moment donné, sans considération d’ordre historique».49 Ce perspectivisme et relativisme historico-philologique explique l’engouement paradoxal qu’a pu susciter le chercheur sur Dante auprès des représentants du déconstructivisme et du postcolonialisme au premier rang desquels Eduard Said. Il n’y a aucune raison de limiter aux frontières de l’Europe l’étude d’une appropriation intellectuelle de la réalité à partir de la littérature et le mode d’analyse proposé par Auerbach peut annoncer une philologie de la littérature mondiale, une remise en cause de la frontière traditionnelle entre l’étude des littératures nationales et l’approche comparative des littératures, la mise en évidence d’un élément d’altérité dans les littératures nationales.50 La contingence du point de départ à partir duquel une analyse philologique d’une tradition littéraire et donc aussi d’une configuration historique peut être entreprise permet à elle seule d’internationaliser la perspective d’Auerbach.51 Mais s’il paraît indubitable qu’il a défendu, depuis Istanbul, l’idée d’un humanisme européen vu de l’extérieur et donc virtuellement transposable à d’autres espaces, il n’en reste pas moins que l’apport à une philologie de la littérature mondiale reste méthodologique, théorique et donc virtuel. Auerbach a ouvert des voies. 48 49 50 51

Erich AUERBACH, Le haut langage. Langage littéraire et public dans l’Antiquité latine tardive et au Moyen Age, Paris, Belin, 2004, p. 29. Erich AUERBACH, Introduction aux études de philologie romane, Francfort sur le Main, Klostermann, 1949, p. 19. Voir Klaus GRONAU, Literarische Form und gesellschaftliche Entwicklung. Erich Auerbachs Beitrag zur theorie und Methodologie der Literaturgeschichte, Meisenheim, Königstein, 1979. Herbert LINDENBERGER, «Aneignungen von Auerbach: von Said zum Postkolonialismus», in: Karlheinz BARCK/Martin TREML (éds.), Ibid., pp. 356-370.

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Pour Erich Auerbach la Turquie a représenté un point d’observation privilégié sur l’Europe prise dans son ensemble, cette Europe romane à laquelle il avait consacré l’essentiel de ses travaux et qu’il pouvait percevoir dans sa pluralité, et l’Europe germanique à laquelle il n’était pas moins lié par son enfance et sa formation berlinoises. Depuis l’Université d’Istanbul, l’Europe pouvait être envisagée dans sa totalité et cette notion de totalité perçue depuis les marges comme depuis la position minoritaire d’un Juif allemand est sensible dans Mimésis. Si l’Europe est perçue de l’extérieur, la position du sujet reste pleinement présente dans l’objet observé. L’opposition du mythe grec et de la subjectivité historique juive constitue un fil conducteur dès le premier chapitre. Figura et sermo humilis sont les deux catégories dûment définies dans deux essais plus théoriques qui permettent d’interpréter plus précisément le propos d’Auerbach. Avec le développement de la notion de figura on assiste à une rupture intime dans la perception de l’histoire où présent et futur se trouvent ramenés à une même présence. Quant au sermo humilis il permet à travers la notion de style de souligner un écart par rapport aux ambitions du style noble. Le réalisme est dès lors une rupture tandis que l’analyse de l’écart dans la littérature européenne ouvre la voie à une déconstruction philologique de l’histoire et dessine la nécessité d’une Weltliteratur.

La Théorie du partisan et la vision politique et historique de Carl Schmitt Jean-Marie PAUL

La Théorie du partisan présente la caractéristique principale des ouvrages de Carl Schmitt. Il a toutes les apparences d’un ouvrage universitaire juridique qui privilégie l’étude historique des notions en s’entourant des meilleures références et cautions destinées à faire progresser la discussion mais il vise aussi à dégager une théorie, sinon une thèse, qui s’accompagne d’un engagement que Carl Schmitt a plus ou moins revendiqué selon les périodes. A cela s’ajoute que Schmitt a soixante-quinze ans quand il rédige cet opuscule et un passé qui lui interdit, quelles que soient ses convictions, de fournir à nouveau matière à polémique. La réception de l’ensemble de l’œuvre témoigne de l’importance des contextes politique et idéologique, notamment en France. A l’époque où la doxa marxiste est l’objet d’un certain consensus ou, tout au moins, influence un nombre important d’intellectuels, Schmitt est honni, l’ensemble de ses écrits étant jugé à l’aune de ses engagements passés. Plus près de nous, quand s’installe une nouvelle doxa, européenne, libérale, pro-allemande, surtout en France, ce qui est une vieille histoire, et tout aussi intolérante, Schmitt est examiné avec un détachement olympien passant sous silence ou presque ses choix politiques, qui ne pouvaient être fortuits chez un homme dont toute la vie avait été consacrée à l’étude du politique, et les enjeux terribles de sa pensée à une époque où le monde courait à l’abîme par le fait d’une idéologie à laquelle il avait donné sa caution juridique. Schmitt semble désormais bénéficier d’une réhabilitation rampante, un peu honteuse, sinon vaguement révisionniste, par l’effet miraculeux du voile pudique jeté sur son activité sous la République de Weimar et le Troisième Reich. Théorie du partisan présente une autre caractéristique particulièrement forte qui explique au moins en partie l’attrait qu’il peut exercer sur des esprits forts différents du sien. C’est un ouvrage absolument anticonformiste, libre malgré la prudence et la réserve que l’auteur s’impose, et qui devrait donc décourager les tenants des deux formes de la doxa que nous signalions d’entrée. Le point de départ de la réflexion de Schmitt est historique. Le premier exemple de partisan dans le sens où il l’entend est «le partisan espagnol de 1808». Il n’en fait pas le symbole d’une véritable révolte nationaliste et encore moins d’un mouvement révolutionnaire. A ce moment «le roi

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et la famille de celui-ci ne savaient pas encore très bien quel était l’ennemi réel».1 Au contraire, la noblesse, le haut clergé, la bourgeoisie, les classes cultivées «sympathisaient avec le conquérant étranger».2 Cette situation ne tardera pas à se répéter en Allemagne. Goethe a célébré la gloire de Napoléon, ce que rappelle Schmitt en observant de surcroît que «les milieux cultivés allemands ne surent jamais de façon certaine et définitive de quel côté il convenait de se ranger».3 Un marxiste ne dirait pas autre chose en mettant en exergue la trahison des classes possédantes et le patriotisme du peuple. Ce n’est pas le vocabulaire de Schmitt et encore moins son idéologie, ce qui ne lui interdit pas de relever des filiations inattendues de la part d’un penseur classé très à droite, sinon à l’extrême droite, si l’on s’autorise à employer des termes d’un usage courant. Le combattant de la guérilla espagnole en 1808 a eu une postérité militaire et politique en dehors de ses frontières. Cet exemple, nous explique l’auteur, influença grandement la réflexion de Gneisenau et Scharnhorst qui sont «à l’origine» de De la guerre, l’ouvrage demeuré célèbre de Clausewitz, et l’on s’étonne déjà de voir en des insurgés qui n’avaient même pas l’aval de leur roi les inspirateurs des théories militaires du très conservateur état-major prussien. Mais si Schmitt n’est pas indifférent dans ce repérage des emprunts à la théorie militaire proprement dite, c’est l’idéologie, la philosophie politique qui retiennent son attention. Clausewitz devient du même coup une source capitale de la pensée des grands révolutionnaires en Europe et hors d’Europe: «La formule sur la guerre, continuation de la politique, contient déjà in nuce une théorie du partisan dont la logique a été menée jusqu’au bout par Lénine et Mao Tsé-Toung […].»4 Si elles ne sont pas pour autant réhabilitées, ces deux grandes figures révolutionnaires n’en trouvent pas moins une place de choix dans une histoire des doctrines politiques et de la stratégie militaire qui en découle, au point d’effacer des barrières idéologiques que l’on aurait cru infranchissables. Jamais au long de son essai, Schmitt ne manifeste un quelconque rejet par principe des révolutionnaires qui ont conquis le pouvoir. Cela se vérifie également pour Giap, Hô Chi Minh ou Che Guevara, ce qui peut paraître étonnant de la part de celui qui fut un certain temps la figure de proue des juristes nazis. Le «décisionnisme», dont Schmitt ne se réclame pas tout uni-

1 2 3 4

Carl SCHMITT, La Notion de politique, Théorie du partisan (Trad. Marie-Louise Steinhauser), Calmann-Lévy, 1972. Ici, Théorie du partisan, p. 215. Ibid., p. 215 sq. Ibid., p. 216. Ibid., p. 217.

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ment en raison du risque de gratuité et de dictature qui lui est inhérent,5 peut l’expliquer en partie. Lénine et Mao Tsé-Toung conçoivent un projet à la réalisation duquel ils travaillent sans se laisser égarer par nulle considération. Mais pour Schmitt, notamment dans Der Begriff des Politischen, c’est l’Etat et la personne en laquelle ils s’incarnent qui décident souverainement et non pas celui qui s’efforce de les renverser par tous les moyens. A côté des emblèmes révolutionnaires devenus canoniques, les partisans allemands ou autrichiens font piètre figure: Une véritable guérilla du peuple, à citer en relation avec notre problème du partisan, n’a été engagée qu’au Tyrol […]. Au demeurant, cet épisode de l’année 1809 fut vite terminé. Il n’y eut pas davantage de guerre de partisans contre les Français dans le reste de l’Allemagne. Les combats du printemps et de l’été de 1813 eurent lieu sur le champ de bataille et la décision fut emportée par une bataille en rase campagne, en octobre 1813, près de Leipzig.6

Tout se passe comme s’il y avait deux sortes de partisans. A l’intérieur de ce que Schmitt appelle le «jus publicum europaeum», entre autres dans Le Nomos de la terre,7 le partisan est déconsidéré ou, tout au moins, n’apparaît que comme un avatar sans lendemain, sans influence décisive sur l’Histoire. Certes, il n’a pas la légalité pour lui, même pas celle qui lui serait déléguée par un souverain défaillant ou complice auquel il se sent contraint de se substituer, quasiment de défendre contre son gré. Mais l’on sait que Schmitt, proche en cela de la pensée maurassienne, distingue soigneusement la légalité de la légitimité, et ce dès ses premiers écrits. Cela ne l’empêche pas de constater que le «droit européen de la guerre» a été restauré par le Congrès de Vienne et de s’en réjouir manifestement. Dans ce type de distinctions, sinon d’oppositions, il y a toujours une bonne légalité et une bonne légitimité variables selon les circonstances et les options idéologiques et politiques. Le jus belli, dont Schmitt prétend qu’il a été respecté pendant la Première Guerre mondiale, sans procéder à l’examen des graves violations du Droit auxquelles elle a immédiatement donné lieu, veut que la guerre soit conduite entre des «sujets souverains», à la tête d’armées régulières, et qui s’accordent un respect 5

6 7

Théologie politique (Ed. Jean-Louis SCHLEGEL), Gallimard, 1988, p. 74. La première partie, Politische Theologie Vier Kapitel zur Lehre der Souveränität, est de 1922, donc exactement contemporaine de Der Begriff des Politischen, la seconde, Politische Theologie, II Die Legende von der Erledigung jeder politischen Theologie est de 1970. L’introduction de Jean-Louis SCHLEGEL (p. I-XVII), à partir d’une problématique théologique essentiellement différente de la nôtre, est un modèle d’équilibre et de sérénité intellectuelle qui contraste heureusement avec l’hagiographie et l’indignation qui caractérisent d’ordinaire la critique. Ibid., p. 217. Der Nomos der Erde im Völkerrecht des Jus publicum Europaeum, Berlin, 1988 [1950].

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mutuel. Selon ce droit, «le partisan ne pouvait être qu’une figure marginale, ce qu’il fut effectivement encore durant toute la Première Guerre mondiale (1914-1918)».8 Schmitt se contente ici de laisser entendre que le «diktat» de Versailles a scellé la fin du droit de la guerre en traitant les vaincus comme des criminels, ce qu’il dit ailleurs en toute clarté, et notamment dans Der Begriff des Politischen, sans se demander en reprenant cet argument si toute capitulation n’entraîne pas fatalement un «diktat», comme l’a confirmé l’histoire des dernières guerres auxquelles ont participé les Etats européens, en Europe et sur d’autres continents. Fidèle à une constante de sa politique étrangère qui survit aux changements de régime, l’Allemagne ne fut pas la moins féroce face à la Serbie. Le vae victis est de tous les temps. La différence de traitement que Schmitt réserve aux différentes catégories de partisans pourrait s’expliquer par la personnalité de leurs chefs. Andreas Hofer et le capucin Haspinger n’ont pas connu le destin de Lénine ou de Mao Tsé-toung. Vues par l’historiographie nationaliste, ce sont des figures exaltantes, d’un certain panache, l’équivalent par les armes de ce que Kleist fut par la plume en écrivant Die Hermannsschlacht, mais ce sont aussi des partisans dont le destin s’achève au soir de la bataille, des braves malheureusement inutiles, ce que Schmitt souligna aussi sans complaisance. Lénine et Mao Tsé-Toung sont des fondateurs ou des refondateurs d’empire. Nous ne sommes pas dans le même registre. Dans toute son œuvre jusqu’à l’effondrement du IIIe Reich, qui le laisse en plein désarroi, comme tous les Allemands, il est vrai, Schmitt tend à sacraliser le verdict de l’Histoire. Il peut donc arriver qu’il ne refuse pas à ses adversaires idéologiques une certaine admiration. On pourrait se demander si le couple antithétique, ami-ennemi, qui est le socle de sa pensée politique et même de sa philosophie, n’imposait pourtant pas à Schmitt de valoriser, sinon d’idéaliser la valeur exemplaire du partisan allemand qui se dresse contre Napoléon, au lieu de le considérer comme un comparse sans grand relief dans le combat qui décide de la destinée des Etats. Il le devrait d’autant plus qu’il prend soin de souligner que cette opposition est le seul trait commun aux différentes guerres de partisans qu’a connues l’Histoire et comme une sorte de vérification de la pertinence de sa théorie: «Quelles que soient les collusions et les confusions entre les différentes formes de guerres de partisans dans la praxis de la stratégie actuelle, ces formes demeurent si différentes dans leurs présupposés fondamentaux que le critère du regroupement en amis et ennemis se vérifie à leur égard.»9

8 9

Théorie du partisan, op. cit., p. 218. Ibid., p. 241.

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Cette antithèse est tellement forte chez Schmitt qu’elle le conduit à célébrer la lucidité de Lénine, en dehors de toute axiologie ou condamnation morale: «La guerre issue de l’hostilité absolue ne se connaît pas de limites. C’est la mise en œuvre conséquente d’une hostilité absolue qui lui confère son sens et sa justice. Reste donc à savoir: existe-t-il un ennemi absolu, et qui est-il in concreto?»10 Dans le cas de Lénine, il n’est pas difficile de découvrir qui est l’ennemi absolu. Mais ce couple ami-ennemi n’est évidemment pas indépendant de la faculté de trancher, du décisionnisme et de la souveraineté de l’Etat en la personne de celui qui l’incarne et à qui il revient précisément de décréter qui est l’ami, et surtout qui est l’ennemi, celui-ci jouant un rôle infiniment plus important dans la pensée schmittienne que son antithèse, et donc de décider de la guerre, apanage par excellence du souverain. D’autre part, Schmitt a contesté la légitimité des décisions prises par la République de Weimar et même celle-ci dans son principe, la légitimité pour lui, comme pour Maurras, s’incarnant dans le souverain – Maurras dirait le monarque, qui n’est pas le Führer, auquel Schmitt fit allégeance en toute clarté – et ne procédant pas des urnes. Le souverain et les princes auxquels les partisans se substituaient en Espagne et en Allemagne pendant l’ère napoléonienne ne souffraient pas de cette dernière tare. Cela est certainement une des raisons pour lesquelles, à rebours de l’historiographie nationaliste depuis deux siècles, Schmitt n’a nullement envie d’accorder aux combattants irréguliers plus d’influence qu’ils n’en eurent. Quand il traite de «l’attitude malencontreuse de la Prusse à l’égard du partisan», Schmitt ne pense nullement à la lutte impitoyable qu’elle mena contre les francs-tireurs dans la dernière phase de la guerre franco-allemande mais à l’édit du 21 avril 1813, signé de la main du roi et concernant le Landsturm. Schmitt ne fait pas mystère de sa répulsion face à cette «espèce de Magna Carta du partisan»,11 de son étonnement scandalisé devant pareille aberration idéologique et juridique. Ces dix pages de la Preussische Gesetzesammlung de 1813, nous dit-il, fort de toute son érudition juridique, «comptent certainement parmi les pages les plus extraordinaires de tous les recueils du monde».12 Il va de soi dès lors que Schmitt salue avec soulagement le retour à l’ordre du «droit européen de la guerre» que le Congrès de Vienne s’empresse de mettre en place: «Ce fut l’une des restaurations les plus étonnantes de l’histoire universelle.»13 Ce n’est pas un problème d’efficacité militaire qui motive dans chaque cas le jugement de Schmitt. Celui-ci pense au contraire que ce fut une erreur stratégique de 10 11 12 13

Ibid., p. 264. Ibid., p. 254 sq. Ibid., p. 254. Ibid., p. 217.

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Gambetta que de vouloir reconstituer une armée régulière levée à la hâte, alors que l’armée prussienne aurait eu beaucoup plus de peine à venir à bout de partisans bien organisés. Il y a loin de l’idéologie du Congrès de Vienne à celle de Che Guevara et ce grand écart peut apparaître incongru. Il le paraît d’autant plus que du partisan espagnol ou allemand en lutte contre les armées napoléoniennes au guérillero cubain ou au bolchevik en armes nous passons du combattant nationaliste au militant révolutionnaire, dont on n’attend pas de l’idéologie d’un ancien fidèle du IIIe Reich qu’elle le valorise. Ce sont d’ailleurs tous les mouvements révolutionnaires du XXe siècle, antérieurs ou postérieurs à la Deuxième Guerre mondiale que Schmitt évoque, plus ou moins rapidement. Nous savons aussi que Schmitt ne juge pas illégitimes les conquêtes des peuples européens chrétiens sur d’autres continents. Le Nomos de la terre prend acte de cette appropriation souveraine de terres lointaine, sans s’efforcer de lui trouver une quelconque justification morale. Même si la pensée de Schmitt est loin d’être toujours caractérisée par une rationalité ou une cohérence exemplaire, il est paradoxal, au premier abord, de renverser une échelle des valeurs correspondant à des convictions très anciennes. Schmitt a besoin d’une médiation que lui fournit la philosophie: L’éphémère édit prussien d’avril 1813 relatif aux milices territoriales résume cet instant historique qui vit la première entrée en scène du partisan dans un rôle nouveau et décisif, incarnation nouvelle de l’esprit universel, non reconnue jusqu’à alors. Ce n’est pas la volonté de résistance d’un peuple intrépide et guerrier, ce sont la culture et l’intelligence qui ouvrirent cette porte au partisan, lui conférant sa légitimation sur une base philosophique. C’est ici qu’il fut, si je puis dire, accrédité et reçu dans le monde de la philosophie.14

Il n’est pas difficile de reconnaître ici l’emprunt à la philosophie hégélienne. Par la vertu dialectique de celle-ci, le partisan s’insère dans une tradition philosophique, dont il ne sait rien. Schmitt prend bien soin de souligner que son émergence ne doit rien au peuple, celui-ci fût-il allemand, avec toutes les vertus que cela suppose chez lui. Du coup, le partisan prussien cesse d’être l’adversaire du roi – était-il indispensable de faire appel à Hegel pour en être convaincu? –, «l’unité politique» est sauvegardée. Schmitt insiste: «A peine déchaîné, l’Achéron rejoignait les canaux de l’ordre étatique. Au lendemain des guerres de libération, la philosophie dominante en Prusse fut celle de Hegel.»15 Dès lors, Schmitt peut enchaîner en intitulant le chapitre suivant: «De Clausewitz à Lénine».16 Par la philosophie au moins, l’Allemagne reste maîtresse du jeu. 14 15 16

Ibid., p. 259. Ibid., p. 260. Ibid., pp. 260-266.

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Schmitt n’en aura pas moins besoin d’une seconde médiation philosophique, dans le prolongement de la première, il est vrai. La philosophie de Hegel est passée par les mains de Marx et Engels. Ils en ont propagé le potentiel révolutionnaire, sans s’arrêter à ce qu’elle avait aussi et surtout de conservateur. Cependant ce ne sont pas eux qui ont embrasé la planète: «Mais nos deux révolutionnaires allemands étaient davantage des penseurs que des activistes de la guerre révolutionnaire.»17 On pourrait disserter longuement sur cette assertion, distinguer diverses périodes dans l’œuvre de Marx. Par l’adjectif qu’il accole à «révolutionnaires», Schmitt conjure le déshonneur. S’ils sont allemands, ils ne sauraient être révolutionnaires … Heine qui, lui, ne s’en satisfait pas, formule un jugement semblable sur la pensée allemande en général. Le procédé de Schmitt fait penser à Freud qui croit avoir démontré dans Moïse et le monothéisme que Moïse n’était pas juif mais égyptien. L’infamie d’être à l’origine du monothéisme ne saurait retomber sur un Juif… Il n’empêche que l’analyse schmittienne dans sa volonté de récupération dissimule mal un tour de passe-passe. Le partisan espagnol ou allemand ne se dressait pas contre le gouvernement de son pays mais contre un conquérant étranger, ce qui n’est évidemment pas le cas de tous les révolutionnaires qui se réclament de Marx. Aussi cette conclusion apparemment incontestable: «C’est avec un révolutionnaire professionnel russe, avec Lénine, que le marxisme en tant que doctrine est devenu cette puissance historique mondiale qu’il représente aujourd’hui» revendique implicitement une filiation, juste peut-être quant aux grandes lignes de la tactique militaire mais de toute évidence fausse quant au sens du combat politique. Or Schmitt est pleinement conscient du danger qu’il y aurait à confondre les deux domaines. Il ne faut détourner «l’attention sur des problèmes de technique militaire» ni «perdre de vue l’évolution du concept de politique».18 Mais si c’est le phénomène politique, la mutation des doctrines qui sont décisifs, la généalogie un peu expéditive qui retrace le chemin entre Clausewitz et Lénine apparaît artificielle, y compris sur le plan militaire puisque nous passons avec Lénine et Staline, et plus encore Mao, de groupes de partisans plus ou moins structurés par des chefs éventuellement héroïques à des armées populaires de mieux en mieux organisées. Schmitt n’en doute pas qui voit s’effacer progressivement jusque dans l’utilisation des techniques et des matériels modernes la frontière qui a longtemps séparé les troupes de partisans et les armées régulières. Une série d’observations historiquement peu contestables et solidement argumentées ne peut cependant dissimuler le fait qu’elles ne justifient pas la filiation 17 18

Ibid., p. 260. Ibid., p. 260 sq.

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et la théorie qu’elles sont censées illustrer. Que Lénine ait lu chez Clausewitz que la guerre était la continuation de la politique par d’autres moyens ne prouve nullement qu’il a découvert l’idée chez lui – tout politique tant soit peu réaliste a dû le penser un jour sans secours extérieur – ni que c’est cela qu’il aurait retenu en premier de lui. Cela prouve encore moins qu’il serait l’héritier de Clausewitz. Nous ne sommes pas dans le même cas de figure que celui des généraux français, également analysé par l’auteur, qui méditaient la pensée de Mao pour mieux vaincre ses disciples en Indochine et, plus curieusement, en Algérie. Schmitt, qui se montre si prompt à dévaloriser les partisans des guerres antinapoléoniennes, est d’avis, comme l’historiographie soviétique, que les partisans russes de la Deuxième Guerre mondiale ont immobilisé les effectifs de vingt divisions allemandes. En prenant cet exemple, il montre que dans la guerre du partisan l’engagement politique et l’engagement militaire sont indissociables et même, comme le faisait naguère tout bon marxiste, que le patriotisme et l’espérance révolutionnaire se renforcent mutuellement.19 Il en résulte une reconnaissance du rôle politique et militaire de Staline, dans lequel Schmitt voit le véritable inspirateur de la lutte révolutionnaire sur la planète. Cet éloge est quasiment un désaveu des critiques inhérentes à la déstalinisation: Staline a réussi à associer le fort potentiel de la résistance nationale enracinée dans le sol natal (c’est-à-dire la force essentiellement défensive et tellurique de l’autodéfense patriotique contre un conquérant étranger) à l’agressivité de la révolution communiste mondiale et internationale. L’association de ces deux puissances hétérogènes domine aujourd’hui les luttes de partisans par toute la terre.20

Mais dès qu’il s’agit de Mao, on peut vraiment parler d’admiration de la part de Schmitt, ce qui ne signifie pas adhésion totale à la philosophie politique mais reconnaissance de la parfaite adéquation des moyens mis en œuvre à la fin poursuivie par le révolutionnaire.21 Mao surpasse Clausewitz, pourtant «officier de métier», trop «officier de métier» sans doute pour se glisser dans la peau du partisan, mais aussi Lénine

19 20 21

Ibid., p. 267. Ibid., p. 267. Curieusement, nous retrouvons cette même admiration chez Karl Jaspers, dont l’attitude avant et après 1933 ne fut pas celle de Schmitt et dont la condamnation du marxisme est radicale (Die Atombombe und die Zukunft des Menschen, Piper, 1958, p. 171). En revanche, si Jaspers n’est évidemment pas antisémite, il est des passages de son œuvre qui sont violemment, sinon d’une manière caricaturale, slavophobes et plus particulièrement russophobes et non pas simplement antisoviétiques (p. 176).

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et Staline, sans parler de Trotski, qui ne connaît même pas les honneurs de la citation: Mais chez Mao, il y a en plus un facteur concret relatif au partisan qui le fait toucher de plus près le fond de la question et qui lui offre la possibilité d’atteindre son expression parfaite dans la pensée. En un mot: la révolution de Mao a un meilleur fondement tellurique que celle de Lénine.22

Ce «fondement tellurique», c’est très banalement puisque la formule a été maintes fois utilisée, l’aptitude naturelle à évoluer au milieu du peuple comme un poisson dans l’eau parce que l’on est issu de la même terre et que l’on a partagé ses combats depuis longtemps, «une vingtaine d’années» quand Mao prend le pouvoir en 1949. Il est une forme d’unanimisme, d’union mystique, quoique Schmitt proteste de sa défiance envers l’irruption de l’irrationnel dans la théorie, qui ne cesse de le séduire sous sa forme censée être la plus pure. Mais il avoue aussi, indirectement, par le biais de la mention des écrits de Ruth Fischer, qu’un des points faibles de la révolution bolchevique fut d’avoir été dirigé par un groupe de théoriciens dont la majorité se composait d’émigrants.23 Nous sommes toujours dans le prolongement du «fondement tellurique» et, par là même sur la voie d’une des causes du ralliement de Schmitt au national-socialisme, dont le militantisme et l’effort de systématisation conceptuelle qu’il a mis à son service ne font pas de doute. De Marx à Mao en passant par Lénine l’exigence de fusion avec le peuple devient de plus en plus une condition première de la révolution qui ne peut être décrétée par un cénacle d’intellectuels. Il est évidemment d’autres causes à l’admiration de Schmitt pour les grandes figures de la révolution nationale et planétaire. Ils ont porté quasiment à la perfection la conception du couple ami-ennemi, qui est le socle de sa philosophie politique. Lénine a pensé dans le prolongement de Marx la notion d’ennemi de classe dans toute sa pureté implacable. Il n’en reste pas moins inférieur à Mao qui donne au couple antithétique ami-ennemi une extension illimitée non seulement dans l’espace mais aussi dans la compréhension de la notion: «Et dans sa prise de conscience théorique aussi, il (i.e. Mao) a développé la formule de la guerre, continuation de la politique, bien au-delà de Lénine.»24 Cela signifie pour Schmitt que la politique aussi est continuation de la guerre, donc que la guerre est permanente, ce dont témoigne la guerre froide qui est «une mise en œuvre de l’hostilité réelle adaptée aux circonstances du moment et servie par des moyens autres qu’ouverts et violents». Schmitt ne fait évidemment pas partie des «lâches et des illusionnistes» 22 23 24

Théorie du partisan, op. cit., p. 269. Ibid., p. 270. Ibid., p. 272.

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qui se leurrent sur la solidité et la sincérité de la paix en temps de guerre froide.25 Comme les marxistes, il pense, avant et après 1933, que tous les phénomènes de notre société sont politiques ou s’inscrivent dans un contexte politique, ce qui revient au même, et que la négation de cette évidence est une mystification: «Entre-temps, nous avons compris que le politique était la totalité (Das Totale), et pour cette raison nous savons aussi que décider de la nature apolitique d’une chose représente toujours une décision politique, quelles que soit la personne qui la prenne et les raisons dont elle se revêt pour se justifier.»26 Cette phrase fut écrite bien avant que la notion de guerre froide n’entrât dans le vocabulaire courant. Il y a une continuité dans la pensée de Schmitt que des différences de formulation avant et après 1945 ne dissimulent qu’imparfaitement, bien qu’il soit capable de tirer les leçons d’un échec et de s’adapter aux circonstances. On ne s’était certes pas imaginé que Schmitt avait changé de camp. Admiration ne signifie pas adhésion. C’est au point que le juriste et théoricien politique qu’il est indistinctement, reproche aux Conventions de Genève, dont il salue d’une manière très protocolaire l’effort d’humanisation de la guerre, d’effacer des «distinctions essentielles», notamment celle entre «militaires et civils» ou «guerres interétatiques et guerres civiles». Il en résulte «une métamorphose lourde de conséquences des concepts de guerre, d’ennemi et de partisan», donc, pour parler clair, une protection indue du partisan, qui retrouve son statut traditionnel de criminel, dont Clausewitz a malencontreusement contribué à le faire sortir.27 Il est un autre élément, dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Mao Tsé-toung, Ho-Chi-Minh, Fidel Castro, tous cités par Schmitt, parfois en compagnie de leurs principaux lieutenants, ont conquis le pouvoir sur des terres qui n’étaient pas européennes, contre des ennemis qui n’étaient pas allemands. Ils se situent en dehors de l’espace européen, du droit européen qui a eu cours jusqu’au XIXe siècle et dont Schmitt cultive la nostalgie, non sans une forte contradiction puisqu’il l’a objectivement renié sous le IIIe Reich. La remarque ne devrait pas concerner Lénine et Staline mais Schmitt, en accord avec la tradition politique allemande, jusqu’à aujourd’hui, ne considère pas que la Russie est européenne.28 Il rêve d’un «Großraum», 25 26 27 28

Ibid., p. 272. Théologie politique, op. cit., p. 12. Théorie du partisan, op. cit., p. 243 sq. Bismarck semblait considérer qu’elle l’était et s’insérait dans une politique d’expansion territoriale devant se substituer avantageusement aux lointaines et ruineuses conquêtes coloniales. Cf. cette réplique de 1888 à Eugen Wolf, partisan convaincu de la politique coloniale en Afrique à laquelle il veut convertir Bismarck: «Ihre Karte von Afrika ist ja sehr schön, aber meine Karte von Afrika liegt in Europa. Frankreich liegt links, Russland liegt rechts, in der Mitte liegen wir. Das ist meine

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espace politique européen, correspondant à ce que les Etats-Unis ont réalisé par la doctrine de Monroe, et qui lui aussi serait placé sous la domination hégémonique d’un Etat, dont il est difficile de ne pas comprendre que ce serait l’Allemagne. Cet espace politique, que Le Nomos de la terre explique et justifie en remontant à ses sources et à sa philosophie quasiment intemporelles, exige nécessairement, par définition du nomos lui-même, la conquête et appropriation de terres, leur exploitation et leur redistribution (plutôt que leur partage qui n’exclurait pas la recherche d’un certain consensus). Le nomos est agonal. Il se confond avec la domination. En tant que continuation de la politique, la guerre est son instrument, ce qui vaut également pour la doctrine de Monroe. Ici encore, Schmitt cite un poème de Mao «où s’exprime la conception pluraliste d’un nouveau nomos de la terre».29 Le pluralisme, dont se réclame Schmitt, n’est que celui de divers impérialismes géographiquement circonscrits, qui nous paraît fatalement aller de pair avec la guerre froide dont il dénonce le danger. La définition de Schmitt qui ouvre sa Théologie politique a fait fortune: «Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle.»30 On ne peut s’empêcher de s’étonner qu’elle soit devenue si célèbre, tant elle est banale, quasiment tautologique. Elle est même parfaitement républicaine. La République, au moins dans son acception française, dans le prolongement de la tradition augustinienne, est une, indivisible et souveraine, les deux premiers attributs étant quelque peu redondants. Si elle cesse d’être souveraine, elle n’est plus la République. Or la «situation exceptionnelle» est par excellence celle qui relève de la souveraineté, à moins d’être vidée de tout contenu historique, juridique, et sémantique aussi, puisque par définition la souveraineté ne peut être relative, son caractère absolu n’impliquant nullement, en dépit d’une fréquente et insidieuse confusion, la toute-puissance. Rousseau soutient même que l’on peut choisir librement l’esclavage, celui-ci n’en restant pas moins un état de dépendance absolue pour avoir été choisi souverainement. La

29 30

Karte von Afrika.» Cf. Volker ULLRICH, Otto von Bismarck, Rowohlt, 1998, p. 101. Il est difficile de se méprendre sur un projet politique exposé avec cette franchise, sinon ce cynisme, exploit qui pourtant n’est pas hors de portée des Français quand ils réécrivent l’histoire d’Allemagne. Il n’est pas possible philologiquement (et historiquement) de faire une autre lecture que: «Europa ist unser Afrika». En quelques lignes, nous avons là, dans une parfaite continuité tragique, l’explication de la politique allemande de la Guerre franco-allemande en amont aux deux guerres mondiales en aval. Théorie du partisan, op. cit., p. 271. Théologie politique (traduit et présenté par Jean-Louis SCHLEGEL), Gallimard, 1988, p. 15. La première édition, Politische Theologie Vier Kapitel zur Lehre der Souveränität est de 1922, la seconde, précédée d’une Préface de novembre 1933, de 1934.

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définition de Schmitt n’a donc, en principe, rien d’inquiétant. Elle est même tautologique. Le problème est celui du «qui» (wer über den Ausnahmezustand entscheidet). Ce peut être l’exécutif dans un Etat régi par une constitution, qu’il soit monarchique ou républicain. S’il n’est pas le peuple, il peut en être l’expression légale et légitime par délégation. Mais Schmitt ne reconnaît celui-ci que dans la triade fusionnelle Etat, mouvement, peuple, qui signe le désaveu de la démocratie et l’adhésion de l’auteur à un ordre juridique radicalement différent de celui de la République de Weimar.31 En jugeant dans une préface à Théologie politique de novembre 1933, donc contemporaine de cet écrit, qu’il n’a rien à corriger de ce qu’il écrivait en 1922, Schmitt nous indique la voie. Il entend que l’autorité souveraine qui décide de la situation ou de l’état d’exception soit le Führer. Dans Ex captivitate salus, Schmitt s’est défendu laborieusement d’avoir été complice par le travail de sa plume des crimes perpétrés par le IIIe Reich, dont il a pourtant approuvé sur le plan juridique la politique raciste qu’il a contribué à mettre en place sans état d’âme.32 L’argument principal de ses réponses à l’enquêteur revient à dire qu’il n’a jamais été le fidèle de Hitler, qu’il ne s’est pas compromis personnellement comme tant d’autres de ses confrères juristes, en somme que la pensée ne lui a pas sali les mains. Nous sommes tenté de parodier notre formule précédente: adhésion ne signifie pas admiration. Schmitt ne voit de salut collectif que dans le chef, le Führer, ce qui explique la fascination qu’exercent sur lui les grandes figures révolutionnaires, dont les œuvres pour ce passionné des idées et de leur filiation sont de surcroît un sujet de méditation plus substantiel que ne l’étaient les écrits de son Führer. Nous ne croyons pas à une influence décisive de Clausewitz sur sa pensée, avant et après 1933. Schmitt lui reconnaît une intuition géniale quant à la nature et à la fonction du partisan mais il restait à ses yeux un officier d’ancien régime, incapable de penser la théorie dans ses extrêmes conséquences. Il avait les inhibitions de ses origines. Nous ne croyons pas non plus que la contre-révolution catholique et ses théoriciens, qu’il a étudiés avec une certaine curiosité, peut-être même avec un peu de sympathie, aient pu l’inspirer durablement. Schmitt a eu des mots très durs envers leurs représentants. En un mot, il leur reproche de n’être pas des gens sérieux. Tournant en dérision Joseph de Maistre qui avait dit craindre en Russie une révolution conduite par un «Pougatschev d’université», Schmitt conclut que cette formule, jugée 31 32

Staat Bewegung Volk. Die Dreigliederung der politischen Einheit, Hamburg, 1933. Ex captivitate salus. Erfahrungen der Zeit 1945-1947, Köln, 1950. L’antisémitisme de Schmitt est attesté par les textes et son engagement. Il ne partage pourtant pas la slavophobie du IIIe Reich et de ses inspirateurs et a épousé successivement deux femmes serbes.

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à la lumière de la révolution effectivement conduite par Lénine, «perd toute consistance pour n’être plus qu’un mot à effet dans une conversation de salon ou d’antichambre de l’Ancien Régime».33 Il ne faut pas surestimer l’originalité de l’antithèse «ami-ennemi». Elle est aussi vieille que les réflexions sur la guerre et Schmitt se réfère lui-même à Héraclite et Aristote. Fatalement, elle a été vécue et appliquée des milliers de fois avant de connaître une forme théorique. Elle est littéralement, que cela soit décourageant ou non, consubstantielle à l’humanité. Jésus fait scandale en la niant. Mais Schmitt l’a systématisée plus que ses lointains prédécesseurs et, dans la mesure où elle informe toute sa philosophie de l’Histoire et sa pratique politique, ses sources doivent être cherchées chez Marx, Engels et Lénine, beaucoup plus que dans la pensée conservatrice. Chez ce dernier, comme bientôt chez Staline et plus encore Mao, Schmitt trouve ce qui l’impressionne le plus, l’union intime d’une philosophie de l’histoire et d’un engagement révolutionnaire qui la traduit en actes. Il se produit chez lui un phénomène comparable à celui que l’on a observé chez les officiers français ayant combattu en Indochine et en Algérie, et auxquels il consacre un chapitre centré sur la rébellion de l’O.A.S.34 Schmitt adopte la doctrine de ses pires ennemis. Mais sa pensée l’appelait de longue date, elle était préparée chez ce juriste érudit par des années de patientes études comparatives et incessamment confrontée aux événements de l’Histoire, tandis que les officiers français l’avaient découverte et s’y étaient en quelque sorte convertis par une expérience professionnelle récente en l’affrontant sur les champs de bataille, ce qui n’échappe pas à Schmitt. Probablement sans le savoir, ils ne faisaient que suivre l’ordre de Napoléon au général Lefebvre, que Schmitt cite à propos de la guérilla espagnole: Il faut opérer en partisan partout où il y a des partisans.35 Il est curieux de voir comment celui-ci s’est imprégné de la pensée marxiste au point d’anticiper ses analyses. On croirait lire dans ces lignes de 1963 un commentaire marxiste des événements de mai 1968: «Karl Marx et Friedrich Engels avaient compris déjà que la guerre révolutionnaire de notre temps n’était pas une guerre de barricades d’ancien style. Engels en particulier, qui a rédigé de nombreux traités d’art militaire, n’a cessé de le souligner.»36 33 34 35 36

Théorie du partisan, op. cit., p. 266. Ibid., pp. 295-300. Ibid., p. 222. Ibid., p. 261. S’il est à l’œuvre dans l’Histoire une ruse de la raison, on pourrait parler à propos de ces événements, en parodiant Hegel, d’une ruse de la raison bourgeoise puisqu’ils ont consolidé durablement et tragiquement tout ce que leurs protagonistes prétendaient combattre. C’est au point que pour corriger leurs conséquences, on recourt aujourd’hui en France à une pathétique discrimination «positive». Les dirigeants les plus influents de ce mouvement se réclamaient d’une culture

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Schmitt a défendu l’idée dans Théologie politique que toutes les notions politiques décisives dans l’histoire des doctrines et des institutions ont une origine religieuse: «Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’Etat sont des concepts théologiques sécularisés.»37 Cela vaut aussi pour sa théorie de l’ennemi absolu – et peu importe que dans une guerre celui-ci ne soit désigné comme tel que par souci d’efficacité – qui apparaît comme la sécularisation de l’idée du Mal. Il est tentant de voir l’origine de cette radicalité dans la pensée catholique, tant il a été répété que Schmitt était issu d’une famille profondément catholique. On ne retrouve pourtant pas de traces univoques dans son œuvre de l’influence des penseurs de la contrerévolution qui sont au contraire l’objet de jugements très négatifs, qu’il s’agisse de Bonald, de Maistre, ou même de Donoso Cortés, leur descendant et presque exact contemporain, le seul à qui Schmitt reconnaisse lucidité et profondeur pour avoir le mérite de se montrer «allemand à un point véritablement étonnant». Mais face à Adam Müller, Hegel ou Schelling, la présence du premier aux côtés des deux philosophes étant quelque peu déconcertante, ils sont dépourvus de projet, de perspective historique dialectique, leur vision de l’humanité et de l’Histoire, «un troupeau d’aveugles conduit par un aveugle qui s’oriente à tâtons grâce à un bâton», selon le mot de Bonald, est sinistre et désespérante, ce que Schmitt résume en utilisant avec une intention indécise un titre et un procédé stylistique kierkegaardiens: «Ce sont les oppositions du bien et du mal, de Dieu et du diable, des oppositions à la vie à la mort un ou-ou, qui ne connaît aucune synthèse ni ‹tiers terme supérieur›.»38

37 38

marxiste et révolutionnaire dont ils semblent n’avoir pas possédé les rudiments, à moins qu’ils ne l’aient sciemment instrumentée. Pour un marxiste orthodoxe, la remise en cause du savoir, de la culture et du mérite, fussent-ils traditionnels, est «bourgeoise», «réactionnaire», sinon «fasciste». La culture, proclamait-on, était négation de la vie, cette exaltation du biologique aux dépens de l’éthique et de la connaissance étant radicalement incompatible avec le marxisme (comme avec une pensée se réclamant honnêtement de la gauche ou, tout simplement, de la République). Un phénomène comparable en Allemagne est particulièrement révélateur. Les étudiants furent surpris, sinon scandalisés, de l’hostilité que manifesta Adorno (qui au demeurant ne se veut nullement marxiste orthodoxe) à l’égard de leurs initiatives. Cela prouve qu’ils n’avaient pas lu les livres de leur professeur ou qu’ils n’y avaient rien compris. Théologie politique, op. cit., p. 46. Ibid., p. 63. Schmitt s’est intéressé très tôt à la philosophie politique du romantisme Politische Romantik est de 1919 et donc antérieur à Der Begriff des Politischen (1922). L’examen historique et froid est sans complaisance. La maxime de Bonald «identité dans les principes des deux sociétés, religieuse et politique» ne renvoie nullement à la sécularisation politique des notions théologiques (Politische Romantik, 6. Auflage, Berlin, 1998, p. 70). Schmitt va jusqu’à rapprocher la contre-révolution romantique du jacobinisme dans sa conception de l’absolutisme. Sans le dire avec une emphase excessive, il y voit une caractéristique de l’esprit français.

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Cette opposition radicale annonce pourtant le couple ami-ennemi, si fondamental dans l’œuvre de Schmitt depuis Der Begriff des Politischen, mais elle se contenterait d’une restauration purement mécanique et simpliste, d’une distribution hiérarchisée des rôles entre Dieu et le souverain où celui-ci ne serait qu’un instrument. Ce n’est pas au catholicisme que Schmitt emprunte des «concepts théologiques sécularisés», mais au luthéranisme, qui les lui offre tout prêts sous forme de doctrine intransigeante. L’autorité civile chez Luther est investie ici-bas du pouvoir du Dieu tout-puissant, et la récupération s’effectue d’autant plus facilement pour Schmitt que Dieu n’est guère plus présent dans son œuvre que dans la banale conversation de tout un chacun ou dans les écrits d’un écrivain nullement religieux. Le Commentaire de l’Epître aux Romains et, plus précisément, de Rom. 13 est le modèle de cette sécularisation politique d’une notion théologique, le fondement de la Gehorsamskultur, pour reprendre une expression de Mitscherlich, qui rend tout pouvoir à l’Etat et à son incarnation terrestre puisque Dieu l’a voulu ainsi.39 C’est Dieu qui préside à la sécularisation de sa législation. Historiquement, cette «culture de l’obéissance» n’a pas déterminé en Allemagne le seul comportement des luthériens, même si les élections qui ont conduit Hitler au pouvoir montrent que les Länder catholiques n’ont pas été immédiatement aussi attirés par les thèses du Führer que leurs voisins luthériens. L’exemple de Schmitt vérifie une fois de plus qu’en Allemagne la pensée et la pratique politiques des auteurs catholiques ou réputés tels et, plus généralement, celles des catholiques dans leur ensemble sont plus tributaires du luthéranisme que du catholicisme.40 Dans la Théorie du partisan, il est une absence qui surprend. Schmitt ne cherche pas à tirer un enseignement quelconque de la Guerre des Paysans. On pourrait certes observer que la Guerre des Paysans était une guerre civile et non pas un soulèvement contre l’envahisseur étranger, mais Schmitt n’exclut nullement, au contraire, la guerre civile et la guerre révolutionnaire du champ de son étude. D’autre part, ce connaisseur attentif de l’œuvre de Marx et Engels savait qu’elle était pour ceux-ci une occasion ratée et qui ne s’était pas reproduite, que son écrasement avait enfermé l’Allemagne dans une singularité funeste, dans ce que Marx appelle «la misère allemande». Ce déni est curieux, comme si Schmitt, qui conteste aussi le rôle joué par les partisans allemands et espagnols contre Napoléon, voulait effacer tout soupçon 39

40

Alexander und Margarete MITSCHERLICH, Die Unfähigkeit zu trauern, Grundlagen kollektiven Verhaltens, Piper, 2004 [1967], p. 74. L’idée de cette culture de l’obéissance, dont les composantes seraient sado-masochistes, est une constante de l’analyse (p. 32 sq. et passim). Cf. Jean-Marie PAUL, L’homme face à Dieu Mystique Réforme Piétisme, Arras, Artois Presses Université, pp. 347-354.

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d’esprit révolutionnaire – encore que ces paysans n’aient formulé que des revendications que l’on dirait aujourd’hui très sagement réformistes, en fait le rétablissement de quelques menus droits coutumiers dont la Réforme les avait privés41 – de l’histoire de l’Allemagne et plus généralement de l’Europe. Une autre raison est certainement tout aussi décisive. Si Thomas Münzer est aux yeux de Ernst Bloch, qui force un peu le trait, un «théologien de la révolution»,42 si pour Engels et Marx, il ouvrait au moins une perspective révolutionnaire, par une esquisse de programme, une aspiration à changer l’ordre social, tout cela ne peut tenir lieu de doctrine et de philosophie pour Schmitt, qui ne croit pas comme Ernst Bloch au pouvoir de l’utopie.43 On se perd en conjectures. Peut-être Schmitt est-il embarrassé par la férocité de la répression dont furent victimes les paysans, de même qu’il ne la mentionne pas non plus en évoquant l’action des partisans russes pendant la Deuxième Guerre mondiale. Il est frappant aussi qu’il minimise l’efficacité du combat des paysans russes contre les armées napoléoniennes, un moujik, contrairement à ce qu’imagine Tolstoï dans Guerre et Paix, ne pouvant avoir raison contre un général chevronné. Le romancier russe n’aurait fait que construire un «mythe» grandiose.44 Mais tout cela n’est plus vrai dès qu’il est question de Lénine, Staline, Fidel Castro et a fortiori de Mao. Si l’élément «tellurique» est la composante la plus efficace de la révolution, encore fautil que le paysan soit guidé par une doctrine ou une philosophie et qu’il ne soit pas un rebelle allemand. Il y a chez Schmitt des préjugés éclatants, des engagements indéfendables et des professions de foi odieuses notamment quant à la préservation de la race. Il n’avait pas intégré la défaite du IIIe Reich dans sa vision de l’Histoire. Mais l’on rencontre aussi dans son œuvre des analyses d’une grande lucidité, plus actuelles encore que lorsqu’elles furent écrites: Rien n’est plus moderne aujourd’hui que la lutte contre le politique. Financiers américains, techniciens de l’industrie, socialistes marxistes et révolutionnaires anarchosyndicalistes unissent leurs forces avec le mot d’ordre qu’il faut éliminer la domination non objective de la politique sur l’objectivité de la vie économique. Il ne doit subsister que des tâches techniques, organisationnelles, économiques, sociologiques, les problèmes politiques sont censés disparaître. D’ailleurs le type de pensée économique et technique qui domine aujourd’hui est incapable de percevoir une idée politique. L’Etat moderne semble être réellement devenu ce que Max Weber voit en lui: une grande entreprise.45

41 42 43 44 45

Ibid., pp. 199-205. Ernst BLOCH, Thomas Münzer als Theologe der Revolution, Aufbau Verlag, 1960. Friedrich ENGELS, Der deutsche Bauernkrieg, Berlin, Dietz, 1955. Théorie du partisan, op. cit., p. 221. Théologie politique, op. cit., p. 73.

La vision politique et historique de Carl Schmit

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Le jugement sur les «marxistes» et «révolutionnaires» mériterait sans doute d’être nuancé et l’on trouverait dans l’œuvre de Schmitt, nous l’avons vu, d’excellents arguments pour le contredire puisque les marxistes auraient compris qu’il n’est rien qui ne soit politique. En cela même, ils sont un exemple pour Schmitt. Mais la vision est dans son ensemble prophétique. Tirant la leçon de l’effondrement du IIIe Reich, Adorno juge qu’une société qui sacrifie tout à un seul domaine de son activité échoue en tout et en premier lieu dans le domaine auquel elle a tout sacrifié. Ce complément rendrait plus actuel encore le constat de Carl Schmitt.

La puissance d’un contre-modèle Canetti et Hobbes Gérald STIEG

La pensée de Canetti se veut foncièrement opposée à tout système clos, d’où un rejet délibéré de deux formes de pensée historiquement dominantes, l’aristotélisme et l’hégélianisme. Deux réflexions de Canetti résument de façon lapidaire sa position. Contre Aristote: «Je crains que mes pensées ne ‹s’aristotélisent›; je crains les classifications, les définitions et semblables amusements vides.»1 Contre Hegel et les conséquences: «La dialectique: une sorte de broyeur.»2 L’attitude de Hegel vis-à-vis de la guerre et du bonheur est l’illustration la plus parfaite d’une incompatibilité éthique absolue: La guerre comme «moment éthique» «a la signification supérieure suivant laquelle […] elle ‹conserve aussi bien la santé éthique des peuples en son indifférence vis-à-vis des déterminités finies […] que le mouvement des préserve les mers de la putridité dans laquelle un calme durable les plongerait comme le ferait une paix durable ou a fortiori une paix éternelle›».3 Cette attaque contre Kant va de pair avec son culte de Napoléon – figure historique particulièrement détestée par Canetti – et la négation du droit humain au bonheur: «L’histoire universelle n’est pas le lieu de la félicité. Les périodes de bonheur y sont ses pages blanches; car ce sont des périodes de concorde auxquelles fait défaut l’opposition»4 (autrement dit de la dialectique). Ayant vécu deux guerres mondiales, pour Canetti cette dialectique, qui justifie des souffrances et misères innombrables, est absolument inacceptable, et tous ceux qui ont 1 2 3

4

Elias CANETTI, Ecrits autobiographiques, Paris, Pochothèque/Albin Michel 1998, p. 1161 (1955). Dans ce recueil de textes les réflexions de Canetti sont assimilées à des écrits autobiographiques. Ibid., p. 1290 (1970), «Dialektik: eine Art von Gebiss». La traduction française de «Gebiss» par «dentier» produit un effet de comique involontaire. Il est évident que Canetti songe plutôt aux dents du tigre qu’à un appareil dentaire. G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie du droit, Traduction de Jean-François Kervégan, Paris, PUF 1998, p. 401. Dans le passage entre guillemets Hegel cite un extrait de son traité de 1802 «Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts». G.W.F. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Traduction de J. Gibelin, Paris, Vrin 1987 (3e édition remaniée par Etienne Gilson), p. 33.

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contribué à défendre la nécessité de la guerre sont ses ennemis déclarés. Comme son idole Musil, Canetti est un «penseur et poète agonal»,5 mu par des antithèses fondamentales. Dans cette perspective Canetti s’est créé une véritable «Bible de la pensée», c’est-à-dire «la collection des livres les plus importants parmi lesquels, bien entendu, ceux de mes ennemis tiennent une place de choix. Ce sont ces livres-là qui aiguisent l’esprit […]».6 D’ailleurs, pour lui «la force des pensées fausses repose dans leur extrême fausseté».7 Il en a besoin pour «retrouver l’ancienne force qui saisit son objet et l’aperçoit pour la première fois. Qui me la rendra? Les grands ennemis: Hobbes, de Maistre, Nietzsche».8 A coté de ces auteurs qui professent une «extrême fausseté» Aristote (La politique), Machiavel (Le Prince) et Rousseau (Le contrat social) lui paraissent fades, Rousseau et même traité de «bavard puéril».9 Les ennemis principaux dans cette «Bible» sont donc Hobbes (Léviathan), Joseph de Maistre, le théoricien de la contre-révolution et défenseur de la légitimité monarchique et des «guerres divines», et à une place éminente se trouve Nietzsche, notamment avec la Volonté de puissance.10 A côté de ces

5 6 7 8 9

10

Elias CANETTI, Ecrits autobiographiques (n° 1), p. 818. «Das Agonale» y est traduit par «ce qu’il y avait en lui de polémique», terme qui ne rend pas l’aspect «noble» de «agonal». Ibid., p. 1111. Ibid., p. 1160. Ibid., p. 1161. Ibid., p. 1110. Je substitue cette traduction à «gamin bavard». Dans mon entretien avec Elias Canetti de 1979 (en traduction française dans Austriaca 11, 1980, pp. 17-30, en allemand dans Elias CANETTI, Aufsätze. Reden. Gespräche, München, Hanser 2005, pp. 318-329), il a tenté de minimiser sa remarque dépréciative sur Rousseau en insistant sur l’importance primordiale de la «dureté» de Hobbes pour l’anthropologie de Masse et puissance. La remarque date de 1949, donc d’un moment crucial de l’élaboration du livre où les positions extrêmes de Hobbes et de Schreber se rencontrent. – Plus tard, Canetti a essayé de défendre, voire de réhabiliter Rousseau (notamment contre Voltaire) dans une réflexion du Collier des mouches, Paris, Albin Michel 1995, p. 99, «Rousseau, l’anti-Lucien par excellence. Il ne mord pas. Ses phrases ne peuvent servir de concasseur. Tout vise à l’amélioration, toute maladie aspire à la santé. Le bien (das Gute) n’est pas inconnu, il a déjà existé et demande à être rétabli». Cette «révision» fait partie de l’attitude du «dernier Canetti» face à toute tentation satirique et polémique à la Lucien, Swift et Kraus dont il se sentait menacé lui-même. Voir mon article «Canetti und Nietzsche», in: M.H. GELBER, H.O. HORCH et S.P. SCHEICHL (éds.), Von Franzos zu Canetti. Jüdische Autoren aus Österreich. Neue Studien, Tübingen, Niemeyer 1996, pp. 345-355, et le livre de Françoise KENK, Elias Canetti. Un auteur énigmatique dans l’histoire intellectuelle, Paris, L’Harmattan 2003.

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ennemis principaux déclarés, il ne faut pas oublier Sigmund Freud.11 Dans son autobiographie, Canetti revient à plusieurs reprises à l’antagonisme face à la psychanalyse: dans Le flambeau dans l’oreille deux chapitres («Mise à l’honneur précoce de l’intellect» et «La justification») traitent explicitement de son «agon» précoce avec Freud.12 En même temps Canetti reconnaît l’aspect fructueux de cette opposition pour sa propre œuvre (théorique). Dans ses réflexions tardives il a tendance à se considérer comme la «réfutation vivante» de la psychanalyse.13 Son hostilité à l’égard de la psychanalyse est également présente dans Jeux de regard, de façon directe dans le dégoût que lui inspire que lui inspire l’addiction de Broch à sa psychanalyste, de manière plus subtile dans les portraits de Musil et Sonne.14 En général, la relation de Canetti aux auteurs du passé et du présent est déterminante dans la définition de sa propre position.15 Il dispose d’un réservoir remarquable de modèles et contre-modèles. Un seul parmi eux, Stendhal, représente un concentré de ce qui est pour Canetti le «métier du poète», et dans ce rôle il fournit à lui seul le contre-point à la galerie infernale des potentats et survivants de Masse et puissance. La partie terrifiante intitulée «Le survivant» se termine par un renversement spectaculaire de perspective: l’immortalité littéraire incarnée par Stendhal s’oppose à la logique du survivant paranoïaque: C’est la contrepartie exacte de ces potentats dont il faut que la mort entraîne celle de leur entourage pour qu’ils puissent retrouver dans quelque au-delà tout ce à quoi ils étaient habitués. Rien ne saurait plus terriblement caractériser leur impuissance profonde. Ils tuent dans la vie, ils tuent dans la mort, c’est une suite de victimes assassinées qui les accompagne dans l’au-delà. Mais en ouvrant les livres de Stendhal on l’y retrouve lui-même et tout ce qui l’entourait, et l’on le trouve dans cette vie ici-bas. C’est ainsi que les morts s’offrent aux vivants comme la nourriture la plus noble. Leur immortalité profite aux vivants: tous se réjouissent de ce renversement du sacrifice funèbre. La survie a perdu son aiguillon, et le règne de l’inimitié prend fin.16 11 12 13 14 15 16

Elmar WAIBL, dans son livre Gesellschaft und Kultur bei Hobbes und Freud, Wien, Löcker 1980, a établi une série d’analogies entre Hobbes et Freud. Mais il n’est pas question d’une «influence directe». Elias CANETTI, Ecrits autobiographiques (note 1), pp. 445- 450 et pp. 467-477. Voir par exemple la réflexion étonnante de 1982: «Il m’importe beaucoup de rendre nulle et non avenue une partie du malheur causé par Freud» (Traduction G.S.), in: Aufzeichnungen 1973-1984, München, Hanser 1999, p. 88. Elias CANETTI, Ecrits autobiographiques (note 1), pp. 699, 703-704 (Broch); pp. 817-824 (Musil) et pp. 850-856 (Sonne). Voir Gerald STIEG et Jean-Marie VALENTIN (éds.), Ein Dichter braucht Ahnen. Elias Canetti und die europäische Tradition. Berne, Peter Lang 1997, et Gerhard NEUMANN (éd.), Canetti als Leser, Fribourg en B., Rombach 1996. Elias CANETTI, Masse et puissance, Paris, Gallimard 1966, p. 295 (Traduction modifiée).

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Certes, on peut s’interroger sur le poids réel de cette «contrepartie» représenté par le poète dans l’univers sans pitié de l’œuvre poétique et théorique de Canetti du roman Autodafé (1930-1931) jusqu’à Masse et puissance (1959). Le roman a suscité le rejet de Broch, mais aussi l’adhésion enthousiaste d’Alban Berg qui sentait derrière «cette épopée de la haine» le «cœur plein d’amour» de l’auteur.17 On est bien obligé d’admettre que Canetti est sans concession aucune face à ceux qui tentent de justifier ou d’embellir la réalité odieuse: sa négativité est absolue, le bien et le beau sont bannis de son univers, toute consolation est refusée. Beaucoup plus radical que Thomas Mann dans son Docteur Faustus, qui se voulait une Zurücknahme du Faust de Goethe et de la Neuvième de Beethoven, Canetti fait table rase de toutes nos consolations traditionnelles philosophiques et religieuses face à un vide de valeurs et à un chaos sans issue. En témoigne de façon étonnante l’opinion que le protagoniste du roman Herzog (1964) de Saul Bellow émet sur le «livre sinistre et complètement fou» d’un «Bulgare» du nom de Banowitch. Herzog place ce livre dans la perspective d’un survivant de la Shoah: «A notre époque nous sommes des survivants, alors les théories du progrès nous conviennent mal, parce que nous en connaissons intimement le prix.» On n’est pas loin de l’esprit de la Dialectique de la raison d’Adorno-Horkheimer. Bellow-Herzog a bien lu le «livre sinistre et fou» et il en a compris l’efficacité de la «méthode»: Dans ma critique (sc. d’autres approches de la thématique) je me suis efforcé de laisser entendre que ceux qui trafiquent la psychologie clinique pourraient écrire des ouvrages historiques fascinants. Ils réduiraient les professionnels au chômage. La mégalomanie pour les pharaons et les Césars. La mélancolie du Moyen Age. La schizophrénie du XVIIIe siècle.

C’est dans cette optique que Bellow introduit le «Bulgare», qui considère toutes les luttes de pouvoir en termes de mentalité paranoïaque, un esprit étrange et bizarre que celui-là, persuadé que la folie gouverne toujours le monde. Le Dictateur doit avoir des foules vivantes et aussi une foule de cadavres. Et cette vision de l’humanité comme une bande de cannibales, vivant en meute, caquetant, pleurant sur les meurtres qu’elle commet, rejetant le monde vivant comme on pousse pour expulser les excréments morts.18

Herzog revient une deuxième fois sur Banowitch lorsqu’il parle de livres plus ou moins fictifs dans lesquels les «systèmes de pouvoir actuels» sont comparés à des «psychoses» de type millénariste: 17 18

Herbert G. GÖPFERT (éd.), Canetti lesen. Erfahrungen mit seinen Büchern, München, Hanser 1975, p. 122. Saul BELLOW, Herzog. Traduction de Jean Rosenthal, Paris, Gallimard 1966, pp. 99-100. Je dois la connaissance de ce texte à Sven HANUSCHEK, Elias Canetti. Biographie, München, Hanser 2005, p. 452.

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C’est un livre assez inhumain et plein d’hypothèses carrément paranoïaques, disant par exemple, que les foules sont fondamentalement cannibales; que les gens debout terrifient secrètement ceux qui sont assis, que les dents qui sourient sont les armes de la faim, que le tyran n’aime rien tant que la vue de cadavres (peut-être comestibles?) autour de lui. Il semble très vrai, d’ailleurs, que la fabrication de cadavres a été l’exploit le plus dramatique des dictateurs modernes et de leurs partisans (Hitler, Staline etc.).19

Si on prenait les jugements de Herzog-Bellow sur Banowitch-Canetti au pied de la lettre on devrait ranger Canetti lui-même parmi ses ennemis principaux dont Hobbes. Mais on trouve aussi quelques lumières d’espoir dans le Territoire de l’homme de Canetti, qui plus est à proximité de la longue réflexion sur Hobbes et les ennemis inspirateurs: Ces mots comme amour, justice, bonté, sans lesquels on ne peut pas vivre. On se laisse prendre et tromper par eux, et quand on le perçoit, c’est seulement pour croire en eux avec plus de chaleur encore.20

Mais le héros de Bellow n’accuse pas seulement Canetti d’être inhumain, il le considère carrément comme fou. (Il n’était pas le seul, loin s’en faut). Or, en 1949 Canetti ne clarifie pas seulement sa position sur Hobbes, il découvre aussi Les mémoires d’un névrosé du Président Schreber, l’un des documents exceptionnels qui prouvent selon Canetti «le rapport qui lie indubitablement paranoïa et puissance».21 Sa réaction à cette lecture (tardive) est particulièrement éclairante: «Je n’ai jamais eu aussi peur de moi que devant l’achèvement et la complétude de la folie d’un autre que j’arrive à comprendre.»22 Mais la peur de Canetti ne s’arrête pas là, car la complétude et le caractère clos de ce type de systèmes de folie le fait douter du statut de ses propres pensées: S’il est possible de présenter cette folie manifeste (sc. de Schreber) de façon persuasive et fermée à toute contradiction au point qu’elle vous émeuve – que reste-t-il alors qu’on ne puisse pareillement présenter, à condition de posséder un bout de cette force «paranoïaque». L’évidence que j’éprouve pour moi-même, elle existe de la même façon pour l’autre.

Mais en fin de compte il se rassure sur la méthode qui lui a permis d’arriver à ses idées et ses découvertes pour conclure: 19

20 21 22

Saul BELLOW, Herzog (n° 18), p. 384. Il est à noter que Bellow-Herzog passe en revue beaucoup d’autres penseurs de l’histoire qualifiée de «massacre sans limites» (p. 100) dont Hobbes et Freud. Canetti et Bellow se sont brièvement rencontrés à Londres. Elias CANETTI, Ecrits autobiographiques (note 1), p. 1113. Ibid., p. 1114. Ibid., p. 1116. J’ai remplacé «isolation» comme traduction de Abgeschlossenheit par «complétude».

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Malgré tout, je ne puis vivre sans croire en elles. Quelles qu’elles soient, je ne saurais les mettre sur le même pied que les variétés de la folie. C’est pourquoi je me hais de mettre en danger de nouvelles idées quand je me plonge dans la prison des chimères d’autrui.23

Certes, Canetti distingue parfaitement le système fou de Schreber du système fort rationnel de Hobbes, mais il est confronté au problème méthodologique épineux qui a déjà alimenté les dialogues socratiques: comment éviter le «saisissement» par la force de conviction de la rhétorique qu’elle soit paranoïaque ou sophiste. Or, tous les ennemis, réunis dans sa «Bible» disposent d’un pouvoir de conviction fascinant. C’est évident dans le cas du Léviathan de Hobbes. Depuis sa publication en 1960, les commentateurs de Masse et puissance se sont étonnés ou scandalisés de l’absence de Marx, Freud et Lévi-Strauss dans la bibliographie de l’œuvre. Or, il y manque également Hobbes, de Maistre et Nietzsche. Nommément, Hobbes n’apparaît qu’à un seul endroit, à la fin de la partie «Les entrailles de la puissance» où la «Psychologie du mangeur» débouche sur une «théorie du rire».24 Sven Hanuschek a montré que le complexe «rire – manger» a retenu l’attention de Canetti longtemps avant l’élaboration de Masse et puissance.25 Toute chute qui provoque le rire rappelle la détresse de celui qui est tombé; on pourrait, si l’on voulait, le traiter en proie. […] On rit au lieu de le manger. C’est la proie disparue (die entgangene Speise) qui excite le rire; un sentiment soudain de supériorité, comme l’a dit Hobbes. a omis d’ajouter que ce sentiment n’aboutit au rire que si la conséquence de cette pas Mais il supériorité ne se produit. Hobbes n’arrive qu’à une demi-vérité avec sa conception du rire; il n’est pas remonté jusqu’à son origine ‹animale›, peut-être parce que les animaux ne rient pas. Mais aussi les animaux ne renoncent-ils à aucune nourriture qu’ils peuvent atteindre, pour peu qu’ils en aient bien envie. Seul l’homme a appris à remplacer le processus complet d’absorption par un acte symbolique.26

Il paraît qu’il y a une exception parmi les animaux, il s’agit de l’hyène dont Canetti connaissait le «rire» grâce à un enregistrement de cris d’animaux africains réalisé par Julian Huxley.27

23 24 25 26 27

Ibid. Dans mes discussions avec Canetti il a souvent utilisé en riant le terme de Mitparanoiker. Elias CANETTI, Masse et puissance (note 16), p. 237. Sven HANUSCHEK, Elias Canetti (note 18), pp. 439-440. Canetti s’est en effet intéressé à cette thématique dès 1925. Elias CANETTI, Masse et puissance (n° 16), p. 237. Le disque en question est disponible aux Archives Canetti de la Zentralbibliothek Zürich. Voir Anne D. PEITER, «‹Man lacht, anstatt es zu essen›. Canettis Lachtheorie und ihre Bedeutung für die Methodik von ‹Masse und Macht›», in: Austriaca 61 (2005), pp. 115-124.

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Le passage du Léviathan auquel se réfère Canetti se trouve dans le chapitre VI de la première partie intitulée «De l’homme»: La soudaine glorification de soi est la passion qui produit ces grimaces qu’on appelle RIRE; elle naît quand on accomplit soudainement quelque action, dont on tire plaisir, ou quand on aperçoit chez autrui quelque disgrâce en comparaison de quoi on s’applaudit soudain soi-même.

Pour Hobbes, cette «passion» est signe de bassesse: C’est pourquoi rire beaucoup des défauts des autres est un signe de petitesse d’esprit. En effet, une des tâches propres aux grandes âmes, c’est de soulager et libérer les autres du mépris et de se comparer seulement aux meilleurs.28

A la différence de Canetti, chez Hobbes, le rire est strictement réservé à la condition humaine. Il est donc d’ordre psychologique et moral. Nietzsche, qui par ailleurs approuve la célèbre formule du «bellum omnium contra omnes», s’en prend violemment à la dépréciation morale du rire par Hobbes qui «en véritable Anglais a cherché à discréditer le rire auprès tous les penseurs – ‹le rire est une triste infirmité de la nature humaine dont tout penseur devra s’efforcer de s’affranchir› (Hobbes) – je me permettrai d’établir une hiérarchie des philosophes d’après la qualité de leur rire».29 De toute façon, pour Nietzsche «le rire d’or» est l’apanage des dieux, donc un «vice olympien» étranger aux pseudo-philosophes anglais qui, comme Hobbes, s’emploient à «bêtifier» le monde. L’insistance de Canetti sur l’origine animale du rire est un indice de premier ordre pour la conception anthropologique de Canetti. Pour lui, le rire humain est d’un point de vue génétique un acte de «métamorphose», la catégorie centrale de Masse et puissance, tandis que Hobbes se sert d’une image immuable de la méchanceté fondamentale de l’être humain. C’est la nécessité de la domestication de celle-ci qui confère au monstre artificiel Leviathan, c’est-à-dire au pouvoir de l’Etat, les pleins pouvoirs dans tous les domaines. Dans cette matière, Canetti et Hobbes (et partant Nietzsche) sont très proches les uns des autres. Ce qui les distingue n’est pas l’analyse du pouvoir, mais son interprétation. La réflexion suivante de Canetti à propos de Hobbes en est la démonstration: Pourquoi la plus fausse de ses pensées, pourvu qu’elle soit extrême, me réjouit-elle vraiment? Je crois avoir découvert en lui la racine spirituelle de ce que je tiens à combattre le plus. Il est le seul penseur que je connaisse, qui ne cache pas d’un voile 28 29

Thomas HOBBES, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Traduction de François Tricaud, Paris, Dalloz 1999, pp. 53-54. Friedrich NIETZSCHE, Par delà le bien et le mal. Jenseits von Gut und Böse, Edition bilingue. Traduction de Geneviève Bianquis, Paris, Aubier 1978, p. 403.

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la puissance, son importance et son poids, sa position au centre de toutes les actions humaines; mais ne la glorifie pas non plus: il la laisse simplement exister telle quelle.30

Canetti n’est pratiquement jamais d’accord avec les conséquences de la pensée de Hobbes, plus: il veut détruire sa conception du pouvoir. Mais en même temps Hobbes (ne serait-ce qu’à cause de son âge biblique) lui inspire confiance, il souligne donc «son courage intellectuel, le courage d’un homme rempli d’angoisse». Il y a là un parallèle intéressant avec Nietzsche qui, lui aussi, attribue à Hobbes – malgré certaines moqueries – un «esprit intrépide» et «un amour de la vérité grandiose».31 Certes, Nietzsche se sert de l’audace de Hobbes «de déduire du bellum omnium contra omnes et du droit du plus fort des préceptes moraux pour la vie»32 pour accuser Strauss de lâcheté intellectuelle, mais il glorifie justement ce que Canetti tient «à combattre le plus».33 Canetti souligne en revanche le rôle central de l’angoisse (Angst) dans l’œuvre de Hobbes:34 Il sait ce qu’est la peur; ses calculent la débusquent. Tous ceux qui lui succèdent, par contre, ceux qui sont issus de la mécanique et de la géométrie, détournent les yeux de la peur, laquelle devait donc retrouver son obscurité originelle où elle opérait de nouveau en toute tranquillité et pour ainsi dire sans nom.

Ou encore: Il a éprouvé, comme je l’ai déjà dit, de nombreuses angoisses, et c’est un sujet qu’il traite avec la même franchise que les autres. Son incroyance religieuse fut une chance incomparable: les promesses à bon marché n’avaient aucune prise sur sa peur.35

30 31 32 33

34

35

Elias CANETTI, Ecrits autobiographiques (note 1), p. 1110, traduction légèrement modifiée. Friedrich NIETZSCHE, Considération inactuelle I: David Strauss, l’apôtre et l’écrivain, in: FN, Œuvres I. Ed. par Marc de Launay, Paris, Gallimard 2000 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 459. Ibid. L’adhésion de Nietzsche au «bellum omnium contra omnes» est encore plus nette dans L’Etat chez les Grecs, in: Friedrich NIETZSCHE, Œuvres philosophiques complètes I, 2, Paris, Gallimard 1975, pp. 182-183. Cette édition française correspond aux Nachgelassene Schriften 1870-1873. Dans un exemplaire du Léviathan, Leviathan or the Matter, Form and Power of a Commonwealth Ecclesiasticall and Civil, Oxford, Blackwell, s.d. (1946), Canetti a souligné dans l’introduction de Michael OAKESHOTT, p. XXXVI, les passages suivants à l’encre rouge: «The purging emotion […] is the fear of death» et «man is a creature civilized by the fear of death». Ce livre est conservé à la Zentralbibliothek de Zurich, cote CAN 06 281. Elias CANETTI, Ecrits autobiographiques (note 1), p. 1110. On se trouve ici devant un sérieux problème terminologique. Canetti écrit toujours Angst et non pas Furcht.

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Quelle est donc l’articulation entre l’angoisse et le pouvoir absolu justifié par Hobbes? L’argumentation du Léviathan en la matière est d’une dureté de cristal, notamment au chapitre XX consacré aux «Dominations paternelles et despotiques». Ce chapitre fait partie de la section «De la république» dont le XIIIe chapitre sous le titre «De la Condition naturelle des Hommes en ce qui concerne leur Félicité et leur Misère» fournit le soubassement anthropologique à l’apologie du pouvoir. Hobbes y développe une théorie extrêmement significative de l’égalité qu’on devrait nommer «égalité de l’angoisse» et qui fournira aussi l’un des fondements de Masse et puissance. La nature a fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l’esprit, que, bien qu’on puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou un esprit (ingenium) plus prompt qu’un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d’un homme à l’autre n’est pas si considérable qu’un homme puisse de ce chef réclamer pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui. En effet, pour ce qui est de la force corporelle, l’homme le plus faible en a assez pour tuer l’homme le plus fort, soit par une machination secrète, soit en s’alliant à d’autres qui courent le même danger que lui.36

De cette égalité résulte pour Hobbes le moteur central de l’homme, c’est-àdire la pensée égoïste de la concurrence qui, si elle n’est pas entravée, menacerait de dégénérer à tout instant dans le «bellum omnium contra omnes», notamment sous sa forme la plus pernicieuse, la guerre civile permanente. (Hobbes écrit dans une phase aigüe de guerre civile où le régicide est suivi de la dictature de Cromwell: c’est cette situation historique qui justifie le pouvoir. Canetti écrit pendant et à la suite d’une guerre mondiale qui a conduit au développement extrême du pouvoir étatique. Donc pour lui, l’idée de défendre le pouvoir étatique pour éviter une guerre civile grâce à la concentration du pouvoir est devenue absurde). Mais revenons au noyau anthropologique de la théorie de Hobbes: la concurrence au nom de la «conservation de soi» (voire aussi du «plaisir») a pour conséquence la volonté de «détruire ou de dominer l’autre».37 Chaque individu menace l’autre de le priver de ses biens, de sa liberté, de sa vie. «L’agresseur à son tour court le même risque à l’égard d’un nouvel agresseur».38 Ce cercle vicieux est aggravé par le fait que Hobbes dénie radicalement à l’homme la qualité de zoon politikon. Au contraire: «De plus, les hommes ne retirent pas d’agrément (mais au contraire

36 37 38

Son traducteur oscille entre «peur» et le pluriel «angoisses». Le traducteur français du Léviathan se sert systématiquement de «crainte», le traducteur allemand opte généralement pour Furcht. Je pense que le choix de Canetti est délibéré, car au siècle de Freud et Heidegger «l’angoisse» obscure s’impose devant «la peur» avec ses objets définis. Thomas HOBBES, Léviathan (note 28), p. 121. Ibid., p. 122. Ibid.

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un grand déplaisir) de la vie en compagnie, là où n’existe pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect.»39 Car la nature humaine est fondamentalement asociale et déterminée par «la rivalité, la méfiance et la fierté (glory)»40 L’état naturel selon Hobbes est tel que seulement le pouvoir puisse éviter «le pire de tout, la crainte et le risque continuels d’une mort violente; la vie de l’homme est solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève».41 Le diagnostic est sans appel: Il peut sembler étrange à celui qui n’a pas bien pesé ces choses que la nature puisse ainsi dissocier les hommes et les rendre enclins à s’attaquer et à se détruire les uns les autres.42 Un des rares moyens de rendre l’homme paisible est la crainte de la mort: Les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort et le désir des choses nécessaires à une vie agréable […]43

Canetti note que Hobbes avait bien entendu le cri de la masse (qu’il abhorre), mais n’avait pas (encore) su le comprendre et expliquer.44 Ici on touche à la différence essentielle entre Canetti et Hobbes: l’hypothèse d’un «instinct de masse» rend caduque la conception de l’être humain comme individu asocial obsédé uniquement par la concurrence avec autrui et qui ne se soumet au pouvoir souverain de l’Etat que par crainte de la mort. Ce n’est pas un hasard si Masse et puissance débute par le chapitre «La phobie de contact et son renversement» («Das Umschlagen der Berührungsfurcht»), donc une sorte d’abolition de la peur, tandis que le chapitre du Léviathan sur l’autorité du père et du despote est dominé par la «crainte», mot répété huit fois au début de l’argumentation.45 Il en résulte un plaidoyer pour le pouvoir souverain dans lequel Hobbes combine inextricablement des arguments rationnels avec l’autorité de la Bible, notamment de l’Ancien Testament et la doctrine de saint Paul. Il n’admet pas la moindre critique à l’égard des «Dominations paternelle et despotique». Au seigneur et maître, considéré comme un 39 40 41 42 43 44

45

Ibid., p. 123. Ibid. Ibid., p. 124-125. Ibid., p. 125. Ibid., p. 127. Elias Canetti, Ecrits autobiographiques (note 1), p. 1110. Dans l’édition du Leviathan conservée à la Zentralbibliothek de Zurich (voir note 34) Canetti a souligné à l’encre rouge un certain nombre de passages. A un seul endroit il a ajouté à la marge un commentaire: au début du chapitre X («Of Power, Worth, Dignity, Honour, and Worthiness») il est question des sources du pouvoir. Hobbes considère comme le pouvoir humain suprême celui qui est composé du «power of most men» (p. 56), c’est-à-dire l’Etat. Canetti commente: «Ein Schritt weiter und Hobbes käme zur eigentlichsten und wichtigsten Macht: der Macht aus Masse.» Thomas HOBBES, Léviathan (note 28), pp. 207-208. Par exemple: «par crainte de la mort et des fers»; «par crainte l’un de l’autre»; «crainte de la mort et de la violence».

La puissance d’un contre-modèle

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«vainqueur», revient grâce à sa victoire le pouvoir absolu sur son serviteur, «quand le vaincu, pour éviter le coup mortel qui le presse, convient qu’aussi longtemps qu’on lui accordera la vie et la liberté corporelle, le vainqueur en aura l’usage, au gré de son bon plaisir».46 (En revanche, Hobbes accorde à l’esclave le droit de briser les murs de sa prison et de tuer son maître!). Ce que veut dire pouvoir absolu et obéissance totale qui en découle, Hobbes le démontre à l’exemple du serviteur: Le maître du serviteur est maître aussi de tout ce que possède celui-ci: il peut donc exiger d’en user (j’entends; de ses biens, de son travail, de ses serviteurs, de ses enfants) aussi souvent qu’il le juge bon. En effet, le serviteur tient sa vie de son maître, en vertu de la convention d’obéissance par laquelle il a convenu qu’il reconnaîtrait pour siennes, et autoriserait toutes les actions du maître. S’il refuse et que le maître le tue, le jette dans les fers, ou le châtie de toute autre manière, pour sa désobéissance il est lui-même l’auteur de ce traitement et il ne saurait accuser son maître d’injustice.47

(Quel contrat social !) On aurait du mal à imaginer plaidoyer plus radical pour la logique qui lie ordre (au sens de Befehl) et obéissance. On comprend pourquoi Canetti est si impressionné par Hobbes: Masse et puissance peut et doit se lire comme renversement du Léviathan, en particulier le chapitre sur, c’est-à-dire contre l’ordre. Car l’idée centrale de toutes les parties consacrées à l’ordre est: «La sentence de mort terrible et impitoyable transparaît sous tous les ordres.»48 Hobbes considère comme légitimes les manifestations les plus brutales du «survivant» à condition qu’elles garantissent la «paix intérieure», car pour lui «les désirs et les autres passions de l’homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés».49 Il n’y a donc aucune limite morale pour l’exercice du pouvoir. L’apologie de l’obéissance est même appliquée aux pires persécuteurs des chrétiens comme Néron et Dioclétien ou aux apostats comme Julien, car mêmes les apôtres enseignent qu’il faut «obéir aux pouvoirs établis sur eux (au nombre desquels était alors Néron)».50 Quand on pense à l’horreur que les biographies des Césars de Suétone ont inspirée à Canetti on arrive à la conclusion que la pensée de Hobbes concentre effectivement tout ce que Canetti abhorre et combat, y compris l’obédience au dieu judéo-chrétien qui exige la soumission totale. L’usage que Canetti a fait du Léviathan est exemplaire de la méthode dont il se sert pour combattre les penseurs ennemis de sa «Bible des pensées». Souvent il s’agit d’un «renversement» dont la radicalité résulte de la 46 47 48 49 50

Ibid., p. 211. Ibid., p. 213. Elias CANETTI, Masse et puissance (note 16), p. 322. Thomas HOBBES, Léviathan (note 28), p. 125. Ibid., p. 601. Ce passage se trouve dans le chapitre «Du pouvoir ecclésiastique».

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position extrême et «fausse» de l’ennemi. Il serait fort instructif d’analyser l’usage qu’il a fait de ses autres «ennemis», notamment le «renversement» de la «volonté de puissance»51 de Nietzsche ou des prémisses de Psychologie des masses et analyse du moi de Freud. Mais c’est un autre chapitre.

51

L’hostilité sans bornes de Canetti à l’égard de Nietzsche date de sa lecture de La volonté de puissance dans les années trente. L’édition critique de Colli/Montinari qui a «déconstruit» cette «œuvre» n’a rien changé à la position de Canetti. Voir mon article, cité dans la note 10.

Le Cercle de Kreisau: une «Allemagne libre» dans une «Europe de paix» Pierre-André BOIS

On ne doit pas être surpris de trouver dans un volume d’hommages à un germaniste qui a beaucoup donné à la littérature une contribution relevant de ce qu’il est convenu d’appeler la «civilisation». C’est à un ami de longue date qu’elle est dédiée, auquel me lie le souvenir rémois d’un enseignement qui se partageait entre les deux domaines, mais aussi celui de nombreux échanges, à la fois passionnés et sereins, sur «les grands problèmes du jour» – et on sait qu’ils étaient nombreux dans les années 1970-1980 et combien l’Allemagne y était présente! Nous en revenions toujours aux mêmes questions de fond, sur un «passé qui ne passait pas» et sur ce qui était censé en rester vivant, trop vivant, voire «menaçant» – pensions-nous à l’époque! Maurice ne sera pas étonné de me voir traiter ici – bien rapidement! – de la contribution du Cercle de Kreisau (1941-1945) à une réflexion sur la place de l’ «Allemagne nouvelle» dans l’Europe future.1 Personne ne nie aujourd’hui la valeur morale de la résistance de quelques officiers et hauts fonctionnaires du Reich. Mais si on admire, parfois non sans une certaine condescendance, leur courage et le prix dont il fut payé, on n’oublie pas de souligner aussi que leur indignation a été souvent tardive, que leur entreprise était vouée à l’échec à peine commencée, et qu’elle n’était pas dépourvue d’arrière-pensées. Vers la fin des années quatre-vingt on avait tout dit sur les signes censés «prouver» qu’une partie de l’Allemagne – celle «de l’Ouest» – la RDA constituant un cas à part sur cette question comme sur beaucoup d’autres – se vendait à un «Occident» qu’elle ne connaissait pas, engluée qu’elle avait été dans ce qu’on appelait un Sonderweg, auquel d’ailleurs nul ne croit plus guère aujourd’hui. Les «germano-sceptiques» focalisaient leur réflexion sur les restaurations en tout genre – le silence sur les crimes du proche passé, le goût de l’ordre, le poids des Eglises, la méfiance assez générale envers les intellectuels, pour ne citer que cela –, servant ainsi 1

Cette contribution n’est pas un travail de recherche, mais une réflexion personnelle inspirée d’aspects connus, qui s’appuie sur des références immédiatement accessibles indiquées dans les notes. Sur la résistance allemande, on peut consulter Jürgen SCHMÄDEKE und Peter STEINBACH (Hrsg.), Der Widerstand gegen den Nationalsozialismus. Die deutsche Gesellschaft und der Widerstand gegen Hitler, 3. Ausgabe, München Zürich, Piper 1994, 11985 (un ensemble de 65 articles, 1185 p.).

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sans le vouloir la géopolitique internationale soucieuse d’une Allemagne «dénazifiée», purgée de «ses démons» et surtout docile. Il s’est écoulé plus de trente ans – une génération – avant qu’au champ de l’émotion, occupé par le ressentiment, succède la froide rigueur d’une analyse qui s’intéresse au retour de l’Allemagne dans une Europe qu’elle n’aurait jamais dû abandonner. Les débats du Cercle de Kreisau avaient été certes salués dès la fin de la guerre, mais pour certains historiens, ils étaient entachés d’une sorte de péché originel censé structurer toute l’histoire allemande, celui d’une nation enfermée dans un passé où se mêlaient orgueil et vieux rêves de puissance. Cette vision réductrice et pour tout dire idéologique de la Résistance allemande a été peu à peu abandonnée. On redécouvrait qu’un certain nombre de résistants allemands avaient compris qu’il n’y aurait pas d’«Allemagne nouvelle» sans un retour de celle-ci à des valeurs qu’avant de les bafouer elle avait partagées avec le reste de l’Europe pendant des siècles. L’intérêt des historiens allemands actuels pour le Cercle de Kreisau s’inscrit dans cet approfondissement des motivations de la Résistance allemande. Les ouvrages pionniers de Peter Hoffmann2 et de Ger van Roon3 ont été suivis de plusieurs travaux qui inscrivent les actes des résistants dans un contexte tourné vers un avenir à construire. Dans cette perspective, les historiens allemands s’intéressent beaucoup au Cercle de Kreisau. Parmi eux, citons Hermann Graml, qui étudie en détail les idées du Cercle en matière de politique extérieure,4 et Peter Steinbach et Johannes Tuchel, qui ont publié un des premiers dictionnaires de la Résistance de 1933 à 1945 et proposent un vaste choix de textes souvent tirés d’archives privées.5 Pour le Cercle de Kreisau, la construction d’une «Allemagne nouvelle» (plutôt que la reconstruction d’une «nouvelle Allemagne»)6 n’était envisageable que si celle-ci se réappropriait des valeurs universelles. Que veut dire exactement «Allemagne nouvelle»? Les débats de Kreisau ont apporté à la 2 3

4 5 6

Peter HOFFMANN, Widerstand – Staatsstreich – Attentat, 3. neu bearbeitete Ausgabe, 1979; Probleme des Umsturzes, 1984. Ger VAN ROON, Neuordnung im Widerstand. Der Kreisauer Kreis innerhalb der Widerstandsbewegung, 1967; Widerstand im Dritten Reich. Ein Überblick, München 1979 (plusieurs fois complété et réédité); Völkerrecht im Dienste der Menschen. Graf Helmuth James von Moltke und die völkerrechtliche Gruppe bei Ausland-Abwehr, 1985. Hermann GRAML, Widerstand im Dritten Reich. Probleme, Ereignisse, Gestalten, Frankfurt am Main, Fischer 994. Peter STEINBACH und Johannes TUCHEL, Widerstand in Deutschland 1933-1945. Ein historisches Lesebuch, München 1994 (indiqué en note ST, Widerstand). Des mêmes, Lexikon des Widerstandes 1933-1945, München 1994 (indiqué ST, Lexikon). Steinbach et Tuchel écrivent justement «ein anderes Deutschland» (ST, Widerstand, p. 16).

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réflexion sur la réintégration de l’Allemagne dans un système de valeurs communes à tous les peuples civilisés une contribution majeure, qu’on comprend mieux aujourd’hui que dans les années soixante et soixante-dix. Il ne se trouve plus d’historien sérieux pour enfermer Moltke, Trott zu Solz, Yorck von Wartenburg, voire Goerdeler (moins facile à cerner) et quelques autres, dans l’accusation péremptoire de «national-conservatisme». Plusieurs membres ou sympathisants du Cercle étaient pour une part des personnages de haut rang, des militaires, des diplomates, des responsables importants du monde économique, qui avaient servi le régime à des titres divers, souvent à des postes-clés de l’administration du Reich, et il n’est guère difficile de relever chez eux qu’ils ne rompaient pas radicalement avec leurs origines et leur éducation, ni avec le souvenir des grandes heures de l’histoire allemande. On n’oublie évidemment pas que le Cercle réunissait aussi des membres de l’ancien personnel politique démocratique de Weimar (en particulier le Zentrum catholique et le parti social-démocrate, des syndicalistes, des socialistes, voire des communistes) et aussi (une nouveauté en Allemagne) des membres des deux Eglises chrétiennes. Cette diversité va cependant bien au-delà du seul témoignage moral. C’était une rupture totale, jusqu’alors impensable, avec de véritables tabous. Le Cercle reconnaissait une légitimité niée depuis des décennies. Les juifs redevenaient – c’était bien le moins! – des citoyens allemands; les socialistes n’étaient plus des vaterlandslose Gesellen; les communistes n’étaient plus des «traîtres». Le peuple allemand n’était plus défini à travers des exclusions. Le Cercle, dont les membres se connaissaient souvent depuis des années, commença ses travaux en 1941-1942.7 Ils furent brutalement interrompus par les arrestations consécutives à l’échec de l’attentat du 20 juillet 1944, dont il avait approuvé le principe, sans être à l’origine du projet lui-même. Moltke,8 l’animateur principal du Cercle avec Yorck von Wartenburg,9 organisa dans son domaine silésien de Kreisau trois rencontres (Pâques 1942 et 1943 et octobre 1943), mais les membres du Cercle rédigèrent également plusieurs mémorandums qui furent abondamment discutés.10 La diversité de leurs origines idéologiques entraîna des positions parfois divergentes et par-là déroutantes. L’originalité de Kreisau n’est pas dans la réalisation d’un programme abouti, mais dans une sorte de travail de laboratoire dont les idées ont encore aujourd’hui une valeur certaine, en particulier dans l’idéal de 7 8 9 10

Ils étaient notamment au courant des projets de coup d’Etat de l’ex-général Ludwig Beck et du diplomate Ulrich von Hassell en 1938 et en 1941. Helmuth James Graf von Moltke (ST Lexikon, p. 133 sq.). Peter, Graf Yorck von Wartenburg, ibid., p. 254. Les Kreisauer qui avaient réussi à se cacher après le 20 juillet 1944 purent encore, la même année, organiser une quatrième rencontre.

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construction européenne. Les membres du Cercle ont compris que le respect du droit n’était pas seulement un problème intérieur, mais qu’il impliquait l’existence d’une Europe de la paix, à la fois libre et juste, dans laquelle aurait sa place une Allemagne à la fois ouverte et forte.

Une Allemagne libre et juste… Comme on sait, ce n’est pas en 1933 que fut prise par les militaires la décision de résister. Leur opposition, d’abord limitée à quelques officiers généraux, est partie du grave danger que la politique étrangère du Reich faisait courir à l’Allemagne. En 1938 l’objectif d’Hitler d’annexer les «Sudètes»11 fit craindre à Beck, chef de l’Etat major général de l’armée, une guerre liée aux garanties d’intégrité territoriale données (notamment par la France) à la Tchécoslovaquie en 1919. Il estimait que l’Allemagne n’était pas prête pour une aventure qui l’opposerait à la France (dont l’armée passait encore pour la plus puissante du monde…) et qui pourrait déboucher sur une guerre mondiale.12 En septembre 1938, il exposa à quelques personnes (dont Goerdeler,13 qui aura des contacts étroits avec Kreisau sans faire partie formellement du Cercle) un projet de coup d’Etat. D’autres suivront, mais seront abandonnés. Les invasions successives de la Pologne, de la France et de l’URSS ne soulevèrent aucune protestation ouverte de l’armée. La capitulation de Paulus à Stalingrad (1943) constitua un tournant non seulement pour les militaires, mais aussi pour les résistants. L’Allemagne (qui avait en 1941 déclaré la guerre aux Etats-Unis) ne pouvait plus espérer gagner la guerre. Bientôt allait se matérialiser le spectre d’une destruction du peuple allemand même. Si on s’arrête aux seuls débats sur les problèmes intérieurs, la revendication principale du Cercle est la restauration du droit, bafoué par le Reich hitlérien, et la punition des Rechtsschänder. Ce n’était déjà pas si mal, mais posait aussi des problèmes par rapport aux relations internationales. Un 11

12 13

Contrairement à une affirmation encore répandue aujourd’hui, il n’existait pas de «Territoire des Sudètes». Il s’agissait en réalité d’une région située à l’ouest de la Tchécoslovaquie, dominée par le chaîne montagneuse des Sudètes et peuplée d’une importante minorité de langue allemande. Elle constituait un noyau industriel très important et était militairement mieux protégée que le reste du pays. La cohabitation des germanophones et des slavophones fut dès 1918 un problème difficile pour le nouvel Etat. L’expression se trouve dans un document rédigé par Beck le 16 juillet 1938 (ST, Widerstand, p. 287). Sur Goerdeler, cf. ST, Lexikon, p. 67.

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(très) timide essai de sanction des crimes de guerre commis par des Allemands avait été tenté au lendemain de la Première Guerre mondiale. Il fut voué à l’échec, pas tant à cause de la (réelle) mauvaise volonté allemande, mais surtout en raison du caractère humiliant du traité de Versailles, à commencer par sa non-négociation et par ses suites financières – dont Hitler fut le bénéficiaire! La décision de résister est chronologiquement un réflexe patriotique. Mais il n’est pas honnête de sous-estimer, voire de nier (certains historiens l’ont fait) la sincérité d’un élan moral déterminant à partir de 1942-1943. On sait aujourd’hui ce qu’il faut penser du mythe longtemps entretenu d’une «Wehrmacht propre», mais il n’est pas moins vrai que se manifesta chez quelques officiers un sursaut de la conscience provoqué par le dégoût d’un régime qui ne respectait rien, ni le droit des peuples et des individus, ni la vie d’une génération entière de jeunes hommes sacrifiés inutilement, ni la vie de populations décrétées «indignes de vivre». La question de savoir combien d’Allemands ont su réellement ce qui se passait dans les camps est encore débattue aujourd’hui.14 Les historiens s’accordent à considérer que les militaires (pour ne parler que d’eux) n’ignoraient rien du sort réservé aux «ennemis du Reich». Que plusieurs d’entre eux ont accepté sans états d’âme de prêter leur concours actif aux massacres (la «Shoah par balles») est maintenant bien établi. Mais d’autres ont su écouter avec lucidité et courage leur conscience. Aux militaires prêts à résister se joignirent des juristes, très sensibles au viol constant par les nazis du droit pénal. De nombreux témoignages, entre autres ceux des juristes Moltke, Yorck von Wartenburg et Trott zu Solz15 et du militaire Tresckow,16 éclairent le caractère à la fois patriotique et moral de leur engagement, y compris leur adhésion au complot visant à tuer Hitler.17 En même temps qu’une réaction patriotique, la décision de résister fut donc à la fois celle du dégoût devant les massacres de masse, l’écrasement de toute liberté, le coût humain des batailles, et la pers14

15 16 17

On admet aujourd’hui que l’information réelle sur les massacres de masse était le fait de ceux qui étaient sur place ou qui bénéficiant de réseaux structurés de résistance, mais que la terreur exercée par le régime sur toute la population a entraîné chez beaucoup d’«Allemands moyens» le repli protecteur d’une attitude de «refus de savoir». Sur Trott zu Solz, voir ST, Lexikon, p. 194 sq. Sur Henning von Tresckow, voir ST, Lexikon, p. 193 sq. Dès les premiers succès du Débarquement (Invasion) du 6 juin 1944, Tresckow déclara que l’attentat devait être commis «coûte que coûte» (en français), et que s’il échouait, il fallait tenter le «coup d’Etat». Il ajoutait: Denn es kommt nicht mehr auf den praktischen Zweck an, sondern darauf, daß die deutsche Widerstandsbewegung vor der Welt und vor der Geschichte unter Einsatz des Lebens den entscheidenden Wurf gewagt hat. Alles andere ist gleichgültig (cité in: ST, Widerstand, p. 326).

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pective de la défaite finale, l’inquiétude sur le devenir non seulement de la nation allemande, mais de son peuple qui risquait d’être mis au ban de l’humanité. Toutes ces données expliquent pourquoi la restauration de «la majesté du droit»18 est au centre des débats de Kreisau. Qu’entendaient les membres du Cercle par «droit»? S’agissait-il d’un simple «rappel à la loi»? Du seul droit allemand? D’un retour à des conceptions héritées du XVIIIe siècle (déjà bien mises à mal par Bismarck et Guillaume II)? Fallait-il se borner à rétablir des droits politiques, sans se préoccuper du droit social? La diversité des origines des participants excluait une définition idéologique. Le droit ne devait pas être la propriété d’un parti, d’une caste, d’une Eglise. Chacun avait le droit de voir respectées aussi ses convictions idéologiques. Il ne suffisait pas de réclamer le retour au code pénal weimarien. Les Kreisauer n’entendaient pas se limiter à un nettoyage. Les comptes rendus rédigés à l’issue des rencontres du Cercle montrent la volonté de construire une structure étatique nouvelle, qui fonde la justice non seulement sur le respect des convictions, mais assure aussi l’efficacité des institutions qu’elle met en place. Moltke écrivait déjà dans une lettre à Wartenburg du 15 juillet 1940: «Für den Einzelnen gilt der Satz Kant’s: Handele so, daß Dein Handeln als allgemeine Richtschnur genommen werden könne.»19 Cette référence au siècle des Lumières, souvent constatée mais peu commentée, est pourtant instructive. Elle prouve d’abord que l’éducation à l’obéissance, si souvent flétrie comme le noyau dur de l’abstention politique des Allemands, pouvait s’accorder avec une philosophie du droit invoqué par des Allemands et se référer à des principes universels. Pour Moltke l’obéissance n’est pas un principe, c’est une attitude. Elle ne fonde pas la légitimité de l’Etat, elle ne peut que le protéger contre les entreprises dictatoriales. Il écrit à Wartenburg: «Die letzte Bestimmung des Staates ist [...], der Hüter der Freiheit des Einzelmenschen zu sein. Damit ist er ein gerechter Staat.»20 Moltke refuse à l’Etat le droit d’exiger une obéissance absolue. Sa fonction est de conduire l’homme; qui est la vraie source de la moralité (Sittlichkeit), à agir «selon les commandements de la raison» et non de gaspiller (verschenken) ses forces dans «la haine, la colère et l’envie». Une fonction im18

19 20

Cette expression se trouve dans une «déclaration de gouvernement» (Regierungserklärung) rédigée par Beck et Goerdeler, qui devait être lue à la radio si l’attentat du 20 juillet 1944 avait réussi: Erste Aufgabe ist die Wiederherstellung der vollkommenen Majestät des Rechts. Voir le texte complet in: ST, Widerstand, pp. 333-345. La citation présente se trouve dès le § 1. Ibid., p. 203. Ibid., p. 202.

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posée par la morale – le nazisme n’était-il pas violemment immoral? – mais aussi une conception redonnant à la raison un statut dont le régime hitlérien l’avait privée en la réduisant au service de la destruction. Hitler et ses partisans exigeaient en réalité l’obéissance à une croyance d’origine purement charismatique:21 le nazisme ne se voulait-il pas religion? Moltke termine sa lettre à Wartenburg par une affirmation qui ne doit pas prêter à contresens: Ich stehe auf dem Standpunkt, daß die Staatslehre zu dem Gebiet der Philosophie, nicht zu dem der Theologie gehört, und ich halte es für außerordentlich gefährlich, einer staatlichen Ordnung eine religiöse Erklärung und einen religiösen Unterbau zu geben.22

Il ne s’agit pas ici d’une «séparation de l’Eglise et de l’Etat» au sens français (encore aujourd’hui assez mystérieux pour les Allemands…), mais d’une affirmation de la liberté de l’homme qui la remet entre les mains d’une puissance extérieure. L’obéissance s’arrête là où s’impose le commandement de la morale. Moltke savait à quelles dérives pouvait conduire un antirationalisme exacerbé. La question de la place de la religion dans un Etat fondé sur la liberté fut l’objet de longues discussions entre Moltke et Wartenburg, le second étant encore plus pénétré d’un esprit religieux que le premier. Ils se mirent finalement d’accord sur quelques principes fondamentaux: «Es gibt keine theologische Lehre des Staats, sondern nur eine solche vom Menschen im Staat; es gibt also auch keinen christlichen Staat.»23 Ils ajoutaient que l’éthique individuelle est fondamentalement humaniste et indépendante du contenu d’une révélation, chrétienne ou autre. C’était en 1940-41. Mais en mai 1942, le compte-rendu de la deuxième séance du Cercle, rédigé par Wartenburg après une longue discussion avec Moltke, affirmait: «Die staatliche Schule ist eine christliche Schule mit Religionsunterricht beider Konfessionen als Pflichtfach.»24 La croyance est libre et indépendante de l’Etat, mais le comportement du citoyen reste soumis à son message moral. Si l’Etat n’est pas le bras séculier d’un pouvoir clérical, il est tout de même le gardien de ses valeurs. La conception d’un Etat fondé sur le principe du droit de l’individu s’inscrit par ailleurs dans une réflexion qui dépasse la référence au seul système politique futur de l’Allemagne. Dans un mémoire intitulé Die kleinen Ge-

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Voir les travaux de Ian KERSHAW, en particulier Hitler. Essai sur le charisme en politique (1991), trad. de l’anglais par Jacqueline CARNAUD et Pierre-Emmanuel DAUZAT, Paris, Gallimard 1995 (coll. nrf essais). ST Widerstand, p. 203. Über die Grundlagen der Staatslehre (1940-41), ibid., p. 213. Schwerpunkte der Neuordnung, ibid., p. 215. Cette disposition ne sera pas oubliée en 1949.

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meinschaften,25 Moltke emploie à plusieurs reprises l’expression europäische Ordnung. Les Kreisauer ne pouvaient ignorer que la guerre une fois perdue, l’Allemagne serait confrontée à ses vainqueurs. Cette réalité impliquait l’élargissement de leurs débats à la question de l’avenir de l’Allemagne dans une Europe qui serait tentée par un désir de vengeance, ce qui, pour eux, signifierait qu’elle renierait les idéaux qu’elle prétendait défendre. Les Kreisauer abordent la question de la justice en liant étroitement ses implications intérieures et internationales. Ils sont unanimes à affirmer que les Rechtsschänder devront être punis. Ce n’était pas seulement une question de morale, mais aussi de procédure. Fallait-il appliquer le principe de la rétroactivité des lois, au motif que les crimes commis par le régime hitlérien étaient, au-delà des formulations juridiques propres à chaque pays, considérés comme tels par toutes les démocraties? Cette question en cachait une autre: les juges seraient-ils uniquement choisis parmi les vainqueurs? Le mot même de «vainqueurs» pouvait donner la chair de poule à beaucoup: il était clair que l’URSS (dont les crimes staliniens n’étaient un secret pour personne)26 qui, avec la Pologne, avait été traitée avec une barbarie sans exemple dans les temps modernes, risquait de ne pas adopter un comportement objectif. Churchill lui-même envisagera un traitement expéditif des criminels de guerre. La question du droit devait donc être abordée à partir d’une définition précise du crime et, surtout, de la culpabilité. Un débat approfondi fut consacré au problème de la rétroactivité des lois sur lesquelles on s’appuierait pour prononcer des jugements conformes au droit. Moltke et Wartenburg définissent le Rechtsschänder comme quelqu’un qui a violé des principes essentiels du droit divin ou du droit naturel, du droit des peuples ou du droit positif tel qu’il ressort du consentement général et qui, détenteur d’une fonction d’autorité, a donné des ordres en ce sens.27 Cette affirmation allait subir après la guerre un grave rétrécissement dans la seule «excuse» de «l’obéissance aux ordres» auxquels il était, disait-on, impossible de s’opposer. Elle fut (est encore souvent) invoquée non seulement par les criminels traduits en justice à Nuremberg, à Francfort ou à Jérusalem, mais par nombre de «braves gens» qui souhaitaient que «tout soit enfin oublié». Les Kreisauer n’utiliseront jamais les mots «excuse» et «oublier», mais il est visible que sur le problème de l’obéissance, ils n’étaient pas à l’aise. Moltke et Wartenburg déclarent: «Bei einer auf Befehl begangenen Rechtsschändung ist der Befehl kein Strafausschließungsgrund», mais ils ajoutent: 25 26 27

Ibid, pp. 204-209. Ne serait-ce que le charnier de Katyn, découvert par la Wehrmacht et qui alimenta aussitôt une vaste propagande national-socialiste. Die Bestrafung der Rechtsschänder, dans une version remaniée du mémorandum du 23 juillet 1943, in: ST Widerstand, p. 221.

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es sei denn, daß es sich um eine unmittelbare Bedrohung von Leib oder Leben des Täters handelt oder ein sonstiger Zwang vorliegt, der nach den näheren Umständen die Befolgung des Befehls nicht als offenkundig unsittlich erscheinen läßt28

– formule étrange en vérité, qui met sur le même plan un recours au droit positif (qui admet en général que nul n’est censé devoir mettre volontairement sa vie en danger) et une appréciation morale évidemment laissée au jugement personnel: que veut dire offenkundig? Les Kreisauer ont sans doute eu conscience de cette ambiguïté. Mais ils l’ont habilement contournée en intégrant le principe d’une punition des criminels dans une réflexion sur la portée internationale, que nul ne pouvait nier, de cette délicate question. En premier lieu ils insistent sur l’idée que le vainqueur ne doit pas écraser le vaincu. Cet appel était évidemment une allusion au traitement infligé à l’Allemagne par le traité de Versailles. Celui-ci n’était pas juste, il réglait des comptes, et il s’était vite révélé funeste pour la paix en Europe. Les Kreisauer savaient bien aussi que le Code pénal weimarien29 ne pouvait être évoqué. Il fallait que le procès des criminels engage l’Europe, seule voie possible pour punir des coupables et non un peuple. A terme il devait déboucher sur un droit international, propre à régler, sans menacer la paix, les inévitables conflits de toute sorte, en particulier sur des questions économiques. Le droit concerne non seulement la paix intérieure, mais tout autant la paix extérieure. Il s’agit d’un impératif «urgent».30 Le premier pas vers une «Europe de paix» est la création d’un tribunal international. En 1919 les Alliés avaient prévu de traduire les Allemands coupables de crimes de guerre devant des tribunaux composés uniquement de représentants des vainqueurs. Les Kreisauer exigent un «jury» commun réunissant des représentants de toutes les parties belligérantes ou même de tous les peuples du monde, à quelque camp qu’ils appartiennent, seule instance ayant l’autorité morale et juridique nécessaire pour fixer la mesure d’une sentence morale et conforme au droit.31 Il ne faut surtout pas considérer cette revendication comme une manière détournée de nier la responsabilité de l’Allemagne, mais comme le reflet d’une conviction, héritée évidemment d’une éducation, mais tout autant du choc émotionnel provoqué par le spectacle de la barbarie. L’Allemagne doit 28 29

30 31

Ibid. Les nazis n’avaient même pas pris la peine de l’abolir, pas plus qu’ils n’avaient aboli la Constitution de Weimar. Il leur avait suffi d’en «suspendre provisoirement» (sic) les articles consacrés aux libertés fondamentales, d’inventer une multitude de «crimes» contre l’Etat et de substituer la peine de mort à de nombreuses peines de prison pour faire de l’ancien Code pénal l’instrument parfait de leur dictature. «ein dringendes Gebot» («Gebot» est souligné dans le texte), ST, Widerstand, p. 221. Ibid.

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être réintégrée dans la communauté des peuples qui obéissent aux valeurs universelles que sont la liberté et la justice, fondement des institutions futures. La paix internationale ne pourra être établie que si l’Allemagne nouvelle obtient des vainqueurs une paix juste. La fin du chapitre consacré aux «Rechtsschänder» le souligne: Gelingt dieser Versuch einer gerechten Beseitigung dieses für alle Beteiligten schwer lastenden Friedenshemmnisses, so bedeutet das einen weiteren Schritt zur Verwirklichung der Herrschaft des Rechtes zwischen den Völkern.32

En insistant sur la nécessité de rétablir la justice et «la majesté du droit», les Kreisauer pensaient évidemment à l’«honneur de l’Allemagne», mais cela n’aurait pas suffi à établir leur originalité par rapport aux autres résistants, qui tous étaient parfaitement conscients de la honte que le nationalsocialisme faisait peser sur son peuple. Que les discussions de Kreisau reflètent, comme on le souligne très souvent, le souci de redonner quelque lustre à la caste des officiers prussiens, qui peut le nier? Mais essentielle est leur vision de l’Europe de demain, nourrie de la constatation qu’elle peut trouver dans une histoire qui est aussi celle de l’Allemagne les valeurs qui sanctionneront la légitimité de la victoire sur le Reich hitlérien.

…dans une Europe de paix Les discussions du Cercle sur l’Europe révèlent une appréciation très réaliste des changements, notamment économiques, entraînés par le progrès technologique. Les Kreisauer constatent que la «vieille Europe» est morte, achevée par Hitler. Mieux que les autres résistants, ils ont pensé33 la place de l’Allemagne dans l’Europe future. Ils y étaient préparés souvent par leur parcours professionnel et leurs fonctions, qui permettaient une vue globale de l’état du monde. Moltke avait reçu une éducation très «britannique» et avait vécu plusieurs années en Angleterre, où il avait entre 1935 et 1938 préparé et obtenu une qualification de «barrister» (avocat). Lorsque la guerre éclata, il dut renoncer à son projet de s’établir à Londres et fut affecté à la section Ausland de l’Abwehr. D’autres membres du Cercle avaient vécu eux aussi en Angleterre. Trott zu Solz avait obtenu en 1931-1933 une bourse à Oxford, où il rencontra plus tard Moltke (1937). Il entreprit la même année 32 33

Ibid., p. 221 sq. Dans une lettre à sa femme écrite le 11 janvier 1945, quelques jours avant son exécution (23 janvier), Moltke, après avoir cité en détail et avec une féroce ironie les vociférations de Freisler, écrit: Wir haben nur gedacht, ibid., p. 230.

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un long voyage qui l’emmena aux USA, au Canada, en Chine, au Japon et en Corée. Mobilisé en 1940 au service d’information des Affaires étrangères, il put lui aussi établir des contacts avec la section Ausland de l’Abwehr. La plupart des membres les plus importants du Cercle avaient par ailleurs effectué, soit en raison de leurs activités officielles, soit clandestinement, de nombreux voyages internationaux. En 1940-1943 Trott visita, sous le prétexte d’obligations de service, plusieurs pays neutres, en particulier la Suisse et la Suède, et put ainsi transmettre aux Kreisauer, qu’il avait rejoints dès 1941, de précieux renseignements politiques et économiques qui trouvèrent place dans les débats sur les problèmes internationaux. Goerdeler, de son côté, qui participa à deux réunions de Kreisau, communiqua au Cercle plusieurs mémorandums sur ces questions. Il mit à profit ses responsabilités de conseiller dans la SARL Robert Bosch (1937-1939) pour voyager à l’intérieur de l’Allemagne ainsi qu’aux USA, au Canada et en Turquie, où il s’employa à expliquer les véritables intentions du régime hitlérien – non sans une réelle imprudence, qui lui valut d’être très tôt surveillé par la Gestapo (qui l’arrêta après le coup d’Etat du 20 juillet 1944). Moltke, Trott et dans une certaine mesure Goerdeler ont été véritablement fascinés par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Trott zu Solz avait même des liens de famille anciens avec des familles américaines. Moltke et Trott avaient apprécié l’atmosphère de tolérance et de liberté de ces sociétés imprégnées d’un libéralisme politique sachant pratiquer le compromis, ouvertes sur de vastes horizons et particulièrement rodées aux échanges commerciaux. Ils pouvaient constater aussi l’influence profonde d’un développement technique (auquel Goerdeler sera lui aussi sensible) qui assurait à ces deux pays un potentiel économique supérieur à celui du reste de l’Europe. Les renseignements qu’ils fournirent allaient nourrir des discussions aux horizons beaucoup plus larges que celles de beaucoup de résistants qui ne connaissaient au mieux que quelques pays européens. En même temps, ils avaient gardé des contacts clandestins avec des personnalités «ennemies» influentes qui comprenaient déjà qu’on ne pourrait, la paix venue, mettre éternellement l’Allemagne au piquet. Les Kreisauer étaient donc bien préparés par leurs relations et leurs contacts avec des interlocuteurs bien placés à aborder la question des futures relations internationales. Moltke et Trott comprirent que le libéralisme politique et économique anglais et américain, associé à la liberté politique, était le moteur réel de l’efficacité de leur système d’échanges commerciaux. Au sein du Cercle, Trott fut, avec Goerdeler, un de ceux qui avait le mieux réfléchi à la nécessité inévitable de construire les nouvelles relations internationales sur de nouveaux rapports économiques. C’est Trott qui dirigea, lors de la troisième rencontre de Kreisau

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(octobre 1943), la discussion sur les bases d’une future politique extérieure allemande. On ne peut oublier le poids des idées de Goerdeler en ce domaine. Parmi les nombreux mémoires qu’il adressa à Kreisau, il faut citer Das Ziel (écrit au printemps 1941)34 et Der Weg (automne 1943) dont les idées furent vivement discutées par le Cercle.35 C’est sur lui que portera la fin de cette étude, pour deux raisons. D’abord parce que ses conceptions ont été, bien qu’en partie seulement, avalisées par le Cercle. Mais aussi parce que Goerdeler est trop souvent réduit au statut de «national-conservateur» (nationalkonservativ) et à sa revendication d’une Allemagne forte. Sans être inexacte, cette appréciation idéologique omet un aspect capital de la pensée de Goerdeler, celui de ses intuitions sur la nature et le fonctionnement d’une Europe future. Confrontés à une Europe qui aujourd’hui à la fois existe et se cherche encore, nous comprenons sans doute mieux la richesse de cette pensée, parfois noyée dans des contradictions liées à la nécessité de nuancer des convictions «nationales» qui s’inscrivaient dans une continuité étrangère à Moltke. Dans la pensée de Goerderler, les traces de continuité sont visibles. Il a par exemple cru longtemps que l’Allemagne nouvelle pourrait conserver les frontières de 1933 (avant 1933, il réclamait celles de 1914, et il en garda encore à l’époque de Kreisau la nostalgie). Il pensera toujours que l’Allemagne doit être forte et occuper la première place parmi les nations européennes. Il n’a jamais aimé les syndicats: en 1933, il affirmait qu’il fallait supprimer la loi de 1918 créant les Conseils d’entreprise. Il tient les conventions collectives (Tarifverträge, une grande conquête ouvrière de 1918), pour «stupides» (sinnlos) si elles ne sont pas négociées directement entre patrons et salariés. Il est aussi hostile à l’étatisme en matière économique. Ses valeurs sont «le travail et l’efficacité dans le travail», ce qui incluait une forte limitation du droit de grève. Ces convictions sont héritées en partie du milieu petit bourgeois qui était le sien, mais aussi d’une époque qui avait cru éternelles les valeurs glorifiées depuis 1871 par les milieux politiques et universitaires, les Eglises (en particulier protestantes), les grands industriels, les pionniers des entreprises coloniales, en somme par l’adhésion quasi générale d’une société à laquelle on rappelait sans cesse que c’en était fini des humiliations subies par l’Allemagne depuis le XVIIe siècle. Hermann Graml a exposé en détail ce que la pensée de Goerdeler doit au traumatisme de 1918 et à ses conséquences, en particulier la fixation de frontières nouvelles et le double choc que furent l’inflation de 1921-1923 et la grande dépression de 1929. C’est 34 35

De substantiels extraits de ce texte dans ST, Widerstand, pp. 289-609 (Das Ziel). Voir l’étude de GRAML sur les idées du Cercle de Kreisau en matière de politique internationale (cf. note 4) et Ger VAN ROON, «Staatsvorstellungen des Kreisauer Kreises», in: Schmädeke (cf. note 1), pp. 560-569.

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d’ailleurs son espoir, définitivement déçu à partir de 1937, d’une nouvelle politique économique, qui entraîna son ralliement à la résistance contre Hitler, autour des militaires Beck et Oster, du diplomate von Hassel et du juriste Popitz.36 Le monarchiste qu’il était avait été consterné par la disparition de trois vieux Empires européens et le sort funeste de leurs dynasties, par l’écroulement de la monnaie en 1921-1923, par la crise de 1929 qui avait abouti à la dictature d’un obscur caporal démagogue. On ne saurait évidemment nier que la recherche, surtout à partir des années 1970-1980, a permis une compréhension en profondeur des causes concrètes de tous ordres qui ont entraîné la mainmise du national-socialisme sur l’Allemagne. Mais on ne prend pas toujours la véritable mesure de la panique morale (pour ne pas dire «mentale») qui s’est emparée d’une société privée brutalement (même si elle y a fortement contribué) de ses plus sacrés repères – ceux précisément de Goerdeler: l’unité de la nation, le sentiment d’une sécurité territoriale qui effaçait le vieux spectre de l’encerclement, la puissance économique, une application au travail soutenue par le respect des vieilles traditions d’ordre et d’obéissance – on pourrait allonger indéfiniment la liste des réalités auxquelles s’était accroché un peuple jeune et sûr de son droit et qui ne se posait pas trop de questions sur la fragilité du socle de ce bel édifice. La dictature offrait un tableau sinistre. Non seulement les massacres dépassaient de loin les horreurs de la Première Guerre mondiale, mais l’Allemagne risquait de devenir une quantité négligeable, sinon de disparaître. Que pouvait-il sortir de tout ce gâchis? Si Goerdeler reste incontestablement le représentant le plus important de la résistance civile national-conservatrice, son passé permet de mesurer la profondeur d’une évolution qui le conduit à prendre, au moins en partie, une distance envers des conceptions qui avaient pendant près de cinquante ans constitué le ciment des mentalités du milieu dans lequel il avait été formé. C’est à Kreisau qu’il doit, au moins en partie, la lucidité qui lui donnera le courage de les soumettre à des révisions. Kreisau marque un tournant important dans ses positions idéologiques, même s’il ne les abandonne pas totalement. Son attachement à des traditions dépassées cèdera la place à des intuitions ouvertes sur l’avenir. La sincérité de cette évolution est perceptible dans les textes qu’il a rédigés (en particulier dans Das Ziel) et elle s’inscrit dans des actes. Ce monarchiste autoritaire accepte par exemple de devenir le chancelier d’un gouvernement provisoire de transition, mais il sait que le 36

Voir «Die außenpolitischen Vorstellungen des deutschen Widerstands», in: Widerstand im Dritten Reich (note 4). Voir aussi Michael KRÜGER-CHARLE, Carl Goerdelers Versuche der Durchsetzung einer alternativen Politik 1933 bis 1937, in: SCHMÄDEKE und STEINBACH (note 1, pp. 383-404). Sur Beck, voir ST, Lexikon, p. 21 sq.; sur Hassell, ibid., p. 82 sq.; sur Popitz, ibid., p. 148; sur Oster, ibid., p. 144.

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dernier mot reviendra à la souveraineté du peuple, à travers des élections libres, c’est-à-dire pluralistes, sans exclusives et à bulletin secret, d’où sortira le nouveau régime.37 Autres exemples significatifs: il souscrit en 1943 à la décision de mettre la Prusse sur le même plan que les autres Länder du Reich, rompant ainsi avec un vieux mythe auquel même Hitler n’osera jamais s’attaquer ouvertement. En 1943, il fera à Kreisau la connaissance du syndicaliste social-démocrate Wilhelm Leuschner38 et du député, également SPD, Julius Leber,39 qui lui feront reconnaître que le monde ouvrier ne doit pas être exclu de la nation. La réflexion de Goerdeler porte sur deux questions que la vision d’une «Allemagne nouvelle» ne pouvait éluder face à la catastrophe de la guerre devenue mondiale: définir une politique internationale en rupture complète avec le modèle traditionnel d’Etats nationaux nécessairement confrontés à des conflits territoriaux que seule la guerre pouvait résoudre – pour un temps toujours limité; comment définir la place de l’Allemagne dans un cadre qui risquait de l’obliger à renoncer à son statut de grande puissance européenne, voire mondiale. Ces deux questions ne pouvaient être abordées que dans un débat sur une nouvelle Europe. On a fait grief à Goerdeler d’avoir rédigé en 1936 à la demande d’Hitler un mémorandum sur les mesures à prendre pour mettre en œuvre, sous l’autorité de Göring, le «plan de quatre ans» de redressement économique. Lors de la discussion des différents projets,40 Göring qualifie nommément celui «du Dr. Goerdeler» d’«inutilisable»:41 Goerdeler réclamait en effet une limitation de la production d’armements. Il n’est pas un fauteur de guerre. Les nombreux mémorandums qu’il rédigea sur l’avenir de l’Allemagne, en particulier Das Ziel et Der Weg,42 révèlent un langage nouveau: ce n’est plus celui de la force, c’est celui du droit. Dans Das Ziel, il développe longuement le concept d’une «totalité de la politique» qui prenne aussi en compte les réalités économiques. Ce texte n’est pas toujours parfaitement lumineux, il n’empêche qu’au centre de l’action politique, il place «le droit et la justice».43 37 38 39 40 41 42 43

Voir pour cet exemple et les suivants le texte «Die Regierungserklärung», in: ST, Widerstand (note 18). Sur Leuschner, voir ST, Lexikon, p. 122 sq. Il devait, en cas de réussite du putsch du 20 juillet 1944 devenir le vice-chancelier d’un gouvernement provisoire dont Goerdeler aurait été le chancelier. Sur Leer, voir ST, Lexikon, p. 118 sqq. Deux seulement. Mais cela n’était pas pour gêner Göring, au contraire! Völlig unbrauchbar. Le compte rendu de cette réunion est donné par Wolfgang MICHALKA (Hrsg.), in: Deutsche Geschichte 1933-1945. Dokumente zur Innenund Außenpolitik, Frankfurt a. M., Fischer 1992, p. 112 sq. Das Ziel: (note 34); Der Weg, voir MICHALKA (note 40); p. 326 sqq. Recht und Gerechtigkeit, in: ST, Widerstand, p. 191.

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La «restauration du droit» était aussi la préoccupation majeure du cercle de Kreisau. Il est la condition essentielle de la paix (l’idée sera reprise dans le Préambule de la Loi Fondamentale en 1949). Goerdeler est donc sur ce point en parfait accord avec les Kreisauer, qui soulignent que le droit a d’abord été violé par l’Allemagne, tant dans la conduite de la guerre que dans sa nature même. L’Appel au peuple allemand, rédigé entre autres par Goerdeler, le souligne sans ambiguïté. Dans trois domaines cependant, il du mal à se séparer de ses anciens rêves: la question des colonies, celle des frontières allemandes et celle de réparations aux Etats occupés par la Wehrmacht. Comme Guillaume II, Goerdeler a longtemps été convaincu que l’Allemagne devait occuper une des premières places parmi les puissances mondiales, et encore en 1941 il écrit qu’il lui faut, pour des raisons économiques, un vaste empire colonial. La puissance économique allemande, qui commence à se forger dès la fin du XIXe siècle, restera une réalité incontournable, en particulier grâce au savoir-faire du made in Germany, à la qualité de technologies de pointe qui ne peuvent que se développer encore, et à la maîtrise des techniques commerciales. Il ne faut pas voir là, comme on le fait souvent, l’affirmation d’un nationalisme national-conservateur. La question coloniale est pour pour Goerdeler certes liée à une représentation de la puissance, mais l’Allemagne future doit se libérer d’un vieux nationalisme fauteur de guerre. Le canon doit céder la place au commerce, et le commerce ne peut se concevoir que dans de vastes espaces et dans l’échange pacifique des produits. Goerdeler s’interroge même sur la légitimité d’une exploitation des ressources par les seules nations développées. Il écrit: «Der Ausbeutungsgedanke muß ausscheiden, da er die Kolonien sehr schnell ruiniert»44 – affirmation ambiguë, qui montre combien il est partagé entre l’idéal et un pragmatisme qui pourrait paraître cynique si on le détachait de son contexte. Une autre remarque peut, elle, nous faire sourire, mais elle montre que l’héritage «national» reste, au moins partiellement, présent au tréfonds des mémoires: «Auch ist nicht zu verkennen, daß [...] Kolonien der Pionierlust der Jugend ein Wirkungsfeld eröffnen.»45 La privation de colonies humilierait une Allemagne qui avait entrepris entre 1880 et 1914 de se tailler un empire colonial, et dont «l’expérience» pourrait être utile. Goerdeler pense (comme tous les Kreisauer) qu’on ne doit pas refuser à l’Allemagne les droits reconnus aux autres pays. Mais l’aspiration à la décolonisation, manifeste depuis le début du XXe siècle; n’avait jamais ému Goerdeler. Quels échos avait-elle d’ailleurs trouvés dans 44 45

ST, Widerstand, p. 301. Ibid., p. 302.

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l’opinion de la république weimarienne? Et dans les autres Etats? Assez peu en vérité. Qui imaginait à l’époque qu’elle pourrait un jour leur être imposée? Goerdeler pense en Allemand, pas en «citoyen du monde»! Comme Churchill, comme de Gaulle. En réalité comme tous. Comme beaucoup de résistants aussi. Le problème du moment, c’est la guerre, dont il faut sortir pour qu’elle soit la dernière. Mais une «Europe juste» exige que les intérêts allemands ne soient pas systématiquement niés. Un problème qui touchait de près aux intérêts allemands était celui des frontières du Reich.46 La question des frontières orientales de l’Allemagne était depuis 1918 l’objet de l’exaspération des nationalistes, et Stresemann lui-même avait toujours dit qu’elles devaient être «révisées». Les positions de Goerdeler sur ce sujet aussi évoluent, mais dans une certaine ambiguïté. Nous avons vu que sa réflexion hésita entre la revendication des frontières de 1914 et celles de 1933, et même davantage puisqu’il écrit en 1943 dans Der Weg qu’il faut garder les frontières admises par l’accord de 193847 – donc le maintien de l’Anschluss et l’annexion des Sudètes. Mais il écrit aussi que seule une politique fondée sur le droit pouvait réconcilier l’Allemagne avec ses ennemis, et en premier lieu avec un pays qui avait eu particulièrement à souffrir de son fait: la Pologne. Les frontières de 1914 impliquaient que l’Allemagne garde la Silésie et la suppression du «corridor». Mais la révision ne doit pas affaiblir territorialement la Pologne, sauf à la faire tomber sous le joug de la Russie bolchévique. Goerdeler suggère que la Pologne échange la Silésie (malgré une très forte minorité polonaise) contre la création d’une union (Staatsunion) polono-lituanienne, afin de se voir garantir un accès à la mer, auquel elle tenait selon lui à juste titre.48 On peut épiloguer sur le caractère un peu saugrenu de cette proposition. Son intérêt est de montrer que les rapports internationaux doivent être fondés sur une base juridique contractuelle. La rupture avec l’idéologie national-socialiste est claire. Goerdeler envisage également la «punition sévère»49 des auteurs des crimes commis en Pologne et une «réparation»50 allemande – réparation qu’il exclut d’ailleurs pour les autres Etats occupés par l’Allemagne, au motif que ces Etats ont jusqu’en 1939 pactisé avec Hitler et portent donc une partie de la 46

47 48 49 50

Goerdeler dit plus souvent «le Reich» que «l’Allemagne». Les Kreisauer aussi, d’ailleurs. Goerdeler n’a jamais souhaité le rétablissement de l’ancien Reich, fût-ce celui de Bismarck plutôt que de Guillaume II. Il faut voir dans l’emploi de ce mot d’abord une habitude de langage. Jusqu’en 1945, aucun Allemand n’avait imaginé la naissance d’une Allemagne divisée en deux Etats séparés. Il est probable aussi que le monarchiste Goerdeler évitait par principe le mot «république». Der Weg, in: MICHALKA, p. 326. Ibid, p. 327. Schwer bestraft, ibid. Ibid.

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responsabilité des malheurs qui suivirent. L’Appel au peuple allemand ira plus loin: Goerdeler acceptera que des réparations soient prévues au bénéfice de tous les peuples victimes de l’agression allemande. Goerdeler (il n’est pas le seul) a donc, sur cette question aussi, abandonné le langage de la force. Il a compris qu’une Allemagne juste ne devait pas faire peur. Il le doit à Kreisau, particulièrement à Moltke, mais il aurait aussi bien pu ne pas franchir le pas. Pour mesurer la signification profonde de cette rupture, il ne suffit pas de se reporter à l’histoire des années 1871-1945: plus d’un commentaire de la presse française actuelle laisse percer en arrière-plan les traces d’une longue mémoire!

Quelle Europe future? Goerdeler se rallie avec une totale sincérité à une idée (qui au reste n’était pas neuve): l’idée européenne. On sait qu’Aristide Briand et Gustav Stresemann s’étaient plusieurs fois rencontrés sur l’idée qu’une Europe morcelée en Etats nationaux rivaux ne serait jamais une Europe de la paix. Les deux hommes avaient surtout compris que la compétition économique était une chance pour un règlement pacifique des relations internationales, à condition de créer des structures de conciliation qui s’imposeraient aux intérêts particuliers des nations. La politique hitlérienne avait évidement bloqué toute évolution en ce sens, mais elle avait paradoxalement montré qu’il n’était plus possible d’en rester à des projets sur le papier. Il fallait des actes. Les Kreisauer en étaient conscients, mais Goerdeler avait sur la question plus d’expérience que ses amis. Ses activités entre les années vingt et le début de la guerre l’avaient très bien formé à une réflexion mieux arrimée aux réalités économiques que celle des Kreisauer, qui s’attachaient principalement à la traduction politique d’une philosophie du droit. Goerdeler intègre ses idées économiques dans une vision totalement nouvelle des rapports internationaux. Il a l’intuition de ce que deviendrait, au moins en partie, l’Europe future – la nôtre. Le passage du statut d’Etats nationaux tout puissants mais égoïstes à l’acceptation d’abandons de souveraineté sera l’aboutissement d’un long processus. Goerdeler constate d’abord que les Etats nationaux existent, et parmi eux l’Allemagne occupe une place singulière. Selon lui, la puissance allemande est d’abord une conséquence d’ordre géographique, qui fait d’elle un «pays du milieu», donc à la fois ouvert sur les autres et menacé dans son intégrité territoriale. L’Allemagne, qui n’a pas de frontières naturelles, doit être en mesure de se défendre. Elle doit donc disposer d’une armée puissante:

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«Die Natur der Menschen und die zentrale Lage Deutschlands in einem Kreis anderer Nationalstaaten zwingt das Deutsche Reich zur Erhaltung einer ausreichenden starken Wehrmacht.»51 Goerdeler reprend ici à son compte le complexe de «l’encerclement». Aussi n’envisage-t-il pas pour un proche avenir la disparition des Etats nationaux, mais leur consolidation.52 Il écrit dans Das Ziel: «Die Politik des Staates [darf] niemals die wirtschaftlichen Kräfte der Bürger außer Acht lassen; von ihnen lebt der Staat, ohne sie verfällt er dem Tode.»53 Mais, prenant en compte l’évolution de l’histoire, il ajoute plus loin: «Die Entwicklung der Technik verlangt größere Wirtschaftsräume, als sie das 19. Jahrhundert geschaffen hat.»54 L’économie ne doit donc plus être le moteur d’une puissance nationale unique, le progrès exige le regroupement des capacités d’échanges. Pour l’Allemagne, le seul «grand espace économique» possible est l’Europe.55 Le commerce international se fera dans un cadre mondial: les partenaires de l’Europe seront les Etats-Unis, le Japon et la Chine. Mais l’Allemagne doit avoir une place dominante dans ce nouvel espace. Ces conceptions, qui sont une application à l’économie d’un darwinisme mal digéré, constituent un des points qui ont posé beaucoup de problèmes aux historiens. On a voulu y voir une résurgence, habillée du langage de la modernité, de la volonté de puissance de l’Allemagne wilhelminienne (certains oseront même dire hitlérienne, ce qui est un contresens total, car l’Europe d’Hitler devait être non économique, mais «raciale», ce qui est tout autre chose). Une économie viable suppose la circulation, l’échange et la liberté – tout le contraire de la tentation autarcique du IIIe Reich. Mais Goerdeler considère que c’est l’Allemagne qui, en raison de sa place au centre de notre continent, conduira le développement économique de l’Europe. La pensée de Goerdeler n’est pas toujours très facile à saisir, car elle est encombrée d’une véritable contradiction entre son patriotisme allemand et son intuition européenne, qui lui fait percevoir que l’Europe est appelée à devenir une grande puissance mondiale, et que l’Allemagne y occuperait une place prépondérante. Patriotisme et idéal européen sous-tendent sa conception du «grand espace économique»: «So kann eine vernünftige und glückhafte Enwicklung nur erreicht werden, wenn es gelingt, den Gedanken der Nationalstaaten mit der Notwendigkeit des Großraumes zu vereinen.»56 51 52 53 54 55 56

Ibid., p. 298. Ibid., p. 295. Ibid., p. 290. Ibid., p. 299. Ibid., ainsi que pour les citations qui suivent. Ibid., souligné par Goerdeler.

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Goerdeler envisage la création d’une «fédération d’Etats» (il emploie plusieurs fois le terme Staatenbund) sous la conduite de l’Allemagne: «Die zentrale Lage, die zahlenmäßige Stärke und die hochgespannte Leistungsfähigkeit verbürgen dem deutschen Volk die Führung des europäischen Blocks.»57 On peut interpréter cette formulation de sa position européenne de bien des manières. N’y voir qu’un nationalisme est une explication est commode pour ceux à qui il convient, pour des raisons diverses, de considérer l’histoire de l’Allemagne comme un bloc (c’est la thèse, encore défendue aujourd’hui, des «continuités» dans l’histoire) dont les matériaux sont un nationalisme et un militarisme impénitents. Mais si on se donne la peine de lire la suite (et d’oublier que c’est un Allemand qui écrit), on y trouve tous les ingrédients de l’idéologie européenne telle qu’elle va se mettre en place à partir des années cinquante. D’abord, la notion de «position dominante» est pensée dans le contexte économique. Il suffit d’observer la réalité actuelle pour voir que Goerdeler parlait un langage qui n’est pas tellement différent de ce qu’on lit ou entend aujourd’hui! D’autre part, la puissance économique n’est pas pour lui oppressive, elle est l’instrument d’une coopération qui permet à chaque nation de donner le meilleur d’elle-même – et respecte toutes les nations, grandes ou petites. La nation qui «conduira» l’Europe sera celle qui respecte justement les petites nations et tente de guider (leiten) leur destin «avec sagesse et non par la force brutale»: «In die Führung Europas wird diejenige Nation hineinwachsen, die gerade die kleinen Nationen achtet […] und nicht mit brutaler Gewalt zu leiten versucht.»58 Bonne volonté touchante, mais naïve, dira-t-on. Pourtant, Goerdeler sait très bien qu’il y a là pour l’Allemagne une tentation à laquelle elle doit apprendre à résister. Il envisage même, tout en sachant qu’il y faudra du temps, la création d’une force militaire européenne: «[Man muß] die militärischen Kräfte der europäischen Nationalstaaten zusammenfassen.»59 Une «armée européenne»: encore une intuition – l’Europe actuelle n’a pas encore franchi ce pas, du reste. Une autre idée de Goerdeler peut être qualifiée d’intuition: il envisage le retour de la Russie (comme de Gaulle, il ne dit jamais «l’Union Soviétique») dans ce qu’un Russe appellera, beaucoup plus tard, la «maison commune européenne»: «Das Ziel muß sein, Rußland allmählich in eine europäische Zusammenfassung einzubeziehen.»60 Il ne voit aucun avenir au «régime bolchévique». Curieusement – encore une intuition – ce n’est pas seulement 57 58 59 60

Ibid., p. 299. Ibid., p. 299. Ibid., p. 300. Ibid., p. 301.

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parce qu’il opprime la liberté des individus et des peuples (et parce que, ajoute-t-il, il est «impie» [gottlos]), mais parce qu’il ne pourra soutenir éternellement la compétition économique qui se dessine: le «régime bolchévique collectiviste» est selon lui incapable d’exploiter les immenses richesses naturelles russes. L’anticommunisme restera pour Goerdeler un véritable credo. Au fond, il n’a pas une grande confiance dans la Russie. Sa revendication concernant les territoires de l’Est prussien était en partie dictée par la volonté de défendre l’Europe contre une agression russe qu’il ne cessera de redouter. Goerdeler envisage donc une coopération économique avec la Russie dans un temps très lointain, mais ce pays continue à lui faire peur. Il sera jusqu’à la fin obsédé par les événements de 1918. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que Das Ziel est écrit peu avant l’agression allemande, et il n’est pas certain que Goerdeler ait en 1941 souhaité une défaite totale de l’Allemagne dans cette entreprise. En tout cas, il considère celle-ci comme le meilleur «bouclier» contre le communisme, même s’il pense que celui-ci ne sera pas éternel. Ici, l’intuition (la «guerre froide» autorise qu’on l’appelle ainsi) se mêle à des réalités dont il est hasardeux de prévoir l’issue. La résistance allemande au national-socialisme est maintenant bien étudiée, et respectée. On connaît sa diversité, les obstacles énormes qui la rendaient encore plus difficile que dans les pays occupés, mais également ses débats, ses doutes aussi. Pourtant, on est parfois tenté d’en donner des interprétations a priori qui souffrent encore d’un recours à des modes d’argumentation idéologiques, qui masquent quelque peu ce qui se passait «dans la tête» de certains résistants. Les résistants allemands ont en commun avec ceux des autres pays, outre leur courage, l’adhésion à des valeurs morales, politiques, religieuses, patriotiques etc. Mais il leur fallait une qualité en plus: l’aptitude à «changer d’avis» s’ils voulaient être crédibles. Ils devaient remettre en question des «vérités» ancrées dans leur cœur de patriotes allemands, que ce soit à travers l’éducation ou par l’effet d’un conformisme qui voyait dans la critique un attentat contre la nation. En inscrivant la «majesté du droit» dans un retour à un passé que l’Allemagne semblait avoir oublié, Moltke, Wartenburg, Trott zu Solz, Goerdeler et les autres opéraient cette véritable révolution mentale qu’en allemand on appelle Umdenken et pour laquelle il est si difficile trouver un équivalent dans les autres langues. Pour cela, il avait fallu une dictature qui condamnait radicalement l’ancien monde, agrégat de prés carrés dont la taille ne justifiait même plus le prix à payer pour en défendre l’entrée. L’enseignement de Kreisau – et cette remarque vaut, malgré ses contradictions, aussi pour Goerdeler – c’est qu’une catastrophe pouvait être le point de départ d’un changement profond de mentalités héritées d’une longue histoire.

Le Cercle de Kreisau

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La recherche actuelle pense que, contrairement à ce qu’on a longtemps cru, les Kreisauer étaient prêts à participer directement au coup d’Etat contre le régime hitlérien. Mais cela ne fait pas ressortir leur originalité, puisque d’autres résistants agissaient de même. Ce que le Cercle, y compris ceux qui, comme Goerdeler, ne le fréquentèrent qu’épisodiquement, a apporté de neuf à la résistance allemande, c’est qu’il a réfléchi pour l’avenir, en élargissant sa réflexion à l’Europe et en y intégrant l’Allemagne. La Résistance avait évidemment des objectifs concrets, mais pour les Kreisauer il ne suffisait pas de renverser un dictateur, il fallait aussi penser l’Europe de l’avenir. La défaite militaire du régime hitlérien serait obtenue par les Etats qui le combattaient. La réintégration de l’Allemagne dans une Europe qu’elle n’aurait jamais dû quitter ne pouvait se faire sans elle.

IV. FRANCE-ALLEMAGNE

Realismus allemand et réalisme français (1848-1890): plus de différences que de points communs? Jacques LE RIDER

On peut interpréter l’histoire culturelle allemande de l’époque 1848-1890 à la lumière de la notion de réalisme.1 Cette notion ouvre des perspectives d’histoire sociale, puisqu’il apparaît que les positions favorables au réalisme conduisent à la définition de la Realbildung qui veut renouveler la conception traditionnelle de la Bildung devenue la clef de voûte du système culturel des classes moyennes bourgeoises depuis le début du XIXe siècle. Inversement, la critique du réalisme, durant la période 1850-1890, va régulièrement de pair avec la défense d’une conception idéaliste de la culture se réclamant de la tradition goethéenne et humboldtienne. Les positions adoptées face au réalisme sont donc un révélateur permettant de reconstruire le «système culturel» de cette bourgeoisie (Bürgertum) qui se conçoit comme le juste milieu de la société contemporaine, entre les élites aristocratiques et les «classes dangereuses». Nous parlons du réalisme artistique et littéraire dans le sens restrictif du mot qui désigne «la somme des traits caractéristiques d’une école artistique au XIXe siècle», selon l’expression de Roman Jakobson qui rappelait que le réalisme, selon d’autres points de vue, est de toutes les époques.2 Homère était «réaliste» quand il décrivait le bouclier d’Achille. Pour prendre un exemple moins éloigné: le romantisme n’exclut pas le réalisme; les récits de Ludwig Tieck ou les «contes fantastiques» d’E.T.A. Hoffmann ont des aspects éminemment réalistes.3 Si l’on admet que les discours sur le Realismus, durant la période 1850-1890, définissent, autant qu’une nouvelle orientation de la littérature et 1

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Jacques LE RIDER, L’Allemagne au temps du réalisme. De l’espoir au désenchantement (1848-1890), Paris, Albin Michel, Bibliothèque Histoire 2008. Dans la suite de cet article, les citations et les indications non accompagnées d’une note en bas de page renvoient à cet ouvrage. Roman JAKOBSON, Du réalisme en art, in: Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes, éd. par Tzvetan TODOROV, Paris, Seuil (11965), 2001 (pp. 98-109), p. 100 et p. 108. Cf. Markus FAUSER, Romantischer Realismus, in: Der Deutschunterricht (59), fasc. 6, 2007 (Realismus), pp. 16-24.

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des arts plastiques, une idéologie des classes moyennes bourgeoises au lendemain de l’échec des révolutions politiques, sociales et nationales de 1830 et de 1848, on est conduit à admettre aussi que l’histoire du Realismus allemand n’est pas la même que celle du réalisme français, même si tous les deux font partie du même mouvement réaliste européen. Dans un contexte d’histoire des concepts (Begriffsgeschichte) qui rapproche Realismus, Realpolitik, Realbildung, le réalisme signifie la reconnaissance objective et positive de la réalité et le rejet des interprétations dites idéalistes et romantiques accusées d’avoir conduit, durant l’époque du Vormärz, à la fuite hors du réel, à la révolte révolutionnaire ou au découragement. On peut alors considérer le réalisme comme un projet de sauvetage et de rénovation de l’idéologie libérale «bourgeoise». Mais la confiance dans les perspectives d’ascension sociale des classes moyennes, dans le progrès scientifique, technique, mais aussi dans le progrès des sciences historiques et philologiques, s’accompagne, à partir des années 1870, d’une dose grandissante de désillusion et de pessimisme. Le comportement de la plupart des acteurs de la période 1850-1871 est marqué par la mémoire des événements révolutionnaires de 1848-1849. Dans son essai de 1853 Principes de la politique réaliste (Grundsätze der Realpolitik), le libéral Ludwig August von Rochau s’efforce de reformuler les aspirations des libéraux. Lorsqu’il est appelé à la tête du gouvernement, en 1862, Bismarck apparaît comme un archi-conservateur autoritaire: au fur et à mesure de ses succès militaires (guerre des Duchés en 1864; Königgrätz/Sadowa en 1866), beaucoup de libéraux se rallient à sa politique qu’ils considèrent comme la seule chance «réaliste» de faire aboutir l’unité nationale allemande. Cette conversion qui, selon la formule de Hermann Baumgarten, résulte de «l’autocritique du libéralisme», Ludwig Bamberger l’explique aux Français dans une série d’articles publiés en février 1867: il vante «la façon réaliste d’envisager les choses» propre à Bismarck et prédit que c’est lui qui réalisera la révolution allemande manquée en 1848. Dans la période 1870-1890, l’expérience de guerre franco-allemande, de la victoire de Sedan et de la proclamation du Reich, le spectacle de la «débâcle» française et de la Commune de Paris, se surimposent sur la mémoire de la révolution de 1848, comme la confirmation, pour beaucoup de contemporains, que l’Allemagne nouvelle est parvenue, mieux que la France, à surmonter l’idéalisme et le romantisme révolutionnaires, démontrant l’éclatante supériorité de la «voie particulière» (Sonderweg) du réalisme. La Realpolitik de Bismarck est une représentation, un espoir que ses partisans «nationaux libéraux» ont projetés sur lui depuis le milieu des années

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1860. Cette projection sur Bismarck d’une notion forgée par Rochau en 1853 tient de l’illusion et du malentendu. La rupture de l’alliance gouvernementale avec les nationaux libéraux en 1878 conduit à l’abandon du «combat pour la culture» (Kulturkampf), qui correspondait aux aspirations des libéraux, et au déclenchement d’un nouveau combat, anti-socialiste cette fois. Les libéraux bismarckiens se rendent à l’évidence: le pacte scellé en 1866 au nom du réalisme ne leur a pas permis, depuis 1871, d’influencer véritablement la politique du nouveau Reich. Alors que la notion de Realpolitik pouvait revêtir un sens positif jusqu’au début des années 1870, elle prend un sens négatif à partir de 1878 et désigne désormais une politique cynique, ne se réclamant d’un idéal (la Kultur, par exemple) que tant qu’il peut lui être utile, et n’hésitant pas à le trahir dès qu’il devient encombrant. Plus tard, la Realpolitik désignera rétrospectivement une période politique qui apparaîtra comme prudemment réaliste (trop prudemment, dit Max Weber dans sa leçon inaugurale de Fribourg en 1895) par contraste avec le «nouveau réal-idéalisme» animé par la volonté de puissance impérialiste qui caractérise l’époque wilhelminienne. Le débat sur le réalisme en politique ne concerne pas que les libéraux. S’il est vrai que le projet de Karl Marx consiste à dépasser «l’idéalisme» des socialistes de 1848 et à parvenir au réalisme radical de la révolution prolétarienne, on peut dire que le désaccord de Marx et de Lassalle porte sur la différence entre le réalisme révolutionnaire et la Realpolitik socialiste opportuniste. Ferdinand Lassalle suivait une logique analogue à celle des nationauxlibéraux ralliés à Bismarck: il était prêt à approuver une «révolution venue d’en haut», voire une dictature sociale et il engagea en 1863 des pourparlers secrets avec Bismarck avec l’espoir d’ouvrir la voie au socialisme d’Etat. Dans le débat de société sur la réforme de l’enseignement secondaire et des formations supérieures, l’opposition entre partisans du maintien de l’enseignement classique et défenseurs de l’enseignement moderne (Realbildung) plus scientifique et mieux adapté aux réalités économiques et sociales contemporaines, est un conflit qui accompagne la modernisation de la société et de la culture. Dans ce contexte, real est l’équivalent de «moderne» dans l’usage français. Le système du néo-humanisme hérité de l’époque de Goethe et institutionnalisé sous l’égide de Humboldt est concurrencé par les établissements d’enseignement moderne, tournés vers la formation professionnelle autant que vers la culture générale. Les mémoires de Fritz Mauthner, le philosophe du scepticisme linguistique dont Wittgenstein se démarquera dans le Tractatus, révèlent que, pour cette génération, le réalisme politique et le réalisme en art et en littérature ne faisaient qu’un. Quatre expériences formatrices, raconte Mauthner, l’avaient libéré de «la superstition du mot»: l’enseignement du physicien et philo-

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sophe positiviste Ernst Mach à l’Université de Prague; la lecture de la Considération inactuelle de Nietzsche sur l’histoire (1874); les Etudes sur Shakespeare d’Otto Ludwig; enfin la démystification des grandes phrases en politique grâce à Bismarck et à sa Realpolitik. Chacun connaît, au-delà les fausses équivalences suggérées par le vocabulaire, la profonde différence qui existe entre le classicisme français codifié au XVIIe siècle et le classicisme allemand tel que l’ont défendu et illustré Goethe et Schiller; ou bien entre le romantisme allemand et le romantisme français. Une toute aussi grande différence existe entre le réalisme français et le Realismus allemand. Une des dimensions les plus constantes des discours allemands de la seconde moitié du XIXe siècle sur le réalisme contemporain est précisément l’opposition entre les valeurs culturelles allemandes et les avant-gardes françaises. Les romanciers allemands, de Gustav Freytag à Theodor Fontane, prennent leurs distances par rapport au réalisme français et préfèrent le réalisme anglais. De même, la peinture allemande, où le genre historique conserve plus longtemps qu’ailleurs une importance prédominante, accède au réalisme selon des voies qui s’écartent de celles que suit au même moment la peinture moderne en France, de Courbet aux impressionnistes. Chez Adolph Menzel, on reconnaît plutôt les influences du réalisme satirique de Hogarth ou de l’art du paysage de Constable. A vrai dire, les romanciers et les artistes de l’époque que nous appelons réaliste, à commencer par Fontane lui-même, ne prenaient le terme de réalisme qu’avec des pincettes, tant ils avaient le sentiment que cette notion était compromettante, compte tenu de l’académisme des institutions de la Bildung. La généalogie du débat sur le réalisme, de l’époque de Goethe et Schiller à Schopenhauer, en passant par Hegel et F.Th. Vischer, explique pourquoi les réalistes allemands de la deuxième moitié du XIXe siècle gardent leurs distances par rapport au réalisme français et aspirent à un «réalidéalisme» que l’on appelle tantôt «réalisme poétique» (selon la formule lancée par Otto Ludwig), lorsqu’on insiste sur les aspects esthétiques, tantôt «réalisme bourgeois», lorsqu’on situe les productions littéraires et artistiques dans leur contexte socio-culturel.4 Le texte le plus connu d’Otto Ludwig, Entre ciel et terre (Zwischen Himmel und Erde), de 1856, peut être interprété comme une allégorie de la Realpolitik libérale qui va de pair avec l’esthétique du réalisme poétique. Le sujet du récit est la mise en péril et le sauvetage des Bürgertugenden, des 4

Voilà pourquoi nous répondons à la question «Realismus, poetisch oder bürgerlich?» posée par Hugo AUST, dans son article d’introduction au dossier Realismus de la revue Der Deutschunterricht 59, fasc. 6, 2007, p. 3 par la formule «poétique parce que bourgeois». L’aspiration à un «réalisme poétique» est indissociable du système culturel de la Bildung et la bürgerliche Kultur.

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vertus bourgeoises, dont il est question dès la quatrième page5 et qui sont indispensables à la consolidation de la «maison allemande» (le père et ses deux fils, héros de la narration, sont des charpentiers-couvreurs spécialistes des toits d’ardoises). Le père incarne les excès de l’autorité despotique. Il provoque l’insurrection tumultueuse et dépravée de Fritz, le mauvais fils, une allégorie de la révolution destructrice. L’ordre de la culture bourgeoise est rétabli par Apollonius, le fils vertueux, sauveur de la Realbildung du maître artisan. Jusque dans les essais de Georg Simmel sur le réalisme et le naturalisme,6 on reconnaît l’influence de l’idéal d’autonomie esthétique de l’œuvre d’art qui conduit à contester les conceptions du réalisme qui voudraient réduire l’œuvre à un reflet (reproduction «photographique» ou tableau sociologique) de la réalité. Respectant les anathèmes prononcés par Goethe et Schiller contre le «réalisme plat et vulgaire», la plupart des critiques, des écrivains et des artistes allemands s’efforcent de trouver la formule du bon réalisme. Le plus souvent, ce Realismus antimoderne est aussi anti-français. Goethe avait remarqué Stendhal (Le Rouge et le noir) et Balzac (La Peau de chagrin) en 1831 et 1832. Le Vormärz avait été la période de découverte et de traduction de Balzac. Mais cet intérêt retombe après 1848. Dans son autobiographie, Friedrich Spielhagen se déclare déçu par la lecture de quelques romans de Balzac. Aucune œuvre de Stendhal n’est traduite en allemand entre 1846 et 1875 (date de la traduction de Vanina Vanini). Cent quatre volumes de Balzac ont été publiés en traduction allemande dans les années 1830, mais cinq seulement dans les années 50 et un seul dans les années 60. Julian Schmidt, dans son Histoire de la littérature française (1858), porte des jugements très critiques sur Stendhal et Balzac.7 Gustav Freytag, quand il entreprend de définir sa poétique réaliste, parle de «souci de la vérité», mais ne s’affranchit pas de l’esthétique de l’autonomie de l’œuvre d’art.8 5 6

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Otto LUDWIG, Zwischen Himmel und Erde, Stuttgart, Reclam, 11954 (UniversalBibliothek, vol. 3494), p. 6. Georg SIMMEL, «Vom Realismus in der Kunst» (1908) et «Zum Problem des Naturalismus» (texte posthume publié en 1923), in: Georg SIMMEL, Jenseits der Schönheit. Schriften zur Ästhetik und Kunstphilosophie, éd. par Ingo MEYER, Francfort/Main, Suhrkamp 2008 (Suhrkamp Taschenbuch Wissenschaft, vol. n° 1874), pp. 284-294 et pp. 295-320. Gustav FREYTAG écrira cependant dans ses Souvenirs, «Le style de représentation des auteurs anglais lui était cher, il ressentait le charme puissant du coloris merveilleux de Dickens […] et il éprouvait une sympathie beaucoup plus grande que moi pour les plus robustes talents français, par exemple pour Balzac» (Gustav FREYTAG, Erinnerungen aus meinem Leben, Leipzig, Hirzel 1887, pp. 238-239). Cf. Lothar L. SCHNEIDER, Realistische Literaturpolitik und naturalistische Kritik. Über die Situierung der Literatur in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts und

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Wilhelm Dilthey, dans Westermanns Monatshefte, en 1876, publie un essai sur Balzac et déclare en conclusion que ce romancier est moins recommandable que George Sand. Dans Über die Einbildungskraft des Dichters (1887), Dilthey évoque plusieurs fois Balzac et mentionne Flaubert, mais sa préférence pour Dickens est évidente. L’admiration de Marx et Engels pour Balzac, héritée de la période Vormärz, est donc une exception dans la période qui suit 1848.9 La réception allemande des romans de Flaubert révèle que l’importance de cet auteur ne fut que tardivement reconnue et qu’il fit dans un premier temps l’objet de condamnations sommaires. Les Goncourt, eux aussi, furent peu appréciés avant la fin du siècle. Le romantisme social et les romans et nouvelles rustiques de George Sand,10 de même que Les Misérables de Victor Hugo (publié en 1862, ce roman fut plusieurs fois traduit et publié en dix volumes à Leipzig, à Vienne, à Berlin, adapté pour le théâtre, entre 1862 et 1863) jouissaient d’une grande popularité dans le public allemand, de même que Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, dont le succès fut constant dans la seconde moitié du XIXe siècle, malgré les anathèmes jetés par Julian Schmidt en 1850 sur ce «romantique français sans valeur».11 Les romans naturalistes français les plus populaires en Allemagne et en Autriche étaient Fromont jeune et Risler aîné (1874) et Jack (1875), d’Alphonse Daudet, et L’Assommoir (1877) et Germinal (1885) de Zola. Le public allemand appréciait les romans de Zola, malgré le pessimisme, le parti pris de critique sociale et la prédilection pour le sordide qu’il était habituel de reprocher à cet auteur dans le milieu littéraire et universitaire (à la différence des cercles proches de la social-démocratie).12 Mais le succès

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die Vorgeschicchte der Moderne, Tübingen, Niemeyer 2005 (Studien zur deutschen Literatur 178), p. 70. Henry H. REMAK, «The German Reception of French Realism», in: PMLA (Publications of the Modern Language Association of America), 69 (1954), pp. 410-431. Cf. Kerstin WIEDEMANN, Entre irritation et fascination: George Sand et son lectorat allemand: étude sur la réception de l’écrivain au XIXe siècle, Thèse, Lille ANRT 2001, Zwischen Irritation und Faszination: George Sand und ihre deutsche Leserschaft im 19. Jahrhundert, Tübingen, Gunter Narr 2003. Julian Schmidt estime qu’Eugène Sue est un auteur de bas étage comme les aiment les femmes de chambre (il ne s’élève pas au-dessus du niveau de la Zofenbildung, écrit-il); il imite Victor Hugo et pousse à l’extrême tous ses défauts; son socialisme est celui d’un catholique jésuitique et d’un idéaliste abstrait (Julian SCHMIDT, «Studien zur französischen Romantik. Eugen Sue», in: Die Grenzboten, 9 (1850), vol. 1, t. 2, pp. 81-90. Cf. Yves CHEVREL, Le roman et la nouvelle naturalistes français en Allemagne (1870-1893), thèse, Paris-Sorbonne 1979, 3 vol., Norbert BACHLEITNER, Der englische und französische Sozialroman des 19. Jahrhunderts und seine Rezeption in

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des romans traduits de l’étranger apparaissait comme une concurrence menaçante pour la production «nationale» de romans. Dès 1867, le romancier Wilhelm Jensen déplorait que la mode des romans traduits de l’étranger nuise à bien des auteurs allemands tout aussi doués que leurs concurrents anglais et français.13 Ce «protectionnisme culturel» fut une motivation plus ou moins consciente du rejet de Zola par les romanciers de langue allemande et par la critique littéraire, mais il ne parvint pas à modifier les goûts du grand public allemand, peu préoccupé des querelles entre les tenants du souffle romantique ou de la veine romanesque et les défenseurs du nouveau réalisme, entre les partisans du «réalisme poétique» et ceux, beaucoup moins nombreux en Allemagne, du réalisme français «impersonnel». On comprend pourquoi, dans le manifeste naturaliste de Heinrich Hart publié en 1877,14 ce n’est pas seulement le décalage chronologique qui fait la différence avec l’histoire littéraire française, mais aussi le fait que le naturalisme allemand affirme d’emblée sa volonté de rupture avec le «réalisme bourgeois» allemand des trois dernières décennies, qu’il juge esthétiquement timoré et politiquement conservateur. En France au contraire, le naturalisme de Zola prend soin de s’inscrire dans la continuité de Balzac et de Flaubert.15 Nietzsche, par beaucoup d’aspects, jugera la littérature française contemporaine à rebours des jugements les plus répandus en Allemagne. S’il ne tient pas en très haute estime les Goncourt et leurs «petits faits», ni Zola, dont «l’instinct démocratique» lui déplaît, il admire Balzac («Tantale de la cruauté»); tout en le critiquant, il reconnaît l’importance incontestable de Flaubert; il aime Maupassant et il voue un véritable culte à Stendhal. Il est vrai que les jugements de Nietzsche n’auront de l’influence en Allemagne qu’à partir de la fin des années 1890. L’admiration de Nietzsche pour Flaubert mérite qu’on s’y arrête un instant. Avec l’exceptionnel «flair» qui caractérise la plupart de ses jugements sur ses

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Deutschland, Amsterdam – Atlanta, Rodopi 1993. Les positions de la socialdémocratie à propos de Zola furent parfois très critiques. Lors du congrès du parti social-démocrate de 1896 à Gotha, le naturalisme fut violemment attaqué (Cf. Yves CHEVREL, Le Naturalisme, Paris, PUF 1982, pp. 203-205, p. 205). Norbert BACHLEITNER, Quellen zur Rezeption des englischen und französischen Romans in Deutschland und Österreich im 19. Jahrhundert, Tübingen, Max Niemeyer 1990, pp. 494-495. Dans la revue Deutsche Dichtung, publiée à Münster. Cf. Peter SRENGEL, Geschichte der deutschsprachigen Literatur 1870-1900. Von der Reichsgründung bis zur Jahrhundertwende, Munich, C.H. Beck 1998, p. 110. Emile ZOLA, Ecrits sur le roman, éd. par Henri Mitterand, Paris, Librairie Générale Française 2004 (Le livre de poche, références), pp. 139-146: «Edmond et Jules de Goncourt», in: Le Messager de l’Europe, septembre 1875, et pp. 147-156: «Gustave Flaubert», in: Le Messager de l’Europe, novembre 1875.

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contemporains, Nietzsche a compris que Flaubert était, dans le domaine du roman, l’équivalent de Baudelaire.16 C’est le scandale et le procès provoqués par Madame Bovary qui relancèrent le débat sur le «réalisme», une notion devenue courante depuis les années 1840, mais qui s’était imposée d’abord dans le débat sur la peinture, lors de l’Exposition universelle de 1855, à laquelle Courbet avait lancé un défi en inscrivant «le réalisme» au fronton de son pavillon sécessionniste. Le procès intenté contre Madame Bovary, en 1857, confirme la nouvelle acception restrictive du mot «réalisme», entendu comme le parti pris de représenter les aspects grossiers, triviaux et indécents du réel, ce que Baudelaire condense, dans son article publié le 18 octobre 1857 dans L’Artiste, en une formule: «Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet.»17 Mais cette formule ne s’applique-t-elle pas autant aux Fleurs du mal, contemporaines de Madame Bovary, qu’à Flaubert? Car le choix du sujet ne détermine pas la façon de le traiter. Flaubert18 se rapproche de Baudelaire quand il écrit, dans une lettre du 30 octobre 1856: «On me croit épris du réel, tandis que je l’exècre; car c’est en haine du réalisme que j’ai entrepris ce roman.»19 La lettre de Flaubert à George Sand de fin décembre 1875 confirmera que l’auteur de l’Education sentimentale ne voulait pas être rattaché à une «école réaliste»: Je regarde comme très secondaire le détail technique, le renseignement local, enfin le côté historique et exact des choses. Je recherche par-dessus tout la Beauté, dont mes compagnons sont médiocrement en quête.20 16

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18 19 20

Sur Nietzsche et Baudelaire, Cf. Jacques Le RIDER, Nietzsche en France. De la fin du XIXe siècle au temps présent, Paris, PUF 1999, pp. 6-24, sur Nietzsche et Flaubert, cf. Jacques LE RIDER, «Nietzsche et Flaubert», in: Jules DE GAULTIER, Le Bovarysme. La psychologie dans l’œuvre de Flaubert, suivi d’une série d’études réunies par Per BUVIK, Paris, Editions du Sandre 2007, pp. 265-287. Charles BAUDELAIRE, «Madame Bovary par Gustave Flaubert», in: BAUDELAIRE, Œuvres complètes, éd. par Claude Pichois, vol. 2, Paris, Gallimard, La Pléiade 1976 (pp. 76-86), p. 80. Texte à rapprocher des réflexions critiques de Baudelaire sur Courbet, en 1855: «Puisque réalisme il y a», ibid., pp. 57-59. Pierre-Marc DE BIASI, Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre, Paris, Grasset 2009, en particulier le chapitre 16 «Qu’est-ce que cela veut dire, la réalité?», pp. 337-361. Lettre à Edma Roger des Genettes, in: FLAUBERT, Correspondance, éd. Jean Bruneau, tome II (juillet 1851-décembre 1858), Paris, Gallimard, La Pléiade 1980, p. 643. FLAUBERT, Correspondance, éd. Jean Bruneau, tome IV (1869-1875), Paris, Gallimard, La Pléiade 1998, p. 1000. Dans la suite de cette lettre à George Sand, Flaubert attaque Goncourt, «très heureux quand il a saisi dans la rue un mot qu’il peut coller dans un livre. – Et moi très satisfait quand j’ai écrit une page sans assonances ni répétitions» (Ibid.) et avoue son admiration de Victor Hugo pour le vers «L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle» (Ibid., p. 1001).

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A propos de Zola, dont la plupart des réalistes allemands parlent sur le ton du horresco referens, on a également mis en évidence le souci de «conciliation de la mimèsis (la représentation du réel) et de la poïèsis (la création de formes artistiques séduisantes)».21 Les réalistes allemands qui s’effrayaient du «discours dogmatique et du discours polémique» entourant le naturalisme ne se rendaient sans doute pas compte que ces discours faisaient «eux-mêmes partie de la fiction» et témoignaient à leur façon d’une «mythologie d’époque».22 Ce réalisme de motifs et de principe n’empêchaient point que «sous tous les aspects du travail du romancier», on puisse constater «la puissance des contraintes de l’art».23 On peut considérer ces années 1855-1857 comme déterminantes dans l’histoire de la discussion française sur le réalisme. Cette période est également décisive dans l’histoire du Realismus de langue allemande: en 1855, sont publiés Soll und Haben de Freytag, Der grüne Heinrich de Keller, Ekkehard de Scheffel; en 1856, Barfüssele d’Auerbach, Zwischen Himmel und Erde, de Ludwig, Die Leute von Seldwyla, vol. 1, de Keller; en 1857, Der Nachsommer, de Stifter, Die Chronik der Sperlingsgasse, de Raabe. Mais le simple rappel de ces titres permet de constater que, de toute évidence, le réalisme français et le Realismus allemand s’engagent sur des voies sensiblement différentes. On mesure aussi, en songeant à Flaubert, combien les réalistes allemands faisaient fausse route quand ils opposaient leur formule du «réalisme poétique» au prétendu «réalisme plat» de leurs contemporains français et quand ils prétendaient s’inscrire dans une tradition allemande d’autonomie esthétique de l’œuvre d’art, contre une conception documentaire et photographique du réalisme qu’ils imputaient aux réalistes français. Il n’y a pas de plus éclatante proclamation de l’autonomie de l’art que la formule de Flaubert, dans sa lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet: «Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style.»24 Il est vrai que Flaubert fut, de tous les réalistes français, le plus tardivement apprécié en Allemagne. Face au problème que Flaubert s’efforçait de résoudre, celui du dépassement de l’antinomie réalisme/idéalisme («C’est en haine du réalisme que j’ai entrepris ce roman», écrit-il dans la lettre déjà citée du 30 octobre 1856, ajoutant «mais je n’en déteste pas moins la fausse idéalité dont nous sommes 21 22 23 24

Henri MITTÉRAND, «Zola et le réalisme artiste», in: Quarante-huit/Quatorze. 1848-1914, revue du Musée d’Orsay, n° 1 1989 (pp. 69-77), p. 72. Ibid., p. 69. Ibid., p. 77. FLAUBERT, Correspondance, éd. Jean Bruneau, tome II, (n° 21), p. 31.

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bernés par le temps qui court»), les meilleurs romanciers allemands de l’époque réaliste, Wilhelm Raabe et Theodor Fontane, usent de l’humour et de l’ironie qui leur permet de transfigurer («verklären») le réel de bas étage. Mais cet humour et cette ironie, que l’on peut situer dans la ligne du roman anglais et du romantisme allemand de Jean Paul, seraient apparus à Flaubert, s’il avait connu Raabe et Fontane, comme une formule de compromis imparfaitement satisfaisante. Il plaçait pour sa part son écriture sous le signe de l’impersonnalité, conçue comme la forme la plus avancée de l’autonomie: l’autonomie de l’œuvre par rapport à la subjectivité de son auteur. A la recherche de modèles du «bon réalisme», les réalistes allemands se sont sentis plus proches des modèles anglais, même si Dickens, lui aussi, fut parfois jugé trop critique, par Otto Ludwig par exemple, dans un compte rendu de Temps difficiles publié en 1854, qui déplore le «manque d’harmonie» du roman, le discrédit jeté par Dickens sur les gens cultivés (Gebildeten) et son idéalisation excessive des travailleurs et des misérables.25 Julian Schmidt, de même, considérait Walter Scott et Charles Dickens comme les meilleurs modèles du roman réaliste, tout en rejetant la tendance satirique de Dickens et plus encore l’ironie critique de Thackeray.26 L’attaque frontale de Spielhagen contre Middlemarch de George Eliot, publiée en 1874, révèle à quel point ce romancier imprégné de préceptes goethéens était un antimoderne en matière d’esthétique littéraire.27 Fontane, pour sa part, était un fervent admirateur de Vanity Fair (La Foire aux Vanités) qu’il découvrit en mai 1852 et qu’il lut en anglais.28 Les relations entre les peintres réalistes allemands et leurs contemporains français révèlent quelques parallèles avec les relations littéraires francoallemandes. La production de Gustave Courbet fut suivie avec attention et admiration en Allemagne: son esthétique fut perçue comme une mise en cause de la synthèse idéal-réaliste. En effet, le réalisme de Courbet mettait en question l’irrésolution, les compromis et l’éclectisme qui affectaient la quasi-totalité de la production contemporaine, de la peinture de genre à l’académisme, où l’on voyait des prétendus réalistes persister à ennoblir la réalité, à lui conférer de la grâce ou du piquant, bref à l’idéaliser.29 25 26 27 28 29

Cité in: Realismus und Gründerzeit. Manifeste und Dokumente zur deutschen Literatur 1848-1880, hrsg. von Max BUCHER, Werner HAHL, Georg JÄGER und Reinhold WITTMANN, Stuttgart, Metzler 1975-1976, 2 Bde., vol. 2, p. 263. Julian SCHMIDT, «Englische Novellisten I. Charles Dickens», in: Die Grenzboten, 10 (1851), pp. 165 f. Cf. Lothar L. SCHNEIDER (n° 8), p. 104 sqq. Deux traductions allemandes furent publiées en 1848 (Der Markt des Lebens. Ein Roman ohne einen Helden, Leipzig) et 1849 (Jahrmarkt der Eitelkeit, Grimma). Pierre GEORGEL, Courbet. Le poème de la nature, Paris, Gallimard, Découvertes – Réunion des Musées nationaux 11995, 22003, p. 28, P. GEORGEL cite ici les peintures

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Mises crûment en évidence, sans aucune idéalisation, les mêmes réalités qui auraient charmé dans un tableau de genre semblaient scandaleuses dans les peintures de Courbet. Adolph Menzel, qui connaissait bien les travaux de Gustave Courbet pour avoir visité son pavillon sécessionniste lors de l’Exposition universelle de 1855 à Paris, n’a pas cherché à maintenir des relations avec lui. «Rien ne permet de dire que Menzel ait été profondément marqué par la peinture française de son époque. Ni les œuvres de Courbet ni celles de Manet ne laissèrent de trace dans sa peinture.»30 Pierre Bourdieu analysait en ces termes la situation des intellectuels, artistes et écrivains français au début des années 1850: On ne peut comprendre l’expérience que les écrivains et les artistes ont pu avoir des nouvelles formes de domination auxquelles ils se sont trouvés soumis dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et l’horreur que la figure du ‹bourgeois› leur a parfois inspirée, si l’on a pas une idée de ce qu’a représenté l’émergence, favorisée par l’expansion industrielle du Second Empire, d’industriels et de négociants aux fortunes colossales […], parvenus sans culture prêts à faire triompher dans toute la société les pouvoirs de l’argent et leur vision du monde profondément hostile aux choses intellectuelles.31 L’horreur du bourgeois se nourrit, au sein même du microcosme artistique, […] de l’exécration de ‹l’artiste bourgeois› qui, par ses succès et sa notoriété, […] sa servilité à l’égard du public ou des pouvoirs, rappelle la possibilité, toujours offerte à l’artiste, de faire commerce de l’art ou de se faire l’ordonnateur des plaisirs des puissants.32

Dans les pays allemands, un choc comparable à celui qu’analysait Bourdieu ne se produit qu’à partir de 1871. Bien sûr, les processus de croissance économique et de modernisation capitaliste n’ont pas attendu cette date de l’histoire politique pour se déployer. Mais, selon notre hypothèse, les intellectuels et les artistes allemands n’ont commencé à thématiser cette modernisation capitaliste qu’à partir de 1871. Dans les années 1850 et 1860, les questions de la libéralisation politique et de l’unification nationale monopolisaient leur attention. Les réalités sociales et économiques du Reich proclamé en janvier 1871 obligent les intellectuels qui s’étaient définis comme des «réalistes» au début

30

31 32

de Louis-Aimé Grosclaude (comme Le Toast à la vendange, de 1834), d’Adolphe Leleux ou de Léopold Robert (en particulier L’Arrivée des moissonneurs dans les marais pontins, de 1831). Thomas W. GAEHTGENS, «Menzel et la peinture française de son temps: deux conceptions du genre historique», in: Menzel (1815-1905). La névrose du vrai, Paris, catalogue de l’exposition au Musée d’Orsay (15 avril-28 juillet 1996), à la National Gallery of Art de Washington et à la Alte Nationalgalerie de Berlin, Paris, Editions de la Réunion des Musées nationaux (pp. 113-124), p. 114. Pierre BOURDIEU, Les règles de l’art. genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil 11992, 1998 (Points Essais, n° 370), p. 86. Ibid., pp. 136-137.

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des années 1850 à un bilan douloureux. Le compromis «réaliste» avait été conclu au nom du projet d’unification nationale et d’un projet de société placé sous le signe des valeurs de la Bildung. La formation du Reich était conçue comme un programme de régénération culturelle de l’Allemagne qui justifiait les espoirs fondés sur l’unité nationale. Le Kulturkampf serait-il bien un «combat pour la culture»? C’est alors que se produit en Allemagne le choc analysé par Pierre Bourdieu, celui que les écrivains français avaient subi sous le Second Empire, deux décennies plus tôt. Chez Spielhagen, dans le roman Raz-de-marée (Sturmflut), de 1877, la société de l’époque des Fondateurs est représentée comme une nouvelle Sodome et Gomorrhe affairiste et corrompue où les honnêtes représentants des valeurs bourgeoises de Bildung ont du mal à tenir bon. Pour Raabe, les décennies qui suivent 1871 correspondent dans sa carrière littéraire à une période de crise, de déclin et de désillusion: le romancier perd une bonne part de sa notoriété et de ses revenus et ses œuvres de cette période, qui sont les meilleures selon le jugement de la postérité, thématisent le déclassement et la marginalisation du Gebildeter. Après s’être engagé dans le camp démocrate en 1848, Theodor Fontane s’était résigné à une attitude «réaliste». «Je me suis vendu à la réaction», avouait-il en novembre 1851. Dans ses œuvres perce une admiration nostalgique pour la tradition culturelle, morale et patriotique de l’aristocratie prussienne. Au contraire, les bourgeois représentés dans Frau Jenny Treibel (1892) sont tous plus ou moins ridicules et antipathiques: ils incarnent les différentes modalités d’une tournure d’esprit «réaliste» dépourvue de véritables qualités humaines. Quand Theodor Fontane représente la société traditionnelle de la vieille Prusse, son réalisme tempéré par la tendance à la «transfiguration» (Verklärung) s’écarte de ce qu’il considère comme le travers des romanciers français contemporains: le misérabilisme et la fascination de la laideur. Mais lorsque Fontane entre de plain-pied dans la réalité bourgeoise et petite-bourgeoise, comme dans Frau Jenny Treibel ou dans Mathilde Möhring, une de ses dernières œuvres, publiée à titre posthume, il se rapproche du naturalisme de Zola. La seconde époque du réalisme allemand, à partir du début des années 1870, est aussi celle du pessimisme consistant à interpréter la modernisation économique, sociale et culturelle comme un processus de décadence. La Philosophie de l’inconscient d’Eduard von Hartmann, une somme de pessimisme métaphysique, dont la première édition date de 1869, compte parmi les best-sellers de cette période. Paradoxalement, le pessimisme culturel se répand au moment même où s’affirme la puissance allemande.

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La formation d’un mouvement antisémite de masse est un des symptômes de cette crise morale qui mine la société allemande: la controverse de Berlin sur l’antisémitisme, dont Heinrich von Treitschke et «l’anti-antisémite» Theodor Mommsen sont les protagonistes, date de 1879-1881. Les antisémites, lorsqu’ils dénoncent le «matérialisme» contemporain dont ils présentent «les Juifs» comme les propagateurs, rejettent également le réalisme mis à l’honneur par les libéraux depuis les années 1850 et ce rejet s’accompagne de la nostalgie d’un idéalisme dont Paul de Lagarde, par exemple, veut préparer la renaissance. L’antisémitisme perçait déjà dans la première phase du réalisme allemand: dans les romans de Gustav Freytag (Soll und Haben), en 1855, et de Wilhelm Raabe (Der Hungerpastor), en 1864. Animateurs de la communication et de la sociabilité, les intellectuels juifs assimilés ont pris une grande importance dans la presse, dans la vie théâtrale et musicale, mais aussi dans les professions libérales, dans l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Les anti-modernes de toutes tendances les rendent coupables de l’érosion des traditions qui va de pair avec la modernisation du système culturel et social du Reich. On peut affirmer avec Shulamit Volkov que l’antisémitisme devient à partir du dernier tiers du XIXe siècle un «code culturel»33 qui envahit toutes les sphères de la société. Nous insisterons sur quelques points qui permettent d’approfondir la différenciation entre le Realismus et le réalisme français: d’abord sur le paradigme scientifique du romancier, ensuite sur l’idéologie politique qui le sous-tend, enfin sur l’interaction entre les formes littéraires et les formes journalistiques. Balzac, dans l’avant-propos de la Comédie humaine, fait référence à la zoologie («Une comparaison entre l’Humanité et l’animalité»), à la chimie et à la physique («Nous devons opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le chimiste et le physicien opèrent sur les corps bruts»). Il esquisse un projet sociologique34 avant la lettre: «Ne devais-je pas étudier les raisons ou la raison de ces effets sociaux, surprendre le sens caché dans cet immense assemblage de figures, de passions et d’événements?» Des Goncourt à Zola, le romancier prétend appliquer une méthode scientifique à l’analyse des circonstances, du milieu et des cas individuels. Dès 1866, dans ses «Deux définitions du roman» publiées dans 33 34

Shulamit VOLKOV, «Antisemitismus als kultureller Code», in: Sh. VOLKOV, Jüdisches Leben und Antisemitismus im 19. und 20. Jahrhundert, Munich, C.H. Beck 1990, pp. 13-36. Wolf LEPENIES, Les Trois cultures. Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, trad. Henri Plard, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, 1990 (Die drei Kulturen, Munich, Hanser 1985).

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les Annales du Congrès scientifique de France, Zola affirme que le romancier contemporain est: Avant tout un savant, un savant de l’ordre moral. […] Il dissèque l’homme, étudie le jeu des passions, interroge chaque fibre, fait l’analyse de l’organisme entier. […] Les sciences modernes lui ont donné pour instruments l’analyse et la méthode expérimentale. Il procède comme nos chimistes et nos mathématiciens. […] Le nom qui lui convient est celui de docteur ès sciences morales.35

Le réalisme allemand n’a pas suivi un tel modèle scientifique. S’ils aspirent à la représentation exacte de la réalité, au rejet de la métaphysique et de la spéculation idéaliste et romantique, les romanciers réalistes allemands restent convaincus de la spécificité de la représentation artistique, qui, selon eux, n’a rien à voir avec l’objectivité scientifique. Friedrich Spielhagen, dans son essai de 1873 «Le domaine du roman», estime que le romancier est tout à fait capable de faire face à la redoutable concurrence de la science, à condition de ne pas abdiquer les exigences de son art.36 De Gustav Freytag à Friedrich Spielhagen, Theodor Fontane et Wilhelm Raabe, le romancier de l’époque du réalisme veut faire œuvre d’art et ne songe pas à faire œuvre de science. C’est le naturalisme allemand qui, pour se démarquer du poetischer Realismus, mettra en avant l’orientation scientifique du romancier. Wilhelm Bölsche publie en 1887 Les Fondements scientifiques de la poésie et s’efforce, dans un essai de 1887-1888, de présenter Charles Darwin comme le paradigme de l’esthétique contemporaine.37 Karl Bleibtreu disserte en 1888 sur Le réalisme et les sciences de la nature.38 Dans le cercle de Courbet, on associait le réalisme au mouvement démocratique et social. Max Buchon déclarait: «Le réalisme, c’est faire la littérature pour le peuple.»39 Proudhon, dans Du principe de l’art et de sa destination sociale (1865), évoquait Courbet comme le modèle du «peintre socialiste». A l’opposé, le réalisme est défini par Fontane en 1853 comme un style dépouillé de tendance idéologique.

35 36 37 38 39

Emile ZOLA, «Deux définitions du roman», in: Ecrits sur le roman, éd. par Henri Mitterand, Paris, Librairie Générale Française, Le Livre de poche, Références – Littérature 2004 (pp. 93-98), p. 96. Friedrich SPIELHAGEN, «Das Gebiet des Romans», chap. 2, in: Spielhagen, Theorie und Technik des Romans, Leipzig, L. Staackmann 1883. Wilhelm BÖLSCHE, Die naturwissenschaftlichen Grundlagen der Poesie. Prolegomena zu einer realistischen Ästhetik, 1887, Charles Darwin und die moderne Ästhetik (1887-1888). Karl BLEIBTREU, Realismus und Naturwissenschaft (1888). Cité in Georg JÄGER, Der Realismusbegriff in Frankreich, in: Realismus und Gründerzeit. Manifeste und Dokumente zur deutschen Literatur 1848-1880, vol. 1: Einführung in den Problemkreis, op. cit., p. 6.

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Il [le réalisme] est le reflet de la vie réelle, de tous les vrais intérêts et forces, dans l’élément de l’art; il est à sa manière, si l’on nous passe cette formule de plaisanterie, la «chambre des représentants des groupes d’intérêt». Il englobe toute la richesse de la vie, les plus grandes comme les plus petites choses: Christophe Colomb qui offrit à l’univers un nouveau monde, et le plus petit animal aquatique, pour qui l’univers est une goutte d’eau.40

Dans ce passage, Fontane assimile le romancier réaliste à un souverain constitutionnel qui respecte l’équilibre des forces sociales et politiques représentées à la «chambre des représentants des groupes d’intérêt». Cette formule peut se lire comme une parodie de la théorie politique de Rochau (les Principes de la politique réaliste datent eux aussi de 1853) qui conçoit l’Etat libéral comme l’institutionnalisation impartiale du rapport des forces présentes dans le corps social. Le «réalisme bourgeois» allemand de la période 1850-1890 s’adresse aux classes moyennes qui s’identifient à la culture bourgeoise. Les revues qui font connaître les nouveautés sont les Conversations au foyer (Unterhaltungen am häuslichen Herd), fondées par l’écrivain Karl Gutzkow en septembre 1851; les Westermanns Monatshefte, fondés en 1856; et surtout La Tonnelle (Die Gartenlaube), lancée en 1853 par l’éditeur Ernst Keil, qui, autour de 1875, est tirée à 382 000 exemplaires, chiffre considérable pour l’époque. Cette revue joue un rôle de premier plan dans la définition et dans la propagation du «canon réaliste» et publie régulièrement Auerbach, Raabe, Spielhagen et Fontane. L’éditorial «A nos lecteurs» du numéro 52 de 1883 annonce que: La Tonnelle restera une revue populaire (Volksblatt) ayant pour vocation d’évoquer toutes les questions qui concernent le bien commun de la bourgeoisie (Bürgerstand) et de toutes les institutions qui peuvent améliorer le sort des classes laborieuses (arbeitende Classen). […] Elle restera une revue familiale et apportera à toute la maisonnée, à la femme comme à l’homme, à leurs fils comme à leurs filles, de beaux récits et d’utiles enseignements.41

On voit que le réalisme allemand, et c’est ce qui fait toute la différence avec le roman réaliste français de Flaubert à Zola, ne déclare pas la guerre à la «gredinerie bourgeoise», mais se considère comme une institution de Bildung. Or les institutions de la culture bourgeoise, à commencer par le lycée classique (Gymnasium), sont des bastions de la résistance au réalisme au nom de l’idéalisme de la tradition néo-humaniste qui tend à se réduire à de l’académisme. Il est vrai que, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les 40 41

Theodor FONTANE, «Unsere lyrische und epische Poesie seit 1848» (1853), in: Sämtliche Werke, éd. par Walter Keitel, IIIe Section, vol. 1 (Aufsätze und Aufzeichnungen, éd. par Jürgen Kolbe), op. cit. (pp. 236-244), p. 242. Cité in Bernd BALZER, Einführung in die Literatur des Bürgerlichen Realismus, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 2006, p. 31.

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valeurs établies de la culture littéraire se sentent menacées par la montée en puissance du journalisme et de l’industrie de la presse. Alors que la presse apparaissait, dans la première moitié du XIXe siècle, comme le prolongement naturel de la littérature, la dissociation entre l’écrivain et le journaliste, entre la littérature conçue comme discipline artistique et comme une institution de la Bildung et la presse en tant qu’industrie et culture de masse, donc de moindre niveau, ne cesse de s’accentuer. La pièce Les Journalistes de Gustav Freytag est le symptôme de cette nouvelle ligne de conflit entre la littérature et la presse, entre les institutions de la Bildung et les journaux. Deux types de journalistes y sont représentés: les uns sont des intrigants et des affairistes, ou des plumitifs serviles, vénaux et dépourvus de toute conviction, comme Schmock, le journaliste juif qui serait prêt à écrire pour le journal qui lui offrirait le meilleur salaire, quelle que soit la tendance de sa rédaction. Les autres, auxquels Gustav Freytag s’identifie, défendent les valeurs de la Bildung bourgeoise, libérale et nationale.42 Le nom de Schmock a fini par devenir un terme générique désignant l’espèce peu honorable des journalistes sans talent et sans principe qui se vendent au plus offrant et se prêtent à toutes les combines. Un des premiers à faire de Schmock le type du mauvais journaliste fut Fritz Mauthner, dans Schmock ou La carrière littéraire du temps (1888). Plus tard, Karl Kraus, dans ses satires de la grande presse contemporaine fera de Schmock un nom commun et appellera «un Schmock» le journaliste salarié de la presse à gros tirages.43 Jusqu’à la fin du XIXe siècle, «la plupart des journalistes ont des ambitions d’hommes de lettres, d’écrivains – le livre reste leur ligne d’horizon».44 Et presque tous les écrivains, «à l’exception de Flaubert, qui a résisté – avec 42 43

44

Lothar L. SCHNEIDER (n° 8), p. 51 sqq., montre qu’entre ses deux vocations, celle de professeur d’université et celle de directeur de la revue Die Grenzboten, Freytag a clairement opté pour la seconde L’édition de 1993 du dictionnaire Duden de la langue allemande mentionne «le Schmock», substantif («d’après Les Journalistes de Freytag») ayant le sens de «journaliste sans conviction». Karl Kraus utilise plusieurs dérivés du nom de Schmock (Schmockerei, Schmocktum, schmockisch, verschmockt, Verschmocktheit, etc.). Cf. Les Journalistes de Schnitzler. Satire de la presse et des journalistes dans le théâtre allemand et autrichien contemporain, éd. par Jacques LE RIDER et Renée WENTZIG, Tusson (Charente), Du Lérot 1995. Ce collectif, publié à l’occasion de la mise en scène par Jorge Lavelli de la pièce d’Arthur Schnitzler Fink und Fliederbusch au Théâtre de la Colline, en 1994, sous le titre «Les Journalistes», étudie l’évolution de la satire du journalisme dans le théâtre de langue allemande, de Gustav Freytag à Karl Kraus et Arthur Schnitzler. Marie-Eve THERENTY, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil 2007, p. 12.

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difficulté – à ses sirènes ensorcelantes, ont été engagés à un moment ou à un autre par la presse».45 On peut parler «d’une profonde circularité entre les formes littéraires et les formes journalistiques, due à la coïncidence essentielle entre les deux systèmes professionnels pendant quelques dizaines d’années […] mais aussi à la concurrence inégale qui s’établit entre les deux régimes textuels. […] La littérature assiste au triomphe du système médiatique. […] Elle a cependant rapidement conscience, comme le prouve par exemple l’article essentiel de Sainte-Beuve Sur la littérature industrielle en 1839, que l’adoption des structures médiatiques l’expose à une dénaturation essentielle de ses enjeux: en témoignent les débats récurrents sur la question du roman-feuilleton».46 Des Illusions perdues de Balzac (1837-1843) à Bel-Ami de Maupassant (1885), la satire de la presse est virulente. Inversement, la littérature assimile quelques caractéristiques du modèle communicationnel médiatique. Ce processus d’interaction entre la littérature et la presse caractérise la période réaliste en Allemagne comme en France. Mais il semble bien que l’interaction ait été plus vivante, plus profonde et plus féconde en France qu’en Allemagne pendant la période considérée (1850-1890). L’écrivain et le journaliste, la littérature et la presse, du côté allemand, sont restés deux types et deux institutions nettement séparés et souvent opposés dans le système culturel allemand, voire antagonistes dans le cas extrême de Karl Kraus, alors que le champ littéraire français est resté imbriqué avec le champ médiatique jusqu’au moment où l’art pour l’art a consommé la rupture entre l’écriture littéraire et l’imprimé journalistique. Cette différence explique sans doute que la figure de l’intellectuel, qui doit sa légitimité à la littérature et qui utilise le pouvoir de la presse à grande diffusion pour ses interventions dans la vie politique et sociale, soit apparue en France, à l’époque de l’affaire Dreyfus, et n’ait pas trouvé de véritable équivalent du côté allemand avant la République de Weimar. Pour conclure ce rapide survol, nous soulignerons encore une fois l’intérêt d’élargir l’histoire du réalisme en littérature et en peinture, dans la seconde moitié du XIXe siècle, en France et en Allemagne, pour se rapprocher de «l’histoire du concept» (Begriffsgeschichte) de réalisme: alors les décalages et les différences entre réalisme français et Realismus allemand apparaissent comme indissociables des décalages et des différences qui caractérisent le voisinage européen des deux cultures et des deux sociétés.

45 46

Ibid., p. 13. Ibid., p. 13.

Das Werden des Deutschen Reiches und die sich daraus ergebenden Veränderungen im europäischen Staatensystem Diether RAFF

Gestatten Sie mir zunächst eine Vorbemerkung: Drei Tage, nachdem sich der Todestag des Reichsgründers zum 100. Mal jährte, fand sich am 3. August 1998 in der FAZ unter der Überschrift: «Bismarck von unten» ein Artikel von Dirk Schümer, der dem Staatsmann und Menschen Bismarck nicht nur nicht gerecht wird, sondern der dem nach Hans Ulrich Wehler «ersten Charismatiker in der modernen deutschen Politik» in einem flapsigen Potpourri u.a. Antisemitismus, Polenhaß und Kriegstreiberei unterstellt. Nicht nur, daß der erste Reichskanzler zu jüdischen Parlamentariern gute Kontakte pflegte, dafür sorgte, daß sein Bankier Bleichröder in den Adelsstand erhoben wurde, er lehnte auch die in den 80er Jahren stärker werdende antisemitische Bewegung rundherum ab. «Ich» – so Bismarck 1881 wörtlich – mißbillige ganz entschieden diesen Kampf gegen die Juden, sei es, daß er auf konfessioneller oder gar auf der Grundlage der Abstammung sich bewege. Mit gleichem Recht könnte man eines Tages über Deutsche von polnischer oder französischer Abstammung herfallen wollen und sagen, es seien keine Deutsche [....] Ich werde niemals darauf eingehen, daß den Juden die ihnen verfassungsmäßig zustehenden Rechte in irgendeiner Weise verkümmert werden.

Ebenso betrachtete er die polnische Minderheit, die 10% der preußischen Bevölkerung ausmachte, so sehr als gleichberechtigte preußisch-deutsche Staatsbürger, daß er dem Kronprinzen 1870 dringend anriet, seinen Sohn polnisch lernen zu lassen und hinzufügte, alle preußischen Könige bis hin zu Friedrich dem Großen hätten polnisch gekonnt – und er selbst übrigens auch. Bismarck dachte staatspolitisch, nicht völkisch. Von der Völkermischung im Osten sprach er im Alter als von einem «von Gott gewollten Reichtum» und wenn er bei der antipolnischen Ansiedlungsgesetzgebung 1866 den Nationalliberalen nachgab, so dachte er jedoch keineswegs daran, die polnischen Bauern auszutreiben oder sie ihrer Sprache zu berauben. Was schließlich den Vorwurf der Kriegstreiberei anbelangt, so zeigt diese Unterstellung, daß der Verfasser des eingangs zitierten Artikels ohne die geringste Quellenkenntnis sich einreiht in die Phalanx derer, die nach 1945 nicht müde wurden, ihrem deutschen und ausländischen Publikum die vermeintlichen

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Verbindungslinien von Friedrich dem Großen über Bismarck zu Hitler aufzuzeigen, und wie der Schweizer Theologe Karl Barth, der französische Germanist Edmond Vermeil, der amerikanische Journalist William L. Shirer oder jüngst Daniel Jonah Goldhagen in waghalsigen Ahnenreihen eine Tradition des latenten Hitlertums konstruierten. Sie alle schrieben den Deutschen einen Sendungsdrang zu, der auf dem Wege der Gewalt über die Usurpation des Römischen Reiches, die Hanse, die Reformation, die deutsche Mystik, den Aufstieg Preußens, die Romantik, die Politik Bismarcks und den Weltmachtwillen des Kaiserreiches auf Hitler zulief. Daß Bismarck bereits in seiner ersten großen Rede, die er als junger Abgeordneter am 3. Dezember 1850 in der Zweiten preußischen Kammer hielt, davor warnte, «mit dem populären Winde in die Kriegstrommel zu stoßen [...] und es dem Musketier, der auf dem Schnee verblutet, zu überlassen, ob sein System Sieg oder Ruhm erwirbt», ist eine Tatsache, die man bei der Lektüre vergeblich sucht. Ebenso scheint Schümer nicht zu wissen, daß Bismarck sowohl vor als auch nach 1871 dem von den Militärs immer wieder ins Spiel gebrachte Präventivkrieg eine entschiedene Absage erteilte. Was nun unser Thema anbelangt, so zwingt die Frage nach dem Werden des Deutschen Reiches und der dadurch bedingten Veränderungen im europäischen Staatensystem, an das Erbe zu erinnern, das der Reichsgründer vorfand, als er sich anschickte – so sein ironischer Kommentar – dem «Racker Staat» sein Leben zu weihen. Die französischen Eroberungen und die napoleonische Fremdherrschaft von 1792 bis 1815 haben gewissermaßen ohne Übergang aus dem Weltbürgertum des 18. Jahrhunderts nahezu plötzlich das deutsche Nationalgefühl entstehen lassen. Das alte, unbestimmte, lose Reich, von dem die Romantiker schwärmten, wich dem Verlangen nach einem fest umrissenen Nationalstaat. Den Geist der Zeit zusammenfassend, schrieb Goethe im Dezember 1813: Glauben Sie ja nicht, daß ich gleichgültig wäre gegen die großen Ideen Freiheit, Volk, Vaterland. Nein, diese Ideen sind in uns; sie sind ein Teil unseres Wesens, und Niemand vermag sie von sich zu werfen. Auch liegt mir Deutschland warm am Herzen. Ich habe oft einen bitteren Schmerz empfunden bei dem Gedanken an das deutsche Volk, das so achtbar im einzelnen und so miserabel im ganzen ist. Eine Vergleichung des deutschen Volkes mit anderen Völkern erregt uns peinliche Gefühle, über welche ich auf jegliche Weise hinwegzukommen suche; und in der Wissenschaft und in der Kunst habe ich die Schwingen gefunden, durch welche man sich darüber hinwegzuheben vermag. Aber der Trost, den sie gewähren, ist doch nur ein leidiger Trost und ersetzt das stolze Bewußtsein nicht, einem großen, geachteten und gefürchteten Volke anzugehören. In derselben Weise tröstet auch nur der Glaube an Deutschlands Zukunft.

Nach einer langen Reihe von Kriegen, dem 30jährigen Krieg, den Eroberungskriegen Ludwigs XIV. und Napoleons war das alte durch den Partiku-

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larismus der Fürsten und Stämme geschwächte Reich 1806 untergegangen. Die deutsche Jugend, die nach 1815 aufwuchs, verachtete den von Metternich geschaffenen Deutschen Bund, der ihnen weder die ersehnte Freiheit noch die Einheit brachte. Diese Generation machte die Revolution von 1848, und Friedrich Christoph Dahlmann, der Führer der Göttinger Sieben und Mitglied des Frankfurter Parlaments, erklärte, daß man zwar auch Freiheit wolle, in der Hauptsache aber Einheit, d.h. Macht. Die Leidenschaften befreiter Nationen drohten das auf dem Wiener Kongreß wiederhergestellte Gleichgewicht der Mächte zu zerstören und den Frieden in Europa zu gefährden. Sich entschieden gegen diese Leidenschaften wendend, erklärte Bismarck den staatlichen Egoismus als die einzig gesunde Grundlage eines großen Staates. Sein vielberufener Etatismus mißtraute dem nationalen Pathos zutiefst. Zwar – dies seine Überzeugung, könne man den Strom der Zeit nicht schaffen, wohl aber auf ihm fahren und lenken. Von Anfang an hat Bismarck, so Schnabel, «den deutschen Nationalismus eingefangen, ihn benützt, ihn dem Staatsgedanken untergeordnet und der diplomatischen Kunst gefügig gemacht». Diese Beschränkung auf die reine Interessenpolitik, die er Realpolitik nannte, sollten seine politischen Zielsetzungen bestimmen. Nachdem die beiden Versuche, Deutschland zu einigen, gescheitert waren – der aus der populären Bewegung der Paulskirche hervorgegangene ebenso wie der unter preußischer Initiative und Führung von den deutschen Fürsten in Erfurt unternommene –, traten im Dezember 1850 die deutschen Einzelstaaten in Dresden zu einer Konferenz zusammen, um über die Reform des Deutschen Bundes zu beraten. Dieser nahm dann ab Mai 1851 in Frankfurt am Main erneut die Arbeit auf. Schon die ersten Beratungen in Dresden zeigten, daß sich das kurz vorher in Olmütz von Österreich und Rußland gedemütigte Preußen in seinem Anspruch auf Parität und den alternierenden Vorsitz der Bundesversammlung gegen die Vormachtansprüche der Donaumonarchie nicht durchsetzen konnte. Österreichs Ministerpräsident, Fürst Schwarzenberg, war entschlossen, an der geschichtlich überkommenen Führungsstellung im Bund unter allen Umständen festzuhalten. Im Gegensatz zu Metternich jedoch, der Preußen als Großmacht behandelte, indem er alle wichtigen Fragen zuerst mit Preußen regelte und erst danach vor den Bundestag brachte, billigte Schwarzenberg Preußen die durch den Wiener Kongreß geschaffene Großmachtqualität nicht zu. Diese in Erinnerung zu bringen, darin sah dann auch Otto v. Bismarck, der seit Mitte Juli 1851 amtierende preußische Gesandte am Bundestag seine vornehmste Aufgabe. Nach eigenem Bekunden gut österreichisch nach Frankfurt gekommen, urteilte Bismarck im Dezember 1853:

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Österreich bedarf zur Durchführung seiner inneren germanisierenden ZentralisationsPolitik der Belebung seiner Beziehungen zu Deutschland, d.h. auf wienerisch: einer straffen Hegemonie über den Bund; dabei sind wir ihm im Wege, wir mögen uns an die Wand drücken, wie wir wollen, ein deutsches Preußen von 17 Millionen bleibt immer zu dick, um Österreich so viel Spielraum zu lassen, als es erstrebt. Unsere Politik hat keinen anderen Exerzierplatz als Deutschland, schon unserer geographischen Verwachsenheit wegen, und gerade diesen glaubt Österreich dringend für sich zu gebrauchen, für beide ist kein Platz nach den Ansprüchen, die Österreich macht, also können wir uns auf die Dauer nicht vertragen. Wir atmen einer dem anderen die Luft vor dem Munde fort, einer muß weichen, oder der andere ‹gewichen werden›, bis dahin müssen wir Gegner sein, das halte ich für eine unignorierbare Tatsache, wie unwillkommen sie auch sein mag.

So wenig sich das Bündnis der beiden deutschen Großmächte aus der Zeit vor 1848 wiederherstellen ließ, so wenig konnte die europäische Staatengemeinschaft zu den vorrevolutionären friedlichen Zuständen zurückfinden. In Frankreich hatte der im Dezember 1848 mit überwiegender Mehrheit von den Franzosen zum Präsidenten der Republik gewählte Louis Napoleon Bonaparte durch Staatsstreich eine plebiszitäre Diktatur errichtet und das bonapartistische Kaisertum wiederhergestellt. Gleichzeitig formierte sich in Italien unter Graf Camillo Cavour die 1848 gescheiterte Einigungsbewegung neu und verlangte die Befreiung Italiens von Österreich und die Errichtung eines nationalen Einheitsstaates. Bei seinem Versuch, Frankreich aus der Isolation zu führen, in der sich das Land seit 1815 befand, machte Napolen sich die nationalstaatlichen Bestrebungen in Europa zunutze. Dadurch erregte er die Sorge und das Mißtrauen Rußlands, Österreichs und Preußens, die das «Second Empire» ebenso wie das Kaiserreich des ersten Napoleon als eine revolutionäre Schöpfung betrachteten und daher prinzipiell ablehnten. Daß mit dieser Einstellung auf die Dauer Frankreichs Drang, im europäischen Mächtekonzert einen entscheidenden Part zu spielen, nicht eingedämmt werden konnte, war eine staatsmännische Einsicht, die Bismarck vorurteilsfrei formulierte. Er lehnte dieses auf Frankreich und seine fehlende Legitimität angewandte Prinzip ab und erklärte: «Frankreich interessiert mich nur insoweit, als es auf die Lage meines Vaterlandes reagiert, und wir können Politik nur mit dem Frankreich treiben, welches vorhanden ist, dieses aber aus den Kombinationen nicht ausschließen.» Diese Kombinationen erfuhren aber gerade jetzt durch das Vorgehen des russischen Zaren Nikolaus I. eine völlige Umgestaltung. Er glaubte die Nachfolge des in Auflösung begriffenen Osmanischen Reiches auf dem Balkan antreten, Konstantinopel unterwerfen und den freien Ausgang vom Schwarzen Meer in das Mittelmeer erobern zu können.

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Das entscheidende Ergebnis für das europäische Staatensystem war die Tatsache, daß der aus diesem Anspruch resultierende Krieg (Krimkrieg 1853-1856) das ganze kunstvolle Metternichsche System zerbrach. Frankreich, das zusammen mit England Rußland entgegengetreten war, konnte sich endgültig aus seiner Isolierung befreien, Englands Gegensatz zu Rußland wird Element der Politik, die orientalische Frage europäisches Problem. Österreich, das für die Westmächte Partei ergriffen hatte, machte sich Rußland zum Feind. Der an der Orientfrage aufgebrochene Gegensatz zwischen beiden Mächten sollte von nun an bis zum Ende der Habsburgmonarchie 1918 einen konstanten europäischen Konfliktstoff bilden. Die Feindschaft der Randmächte Europas aber befreite die Staaten des Deutschen Bundes und insbesondere Preußen von dem bisherigen von Österreich und Rußland ausgeübten Druck. Bismarcks Voraussage war eingetroffen, daß die großen Krisen das Wetter bildeten, welches Preußens Wachstum fördere. Die zweite deutsche Großmacht, von der Rußland nicht mehr als wohlwollende Neutralität erwartet hatte, hatte sich nicht nur die Freundschaft mit seinem östlichen Nachbarn erhalten können, sondern gleichzeitig auch seine Stellung in dem von Österreich enttäuschten und ihm entfremdeten Deutschen Bund gestärkt. So begannen, wie Bismarck in seiner Denkschrift vom März 1858 bemerkte, «auch vor dem Auge Deutschlands die Umrisse Preußens sich wieder in ihrer natürlichen Größe und Bedeutung» abzuzeichnen. Als schließlich Graf Cavour im Zuge seiner Einigungsbestrebungen im Verein mit Napoleon III. Österreich den Krieg erklärte, schrieb Bismarck aus Petersburg am 5. Mai 1859 an den Generaladjutanten des Prinzregenten Wilhelm, den General Graf Gustav von Alvensleben: Die gegenwärtige Lage hat wieder einmal das große Los für uns im Topf, falls wir den Krieg Österreichs mit Frankreich sich scharf einfressen lassen und dann mit unseren ganzen Armeen nach Süden aufbrechen, die Grenzpfähle im Tornister mitnehmen und sie entweder am Bodensee oder da, wo das protestantische Bekenntnis aufhört vorzuwiegen, wieder einschlagen. Wo ist denn außer uns noch ein europäischer Staat, dem 18 oder, wenn ich die Katholiken in Oberbayern und Oberschwaben abrechne, 14 Millionen zwischen seinen eigenen schlecht zusammengefügten Gliedern umher liegen und nichts weiter von ihm wollen als ihm angehören? Alle diese Leute schlagen sich 24 Stunden, nachdem wir sie in Besitz genommen haben, für uns besser als je für ihre frühere Obrigkeit, besonders wenn der Prinzregent ihnen den Gefallen tut, das Königreich Preußen in ein Königreich Deutschland umzutauschen.

Vorbedingung einer solch gewaltsamen Lösung der deutschen Frage aber war nach Bismarcks Überzeugung das gute Einvernehmen mit Rußland zu pflegen und so die preußische Flanke zu decken. Bismarck 1862 im Alter von 47 Jahren von König Wilhelm zum Ministerpräsidenten berufen, war nun entschlossen, die durch den Krimkrieg und

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die 1861 vollendete Einigung Italiens veränderte politische Lage in Mitteleuropa zu nutzen und Norddeutschland unter preußische Führung zu bringen. Um dieses Ziel zu erreichen, erklärte er, alles auf sich nehmen zu wollen: «Verbannung und sogar Schafott». Hatte Bismarck in seinem umfangreichen Briefwechsel mit seinem konservativen Mentor Leopold v. Gerlach immer wieder nachdrücklich empfohlen, das Konzert der europäischen Mächte nicht nach dem Prinzip der Legitimität sondern an der genauen Einschätzung der realen Machtverhältnisse zu orientieren und, falls letztere mit der bestehenden Ordnung nicht mehr übereinstimmten, diese zu ändern, so nahm er jetzt nach den Worten Jakob Burckhardts «in eigene Hand, was mit der Zeit doch geschehen wäre, aber ohne ihn und gegen ihn. Er sah, daß die wachsende demokratisch-soziale Woge irgendwie einen unbedingten Gewaltzustand hervorrufen würde, sei es durch die Demokraten selbst, sei es durch die Regierungen, und sprach: ipse faciam – und führte die drei Kriege 1864, 66, 70». Als Jakob Burckhardt dies 1872 niederschrieb, konnte er nicht ahnen, daß Bismarck in einem Erlaß an den Gesandten in Petersburg dem Zaren sechs Jahre zuvor hatte sagen lassen: «Wenn schon Revolution sein soll, wollen wir sie lieber machen als erleiden.» Auf die drei von Bismarck geführten Kriege einzugehen, dazu reicht die Zeit nicht. Nur soviel: Die Bewältigung der mit der schleswig-holsteinischen Frage aufgebrochenen Krise während der es Bismarck gelang, «die Wiener Politik [...] en gros et en détail von Berlin aus» zu leiten, führte 1866 zum Bürgerkrieg und zur Lösung der Deutschen Frage im Sinne Bismarcks. Nun konnte er einen Norddeutschen Bund auf der Grundlage preußischer Hegemonie errichten. Damit hatte Bismarck sein politisches Ziel erreicht und war fortan bestrebt, Österreich zu schonen und es als europäische Großmacht zu erhalten. Seinem revanchelüsternen König mußte er vorhalten, Preußen hätte nicht eines Richteramtes zu walten, sondern deutsche Politik zu treiben. Österreichs Rivalitätenkampf gegen Preußen sei nicht strafbarer als der preußische gegen Österreich. Die zu bewältigende Aufgabe sei «Herstellung und oder Anbahnung deutschnationaler Einheit unter Leitung des Königs von Preußen». Die Liberalen, die selbst auf die Gefahr eines Krieges gegen Frankreich hin die deutsche Einheit zügig vollenden wollten und von Bismarcks «Nickolsburger Verirrung» sprachen, erinnerte er an die Tatsache, daß die Preußen ja «nicht alleine in Europa leben» und er seine Politik «vor den Augen Europas» zu führen habe. Zwar hielt auch er für wahrscheinlich, daß die deutsche Einheit durch gewaltsame Ereignisse gefördert werden würde, gab aber zu bedenken, daß «ein willkürliches, nur nach subjektiven Gründen bestimmtes Eingreifen in die Entwicklung der Geschichte

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[...] immer nur das Abschlagen unreifer Früchte zur Folge gehabt» habe. «Hinter der wortreichen Unruhe», so Bismarck weiter, mit der die Leute außerhalb der Geschäfte nach dem Stein der Weisen suchen, der sofort die deutsche Einheit herstellen könne, verbirgt sich in der Regel eine flache und jedenfalls impotente Unbekanntschaft mit den Realitäten und ihren Wirkungen [...] Wir können die Uhr vorstellen, die Zeit geht aber deshalb nicht rascher, und die Fähigkeit zu warten, während die Verhältnisse sich entwickeln, ist eine Vorbedingung praktischer Politik.

Auch den Wünschen der Militärs nach einem Präventivkrieg versagte er sich mit der Begründung, daß man der Vorsehung nicht in die Karten blicken könne, und daß der Staatsmann eine solche Katastrophe nicht auf sein Gewissen nehmen dürfe. «Die Rolle dessen zu spielen», so Bismarck wörtlich, «der eine Katastrophe absichtlich provoziert, oder die Verantwortung dafür zu übernehmen, daß der rechte Augenblick ergriffen wird, das sind zwei grundverschiedene Zumutungen.» Was Bismarck 1866 und danach vollzog, bezeichneten seine Freunde wie seine Feinde als revolutionär. So stand er nicht an, zur Abrundung des preußischen Staatsgebietes Hannover, Nassau, Kurhessen, Schleswig-Holstein zu annektieren, sowie Sachsen, Bayern, Württemberg und Baden zu Bündnissen zu zwingen, die diesen Staaten die Militärhoheit nahm und sie so zu Satelliten machten. Vollendet wurde diese «Revolution von oben» im deutsch-französischen Krieg. Bismarck, der zunächst geglaubt hatte, den napoleonischen Widerstand gegen eine engere Verbindung zwischen Nord- und Süddeutschland diplomatisch überwinden zu können, griff die Frage der spanischen Thronkandidatur auf, um mit ihrer Hilfe Napoleon entgegenzutreten. Der Krieg, nach dem Zusammenstoß zweier diplomatischer Offensiven von Frankreich erklärt, endete mit der Kapitulation Frankreichs und der Errichtung des kleindeutschen Reiches. Dieses Reich war gegen die Erwartungen vieler und insbesondere gegen die seines Gründers unerwartet schnell zur politischen Wirklichkeit geworden. Anders als bei dem Einigungsversuch der Paulskirche und dem darauffolgenden der preußischen Krone, bei denen die europäischen Großmächte mißtrauisch darüber wachten, daß das europäische Gleichgewicht nicht gestört und eine grundlegende Veränderung der europäischen Mitte unter allen Umständen verhindert würde, hatte Europa sich dem übermächtig gewordenen Begehren der nationalen Bewegung dieser europäischen Mitte nicht nur nicht in den Weg gestellt, sondern wie im Falle Frankreichs das Einigungswerk durch eine zunächst zaudernde und schwankende, dann in ihrer Überreaktion fahrlässige Politik eher beschleunigt. Die allgemeinen nationalen Tendenzen in Deutschland, durch Bismarck erfolgreich zur Geltung gebracht,

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hatten sich schließlich durchgesetzt. Sie drückten sich aus in dem Stolz, endlich ohne fremde Hilfe errungen zu haben, was die übrigen europäischen Völker schon viel früher erreicht hatten. Der schon am Vorabend der kriegerischen Auseinandersetzung mit Frankreich hervorgebrochene Enthusiasmus, den der preußische König nicht für möglich gehalten hatte und der ihn, als er ihn gewahr wurde, mit «kompletter Angst» erfüllte, erfuhr nach der Reichsgründung eine nahezu alle Deutschen ergreifende sakrale Überhöhung. «Für Deutschland hatte die Kaiserkrönung in Versailles den Wert eines Schöpfungsaktes», so wußte sich später Gerhart Hauptmann zu erinnern. Es kam über unser Volk ein Bewußtsein von sich selbst. Es hatte eine Reihe großer Männer, mit Bismarck an der Spitze, hervorgerufen, auf denen die Augen der Welt mit Staunen und Grauen, vor allem jedoch mit Bewunderung ruhten. Der Stolz auf sie, auf ihre Siege, die Siege des Volkes, teilte sich jedem, auch mir kleinem Jungen mit, und ich stand nicht an, meinem Blute einen Anteil, ein Mitverdienst an solchen Erfolgen zuzuschreiben.

Der Sieg Deutschlands über Frankreich zwang die fünf europäischen Großmächte, sich außenpolitisch neu zu orientieren. Zum ersten Mal seit Jahrhunderten hatte Deutschland seine Zerrissenheit und Uneinigkeit überwunden, war aus dem Schatten und der Bevormundung der Randmächte herausgetreten und hatte ein Gewicht erlangt, das die übrigen Mächte zu fürchten begannen. «Der Krieg zwischen Frankreich und Deutschland», so charakterisierte der Führer der Opposition im englischen Unterhaus, Benjamin Disraeli, wenige Wochen nach der Kaiserproklamation die neu entstandene Situation, «bedeutet die deutsche Revolution und hat größeres politisches Gewicht als die Französische Revolution des vergangenen Jahrhunderts. Wir stehen vor einer neuen Welt; neuen unbekannten Gefahren müssen wir uns gewachsen zeigen». Diese «neue Welt» im friedlichen Miteinander zu gestalten und Deutschland in ihr durch die Erhaltung des Gleichgewichts der Mächte einen gesicherten Platz zu schaffen blieb Bismarcks ganzes Bestreben, um das er bis zum Ende seiner Kanzlerschaft mit allen ihm zu Gebote stehenden Energien rang. Dabei erkannte er im Gegensatz zu der großen Mehrheit seiner Zeitgenossen den engen Handlungsspielraum, der Deutschland gesetzt war: […] wir liegen mitten in Europa. Wir haben mindestens drei Angriffsfronten. Frankreich hat nur seine östliche Grenze, Rußland nur seine westliche Grenze, auf der es angegriffen werden kann. Wir sind außerdem der Gefahr der Koalitionen nach der ganzen Entwicklung der Weltgeschichte, nach unserer geographischen Lage und nach dem vielleicht minderen Zusammenhang, den die deutsche Nation bisher in sich gehabt hat im Vergleich mit anderen, mehr ausgesetzt als irgendein anderes Volk.

Die Möglichkeit, Deutschland vor einem konzentrischen Druck der europäischen Staaten zu bewahren, sah Bismarck in einer konsequent durchgeführten

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Aufrechterhaltung des Status quo. So betonte er sofort nach der Reichsgründung sowohl in amtlichen Erlassen als auch in seinen Reichstagsreden, daß das Deutsche Reich saturiert sei, es also keine territorialen Ansprüche mehr habe, und daß das Reich nichts weiter «will, als sich selbst in Frieden überlassen bleiben und sich friedlich weiterentwickeln». Auch wußte Bismarck nicht nur um das Mißtrauen, das seit 1871 dem aus dem militärischen Sieg hervorgegangenen Reich von den übrigen europäischen Großmächten entgegengebracht wurde, sondern auch um die Hypothek, die die Annexionen Elsaß-Lothringen für das Reich bedeuteten und denen er sich nicht aus nationalen Gründen sondern aus Gründen der Sicherheit gebeugt hatte «als Schutzmaßnahme gegen eine Nation, die seit dreihundert Jahren die Gewohnheit hat, bei uns einzubrechen». Damit nahm er fatalistisch die künftige französische Gegnerschaft in Kauf und suchte, mit dieser Gegnerschaft rechnend, Frankreich zu isolieren und eine politische Gesamtsituation zu erreichen, «in welcher alle Mächte außer Frankreich unser bedürfen und von Koalitionen gegen uns durch ihre Beziehungen zueinander nach Möglichkeit abgehalten werden». Seine auswärtige Politik nach 1871 stellte dann auch den gelungenen Versuch dar, durch Defensivbündnisse den europäischen Frieden aufrecht zu erhalten. Dabei würdigte Bismarck nicht nur die eigenen Lebensinteressen sondern auch die der anderen europäischen Mächt: «Jede Großmacht, die außerhalb ihrer Interessensphäre auf die Politik der anderen Länder zu drücken und einzuwirken und die Dinge zu leiten sucht, die periklitiert außerhalb des Gebietes, welches Gott ihr angewiesen hat, die treibt Machtpolitik und nicht Interessenpolitik, die wirtschaftet auf Prestige hin. Wir werden dies nicht tun.» Das Wort von Blut und Eisen hat in der Vergangenheit allzuoft vergessen lassen, daß Bismarck nach 1871 eine ausgesprochene Friedenspolitik trieb, und daß das übrige Europa nach seinem Sturz für diesen Frieden fürchtete. Seinem Bestreben, den Status quo nach außen zu erhalten, entsprach seinen Versuchen, auch gesellschaftspolitisch den Status quo zu bewahren. Zu dem Cauchemar des coalitions gesellte sich der Cauchemar des révolutions. Dabei ist es Bismarck entgangen, daß, wie Max Weber in seiner akademischen Antrittsrede 1895 in Freiburg feststellte, «unter ihm das Werk seiner Hände, die Nation, der er die Einheit gab, langsam und unwiderstehlich ihre ökonomische Struktur veränderte und eine andere wurde, ein Volk, das andere Ordnungen fordern mußte als solche, die er ihm geben und denen seine cäsarische Natur sich einfügen konnte». Die stete Mahnung, das schwer Errungene zu bewahren und zu schützen, war vielen zu wenig, zu rückwärtsgerichtet. «Er bot uns jungen Deutschen» – so Graf Kessler, der Bismarck im Sommer 1891 mit einer großen Schar

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huldigender Studenten in Bad Kissingen aufsuchte – «als Lebenszweck ein politisches Rentnerdasein, die Verteidigung und den Genuß des Erworbenen; unser Schaffensdrang ging leer aus [...] Es war, wie schmerzlich in die Augen sprang, kein Anfang, sondern ein Ende, ein grandioser Schlußakkord, – ein Erfüller, kein Verkünder!» Bismarck hatte in der Tat diese neue Zeit nicht verstanden. Fast schaudernd bemerkte er bei einem Besuch des Hamburger Hafens 1896, wo er all der sich jagenden Geschäftigkeit, der Kräne und der Schiffe ansichtig wurde: «Es ist eine neue, veränderte Welt, ein neues Zeitalter.» Dem lockenden Tatendrang, der in dem jetzt aufkommenden imperialen Zeitalter gefordert schien, mißtraute Bismarck zutiefst. Er sah, daß das Maß nicht mehr gewahrt blieb und beklagte, daß das Reich sich unter dem jungen, sprunghaften, von steter Unrast gejagten, nicht wirklich selbstbewußten Kaiser sich aufspielte wie jemand, «der plötzlich zu Geld gekommen ist und nun, auf die Taler in seiner Tasche pochend, jedermann anrempelt». Der neudeutsche Aktionismus, der gegen die Politik des Gleichgewichts in Europa verstieß, ließ Bismarck ebenso erschauern wie die Flottenpolitik des Admirals von Tirpitz oder die Rede, die Bülow wenige Monate vor Bismarcks Tod im Reichstag hielt. «Die Zeiten», so erklärte Bülow, «wo der Deutsche dem einen seiner Nachbarn die Erde überließ, dem anderen das Meer und sich selbst den Himmel reservierte [...] diese Zeiten sind vorüber. Wir wollen niemand in den Schatten stellen, aber wir verlangen auch unseren Platz an der Sonne». Trotz dieser Bismarcks Nachtruhe raubenden Sorgen behielt er zu all dem politischen Geschehen eine letzte Distanz: «Wie Gott will», konnte er schreiben, es ist ja alles doch nur eine Zeitfrage, Völker und Menschen, Torheit und Weisheit, Krieg und Frieden, sie kommen und gehen wie Wasserwogen, und das Meer bleibt. Was sind unsere Staaten und ihre Macht und Ehre vor Gott anders als Ameisenhaufen und Bienenstöcke, die der Huf eines Ochsen zertritt oder das Geschick in der Gestalt eines Honigbauern ereilt.

Das Deutsche Reich, 1871 mit militärischem Pomp im Schloß zu Versailles gegründet, fand 1945 in einem vulgären Schulhaus in Reims sein Ende. Seither ist die Frage, ob die Schöpfung Bismarcks nicht von Anfang an eine Schöpfung gegen die Ideen der Zeit gewesen und daher zum Untergang verurteilt war, nicht mehr verstummt. Im In- und besonders im Ausland wollte man die Ursache der Unzulänglichkeiten der Wilhelminischen Ära in Bismarcks politischen Methoden, seinem Machtdrang und seinem Etatismus sehen. Die Behauptung der Liberalen, das Reich hätte auch auf friedlichem Weg durch moralische Eroberungen gegründet werden können, gab Anlaß zu mancherlei Spekulation. Gerhard Ritter, Hans Rothfels, der Schweizer

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Leonhard von Muralt und Franz Schnabel, sie alle sehen in dem von Bismarck eingeschlagenen Weg den einzigen, der gangbar war. Daß er bis 1871 ein kriegerischer war, mag man bedauern, nach Lage der Dinge sowie der ganzen Vorgeschichte nach konnte er jedoch dem deutschen Volk ebensowenig erspart bleiben wie den Italienern, den Schweizern und den Nordamerikanern. Daß man Bismarck nicht zum Vorwurf machen kann, was zwei Generationen später geschah, und «daß das zweite Reich im Entscheidenden und in prinzipieller Grenzsetzung genau gegen all das stand, was das Dritte Reich propagierte oder tat», hatte Hans Rothfels bereits im September 1949 auf dem deutschen Historiker-Tag in München betont. Mit dem Nationalismus des zu Ende gehenden 19. und des beginnenden 20. Jahrhunderts hat Bismarck nicht das Geringste zu tun. Solange Bismarck das Steuer führte, hat das Reich seine Macht nicht mißbraucht. Im Gegensatz zu Napoleon und dem neurotischen, unerfahrenen und seinen Eingebungen vertrauenden Hitler hat Bismarck sein Schicksal nie versucht. Daß es ihm nicht gelang, Maß und Demut weiterzureichen, und er die aufkommenden demokratischen Kräfte nicht sah oder nicht sehen wollte, darin liegt seine Tragik und die Tragik unserer Nation.

Célestin Bouglé ou le charme discret de l’Allemagne wilhelminienne Jean MONDOT

On ne se souvient plus bien aujourd’hui de Célestin Bouglé, et c’est dommage, quoique quelques études ayant trait à son œuvre de sociologue et, plus récemment, une monographie fort intéressante lui aient été consacrées.1 Nous rappellerons donc tout d’abord brièvement quelques éléments de son parcours avant de nous intéresser à ce «tour» d’Allemagne universitaire, cette peregrinatio academica, effectuée en 1893-94.2 Célestin Bouglé est un exemple parfait de ce qu’on a appelé bien plus tard «l’élitisme républicain», mais qui existait déjà à la fin du XIXe siècle. Né à St Brieux en 1870, il fait ses études secondaires à Paris après la mort de son père, commandant d’infanterie coloniale, en 1884, au collège Rollin du 9e arrondissement et poursuit ensuite au Lycée Henri IV. Il y prépare l’Ecole Normale Supérieure où il est admis en 1890. Il appartient à la promotion de Léon Blum, René Berthelot et André Beaumier.3 Mais il se lie également avec Dominique Parodi, Leon Brunschvicg et surtout Elie Halévy. Il obtient son agrégation de philosophie (1er) en 1893. Il part la même année pour l’Allemagne selon une tradition reprise après la guerre de 1870 et qui incite les jeunes universitaires français à s’informer du modèle universitaire allemand. En 1898, il est d’abord nommé maître de conférences à l’université de Montpellier, soutient sa thèse en 1899 et devient professeur à Toulouse en 1900 puis à la Sorbonne en 1908. Il sera directeur adjoint de l’Ecole 1

2

3

Alain POLICAR, Célestin Bouglé, Justice et solidarité, Paris, Michalon [Coll. Le bien commun] 2009, voir aussi Jean-Fabien SPITZ, Le moment républicain en France, Paris 2005, [chap. VII, Célestin Bouglé et la philosophie de la défense républicaine, la validité de l’égalitarisme (pp. 357-412)]. Sur le sujet, voir Pierre AYÇOBERRY, «Pélerins, auteurs, conférenciers des universitaires français en Allemagne 1820-1939». In: Themenportal Europäische Geschichte (2007), URL: http://www.europa.clio-online.de/2007/Article=272. Bouglé y est cité mais affecté de façon erronée du prénom de Camille. Voir aussi Reinhart MEYER-KALKUS, Die deutsche Mobilität zwischen Deutschland und Frankreich (1925-1992), Bonn 1994. Voir aussi et surtout les travaux de Michael Werner, Michel Espagne, Michel Grunewald. Voir Jean-François SIRINELLI, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, 1995 (1ère éd. 1988) [rééd., Presses universitaires de France, coll. «Quadrige» Nº 160],

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normale à partir de 1927, puis directeur de 1935 à 1940. Il meurt à cette date. Cette brillante carrière universitaire ne doit pas occulter une vie combative et militante d’homme public. Ce fut un républicain ardent, un démocrate convaincu, membre de la Ligue des droits de l’homme, conseiller auprès de la SDN etc. On peut signaler qu’il orienta la carrière et les recherches de Claude Lévi-Strauss en le faisant nommer à l’université de Sao Paulo au Brésil. Cela ramène aux échanges universitaires et à son propre séjour en Allemagne qui fut décisif aussi pour ses recherches. Dans une brève introduction à ses Notes parues en 1895, il définit ainsi les attentes de ce voyage: Me voici en Allemagne pour un an – deux semestres d’Université. – J’y viens étudier une science qui finit – m’a-t-on dit: la philosophie, et une science qui commence: la sociologie. Il faut que j’entende Kuno Fischer, Paulsen, Wagner, Simmel;4 il faut que je m’enrôle parmi les étudiants allemands, immatriculés comme eux, m’asseyant avec eux sur les bancs des plus petites universités d’abord, de Heidelberg, puis de la plus grande de Berlin. Comme eux aussi et avec eux, j’ai le devoir d’entendre beaucoup de musique, de boire beaucoup de bière, de vivre enfin, autant que cela est possible à un Français, la vie allemande. Cela rentre dans mon programme d’études. Je ne viens pas seulement chercher des abstractions: il faut que je prenne contact avec la réalité, que je me laisse aller au courant des coutumes, que je suive, dans les moindres détours de sa course, la petite vie de tous les jours; ce sera peut-être à tout prendre, ma meilleure école de philosophie et de sociologie. (3-4)5

Ce voyage a donc un objectif clairement intellectuel voire philosophique au sens quasi «disciplinaire» du terme. Il veut s’informer des progrès d’une «science qui commence: la sociologie» en passe de succéder en Allemagne à la philosophie qui serait finissante. Mais sa curiosité s’étend bien au-delà des questionnements philosophiques. Ou plutôt, la seconde partie du programme constitue comme la version empirique de la première. Il veut à la fois écouter des cours de philosophie ou de sociologie, mais aussi réaliser une étude de sociologie sur le terrain, in situ: observer l’Allemagne et les Allemands en sociologue. Sans doute a-t-il déjà quelques idées sur l’Allemagne et sur ses étudiants, grands consommateurs de bière et de musique, sans doute aussi partage-t-il l’idée, courante à l’époque, que Français et Allemands sont irréductibles les uns aux autres et, s’il se propose de «vivre la vie allemande», 4

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Kuno Fischer (1824-1907) était professeur de philosophie à l’université depuis 1872. Il avait été privé de son autorisation d’enseigner pour panthéisme en 1853 et commencé sa carrière à l’université d’Iena en 1855. Il était l’auteur d’histoires de la philosophie moderne. Le second cité est Friedrich Paulsen (1846-1908), premier professeur de pédagogie à l’université de Berlin à partir de 1877. Un des professeurs les plus influents de son temps. Pour Wagner et Simmel voir infra. Nous citons d’après Jean Breton [recte: Célestin BOUGLE], Notes d’un étudiant français en Allemagne Heidelberg – Berlin – Leipzig – Munich, Paris, Calmann Lévy, 41896. Cité désormais par des chiffres entre parenthèses après la citation.

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il n’est pas du tout certain que cela soit possible à un Français. Mais ce qui frappe, en dépit de ces réserves, c’est son ouverture d’esprit, son désir de connaître et d’apprendre, sans parti pris ni préjugés. Les crispations nationalistes de la fin de siècle et de la période précédant la Première guerre mondiale l’avaient apparemment épargné. L’attitude de départ est donc intéressante. Il va témoigner en esprit libre, curieux, sur ce Reich wilhelminien dont l’image historiographique est pour le moins contrastée sinon contradictoire. A quoi ressemblait cette Allemagne enfin unifiée à la veille du XXe siècle? Fallait-il la chercher plutôt du côté de Fontane ou du côté de Heinrich Mann? Etait-elle prête pour ce leadership qu’on lui promettait, qu’on lui prédisait, et auquel elle aspirait. Le XXe siècle allait-il être allemand, comme le XVIIIe avait été français, et le XIXe anglais? Autant de questions qui donnent à ce témoignage une saveur et une signification particulières. Bouglé, toutefois, ne prétend pas tracer un tableau complet de l’Allemagne contemporaine. Il l’observe à partir de ses universités, ou, pour être plus sociologique, à partir du milieu universitaire, ce qui assurément n’était pas le plus mauvais poste d’observation. Il séjourne plus ou moins longtemps dans quatre villes universitaires. Près d’un semestre à Heidelberg, puis trois mois à Berlin, trois mois à Leipzig et trois mois à Munich et enfin quelques heures à Strasbourg. Il ne donne aucun détail sur les contacts pris au préalable. Le choix de ces universités successivement visitées semble avoir été surtout dicté par son programme «scientifique». Il s’agit d’universités renommées. Mais pourquoi Heidelberg plutôt que Marburg par exemple? Cela n’est pas dit. N’est pas indiqué non plus le niveau de langue dont il dispose. Mais il faut croire qu’il n’était pas mauvais puisqu’il suivra des cours et des conférences et qu’apparemment il soutient des conversations en allemand. Plus tard, on le sait, il traduira même des ouvrages allemands en français.6 En tout cas, dès son arrivée à Heidelberg, il suit son programme et s’immerge dans la vie estudiantine. Il est hébergé dans une pension tenue, pour arrondir les fins de mois, par un certain M. Rothmann, privatdozent, avec l’aide de sa femme et de leurs filles. Il s’intéresse vivement aux conditions économiques et sociales de la vie universitaire. Il définit précisément cette catégorie d’enseignants, les privatdozenten qui, après leur habilitation, ont le «droit» d’enseigner à l’université, mais n’en reçoivent aucune rémunération et ne perçoivent que les contributions de leurs auditeurs. La seule, mais importante contrepartie est que cette présence à l’université leur donne 6

Il a traduit notamment des articles de Georg Simmel, voir Christian GÜLICH, «Célestin Bouglé et Georg Simmel», une correspondance franco-allemande en sociologie, in: Mil Neuf Cent, revue d’histoire intellectuelle (Cahiers Georges Sorel) année 1990 volume 8, N° 8, pp. 59-72.

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la possibilité de se faire connaître et, un jour peut-être, d’être recruté par leurs pairs, mais cette attente peut être longue. Cela suppose donc qu’on a les moyens d’attendre, à moins que cette période ne soit écourtée, si on a la chance par exemple, d’épouser une fille de professeur. Car les critères de cooptation ne relèvent pas tous de la seule compétence scientifique. D’où cette sentence amère du dozent mal rémunéré: «L’université appartient aux riches et aux galants» (49). Bouglé s’intéresse aussi à la possibilité qu’ont les universitaires allemands de «valoriser» leur réputation en faisant jouer la concurrence. En cas de propositions d’autres universités, ils demandent aux autorités de leur université de les mieux payer, si elles veulent les conserver. En outre, note-t-il, les professeurs reçoivent une certaine somme d’argent par auditeur (les fameux Kolleggelder, 30 marks par étudiant). Mais cette disposition choque Bouglé. Elle lui paraît déontologiquement contestable. Car elle restreint la liberté du «haut enseignement», qu’elle transforme, selon lui, en commerce. Elle met le professeur dans la dépendance de l’étudiant. Il conclut très sévèrement: «les professeurs sont à l’encan» (38). En outre, cela heurte son sens de la justice, car, dit-il, les disciplines à grands effectifs sont favorisées (le droit et la médecine). Pourtant, si devenir professeur d’université est une entreprise hasardeuse et de longue haleine, devenir professeur de lycée ne l’est pas moins. Il en retrace aussi très précisément les étapes (84 sqq.). Il faut d’abord passer un examen d’Etat, après neuf à dix semestres d’études. Cette étape franchie, l’étudiant doit effectuer une année de séminaire pour achever son instruction théorique qui est suivie d’une année d’épreuve dans un lycée pour prouver son aptitude à l’enseignement. Pendant cette année de stage, il doit dix heures de service «qui ne lui sont naturellement pas payées». Mais le candidat professeur n’est pas au bout de ses peines. Il reçoit à la fin de l’année son brevet de capacité, ce qui ne signifie pas qu’il soit tout de suite recruté et payé. Il est au contraire, dit Bouglé, bien content d’être employé, même sans appointements de façon à ne pas rester éloigné du lycée, «à ne pas se laisser oublier si quelque place devient vacante». Enfin, «après une attente de quatre ou cinq ans, quelquefois plus, il est nommé professeur auxiliaire». Il doit alors vingt-quatre heures de service par semaine. Il touche la première année mille cinq cent marcs, la deuxième mille six cent cinquante et la troisième deux mille deux cents marcs. Bouglé remarque: «la richesse ne vient pas vite aux futurs professeurs». Et il conclut ce sombre tableau ainsi: «Beaucoup sont obligés de vivre dans les privations et de donner le plus de répétitions qu’ils peuvent. Ce sont les fameux ‹prolétaires intellectuels› si nombreux en Allemagne» (86). Cette situation qui, au demeurant, n’a pas fondamentalement changé, avait de quoi surprendre et choquer le jeune agrégé de 23 ans qui, l’année

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suivante, allait trouver à la fois un poste et une rémunération à l’évidence supérieure à celle de ses collègues allemands. Mais les conditions économiques et financières des jeunes intellectuels ne retiennent pas seules l’intérêt du visiteur. Voulant vivre comme les étudiants allemands, il participe à leur vie sociale très active et très structurée. Il découvre alors les deux types d’associations auxquelles ces étudiants peuvent s’affilier. Il y a d’une part ce qu’il appelle les Corps et, d’autre part, les Vereine. Les Corps rassemblent les étudiants d’origine aristocratique ou issus de la grande bourgeoisie. Selon Bouglé, «les étudiants des Corps ne font rien. Ils sont cependant très occupés, car le Corps leur crée des plaisirs qui sont des devoirs, leur indique à quel endroit et à quelle heure ils doivent se réunir pour boire ou pour se promener. L’été des voitures, l’hiver, des traîneaux viennent les chercher et ils traversent majestueusement la grand’rue escortés de leurs danois aboyants. Quelquefois au sortir des Kneipen, ils font des expéditions nocturnes et enlèvent par exemple toutes les enseignes de la ville qui se laisse faire comme une mère secrètement flattée des folies de ses fils» (45). Leur principale étude est l’escrime. Ils s’envoient des défis d’un Corps à l’autre. Tous les mardis et tous les vendredis, on les voit traverser le vieux pont en troupes et se rendre à la fameuse auberge de la Ruelle aux cerfs; ils y vont faire une Mensur, comme on va prendre une tasse de thé. Là, les combattants, le corps droit, le bras tendu, sans bouger d’une semelle échangent des coups de rapière après s’être préalablement couvert la poitrine d’un plastron, le cou d’une cravate, la main d’un gant et les yeux d’une paire de lunettes: ils ne laissent exposée aux coups que la figure qui seule peut porter sans danger les traces horribles mais glorieuses et comptées par les femmes comme autant de beautés. La Mensur au fond est une façon comme une autre de se faire décorer à peu de frais. Un étudiant devant qui je m’étonnais de voir ses frères si fiers de leurs cicatrices me dit: «Les Français sont bien fiers, eux, de leurs décorations». (49)

Cette description des corspstudenten est un peu un morceau de bravoure car, pour un visiteur et un lecteur français, c’est quelque chose de vraiment exotique. En décrivant abondamment, comme il le fait, cette coutume, Bouglé est sûr de capter l’attention de son lecteur, mais en homme d’équilibre ou de mesure et, peut-être pour ne pas trop donner prise aux préjugés nationaux de ses lecteurs, il cite le propos de l’étudiant allemand qui renvoie les Français à leur défaut, le goût des décorations et tempère ainsi le sentiment de supériorité culturelle que ces pratiques singulières et déroutantes pourraient, vues de l’extérieur, susciter en eux. On mesure là l’empathie de Bouglé. En fait, il est plus intéressé par les vereine. Il en fait d’ailleurs l’expérience de l’intérieur puisqu’il s’inscrit dans une de ces associations et va en décrire et commenter avec une précision d’ethno-sociologue les usages et les pratiques. On en perçoit bien d’ailleurs l’arrière-plan de sociologie expérimentale:

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l’étude du lien social, la différence si bien étudiée par Tönnies, entre société et communauté, trouve dans ces observations sur le terrain un champ d’expérimentation privilégié. Ce qui est à la fois significatif et un peu surprenant, c’est que Bouglé s’inscrive, au vu des programmes d’études des associations affichés sur le tableau noir au bas du grand escalier de l’université, à l’association des étudiants en théologie. Sauf à considérer que la philosophie, sa discipline, est une version sécularisée de la théologie. Quoi qu’il en soit, il assiste à leur séance inaugurale du semestre d’hiver. Elle commence par une conférence du professeur Voigt sur le sujet suivant «la philosophie et la religion dans la conception du monde». La séance se poursuit par une seconde partie intitulée sobrement, si l’on peut dire, Kneipe, c’est-à-dire, traduit ou commente Bouglé, «réjouissance, beuverie, liesse» (18). Bouglé, avant de s’y rendre, révise le vocabulaire propre à ces associations que lui a appris un de ses amis, mais note que ces rites font l’objet de publications et que l’on trouve chez les libraires des ouvrages intitulés Bier-Comment qui indiquent la façon de «se bien conduire dans les Kneipen». Bouglé est très attentif aux formes de cette sociabilité. Il note précisément chacun des moments de son entrée en association. Lors de son arrivée, il est salué par le président et se présente ensuite à chacun des membres de l’association en indiquant son nom et chacun lui répond laconiquement par le sien. Il rend compte aussi du décor. Les membres de l’association s’assoient des deux côtés d’une grande table qui tient toute la longueur de la salle sous l’œil des trois empereurs le père, le fils, le grand père.7 Il note la présence d’un grand poêle de faïence blanche et d’un piano. Au mur sont fixés des photographies de groupes d’étudiants «choquant leurs verres ou chevauchant des tonneaux», des drapeaux et des rapières. Mais ces rapières ne servent pas dans cette association, comme le visage intact de ses membres permet de s’en convaincre. Bouglé décrit ensuite le rite du premier prosit avec son voisin. Puis on ouvre le KommersBuch contenant des Lieder étudiants et on entonne une chanson à boire dont le texte ne manque pas de surprendre dans une association de futurs pasteurs: «Si j’étais Dieu […] je me ferais un verre aussi grand que la terre et je boirais sans deshaleiner durant l’éternité» (21).8 Après quoi, le livre de chansons est refermé et l’on écoute le pasteur Voigt, «un grand vieillard semblable à tous les pasteurs» qui «dans un long discours concilie Platon, saint Paul et la science moderne». Le philosophe a eu raison de rallier les théologiens. La philosophie est à l’ordre du jour. Lorsque la conférence écoutée patiemment est terminée, tous les étudiants se 7 8

On aura reconnu Guillaume Ier, Frédéric III et Guillaume II. Sans «déshaleiner» rend sans doute l’expression allemande «ohne aufzuatmen».

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lèvent, vident leur verre d’un trait et en frappent la table selon un rythme convenu, c’est l’exercice dit de la salamandre. Bouglé continue: «Quand nous avons bu, nous chantons. Quand nous avons chanté, nous buvons» (22). Sinon le président commande au plus jeune ‹le Renard› d’effectuer certaines farces comme vider un litre d’un seul trait, chanter tout seul un couplet ou faire un discours. Mais l’on s’intéresse aussi au nouveau venu, à sa qualité de Français, on l’entoure avec une curiosité sympathique. La soirée finit tard. On lui explique «que les étudiants mettent leur point d’honneur à supporter la bière mieux que les autres hommes» (24), mais Bouglé, avouant ne pas avoir le même point d’honneur, quitte bientôt la kneipe. Il remarque qu’en faisant sonner ses talons dans les ruelles antiques de Heidelberg, «il se sent très moyen age». Dans les rues, il aperçoit des veilleurs de nuit qui attendent pour reconduire certains étudiants chez eux. Lui, ne fait pas appel à leur service, retrouve seul sa chambre et s’endort en rêvant qu’il est dieu et qu’il avale de la bière avec des théologiens in saecula saeculorum (24). Là encore, cette description a tout du morceau de bravoure. Mais cette séance arrosée du verein a des allures d’initiation au monde étudiant allemand et, visiblement, elle n’a pas déplu à l’impétrant. Il remarque d’ailleurs que les étudiants des vereine se familiarisent vite avec les étudiants qui leur rendent visite. «Les uns me parlent allemand, la plupart français; non qu’ils parlent le français très couramment mais un bon Allemand ne perd jamais l’occasion de se faire donner une leçon de langue française» (23). D’ailleurs, il échange avec un étudiant romaniste des leçons de français contre des leçons d’allemand. C’est, dit-il, une «coutume très courante» (7). Il aura l’occasion de nombreuses promenades avec lui. Mais dans le verein, il note encore qu’après avoir fait bruderschaft selon une gestuelle très ritualisée, les relations prennent un tour chaleureux: «On se tutoie; on est frères, comme Siegfried et Gunther; on peut s’emprunter de l’argent.» Bouglé s’intéresse aussi aux ressources financières des étudiants allemands et constate qu’il en est beaucoup dont «la vie est aussi modeste que celle des Corps est somptueuse» (51). Il décrit avec minutie leur quotidien. Ces étudiants modestes vivent dans des chambres qui restent «gemütlich» – il reviendra sur ce terme – malgré la pauvreté de l’équipement. Modestie aussi de leur alimentation. «Leur repas est frugal. Mais la bière tout à l’heure le dédommagera […] Quand un étudiant est en face de sa cruche de bière, il n’a plus rien à souhaiter» (53). La soirée peut s’achever ensuite par un tour des Kneipen, une Bierreise. «On s’en va de brasserie en brasserie, buvant à chaque station. A ce moment-là, il n’y a plus de grande différence entre les Vereine et les Corps: tous les étudiants sont égaux devant la bière» (53). Bouglé, futur défenseur du principe d’égalité, visiblement s’amuse.

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Dans d’autres villes universitaires, il aura l’occasion de faire l’expérience d’un autre type de verein. Ainsi à Berlin: Je visite souvent un verein d’étudiants, le verein des sciences sociales. Il est tout différent des vereine de Heidelberg. Il n’y a plus rien ici qui sente le moyen âge. Le verein n’a plus sa salle ornée par ses soins. On lui réserve une salle banale dans un café, les jours où il tient séance. Plus de Kneipe et de chants après les discussions; les soirs où l’on s’amuse sont soigneusement distingués des soirs où l’on travaille. Pendant ceux-ci, les étudiants boivent à peine, quelques uns prennent du café, abandonnant la bière classique comme ils ont abandonné la casquette et la rapière. On sent ici des gens pressés, plus préoccupés d’action que de tradition, tournés tout entier vers l’avenir. (92)

Il note qu’il existe aussi d’autres types de vereine: comme à Heidelberg, où l’on trouve des Verschönerungsvereine qui se chargent de l’embellissement des chemins forestiers, des promenades, grâce à des bancs bien disposés ou des poteaux indicateurs judicieusement placés. Bouglé conclut: «Il est impossible de se promener autour des petites villes allemandes sans retrouver partout le doigt indicateur de ces providences locales. Grâce à elles, toutes les collines ont leur tour, et toutes les tours ont leur brasserie» (31). Pour finir, il fait du verein un trait distinctif de la sociabilité allemande. On a coutume de dire que quand trois Allemands se trouvent ensemble, leur premier soin est de fonder un verein. Personne n’a jamais pu dénombrer les vereine qui couvrent l’Allemagne. Les traditions, les intérêts, les pays, les métiers, les idées religieuses politiques morales, tout est matière à verein. Il n’est pas jusqu’à la calvitie qui n’ait servi de prétexte au besoin de l’association; et il y a un verein où l’on entre que si l’on a perdu ses cheveux […] A côté des vereine d’études et de travaux, il y a les vereine de plaisir. Vergnügunsvereine, qui portent parfois les noms les plus bizarres. J’en connais un qui s’appelle le verein de Vénus; c’est un petit verein bien honnête où l’on se réunit pour danser et faire de la musique L’Allemand ne conçoit de plaisir comme il ne conçoit de devoirs que sous la catégorie du verein. Et c’est là ce qui donne à la moralité comme au plaisir en Allemagne son caractère particulier. (135-136)

Mais Bouglé ne se contente pas d’enregistrer la multiplication des associations, cette vereinomanie, dont, dit-il, «les Allemands se moquent euxmêmes mais dont ils sont, au fond, si fiers». Il essaie de comprendre la signification socio-politique de cette prolifération associative: Ils sentent qu’elle cache la vraie force de leur nation. C’est elle qui habitue l’Allemand d’une part à ne pas compter uniquement sur l’Etat, d’autre part à ne pas compter uniquement sur lui-même. Elle l’empêche de s’enfermer dans ses intérêts particuliers et de s’en remettre à l’Etat de tous les intérêts généraux. Elle rend possible un certain équilibre entre le socialisme d’Etat et l’individualisme. (135)

Davantage même, son enquête sur les vereine débouche directement sur une perspective méthodologique, décisive pour lui dans sa conception de la so-

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ciologie. Il récuse la prétention d’une certaine sociologie à être la science de tout ce qui se passe dans la société et défend l’idée de synthèses partielles. Il faut pour constituer une sociologie faire abstraction des contenus des sociétés et ne considérer que leurs formes; par exemple, étant données les différentes sociétés, les vereine de toute nature qui constituent une ville allemande, nous devons faire abstraction des buts sociaux que chacune d’elle poursuit pour ne considérer que les formes qui leur sont communes à toutes, accord ou concurrence, hiérarchie, division du travail, etc. Ainsi se construirait une sociologie moins ambitieuse qui, au lieu de prétendre embrasser la vie sociale tout entière, en abstrairait en quelque sorte un côté, sociologie formelle et non plus matérielle. (130)

Son expérience des vereine s’insérait donc dans sa réflexion sur les nouvelles méthodes de la sociologie dont il allait parler dans son ouvrage suivant et qu’il venait en quelque sorte affûter en Allemagne auprès des grands maîtres de cette nouvelle science. Sur ce sujet, il aura l’occasion d’écouter Georg Simmel à Berlin avec lequel il entretiendra ensuite une correspondance suivie.9 Il note: «Comme Tönnies à Kiel, Simmel vient d’ouvrir à Berlin un cours de sociologie, qui attire plus de cent cinquante auditeurs» (127). En quelques phrases, il brosse l’évolution des idées en Allemagne, telle du moins qu’il la perçoit: La méthode biologique qui a fait tant de ravages en sociologie paraît être en Allemagne de plus en plus déconsidérée. […] D’une manière générale, le mouvement actuel des sciences sociales les pousse plutôt vers la psychologie que vers la biologie: le principe des formes comme des mouvements des sociétés, de la statique comme de la dynamique sociale est dans l’âme humaine. C’est donc à la psychologie qu’il faut demander l’explication des phénomènes sociaux. (128)

Il esquisse là ce qui sera plus tard une dominante de sa propre conception de la sociologie et qui le fera s’écarter de la stricte ligne durkheimienne.10 Parmi les professeurs berlinois qu’il cite dans son ouvrage Sur les sciences sociales en Allemagne figure également Moritz Lazarus,11 le père fondateur de la Völkerpsychologie dont pourtant il ne parle pas dans ses Notes. Il mentionne en revanche abondamment Georg Simmel, mais aussi Adolf Wagner12

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10 11 12

Sur cette correspondance, voir note 3. Georg Simmel (1858-1918) fut un des fondateurs de la sociologie allemande. Il enseignait à l’université de Berlin depuis 1885 comme privatdozent et à partir de 1900 comme professeur extraordinaire, c’est-à-dire non rémunéré. Sur les différences entre Durkheim et Bouglé, voir Alain Policar comme note 1. Moritz Lazarus (1824-1903), professeur à l’université de Berne puis à la Kriegsakademie de Berlin. Adolf Wagner (1835-1917), professeur de sciences économiques à l’université de Berlin depuis 1870.

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et son concurrent direct Gustav Schmoller.13 Il est sensible à la courtoisie de la querelle scientifique qui les oppose. L’un Wagner a une vue plus générale des phénomènes tandis que Schmoller à l’aide d’investigations précises et statistiques corrige ou contredit «courtoisement» ces perspectives générales. Bouglé porte un jugement équilibré sur l’université allemande. Il en perçoit les avantages et les inconvénients. S’il vante les avantages d’un système où les enseignements sont organisés de façon autonome par chaque Faculté, sans programme fixé ailleurs, où «les cours ne rentrent pas dans des casiers préparés d’avance par la main de l’Etat» (122), il note aussi que chaque université doit dispenser des cours introductifs parce que «beaucoup de choses laissées ailleurs à l’enseignement secondaire ne s’apprennent ici qu’à l’université» (108). Mais il perçoit aussi une pratique fréquente et positive de ce qu’on pourrait appeler la pluridisciplinarité: «Les étudiants en philologie, en droit, en histoire, suivent souvent les cours les plus fameux de philosophie, de littérature, d’économie politique.» L’exigence d’ouverture sur des disciplines autres que celle de la thèse choisie entretient également dans l’esprit des étudiants «comme un frottement de sciences d’où peuvent jaillir des idées générales» (121). Les professeurs aussi ont des parcours variés. Or, ajoute-t-il: «Passer ainsi à travers plusieurs sciences, c’est marcher tout naturellement, vers la philosophie.» Philosophie n’est plus entendu ici comme la discipline philosophique, mais plutôt comme la capacité et la nécessité pour chaque professeur de situer son enseignement dans l’évolution générale des sciences. Le voyageur académique ouvre aussi les yeux sur le monde extrauniversitaire. Il s’intéresse en particulier à l’originalité politique allemande et aux grands courants idéologiques dont il a l’occasion de mesurer l’importance au cours des réunions de vereine ou de conférences auxquelles il assiste à Heidelberg ou à Berlin. C’est probablement à Berlin que son expérience sera de ce point de vue la plus riche. Berlin que, d’ailleurs, il n’aime pas et dont il dit: «On devine avant d’arriver une ville triste que la nature n’a point appelée. On débarque: les grandes maisons uniformes, les rues toutes plates, toutes droites, sans fantaisie, sans individualité, tout cela sent l’effort et la discipline. On a l’impression qu’aucune puissance naturelle et spontanée n’a présidé à la naissance de cette ville et qu’elle n’est là, sortie du marais, que par la volonté des princes» (62). Ce n’était pas encore le Berlin du XXe siècle, mais cette impression de Parisien est significative. Il ne faut pas oublier que l’Allemagne qu’il visite ou décrit est celle de Guillaume II et de l’immédiat post-bismarckisme. Le vieux chancelier a été 13

Gustav Schmoller (1838-1917) professeur d’histoire économique à l’université de Berlin de 1882 à 1913.

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«renvoyé» par le jeune empereur, il y a peu, en 1890, mais sa présence hante encore toutes les têtes. Bouglé note: «Il ne se passe pas de jour que je n’entende dans quelques cours, à l’université, son nom prononcé et son autorité invoquée. Un des tours de phrase les plus familiers aux professeurs allemands est celui-ci: «Bismarck disait un jour […]» – «Bismarck disait un jour: – ‹Je serai socialiste quand j’aurai le temps›» (70). Ses portraits sont partout. Il en compte quatre chez un des professeurs auquel il rend visite. Une entrevue de réconciliation entre le jeune empereur et le vieux chancelier en janvier 1894 semble avoir rasséréné tous les Allemands. Bouglé remarque cependant qu’ils hésitent à se prononcer sur la personnalité de leur jeune souverain. Il est impossible de savoir au juste quel amour ce peuple aux mouvements tranquilles accorde à son jeune empereur. Il est très difficile d’en faire parler les Allemands. J’en ai remarqué qui dès qu’on nomme l’empereur baissent la voix. Ils savent qu’on est facilement accusé de lèse-majesté. La réponse la plus significative que j’aie obtenue d’un Allemand sur l’empereur est celle-ci: nous ne savons pas si nous l’aimons, si nous devons l’aimer. Il est si rempli de contradictions.

Et Bouglé de conclure: «Telle est à y réfléchir l’impression que laissent ces promenades de l’empereur à travers Berlin. L’empereur et son peuple ont l’air de se regarder sans se comprendre» (76). Lui-même qui a l’occasion de le voir passer à Berlin note l’ambiguïté énigmatique de l’homme, son air d’oiseau de proie, son insatisfaction, sa mélancolie. A Munich où un faux-pas de l’empereur, lors d’une visite récente, lui a aliéné une partie de la population, il croit même pouvoir dire qu’il n’est pas aimé. A Munich, il reste plus roi de Prusse qu’empereur d’Allemagne. Il est à remarquer d’autre part que pas une seule fois le nom du successeur de Bismarck, le chancelier Leo von Caprivi n’est mentionné. Mais c’est peut-être de la politique trop immédiate. Bouglé cherche plutôt à analyser les différences politiques de fond entre la France et l’Allemagne, par exemple le rapport à l’unité du pays, à la centralisation ou encore à la définition du cosmopolitisme. Il est vrai que cette unité allemande proclamée en janvier 1871 est encore loin d’être réalisée vingt-trois ans plus tard. D’où cette réflexion de notre observateur: «La difficulté qu’ils éprouvent à établir par exemple malgré l’institution du Reichsgericht des lois et des juridictions communes aux différents états d’Allemagne leur fait sentir le prix des services qu’ont rendus à la France les grands centralisateurs comme Louis XIV et Napoléon» (76). Tous les Allemands ne partagent pas cependant cette aspiration à la centralité française. «Beaucoup estiment que la passion de l’unité est le péché de la race française par lequel elle périra: D’où ce pronostic: Les Français sont des gens qui perdent aisément le sentiment de la diversité, de l’individualité des races,

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des pays, des provinces, des villes; ils ne veulent qu’un poids et qu’une mesure, valables pour tous les temps et tous les lieux; par amour de la raison ils méconnaissent la vie» (77). Etait-ce le vitalisme ambiant ou déjà la pensée nietzschéenne que l’on pouvait percevoir dans ces réflexions? Il est difficile d’être affirmatif d’autant que le philosophe des considérations inactuelles n’est pas cité par Bouglé. De toute façon, la pensée organique venait de plus loin. Le romantisme avait beaucoup contribué à sa diffusion. On la retrouve aussi dans les définitions opposées du cosmopolitisme: Un de mes professeurs m’a raconté que, déjà avant 1870, alors qu’on agitait bien plus encore qu’aujourd’hui la question du cosmopolitisme, on établissait toujours avec soin en Allemagne, au début de toute conférence ou discours sur ce sujet, la distinction entre un cosmopolitisme à la française et un cosmopolitisme à l’allemande: à la française, il aurait absorbé la diversité dans l’unité et prétendu imposer une seule loi et une seul coutume; à l’allemande, il aurait respecté le caractère de chaque pays, il aurait en quelque sorte divisé le travail entre les nations; il aurait cherché l’harmonie dans l’originalité et non dans l’uniformité, il aurait obtenu ainsi une unité organique et non mécanique. (78)

Il ajoute: «Ces idées sont tellement répandues en Allemagne que même les Prussiens qui cependant voudraient bien ‹absorber› l’Allemagne, fut-ce à la manière française, en sont gênés: ils sont obligés de les respecter, et toute réforme centralisatrice doit compter avec elles» (79). On voit bien d’ailleurs que cette conception soutenait une vision «fédérative» de l’Allemagne à laquelle étaient attachés tous les autres Etats allemands. Ils avaient accepté la solution «petit-allemande» sous tutelle prussienne sans pour autant souscrire à la prussianisation. En fait, cependant, comme le perçoit aussi justement Bouglé, confirmant ou anticipant le jugement des historiens: même à son corps défendant, l’Allemagne se centralisait (79). «Les petits pays perdent peu à peu leur originalité; le régime des grandes villes se développe. Berlin commence à devenir la vraie capitale de l’Allemagne». Capitale culturelle et intellectuelle à la fois à cause d’une vie théâtrale et musicale active et à cause de son université qui tend à devenir la plus importante d’Allemagne et qui possède un environnement documentaire très riche. On ne résistera pas au plaisir de citer à ce propos cette remarque qui n’a guère perdu de son actualité: «La bibliothèque royale est plus ‹prêteuse› que notre bibliothèque nationale […] La salle de lecture est commode. Elle est ouverte jusqu’à dix heures du soir» (90). Mais qui dit vie universitaire dit également débats et controverses. Bouglé a eu l’occasion d’en suivre de fort intéressants. A côté des vereine, il existe en effet d’autres sociétés qui offrent un cadre adapté aux discussions publiques sur des grands problèmes de société. C’est le cas de la Société allemande pour la culture éthique fondée en Allemagne à la suite d’une société américaine, à l’initiative des professeurs Wilhelm

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Foerster et Georg von Gisycki.14 Bouglé a l’occasion d’assister dans ce cadre à une conférence sur l’égalité des droits des femmes prononcée par un collaborateur du Vorwärts, l’organe officiel de la social-démocratie, et qui d’ailleurs s’appuyait sur l’ouvrage d’Auguste Bebel La femme et le socialisme, paru en 1876. Bouglé remarque que les femmes «qui étaient nombreuses dans l’assistance l’écoutaient avec passion» (96). Il est vrai que leur situation juridique n’était guère enviable. Dans la plupart des Etats allemands, elles continuaient de n’avoir pas le droit de faire des études supérieures.15 Ailleurs, Bouglé remarquait que le mouvement féministe faisait des progrès en Allemagne. La conférence était suivie d’une contre-conférence: «Pour réfuter ce dangereux esprit, le contra-referent a invoqué l’autorité de Lessing et en a lu plus de vingt pages d’une voix morne. L’assistance l’a écouté sans faiblir. Admirable patience! La patience est décidément la qualité maîtresse du peuple allemand» (96). Une autre fois, il assiste à une réunion organisée par les étudiants socialistes sur le sujet suivant «les étudiants et le socialisme». Cette réunion est contestée par une association (verein) nationaliste qui a invité les étudiants par tracts à se rendre à la réunion pour protester contre «l’esprit étranger» (101). Mais malgré cela, la réunion a lieu. La police à cheval disperse dans le calme tous ceux qui étaient venus manifester. Et Bouglé de s’étonner de la patience et du calme de ces étudiants. L’état actuel de la réflexion politique retient aussi toute son attention. Il remarque ainsi au sein du verein des sciences sociales qu’il fréquente à Berlin deux courants socialistes: le socialisme d’Etat et l’antisémitisme. Cette répartition ne manque pas d’étonner le lecteur d’aujourd’hui. Elle est en même temps révélatrice. Dans l’antisémitisme, «la chose du monde la plus répandue en Allemagne», mais dont, dit Bouglé, il est difficile de définir l’essence, il distingue trois aspects: un aspect ethnique que l’on peut résumer par le slogan l’Allemagne aux Allemands, un aspect religieux (opposition des fils de Jacob et de Luther) et un aspect anticapitaliste: la haine du pauvre contre le riche, du travailleur contre le capitaliste. Cette dernière caractéristique expliquant ce «compagnonnage» étrange avec les sozialdemokraten qui pourtant «ne sont pas antisémites, affectent de considérer l’antisémitisme comme un socialisme 14

15

Ces deux professeurs jouissaient d’une renommée internationale. Wilhelm Foerster (1832-1921) était un astronome réputé, connu aussi pour ses réflexions morales et philosophiques. Son fils Friedrich Wilhelm fut un célèbre militant pacifiste de l’entre-deux-guerres. Georg von Gisycki (1851-1895) était professeur de philosophie. Avec sa femme Amalie von Kretschmann (1865-1916), future Lily Braun, épousée en 1893, il fonda l’hebdomadaire Ethische Kultur. Wochenschrift für sozial ethische Reformen. En Saxe toutefois ce n’est pas le cas: comme les règlements ne mentionnent pas expressément la situation des femmes, on ferme les yeux sur leur présence en cours.

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honteux, qui se cache ou qui s’ignore» (108). Toutes ces raisons «contribuent à entretenir dans l’âme allemande» ce que Bouglé appelle bizarrement «le feu sacré de l’antisémitisme» (108). Il assiste d’ailleurs à la conférence d’un des représentants de cet antisémitisme populiste à Berlin, un certain Hermann Ahlwahrdt16 et constate la faiblesse démagogique de ses arguments. De la même façon, il note aussi que la «théorie des races est encore très vivante» en Allemagne. Et il en donne l’explication suivante: La philosophie des Allemands n’est pas universelle, intemporelle; elle ne tend pas à embrasser, dans une seule formule, l’humanité tout entière. Elle est historienne: elle fait vivre les concepts dans les caractères des races; elle réalise les idées dans les nations. Un spéculatif pourrait dire qu’elle tend à opposer, comme la philosophie des Français, cartésienne et révolutionnaire, à réunir. (266)

On retrouve le distinctif philosophique déjà présent dans l’opposition politique entre centralité et fédéralisme, cosmopolitisme allemand et français. Bouglé n’est pas suspect de complaisance ni avec l’antisémitisme ni avec le racisme. Le futur dreyfusard observe avec un regard froid de sociologue ces manifestations sans s’en émouvoir. Elles lui semblent seulement participer de l’altérité allemande ou de l’exotisme germanique. Les Allemands sont ainsi. Cette dernière remarque nous fait revenir vers la völkerpsychologie, pas tant celle que fondait Moritz Lazarus, mais plutôt celle qui, avant d’être une science, était d’abord une pratique courante, vieille comme les voyageurs et les récits de voyage. Bouglé ne se prive pas de rapporter les jugements des Allemands sur les Français et sur quelques autres nations, mais aussi de formuler ses propres jugements sur les Allemands. Nous en avons déjà croisé quelques exemples. Dans sa pension de Heidelberg qui hébergeait des Anglais, des Italiens, des Américains et des Russes, l’hôtesse Madame Rothmann avait une vision très arrêtée des peuples: «Les Anglais […] sont tous égoïstes. Quand il y a sur la table devant eux, du beurre ou de la confiture, ils prennent tout et n’en laissent pas pour les autres. A part cela, ils se conduisent bien. Les Français sont très gentils, aimables, spirituels etc., mais ils ne se conduisent pas bien. Ils rentrent très tard. Ils ont de très mauvaises mœurs.» «Ceux que je préfère, ce sont les Américains, corrects, serviables, sans phrases et très sages. – Et les Russes, madame? – Ne me parlez pas des 16

Il s’agit de Hermann Ahlwahrdt (1846-1914), personnalité antisémite très peu recommandable, qui fut quelque temps député au Reichstag et bénéficia d’une notoriété plus que douteuse. D’ailleurs il venait d’être condamné pour diffamation lorsque Bouglé l’entendit. A la fin de la réunion, on distribua aux assistants un petit annuaire des commerçants «bien-pensants». Bouglé en concluait qu’en matière d’antisémitisme, le «mobile économique» était encore plus puissant que le mobile national ou religieux

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Russes, ils sont malpropres!» «Au seul nom de la Russie, toute la famille, ici, fait des gestes de dégoût». Bouglé ajoute: «[…] je suis bien obligé de constater que cette répugnance n’est pas un cas particulier. Beaucoup d’Allemands ont encore l’air de considérer les Russes comme des sauvages mal peignés, nouveaux barbares destinés à renverser la civilisation occidentale. Il y a entre les deux peuples ce qu’on pourrait appeler une haine de race si le mot avait encore un sens» (35). Il termine par une référence à l’actualité: «Il est vrai que les oliviers de Toulon empêchent les Allemands de dormir.» Pour décrypter cette remarque très allusive, il faut se souvenir qu’on en était aux préparatifs de l’alliance franco-russe commencée par des visites protocolaires de la flotte russe à la flotte française. La première avait eu lieu à Toulon en janvier 1894. Le «face-à-face» franco-allemand est évidemment l’objet principal des observations de Bouglé. Comme tout voyageur, quoique peut-être avec plus de précautions, il use des généralisations propres à ce genre de jugements. A sa décharge, il faut dire qu’il en reconnaîtra expressément les limites.17 Il n’empêche qu’il lui arrive tout au long de son ouvrage de généraliser sans état d’âme Il dit «tous les Allemands» ou ce qui revient au même «l’Allemand». Il écrit ainsi: «Toute l’Allemagne apprend toujours le français avec grand soin. Si je n’ai pas rencontré beaucoup d’étudiants qui le parlent couramment, je n’en ai pas rencontré un seul qui ne le puisse lire» (86). Même si l’on ne peut croire à ce «toute l’Allemagne», il est sûr que le français avait à l’époque un autre statut qu’aujourd’hui. A Berlin, un verein de conférences française subventionné par la municipalité fait faire des conférences aux jeunes Français venus étudier dans la capitale du Reich. Les conférences portent sur Renan, Sully-Prud’homme, Musset, Richepin, Ludovic Halévy. Bouglé en fait une sur Pierre Loti. Le théâtre français continue d’être très joué même si les pièces italiennes lui font concurrence pour des raisons peut-être extra-théâtrales. Nous sommes en pleine période de la Triple alliance et Bouglé croit pouvoir constater: «L’affection pour l’Allemagne subit une crise de tendresse.» Il concède cependant que «les Allemands ont toujours aimé l’Italie d’un amour complexe […]» (105). Paris continue néanmoins de fasciner les Allemands. Le récit d’une soirée «parisienne» avec champagne et chansons françaises organisée par et à l’ambassade de France semble confirmer cette impression. Bouglé note ailleurs: «Les Allemands ont pour tout ce qui touche à Paris une curiosité de provinciaux.» Mais il s’irrite aussi de ce cliché sempiternel associé à la vie parisienne et à la France: «Vous avez beau vous en défendre: vous êtes Français, vous devez donc êtes léger, 17

P. 222 il reconnaît: «[…] J’ai compris mais un peu tard le juste prix des généralisations et inductions auxquelles les jeunes gens s’abandonnent en pays étranger.»

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courtois et spirituel, sans doute mais vain et dissolu. Et vous sentirez parfois dans l’accueil des Allemands toujours poli, souvent aimable, ce sentiment bizarre qu’ils réservent à la France – fait de leurs souvenirs de notre XVIIe et de notre XVIIIe siècle, en même temps que de leurs expériences contemporaines – mélange de mépris et d’admiration» (140). Pourtant, il aura l’occasion de sentir également un sentiment de sympathie vraie ou spontanée lors de l’assassinat du président français, Sadi Carnot par un anarchiste en juin 1894. Contre la barbarie meurtrière du geste anarchiste s’exprimera comme un front uni des nations civilisées. Et lorsque peu après Guillaume II gracie deux officiers français, Bouglé l’interprète comme une démonstration de volonté pacifique à l’égard de la France même si ses doutes sur la sincérité des intentions ne sont pas complètement dissipés: «Les Allemands veulent la paix peut-être: mais à coup sûr ils veulent avoir l’air de la vouloir» (227). Il ne faut pas oublier que la dernière guerre pesait encore sur les esprits et que les tensions entre la France et l’Allemagne étaient loin d’avoir disparu. D’ailleurs, il lui arrive de rencontrer des Allemands qui sans trop de tact lui rappellent cette guerre: «Vous êtes Français? Je connais la France, moi. J’ai fait la campagne de 70» (55). Lors de promenades avec son camarade d’études allemand à Heidelberg, la pensée de la guerre revient parfois obscurcissant l’avenir et paralysant soudain le dialogue: «Nous avons pensé tous les deux que nous nous retrouverions peut-être un jour l’un en face de l’autre habillés en soldat. Et nous ne trouvions plus rien à nous dire» (32). Mais, lui, que pensait-t-il des Allemands, comment les voyait-il? Nous l’avons déjà indiqué, Il n’évite pas totalement les clichés. Comme lorsqu’il décrit le succès de certaines manifestations musicales populaires à Berlin: «[…] les jours de concert dits populaires, soit au concerthaus, soit à la Philharmonie, les grandes salles se couvrent de petites tables; pour soixantequinze Pfennige, les familles entières viennent s’y installer. Elles restent là quelquefois cinq heures de suite, buvant, mangeant, fumant et écoutant. Et c’est là, dans la fumée des pipes, dans l’odeur des saucisses, dans le son des violons qu’il faut voir, sentir et entendre l’âme allemande» (124). Cette notion d’âme allemande est une catégorie qui a un peu perdu de sa pertinence scientifique, mais il est vrai qu’à cette époque d’assignations nationales elle jouait un rôle important. Autre coup d’œil sur l’âme allemande et autre exemple de généralisation: «Les Allemands sont toujours très tendres comme au temps de Werther. La littérature de l’amour est très riche. Les tableaux qui représentent les couples enlacés se promenant dans les bois ou naviguant sur des lacs romantiques sont très goûtés. La gravure la plus recherchée de tout cet hiver est une gravure moyen âge. Elle représente un beau page, la dague aux côtés, la plume à la toque, qui tient une damoiselle

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embrassée; au-dessous ces mots magiques, suivis d’un point d’exclamation: ich bin din. Du bist min!» (81-82). Ce type de tableau qui aurait assurément intéressé W. Benjamin était-il goûté seulement en Allemagne? Une étude comparée de la production de tableaux kitsch en France et en Allemagne à la même époque révèlerait peut-être plus de proximités que n’en suggère Bouglé. Mais dans l’ordre de l’approfondissement psychologique, il nous faut citer ses pages sur la Gemütlichkeit. Ce terme est pour lui la clé d’une compréhension intime des Allemands: Je commence à comprendre la signification du mot gemütlich. Demandez-la à un Allemand, il vous répondra non sans fierté que gemütlich ne se laisse pas traduire en français. Littéralement ce serait: sentimental. Mais c’est bien plus. Un homme cordial et sans façon, un professeur par exemple qui trinque volontiers avec ses élèves, un vieux lied à la fois jovial et tendre, un paysage souriant, une petite maison tranquille au penchant d’un coteau, une ‹tasse de thé› sans cérémonie, dans une famille sans prétention, ou bien une belle promenade d’étudiant dans les montagnes de Heidelberg, tout cela est gemütlich, tout cela vous met en joie, vous va au cœur. Il y a de la joie dans la Gemütlichkeit, mais une joie tranquillement émue, aussi éloignée de l’humour que de la fameuse gaîté française; elle est toute prête à s’attendrir, et, un peu plus, ferait monter les larmes aux yeux en même temps que le sourire aux lèvres.

Et Bouglé conclut cette belle page de psychologie des peuples par une sentence aux résonances pascaliennes: «La Gemütlichkeit a ses raisons que l’esprit français ne connaît pas» (27). Ailleurs, il constate néanmoins: «Jusque dans la plus grande Gemütlichkeit, l’étudiant allemand porte l’amour de la discipline et de l’obéissance» (42). Mais il retrouve la Gemütlichkeit en Saxe où les habitants prétendent être plus gemütlich que les autres Allemands. Ce qui fait dire à notre observateur: «L’Allemagne est un concours de Gemütlichkeit.» La palme revient, selon lui, à Munich et à la Bavière: «Tout bien pesé donnons le prix à Munich. Peut-être le catholicisme méridional se prête-t-il mieux à cette indéfinissable Gemütlichkeit que le protestantisme du nord. Elle apparaît dans le reste de l’Allemagne comme un laisser-aller, un abandon, un repos; ici, c’est la vie même. Beaucoup de Munichois ne font pas autre chose du matin au soir que d’être gemütlich» (263). Enfin, dans ce portrait – puzzle des Allemands dont les pièces sont dispersées dans tout l’ouvrage, ne pouvait manquer l’évocation du «sentiment de la nature»: «Il y a dans l’âme des Allemands un vague panthéisme qui les prédispose à l’adoration des arbres et des montagnes.» Bouglé traduit pour donner une idée de ce sentiment, et aussi pour amuser son lecteur, les effusions lyriques présentes dans un prospectus de la Compagnie des bateaux du lac de Starnberg. Convaincu, il se rend aussi sur les lieux décrits, est saisi d’une émotion mystique à la pensée de Louis II de Bavière et conclut par ce clin d’œil au lecteur: «Je me suis mis mois aussi à invoquer avec ferveur le roi mystique et raffiné. Mais au bout de peu de temps, c’est Maurice Barrès qui m’est

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apparu» (279). Le mysticisme sentimentalo- romantique n’était donc pas une exclusivité allemande. Bouglé, cela se sent, s’est bien plu en Bavière et plus généralement en Allemagne. Le tableau qu’il brosse de l’Allemagne n’est pas du tout négatif et, ô surprise, l’Allemagne wilhelminienne ne manque décidément pas de charme. Fontane l’emporte ici sur Heinrich Mann. A certains égards, elle est même étrangement proche du lecteur du XXIe siècle. Alors faut-il considérer ces Notes comme un discret appel à une «conciliation» franco-allemande? La réponse ne peut être qu’ambivalente. D’un côté, la vie universitaire allemande, le milieu universitaire ont accueilli le voyageur sans la moindre arrière-pensée. Les vereine et les kneipen ne lui ont jamais été hostiles ou désagréables et, malgré son regard souvent ironique parfois goguenard sur certaines habitudes ou coutumes allemandes, il s’est gardé de toute remarque blessante ou méprisante. L’effort de compréhension, d’empathie a toujours été perceptible. Si bien qu’on ne s’étonne pas quand il déclare à la fin: «Je fais un retour sur mon année en Allemagne. Je me rends compte que plusieurs fois, comme à mon insu, l’Allemagne m’a séduit» (309). Aveu rare en cette période, d’affrontements nationaux, même s’il a cru constater devant un tableau de Franz Stuck vu à Munich sur ou plutôt contre la guerre que le peintre avait su donner «corps à des sentiments qui flottent dans l’air, à cette vague horreur de la guerre qui tient à présent l’Europe» (275). Peutêtre était-on, à ce moment dans une période de relative détente? Après ces paroles de sympathie venaient cependant à la vue de Strasbourg d’autres sentiments et d’autres pensées. «[…] je sens, ici, à Strasbourg, tout le poids du passé et je comprends qu’il y a des deuils qu’on ne peut pas qu’on ne doit pas oublier […]» (310). Bouglé, malgré sa sympathie avouée pour l’Allemagne, restait un patriote. Il n’a pas cédé au «mirage». Le traumatisme national qu’avait représenté la perte de l’Alsace – Lorraine n’était pas près de s’effacer même chez cet intellectuel pourtant enclin à ignorer les préjugés et à franchir la barrière des jugements a priori. Le rapprochement francoallemand sincère et durable avait encore une longue, très longue marche devant lui.

Civilisation et barbarie Le combat de Charles Maurras contre l’Allemagne de la naissance de l’Action française à la fin de la Première Guerre mondiale Michel GRUNEWALD

Pendant sa longue carrière, Charles Maurras s’est érigé en défenseur inlassable de la France contre tous ceux qu’il estimait traîtres à la patrie et qui construisirent après la défaite de 1870 la République. Cette confrontation avec ceux qu’il appelait les «princes des nuées»1 est étroitement solidaire de celle qui l’a opposé dès le début des années 1890 à l’«Allemagne éternelle» et dont on peut considérer qu’il met tous les éléments en place pendant les quelque 25 années qui séparent le début de l’Affaire Dreyfus de la fin de la Première Guerre mondiale. Cette double confrontation tourne autour des notions de «civilisation» et de «barbarie» censées symboliser dans le système maurrassien respectivement la France et l’Allemagne. C’est ce qui légitime à notre sens une lecture de Maurras qui, tout en plaçant à son arrière-plan de système de l’Action française, se fixe pour objectif de montrer que la réflexion sur l’Allemagne est indispensable à Maurras pour nourrir sa confrontation avec la République. La polémique récurrente et fortement répétitive conduite par Maurras contre la République, contre l’Allemagne et tous ceux qui se font à ses yeux les valets de ce pays s’inscrit dans une conception fortement clivée de la réalité qui va se trouver au centre de notre enquête qui concernera tout d’abord les fondements du système intellectuel et politique du chef de file de l’Action française, car c’est de ce système que découle tout ce que celui-ci écrit sur l’Allemagne. Cet examen débouchera sur une tentative de définition de ce que Maurras considère comme «allemand». Enfin, nous envisagerons comment il applique cette définition aux principaux aspects de la campagne qu’il entame contre l’Allemagne dans les années 1890 et quelles 1

Cf. Les princes des nuées, Paris, Tallandier, 1928. N.B. Les œuvres de Maurras ont fait l’objet de multiples éditions et rééditions. Nous mentionnons ici toujours les références de l’édition que nous avons eue à notre disposition.

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conséquences il tire de cette campagne jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale.

Les fondements du système maurrassien Le système intellectuel et politique construit par Maurras a pour fondement l’idée selon laquelle l’histoire du monde est celle de l’affrontement perpétuel de deux principes antagonistes, l’ordre et le désordre, dont découle la confrontation entre civilisation et barbarie. Telle que Maurras l’envisage, la notion d’ordre est étroitement solidaire de celle d’«unité du règne humain»2 qui a pour corollaire chez lui le refus de ce qui est réputé «individuel». Cette unité, c’est à travers les grandes œuvres de l’art grec qu’on en perçoit selon lui le mieux la nature, car «pour un Grec, la beauté se confond avec l’idée même de l’ordre: elle est composition, hiérarchie, graduation […] elle veut le vrai général et vise à la beauté typique, elle cueille une fleur de vie éternelle».3 L’idée qu’il existe une «unité du règne humain»4 traduit dans l’esprit de Maurras la conviction que toutes les activités humaines obéissent à une même loi, et que la société ne naît pas d’une «association de volontés»5 comme le prétendent les théories du contrat social, mais préexiste aux volontés individuelles et constitue l’expression d’une réalité «naturelle».6 La réflexion sur cette «loi générale»7 est le sujet central d’un essai intitulé L’homme qui date de 1901 et dans lequel Maurras, s’appuyant surtout sur Hobbes, livre sa conception en matière de naissance des sociétés. Dans ces pages d’une importance fondamentale pour la compréhension de toute son œuvre, Maurras se range délibérément parmi ceux qui affirment que l’homme est à l’homme comme un loup parce que les biens dont dispose l’être humain «sont en nombre relativement très petit»; d’où, poursuit-il, «entre hommes une rivalité, une concurrence fatales»8 qui entraîne entre eux des relations qui font que «l’homme ne peut voir l’homme sans l’imaginer aussitôt comme conquérant ou conquis, comme exploiteur ou exploité, 2 3 4 5 6 7 8

Cf. Les Vergers sur la mer, Paris, Flammarion, 1937, p. 127. Ibid., p. 126. Ibid., p. 127. L’ordre et le désordre, Paris, l’Herne (réédition) 2007, pp. 70-71. Quand les Français ne s’aimaient pas. Chronique d’une renaissance 1895-1905, Paris, Nouvelle Librairie Nationale (=NLN), 1916, p. 157. L’ordre et le désordre, op. cit., pp. 70-71. Cité d’après Charles MAURRAS, Principes, Paris, A la cité des livres, 1931, p. 6.

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comme victorieux ou vaincu, et, enfin, pour tout dire d’un mot, comme ennemi».9 Maurras n’adhère cependant pas intégralement à la vision pessimiste qui pourrait a priori se dégager du principe énoncé par Hobbes; car il complète l’idée que l’homme est un loup pour l’homme par un «aphorisme nouveau, et de vérité tout aussi rigoureuse, que pour l’homme, l’homme est un dieu».10 Cet aphorisme, il en explicite le sens à travers l’histoire de Robinson Crusoe et de Vendredi, quand il résume ainsi la manière dont le héros du roman de Daniel de Foe perçoit celui qu’il découvre: Voilà mon collaborateur, mon client et mon protégé. Je n’ai rien à craindre de lui. Il peut tout attendre de moi. Je l’utiliserai. Et Vendredi devient utile à Robinson, qui le plie aux emplois et aux travaux les plus variés. En peu de temps, le nouvel habitant de l’île rend des services infiniment supérieurs à tous les frais matériels de son entretien. La richesse de l’ancien solitaire se multiplie par la coopération, et lui-même est sauvé des deux suggestions du désert, la frénésie mystique ou l’abrutissement. L’un par l’autre, ils s’élèvent donc et, si l’on peut ainsi dire, se civilisent.11

Telle qu’elle est envisagée ici par le maître à penser de l’Action française, l’histoire de Robinson et Vendredi symbolise ce qu’il considère comme une donnée fondamentale de la constitution des sociétés humaines: «c’est […] la nécessité de l’industrie qui a fixé la famille et l’a rendue permanente»;12 et précisément, poursuit-il, l’organisation de la famille nous apprend que ce n’est pas l’inégalité qui résulte des civilisations, mais la civilisation qui naît de l’inégalité: La société, la civilisation est née de l’inégalité. Aucune civilisation, aucune société ne serait sortie d’être égaux entre eux. Des égaux véritables placés dans des conditions égales ou même simplement analogues se seraient presque fatalement entretués. Mais qu’un homme donne la vie, ou la sécurité, ou la santé à un autre homme, voilà des relations sociales possibles, le premier utilisant et, pourquoi ne pas dire «exploitant» un capital qu’il a créé, sauvé ou reconstitué, le second entraîné par l’intérêt bien entendu, par l’amour filial, par la reconnaissance à trouver cette exploitation agréable, ou utile, ou tolérable.13

Partant en outre de la constatation qu’une société naît d’un long processus d’organisation, Maurras estime que l’«esprit social véritable» s’oppose en tous points à l’«esprit anarchique de la démocratie».14 Cette réalité qu’il 9 10 11 12 13 14

Ibid., pp. 7-8. Ibid., p. 8. Ibid., pp. 8-9. Ibid., p. 9. Ibid., p. 10. Cf. L’Action française (=AF), 5 septembre 1917 (les chroniques de Maurras figurent toujours en page 1 du quotidien).

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estime de portée universelle entraîne selon lui une conséquence importante applicable à la naissance des nations: Nous n’avons pas voulu notre nationalité, nous ne l’avons ni délibérée ni même acceptée. […] La patrie est une société naturelle, ou, ce qui revient absolument au même, historique. Son caractère décisif est la naissance. On ne choisit pas plus sa patrie – la terre de ses pères – que l’on ne choisit son père et sa mère. On naît Français par le hasard de la naissance, comme on peut naître Montmorency ou Bourbon. C’est avant tout un phénomène d’hérédité.15

Comme il considère qu’une nation constitue une «société naturelle», Maurras à rejette en bloc les trois «idées suisses» de liberté, d’égalité et de fraternité dont il attribue la paternité à Rousseau16 car elles sont, estime-t-il, le résultat d’une sédition de l’individu contre l’espèce.17 La campagne dans laquelle Charles Maurras se lance dans les années 1890 contre les «idées suisses» a pour objectif de dénier à tous ceux qui se réclament des idéaux démocratiques le droit de se prétendre les représentants légitimes de la France.18 Car pour le royaliste qu’il est, ceux qui pensent de la sorte méconnaissent que c’est le génie même de la France qui se situe aux antipodes de l’esprit du libéralisme désireux de «dégager l’individu humain de ses antécédences ou naturelles ou historiques».19 Le représentant le plus éminent de ce génie, nous dit-il, est Descartes, esprit rationaliste par excellence dont le système démontre que «la raison ne connaît pas l’individuel mais le général» et qu’elle est solidaire du «principe de l’universelle hiérarchie».20 Quand Maurras s’exprime ainsi, c’est sa conception même de la civilisation qui est à l’arrière-plan de son propos. La matrice de cette civilisation est constituée à ses yeux par la sagesse grecque dont l’héritière est la France et dont le propre est, à son avis, «de mettre d’accord l’homme avec la nature, sans tarir la nature et sans accabler l’homme».21 Dans l’univers tel que Maurras le conçoit, l’ordre de la civilisation n’est jamais établi de façon stable. Il est constamment mis en péril par son contraire par suite même d’un manque de vigilance des représentants de la civilisation. C’est ce qu’il suggère dans Anthinea quand il note que si Rome a 15 16 17 18 19 20 21

AF, 9 juillet 1912. «Idées françaises ou idées suisses» (1899), in: Réflexions sur la Révolution de 1789, Paris, Les Iles d’Or, Editions Self, 1918, pp. 14-15. Ibid., p. 9. Ibid., p. 3. La démocratie religieuse, Paris, NLN, 1921, p. 395. «Idées françaises ou idées suisses», op. cit., p. 6. Anthinea. D’Athènes à Florence, Paris, Flammarion 1926, p. 104.

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bien été l’héritière d’Athènes, non seulement elle a propagé l’hellénisme, mais en raison du «manque de discernement chez ses prêteurs et ses proconsuls» également «le sémitisme et son convoi de bateleurs, de prophètes, de nécromans, agités et agitateurs sans patrie».22 Le «sémitisme» contre lequel Maurras exprime ici tout son mépris resta à son avis enfoui dans le fond de l’esprit européen pendant des siècles jusqu’au moment où, à l’époque de la Réforme, il refit surface à travers Luther et favorisa en terre germanique le réveil des instincts barbares que la colonisation romaine y avait seulement refoulés mais non pas éradiqués. Car il ne fait pas de doute pour lui que «des siècles de catholicisme, de classicisme et d’humanisme n’avaient guère civilisé le Germain qu’à fleur de pensée»;23 et la conséquence immédiate du mouvement initié par Luther fut, selon lui, de réveiller chez le «Germain» «ses plus forts instincts naturels»24 à travers la popularisation de l’esprit de «Jérusalem séparée de Rome».25 Ce processus eut, toujours selon Maurras, pour conséquence ultime que «Luther fut suivi comme un nouvel Arminius, [et que, à] sa suite, toute sa race, l’ayant reconnu de son sang, retourna, comme au fond des forêts primitives, aux ténèbres de sa conscience particulière».26 Si l’on en croit Maurras, l’évolution amorcée en Europe au moment de la Réforme a entraîné des conséquences gravissimes pour tout le continent, et singulièrement pour la France. En fonction de l’idée que l’unité de l’Europe s’est trouvée détruite par la Réforme, il procède à une réécriture de l’histoire du continent qu’il envisage sous la forme d’une marche vers la décadence dont émerge comme seul épisode positif le règne de Louis XIV qu’il assimile cependant à un apogée sans lendemain de la France. Car, estime-t-il, déjà Montesquieu et Voltaire furent exposés à l’«esprit hébreu et germain» lors de leurs séjours en Angleterre.27 Et ensuite, après eux, s’imposa à Paris le «misérable Rousseau»28 dont l’esprit se situait tout à fait aux antipodes de ce que représente la civilisation: Folie, sauvagerie, crime, l’aventurier nourri de révolte hébraïque appela cela de la vertu. Cette vertu d’un «moi» de qualité sordide était constituée juge du genre humain. Elle proposait en modèle une nature inculte, vicieuse et bornée. Sa sensibilité indignée et plaintive dressée en manière de loi fut appelée en dernier ressort contre

22 23 24 25 26 27 28

Ibid., p. 225. «Idées françaises ou idées suisses», op. cit., p. 8. Ibid. Ibid. Ibid., p. 6. Romantisme et Révolution, Paris, NLN, 1922, p. 5. Ibid.

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l’univers. Plus il y eut en lui d’abjection sincère et de vilenie naturelle, plus il prétendit qu’on devait tout en admettre, et l’obéir, et l’adore.29

A la suite de la diffusion des idées de Rousseau, selon Maurras, la France authentique se trouva progressivement livrée à des forces opposées à son génie, «l’organisation maçonnique, [la] colonie étrangère, [la] société protestante [et la] nation juive»,30 si bien qu’à la fin du XIXe siècle, on peut estimer que ces «oligarchies fédérées» ont pris en main tout ce qui compte pour le fonctionnement de la société: «Finance, Conseil d’Etat, universités, magistrature, administrations, académies».31 L’autre conclusion que Maurras tire du «schisme» provoqué au XVIe siècle par Luther ainsi que de l’action de ses émules comme Rousseau est fondamentale pour qui veut comprendre la nature de son nationalisme. S’il se proclame nationaliste, c’est parce qu’il est un adversaire résolu du principe des nationalités et ne voit dans le «dogme de l’égalité des nations» hérité de la Révolution qu’«anarchie» et désordre.32 Le nationalisme dont il se réclame constitue, selon ses propres termes, une réponse au mouvement issu de la Réforme: Autrefois, l’empire romain unissait toutes les patries dans sa paix profonde. La chrétienté du moyen âge enveloppait les langues diverses, les nationalités ennemies. […]. Depuis que la Réforme a coupé en deux notre Europe, la chrétienté n’existe plus. Où est le genre humain, pour chaque homme? Dans sa patrie. Il n’en est point au-delà. Elle est le dernier cercle politique qui, entourant les autres (famille, commune, province), n’est entouré d’aucun.33

Devant l’«Allemagne éternelle» Dans le système de Maurras, l’«Allemagne éternelle» représente le principe radicalement opposé à la France qui, par définition, est la seule dépositaire authentique et légitime des valeurs de la civilisation. La différence que Maurras fait entre Français et Allemands n’est pas de celles qui révèlent des nuances qu’on trouve généralement entre les groupes ou qui dévoilent les spécificités que l’histoire a fait émerger au sein de la communauté des peuples. Pour Maurras, cette réalité traduit le fait que les Allemands sont différents de tous les autres Européens parce qu’ils n’ont pas changé depuis 29 30 31 32 33

Ibid., p. 6. Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., p. 217. Ibid., p. 219. Le pape, la guerre et la paix, Paris, NLN, 1917, p. 13. Enquête sur la monarchie, Paris, NLN, 1925, pp. 472-473.

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deux millénaires et sont restés au stade d’évolution qui était celui des Germains avant l’arrivée des Romains. La conséquence de cette imperméabilité à la civilisation, affirme-t-il, est que «les Boches [ont trahi] par intérêt national et amour propre ethnique la vérité universelle» tout au long de leur histoire, ce qui a eu pour résultat que le plupart des «erreurs d’ordre universel […] sont nées en Allemagne».34 Si Maurras stigmatise de manière aussi massive les Allemands, c’est en fonction d’un objectif tout à fait précis qui est cohérent par rapport à sa manière d’envisager la civilisation. Celle-ci étant par définition la concrétisation du principe de l’ordre, ce que représente l’Allemagne lui apparaît sous les traits du désordre radical, et pour lui, l’une des vérités absolues est que les Allemands, par delà toute considération conjoncturelle, représentent l’archétype des barbares. Les symptômes de barbarie que Maurras ne se lasse pas de relever au fil de ses chroniques renvoient à la fois à l’histoire et au comportement collectif des Allemands. Concernant l’histoire de l’Allemagne, sa conviction intangible est que celle-ci «n’est qu’une longue anarchie, anarchie indéterminée […] et interminable», alors que, en revanche, dès le départ, les voisins des Allemands, les «Francs occidentaux», ont été «fondateurs et organisateurs».35 Cet état de faits révèle pour lui un phénomène supplémentaire, plus important encore à ses yeux: l’Allemand n’a pas la capacité de se doter d’une manière autonome d’une «règle»; quand il est «souverain», il n’en a d’autre que «sa fantaisie ou son intérêt»,36 ce qui revient à dire que contrairement au Français, spontanément, il n’est pas accessible à des discours fondés sur la raison. Il est légitime, de ce fait, de le considérer comme un «anarchiste».37 A travers le recours à un tel arsenal de représentations, Maurras, faut-il le répéter, cherche moins à argumenter qu’à stigmatiser. Ce qui lui importe est de démontrer (à des lecteurs souvent convaincus!) qu’à aucun moment il ne faut baisser la garde face à un peuple qui, estime-t-il, au bout de vingt siècles, n’a pas été à même de développer une seule des qualités qui font que la civilisation a pu progresser. L’évolution de l’Allemagne au début du XXe siècle, telle qu’il la caractérise le 15 août 1914, ne constitue à ses yeux que la confirmation de l’idée que les Allemands se distinguent bien du reste des peuples: Mais le furor teutonicus a fini par tout envahir et tout dominer. C’est un esprit de rage grossière, de brutale forfanterie, d’arrogance démesurée qui, avant de s’imposer 34 35 36 37

Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., pp. XVII-XVIII. Devant l’Allemagne éternelle. Gaulois, Germains, Latins. Chronique d’une résistance, Paris, Editions «A l’étoile», 1937, p. 48. Ibid., p. 285. Ibid.

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à la politique, a profondément pénétré les mœurs administratives, remplaçant un esprit de discipline rigoureux, mais formaliste et ainsi un peu garanti contre lui-même, par la sauvagerie innée des instincts de la chair et du sang allemands.38

On aurait du mal à recenser de manière exhaustive dans le corpus maurrassien toutes les notations soulignant que les Allemands sont «une race d’esprit grossier, rudimentaire».39 On se bornera ici à insister sur le fait que l’idée d’une supériorité de la civilisation gréco-latine, la seule vraie civilisation à ses yeux, est l’une des plus anciennes et des plus solidement ancrées chez Maurras. Elle préexiste chez lui à tout engagement politique militant comme l’atteste un texte de sa plume datant de 1892 et intitulé Le repentir de Pytheas.40 Ce texte de quelques pages renferme en quelque sorte la matrice de toutes les représentations futures de Maurras sur le pays de Goethe; le futur chef de file de l’Action française y relate l’histoire de la découverte par un marin phocéen, Pythéas, 300 ans avant Jésus-Christ, de l’île de Thulé. Ce pays, nous dit-il, «fut d’abord un pays roman»41 et sans la découverte du navigateur massaliote, il n’existerait même pas; en clair, cette affirmation revient pour lui à suggérer que tout ce qui est issu de «Thulé» – tout ce qui est représentatif à ses yeux de l’esprit «barbare» – est inférieur à la romanité et à la civilisation. Lorsqu’il écrit Le repentir de Pytheas, Maurras se sert en fait de l’opposition connue de tous les spécialistes entre l’esprit classique symbolisant la forme et l’esprit romantique représentant le principe opposé. Il introduit également l’idée que si l’esprit classique n’existait pas, l’univers romantique n’aurait pas vu le jour. Cette réalité intangible à ses yeux est pour lui la traduction d’une certitude qu’il érige en dogme: l’«esprit latin» étant par définition «artiste et créateur»,42 aucun des efforts de la Germanie pour progresser n’a jamais émané d’elle-même, mais n’a été que le résultat de son contact avec la latinité.43

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AF, 15 août 1914. Devant l’Allemagne éternelle, op. cit., p. 242. Ce texte a été publié en 1892 dans la revue l’Ermitage. Il a été repris dans le recueil publié par Maurras sous le titre L’Allée des philosophes, Paris, Les éditions G. Crès et Cie., 1924. Nous le citons d’après cette édition (qui ne présente que des différences minimes par rapport au texte original). L’Allée des philosophes, op. cit., p. 181. Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., p. 223. «[…] l’esprit latin est artiste, il est inventeur et poète. IL ne cesse jamais de faire et de créer […] D’ailleurs, n’a-t-il pas extrait la Germanie d’elle-même, c’est-à-dire de la sauvagerie et de la barbarie? Ne lui a-t- il pas dispensé tous ses biens: religion, institutions, industrie, arts et lois, souvent même langage?» (Cf. Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., p. 223).

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En fonction de l’idée qu’il se fait de l’Allemagne, Maurras réécrit à sa façon l’histoire de ce pays. Son objectif à travers cet exercice est de démontrer que depuis Luther, mesurées à l’aune de ce que représente la civilisation, les différentes périodes de cette histoire constituent autant d’étapes d’une descente aux enfers. Cette descente s’opère à mesure que monte en puissance l’individualisme en opposition au principe fondateur de toute civilisation, l’adhésion à un système universel transcendant toute visée individuelle. Le réquisitoire dans lequel Maurras se lance contre l’Allemagne englobe, à l’exception de Leibniz, Goethe et, dans une certaine mesure Nietzsche, tout ce qui est représentatif de l’évolution intellectuelle et politique de l’Allemagne moderne ainsi que tout ce qu’il estime apparenté à cette évolution: l’esprit démocratique, le libéralisme, le romantisme, c’est-à-dire tout ce qui, à ses yeux, est lié à Rousseau qu’il considère, on le sait, comme le penseur par lequel est venu au XVIIIe siècle tout le malheur de la France et de l’Europe.44 De ce caractère global du procès que Maurras intente contre l’Allemagne, il ressort que toutes les références négatives qu’il fait à celle-ci dépassent le cas spécifique de l’évolution d’outre-Rhin. Car quand il polémique contre l’Allemagne, son objectif est, en même temps, de se faire le propagandiste de son propre système hostile à la République, aux démocrates et favorable à la restauration de la monarchie en France. Jusqu’en 1918, la réécriture de l’histoire allemande à laquelle procède Maurras le conduit, en fonction de l’objectif qui est le sien, à focaliser l’attention sur Luther, Kant et Fichte. Le premier des trois, Luther, constitue pour lui le prototype de l’Allemand, responsable non seulement de la scission de l’Europe et «de [tous les] déchirements» connus par ce continent depuis le XVIe siècle mais également de toutes les grandes catastrophes qui l’ont ravagé: «la guerre des Paysans, […] la guerre de Trente ans, […] les guerres de la Révolution et de l’Empire […]».45 A travers le prisme maurrassien, Kant, quant à lui, apparaît essentiellement comme le continuateur direct du père de la Réforme, et il ne fait pas de doute que c’est sa pensée qui a permis l’épanouissement de «l’individualisme absolu»46 et de trouver la «formule exacte» de la «barbarie judéoallemande».47 Car, à entendre le maître à penser de l’Action française, contrairement à Descartes pour qui agir rationnellement consistait à reconnaître la nature de la réalité qui s’impose à l’homme à un niveau universel, le philosophe de Königsberg aurait inversé l’ensemble des données qui constituaient 44 45 46 47

Cf. à ce sujet en particulier AF, 28 juin 1912 et 23 juillet 1914. AF, 31.10.1917. AF, 20 août 1911. «Idées françaises ou idées suisses», op. cit., p. 14.

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jusqu’alors le fondement de tout système philosophique et placé au centre de l’univers l’individu dont il faisait l’origine de toutes les lois.48 Cette différence de fond pointée par Maurras entre le système kantien et les conceptions philosophiques auxquelles il adhère lui-même le conduit à un verdict sans appel: «intellectuellement, moralement, ethniquement, [Kant] est l’ennemi»,49 et les prétendus citoyens du monde qu’il souhaite voir naître ne sont que «des anarchistes tout purs».50 Dans la chronique de la séparation de plus en plus radicale de l’Allemagne par rapport à la civilisation à laquelle Maurras réduit l’histoire des terres germaniques depuis la Réforme, Fichte représente, par rapport à Kant, un palier supplémentaire de ce qu’il convient de considérer comme une aggravation constante du cas de l’Allemagne. Car «ce que Kant avait cru du moi rationnel et humain, Fichte, en somme, le transféra à son moi concret de Germain».51 L'auteur des Discours à la nation allemande, qu’il découvre en 1895, représente aux yeux de Maurras un «barbare de sang pur»,52 un «théoricien monomane et mystique de l'Allemanité»53 qui éloigne son pays encore plus du système de pensée occidental que le philosophe de Königsberg. Dans la représentation qu'en diffuse Maurras, Fichte abandonne en effet la perspective universaliste qui, malgré tout, était encore celle de Kant, et apparaît comme le véritable père du pangermanisme, ce «sursaut d’anarchisme ethnique auquel s'applique la définition de la Réforme luthérienne par Auguste Comte, convenablement étendue: ‹Une insurrection de la Germanie contre l'espèce humaine›».54

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Sur Kant, il écrit notamment: «Kant se donnait pour le Copernic de la philosophie. Il eût mieux fait de s’en dire le Ptolémée. Comme Ptolémée supposait tous les astres du ciel en voyage autour de la terre immobile, Kant vit l’esprit humain installé au centre de la nature à laquelle il dictait ses lois. Tous les éléments directeurs de notre connaissance sont des catégories de notre entendement, sans lequel ils n’auraient aucune réalité. Ce que nous prenons pour les lois de notre univers n’est que loi de notre pensée […] Tout nous est relatif, y compris l’idée que nous avons de nousmêmes. Descartes avait dit: Je pense, donc je suis, mais cette déduction semblait beaucoup trop aventureuse à Kant, et sa doctrine laisse clairement voir pourquoi: la pensée, y compris la pensée de la pensée, n’est encore qu’un fantôme de notre moi» (Cf. Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., pp. 271-272). Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., p. 270. La Gazette de France, 23 mai 1898, cité in: Charles Maurras, Dictionnaire politique et critique, établi par les soins de Pierre Chardon, Paris, Fayard, 1932, vol. 2, p. 270. AF, 17 octobre 1914. Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., p. 28. Ibid., p. 30. Ibid., p. 276.

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Combattre l’ennemi héréditaire Le combat de Maurras contre l’«Allemagne éternelle» est étroitement solidaire de l’autre aspect de son action comme publiciste. Celle-ci, on le sait, ne se situe pas uniquement dans le domaine des idées, mais très concrètement dans celui d’une lutte permanente contre tous ceux qu’il estime traîtres à la France. Ces traîtres à la France, il les dénonce en priorité en fonction de la collusion qu’il perçoit chez eux avec ce qu’il considère comme allemand. Envisagé à ce niveau, le nationalisme de Maurras ne correspond plus prioritairement à l’affirmation d’une identité ou à celle de la foi dans les valeurs de la civilisation. Il présente un caractère essentiellement défensif repérable en premier lieu à la manière dont le chef de l’Action française évalue la force de la France sur l’échiquier mondial et européen. Il ne fait aucun doute que pour Maurras la France d’après 1871 est un pays affaibli qui n’est en mesure de faire triompher dans aucune négociation internationale sa façon de voir. Cette faiblesse, selon lui, est perceptible à tous les niveaux et constitue55 la résultante d’un déclin qui s’est amorcé dès la Révolution56 et dont la «République démocratique et centralisée […], instrument des quatre Etats confédérés (juif, protestant, maçon, métèque)»,57 ne serait que le dernier avatar. Le régime mis en place par les «quatre Etats confédérés» ne peut dans l’esprit de Maurras aucunement être soucieux des intérêts réels de la France, car il est aux mains de l’étranger.58 Jusqu’en 1914, Maurras souligne que, depuis 1870, au gré de l’évolution de l’Europe, la France a été un protectorat de l’Allemagne, s’est vue manipuler par la Grande-Bretagne puis par la Russie et a dû enfin céder à la pression du Reich lors de la crise marocaine.59 Cette situation déplorée par lui, Maurras y voit une résultante de l’état d’esprit qui a cours dans les milieux dirigeants de la République, en, particulier parmi les radicaux et les socialistes qu’il dénonce dans les termes suivants en 1908: Ni les uns ni les autres ne poseront la question nationaliste (comment garder la France aux Français?), ni la question nationale (comment garder la France en Europe?). Ils ne poseront pas la question nationaliste, l’intérêt radical et socialiste étant de tout céder aux infiltrations étrangères et d’obéir en tout aux métèques et aux juifs; ils ne poseront pas la question nationale car ils n’ignorent pas que la démocratie n’est 55 56 57 58 59

Kiel et Tanger. La République française devant l’Europe, Versailles, Bibliothèque des œuvres politiques, 1928, p. 136. AF, 17 juin 1914. Kiel et Tanger, op. cit., p. 286. Ibid. C’est l’idée centrale de Kiel et Tanger.

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pas équipée pour cela: elle n’a pas, elle ne peut pas avoir de politique étrangère, a fort bien dit M. Anatole France; elle hait les soldats, elle hait les marins et, suivant l’autre mot, non moins juste, de M. France, elle n’a pas d’Etat, elle ne peut avoir que des administrations.60

En fonction des constats auxquels il procède et des certitudes qui l’animent dès la fondation de l’Action française, Maurras s’attache en priorité à combattre ceux qui se font à ses yeux les complices de l’Allemagne dans son domaine de prédilection, le domaine intellectuel. Dans ce cadre, son combat contre tous ceux qui symbolisent l’esprit de la Sorbonne comme Gabriel Monod revêt un caractère emblématique en raison de l’ambition de Maurras de faire de l’Action française le fer de lance de la reconquête intellectuelle face à ceux qui s’identifient au kantisme ou acceptent l’influence allemande sur l’Université. On sait qu’après la défaite de 1871 les pères de la République avaient estimé que la renaissance de la France passait par un examen approfondi et mené sans tabou des causes de cette défaite. Comme l’a montré Claude Digeon,61 l’un des domaines considérés comme prioritaires par eux dans cette entreprise fut l’Université. Des hommes comme Renan notamment estimèrent qu’une réforme des structures universitaires passant par un examen attentif de ce qui faisait la force du système allemand était certainement l’un des éléments fondamentaux d’un relèvement à long terme de la France. En procédant de la sorte, ils ne faisaient que s’inspirer de ce qui s’était produit en Prusse sous l’impulsion des réformateurs qui s’étaient mis au travail après la défaite d’Iena. Si, dans ce combat, Maurras prend pour cible privilégiée Gabriel Monod, c’est parce que celui-ci constitue à ses yeux le symbole le plus achevé du «haut enseignement dénationalisateur» mis en place par la Troisième République.62 Il lui oppose Fustel de Coulanges dont l’œuvre doit à son avis inspirer quiconque désire promouvoir une «histoire de France qui fût vraiment française».63 C’est en 1902 que pour la première fois Maurras propose Fustel de Coulanges comme modèle contre les historiens de l’«école libérale»,64 qu’il taxe purement et simplement de trahison à l’égard de la France. Au centre de la polémique contre Monod et ses émules, il place le texte fameux publié par Fustel de Coulanges dans la Revue des deux mondes le 1er septembre 1872, et dans lequel l’auteur de La cité antique partait en guerre contre la tendance qu’il prêtait aux historiens français de dévaloriser 60 61 62 63 64

AF, 27 août 1908. Claude DIGEON, La crise allemande de la pensée française, Paris, PUF, 1959. Quand les Français ne s’aimaient pas, op. cit., p. 89. Ibid., p. 51. Ibid.

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l’histoire de France authentique et qu’il rendait responsable de la défaite de 1870. Citant abondamment le texte en question, Maurras met en avant le «suicide intellectuel et moral» dont s’étaient rendus coupables les historiens français de l’époque romantique, car, selon Fustel de Coulanges, ils trahissaient leur devoir patriotique: Le véritable patriotisme n’est pas l’amour du sol, c’est l’amour du passé, c’est le respect des générations qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu’à les maudire et ne nous recommandent que de ne pas leur ressembler. Ils brisent les traditions françaises et ils imaginent qu’il restera un patriotisme français. Ils vont répétant que l’étranger vaut mieux que la France, et ils se figurent qu’on aimera la France. Depuis cinquante ans, c’est l’Angleterre que nous aimons, c’est l’Allemagne que nous louons, c’est l’Amérique que nous admirons. Chacun se fait son idéal hors de France…65

A la suite de cette première citation qui lui sert à dénoncer l’action de Monod et de ses collègues, Maurras invite ses lecteurs à tirer toutes les conséquences qui s’imposent de ce que Fustel de Coulanges avait écrit au sujet des historiens allemands, artisans selon lui des victoires de la Prusse: Par-delà la science, l’Allemand voit la patrie. Les savants sont savants parce qu’ils sont patriotes. L’intérêt de l’Allemagne est la fin dernière de ces infatigables chercheurs. On ne peut pas dire que le véritable esprit scientifique fasse défaut en Allemagne; mais il y est beaucoup plus rare qu’on ne le croit généralement. La science pure et désintéressée y est une exception et n’est que médiocrement goûtée. L’Allemand est en toute chose un homme pratique; il veut que son érudition serve à quelque chose, qu’elle ait un but, qu’elle porte coup.66

L’objectif de l’offensive dans laquelle Maurras se lance en 1902 est clair: il s’agit, pour lui, de dénoncer les théories romantique et libérale de l’histoire comme étant nuisibles à la France en raison de l’influence germanique qu’elles trahissent. Pour remettre de l’ordre dans les esprits, c’est selon lui «l’histoire classique, l’histoire d’un Fustel de Coulanges, d’un Voltaire, d’un Montesquieu, d’un Bossuet» qu’il faut réhabiliter «face à l’histoire hégélienne».67 La reconquête intellectuelle à laquelle Maurras appelle ici passe par la réfutation de toutes les thèses des historiens du XVIIIe et du XIXe siècle qui affirmaient en particulier que les élites qui avaient construit la France étaient d’ascendance germanique. Le combat dans lequel il se lance a pour objectif de faire triompher l’idée opposée, selon laquelle la véritable matrice de la civilisation française est bien gallo-romaine et donc libre de toute influence germanique. Il trouve son point d’orgue en 1905 dans la «bagarre de Fustel» 65 66 67

Ibid., p. 55. Ibid., p. 57. Devant l’Allemagne éternelle, op. cit., pp. 16-17.

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qui fut pour l’Action française l’occasion de mettre publiquement en scène68 ses thèses nationalistes au moment où, en France, en plus de la crise marocaine, la séparation de l’Eglise et de l’Etat ainsi que le vote de la loi du service militaire à deux ans divisaient les esprits.69 On ne détaillera pas ici les différents aspects de la «bagarre», mais on notera surtout qu’elle permit à Maurras et ses amis de se lancer dans une violente polémique contre Jean Jaurès, Paul Guiraud, Gabriel Monod, Charles Seignobos70 et tous les historiens qui, à leur avis desservaient la cause de l’Université française que Fustel de Coulanges, lui, n’aurait cessé de servir grâce à sa résistance à l’influence pernicieuse du germanisme. Par-delà la polémique à laquelle prirent part les représentants les plus connus de l’Action française, la «bagarre» fournit à Maurras l’occasion, à travers la mise en valeur du cas de Fustel de Coulanges, de faire ressortir toutes les raisons qui militaient pour recommander la lecture de cet historien à tous les patriotes. Lorsqu’il énumérait les «trois grands titres» en vertu desquels l’œuvre de Fustel de Coulanges était à ses yeux digne de l’«attention des patriotes réfléchis et conscients», de façon à la fois implicite et explicite, c’était son rejet du germanisme et de ce que celui-ci représentait qu’il exprimait: Son génie critique est d’une essence universelle, nul historien ne pourrait revendiquer au même degré que Fustel l’impartialité, l’impersonnalité de la science. La raison de Fustel correspond au type classique de la raison française, et la manière de penser qu’on peut appeler romantique n’a pas eu d’ennemi plus implacable et plus vigilant que Fustel. Enfin, les explications et les interprétations historiques que nous propose Fustel de Coulanges ne sont pas seulement des chefs-d’œuvre de la raison et du savoir: ce son les seuls qui permettent aux Français de comprendre quelque chose aux origines de leur histoire; l’Histoire de Fustel est la seule Histoire de France qui ne soit pas de guerre civile et qui n’autorise pas les luttes de classe entre les Français.71

On ne peut plus clairement exprimer le rôle patriotique que Maurras et l’Action française revendiquaient contre la science officielle française qui, selon eux, était à la solde de l’Allemagne. La «bagarre de Fustel» fut pour eux l’occasion de se poser en seuls défenseurs authentiques d’une France qui, pour faire face avec succès à l’Allemagne, devait, pensaient-ils, impérativement recentrer toutes ses activités autour des valeurs qu’elle avait héritées de son histoire multiséculaire.

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Ibid., pp. 95-104. Ibid., p. 97. Ibid., pp. 138 sqq. Ibid., p. 100.

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Ce sont ces valeurs que Maurras se fixa comme but de défendre dès le début de la Première Guerre mondiale. En 1914, il adhéra certes à l’«union sacrée», mais ne cessa pas pour autant de prendre pour cible au nom de la défense de l’intelligence française contre le germanisme ses ennemis de toujours, et en particulier les socialistes, qu’il suspectait, à l’instar de Jaurès, de considérer «l’Allemagne comme l’alma parens véritable, la terre de leurs désirs et de leurs regrets» et la pensée allemande comme leur «centre intellectuel».72 La rhétorique développée par Maurras à partir d’août 1914 s’inscrivait dans la continuité de ses prises de position depuis les années 1890 tout en tenant compte du contexte nouveau créé par le conflit et en prenant place dans la propagande antiallemande à laquelle contribuèrent également d’autres intellectuels. L’idée de base qu’il défendait dans ses billets journaliers correspondait à une accentuation du discours antigermanique auquel il avait habitué ses lecteurs depuis une vingtaine d’années. A titre d’exemple, on citera ici ces extraits de la chronique du 13 août 1914 qui résume bien son état d’esprit d’alors: Exception faite pour quelques grands Germains, candidats à l’humanité, qui ne laissèrent qu’une rare descendance, l’apogée naturel de ces romantiques-nés se reconnut toujours au même goût de la domination pour la domination. L’orgueil butor tiré précisément d’un cas d’infériorité obtuse exprime l’épaisseur et la présomption d’une race. […] L’Allemand est persuadé qu’il améliore et embellit le monde en le ravageant. Il a peine à comprendre que le monde ne soit jamais de son avis. C’est ainsi que l’homme allemand, excellent, homme total (all man, observe le bon Fichte) a perdu la tête, c’est ainsi qu’il la perdra toujours. Il ne faut pas que le sort l’élève trop haut, car, immanquablement, ce soldat fanfaron, devenu aussi politique fanfaron, réunira l’univers contre lui.73

Comme la plupart des auteurs français qui s’exprimèrent contre les Allemands à partir de 1914, Maurras avait recours à des notions de psychologie des peuples pour qualifier ce qui se passait depuis août 1914. La thèse qu’il défendait, inspirée partiellement par Jacques Bainville,74 était que, malgré l’effet bénéfique que la monarchie aurait dû normalement avoir sur le comportement collectif des Allemands, depuis le début du XXe siècle, outreRhin, «l’esprit allemand a[vait] vaincu l’esprit politique».75 Cela signifiait pour lui que la monarchie instaurée par les Hohenzollern en 1871 n’avait pas été à même d’œuvrer en profondeur malgré les qualités inhérentes par définition à ce type de régime: 72 73 74 75

AF, 21 septembre 1916. AF, 13 août 1914. Devant l’Allemagne éternelle, op. cit., p. 221. Ibid.

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Mais le furor teutonicus a fini par tout envahir et tout dominer. C’est lui, c’est cet esprit de rage grossière, de brutale forfanterie, d’arrogance démesurée qui, avant de s’imposer à la politique, a profondément pénétré les mœurs administratives, remplaçant un esprit de discipline rigoureux, mais formaliste et ainsi peu garanti contre luimême, par la sauvagerie innée des instincts de la chair et du sang allemand.76

Les commentaires de Maurras cités ici datent tous des premières semaines de la guerre et s’inscrivent au sein de la campagne de presse provoquée par les méthodes brutales auxquelles les Allemands avaient alors recours en particulier à l’égard des civils en Belgique et dans d’autres régions envahies. Pour lui, ces exactions ne faisaient que révéler que l’un des aspects de la psychologie germanique, la «brutalité allemande», était bien la conséquence de «l’état des forces du Corps germanique», c’est-à-dire, en clair de la puissance de l’Allemagne, car précisait-il, cette brutalité «s’enfle et s’exerce si [le] corps [germanique] est unifié et puissant, [et] elle s’abaisse et file doux quand on a mis cette puissance à la raison».77 Toutes les dénonciations de Maurras qui visent inlassablement le furor teutonicus débouchent de sa part sur la formation de ce qu’il convient d’appeler le but de guerre de l’Action française. Comme Jacques Bainville qui achève son Histoire de deux peuples en avril 1915,78 Maurras est d’avis que c’est l’existence même d’une Allemagne forte qui constitue une menace pour l’Europe. De ce fait, il estime qu’après la défaite du Reich il sera indispensable de mettre purement et simplement fin à l’existence d’une structure étatique unifiée en terre germanique si on souhaite assurer durablement la paix de l’Europe.79 Sur les modalités de la dissolution de l’unité allemande, Maurras – comme Bainville – s’est exprimé abondamment et de façon répétée pendant toute la durée de la guerre. On se contentera de souligner ici que les vues qu’il développe à cet égard comportent essentiellement trois points: la destruction de la Prusse qui, à son avis, doit aller de pair avec une politique

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AF, 15 août 1914. AF, 30 septembre 1914. Jacques BAINVILLE, Histoire de deux peuples, Paris, NLN, 1915. Voici par exemple ce qu’il écrit à ce sujet en 1917: «La menace élevée par l’unité allemande contre la civilisation universelle est inexorable. Le jeu de l’‹éternelle Allemagne› est là pour le démontrer. […] Ou l’unité de ce peuple sera détruite ou le militarisme allemand, reconstitué à grande vitesse, malgré les précautions juridiques plus ou moins mal imitées du premier Empire, fera courir au monde le risque d’un guerre prochaine infiniment plus cruelle que l’atroce conflit auquel nous assistons» (AF, 06.06.1917).

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favorable aux Etats allemands du sud et la création en Rhénanie d’un Etattampon placé sous influence française.80 Lorsque pendant la guerre Maurras réclamait qu’on mette fin à l’unité allemande, il avait clairement conscience que cet objectif ne pourrait être atteint qu’à la faveur d’une défaite qui mettrait fin à l’existence de l’Etat fondé par Bismarck en 1871. Comme Jacques Bainville,81 il estimait illusoires les raisonnements de ceux qui, notamment à gauche, à partir de 1916, commençaient à croire que les difficultés intérieures rencontrées par le Reich seraient à même de favoriser l’émergence d’une «Allemagne antiimpérialiste, pacifiste, antimonarchiste».82 A ceux qui raisonnaient ainsi et espéraient que, grâce à un changement de structure interne de l’Etat allemand, parviendrait à s’instaurer entre la France et l’Allemagne un équilibre pacifique, en monarchiste convaincu de la faiblesse son pays depuis qu’il était une république, Maurras objectait que, même comme république, l’Allemagne ne connaîtrait pas l’évolution qu’espéraient ceux qui rêvaient d’une coexistence harmonieuse entre Français et Allemands. Selon lui, même dans cette hypothèse, l’Allemagne continuerait à être plus forte que la France et serait «puissante, redoutable par les armes autant que par la diplomatie et l’économie, apte aux invasions militaires comme au commerce

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Le 11 avril 1916, par exemple, dans l’AF, il défend à ce sujet le point de vue suivant: «La solution optime de la difficulté allemande est donc celle que la tradition européenne nous indique: destruction de la Prusse, redistribution des Allemagnes, occupation de la ligne du Rhin, relèvement de la Pologne, de l’Autriche et de la Hongrie. Ni socialement, ni humainement les peuples, mêmes allemands, n’auront à en souffrir. Et politiquement, nous serons tranquilles. J’écris avec cynisme: c’est le grand point.» Si la destruction de l’Etat prussien s’impose aux yeux de Maurras, cela doit s’inscrire dans une politique de réparation à l’égard des Etats allemands du Sud: «Très justement parce que les Etats du Sud ont eu à souffrir de la Prusse, il est politique de les dédommager. Justement parce que l’Autriche devra faire d’importantes concessions aux peuples latins et slaves, il faut lui donner des compensations dans le nord pour la débarrasser de toute obsession de revanche vers le sud et ver l’est» (AF, 07.04.1915). Le 7 avril 1915, toujours dans l’AF, il exprime ses espoirs au sujet de la Rhénanie: «En arrachant les peuples du Rhin aux conditions nouvelles d’une Allemagne démembrée, tributaire, en leur dispensant les bienfaits d’une France puissante et heureuse, il n’est pas impossible de nous les rattacher.» Sur le régime à accorder à la Rhénanie, dans la même chronique, il exprime également un point de vue précis: celui-ci ne doit correspondre ni à une annexion ni à un protectorat, mais «au régime établi au XVIIe siècle pour les Flandres françaises et pour l’Alsace! le contraire du régime mis en usage à la fin du XVIIIe et au commencement du XIXe pour la Belgique et le long du Rhin». Cf. AF, 16 avril 1916. Cf. AF, 17 avril 1916.

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envahissant du temps de paix»; de ce fait, «la menace allemande sur l’Europe, loin d’être atténuée, serait lourdement aggravée».83 Et, pour le cas où les alliés coalisés contre le Reich ne parviendraient pas à infliger à l’Allemagne une défaite qui entraînerait un bouleversement de ses structures, dès le mois d’août 1916, endossant le rôle de Cassandre, il prédisait pour l’immédiat après-guerre l’évolution suivante: Je suppose le statu quo allemand d’avant la guerre, ou réduit, si l’on veut, de l’Alsace-Lorraine, des provinces polonaises. Eh bien, ce statu quo, accru d’un patrimoine de gloire fabuleuse et d’orgueil trop réel peut causer, avant peu, de nouvelles catastrophes, telles qu’il nous devrait être impossible de regarder un adolescent, homme futur de 1924, sans en concevoir de la pitié ou de l’effroi: des catastrophes telles encore que les malheureux avocats, professeurs et journalistes socialistes qui ne les prévoient pas et défendent de les prévoir, mériteraient d’être enfermés à l’hôpital des fous, s’il en suffisait de les déclarer publiquement déchus de tous leurs droits politiques. Sans le vouloir, sans le savoir, les malheureux travaillent et veulent faire travailler à une sixième invasion.84

83 84

Cf. AF, 16 août 1916. Ibid.

Bücher, die nach Thymian duften Provencereisen deutscher Dichter Karl Heinz GÖTZE

Der Süden, das war für die völkerwandernden wie später für die bildungsreisenden Deutschen zunächst einmal Italien. «Zu-nächst» ist hier ganz wörtlich zu verstehen: In Italien lag seit je für die Deutschen der Süden am nächsten. In Italien war zudem die antike Welt noch mit Händen zu greifen, in Italien liegt das Zentrum des weltumspannenden Katholizismus. Und so zog es denn die deutschen Dichter-Reisenden, die sich seit dem 18. Jahrhundert aufmachten, Europa zu erkunden, zuerst nach Italien. Goethe war nur der berühmteste dieser reisenden Literaten, denen bald ihr gelehrtes und wohlhabendes Publikum folgte. Die Provence hat ihren Namen aus römischer Zeit. Sie war die erste, die geliebteste der römischen Provinzen, sie zeigt bis heute nicht nur die Ruinen römischer Arenen, Viadukte und Triumphbögen, sondern das römische Erbe ist in viel tieferen Schichten des Alltags präsent. Als die Päpste das einzige Mal in der Geschichte des Katholizismus ins Exil gingen, da wählten sie Avignon. Als Petrarca Italien verlassen mußte, da siedelte er sich im Süden Frankreichs an. Und so zog es die reisenden Literaten auch bald in die Provence, ins mittägliche Frankreich, wie man im 19. Jahrhundert sagte, denn dort wartete auf Entdeckung, was in Italien schon entdeckt oder wiederentdeckt worden war: eine mediterrane, geschichtsgesättigte Kultur. Christian Friedrich Mylius, ein Pfarrer, der 1818 im Selbstverlag einen großen, reich illustrierten fünfbändigen Reisebericht über seine 1812 unternommene Fußreise nach Südfrankreich herausbrachte, schrieb über die Motive zu seiner Fahrt: Oft blickte ich [...] den Störchen und anderen Wandervögeln zur Zeit ihrer Abreise in wärmere Länder nach, wenn sie in hoher Luft in ganzen Schwärmen nach Süden segelten; ich dachte daran, daß sie jetzt wirklich dahin zögen, um den immer rauher werdenden Norden mit einem sanften Himmel und schöneren Ländern zu vertauschen; sehnlich wünschte ich dann, mich mit leichten Dädalus-Flügeln zu ihnen aufzuschwingen, ihnen nacheilen [...] zu können [...]. Die Möglichkeit zum Anfange der Erfüllung meiner alten, sehnlichen Wünsche zeigte sich endlich, nach langem Ringen und Streben, im Frühjahr 1812. Ich hatte mir vorgenommen, zuerst eine Reise in das durch seine vielen Paradiese, und römischen

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Alterthümer, so interessante, noch bei weitem nicht so stark als Italien bereiste südliche Frankreich zu machen, da auch von demselben noch wenig und sehr unvollständige Beschreibungen im Deutschen vorhanden sind.

Die Sehnsucht, mit den Zugvögeln nach Süden zu fliegen, dem rauhen Norden zu entkommen und sich in schöneren Gefilden anzusiedeln, wird ein Leitmotiv der Texte deutscher Provence-Reisender werden. Oder zumindest, wenn das schon nicht zu haben ist, eine Ahnung eines schöneren Lebens aus dem Süden mitzubringen in den Norden, wo Ordnung, Vernunft, industrieller Fortschritt und schlechtes Wetter herrschen. Vierzig Jahre nach Mylius sollte es Moritz Hartmann in seinem Tagebuch einer Reise durch Languedoc und Provence noch deutlicher sagen: Wie sonderbar mutet es unsereinen an, ein einfaches Bauernhaus von mächtigen Zypressen, von breitwehenden Feigen- und blütenlächelnden Mandelbäumen umgeben zu sehen. – Es ist doch alles anders als jenseits der Berge und ich glaube dem Satze, den neulich ein berühmter Naturforscher zu mir ausgesprochen: «Der Mensch ist von Natur nicht gemacht, um im Norden zu wohnen». Heidelberg und der Rhein und Thüringen sind die Grenzen – daß in Preußen auch noch Menschen wohnen – das hat die Notwendigkeit oder die Reflexion, nicht die Natur getan oder gewollt.

Man merkt, daß Hartmanns Äußerung keineswegs nur auf den Bereich der Natur zielt, sondern auf hegelianische Philosophie und preußische Staatsräson. Schon Goethe reiste ja bekanntlich nicht nur deshalb nach Italien, weil er das Land der Griechen (sic!) mit der Seele suchte, weil er Probleme mit Frau von Stein hatte oder es ihm in Weimar zu kalt war. Er floh die deutschen Verhältnisse. Nicht anders beinahe alle Dichter, die in den französischen Süden reisten: Was sie in der Fremde sehen, ist zutiefst geprägt von den in der Heimat geprägten Erwartungen. Sehnsucht haben sie nach dem, was daheim nicht zu haben ist. Ihre Sehnsucht nach dem Süden ist mehr als die Sehnsucht nach der Sonne. Damit ist ein Gesichtspunkt gegeben, von dem aus sich die folgenden Berichte deutscher Autoren über ihre Aufenthalte in der Provence überblicken lassen: wir wollen sie darauf befragen, welche Provence sie ersehnt haben und wie diese Sehnsüchte zurückverweisen auf deutsche Verhältnisse. Das kann uns vielleicht davor bewahren, uns in den vielen Tausend Seiten von Beschreibungen von Bauwerken, Landschaften und Menschen, die in deutscher Sprache zum Thema erschienen sind, zu verlieren. Dabei wird sich zeigen, daß Sehnsucht nicht blind machen muß, sondern gerade erst zum Sehen verhilft, zum Sehen des Fremden wie des Eigenen. Daß es angesichts der zur Verfügung stehenden Seiten bei einer Skizze bleiben muß, bei Stichproben sozusagen, versteht sich von selbst, ebenso wie sich von selbst versteht, daß der Umfang des zur Bearbeitung gewählten Feldes der Tiefe seiner Bearbeitung abträglich sein muß. Auf ausführliche Zitate soll darum aber nicht verzichtet werden, mögen sie doch

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auch ohne eingehende Analyse einen ersten Eindruck von der Schreibweise des jeweiligen Autors vermitteln. Die Reiselust der Schriftsteller ist bekanntlich historisch eng verbunden mit der Aufklärung und dem heraufdämmernden bürgerlichen Zeitalter. Die erste größere deutsche Darstellung einer Reise ins südliche Frankreich stammt vom Moritz August von Thümmel, einem humoristischen Romanschriftsteller der Aufklärung, der am Vorabend der Französischen Revolution die südfranzösischen Provinzen bereiste. Reise in die mittäglichen Provinzen von Frankreich im Jahre 1785/1786 heißt sein Buch. Der Text präsentiert sich als Tagebuch einer langen Reise, die von Paris über das Burgund nach Avignon, Nîmes, Montpellier, Sète, Agde, Béziers zum Canal du Midi verlief, dann aber auch auf der östlichen Seite der Rhone entlang nach St. Rémy, Aix-en-Provence, Marseille, Antibes führte. Von dort aus fuhr der Autor mit dem Schiff nach Genua, geriet auf der Rückfahrt in Seenot und kehrte schließlich über Toulon und erneut Nîmes, Toulouse, Bordeaux und Tours nach Paris zurück. Tatsächlich aber kaschiert die Tagebuchform das Romanhafte des Berichts. Ausgangspunkt des Vorhabens war nach Bekunden des Erzählers der Wunsch, seine so deutsche «Hypochondrie» zu vertreiben, die «Grillen» der im deutschen 18. Jahrhundert so weit verbreiteten Melancholie. Es gelingt ihm zumindest stilistisch. Sein deutlich von Laurence Sternes Sentimental journey inspirierter Text wird getragen von launigem Witz, heiterem Lebensgenuß und epikuräischem Sinn, wie sie in der deutschen Literatur seiner Zeit selten sind. Seine hedonistische Lebensphilosophie, das gekonnte Spiel mit der Frivolität muten so an, als sei der Reisende aus dem protestantischen Norden vom genus loci gründlich infiziert, eine Schreibhaltung die Thümmel von Seiten Schillers den Tadel eingebracht hat, er sei ohne Ideal. Weit weniger umfangreich als Thümmels fiktiver Reisebericht ist der des Friedrich von Matthisson, eines zu seiner Zeit sehr bekannten, aber außerhalb der Fachwelt weitgehend vergessenen Lyrikers. Matthisson bereiste Südfrankreich im Jahre 1790, als der Graf von Mirabeau aus dem südfranzösischen Aix längst die bis dahin einschneidenste Revolution der Weltgeschichte eingeläutet hatte. Matthisson reiste mit dem Postschiff von Lyon die Rhone hinunter nach Avignon. Das war die Route, die nach ihm fast alle Provencereisenden nehmen sollten, wenn sie auch ein anderes Verkehrsmittel wählten. Lyon ist bis heute das Tor zum französischen Süden geblieben, ein Tor, das immer mehr erweitert wurde, sich aber heute zu Beginn der großen Ferien regelmäßig als zu eng erweist. Zu Matthissons Zeit war das anders. Das Postschiff ging nur einmal wöchentlich von Lyon aus nach Avignon ab, die Rhone war noch nicht durch Staustufen gebändigt, und so dauerte denn die gefährliche Reise drei Tage.

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Drei Tage für eine Strecke, die wir heute in zwei Stunden durchrasen können. Daß wir dabei nicht nur Zeit gewinnen, sondern auch etwas verlieren, davon wird noch die Rede sein. Matthissons Reise war eine Bildungsreise alten Stils. Bei der Schiffahrt wurde der Horaz gelesen, in Avignon und an der Fontaine de Vaucluse Petrarca gesucht, dem ein großer Teil des Textes gewidmet ist. Auch die Weiterreise stand ganz im Banne der Literatur und der Geschichte: Den Pont du Gard, das berühmte Aquädukt, sah er nach der Beschreibung in Rousseaus Bekenntnissen, in Nîmes störte ihn die Entweihung der römischen Arena durch die vielen Häuser, die damals an und vor allem in das riesige Rund gebaut waren und als er in «Cette», dem heutigen Fischereihafen Sète, endlich das Meer erreichte, da dachte er an die Phönizier und Katharer, die einst über dieses Meer gefahren waren. Die Provence, nach der sich Matthisson sehnt, ist die Petrarcas, der provenzalische Ort, der ihm am wichtigsten wird, die Fontaine de Vaucluse. Hier findet er ein Gegenbild zu der Zeit, in der er lebt, die er nicht mag und al Zeit der «physischen und moralischen Entnervung» bezeichnet. Petrarcas Leben hingegen stellt er sich paradiesisch vor: Mit Wohlgefallen verweile ich an dem Ort, wo einer der […] ausgezeichnesten Menschen […] aller Jahrhunderte zusammengenommen, einen großen Teil seines Lebens den Musen und der Einsamkeit heiligte, wo er seinen Sinnen den Krieg ankündigte; nichts sah, als eine Magd […] nichts hörte, als das Blöcken der Herden, den Gesang der Vögel und das Rauschen des Wassers; niemand zur Gesellschaft begehrte, als seinen treuen Hund und seine Bücher […] nur von schwarzem Brot und Früchten lebte, sich kleidete wie seine Nachbarn die Fischer und Hirten, seinen Garten mit eigener Hand baute […] las, schrieb und träumte; die Vergangenheit prüfend durchdachte und über die Zukunft ratschlagte, froh des seligen Mittelstandes zwischen Armut und Reichtum, in bescheidener Ländlichkeit, an klaren Gewässern, in schattigen Hainen, auf blumigen Wiesen, zwischen Olivenbäumen und Reben, mit der reinen Luft Gesundheit und Freiheit athmete […].

Die weißen Felsen der Provence sind hier ganz offenbar eine hübsche Projektionsfläche für die antikisierenden Ideale eines deutschen Untertans aus dem jedenfalls im Norden gar nicht so seligen Mittelstand: einfach leben, fern der Gesellschaft in Frieden mit schöner, reicher Natur, gleichwohl Halt in einer geschichtlichen Teleologie finden, dazu Freiheit und Gesundheit – die klassizistischen Ideale lassen sich auch in der Provence ansiedeln, man muß nicht den beschwerlichen Weg nach Griechenland auf sich nehmen. Matthisson war auch darin ein deutscher Schriftsteller, daß er zwar die Freiheit nach antikem Vorbild ersehnte, der Freiheit, die sich die Franzosen 1790 blutig erkämpften, hingegen sehr skeptisch gegenüberstand. Aber das «Ça ira» schallt ihm zu laut entgegen, um es zu überhören:

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Der allgemeine Nationalgruß ist jetzt: Ça ira! worauf: Cela va! erwidert wird; so wie in den katholischen Gegenden von Deutschland und der Schweiz uns der Grüßende: Gelobt sey Jesus Christ! zuruft, und wir ihm: In Ewigkeit! antworten. Von allen Feldern, in allen Dörfern, schrien Männer, Weiber und Kinder, uns ihr Ça ira! entgegen und erhoben ein unendliches Jauchzen, wenn wir Cela va! antworteten. Der Enthusiasmus für die Revolution gränzt an Taumel beym Landvolk der südlichen Departementer. Sie reden wie Begeisterte, wenn man das Wort Freyheit nur ausspricht, und leben in der festen Zuversicht, daß sie ein Gebäude aufführten, welches der vereinigten Gewalt des ganzen Erdbodens Trotz bieten werde.

Die daheim in den sechsunddreißig deutschen Staaten so schmerzlich vermißte Freiheit ist etwas, was die deutschen Intellektuellen in der ersten Hälfte des 19. Jahrhunderts in der Provence suchen, gleich, ob sie im Geist der Romantik, des Biedermeier oder im revolutionären Geist der 48er reisen. In seinen Lebenserinnerungen berichtet der Maler Ludwig Richter von einer Provencereise, die er 1820 als Begleiter eines russischen Fürsten unternahm. Landschaftsmaler hatten damals die Funktion der heutigen Photographen. Der Fürst wollte der Zarin ein Album mit den schönsten Ansichten des südlichen Frankreich zum Geschenk mitbringen, und so mußte denn in einer seiner drei Equipagen ein Zeichner mitfahren und zeichnen, was der Stift hergab. Man hat nach dem Reisebericht den Eindruck, daß der launische Fürst sich mehr für die Abendgesellschaften interessierte, die auf der Reiseroute lagen, als für die römischen Bauwerke, die besichtigt wurden. Der Zeichner lieferte, was heute die Dias leisten müssen: den Beweis, daß man dort gewesen ist. Richter leidet unter seinem aristokratischen Auftraggeber, er erleidet unter südlichem Himmel ganz individuell gleichsam das, was sein Vaterland im Ganzen dulden muß: Am Sylvestertag, wo wir Aix verließen, sollte nun der erste Tag der Reise abgeschlossen und dann in Marseille ein längerer Halt gemacht werden. Es war ein Tag, wie ihn um diese Zeit nur der Süden bieten kann. Vom wolkenlosen blauen Himmel strahlte die Sonne die lieblichste Wärme über die schöne Landschaft, deren Vegetation nun ganz das südliche Gepräge angenommen hatte; denn es wechselten Piniengruppen mit Cypressen, Oliven und Mandelbäumen, und in der Nähe der Landhäuser standen auch Orangen in Kübeln, von Wein und Feigenbäumen umgeben. Der stattliche Wagenzug fuhr langsam eine Höhe hinauf, und mir schlug das Herz erwartungsvoll, denn hier mußten wir Marseille, aber vor allem das Meer erblicken. Schon erhoben sich duftige Berge [...] und nun auf einmal lag das Meer vor mir! Ich war ganz Auge, völlig hingerissen von der Größe und Schönheit dieses Anblicks [...] Ich fühlte mein Glück, ein vor wenigen Monaten nie gehofftes. Aus meiner armen, engen Existenz so plötzlich in eine neue, fremde Welt versetzt, und von Tag zu Tag mit bedeutenden Eindrücken fast überschüttet, mußte ich es nicht heute am Schluß des Jahres als ein glückliches Los preisen, das mir zugefallen war? Und doch rang sich ein Seufzer aus tiefstem Herzen heraus; es fehlte eines – die Freiheit!

Die Gesellschaft reist weiter an der Küste entlang in Richtung Nizza, das ein halbes Jahrhundert später zum Wintersitz der russischen Zaren werden sollte.

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Man besucht Toulon und macht Station in Hyères. Wo wir heute neben blauem Meer und blauem Himmel vor allem Betonsiedlungen für Touristen stehen, wo kaum ein Photo gemacht werden kann, ohne daß ein Kran aus dem Hintergrund ins Photo ragt, findet der romantische Maler seine romantischen Motive: Da es sehr kühl wurde, gingen wir in eine Hütte, wo wir uns zu den guten, freundlichen Leutchen an den Kamin setzten. Die alte Großmutter, zunächst am Feuer sitzend und mit der hübschen, jungen Wirthsfrau am Rocken spinnend, plauderte freundlich mit uns. Die jungen Leute lachten und scherzten und sangen zuweilen ein leichtes provençalisches Liedchen; ich zeichnete schließlich die ganze Gruppe [...] wobei die Mädchen sich unbemerkt eine möglichst vortheilhafte Stellung zu geben suchten. Eine alte, freundliche Dame, die Besitzerin einer schönen Villa, kam noch gegen Mitternacht dazu. Auch sie war sehr gesprächig und nöthigte uns noch, bei dem herrlichen Mondschein in ihre Villa zu kommen. Palmen und Orangen, blühende Rosenlauben und plätschernde Springbrunnen, selbst die lachenden Nymphchen fehlten nicht [...]. Nichts fehlte zu den Decorationen einer «mondbeglänzten Zaubernacht der Romantik» als ein Abenteuer, welches aber eher einem Einzelnen als einer Gesellschaft begegnet.

Das «Ça ira» ist verklungen, die Spätromantiker finden mit schon biedermeierlich gestimmter Seele die Großmutter am Herde, die emsige Hausfrau, die Volkslieder singenden jungen Leute, die koketten Mädchen, finden den Frieden zwischen Hütten und Villen und über all dem Palmen, Orangen und der Mondenschein. Die Ritterkultur und die Volkssagen des glänzenden provenzalischen Mittelalters fanden auch bei den Romantikern Interesse, die den französischen Süden nie bereisten. Tiecks Märchen von der schönen Magelone und dem Grafen Peter von Provence ist das bekannteste Beispiel. Auch Lenau hat die Provence nicht bereist, aber in seinem Gedicht über «Sisteron», ein Ort, der auf der Route Napoléon am Eingang zur Alpenroute in die Provence liegt, ist eine deutliche Verschiebung gegenüber dem Tieckschen Kunstmärchen sichtbar: Auf dem Berge ragt Gemäuer, und in längst verblichnem Glanze herrschten hier von ihrem Schlosse einst die Grafen der Provence. [...] Doch in unsern schlimmen Tagen ward der Tempel zum Gefängnis, wo die Tyrannei ihr Opfer quält in heimlicher Bedrängnis.

Lenau hatte recht. Im 19. Jahrhundert waren die meisten mittelalterlichen Gebäude, die wir heute in der Provence bewundern, zu Gefängnissen oder zu Irrenhäusern verwandelt worden: Das galt für den Papstpalast in Avig-

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non, für die Tour Constance in Aigues-Mortes, für das Chateau d’If vor Marseille und selbst für das Schloß des guten König René in Tarascon. Wir wissen davon u.a. durch ein Buch, das die bisher genannten Reisebeschreibungen und Erinnerungen weit überragt und – da wieder auf dem Buchmarkt lieferbar – noch heute mit Gewinn im Gepäck einer Südfrankreich-Reise mitgeführt werden kann, durch Moritz Hartmanns Tagebuch einer Reise durch Languedoc und Provence. Hartmann kam nicht als Bildungreisender, auch nicht als Begleiter wohlhabender Fürsten, sondern er kam 1851 nach Südfrankreich auf der Flucht vor den Majestäten, die nach der gescheiterten Revolution von 1848 die Macht wieder fest in den Händen hielten. Hartmann war Abgeordneter in der Paulskirche gewesen und das sollte ihm ein zwanzigjähriges Exil eintragen, dessen besten Abschnitt er bei adeligen Freunden im Languedoc verbrachte. Damit beginnt eine Traditionslinie, die später schrecklich breit werden sollte: die Provence als Ort des Exils deutscher Schriftsteller auf der Flucht vor den Machthabern in Deutschland. Hartmanns Buch ist umfangreich, es umfaßt fast fünfhundert Seiten. Alle traditionellen Orte und Sehenswürdigkeiten kommen vor: Avignon, Vaucluse, Tarascon und seine Schwesterstadt, das mittelalterliche Beaucaire, die römischen Ausgrabungen bei St. Rémy, die Ruinen von Les Baux, wo die Troubadoure sangen und die Ketzer abgeschlachtet wurden, Arles mit seiner Arena, seinen Friedhöfen, seinen Kreuzgängen und seinen schönen Frauen, das damals schon chaotische Marseille, das vornehme Aix-en-Provence und dann aber auch, auf der anderen Seite der Camargue und der steinigen Crau die Zentren des Languedoc: Nîmes, Montpellier und Sète. Hartmanns Buch ist, dem Titel entgegen, deutlich davon geprägt, daß der Autor längere Zeit im französischen Süden gelebt hat und nicht nur auf der Durchreise einmalige Eindrücke aufgereiht hat. Es interessiert sich für für die Geschichte, aber nicht nur für die Monumente der Sieger, sondern auch für die Geschichte der protestantischen Ketzer, für den Widerstand in den Cevennen, in Les Baux und bei Oppède. Es interessiert sich nicht nur für Bauwerke, obgleich er die mit Geschick zu beschreiben weiß, sondern vor allem für die Menschen: Jedes Land wird mir erst dann lebendig, wenn ich es mit gewissen Helden seiner Geschichte bevölkere, und ich bereise es, wie man einen Roman liest, immer in Begleitung des «leidenden» Helden, indem ich alles oder das meiste, was ich sehe und erlebe, auf ihn beziehe. Daß diese Helden meiner Reiseromane oder Romanreisen meist die Unterdrückten des Landes sind – das ist so mein Geschmack, meine Sympathie. In Irland war es Robert Emmet und die Katholiken, im südlichen Frankreich sind es Roland, Jean Cavalier und die Protestanten.

Hartmanns Buch duftet nach Thymian. Der Thymian ist nicht nur das am meisten provenzalische aller Gewürze, sondern war im 19. Jahrhunderts

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auch das Erkennungszeichen der Montagnards, der Demagogen, wie man sie in Deutschland nannte, der Demokraten und Republikaner also. Aber Hartmanns Buch ist kein dokrinäres Buch. So richtig dokrinär und konsequent kann man wohl besser im Norden sein als im Süden. Hartmann beobachtet die südfranzösischen Verhältnisse genau, aber eben auch liebevoll, ohne alle Bitternis, die häufig die Schriften der Exilierten durchzieht. So schreibt er über die Straßen von Marseille: «Unter den schattigen Bäumen des Cours St. Louis, einer Art Pariser Boulevards, liegen schon südliche Faulenzer. In den Gassen ist viel Schmutz; aber – man lache darüber – die südliche Sonne vergoldet und verklärt auch diesen.» Als Hugo von Hofmannsthal 1892 in den französischen Süden reiste, da war die Distanz zwischen dem Norden und dem Süden einerseits kleiner geworden und andererseits unendlich gewachsen. Gewachsen, weil der deutsche Norden nun die Industrielle Revolution hinter sich hatte, zum Grau des Himmels das Grau des Staubs der Industrie gekommen war, während der Süden weiter eine Agrargesellschaft blieb. Kleiner geworden, weil man nun bequem und schnell mit der Eisenbahn reiste. Keine langsamen Postschiffe wie bei Matthisson, keine monatelangen Fußreisen wie bei Mylius, keine Equipagen mehr wie bei Richter – die Eisenbahn änderte die Art der Erfahrung grundsätzlich. Der Erfahrungszusammenhang, der sich bei einer langsamen Reise allmählich herausbildet, kann sich so nicht mehr herstellen. Der Blick aus dem Fenster auf rasch entschwindende Objekte bestimmt jetzt die Wahrnehmung und so heißt Hofmannthals Text denn auch «Südfranzösische Eindrücke» und beginnt mit Überlegungen über den Zusammenhang von Reiseform und Wahrnehmungsweise: Die hübsche Art zu reisen, die empfindsame, die des Sterne und des Rousseau, ist uns verloren gegangen. Das war noch eine Reise nach Stimmungen. Man reiste sehr langsam, im humoristischen Postwagen oder in der galanten Sänfte; man hatte Zeit, um in Herbergen Abenteuer zu erleben und wehmütig zu werden, wenn ein toter Esel am Weg lag; man konnte im Vorbeifahren Früchte von den Bäumen pflücken und bei offenem Fenster in die Kammern schauen; man hörte die Lieder, die das Volk im Sommer singt, man hörte die Brunnen rauschen und die Glocken läuten. Unser hastiges, ruheloses Reisen hat das alles verwischt, unserem Reisen fehlt das Malerische und das Theatralische, das Lächerliche und das Sentimentale, kurz alles Lebendige.---

Hofmannsthal, der über Chambéry und Grenoble reist und erst bei Valence auf die traditionelle Rhone-Route der Provencereisenden trifft, ist insofern noch ein traditioneller Bildungsreisender, als literarische Texte seine Eindrücke unablässig strukturieren. Savoyen ist für ihn die Landschaft Rousseaus, Grenoble die Stadt Stendhals, die Provence die Region Frédéric Mistrals, der gerade seine Erneuerung der provenzalischen Poesie betrieb. In Arles sieht er die Arenen, die griechischen Profile der Frauen, die Stier-

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kämpfe und die Nekropole – und er besucht auch die Camargue, die den früheren Reisenden nur unwegsames Sumpfgebiet war, während es heute der eingezäunte Traum von einem freien, wilden Leben weißer Pferde mitten in einem organisierten und verwalteten Europa geworden ist. Gebildet ist Hofmannsthal gewiß nicht weniger als Matthisson, aber dennoch sind seine Eindrücke ganz modern, vom Eisenbahnzeitalter geprägt, denn es fehlt dem Weltbild des Reisenden das am Ende des 18. Jahrhundert noch sichere Gefühl, in den Zusammenhang eines Geschichtsprozesses und einer sozialen Ordnung selbstverständlich eingebettet zu sein. «Die Bilder des Lebens folgen ohne inneren Zusammenhang aufeinander.» Gerade dieser im Norden verlorengegangene Zusammenhang wird in der mediterranen Provence gesucht, nicht nur das Spiel der klaren Farben unter strahlender Sonne, nicht nur das köstliche Essen am Meer, nicht nur die noch nicht gezähmte Landschaft der inneren Provence: Es ist keine zufällige Besonderheit, daß ich soviel von Farben spreche. Man kümmert sich in diesen hellen Ländern viel mehr um Farbe als in unserer grauen und braunen Welt. Sogar das Menue wird pittoresk. Hier, [...] am rollenden, phosphorschimmerden Meer ist das Dejeuner in den Fischerherbergen eine große Orgie von Farben. Der rotflossige Fisch schwimmt in einer Safransauce, andere flimmern silberschuppig, und die grellroten Langusten sind von mattgrünen Oliven umrahmt [...]. Dazu das blaue Meer und am weißen Strand Pinien und Zypressen. Das ist längst der Küste, von den Pyrenäen bis zur Riviera. Im Innern aber ist die provenzalische Landschaft eintönig, wie die griechische. Graugelb, mit graugrünen Olivenhainen. Dann und wann auf der staubigen alten königlichen Straße eine Schafherde, die lautlos weitertrippelt. Dann ein ausgetrocknetes Flußbett. Dann, in schweigender Einsamkeit, Ruinen; ein verfallener Aquädukt, ein Triumphbogen. Dann weite, schattenlose Haine der mageren Oliven. So hat es rings um den Engpaß ausgesehen, wo Ödipus dem Vater begegnete [...] Hier hat der heutige Tag kein Eigenleben.

Hier hat der heutige Tag kein Eigenleben – sondern ist tief verwurzelt im Zusammenhang von Geschichte und Mythos. Der Zusammenhang, der in der Moderne des Nordens verlorengegangen ist, wird in der mediterranen Welt wieder ahnbar. Die Sehnsucht nach dem verlorenen geschichtlichen und gesellschaftlichen Zusammenhang, die um die Jahrhundertwende die Dichtung durchzog, kommt in konzentrierter Form in der kurzen Passage von Rilkes Aufzeichnungen des Malte Laurids Brigge zum Ausdruck, der von dem Eindruck handelt, den die Theaterwand der Arena von Orange auf den Besucher macht. Diese römische Arena zählt neben denen von Arles und Nîmes sowie dem Pont du Gard zu den beeindruckensten Zeugnissen der römischen Provence. Am weitesten im Norden gelegen, ist sie für den deutschen Besucher meist der Ort, wo ihm vergangene römische Größe zuallererst vor Augen tritt. Rilke berichtet von dem plötzlichen Glücksgefühl, das im Betrachter

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entsteht, wenn er vor der riesigen Wand immer kleiner wird, einer Wand, hinter der sich die Welt noch zum einheitlichen Gesicht zusammenschließen kann. Der Bericht mündet in ein geschichtsphilosophisches Resumee: Laßt uns doch aufrichtig sein,wir haben kein Theater, so wenig wir einen Gott haben: dazu gehört Gemeinsamkeit. Jeder hat seine besonderen Einfälle und Befürchtungen, und er läßt den anderen soviel davon sehen, als ihm nützt oder paßt. Wir verdünnen fortwährend unser Verstehen, damit es reichen soll, statt zu schreien nach der Wand einer gemeinsamen Not, hinter der das Unbegreifliche Zeit hat, sich zu sammeln und anzuspannen.

Als Joseph Roth 1925 im Auftrag der Frankfurter Zeitung in die weißen Städte des mittäglichen Frankreich reiste, da war jener Zusammenhang, dessen Zerbröckeln Hofmannsthal und Rilke spürten, durch den Ersten Weltkrieg gewaltsam zersprengt worden. Sein Reisebericht, einer der illusionärsten und zugleich einer der schönsten über das südliche Frankreich, geht aus von der Erfahrung des großen Krieges: Als ich dreißig Jahre alt war, durfte ich endlich die weißen Städte sehen, die ich als Knabe geträumt hatte. Meine Kindheit verlief grau in grauen Städten. Meine Jugend war ein grauer und roter Militärdienst, eine Kaserne, ein Schützengraben, ein Lazarett. [...] Als ich zu leben anfing, war die offene Welt verwüstet. Ich selbst vernichtete sie mit Altersgenossen.

Grau ist die Farbe des Nordens, grau sind die Röcke der Soldaten. Weiß ist die strahlende Farbe der Unschuld. Und so wurden und blieben denn die braunen, ockerfarbenen, gelben Steinhäuser der provenzalischen Städte dem verzweifelt nach Reinheit Suchenden zu weißen Städten, die aus dem fernen Süden in die graue Nachkriegszeit Zentraleuropas leuchtet. «Wir können nicht glauben, daß irgendwo noch die Kontinuität des Friedens vorhanden ist und die große und mächtige Kulturtradition des antiken und mittelalterlichen Europas lebendig.» Wir können es nicht glauben, aber Roth will es glauben und so findet er auch, wonach er gesucht hat. Seine Reise wird zu einer Pilgerfahrt, die provenzalischen Städte zu symbolischen Chiffren in einem Weltbild. Lyon das Tor zum Süden, ist wiederum Ausgangspunkt der Reise in die geträumten Städte der Kindheit des Autors und der Kindheit der europäischen Menschheit. Schon in Vienne erscheint es Roth merkwürdig, daß er mit der Eisenbahn gekommen war, und so setzt er denn die Reise zu Fuß fort. Pilgerfahrten mit dem Bus, das weiß man nicht nur in Lourdes, haben etwas Würdeloses. Tournon, die nächste Station der Reise, läßt noch vermissen, was der Fußreisende sucht: einen Mittelpunkt, einen öffentlichen Fluchtpunkt des Gewirrs der Gassen und der Gesellschaft, einen Ort fröhlicher Gemeinschaft. Aber dann kommt Avignon, die von Petrarca so erbarmungslos beschriebene Stadt der Päpste, wo Korruption, Armut, Machtgier

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mit den geistlichen Herren der Welt Einzug hielten und im abweisenden Papstpalast bis heute ein sprechendes Zeugnis hinterlassen haben. Für den verzweifelten Katholizismus Roths, der sich in den zwanziger Jahren schon andeutete, ist Avignon hingegen der Ort, wo unter katholischer Hoheit und schattenloser Sonne die verschiedenen Menschenrassen friedlich, tolerant und in gegenseitiger Achtung miteinander leben: Wenn ich der Papst wäre, ich lebte in Avignon. Mich würde es freuen, zu sehen, was dieser europäische Katholizismus zustande gebracht hat, welch großartige Rassenmischung, welch einen farbigen Wirrwarr der verschiedenen Lebenssäfte, und wie trotz dieser Vermengung kein langweiliges Einerlei entstanden ist. Jeder Mensch trägt in seinem Blut fünf Rassen, alte und junge, und jedes Individuum ist eine Welt von fünf Erdteilen. Jeder versteht jeden und die Gemeinschaft ist frei, sie zwängt niemanden in eine bestimmte Haltung. Der höchste Grad der Assimilation: geradeso fremd, wie einer ist, soll er bleiben, um heimisch zu werden. Wird die Welt einmal so aussehen wie Avignon?

Die Provence von Joseph Roth liegt in Avignon, nicht in Nîmes, wo, wie er es beschreibt, «die römischen Denkmäler durch eine Art Einverleibung bürgerlich gemacht» wurden, nicht in der Handelsstadt Beaucaire, das, weil es als Handelsstadt seine Größe nur durch das Geld hatte, nun in seiner Armut schäbig aussieht. Auch nicht in Marseille, wo Europa seine Grenzen öffnet und sich alles scheinbar Bleibende auflöst. Daß Roths verzweifelt-sehnsüchtige Konstruktion der provenzalischen Städte trotz ihres so offenbar imaginären Charakters uns immer noch anziehen kann, liegt wohl daran, daß durch seinen Text hindurch das Bewußtsein dringt, daß seine Konstruktion eben eine Konstruktion ist, daß es in der historischen Wirklichkeit so ist wie in Les Baux: die Trümmer siegen über die Monumente. Roths Konservatismus ist unrettbar vom Verstand angekränkelt: «[...] der Süden konserviert. Im Süden kann man vielleicht ein echter Dichter und ‹reaktionär› sein und die traditionellen Lügen der menschlichen Gesellschaft für heilige Traditionen halten.» Joseph Roth ist nicht als Gleicher unter Gleichen in Avignon gestorben, sondern als fremder Flüchtling in Paris, der Rausch des Glaubens und der Rausch des Südens machten ihm den Rausch aus der Flasche nicht entbehrlich. Auch Kurt Tucholsky verbrachte 1925 im Auftrag einer Zeitung «Wandertage in Südfrankreich». Hätte er Joseph Roth getroffen, so wären die beiden gewiß in Streit geraten. Kurt Tucholsky war keinesfalls dazu bereit, die traditionellen Lügen der menschlichen Gesellschaft für heilige Traditionen zu halten. Wo Roth mit epochalen Entwürfen im Gepäck wandert, hält sich Tucholsky ironisch an das Kleine, Alltägliche. Er quartiert sich wie ein moderner Tourist am Meer ein, in einem kleinen Fischerort nahe Toulon, er genießt die Sonne, er genießt den Mistral:

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Der Mistral weht. Er hat den Himmel reingefegt, silberne Konturen gesetzt, vielleicht wirbelt er jetzt drinnen im Land die Staubwolken zusammen – hier ist die Luft glasklar, das Ferne ist nah, alle Häuser am Meer leuchten, der Wind ist Champagner, eine Art frischer Wärme, die Natur aus flammend blauem Stahl. Die Lungen atmen tief.

Tucholsky freut sich an den langsam vorüberziehenden weißen Schiffen, an den Männern, die Boules spielen, ohne – wie in Deutschland – gleich einen Verein zu bilden, freut sich aufs Essen und am Essen. Der kämpferische Publizist aus dem Berliner Norden findet im Süden für einen Moment die einfachen Genüsse, findet Ruhe und Stille: «Alles ist getaucht in Musik, Sonne und eine mittägliche Schläfrigkeit.» Auch Tucholsky ist von der geschichtlichen Kontinuität beeindruckt, die die provenzalischen Ruinen ausstrahlen. Er ist beeindruckt, aber er glaubt seinen Gefühlen nicht, sondern panzert sie mit Spott, weiß er doch genauer als Roth zwischen Sehnsucht und Realität zu scheiden: Das ist eine wahrhafte Ruine –! So eine, wie sie immer auf den Bildern in den alten Schweizer Hotels abgemalt ist, und vor denen man sich vergeblich fragt, wo in aller Welt solche pittoresken Ruinen vorkämen. Das ist sie. Ich stapfe in den Trümmern herum und sehe ins Tal. Unser Zeitalter liebt keine Ruinen. Heiße ich Herr Biedermeier –? Also. Aber hübsch ists doch.

Hübsch ist es doch. Hübsch ist es auch, weil man weit weg ist von Berlin, vom Lärm, von den Buletten, von den Vereinen, vom kalten Ostwind. Aber diese Bedingung des vorübergehenden kleinen Glücks unter südlichem Himmel ist zugleich die Ursache dafür, daß das Glück nicht dauern kann. Wie bei Ludwig Richter, der im Glücksgefühl seiner in Marseille verbrachten Sylvesternacht daran dachte, daß seiner Heimat die Freiheit fehlte, denkt Tucholsky an seinem südlichen Urlaubsort an den preußischen Norden: [...] ich bin so glücklich-dankbar für das, was nicht da ist. Und ich denke im Weitergehen nach: Was haben sie mit uns in den letzten zehn Jahren gemacht! Wie zerrauft! Wie ausgeschlossen von aller Welt! Wie zerprügelt! Wie abgestumpft! Und wofür –? Alles, damit am Wannsee und in Dahlem neue Herren einziehen konnten, wahre Gewinner des Mordes, Plusmacher aus einem allgemeinen Defizit [...] Es ist nicht schön, zurückzublicken – aber vergessen ist so schwer. Und es ist sehr, sehr schwer, sich wieder in den Zustand des alten Glücks einzufühlen, wenn man einmal den Boden unter sich hat schwanken fühlen.

Roth und Tucholsky bearbeiten beide im provenzalischen Süden die Probleme ihres Landes, ihrer Länder. Es ist seltsam, daß gerade die Texte, die aus der Spannung zwischen dem Land der Herkunft und dem bereisten Land leben, uns die Fremde viel eindrücklicher zu zeigen verstehen, als diejenigen, die wie konventionelle Reiseführer sich scheinbar ganz aufs Reiseland konzentrieren. 1925 schrieben Roth und Tucholsky noch selbstverständlich aus der Perspektive des Besuchers. Sie konnten, sie mußten nach Deutschland

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zurückkehren, ihre Texte wurden dort gedruckt und gelesen. Bald aber kamen deutsche Schriftsteller nach Südfrankreich, die nicht zurückkehren durften, deren Bücher verbrannt worden waren, auf die in Hitlers Deutschland das Konzentrationslager wartete. Es kamen viele, Südfrankreich war während der dreißiger Jahre eines der Zentren des literarischen Exils. Südfrankreich versprach angenehme Lebensbedingungen zu mäßigen Preisen, denn damals war die Küste zwischen Cannes und Marseille im Vergleich zu Paris noch sehr preiswert. Sanary, der kleine Badeort bei Toulon, sah vorübergehend mehr literarische Prominenz als Berlin in den zwanziger Jahren. Thomas Mann lebte dort mit seiner schreibenden Familie, mit Klaus und Golo und Erika, der Lebenskünstler und Erfolgsautor Feuchtwanger richtete sich wieder eine Villa ein, hatte Arnold Zweig, Franz Werfel und Alma Mahler-Werfel zu Gast, Ernst Toller und Bertolt Brecht suchten von hier aus andere Exilländer. René Schickele siedelte sich an, ebenso Alfred Kerr, Hermann Kesten, Friedrich Wolf, Rudolf Leonhard, Robert Neumann, Willi Bredel, Alfred Kantorowicz, Ludwig Marcuse. Heinrich Mann, das unbestrittene Haupt des deutschen Exils, lebte in Nizza. Nicht alle haben über die Region geschrieben, die ihnen Exil gewährte, eine Region, die sich übrigens kaum um die Prominenz oder die Nöte derer kümmerte, die da gekommen waren. Südfrankreich war jetzt kein Ort der Sehnsucht mehr, allenfalls des kurzen Wohlbehagens. Die Sehnsucht richtete sich nun darauf, in den Norden, in ein befreites Deutschland zurückkehren zu können. Was man über das Leben in Südfrankreich schrieb, das wurde selten zum Werk, selten selbst zum Zeitungsartikel, sondern bedeckte die einsamen Tagebuchseiten. Die besonnte Idylle des Badeorts mußte den Flüchtlingen als falsche Idylle erscheinen, und so richtete sich denn das Interesse vieler Autoren auf Marseille, die Stadt, in der die finsteren Seiten der Zeit auch offenbar wurden. Der rasende Reporter Egon Erwin Kisch interessierte sich natürlich für das Viertel rechts der Quais vom alten Hafen, das die Huren, die Matrosen, die Aus- und Abgemusterten der Gesellschaft beherbergt und später von den deutschen Besatzern gesprengt wurde. Das Hurenviertel steht auch am Anfang eines Denkbildes von Walter Benjamin über Marseille, in dem sich dann Bild an Bild reiht: ein Blick auf Notre-Dame-de-la-Garde, die Kitschkirche, die den Hafen überragt, die Kathedrale, die Muscheln- und Austernstände, die noch heute während der kalten Jahreszeit in den Straßen der südfranzösischen Küstenorte dort stehen, wo sich in Deutschland die Pommes-frites-Buden befinden, die Mauern mit den Werbeplakaten und die Mauern mit den politischen Parolen, die Bettler und die Vorstädte, die sich immer weiter in die Landschaft hineinfressen:

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Es kommen die Docks, die Binnenhäfen, die Speicher, die Quartiere der Armut, die zerstreuten Asyle des Elends: das Weichbild. Weichbild sind der Ausnahmezustand der Stadt, das Terrain, auf dem ununterbrochen die große Entscheidungsschlacht zwischen Stadt und Land tobt. Sie ist nirgends erbitterter als zwischen Marseille und der provencalischen Landschaft. Es ist der Nahkampf von Telegraphenstangen und Agarven, Stacheldraht gegen stachelige Palmen, Nebelschwaden stinkender Korridore gegen feuchtes Platanendunkel brütender Plätze, kurzatmigen Freitreppen gegen die mächtigen Hügel.

Der Gegensatz der Texte Benjamins zu den Reiseberichten aus dem 19. Jahrhundert, ja selbst noch zu dem Joseph Roths könnte nicht größer sein: kein Flußlauf, keine geographische oder historische Folge, kein Geschichtskonzept und kein klassischer Autor führt von einem Ziel zum nächsten. Benjamin geht im Kreis durch die Großstadt, gibt sich seinen Eindrücken, gibt sich dem Dasein hin. Marseille ist auch der Schauplatz des Romans, der gültiger als jeder andere die Situation der von den Nationalsozialisten einerseits und den Konsularbürokraten aller Länder andererseits absurd umhergetriebenen antifaschistischen Schriftsteller beschreibt. Anna Seghers Transit erzählt vom deutschen Schriftstellerleben in Südfrankreich nach dem Einmarsch der deutschen Truppen, spielt zu einem Zeitpunkt, an dem das Leben daran hing, ein Transitvisum zu erhalten, mit dem man Europa per Schiff verlassen konnte. Wer nicht fliehen konnte wie etwa Heinrich Mann und wer nicht Selbstmord beging wie Walter Benjamin, der wurde paradoxerweise von den französischen Behörden in Lagern interniert, deren bekanntestes die alte Ziegelei von Les Milles bei Aix-en-Provence war. Lion Feuchtwanger hat in seinem Buch Der Teufel in Frankreich über das entwürdigende Leben in diesem Lager berichtet, in dem die sehnsüchtigen Hoffnungen der deutschen Provencefahrer auf ein wenig klares Wasser, auf menschenwürdige Aborte und die Gelegenheit zur Flucht vor der nahenden Wehrmacht einstweilen geschrumpft waren: Der kleine Ort Les Milles ist häßlich, doch die Landschaft ringsum ist sanft und lieblich; hügeliges Gelände, blau und grün, kleine, sanfte Flüsse, alte Landgüter, Ölbäume, Reben, viel Rasen, der sonst in dieser Gegend spärlich ist, ein kühner, hoher Aquädukt, weithin sichtbar. Inmitten dieser schönen Landschaft lag unbeschreiblich häßlich unsere Ziegelei.

Die Ziegelei gibt es noch, wenn auch der Stacheldraht drumherum nur noch symbolischen Charakter hat. In einem unbenutzten Schuppen finden sich Fresken aus dem Kreis der Maler, die dort interniert waren, Max Ernst der bekannteste unter ihnen. Sie erzählen von Hunger, aber auch von ungebrochenem Witz und von Widerstandskraft. Man kann bei einiger Hartnäckigkeit diesen Ort besichtigen, wo einmal ein prominenter, ein guter Teil der deutschen literarischen Intelligenz interniert war. Christa Wolf hat es auf

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den Spuren von Anna Seghers getan und dabei festgestellt, daß die Bilder, die die Lektüre des Romans längst hervorgerufen hatten, stärker sind als das unmittelbar Gesehene: ‹Sehe› ich, nachdem ich sie nun mit leiblichen Augen gesehen habe, die Straßen und Plätze in ‹Transit›, die Hotels und Cafés, durch die der Namenlose, Marie, der Doktor irren, deutlicher? Nein. Eigentlich nicht. Das deutliche Bild, das ich vorher hatte, hat sich befestigt. Wo nicht, wird sich wohl mein Vor-Bild aus der Lektüre des Buches durchsetzen. Die Orte, die pure Realität, braucht die Seghers, wie jeder Schriftsteller, um ihre Täuschungen daran zu befestigen – ein scheinheiliger Gebrauch der ‹Wirklichkeit› der anderen Realität zuliebe, die nicht abgetragen, zerbombt, verbrannt werden kann, die Welt ihrer Bücher.

Nach dem Zweiten Weltkrieg war für die Dichter die Zeit der Heimkehr ins zerstörte, bald geteilte Deutschland, nicht die Zeit der Provencereisen. Die Hoffnungen richteten sich einstweilen aufs eigene Land. Aber meist wurden diese Hoffnungen rasch düpiert. Die literarische Intelligenz fühlte sich nicht zuhause im pausbäckigen Wirtschaftswunderstaat Adenauers und reiste bald wieder nach Süden. Am Schicksal Wolfgang Koeppens ist diese Entwicklung besonders deutlich abzulesen. In der ersten Hälfte der fünfziger Jahre brachte er drei Romane heraus, die auf literarisch unerreichte Weise der jungen Republik einen Spiegel vorhielten, in dem diese sich nicht wiedererkennen mochte. Die Kritik zerstörte einen der besten westdeutschen Romanciers. Koeppen wich nach Jahren des Schweigens dann auf Reisebücher aus. 1959 erschienen seine Reisen nach Frankreich. Koeppen fuhr auf der alten, der klassischen Route durch das Rhonetal. Er fuhr mit dem Auto, dem Verkehrsmittel, dessen Sicht die Wahrnehmungen der heutigen Provencereisenden im allgemeinen prägen. Die Autobahn freilich gab es noch nicht, und so vollzog sich denn die Annäherung ans Mittelmeer noch recht geruhsam über die Nationalstraßen. Die Provence, die römische Provence, beginnt für ihn wie früher für Joseph Roth in Vienne. Aber: Die Götter waren schon lange gestorben. Das römische Theater lag über der Stadt wie ein erloschener Krater. Der Weg führte hinauf, an engen Gassen, an kleinen Läden vorbei. Geschlossene Fenster, hinter ihnen Schatten von alten Frauen, neugierige oder mißtrauische Blicke, Maurer und Erdarbeiter nahmen sich im römischen Theater der Antike an, kitteten klaffende Risse, schütteten in die Unterwelt führende Löcher zu. Vienne schien unter dem Sonnendunst zu sieden. Die Zeit, selbst der schöne, kräftige Fluß der Rhone schienen im Mittag stillzustehen.

Die Antike tot, die unterirdischen Wege zu ihr verschüttet, die Menschen mißtrauisch, Stillstand unter lastender Sonne: Koeppen findet am Tor zur Provence nicht ein Gegenbild zur westdeutschen Realität, deren bewegungslose, faulig-stickige Atmosphäre er in seinem Roman Das Treibhaus beschrieben hatte, sondern er findet im Frankreich des Algerienkriegs die epochale

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Befindlichkeit Mitteleuropas wieder. Und er sieht im Blick auf die «Pyramide» in Vienne, dem damals berühmtesten französischen Restaurant, auch jene von Zuhause bekannte Gruppe von Besitzern chromblitzender Automobile wieder, die nun Europa bestimmten. Wie Rilkes Malte Laurids Brigge steht Koeppen vor der Theaterwand der Arena von Orange, aber er liest aus ihr nicht die verlorengegangene Gemeinschaft, sondern jene Vernunft der Baumeister, die sich in der Gegenwart der Rhonekanäle und Kraftwerke angenommen hat. Das Schönste am antiken Theater von Orange ist seine Mauer. Sie steht gerade, schmucklos, grau, sonnendurchglüht zur breiten Straße, zu einem, von Festspielzeiten abgesehen, leeren, sandigen Platz. Diese Mauer, dieses Theater, diese Ruine biedert sich nicht an; diese Steine sind Rom, sind eine Fassade reiner Vernunft, und was sich dahinter auf den Rundbänken versammelte, waren Menschen, die Klarheit suchten, selbst aus dem Mund von Göttern. Es war natürlich, daß die Söhne dieser Menschen den Canal de Donzère-Mondragon und das große Elektrizitätswerk der zwei Milliarden Kilowatt geschaffen hatten.

Avignon, Les Baux, der Pont du Gard, Tarascon, Aix, das neue Industriegebiet am Etang de Berre und schließlich Marseille zwischen altem Hafen und der damals neuen Wohnsiedlung Le Corbusiers sind Koeppens weitere Stationen einer Reise, deren Grundstimmung getragen ist vom Absurdismus der fünfziger Jahre, von der Angst vor den autoritären Tendenzen Frankreichs während dieser Zeit des Algerienkrieges und vom Gefühl eines radikalen Bruchs zwischen Vergangenheit und Gegenwart. Die Rhone lag in etwas Mondlicht getaucht, groß, urweltlich und ungeheuer geheimnisvoll da. Der Pont Saint-Bénézet, der Pont d’Avignon des hübschen Liedes von den tanzenden Herren und Damen, war von Scheinwerfern angestrahlt, wie auch der aus dunkler Ferne angestrahlte Papstpalast. Die Brücke und die Glaubensburg erhoben sich schön aber auch gespenstisch aus der Nacht. Es war, als sei die Vergangenheit ins grelle Licht gerückt, ein Leichnam.

Hubert Fichte fuhr gleichfalls in den fünfziger Jahren nach Südfrankreich, aber als achtzehnjähriger per Autostopp auf Suche nach sich selbst und jedenfalls auf der Flucht vor der Hamburger Buchhändler- und Schaupielschülernormalität: «Sie fahren als achtzehnjähriger Schauspieler mit Autostopp nach Frankreich. Ihnen wird gelegentlich schwarz vor Augen. Sie haben Hebbel und Wolfgang Borchert verkauft und ernähren sich von dem Erlös sparsam mit Tomaten, Weintrauben und Öl.» Bei Fichte steht zum ersten Mal am Anfang, was auch bei uns am Anfang jeder Reiseplanung steht, die Frage, wie die Reise bezahlt werden kann. Er schildert seinen Provenceaufenthalt als Versuch, zu überleben. Wie seine Muskeln so verkaufen, daß er in diesem harten Land zu Essen und zu Trinken kommt, nicht zurückkehren muß ins Nest der Großeltern? Er verdingt

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sich bei Bauern, die eigentlich keine sind, sondern irregegangene Städter, die ihre Romantik auf Land zog und die nun dort verdorren, nicht ohne ihre Verzweiflung als Schikane an den Knecht weiterzureichen. Fichtes Illusionen über Frankreich, wo alles ganz anders ist, verlieren sich unter der Knute seiner gebildeten Herrschaft: Für einen Hamburger Kleinbürger bleibt Frankreich das Land der romanischen Kirchen, Ziegenkäse, Klarheit, Schwarzen Messen, Gleichheit, Brüderlichkeit und Freiheit – Freiheit nach tausend Jahren, während derer in Norddeutschland die Syphilitiker in den Morast geworfen wurden und die Germanen kleine Zweiglein über den Strampelnden breiteten, an die er sich erstickend vergeblich klammerte. Und der Halbjude und Domestik stellt fest, daß Frau Pellegrin sich trotz Rutebeuf und Diderot und Pascal zum Platzen aufbläst wie ein haitianischer Dorfkommandant. Wie würde sie sich in Algerien verhalten haben?

Fichte rupft Unkraut, liest Wein und wird schließlich auf einer Art Domestikenmarkt an einen alten homosexuellen Schäfer verschachert. In der Schilderung von dessen archaischem Leben bekommt die deutsche Literatur zum ersten Mal eine Ahnung von der Existenz, die in den weiten Teilen des steinigen, dornigen provenzalischen Hochlandes gelebt wurde, in das vorher die Dichter nicht reisten, weil es dort auf den ersten Blick nur weiße Steine, grüne Maccia und ein paar Herden und ein paar Bauerngehöfte zu sehen gab. Ich lerne eine neue Kategorie des Urteils: Freundlichkeit, Güte, Schönheit, Geilheit, Herzensbildung, Brüderlichkeit, Verstand, Faszination, Enthusiasmus waren bisher meine Kriterien – seit ich beobachte, daß Unterdrückung, Knechtschaft, Kälte, Feuchtigkeit, Hunger, Eiter, Schlaflosigkeit, Krankheit, Hetze aus Neid, Geiz, Machtgier, Überheblichkeit, Borniertheit, Lüge, Einmischungsbedürfnis, Unsensibilität, Heuchelei anläßlich von Grütze, Mist, Altöl Weintrauben, Auberginen, Nachgeburten, Scheidenvorfall, Forkenstichen, Scheren das Leben [...] ausmacht [...].

Aber Fichte berichtet nicht nur von verlorenen Illusionen und erlittener Härte, sondern auch davon, wie die Landschaft, in der er als Schäfer lebt, sinnliche Qualität annimmt und wie er selbst durch das Diskrepante dieser Landschaft allmählich fähig wird, eine Form zu finden, in der er über seine eigenen Diskrepanzen schreiben kann. Fichte fuhr den vielen, nicht nur jugendlichen Provencereisenden voran, für die «Provence» gleichbedeutend ist mit dem Stadt- und meeresfernen Hochland, die dort die Künstlichkeit des Lebens in der Industriekultur des Nordens fliehen, ihre Sinne erfahren und entwickeln wollen. Er hat Ihnen die Illusionslosigkeit voraus. Die antiken Monumente und der auf die Antike bezogene Bildungshorizont kommen bei Fichte nicht mehr vor. Der mediterrane Raum der schönen Literatur ist ihm gleichgültig. Und dennoch hat auch sein Text etwas von der Antike, von der dionysischen, nicht der apollinischen: der Geruch von Blut

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und Tod, der Bocksgeruch und die Ekstase prägen seine Erfahrungen. Mediterrane Welt, rauh und berauschend. Als Peter Handke nach längerem Aufenthalt in den USA nach Europa zurückkehrte, langsam seinen Heimweg suchte, da war ihm die Montagne Sainte-Victoire bei Aix, die die Bilder Cézannes durchzieht, der wichtigste Orientierungspunkt. Die Sainte-Victoire ist nicht die höchste Erhebung der Provence, aber wie man sagt, die jäheste. Sie besteht nicht aus einem einzigen Gipfel, sondern aus einer langen Kette, deren Kamm in der fast gleichmäßigen Höhe von tausend Metern über dem Meer annähernd eine Grade beschreibt. [...] Der Berg wird schon vor Le Tholonet sichtbar. Er ist kahl und fast einfarbig; mehr ein Lichtglanz als eine Farbe. Manchmal kann man Wolkenlinien mit himmelhohen Bergen verwechseln; hier wirkt umgekehrt der schimmernde Berg auf den ersten Blick als eine Himmelserscheinung [...].

Die Montagne Sainte-Victoire mit ihrer weithin sichtbaren, unvermittelt ragenden Südwand ist seit je ein geheimes Zentrum der Provence. Man hat hier einen Dolmen und einen römischen Kultplatz entdeckt, hier schlug Marius, nach dem heute noch die Marseiller Knaben getauft werden, die Kimbern aus dem Norden, hier stand eines der größten Ordenshäuser der Templer und noch heute, heute wieder, zieht das Plateau von Cengle die Menschen an, die sich für Mystik und Magie interessieren. Handke umkreist seinen Orientierungspunkt, erfährt seine Schönheit, erfährt umkreisend auch das, was er das Böse nennt, nimmt begierig aus der Natur auf, was er die «Lehre» der Sainte-Victoire nennt und versenkt sich in die Bilder Cézannes, in dem er einen «Menschheitslehrer» sieht. Die Lehre, die er aufnimmt, ist die von der positiven Einheit und dem Zusammenhang des Daseins, welche der Kunst zu vermitteln aufgegeben sei: Cézanne hat ja Anfangs Schreckensbilder, wie die Versuchung des Heiligen Antonius, gemalt. Aber mit der Zeit wurde sein einziges Problem die Verwirklichung [...] des reinen, schuldlosen Irdischen: des Apfels, des Felsens, eines menschlichen Gesichts. Das Wirkliche war dann die erreichte Form; die nicht das Vergehen in den Wechselfällen der Geschichte beklagt, sondern ein Sein im Frieden weitergibt. Es geht in der Kunst um nichts anderes.

In Deutschland, selbst in den heimatlichen österreichischen Alpen fand sich erst einmal keine Wand, die groß genug gewesen wäre, als Hintergrund zu dienen für die Idee einer Kunst, die sich dem reinen, schuldlosen Irdischen über allen Niederungen der Geschichte verschreibt. Die Provence eignet sich besser als der Norden dazu, das Jasagen einzuüben. Aus den letzten zwanzig Jahren gibt es viele Texte deutscher Schrifsteller über die Provence. Die deutschen Leser wollen von der Provence lesen, wenn sie schon (oder noch nicht) nicht dort leben können. Aber die großen weltanschaulichen Konzeptionen, die man mitbrachte und wieder ausführte,

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sind selten geworden. Zumeist richtete sich der Blick nun auf das Kleine, Unscheinbare, auf den Alltag, für den sich auch die Geschichtsschreiber in den letzten Jahren vor allem konzentrierten. Am Ende dieses kleinen Überblicks über die Provencereisen deutscher Dichter kann gut der Hinweis auf einen «Liebesbrief an die Schwarze Sara» stehen, die Wolfdietrich Schnurre verfaßt hat. Sara heißt der frommen Sage zufolge die Zigeunerin, die 42 nach Christus als Dienerin mit den nächsten Verwandten von Jesus in einem steuerlosen Schiff an der provencalischen Küste antrieb. Die Zigeuner wallfahren alljährlich im Mai zu ihrem Grab in Les-Saintes-Maries-de-la-Mer. Was Schnurre Sara über seine Eindrücke von der Provence schreibt, ist bestimmt von den deutschen Umweltängsten der ausgehenden siebziger und achtziger Jahren, die in Südfrankreich selbst längst nicht so verbreitet waren. Schnurre klagt Sara von den Parkplätzen, auf denen die Zigeuner unerwünscht sind, klagt über die Verschmutzung des Mittelmeeres, über die Landflucht, die zerstörerischen Industrieansiedlungen nicht nur bei Fos. Es gab eine Zeit, da sind es zuallerst die Sinne gewesen, die sich der Traumlandschaft der Provence zu versichern suchten. Das hat nach Thymian und nach Knoblauch, nach Staub und nach Mittagshitze geschmeckt [...]. Die Sinne sind nicht mehr so gefragt; der Intellekt ist dazwischengekommen. Er bucht den sogenannten technischen Fortschritt in der Provence. Er freut sich an Autostraßen. Er macht günstig gelegene Parkplätze aus.[...] Er zählt die Elektrizitätswerke am Rhone-Ufer entlang. Er bewundert die Stauseen, vergißt die ertrunkenen Dörfer darin. Nicht, wenn es die Kernkraftzentren Pierrelatte und Marcoule zu besichtigen gilt, und ist einverstanden, daß in Avignon und in Arles der Duft, den einst die Pinien und die Zypressen verströmten, jetzt unter stinkigen Auspuffgasen erstickt.

Der Zerstörung durch den Menschen aber, so hofft Schnurre, hat die Provence Elementares entgegenzusetzen: «Das Licht. Der Wind. Die Erde. Das Wasser. Der Stein.» Klassische Ideale, romantische Mondnächte, vormärzliche Freiheitsträume, bürgerliche Träume von vorbürgerlicher Gemeinschaft, Nachkriegsträume vom ewigen Frieden, kleine Träume von Stille und vom Sommer im Winter, Heimkehrträume der Exilierten und Fluchtträume aus Wirtschaftwunderdeutschland, Träume von etwas, wozu man Ja sagen kann, Träume vom Elementaren, das widersteht – die Provence der Deutschen sieht ganz anders aus, als die Provence der Reisen von Dumas, Merimée und Flaubert, die Provence von Camus oder René Char, sieht anders aus als die Provence der Amerikaner wie Henry James oder Mark Twain. Eine Landschaft muß sehr reich sein, um soviele Beobachtungen, Deutungen und Phantasien anregen zu können.

V. L’ESPACE CULTUREL ET POLITIQUE DE L’EUROPE CENTRALE (PRAGUE)

Literatur und Literaturvermittlung in den ersten Prager Moralischen Wochenschriften 1770-1772 Helga MEISE

Zu Beginn der 1770er Jahre werden in Prag in kurzer Abfolge und in direktem Bezug aufeinander drei deutschsprachige Moralische Wochenschriften begründet. Die Unsichtbare ist die erste Moralische Wochenschrift, die in Prag und Böhmen überhaupt erscheint. Die Herausgeberin erklärt die Sache der Aufklärung zu ihrem Programm: sie will sowohl den Verstand wie auch die Tugenden ihrer Zeitgenossen stärken. Demonstrativ führt sie ihre Zugehörigkeit zum weiblichen Geschlecht ins Feld. In ihrem ersten Stück vom 10. März 1770 spricht sie gerade den Frauen und ihrer Feder das Vermögen zu, zur Verbesserung der Sitten, vor allem der der Männer, beizutragen. Denn: Wenn unsere Männer nichts schreiben wollen, so müssen doch wohl wir schreiben. […] Es ist eine Schande für das männliche Geschlecht, daß sie nichts schreiben wollen als Pasquillen auf unser Geschlecht, Kriticken, Bibliothecken elender Skribenten, Papilloten, und Papillotagen – […] wir werden Euch Mannspersonen Artigkeit, Verstand, Witz lehren.1

Die Kritik der Männer vorwegnehmend, versichert sie ihnen abschließend ausdrücklich: «Nein, beedes, Belehrung und Belustigung sollen […] meine 1

Die Unsichtbare, Prag, Bey Franz Aug. Höchenberger, 1771, 1. Stück, Prag, den 10. Merz, S. 2 f. Im folgenden zitiert unter der Sigle: U I. – Zu ihrem Herausgeber heißt es im Taschenbuch auf die Prager Schaubühne, 1778, S. 90: «Johann Joseph Nunn [1744-1826, H. M.], Secretair bey dem erzbischöflichen Consistorium zu Prag, wie auch des hiesigen Herrn Erzbischofs Haus=Secretair. Die Unsichtbare, 2 Bände, Prag, bey Augustin Höchenberger 1770. und 1771. Unsere allererste, brauchbare vaterländische Wochenschrift, die von ihrer moralischen Seite nicht geringe Verdienste hat […].» Vgl. zu den Prager Moralischen Wochenschriften Michael WÖGEBAUER, Die Ausdifferenzierung des Sozialsystems Literatur in Prag von 1760-1820, Phil. Diss. Wien 2006, S. 226 ff, dort auch die ältere Literatur. Ich danke dem Verfasser für die freundliche Einsicht in das Manuskript. Vgl. auch Helga MEISE, L’Aufklärung en Bohême: Etudes de cas. Habilitation à diriger des recherches, Université Paul Valéry-Montpellier III. Directeur de recherche: M. le Professeur Maurice Godé, Montpellier 2006, S. 187-214. – Vgl. zu Franz Augustin Höchenberger Alena KÖLLNER, Buchwesen in Prag von Václav Matj Kramerius bis Jan Otto, Wien, Edition Praesens 2000, S. 34, 126.

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Blätter verschaffen» (U I, 1. St., S. 11 f). Die Sichtbare nimmt 9 Wochen später, am 19. Mai 1770, den Faden auf und stellt ihrerseits, im vollen Bewußtsein der Konkurrenz, ihr Programm dar: Da es zur Sitte geworden, daß Frauenzimmer die Moral schreiben – Sitten bessern, und die Thorheiten unserer Zeiten lächerlich zu machen denken – mit einem Worte eine Wochenschrift zum Unterhalte unserer Hauptstadt mit jedem Samstage auszugeben bemüht sind. Durch einige Wochen sehen wir das Beyspiel der Unsichtbaren, und lesen ihre Schriften. Künftig wird auch eine Sichtbare auftreten, welche sich eben jenen Zweck festsetzet / dabey aber die Unsichtbare mehr anzueifern und ihre Schriften hin und wieder zu beantworten sich bestreben wird. […] unsere Absicht ist unschuldig, weil sie kein Brodneid begeistert – vielleicht bieten wir einander die Hände, unsere Mitbürger zu bessern, die Laster und Thorheiten lächerlicher, die Tugenden und guten Sitten scheinbarer zu machen.2

Tatsächlich ähnelt sich die Durchführung der angekündigten Vorhaben stark. Die wöchentlich erscheinenden Stücke behandeln Themen wie Erziehung und Gemeinnutz, Verstand und Glückseligkeit, Tugend und Moral. Sie wollen sie bekannt machen und für sie werben, in der Regel anhand von exemplarischen Geschichten, Geschicken fiktiver Zeitgenossen aus dem Prager Alltag, die mit den Themen konfrontiert sind. Gleichsam im Gegenzug suchen sich die Wochenschriften voneinander abzusetzen. Der Gegensatz zwischen den Titeln springt ins Auge, ebenso deren geheimnisvolle Verschlüsselung. Beide Wochenschriften etablieren sich sofort. Die Unsichtbare erreicht eine Laufzeit von zwei Jahren. Nach knapp einem Jahr holt die Herausgeberin ihren Schwiegersohn in die Redaktion, der Titel wird entsprechend in Die Unsichtbaren geändert.3 Die Sichtbare läuft ein Jahr. Meine Einsamkeiten, eine moralische Wochenschrift4 erscheint erstmals am 14. Mai 1771, drei Tage nach der letzten Nummer der Sichtbaren. Sie 2

3

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Die Sichtbare, [Prag], pragerisches Frag- und Kundschaftsamt, Pruschin, «Prag den 19. Maymonat 1770», S. 1. Im folgenden zitiert unter der Sigle: S. – Der Herausgeber ist nicht ermittelt. Zur Druckerei Pruscha vgl. KÖLLNER, Buchwesen (Anm. 1), S. 38, 137. Die Unsichtbare, 50. St., S. 408: «Schon in meinem 44. Stück habe ich es meinen Lesern gemeldet, daß ich einen Schwiegersohn bekommen, auf den ich mir ungemein viel zugutthue […].» Das 50. und letzte Stück erscheint am 10.2.1772. – Im folgenden zitiert unter der Sigle: U II. Meine Einsamkeiten, eine moralische Wochenschrift. Prag, bey Felician Mangold und Sohn, 1772. Im folgenden zitiert unter der Sigle: ME. – Als Herausgeber gilt Friedrich Kepner (1745-?), nach dem Studium der Montanistik an der Prager Universität Sekretär des Grafen J. Colloredo, Arnošt KRAUS, Pražske asopiy 1770-1774. A eské Probuzeni, Praze, Nákladem eské Akademie 1909, S. 35, dt. Die Prager Zeitschriften 1770-1774 und das tschechische Wiedererwachen (1909), S. 19. Ich danke Michael Wögerbauer für die Einsicht in seine Übersetzung. Zu Mangold vgl. KÖLLNER, Buchwesen (Anm. 1), S. 43 f, 133.

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bringt es auf insgesamt 50 Nummern.5 Wie für ihre Vorgängerinnen ist das erste Stück der Ort, an dem Ziele, aber auch die entscheidenden Unterschiede zur Konkurrenz dargelegt werden: Die eigentliche Absicht dieser Blätter ist zu unterhalten, und wenn ich es ohne Stolz sagen kann – auch zu nüzen. […] Indes wird sich meine Wahl hauptsächlich vor solche Betrachtungen entscheiden, die gemeinnüzig sind. Ich suche eine Moral zu empfehlen, die allen Ständen interessant ist – das heilige Recht der Menschheit, und jenes göttliche Gefühl der Pflicht, welches das Herz bessert, und sich in der Ausübung der gesellschaftlichen Tugenden äussert. Kurz, ich schreibe als Weltbürger und Philosoph – dieses stolze Wort nicht weiter als auf die Liebe zur Tugend und Weisheit ausgedehnt. (ME, 1. St., S. 3)

Das Vorhaben geht in dieselbe Richtung; anderes ist in der Tat undenkbar.6 Daß die englischen und deutschen Moralischen Wochenschriften für Prag Modell standen, sowohl im Hinblick auf Inhalt und Laufzeit als auch im Hinblick auf die Inszenierung von Verfasserschaft und die Darstellungsweise, versteht sich von selbst. Möglichkeiten, sich von den Mitstreiterinnen abzusetzen, bieten allein der Titel sowie die Rolle des Herausgebers. Meist fallen beide zusammen, wobei das erste Stück den Herausgeber eigens vorstellt. Im Vergleich mit der Unsichtbaren und der Sichtbaren verschiebt Meine Einsamkeiten den Titel gleich auf doppelte Weise. Das Possessivpronomen «meine» ersetzt das weibliche Geschlecht der Herausgeberin durch ein geschlechtlich neutrales Sprecher-Ich und die fiktive Figur durch ein Abstraktum im Plural: «Einsamkeiten». Beides gewinnt gleichwohl bereits im ersten Stück konkrete Züge. Bezeichnet sich das Sprecher-Ich, der Verfasser, bei der ausführlichen Darlegung seiner Ziele explizit als «Weltbürger und Philosoph», so wendet es sich gleich zu Anfang gegen die Rolle des Herausgebers überhaupt. Ein Motto Ovids erlaubt, den Verfasser ins Spiel zu bringen, sich als eigene Person aber zu entziehen: Parve, nec invideo, sine me liber ibis in urbem. Ovid. Unter dieser Aufschrift begebe ich mich freiwillig eines Rechts, welches von dem unsterblichen Addison an bis auf seine jüngsten deutschen Nachahmer, alle meine Mitbrüder, die Wochenschriftsteller, unbestritten ausgeübt haben; indem ich damit meine Blätter, und nicht mich selbst ankündige. Ich habe hierunter die gute Meinung, daß der Leser in genauerem Zusammenhang mit der Schrift selbst, als mit dem Verfasser seyn könnte. Es ist wahr, ich beraube mich des Vergnügens, das Publikum einige Blätter hindurch von meiner werthen Person zu unterhalten […]. (ME, 1. St., S. 1 f)

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Das 50. und letzte Stück erscheint am 21.4.1772. Vgl. Wolfgang MARTENS, Die Botschaft der Tugend. Die Aufklärung im Spiegel der deutschen Moralischen Wochenschriften, Stuttgart, Metzler 1971 (11968).

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Die Gattungstradition wird aufgerufen, aber nur, um gegen sie zu verstoßen. Das Sprecher-Ich/der Verfasser verlangt, zwischen seiner Schrift und seiner Rolle als Herausgeber zu unterscheiden, seine «Blätter» als solche zur Kenntnis zu nehmen, ohne Rekurs auf den Verfasser, der mit seiner Person für sie einsteht. Gleichzeitig verschanzt er sich hinter Ovid, dem Dichter, dessen Autorität unhintergehbar ist. Der auf den ersten Blick innovative Bruch mit den Usancen der Gattung7 gelingt indes nicht, entkommt der Verfasser ihnen doch keineswegs, wie er selbst einräumt: […] aber das Blendende in dieser an sich immer schweren Rolle mus mich nicht verführen: vielmehr fühl ich den ganzen Uebelstand, welcher darinn seyn würde, wenn ich lange von mir selbst sprechen wollte, nachdem ich einmal für gut befunden die Gesellschaft zu fliehen. Ich will es also nur ganz kurz sagen, daß Musse zum Schreiben – und ein wenig Humor über das menschliche Geschlecht mein ganzer schriftstellerischer Beruf sind, durch den ich noch eine gewisse Verbindung mit der Welt zu unterhalten gedenke, die ich als Pflicht ansehe. (ME, 1. St., S. 1 f)

Die Haltung, die das Sprecher-Ich der Gesellschaft gegenüber wählt, nämlich der Ausstieg, die Flucht in die freiwillig gewählte Einsamkeit, entläßt ihn nämlich keineswegs aus seinen Verpflichtungen der Gesellschaft gegenüber: «Denn auch der Einsame hat Pflichten. Er ist Mensch – ist Bürger der grossen Stadt Gottes: es kann ihm erlaubt seyn ein unbekanntes; aber nie ein unnüzes Glied derselben zu seyn» (ME, 1. St., S. 2). Die Themen, die ihn beschäftigen werden, sind angeschlagen. Auch der ‹Einsame› stellt sich in den Dienst der Aufklärung. Sein Anspruch, auch als «Weltbürger und Philosoph» (ME, 1. St., S. 3) zu sprechen, markiert die entscheidende Differenz zur Unsichtbare/n und zur Sichtbaren, die allein auf ihre Geschlechtszugehörigkeit setzen, um ihre Vorhaben ins Werk zu setzen. Die in den ersten Stücken ausgestellten Programme der drei Wochenschriften sowie die Inszenierungen der Verfasserschaft belegen, daß die Prager Unternehmen sich durchweg an die Gattungsvorgabe halten. Was auf den ersten Blick als verspätete Reaktion auf eine längst durch das Aufkommen und den Erfolg neuer literarischer Gattungen überholte Gattung erscheint, läßt bei näherem Hinsehen einige gleichsam ‹moderne› Momente zutage treten. Da ist zum einen das an die Herausgeberfigur gebundene Verfahren beziehungsweise die Darstellungsweise, mit der die Herausgeber ihre Zeitgenossen zum Gebrauch von Vernunft und Tugend anhalten. Die Unsichtbare/n und Die Sichtbare greifen zu Kommunikations- und Informationsstrategien, die vor dem Eindringen in die Privatsphäre des einzelnen ebensowenig zurückschrecken wie vor Kontrolle und Überwachung.8 Meine 7 8

Zur Herausgeberfiktion vgl. MARTENS, Botschaft (Anm. 6), S. 33 ff. Vgl. Helga MEISE, «Kommunikation und Information im urbanen Raum. Die Prager Moralischen Wochenschriften 1770-1785», in: Johannes FRIMMEL u. Michael

Literatur und Literaturvermittlung

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Einsamkeiten verlegt sich, entsprechend der Inszenierung des Herausgebers, im Laufe des Jahres mehr und mehr auf die philosophische Betrachtung. Weiter fällt auf, daß alle Wochenschriften die aktuellen Prager Verhältnisse ins Visier nehmen und dabei Literatur und Literaturvermittlung einen besonderen Stellenwert einräumen. Ihre Thematisierung läßt sich anhand von drei Strängen verfolgen; Literatur und Literaturvermittlung fallen immer wieder direkt zusammen, Da sind zunächst die kulturellen Praktiken, der Umgang mit und der Gebrauch von Literatur in Prag, der greifbar wird, sodann die Namen von Autoren und Titel von Werken, die aufgerufen werden, und schließlich die literarischen Formen und Texte, die in die wöchentlichen Stücke eingerückt werden. Unterhalb dieser Stränge zeichnet sich gleichzeitig eine Bruchlinie zwischen alter und neuer Literatur, falschem und richtigem Umgang mit ihr ab: Alte und falsche Umgangs- und Gebrauchsweisen, überholte Namen und Titel, Formen und Texte werden gegen neue und richtige ausgespielt. Die Überlagerung von Strängen und Bruchlinie wird im folgenden in drei Abschnitten schlaglichtartig beleuchtet. Der erste Abschnitt widmet sich den kulturellen Praktiken, die um die Literatur kreisen, der zweite geht der Nennung der Namen von Autoren und der Titel von Werken nach, der dritte befaßt sich mit den literarischen Formen und Texten, die die Wochenschriften bieten.

Kulturelle Praktiken: Theaterbesuch und Umgang mit dem Buch Wie erwähnt, interessieren sich die Herausgeber aller drei Wochenschriften für alles, was ihnen in ihrem unmittelbaren Prager Alltag begegnet. Die Unsichtbare bedient sich dazu «Tropfen» (U I, 1. St., S. 5). Diese machen sie, wie sie erzählt, unsichtbar und gestatten ihr so, sich unter die Bewohner der Stadt zu mischen und ihre «verborgensten Gedanken zu wissen» (U I, 1. St., S. 4). Bei der Sichtbaren schlagen die «köstlichen Tropfen» (S, 1. St., S. 2) zwar nicht an, aber auch sie beschließt, auch unter ihrer wirklichen Gestalt, «alle Wochen durch die Stadt zu gehen, um auch das Verborgnste ihrer Gemüter [der Menschen, H. M.] aufzudecken, und damit meine Erforschungen WÖGERBAUER (Hrsg.), Kommunikation und Information im 18. Jahrhundert. Das Beispiel der Habsburger Monarchie, Wiesbaden, Harrassowitz 2009 (Buchforschung, 5), S. 357-371; Rudolf SCHLÖGL, «Politik beobachten. Öffentlichkeit und Medien in der Frühen Neuzeit», in: Zeitschrift für historische Forschung 35, 4 (2008), S. 581-617.

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eben so gut, als der Unsichtbaren ihre gemeinnützig würden, solche wochentlich durch den Druck bekannt zu machen» (S, 1. St., S. 5). Die Besserung ihrer Zeitgenossen aufgrund genauer, umfassender Kenntnisse von ihnen9 verfolgt auch der ‹Einsame›, der immer wieder in die Stadt zurückkehrt, um über die neuesten Entwicklungen auf dem laufenden zu bleiben. Die Erkundungen werden zu Bestandsaufnahmen der städtischen Lebensgewohnheiten und der kulturellen Praktiken der Bewohner. Theater und Theaterbesuch sind von besonderer Bedeutung. Als die Unsichtbare schildert, wie der Plan zu ihrer Wochenschrift entstand, wird sie «eben über den Schreiben» (U I, 1. St., S. [1]) von einem Herrn unterbrochen, der sich über sie und ihr Vorhaben lustig macht. Zwischen ihnen entspannt sich ein heftiger Streit über das Recht der Frauen, zu schreiben und dabei auch die Männer zu kritisieren. Auf dem Höhepunkt ihrer Auseinandersetzung ergreift ihr Streitpartner plötzlich die Flucht: «– – hören Sie auf, ich bitte sie,» schrie er. Er nahm seine Uhr mit Glocken, Coffres, Paucken, Trummeln, Hüten, und wer weis was vor Kinderspielen aus der Tasche, schielte das Zifferblatt an, – – Ich empfehle mich ihnen, leben sie wohl! Noch ein Wort Herr von ***, nichts gesagt, sonst! […] Er versprach meinen Namen zu verschweigen und gieng in die Französische Comödie; Ich wuste wohl, daß er kein Wort Französisch verstehet, allein weil die Vornehmen die zwey leeren Stunden des Tages darinnen ausfüllen, so dachte er, daß es unanständig wäre, zu Hause zu bleiben, und sich nicht unter ihnen sehen zu lassen. (U I, 1. St., S. 3 f)

Ihr Widersacher, durch Uhr und Uhranhänger als Geck kenntlich, sucht das Theater lediglich auf, weil es als Statussymbol seine Zugehörigkeit zu den «Vornehmen» unter Beweis stellt. Ihn interessiert allein der Schein; was gegeben wird, spielt keine Rolle. Seine Glaubwürdigkeit als Kontrahent der Herausgeberin in Sachen weibliches Schreiben ist damit erschüttert. Was hier Teil einer Inszenierung ist, wird in weiteren Stücken der Unsichtbaren von neuem aufgegriffen. Anläßlich der Wiedereröffnung «unser[s] Schauplatzes» (U I, 7. St., S. 57) eine Woche nach Ostern10 kommt das Prager Theaterwesen erneut zur Sprache. Wieder wird zuerst das falsche Verhalten im und im Bezug auf das Theater bloßgestellt: «Die Langeweile räumt freudig in den Komödienstunden dem Zeitvertreibe ihre Stelle wieder ein. Schon sizt Nerine ganz ungedultig an ihrer Toilette […] die in wenig Stunden das Stutzervolk fesseln soll. Nach zwoen und dreiviertel Stunden wird endlich alles richtig» (U I, 7. St., S. 57). Daß die Unsichtbare Nerine trotzdem bis ins Theater folgt, liegt an ihrem eigenen Interesse am Theater:

9 10

Meine Einsamkeiten, 9. St., S. 65. U I, 5. St., S. 41: «Prag, den 7. April, 1770. […] Die bevorstehende Charwoche […] sollte billig von allen auch christlich gefeyert werden.»

Literatur und Literaturvermittlung

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«so vermuthen Sie mich nur allemal in einer Lieblingsmaterie» (U I, 7. St., S. 58). Nach diesem ‹Vorspiel› entfaltet sie ausführlich die Rolle des Theaters für die Gemeinschaft der Bürger. Moralisch-ästhetische Erwägungen und Theaterkritik gehen eine direkte Mischung ein. Auf der einen Seite fordert die Herausgeberin: Sind Schauspiele so, wie der gereinigte Geschmack der Vernünftigen und Aedlen sie wünscht; so sind sie eine Schule der Tugend, und würdig der Aufmerksamkeit aller derer, welchen der Ruhm und die Glückseligkeit ihrer Nation nicht gleichgültig ist. Die französische Bühne, die wir hier haben, ist ein Beispiel davon. (U I, 7. St., S. 58)

Wie der letzte Satz ankündigt, läßt sie auf der anderen Seite die in Prag ansässigen Theater Revue passieren. Der Bezug auf die französische Bühne entspricht der Realität. Gemeint ist die im Kotzentheater von 1769-1771 spielende Gesellschaft des Jacques Briancourt (?-nach 1780), eines aus Lyon stammenden Theaterunternehmers.11 Die Unsichtbare kommt gleich anschließend auf die «deutsche Gesellschaft» (U I, 7. St., S. 62) zu sprechen, die, wohl unter der Leitung von Johann Joseph Brunian (1733-1781), ebenfalls in Prag spielt.12 Anhand des «le Pere de Famille des Diderot» und der Iphigenia,13 die sie eine Woche zuvor an zwei aufeinanderfolgenden Tagen, «am Ostermontage» (U I, 7. St., S. 59) und «am folgenden Abende» (U I, 7. St., S. 62), gesehen hatte, vergleicht sie die beiden Gesellschaften miteinander. Ihre Kritik – «Ich bin keiner von jenen Kunstrichtern, deren Galle, wenn sie tadeln, stäts in Bitterkeit überfließt, und deren Dictatorsprüche einen unanständigen Eigendünkel, oder gar Menschenhaß zu Triebfedern haben» (U I, 7. St., S. 60) – geht weder auf den Inhalt der Stücke ein noch nennt sie den Verfasser des deutschsprachigen Stückes. Sie widmet sich vielmehr dem Spiel der Schauspieler und den Reaktionen des Publikums. Das Spiel der Franzosen ist für sie nur «beinah vollkommen» (U I, 7. St., S. 60), weil der Hausvater selbst nur gleichgültig dagestanden habe, ohne «an der Handlung seiner Mithandelnden zuweilen etwas mehr Antheil» zu nehmen (U I, 7. St., S. 61). Dennoch überragt das Spiel der Franzosen das der Deutschen bei weitem: «Welcher Kunstrichter könnte verlangen, daß 11

12 13

Alena JABUBCOVÁ a kolektiv, Starsí divadlo v eských zemích do konce 18. století osobnosti a dìla, eska divadelní Encyklopedie, Divaldelní ústav Academia 2008, S. 76 f. Ich danke Alena Jakubcová für ihre überaus freundlichen und hilfreichen Hinweise zum Prager Theater; überdies danke ich ihr für die Übersetzung des Artikels zu Briancourt. Vgl. JABUBCOVÁ, Starsí (Anm. 11), S. 80-84. Es handelt sich wahrscheinlich um Jean RACINE/Johann Christoph GOTTSCHED, Iphigenia. Ein Trauerspiel in 5 Aufzügen, Wien, Krausischer Buchladen 1762. Ich danke Alena Jakubcová für diesen Hinweis.

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eine Gesellschaft von Schauspielern, der es bis izt gänzlich an jener vielvermögenden Aufmunterung gefehlt, deren die französische genießt, es dieser gleichthun solte!» (U I, 7. St., S. 62). Entscheidend für den Abstand zwischen den beiden Bühnen sind der Unsichtbaren zufolge drei Gründe. Der erste ist moralisch-ästhetisch und manifestiert sich in der Fähigkeit der Schauspieler, «die Natur zu treffen» (U I, 7. St., S. 61). Denn Wenn die Brust meiner Geliebten von Qual zerrissen, wenn Freunde leiden, oder meine Anverwandten mir Vorwürfe machen; so scheint mirs natürlich zu seyn, daß ich, während sie ihre leidende Seele mir zeigen, oder wider mich unwillig sind, nicht indessen gleichgültig dastehe, mich mit Anschauung anderer unterhalte, und sie nur als alsdenn erst von meinem Mitleyden, kurz, von meiner Empfindlichkeit zu überzeugen suche, wenn ihre Rede zu Ende ist. (U I, 7. St., S. 61)

Schlägt sich diese Auffassung unmittelbar im Spiel der Schauspieler nieder,14 heben die beiden anderen Gründe die überkommenen Verhaltensweisen der Schauspieler und die Sehgewohnheiten des Publikums hervor. Die Unsichtbare verwirft die Unart der Schauspieler, sich direkt an das Publikum zu wenden: «bey mir jedenfalls geht alle Täuschung verlohren, wenn ich die Monologe oder wohl gar den Dialog eines Mitspielenden an das Publikum gerichtet sehe» (U I, 7. St., S. 61). Ebenso bezieht sie Stellung gegen dessen ungebrochene Vorliebe für unterhaltende Einlagen oder Nachspiele wie die «eines Basilisko de Barnagasso oder einem auf seiner Maschine durch die Luft reitenden Burlin» (U I, 7. St., S. 63). In diesem Sinne polemisiert die Unsichtbare auch im nächsten Jahrgang wieder gegen die «Bourlesque», gegen «Bernardon», den «Stephel mit seinen Originaleinfällen […] den grünen Hut des launigten Hanßwurst» (U II, 3. St., S. 17 f),15 und zwar mit einem Seitenhieb auf Prag: «Da lobe ich mir doch wirklich W[ien, H. M.]» (ebd.). Ihre Kritik am «Possenreisser» (ebd.) ist ein klares Votum für die neue Konzeption von Tragödie und Komödie, der zufolge die «Naturgaben» (ebd.) im Zentrum stehen und die nicht nur den Franzosen, sondern auch den Deutschen ermöglicht, ihre Bühne zu verbessern: Gedult! die Wissenschaften, und schönen Künste haben sich überall dem Staube entrissen, sobald sie nur Aufmunterung gefunden: und wird der Geschmack des hiesigen Publikums am Schönen und Guten nur erst ein wenig mehr gereinigt seyn, dann wird 14 15

Vgl. Alexander KOŠENINA, Anthropologie und Schauspielkunst: Studien zur «eloquentia corporis» im 18. Jahrhundert, Tübingen, Niemeyer 1995 (=Theatron, 11). Jean-Marie VALENTIN, «Joseph von Sonnefels und das französische Theater», in: Gallo-Germanica. Wechselwirkungen und Parallelen deutscher und französischer Literatur (18.-20. Jahrhundert), hrsg. von Eckhard HEFTRICH und Jean-Marie VALENTIN, Nancy, Presses Universitaires de Nancy 1968, S. 29-45; grundlegend Roland KREBS, L’Idée de «Théâtre National» dans l’Allemagne des Lumières. Théorie et réalisations, Wiesbaden, Harrassowitz 1985 (Wolfenbütteler Forschungen, 28), S. 58-61, 69-93, 438-527.

Literatur und Literaturvermittlung

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die Aufnahme unserer Nationalschaubühne gewiß auch nicht zurückbleiben. Man wird alsdenn eine Zayre, eine Minna von Barnhelm16 & mit viel einstimmigerem Beifalle sehen, als man izt noch […] einem Burlin seine Freude zujauchzt. […] Wir könnten uns wenigstens leicht der Mühe überheben aus fremden Quellen zu schöpfen, da Lessings und Sonnenfels’s Schriften uns mit Recht statt aller übrigen sind. (U I, 7. St., S. 63 f)

Während Meine Einsamkeiten das Theater nur en passant erwähnt, kommt Die Sichtbare im Laufe des Jahres achtmal auf die Prager Bühnen zurück. Sie geht ihrerseits auf Iphigenia ein, aber ihre Begründungen bleiben flach und unklar: Ein Gönner der Schaubühne und ein Liebhaber unserer deutschen Trauerspiele hat in einem Briefe die unpartheyische Beurtheilung aller gespielten Rollen in der Iphigenia von einem Kenner gefordert […] Möchten doch einmal unsere Zuschauer, die Liebhaber des Spectakels, die ächte Schönheit, das Reitzende, das Angenehme der dramatischen Dichtkunst ganz fühlen – ganz empfinden – vielleicht würde es eine Triebfeder seyn, – vielleicht würden sich auch deutsche Schauspieler der Vollkommenheit nähern. – Ist dieser Wunsch nicht etwan noch zu weit von seiner Erfüllung entfernet – vielleicht ist der verwöhnte Geschmack der Zuschauer mehr schuldig an der Hinderung des Wunsches, weil der Schauspieler dem Verlangen der Gönner genug thun muß, um Unterhalt und Beyfall zu finden. (S, 2. St., S. 19)

Anders als ihre Konkurrentin legt Die Sichtbare ihre Position nicht näher dar, Diderot, Lessing oder Sonnenfels werden nicht genannt. Ihr späterer Verweis auf die französische Bühne zielt auf das weibliche Geschlecht: Eben wurden eingemachte Hühner aufgetragen, als es Cleonten einfiel in die französische Komedie zu gehen, weil man eines der lustigsten Singspiele, den Faßbinder, aufführen würde. Aber, mein Kind, sprach Arist [ihr Ehemann, H. M.] mit aller Leutseligkeit, du verstehst nicht die französische Sprache, was wirst du für eine Freude haben. Die kaum gedämpfte Glut brach wieder in volle Flammen aus; nach ihrem Eigensinne zu reden, waren die Worte des Arists Pfeile, die sie nothwendig verletzen mußten. Hören Sie Ihre Rache […]. (S, 23. St., S. 188)17

Der Verweis thematisiert nicht die französische Bühne, sondern ist Handlungselement in einem Ehedrama, einem der vielen Exempel der Sichtbaren für die in Prag zerrütteten häuslichen Verhältnisse. Sie bringt am Beispiel einiger Stücke der deutschen Gesellschaft zwar ebenfalls die einschlägigen Stichworte ins Spiel:

16 17

François Marie AROUET dit VOLTAIRE, Zayre, Amsterdam, Desbordes 1739; Gotthold Ephraim LESSING, Minna von Barnhelm, oder das Soldatenglück. Ein Lustspiel in fünf Aufzügen, Berlin, Christian Friedrich Voß 1767. Es handelt sich wohl um Nicolas Médard AUDINOT/Antoine François QUETANT, Le tonnelier. Opéra comique, melé d’ariettes, représenté par les comédiens italiens ordinaires du roi le 16 mars 1765, Paris, Duchesne 1765 (=Pièces de théâtre, 5).

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Neulich war ich in unserem Schauplatze, um ein neues Lustspiel anzusehen, welches unter dem Titel: Die abgedankten Officiere, angekündet ward: unsere Vermuthung ward auch nicht hintergangen, wir sahen Charaktere voller Handlung, Leben, Feuer und Natur – kühn gezeichnete Charaktere, die durch die Geschicklichkeit der Schauspieler glücklich ausgearbeitet wurden. Eine Menge Volks versammelte sich nach und nach, und erwartete den Anfang. – Ein Zeichen, das auch das Publikum in der Wahl der guten Schauspiele Geschmack und Vergnügen finde (S, 5. St., S. 41),

verlegt sich aber auf die Karikatur der Zuschauer, die nur ins Theater gehen, um gesehen zu werden: «Auf einmal hörte ich das Geklingel; bald hätte ich geglaubt, ein aufgeputztes Schlittenpferd würde zum Vorscheine kommen» (ebd.).18 Während Die Unsichtbare ihre eigene ‹Professionalisierung› als Schriftstellerin und «Kunstrichter» (U I, 7. St., S. 60 ff) verfolgt, nutzt Die Sichtbare das Thema Theater und Theaterbesuch weder zur Legitimation ihrer Herausgeberschaft noch zur inhaltlichen Stellungnahme im Streit um alte oder neue Literatur. Sie verknüpft stattdessen Zitate und Figurenkonstellationen aus den von ihr herangezogenen Stücken direkt mit den positiven oder negativen Exempla, die sie aneinanderreiht.19 Die in Prag im Zuge der Etablierung von französischer und deutscher Schauspielgesellschaft entbrannte Diskussion um die «Aufnahme unserer Nationalschaubühne» (U I, 7. St., S. 63)20 verkürzt sich auf die ‹Neuheit› des gerade herausgekommenen Stückes. Steht das Theater für den Stellenwert der Literatur in der Öffentlichkeit, werden Kaffeehäuser in allen Wochenschriften zwar gelegentlich erwähnt, 18

19 20

Ebenso Die Sichtbare, 36. St., S. 291: «Endlich wie viele sitzen im Schauplatze, die nichts anders zu tun haben, als sich an der Vorstellung eines Stückes zu ergetzen, die nur über Thorheiten lachen, und sich an dem Reize der Tugend erbauen wollen. Auch hier ist Clitandre sehr arbeitsam. Man betrachte ihn einmal; wie viel hundert Complimente muß er nicht entrichten, bevor noch der Vorhang die Handlung der Schauspieler sichtbar machet. Einen andern würde es zu beschwerlich seyn, mit dem Vergrößerungsglase nach allen Logen zu sehen, um bey dem Nachtmahle Stoff zur Unterredung zu haben. Das macht ihn auch so matt, daß er schon im zweyten Aufzuge gähnet, ob er gleich über die schlechte Ausarbeitung des Stückes loszieht, ungeachtet er nicht einmal am Ende der Komedie sich schon erkundiget hat, was man für ein Schauspiel vorgestellet habe.» Die Sichtbare, 6. St., S. 52; 9. St., S. 77 f; 41. St., S. 326. Vgl. JAKUBCOVA, Starsí (Anm. 11), S. 76: «Briancourt brachte das moderne Repertoire des klassizistischen französischen Schauspiels und der komischen Oper hierher, u. a. Molières Tartuffe (6.12.1769), auf dessen Aufführung der Prager Erzbischof mit einem erfolglosen Protest reagierte. Die Schauspieler, vor allem Mauland und Madame Chapisseau, wurden von der Prager Kritik sehr gelobt. Dieser Umkehr in der Ausrichtung des Prager Publikums hin zum Klassizismus, um die sich diese Gesellschaft verdient gemacht hatte, kam auch in den nächsten Saisons der Prinzipal J.J. Brunian mit Veränderungen des Repertoires seiner Gesellschaft entgegen.»

Literatur und Literaturvermittlung

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erweisen sich aber keineswegs als Orte, die der Literatur besonders viel Platz einräumen.21 Dagegen führt der Umgang der einzelnen mit dem Buch direkt auf die Bedeutung der Literatur in der Privatsphäre. Einige Male werden Büchersammlungen erwähnt. Die Bibliothek eines Kaufmanns etwa besteht lediglich «in Zieglers asiatischer Banise und der berühmten Absurda tragica Evakathel und Schnudi» (U II, 4. St., S. 31).22 Die «Büchersammlung» einer jungen Adligen kommt in einem fingierten Briefwechsel zur Sprache, den Die Unsichtbare über mehrere Stücke bietet. Ihr Briefpartner kennt ihre Sammlung aus eigener Anschauung, er kann sie daher als «klein» bezeichnen, urteilt aber auch über die Bücher selbst, findet sich doch darunter ein «Drama, welches sowohl dem Verfasser als auch ihnen selbst [den deutschen Schauspielern, H. M.] Ehre gemacht hat» (U I, 42. St., S. 339f).23 Die Bibliothek, die der ‹Einsame› anhand eines im Wortlaut wiedergegebenen Testamentes vorstellt, scheint wesentlich größer zu sein. Aber es handelt sich um die Sammlung eines «Menschenfeindes», dessen egoistisch verschrobene Auffassungen zuvor bereits über mehrere Stücke hinweg dargelegt worden waren. Ich mache also meine Bibliothek zum ewigen Fideicommis meiner Familie, in der Zuversicht, daß mein Vetter, der Prokurator, mit den übrigen Interessenten sogleich Prozeß darüber anfangen wird. Da ich eine vorzügliche Liebe vor diese Sammlung habe, so wünsche ich die Erhaltung derselben; und ich bin durch die Geschiklichkeit meines würdigen Verwandten sehr versichert, daß die Einbände sobald nicht schaden nehmen werden. Die Handschriften bleiben in der Hausbibliothek. (ME, 43. St., S. 341)

Seine Bibliothek interessiert den Erblasser nicht wegen ihres Bestandes, sondern allein wegen des Unfriedens, den sie unter seinen Hinterbliebenen stiften wird. Die Wertschätzung für seine Bücher und seine Menschenfeindschaft treten noch in seinem Testament in Widerspruch zueinander. Sein Umgang mit Büchern hat ganz offensichtlich nicht dazu beigetragen, den «Menschenfeind» zu heilen, das heißt ihn zu einem nützlichen Mitglied von Familie und Gesellschaft zu machen. 21

22 23

So etwa Die Unsichtbaren II, 4. St., S. 31: «Hier kam ich [ein Kremnitzer Dukat, H. M] in eine neue, mir zur Zeit noch unbekannte Welt. Jedermann vertrieb sich nach seiner Fantaisie die Zeit. Einige schlürften Kaffee, andere Thee, die dritten Liqueur, und die vierten lasen Zeitungen. Hier spielte man in der Karte, da im Brete und dort auf dem Billarde. Einer rief Paroli! Der andere Gagné […]». Gemeint sind folgende Titel: Heinrich Anshelm von ZIEGLER UND KLIPHAUSEN, Asiatische Banise, München, Winkler, 1965 (11689); Philipp HAFNER, Evakathel und Schnudi, Wien, s.n., 1765. Es handelt sich wohl um das Stück von Helferich Peter STURZ: Julie, ein Trauerspiel in fünf Aufzügen. Mit einem Brief über das deutsche Theater, an die Freunde und Beschützer desselben in Hamburg, Kopenhagen und Leipzig 1767. Vgl. dazu eingehend KREBS, l’Idée, S. 406-413.

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Neben den Sammlern und Sammlerinnen von Büchern treten auch Leser und Leserinnen in den Blick. Die Unsichtbare selbst stellt sich als Besitzerin einer «kleinen Bibliothek» (U I, 25. St., S. 202) vor. «Ein altes schon von Würmern zerfressenes Duodezbändgen» entpuppt sich als «altmodische» (ebd.) Anleitung für einen «Mann nach der Welt» (U I, 25. St., S. 209) und wird dem Spott preisgegeben. Weiß sie sich also schlechter Lektüre zu erwehren, geraten ‹moderne› Leserinnen hingegen in die Schußlinie. Die Unsichtbare beklagt: «Es ist wirklich ein trauriger Anblick für einen Menschenfreund, in einer Stadt eine Menge Töchter zu sehen, deren buhlerische Ausschweifungen Jedermann bekannt sind, nur ihren Aeltern nicht. Zucht und Ehrbarkeit vergessen sie, um ihren Romanleidenschaften genug zu thun» (U I, 24. St., S. 195). Die Gefahren der Romanlektüre liegen in der Verführung der Leserin zur «äusersten Ausschweifung», aber auch schon im Verlust von «ganzer Gemüthsart» und «gutem Ruf» und damit der Unmöglichkeit der « zeitlichen Versorgung» (U I, 24. St., S. 196). In der Galerie der «beschäftigten Müßiggänger», die Die Sichtbare erstellt, liefert Cleandra ein weiteres Beispiel: Cleandra liest Romanen, und die am liebsten, wo der verliebte Held seine Geliebte mit Weihrauch, Ambra und Zibeth verehret, und in allen Unterredungen zärtlich schmachtet. Sie hat die richtigsten Begriffe von der Sprache der ächten Liebe: aber sie besitzt keine Geschicklichkeit im Nähen und Stricken. Die geistlichen Bücher sind ohne Geschmack und Zierlichkeit geschrieben, und eine so aufgeweckte Seele, wie die ihrige ist, findet an dem einfältigen Vortrage keine Erbauung. Die Worte des Balazin sind ihr weit entzückender: sie lernet, wie sie sagt, mehr dabey, wenn dieser schöne Prinz sich mit seiner Banise unterhält, als wenn sie die Sittensprüche eines Moralisten lieset. (S, 37. St., S. 295 f)

Meine Einsamkeiten greift die hier versammelten Topoi von Romanleserin, Lesesucht und Empfindelei ihrerseits auf, und zwar gleich auf doppelte Weise. Einerseits kennzeichnen sie das Schicksal eines Teils der nachgelassenen Bibliothek des «Menschenfeindes»: Unsere Zeiten sind schon so aufgekläret, daß kein Kind von guter Familie mehr in Prag ist, die nicht Romanen lesen sollte: man kann daraus ganz sicher rechnen, daß im vierten Gliede der gute Geschmack bei dem schönen Geschlechte algemein werden mus und ich sehe schon im Geiste voraus, wie nach hundert Jahren eine meiner Nichten, nachlässig auf die Hermannius hingestüzet, das gelehrte Stirnhaar mit den Nachtwachen ihres Grosoncels in Papilotten drehen läßt. (ME, 43. St., S. 341 f)

Andererseits erkennt der ‹Einsame› im Zuge seiner Überlegungen über das Mitleid in der Vielleserei der Frauen einen der Gründe für die Fühl- und Kaltsinnigkeit seiner Zeitgenossen: Wenn, daß Fräul. M*** nur an den erdichteten Begebenheiten in Romanen und Schauspielen theil nimmt, und wenn sie solche ausserhalb dem Theater in der Natur

Literatur und Literaturvermittlung

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sieht, ungerührt bleibt; darüber habe ich mich niemals sehr gewundert. Ist doch ihr ganzes Leben bisher nur ein Spektakel, nur ein Roman gewesen. (ME, 48. St., S. 380)

Sein Spott über die weibliche Lesesucht ist nicht nur eine Warnung vor den Gefahren der individuell freigesetzten und schwer steuerbaren Einbildungskraft, sondern auch eine Kritik an Egoismus und gesellschaftlicher Nutzlosigkeit.

Namen, Titel, Motti Die Auseinandersetzung mit den kulturellen Praktiken Zuschauen und Lesen thematisiert die Literatur, zielt aber immer auch auf die Vermittlung von zur Tugend anleitender, nützlicher Literatur sowie auf die Anleitung zum richtigen Umgang damit. Beides gewinnt in Literaturhinweisen, in Namen, Titeln und Motti, genauere Umrisse. Da ist zunächst die Reklame für Literatur. Die Unsichtbare wirbt im erstem Jahrgang so gut wie regelmäßig auf der letzten Seite eines Stückes für in Prag erhältliche Bücher: «Bey dem Verleger dieser Wochenschrift sind folgende Bücher um billige Preise zu haben» (U I, 26. St., S. 217). Der Anteil der Reklame im zweiten Jahrgang ist demgegenüber gering. Aber es heißt: «Zur Nachricht. In der höchenbergischen Buchhandlung ist zu haben» (U II, 25. St., S. 179). Die Sichtbare reserviert die letzte Seite ihrer Stücke ausschließlich für Rätsel, weist aber am Ende ihres Jahrganges mit einem angehängten Text auf das in Prag neu herauskommende, eigens der Literatur gewidmete «Wochenblat Neue Litteratur» hin, das sich an den «vernünftigen Leser» wende (S, unpag.).24 Meine Einsamkeiten rückt nur zwischen Inhaltsverzeichnis, das den in einen Band zusammengefaßten Jahrgang eröffnet, und erstem Stück eine Verlagsanzeige ein: «Verzeichnis der in der Mangoldischen Buchhandlung in Prag, verlegten Bücher, so in Menge zu haben sind» (ME, unpag.). Die Werbung der Unsichtbare/n und von Meine Einsamkeiten ist Werbung in eigener Sache, im ersten Fall für Höchenberg, im zweiten für Mangold. Daß auch die Unsichtbare einmal für die Neue Litteratur wirbt: «Heute wird das Wochenblat die neue Litteratur das erste Stück ausgegeben […]» (U II, 24. St., S. 171), läßt auf Höchenberger als Verleger schließen. Die Annonce vom 3. August 1771 markiert ein Novum für Prag und sein literarisches System, nämlich die Entstehung eines auf

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Zur Neuen Literatur Kraus, «Pražske» (Anm. 4), S. 26.

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Literatur spezialisierten Periodikums.25 Daß der Jahrgang der Sichtbaren mit einem eigenen Text für das Unternehmen wirbt, belegt, daß Literatur nun auch verlagsübergreifend in den Blick der Prager Öffentlichkeit tritt. Die Werbeseiten der Unsichtbare/n variieren. Einige Male wird nicht nur auf Einzeltitel verwiesen, sondern auch auf Kataloge: «NB. Es wird auch ein Catalogus von neuen Büchern gratis ausgegeben» (U I, 26. St., S. 217). «Bey dem Verleger dieser Blätter wird diese Woche ein Verzeichniß von französischen, lateinischen und deutschen Büchern, so in dessen Buchhandlung zu haben sind, gratis ausgegeben» (U I, 36. St., S. 297). Die Bücherlisten präsentieren zwischen drei und 9 Titeln, Formate, Bandzahl und Preise werden aufgeführt. Manchmal wird gruppiert: Bey dem Verleger dieser Wochenblätter sind verschiedene Calender zu bekommen. (U I, 38. St., S. 313); Bey dem Verleger dieser Blätter sind zu haben: Almanac de poche pour l’année 1771. avec des Danses angloises. Mit und ohne Futteral. – – de la Toilette & de la mode. – – de Dresde in einem sauberen Futterale. Deutsche FingerKalender mit englischen Tänzen: wie auch verschiedene andere Kalendersorten. (U I, 41. St., S. 338)

Die Titel sind brandneu. Sie stammen vor allem aus deutschsprachigen Ländern, sodann aus Frankreich und England. Lateinische Bücher sind nach wie vor vertreten. Unterschiedliche Fachgebiete stehen direkt nebeneinander. Festzuhalten ist, daß die Literatur häufig an erster Stelle steht. Gellert taucht mehrmals an erster Stelle auf, gefolgt von Theaterstücken und Romanliteratur. Der Bezug zur literarischen Szene Prags wird explizit hergestellt: Bey dem Verleger dieser Blätter ist das neuübersetzte Lustspiel Durimel oder die Einquartirung der Franzosen zu haben, welches morgen auf der hiesigen Schaubühne aufgeführt werden wird. Ebenfalls bekommt man daselbst: Die Uebersetzung des Herzogs Michel ins böhmische. (U I, 49. St., S. 401)26

Es folgen Schriften zu Theologie, Physik, Geographie; Christian Wolf, v. Justi, Büsching sind vertreten, ebenso Baumgarten, Batteux in der Übersetzung von Johann August Schlegel,27 Buffon, Hogarth. Der zweite Jahrgang greift weiter aus: 25 26

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Vgl. WÖGERBAUER, Ausdifferenzierung (Anm. 1), S. 226 ff, 274. Das Stück stammt vom 9. Februar 1771. Die erste Aufführung von Merciers Dürimel ist bisher erst für den 13.10.1771 belegt. Vgl. Alena JAKUBCOVÁ, BrunianRepertoire, unveröff. Manuskript. Ich denke Alena Jakubcová für die Einsicht in das Manuskript. Vgl. Louis-Sébastien MERCIER, Dürimel oder die Einquartirung der Franzosen, ein rührendes Lustspiel, Prag, Höchenberger 1771. Wie der Nachweis zeigt, geht es sich wieder um Werbung in eigener Sache. Vgl. Barbara KALTZ, «Der Übersetzer als Schulmeister», in: Bernhild BOIE/Sylvie LE MOËL, Polychronie de la traduction. Temps de l’écriture – temps de la traduc-

Literatur und Literaturvermittlung

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Berechnung der Luftmaschine, welche zu Schemnitz in Hungarn von Hrn. Höll erfunden worden, mit einer Kupfertafel. 8vo. – 30 kr. Pubitschka, chronologische Geschichte Böhmens, 2ter Band mit Kupf. gr. 4. 3 fl. Beiträge zur Wassergeschichte Böhmens, 1ster Band. 8vo. – 30 kr. (U II, 25. St., S. 179)

Der direkte Bezug, den Die Unsichtbaren zwischen der beworbenen Literatur und einem in den Stücken selbst gebotenen Text herstellen, unterstreicht in einer ironischen Volte das eigene Anliegen. Die auf drei Stücke verteilte Erzählung von der «Entdeckung einer neuen Insul», die als «Kolonie» alle Fälle «moralischer Narrheit» aufnehmen und bessern soll (U II, 26. St., S. 181 f), mündet in eine Werbung für 5 «Neu herausgekommene Bücher, so aber nur unter der Hand verkauft werden» (U II, 30. St., S. 219). Jeder Titel verkehrt ein zentrales Anliegen der Aufklärung in sein Gegenteil, ganz im Sinne der gerade aus der Gesellschaft ausgeschlossenen ‹Narren›: 1. Die Kunst einen Gott zu leugnen, ohne Gewissensbisse dabei zu empfinden; ist sehr dienlich vor unsere große Geister, die bei Tage die Religion verspotten, und des Nachts vor denen Gespenstern zittern. Aus dem Französischen übersetzt. 2. Neu erfundene Methode adelich zu werden, ohne adeliche Vortheile zu besitzen, ein hinterlaßenes Werck des berühmten Doktor Panglos, ehemaligen Lehrers des Baron Tunder-den-Tronk in Westphalen. […] 5. Allmanach der Schönen, auf das Jahr 1772. den ersten Platz hat man leer gelaßen, indem sich jede Schöne unfehlbar oben an schreiben wird und man keine vor den Kopf stossen wollte. (U II, 30. St., S. 219).

Die Anspielung auf Voltaires Candide fügt der ironischen Volte eine Drehung hinzu. Die von den Werbeseiten aufgerufenen Namen und Titel von Autoren kehren in den Motti wieder, die den Stücken als solchen vorangestellt sind. Der ‹Einsame› stellt 29 seiner 50 Stücke unter ein Motto. Geht man sie durch, fällt auf, daß antike Autoren überrepräsentiert sind. Von den 14 namentlich genannten entfallen allein drei Nennungen auf Ovid und zwei auf Horaz; hinzu kommen weiter Cicero und Seneca, Lukrez und Martial. Die nächste Gruppe mit 9 Nennungen bilden französische Autoren des 17. und 18. Jahrhunderts, mit einem Schwergewicht auf dem 18. Jahrhundert, neben Voltaire und Mme de Lambert auch jüngere Autoren wie Jean Baptiste Louis Gresset und Nicolas Germain Léonard. Beiden Gruppen gegenüber sind die Deutschen unterrepräsentiert: Haller wird zweimal, Gellert und Hagedorn einmal angeführt. Je einmal werden Hugo Grotius und Alexander Pope genannt. Im Gegensatz zu Meine Einsamkeiten rufen Die Unsichtbare/n tion, Tours, Publication de l’Université François Rabelais 2005 (= Littérature et Nation, 31).

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und Die Sichtbare lediglich Cicero und Ovid, Fenelon, Haller und Gellert (je zweimal) auf sowie je zwei nicht genannte Autoren. Die Sichtbare bescheidet sich mit zwei römischen Autoren, Manilius und Vergil. Hinzu kommen Literaturhinweise in den Stücken in Form der bloßen Nennung von Titeln oder Namen. Don Quichotte28 steht ebenso wie Cyrus und Banise29 für veraltete Literatur, die, insbesondere im Fall des Don Quichotte, die Leserinnen in ihren überspannten Erwartungen an die Liebe nährt. Mit Autorennamen wie Addison, Steele und Pope (U I, 50. St., S. 408),30 aber auch mit dem nordischen Aufseher (U I, 17. St., S. 143) stellt Die Unsichtbare den Bezug zur Tradition der Moralischen Wochenschrift explizit her. Namen wie Diderot und Voltaire, Lessing und Sonnenfels, Rabener und Swift31 stecken weitere Bezugsrahmen ab, ebenso Figurennamen wie Orgon und Harpagon, die von Molière inspiriert scheinen.32

Literarische Formen und Texte Darüber hinaus rücken alle drei Wochenschriften verschiedene literarische Formen in ihre Stücke ein. Das Spektrum umfaßt Gedichte, insbesondere Oden, Erzählungen, Briefe, ausgegeben als Leserzuschriften, Rätsel und Sprichwörter, Fabeln und Idyllen, Tagebücher. Die Texte sind typographisch abgesetzt, Titel kennzeichnen die Gattungszugehörigkeit. Pasquillen und Satiren werden zusätzlich kommentiert und auf diese Weise eigens kenntlich gemacht. Einige Texte werden explizit in die literarische Tradition gestellt. Zur «Narren-Insul» (U II, 26. St., S. 182) heißt es eingangs: Alle rechtschaffene und vernünftige Leute haben den Tod des Herrn Rabners mit der äusersten Betrübnis erfahren. Er hat sie um so viel mehr gerühret, da sie dadurch den Verlust, den sie ehmals an dem berühmten Doktor Swift erlitten, auf das Neue erinnert wurden. Das frühzeitige Absterben dieser beiden Männer, die die Natur zu Zuchtmeistern der Narren und Thoren erschaffen zu haben schien, ist um so mehr zu bedauern, da man in der kurzen Zeit, die seit dem Tode des letzteren verfloßen ist, angemerkt, daß sich die Zahl derselben um ein Fünftheil vermehret hat, und wenn man nach dieser Proportion fortschließet, zu besorgen stehet, daß sich selbige in Zeit

28 29 30 31 32

Die Unsichtbare, 24. St., S. 196; Die Sichtbare, 2. St., S. 17. Die Unsichtbaren, 4. St., S. 30; Die Sichtbare, 2. St., S. 17; Meine Einsamkeiten, 2. St., S. 12. Vgl. auch oben, Meine Einsamkeiten, 1. St., S. 1. Die Unsichtbaren, 26. St., S. 180. Die Sichtbare, 32. St., S. 255 ff.

Literatur und Literaturvermittlung

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von Jahr und Tagen verdoppeln, und endlich in das Unendliche vermehren werde. (U II, 26. St., S. 180 f)

Die anschließende Schilderung der «Narren-Insul» nutzt den Inseltopos, um die damit traditionell verbundenen utopischen Züge in ihrer Verkehrung durch Narren aller Art in allen Details auszumalen. Der Text stellt seinen fiktiven Charakter mehrmals aus, bleibt aber bis in die gebotene Werbeseite hinein an die Kommentierung durch die Herausgeber und damit auch an ihr Anliegen gebunden. Auch «Die Frau», als Brief einer begeisterten Leserin – «Allein beinahe hätten sie mich verführt selbst eine Schriftstellerin zu werden» (U II, 24. St., S. 166) – in die Unsichtbaren aufgenommen, belegt dieselbe Anbindung an das Medium. Der Brief enthält eine Abhandlung von dem «Karakter des weiblichen Geschlechts» (ebd.). Hatte die Absenderin diese zuerst selbst verfassen wollen, hatte sie dann «eine kleine französische Abhandlung, so mir in die Hände fiel» davon abgehalten: «Sie gefiel mir so sehr, sie lies mir so wenig neues zu sagen übrig, daß ich mich entschloß sie zu übersetzen, und ihnen zu schicken» (ebd.). Die Wochenschrift rückt die Zuschrift mit der Abhandlung in das 24. Stück ein: Diese Hälfte des menschlichen Geschlechts übertrift, wenn wir sie nach der Physick betrachten, die andere Hälfte an Annehmlichkeiten, und weicht ihr an Stärke. Ein angenehmes Rund, eine Feinheit der Züge, eine glänzende Haut sind Eigenschaften, welche ihr die Natur vorzüglich geschenkt hat. So sehr aber die Frauen von denen Männern durch den Wuchs und die Gestalt unterschieden sind, eben so unähnlich sind sie ihnen in Ansehung des Geistes und Herzens, aber ihre Erziehung, ihre natürlichen Neigungen, und die Verstellung, welche bei ihnen eine Staatspflicht zu seyn scheint, hüllen ihre Seele in so undurchdringliche Finsternisse ein […]. (U II, 24. St., S. 168)

Es handelt sich, wie die Merkmale der beiden Geschlechter erkennen lassen, um die Bearbeitung des fünften Buches «Sophie oder die Frau» aus Rousseaus Emile ou de l’Education (1762).33 Selbst wenn die Schilderungen von vermeintlichen Prager Zeitgenossen immer ausführlicher geraten, stehen sie als literarische Texte nicht für sich. Was für die aus der Diskussion um die Erziehung entnommenen Texte aus dem Nordischen Aufseher (U I, 16. St., S. 143) und Rousseau gilt, kennzeichnet auch in sich abgeschlossene Briefwechsel wie etwa «Sylvie und Moleshoff» (U II, 37. u. 38. St., S. 269 ff). Um den Rekurs der Wochenschriften auf die Literatur abschließend zu charakterisieren, sind die Verfahren in den Blick zu nehmen, mit denen das Medium literarische Texte nicht nur für sein Anliegen nutzt, sondern auch 33

Vgl. Jean-Jacques ROUSSEAU, Emil oder Über die Erziehung, Paderborn, Schöningh, 1971, S. 385 ff.

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für die eigene Darstellungsweise. Zu erinnern ist daran, daß Die Sichtbare die in der Literatur, etwa in den in Prag aufgeführten Stücken, behandelten Konflikte direkt in ihre Beispielsammlung übersetzt. Die Literatur fungiert als Stichwortgeber und Stofflieferant. Die Unsichtbare/n gehen einen Schritt weiter. Sie wenden den Bezug auf die Literatur selbst literarisch, sie fiktionalisieren die Fiktion von der Herausgeberfigur. Die Unsichtbare macht keinen Hehl daraus, woher ihr Vorhaben stammt: Ich laß neulich des Herrn le Sage hinkenden Teufel, und es gieng wohl ohne Zauberey zu, daß bey mir der Wunsch entstand: ein Mittel ausfindig zu machen, vermittelst dessen ich die verborgensten Gedanken der Menschen wissen könnte. Die Neugierde ist ja unserem Geschlechte eigen […] Ich wünschte mir also ein Mittel – – ich wünschte, und wünschte immer so viel, bis ich wünschend einschlief […] Plötzlich sahe ich einen Mann, in einer feyerlichen Kleidung, und mit einem langen Barte vor mir stehen. […] Nimm dieses Glas! mit Hülfe dieser Tropfen wirst du dich nicht nur den Augen deiner Mitgeschöpfe entziehen, sondern auch in das innerste ihres Herzens dringen können. (U I, 1. St., S. 5 f)

Alain Lesages Roman Le Diable boiteux (1707)34 führt den Studenten Dom Cleofas Leandro Perez Zambullo mit dem Teufel Asmodi zusammen. Asmodi revanchiert sich für die Befreiung aus seinem Gefängnis, indem er dem Studenten Blicke unter die Dächer Madrids, in das Innere der Häuser eröffnet. Die Unsichtbare/n spinnen diese Vorgabe zu immer neuen Auftritten der Herausgeberin und ihres Gehilfen in Prag und Umgebung aus. Vor allem Die Unsichtbare wird zur erfolgreichen Detektivin und Richterin der von ihr aufgedeckten Mißstände; im Zuge der Schilderung der Vorgänge überlagern sich die Rollen von Herausgeberin, Erzählerin und Protagonistin. Die Moralische Wochenschrift wird literarisiert, die Fiktionssignale, die sie selbst setzt, drängen ihr moralisches Anliegen in den Hintergrund. Die Wochenschrift schaltet sich ihrerseits in die Ausbildung des literarischen Systems ein und treibt sie voran.

34

Alain LESAGE, Le Diable boiteux. Présentation, notes, annexes, chronologie et bibliographie par Béatrice Didier, Paris, Flammarion 2004.

Procès en infamie en Europe post-communiste Françoise MAYER

Une affaire parmi d’autres Le 13 octobre 2008, un hebdomadaire de Prague mettait en cause le passé d’un auteur de renommée internationale, Milan Kundera. L’écrivain était accusé d’avoir, en 1950, alors qu’il avait 24 ans, dénoncé à la police la présence d’un compatriote du même âge missionné par les occidentaux, d’avoir causé ainsi son arrestation, qui déboucha sur une inculpation, un procès et une lourde peine de prison. L’accusation portée par le journal Respekt avait pris la forme d’un récit attesté par des témoignages et d’un document publié de la SnB.1 Ce récit opposait le destin lumineux d’un écrivain de renommée internationale à celui de la victime de cette dénonciation à la police. En titrant «la délation de Milan Kundera», la couverture du journal ne laissait planer aucun doute sur la nature du comportement imputé à l’écrivain. Une caricature du dessinateur Reisenauer figurant l’écrivain sous des traits peu amènes, affublé d’un crayon à l’oreille portant la marque du poste de police du 6e arrondissement de Prague venait renforcer cette orientation du récit. Le sous-titre: «l’histoire d’un homme que le célèbre écrivain a envoyé pour 14 ans en prison», excluait tout espace de doute. Par cette mise en scène, «l’infamie» de l’écrivain s’offrait aux lecteurs comme une évidence, ceux qui la révélaient, comme des redresseurs de tort. Le scandale se déploya rapidement sur une échelle internationale. Des journaux du monde entier reprirent le «scoop» lancé par l’hebdomadaire praguois. L’écrivain ordinairement peu présent sur la scène médiatique apporta immédiatement un démenti virulent à l’attaque concernant son passé. Il réclama des excuses qu’il n’obtint pas. Le ton des premiers commentaires trahissait la violence de l’émotion suscitée, à l’Est, comme à l’Ouest. On alla jusqu’à parler de «la mort d’un auteur». A Prague et dans le monde entier, une série d’acteurs, le plus souvent liés à la littérature ou au monde de l’édition, manifestèrent leur indignation, retournant l’accusation contre le journal Respekt, contre l’institut d’histoire où travaillait l’un des auteurs, contre la pratique d’une Histoire axée sur la dénonciation, voire contre une 1

Police ordinaire, à ne pas confondre avec la StB, ancienne sécurité d’Etat.

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«Europe du deuxième étage du droit où l’on pouvait sans fondement attaquer un innocent».2 Nous avions bien là les ingrédients (une dénonciation, un public qui réagit et se polarise en deux camps) et les étapes (le retournement de l’accusation en direction de l’accusateur) d’une forme «affaire» telle que la décrit E. Claverie.3 Le retentissement international de l’affaire ne dura pas. Passées les premières semaines, le principal intéressé, Kundera, choisit de ne plus réagir. Son retrait de la polémique et l’absence d’éléments nouveaux pour nourrir la stigmatisation de son passé contribuèrent à l’essoufflement d’une affaire qui n’intéressa bientôt plus que certains milieux en République tchèque ou quelques cercles tchèques de l’émigration. Deux mois après que n’éclate ce scandale, il suscitait bien encore des réactions, mais ce qui alimentait les débats publics concernait déjà à l’époque moins la biographie de l’écrivain que le mode de fonctionnement de l’Institut d’étude des régimes totalitaires (ÚSTR) d’où provenait le document d’archive sur lequel s’étaient appuyé les initiateurs du scandale pour lancer leur accusation. L’affaire Kundera s’était repliée sur l’espace tchèque, mais elle était surtout devenue celle de l’ÚSTR et de son directeur Pavel Žáek. C’était alors la mission de cet institut qui se trouvait remise en question, notamment sa façon d’administrer les archives. Au delà, c’est l’usage public des données personnelles réunies par les services de l’ancienne Sécurité d’Etat (StB) qui était dénoncé, l’instrumentalisation des sources policières autant que les ambiguïtés passées d’un personnage célèbre. L’affaire Kundera s’inscrit dans une longue liste de scandales du même type qui ont émaillé l’histoire récente des sociétés d’Europe centrale depuis 1989. A chaque fois, il s’agit de discréditer une personne en rappelant publiquement une page sombre de son passé, selon des schémas qui ne sont pas propres au post-communisme et que l’on peut retrouver dans presque tous les espaces publics européens, à propos d’autres passés disqualifiants. Ici, ce ne sont pas les compromissions avec le nazisme qui sont exhibées, mais les signes de participation au pouvoir communiste, liens d’appartenance aux anciennes structures (politiques et/ou policières). Des personnes (issues le plus souvent du monde politique, culturel, académique, ecclésiastique), sont 2

3

Pierre NORA et Kryzstof POMIAN, «Un nouveau procès kafkaïen à Prague», in: Le Monde, 25 octobre 2008. «Aujourd’hui, on ne peut plus vous traîner devant un tribunal chargé de prononcer la peine capitale. Mais on peut toujours vous faire un procès devant le tribunal de l’opinion et vous condamner, sans que vous puissiez vous défendre, à une infamie que vos procureurs espèrent indélébile. C’est une histoire kafkaïenne, celle de Monsieur K, celle de notre ami Milan Kundera.» Elisabeth CLAVERIE, «Sainte indignation et contre-indignation éclairée. L’affaire du chevalier de La Barre», Ethnologie française, XXII, 3, 1993, pp. 271-290.

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confrontées à des allégations publiques sur leur biographie qui visent à mettre en lumière leurs liens avec les services de renseignement de l’époque communiste. La mise en cause prend pour cible de préférence une personnalité, éventuellement, derrière elle, une communauté (confessionnelle, politique), un milieu (littéraire, artistique). La révélation est destinée en principe à provoquer l’indignation du public et à mettre en question des réputations. L’accusation ne repose pas sur un simple acte de parole, elle s’appuie sur la production d’une «preuve» sous forme de document d’archive. Ces documents ne sont pas tous de même nature, mais ont en commun de ramener aux anciennes Sécurité d’Etat. Il peut s’agir de simples listes de noms de collaborateurs secrets, d’un dossier produit par le ministère de l’Intérieur, dans son intégralité, ou sous forme d’extrait. Peu importent les questions qu’on ne manque pas de se poser sur la valeur de tels documents, la référence aux traces écrites est essentielle et le rôle des archives des anciennes sécurités d’Etat, capital. On a là une situation dénoncée par certains comme un «diktat de l’archive», mais surtout un régime particulier de mise en cause publique qui n’a pas vraiment son équivalent dans d’autres sociétés, ni à l’Est, ni à l’Ouest. La multiplication de procès en infamie analogues au cours des vingt dernières années est surtout révélatrice des modes de rapport social au passé dans cette partie de l’espace post-communiste. De telles affaires, en effet, n’affectent pas toutes les sociétés sortant du communisme, elles sont difficilement imaginables dans les sociétés post-soviétiques, mais deviennent banales dans les sociétés d’Europe centrale. Dans ces dernières, un ensemble de pratiques hétérogènes ramènent depuis vingt ans inexorablement des individus à leur passé communiste, en vagues inégales et plus ou moins bruyamment, que ce soit dans le cadre d’une mesure administrative de lustration,4 ou dans les registres moins contrôlables de la dénonciation publique. Ces pratiques ne vont pas de soi, de toute évidence elles concernent plus le présent que le passé, il convient donc de s’interroger sur les mécanismes qui 4

Lustration (Lustrace en tchèque): une procédure de «lustration» permet d’identifier certaines affiliations des individus aux structures politiques ou policières des régimes communistes. Il s’agit surtout des liens avec les anciennes Sécurités d’Etat (mais pas exclusivement). Une fois cette identification effectuée sur la base des archives produites par elles et les ministères de l’Intérieur, l’accès à certaines fonctions administratives ou politiques peut être restreint. Ces lois, adoptées par les Allemands et les Tchèques, seront également adoptées par leurs voisins ultérieurement, dans des versions spécifiques à chaque pays. Concrètement, une procédure de lustration revient à identifier des appartenances aux structures politiques ou policières du système communiste. Concernant les anciennes Sécurité d’Etat, il s’agit de vérifier si une identité figure dans les registres des collaborateurs officiels et non officiels.

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conduisent, dans certaines sociétés, à rendre les individus à ce point comptables de leur comportement sous le communisme devant le tribunal de l’opinion.

Les biographies sous contrôle: une marque de l’après communisme d’Europe centrale Les sociétés communistes étaient différentes les unes des autres, leur sortie du communisme le fut aussi, tout comme leur façon d’instituer leur rapport au passé. La chute du mur, au même titre que n’importe quel tournant politique ou sortie de conflit (guerre ou révolution) a mis la relation au passé au cœur des processus de construction identitaire, engendrant dans l’ensemble de l’espace post-soviétique une réévaluation immédiate de l’expérience communiste. Ce qui semblait immuable avait bougé, il est devenu facile de le dire fragile après coup, ce qui avait duré était vaincu, il est devenu convenu de le dire insupportable. Cette réévaluation a oscillé entre des formes d’oubli et un discours de rejet plus ou moins global du système, de ses structures, de son idéologie. Au départ, il s’est surtout agi d’afficher la distance, dans une rhétorique de «décommunisation» (et pour certains de «désoviétisation»). Les discours sur le communisme s’insérèrent partout dans le même cadre mental de la condamnation, avec ses visions polarisées et simplifiées du passé. Chaque société a ensuite géré son rapport à l’expérience communiste, en développant éventuellement des dispositifs propres à réparer (réhabilitations, restitutions, indemnisations), écarter (épurations administratives), voire punir (procès au pénal). Les politiques dans ce domaine ont été aussi variées que l’étaient les contextes nationaux. Dans ce panorama contrasté, les sociétés d’Europe centrale se sont peu à peu acheminées vers un type original de régime mémoriel qui accorda à la question des trajectoires individuelles sous le communisme une importance qu’elle n’acquit pas ailleurs. Depuis 1989, dans cette partie de l’espace post-soviétique, à intervalles réguliers, sont publiées des données sur le passé de certaines personnes, propres à compromettre l’identité sociale de celles-ci en mettant au jour des liens dévalorisants qu’elles auraient entretenus avec les anciennes structures – politiques et/ou policières – du pouvoir communiste. Toutes sortes d’individus peuvent voir de la sorte entacher leur image, leur réputation, hypothéquer leur position et leur légitimité sociales. Les modes de «dévoilement» et de diffusion sont divers, les faits rendus publics également. Tous ces types de révélations s’appuient toujours sur la production d’une trace

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écrite, souvent réduite à elle-même, en l’absence de tout commentaire. Documents administratifs, listes, rapports, mais aussi coupures de journaux, photos, ou simples rappels bibliographiques: ces traces sont censées, tantôt dévoiler un aspect jusque-là caché du passé, tantôt réactiver le souvenir d’un engagement antérieur. Leur diffusion a pour fonction de mettre en question les identités et a pour conséquence de semer le doute, d’encourager le soupçon. La convocation de ces témoignages insolites peut s’inscrire dans une procédure instituée par la loi, elle peut aussi dépendre d’une initiative privée échappant à tout contrôle. La philosophie qui sous-tend ces actions (qu’elles soient privées ou institutionnelles) s’inscrit dans une topique particulière de rejet du passé. Selon cette topique, entendue ici comme un dispositif articulant des éléments spécifiques et non spécifiques, le communisme est condamné en tant que système et disqualifié en tant qu’idéologie ou orientation politique. Il convient de réparer les préjudices auprès des victimes, de punir les coupables quand les poursuites judiciaires sont possibles, ce qui est rarement le cas. Pour éviter toute restauration de ce système, il faut empêcher le retour des communistes aux postes de responsabilité, ostraciser leurs héritiers affichés. Mais ce n’est pas tout, elle postule qu’on ne pourra édifier une démocratie qu’avec des acteurs «de confiance», ce que ne peuvent prétendre être d’anciens responsables communistes ou des personnes qui auraient cédé à la pression du système communiste en acceptant de collaborer avec ses services de sécurité. Selon cette topique, une telle personne ne serait pas une personne politiquement fiable ou socialement respectable. Quand la condamnation du communisme débouche sur une mise en cause des responsabilités individuelles dans la faillite de la société jusqu’en 1989, diverses mesures sont adoptées pour «vérifier» le passé des personnes, mesures qui passent par toutes sortes de pratiques, pas toutes officielles, de publicité des archives des anciennes Sécurités d’Etat, afin de déterminer des appartenances passées aux structures policières ou politiques du système communiste. Tout ceci pèse, bien évidemment, sur le renouvellement des élites. A côté des procédures de vérification (les lustrations), ou d’ouverture des archives, se développent des pratiques de publicisation des traces de conformismes antérieurs.5 De tels usages du passé établissent une continuité singulière avec le communisme, ses pratiques de propagande, ses pratiques

5

En 1997, par exemple, en signe de commémoration de la Charte 77, la revue Revolver, héritière d’une mouvance de la dissidence, a publié les listes d’artistes et d’universitaires qui avaient signé la «Contre-charte», document préparé par le Parti communiste de façon à disqualifier l’initiative de la Charte 77 et à lier les milieux culturels, académiques et intellectuels au pouvoir en place.

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de contrôle biographique.6 Et surtout, ils confèrent une place inédite aux archives de l’ancien système policier, désormais au cœur de ces dispositifs moderne de contrôle du passé. L’un des paradoxes de la situation ainsi créée, c’est qu’elle condamne les individus à éviter les motifs d’ambiguïté à propos du passé et donc à soutenir, bon gré mal gré, les moyens qui permettent de le vérifier quelle que soit leur position initiale à l’égard de telles procédures. Ainsi, les détracteurs les plus acharnés d’une trop grande ouverture des archives ont souvent des discours ambivalents: au motif d’endiguer les risques potentiels (et bien réels) de leur instrumentalisation, ils cherchent plus ou moins explicitement à en contrôler l’usage. La société tchèque s’inscrit dans ce type de sortie du communisme. Elle fut une des premières avec l’Allemagne à mettre à l’agenda législatif avec les lois de lustration la question de la vérification biographique, et une des premières à ouvrir (partiellement d’abord) les archives de son ancienne Sécurité d’Etat. Les discours tchèques sur le passé furent par conséquent dès les années 1990 parasités de façon obsédante par la mise en question des biographies, que ce soit sous l’influence des affaires, des pratiques de lustration, de la diffusion sauvage de listes d’agents, ou par tout autre forme de révélation médiatique visant le scandale. Les mesures consenties pour régler cette dimension de l’héritage communiste ont évidemment des effets qui dépassent largement les anticipations de leurs promoteurs et nous obligent à les considérer autrement que du seul point de vue de la stratégie, voire de l’instrumentalisation politique.

Lustration et mémoire Nul ne pourrait soutenir sérieusement aujourd’hui que la chute du communisme a été le produit pur de l’opposition au communisme. La présenter comme telle fut malgré tout au cœur des stratégies mémorielles de ceux qui, fin 1989, dominaient la transformation tchécoslovaque. Pas plus que dans les pays voisins, ses protagonistes n’avaient de programme préconçu sur le rapport à établir avec les «sortants». Rien de comparable en tous les cas à ce qu’avaient pu produire leurs aînés à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale. Le caractère négocié, toute proportion gardée, de leur transition, excluait 6

Sur le contrôle biographique sous le communisme, cf. Claude PENNETIER, Bernard PUDAL, Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002. Sur la pérennité du contrôle biographique après 1989, on peut se référer aux travaux de T. Lindenberger.

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toute «justice politique», que quasiment personne, à de rares exceptions près, ne réclamait alors. L’urgence de rassembler l’emportait sur tout le reste. On trouve dans le discours prononcé par Václav Havel au moment de son élection en décembre 1989 les éléments d’une mémoire programmatique de conciliation à l’égard des partenaires potentiels de l’alternance au pouvoir. L’objectif était clair: afficher la rupture avec le passé et ceux qui l’incarnaient, tout en intégrant le spectre le plus large possible de la population dans la catégorie des «vainqueurs» et de l’opposition au communisme. La condamnation du communisme se voulait donc globale, visant le système, pas les hommes. Il s’agissait aussi d’appeler les communistes à la conversion politique, non de les stigmatiser. Quant à l’apathie et au conformisme de «la zone grise» avant 1989, la participation massive aux manifestations citoyennes de novembre 1989 en oblitérait le souvenir. La dissidence devait, quant à elle, trouver sa juste place dans ce tableau, son rôle était rappelé, moins pour cultiver des figures héroïques que dans le souci d’intégrer cette expérience au patrimoine commun. Le président dissident tentait ainsi d’effacer les frontières entre les individus aux parcours différents, offrant les éléments d’une synthèse civile qui faciliterait l’élaboration d’une identité nationale propre à surmonter l’héritage communiste. Dans la période qui suivit, l’anticommunisme apparaissait comme la ressource principale des représentants du changement, mais là encore, la condamnation se voulait globale, sans atteinte à l’identité des individus. Il fallait, en vue des premières élections libres, rassembler l’écrasante majorité de la population dans un discours qui condamnait le communisme, écartait ses derniers dirigeants, marginalisait ses héritiers déclarés.7 Seule l’identité communiste revendiquée était dénoncée, pas les communistes convertis, le Parti était seul comptable des faillites du passé. La reconnaissance des crimes et des victimes n’obligeait pas à identifier d’autres responsables. A force d’ostracisme, les héritiers déclarés du PCT finiraient bien par disparaître. L’anticommunisme ainsi décliné permettait de fonder une identité nationale sur le mythe d’une mémoire commune de l’opposition. Dès l’été 1990, les voix dénonçant la continuité structurelle dans les institutions et les entreprises se firent plus fortes.8 Les Tchèques s’engagèrent 7

8

Le parti communiste tchécoslovaque ne s’est pas «social-démocratisé» comme dans d’autres pays, car le parti social démocrate historique, qui avait cessé d’exister entre 1948 et 1989, se reconstitua dans les années 1990. Après quelques avatars, les «néo-communistes» tchèques conservèrent leur identité communiste, au sein du Parti communiste de Bohême-Moravie (KSM) à partir de 1993. L’historien Jií Suk montre que c’est surtout des instances locales du Forum civique que parvenaient les critiques les plus virulentes contre une Révolution de velours qui avait laissé les «anciennes structures» aux commandes, notamment dans la

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alors dans une voie plus systématique d’épuration administrative, avec un outil inédit: la lustration, que les Allemands inauguraient aussi dans les conditions exceptionnelles de la Réunification. Les mesures adoptées dans ce dispositif instituèrent des règles qui remirent en question la frontière entre opposants, conformistes et responsables, hypothéquant durablement les efforts déployés pour élaborer une mémoire conciliatrice. L’adoption en 1991 des lois de lustration visant à régler l’accès à certains postes de responsabilité dans des institutions de toutes sortes et les médias vint en fait codifier des pratiques en vigueur (hors les cadres de la loi) dès les premiers temps de la transformation politique pour écarter du pouvoir ceux qui représentaient une continuité trop forte avec le régime déchu. On avait eu recours alors à des commissions de vérification. Les lustrations légales répondaient à des objectifs plus structurels. Formellement, elles reposent sur des procédures administratives, et non pas judiciaires, relevant plus du code du travail que du code pénal. Les spécialistes de la justice transitionnelle nous invitent à les rapporter à des «procédures de révélation de la vérité» (Truth Revelation Procedures), leur vocation ne serait pas de punir, mais de mettre au jour une vérité sur le passé, dans un objectif ultime de réconciliation sociale9 Les acteurs politiques prétendent souvent qu’elles répondent à des objectifs plus pragmatiques: établir des règles qui évitent la manipulation, voire le chantage politique. Dans l’opinion néanmoins, le terme renvoie surtout à l’acte de désigner des «agents» et aux possibles effets sociaux de cette désignation: la stigmatisation. Et dans les faits, ces procédures, certes non pénales, provoquent des préjudices bien réels d’ampleur variable selon les individus, leur activité professionnelle, leur notoriété sociale. Elles peuvent donc être vécues comme une punition, et sont souvent présentées comme telle dans les débats publics. Il y a bien évidemment un décalage énorme entre les discours savants et techniques qui justifient ces mesures et la façon dont elles sont apparemment vécues. Si l’on s’en tient au texte, la «vérité» que les lois de lustration veulent faire émerger dans leurs procédures concerne des affiliations dans le passé, considérées dorénavant et pour une période déterminée comme non compatibles avec certaines fonctions professionnelles. Elles déclinent précisément la liste de ces affiliations,10 et non ce qu’auraient fait réellement dans ce

9 10

sphère économique, cf. «Politické hry s nedokonenou revolucí», Soudobé Djiny, 2009, n° 2-3 pp. 276-312. Jon ELSTER, Closing the Books, op. cit.; Marek KAMINSKI, Monika NALEPA, «Judging Transitional Justice. A new criterion for evaluating truth revelation procedures», The Journal of Conflict Resolution, June 2006, vol. 50, n° 3 pp. 383-408. Chaque législation détermine des affiliations sensiblement différentes. Elles mêlent des appartenances à toutes sortes de structures du système d’imposition politique

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cadre les personnes s’y rapportant, la nature de leur faute, en dehors de cette affiliation, reste donc très floue. Les lois instaurent surtout des procédures qui permettent de déterminer si les personnes appartiennent à l’une de ces catégories d’ex-cadres communistes et «d’ex-agents». Elles placent ces opérations sous la compétence d’une commission «indépendante» mandatée par le ministère de l’Intérieur.11 Elles légalisent dans ce cadre le recours aux archives produites par l’ancienne Sécurité d’Etat, et légitiment le fait d’établir à partir d’elles des preuves de ces affiliations passées, malgré toutes les difficultés inhérentes à l’interprétation et à l’usage de ce type de source. L’autorité conférée aux archives de la StB et à leurs gardiens, dans ce que la loi constitue au bout du compte en simple opération de vérification, pose évidemment problème. Les Tchèques ont opté pour un modèle de lustration qui exclut pratiquement de toutes les étapes de la procédure de vérification la personne qui en fait l’objet.12 Dans ces conditions, on comprend que la délivrance d’un certificat de lustration positive a toutes les chances d’être vécue comme une sentence arbitraire, d’autant plus difficile à accepter qu’à l’inverse d’un procès, il n’est pas donné à la personne concernée l’occasion de se prononcer, sauf, si elle conteste le résultat, dans le cadre cette fois d’une procédure judiciaire. L’absence d’espace prévu pour faire entendre une autre version que celle des registres de la StB est perçue comme une violence, mais prendre la parole dans le contexte d’une telle procédure n’est de toute façon pas évident.13 Face à cette impuissance, c’est plutôt un discours de protestation qui s’est développé dans le double registre de l’indignation et de la victimisation –

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sous le communisme (armée, milice, StB, instituts de formation des cadres communistes etc.) Concrètement, et dans le cas tchèque, une procédure de lustration, quand elle ne vise pas à identifier les ex-cadres communistes, revient avant tout à vérifier la présence d’identités dans des registres de collaborateurs non officiels de la StB (Státní bezpenost), et à délivrer des certificats positifs (si c’est le cas), négatifs (dans le cas contraire). Cette opération entraîne des limitations d’activité professionnelle ou politique, elles aussi définies par la loi, susceptibles d’évoluer avec le temps et fortement variables d’un pays à l’autre. Les limitations impliquent des contraintes différentes en fonction des secteurs d’activité (politique, académique, médiatique). Monika Nalepa invite à distinguer entre ce modèle de lustration (ETR), basé sur une procédure d’établissement de la preuve, et un autre type de lustration, comme celui que choisiront les Polonais par la suite et qui incite les individus à se prononcer publiquement sur le passé (ITR), Nalepa, op. cit. A ce sujet, Françoise MAYER, «Le passé, une ressource politique?», in: L’Europe et ses représentations du passé, M.-C. MAUREL, F. MAYER, F. (co-dirigé par), Paris, l’Harmattan, 2008.

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celle des stigmatisés par la loi.14 Cette nouvelle figure de victime offrira dans les débats sur la gestion des archives un contrepoint systématique à celle de «l’agent mouchard». Ces figures toutes deux lourdement stéréotypées sont tout à fait propices à figer les positions de chacun des camps ainsi institués et à empêcher finalement toute discussion réelle sur le passé. Le dispositif de lustration promu par les Tchèque au début des années 1990 les rapprochait de la voie d’épuration expérimentée par les Allemands au même moment, il s’en distinguait néanmoins par le fait qu’il n’offrait pas d’accès libre aux archives, et aucun moyen de sortir de cette logique de stigmatisation vécue comme un diktat. Tant que les choses en restèrent là, le thème de la trahison, de la collaboration hantait les discours sur le passé, mais plutôt sur le mode de la rumeur. Les polémiques engendrées concernaient l’usage des archives, et les compétences (politiques, judiciaires ou historiennes) à mobiliser pour les gérer plutôt que le passé en soi. C’est dans ce contexte qu’il faut aussi resituer les pratiques de «lustration sauvage», qui consistaient à faire circuler par voie de presse ou par internet des listes de collaborateurs informels de la StB.15 Pour les promoteurs de ces opérations non légales mais néanmoins tolérées, l’objectif n’était pas tant de porter préjudice à des personnes particulières que d’imposer le thème de la transparence sur le passé des individus comme une question d’intérêt général. L’ouverture des archives leur donna raison et changea les cadres sociaux d’évocation du passé.

Des listes d’agents aux «histoires» d’agents A la différence de l’Allemagne, dans un premier temps, les archives sollicitées dans les opérations de lustration étaient restées le domaine réservé d’une petite poignée de personnes au ministère de l’Intérieur. En 1996, une partie de ces archives devint accessible. Malgré des modalités qui en limitaient l’accès,16 les premiers dossiers consultés furent parfois mis en circulation par les personnes concernées, dans le but de témoigner et de susciter des 14 15 16

Voir à ce sujet les témoignages réunis par la femme de l’écrivain Josef Škvorecky, sous le titre évocateur des «dénigrés» Osoení, Toronto, sixty-eigth publishers, 1993. La première grande liste d’agents diffusée en Tchécoslovaquie date de 1992. P. Cibulka, ex-dissident en est l’instigateur, cf. Les Tchèques et leur communisme, op. cit. On ne pouvait consulter que son propre dossier. Les étrangers n’avaient pas accès au leur.

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discussions sur la répression communiste à partir de leur cas personnel. Un travail intéressant de réflexion sur la collaboration avait été entamé par des protagonistes isolés: témoins, journalistes, ou documentaristes.17 Ces initiatives permettaient de soustraire au tabou et au stigmate cet aspect sombre du passé des cadres ordinaires. Un questionnement fécond à propos des comportements sous le communisme trouva ainsi sa place dans les médias culturels, à côté d’autres tendances indéniables à cultiver la dénonciation et le sensationnel. Les débats les plus riches restaient néanmoins cantonnés aux espaces sociaux (littéraires, artistiques, académiques, politiques) dans lesquels ils se cristallisaient et à l’intérieur desquels ils contribuaient d’ailleurs à redessiner les repères identitaires.18 Les opérations de diffusion sauvage de documents d’archives, quant à elles, surtout tant qu’il ne s’agissait que de dévoiler des listes de noms, se déployaient de façon plus diffuse par voie médiatique (presse ou internet), sans conduire à la formation d’espaces publics où le passé, à partir de cas particuliers pouvait être discuté, réinterprété, et les identités ainsi retravaillées. Une politique beaucoup plus radicale d’ouverture des archives dans les années 2000 (à laquelle avait sans aucun doute contribué la publication «sauvage» de listes d’agents) allait modifier fondamentalement cette situation et engendrer des régimes de «négociation du passé» dans des espaces infiniment plus larges, et par conséquent plus composites. Tout d’abord, cette législation a permis d’étendre l’effet des lustrations à des sphères épargnées jusque là.19 Ceux qui avaient échappé à la contrainte des lustrations officielles (dans les milieux culturels, artistiques, ecclésiastiques par exemple) et qui n’avaient pu être mis en cause dans cette question de collaboration qu’au travers de rumeurs ou de bruits se trouvaient parfois un peu «rattrapés» par des révélations tapageuses sur leur biographie. De plus, la législation a étendu considérablement la sphère de ceux qui peuvent accéder à toutes sortes de dossiers issus de l’activité de l’ancienne Sécurité d’Etat, la problématique de l’agent-mouchard et de la collaboration s’est donc trouvée étendue à un spectre de plus en plus large d’acteurs sociaux et politiques, avec une proportion de plus en plus importante d’individus qui ne sont pas personnellement concernés par la question de la collaboration, et qui se 17

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Parmi lesquels: Martin EZNIEK, «Mordor Chorus» (1999), documentaire sur la biographie controversée d’un musicien de l’Underground tchèque, Jim ert. Martin VADAS, «Alojz mezi nami» (1994), documentaire sur la biographie controversée d’un prêtre catholique, le père Kanský. Sur la dimension instituante des controverses, voir Damien LE BLIC, Cyril LEMIEUX, «A l’épreuve du scandale», Politix, 71/2005, pp. 9-38. Le fait de ne pas rentrer dans les catégories désignées par la loi de lustration n’excluait évidemment pas que des formes d’épuration aient été cultivées dans les secteurs ainsi épargnés.

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sentent plus libres d’aborder ce sujet. Commentateurs et analystes de tous ordres, journalistes, sociologues, historiens se sont engagés sur ce terrain et ont œuvré au déploiement exponentiel de cette problématique dans l’espace public. L’ultime raison de cette évolution ne tenait pas tant aux «vérités» que ces archives pouvaient livrer qu’à leur forme narrative. La lecture d’un dossier, à la différence de listes de noms, propose une histoire, sur laquelle peuvent se greffer d’autres histoires enclenchant un processus de critique, de transmission, de construction du sens. Avec les dossiers, on passe de l’ère de la désignation des agents à celle des récits sur leur activité. C’est grâce à ce régime narratif et aux possibilités d’identification offertes, que la problématique de la trahison, de la collaboration, pourrait dorénavant circuler dans la société.20 C’est ainsi qu’elle devenait l’affaire de tous ceux qui contribuaient, en y adhérant ou en la contestant, à imposer plus largement ce prisme particulier par lequel le passé pouvait être visionné. C’est d’ailleurs un des ingrédients, et pas le moindre, du «succès» de l’affaire Kundera.

L’affaire Kundera: le succès d’une mise en procès L’affaire Kundera s’inscrit dans une constellation de phénomènes analogues qui consistent à dénoncer publiquement un comportement passé en vue de mettre en question la réputation d’une personne. Il ne s’agit pas ici, comme dans la plupart des autres scandales, d’une collaboration régulière avec la StB,21 ni même de l’appartenance de l’écrivain au Parti communiste dans les années 1950-60, mais d’un acte isolé de délation ordinaire effectué au poste de police de quartier. C’est le genre de chose qui peut habituellement tout au plus nourrir des rumeurs, sauf si cette «histoire» repose sur la publication, comme c’est ici le cas, d’une pièce d’archive. Le document produit en l’occurrence a beau n’être «qu’un» rapport de police ordinaire (SnB et non StB), ne portant même pas, comme la règle le requiert pourtant, la signature du «délateur», il remplit sa fonction «d’attestation» auprès de l’opinion dans le déroulement du scandale, autrement dit, il permet à ses initiateurs de dénoncer publiquement cet acte présumé sur la base d’une trace écrite censée l’accréditer. Que cette pièce ne soit pas de nature à convaincre tout le monde 20 21

Sur la force de conviction des histoires voir Christian SALMON, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007. Státní bezpenost: Sécurité d’Etat.

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n’empêchera en rien le déploiement de l’affaire. Contestée par les uns, brandie comme preuve par les autres, elle devient un des pivots de la mise en cause médiatique. C’est à l’intérieur d’une forme spécifique choisie par les auteurs du scandale – celle du reportage d’investigation avec recueil de témoignages – que le document acquiert toute sa force. Cette forme crée un régime d’interlocution particulier entre témoins, documents, et opinion, tout en préservant les «accusateurs» des attaques juridiques éventuelles, dans la mesure où ils se placent eux-mêmes dans le rôle d’investigateur plutôt que dans celui de «juge». C’est la relation créée entre ces éléments qui «fait» l’histoire, la constitue en «dénonciation publique», c’est sa réfutation par une partie du public interpellé qui en fait une «affaire». Les paroles d’accusation, de réfutation, d’intérêt, d’indignation n’ont de valeur qu’au sein de cette relation ainsi créée. Les étudier indépendamment de cette relation, ou en oblitérant un des actants n’aurait pas beaucoup de sens. La notoriété internationale de l’écrivain explique en partie l’intérêt qu’a pu susciter hors de la République tchèque le procès en infamie déclenché par le journal Respekt en octobre 2008, elle ne peut expliquer pourquoi les Tchèques continuent aujourd’hui à revisiter régulièrement cette affaire, alors même que le principal intéressé – Kundera – s’est si vite retiré des débats, que la plupart des historiens ont montré les limites des «preuves» (documentaire et testimoniales), que les «dénonciateurs» ont été impuissants à en fournir de nouvelles. Il faut bien admettre que le secret du succès de l’affaire Kundera réside ailleurs, à savoir dans les choix opérés par ses initiateurs. Tout d’abord celui d’insérer ce récit dans les formes d’une investigation, de manière à multiplier d’emblée dans la version qu’ils en donnaient les voix – celles des témoins sollicités – qui participaient de facto à cette mise en cause. Et bien sûr dans le choix d’appuyer toute cette histoire sur la découverte (dite fortuite) d’un document d’archive, tout à la fois censé attester de la vérité de ce qui était exposé et justifier qu’on revienne sur la biographie de l’écrivain à ce moment précis. En opérant ces choix, les auteurs du scandale ont créé les conditions d’un procès en infamie où chacun peut facilement trouver place: du côté des accusateurs (ceux qui contestent le silence sur le passé et veulent des «élites» au dessus de tout soupçon), du côté des accusés (Kundera, sa génération, les écrivains, les anciens du parti, les dissidents et les éventuelles ambiguïtés de leur passé), du côté des victimes (celles du communisme, et éventuellement celles de leurs héritiers). L’histoire ainsi livrée offrait par sa simplicité des possibilités quasi infinies de commentaires de tous ordres qui contribuent à entretenir durablement dans l’opinion constituée en jury une mise en question du passé communiste via la biographie d’un homme de lettres.

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Instrumentalisation politique, ou mode de négociation du passé? Au début des années 1990, la Tchécoslovaquie (puis la République tchèque) et l’Allemagne faisaient figures d’exceptions: elles avaient mis en place des dispositifs qui assignaient aux archives policières un poids important dans les processus d’identification. Rien n’annonçait alors que le type de régime mémoriel qui s’était instauré dans ces deux pays offrirait un exemple amplement suivi ultérieurement par des sociétés qui avaient pourtant choisi, dans un premier temps, des voies assez éloignées de ce type de gestion du rapport au passé. Rien n’indiquait que, dans pratiquement tous les pays d’Europe centrale, les individus, et pas seulement ceux qui se vouaient à une carrière politique, pourraient bientôt être de cette manière et à ce point rattrapés par leur passé. Comme la plupart des mesures concernant les lois de lustration et l’ouverture des archives des anciennes Sécurités d’Etat sont souvent soutenues par des partis de droite, la tendance est forte de lire ces politiques de gestion du rapport au passé comme des instruments de la droite, ou comme le produit d’un militantisme douteux qui rappellerait les chasses aux sorcières.22 L’attention portée aux effets les plus spectaculaires de ces politiques, les scandales qui visent à discréditer des personnalités des milieux culturels, confessionnels ou politiques échappent, par leur complexité, aux intentions de ceux qui sont censés les promouvoir. Plutôt que de les envisager sous ce prisme, il paraît donc plus fécond de les considérer du point de vue des cadres sociaux instaurés pour évoquer le passé. De ce point de vue, on peut regarder l’affaire Kundera comme un espace passionnant d’échanges sur le passé. A l’intérieur de cet espace, ce sont toutes les identités de l’opposition, de la contestation, de la résistance, de la dissidence, et du même coup celle du conformisme ou de la collaboration qui sont interrogées, discutées par toutes sortes d’acteurs. On peut se demander alors si ce n’est pas justement dans ces espaces publics ainsi formés, plutôt que dans le cadre d’échanges universitaires ritualisés et lourds de conventions, que peut enfin se renouveler notre vision du communisme. Dans tous les cas, plutôt que de s’indigner de la prolifération de telles pratiques, l’historien a intérêt à 22

Les historiens P. Nora et K. Pomian suggèrent ainsi que «[…] les opportunistes d’hier et les frustrés d’aujourd’hui s’en prennent aux autorités, qu’elles soient artistiques, intellectuelles ou morales, pour le détruire, en utilisant les bombes à retardement plantées naguère par les serviteurs zélés du ‹socialisme réel›. Et ouvrir ainsi la voie à des forces populistes, nationalistes et autoritaires», in: «Un nouveau procès kafkaïen à Prague», Le Monde, 25 octobre 2008.

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s’y intéresser de plus près, si sa vocation est bien, entre autres, de tenter de comprendre les mutations mentales d’une société. Pour cela, il faut néanmoins préalablement accepter, comme nous y invitait R. Darnton en introduction à ses études sur les mentalités des bourgeois français au XVIIIe siècle, que Les autres sont autres. Ils ne pensent pas comme nous, et si nous voulons comprendre leur point de vue, nous devons essayer de percevoir cette différence.23

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Robert DARNTON, Le Grand massacre des chats. Attitudes et croyances de l’Ancienne France, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 10.

Publications de Maurice Godé Ouvrages 1. Die letzten drei Jahre in der Bundesrepublik, Paris, Hachette 1973. 2. Les théories utopiques dans les revues expressionnistes allemandes. Thèse d’Etat soutenue en 1986 devant l’Université d’Aix-en-Provence. Lille 1987 (Service de reproduction des thèses), 3 vol., Prix Strasbourg 1987. 3. «Der Sturm» d’Herwarth Walden ou l’utopie d’un art autonome, Nancy, Presses Universitaires de Nancy 1990. 4. Wien-Berlin: Deux sites de la modernité/Zwei Metropolen der Moderne 1900-1930 (co-dir. avec Jacques Le Rider et Ingrid Haag), Actes du Colloque international de Montpellier (2-4 avril 1992). Cahiers d’Etudes Germaniques, 24 (1993) Aix-enProvence. 5. Gottfried Benn 1886-1956 (dir.), Etudes Germaniques (3/1993). 6. Allemands, Juifs et Tchèques à Prague/Deutsche, Juden und Tschechen, in Prag 1890-1924 (co-dir. avec Jacques Le Rider et Françoise Mayer). Actes du Colloque international de Montpellier (8-10 décembre 1994). Collection «Bibliothèque d’Etudes Germaniques et Centre-Européennes», Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée 1996. 7. La Recherche Française en Etudes Germaniques. Répertoire des groupes de recherche, des études de troisième cycle et des revues d’études allemandes publiées en France, Montpellier/Paris, Presses Universitaires de la Méditerranée/Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche 1996. 8. Entre critique et rire. Le Disparu de Franz Kafka/Kafkas Roman Der Verschollene (co-dir. avec Michel Vanoosthuyse). Actes du Colloque international de Montpellier des 10 et 11 janvier 1997, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée 1997. 9. L’Expressionnisme, Paris, Presses Universitaires de France (Collection «Perspectives Germaniques») 1999. 10. Qui parle dans le texte? (co-dir. avec Marcel Vuillaume), Cahiers d’Etudes Germaniques 38 (2000). 11. Représentations du corps/Darstellungen des Körpers (co-dir. avec Catherine MazellierLajarrige), Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée 2004. 12. La volonté de comprendre. Mélanges offerts à Roland Krebs/Festschrift für Roland Krebs (co-dir. avec Michel Grunewald), Bern, Peter Lang 2005. 13. Traduire, transposer, adapter (co-dir. avec Roger Sauter). Actes du colloque international de Montpellier, 15-17 mai 2008. Cahiers d’Etudes Germaniques 56 (2009).

Articles et contributions à des ouvrages collectifs 14. «Les paradigmes politiques, philosophiques et esthétiques dans la revue expressionniste Die Aktion», in: Cahiers d’Etudes Germaniques (C.E.G., Publication de l’Université de Provence), 2 (1978), pp. 38-87.

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15. «Le pacifisme dans la revue Die Weißen Blätter», in: Cahiers d’Etudes Germaniques 3 (1979), pp. 179-204. 16. «Georg Trakl und der Brenner-Kreis», in: Salzburger Trakl-Symposion (Februar 1977), hrsg. von Walter Weiß und Hans Weichselbaum, Salzburg, Otto Müller Verlag 1978, S. 170-176. 17. «L’utopie de la Gemeinschaft dans la revue Die Weißen Blätter». Actes du Colloque de l’Association des Germanistes de l’Enseignement Supérieur d’avril 1980 à Aixen-Provence, in: Cahiers d’Etudes Germaniques 5 (1981), pp. 63-92. 18. «L’adamisme ou l’utopie de la jeunesse», in: Cahiers d’Etudes Germaniques 6 (1981), pp. 215-238. 19. «Le ‹renouveau catholique› et la revue Die Weißen Blätter», in: Cahiers d’Etudes Germaniques 7 (1982), pp. 103-122. 20. «Le retour de Casanova d’Arthur Schnitzler», in: Cahier d’Etudes Germaniques 8 (1984), pp. 99-121. 21. «Schickeles Pazifismus in den Weißen Blättern», in: Elsässer, Europäer, Pazifist. Studien zu René Schickele, hrsg. von Adrien Finck und Maryse Staiber, Kehl, Morstadt 1984, pp. 59-93. 22. «Der Sturm 1910-1932. Les grandes phases de la revue», in: Cahiers d’Etudes Germanique 12 (1987), pp. 37-58. 23. «Les expressionnistes et la Première Guerre mondiale», in: Le Texte et l’Idée (Publication de l’Université de Nancy II) 1987, N° 2, pp. 177-218. 24. «‹Si l’on construisait de nouveau des barricades› [...] L’image de la Révolution française dans les écrits de Georg Heym», in: Germanica, N° 6/1989, pp. 87-101. 25. «Die religiöse Dimension in einer Zeitschrift des Expressionismus, Die Weißen Blätter», in: Recherches Germaniques 20 (1990), pp. 141-157. 26. «Innovation littéraire et stéréotypes sociaux dans la nouvelle de Stefan Zweig Angst». Colloque Littérature et Société dans les pays germanophones de 1910 à 1930 (2 et 3 mars 1990 à l’Université de Provence), in: Cahiers d’Etudes Germaniques 19 (1990), pp. 171-179. 27. «Herwarth Waldens Werdegang von der «autonomen Kunst» zum Kommunismus», in: Etudes Germaniques 4/1991, pp. 335-347. 28. «René Schickeles historische Bedeutung als Leiter der Weißen Blätter», in: René Schickele in neuer Sicht. Beiträge zur deutsch-französischen Kultur, hrsg. von Adrien Finck, Maryse Staiber und Alexander Ritter. Hildesheim, Olms 1991 (Auslandsdeutsche Literatur der Gegenwart, Bd. 24), pp. 87-107. 29. «Lecteur implicite et lecteur réel dans la nouvelle de Stefan Zweig Angst», in: Austriaca (Publication de l’Université de Rouen), numéro spécial sur Stefan Zweig dirigé par Erika Tunner, N°34 (juin 1992), pp. 67-78. 30. «Un poète viennois à Berlin: Albert Ehrenstein durant les années 1910-1920», in: Wien-Berlin. Deux sites de la modernité/Zwei Metropolen der Moderne. Actes du Colloque de Montpellier (2-4 avril 1992), numéro spécial (24/93) des Cahiers d’Etudes Germaniques, pp. 59-72. 31. «Georg Trakl: ‹Gedichte› et ‹Sebastian im Traum›», in: Encyclopédie Philosophique universelle, sous la dir. de Jean-François Mattéi, Paris, Presses Universitaires de France, vol. III (1993), Tome I, pp. 2889-2891. 32. «La crise du moi et son dépassement par l’art», in: Gottfried Benn, Etudes Germaniques 3/93, pp. 277-286. 33. «Un mimétisme exacerbé: la poésie d’August Stramm», in: Actes du Colloque d’Aixen-Provence: La poésie dans les pays de langue allemande (4-5 décembre 1992).

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Textes réunis par Marie-Odile Blum et Yves Carbonnel, Cahiers d’Etudes Germaniques 25 (1993), pp. 33-45. 34. «Le grotesque comme méthode expérimentale:les récits de Salomo Friedlaender», in: Fantastique, grotesque et image de la société. Actes du Colloque de Toulouse de mai 1993, dir. par Dominique Iehl, Presses Universitaires de Toulouse 1994, pp. 81-94. 35. Articles «Gottfried Benn» (pp. 405-406) et «Expressionnisme» (pp. 1157-1161), in: Dictionnaire Universel des Littératures, dir. par Béatrice Didier, Paris, Presses Universitaires de France 1994. 36. «Von der autonomen Kunst zum Kommunismus: Zur Entwicklung der expressionistischen Zeitschrift Der Sturm (1910-1932)», in: Intellektuellendiskurse in der Weimarer Republik: Zur politischen Kultur einer Gemengelage. Hrsg. von Manfred Gangl und Gérard Raulet. Frankfurt am Main/New York, Campus-Verlag – Paris, Editions de la Fondation Maison des Sciences de l’Homme, 1994, pp. 111-121, 2e neubearb. und erw. Aufl., Peter Lang 2007 (Schriften zur politischen Kultur der Weimarer Republik), pp. 185-198. 37. «Zu Thomas Kuchenbuch: Die Welt um 1900. Unterhaltungs- und Technikkultur», Stuttgart-Weimar, Metzler1992, in: Jahrbuch für Internationale Germanistik, 1994/2, pp. 130-133. 38. «De la colère à l’entêtement (Eigensinn): le parcours poétique de Hans-Magnus Enzensberger», in: Les songes de la raison. Mélanges offerts à Dominique Iehl, Bern, Peter Lang 1995 (collection «Contacts», Série 3, Bd. 26), pp. 311-326. 39. «Le cercle de la revue expressionniste Der Sturm et la Grande Guerre», in: Ecritures Franco-Allemandes de la Grande Guerre, dir. par Jean-Jacques Pollet. Colloque de l’Université d’Artois des 13 et 14 janvier 1995, Artois Presses Université 1995, pp. 157-171. 40. «Zu Klaus Völker: Max Herrmann-Neiße. Künstler, Kneipen, Kabarets, Berlin, im Exil – Berlin, Edition Hentrich 1991», in: Jahrbuch für Internationale Germanistik, 1995/2, pp. 133-135. 41. «La Tchécoslovaquie et l’Europe centrale et orientale de 1945 à 1948». Colloque annuel du Collegium Carolinum. Bad Wiessee, 24-26 novembre 1995», in: Revue des Etudes slaves, Paris, LXVII/4, 1995, pp. 753-761. 42. «Sens et fonctions des histoires parallèles (Parallelgeschichten) dans Stiller», in: Max Frisch. La quête d’identité dans le roman moderne, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg 1996, pp. 67-82. 43. «Un ‹petit roman› qui a fait grand bruit: Ein tschechisches Dienstmädchen (1909) de Max Brod», in: Maurice Godé/Jacques Le Rider/Françoise Mayer (co-dir.): Allemands, Juifs et Tchèques à Prague/Deutsche, Juden und Tschechen in Prag, 18901924, (collection «Bibliothèque d’Etudes Germaniques et Centre-Européennes»), Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée 1996, pp. 225-240. 44. «Leserorientierte und textgenetische Deutungsmuster – auf Trakls Lyrik angewandt», in: Deutungsmuster, Salzburger Treffen der Trakl-Forscher 1995. Hrsg. von Hans Weichselbaum. Trakl-Studie XIX, Salzburg, Otto Müller Verlag, 1996 (Akten des Trakl-Forums 24.-25. Oktober 1995), pp. 135-150. 45. «Konservativ vs. progressiv: Was heißt das für die Expressionisten?», in: «Unvollständig, krank und halb?» Zur Archäologie moderner Identität. Hrsg. von Christoph Brecht und Wolfgang Fink, Bielefeld, Aisthesis Verlag 1996, pp. 123-135. 46. «Masaryk und Frankreich zur Zeit des Ersten Weltkriegs», in: 1895-1995. Stolet Masarykovy Ceske Otazky (Actes du colloque international de Brno/République tchèque, 26-29 septembre 1995), Ustav T. G. Masaryka, Praha 1997, pp. 105-116.

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47. «Pouvoirs, hiérarchies et dépendances dans Le Disparu», in: Maurice Godé/Michel Vanoosthuyse (co-dir.), Entre critique et rire. «Le Disparu» de Franz Kafka/Kafkas Roman «Der Verschollene», Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée 1997, pp. 159-174. 48. «De la Spree à la Volga: L’itinéraire d’Herwarth Walden 1878-1941», in: Crises allemandes de l’identité, M. Vanoosthuyse (dir.), Montpellier: Presses Universitaires de la Méditerranée 1998 (Bibliothèque d’Etudes Germaniques et Centre-Européennes, vol. III), pp. 167-180. 49. «Développement et rôle des revues et collections publiées par les germanistes français», in: Colette Cortès et Gilbert Krebs (dir.), Le territoire du germaniste. Situations et explorations, Actes du Colloque de l’AGES de mai 1997, Paris 1998 (Publications de l’Institut d’Allemand d’Asnières), pp. 297-316. 50. «Mesure et démesure ou le paradoxe de la grandeur dans Lotte in Weimar de Thomas Mann», in: Cahiers d’Etudes Germaniques 36 (1999/1), pp. 33-49. 51. «Qui parle dans un poème?», in: Qui parle dans le texte? Cahiers d’Etudes Germaniques 38 (2000), dir. par Maurice Godé et Marcel Vuillaume, Aix-en-Provence, pp. 29-35. 52. «Von der absoluten Kunst zum politischen Engagement. Zur Entwicklung der Zeitschrift Der Sturm», in: Historismus und literarische Moderne. CD-Rom. Hrsg. von Roland S. Kamzelak und Matthias Erdbeer, Paderborn, mentis Verlag 2000. 53. «‹Konservativ vs. Progressiv›. Zur ambivalenten Stellung der Expressionisten», in: Historismus und literarische Moderne. CD-Rom. Hrsg. von Roland S. Kamzelak und Matthias Erdbeer, Paderborn, mentis Verlag, 2000. 54. «La ‹génération expressionniste› dans le miroir de ses revues», in: Marc Cluet (dir.), Le culte de la jeunesse et de l’enfance en Allemagne. 1870-1933. Actes du colloque de Rennes d’avril 2001, Presses Universitaires de Rennes 2003, pp. 217-230. 55. «Jeu intellectuel et langage du corps dans Les Bourgeois de Calais de Georg Kaiser», in: Catherine Mazellier, Maurice Godé (co-dir.), Représentations du corps / Darstellungen des Körpers, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée 2003, pp. 81-112. 56. «Sternheim, le ‹Molière de l’Allemagne›», in: Maurice Godé/Michel Grunewald (codir.), La volonté de comprendre. Hommage à Roland Krebs [Festschrift für Roland Krebs], Bern, Peter Lang 2005, pp. 181-206. 57. «Parodie et satire dans la pièce de Georg Kaiser La veuve juive», in: Actes du colloque sur La satire théâtrale/Satire im Theater (Montpellier, novembre 2003). Textes réunis par Sabine Kremser-Dubois et Philippe Wellnitz, Montpellier, Presses Universitaires de la Méditerranée 2005, pp. 185-203. 58. «Elite in Frankreich», in: Elite. Sammelband der Vorträge des «Studium Generale» der Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg im Wintersemester 2004-2005, Heidelberg, Carl Winter 2005, pp. 91-105 [Conférence enregistrée et diffusée le 17.04.2005 et le 24.04.2005 par le SWR et Sat1 dans le cadre de la «Tele-Akademie»]. 59. Korreferat zum Kolloquium Deutschland fünfzehn Jahre nach der Wiedervereinigung/L’Allemagne quinze ans après la réunification (Heidelberg, 24. Juni 2005). Hrsg. von Volker Sellin, Heidelberg, C. F. Müller 2005, pp. 135-138. 60. «Cinquante numéros déjà […]» [Rétrospective de la revue fondée en 1972], in: Cahiers d’études Germaniques 50 (2006/1), I-IV. 61. «L’adaptation de Chvéïk pour la scène allemande par Max Brod et Hans Reimann (1927)». Colloque de Grenoble de novembre 2004 Der Hasek à Brecht. Fortune de

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la figure de Chvéïk en Europe. Textes réunis par Marie-Odile Thirouin, in: Les Cahiers de l’ILCEA (Publication de l’Université Stendhal-Grenoble 3), N° 3/2006, pp. 109-124. 62. «Poetik und Politik im literarischen Expressionismus», in: Getauft auf Musik. Festschrift für Dieter Borchmeyer, hrsg. von Udo Bermbach und Hans Rudolf Vaget, Würzburg, Königshausen & Neumann 2006, pp. 79-92. 63. «Le Traité de l’Elysée a besoin d’un nouveau souffle», in: Volker Sellin (Hrsg.), Regards croisés/Blickwechsel, Heidelberg 2007, pp. 91-96. 64. «Die deutsche Sprache in der Welt», in: Volker Sellin (Hrsg.), Regards croisés/Blickwechsel, Heidelberg 2007, pp. 97-102. 65. «Un malentendu fécond: la réception du futurisme en Allemagne», in: Isabelle Krzywkowski et Cécile Millot (dir.), Expressionnisme(s) et avant-gardes (actes du colloque de Reims de mai 2004), Paris, Editions L’Improviste 2007, pp. 227-250. 66. «Réflexions sur la formation des élites en France et en Allemagne», in: Françoise Lartillot, Pierre Béhar et Uwe Puschner (co-dir.), Médiation et conviction. Mélanges offerts à Michel Grunewald, Paris, L’Harmattan 2007, pp. 77-90. 67. «Expressionnisme, de l’art à la littérature», in: Dictionnaire du monde germanique, dir. par Jacques Le Rider, Elisabeth Decultot et Michel Espagne, Paris, Bayard 2007, pp. 341-342. 68. «Le théâtre expressionniste», in: Dictionnaire du monde germanique, dir. par Elisabeth Decultot, Michel Espagne et Jacques Le Rider, Paris, Bayard 2007, pp. 342-343. 69. «Poésie expressionniste», in: Dictionnaire du monde germanique, dir. par Elisabeth Decultot, Michel Espagne et Jacques Le Rider, Paris, Bayard 2007, pp. 343-344. 70. «La littérature allemande de Prague au XXe siècle», in: Dictionnaire du monde germanique, dir. par Elisabeth Decultot, Michel Espagne et Jacques Le Rider, Paris, Bayard 2007, pp. 877-878. 71. «Macht und Grenzen der Liebe oder wie Max Brod zum Sionismus kam», in: Walter Schmitz/Udolph Ludger (Hrsg.): Tripolis Praga. Die Prager Moderne um 1900, Dresden, Thelem-Universitätsverlag 2007, pp. 150-163. 72. «Homosexualité, narcissisme et panérotisme dans les Bekenntnisse des Hochstaplers Felix Krull de Thomas Mann», in: Karlheinz Götze et Ingrid Haag (dir.), L’amour entre les deux guerres 1918-1945. Concepts et représentations (Colloque international d’Aix-en-Provence, 11-13 octobre 2007). Cahiers d’Etudes Germaniques 55 (2008/2), pp. 207-224. 73. «Trakl et l’expressionnisme», in: Georg Trakl. Nouvelles recherches (colloque à la Maison Heine de Paris (7 et 8 décembre 2007), éd. par Gerald Stieg et Rémy Colombat, Austriaca, N° 65-66/2007-2008, pp. 115-130. 74. «Ernst Stadler traducteur de Francis Jammes», in: Traduire, transposer, adapter, dir. par Roger Sauter et Maurice Godé. Colloque international de Montpellier (15-17 mai 2008), Cahiers d’Etudes Germaniques 56 (2009), pp.127-142. 75. «Polémique, métaphysique de l’art et radicalisme politique: Der Sturm de Herwarth Walden», in: Krisenwahrnehmungen in Deutschland um 1900. Zeitschriften als Foren der Umbruchszeit im wilhelminischen Reich/Perceptions de la crise en Allemagne au début du XXe siècle. – Les périodiques et la mutation de la société allemande à l’époque wilhelminienne. Actes du colloque international de Metz (5-7 décembre 2007) éd. par Michel Grunewald et Uwe Puschner. Bern, Peter Lang (collection «Convergences», N° 55), 2010, pp. 401-418. 76. «‹Mais j’invite aujourd’hui Shen Te, et c’est Shui Ta qui vient›. Ruth Berlau dans la poésie de Brecht», in: L’amour au présent. Histoires d’amour de 1945 à nos jours.

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Mélanges en l’honneur d’Ingrid Haag, éd. par Karlheinz Götze et Katja Wimmer, Frankfurt a.M., Peter Lang 2010, pp. 59-73. 77. «Ecritures de l’immédiateté: August Stramm, Georg Trakl», in: Tournants et (ré)écritures. Actes du colloque de Toulouse (13-15 mars 2008), éd. par André Combes, Alain Cozic et Nadia Lapchine, Paris, L’Harmattan 2010 (collection De l’Allemand), pp. 221-232. 78. «‹La réaction comme progrès›: Thomas Mann et la psychanalyse», in: Les Lumières hier et aujourd’hui. Mélanges pour Jean Mondot, éd. par Gilbert Merlio et Nicole Pelletier, Presses Universitaires de Bordeaux, à paraître. 79. «Naturzwang und menschliche Freiheit in Goethes, Wahlverwandtschaften», in: Mélanges pour Pierre-André Bois, éd. par Béatrice Dumiche, L’Harmattan, à paraître.

Traduction Poètes allemands d’aujourd’hui (collab.), Anthologie bilingue éd. par Marianne CharrièreJacquin, Marseille, Editions Sud, 1990.

En préparation La revue «Die Weißen Blätter» (monographie). Thomas Mann, l’écrivain et le politique (monographie).

Index A Addison, Joseph 335, 348 Adorno, Theodor W. 167, 207, 212 Ahlwahrdt, Hermann 288 Alcoforado, Marianna 41 Alvensleben, Gustav von 267 Ammien, Marcellin 181, 183, 184 Andler, Charles 162 Andrian, Leopold 47 Aristote 203, 209, 210 Aristoteles 18 Arminius 297 Auerbach, Bethold 253, 259 Auerbach, Erich 171-189 Augustin, Saint 176, 180, 183 Authier-Revuz, Jacqueline 97

B Baader, Andreas 83 Bahr, Hermann 48, 49 Bahrdt, Karl Friedrich 30, 31 Bainville, Jacques 307-309 Bakhtine, Michel 98, 99, 103 Balzac, Honoré de 249-251, 257, 261 Bamberger, Ludwig 246 Barrès, Maurice 291 Batteux, Charles 346 Baudelaire, Charles 36, 252 Baumgarten, Alexander Gottlieb 346 Baumgarten, Hermann 246 Beaumier, André 275 Bebel, Auguste 287 Beck, Ludwig 224, 233 Beer-Hofmann, Richard 47-51, 53-56, 58-63

Beethoven, Ludwig van 212 Bellow, Saul 212, 213 Benjamin, Walter 173, 175, 177, 182, 291, 323, 324 Benn, Gottfried 15, 19, 45 Berg, Alban 212 Bernheim, Hippolyte 50 Berthelot, René 275 Bismarck, Otto von 226, 246-248, 263-273, 285, 309 Bleibtreu, Karl 258 Bleichröder, Gerson 263 Bloch, Ernst 206 Blum, Léon 275 Boccace 182, 183 Böckh, August 157 Bohner, Gerhard 80 Bölsche, Wilhelm 258 Bonald, Louis de 204 Borchert, Wolfgang 326 Bossuet, Jean Bénigne 305 Bourdieu, Pierre 255, 256 Brecht, Bertolt 86, 323 Bredel, Willi 323 Brentano, Clemens 76 Briancourt, Jacques 339 Briand, Aristide 237 Broch, Hermann 211 Bronfen, Elisabeth 160 Brunian, Johann Joseph 339 Brunschvicg, Leon 275 Buchloh, Benjamin H.D. 85, 93 Buchon, Max 258 Buffon, George Louis Leclerc Comte de S. 346 Bülow, Bernhard von 272 Burckhardt, Jakob 268 Burger, Albert 68

Index

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C Calderón de la Barca, Pedro 62 Camus, Albert 329 Canetti, Elias 211 Caprivi, Leo von 285 Carnot, Sadi 290 Casati, Roberto 87 Cassandre 310 Castro, Fidel 200, 206 Caton d’Utique 182 Cavour, Camillo 266, 267 Cézanne, Paul 70, 328 Chaplin, Charles 76 Char, René 329 Charcot, Jean Martin 50 Che Guevara, Ernesto 192, 196 Churchill, Winston 228, 236 Cicero, Marcus Tullius 347 Clausewitz, Karl von 192, 196-198, 200, 202 Colet, Louise 253 Comte, Auguste 302 Constable, John 248 Courbet, Gustave 85, 248, 252, 254, 255, 258 Cromwell, Olivier 217 Curtius, Ernst Robert 171, 173, 181

D Dahlmann, Christoph Friedrich 265 Dante 172, 176, 180-183, 188 Darwin, Charles 258 Daudet, Alphonse 250 David, Adolphe Issac 47, 50, 51, 55, 59 De Gaulle, Charles 236, 239 Decouflé, Philippe 81 Derrida, Jacques 28, 29 Descartes, René 296, 301 Diaghilev, Serge de 58, 78 Dickens, Charles 250, 254

Diderot, Denis 149, 327, 339, 341, 348 Didi-Huberman, Georges 86 Digeon, Claude 304 Dilthey, Wilhelm 157, 250 Dioclétien 219 Disraeli, Benjamin 270 Dohnanyi, Ernst von 49 Donoso Cortés, Juan 204 Dreyfus, Alfred 261, 293 Dumas, Alexandre 329 Duncan, Isadora 68

E E.T.A. 160 Eisenstein, Sergeï 85 Eley, Geoff 158 Eliot, George 254 Engels, Friedrich 197, 203, 205, 206, 250 Ensslin, Gudrun 83, 89, 90 Ernst, Max 323, 324 Euripides 26

F Feuchtwanger, Lion 323, 324 Fichte, Hubert 326, 327 Fichte, Johann Gotlieb, 146, 301, 302, 307 Fischer, Kuno 276 Fischer, Ruth, 199 Flaubert, Gustave 57, 250-254, 259, 260, 329 Foe, Daniel de 295 Foerster, Wilhelm 287 Fontane, Theodor 248, 254, 256, 258, 259, 277, 292 Foucault, Michel 112, 167 France, Anatole 305 Freud, Sigmund 211, 214, 220

Index

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Freytag, Gustav 248, 249, 253, 257, 258, 260 Friedrich II., der Große 263, 264 Friedrich, Caspar David 79 Fustel de Coulanges, Numa 183, 304, 305, 306

G Gadamer, Hans Georg 28, 173 Galuppi, Baldassare 69 Gambetta, Léon 196 Gellert, Christian Fürchtegott 346-348 Georg, Friedrich 131 George, Stefan 17, 45 Gerlach, Leopold von 268 Gert, Valeska 68 Giap (=Vô Nguyên Giap) 192 Gilson, Etienne 180, 181 Gisycki, Georg von 287 Gneisenau, August von 192 Goerdeler, Carl 223, 224, 231-241 Goethe, Johann Wolfgang von 15, 16, 18-21, 28, 30, 31, 138, 152, 192, 212, 247-249, 264, 300, 311, 312 Goldhagen, Daniel Jonah 264 Goncourt, Jules et Edmond 250, 251, 257 Göring, Hermann 234 Grégoire de Tours 183, 184 Gresset, Jean Baptiste Louis 347 Gropius, Walter 65, 66 Grossberg, Lawrence 160 Grotius, Hugo 347 Guardini, Romano 31 Guillaume II 226, 235, 284, 290 Guiraud, Paul 306 Gutzkow, Karl 259

H Haendel, Georg Friedrich 69

Hagedorn, Friedrich von 347 Halévy, Elie 275, 289 Hall, Stuart 160, 161 Haller, Albrecht von 347, 348 Handke, Peter 328 Hanuschek, Sven 214 Hardtwig, Wolfgang 159 Hart, Heinrich 251 Hartmann, Eduard von 256 Hartmann, Moritz 312, 317, 318 Haspinger, Johann Simon 194 Hassel, Ulrich von 233 Hasting, Margarete 80 Hauptmann, Gerhart 270 Havel, Václav 357 Haydn, Joseph 69 Hebbel, Friedrich 326 Hegel, Georg Wilhelm Friedrich 146, 181, 196, 197, 204, 209, 248 Heidegger, Martin 27 Heine, Heinrich 197 Héraclite 203 Herder 188 Hindemith, Paul 69, 75 Hitler, Adolf 202, 205, 213, 224, 225, 227, 230, 232, 234, 236, 238, 264, 273 Hô Chi Minh 192 Hobbes, Thomas 209, 210, 213-219, 294 Höchenberg, Franz Augustin 345 Hofer, Andreas 194 Hoffmann, Ernst Theodor Amadeus 75, 160, 245 Hofmannsthal, Hugo von 17, 20, 21, 24-28, 32, 45, 47-52, 58, 61-63, 318-320 Hogarth, William 248, 346 Hoggart, Richard 161 Homère 179, 182, 245 Horaz [= Quintus Horatius Flaccus] 314, 347 Horkheimer, Max 212

Index

376 Hötzel, Elsa 68 Hugo, Victor 250 Humboldt, Wilhelm von 27, 188, 247 Huxley, Julian 214

I Itten, Johannes 66

J Jakobson, Roman 245 James, Henry 329 Jaques-Dalcroze, Emile 68 Jaurès, Jean 306, 307 Jean-Paul (=Johann Paul Friedrich Richter) 69, 146, 254 Jensen, Wilhelm 251 Jésus de Nazareth 203 Jirmounski, Victor Maximovitch 180 Jones, Gareth Stedman 158 Jooss, Kurt 70 Julien l'apostat 219 Jünger, Ernst 127, 128, 131-135

K Kafka, Franz 138, 146, 181 Kahler, Erich von 53, 54 Kaiser, Georg 57 Kandinsky, Wassily 65, 77 Kant, Immanuel 209, 226, 301, 302 Kantorowicz, Alfred 323 Keil, Ernst 259 Keller, Gottfried 253 Kerr, Alfred 323 Kessler, Harry von 58, 271 Kesten, Hermann 323 Kierkegaard, Søren 77 Kippenberg, Anton 33 Kisch, Egon Erwin 323

Klee, Paul 65 Kleist, Heinrich von 75, 79, 81, 194 Klemperer, Victor 171, 172 Koeppen, Wolfgang 325, 326 Kokoschka, Oskar 66 Kommerell, Max 173 Kranz, Walter 172 Kraus, Karl 260, 261 Krauss, Werner 173, 174, 187 Kruse, Bernhard A. 39 Kundera, Milan 351, 352, 362-364

L La Bruyère 184 La Mettrie, Jean Offray de 147-153 Laban, Rudolf von 79 Lagarde, Paul de 257 Lambert, Anne Thérèse de Marguenat de Courcelles Marquise de 347 Lassalle, Ferdinand 247 Lavater, Johann Kaspar 20 Lazarus, Moritz 283, 288 Le Corbusier [=Charles-Éduard Jeanneret-Gris] 326 Le Jeune, Holbein 92 Le Rider, Jacques 59 Leber, Julius 234 Leclerc, Catherine 104 Lefebvre, Charles 203 Leibniz, Gottfried Wilhelm 301 Lenau, Nikolaus 316 Lengefeld, Lotte von 20 Lénine 192-200, 203, 206 Léonard, Nicolas Germain 347 Leonhard, Rudolf 323 Lesage, Alain 350 Lessing, Gotthold Epraim 16, 149, 341, 348 Leuschner, Wilhelm 234 Leventzow, Ulrike von 152 Lévi-Strauss, Claude 276

Index

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Loti, Pierre 289 Louis II, roi de Bavière 291 Louis XIV, roi de France 67, 285, 297 Ludwig XIV 264 Ludwig, Otto 245, 246, 248, 253, 254 Lukrez, Titus 347 Luther, Martin 30, 205, 287, 297, 298, 301

M Mac Call, Debra 80 Mach, Ernst 247 Machiavel, Nicolas 210 Mahler-Werfel, Alma 323 Maistre, Joseph de 202, 204, 210 Manet, Edouard 85, 255 Mangold(t), Johann/Jan 345 Manilius, Marcus 348 Mann, Erika 323 Mann, Golo 323 Mann, Heinrich 292 Mann, Heinrich 323, 324 Mann, Klaus 323 Mann, Thomas 146, 212, 323 Mao Tsé Tung 192-194, 197-201, 206 Marcuse, Ludwig 323 Margueritte, Paul 48 Martial, Marcus Valerius 347 Marx, Karl 197, 199, 203, 205, 206, 214, 247, 250 Matthisson, Friedrich von 313, 314, 318, 319 Maupassant, Guy de 251, 261 Maurras, Charles 195, 293-309 Mauthner, Fritz 49, 247, 260 Mauthner, Kurt 21 Mayer-Amden, Otto 69 Meinhof, Ulrike 83, 90, 92 Menzel, Adolph 248, 255 Merimée, Prosper 329 Metternich, Clemens Wenzel von 265

Meyer, Hannes 77 Milner, Max 87 Minder, Robert 163 Mirabeau, Marquis de 313 Mistral, Frédéric 318, 321, 322 Mitscherlich, Alexander et Margarethe 205 Moholy-Nagy, Laszlo 66 Molière, Jean-Baptiste Poquelin 184, 348 Moltke, Helmuth James Graf von 223, 225-228, 230-232, 237, 240 Mommsen, Theodor 257 Monod, Gabriel 183, 304-306 Montaigne, Michel de 148, 180, 181, 185 Montesquieu, Charles de Secondat, Baron de la Brède et 297, 305 Mozart, Wolfgang Amadeus 70 Müller, Adam 168, 204 Münzer, Thomas 206 Muralt, Leonhard von 273 Musil, Robert 210 Musset, Alfred de 289 Mylius, Christian Friedrich 311, 312, 318

N Najac, Raoul de 48 Napoléon I., Kaiser der Franzosen 209, 264, 266, 273, 285 Napoléon III., Kaiser der Franzosen 266, 267, 269 Napoléon 1er, Empereur des Français 192, 194, 203, 205 Néron 219 Neumann, Robert 323 Nietzsche, Friedrich 15, 17, 21-26, 28, 29, 32, 57, 62, 68, 77, 132, 134, 162, 210, 214-216, 220, 248, 251, 252 Nikolais, Alwin 80, 81

Index

378 Nikolaus I., Zar von Rußland 266 Norden, Eduard 181 Novalis 28, 32, 168

O Obstfelder, Sigbjörn 35 Oster, Hans 233 Ovid, Publius Ovidius Naso 348

P Palucca, Grete 77 Parodi, Dominique 275 Pascal, Blaise 153 Pascal, Blaise 153, 327 Paul, Jean 23 Paul, saint 218 Paulsen, Friedrich 276 Paulus, Friedrich 224 Petrarca, Francesco 311, 314, 320 Piguet, Philippe 87, 93 Pline l’Ancien 87 Pontévia, Jean-Marie 88 Pope, Alexander 347 Popitz, Johannes 233 Pougatschev, Iemelian Ivanovitch 202 Prévost, Abbé 185 Proudhon, Pierre-Joseph 258 Proust, Marcel 139 Pubitschka, Franz 347 Pytheas, marin phocéen 300

R Raabe, Wilhelm 253, 254, 256-259 Rabener, Gottlieb Wilhelm 348 Raspe, Jan-Carl 83 Reich-Ranicki, Marcel 150 Reinhardt, Max 51, 56, 63 Renan, Ernest 289 Rezzori, Gregor von 63

Richepin, Jean 289 Richter, Gerhard 83-89, 91-94 Richter, Ludwig 315, 318, 322 Rilke, Rainer Maria 23, 33, 35, 41, 42, 45, 319, 320, 326 Ritter, Gerhard 272 Rochau, Ludwig August von 246, 259 Rodin, Auguste 42 Roth, Joseph 320-322, 325 Rothfels, Hans 272, 273 Rousseau, Jean-Jacques 28, 201, 210, 296-298, 301, 314, 318, 349 Runge, Philipp Otto 79 Rutebeuf 327

S Said, Eduard 177, 178, 188 Saint Augustin 133 Saint Paul 174, 180 Sainte-Beuve, Charles-Augustin 261 Salomé, Lou 34 Salten, Felix 49 Sand, George 250, 252 Saussure, Ferdinand de 29 Scharnhorst, Gerhard von 192 Scheffel, Joseph Viktor von 253 Schelling, Friedrich Wilhelm Joseph 204 Schickele, René 323 Schiller, Friedrich von 19-22, 28, 248, 249, 313 Schlegel 168 Schlegel, Friedrich 146 Schlegel, Johann Adolf 346 Schlemmer, Carl 69 Schlemmer, Oskar 65-70, 78-80 Schlemmer, Tut 80 Schmidt, Julian 249, 250, 254 Schmitt, Carl 191-207 Schmoller, Gustav 284 Schnabel, Franz 265, 273

Index Schnitzler, Arthur 47, 49, 50, 63 Schnurre, Wolfdietrich 329 Schoenberg, Arnold 77 Schopenhauer, Arthur 248 Schoppe, Walter (pseudonyme de Oskar Schlemmer) 68 Schreber, Daniel Paul 213 Schümer, Dirk 263, 264 Schwarzenberg, Felix Fürst zu 265 Scott, Walter 254 Seghers, Anna 324, 325 Seignobos, Charles 306 Shaftesbury, Anthony Ashley-Cooper 18 Shakespeare, William 160, 180 Shirer, William L. 264 Simmel, Georg 249, 276, 283 Sizzo-Noris-Crouy, Margot 41 Socrate 146 Sonne, Abraham 211 Sonnenfels, Joseph von 341, 348 Spengler, Oswald 77 Spielhagen, Friedrich 249, 254, 256, 258, 259 Spitzer, Leo 172, 175, 181, 185, 186 Staline, Joseph 197-200, 203, 206, 213 Steele, Richard Sir 348 Stein, Charlotte von 312, 329 Stendhal [=Marie-Henri Bayle] 211, 249, 251, 318 Sterne, Laurence 313 Stifter, Adalbert 253 Storck, Gerhard 83 Strauss, David 216 Strauss, Richard 27, 58, 59, 61, 63 Stresemann, Gustav 236 Stuck, Franz 292 Sue, Eugène 250 Suétone 219 Sully-Prud’homme 289 Swift, Jonathan 348

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T Tacite 183 Taine, Hippolyte 184 Tertullien 174 Thackeray, William Makepeace 254 Thümmel, Moritz August von 313 Tieck, Ludwig 245, 316 Tirpitz, Alfred von 272 Toller, Ernst 323 Tolstoï, Léon 206 Tönnies, Ferdinand 280, 283 Treitschke, Heinrich von 257 Tresckow, Henning von 225 Trotski, Léon 199 Trott zu Solz, Adam von 223, 225, 230, 231, 240 Tucholsky, Kurt 321, 322 Twain, Mark 329

V Vergil, Publius Vergilius Maro 348 Vermeil, Edmond 163, 264 Vico, Giambattista 186-188 Vion, René 99 Virgile 176, 182 Vischer, Friedrich Theodor 248 Volkov, Shulamit 257 Voltaire, François Marie Arouet 297, 305, 341, 347, 348 Vossler, Karl 173 Vuillaume, Marcel 97

W Wagner 162 Wagner, Adolf 276, 283, 284 Wagner, Richard 24, 25, 28 Walden, Herwarth 164-166

Index

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Walser, Martin 29-32, 137-141, 143, 146, 150, 151 Walser, Robert 145, 146 Walter, F. Otto 17 Weber, Max 206, 247, 271 Wedekind, Frank 57 Wehler, Hans-Ulrich 159, 263 Werfel, Christa 323 Werfel, Franz 323 Wiesenthal, Grete 49 Wigman, Mary 80 Wilde, Oscar 57 Wilhelm I., Deutscher Kaiser 267 Williams, Raymond 161 Wittgenstein, Leopold 48 Wittgenstein, Ludwig 247

Wolf, Christa 323, 324 Wolf, Friedrich 323 Woolf, Virginia 179

Y Yorck von Wartenburg, Peter Graf 223, 225

Z Ziegler, Johann Anselm 343 Zola, Emile 176, 250, 251, 253, 256259 Zweig, Arnold 323

Liste des auteurs Danièle BELTRAN-VIDAL Professeur à l’Université Lumière – Lyon II 4, rue Docteur Salvat F-69007 LYON [email protected] Pierre André BOIS Professeur émérite à l’Université de Reims Champagne-Ardenne 47, rue de Venise F-51100 REIMS Dieter BORCHMEYER Professor (emer.), Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg Osterwaldstraße 53 D-80805 München [email protected] Rémy COLOMBAT Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne – Paris IV 6, place des longues haies F-54136 BOUXIERES AUX DAMES [email protected] Michel ESPAGNE Directeur de recherche CNRS 48, boulevard Diderot F-75012 PARIS [email protected] Karl Heinz GÖTZE Professeur à l’Université de Provence – Aix-Marseille I 8, rue du 4 Septembre F-13100 AIX EN PROVENCE [email protected]

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Liste des auteurs

Michel GRUNEWALD Professeur émérite à l’Université Paul Verlaine – Metz 94, rue des Mélèzes F-57070 METZ [email protected] Ingrid HAAG Professeur émérite à l’Université de Provence – Aix-Marseille 1 22ter, rue de la Paix F-13100 AIX EN PROVENCE [email protected] Hilda INDERWILDI Maître de conférences à l'Université de Toulouse 2 – Le Mirail 20, rue Montségur F-31500 Toulouse [email protected] Roland KREBS Professeur émérite à l’Université de Paris-Sorbonne – Paris IV 59, rue Lesage F-51100 REIMS [email protected] Jacques LE RIDER Directeur d’Etudes à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes 8, rue de Milan F-75009 PARIS [email protected] Françoise MAYER Directrice du CEFRES Stepanska 35 CZ-12000 PRAHA 2 – République tchèque [email protected]

Liste des auteurs Catherine MAZELLIER-LAJARRIGE Maître de Conférences à l’Université de Toulouse 2 – Le Mirail 2, square des Bleuets F-31820 PIBRAC [email protected] Helga MEISE Professeur à l’Université de Reims Champagne-Ardenne 1, rue Jean-Baptiste de La Salle F-51100 REIMS [email protected] Jean MONDOT Professeur à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3 48, allée Moulin de Desclau F-33170 GRADIGNAN [email protected] Marie-Thérèse MOUREY Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne – Paris IV 3, villa Saint-Thibault F-92270 BOIS COLOMBES [email protected] Jean-Marie PAUL Professeur émérite à l’Université d’Angers 20, rue de la reine Bérangère F-72000 LE MANS [email protected] Diether RAFF Professor (emer.), Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg Häusserstraße 23 D-69115 HEIDELBERG [email protected]

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Liste des auteurs

Gérard RAULET Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne – Paris IV 16, rue de l’hôtel de ville F-78820 JUZIERS [email protected] Roger SAUTER Professeur émérite à l’Université de Montpellier III 139, avenue du Maréchal de Saxe F-69003 LYON [email protected] Gerald STIEG Professeur émérite à l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III 27, allée du Bois Heude F-91800 BRUNOY [email protected]

Liste des publications de la collection Convergences Michel Grunewald (éd./Hrsg.) en collaboration avec Helga Abret et Hans Manfred Bock: Le discours européen dans les revues allemandes (1871-1914) / Der Europadiskurs in den deutschen Zeitschriften (1871-1914). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 1) 1996. Paul Distelbarth: Das andere Frankreich. Essays zur Gesellschaft, Politikund Kultur Frankreichs und zu den deutsch-französischen Beziehungen 1932 bis 1945. Eingeleitet und mit Anmerkungen versehen von Hans Manfred Bock. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 2) 1997. Michel Grunewald (éd./Hrsg.) en collaboration avec Hans Manfred Bock: Le discours européen dans les revues allemandes (1918-1933) / Der Europadiskurs in den deutschen Zeitschriften (1918-1933). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 3) 1997. Pierre-André Bois, Roland Krebs et Jean Moes (éds/Hrsg.): Les lettres françaises dans e les revues allemandes du XVIII siècle / Die französische Literatur in den deutschen Zeitschriften des 18. Jahrhunderts. Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 4) 1997. Catherine Julliard: Gottsched et l’esthétique théâtrale française: la réception allemande des théories françaises. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 5) 1998. Helga Abret et Ilse Nagelschmidt (Hrsg.): Zwischen Distanz und Nähe. Eine Autorinnengeneration in den 80er Jahren. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 6) 1998, 2000. Michel Grunewald (éd./Hrsg.): Le problème d’Alsace-Lorraine vu par les périodiques (1871-1914) / Die elsaß-lothringische Frage im Spiegel der Zeitschriften (18711914). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 7) 1998. Charles W. Schell et Damien Ehrhardt (éds/Hrsg.): Karl Ristenpart et l’orchestre de chambre de la Sarre (1953-1967) / Karl Ristenpart und das Saarländische Kammerorchester (1953-1967). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 8) 1999. Frédérique Colombat-Didier: La situation poétique de Peter Rühmkorf. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 9) 2000. Jeanne Benay et Gilbert Ravy (éds/Hrsg.): Ecritures et langages satiriques en Autriche (1914-1938) / Satire in Österreich (1914-1938). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 10) 1999. Michel Grunewald (éd./Hrsg.) en collaboration avec Hans Manfred Bock: Le discours européen dans les revues allemandes (1933-1939) / Der Europadiskurs in den deutschen Zeitschriften (1933-1939). Berne: Peter Lang (Convergences, vol 11) 1999. Hans Manfred Bock und Ilja Mieck (Hrsg.): Berlin-Paris (1900-1933) – Begegnungsorte, Wahrnehmungsmuster, Infrastrukturprobleme im Vergleich. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 12) 2006. Pierre-André Bois, Raymond Heitz et Roland Krebs (éds): Voix conservatrices et réactionnaires dans les périodiques allemands de la Révolution française à la Restauration. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 13) 1999. Ilde Gorguet: Les mouvements pacifistes et la réconciliation franco-allemande dans les années vingt (1919-1931). Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 14) 1999.

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Liste des publications de la collection Convergences

Stefan Woltersdorff: Chronik einer Traumlandschaft: Elsaßmodelle in Prosatexten von René Schickele (1899-1932). Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 15) 2000. Hans-Jürgen Lüsebrink et Jean-Yves Mollier (éds), avec la collaboration de Susanne Greilich: Presse et événement: journaux, gazettes, almanachs (XVIIIe-XIXe siècles). Actes du colloque international «La perception de l’événement dans la presse de langue allemande et française» (Université de la Sarre, 12-14 mars 1998). Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 16) 2000. Michel Grunewald: Moeller van den Brucks Geschichtsphilosophie: «Ewige Urzeugung», «Ewige Anderswerdung», «Ewige Weitergabe». Band I. Michel Grunewald (Hrsg.): Moeller van den Brucks Geschichtsphilosophie: Rasse und Nation, Meinungen über deutsche Dinge, Der Untergang des Abendlandes. Drei Texte zur Geschichtsphilosophie. Band II. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 17) 2001. Michel Grunewald (éd./Hrsg.) en collaboration avec Hans Manfred Bock: Le discours européen dans les revues allemandes (1945-1955) / Der Europadiskurs in den deutschen Zeitschriften (1945-1955). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 18) 2001. Patricia Brons: Erich Kästner, un écrivain journaliste. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 19) 2002. Dominique Lingens: Hermann Hesse et la musique. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 20) 2001. Valérie Chevassus: Roman original et stratégies de la création littéraire chez Joseph Roth. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 21) 2002. Raymond Heitz et Roland Krebs (éd./Hrsg.): Théâtre et «Publizistik» dans l’espace germanophone au XVIIIe siècle / Theater und Publizistik im deutschen Sprachraum im 18. Jahrhundert. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 22) 2001. Jeanne Benay und Gerald Stieg (Hrsg.): Österreich (1945-2000). Das Land der Satire. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 23) 2002. Michel Grunewald (éd./Hrsg.) en collaboration avec Hans Manfred Bock: Le milieu intellectuel de gauche en Allemagne, sa presse et ses réseaux (1890-1960) / Das linke Intellektuellenmilieu in Deutschland, seine Presse und seine Netzwerke (1890-1960). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 24) 2002. Martine Carré: Les Elégies de Duino, tomes 1 et 2. Essai de lecture. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 25) 2002. Michel Durand und Volker Neuhaus (Hrsg./éd.): Die Provinz des Weiblichen. Zum erzählerischen Werk von Clara Viebig / Terroirs au féminin. La province et la femme dans les récits de Clara Viebig. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd./vol. 26) 2004. Michel Grunewald et Uwe Puschner (éds/Hrsg.) en collaboration avec Hans Manfred Bock: Le milieu intellectuel conservateur en Allemagne, sa presse et ses réseaux (1890-1960) / Das konservative Intellektuellenmilieu in Deutschland, seine Presse und seine Netzwerke (1890-1960). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 27) 2003. Christina Stange-Fayos: Lumières et obscurantisme en Prusse. Le débat autour des édits de religion et de censure (1788-1797). Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 28) 2003. Jeanne Benay, Alfred Pfabigan und Anne Saint-Sauveur (Hrsg.): Österreiche Satire (1933-2000). Exil – Reemigration – Assimilation. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 29) 2003.

Liste des publications de la collection Convergences

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Régine Battiston-Zuliani (Hrsg./éd.): Funktion von Natur und Landschaft in der österreichischen Literatur / Nature et paysage: un enjeu autrichien. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd./vol. 30) 2004. Pierluca Azzaro: Deutsche Geschichtsdenker um die Jahrhundertwende und ihr Einfluss in Italien. Kurt Breysig, Walther Rathenau, Oswald Spengler. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 31) 2005. Michel Durand: Michael Georg Conrad à Paris (1878-1882). «Années d’apprentissage» d’un intellectuel critique. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 32) 2004. Maurice Godé et Michel Grunewald (éds): La volonté de comprendre. Hommage à Roland Krebs. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 33) 2005. Jeanne Benay und Alfred Pfabigan (Hrsg.): Hermann Bahr – Für eine andere Moderne. Anhang: Hermann Bahr, Lenke. Erzählung (1909) / Korrespondenz von Peter Altenberg an Hermann Bahr (1895-1913) (Erstveröffentlichung). Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 34) 2004. Claire Moreau Trichet: Henri Pichot et l’Allemagne de 1930 à 1945. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 35) 2004. Friedrich Albrecht: Bemühungen. Arbeiten zum Werk von Anna Seghers 1965–2004. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 36) 2005. e Anne Feuchter-Feler: Le drame militaire en Allemagne au XVIII siècle. Esthétique et Cité. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 37) 2005. Pierre Béhar et Michel Grunewald (éds): Frontières, transferts, échanges transfrontaliers e et interculturels. Actes du XXXVI Congrès de l’Association des Germanistes de l’Enseignement Supérieur. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 38) 2005. Jeanne Benay et Jean-Marc Leveratto (éds): Culture et histoire des spectacles en Alsace et en Lorraine. De l’annexion à la décentralisation (1871-1946). Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 39) 2005. Michel Grunewald et Uwe Puschner (éds/Hrsg.) en collaboration avec Hans Manfred Bock: Le milieu intellectuel catholique en Allemagne, sa presse et ses réseaux (18711963) / Das katholische Intellektuellenmilieu in Deutschland, seine Presse und seine Netzwerke (1871-1963). Berne: Peter Lang (Convergences, vol./Bd. 40) 2006. Stéphanie Dalbin: Visions croisées franco-allemandes de la Première Guerre mondiale. Etude de deux quotidiens: la Metzer Zeitung et L’Est Républicain. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 41) 2007. Raymond Heitz et Roland Krebs (éd./Hrsg.): Schiller publiciste / Schiller als Publizist. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 42) 2007. Stefanie Müller: Ernst Robert Curtius als journalistischer Autor (1918-1932). Auffassungen über Deutschland und Frankreich im Spiegel seiner publizistischen Tätigkeit. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 43) 2008. Julia Schroda: Nationaler Anspruch und regionale Identität im Reichsland ElsassLothringen im Spiegel des französischsprachigen Elsassromans (1871-1914). Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 44) 2008. Jean Schillinger et Philippe Alexandre (éds): Le Barbare. Images phobiques et réflexions sur l’altérité dans la culture européenne. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 45) 2008. Françoise Lartillot und Axel Gellhaus (Hrsg.): Dokument / Monument. Textvarianz in den verschiedenen Disziplinen der europäischen Germanistik – Akten des 38. Kongresses des französischen Hochschulgermanistikverbandes. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd. 46) 2008.

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Liste des publications de la collection Convergences

Michel Grunewald und Uwe Puschner (Hrsg.) in Zusammenarbeit mit Hans Manfred Bock: Das evangelische Intellektuellenmilieu in Deutschland, seine Presse und seine Netzwerke (1871-1963) / Le milieu intellectuel protestant en Allemagne, sa presse et ses réseaux (1871-1963). Berne: Peter Lang (Convergences, Bd./vol. 47) 2008. Sabine Kremser-Dubois: Dramaturgie de la provocation. Carl Sternheim. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 48) 2008. Christian Bank Pedersen: Le suicide de Don Quichotte. Récits de Franz Kafka. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 49) 2009. Olivier Dard et Michel Grunewald (éds): Charles Maurras et l’étranger – L’étranger et Charles Maurras. L’Action française – culture, politique, société II. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 50) 2009. Friedrich Albrecht: Klaus Mann der Mittler. Studien aus vier Jahrzehnten. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 51) 2009. Françoise Lartillot et Axel Gellhaus (éds/Hrsg.): Années vingt – Années soixante. Réseau du sens – Réseaux des sens / Zwanziger Jahre – Sechziger Jahre. Netzwerk des Sinns – Netzwerke der Sinne. Berne: Peter Lang (Convergences, Bd./vol. 52) 2009. Didier Musiedlak (éd.): Les expériences corporatives dans l’aire latine. Berne: Peter Lang (Convergences, vol. 53) 2010. Christine Aquatias et Catherine Desbois (Hrsg./éds): Turbulenzen in Deutschland zu Beginn des 21. Jahrhunderts: Was bleibt von der deutschen wirtschaftlichen Identität? / Allemagne, début XXIe siècle: une identité économique en pleine transformation. Berne: Peter Lang (Convergences Bd./vol. 54) 2010. Michel Grunewald und Uwe Puschner (Hrsg.):Krisenwahrnehmungen in Deutschland um 1900. – Zeitschriften als Foren der Umbruchszeit im wilhelminischen Reich / Perceptions de la crise en Allemagne au début du XXe siècle. – Les périodiques et la mutation de la société allemande à l’époque wilhelmienne. Berne: Peter Lang (Convergences Bd./vol. 55) 2010. Philippe Alexandre et Reiner Marcowitz (éds/Hrsg.): La revue «Die Hilfe», un laboratoire d’idées en Allemagne, 1894-1944 / Die Zeitschrift «Die Hilfe», ein Ideelabor in Deutschland, 1894-1944. Berne: Peter Lang (Convergences Bd./vol. 56) 2011. Olivier Dard et Michel Grunewald (éds): Jacques Bainville – Profils et réceptions. Berne: Peter Lang (Convergences vol. 57) 2010. Olivier de Lapparent: Raymond Aron et l’Europe. Itinéraire d’un Européen dans le siècle. Berne: Peter Lang (Convergences vol. 58) 2010. Olivier Dard (éd.): Georges Valois: itinéraire et réceptions. Berne: Peter Lang (Convergences vol. 59) 2011. e Jean Bonnet: Dékantations. Fonctions idéologiques du kantisme dans le XIX siècle français. Berne: Peter Lang (Convergences vol. 60) 2011. Dorle Merchiers et Gérard Siary (éd./Hrsg.): Transmission de la mémoire allemande en Europe centrale et orientale depuis 1945 / Spuren deutscher Identität in Mittel- und Osteuropa seit 1945. Berne: Peter Lang (Convergences vol. 61) 2011. Olivier Dard, Michel Grunewald, Michel Leymarie et Jean-Michel Wittmann (éds): Maurice Barrès, la Lorraine, la France et l’étranger. Berne: Peter Lang (Convergences vol. 62) 2011. Michel Grunewald, Roland Krebs, Jean Mondot, Roger Sauter (éds): Visages de la modernité. Hommage à Maurice Godé. Berne: Peter Lang (Convergences vol. 63) 2011.

Tabula gratulatoria BADET Jacques et Anne-Marie F – Nice

EISL Margit A – Wien

BARRIÈRE Hélène F – Puyricard

ESPAGNE Michel F – Paris

BELTRAN-VIDAL Danièle F – Neffes

GOMMEAUX Pierre F – Arras

BOIS Pierre-André F – Reims

GÖTZE Karl Heinz F –Aix en Provence

BORCHMEYER Dieter D – München

GRESSER Anne-Marie F – Le Mans

BRENNER Kurt F – Candillargues

GRUNEWALD Michel F –Metz

CAHN Jean-Paul F – Nanteau-sur-Essonne

HAAG Ingrid F –Aix en Provence

CASALIS Monica F – Tinqueux

HEITZ Raymond F – Metz

CASSAGNAU Laurent F – Cachan

INDERWILDI Hilda F – Toulouse

COLOMBAT Rémy F – Bouxières aux Dames

KREBS Gilbert F – Paris

COMBES André F – Haulies

KREBS Roland F – Reims

DEWITZ Jean F – Luttenbach

KREMSER-DUBOIS Sabine F – Sussargues

LARTILLOT Françoise F – Montigny-lès-Metz

MERLIO Gilbert F – Paris

LAUDIN Gérard F – Paris

MONDOT Jean F – Gradignan

LE BARS Michelle F – Rennes

MOUREY Marie-Thérèse F – Bois Colombes

LE MOËL Sylvie F – Paris

OURY Pol F – Reims

LE RIDER Jacques F – Paris

PAUL Jean-Marie F – Le Mans

LOEWENTHAL Raymond F – Reims

PELLETIER Nicole F – 33000 Bordeaux

MAGUIN Jean-Marie F – Montpellier

PERENNEC René F – Osny

MAILLARD Christine F – Strasbourg

RADCZEWSKI-HELBIG Jutta F – Les Echelles

MAISON DE HEIDELBERG F – Montpellier

RAFF Diether D – Heidelberg

MAYER Françoise CZ – Praha

RAULET Gérard F – Juziers

MAZELLIER-LAJARRIGE Catherine F – Pibrac

REFFET Michel F – Dijon

MEISE Helga F – Reims

ROTHMUND Elisabeth F – Paris

MERCHIERS Dorle F – Montpellier

SAUTER Roger F – Lyon

SEUL Otmar F – Nanterre

STIEG Gérald F – Brunoy

STANGE-FAYOS Christina F – Pouy de Touges

WIMMER Katja F – Junas