Tu Es Mon Horizon (Caro M. Leene (Leene, Caro M.) ) [PDF]

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Zitiervorschau

Caro M. Leene

Tu es mon horizon Avec lui, elle se sent vivante Norah est libre, complètement libre. Sous ses yeux, l’horizon s’étend à perte de vue, et le moment fatidique où tout a basculé lui semble bien loin. Ce moment où, face au miroir, dans sa robe de mariée, elle a su qu’elle ne pourrait pas épouser Paul et a admis qu’il ne la rendrait pas heureuse. Puis, très vite, elle a accepté la proposition complètement folle de sa meilleure amie  : s’envoler pour le Canada avec une charmante bande de garçons tout juste rencontrés à l’aéroport. Alors oui, l’avenir lui fait peur, et cette liberté la terrifie parfois, mais Norah n’y renoncerait pour rien au monde. La sensation du vent sur son visage est bien trop grisante. Et, surtout, sous le regard pétillant du mystérieux Alex, elle se sent enfin vivante, prête à profiter de tout ce que la vie a à lui offrir. Prête à savourer l’instant présent, sans penser à demain, ni à la fin inévitable de leur voyage…

Mère de deux garçons très dynamiques, Caro M. Leene se consacre à sa passion pour l’écriture durant son temps libre. Fourmillant d’idées en permanence, elle aime tout particulièrement créer et faire évoluer ses personnages en imaginant que, quelque part dans le monde, ils existent vraiment.

« Nos doutes sont des traîtres, et nous privent de ce que nous pourrions souvent gagner de bon, parce que nous avons peur d’essayer. » William Shakespeare

Prologue 20 juin 2015 BAM-BAM-BAM-BAM-BAM-BAM-BAM-BAM ! Les coups de poing retentissent violemment contre la porte, la faisant légèrement trembler. Je redresse la tête et la fixe sans bouger. – Norah ! Bon sang, ouvre cette putain de porte ! La voix suraiguë de ma meilleure amie Alice résonne dans l’espace confiné, mais je suis incapable de parler, ni même d’articuler le moindre son. J’étouffe. Je ferme les yeux, inspire et expire plusieurs fois pour enrayer la crise de panique qui m’a totalement prise de court. Il y a quelques minutes, j’ai réussi à m’enfuir du salon et à aller me réfugier dans le seul endroit où on me foutrait la paix. Les toilettes. Pourtant, rien n’y fait, je suffoque. L’angoisse m’enveloppe, pire, elle m’asphyxie, mon cœur bat très vite, comme s’il cherchait lui-même à s’échapper. Je ferme les yeux et me masse les tempes. J’ai beau retourner le problème dans tous les sens, j’arrive toujours à la même conclusion : la fuite est la seule solution. J’entends des voix étouffées sans vraiment parvenir à distinguer les paroles, même si je les imagine assez bien tous, agglutinés derrière la porte. Est-ce que Paul est là aussi ? – C’est bon ! On arrive ! Lâchez-nous deux secondes ! Le ton sec d’Alice me fait sourire, quoi qu’il arrive, elle sera toujours de mon côté. Dans la situation actuelle, c’est clairement une bonne chose. Aucun fugitif célèbre n’est arrivé à ses fins sans un complice de taille, et la mienne est exemplaire ! Merde ! Voilà que j’envisage réellement de m’évader…

Comment en suis-je arrivée là ? J’avais essayé de parler à Paul, mais il avait préféré faire l’autruche. Ces derniers temps, nous nous éloignions de plus en plus. Chacun tentait de se rattacher aux vestiges des débuts de notre histoire, mais nous ne partagions presque plus rien. J’étouffais, et cette relation ne me correspondait plus, je voulais voyager et voir le monde, tandis que lui se passionnait pour l’affaire familiale. Trouver les mots avait été difficile, et lorsque j’avais enfin réussi à avouer mes doutes, il les avait balayés d’un revers de main, arguant que nous traversions simplement une crise. Il avait promis de faire des efforts. La passion n’était pas revenue, mais je n’avais pas osé protester et j’avais foncé tête baissée dans son projet. – Norah… Ouvre s’il te plaît… Le ton d’Alice est maintenant plus doux. Je me lève et déverrouille lentement la porte, passe ma tête dans l’entrebâillement. Elle me pousse et se dépêche d’entrer sans dire un mot. Méthodiquement, elle referme derrière elle, nous coupant du monde extérieur et des invités, puis m’observe avec ses grands yeux bleus. – Est-ce si affreux que ça en a l’air ? je finis par articuler. Elle se tait quelques secondes, réfléchissant sûrement à la réponse la plus délicate, n’étant pas franchement du genre à mâcher ses mots. Même la fois où mes cheveux s’étaient enroulés dans l’épilateur de ma mère que nous avions piqué, elle avait été d’une sincérité et d’une froideur redoutables, alors que je la suppliais de me dire que tout allait bien se passer, et que je n’allais pas finir à moitié rasée d’un côté. Elle avait déniché une paire de ciseaux et, sans hésitation, m’avait coupé les cheveux juste au-dessus de l’appareil. J’avais pleuré toutes les larmes de mon corps, mais elle m’avait certifié que c’était la seule solution, avant d’ajouter en haussant les épaules que les cheveux, ça repoussait. Nous étions ensuite allées goûter. Pour elle, nous étions déjà passées à autre chose. Pourtant à cet instant, son assurance a disparu. La situation doit donc vraiment être désespérée. – Disons que ça pourrait être pire… Tu pourrais être déjà partie ! J’inspire et me rassieds sur les toilettes, gênée par mon accoutrement. – Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ? demande-t-elle calmement.

Je fixe le plafond en ôtant une à une les pinces en strass que la coiffeuse a mis des heures à installer dans mes cheveux pour confectionner le plus magnifique des chignons. – Tu es peut-être juste en train de flipper… Rien de grave, je t’assure… Elle marque une pause et enchaîne : – En fait non, soyons honnêtes, c’est vraiment la merde ! De toute façon, tu connais déjà mon avis et, en plus, tu ne peux pas rester coincée làdedans indéfiniment, dit-elle en désignant la pièce d’un geste de la main. Le silence nous enveloppe, elle me dévisage, et je vois au fond de ses yeux qu’elle espère que je me reprenne. – Je sais que ces chiottes sont top ! ajoute-t-elle. Elles sont super lumineuses avec ces adorables petites lampes en forme de gouttes et elles sentent divinement bon grâce à ce minuscule distributeur qui diffuse du parfum toutes les trois secondes. Mais si tu veux mon avis, quel que soit ton choix, dans cinq minutes tu empesteras définitivement le muguet… Et à vie ! Et donc moi aussi par la même occasion ! Et tu sais à quel point je déteste le muguet ! Je laisse échapper un rire étouffé. Il ne manque plus que son éternel « Rien n’est grave, il y a toujours une solution », et j’aurai eu la psychanalyse complète version Alice. – Ne fais pas de vague, et tout ira mieux, je murmure. – Si tu veux mon avis, commence-t-elle en riant, ta phrase fétiche ne colle absolument pas avec la situation actuelle. Tu es quand même assise sur l’abattant des chiottes à un moment capital… Face à mon mutisme, elle se met à me dévisager, inquiète. – Nono, écoute-moi… Norah, insiste-t-elle, il va falloir que tu te décides ! Soit tu sors de ces toilettes, tu tournes à gauche et tu rejoins le reste de la troupe, soit… – Soit ? je l’encourage vivement intéressée. Elle m’étudie quelques secondes, passant au crible ma tenue. – Dis-moi, c’est toi qui as choisi cette robe ? Je soupire et laisse échapper un léger grognement en guise de réponse. Comme si je pouvais décider quelque chose ici ! – Je dis ça, je dis rien… mais étonnamment, je ne pensais pas que tu te marierais dans une tenue qui fasse à ce point meringue ! Et cette coiffure,

excuse-moi, mais c’est tellement coincé, tellement pas toi ! J’aurais imaginé quelque chose de beaucoup plus flou, un chignon lâche ou une simple petite couronne de fleurs, mais certainement pas un truc aussi sévère. C’est une idée de ta belle-mère ? J’arrive enfin à arracher la dernière pince à cheveux, et ma crinière châtaine retombe en cascade au-dessus de mes épaules. – Alice, tu évoquais une deuxième possibilité pour mettre fin à ce calvaire… Je t’écoute, je chuchote en jouant avec mes petits clous d’oreilles en or, un cadeau de mes parents. – J’en étais sûre ! Tu regrettes ? Est-ce qu’être volontairement cloîtrée dans les toilettes le jour de son mariage est un bon indicateur pour mesurer son bonheur ? Si c’est le cas, je pense que tout le monde s’accordera pour dire que c’est vraiment la cata pour moi. Je me passe la main dans mes cheveux, mais mes doigts restent coincés à cause de la laque. C’est cet infime et ridicule détail qui me fait péter les plombs. – ACCOUCHE ALICE BORDEL ! je hurle. C’EST PAS COMME SI ON AVAIT TOUTE LA JOURNÉE POUR SE DÉCIDER ! – Oh, chérie, tu es à fleur de peau on dirait…, répond-elle le plus sérieusement du monde. Alors on va dire que, comme je suis une amie exceptionnelle, j’ai prévu le coup… – Quoi ? Comment ça, « prévu le coup » ? je lui demande, totalement perdue. – Il y a une fenêtre sur la droite en sortant, on peut filer par là, monter dans ma voiture et se faire la malle… – Dans cette tenue ? Mais tu es folle ! Je ne peux pas partir comme ça et tout laisser en plan… Paul va péter un plomb et… – Euh, Nono… Excuse-moi de te dire ça, mais quoi que tu fasses, Paul est déjà en train de péter les plombs à côté ! Je te rappelle que tu devrais être là-bas depuis au moins dix minutes. Je ferme les yeux. Alice a raison, je devrais déjà y être. – Il est gentil, tu sais, et… – Oh, bordel ! On s’en tape Norah qu’il soit gentil ! Bon sang, arrête avec cette rengaine ! C’est ta vie ! Paul est peut-être mignon, sympa dans le genre fils à papa, mais ce n’est pas toi… Écoute, il veut toujours tout

décider, il te voit comme une poupée, rassure-moi, tu t’en rends compte ? C’est peut-être au contraire exactement le moment de se barrer ? – Mon Dieu ! Je ne peux pas faire ça… Et puis, on irait où ? Sans compter que je n’ai rien à me mettre, je ne vais quand même pas me balader avec ma robe dans les rues et… – Si c’est la seule chose qui t’inquiète, pas de problème, j’ai un sac dans le coffre avec des fringues ! Je m’étais dit que dans le doute, il valait mieux assurer nos arrières ! Sérieusement ? « Des fringues » ? « Assurer nos arrières » ? Je n’en reviens pas ! Je suis réellement en train d’évoquer la possibilité de m’enfuir de mon propre mariage avec ma meilleure amie. Alice s’impatiente, elle me tend la main et m’encourage à me lever. Tout a l’air si simple pour elle. – Allez Nono, on y va ! Je vais ouvrir la porte maintenant. Elle se tourne et enclenche le loquet, s’assure que la voie est libre puis se décale contre le mur. – Soit tu tournes à gauche vers Paul, soit tu tournes à droite, tu ouvres la porte-fenêtre et tu montes dans ma voiture. Quel que soit ton choix, je serai là pour te soutenir. Je respire profondément, compte jusqu’à dix, consciente d’être à un tournant de ma vie. Je fixe à tour de rôle la porte me menant à la cérémonie et la fenêtre me promettant la liberté. Deux petits mots tournent en boucle dans ma tête : Partir ? Rester ? Partir ? Rester ? Ils tournent, se mêlent et s’entrechoquent sans qu’aucun des deux n’arrive à prendre le dessus. La crise d’angoisse enfle, je suffoque presque. Que dois-je faire ? Abandonner ? Me battre ? Nous donner une chance d’y arriver ? Tirer un trait sur ma vie et tout recommencer ?

Chapitre 1 Six mois plus tôt – Tu mets cette robe finalement ? – Elle ne te plaît pas ? je dis en faisant la moue face au miroir. Je n’ai jamais mis cette robe alors qu’elle est vraiment jolie. Quand je l’ai achetée, Alice n’a eu cesse de me répéter qu’elle me faisait un corps de bombasse. Je me rappelle le regard noir que je lui ai lancé dans la boutique, « bombasse » ne faisant clairement pas partie du vocabulaire de la famille Lacourt. – Si, si, elle est jolie, mais pas sûr qu’elle soit appropriée pour le dîner de ce soir. Enfin, chérie, commence-t-il en me rejoignant devant le miroir, cette robe te va superbement bien et aurait été parfaite pour un dîner privé. Tu comprends ? Il m’attire contre son torse et pose ses mains sur mon ventre avec un sourire lascif. Il m’embrasse dans le cou, et instinctivement, je me penche pour lui offrir un meilleur angle. – Je ne crois pas que nous ayons le temps de faire quoi que ce soit, tu sais ! je ris en l’observant remonter ses mains sur ma poitrine. Arrête, je pointe ! Je n’ai pas mis de soutif, je dis en me débattant. – Voilà ! C’est exactement ce dont je voulais parler, lance-t-il sans pour autant s’arrêter. Je n’ai pas vraiment envie que tous les invités lorgnent les tétons de ma fiancée, aussi adorables soient-ils ! Change-toi, Norah, et mets un soutien-gorge ! Je me ferai un plaisir de te l’enlever ce soir, réplique-t-il de son ton autoritaire de chef d’entreprise.

Avant même que j’aie eu le temps d’ajouter quelque chose, il me tend une robe noire, simple et ennuyeuse. Triste illustration de notre couple. Paul et moi nous sommes rencontrés à la Sorbonne, il y a trois ans. J’entrais en première année, et lui finissait sa quatrième. Notre relation a tout de suite été passionnelle, j’avais besoin de vivre, mes parents venaient de mourir dans un accident de voiture, et je cherchais désespérément à me raccrocher à quelque chose. Paul avait été ma bouée de sauvetage dans mes heures les plus sombres et, alors qu’il me connaissait à peine, il m’avait aidée dans les démarches de succession en me présentant son père, un notaire reconnu. Lui et Alice étaient devenus mes seuls repères. Puis notre relation s’était un peu essoufflée, mais il représentait une stabilité, une sécurité que je n’étais pas prête à abandonner. – Je descends, mets des collants opaques ! crie-t-il en quittant la pièce. Dans tes rêves, je me dis intérieurement. Pourquoi pas une gaine et une brassière aussi ? Mon téléphone sonne, je me précipite pour l’attraper mais m’emmêle au passage les pieds dans le dessus-de-lit et m’effondre dessus sans la moindre grâce. – Salut Alice ! je décroche en riant. – Coucou Nono ! La voix enjouée de mon éternelle fêtarde de meilleure amie résonne à l’autre bout du fil, et je regrette immédiatement de lui faire faux bond ce soir. Alice dort le jour et vit la nuit, écumant les soirées branchées parisiennes à la recherche du prince charmant. – J’appelle pour te souhaiter une bonne soirée, lance-t-elle avec une voix guindée et moqueuse. – Arrête ! C’est pas si horrible que ça ! – Tu parles, on est vendredi soir, tu devrais être avec moi dans ce bar génial pour fêter mon anniversaire, mais au lieu de ça tu es coincée là-bas ! Dis-moi vraiment s’il existe pire soirée pour une nana de vingt-deux piges aussi canon que toi ? Alice n’apprécie ni Paul ni ma belle-famille, mais on a un accord. Sujet tabou ! Mon histoire est loin d’être idyllique, mais je suis convaincue que le couple parfait n’existe pas. Alice est une tête dure, elle déteste les

compromis et refuse de se laisser dicter sa conduite. Être avec un mec comme Paul lui paraît tout simplement inconcevable. – Rassure-moi, tu as au moins mis la putain de sublime robe qu’on a achetée il y a quinze jours ? J’éclate de rire. J’adore la spontanéité et le franc-parler d’Alice. Nous sommes amies depuis plus de dix ans et, là où d’autres ont échoué, nous, nous avons su nous adapter et préserver notre lien. Elle est d’un soutien sans faille, et malgré nos légers désaccords sur ma vie sentimentale, jamais aucune dispute n’est venue obscurcir notre ciel bleu. – C’était pas vraiment dans le ton de la soirée, je lâche espérant presque qu’elle ne m’entende pas. – QUOI ? hurle-t-elle à l’autre bout du combiné. C’est une blague ? Ne me dis pas que ?! Tu es en noire ? – Je ne te le dis pas ! je grimace en fixant le plafond. – Merde ! Nono ! Bon sang…, souffle-t-elle excédée. – Ce n’est pas ce que tu crois, Alice, je dis doucement. – Ah ouais, et ça a l’air de quoi alors ? – J’ai gardé mes bas, je dis en rigolant pour détendre l’atmosphère. – Merveilleux ! Tu te rebelles ! La mégère est au courant au moins ? – Ne l’appelle pas comme ça ! – Comme tu veux…, rigole-t-elle. Mais tu sais que j’ai raison, tu ne veux juste pas l’admettre à haute voix ! Je te connais Norah, je sais qu’on pense pareil… – Je dois y aller Alice ! Tout le monde doit déjà être arrivé. Je raccroche rapidement. Notre conversation me laisse une sensation désagréable. J’ai de plus en plus l’impression de devenir le pantin de Paul et de sa famille. Paul a cru que demander ma main me calmerait et nous aiderait à traverser notre soi-disant crise, malheureusement je crois que ça n’a fait qu’affirmer nos différences. M’arrachant à ma rêverie, ma belle-mère entre dans la chambre sans y être invitée. Elle me gratifie de son éternel sourire de faux cul avant de m’examiner des pieds à la tête. – Ma chère, des collants noirs seraient plus adéquats et surtout beaucoup plus convenables pour une jeune fille de ton rang. Je me crispe en l’entendant prononcer ces mots, mais je choisis de ne pas répondre afin d’éviter une dispute. Isabelle m’imagine femme au foyer

entourée de trois enfants, dévouée à son fils. Malheureusement pour elle, s’il y a bien un sujet sur lequel je ne tergiverse pas, c’est mon avenir professionnel. Je viens d’obtenir avec mention un diplôme d’animatrice patrimoine et je compte bien le mettre en pratique dans un avenir proche.

Chapitre 2 Mariage J – 10 – Alice, dépêche-toi, on est à la bourre ! J’essaye de hâter le pas, mais c’est sans compter sur la mauvaise volonté de mon amie qui prend tout son temps pour acheter un pain au chocolat. Je décide de partir devant, tourne à droite et aperçois enfin la devanture fleurie de la boutique Senteurs d’autrefois. Isabelle doit être en train de s’agacer de mon retard et de faire les cent pas. Imaginer la situation me fait sourire. Vu comme elle m’emmerde, je lui dois bien ça. Alice me rejoint en trottinant et en gloussant. Je pousse la petite porte bleue, et la clochette retentit, indiquant notre arrivée. – Bonjour Norah, comment allez-vous ? Aline la fleuriste surgit de l’arrière-boutique avec son sourire habituel. – Très bien Aline, et vous ? – Ça ira mieux dans une heure quand nous aurons tout bouclé, dit-elle en me faisant un clin d’œil. Je ne savais pas que vous veniez accompagnée. – Oui ! Voici Alice, mon témoin. Je fais rapidement les présentations, puis nous entendons la charmante voix d’Isabelle Lacourt résonner du fond de la boutique. Aline m’adresse un signe de tête ironique, et sa bouche se tord d’un rictus. Nous devons rejoindre la reine mère. – Oui, elle est enfin là…

Voilà de quelle façon je suis accueillie par mon adorable belle-maman, pendue au téléphone. – Ah… et en plus de ça, elle est accompagnée ! Merveilleux ! Je la fusille du regard. Alice pouffe, et je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire en coin. Je m’installe à la table où sont éparpillés des dizaines de books de compositions florales flanqués de notes. Je soupire, soulagée de ne plus en être là. Je me remémore à quel point il m’a été difficile de choisir et les heures que j’ai passées à imaginer mon bouquet et les centres de table. – Norah, j’ai pensé que nous pourrions opter pour ces fleurs. Isabelle fait glisser le classeur devant moi, et par politesse je regarde les photos qui n’ont strictement rien à voir avec le dégradé de lavande que j’ai choisi. Pleine de bonne volonté, je plaque un sourire factice sur mon visage et prends une minute pour détailler la page qu’elle me montre. – Oui, Isabelle, c’est très joli, mais ce n’est pas le style que nous avons retenu. – Norah, écoute, tu ne peux tout simplement pas choisir des fleurs des champs comme emblème de ton mariage. C’est inconcevable. Un mariage Lacourt n’est pas un mariage champêtre. Paul me rejoint d’ailleurs sur ce point. « Paul » ? Mais je rêve ! MON mariage, MES fleurs, j’ai envie de hurler. Est-ce si difficile à comprendre ? J’ai déjà cédé sur la robe et la coiffure, qu’on me laisse choisir mes putains de lavandes ! – Regarde ces Amnesia, leur teinte vieux rose se mariera divinement avec ces roses blanches, les… comment les appelez-vous déjà, Aline ? – Les roses Alba, se dépêche d’intervenir Aline, très mal à l’aise. Regardez Norah, elles sont vraiment très jolies et elles apporteront une touche très romantique et glamour à votre mariage. Je les dévisage, ahurie. Aline me regarde navrée, visiblement consciente de la tyrannie de mon affreuse belle-mère. Un bruit crispant de chaise nous fait sursauter. Alice s’est levée brusquement, agacée par la tournure que prend le rendez-vous. – Moi, perso, j’aime beaucoup la lavande ! lance-t-elle à la dérobée. En plus, la lavande, c’est tout à fait Norah, ajoute-t-elle en soutenant le regard furieux d’Isabelle.

– La question n’est pas de savoir si les fleurs plaisent à Norah, mais de trouver des fleurs élégantes. Souviens-toi quand même de qui paye ce mariage ! Dire que j’ai envie de tout envoyer valser serait une interprétation réductrice de ma fureur. Mais par respect, et par amour pour Paul, du moins je m’en persuade, je serre les poings et ravale ma colère. – Nono, au pire, prends ces fichues roses, mais garde ton bouquet de mariée ! Après tout, c’est ton mariage, insiste Alice. Je fixe mon amie, agréablement surprise qu’elle cherche un compromis, ce n’est pas dans ses habitudes. Je sais qu’elle trouve cette idée de mariage stupide et trop rapide, mais je sais aussi que quoi qu’il arrive, elle sera toujours là. – Excellente idée, Alice ! je réplique. Un ange passe et mon amie se rassied. Elle s’appuie sur son dossier en me faisant un large sourire, satisfaite de ma réponse. – OK pour les roses, Isabelle, mais je garde mon bouquet. – Ne sois pas stupide, Norah ! Ton bouquet doit être assorti au reste, c’est une évidence ! J’aime Paul, voilà ce que je me répète en boucle pour éviter de quitter la boutique en claquant la porte. – C’est non négociable, Isabelle ! Les secondes passent sans que ma belle-mère abdique, nous nous défions en silence, puis c’est enfin la délivrance. – Très bien ! Aline, cédons au caprice de Norah. Norah : 1. La vilaine sorcière : 0.

Chapitre 3 Mariage 20 juin 2015 « Quel que soit ton choix, je serai là pour te soutenir. » Je tremble comme une feuille, respire profondément. Partir signifie tirer un trait sur trois ans de relation, ce n’est pas rien. Ma mère m’a appris à ne jamais vivre avec des regrets et de toujours écouter mon instinct. Si elle était vivante, elle ne serait pas choquée, elle serait fière de moi. Alice me fixe, attendant patiemment ma décision. Mon amie est particulièrement jolie aujourd’hui, même s’il faut avouer qu’elle est canon en toutes circonstances. Elle est grande, avec de belles formes, mais elle a surtout des yeux bleus magnifiques, couleur océan. Surfait ? Cliché ? Peu importe. C’est la vérité, et elle le sait ! Elle maîtrise l’art du maquillage à la perfection, et son regard est l’un de ses principaux atouts. Pour le mariage, elle a fait quelques séances chez Love Sun et arbore un joli teint hâlé, qui fait encore plus ressortir ses yeux, comme si elle avait besoin de ça. Moi aussi je suis allée dans cet institut, mais le résultat n’est pas du tout le même ! Mon mariage lui a aussi donné l’occasion de changer de coupe et de couleur de cheveux. Elle en avait toujours eu envie sans jamais oser se lancer. Exit donc le carré classique, bonjour la coupe courte ultra-tendance méchée blond. Victor, son coiffeur, a assuré ! Son combishort stylé lavande rappelle astucieusement mon bouquet de mariée, et elle a même poussé le détail jusqu’au bout des ongles en arborant une manucure d’un violet très

doux, agrémenté de strass. Elle est belle à croquer alors que je ressemble à une grosse meringue laquée ! Je récupère mon joli bouquet de lavandes, maigre consolation, et passe enfin le pas de la porte. Mes yeux font la navette entre la porte gauche et la fenêtre droite, mon cœur tambourinant en fond sonore. Liberté ou prison ? Voilà exactement à quoi se résume mon choix. Au bout de longues secondes, je tourne la tête pour regarder mon amie par-dessus mon épaule. Elle retient son souffle, me fait un clin d’œil, et là, tout devient clair. Instantanément, je me précipite vers la droite, ouvre en grand la fenêtre. Mes doigts tremblent, Alice me pousse gentiment sur le côté et s’occupe de relever la poignée, je la remercie silencieusement de ne pas parler. Mon Dieu ! Je suis en train de m’enfuir de mon mariage ! Moi ! Norah ! L’air chaud du mois de juin s’engouffre dans le couloir, et mes cheveux s’envolent. Je remonte ma robe et enjambe la petite marche, envoie valser mes chaussures, puis pars en courant pieds nus vers la voiture d’Alice. Mon amie m’emboîte le pas et sort rapidement les clés de son soutien-gorge. Je saute à bord et lui hurle de se dépêcher, incapable de gérer le flagrant délit de fuite. Le moteur rugit, Alice démarre sur les chapeaux de roues en criant : – Salut les nazes ! Je ne peux pas y croire… Je suis partie ! Vraiment partie. Que va dire Paul ? PAUL ! MERDE QUE VA DIRE PAUL, BON SANG ? Ça y est, je panique totalement ! J’ai envie de pleurer, de crier, de rire, de frapper Alice d’avoir foutu ma vie en l’air. Tout se mélange et se télescope, je garde les yeux rivés droit devant en me demandant si je n’ai pas fait la plus grosse connerie de ma vie. Et si on retournait plutôt à l’église ? Je pourrais toujours dire qu’on était parties chercher un truc ! Oh, mon Dieu ! OH, MON DIEU ! Je me suis barrée… Comment vais-je réussir à gérer une merde aussi énorme ? Comme si Alice lisait en moi, elle accélère, puis décapote la voiture. L’air s’immisce dans mes poumons, et j’ai l’impression de renaître, de respirer. Voilà le sentiment qui me manquait : la liberté !

Mes cheveux virevoltent dans tous les sens, et mon voile, toujours attaché par je ne sais quel miracle, tente de s’échapper vers le ciel. Une parfaite illustration de la situation actuelle ! – Alice, qu’est-ce que j’ai fait ? je demande finalement à voix basse. Elle hausse les épaules, accélère encore et s’engouffre sur l’autoroute. La circulation est plutôt fluide pour un samedi après-midi. Certaines voitures nous klaxonnent en apercevant mon voile de mariée, une gamine me fait même coucou, pensant certainement que je file retrouver mon futur mari. Quel foutoir ! – Parce que tu ne l’aimes pas ! répond-elle tranquillement. – Quoi ? Bien sûr que j’aime Paul. Comment peux-tu dire une chose pareille ? Il a toujours été là pour moi, il est adorable, attentionné, protecteur et canon. Franchement, il est le type de mecs dont toutes les filles rêvent… – Voile-toi la face ! Ça t’a vraiment réussi jusqu’à présent, se moque-telle. Elle regarde droit devant, imperturbable, jette un œil dans son rétro et déboîte sur la file de gauche. Où fuyons-nous ? Alice a-t-elle vraiment tout prévu comme elle l’a laissé sous-entendre ? – On va où ? je demande en enlevant enfin ce satané voile, arrachant au passage quelques cheveux et provoquant une montée de larmes. Elle éclate de rire et me regarde malicieusement. – À l’aéroport, ma belle ! – Quoi ? Mais pourquoi ? Pour quoi faire ? je crie. Alice ! Tu es folle… Si tu crois que tu vas arriver à me faire monter dans un avion, tu te fourres le doigt dans l’œil ! Ramène-moi à Vincennes ! – La question n’est pas pourquoi mais où. Elle continue de rire, alors que je me sens totalement démunie et perdue. J’observe le bouquet posé sur mes genoux, les brins de lavande ont perdu de leur panache, et ma robe blanche est pleine de petits pétales violets. J’en attrape quelques-uns et les fais rouler entre mes doigts. Cette odeur… j’adore ! – Bon. Où alors ? – Honnêtement ? Aucune idée ! On verra sur place, on avisera ! L’aventure Norah… T’en as pas marre de ta vie toute tracée ? Tu n’as pas

envie de la pimenter, de profiter ? Pouvoir te dire dans trente ans : « Je l’ai fait ! » ? – Mais je n’ai rien sur moi ! Je ne peux pas partir sans passeport ni argent ! Et puis, je dois appeler Paul, il faut vraiment que tu me ramènes, j’insiste. Je dois arranger les choses, Alice, rattraper le coup. Et puis merde ! Je ne vais pas rester dans cette tenue toute la journée ! Alice ignore mon coup de pression et me répond tranquillement : – Un, tu appelleras Paul de mon téléphone. Deux, j’ai ton passeport, et il est à jour, ajoute-t-elle gaiement. Trois, j’ai ma carte bleue, ainsi que ton portefeuille dans mon sac à main, et quatre, comme je te l’ai dit, j’ai quelques fringues dans le coffre. On devrait réussir à te faire passer inaperçue. Je me passe rageusement la main sur le visage. Je ne contrôle plus rien et je déteste ça. – Respire, Nono ! Tout va bien se passer, je gère… Elle « gère » ? C’est bien connu, Alice ne gère jamais rien. C’est la reine de la dernière minute, la reine des plans farfelus, la reine du « J’agis, je réfléchis après » ! Putain ! Mais c’est aussi ma meilleure amie, une foutue méga super amie ! Et si pour une fois, j’essayais un peu de lui faire confiance ? Je ferme les yeux et inspire profondément. Je n’ai que vingt-deux ans après tout, ce n’est peutêtre pas si grave ? J’ai toute la vie devant moi, et Alice a raison, je dois vivre ma vie et pas celle de Paul. Et puis, si je veux être honnête avec moimême, je sais bien que ça fait un moment que notre histoire bat de l’aile. Je crois que je m’apprêtais à faire une sacrée connerie en l’épousant. Je lève les bras et essaye d’attraper l’air avec mes mains. J’écarte les doigts, et le vent s’échappe, intrépide, insolent. J’éclate de rire, mon amie est complètement folle, et même si je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie, je crois que je ne me suis jamais sentie aussi libre. – C’est parti ! je crie, désormais emportée par l’excitation et la magie du moment. Je me suis construite toute seule, mais, d’aussi loin que je m’en souvienne, Alice a toujours été là. Nous étions toutes les deux filles uniques, comblant l’absence d’un frère ou d’une sœur avec notre

merveilleuse amitié. Alice est vite devenue un membre essentiel de ma famille. Je venais d’avoir dix-huit ans lorsque j’ai perdu mes parents. J’étais accablée de chagrin, dévastée par la colère, mais Alice a toujours été à mes côtés. Faire face à la mort de ses deux parents, en même temps, si jeune est une épreuve tragique, qui procure un vide incommensurable. Mais elle était là. Leur disparition a dynamité mes certitudes. Ma joie de vivre s’est envolée. J’ai mis ma vie entre parenthèses et étouffé la spontanéité qui me caractérisait. En rencontrant Paul, j’ai retrouvé ce sentiment de sécurité, de foyer, qui me faisait tant défaut. Alice se dirige vers un parking très éloigné de l’aérogare principale afin que je puisse me changer sans attirer le regard des curieux. Il faut bien avouer que je ne passe pas vraiment inaperçue. Je ne sais pas combien de dizaines de fois j’ai été klaxonnée sur l’autoroute par des automobilistes euphoriques. Le dernier était un papi qui a ouvert sa fenêtre pour me souhaiter tout le bonheur du monde. Je touche le fond ! Dans un horrible crissement de pneus, nous descendons au dernier niveau et trouvons une place, loin des autres véhicules. Elle coupe le moteur. Le silence envahit soudain l’habitacle, nous coupant du reste du monde. Ici, à l’intérieur de sa Polo, je suis encore protégée. Je n’ai pas encore franchi la barrière ultime qui me sépare de mon mariage et de Paul. Subitement, je ne tiens plus, j’ouvre la porte, vérifie que le parking est désert et fonce vers le coffre pour sortir des fringues. Alice me rejoint en claquant sa portière comme une folle, ce qui me fait sursauter, puis m’arrache le sac des mains. – Attends, Norah ! Va pas tout me foutre en l’air ! J’ai eu un mal fou à faire entrer les fringues dans ce sac à dos. Derrière son apparence détendue, je m’aperçois pour la première fois depuis qu’on a pris la route qu’Alice aussi semble inquiète. Après tout, elle ne fuit pas son mariage, mais elle met aussi sa vie entre parenthèses pour quelque temps. Elle s’excite sur la fermeture de son sac et peste avant de carrément devenir vulgaire. – Je peux essayer, je dis doucement en posant ma main sur la sienne. Elle tourne son joli visage vers moi. – Ouais, si tu veux, mais ça m’a l’air compromis… Ce putain de sac a décidé de nous emmerder ! Comme si c’était le moment ! Absorbées par notre tâche, nous ne remarquons pas la voiture qui s’arrête à notre niveau et sursautons lorsque nous entendons une voix

masculine. – Vous avez un problème, les filles ? Je lève les yeux au ciel, excédée. Il y a un nombre sidérant de parkings et de places autour de cet aéroport, celui que nous avons choisi est gigantesque, on est à l’opposé de l’entrée, mais non, il faut quand même qu’une bagnole vienne se coller à nous. J’ose à peine me tourner vers la voix en pensant à ma tenue. Pendant une demi-seconde j’espère qu’Alice va l’ignorer, mais c’est sans compter sur son radar « beaux gosses à l’approche ». Elle fait volte-face pendant que je garde la tête enfouie dans le coffre, mais elle me tire d’un coup sec, et je me retrouve nez à nez avec un 4x4 rempli de… rempli de MECS ! Alice me fait un grand sourire, ses yeux brillent de milliers d’étoiles. – Non ?! – Si ! Le type côté passager sourit largement, ouvre sa portière et descend. Plutôt pas mal, je dois bien l’avouer ! Je me penche pour regarder le reste des passagers. Un des mecs à l’arrière me fait un clin d’œil et je lève les yeux au ciel, blasée, avant de croiser le regard du conducteur. Il m’observe, visiblement surpris par ma tenue. – Journée difficile, je grimace. Il se contente de me fixer, alors je reporte mon attention sur le premier mec. Alice lui tend le sac en minaudant. Je grogne en la voyant mettre en place sa tactique « femme en détresse », qui selon elle marche à tous les coups. – C’est bloqué, on aurait bien besoin de tes muscles ! minaude-t-elle. Ma copine a besoin de se changer, si tu vois ce que je veux dire. – Je m’en doute, répond-il en me détaillant des pieds à la tête. Tu t’es rendu compte au dernier moment que tu faisais une connerie ? Je ne réponds pas. La dernière chose dont j’ai envie est de raconter ma vie à un illustre inconnu. – Et voilà ! Il laisse le sac dans le coffre et regarde Alice qui le dévore des yeux sans la moindre gêne ! Cette fille est une dragueuse née, elle tombe amoureuse au moins vingt fois par jour. – Alice, dit-elle, en tendant sa petite main manucurée. – Tim ! Et ? demande-t-il en se tournant vers moi.

– Norah, répond Alice à ma place. Le conducteur klaxonne, et son pote se retourne en lui faisant signe qu’il arrive. Il se dépêche de remonter à bord, tandis que le conducteur m’observe toujours. Son regard insistant me met mal à l’aise, mais je le soutiens quelques secondes, espérant le faire céder. Quitte à le braquer, j’en profite pour le mater ouvertement. Comme son pote, il est plutôt pas mal : brun avec les cheveux en bataille, genre « Je viens de me lever » et des yeux d’un bleu magnifique. Sûrement un piège à filles. Je ne sais pas pourquoi, mais je suis attirée par sa bouche, ses lèvres pleines et légèrement entrouvertes font naître en moi des images peu catholiques, surtout dans l’esprit d’une femme qui était censée se marier quelques heures plus tôt. Je baisse la tête, gênée d’avoir de telles pensées envers un illustre inconnu. Alice, inconsciente de mon trouble, agite sa main. La voiture redémarre pour aller se garer quelques mètres plus loin. Les cinq mecs descendent de la caisse, sortent leurs affaires du coffre. Ils sont chargés, mais le poids de leurs sacs ne semble pas les déranger. Je me demande où ils vont, ils ont l’air tellement insouciants, tellement excités. L’espace d’un instant je les envie d’avoir une vie aussi simple. Leurs rires graves résonnent dans le parking et se répercutent jusqu’au fond de moi. Ils se dirigent vers la sortie, et, sans savoir pourquoi, je continue de les suivre des yeux, hypnotisée par l’aura qu’ils dégagent. Le conducteur lance un dernier coup d’œil vers nous, et nos regards se croisent, le sien est insistant, sexy et mystérieux. Un frisson me parcourt, et pour cacher ma confusion, je plonge la tête dans le coffre et attrape la première tenue qui me vient. Un jean, un T-shirt blanc et une paire de tongs. Parfait ! Enfin si on fait abstraction du graffiti en strass sur le haut : « Libre et partante ». Alice est une aficionada de ce genre de détails, elle adore tout ce qui brille, au contraire de moi qui en ai horreur ! – Euh, Alice… C’est quoi ce truc ? je dis en montrant du doigt les lettres en italique couleur argent. – Je l’avais acheté pour moi, mais si tu veux mon avis, il colle beaucoup mieux à ta situation ! J’éclate de rire, lui claque un bisou sonore sur la joue et file me changer. Je balance ma robe de mariée dans le coffre et rejoins Alice qui nous guide vers la sortie du parking. Après s’être coltiné les six niveaux à pied, nous

pénétrons enfin dans l’aérogare noire de monde. Triste récompense pour les claustrophobes de mon espèce. Il règne une agitation permanente et un brouhaha débordant, les gens courent dans tous les sens, crient et se bousculent. – On fait quoi ? je demande, un peu déboussolée par le désordre ambiant. – On va voir le tableau des départs ! Elle me traîne avec enthousiasme vers l’énorme panneau affichant les horaires des prochains vols. Il est 14 h 43. 16 h 40 : Boston 17 h 00 : Washington 17 h 15 : Miami 17 h 25 : Vancouver 17 h 40 : Toronto 17 h 50 : Montréal 18 h 00 : Los Angeles 18 h 10 : Prague 18 h 15 : Barcelone

Toutes ces destinations me donnent le tournis, mes jambes flageolent. En relisant en boucle toutes ces villes je prends conscience que nous allons vraiment partir. – On va faire quoi ? Je crois que je vais vomir, je murmure, les yeux rivés au tableau. – Personne ne va vomir. On respire Norah ! Vois le bon côté des choses, ton passeport est à jour ! lâche-t-elle en le secouant sous mon nez. Toutes les options sont possibles, à nous l’aventure ! Le monde s’offre à nous, nous n’avons que l’embarras du choix ! Elle se dresse sur la pointe des pieds et balaye le hall des yeux, scrutant attentivement le moindre recoin, cherchant visiblement quelque chose. Qu’est-ce qu’elle fout ? – Ça y est ! crie-t-elle. Je sais où on va ! dit-elle en regardant à nouveau l’écran de départ avec un énorme sourire. Elle m’attrape le bras et me tire vers un des guichets d’enregistrement. « TS397 – 17 h 50 – Montréal ».

Chapitre 4 – Vous avez vos passeports ? Vos autorisations de voyage électroniques ? Des bagages à enregistrer ? – Quelles autorisations ? lui demande Alice pendant que je m’étrangle sur le prix du billet. – Alice, je l’interromps paniquée. C’est beaucoup trop cher… Elle balaye ma remarque d’un geste agacé de la main et reporte son attention sur l’hôtesse qui nous fixe. Si notre achat de dernière minute l’étonne, elle n’en laisse rien paraître. Elle a ce sourire commercial factice pseudo-rassurant, comme pour nous faire croire qu’elle est à notre service alors qu’elle nous prend pour des tarées en fuite. Que nous sommes d’ailleurs. – Depuis 2016, tous les voyageurs internationaux qui entrent au Canada doivent être munis d’un ESTA, une autorisation de voyage électronique. Le coût est de 7 dollars par personne, et la demande se fait rapidement en ligne, poursuit-elle. – Ah merde ! Quand vous dites « rapidement », c’est vraiment rapide ? Parce que vous voyez, là, on en a besoin tout de suite. – En général cela ne prend que quelques minutes, dit-elle en haussant les épaules, mais je ne peux pas vous le garantir. – OK Sophie, commence Alice en lisant son prénom sur son badge. Vous seriez vraiment super cool si vous nous laissiez votre ordinateur cinq minutes pour qu’on règle ce léger contretemps administratif. Ladite Sophie se tortille, visiblement gênée, elle n’a pas envie ça se voit, elle aimerait dire non, mais c’est sans compter sur le bagou d’Alice.

– Sophie, de vous à moi, c’est vraiment la galère. Mon amie Norah ici présente vient de s’enfuir de son mariage. Sophie me fixe horrifiée tandis qu’Alice me désigne du pouce. Je sens mes joues s’échauffer, je ne sais plus où me mettre. – La situation n’est pas loin d’être désespérée, on a vraiment besoin d’un coup de main. – Je comprends, mais c’est formellement interdit par notre règlement. Je ne peux pas laisser un client utiliser l’ordinateur. – Faites-le pour nous alors, implore Alice. S’il vous plaît Sophie, c’est vraiment important. Pas d’angoisse, on n’est pas des criminelles, on a nos passeports. On veut juste partir et s’aérer la tête. L’hôtesse nous dévisage, tiraillée entre le cœur et la raison. Je lui souris en essayant de l’encourager. Mon Dieu, je participe moi aussi à cette mascarade ! – C’est d’accord, finit-elle par lâcher. Donnez-moi vos passeports, mais pas un mot, hein ? À PERSONNE ! Alice lui saute presque au cou lorsque, trois quarts d’heure plus tard, elle nous remet enfin les précieux sésames. Mon amie lui dit au revoir en agitant les tickets, débordant de gratitude, puis se faufile prestement entre les hordes de voyageurs. Un peu plus loin, elle manque de renverser une dame habillée d’une horrible robe à fleurs bleu et rouge, s’excuse platement en se retournant, ne s’arrête pas, reprend sa course folle. Je passe au niveau de la femme en baissant la tête, honteuse de l’entendre se plaindre ouvertement du comportement des jeunes. Devant, Alice court, heureuse et insouciante, tandis que je hâte seulement le pas. Putain, c’est le monde à l’envers ! C’est moi qui devrais être excitée par ce voyage, c’est moi qui depuis des mois me sens mourir à petit feu, qui étouffe, enfermée dans ma relation avec Paul. Sur un coup de tête, je me tourne vers la femme qui râle et lui intime de se calmer. Elle me regarde, choquée, mais je ne lui donne pas le temps de réagir et accélère jusqu’à me retrouver à côté d’Alice qui se marre. – Quelle conne ! explose-t-elle. Deux à l’heure avec son sac alors qu’on est dans un aéroport ! On est pressées, bordel, on a un avion à prendre ! Une vie à vivre ! Un monde à conquérir !

Tout en riant, elle attrape un caisson en plastique gris et le dépose sur le tapis roulant. Elle range soigneusement son sac à main, cale notre bagage et tend à l’agent nos passeports et billets. Une fois passée la sécurité, nous repartons en courant pour embarquer. Nous montons dans l’avion essoufflées, mais surtout euphoriques de ne pas l’avoir loupé. Le personnel navigant de l’Airbus A380 nous accueille en souriant, nous invitant à rejoindre sans plus attendre nos sièges 26A et 26B. On remercie Sophie à voix haute. Sans elle, nous n’aurions jamais pu partir à Montréal. – Alice, pourquoi Montréal au fait ? Elle me regarde avec un petit sourire énigmatique. – Pourquoi pas ?! – Merde ! Paul… je l’ai même pas appelé, je réalise, honteuse. Alice, file ton téléphone ! Elle lève les yeux au ciel et me passe son téléphone de mauvaise grâce. – Alice, je peux bien l’appeler quand même ? On est d’accord ?! je réplique, agacée par sa réaction. C’est pas n’importe qui, jusqu’à il y a encore deux heures c’était mon fiancé. – Il va te gâcher ton moment, je le sens… – Il va me gâcher mon moment ? Mais tu es folle ! Y a pas un truc qui te saute aux yeux là, tout de suite, maintenant ? Allô Alice ! je te rappelle que c’est moi qui l’ai laissé en plan comme un con le jour de notre mariage. Je lui dois un minimum d’explication… – Tu l’aimes ? – Quoi ? Bien sûr que je l’aime… – Alors pourquoi tu t’es barrée ? Je reste bouche bée, perturbée par sa réflexion. Elle hausse les épaules et détourne le regard. Je fais défiler les noms de son répertoire, mais aucune trace du numéro de Paul. C’est une plaisanterie ? – Tu n’as pas son numéro ? je demande en tentant de rester calme. – Non, répond-elle, comme si ça n’avait pas la moindre espèce d’importance. On ne s’aime pas, on ne s’appelle pas. Ma patience est mise à rude épreuve, mais pour le bien-être des passagers, je choisis de me taire et compose le numéro que je connais par cœur. Je me tourne vers le hublot à la recherche d’un peu d’intimité.

– PUTAIN ALICE ! Paul a donc, lui, le numéro d’Alice ! – C’est quoi ton problème, bordel ? Tu as intérêt à me ramener Norah tout de suite avant que je fasse de ta vie un véritable enfer ! éructe-t-il. UN PUTAIN D’ENFER, je te préviens ! Je ne bronche pas, me contentant de rougir. J’évite soigneusement de me tourner vers Alice qui ne me sera d’aucune aide. Après tout, c’est mon merdier ! – C’est moi, je murmure. –… Je ne dis rien. Un silence pesant s’installe et seuls nos souffles saccadés habillent le blanc de notre conversation. Enfin, au bout de quelques secondes, minutes, une éternité, Paul se lance : – Norah ? Chérie. Où es tu ? Qu’est-ce qui se passe ? Je ne comprends rien… Pourquoi es-tu partie ? Je sens clairement qu’il contient sa fureur. Je me crispe devant son ton condescendant, mais comment ne pas lui reprocher d’être fou de rage ? – Je… j’ai… enfin… J’inspire bruyamment, essayant de rassembler mes idées. – Norah, grince-t-il. R.E.V.I.E.N.S immédiatement… je suis prêt à te pardonner ! On fera comme si de rien n’était et on expliquera aux gens que tu as paniqué, que les préparatifs t’ont épuisée. On trouvera une excuse, mais pour l’amour de Dieu, reviens ! – Je… je ne vais pas revenir, Paul. Je, je… je suis… – Putain ! Mais arrête de bégayer, c’est insupportable ! me crache-t-il. Au loin, j’entends la voix aiguë et furieuse de sa mère, je ferme les yeux et déglutis difficilement en comprenant que mon combat est vain. – Je vais partir quelque temps, je reprends, j’ai besoin de faire le point. Paul, écoute-moi, j’avais déjà essayé de t’en parler, souviens-toi… Ça fait un moment que je me pose des questions, que j’étouffe. Notre relation s’est dégradée, et on a perdu notre spontanéité… – Tu étouffes, me coupe-t-il à la limite de l’hystérie. Tu te fous de moi ? Bon sang, Norah, tu as tout ce dont tu peux rêver. Tout ! Je ne t’ai pas forcée pour le mariage, personne ne t’a mis le couteau sous la gorge ! Tu imagines dans quelle position tu nous mets, ma famille et moi ? Tu sais combien nous coûte ton caprice de gamine ?

– Alors c’est ça qui t’intéresse ? je demande soufflée par sa réponse. Ta réputation, ton argent ? – Arrête tes conneries, tu vois très bien de quoi je parle. J’éloigne le téléphone de mon oreille et appuie mon front contre le hublot frais, incapable de trouver les mots. Il répète les mêmes choses en boucle puis soudain se tait et laisse échapper un léger sanglot. Merde. Comment en est-on arrivés là ? – Mademoiselle, vous devez éteindre votre téléphone. Je me tourne vers l’hôtesse, la supplie du regard, les yeux pleins de larmes. Elle me regarde compatissante et m’accorde cinq minutes de répit. Au même moment, le chef de bord fait son annonce au micro, réclamant l’attention des passagers. – Non, mais, t’es où là ? – Dans un avion, je dis en fermant les yeux, comme si ça pouvait m’être d’une quelconque utilité. – Dans un avion ? DANS UN AVION ? Mais on nage en plein délire ! ironise-t-il. Je l’imagine passer rageusement sa main dans les cheveux, serrer et desserrer son poing gauche sans s’arrêter. – Je dois te laisser Paul, on va décoller. – Norah, je te préviens, si tu raccroches et que tu décides de partir avec ta tarée de copine, je te raye de ma vie et ce pour toujours. On y est. Rupture sans retour. – Je dois y aller, Paul. Je suis désolée. – Putain, Norah, ne raccroche pas ! crie-t-il furieux. Je coupe la communication sans rien ajouter et lâche le téléphone sur mes genoux. Tout est fini. Alice pose sa main sur mon épaule et la caresse doucement. Elle ne dit rien, c’est inutile, elle est simplement là pour moi, comme toujours. – C’est fini, je dis près de dix minutes plus tard alors que nous sommes déjà dans les airs. Vraiment fini. Je ferme les yeux, puis me laisse aller et pleure doucement. La main d’Alice ne me quitte pas. Incapable de prononcer le moindre mot, je la serre pour la remercier de sa bienveillance.

Je finis par somnoler jusqu’à sentir Alice se lever pour aller aux toilettes. J’ouvre les yeux, la violence de mes émotions me submerge, je les referme immédiatement. Quelques minutes plus tard, elle se réinstalle visiblement ravie. – Qu’est-ce que tu as ? Elle se rattache consciencieusement, en faisant mine de m’ignorer. – Rien, pourquoi ? – Tu souris bêtement, je lui fais remarquer. – Ah bon ? – Alice ? Nous tournons la tête d’un même mouvement vers la voix qui interpelle mon amie et découvrons avec stupeur le type du parking. Totalement sidérée de retrouver ce mec ici, dans cet avion, je me tourne vers Alice essayant d’intercepter son regard. Mais elle prend bien soin de regarder ostensiblement vers le hublot. Dites-moi que je rêve ! Elle n’a quand même pas osé choisir notre destination en fonction d’un groupe de mecs ? – Oh, Tim ! Quelle surprise ! Regarde Norah ! me dit-elle en me balançant un coup de coude. Quelle horrible comédienne ! Je lui jette un regard mauvais, elle pourra essayer de faire croire au monde entier qu’elle ne savait pas, mais pas à moi. – Vous allez à Montréal ? demande-t-il en souriant. – Oui. – Non. Il éclate de rire. Son pote le beau gosse conducteur arrive sur ses talons et me fixe. – Alors oui ou non ? Si l’une de vous pense ne pas aller à Montréal, je crains qu’il y ait un problème. Alice lui fait un large sourire pour l’amadouer. Mon Dieu ! Je vais la tuer ! – Montréal, c’est exact ! lâche-t-elle mystérieusement. – Tu t’es changée, Norah ? Imaginer qu’il ait pu oublier ma tenue de mariée était probablement illusoire. J’acquiesce, incapable de parler.

– « Libre et partante » ? lit-il à voix haute en arquant le sourcil droit et en souriant. Puis, se souvenant subitement de la présence de son ami, il enchaîne : – Au fait, voici Alex, Alex, Alice, Alex, Norah, la mariée en fuite, mais libre et partante maintenant ! La blague de Tim déclenche un sourire en coin à Alex, révélant une petite fossette adorable. De mon côté, je pique un fard et tente vainement de me justifier. – Le T-shirt est à Alice ! Je l’ai pris au hasard et je… – Tu n’es pas libre alors ? se moque Tim, tandis qu’Alex ne me quitte pas des yeux. – Si, si, je suis libre, enfin non, ce que je veux dire, c’est juste que je ne suis pas partante, enfin pas dans ce sens-là… je m’embrouille. – Je plaisante, Norah, me coupe-t-il. Pas besoin de te justifier ! C’est ta vie ! Alors, vous venez d’où ? embraye-t-il, reléguant la question précédente au stade de lointain souvenir. Je soupire, soulagée de changer de sujet. – Tim, je te laisse, lance Alex en se tournant vers le fond de l’avion. À plus, les filles. Son départ précipité me déçoit, mais aussi me libère. Étrangement, le regard de ce mec me met mal à l’aise. J’ai toujours détesté les gens qui m’observent sans rien laisser transparaître. J’ai la désagréable sensation qu’ils me jugent. – Vous ne voulez pas vous dégourdir les jambes ? – Si ! – Non ! – Décidément, c’est une manie chez vous, se marre Tim. Alice détache sa ceinture et se lève. – Tu ne viens pas, Nono ? – Non, c’est gentil, je vais plutôt rester là, mais vas-y, toi ! Tim tourne les talons, et Alice me scrute quelques secondes, évaluant la sincérité de mes propos. Pour la rassurer, je lui murmure d’y aller sans s’inquiéter. Elle ne se fait pas prier, et j’en profite pour fermer les yeux et tenter de fuir à nouveau cette horrible réalité. Au bout d’à peine cinq minutes, je la sens se réinstaller. Je me redresse surprise qu’elle soit déjà de

retour, mais me fige en découvrant Alex à côté de moi. Je le fixe la bouche ouverte avec une stupidité déconcertante, ne pensant à rien d’autre qu’à son physique d’Apollon. – Désolé, ta copine a pris ma place ! Alex, se présente-t-il en me tendant la main. Norah, c’est ça ? Hypnotisée par son regard, je me contente de hocher bêtement la tête en lui attrapant la main. – Enchanté, lance-t-il avec un sourire ravageur.

Chapitre 5 – Alors c’est vraiment vrai ? Sa voix m’oblige à sortir de mes pensées. J’aime beaucoup son visage et son teint légèrement hâlé. Et ces yeux bleus… Il a une barbe de quelques jours. Mes doigts me démangent : j’ai envie de la caresser pour connaître la sensation. Paul est toujours rasé de près. – Ce n’est pas une légende ? Je le dévisage, je ne comprends pas où il veut en venir. Il m’observe avec un sourire ironique, typique du mec qui s’apprête à faire une blague. – Hein ? Ses doigts pianotent sur l’accoudoir entre nous, son attitude a changé, il me regarde le visage fermé, son beau sourire s’est envolé. Je baisse les yeux, envahie par une étrange sensation de malaise. – Les mariées en fuite. Je pensais que ça n’arrivait que dans les films. – Ah…, je dis en relevant les yeux. Il faut croire que oui, j’ajoute, lasse, retournant à la contemplation du ciel. – T’es pas un peu jeune pour te marier ? T’as quoi ? Vingt-trois, vingtquatre ans ? – Ça change quelque chose, selon toi ? Il lève les mains en signe de reddition, et son beau sourire réapparaît. À n’en pas douter, il a pleinement conscience de son charme. – Désolé, je ne voulais pas te vexer. – Non, je sais, c’est rien, c’est moi, je suis un peu à cran, je capitule en soutenant miraculeusement son regard. – C’est mieux quand tu souris !

Gênée, je détourne les yeux, cale ma tête contre le hublot. Je me fous d’être impolie. J’ai envie d’être seule. M’épancher auprès d’un inconnu sur le désastre de ma vie n’est pas à l’ordre du jour. Quelques minutes de silence plus tard, je ne suis donc pas étonnée de sentir qu’Alex se lève, mais je suis immédiatement surprise du vide que laisse son départ. Sa présence, bien que silencieuse, était réconfortante. Je me recroqueville et étouffe un cri de rage dans mes poings. Le téléphone et les écouteurs d’Alice traînent sur la tablette. Je m’en empare et lance sa playlist « vieux truc Nono » en souriant, touchée par sa douceur. Alice et moi partageons tout, depuis toujours. J’aime l’idée que mes chansons préférées soient dans son téléphone, et si elle avait été là, je l’aurais prise dans mes bras. Mais son siège est désespérément vide. J’hésite à la rejoindre, j’en ai même envie, mais renonce au dernier moment de peur d’être de mauvaise compagnie. Qui a envie de passer du temps avec une nana qui s’est enfuie de son mariage ? Mes chansons préférées se succèdent sans m’apaiser, et soudain mon écouteur glisse en même temps qu’une grosse larme roule sur ma joue. – Pourquoi tu pleures ? Alex est de retour, confortablement installé à la place d’Alice. Il fait tourner mon écouteur comme un lasso avant de le mettre dans son oreille. Nous écoutons la chanson en silence (ma chanson préférée : Still Loving You) et nous nous regardons pour la première fois sans gêne, comme si nous partagions un peu de ma douleur. – C’est pour lui cette chanson ? –… – C’est toi qui es partie, non ? Pourquoi tu es triste ? demande-t-il en haussant les épaules. Alice réapparaît, et notre bulle éclate. Alex ne semble même pas la remarquer, reste stoïque et me fixe. Mon amie nous observe, surprise par son attitude. – Oh, Alice ! Ça va ? je dis avec un trop-plein d’entrain. Elle me regarde bizarrement. Avec sa discrétion légendaire, elle ouvre les yeux aussi grands que des soucoupes, cherchant à me faire passer un message, mais je reste de marbre. Alex continue de me dévisager. – Tu reprends ta place ? je lui demande.

– Ouais ! Sauf si je dérange ! J’éclate de rire, mais c’est tout sauf naturel. Cette journée est vraiment un cauchemar, un horrible condensé des situations les plus gênantes qu’on puisse imaginer. – Je vais y aller, finit par dire Alex. Il se penche vers moi, et son odeur envahit mon espace. Mon cœur, pas insensible à sa proximité, loupe un battement. Il s’approche dangereusement de mon oreille, je frissonne en l’entendant murmurer : – J’adore ton T-shirt ! Il te va mille fois mieux que ta robe de mariée. « Libre et partante » : intéressant. Mon cœur bat la chamade. Pour calmer mes tremblements, je coince ma main entre les cuisses. Alex se lève sans un mot de plus, passe devant Alice, la gratifie d’un clin d’œil et retourne à sa place. – Ça va ? demande Alice en se rasseyant. –… – Norah ? – Euh, oui, oui… Tout va bien. Plutôt mourir que d’analyser ce qu’il vient de se passer, mais Alice n’a pas prévu d’abandonner le sujet. – Il t’a dit quoi à l’oreille ? – Oh ! rien ! Rien du tout, j’ajoute confuse. – Tu parles ! dit-elle en me dévisageant. Il est canon Alex… Les autres sont super sympas, tu sais ! On pourrait aller les voir, je te les présenterais, le voyage passerait plus vite. Je suis sérieuse, Nono ! Bien sûr qu’elle est sérieuse, et c’est justement ce qui m’inquiète. Alice vit tout à trois cents pour cent, les bonnes choses comme les mauvaises. Mon amie ne triche pas, elle profite toujours à fond, sauf que là, ce n’est clairement pas le moment de jouer les entremetteuses. – J’ai quitté Paul il y a deux heures…, je souffle, la voix tremblante. Franchement, rencontrer du monde est la dernière de mes envies. Une larme s’échappe en même temps que j’évoque la triste réalité de mon monde. – On va s’en sortir Norah ! – « On » ? je dis avec une voix amère. On ?

– Toi, chérie ! Toi… Paul n’était pas celui qu’il te fallait… Et tu le sais, j’en suis sûre… Tu ne veux juste pas l’admettre à voix haute, mais c’est évident que tu en as conscience. Tu n’étais plus amoureuse de lui, tu te raccrochais seulement à une illusion. Je suis soudain saisie d’une immense fatigue. Je l’embrasse sur la joue et plonge la tête dans mes bras. Quelques heures plus tard, Alice me secoue vigoureusement. Je quitte à regret mon sommeil sans rêve. Le voyage a finalement passé sans que je m’en rende compte. – Ça va mieux ? T’as dormi ? Elle se lève et s’affaire à sortir notre bagage à main alors que j’ai du mal à émerger et à retrouver mes esprits. – Nono, je ne veux pas te presser, mais on doit se dépêcher ! dit-elle en me tendant un sweat. Ce n’est pas vrai, bon sang ! Ils ne veulent pas se bouger le cul ! Un groupe de vieux bloque le couloir et nous empêche de passer. Je crois que ma foldingue de copine envisage un instant de passer par-dessus les fauteuils, mais un éclair de lucidité la retient, et elle se ravise. Je peux presque voir la fumée lui sortir des oreilles, mais par miracle elle se contient, bien trop occupée à se contorsionner. Elle cherche visiblement quelqu’un. Tim, je suppose. – Alice, je grogne. On ne va pas les suivre quand même ! – Et pourquoi pas ? répond-elle avec un large sourire espiègle. – Peut-être parce qu’on ne les connaît pas ! – Mais si, on les connaît ! J’ai passé plus d’une heure avec eux, et tu connais… – Alex, je la coupe. – Oui, Alex ! Bref, tu vois, on les connaît ! Par chance, les petits vieux mettent une éternité à sortir de l’avion. Courir après ces mecs et me taper la honte est la dernière chose dont j’ai envie. L’avant de l’A380 se vide petit à petit, et il ne reste bientôt plus que nous. Alice est au bord de la crise de nerfs, et lorsque, enfin, elle parvient à se faufiler derrière une des mamies, elle me tire violemment en m’arrachant à moitié le bras.

Faire la queue pour passer l’immigration se révèle long et fastidieux. Le panneau lumineux nous indique qu’il est 20 heures, soit 2 heures du matin en France. Je devrais être en train de danser avec Paul, Alice devrait être bourrée en train d’embrasser un invité en espérant que ce soit l’homme de sa vie. Nous devrions être à Paris et non pas ici dans ce hall plein d’inconnus. Je devrais être Mme Lacourt. Au lieu de ça, je suis toujours Norah Benoit, je porte un T-shirt ridicule et je suis à Montréal avec ma meilleure amie. Mon Dieu ! Et dire que je suis l’unique responsable de ce fiasco, huit heures plus tard, j’ai l’impression d’avoir fait une énorme connerie. – Regarde, ils sont là-bas ! – Humm. Pour être honnête, je m’en fiche royalement. Je suis perdue et j’ai du mal à comprendre ce que je fais ici. Paul et moi traversions peut-être une simple crise. Tout remettre en question de manière aussi brutale était beaucoup trop excessif. J’ai tout foutu en l’air en un claquement de doigts. Je dois absolument l’appeler et essayer de lui expliquer. Peut-être y a-t-il des choses à sauver ? – Norah ? Alice me secoue le bras fermement me ramenant à la réalité. – Ça va ? Tu es toute pâle ? – Alice, je peux passer un coup de fil ? – À qui ? me demande-t-elle suspicieuse. Je la foudroie du regard, agacée qu’elle ne fasse pas un minimum d’effort pour me comprendre. Elle coopère quand même et me tend son portable. Il vibre au même moment, et le numéro de Paul apparaît. Un message. – Lis-le ! Il est pour toi de toute façon ! Mon cœur bat vite, très vite. Norah, ne cherche plus à me contacter. Pour moi, tu es morte, tu ne feras plus jamais partie de ma vie.

J’ai besoin de relire le message cinquante fois. Je n’en crois pas mes yeux. Alors pour lui, c’est aussi simple que ça ? Il tire un trait sur nous sans essayer de comprendre ?

– Norah ? demande Alice, alors que nous progressons dans la file d’attente. Je tourne le téléphone pour qu’elle puisse lire le message d’adieu de Paul. Elle me l’arrache des mains, fixe l’écran un quart de seconde puis, avec sa dextérité habituelle, envoie un SMS et range le téléphone dans son sac. – Alice ? – Hum… – C’est trop te demander de savoir ce que tu as répondu ? – Oh non ! – Non ? – Non, ce n’est pas trop demandé. – Je t’écoute, je dis en essayant de paraître le plus calme possible. CRACHE LE MORCEAU ! Ce n’est certainement pas le moment de risquer d’être refoulées à la frontière, dans mon état, c’est même la dernière chose dont j’ai besoin. Être interrogée des heures par des douaniers en colère n’a vraiment rien d’attirant comparé à une douche, un somnifère et au moins douze heures de sommeil. – Je lui ai dit d’aller se faire foutre ! Quoi ? Ce n’est pas possible ! De quoi elle se mêle, putain ? Elle est dingue. L’employé la sauve de ma rage en lui faisant signe d’avancer. Je crois que sinon j’aurais été capable de lui faire manger son portable. Une fois les formalités remplies, Alice me traîne vers le tapis roulant des bagages, alors que nous n’en avons pas. Je renonce à lui faire la remarque. Je sais que secrètement elle espère y trouver les garçons. Malheureusement pour elle, la pièce est presque vide, seules cinq misérables valises tournent comme des pauvres âmes en peine. – On peut y aller maintenant ? Elle ne dit rien et avance, agacée. – Il y a sept heures, nous ne les connaissions même pas. – Et alors ? – On va où ? je demande pour changer de sujet. – On va aviser !

La colère d’Alice ne dure jamais longtemps, c’est agréable. Elle a déjà retrouvé son entrain habituel et est à nouveau toute souriante. – On cherche un hôtel ? – Ouais, mais on va d’abord aller louer une voiture. – Ah. Pourquoi ? Elle s’arrête, lit les panneaux et, une fois qu’elle a repéré une agence de location, se dirige vers le guichet. Je la suis à contrecœur, sentant l’échéance de ma douche et de mon lit s’éloigner. – No car?!? Zero? Are you sure? Le mec la fixe, blasé. – Yep, sorry, none at all! Some vehicles’ll be returned tomorrow, come back then. – Alice, on reviendra plus tard, je tente à mon tour. Le type m’adresse un regard qui en dit long, je crois qu’il me remercie d’être de son côté. – You see the T-shirt of my friend? dit-elle en me désignant du doigt dans un anglais plus qu’approximatif. – Hum… Yes… – You understand what it means? –… Alice souffle bruyamment, excédée que le gars ne voie pas où elle veut en venir. De mon côté, je suis mortifiée de honte. – Alice, viens, on sort ! Je n’ai pas envie qu’on raconte ma vie à tous les inconnus qu’on croise. Elle rechigne mais finit par se laisser guider. Enfin de l’air frais ! – On fait une pause ! je propose en m’asseyant sur le trottoir. Alice, je crois que nous devons réfléchir à la suite des événements. Je me demande si on n’a pas fait une connerie en venant ici. – « Une connerie » ? Certainement pas ! Venir ici c’était notre destin. – Que dis-tu de se trouver un hôtel ? On avisera demain, non ? je tente en levant les yeux au ciel. – On pourrait faire du stop ? – « DU STOP » ? Mais ça ne va vraiment pas ! je hurle hors de moi. – Tu es un peu à cran, on dirait ! Je la fusille du regard, j’en ai marre. Ras le bol. Même si je suis la seule responsable de ce foutoir, elle a été mon élément déclencheur. Si je suis sur

ce putain de trottoir c’est aussi à cause d’elle. Mon saut d’humeur jette un froid, mais bon sang, du « STOP » ! C’est totalement irresponsable ! Nous sommes dans un pays étranger, avec un anglais pitoyable et un accent merdique, il ne manquerait plus qu’on se fasse enlever par un pervers. Plusieurs voitures passent devant nous, certaines nous klaxonnent, d’autres ralentissent, mais, par chance, aucune ne s’arrête. Épuisée, je laisse tomber la tête sur mes genoux et réitère ma proposition de trouver un hôtel. Un van arrive à toute vitesse et pile devant nous. Nous tournons la tête en direction du véhicule gris, curieuses. Alice se lève et, avec toute la délicatesse qui la caractérise, insulte le conducteur de « sale pervers, gros bouffon », alors que le type n’est même pas encore sorti. Je tire sur sa manche pour lui dire de se calmer. – Alice ? Mais qu’est-ce que vous foutez ici ? lance Tim en sortant de la voiture. Et merde ! Il ne manquait plus que ça ! – Tim ? bégaye Alice, bouche bée. – Vous avez un problème ? – On n’a pas de caisse, répond-elle désabusée en se rasseyant à mes côtés. Alex sort à son tour de la voiture, bientôt imité par le reste du groupe. Ils s’approchent de nous. – Vous allez où ? demande-t-il en me regardant. – On n’a pas de programme précis, je bredouille essayant de soutenir son regard. – On peut vous déposer ! réplique Tim. On a sept places et on n’est que cinq ! Ni une ni deux, Alice se redresse comme une furie et se met à sautiller dans tous les sens, ravie de cette proposition. – Oh, Nono ! C’est un signe du destin ! Dis oui ! J’aurais pu mettre ma main à couper qu’elle me sortirait une connerie pareille ! Alex me regarde amusé, on dirait qu’il veut ajouter quelque chose, mais il se tait. Décliner leur proposition me paraît plus raisonnable, mais aucun mot ne sort. Après tout, qu’est-ce qui nous en empêche ? Rien. Personne ne nous attend. Paul m’a rayée de sa vie, je l’ai laissé en plan devant l’autel le jour de notre mariage, cela veut forcément dire quelque

chose… Il est peut-être juste temps de l’admettre. C’est hallucinant de penser qu’en l’espace de dix heures, ma vie a été mille fois plus mouvementée qu’en quatre ans. J’ai envoyé valser mes certitudes, je suis sortie de ma zone de confort, je flippe à mort, mais merde, il est temps de commencer à vivre. Alice me fixe, essayant de camoufler son excitation pour ne pas me braquer, mais ses yeux brillants de plaisir la trahissent. Je passe en revue le petit groupe, alors que tout le monde est suspendu à mes lèvres, comme si j’étais la seule personne à pouvoir décider. – Alors ? demande-t-elle. – C’est d’accord, je finis par lâcher en me levant. Mon amie explose de joie, m’attrape, m’enlace, m’embrasse et me fait tourner dans tous les sens. Tous les garçons se marrent. Enfin, tous sauf un. Alex me fixe, imperturbable. Quand nos regards se croisent, il me sourit.

Chapitre 6 – Alice ! Tu peux me lâcher un peu ? je chuchote alors que mon amie m’étouffe. Elle desserre son étreinte, et je me frotte l’oreille. En laissant exploser sa joie, elle m’a percé le tympan. Elle continue de sautiller, aux anges que je cède, m’attrape par le coude et me tire vers les garçons. – Alors, je te présente Maxime, Arnaud et Clément. Tu connais déjà Alex et Tim. Les garçons me font un petit signe de tête, et je lance un salut timide. Tim s’approche de nous et saisit notre unique bagage. – Vous n’avez que ça ? demande-t-il surpris. – Oui, répond Alice avec un clin d’œil. Départ un peu précipité ! Je baisse les yeux, gênée que tout le monde fasse le parallèle avec la robe de mariée. Partir et assumer sont deux choses différentes, et même si c’est ma décision, tout est encore trop confus pour moi. – On y va ? lance Maxime en se dirigeant vers la voiture. – Oui ! Où au fait ? Alice est déjà pendue au bras de Tim, et rien d’autre que son sourire ravageur ne semble l’intéresser. Mais moi j’aime connaître tous les détails. Dans ma vie, l’improvisation n’a pas sa place ! Enfin… jusqu’à aujourd’hui. – Nous, on est sur Montréal pour quelques jours. Si ça vous dit, vous pouvez rester avec nous, propose Maxime en remontant dans sa voiture. La ville est super ! – C’est gentil, mais on n’a pas encore décidé de notre programme, j’explique.

– On ne voudrait pas vous déranger ! lance mon amie avec une moue de midinette. – Ah oui, le fameux départ prématuré ! Je me tourne vers Alex qui me dévisage avec un sourire moqueur. Il semble se croire très malin. Mon sang ne fait qu’un tour. – Précipité ! Départ PRÉCIPITÉ ! j’aboie, fortement agacée. – Oui, si tu veux… Précipité ! Ça ne change rien… c’était juste une remarque ! Bref, reprend-il, notre proposition tient toujours, on peut vous montrer les coins sympas, le temps de vous organiser, et dans deux ou trois jours, chacun repartira de son côté. – Vous ne savez même pas combien de temps vous restez ? – Rien de figé, on s’adapte. On reste un peu et après on bouge vers le sud. Il y a encore quelques heures, nous ne les connaissions même pas. Rester avec eux me semble un peu hâtif. – « Vers le sud » ? Mais pour aller où au juste ? Vous avez un but ? – Mais j’y pense, ça veut dire que vous ne savez même pas où vous dormez ? intervient Tim, surpris. – Tu es toujours comme ça ? me demande Alex, narquois, ignorant la question de son ami. – Comme quoi ? – Elle est pire d’habitude ! me coupe Alice. Là tu as la version édulcorée ! Norah est loin d’être une aventurière. – Je demande c’est tout, je me défends, en lançant un regard noir à Alice. – Alors oui ou non ? On va pas camper là ! En guise de réponse, mon amie m’embrasse puis se dirige vers la voiture. – J’aime juste savoir dans quoi je m’engage, c’est tout. – L’engagement n’a pourtant pas l’air d’être ton fort ! répond Alex avec un sourire ironique. Connard ! – Ce qui veut dire ? je le fusille du regard. – À ton avis ? Double connard !

Alice grimpe dans le fourgon en minaudant, ravie de ce plan de dernière minute. Je me dépêche de la rejoindre, mais Alex me retient d’un geste brusque. Je sursaute, étonnée par son geste. – Excuse-moi. Nous nous dévisageons longuement en silence. Il me tient toujours par le coude, mais sa poigne est étrangement douce. – C’est un peu facile de s’excuser ! je lâche en serrant les dents. – J’ai pour habitude de toujours dire ce que je pense. Honnêtement, je pourrais facilement m’habituer à son contact. Sa main est chaude, et la sensation est très agréable. Je suis sûre que ses caresses doivent faire des miracles. Je rougis immédiatement et tente de chasser les images torrides de ses mains sur mon corps. Mon Dieu ! Je pète les plombs. Je sens son souffle caresser ma peau, et son parfum me fait tourner la tête. – Et moi, j’ai pour habitude de ne pas me laisser faire ! je réplique sans le regarder. – Quelque chose me dit qu’on va bien s’entendre ! Il me libère enfin et monte dans la voiture, me laissant quelque peu désorientée. Ce mec est vraiment étrange, un instant mystérieux et froid, l’instant d’après souriant et prévenant. – Nono, on n’attend plus que toi ! hurle Alice en passant sa tête par une fenêtre ouverte. « Quelque chose me dit qu’on va bien s’entendre ! » Qu’a-t-il voulu dire ? J’attache ma ceinture, et Tim démarre. Alex charge le plan sur son portable, puis le fixe au tableau de bord afin d’orienter son ami. J’ai envie de poser un million de questions, mais je me retiens pour éviter une nouvelle salve de moqueries. Une musique entraînante envahit l’habitacle, Tim fredonne et tape en rythme sur le volant, pendant qu’Alice, assise au milieu, discute avec Arnaud. Je devrais essayer d’intégrer la conversation, mais j’ai besoin de digérer les derniers événements. J’ouvre la fenêtre et laisse le vent s’engouffrer à l’intérieur. Je me penche légèrement, pose la tête sur mes bras et ferme les yeux. J’ai toujours aimé la sensation du vent s’écrasant sur mon visage, et, même s’il m’empêche de respirer, il me fait me sentir libre. Je croise le regard d’Alex dans le rétroviseur, il m’observe. Je lui souris, mais il détourne les yeux. Triple connard !

Montréal défile sous mes yeux, je n’en reviens toujours pas d’être au Canada. La foule se presse dans les rues pour profiter de la douceur de la soirée. Des enfants courent sur les trottoirs, des groupes parlent avec enthousiasme, les terrasses sont bondées, envahies par des gens souriants et détendus. – Pourquoi vous avez pris des billets pour Montréal ? je demande. – On est venus pour les Francofolies, dit Tim en s’arrêtant au feu. On se fait un périple entre Montréal et New York. On a trois semaines ! – Oh ! New York ? je dis rêveuse. – Tu connais ? – Non, pas du tout, j’ai toujours voulu y aller. Paul avait dit que… Paul et moi devions aller à New York en octobre. Il avait promis de m’emmener découvrir la ville qui ne dort jamais. Forcément ma phrase inachevée jette un froid, et je sens que tout le monde m’observe, intrigué. – C’est ton mec, Paul ? m’interroge le gars derrière moi, Clément, je crois. – Ex, je précise, enfin à en croire les dernières nouvelles. Alice m’attrape discrètement la main et la serre. Elle me murmure quelque chose à l’oreille, mais je n’entends rien, je viens de me noyer dans le regard d’Alex qui, contrairement à tout à l’heure, me sourit. – Parlons d’autre chose ! lance Tim en redémarrant. Il va peut-être falloir qu’on s’organise un minimum. On a un emplacement dans un camping, on peut vous héberger le temps de notre séjour, si ça vous dit ? – Quoi ? vous faites du CAMPING ? hurle Alice. J’ai toujours rêvé d’en faire, mais Norah est trop froussarde. Au moins, avec cinq mecs, on ne risque rien ! Vous avez des tentes ? demande-t-elle curieuse. – Évidemment ! Qu’est-ce que tu crois ? Pour les tentes ça devrait être bon, on en a deux de quatre personnes, on va pouvoir s’arranger. Je pensais plutôt aux duvets, on n’en a pas en rab. – On va se serrer pour se tenir chaud, répond Alice du tac au tac. Oh non ! Je vois déjà ce qu’elle a derrière la tête, et ça ne me plaît pas beaucoup. – T’es une marrante toi ! lui dit Tim. Je lance un regard en coin à mon amie. Un large sourire occupe son visage. Alice n’est pas une fille facile, mais c’est une fille qui sait très bien

ce qu’elle veut, et si elle a une idée fixe, elle ne lâche rien. Elle cherche l’amour, c’est la quête de sa vie. J’envie sa simplicité et son insouciance. Nous sommes tellement différentes que c’est même parfois étonnant que nous nous entendions si bien. – Là ! je crie en voyant une enseigne de grand magasin. – Quoi ? sursaute Tim. – Là, ils doivent vendre des duvets ! je dis en désignant l’encart publicitaire. – On peut tenter, mais il est déjà 21 heures. Ça me semble compromis. Notre chauffeur ralentit et s’engage sur le parking. Échec : l’hypermarché est fermé. L’idée d’une nuit agréable dans un duvet chaud et douillet s’envole instantanément. Je suis dépitée, crevée. J’ai besoin de dormir pour ne pas faire une crise de nerfs. – On peut quand même manger là ? propose Arnaud en désignant un restaurant ouvert. Malgré mon épuisement, le repas est agréable. Les garçons sont sympathiques, ils sont amis depuis des années, ils se sont rencontrés au collège où ils jouaient dans la même équipe de foot. Les années lycée les ont soudés, et ils sont devenus inséparables. Je n’ai jamais fait partie d’un groupe d’amis proches. Je découvre avec envie les liens forts qui les unissent. C’est comme avec Alice, mais eux, c’est multiplié par cinq. Les garçons dévorent comme des ogres alors que j’arrive à peine à avaler une salade. Je joue avec mes crudités sans jamais les manger. Peu à peu, les voix se font plus lointaines. Je m’enferme bientôt dans ma petite bulle. – À mon avis, un dessert te ferait le plus grand bien. Ma bulle éclate. Alex me regarde et attend ma réponse. Il se penche et murmure de façon à ce que je sois la seule à entendre. – Les deux remèdes les plus efficaces pour soigner un chagrin d’amour : manger du chocolat ou s’envoyer en l’air ! Je reste un moment sans voix. Je meurs d’envie de lui demander pourquoi il vient de me dire une chose pareille, mais je n’ose pas. Pourtant, à en croire son sourire taquin, il n’attend visiblement que ça. – Alors ? Un dessert ? – Euh, oui, je veux bien.

Il me tend le menu et s’approche à nouveau de mon oreille. Son souffle me donne la chair de poule. Mon corps se tend et mon cœur loupe un battement. – Dommage… Il laisse sa phrase en suspens. Je redresse la tête et me heurte à son regard impénétrable. Ce type est une énigme. Impossible de savoir ce qu’il pense. – C’est quoi ces messes basses ? demande Alice à qui la scène n’a pas échappé. – C’est entre Norah et moi ! répond Alex totalement naturel et sûr de lui. Je n’en mène pas large, trahie par mon propre corps. En plus, je me sens affreusement coupable de flirter avec un inconnu. Je tourne la tête, pour échapper aux yeux inquisiteurs de mon amie, et croise le regard de Tim. Il nous fixe et paraît lui-même surpris du comportement de son ami. Deux heures plus tard, les tentes sont dressées, les matelas installés, les cinq duvets trônent dans un coin. Tout le monde papote devant les tentes. Sauf moi, toujours perdue dans mes pensées. – On va boire un verre ? « Un verre » ? Ils ne sont donc pas complètement épuisés par le voyage et le décalage horaire ? Les garçons sont debout, prêts à partir, ils discutent et se chamaillent à propos de je-ne-sais-quoi. – Non, merci. – Pourquoi ? demande Alice. Tu ne vas quand même pas rester toute seule… Et puis si on reste trois jours avec eux, il va peut-être falloir que tu t’intègres, me reproche-t-elle. – Alice, la journée a été longue, tu ne crois pas ? J’ai besoin de rester un peu toute seule. Tu comprends ? je demande en me radoucissant. – Tu vas pleurer ? – Mais non ! Bien sûr que non ! – Tu veux que je reste avec toi ? – Toute seule, Alice ! S’il te plaît… Ça me fera du bien ! Vraiment… – Ça te dérange si Tim partage son duvet avec moi ? me chuchote-t-elle à l’oreille. – Fais attention à toi, c’est tout ! je pouffe.

Tim et Alice n’ont pas arrêté de se chercher toute la soirée. Il ne fait aucun doute qu’ils vont finir ensemble. Je souris. Il doit être près de minuit lorsque je décide d’aller me coucher. Ma solitude me pèse, et je n’ai qu’une hâte, sombrer dans un profond sommeil. Je choisis une des tentes au hasard, me pelotonne d’un côté du matelas et ramène mes jambes en chien de fusil. Le sommeil ne vient pas. Plus le temps passe, plus je m’énerve de ne pas réussir à m’endormir. Je me tourne et me retourne une bonne cinquantaine de fois en grelottant, sans trouver la bonne position. Je cherche à tâtons un duvet que j’ouvre pour m’en servir de couette, son propriétaire le récupérera à son retour. La sensation est divine, la chaleur et l’odeur de lessive m’aident à m’endormir enfin comme un bébé. Au loin, j’entends des murmures sans me réveiller complètement. Des bruits de fermeture Éclair, des froissements de vêtements, puis le matelas s’affaisse légèrement, le duvet se soulève, l’air frais s’infiltre dans mon petit cocon douillet, et quelqu’un s’installe près de moi. Je sens vaguement un souffle dans mon dos, puis un corps chaud se colle contre moi.

Chapitre 7 J’ouvre les yeux difficilement et m’étire en tâtonnant le matelas. Personne. Le soleil filtre à travers la toile, je fixe le sommet de la tente, perdue dans mes pensées. Je dois sortir et aller voir Alice pour m’excuser. Elle doit m’en vouloir, il va falloir que je sois très convaincante. Je fais glisser la fermeture Éclair, et il me faut quelques secondes pour m’habituer à la luminosité. Mon amie est assise, dos à moi, en tailleur sur la bâche. Pas de mec à l’horizon, parfait, ce sera plus simple ! – Hello, je dis en m’installant à côté d’elle. Elle pivote légèrement vers moi. Elle n’a pas l’air d’excellente humeur. Je marche sur des œufs. Ses cheveux en bataille et la trace de l’oreiller qu’elle a sur le visage m’informent qu’elle vient de se lever. – Bien dormie ? je tente, sans me départir de mon sourire. – Et toi ? répond-elle le regard morne. Je grimace, elle m’en veut vraiment. – Ils sont où les autres ? Dans la situation actuelle, changer de sujet est sûrement la meilleure option. Elle hausse les épaules, pas décidée à me faciliter la tâche, ce qui a le don de m’agacer. – Clément et Maxime sont un peu plus loin et font un volley, dit-elle avec un signe du menton pour me montrer le terrain. Tu as décidé de faire la gueule toute la journée ? lance-t-elle sans que je m’y attende. – Quoi ? je demande, en ramenant les genoux contre ma poitrine. – C’est toi qui es partie, je te rappelle ! Je t’ai juste dit que je serais là, quelle que soit ta décision… Alors OK ! Hier, je t’ai laissée tranquille, je veux bien admettre que tout était frais, mais tu dois te ressaisir. Personne ne

t’a forcée à quitter Paul, or c’est clairement ce que tu as fait. Alors assume un peu ! Un blanc s’installe. Je ne me précipite pas à répondre. Je connais mon amie, et elle n’a pas fini son monologue. – Tu crois que ça m’amusait de te voir t’empêtrer dans une relation vouée à l’échec ? Au fond de toi, tu savais que ça ne pouvait pas marcher, ça me rendait folle de te voir te persuader du contraire. On sait toutes les deux, même si tu n’en parles jamais, que la mort de tes parents t’a rendue craintive ! Alors OK, j’ai accepté et respecté ton choix d’enterrer tes souvenirs dans une petite boîte au fond de ton cœur, mais ce n’est pas la solution ! Merde, Norah, tu es jeune, vis un peu ! Qu’est-ce que tu crois qu’il pourrait t’arriver sans Paul ? Ce n’est pas de ne plus être avec lui qui te fait flipper, c’est d’être seule. Tu dois vivre ta vie à toi et ne pas être l’accessoire de quelqu’un. Tes parents auraient détesté te voir comme ça, et je me demande même si inconsciemment ce n’est pas d’avoir pensé à eux et à vos chamailleries à propos de ton prince charmant qui t’a enfin ouvert les yeux. Ta mère aurait haï Paul, et je ne parle même pas de ton père. Il représente tout ce qu’ils exécraient : l’argent, l’autorité, le dédain, la superficialité. Ose me dire le contraire Nono ! En tout cas, une chose est sûre : maintenant, nous sommes ici, toutes les deux, sans Paul, car tu as décidé qu’il ne faisait pas partie du voyage. Toi, Norah, et seulement toi… Alors bouge-toi et va de l’avant ! Tu as vingt-deux ans, merde, profite ! – Je sais, je murmure. Elle a raison. Ce matin j’y ai pensé aussi. Je dois me reprendre. Mes parents ne m’ont pas élevée dans la peur, bien au contraire, ils m’ont appris à assumer mes choix et mes envies. Je souris à mon amie, elle me dévisage un instant, puis, enfin, je vois passer dans ses yeux ce petit éclat de gaieté que j’aime tant. Nous ne sommes plus fâchées. – Je suis désolée pour hier, je dis en me balançant doucement contre elle. – Ouais, grogne-t-elle. Tu m’en dois une ! Je suis soulagée de voir que la parenthèse est fermée et qu’Alice a retrouvé son éternel sourire et ses yeux brillants. Nous allons passer à son sujet préféré : l’amour.

– Je sais que tu m’avais dit que tu voulais partager le duvet de Tim, mais il faisait super froid dans la tente, et j’en ai juste emprunté un pour quelques minutes. Sauf que j’étais tellement crevée que je me suis endormie. Ce n’est pas si grave, quand même ? – Non, ça ne l’est pas, enfin pas vraiment, répond-elle, mais c’est le duvet d’Alex que tu as pris. Tu ne peux pas savoir comme j’étais dégoûtée quand on t’a vue là… J’avais tout prévu ! J’avais mis en place un super plan et Tim n’aurait pas pu résister, il allait craquer, c’était du sûr à 100 %. Mais quand Alex a vu que tu dormais sous son duvet, il a catégoriquement refusé de te réveiller et encore moins de se glisser dessous avec toi. Alors je m’y suis collée ! Tu m’as cassé mon coup Nono et… Catégoriquement refusé ? Charmant ! – Dommage, hein ? reprend-elle en riant, comme si elle lisait dans mes pensées. – Quoi ? Mais non, pas du tout ! je réponds, confuse qu’elle ait pu détecter mon trouble. – Oh, arrête, il est carrément canon ce mec ! – Qui est canon ? Je ris et me lève pour dire bonjour à Tim. Il m’embrasse sur les deux joues. Alex et Arnaud apparaissent derrière lui, les bras chargés de sacs Maxi et… – Des duvets ? je dis, surprise. – Oui, ça t’évitera de me piquer le mien, répond Alex en souriant. Dormir avec Tim n’est pas ce que je préfère ! – Oh, pourtant moi j’ai super bien dormi, le chambre Tim en essayant de lui faire un câlin. Alex éclate de rire et nous tend les duvets. – C’est gentil ! On aurait pu s’en occuper aujourd’hui, surtout qu’on a quelques petits trucs à acheter. Notre sac est comme qui dirait un peu léger. On te doit combien, du coup ? – Rien ! Vous nous payerez un coup ce soir au festival, dit-il en me fixant droit dans les yeux. – Marché conclu, merci Alex ! lance mon amie en l’enlaçant. Il rigole et, pendant qu’elle l’étreint, continue de me regarder.

– Non, non, on va te rembourser, j’insiste, tu n’avais pas à faire ça pour nous… On peut très bien… – Tu tiens à avoir toujours le dernier mot ? – Je voulais seulement être polie, je me crispe. – Ouais, effectivement, c’est bien ton problème, tu veux seulement « être », et il ne se passe pas grand-chose derrière ! Sa remarque me fait l’effet d’une gifle. Que veut-il dire ? Alice, sentant la tension, change rapidement de sujet, mais c’est trop tard. Je préfère m’éloigner de ce connard. Une bonne douche me fera le plus grand bien ! – Ça va ? demande-t-elle prudemment, lorsque je sors des sanitaires. – Oui, pourquoi ? – Pour Alex. Il n’a pas… – Non, il n’a pas forcément tort, c’est juste qu’il n’a pas été très délicat dans sa manière de le dire. La douche m’a éclairci les idées. Il a raison, je suis toujours là où l’on m’attend, je n’ai aucune spontanéité, flippée à l’idée de ne rien maîtriser. La bouche d’Alice se fend d’un magnifique « Oh », tellement grand que c’en est presque risible. – J’imagine qu’il était temps que quelqu’un d’autre que toi me le dise ! – Tu vas t’en sortir Nono ! J’en suis persuadée ! crie Alice en me sautant au cou. J’espère. Clément propose une visite du jardin botanique. Maxime et Arnaud sont motivés, je saute sur l’occasion pour les accompagner et faire connaissance. Depuis hier, nous n’avons quasiment pas discuté, je ne sais rien sur eux. Et mettre de la distance entre Alex et moi ne fera pas de mal non plus. Finalement être ici est vraiment une chance, même si j’aurais aimé préparer ce voyage et visiter la ville de fond en comble en découvrant ses secrets architecturaux. Clément est un passionné de botanique. Surprenant ! Les deux autres ne sont pas en reste, initiés à sa passion au fil de leur amitié. Clément m’explique que le jardin botanique de Montréal est un des plus beaux au monde. Moi je vois surtout qu’il est gigantesque ! Mais comme Clément est très bien renseigné, il nous conduit directement aux jardins japonais et chinois qui, d’après les guides, sont extraordinaires. Après avoir flâné entre

les fleurs et les papillons en liberté, nous nous installons à l’ombre d’un énorme arbre centenaire. – Alors Norah, c’est quoi ton trip dans la vie ? – Mon « trip » ? je ris. – Ouais, ta passion, ce qui te botte quoi ! Tu fais quoi comme taf ? – Je viens d’obtenir mon diplôme d’animatrice patrimoine, je suis une férue d’art, une passionnée de pierres et de monuments, si tu préfères. – Génial ! Tu voudrais voir un truc en particulier ? On ne rejoint les autres que dans deux heures… Fais-toi plaisir, on te suit ! – C’est trop dommage, je ne connais presque rien sur le Canada, alors que la ville doit avoir des bâtiments somptueux. Une recherche Internet rapide sur le portable de Maxime, et le tour est joué. Une demi-heure plus tard, nous nous retrouvons bras dessus, bras dessous dans le Vieux-Montréal. Nous croisons quelques filles qui me regardent avec envie. Il faut dire que je suis accompagnée de trois mecs canons, charmants et pleins de petites attentions. Maxime est un comique, il a toujours la vanne, le pic qui nous fait éclater de rire. Arnaud, à l’aide du portable de Max, prend en main la visite, et c’est un véritable plaisir de se laisser guider. Pour chaque monument, chaque point de vue, il nous lit un article sur Internet, et mon esprit se régale de nouvelles connaissances. Tout en marchant, nous papotons et rions en parlant de nos vies. Je n’aborde pas mon mariage ni ma fuite, et ils ne posent aucune question, s’en tenant à des sujets légers. Nous sommes pris d’un fou rire lorsque Clément se fait draguer frontalement par une jolie Canadienne qui n’a pas froid aux yeux. Je crois que les garçons sont des dragueurs invétérés, mais que ma présence les freine ! – Vous gênez pas pour moi ! je crie alors qu’ils sont en train de discuter avec la jeune fille. Je finirai bien par retrouver mon chemin, et si vous n’avez pas de nouvelles de moi à la nuit tombée, prévenez les secours. Quelques secondes plus tard, ils me rejoignent en courant, se targuant d’avoir obtenu le numéro de la nana. Je les chambre gentiment, en leur demandant qui des trois la rappellera et je crie au scandale devant leur sourire entendu. Il est 18 heures passées lorsque nous quittons le camping tous les sept. J’en prends plein les yeux. Je suis de plus en plus heureuse que le coup de

folie d’Alice nous ait conduites au Canada. Ici, tout n’est que contraste et mélange, Montréal a de multiples facettes. C’est une ville très conviviale. Les quartiers que nous traversons sont tantôt bouillonnants et trépidants, tantôt calmes et tranquilles. Nous passons de l’exubérance du quartier gay, vivant et agité, à la sérénité du parc du Mont-Royal, où nous nous prélassons sur la pelouse en discutant. Nous flânons dans les rues commerçantes avec bonne humeur et écumons quelques bars des artères endiablées et uniques du centre-ville. Il fait déjà nuit quand nous atteignons l’entrée du festival des Francofolies. La place est noire de monde, et une mélodie festive résonne autour de nous. Les gens chantent et dansent en acclamant les musiciens qui enflamment littéralement le cœur de la ville. Alice, les yeux pétillants de malice, se tourne vers moi et me sourit largement. Je baisse les yeux et m’aperçois qu’elle tient fermement la main de Tim. Elle me fait un clin d’œil, et je me mords la lèvre pour ne pas éclater de rire. Arnaud, Alex et Clément sont un peu plus loin en train d’applaudir et de danser. Maxime nous fait signe d’approcher. Alice m’attrape la main pour éviter que je me perde dans cette marée humaine. Malheureusement, une chenille de festivaliers qui tente de se frayer un chemin parmi la foule brise notre chaîne. J’essaye de ne pas perdre mon amie de vue, mais elle disparaît au milieu de la foule, engloutie par des centaines de spectateurs. Insouciante, je souris en regardant les visages joyeux des danseurs. Soudain sans que je le voie venir, je suis interceptée et balancée dans l’énorme chenille. Je proteste vigoureusement avant de comprendre que c’est inutile. Je me laisse embarquer par leur joie de vivre contagieuse et sautille en rythme. Dix minutes plus tard, à bout de souffle, je m’extirpe et abandonne les fêtards. Je déambule entre les badauds, scrute les alentours, essayant de repérer Alice ou une tête familière, mais rien. Partout les gens s’amusent, rient et dansent, mais mes amis sont introuvables. Alors que cette situation me paniquerait complètement en temps normal, je décide de profiter du moment. Même si je suis perdue à la fin de la fête, je trouverai une solution. Reléguant ma timidité au second plan, je me dirige vers un groupe de danseurs et me joins à eux. Ici, j’ai cette agréable sensation de pouvoir être moi-même, me laisser aller et m’amuser. Les chansons se succèdent sans qu’aucun de mes partenaires ne s’arrête. Je crie, je saute, je

tourne, je ris, je tape dans les mains, je m’éclate. Mes cheveux volent dans tous les sens, je dois être rouge écarlate, mais peu importe, je n’ai jamais été aussi vivante de ma vie que ce soir, à cet instant précis, et je ne le dois qu’à une seule personne : moi. Soudain, je le sens. Je me tourne, il est là et me fixe avec un grand sourire : Alex. Il est seul, ses yeux pétillent ; il m’observe, et je jurerais discerner du désir dans ses yeux. Je lui fais signe et l’encourage à me rejoindre, mais il ne bouge pas. Je hausse les épaules et continue de danser, ravie d’avoir un spectateur. Il me dévore des yeux, et j’adore cette sensation. La chanson est rythmée, et toute la foule se met à sauter d’un pied sur l’autre. Je me fonds dans la masse et me laisse entraîner par la voix éraillée du chanteur. Je sursaute lorsque Alex me plaque devant lui, mon dos contre son torse. Mon cœur bat à cent à l’heure. Nous restons immobiles au milieu de la foule déchaînée. Je me concentre sur ses mains et surtout sur les sensations qu’elles me procurent. Mon cœur cogne tellement vite et fort que j’ai l’impression qu’il va sortir de ma poitrine. – C’est agréable quand tu réussis à être toi. Je ferme les yeux et déglutis difficilement. Il a murmuré ces quelques mots au creux de mon oreille, et je frissonne. J’essaye de calmer les battements erratiques de mon cœur, mais je n’y arrive pas. Je meurs d’envie de me retourner pour le regarder, sonder ses yeux et essayer d’y lire ce qu’il ressent, mais je n’ose pas. Je pose mes mains sur les siennes et bouge lascivement sans respecter le rythme de la musique. Alex rompt soudain le charme en reculant d’un coup. Je me sens immédiatement seule et abandonnée, mais cette sensation est de courte durée, car il m’attrape la main et me tire en dehors de la foule. – Où va-t-on ? je tente de demander. – Rejoindre les autres ! Tout le monde te cherche, dit-il en souriant. Je me laisse faire, j’aime sentir sa main dans la mienne, la foule nous engloutit, et j’enroule mes doigts autour des siens.

Chapitre 8 Mon cœur bat à tout rompre, mes jambes flageolent, et des millions de petits frissons courent le long de ma nuque. Je sens encore son souffle et ses murmures chatouiller ma peau. J’ai l’impression que ce moment n’était même pas réel. La pression de ses doigts ne laisse pourtant aucun doute. Je n’ai pas rêvé. Un groupe de danseurs excités me bouscule, et ma main glisse, mais Alex me rattrape in extremis et resserre sa prise. J’aime cette pression. Je ne le connais pas assez pour savoir s’il tient ma main pour éviter qu’on se perde ou parce qu’il en a envie. À mesure que nous avançons, la foule devient moins dense. Les danseurs timides et parfois solitaires errent, hésitant probablement entre rentrer chez eux ou se laisser tenter par un after. Quelques couples d’amoureux s’embrassent à perdre haleine comme si le monde leur appartenait. Les battements de mon cœur se calment enfin, et alors que je retrouve une respiration à peu près normale, je suis percutée de plein fouet et arrachée à la main d’Alex par une tornade blonde : Alice. Mon amie me serre dans ses bras avec une telle force que je suffoque presque. J’essaye de me libérer de son câlin pour la rassurer, mais elle ne l’entend pas de cette oreille. Ma voix se meurt dans son cou alors qu’elle continue de m’étreindre et m’assaille déjà d’un million de questions. – Tu étais où ? Comment tu nous as retrouvés ? Pourquoi t’as pas essayé de nous appeler ? Je croyais que t’étais perdue ! J’ai trop flippé… On t’a cherchée partout ! T’étais où ? Je commençais vraiment à baliser ! – Je…

– Elle dansait un peu plus loin, me coupe Alex. – « Elle dansait » ? Toi, tu dansais ? répète Alice, visiblement impressionnée. Toute seule ? Mais tu détestes danser toute seule ! – Ouais, toute seule ! répond une fois de plus Alex à ma place, en ne me lâchant pas des yeux. Et elle avait l’air d’y prendre beaucoup de plaisir, si tu veux mon avis. – Mais tu détestes danser toute seule ! insiste Alice. Quel exploit d’avoir réussi à la surprendre ! En fait j’adore danser, c’est juste que je n’aime pas me donner en spectacle. Pourtant, ce soir, me laisser aller m’a donné un merveilleux sentiment de liberté qui me manquait ces derniers temps. – Je sais, je dis en haussant les épaules. J’avais juste envie d’essayer autre chose ! Et puis, arrête ! On dirait que je ne sais pas danser ! Juste « essayer autre chose ». J’ai ajouté cette précision en regardant Alex, espérant secrètement un sourire complice de sa part, mais je me heurte à son regard distant et à sa réplique cinglante. – Bon, on y retourne ? Avec toutes ces conneries, j’ai loupé la moitié du concert, c’est con ! dit-il à Clément en lui balançant un grand coup dans le dos. Oh. Connard. Il ne prend même pas la peine de me regarder, et je me sens stupide d’avoir imaginé que nous avions partagé un moment à part. – Ça va ? me demande Alice, à l’affût de la moindre de mes réactions. – Oui, bien sûr ! Pourquoi ça n’irait pas ? je réponds, en essayant de masquer ma déception. Allons nous amuser au lieu de parler ! Elle est ravie. J’attrape sa main, et elle ne se fait pas prier. Elle embarque Tim et Maxime au passage, et nous ne tardons pas à rejoindre le public. Le temps file à toute allure, et lorsque le groupe quitte la scène, j’ai cette désagréable sensation de trop peu. Je me suis tellement amusée que j’aurais aimé que ça dure toujours. Pendant tout le concert, j’étais dans ma bulle euphorique et j’ai adoré ça. La foule se dissipe peu à peu, et il ne reste bientôt plus que nous. Tim et Alice se tiennent toujours la main. Alex parle avec les garçons. Je décide de l’ignorer. Il est trop bizarre.

Nous rentrons au camping en faisant quelques détours pour profiter de la ville et de la douceur de la nuit. Tout le monde parle du concert et de la puissance avec laquelle le chanteur a enflammé la foule. Les notes résonnent encore dans ma tête, et j’espère secrètement ne jamais oublier une seconde de cette soirée. Alice m’attrape par les épaules et m’entraîne devant. – Tu te souviens, Nono ? – De ? – Mon plan…, chuchote-t-elle en pouffant. – Ah oui, le fameux ! – Tu ne le fous pas en l’air cette fois ! – Promis ! je rigole. Tim nous rejoint et tire légèrement Alice contre lui. – Qu’est-ce que vous complotez les filles ? – Oh, rien ! Norah était en train de me dire que nous pourrions dormir à la belle étoile, dit-elle en me faisant un énorme clin d’œil. – Euh, oui… Oui, oui, j’ai pensé que ça pourrait être sympa, je brode. – Norah ! C’est vraiment une excellente idée ! crie ma comédienne de copine. Il faudra que je pense à lui dire à l’occasion qu’elle n’est vraiment pas bonne actrice ! – Pourquoi pas ?! réplique Tim. Si ça vous fait plaisir ! Alex ne semble pas emballé par le projet (je le comprends), et en plus, à cause d’Alice, il pense que l’idée vient de moi ! Une heure plus tard, nous sommes allongés en cercle sur la bâche, emmitouflés dans nos duvets. Je suis coincée entre Alice et Alex, dubitative. Je fixe le ciel à la recherche d’une étoile filante. J’ai toujours aimé les regarder scintiller. Ce soir, si je devais faire un vœu, je choisirais quelque chose de simple : « Traverser cette épreuve aussi vite que possible. » J’ai survécu à ma première journée post-Paul, il ne m’a pas manqué, ce qui prouve bien que notre relation était morte depuis longtemps. J’aurais aimé le dire à Alice et en discuter avec elle, mais elle est trop occupée à flirter avec Tim. Ils pouffent, se chatouillent, murmurent et rient depuis bientôt une demi-heure. Je ne vois rien mais je suis prête à parier qu’ils partagent le même duvet. Le reste du groupe est calme, tout le monde

somnole. Je cherche la Grande Ourse. En me concentrant sur ce tapis étoilé, j’ai l’impression de découvrir l’infini du monde. Soudain Alice et Tim se lèvent, me tirant de mes pensées. Alice s’accroupit, m’embrasse sur la joue et me murmure à l’oreille : – Bonne nuit, Nono ! On va dans la tente, on sera plus tranquilles… – Dire que c’est toi qui as eu cette idée foireuse ! je râle. J’écope d’un second baiser sur la joue, suivi d’un petit gloussement, puis elle disparaît avec le nouvel homme de sa vie. Alice sait très bien que je ne peux rien lui refuser et elle ne se gêne pas pour en profiter. J’essaye de dormir mais les images de la soirée et du concert défilent dans mon esprit gorgé d’adrénaline. C’était vraiment génial ! Crier, danser, sauter, rire et siffler, ça faisait tellement longtemps que je n’avais pas ressenti quelque chose d’aussi fort ! Je souris, je me tourne et tombe nez à nez avec deux grandes prunelles bleues qui m’observent. Alex. Je pensais être la seule réveillée. Je m’installe confortablement sur le côté et soutiens son regard. Ce petit jeu dure une éternité, les minutes s’égrènent tant que je finis par me sentir un peu mal à l’aise. Je me tortille, mais je résiste, bien décidée à lui faire baisser les yeux. Je me mets à compter les secondes, espérant qu’il se lasse avant moi. Un, deux, trois, quatre… Il est vraiment canon ! Je le dévisage sans la moindre gêne, après tout c’est ce qu’il fait lui ouvertement. Je dois dire que le spectacle est loin de me laisser indifférente. J’ai envie de passer ma main dans ses cheveux, juste pour voir la sensation. Cent un, cent deux, cent trois. Mais merde ! Abandonne ! Sa courte barbe le rend vraiment sexy à mourir, et j’imagine le contact de sa joue râpeuse contre ma peau. J’ouvre légèrement la bouche en proie à d’étranges sensations. Instantanément son regard glisse sur mes lèvres. Cent soixante-trois, cent soixante-quatre, cent soixante-cinq. Craque bon sang ! Dans un film à l’eau de rose, les deux héros seraient déjà en train de s’embrasser. Heureusement qu’il fait nuit car je dois être rouge écarlate. Je n’ai jamais joué à ce genre de jeux avec quelqu’un. Mon seul coup de folie a été d’inviter Paul à boire un café, et on voit où cela m’a menée. Alex semble

tellement différent de Paul. Je suis obligée d’admettre qu’il m’intrigue et m’attire. C’est dingue d’être captivée à ce point par un homme que je ne connaissais même pas quarante-huit heures plus tôt. Deux cent dix, deux cent onze, deux cent douze. Si à trois cents il n’a toujours pas baissé les yeux, je lui demanderai s’il a un problème. Deux cent quatre-vingt-deux, deux cent quatre-vingt-trois. Alors que je n’y croyais plus, sa main se lève, et ses doigts se dirigent vers mon visage. Je me mords la lèvre en réprimant un sourire. J’ai gagné ! Enfin presque… Mon cœur s’emballe, cogne et résonne dans ma poitrine, dans mes tympans. Je ferme les yeux pour essayer de calmer mon souffle, anticipant l’agréable sensation de sa main sur ma joue. Mais rien ne se passe. Lorsque je me décide à rouvrir les yeux, Alex s’est retourné. Non, mais c’est quoi son problème ? J’hésite à lui taper sur l’épaule pour lui demander s’il ne se fout pas de moi, mais je renonce, furieuse, mais aussi un peu triste qu’il lutte contre l’attirance qu’il y a entre nous. Il est hors de question de me rabaisser à lui demander une explication. Qu’il aille se faire voir ! *** Au réveil, mon cœur est lourd. Je cligne plusieurs fois des yeux, gênée par la lueur des premiers rayons de soleil. Je me redresse : Alex et Clément ne sont plus là, Arnaud et Maxime dorment comme des bienheureux. Je m’étire, essayant de ressusciter mon pauvre corps endolori. Au même instant, Alice sort de la tente à pas feutrés et me rejoint. Sans un mot, elle s’installe à côté de moi et pose sa tête contre mon épaule. Ça ne ressemble pas à mon amie d’être silencieuse… – Ça ne va pas ? je dis doucement. – Huumm… Bof. – C’était si horrible ? je blague, pour détendre l’atmosphère. En tout cas : félicitations ! Je n’ai rien entendu ! – Je suis triste, finit-elle par dire après une éternité. – « Triste » ? je répète étonnée. Mais pourquoi ?

– Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de quitter les gars, enfin surtout Tim. Pour une fois que je rencontre un mec avec qui ça colle, il faut que ça soit de l’autre côté de l’Atlantique ! Je me contente de lui sourire en contemplant mon éternelle amoureuse. Je passe mon bras autour de ses épaules pour la réconforter. Alice, avec son caractère fort et enjoué, est aussi une grande sentimentale. Le camping se réveille doucement. Les garçons commencent à replier les tentes. Tout le monde s’active en silence, les affaires sont étalées sur la bâche, attendant d’être embarquées dans la voiture. Alex est au téléphone un peu plus loin. Il ne m’a pas adressé la parole depuis ce matin. Nous devrions partir maintenant pour nous éviter une séparation triste et larmoyante, surtout pour Alice. J’attrape les piquets qu’Arnaud me tend et les entasse dans une pochette. Alice arrive des sanitaires les cheveux mouillés, la serviette de toilette sur l’épaule. Elle passe devant moi comme une âme en peine et fonce tout droit vers le coffre de la voiture. Surgissant de nulle part, Tim l’attrape par la taille, et elle s’écrie un « Oh ! » de surprise. Il lui murmure quelque chose à l’oreille, et ils s’éclipsent un peu plus loin. Je les observe à la dérobée en souriant : Alice rit ! Tim semble avoir cette qualité d’être drôle et de la rendre heureuse. Je plisse les yeux en la voyant hocher vigoureusement la tête, avant d’embrasser Tim langoureusement. Maxime se racle la gorge, et Tim libère enfin mon amie. Elle s’échappe de ses bras et court vers moi, visiblement ravie. – Ça te dit qu’on continue un peu la route avec eux ? – Quoi ? je réplique, surprise. – Oui, répond-elle simplement, en haussant les épaules. Tim vient de me dire qu’ils en avaient discuté entre eux et qu’ils étaient tous d’accord pour qu’on vienne. Allez Nono ! Ils sont trop sympas ! Dis oui, s’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît ! – Mais… ça ne vous dérange pas ? je finis par articuler en m’adressant aux garçons. Quatre voix me répondent « non » à l’unisson. Alex quant à lui n’a pas prononcé un mot, s’adonnant à son activité favorite : m’observer. – Et toi Alex ? je lui demande, en le regardant droit dans les yeux.

– Ce n’est pas à moi de te dire quoi faire, tu sais bien ce dont tu as envie, non ? – OK ! Puisque tout le monde est d’accord ! C’est parfait ! tranche Tim. Alice saute de joie dans les bras de son amoureux. – On va où en fait ? je demande, déconcertée par la réponse d’Alex. – Boston, lance Tim en levant les bras d’enthousiasme. – « Boston » ?! je trépigne. Génial !! Mais juste une petite question, pour passer la frontière on n’a pas besoin d’une attestation ou d’un visa ? – Non, ton passeport suffira cette fois ! Tout le monde se remet à ses occupations pendant que je souris bêtement. Boston… Cette ville m’a toujours attirée, je sais exactement quels lieux je veux visiter. Ce road trip improvisé est décidément une merveilleuse expérience. Perdue dans mes pensées, je ne remarque pas qu’Alex s’est approché de moi. Il me sourit, se penche et me murmure à l’oreille : – Ça te dit de monter à côté de moi, à l’arrière de la voiture ? Puis il tourne les talons, me laissant tremblante, le souffle coupé.

Chapitre 9 – Tu viens ? crie Alice. Je suis immobile au milieu de notre emplacement, les bras ballants. Alex se tourne et m’observe en souriant. – Oui, j’arrive ! Je passe juste vite fait aux toilettes avant. – Attends-moi ! Je viens avec toi. Alice me rattrape, et nous marchons en silence. Je suis perdue face à l’attitude d’Alex. Hier il me fixe pendant des heures puis se retourne et s’endort. Aujourd’hui il m’envoie bouler puis veut que je m’installe à côté de lui dans la voiture. Et pourquoi le demander en chuchotant ? Pourquoi tant de mystères ? Je n’y comprends rien. – Alex est sympa ?! lance Alice d’un air entendu alors que nous atteignons les sanitaires. Je m’arrête net, alors qu’elle continue de babiller sur le physique avantageux d’Alex. J’avais espéré que mon attirance passe inaperçue, surtout aux yeux d’Alice, mais c’était utopique. Depuis le début, elle n’a pas dû perdre une miette de nos échanges étranges, et c’en est maintenant trop pour sa curiosité. – Pourquoi tu t’arrêtes ? – Pourquoi tu me parles de lui ? – Je ne sais pas ! Il t’aime bien, je crois ! répond-elle en haussant les épaules. – Tu crois ? Son visage s’illumine d’un large sourire. – Aaahhhh… On y est ! Il te plaît ?!? – Je vais faire pipi !

– Oh non, non, non ! Nono, reviens là tout de suite et réponds à ma question, hurle-t-elle alors que je lui claque la porte au nez en gloussant bêtement. Mais je la connais par cœur et je sais très bien qu’elle ne va pas en rester là. Lorsque je sors, elle est plantée devant la porte avec toujours le même sourire idiot plaqué sur le visage. – Alors ? – Alors quoi ? – On est d’accord ? – On est d’accord à propos de quel sujet ? – Alex ! – Il est mignon, rien de plus…, je baragouine, regrettant de ne pas avoir réussi à défendre mon jardin secret. – Je pense que tu lui plais, crois-en ma longue expérience ! Je trouve ça génial que vous soyez attirés l’un par l’autre. Elle m’attrape par les épaules, et nous repartons bras dessus, bras dessous en riant. – Merci, je murmure. – De rien ! Il t’a fallu un peu de temps pour admettre l’évidence, c’est tout. Elle m’est tellement précieuse. On se comprend mieux que quiconque. Je n’ai même pas besoin de lui expliquer pour quelle raison je la remercie, elle me connaît, elle sait comment je fonctionne. Elle avait compris depuis bien longtemps que je n’aimais plus Paul, mais que j’étais paralysée par des craintes infondées. Alors que nous rêvassons toutes les deux, les garçons sortent de nulle part et munis d’une immense bassine d’eau. Alice se retrouve trempée de la tête aux pieds. Je ne suis pas assez rapide pour esquiver l’attaque sournoise, mais quand même un peu plus que mon amie : mon visage est épargné mais mes fringues me collent désagréablement à la peau. Les garçons, ravis de leur blague, battent en retraite sous nos hurlements et insultes. Alice se tourne vers moi, dégoulinante. J’éclate de rire en découvrant sa tête ahurie. – Je vais me venger, fulmine-t-elle ! – Il est encore temps de changer d’avis et de rester ici, je lui dis stoïque, dissimulant mon sourire. – Tu n’es pas sérieuse ?!

Je lui tire la langue, et elle me saute dessus pour coller son corps mouillé et froid contre le mien. – Arrête, je crie en riant, tu es trempée ! Nous rejoignons l’emplacement. Les garçons arrêtent de parler mais ne parviennent pas à camoufler leurs sourires idiots. Tim gratifie Alice d’un clin d’œil, et elle se faufile directement dans ses bras. – Quelle vengeance ! je grogne. – On y va ou vous voulez vous changer avant ? demande Alex. Étant donné la chaleur, nous refusons, Clément ferme le coffre, et Arnaud s’installe. – Je me mets sur la banquette du milieu, dit-il. Sinon je vais être trop serré ! – Je peux aller à l’arrière ! Ça ne me dérange pas, je suis plus petite, je propose d’une traite, évitant volontairement le regard d’Alex. – Je te suis ! Je panique en reconnaissant la voix d’Alice. Merde ! J’aurais peut-être dû la mettre dans la confidence. – Monte plutôt devant avec Tim ! offre Alex. Je suis sûr qu’il a envie de t’avoir à côté de lui, vous êtes trop craquants tous les deux. Tim éclate de rire. Alice l’interroge du regard, il l’attrape pour l’embrasser. J’expire doucement, soulagée par la manœuvre habile et discrète d’Alex. Je lui jette un coup d’œil. Il me fixe en souriant, fier de sa stratégie. J’espère que son attitude sera égale tout au long du voyage. – Je me porte volontaire et je vais à l’arrière avec Norah ! Par contre, je prends le côté fenêtre, complète-t-il en m’attrapant le poignet pour m’arrêter. – Oh ! bien sûr, je dis sans réussir à camoufler mon soulagement. – Qu’est-ce qu’il y a ? murmure-t-il. – J’ai cru que tu avais changé d’avis, je réponds en rougissant. – Ce n’est absolument pas prévu ! Il me lâche, passe devant moi, fait une blague à Clément et s’installe confortablement sur la banquette arrière. Je le rejoins sans rien dire, un peu mal à l’aise.

Tim démarre. J’interpelle Alice en ignorant le regard lourd d’Alex. Heureusement, mon amie est très réactive, et nous discutons bientôt tous en riant. Enfin, presque tous, car Alex reste silencieux. J’écoute Maxime, les bras appuyés sur la banquette, raconter une histoire rocambolesque. Clément m’interpelle : – Alors la pro de l’art ? Tu nous as concocté un programme pour Boston ? – Carrément ! Je suis même sûre que tu me maudiras quand tu verras toutes les visites que j’ai prévues. On reste combien de temps là-bas ? je demande, pleine d’enthousiasme. – Frontière en vue ! crie Alice. De mieux en mieux. Je tape dans les mains, surexcitée à l’idée de pénétrer sur le sol américain. On y est ! j’ai envie d’hurler. Aller aux ÉtatsUnis a toujours été un rêve, et même si je n’avais jamais imaginé découvrir ce pays de cette façon-là, je suis à coup sûr la plus heureuse de la voiture. La file d’attente au poste-frontière se révèle assez longue, mais nous prenons notre mal en patience et lorsque enfin nous dépassons le barrage routier, Alice monte le volume de la stéréo. Alex se rapproche de moi et me souffle à l’oreille, suffisamment doucement pour que je sois la seule à l’entendre : – J’aime bien ta façon de m’éviter. Je frissonne, mon cœur s’emballe, je ferme les yeux en essayant de rassembler mes idées. – Tu as froid ? ironise-t-il. – « Froid » ? – Oui, tu viens d’avoir un frisson… – Je suis toujours mouillée, je dis en signe d’excuse. Des abrutis nous ont arrosées ! Il marque un silence. – Je peux te réchauffer un peu…, souffle-t-il à mon oreille. – Vas-y ! je déglutis. Oh, mon Dieu ! Je viens carrément de lui donner le feu vert pour flirter avec moi. Mon cœur tambourine à une vitesse ahurissante. Mon audace me surprend moi-même. Il sourit, se penche sur moi, farfouille sur le côté et, au bout de quelques secondes, se redresse, une serviette de plage à la main. Il

me gratifie d’un clin d’œil et se réinstalle confortablement. Dans un geste invisible, il déplie la serviette et l’installe sur nous. – Merci, je murmure perplexe. – Pas de quoi ! Nos échanges ne font jamais plus de deux mots, c’est à la fois perturbant et totalement excitant. Bercée par la voiture et son mutisme, apaisée et sereine, au chaud sous la serviette, je me détends, enfin alanguie après la ferveur des derniers jours. Je me sens partir tranquillement et apprécie ce court instant où mon esprit divague, où rêves et réalité se mêlent pour donner un étrange tableau de mes envies. Je me redresse vivement en sentant ses doigts danser sur la peau nue de mes jambes. J’étouffe un petit cri de surprise. – Tu es réveillée, Nono ? me sourit Alice. Le reste de la voiture est silencieux, les trois garçons devant nous ont eux aussi succombé au sommeil. Seul Alex est réveillé. – Oui, pourquoi ? Il nous reste combien de temps de trajet ? je l’interroge précipitamment, pour masquer mon trouble. – Un peu moins d’une heure ! Tu as bien dormi, dis donc ! – Ouais, je suis tombée comme une masse. Les doigts d’Alex courent toujours sur mes cuisses, laissant dans leur sillon des traînées brûlantes. Je dois faire preuve de beaucoup de volonté pour ne pas gémir, car même si ses caresses sont chastes, je ne peux pas m’empêcher de fantasmer qu’il remonte plus haut. Il fait d’ailleurs une tentative, mais j’attrape sa main discrètement et l’arrête d’un geste. Je fais toujours mine d’écouter Alice qui me raconte l’incroyable paysage que j’ai loupé pendant ma sieste, mais je n’en ai honnêtement rien à faire. Je sens le regard d’Alex posé sur moi et j’imagine ses yeux brûlants de désir, peut-être légèrement obscurcis par l’agacement lié à mon refus. Pour le calmer, j’enroule mes doigts autour des siens, et son pouce vient immédiatement caresser l’intérieur de ma paume. La sensation est exquise. Je ne suis pas à l’aise, j’ai l’impression qu’Alice se doute de quelque chose. Il faut dire que je n’ai jamais rien réussi à lui cacher. Peut-elle nous voir ? Sait-elle que nos mains sont planquées sous la serviette et que nous nous touchons comme des adolescents ? Je croise le regard de Tim dans le rétroviseur, il me fixe d’un drôle d’air, et je baisse la tête, embarrassée.

– Tu devrais te rendormir, me dit Alex d’une voix rauque qui me fait vibrer. Ravie d’échapper aux yeux curieux de Tim et d’Alice, j’acquiesce et tourne la tête vers la fenêtre pour contempler le paysage qui défile. Je sens encore la pression agréable de ses doigts sur ma peau. Le désir s’est insinué dans chaque partie de mon corps. Il m’effleure délicatement la joue, et je délaisse immédiatement le panorama pour le dévisager. Il fixe mes yeux puis son regard glisse sur mes lèvres. – Quoi ? – Un jour je t’embrasserai, chuchote-t-il. – J’y compte bien ! je le provoque. – Boston en vue ! hurle Alice nous tirant de notre bulle. – Hourraaaaaaa !!!!!! Je frappe dans mes mains et hurle à Tim de monter la musique, mais rien ne se passe. Surprise, je me retourne vers lui. Il est en train de fixer durement Alex. Aucun des deux ne semble vouloir céder. La main d’Alex se crispe sur ma cuisse, et il lance un « relax » assez ferme pour que Tim détourne les yeux.

Chapitre 10 Deux jours plus tard Boston – J’adore cette ville !!! – Chhuutt Norah ! Alex et Max dorment encore, me sermonne Tim. – Tu m’épuises ! Alice m’observe en sirotant son café, à moitié affalée sur Tim. Je hausse les épaules et m’assieds à côté d’eux. Cette ville est géniale. J’ai l’impression que personne ne s’en rend compte, ça me rend folle de les voir flemmarder alors qu’il y a un million de choses à découvrir. Trois jours ne suffiront jamais ! Nous sommes arrivés il y a deux jours et je dois dire que les garçons m’ont agréablement surprise car nous n’avons pas tourné pendant des heures pour trouver notre camping. Ils avaient fait des recherches et tout noté dans le portable de Clément. Un emplacement pour deux tentes avait même été réservé au Boston Natural à l’est de la ville. – Aujourd’hui, on glande, je te préviens ! me lance mon amie en bâillant à s’en décrocher la mâchoire. – Bon… Comme vous voulez. C’est dommage, j’ai repéré plein de trucs sympas à faire, dont le jardin botanique. Alice me lance un regard noir qui signifie clairement que je dois me taire et ne pas chercher à rallier Clément à ma cause, même si ce dernier plonge le nez dans son café. Hier, nous avons suivi le freedom trail, cette ligne rouge tracée sur le sol au milieu des trottoirs, qui nous a donné un bel aperçu des quartiers

historiques de la ville. J’ai milité pour un arrêt au Massachusetts State House, un gigantesque bâtiment au dôme doré, la visite de la Old State House et une balade dans les vieux cimetières de King’s Chapel. L’aprèsmidi, la moitié du groupe a déclaré forfait. Dommage pour eux ! Le quartier italien et le musée des Beaux-Arts se sont révélés être d’excellentes surprises. Ce matin, je me suis levée aux aurores pour profiter du calme de l’Esplanade, un lieu magique où l’on peut se promener le long de la rivière ou tout simplement s’installer sur un banc pour bouquiner. N’ayant pas de livre sur moi, je me suis contentée d’observer les avirons et les courageux joggers passer, espérant ne rien oublier de cet endroit sublime. – J’aurais bien été voir un match de base-ball ! L’idée de Tim emballe tout le monde sauf moi. Franchement, qui a envie de perdre son temps à aller voir des mecs taper dans une balle ? – Je suis sûr qu’Alex et Max seront partants ! On ne l’a jamais fait, il paraît que l’ambiance est géniale ! Hot-dogs et bières, c’est un programme d’enfer pour se reposer de notre marche interminable d’hier, nan ? Je ne dis rien et lance un coup d’œil discret vers la tente des dormeurs. Depuis notre voyage en voiture, Alex a repris ses distances, m’a à peine parlé et est redevenu ce type inaccessible et froid. Le soir de notre arrivée, j’ai encaissé sans sourciller lorsqu’il a proposé que je dorme dans le compartiment voisin de la tente de Tim et Alice. Même si le message était clair, je n’ai pas pu m’empêcher d’être déçue, mais surtout d’espérer qu’il me rejoigne. Mes espoirs sont restés vains, et j’ai opté pour une solution radicale : l’ignorer. – Ça te dit Nono ? m’interroge Alice, les yeux cernés mais toujours pétillants. – Franchement ? Alice paraît étonnée par ma réponse, mais j’ai décidé de placer mes envies au premier plan. Je ne connais pas Boston et je veux vraiment en profiter. C’est peut-être mon unique chance de découvrir cette ville. Les deux derniers dormeurs interrompent notre combat de regards avec Alice. Alex est beau à couper le souffle, avec ses cheveux en bataille, ses yeux encore pleins de sommeil, son torse doré et musclé. Il lance un « bonjour » général, Max me sourit, et Alex s’installe sans m’adresser le moindre regard.

– Vous faites quoi ? demande-t-il à ses potes en attrapant le thermos de café. – On discutait du programme, on pensait aller au stade, il y a un match des Red Sox, ça te dit ? – Ah ouais, pas con, ça serait même carrément cool ! – Sauf que Norah n’est pas très emballée, ajoute Tim, du coup on était en train de négocier pour la convaincre ! – Elle n’est pas obligée de venir… – Je vais aller explorer le reste de la ville, je dis à Alice en ravalant ma colère. – Mais non, Norah, arrête ! Alex rigolait ! – Je disais ça comme ça, lâche-t-il. On n’est pas là pour forcer qui que ce soit à faire des choses dont il n’aurait pas envie. – Pas de problème ! je réponds gênée, sans trop savoir si sa réponse est sincère ou moqueuse. On a effectivement le droit d’avoir des envies différentes. Je vous laisse, on se retrouve au Deep Ellum ce soir ? 21 heures, c’est bon ? – On peut se retrouver avant si tu veux, me dit Alice. – Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai encore plein de choses à voir, je suis même sûre qu’une journée entière n’y suffira pas ! Clément, c’est ton dernier mot pour le jardin ? – Amuse-toi bien ! me répond-il en riant et en m’attrapant pour me faire un câlin. Je sens mes joues rougir. Je croise les yeux d’Alex, surprise de le voir encore m’observer. Je soutiens son regard quelques secondes avant d’abandonner, me souvenant qu’il est bien plus fort que moi à ce petit jeu. Après avoir erré et m’être perdue dans les rues de Bay Village, je finis par retrouver mon chemin et rejoins enfin Beacon Hill, très connu pour ses cottages au style victorien. J’ai toujours rêvé de flâner dans ces charmantes rues dont l’ambiance est merveilleusement sereine grâce aux maisons pleines de jardinières fleuries. Je suis étonnée de constater que ma solitude n’est pas pesante, bien au contraire, je l’apprécie, heureuse de faire quelque chose pour moi. Je me balade dans les jardins secrets et me promets de revenir au printemps. Il paraît que le lieu est exceptionnel à cette période de l’année. Emportée par le divin parfum des fleurs, je me retrouve dans Charles Street et découvre

avec bonheur une multitude de magasins vintage dont les devantures colorées me transportent dans un monde lointain et idéal. J’entre dans quelques boutiques et passe de longues minutes à regarder les posters et les vieilles cartes postales. Je déambule entre les étals, fouille dans les bibelots entassés dans des cartons à la recherche d’un fabuleux trésor. Dans une caisse au fond d’un magasin, je dégote un vieux livre écrit en français, Les Bostoniennes. Je contemple la vieille couverture jaunie et feuillette rapidement l’ouvrage. Je souris, ravie et impatiente, lorsque me vient l’idée de l’acheter pour le lire tranquillement sur un banc. – Tu es française ? demande une voix derrière moi avec un accent américain très prononcé. – Ça se voit tant que ça ? je demande en lançant un regard derrière mon épaule. Le type éclate de rire. Je me relève et le dévisage un peu surprise. Personne ne semble étonné par son excès de bonne humeur. L’homme finit par se calmer, ôte ses grosses lunettes noires et les nettoie en me regardant avec un sourire amusé. – Que fait une jolie Française par ici ? – Je me balade, je… – Viens avec moi, dit-il en bougeant son index pour que je le suive. Je m’appelle Tom. Je ne vais pas te manger ! Je voudrais te présenter quelqu’un. STELLA ! hurle-t-il lorsqu’il est sûr que je le suis. Curieuse, je m’exécute. Il m’emmène au fond du magasin jusqu’à quatre filles installées dans un vieux canapé en cuir marron, une carte routière dépliée sur leurs genoux. – Voici Stella, ma fille, avec le marqueur rouge, précise-t-il. Elle part dans quinze jours avec ses amies en France, à l’aventure. Si tu les aides, je t’offre ce livre ! Dès qu’elles comprennent que je suis française, leurs visages s’illuminent, et elles se lèvent pour me serrer dans leurs bras. Elles m’invitent à m’asseoir avec elles et me montrent immédiatement leur carnet de voyage où elles ont inscrit Paris, Marseille, Deauville. Stella me tend, avec un large sourire, un vieux routard sur Bordeaux et un guide touristique des marchés de Noël de Strasbourg. Totalement cliché et décalé pour l’époque ! Elles sont surexcitées par leur voyage, et je les comprends, elles

ont raison. Je leur donne des conseils précis et les aide à organiser leur trajet dans un anglais très approximatif. Les voir aussi enjouées, libres et insouciantes, me procure une véritable bouffée de bonne humeur. Je quitte la boutique avec un grand sourire et mon livre sous le bras, touchée par le gentil geste du brocanteur. Pleine de détermination grâce à ces filles, je poursuis mon aventure dans les rues de Boston. Par hasard, je retombe sur l’Esplanade et m’y promène tranquillement pendant de longues minutes, appréciant toujours autant le panorama somptueux. Il y a foule le long des quais, et tous les bancs sont pris. Je me dirige vers une grande pelouse prise d’assaut par de nombreux badauds qui bronzent ou jouent au ballon. J’avise un petit coin à l’écart et me dépêche d’aller m’y installer pour bouquiner. J’envoie valser mes tongs et souris béatement au contact de l’herbe douce et fraîche. Le paradis ! Je n’avais pas ressenti une telle sensation de plénitude et de calme depuis une éternité. Ça peut paraître dérisoire, mais marcher pieds nus me donne l’impression d’être vivante. Alors que je viens à peine de m’installer, un groupe de jeunes m’apostrophe et rapplique vers moi à grandes enjambées. Étonnamment, aujourd’hui, je ne suis pas cette éternelle timide. Parler avec des inconnus me paraît naturel. Après de longues minutes, beaucoup de gestes, de rires et d’onomatopées, je comprends qu’ils me proposent une partie de base-ball. Une partie de base-ball ? Quelle ironie ! J’ai droit à un tonnerre d’applaudissements quand j’accepte de me joindre à eux pour une partie improvisée. Je suis acclamée et félicitée alors que je n’ai même pas encore touché la balle. Ça risque de changer quand ils verront mes piètres exploits ! Mon premier home run me fait l’effet d’avoir gagné une finale de Coupe du monde. En l’espace de quelques secondes, je suis ensevelie sous une marée humaine et ovationnée par mon équipe. Je n’aurais jamais cru que jouer à ce jeu soit aussi cool ! Une fois la partie terminée, nous nous étalons dans l’herbe, essoufflés, ravis. Mes genoux sont pleins de terre, mes mains sont crasseuses, et mon T-shirt blanc n’est plus qu’un lointain souvenir. Les alentours n’ont pas désempli, et une ambiance festive a

envahi le parc. Au loin, j’entends de la musique et interroge du regard mes comparses. – There’s a concert in Hatch Shell, it’s an outdoor venue a little further… How about going? Are you up for it? me demande Anna. Je la fixe, circonspecte. Mon très faible niveau d’anglais ne m’a absolument pas permis de comprendre un traître mot. Elle éclate de rire, se lève et mime ce qui ressemble à une chanteuse avec un micro. Sa copine l’imite et se met à danser à côté en me montrant la direction derrière elle. Bientôt, le reste du groupe se bouge, m’encourageant à les suivre. C’est fascinant de voir à quel point je me suis vite adaptée et intégrée à leur petite bande. Je suis immédiatement conquise par cette salle en plein air. C’est extraordinaire ! Les gens dansent et sautillent, rient et chantent, je joue des coudes et me faufile pour être aux premières loges, je ris avec mes copains de jeu, je m’éclate ! Alors que je m’apprête à entrer dans le pogo qui se forme juste devant moi, je tombe sur une horloge numérique et réalise que j’ai laissé passer l’heure. Il est plus de 21 heures, et les autres doivent déjà m’attendre au bar. Merde ! Je ne veux pas inquiéter Alice et je ne suis pas joignable. À la hâte, j’abandonne mes nouveaux amis, non sans les avoir tous enlacés, comme si je les connaissais depuis toujours. Ils m’embrassent et me remercient chaleureusement d’avoir passé l’après-midi avec eux. J’ai presque un petit coup au cœur à l’idée de les quitter. Dur d’être aussi sensible ! Il est presque 22 heures lorsque j’entre essoufflée au Deep Ellum. Alice va me tuer. Je me mets sur la pointe des pieds pour essayer de les apercevoir, mais le bar est bondé, je ne vois rien. Je fais le tour de la salle avant d’aller vérifier la terrasse. Je commence à me demander s’ils ne sont pas rentrés, lassés de m’attendre. Mais non, je les trouve confortablement installés en extérieur en train de discuter. – Hello ! je dis en attrapant une chaise. Ils se tournent vers moi d’un seul mouvement et me regardent avec un air surpris. – Putain ! Nono où étais-tu passée, bon sang ? On s’inquiétait tous !

J’éclate de rire devant leurs visages intrigués, c’est tellement rare que je sollicite une telle réaction. – J’ai traîné un peu ! je dis en souriant. – Mais pourquoi tes habits sont dégueulasses ? Tu es complètement échevelée ! Je baisse les yeux sur mon T-shirt et grimace. Effectivement, je n’avais pas mesuré l’ampleur des dégâts, ni pensé à ma coupe de cheveux. Je passe la main dans ma tignasse et essaye de redonner un semblant de dignité à mon chignon. – Oui, en fait j’ai fait une partie de base-ball, j’ai dû me jeter par terre et… – QUOI ?!? me coupent-ils à l’unisson. Tim recrache même sa gorgée de bière, pendant qu’Alex me fixe, se demandant certainement si je me moque d’eux. Voir leurs yeux exorbités est franchement hilarant. Sans me faire prier davantage, je leur raconte ma balade dans le quartier des brocanteurs, ma rencontre avec Tom et Stella, l’Esplanade et ma partie de base-ball improvisée. – Tu as fait du base-ball, toi ? Norah ? MA Norah ? Je n’en reviens pas ! Tu nous fais pas marcher au moins ? Et les gars ? C’étaient des mecs de notre âge ? Ils étaient mignons ? J’acquiesce, les yeux pétillants de malice. Je flotte sur un petit nuage que rien ni personne ne pourrait me gâcher ce soir, pas même Alex, qui m’agace avec ses mystères. Je soutiens son regard et arque un sourcil pour le narguer. – Oh ! j’adore cette chanson ! On va danser ? propose Alice. – Je vous rejoins, je vais aller vite fait me chercher un truc à boire. Ma gorge est méga-sèche ! Les autres abandonnent la table pour mettre l’ambiance sur la piste. Les gens sont agglutinés autour du bar, je me dandine en essayant d’amadouer le barman, sans succès. Soudain, alors que je tente de me faufiler discrètement entre les piliers de comptoir, une main m’intercepte et me retourne violemment. Je sursaute et laisse échapper un petit cri de surprise. Alex se tient devant moi, les yeux brillants. Nous nous défions du regard un long moment sans qu’aucun de nous parle. Je me force à me souvenir que je suis toujours furieuse contre lui de m’ignorer depuis deux jours.

– Qu’est-ce que tu veux ? – Tu as l’air différente… Il me prend de court en levant sa main droite pour ôter un brin d’herbe coincé dans mes cheveux. Il me tient toujours fermement, j’essaye de reculer, mais il accentue la pression, et ses doigts viennent se poser doucement sur ma joue. Soufflée par le contraste entre sa prise et son geste d’une extrême tendresse, je sens mon cœur s’emballer. Je me maudis d’abdiquer aussi vite. – « Différente » ? Comment ça ? Je suis toujours Norah, je réponds sur un ton volontairement provocateur. Il ne répond rien mais me tire vers lui, me pressant un peu plus contre son corps. Il me regarde intensément, visiblement conscient de l’effet qu’il a sur moi. Je me pince les lèvres pour m’empêcher de sourire niaisement et ferme les yeux. Qu’est-ce qu’il entend par différente ? – Norah, murmure-t-il. Ouvre les yeux s’il te plaît ! Sa voix n’est plus qu’un râle rauque et sexy, je lui obéis et me noie dans son regard. J’aimerais y lire ses pensées les plus profondes, les plus intimes, comprendre ses incessants allers-retours, mais je ne distingue rien. Ses prunelles brillent d’un éclat non dissimulé, j’ai l’impression de flotter. Ses doigts dansent toujours sur ma joue et s’approchent de mes lèvres. – Je t’ai manqué ? je lui demande, moqueuse, cherchant à faire baisser la tension. Il reste silencieux mais en profite pour me presser plus fermement contre lui. Je hoquette de surprise. Nous sommes maintenant collés l’un contre l’autre. Son odeur est partout autour de moi, elle m’enivre. Je me mords l’intérieur des joues, je ne réponds plus de rien. – Laisse tes lèvres tranquilles, souffle-t-il. Je ne suis qu’un tremblement ambulant, noyée dans une myriade d’émotions. Mon corps, lui, anticipe déjà l’exquise sensation que son baiser va provoquer. Il avance doucement son visage. Je devrais l’arrêter, je devrais m’enfuir car même si je meurs d’envie qu’il m’embrasse, je sais très bien que ça ne changera rien à son comportement étrange. Il semble constamment lutter contre lui-même, en proie à des sentiments contradictoires. – Qu’est-ce que tu fais ? je réussis à articuler en mangeant la moitié des mots.

Il pose sa main sur ma hanche, la laisse se balader le long de mon corps puis s’immisce sous mon T-shirt. Son contact m’électrise, et je frissonne en sentant ses doigts courir sur ma peau. – C’est pourtant clair… Tu te rappelles ce que je t’ai dit dans la voiture ? Si je me rappelle ? Bien sûr que je me rappelle ! J’ai passé les dernières quarante-huit heures à ressasser notre trajet, à faire des arrêts sur images, à essayer de comprendre ce que j’avais bien pu faire ou dire pour qu’il m’ignore. Je connais par cœur le moindre de nos échanges (certes maigres), de nos gestes et de nos regards. Je me contente de hocher la tête alors que ses lèvres ne sont plus qu’à quelques millimètres des miennes et que son souffle me chatouille les narines. – Je t’écoute ! Vas-y ! m’encourage-t-il. – Tu as dit : « Un jour je t’embrasserai. » – Exact ! Et qu’as-tu répondu ? – « J’y compte bien ! » je dis, restant concentrée sur ses lèvres, imaginant un baiser à la fois doux et torride, entreprenant et tendre, exigeant et délicat. Il me sourit. Il me suffirait de faire le dernier pas pour que nous nous embrassions, j’en meurs d’envie. Mon corps tout entier le réclame, mon cœur bat tellement vite que je suis persuadée qu’il l’entend. Mais voilà, ce serait trop facile. Luttant à mort contre le désir, je fais quelque chose d’insensé : je recule. – Peut-être un jour, mais pas aujourd’hui ! Sur ce, je tourne les talons, sans boisson, et pars retrouver Alice qui se déhanche comme une folle sur la piste. Je ne résiste pas à l’envie de regarder Alex une dernière fois et lui lance un clin d’œil. Il ne bouge pas, mais sourit. Je lui fais un petit signe de la main, ravie d’avoir inversé les rôles.

Chapitre 11 – Tu dors ? Le murmure me tire de mon sommeil en même temps que le matelas s’affaisse. Je remue et m’habitue doucement à la luminosité. – Dormais, je dis en m’étirant, sentant mes muscles encore délicieusement endoloris par notre folle soirée dansante. – Pourquoi tu souris ? Je hausse les épaules. Je n’ai pas d’explication. Cette nuit, j’ai dormi comme un bébé, je me sens juste bien. Hier, malgré mes genoux crasseux et mes cheveux en bataille, j’ai dansé jusqu’au bout de la nuit, me déhanchant avec ferveur jusqu’à ne plus sentir mes pieds, sautant et riant sans jamais m’arrêter. Plusieurs fois, j’ai croisé le regard d’Alex, m’observant les yeux chargés d’un désir non dissimulé. Ne pas m’approcher de lui pour l’embrasser a été très difficile, j’en mourrais d’envie, mais jouer au chat et à la souris s’est révélé délicieusement excitant. J’ai aimé le rendre fou, danser avec ce type et l’ignorer. Quelle satisfaction de voir ses yeux lancer des éclairs, puis d’atténuer son regard noir d’un simple sourire. Alice s’approche de mon oreille et glousse. – Quoi ? – Il ne t’a pas quittée des yeux hier soir, tu le sais, n’est-ce pas ? – Qui ? – Il te plaît hein ? me demande-t-elle en m’envoyant un grand coup de coude qui m’arrache un cri. Tu viens ? Tout le monde est levé ! – Oh ! déjà ? Mais quelle heure il est ? – Presque 13 heures ! Mais tu dormais tellement bien que je n’ai pas osé te réveiller !

Je suis dégoûtée mais pas vraiment surprise après la journée de quasiment vingt-quatre heures que j’ai enchaînée hier. Lorsque nous avons quitté le bar, j’étais essoufflée et transpirante, des mèches s’échappaient de mon chignon et me collaient au visage, il ne devait plus rester grand-chose de mon maquillage. Aucune importance. La Norah conventionnelle et tirée à quatre épingles était bien loin ! Je ne me suis jamais sentie aussi vivante et moi-même ! Je sors de la tente, suivie d’Alice. Les garçons sont installés sur la bâche et discutent. Je leur fais un petit signe de la tête, ne voulant pas interrompre leur conversation, mais Alex s’écarte de Maxime pour me faire une place. Je suis presque surprise de voir qu’il ne m’ignore pas. Il m’a plutôt habituée à un pas en avant, dix en arrière. Ravie de son changement d’attitude, je m’installe et me rue sur la brioche et le Nutella. Je me fais une belle tartine que je mords à pleines dents sous le regard amusé de mon voisin. – Je ne savais pas que tu étais gourmande ! – Tu ne me connais pas vraiment, je lâche avec un sourire espiègle. – C’est vrai, mais je crois que j’aimerais bien, me murmure Alex, pendant que les autres discutent sans nous prêter attention. J’acquiesce, et il m’adresse un grand sourire. La nouvelle Norah semble l’intéresser, mieux, l’attirer. Mais pour le moment le reste du groupe est là, et j’ai envie de participer à la conversation. Alice éclate de rire alors que Clément est en train de raconter je-ne-sais-quoi au sujet d’une combinaison trop petite. Je m’immisce : – Tu fais quoi comme sport ? – Devine ! – Vu comme tu es bien foutu, je dis, alors qu’Alex grogne en entendant ma remarque, je pencherais pour de la natation ou du volley. Enfin un truc avec les bras ! je ris en tâtant ses muscles. – Dans le mille, s’exclame-t-il ! Natation ! Et je dois dire que je ne me débrouille pas trop mal. J’enchaîne les longueurs à une vitesse fulgurante, je te montrerai un jour, ajoute-t-il en me faisant un clin d’œil. Son commentaire déclenche l’hilarité de ses copains. – Sauf qu’après tu t’endors dans un coin, réplique Maxime, s’attirant instantanément nos regards curieux. – On tient un truc ! je dis en riant. Balance maintenant que tu as commencé… T’en as trop dit !

Maxime prend un malin plaisir à raconter de quelle façon Clément a un jour passé la nuit entière dans un vestiaire de piscine, oublié de tous, après s’être endormi dans un coin, éreinté par sa compétition de l’après-midi. Arnaud, Tim et Alex y vont chacun de leurs commentaires, et bientôt la conversation dégénère complètement, même si cette anecdote traduit une profonde amitié. Clément finit par sauter sur Alex en me bousculant. Je me décale en riant pour les laisser se bagarrer. Alice et Tim, eux, n’ont pas bougé, tranquillement lovés l’un contre l’autre, à se faire des caresses. Mon amie est allongée, la tête posée sur ses genoux. Elle semble heureuse, sereine, profitant de ce moment agréable. Tim lui murmure quelques mots à l’oreille, et elle glousse, lève son bras pour essayer d’atteindre son visage, il se recule de justesse, mais son geste se transforme finalement en câlinerie. Il se penche et l’embrasse avec tendresse. À côté de moi, c’est toujours la débandade, quatre mecs se pincent, s’envoient des coups dans les côtes dans un concert de cris, d’insultes et de rires. J’aime bien être spectatrice, c’est agréable d’observer un groupe. – On fait un volley ? Clément debout, torse nu, les mains sur les hanches, un ballon sous le pied, attend patiemment ma réponse et celle des amoureux. Les autres se sont levés immédiatement. Clément est le sportif du groupe, il fait STAPS. En matant ses abdos, on ne peut effectivement pas douter qu’il est passionné de sport. Alice, toujours enthousiaste, se lève, attrape la main de Tim et l’encourage tandis que ce dernier ronchonne peu convaincu du bienfondé de cette activité. Alex enlève son T-shirt, révélant un torse agréablement sexy. Merci le soleil de plomb ! – Tu joues Norah ? m’interroge-t-il en me faisant un clin d’œil, me prenant en flagrant délit de reluquage. – Pourquoi pas ?! je dis en piquant un fard. – Génial ! – OK, puisque vous voulez prendre votre raclée, c’est parti ! lance Max. On va faire un trois contre quatre, je suis avec Tim et Norah. – Pourquoi ? demande Tim. – Ça mettra du piment dans votre couple ! lui répond son pote, en se penchant pour attraper le ballon sous le pied de Clément.

– Je vais t’éclater chéri, piaille Alice. On n’a qu’à mettre un enjeu, ça sera plus intéressant ! – On ne veut rien savoir de votre vie sexuelle ! Tout le monde éclate de rire à la remarque de Max. Tim s’approche d’Alice et lui souffle un mot à l’oreille. En voyant les joues de mon amie se teinter de rose, je devine que c’est un enjeu privé. Clément passe en courant, attrape Tim par les épaules et l’arrache à son baiser. Je leur emboîte le pas, amusée. – On pourrait nous aussi mettre un enjeu ! Cette voix. Ce timbre grave me ferait faire n’importe quoi. Alex marche à mes côtés, innocent, comme s’il ne venait pas de me faire une proposition indécente. – Qu’est-ce que tu proposes ? – À ton avis ? – Allez Norah ! Magne-toi ! Ne pactise pas avec l’ennemi ! hurle Max. – Désolée, je dois y aller ! je dis à Alex en lui offrant mon plus beau sourire. Une prochaine fois peut-être ! Il éclate de rire, et je me dépêche de les rejoindre sans me retourner. Je sens que la partie va être amusante. Mon équipe a l’avantage. En face, Clément peste, vexé d’être derrière, et agacé par Alice. Je ne suis pas étonné de découvrir qu’il est compétiteur et très mauvais joueur ! Mon amie est couverte de poussière, les cheveux en bataille, mais se fiche totalement de louper presque toutes les balles, elle rigole et s’éclate comme une folle. Au moins, il ne peut pas lui reprocher de manquer de bonne volonté ! Je saute, les bras en l’air, pour contrer un smatch d’Alex. Sa frappe claque ma peau, je réprime un cri de douleur, mais je résiste, et la balle repart dans leur camp. Surpris par mon contre, nos adversaires restent immobiles, et nous marquons le point, creusant un peu plus l’écart. Mes coéquipiers me sautent dessus, m’enlacent et m’embrassent en me félicitant. Alex m’observe en souriant avec son adorable fossette sur la joue. Il semble se délecter de ce spectacle. S’ensuit un long échange, le ballon passe de main en main avant de s’écraser au milieu de nos opposants sans qu’aucun d’eux ait bougé. Je viens de marquer le point de la victoire. Je hurle de joie ! Sans aucune modestie, nous nous mettons à crier et à sautiller dans tous les sens. Les

garçons m’attrapent et me voilà sur leurs épaules, secouée comme un sac à patates, exhibée comme un trophée. Lorsque enfin ils me libèrent, je suis immédiatement happée par le regard d’Alex. Ses lèvres s’entrouvrent, et j’y lis un « Félicitations » qui me réjouit et me laisse pantoise. Il est pratiquement impossible de résister à son regard sombre et envoûtant, mon cœur s’emballe. Ce mec me plaît. Il me plaît vraiment. Les boudeurs finissent par nous rejoindre et nous félicitent en se trouvant des excuses. Selon Clément, le soleil et Alice les ont fortement désavantagés. Mon amie ne se gêne pas pour lui mettre une claque derrière la tête, sans que celui-ci s’arrête pour autant de la charrier et de l’imiter en train de courir. Après s’être douchés et reposés en lézardant au camping, nous décidons de nous activer et replions les tentes pour charger la voiture. Départ aujourd’hui. Je suis frustrée de quitter Boston car il me reste des dizaines de monuments et rues à visiter, mais je sais aussi que les garçons veulent passer à l’étape suivante et je suis ravie que l’aventure continue. – Allez on bouge ! Providence nous attend ! Tim prend le volant, et nous nous engouffrons dans le van. Cette fois, je m’installe avec Alice et Maxime avec qui je suis en pleine discussion. – Musique ! crie Alice en se déhanchant et en levant les bras comme si elle était sur une piste de danse. Tim s’exécute, et nous quittons Boston avec un son hurlant, toutes fenêtres ouvertes, cheveux au vent. Prochaine étape : Providence !

Chapitre 12 Providence Je fixe l’horizon, genoux contre poitrine, perdue dans mes pensées. Le sable frais me chatouille les doigts de pieds. Baladé par le vent, il apparaît et disparaît sur ma peau avec une légèreté déconcertante, faisant rouler des millions de petits grains. Enfant, j’enterrais toujours les pieds de ma mère et lui intimais de ne pas bouger. Pour mon plus grand bonheur, elle n’en faisait qu’à sa tête. Je passais donc de longues minutes à les ensevelir. Je n’ai que des bons souvenirs de mon enfance et surtout de mes vacances, les sauts dans les vagues, les goûters au sable, l’odeur de la crème solaire, les collections de coquillages. Je pose mon menton sur mes genoux, nostalgique. La brise matinale me caresse le visage, et une mèche rebelle s’envole. J’ai toujours aimé observer la mer, elle donne cette force étrange d’être face à soi-même, à ses peurs, à ses doutes, mais aussi devant ses envies, ses désirs, ses projets. En quittant Boston hier, nous avons décidé de faire une halte sur cette magnifique plage. J’ai tout de suite remarqué un petit local blanc et bleu avec son enseigne « À toute vitesse ». J’ai suggéré de louer des vélos, et mon idée a emballé tout le monde. S’amuser, rouler au vent me semblait une excellente perspective. Quelques minutes plus tard, nous étions donc équipés de vélos, mais le tour était assez rapide : mes amis en ont eu assez au bout d’une heure et ont préféré rentrer squatter à la plage. Nous avons déballé nos restes de nourriture et improvisé un pique-nique géant. Comme dans les films, les garçons ont amassé des pierres et entrepris

de faire un feu. Échec retentissant ! Nous avons donc mangé nos chamallows à l’ancienne. Froids ! L’imprévu. J’adore… C’est même devenu mon nouveau credo. Incroyable de voir avec quelle facilité je me suis adaptée à cette nouvelle Norah. Au loin, des mouettes s’envolent dans des piaillements assourdissants. Je tourne la tête vers mes amis entassés dans leurs duvets. Tout le monde dort. Le soleil commence à peine à se lever, il fait déjà bon, la journée s’annonce splendide. Je me lève, ne résistant plus à l’envie de goûter l’eau, mais elle me saisit tellement les pieds que ma première réaction est de reculer, surprise par la fraîcheur. J’ai pourtant très envie de me baigner. Dommage que je n’ai pas mon maillot. Vraiment dommage… Et merde ! C’est l’ancienne Norah qui aurait pensé comme ça ! Je tire sur l’encolure de mon T-shirt pour vérifier ma lingerie : soutien-gorge noir, rien d’extravagant, ni fioriture ni dentelle, ça peut parfaitement faire l’affaire ! Excitée comme une gamine de six ans, je sors de l’eau, jette mon débardeur sur le sable sec et envoie valser mon short. Je vais me baigner en sous-vêtements ! Moi, Norah ! Mes pieds s’enfoncent dans le sable mouillé. Un instant j’avais imaginé plonger d’une traite comme le font les enfants, mais là ça me semble inconcevable. Peu importe, j’ai envie d’y aller, j’avance doucement. Je me contracte en sentant la morsure de l’eau sur mes hanches, mais je n’abandonne pas et souris largement. – Elle est bonne ? Je sursaute, surprise de reconnaître la voix d’Alex. Je me tourne et l’aperçois torse nu, à côté de mes vêtements. – Alors ? Tu renonces ? demande-t-il en me rejoignant. Je te croyais plus téméraire ! Avant que j’aie pu répondre, il disparaît sous l’eau. – Tu viens ? crie-t-il en s’ébrouant. – J’arrive ! J’ai répondu précipitamment, submergée par une vague de désir, mais me voilà coincée à sautiller, reculant l’échéance du contact avec mon

nombril. Il me tend la main et m’encourage à approcher avec son sourire enjôleur. Sans réfléchir, je la saisis, et il me tire d’un coup sec, me faisant tomber dans l’eau. Je pousse un petit cri, horrifiée, vexée de lui avoir fait confiance. – Ça va pas ! je râle. – Tu vois, ce n’était pas si difficile ! rit-il, en m’attirant contre lui. – Tu peux me lâcher tu sais ! – Tu n’as pas pied…Je ne voudrais pas que tu te noies ! – Je sais nager, je réponds sérieusement. – Comme tu veux ! Il me libère et je manque de couler, ce qui le fait mourir de rire. – Quoi ? je lui demande alors qu’il me dévisage. – Rien ! – Si, si, vas-y ! Je vois bien que tu veux me dire quelque chose, je réplique, défiant son regard intense, pour ne pas dire intimidant. – Tu sais déjà ce que je pense… – Effectivement. Quand j’aurai vraiment envie que tu m’embrasses, je te préviendrai ! je dis avec aplomb. Il s’approche de moi en silence. Je déglutis difficilement en le sentant si proche. Mon cœur loupe un battement lorsque son souffle caresse mes lèvres. Il est si proche de moi que nous devons donner l’impression de nous embrasser. Consciente du risque que j’encours, je ne recule pas. – Tu es sûre de toi ? – En toutes circonstances, j’arrive à articuler. Je cherchais à donner l’image d’une Norah forte et assurée, mais mon timbre chevrotant me trahit. Nous nous regardons en silence, je suis persuadée que nos yeux brillent d’un désir pur. Nous jouons avec le feu, et c’est totalement excitant ! – On va nager ? Sans attendre sa réponse, je plonge, espérant que l’eau éteigne le feu qui me consume. Quelques secondes plus tard, Alex nage devant, dans un mouvement puissant, sportif. S’il continue d’aller aussi vite, il ne sera bientôt plus qu’un petit point loin de moi. Je renonce à essayer de le rattraper, supposant qu’il a besoin de solitude. Je me tourne vers le rivage et observe les alentours de la plage. Elle est ponctuée de rochers, certains

petits et d’autres vraiment imposants, et offre une végétation luxuriante. Je me laisse flotter sur le dos, appréciant le soleil qui me chauffe le visage. Il me semble tout à coup entendre des rires. Je me redresse et aperçois au loin des gens sur une des falaises. Curieuse de savoir ce qu’ils font, je me mets à nager vers eux. Mais soudain, un hurlement déchire le calme ambiant de la côte, bientôt suivi d’acclamations et des rires. Un mec vient de plonger de plusieurs mètres, un vrai malade ! – Tu veux essayer ? – Quoi ? – Sauter ! Alex vient d’arriver à mon niveau. – T’es fou ! je dis en comprenant qu’il est sérieux. – Pourquoi ? – Pourquoi je n’ai pas envie de me balancer dans le vide ? C’est bien ça ta question ? je demande en haussant un sourcil. – T’as pas envie de connaître cette sensation de liberté ? De survoler la mer ? L’adrénaline qui te prend aux tripes ? La peur qui t’enivre ? – Mais on ne sait même pas comment ils ont fait pour grimper là-haut ! Tu serais prêt à faire une chose pareille ? – Bien sûr ! Allez ! On y va ! Quoi ? Mais je n’ai pas dit oui ! – Allez viens Norah ! Ne fais pas ta chochotte ! En plus ça me permettra de te mater en sous-vêtements ! complète-t-il avec un clin d’œil. Connard. Il replonge en riant, ravi de m’avoir agacée. Je crois que la nouvelle Norah aime les défis. Je ne vais pas me dégonfler. Quelques minutes plus tard, je me retrouve à pédaler comme une folle sur un chemin côtier. Il fait un soleil de plomb, je suis en nage. Je suis stupéfaite de changer aussi vite et que ça me plaise autant. – Par là ! crie Alex. Je le repère sur ma droite, m’attendant à l’entrée d’un petit chemin. Je passe devant lui en riant sans m’arrêter et me faufile au travers des broussailles. C’est une vraie forêt vierge, et des ronces me griffent. Je baisse la tête in extremis, évitant de justesse une branche qui pend. Il ne manquerait plus que je m’assomme !

Peu à peu le chemin devient plus praticable. Le panorama est époustouflant, la mer s’étend à perte de vue, j’inspire à pleins poumons l’air délicieusement iodé. Arrivée à flanc de falaise, je pose mon vélo dans un coin et m’approche du vide. Je me penche légèrement sur la gauche et repère notre plage. Les jeunes, en quête de sensations fortes, devaient sauter d’ici. En avisant le vide, je comprends mieux leurs hurlements et leurs acclamations. On est vraiment très haut ! En revanche, la façon dont ils remontent m’intrigue. Je ne distingue aucun passage. Ah si, ça y est !… En contrebas, il a l’air d’y avoir un petit sentier escarpé. Ils doivent passer par là et escalader les rochers. J’aimerais avoir le courage de sauter pour me glisser quelques secondes dans la peau d’un oiseau, mais l’ancienne Norah n’est pas si loin et elle est morte de trouille. En attendant Alex, je m’installe sur un rocher plat et observe le balai incessant des mouettes rieuses. Elles plongent en piqué en tournoyant, avant de redécoller dans les airs chaque fois un peu plus haut. – Ah, t’es là ! Tu pédales vite quand tu veux ! Je souris. Alex. – Alors ? On saute ? demande-t-il en fixant l’horizon. J’observe son profil à la dérobée, barbe de quelques jours, longs cils, lèvres pulpeuses, pommettes saillantes. Ce type est bouillant. – J’ai peur, je lâche presque à voix basse. Le lui avouer n’est pas très malin. J’enfouis mon menton entre mes genoux, mal à l’aise qu’il puisse se moquer de moi. Gênée par son silence, je me tourne vers lui. Il me dévisage. Ses lèvres s’entrouvrent puis se referment, et au lieu de parler, il me sourit largement. – À deux, ça fait moins peur ! Je serai là… – Nos vélos ? On va devoir tout remonter pour les récupérer ? je demande hésitante. J’aimerais que tout soit simple. Il rit, et je décide que ce timbre est devenu mon préféré. Il ne prend même pas la peine de répondre à ma question, sachant pertinemment que je vais craquer. Il observe les rochers autour de nous, se penche un peu avant de désigner le chemin que j’ai repéré quelques minutes plus tôt. – Par là, dit-il simplement.

Il se lève et enlève son T-shirt. Mon cœur s’emballe, il remarque mon trouble, mais ne fait aucun commentaire. Il me tend fièrement la main mais je reste immobile, incapable du moindre mouvement. J’ai peur. – Tu vas voir, ça va être génial ! – Tu as gagné ! je ronchonne pour jouer la comédie. Il m’aide à me relever et me tire contre lui. Son parfum divin me donne envie de me lover dans son cou. Il attrape l’ourlet de mon T-shirt et le fait glisser le long de ma peau. Je me retrouve en soutien-gorge, m’empourpre et baisse immédiatement le regard, ce qui lui arrache un véritable éclat de rire. Je me redresse, vexée, et le fusille des yeux. Il ignore superbement mon regard noir. Ses doigts s’activent sur le bouton de mon short, mais au dernier moment je suis frappée par un éclair de lucidité. – Je peux m’en occuper toute seule, tu sais ! je dis en reculant. – Ça ne me dérangeait pas ! Un jour, je peux même te dire que tu me supplieras de te déshabiller ! Surprise par son arrogance, je reste muette. Pour échapper à son regard brûlant, je m’approche du bord de la falaise pour jauger les risques. – Ça craint rien ! – Tu crois ? Et s’il y avait des rochers dans l’eau ? – On les verrait d’ici, et puis les mecs de tout à l’heure sont ressortis sains et saufs ! rit-il. – Oui, mais si… – Arrête de chercher des excuses… On va le faire ! Ensemble. T’es prête ? Prête ? Certainement pas ! – On recule un peu, on prend de l’élan et on saute direct. Ça te va ? On compte jusqu’à trois ? – « Trois » ? je m’étrangle. Ça va pas ! Pourquoi pas jusqu’à deux pendant que tu y es ! Non, dix ! – Cinq ! – OK, cinq ! je grogne. – J’aime quand c’est moi qui gagne ! susurre-t-il en faisant un pas en arrière. Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie ! Mon Dieu, que suis-je en train de faire ?

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. C’est parti ! Je m’élance emportée par la main ferme et rassurante d’Alex. Après ce qui me semble une éternité, mes pieds décollent enfin du sol sans la moindre grâce ni légèreté. L’espace d’un instant, mon cœur s’emballe et se loge au niveau de mon estomac. Je me suis toujours demandé à quoi pouvait ressembler cette sensation de chute libre. J’avais imaginé que je verrais défiler ma vie, que je penserais aux gens que j’aime, mes parents, Alice, Aldo mon chat, ma maîtresse de CM2, ma prof d’athlétisme. En fait, je n’ai même pas le temps de penser, je suis en train de tomber à une vitesse vertigineuse, je ne peux qu’apprécier le sifflement du vent, découvrant émerveillée le goût de la liberté. Je hurle comme une folle, mes cheveux volent dans tous les sens, l’air me cingle le visage, m’empêche de respirer. J’ai l’impression de voler. Je sens la main d’Alex me serrer un peu plus fort, je voudrais le regarder pour lui sourire ou l’engueuler de m’avoir forcée à faire un truc aussi débile, mais je ne suis capable de rien. Soudain, mes pieds touchent l’eau dans un claquement assourdissant, et je m’enfonce dans l’immensité froide et sombre. La sensation est incroyable, surprenante, grisante, enivrante, interminable, inexplicable. L’adrénaline. Je bats des pieds à toute vitesse et ressors la tête de l’eau, à bout de souffle, mais tellement vivante. Lorsque l’air s’insuffle à nouveau dans mes poumons, mon cœur cogne dans ma poitrine, j’éclate de rire en retrouvant Alex à la surface. Il rit lui aussi aux éclats. – C’était génial ! j’arrive à articuler entre deux spasmes, essayant de calmer les battements de mon cœur. J’ai réussi ! je hurle. J’ai réussi, et c’est grâce à ses encouragements ! Je le regarde les yeux brillants d’excitation, je veux graver chaque seconde de ce précieux moment dans mon esprit et ne jamais rien oublier. Pleine d’audace, je me colle à lui, et instantanément il se raidit. – Je veux que tu m’embrasses, je murmure. Maintenant…

Chapitre 13 Je flotte, et pas seulement au sens littéral. Mon esprit lui-même est en apesanteur. Alex ne me répond pas, sourit et, pour mon plus grand plaisir, s’exécute. Il me prend dans ses bras, et mes jambes se nouent le plus naturellement du monde autour de ses hanches. De toute ma vie, je n’ai jamais connu pareil baiser. Je ferme les yeux, anticipant son contact, mais il m’ordonne de les laisser ouverts. Il s’approche, m’effleure doucement les lèvres avant de s’éloigner, pour à nouveau les frôler quelques secondes plus tard. Ses lèvres douces et volontaires ont un séduisant goût de sel qui donne à notre premier baiser une saveur unique. Alex impose son rythme, joueur au début, comme s’il s’assurait que je ne vais pas changer d’avis, puis plus langoureux une fois certain que nous voulons la même chose. Aucune timidité dans ses gestes, son baiser est devenu au fil du temps plus exigeant, plus affamé. Lorsque sa langue vient caresser mes lèvres, je crois fondre. Son baiser est avide. Je m’agrippe un peu plus fermement, j’ai envie de me fondre avec lui pour ne former qu’une seule et même personne. Je sursaute lorsqu’il me mord la lèvre inférieure avant de la sucer pour apaiser la délicieuse douleur. Toute la tension accumulée ces derniers jours est en train de disparaître grâce à sa bouche magique. Nous sommes essoufflés lorsqu’il met fin au baiser, et je suis surprise de lire de la contrariété, voire de l’agacement, dans son regard. Heureusement la lueur sombre disparaît rapidement, au point que je me demande si je n’ai pas rêvé. Il m’embrasse à nouveau, et tous mes doutes et mes craintes s’envolent. Il s’écarte de moi, ses yeux pétillent, son assurance

me met mal à l’aise, je sens le rouge me monter aux joues en même temps qu’un million de questions m’assaillent. Que veut dire ce baiser ? Ne suis-je pas en train de passer pour une fille facile ? J’étais quand même censée me marier il y a quelques jours… Il nous précipite dans l’eau et m’y embrasse à nouveau. Je trouve l’expérience géniale mais j’ai du mal à gérer et finis par boire la tasse. Je suis obligée de remonter à la surface où Alex me rejoint en riant. – Tu réfléchis trop Norah ! Ce voyage n’a donc aucun effet sur toi ? – Quoi ? je demande faussement innocente, gênée qu’il lise en moi aussi facilement. – Rien n’a changé, j’ai l’impression d’être à nouveau avec la fille perdue de l’avion. – Pardon ? je demande en le dévisageant. – Ose me dire que tu n’es pas en train de cogiter ! Pendant que je t’embrassais, je sentais déjà que tu étais partie à mille bornes d’ici. – Mais attends, c’est normal, je me défends. Je devais me marier. – Tu devais c’est bien ça… Tu devais Norah…, lâche-t-il amer, avant de se diriger vers les rochers. Comment tout a-t-il basculé aussi rapidement ? J’ai envie de le noyer et de le traiter de connard. Pas forcément dans cet ordre-là, mais je n’en reviens pas qu’il puisse me balancer ça au visage. Je suis piquée au vif qu’il m’ait aussi bien cernée. Je ne sais pas nager le crawl. Je le suis en brasse, fulminant et réfléchissant à une bonne repartie, qui ne vient pas et qui serait encore plus énervante une demi-heure après. Il me tend la main pour m’aider à sortir de l’eau. Je les ignore, lui et son torse dégoulinant de sensualité, faisant quand même attention à ne pas glisser. Je passe devant lui, mâchoires serrées, et rejoins le petit sentier. Mais il m’intercepte au vol, visiblement exaspéré. – C’est quoi ton problème ? – Mon problème ? je raille. Le tien plutôt tu veux dire ? – Je n’ai fait qu’énoncer une vérité, réplique-t-il avec un ton plus doux. Nous nous défions du regard, puis il me lâche, secoue la tête et tourne les talons. – De toute façon, je n’ai que l’instant présent à t’offrir. Rien d’autre.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Il me laisse en plan, totalement abasourdie que la situation ait pu changer aussi vite. J’en pleurerais presque de rage ! Je me crispe, serre les poings, furieuse qu’il ait réussi à me pousser dans mes retranchements avec une telle facilité. – ILS SONT LÀ ! Alex et moi relevons la tête et découvrons le visage de Tim, rouge et essoufflé. Je lui fais un signe de la main, et Alex le rejoint alors que nous n’avons même pas clarifié les choses. Je n’ai que l’instant présent à t’offrir. Rien d’autre. Cette réponse mystérieuse m’intrigue. Quel est le sens caché ? Je ne remonte pas aussi vite qu’Alex car j’ai horreur de marcher pieds nus sur des gravillons. Si j’étais seule avec Alice, je râlerais, mais là, j’évite de me plaindre pour ne pas donner l’occasion à Alex de me faire une remarque désagréable. La fille perdue de l’avion ? Il est sérieux ? Pour qui il se prend lui ? Depuis que j’ai quitté la France, je n’ai jamais abordé mon mariage, ni mes doutes, comment ose-t-il me juger ? – Lâche-moi, Tim ! Alex et Tim se dévisagent les dents serrées. Tim le tient par le coude, mais Alex se dégage d’un geste brusque et s’éloigne de son ami. – Je sais très bien ce que je fais ! assène-t-il avant de disparaître. – Qu’est-ce qui se passe ? – Rien Norah, laisse tomber ! finit-il par répondre après m’avoir fixée pendant une éternité. – Rien ? Tu es sûr ? C’est pas flagrant. – Un léger sujet de discorde, mais ça ne te concerne pas ! Tim tourne les talons, et une Alice hystérique apparaît. – Bon sang Nono, on s’inquiétait ! C’est ta nouvelle manie ou quoi de disparaître ? On vous a cherchés partout, vous nous avez foutu une trouille d’enfer ! – Oui, désolée, je bredouille, on a vu des jeunes sauter d’ici et on a voulu essayer… – QUOI ? hurle-t-elle. Nan, mais tu plaisantes ? Tu as sauté d’ici ?! me demande-t-elle en s’approchant dangereusement du bord. Mais qui êtesvous et qu’avez-vous fait de mon amie ?!

J’ai aussi embrassé Alex, et c’était le meilleur baiser de ma vie, j’ai envie d’ajouter. Mais vu la tournure des événements, je ne suis pas convaincue de l’opportunité de ma précision. Je me contente donc d’acquiescer, fière de moi. – Toute seule ? – Euh, non… pas vraiment. Avec Alex… Elle me coule un regard qui en dit long, et je sais qu’elle imagine déjà des milliers de scénarios dans sa petite tête de romantique. – Ne me regarde pas comme ça, il ne s’est rien passé ! je me dépêche de me défendre. – Pas encore, oui ! Mais bientôt… je le sens, je le sais, claironne-t-elle. Avant que j’aie le temps de répondre, les cinq garçons déboulent comme des fous, en criant, et se jettent dans le vide sous nos hurlements de stupeur. Nous venons tout simplement de frôler la crise cardiaque. À peine dix minutes plus tard, ils remontent morts de rire en se tapant dans le dos, ravis de leur performance. Nous les félicitons sur leur passage, mais Alex ne prend même pas la peine de s’arrêter. – Qu’est-ce qui se passe ? demande Alice à qui le comportement lunatique d’Alex n’a pas échappé. Je hausse les épaules, agacée par son attitude. Tim m’observe, et je détourne les yeux, gênée qu’il ait peut-être compris. – J’en sais rien et je m’en fous ! je finis par lâcher. Il fait ce qu’il veut ! Tim semble se détendre en m’entendant. J’aimerais lui poser des questions, savoir ce qu’Alex lui a dit, mais il détourne le visage pour proposer à Alice de sauter. Elle décline et récupère sa serviette à son guidon. – Vous, vous sautez et nous, on bronze ! – Vous n’allez quand même pas faire bande à part ? lui demande-t-il en l’attrapant pour lui planter un baiser mouillé sur les lèvres. – Tu as peur que je te manque ?! rit-elle. – Huuummm… possible ! Mon amie me tend une serviette, et nous trouvons un petit coin à l’écart. Le rocher a été chauffé par le soleil, et la sensation est délicieuse. Je m’allonge et ferme les yeux, bercée par les rires des garçons. – Norah ? Tu sautes ?

Clément me tire de ma rêverie. Je cligne des yeux, éblouie par le soleil. Je me redresse et m’appuie sur mes coudes pour vérifier s’il est sérieux. – Alex a dit que tu avais sauté avec lui, alors je voulais savoir si tu voulais retenter l’expérience ! Je me tourne et cherche Alex du regard. Il est un peu en retrait et me fixe. Pour être honnête, sauter ne me dérange pas, je meurs même d’envie de le refaire car la sensation d’abandon est sensationnelle. Mais ce saut était notre moment à nous, je n’ai pas envie de partager cette expérience avec quelqu’un d’autre. Je décline donc sa proposition. Maxime se moque de moi et me chambre en disant qu’ils n’ont aucune preuve de mon saut. Dommage qu’Alex m’ignore car j’aurais aimé le provoquer en lui proposant de s’envoyer en l’air, quitte à attirer l’attention sur nous. Qu’est-ce qui cloche chez lui ? Machinalement, je touche mes lèvres au souvenir de notre sulfureux baiser, avant de croiser son regard impassible. Inutile de le soutenir, le jeu est perdu d’avance. Je préfère donc me concentrer sur les copains qui sautent et remontent à une vitesse ahurissante. – Tu viens ? demande Alex en me tendant sa main. Je sursaute. Je ne l’avais même pas vu s’approcher. – Où ça ? je l’interroge méfiante. – Sauter ! – Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai envie de sauter avec toi ? je lâche, narquoise. Il me fixe intensément. Heureusement qu’Alice a momentanément déserté sa place pour s’installer un peu plus loin, les jambes dans le vide. Il penche la tête sur le côté et continue de me dévisager. La lueur de désir que je distingue au fond de ses yeux me fait frissonner. – Je ne veux pas que tu sautes avec quelqu’un d’autre, dit-il d’une voix rauque et autoritaire. Je suis agréablement surprise de découvrir qu’il accorde autant d’importance que moi à ce moment. Il se rapproche, et ses lèvres frôlent mon oreille, je sens son souffle chaud et je tremble de la tête aux pieds, paniquée à l’idée que nos amis nous surprennent. – Je meurs d’envie de revivre cet instant, sans question Norah, sans prise de tête. Juste toi et moi, murmure-t-il.

Mon cœur s’emballe. Je cligne des yeux, étourdie par ses mots et le léger parfum de sa peau chauffée par le soleil. Il se redresse et plonge ses yeux dans les miens. – On est d’accord ? Je hoche la tête, incapable de la moindre parole. Il me tend à nouveau sa main, m’invitant implicitement à faire la paix. Je cale mes doigts dans sa paume et suis instantanément parcourue d’un courant incontrôlable. Je ferme les yeux pour enrayer le flot d’émotions que ce mec m’inspire. Il me tire doucement, et je me retrouve bientôt contre son torse. – Moi aussi je la sens, chuchote-t-il. Devant mon regard interrogateur, il précise : – L’irrésistible attraction entre nous. Il ne m’en faut pas plus pour me liquéfier totalement. Alex est une énigme absolue mais une chose est sûre, j’ai très envie de percer le mystère.

Chapitre 14 New London – Je n’ai jamais entendu parler de New London, je dis en regardant le paysage défiler. Nous roulons vite, et je n’ai pas le temps de fixer mon regard sur le moindre détail. – C’est dans le Connecticut, me répond Clément avec un grand sourire. – Ça ne m’avance pas beaucoup ! Je ne suis pas vraiment une spécialiste des États-Unis, je réponds en riant. Enfin les classiques, tu vois ? New York, Boston, San Francisco… Los Angeles, bien sûr ! Le reste c’est déjà plus flou ! – Ouais, genre les lieux mythiques des séries américaines quoi ! – Exactement ! je m’exclame. C’est pour ça que découvrir ces villes est génial ! Franchement j’ai adoré Providence. Surtout le quartier de College Hill. Mon Dieu, qu’est-ce que j’aurais aimé faire mes études dans une université aussi prestigieuse ! – C’est clair que ça fait rêver ! Moi c’est plus Federal Hill que j’ai kiffé, aujourd’hui c’est super hype, mais t’as vu sur les photos comment c’était pourri avant ? – Pourquoi personne ne parle du spectacle méga-ringard des années 1980 à la Jean-Michel Jarre ? se moque Maxime. – Eh ! Mais moi j’ai bien aimé ! – Ouais, mais toi tu as des goûts pourris, je crois, se moque Arnaud. – Vous êtes vraiment trop cons, je grogne.

– T’es mignonne quand tu fais la fille vexée, me dit Clément en se marrant. New London, tu verras, c’est pas le lieu le plus branché du monde, mais ça ressemble un peu à Providence. J’aime l’humeur constante des quatre garçons, qui détonne clairement de celle d’Alex qui passe son temps à osciller. Je crois que Clément est mon préféré, il est toujours souriant, ne juge jamais personne et paraît toujours prêt à rire. Dommage que je ne sois pas physiquement attirée par lui car il ferait un petit copain idéal ! Je ferme les yeux et chasse ces idées stupides. – Ça va pas ? demande Clément avec bienveillance. – Tu y as déjà été ? je l’interroge, ignorant sa question. – Non ! Mais il paraît qu’Ocean Beach est génial, genre magique, ajoute-t-il en jouant des sourcils. – « Magique » ? je répète curieuse. – Ouais, couchers de soleil, criques ultra-romantiques, je te montrerai tout ça ! – Euh… – Je rigole Norah ! explose-t-il de rire. Tu es crédule ! Désolé de te décevoir, mais ce côté des États-Unis est ultra-plat ! Et c’est évidemment pas pour les couchers de soleil qu’on veut aller là-bas, c’est pour les sensations fortes ! Il balance un violent coup de coude à son voisin de gauche pour le prendre à partie. Alex grommelle. Nos regards se croisent mais il détourne immédiatement son attention. Merveilleux ! – Ouais, c’est cool, mec ! Et il retourne à son mutisme et à la contemplation du paysage. Clément ne semble pas s’apercevoir du malaise qu’il y a entre nous et reprend comme si de rien n’était : – Tu vas voir, Norah, il paraît qu’il y a une putain de plage au milieu d’une réserve. On a des potes qui y sont allés l’année dernière, et apparemment tu peux y faire une tonne d’activités nautiques. On ne s’est juste pas encore décidés sur celles qu’on allait faire ! Les étapes m’importent peu désormais, je trouve juste agréable de se laisser porter et de n’avoir rien de prévu. – Ça va être génial, hein mec ? Clément se penche vers Tim et lui tapote l’épaule en souriant, visiblement surexcité à l’idée de ce qui les attend. Il trouve auprès de notre

conducteur une oreille plus attentive, et bientôt, je me sens totalement exclue de leur conversation. Alice chantonne un air rythmé de rock, le bras passé nonchalamment autour du cou de Tim. J’ai le sentiment d’être une simple spectatrice, je baisse les yeux vers les doigts de Clément, il bat la mesure en riant avec les deux autres. Alex a la tête écrasée contre la vitre, les yeux fermés, je le regarde à la dérobée, derrière le dos de mon voisin. Comment sommes-nous passés de « l’instant présent » à ça ? C’est-àdire à rien… Les bribes de conversation me proviennent de plus en plus loin à mesure que je m’enfonce dans une douloureuse et étouffante nostalgie. Je suis désespérément attirée par les abîmes qui m’aspirent à une allure déconcertante. Je tente tant bien que mal de me raccrocher aux paroles de mes amis, mais il est déjà trop tard. Pire, je me sens oppressée comme au mariage. – Alice ! Tu me prêtes ton téléphone s’il te plaît ? Je n’ai rien trouvé d’autre pour me changer les idées et sortir de cette désagréable léthargie. Alice me le tend sans sourciller, et je tombe sur le dernier message de Paul, celui où il me dit que tout est fini. Paul. Son prénom se met à flotter dans ma tête, les jolies lettres sérigraphiées sur notre élégant faire-part de mariage crème dansent devant moi, me narguent, me provoquent. Pourquoi tout resurgit-il maintenant ? Ai-je vraiment pensé que la fuite était la seule solution ? Pourquoi ne l’ai-je pas affronté directement ? Les jours précédant le mariage tournent en boucle dans ma tête, les rires d’Alice, les fleurs, ma robe, l’organisation, le stress, l’agacement, la joie… de Paul. Je ne suis qu’une lâche. Certes, je n’étais plus amoureuse, mais je suis partie sans un mot, sans une explication. Je me suis barrée par la fenêtre ! Mes parents ne m’ont pas élevée comme ça. Je sais que j’ai pris la bonne décision en quittant Paul, je ne l’aimais plus, mais mes actes maltraitent douloureusement ma conscience. – Ça n’a pas l’air d’aller Nono… – Si… si…, je m’empresse de répondre. Je regarde les derniers potins ! Alice détourne son attention, me laissant libre de replonger dans mes pensées. Trois ans. Paul et moi sommes restés trois ans ensemble, ce n’est

pas rien, et je l’ai traité comme une vulgaire connaissance. Mon esprit s’échauffe, la mauvaise conscience enfle, j’ai du mal à respirer, je me fatigue. Alors je décide de faire un truc complètement fou. Je jette un coup d’œil rapide à mes voisins pour être certaine que personne ne me regarde. Juste un message, un tout petit message pour prendre de ses nouvelles. Les rires des garçons résonnent et emplissent la voiture, tout le monde s’amuse sauf moi, mon passé mal réglé me retient. Je dois simplement m’excuser et regarder vers le futur, vers Alex, ou un autre, penser à moi. « On ne fuit pas les gens, on se fuit soi-même. » N.

Voilà ce que je lui écris spontanément. C’est une citation que ma mère adorait. Elle a toujours prôné le courage plutôt que la lâcheté, vantant que la seule chose qu’il était vraiment difficile d’affronter c’était soi-même. Que penserait-elle de moi aujourd’hui ? Je me dépêche d’effacer mon message afin de m’éviter une leçon de morale d’Alice. Malheureusement, je prends vite conscience qu’il risque de répondre et déclencher ainsi les foudres de mon amie. Une heure plus tard, Paul ne s’est pas manifesté, et je commence à me détendre. Après-tout, qu’est-ce qu’il y a à répondre à ça ? – Tu veux pas mettre le GPS, Tim ? peste Alex. Je résiste à l’envie de regarder Alex et reste concentrée sur le paysage. Il n’a pas tort, on doit tourner en rond, j’ai l’impression que nous sommes passés trois fois devant cette espèce de jardinerie en ruine. Tim ralentit, s’arrête au stop, croise les bras contre le volant et observe les environs. – À droite ou à gauche ? – Le GPS ! raille son pote. – Sur le site ça avait l’air super simple ! – C’est un camping ? demande Alice. – Ouais, ma puce. Moi j’irais bien à gauche. – Oh ! il y a des mobile homes ? Je souris car je sais exactement où elle veut en venir et pour une fois, je ne suis pas contre son idée. – Ouais, sûrement ! Pourquoi ?

– Ça ne vous dit pas qu’on en loue un, ça nous changera un peu des tentes. J’en ai marre de dormir par terre… – Tu ne dors pas vraiment par terre, la corrige Tim. Alice se penche et lui murmure quelque chose en lui mordillant le lobe de l’oreille. Il se raidit, et je pouffe en imaginant ce qu’elle a pu lui raconter. Tim tente de reprendre un peu de contenance mais, même sans connaître les détails de la proposition scabreuse d’Alice, toute la voiture a globalement compris de quoi il s’agissait. Clément se marre et soutient l’idée de mon amie. – Vous en pensez quoi les gars ? Ça peut être cool, non ? demande-t-il à Alex, Arnaud et Maxime. Alex hausse les épaules, visiblement peu concerné par le débat. – Oh, arrête Alex ! Un bon lit et une vraie douche, c’est toujours agréable, surtout avec des colocs comme nous, se moque Alice. Je surprends le regard de Tim dans le rétroviseur. Il fixe son ami en silence et lui fait un léger signe de tête. Alex détourne le regard et lâche entre ses dents un « Pourquoi pas ». – C’est là ! crie soudain Alice en désignant un minuscule panneau en forme de flèche. – Fallait le savoir quand même ! C’est carrément planqué ! se marre Maxime. Le van pile, tourne sur le petit chemin et s’avance doucement en direction du camping. Je me mets à rire car nous sommes secoués dans tous les sens, Maxime se plaint même de s’être cogné. – Alex a raison, ton rire est génial ! lâche Clément sur ma gauche. Je ne m’attendais absolument pas à un compliment détourné et pique un fard. Un blanc s’installe lorsque tout le monde prend conscience de la révélation de Clément. J’ose un regard vers Alex qui me fixe, absolument pas intimidé. Alice m’adresse un clin d’œil dans le rétroviseur, ce qui me permet de voir que je suis rouge pivoine. Maxime se racle la gorge, essayant de relancer la conversation, mais Alice le coupe : – Enfin ! on est arrivés ! Alex aime mon rire ? Dans quelles circonstances a-t-il bien pu parler de ça à Clément ? Et pourquoi Tim a semblé très agacé par cette sortie ? Je ne comprends rien.

Les tourtereaux se rendent à la réception et reviennent quelques minutes plus tard avec une bonne et une mauvaise nouvelle. Il y a bien un bungalow de libre, mais il est pour cinq personnes seulement. – Je dors dans la tente, ça ne me dérange pas, s’empresse de proposer Alex. Je ravale ma déception. En même temps à quoi est-ce que je m’attendais ? Depuis notre baiser torride, nous avons à peine échangé dix phrases. – Ouais, c’est bon pour moi aussi, ajoute Arnaud. – Super ! Alors si tout le monde est d’accord, il n’y a plus qu’à s’installer ! piaille Alice tout excitée. Nous sortons les affaires du coffre. Alex m’intercepte alors que tout le monde se dirige vers l’emplacement. – Attends s’il te plaît. – C’est inutile ! je réponds en me dégageant, furieuse qu’il cherche encore à m’éviter. La soirée est calme, à base de bières et de jeux de cartes. Il est près de minuit lorsque nous nous couchons. Les campeurs ont rejoint leur tente en nous souhaitant bonne nuit. J’ai répondu à la volée, en faisant bien attention de ne pas croiser le regard d’Alex. L’ignorer lui donne plus d’importance qu’il n’en a en réalité, mais je ne peux pas m’empêcher d’être perturbée par son comportement contradictoire. L’instant présent… Pfffff. Alice et Tim ont insisté pour être les derniers à se doucher, et tout le monde a bien compris ce qu’il se passait dans cette minuscule salle de bains. Je mets mon oreiller sur la tête pour étouffer les gémissements d’Alice en me disant qu’elle n’a vraiment aucune pudeur. Jamais je ne pourrais faire une chose pareille ! Un des garçons tambourine contre le mur en leur criant d’être moins bruyants, ce qui a pour seul effet de leur déclencher un fou rire. – Vos gueules ! hurle Tim hilare. Lorsque, enfin, le bungalow devient silencieux, je ferme les yeux et apprécie le confort et le moelleux de la couette. Je n’ai pas dormi dans un grand lit depuis une éternité et je sombre dans un profond sommeil.

*** C’est la lumière du jour qui me réveille. Je m’étire et me mets sur le dos pour contempler la petite pièce dans laquelle je me trouve. J’aime la décoration de ce bungalow. Les meubles gris clair, les rideaux aux tons bleus et les tableaux de galets confèrent à la pièce principale un esprit cocooning. J’ai très envie d’un café sur la terrasse, malheureusement nous n’avons pas fait les courses, et les placards sont vides. Hier soir, notre repas a été pour le moins frugal : restes de chips, gâteaux et Coca. Je suis persuadée que les garçons vont se réveiller avec une sacrée faim. Je me fais violence pour sortir de sous la couette, frissonne, et me dépêche de m’habiller. Je sors sur la pointe des pieds, espérant que le bar du camping sera ouvert. Mais le rideau est baissé, et une pancarte indique une ouverture à 8 heures. Il en faut plus pour me démotiver. Je pars en expédition, la ville ne doit pas être bien loin. Je marche depuis une vingtaine de minutes lorsque j’aperçois enfin un café. Miracle ! De l’extérieur le lieu ne paie pas de mine, mais aucune importance, le besoin de caféine est plus fort que tout ! Je monte donc le petit escalier, quatre marches qui grincent, et pousse la porte.

Chapitre 15 Je reste figée sur le pas de la porte. Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais certainement pas à ça. Je ne sais plus où donner de la tête, l’ambiance est irréelle ! Je viens d’être propulsée au beau milieu d’une vieille série américaine. J’adore ! Ce genre de lieu existe donc vraiment ? La pièce est exiguë, mais au moins cinquante personnes sont installées au comptoir et aux tables. La salle est lumineuse, avec un mur turquoise et quelques vieilles affiches publicitaires qui décorent les murs. Le sol ressemble à un damier géant avec ses grands carreaux noirs et blancs. Les banquettes en bois ne semblent pas de toute première jeunesse, elles sont recouvertes de cuir rouge craquelé à certains endroits, mais elles ont l’air confortables. Au plafond, des luminaires ovales et carmin éclairent la salle et donnent à ce café une atmosphère authentique. Je passe la pièce au crible, un large sourire plaqué sur le visage. Je sautille presque en repérant un vieux jukebox calé dans un coin. Malgré les discussions animées des clients, je parviens à distinguer une musique country ringarde et drôle qui berce la pièce. Quel contraste avec l’extérieur ! J’ai marché pendant vingt minutes dans la brume sans croiser âme qui vive, et ici l’ambiance est survoltée. Toute la ville se donne-t-elle rendez-vous ici tous les jours ? Les gens me semblent à la fois familiers et totalement différents. Si je vivais ici, aurais-je le même rituel ? Une serveuse me bouscule, me ramenant à la réalité. Elle s’excuse, me désigne le bar en m’adressant une phrase incompréhensible en anglais, puis file vers une table pour prendre la commande. Je me tourne vers le bar et

repère un tabouret libre. Je m’installe en hauteur, ravie d’avoir de cet observatoire une vue stratégique. D’ici, je vois l’ensemble de la salle et j’ai tout le loisir de me perdre dans cette amusante contemplation. L’odeur du café me chatouille les narines, agrémentée d’effluves de bacon grillé et d’œufs brouillés. Mon estomac se réveille, et même s’impatiente. Les coudes appuyés sur le comptoir, j’essaye d’attirer l’attention du serveur, mais il n’y a personne. Au bout de quelques minutes, je comprends qu’il n’y a qu’une seule serveuse et qu’elle court dans tous les sens, complètement débordée. Elle essaye de satisfaire tout le monde et me fait signe qu’elle arrive à chaque fois qu’elle passe devant moi, malheureusement elle n’arrive jamais. Dépitée, je m’étale sur le comptoir, le front contre le zinc frais. Mon voisin montre lui aussi des signes d’impatience, il baragouine dans sa barbe, et même si je ne comprends pas un traître mot, je sais qu’il râle ! Je me tourne vers le bar et repère des tasses empilées les unes sur les autres, propres, prêtes à être distribuées. Non loin, deux grosses cafetières pleines ronronnent patiemment. Je les fixe, obnubilée par l’odeur alléchante. En tendant le bras, je peux même les atteindre. Je n’y tiens plus. Une seconde plus tard, je suis debout, deux tasses dans la main gauche et la cafetière dans la droite. J’en tends une à mon voisin ronchon qui me fixe stupéfait, comme si j’étais le messie. Je croise le regard interloqué du cuisinier qui vient juste de déposer une assiette fumante sur le passe-plat et appuie sur la sonnette. Que suis-je en train de faire ? Impossible de savoir ce qui m’est passé par la tête. La nouvelle Norah semble aussi aimer prendre des initiatives ! Le cuisinier me dévisage quelques secondes, je lui souris. Il finit par me faire un léger signe de tête, et me montre du doigt à la serveuse en levant le pouce. J’en déduis qu’il vient de me donner son accord pour que je serve le café dans la salle et je passe donc la demi-heure suivante à rationner les clients. Je suis incapable d’aligner plus de trois mots en anglais, mais réponds aux sourires amicaux que tous m’adressent. Le café se vide peu à peu. Lorsque le coup de feu est enfin passé, le cuisinier sort de son antre et vient se poster en face de moi. – Andy, me dit-il en me tendant la main.

– Norah, je réponds, flippant un peu de me faire engueuler. La serveuse arrive au même moment, pose son plateau rond sur le bar, souffle et s’affale sur un tabouret. – What a bloody morning! I’m worn out. I feel drained! – You did great, sweetheart! Je les regarde sans comprendre un traître mot de leur discussion, si ce n’est qu’il la regarde avec les yeux de l’amour et qu’elle a l’air crevé. Elle se cambre légèrement et pose les mains sur ses reins. – My name is Emma, dit-elle en souriant. Je n’ai jamais suivi de façon assidue les cours d’anglais, mais je me rappelle tout de même du fameux « My name is ». Je hoche la tête pour lui signifier que j’ai compris, anticipant le moment gênant où ils vont me parler. Pas manqué. Andy se tourne vers moi et entame la conversation. Je plisse les yeux, me concentrant sur ses lèvres. Il finit sa phrase et me fixe, attendant patiemment que je réponde, sauf que je n’ai absolument rien saisi. Il comprend, me regarde quelques instants avant de me demander dans ma langue maternelle : – Française ? Mon soulagement est de courte durée car malgré ma réponse positive, il se met à nouveau à parler anglais, mais cette fois, beaucoup plus lentement. Après de longues minutes, des gestes, des dessins et du franglais, j’apprends que leur serveuse est malade et qu’Emma a dû gérer seule tout le service. Certaines phrases doivent être répétées dix fois, mais au bout d’un moment, je finis par comprendre qu’ils me proposent de les aider cette semaine. Très emballée par l’expérience, j’accepte avec un grand sourire. Me voilà embauchée pour quelques jours ! Je serai dédommagée de la main à la main. Tout le monde est gagnant. Je leur file un coup de pouce, et je renfloue mes finances, ce qui est loin d’être inutile pour continuer à profiter de ce road trip improvisé. Reste à l’annoncer aux autres… En rentrant au camping, je ne peux ignorer la boule d’angoisse qui s’est logée au creux de mon estomac. J’ai beau retourner la situation dans tous les sens, je ne vois pas d’issue. J’ai accepté ce job sur un coup de tête, sans en parler au reste du groupe, leur imposant de rester à New London une semaine au lieu de trois jours. Ils n’ont pas l’air d’être stressés par le planning mais leur demander leur avis aurait été la moindre des choses. Et

puis après tout, rien ne les empêche de continuer, le temps de nous séparer est peut-être juste arrivé. Mon cœur s’emballe, et un poids énorme me compresse en imaginant quitter Alex, bien que son comportement ne me permette pas de m’enflammer sur une quelconque relation. « Je n’ai que l’instant présent à t’offrir ! » Quelle vaste supercherie ! Il ne m’a surtout rien offert du tout. De toute façon, ma décision est prise : je reste. Chacun est libre. Alice me fixe totalement éberluée. Tim lui caresse tendrement la cuisse, Maxime est vautré sur mon lit, et Alex et Arnaud sont appuyés nonchalamment contre le plan de travail. – Pourquoi ? demande Alice visiblement décontenancée par la nouvelle. Je hausse les épaules en lui expliquant que tout s’est enchaîné naturellement et que rien n’était prémédité. Alex arbore une expression indéchiffrable qui me rend mal à l’aise. Alice se lance dans un long monologue, mais je n’écoute déjà plus. J’essaye de me concentrer, mais il n’y a rien à faire, un assourdissant silence m’enveloppe. Je la dévisage, me demandant soudain si mon amie me connaît si bien que ça. – Allô Norah ! Ici la Terre ! Tu m’écoutes ? Tout d’un coup, je trouve ahurissant d’être là à devoir rendre des comptes à des gens que je connais à peine. Clément sort de la douche au même moment, une serviette à la main, s’essuyant les cheveux. – Vous en faites des gueules ! Y a un problème ? – Norah a trouvé un boulot ! grince Tim. Clément est le seul à me féliciter, et je suis contente que quelqu’un fasse enfin preuve d’une réaction normale. – Cool ?! réplique Tim ironiquement. Je te rappelle qu’on est quand même attendus à New York ! – Par qui ? demande Alice, curieuse. – Une connaissance d’Alex. Tim a répondu de manière expéditive, et un blanc pesant s’installe. Tous les regards convergent vers le principal intéressé. Une connaissance ? Étrange, ils n’en ont jamais parlé. J’avais compris qu’ils allaient à New York mais sans but précis, cette destination était la leur comme ça aurait pu

être Miami ou Los Angeles. Les garçons se fixent, sans qu’aucun se décide à crever l’abcès. – C’est surtout Alex qui est attendu, explique Tim à Alice, sans entrer dans les détails. Alex le fusille du regard, avant d’ajouter qu’il n’a pas le souvenir d’avoir des comptes à rendre à qui que ce soit. Ses amis semblent aussi mal à l’aise que moi, mais clairement pas pour les mêmes raisons. – Si vous devez partir, partez ! Je ne veux pas vous retenir, j’ai pris la décision sans vous consulter, et on peut très bien rester ici, enfin je. JE peux très bien rester ici et me débrouiller, je m’empresse de corriger en voyant la mine déconfite d’Alice. Je dis ça pour ne pas les retenir ni les faire culpabiliser mais j’ai quand même du mal à imaginer que nous allons nous séparer après tout ce qu’on a vécu. – Mais…, tente Alice. – Non, Alice ! je réponds fermement en la coupant. Je me contente de vivre l’instant présent ! Alex ne me lâche pas des yeux. Mon cœur tambourine à une vitesse folle, et je commence presque à regretter d’avoir accepté la proposition d’Emma et Andy. – Je suis désolée, je murmure à l’attention d’Alice. – Je vais passer un coup de fil, balance Alex en sortant, suivi de près par Tim. Alice est effondrée, et je m’en veux qu’elle perde sa bonne humeur à cause de moi. Je distingue par la fenêtre qu’Alex et Tim ont une conversation animée, et je ne peux pas m’empêcher d’être intriguée. Maxime sort les rejoindre quand ils lui font signe. – Allez ! Tout est arrangé, on reste ! lance Max en détournant mon attention. Clément, visiblement du même avis que son ami, est aux anges et commence déjà à lister toutes les merveilleuses activités nautiques supplémentaires qu’ils vont pouvoir faire. Au moins, il y en a deux que ça ravit. – Pourquoi tu dis ça ? je demande.

– Sur ce coup, c’est Alex qui a décidé ! Il va juste passer un coup de fil et prévenir qu’on arrivera plus tard. C’est pas plus compliqué que ça ! Ma curiosité est piquée au vif, mais les garçons restent vagues, et je n’apprends rien de plus. Tim s’enferme dans la chambre. Alex reste dehors à faire les cent pas en passant son mystérieux coup de téléphone. Soudain, l’urgence de la situation me frappe. Je dois m’éloigner d’eux. J’ai besoin d’air, de me retrouver seule, de m’échapper de cette ambiance oppressante. Lorsque je réapparais une heure plus tard, Alice est installée sur notre jolie terrasse fleurie. Plus aucune trace de malaise. Elle paraît à nouveau joyeuse et pleine d’entrain. – T’étais où ? – Je faisais un petit tour, je réponds évasive. – On reste ! Tout est arrangé… Mais sérieux, ne me refais jamais un coup pareil ! – Mais c’est sûr ? je demande surprise. – Cache ta joie, Norah ! – Non, c’est pas ça, je ne savais pas que les garçons étaient attendus et… – Alex a réglé son problème ! Si tu veux mon avis, vu sa tête et sa réaction, il n’avait pas envie de te quitter… – T’es toute seule ? je demande, ravalant un commentaire désagréable sur Alex. – Non, Tim et Alex préparent à manger, les autres sont partis faire un tour en ville pour se rencarder sur les bons plans du coin ! – Je vais aller leur parler, je dois m’excuser et remercier Alex. J’entre dans le bungalow, et ils se taisent immédiatement. – Je voulais juste te dire merci, je lance à Alex. Je ne savais pas que vous étiez attendus et si besoin, je peux m’excuser auprès de ta connaissance… Je ne voudrais pas que vous ayez des problèmes à cause de moi. À la base, je n’avais pas prévu de trouver un boulot et je me sens gênée de chambouler votre programme. Tim se crispe, mais je choisis de l’ignorer. Alex laisse échapper un petit rictus cynique. – Non, ça sera inutile ! répond-il froidement, me coupant le sifflet.

Son téléphone sonne. Il le sort de sa poche arrière, fixe l’écran sans bouger, lance un regard appuyé à Tim, puis sort pour décrocher. Visiblement, cet appel ne lui plaît pas. – Ce n’est pas contre toi. Tim est-il sincère ? Depuis Providence, je le trouve étrange et distant avec moi, comme si j’avais fait quelque chose de mal sans trop savoir quoi. – J’aurais juré du contraire, j’ironise. Il s’approche de moi et pose les mains sur mes épaules. – Alex a des engagements, c’est tout, il doit les respecter. – Comment ça « des engagements » ? Qu’est-ce que ça veut dire ? – Malheureusement rien qui ne concerne une fille qu’il ne connaissait pas il y a encore une semaine ! Alors que je m’apprête à répliquer, Alice pousse la porte et entre en chantant. – Alex ne mange pas avec nous ! Il est parti faire un tour. Si tu veux mon avis, ton pote est un peu lunatique ! – Ah bon ? – Il est parti où ? – J’en sais rien, il était au téléphone et une minute plus tard il gueulait qu’il en avait ras le bol et qu’il n’avait rien promis à personne. Tim reste impassible alors que des dizaines de questions se bousculent dans ma tête. Le repas se déroule dans une bonne ambiance, mon coup d’éclat semble oublié. Nous rions et nous racontons des anecdotes, sans mentionner l’absence pesante d’Alex. Mon esprit divague, et je me perds dans les souvenirs des derniers jours. Je croise le regard de Tim, m’empresse de sourire et me raccroche à la discussion comme si de rien n’était. Les garçons proposent de faire la vaisselle pendant qu’Alice s’esquive discrètement dans la chambre. Je suis en train d’essuyer la table quand Tim se penche vers moi et chuchote : – Fais attention à toi, Norah. La menace est à peine voilée. Je presse instinctivement mon éponge, cherchant une bonne repartie, mais il ne me laisse pas ce temps et part rejoindre Alice.

À 1 heure du mat, Alex n’est toujours pas réapparu. Il est peut-être allé directement se coucher dans la tente. Exténuée physiquement et nerveusement par ma journée, je me couche et sombre paisiblement dans une douce léthargie. Soudain, un grincement me tire de mon demi-sommeil. Je tourne la tête, déboussolée, le corps engourdi. Je cligne plusieurs fois des yeux, me redresse légèrement. Alex est là, dans ma chambre, au-dessus de moi. Mon cœur loupe un battement, s’emballe, mon sang pulse dans mes veines, et mon pouls résonne dans mes tempes. Je n’ose pas bouger. La couette se soulève, laissant pénétrer un léger courant d’air frais. Un corps chaud se glisse derrière moi et des bras m’enveloppent. Je sens son souffle chatouiller mon cou, il me respire à pleins poumons et embrasse ma peau brûlante. – Que… que… qu’est-ce que tu fais ? je bégaie. Je frissonne, mon cœur, lui, ne ralentit pas, Alex se rapproche et me serre un peu plus fort. – Je profite juste de l’instant présent.

Chapitre 16 Je ne respire plus, incapable de me laisser aller. Les lèvres d’Alex effleurent la peau incandescente de mon cou, et je dois fournir un effort surhumain pour ne pas gémir. Lorsque sa bouche se recule, mes poumons se gonflent de plaisir. Impossible de calmer les battements frénétiques de mon cœur qui semble vouloir s’échapper de ma poitrine. Ses lèvres reviennent à l’assaut, se posent sur mon lobe, l’aspirent et le mordillent doucement. Je n’arrive pas à me contenir et laisse échapper un soupir de bien-être. Il n’en faut pas plus pour encourager Alex et stimuler son entrain. – Tu as décidé de ne pas te retourner ? me murmure-t-il à l’oreille. Je ne réponds pas, noyée dans une myriade d’émotions et de sentiments contradictoires. Serait-ce vraiment raisonnable de se retourner ? N’ai-je pas un peu plus de résistance ? Il joue avec moi comme avec un yoyo depuis des jours, tantôt m’attirant dans ses filets tantôt m’ignorant. Me retourner serait admettre qu’il me plaît et qu’il peut faire de moi tout ce qu’il veut. Il n’insiste pas et reprend sa douce torture. Mon Dieu ! Quelqu’un pourrait entrer et nous trouver ainsi. Pour qui passerais-je ? Je meurs d’envie de me retourner et de l’embrasser mais il ne le faut pas. Si mon cœur me crie de me laisser aller, mon esprit, lui, plus sérieux, dresse une liste exhaustive des bonnes raisons de ne pas le laisser gagner. J’ai quand même un minimum de fierté ! Mais mon corps snobe royalement mon esprit, tout occupé à savourer le désir que le corps d’Alex lui procure. Au moment où je tends les fesses vers l’érection d’Alex pour l’encourager, il laisse échapper un râle tellement

sexy que j’ai l’impression d’être une déesse. À cet instant, je suis la reine du monde ! Au diable fierté et estime de soi ! Bonjour désir et plaisir ! J’ai chaud ! Mon Dieu, j’ai tellement chaud ! Mes joues doivent être écarlates. Ai-je besoin de préciser que je suis totalement excitée ? – Je peux très bien continuer sans toucher ta bouche si c’est ce que tu veux ! Je n’ai aucune envie de me lancer dans des explications à n’en plus finir. Je tends le cou pour lui offrir un meilleur angle et lui faciliter la tâche. J’ai l’impression que ses caresses durent des heures, elles sont intimes et tendres, à aucun moment il ne devient exigeant. J’aime sentir son odeur près de moi, j’aime être lovée dans ses bras, cajolée et choyée. Il concentre toute son attention sur la douceur de ses gestes. Je suis tellement détendue que mes yeux se mettent à papillonner. J’essaye de résister, mais je suis de plus en plus attirée vers les limbes du sommeil et je finis par sombrer. J’ouvre péniblement un œil quand l’alarme du portable d’Alice se déclenche. Je n’ai pas besoin de me retourner pour savoir que je suis seule. Je grimace en réalisant que je me suis endormie alors qu’un homme ultrasexy était dans mon lit. Quelle idiote ! Cela ne serait pas franchement étonnant que mon attitude l’ait vexé. Une chape de plomb s’abat sur moi, et je me sens écrasée par la tristesse et la déception. Pourquoi n’ai-je pas agi au lieu de cogiter ? J’ai sûrement laissé échapper la plus belle occasion qu’il m’était donné de concrétiser avec lui. Je sors difficilement du lit, le cœur gros, me douche et m’habille. Cela fait des jours que je ne me suis pas maquillée. En découvrant mes cernes, je pioche dans la petite trousse à maquillage d’Alice. Je ferme doucement la porte pour ne réveiller personne, et surtout pas ma meilleure amie qui doit être nichée dans les bras de Tim. Chanceuse ! L’air frais est vivifiant, et je me félicite d’avoir acheté ce gros sweat à Providence. Il n’a rien de féminin, mais c’est le seul vêtement chaud que j’ai trouvé lors de notre dernière étape. Il était devenu plus que nécessaire d’investir dans un sweat confortable, et propre. Je grimace en pensant au confort spartiate des derniers jours : douches tièdes avec un maigre filet d’eau, pratiquement pas d’affaires de rechange, pas de lit confortable et douillet. La machine à laver s’est vite révélée être un problème majeur !

Parce que voyager en tongs, avec trois culottes, un soutif, un jean, un short, deux débardeurs et un sweat avec écrit dessus « Libre et partante » en strass c’est déjà quelque chose, mais ne même pas pouvoir les laver en est une autre ! Alors, quand j’ai vu ce sweat bleu marine, moelleux et confortable, je n’ai pas hésité une seconde. Bien sûr Alice a hurlé en découvrant l’horreur ! Mais je suis restée sourde à ses railleries. Je passe devant la tente des garçons. J’imagine Alex couché, le visage calme et détendu, ses lèvres charnues entrouvertes et… STOP NORAH ! Je dois absolument partir bosser avant de faire une bêtise et d’entrer dans cette tente ! Quelques minutes plus tard, je monte le petit escalier en courant et pénètre dans le café déjà bondé. Emma, avertie par la cloche, se tourne et sourit, visiblement rassurée que j’aie tenu ma promesse. Comme hier, l’ambiance est détendue et agréable, un joyeux brouhaha emplit la pièce, et il me semble distinguer la même mélodie country. J’enlève mon sweat, défaisant complètement mon chignon au passage, et me dirige vers le comptoir en essayant tant bien que mal de me recoiffer. Andy me salue au passage. Après m’être lavé les mains, je noue consciencieusement un tablier autour de la taille et attrape une des cafetières pleines. Ma mission est simple, faire le tour de la salle et m’assurer qu’aucune tasse n’est vide. Je passe la demi-heure suivante à slalomer entre les tables et à servir les clients. La plupart des habitués me lancent des regards surpris, mais j’ai cette agréable sensation de me fondre dans le décor avec facilité. J’écoute les conversations des uns et des autres sans comprendre, bien qu’à force quelques mots commencent à me paraître familiers. Avec un peu d’entraînement, je pourrai peut-être un jour leur parler ! Les cafetières se vident à toute vitesse, et je suis obligée de retourner régulièrement au comptoir préparer une nouvelle tournée. Le taux de caféine bat des records dans cette pièce ! Je regarde le liquide se répandre dans le mug de la cliente quand je vois soudain sa main se poser sur mon avant-bras et me secouer gentiment. Je sursaute, surprise par son geste. – Can you hear me?

Pourquoi me parle-t-elle ? Je jette un regard paniqué dans la pièce et aperçois Emma au fond, de dos, totalement absorbée par la commande de sa table. Je reporte mon attention sur la femme : une grande blonde d’une quarantaine d’années, plutôt jolie. Elle se racle la gorge, lève un sourcil interrogateur, me signifiant qu’elle attend une réponse. Pas consciente de mon malaise, elle réitère sa question à toute vitesse : – Hey! Can you hear me? Respire, Norah, respire. Rien d’insurmontable, sa demande doit forcément concerner la carte. La cliente me fixe, son doigt parfaitement manucuré rose vif pointé sur une ligne du menu. Je fronce légèrement les sourcils et plisse les yeux. Courage Norah ! Tu peux le faire. Scrambled ? C’est quoi ce truc ? Je me concentre et enfin je fais le lien ! Brouillés ! Bordel ! Œufs brouillés, c’est ça ! – Scrambled eggs with bacon? je lui demande d’un air détaché. – Exactly! dit-elle en me dévisageant. J’ai l’impression qu’elle va ajouter quelque chose, mais son téléphone sonne, et elle décroche en se contentant de lever le pouce pour mettre fin à notre conversation. Mon visage s’illumine. Je suis très fière d’avoir pris ma première commande. Je fonce vers le bar, attrape un papier, note rapidement et le suspends au crochet à côté des commandes d’Emma. Andy me lance un clin d’œil, et ma bonne humeur monte en flèche. Ma première commande ! Quelques tables ont été désertées, alors, même si Emma ne m’a rien demandé, je les débarrasse pour donner un coup de main. J’empile les tasses sales sur un plateau et les ramène vers le bar. Je suis en train de terminer la vaisselle lorsqu’une sonnerie stridente retentit, me signifiant que ma commande est prête. Je cours vers le passe-plat et y trouve mon assiette fumante d’œufs bacon. Je m’empresse de la récupérer, m’arme de ma cafetière, mon accessoire indispensable, dépose l’assiette devant ma cliente, et remplis sa tasse de café. Elle me gratifie d’un sourire poli que je lui rends, puis je refais un tour de salle pour vérifier que personne ne manque de rien. Alors que je regagne le comptoir, la porte s’ouvre sur Alex. Je me fige, surprise de le voir. Nos regards s’accrochent immédiatement, il me sourit et

s’avance vers moi. Je m’attends à voir débarquer le reste de la troupe, mais la porte se referme en claquant. Il est seul. Il est tout seul et il est là. Pour moi. Je reste comme une gourde, la cafetière à la main, incapable d’articuler le moindre mot. – Salut ! lance-t-il avec sa voix rauque qui me réchauffe instantanément. Il reste à bonne distance, sans paraître gêné. Au contraire, il a même l’air sûr de lui. Ses yeux pétillent, et il arbore son éternel sourire énigmatique, celui qui me fait fondre. Emma passe derrière moi, s’arrête, salue Alex, et me débite une phrase à la vitesse de la lumière, tout en me prenant le café des mains. Je la fixe perdue, mais je n’ai même pas le temps d’essayer de répondre qu’elle a déjà filé en riant. – Elle a dit que tu pouvais prendre une pause de cinq minutes, me renseigne Alex en riant. – Oh ! da-da-d’accord ! je bégaye, vexée de n’avoir rien compris. – Enfin, pour être précis, elle a dit dix, si tu comptes m’embrasser. – QUOI ? je hurle en virant au rouge. – On y va ? demande-t-il en me tendant la main. – Où ? – Dehors ! Je ne compte pas t’embrasser dans le café au milieu de tous ces inconnus. Je glisse ma main dans la sienne, me demandant à quelle sauce je vais être mangée, et s’il compte vraiment m’embrasser. J’en ai tellement envie, j’espère qu’il ne mentait pas. Nous sortons du café, les doigts entrelacés, descendons de la terrasse et tournons à gauche. Il me pousse doucement contre le mur, me dévisage avec ses grands yeux bleus. J’essaye de soutenir son regard mais c’est très difficile, alors pour compenser, je parle. Enfin… j’attaque. – Pourquoi es-tu parti cette nuit ? Ma question ne semble pas le désarçonner, bien au contraire. Il réduit même l’espace entre nous. – Tu t’es endormie… – Oui, mais… – Mais quoi Norah ? dit-il en me coupant dans mon élan. – Je… je…, je bégaye troublée par sa proximité.

Il avance un peu plus ses lèvres, et je fais un effort surhumain pour ne pas m’effondrer. Mon manque de repartie semble l’amuser. – Tu quoi ? Je ne trouve rien à répondre. Mes yeux glissent sur ses lèvres. Quelques millimètres nous séparent, son regard est rieur, et son souffle caresse sensuellement mes lèvres. – C’est toi qui ne t’es pas retournée pour que je t’embrasse ! Pourtant, j’en mourrais d’envie. – J’étais fatiguée, je lâche d’une toute petite voix. – J’aurais fait tout le boulot si tu me l’avais demandé ! J’aime ce côté joueur qui le rend encore plus sexy. Je fonds. – Et là ? – Là quoi ? je balbutie. Nos lèvres se frôlent, j’inspire pour résister à la délicieuse attraction. – Là, tu es fatiguée ou tu vas me laisser t’embrasser ? Sa voix a résonné à l’intérieur de mon corps. Ma bouche a presque aspiré ses mots et il a fini sa phrase en caressant ma lèvre inférieure avec sa langue. – Non, je réponds pantelante. Je ferme les yeux et soudain, je sens ses lèvres sourire toutes proches des miennes. – Tu es sûre ? ajoute-t-il en reculant légèrement, ce qui m’arrache un gémissement de protestation. Je secoue la tête, incapable de parler, et je soupire d’aise lorsqu’il caresse ma lèvre. – Absolument certaine. Alors, enfin, il m’embrasse passionnément, et je redécouvre avec bonheur les sensations de notre premier baiser. La douceur de ses lèvres, la valse entêtante de sa langue, la légère morsure de ses dents, tout y est. Lorsqu’il rompt notre étreinte pour me murmurer entre deux souffles que ma pause est terminée, j’ai l’impression qu’il s’est écoulé à peine cinq secondes. – Tu dois y retourner… Son souffle est saccadé, ses lèvres gonflées, et ses yeux voilés de désir. Je suis pratiquement certaine de lui renvoyer la même image. Ma poitrine est douloureuse à force de se soulever à un rythme frénétique. Il se penche à

nouveau, effleure mes lèvres, m’embrasse chastement, me mordille. Je ferme les yeux, anticipant un nouveau baiser, mais rien ne vient. Je supplie presque, ce qui le fait rire, alors il trace un chemin de baisers sur mon cou en me murmurant que je dois vraiment y aller.

Chapitre 17 – Norah ! Andy m’ébouriffe vaillamment les cheveux en m’arrachant un faible cri de protestation. – You’re done off, you go then! Je dénoue mon tablier et le dépose dans le panier à linge sale sous le comptoir. Andy attrape un torchon propre et reprend le nettoyage des tables. Le lieu s’est considérablement vidé, il ne reste que quelques habitués qui discutent ou lisent le journal. Certains doivent passer la journée ici pour s’épargner la solitude d’une maison devenue trop grande. Je ne peux que les comprendre. La gentillesse des propriétaires, la musique country ringarde et les délicieuses omelettes d’Andy font de cet endroit un lieu magique. Simple et authentique. Je caresse mes lèvres avec mon pouce en pensant à la visite surprise d’Alex. Sa personnalité est décidément étrange. J’aurais aimé qu’il s’installe au comptoir et m’attende, mais je n’aurais pas été efficace, alors je l’avais laissé partir, non sans quelques soupirs de frustration de part et d’autre. En rentrant, Emma m’avait lancé un regard complice, et j’avais su à cet instant qu’Alex ne m’avait pas menti : elle m’avait bien accordé plus de temps à condition qu’il m’embrasse. Je m’étais empourprée et m’étais dirigée vers le comptoir pour me laver les mains sans demander mon reste. Andy m’avait gratifiée d’un clin d’œil en passant, me laissant gentiment mortifiée jusqu’à la fin du service. – Don’t forget your pay! Je fourre les billets dans ma poche arrière, ravie de me remplumer un peu, fais un petit signe d’au revoir à Emma et Andy, et dévale le petit

escalier. Je suis presque déçue de ne pas trouver Alex devant, mais je me ravise rapidement. C’était juste un baiser ! Sur le chemin du retour, je pense à tous les mots que j’ai appris en travaillant. Rien de tel que l’immersion ! À cette allure je serai bientôt capable de tenir une véritable conversation. Ce job me donne confiance en moi, je me sens encore plus libre et indépendante. Le soleil brille, et il n’y a aucun nuage à l’horizon. Je ne me lasse pas de cette vie de bohème, je crois que je pourrais m’y adonner définitivement. Je flotte sur mon nuage. Je voudrais oser montrer de l’intérêt à Alex devant les autres, mais quelque chose me dit qu’il n’apprécierait pas. Parfois je le surprends à me fixer, mais il détourne les yeux à la seconde où il est démasqué. Tim aussi m’observe souvent du coin de l’œil, on dirait même qu’il me surveille. Lui en revanche ne se détourne pas quand je le surprends, comme si me dévisager était la chose la plus naturelle du monde. Son attitude a changé vis-à-vis de moi depuis notre rencontre. C’est une sensation difficile à décrire. Autant Clément et moi partageons un véritable coup de cœur amical, autant Tim paraît désormais se méfier de moi. Je n’ose pas en parler à Alice parce qu’au fond je crois que tout cela est encore le fruit de mon imagination. Autant m’envelopper dans le doux voile du déni ! Les abords du bungalow sont calmes, tout est fermé. Je sors mon jeu de clés et entre dans notre petit chez-nous : désert, pas un bruit. Sur la table, un morceau de papier attire mon attention. Norah, on est à la plage à Ocean Beach. On t’attend ! Ps : je t’ai acheté un maillot.

Mes pieds s’enfoncent dans le sable chaud. Je soupire en voyant la longueur de la plage et scrute l’horizon à la recherche de notre groupe : cinq mecs canon et une jolie fille ne doivent pas passer inaperçus. Alice n’a rien précisé sur son mot, et comme je n’ai pas de portable, je suis injoignable. Par chance, elle me repère rapidement et me fait de grands signes. Les garçons la rejoignent et me regardent arriver, la main devant les yeux pour se protéger du soleil. Alex est là aussi. Je déglutis, soudain inquiète. Et s’il faisait à nouveau marche arrière ? Je m’épuise.

Alice m’embrasse en babillant. Elle arbore un joli deux-pièces turquoise, un peu trop sexy à mon goût, mais qui lui correspond bien. Je ne pourrais jamais porter un décolleté aussi plongeant. – J’avais peur que tu ne viennes pas. – Bien sûr que si ! J’adore la mer… Joli maillot ! – Oui ! Je l’aime beaucoup. Et Tim aussi, ajoute-t-elle en riant. Je penche la tête et fais un signe aux autres. Alex me sourit naturellement, et un poids énorme s’envole de ma poitrine. Il ne m’ignore pas. IL NE M’IGNORE PAS ! J’ai presque envie de hurler tellement je suis soulagée. Clément, égal à lui-même, m’embrasse sur la tempe et demande de mes nouvelles. – Bien bossé ? Tu as loupé un super petit déj’ ce matin ! Alex s’est levé aux aurores et nous a ramené des beignets et des donuts tout frais. – Tu étais matinal ! je lui dis, complice. – J’avais faim ! rit-il. Et toi c’était comment ? – Bien… bien… – T’as servi des clients canon ? m’interroge Alice. Dans les séries, il y a toujours un type beau comme un dieu qui se pointe pour boire son café ! En général il est veuf ou un peu bourru, mais atrocement sexy ! – Oh oui, fais-nous rêver ! se moque Alex. – Possible qu’un mec intéressant soit passé ! Ma repartie le prend de court et le fait taire direct, au contraire d’Alice ! – Sérieux ? Il était comment ? Norah, bon sang, je veux tout savoir ! – On n’a pas beaucoup parlé, je dis en haussant les épaules sans quitter Alex des yeux. – Tu as tenté quelque chose ? Tu sais comment il s’appelle ? T’as pris son numéro ? Mon Dieu, s’il revient tu dois ABSOLUMENT tenter un truc. Tu dois me le promettre ! – OK, je ris. Si je le recroise, je crois même que je me ferais un plaisir de l’embrasser ! Alex rigole. Je crois qu’il aime jouer. Il fixe mes lèvres, et je me dépêche de détourner le regard. Juste une seconde trop tard. Je fulmine en croisant à nouveau le regard inquisiteur de Tim qui semble voir parfaitement clair dans notre jeu. – Tu as un maillot pour moi ? je demande à Alice pour changer de sujet.

Elle couine, et ce simple son suffit à m’inquiéter. Elle se retourne, plonge sa main dans un panier, certainement une nouvelle acquisition, et me tend un mouchoir noir. – JAMAIS ! je crie en comprenant que ce n’est pas un mouchoir mais mon maillot. Jamais tu ne me feras porter une chose pareille. Non, mais regarde-moi ça… – Arrête Nono ! Détends-toi ! c’est juste un bikini. Il ne restait que ces deux modèles. Tu préfères celui-là ? Le noir est un peu plus ton style, non ? J’y suis pour rien moi. Elle hausse les épaules, la mine boudeuse, et réajuste sa poitrine. Quelle mauvaise actrice ! Elle l’a fait exprès, j’en suis persuadée. – J’en sais rien Alice, aucun des deux ! Je n’aime pas m’exposer comme ça, c’est tout, tu le sais. – Mais tout le monde est à moitié à poil, c’est une plage ! Bon sang, montrer quelques centimètres de peau ne va pas te tuer ! Les gens s’en fichent… Regarde, les garçons sont déjà dans l’eau. Effectivement, je les aperçois en train de jouer, très loin de mes préoccupations vestimentaires. – C’est bon, je dis en râlant. Je vais l’essayer. – Alléluia ! soupire mon horrible copine. Tu as des toilettes en haut, c’est très propre, tu verras. Il y a une dame à l’entrée, mais c’est gratuit. Quelques minutes plus tard, cloîtrée dans une minuscule cabine, je peste. Mon côté complexé a refait surface et me gâche mon après-midi. Cette chose n’est rien de plus qu’un amas de ficelles avec trois bouts de tissu ridicules. J’essaye tant bien que mal de les ajuster mais c’est mission impossible, mes seins paraissent énormes. Ça frappe à la porte, j’ouvre et me retourne. Voir le visage rieur d’Alice est la dernière chose dont j’ai envie. Elle réenclenche le verrou, mais ne dit strictement rien. Qu’elle reste silencieuse a le mérite de faire grimper encore plus ma colère. – Tu as fait exprès de prendre ce maillot dix fois trop petit avoue-le ? je dis en me retournant vivement. Je tombe nez à nez avec un torse svelte et musclé. Alex se tient devant moi et me dévore des yeux.

Chapitre 18 Je déglutis et recule d’un pas, ce qu’il prend pour une invitation et s’approche de moi. – Qu’est-ce que tu fais là ? je murmure tremblante. – Je suis venu voir comment tu t’en sortais, répond-il tranquillement en dégustant mon corps des yeux. – Je… je… enfin… Comment es-tu entré ? – Tu m’as ouvert, non ? rit-il. J’ai juste demandé à la nana de l’accueil où était entrée la jolie Française. Sa présence m’électrise. Il occupe tout l’espace avec son charisme et sa virilité. Je bégaye, incapable d’aligner trois mots, pendant qu’il se rapproche de moi avec l’assurance d’un prédateur. Acculée, je me heurte au mur, avec l’impression d’être à sa merci. Je ferme les yeux pour essayer d’échapper à son regard intense. Mais il ne vient pas à moi. Quand j’ouvre les yeux, il est adossé contre le mur d’en face, à l’opposé de moi. Commence alors un combat silencieux de regards. La pièce s’emplit d’une délicieuse tension sexuelle, mais ni lui ni moi ne bougeons, comme si nous savions qu’une fois entrés en contact, nous ne pourrions plus nous arrêter. Je suis face à lui, exposée presque nue, mais je ne suis pas gênée. Son regard me réchauffe tant il brûle de son désir. Alex a ce pouvoir de me faire éprouver des sensations inédites, comme si face à lui j’étais capable de m’assumer. Comme si je retrouvais la confiance en moi qui me caractérisait avant le décès de mes parents. Avant que tout ne s’effondre.

Il continue de contempler mon corps des yeux, me donnant l’élan pour m’approcher. Je m’arrête à quelques centimètres de lui, ne le touche pas. Il essaye de rester stoïque mais le mouvement de sa poitrine le trahit. Parfait, il est aussi déstabilisé que moi ! – Tes mots exacts étaient : « Si je le recroise, je crois même que je me ferais un plaisir de l’embrasser ! » J’ai bien l’impression que je suis là… Son parfum flotte autour de moi, emplissant mon esprit d’un voile de pur bonheur. Je tends la main pour caresser son torse humide, mais me ravise pour faire monter encore un peu plus la tension. Il l’intercepte et la pose sur son cœur qui cogne aussi fort que le mien. Je fais courir mes doigts sur sa peau douce et chaude. Il se laisse faire et me sourit, les yeux fixés sur mes lèvres. – Pourquoi n’es-tu pas déjà en train de m’embrasser ? souffle-t-il. Je lance un œil craintif par-dessus son épaule pour m’assurer que la porte est fermée. – Personne ne peut nous voir, ne t’inquiète pas. Ce qui se passe ici ne concerne que toi et moi, répond-il tranquillement. Ses lèvres frôlent les miennes. Il refuse de prendre l’initiative de m’embrasser, et ça me rend folle, même si je trouve sa retenue d’une délicieuse sensualité. Au comble de l’impatience, je me mets sur la pointe des pieds et caresse sa lèvre inférieure. Il laisse échapper un râle sexy, puis il prend les choses en main, m’attrape par la taille, me serre contre lui, et enfin nos corps se touchent. – Quoi que tu en penses, ce maillot te va très bien ! Je le fais taire en l’embrassant. Il se laisse emporter par la danse sensuelle de nos langues, et je me sens grisée de lui faire autant d’effet. La promiscuité de la cabine attise un peu plus le feu qui brûle en moi, et je me presse contre lui. J’aime le goût salé de ses lèvres et les caresses de ses mains dans mon dos. – NORAH ?!? Tu es là ? Et merde ! Alice tambourine à la porte. Son intrusion nous fait redescendre en flèche de notre petit nuage. – Cinq minutes ! je crie. Démasquée, je panique totalement. Je peux déjà l’entendre me reprocher de ne lui avoir rien dit et insister pour que je me laisse aller. – Respire…, murmure Alex.

– Arrête, je dois sortir d’ici, je tente de négocier à voix basse en le repoussant sans conviction. – Tu as dit « cinq minutes ». Alors laisse-nous ces cinq minutes, on trouvera bien une idée ! – Deux minutes, pas plus… – Trois, rit-il doucement en mordillant mes lèvres. – Trois… Quelques heures plus tard, je sors de la douche. Alice lézarde sur la terrasse, allongée sur un transat. Par chance elle n’a rien capté de notre manège. Je suis sortie la première pendant qu’Alex est resté planqué dans la cabine. Elle m’attendait au bout de l’allée, incognito ! Je crois que tout le monde n’y a vu que du feu, même Tim. Les garçons sont partis faire du ski nautique. De notre côté, nous avons opté pour un programme plus calme, et sommes allées nous balader dans New London. – Tu sais de quoi j’ai envie ? lance Alice en baissant ses lunettes de soleil. – Nan, je dis en secouant la tête et en continuant d’étendre le linge. – Un smoothie bananes-fraises et un gros cookie ! Ça te dit ? – Plutôt une brochette de fruits, je la taquine en lui faisant des gros yeux. – Tu as besoin de te remplumer ! me reproche-t-elle. Tu as vachement maigri ces derniers temps… Je t’ai connue avec plus de formes, regarde tes joues, elles sont toutes creuses ! Tu vas finir par perdre tes seins dans la bataille… – Alice…, je tempête. Je devais me marier… j’ai, disons, quelque peu perdu l’appétit. Rien d’hallucinant, si tu veux mon avis ! Je continue stoïquement d’étendre mon linge, espérant que ma réponse ait été assez claire. Je ne me sens pas le courage de partir dans une grande discussion sur ma vie amoureuse. – Tu n’étais pas heureuse et en plus… – Peut-être ! je la coupe. Mais les faits sont là, je me suis enfuie de mon mariage, et même si c’est mon choix, accepte que tout ne puisse pas aller bien du jour au lendemain… J’ai aussi le droit d’encaisser à ma manière et de ne pas être toujours folle de joie.

J’attrape la dernière pince à linge avec agacement. Elle reste muette, et j’ose à peine me tourner vers elle. J’aimerais qu’elle comprenne que j’avance à ma façon et qu’avoir perdu quelques kilos n’a rien de dramatique. Peut-être que si je lui révélais ma drôle de relation avec Alex elle arrêterait de s’inquiéter. – En route pour une brochette de fruits, alors ! reprend-elle en se levant. Par contre, ce soir c’est burgers. J’ai repéré un emplacement au fond du camping avec des barbecues… Et depuis je n’ai qu’une envie, manger un putain de burger géant, bien gras qui dégouline de cheddar fondu et de ketchup ! – Marché conclu ! je dis en souriant, ravie qu’elle ait abandonné. Après un repas gargantuesque, j’attends patiemment qu’Alex me rejoigne dans mon lit. Pour être honnête, j’espère qu’il va venir, mais tout le monde est parti se coucher depuis quarante minutes, et mon espoir de passer un moment seule avec lui s’amenuise de minute en minute. Pour la première fois depuis des mois, voire des années, je me sens légère, aucun poids n’entrave ma poitrine, je suis heureuse. Je suis là où je veux, avec des gens que j’apprécie et qui ne me jugent pas. Ma relation avec Alice est encore plus forte, même si nous n’avions pas besoin de ce voyage. Ce road trip improvisé scelle à jamais notre amitié. Être amies, c’est aussi savoir partager des choses simples sans prise de tête. Pendant notre balade cet après-midi, nous avons décidé de monter en haut du phare de New London. Quelle excellente idée ! Grimper les centaines de marches nous a rappelé des souvenirs de notre enfance commune, et nous avons même fait la course, comme lors de nos vacances à Belle-Île-en-Mer, chez ses grands-parents. Nous avons contemplé la baie, totalement essoufflées, mais avec un sourire jusqu’aux oreilles. Alice a immortalisé le moment, et il existe maintenant un horrible selfie de nous devant un majestueux coucher de soleil. Le soir, Clément, Arnaud et Maxime m’ont réquisitionnée pour le barbecue, et nous avons beaucoup ri. Je connais maintenant les secrets de cuisson du steak haché, ce qui à n’en pas douter me servira toute ma vie. Ils ont trouvé très amusant de me prendre en photo alors que j’essayais d’éteindre le feu qui carbonisait notre viande.

Alex est resté distant. J’essaye de ne pas trop m’en inquiéter mais il me l’a bien dit au début du séjour : « Je n’ai que l’instant présent à t’offrir. » Je ne peux pas lui reprocher d’avoir été malhonnête, malgré tout lutter contre ma vraie nature est difficile. J’ai besoin de certitudes, le présent ne me suffit pas. Je ne suis pas comme Alice, je ne navigue pas à vue, j’aime avoir des projets. Alors que je commence à m’endormir, je discerne enfin le petit bruit tant attendu. La porte grince très légèrement, et Alex entre. Il ôte son T-shirt blanc et s’allonge dans le lit en silence. Je frissonne de plaisir, ravie de le sentir contre moi. Ses caresses sont légèrement plus entreprenantes que la veille, et je me laisse porter par ses lèvres et ses mains. Je retiens plusieurs fois des gémissements de peur de réveiller le reste du groupe, mais nous finissons par nous endormir très sagement, dans un enchevêtrement de membres et de draps. Je me réveille en sursaut en entendant la voix pleine de reproches de Tim. Il me faut quelques secondes pour comprendre qu’il s’adresse à Alex. Je cligne plusieurs fois des yeux pour être sûre de ne pas rêver. Alex n’est plus dans le lit. Je me penche pour les observer et croise le regard sombre de Tim. Ses yeux passent d’Alex à moi, cherchant visiblement une explication rationnelle. Alex a son T-shirt sur le dos, avec un peu de chance il l’a surpris alors qu’il s’apprêtait à rejoindre sa tente. Il était moins une ! – Je bois un verre d’eau. Qu’est-ce qui te prend ? Oui, c’est vrai ! Qu’est-ce qui lui prend ? Même s’il avait découvert Alex dans mon lit, ça ne serait pas une raison pour en faire une montagne, nous n’avons pas de comptes à lui rendre. – Tu sais bien que dans la tente, on n’a pas d’eau… Tu me fais quoi ? Je suis sidérée par son aplomb. Je serais incapable de mentir à Alice de la sorte, elle me percerait à jour en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Alex ne baisse pas les yeux et affiche un visage innocent. Un instant, je suis presque déçue que nous n’ayons pas été découverts, au moins nous n’aurions plus eu besoin de nous cacher. Malheureusement, Alex préfère s’enfoncer dans le mensonge, et son choix tactique renforce ma crainte de fin de soirée. Il s’amuse seulement avec moi. – À 6 heures du mat’ ? questionne Tim, suspicieux. – Je ne savais pas qu’il y avait une heure pour boire ! lui répond Alex sèchement. Si tu veux bien m’excuser, je retourne me coucher avant qu’on

réveille tout le monde. En plus on gêne Norah, elle va bientôt devoir aller bosser. Sur cette dernière remarque, il sort, laissant son ami en plan. Tim se tourne vers moi les yeux écarquillés. J’imagine que mes cheveux en bataille et mes lèvres gonflées et rouges de baisers ne doivent pas jouer en notre faveur. Je me racle la gorge pour essayer de rompre le silence. – Tu fais une belle connerie ! lâche-t-il avant de tourner les talons et de repartir dans sa chambre. Lorsque la porte se ferme, je me rends compte que j’avais arrêté de respirer. Je me jette sur le dos, la tête dans l’oreiller moelleux et soupire de confusion. « Une belle connerie » ? Qu’est-ce que c’est que ce délire ? Je cogite à blanc pendant plusieurs minutes et finis par sortir du lit. Il est trop tard pour se rendormir, je prends mon service dans un peu plus d’une heure. J’avais espéré qu’Alex m’accompagne chez Andy et Emma mais je ne l’ai pas croisé. Il n’est pas passé non plus pendant le service, et la matinée a donc été nettement moins amusante. J’ai essayé de cacher ma déception à chaque fois qu’un client entrait dans le bar, mais ma nouvelle patronne n’a pas été dupe. Pour couronner le tout, j’ai appris que leur serveuse revenait finalement samedi. Demain sera déjà mon dernier jour, En quittant le café, je suis nettement moins sereine. Tim a fait éclater ma bulle, et je lui en veux. Je dois absolument lui parler pour comprendre ce qu’il a voulu dire. Lorsque j’arrive à notre emplacement, ils sont installés dehors, autour de la table. Alex est adossé au bungalow, le pied sur la paroi, les bras croisés contre son torse, le visage fermé. Alice s’agite dans tous les sens, visiblement agacée, pendant que Tim lui caresse le bras. Ça sent les problèmes à plein nez ! Dès qu’ils m’aperçoivent, ils se taisent. Clément et Maxime se tournent vers moi, tentent de me sourire, mais cela n’atténue pas vraiment le silence gênant. – Qu’est-ce qu’il y a ? je demande prudemment. – Tu ne devineras jamais qui a cherché à te joindre ? me dit Alice, furieuse.

Inutile de poser la question. Paul a donc fini par se manifester. Quelque part c’est normal, c’était stupide d’imaginer que mon message allait rester sans réponse. – Paul ? Il voulait peut-être juste savoir comment j’allais, je me justifie. – Comment tu allais ? Tu te fous de moi ? Tu sais ce qui est le plus drôle, Norah ? Je secoue la tête, incapable de parler. Une horrible boule enfle au fond de ma gorge. J’évite de croiser le regard d’Alex, mais je ne peux pas ignorer son poids sur moi. – Il m’a dit que c’était toi qui lui avais écrit. Pourquoi ? Et pourquoi l’avoir fait en douce en plus ? Je comprends pas. Tu regrettes d’être partie, c’est ça ? Alex me gratifie d’un regard noir et s’en va. Il part vers le lac, tout simplement, comme si cette conversation ne l’intéressait pas. Je n’avais pas espéré qu’il me défende, mais un peu de soutien aurait été le bienvenu. Les autres finissent aussi par déguerpir, arguant que cette histoire ne les concerne pas. Je me tourne vers mon amie et soupire. Pas maintenant, je n’ai absolument pas le courage d’avoir cette discussion. Je me dirige vers l’entrée du bungalow avec Alice sur les talons. Je fonce m’enfermer dans la salle de bains, ignorant ses appels, et me réfugie sous la douche. Je ferme les yeux et commence à pleurer en pensant à la réaction d’Alex. J’ai tout gâché.

Chapitre 19 Je laisse l’eau brûlante m’envelopper, me consumer. Alice s’est résignée et ne frappe plus à la porte, bien que je la soupçonne de m’attendre derrière. Je sors de la douche et soupire bruyamment. Personne ne peut comprendre ce que je vis et encore moins me dire ce que je dois faire. Je n’ai pas besoin d’être jugée, je suis moi-même. Juste moi. J’avance, je tâtonne, je recule, je rêve. Je suis la seule à pouvoir décider du cours de ma vie. J’essuie la buée sur le petit miroir. Mes joues sont rouges, et mes yeux brillent de colère. J’en ai fini avec la tristesse. J’inspire profondément, je peigne mes cheveux et les attache avant même qu’ils soient secs. J’attrape un T-shirt et un short propre sur l’étagère, et les enfile. Je regrette que nous ne soyons pas le soir pour pouvoir me rouler en boule et maugréer dans mon lit contre la terre entière. Même Alice. Surtout Alice. Je lui en veux de m’avoir fait une scène pareille devant les autres. Ils ne savent rien de moi, elle aurait dû attendre de m’en parler dans l’intimité. Mais j’adore aussi son côté impulsif et… STOP ! Je commence déjà à lui chercher des excuses alors que c’est MOI qui suis en colère. Et Alex ? Pour qui se prend-il celui-là ? Pourquoi est-il parti sans un mot ? Certes, nous flirtons, mais il ne peut rien me reprocher, surtout vu comme il se comporte. Il passe la plupart de son temps à m’ignorer, puis, sans raison, change du tout au tout et devient un amant passionné. Quelque chose ne tourne pas rond, mais je n’arrive pas à savoir quoi. Et pourquoi Tim est-il à ce point hostile à ce que nous sortions ensemble ? Qu’est-ce que ça peut lui faire ? Le mensonge d’Alex ce matin me laisse un goût amer. Il a honte d’être avec moi ? Il n’assume pas ? Pffff. J’en ai ras le bol.

Je déverrouille la porte. Alice me saute dessus, mains sur les hanches. – Norah, il faut qu’on parle. Tout de suite ! ajoute-t-elle en montant sur ses grands chevaux. Je la dévisage, exaspérée par son attitude. Dehors, j’aperçois Clément concentré sur la carte routière et décide de le rejoindre. – Pas maintenant ! je réplique sèchement. Mon ton froid a le mérite de la faire taire. Elle me regarde avec des yeux exorbités, la bouche ouverte, visiblement ahurie par mon aplomb. – Norah ! reprend-elle sans se décourager. – J’ai dit : pas main-te-nant ! je surarticule. Je passe devant elle et sors retrouver Clément. Il relève la tête et me sourit. Je m’affale sur le siège et soupire d’agacement. – Ça va ? demande-t-il prudemment. – J’ai connu mieux. – Ça passera, t’inquiète… Parfois on a l’impression que tout est bouché, et puis, sans qu’on comprenne comment, on se retrouve à nouveau à sourire et à vivre. Tu auras des jours meilleurs Norah, tu verras… ne t’arrête pas à ce que les gens pensent ou attendent de toi ! Il reprend l’étude de sa carte et entoure un point en rouge, puis fait une recherche sur son portable et note quelques informations à côté de son cercle. Je me penche, curieuse, pour lire ce qu’il a inscrit. – Catskills ? C’est quoi ? – Notre future destination ! me répond-il avec un clin d’œil. – Ah bon ? Mais vous ne deviez pas aller à New York ? En détaillant la carte, je vois que Catskills est bien au-dessus de leur destination finale. Eux qui ont déjà décalé leur départ pour m’attendre… Étrange. – On fait ce qu’on veut, c’est nos vacances… ! Et puis Alex a dit qu’il était d’accord, ajoute-t-il en me dévisageant. – C’est Alex qui décide ? Il en a trop dit ou pas assez. Je tente de lui tirer les vers du nez, mais il se contente de sourire et de secouer la tête. – Ce voyage, c’était son idée. Disons que lui et Tim avaient un léger désaccord et… – Quel désaccord ? je demande intriguée. – Tim et Alex sont amis depuis des années…

Il est mal à l’aise, son regard est fuyant. Il y a donc bien un mystère, un secret que personne ne semble prêt à partager. Arnaud nous interrompt, ruinant mon interrogatoire improvisé. Clément le consulte du regard, et son ami acquiesce silencieusement. Un mystère de plus ! Merveilleux ! – Alors, ça avance ? – Ouais, justement je montrais la carte à Norah. On peut s’arrêter à New Haven pour faire des courses et après filer directement là-haut ? D’après mes calculs, on en a tout au plus pour trois heures de route. J’ai repéré un village, Pine Hill, ou un truc dans le genre. Il y a une auberge de jeunesse un peu améliorée qui s’appelle Friends and Sports et qui est pas mal cotée. Il lui tend la carte tout en regardant son portable. – Il y a quoi à faire là-bas ? je demande. – C’est un grand parc, tu peux faire des randonnées, il y a aussi des cascades et des parois rocheuses pour escalader, une tyrolienne géante, enfin ce genre de trucs. On pensait y rester deux ou trois jours. Si ça vous branche, vous êtes les bienvenues, mais bon, je vous laisse voir ça entre vous… – Pourquoi pas ! Mais on commence peut-être un peu à s’imposer, à l’origine vous faisiez un voyage entre potes. Et puis, je me demande si ma présence ne va pas casser un peu l’ambiance. Les deux garçons haussent les épaules, ne voulant certainement pas se prononcer sur ce dernier point. Je ne peux pas leur en vouloir. – Vous vouliez voir New York de toute façon ? relance Clément. – Oui, c’est ce qui était prévu, mais avec tout ça…, je dis en montrant notre emplacement de mes mains. Peut-être que ça vaudrait mieux qu’on vous laisse. – Tu n’as plus envie de continuer ? C’est con, ce parc vaut vraiment le détour ! Et puis je croyais que New York te branchait vraiment ? Après vous êtes libres ! Accepter sa proposition est plus que tentant. Les quitter maintenant me semble inenvisageable, surtout Alex. – Écoute, je sais pas si je devrais te le dire, mais ça se voit qu’Alex t’aime bien. – On l’a tous remarqué, renchérit Clément, mais parfois les choses sont plus compliquées qu’il n’y paraît…

– Si tu pouvais éclairer ma lanterne, peut-être que ça m’aiderait ! je réponds, sarcastique. Arnaud secoue la tête, visiblement gêné. – Tu devrais lui parler… Ce n’est pas à nous de t’expliquer. – OK, je dis, résignée. Il est où ? – Quand je l’ai croisé tout à l’heure, il allait vers la plage. Un quart d’heure plus tard, toujours aucune trace d’Alex. Alice a bien tenté de me suivre, mais mon regard noir l’en a dissuadée. Il va évidemment falloir que nous ayons une conversation toutes les deux, mais pour le moment j’ai besoin de faire redescendre la pression. Je ne suis d’ailleurs pas convaincue que discuter avec Alex soit le meilleur moyen pour ça. On verra bien. Perdue dans mes pensées, je le distingue enfin. Il avance dans le sable, les mains dans les poches, la tête haute. Je peux presque voir la colère jaillir de lui. Je regrette d’être venue à sa rencontre, je sens que la suite des événements ne va pas être des plus agréables. – Qu’est-ce que tu fais là ? m’agresse-t-il presque. – Je te cherchais, je voulais te parler, je commence en ignorant sa colère. – Ah ouais ? Et de quoi ? J’ai dû louper un épisode, ton ex c’est pas le mec que t’as quitté devant l’autel ? Ça te plaît de jouer sur les deux tableaux, de le faire courir ? Quand je t’ai embrassée, tu pensais à lui ? Sa voix est glaciale, j’essaye de le mettre sur le compte de la colère, en me disant qu’il ne pense pas réellement ce qu’il dit. Ses yeux lancent des éclairs, il s’avance, et je recule d’un pas. – Alors ? – C’est quoi ton problème ? – Mon problème ? ironise-t-il. Je le fixe sans sourciller, je sens la rage bouillir en moi. Il s’avance à nouveau mais cette fois, je ne recule pas, je relève le menton. Mes yeux arrivent tout juste en haut de son torse, et je me sens tout d’un coup minuscule. – Je n’ai aucun problème, c’est juste que je ne partage pas ! Il est furieux. Ce message à Paul ne signifiait rien, et devoir me justifier une nouvelle fois ne me plaît pas beaucoup. Je trouve sa réaction démesurée et bien hypocrite.

– Pour que tu aies quoi que ce soit à revendiquer, il faudrait déjà qu’on soit ensemble, tu ne crois pas ? j’enrage. Tu n’es même pas capable d’assumer tes sentiments devant tes amis et… Il éclate d’un rire mauvais, me coupant net dans mon élan. Il est sur le point d’exploser, je devrais me protéger, mais il est bien trop rapide. – Des sentiments ? Tu t’entends ? Des sentiments ! Mais laisse-moi rire ! Tu crois sérieusement que je pourrais avoir des sentiments pour toi ? Regarde-toi Norah… Tu as tellement peu confiance en toi que c’en est pathétique. Je serre les dents pour ne pas fondre en larmes. – Tu te cramponnes à ton ex alors que c’est toi qui t’es barrée ! continue-t-il. Tu le laisses en plan le jour de ton mariage et tu le rappelles ? Pourquoi ? Pour te rassurer ? Et dire que ce pauvre type te rappelle… Je pensais qu’on s’amusait, mais quoi qu’il en soit, distraction ou pas, une chose est sûre, je ne partage pas. JAMAIS. De toute façon, dès le début, je t’ai dit… – Je sais, je crache. L’instant présent… Tu n’as rien d’autre à offrir. Va te faire foutre ! – Exactement ! PAS. DE. PROMESSE. RIEN. Je recule devant la violence de ses mots. Son agressivité me percute, et j’ai l’impression de recevoir un coup de poing en plein estomac. Je peux à peine respirer, je suffoque tant ses paroles me blessent. Ma vue se brouille, mais je ravale ma douleur. Je voudrais lui envoyer ma main en plein visage, mais je résiste. Je vaux mieux que ça. Comment ai-je pu être assez stupide pour imaginer que je pouvais l’intéresser ? P.A.T.H.É.T.I.Q.U.E. Voilà comment il me voit. Une pauvre fille. L’horreur. Il reste silencieux un moment, attendant certainement que je réplique, que je me défende. Je sens une première larme rouler le long de ma joue que je me dépêche d’essuyer, agacée par ma faiblesse. Pleurer devant lui serait lui faire trop d’honneur. Je me force à relever la tête, j’inspire et je regarde autour de nous pour retrouver un peu de contenance. Lorsque je croise son regard, je suis surprise d’y déceler un voile de regret. Je serre puis desserre plusieurs fois les poings, espérant que ça me donne la force de

répondre. Je n’ai pas prévu de faire un long discours, vu les circonstances c’est inutile, mais j’aimerais au moins partir la tête haute et ne pas donner l’image d’une pleurnicharde. – Je… je vais, je commence d’une voix mal assurée en regardant derrière son épaule, pour éviter ses yeux. Je vais y aller, j’ai un truc à faire. Je dois y aller. Je désigne un point totalement imaginaire tout droit et me décale légèrement pour passer à côté de lui. – Alors c’est tout ? me demande-t-il en m’attrapant le poignet. – Tu as été très clair, je pense qu’on s’est tout dit. Ma peau crépite à l’endroit où il me touche, et je me maudis de ressentir une telle attirance pour quelqu’un qui m’estime aussi peu. Je dois faire un effort de contrôle surhumain car, dans l’instant, la seule chose qui me ferait du bien c’est de pleurer. Ses paroles tambourinent dans ma tête et me déchirent le cœur. Nous restons silencieux quelques secondes sans nous regarder, puis il finit par me libérer. – Attends Norah ! m’appelle-t-il alors que je commence à remonter sur la plage. Je m’arrête, mais ne me retourne pas, je ne veux pas lui faire ce plaisir. – Regarde-moi, s’il te plaît. Mon cœur se serre, j’ai envie de courir dans ses bras m’y réfugier et effacer ses paroles, mais c’est encore trop frais. – Quoi ? je l’interroge avec un visage que j’espère neutre. Il se passe la main dans ses cheveux, il est nerveux. Le voir à ce point démuni après avoir passé ses nerfs sur moi me paraît totalement incohérent. Je fais marche arrière, la colère bat dans mes tempes, bouillonne, pendant que mon cœur cogne à une vitesse frénétique. – Je suis peut-être pathétique mais je ne suis pas conne ! Je sais que tu n’es pas honnête. Et d’abord, c’est quoi ton histoire de ne plus faire des promesses, qu’est-ce que ça veut dire ? Moi, je pense surtout que tu me caches quelque chose dont tout le monde est au courant, sauf moi. Il me regarde sidéré, tourne les talons et, sans un mot, s’enfuit, me laissant abasourdie, sonnée. Quelques heures plus tard, je sens Alice se glisser à côté de moi. Je continue de contempler l’océan, perdue dans un brouillard de rage, de

tristesse et de déception. Je resserre mon étreinte autour de mes genoux et me balance doucement. Sa seule présence suffit à me donner envie de pleurer. Je voudrais parler mais la boule qui enfle dans ma gorge m’en empêche. Elle ne dit rien, et nous restons ainsi de longues minutes à observer l’interminable étendue d’eau. – Je voulais juste m’excuser auprès de Paul… C’est tout, je finis par avouer. Pourquoi je dois me justifier de ça ? Tu es mon amie, tu n’as pas à m’enfoncer. Un grand blanc nous sépare un moment, puis elle contourne le sujet. – Je ne pensais pas que tu voudrais continuer le voyage avec eux… mais ça me va, tu sais, du moment que tu es bien, je suis prête à continuer. Partir ensemble c’est sûrement la meilleure chose qui nous soit arrivée, et je ne regrette rien… – Comment ça ? je demande, le menton appuyé contre mes genoux, en fixant l’horizon. – Après ma scène et le comportement d’Alex, j’avais imaginé que tu allais vouloir rentrer, c’est tout, mais comme je te l’ai dit, ça me va… Continuer me va même carrément ! Je ne dis rien, perdue. – Il se passe quelque chose avec Alex ? – Non ! Absolument rien, et il ne se passera jamais RIEN, je me défends en la regardant droit dans les yeux. – Il a dit que tu étais d’accord pour que nous les suivions à Catskills… Ça m’a étonnée, alors j’ai imaginé que vous aviez parlé et qu’il s’était excusé. Les garçons semblaient presque résignés et pensaient même que c’est lui qui ne voudrait pas de nous, enfin de toi, précise-t-elle. Elle se tait quelques secondes et se tord les doigts. – Je suis désolée Norah, vraiment. – Tu sais, toi, qui ils vont rejoindre à New York ? – Non ! Toi aussi ça t’intrigue ? demande-t-elle en faisant une moue dubitative. Moi ça me rend dingue ! Ils font trop de secrets… Tim ne veut rien lâcher, mais je vois bien que ça a aussi un rapport avec lui. Je m’allonge dans le sable encore chaud. Alice m’imite, et nous restons un moment à fixer l’horizon en silence, perdues dans nos pensées. Pourquoi a-t-il dit que j’avais accepté de venir ? Nous n’en avons même pas parlé. À quel jeu joue-t-il ?

– Tu penses à quoi ? La voix de mon amie trouble ma réflexion, je tourne la tête, la dévisage. Ses grands yeux me fixent, son sourire est timide. – C’est toi et moi, pour toujours, je dis en prenant sa main. – Pour toujours, Nono ! Toi et moi contre le reste du monde, me répondelle en serrant la mienne.

Chapitre 20 – Dont’t cry Honey… Huuuush… Cela fait de longues minutes qu’Andy me berce et qu’Emma me caresse le dos en murmurant des mots gentils. Le moment tant redouté est arrivé. Je déteste les au revoir, à un niveau pathologique même car je les associe à la mort de mes parents. Je n’avais jamais imaginé que tout pourrait disparaître en une seconde. Lorsque la police était venue sonner à la maison pour m’annoncer l’inconcevable, la Norah espiègle et sûre s’était atomisée. Comme morte avec eux. Avant, j’étais épanouie, je me sentais à ma place, et au fond, je crois que je ne m’étais jamais posé de questions. Tout roulait, ma vie était lancée, j’étais entourée, choyée, aimée par mes parents, ils étaient mes repères, mon cocon. Leur disparition a balayé toutes mes certitudes, et avec le temps je suis devenue cette chose fragile qui me fait horreur. Paul et son caractère très stable, très protecteur, m’était apparu comme la solution à tous mes maux. Alice, même si elle me soutenait énormément, représentait trop le passé et mon ancienne vie. Lui, au contraire, n’était pas lié à ma douleur. Il était avenant, souriant, tendre, mais surtout rassurant et au fil des mois, je l’avais laissé prendre les choses en main. Longtemps, j’avais cru que c’était moi qui décidais et qu’il était juste là pour me soutenir, mais petit à petit j’avais compris que les rôles s’étaient inversés. Avec du recul et l’échec de mon soi-disant mariage, j’ai même compris que j’étais surtout devenue, au cours de ces années, sa petite chose. Devoir me séparer d’Andy et Emma me propulse dans mes souvenirs, mon enfance, lorsque parfois pour une raison probablement stupide, je pleurais tout mon soûl et que mes parents me consolaient, me cajolaient. Emma a ce parfum rassurant des mamans et même si elle n’est pas

beaucoup plus âgée que moi, elle m’a prise sous son aile depuis notre rencontre et m’a procuré un sentiment immense de bien-être. Les gens qui ne l’ont pas vécu pensent que devenir orpheline à dix-huit ans est moins pire qu’à cinq, mais ils se trompent. Perdre ses parents à n’importe quel âge est une douleur incommensurable qui anéantit nos certitudes. La mort redistribue les cartes. Avant, je n’avais peur de rien… De quoi pourrions-nous avoir peur lorsqu’on grandit dans un foyer rempli d’amour ? Pourquoi être effrayée à l’idée de tomber alors qu’il y aura toujours quelqu’un pour nous relever ? Le jour où mes parents sont partis, tout a volé en éclats, et je suis devenue celle qui a peur de tout et n’ose rien… Six mois après leur mort, j’ai cru retrouver à travers Paul et sa famille un semblant de stabilité, mais je me suis fourvoyée. Alice m’a peu à peu ouvert les yeux, même si elle ne l’a pas toujours fait subtilement. Et bien que j’aie du mal à l’admettre, partir et rencontrer Alex m’ont permis de me retrouver. Lui s’en tient à sa ligne de conduite. Pas de question, pas de doute, juste l’importance de l’instant, comme s’il savait que rien n’est jamais acquis et que tout peu changer du jour au lendemain. Tout. J’ai conscience que le chemin est encore long et que je ne redeviendrais pas du jour au lendemain l’ancienne Norah, enjouée et dynamique… Mais, je sais aussi qu’elle n’est pas loin, qu’elle est juste cachée, effrayée à l’idée de souffrir si elle tombe une nouvelle fois et que personne n’est là pour l’aider. Alors, je la laisse se planquer encore quelque temps et surtout je laisse mes larmes rouler dans le cou d’Emma en me faisant la promesse solennelle de redevenir mon ancien moi, mon vrai moi. – Sorry, je couine. Je me tourne vers Emma, mais elle est dans le même état que moi, ce qui m’arrache un sourire attendri. Elle ouvre ses bras, et je me réfugie à nouveau contre son corps rassurant. Elle reprend ses petits murmures réconfortants, ne pouvant pas imaginer à quel point son attitude me rappelle ma mère. Ses mots et ses caresses sont comme un baume apaisant sur ma blessure à vif. Qui aurait imaginé que bosser dans ce café minuscule me ferait comprendre que le chemin du deuil était loin d’être fini ? – You should go home, your boyfriend’ll comfort you. Elle me regarde en souriant tendrement. Je me garde bien de lui dire qu’en fait Alex est un connard, d’autant plus que je serais bien incapable de

le dire en anglais. Après un dernier câlin et des promesses de retrouvailles, je quitte le cœur lourd ce petit coin de paradis. Sur le chemin qui me ramène au camping, je laisse les larmes dévaler sur mon visage et inonder mes joues. Cela me fait du bien, et je sais que mon chagrin n’est pas seulement dû aux adieux. Au fin fond de moi, je pleure la perte de mes parents, acceptant enfin l’évidence : je dois avancer et me construire sans eux. La tente a été repliée et rangée dans le van, le coffre est pratiquement chargé. Tout le monde s’affaire et nettoie pour que nous puissions partir tôt, New Haven d’abord, puis Catskills. Alice vient à ma rencontre les bras tendus. Je ne fais rien pour cacher mes larmes et savoure le câlin réconfortant de mon amie. Pour la première fois depuis très longtemps, j’accepte de m’abandonner aux yeux de tous. J’ai compris que pleurer n’est pas un signe de faiblesse. Un quart de seconde, j’imagine le sourire narquois d’Alex, mais je chasse rapidement cette pensée pour me concentrer sur Alice. Elle me réconforte comme elle peut. Je sais que, depuis toujours, elle se sent démunie face à ma peine. Mes sanglots redoublent en comprenant à quel point je tiens à elle, et à quel point la réciproque est vraie. Je dois avancer et laisser les gens qui m’aiment m’approcher et m’aider à me reconstruire. « Nous contre le reste du monde. » Alice sera là quoi qu’il arrive, elle me l’a déjà prouvé à maintes reprises, et si je tombe, je serai peut-être sans parents mais je ne serai pas seule. Mon chagrin m’a aveuglée à l’époque, induite en erreur. J’ai cherché mon salut dans la mauvaise direction alors que la solution était tout près de moi. Bien sûr, je ne m’étais jamais vraiment éloignée d’elle, mais j’avais érigé une forteresse de protection autour de moi et fini par me créer une jolie prison dorée, me persuadant que mon bonheur s’y trouvait. Comment avais-je pu être aussi stupide ? Elle continue de me murmurer des mots gentils à l’oreille et me rassure à sa façon. Elle mêle humour, caresses tendres et petits baisers dans les cheveux. Elle me connaît parfaitement, et je suis certaine qu’elle a deviné la véritable explication de mes larmes. Mon amie perçoit et comprend les tréfonds de mon âme, et quelque part je suis soulagée, presque heureuse qu’elle assiste à ma prise de conscience en direct. J’essaye de me calmer et me détache peu à peu de la douceur de ses bras.

Tim se tient à nos côtés. Je ne l’avais même pas entendu arriver. Il me fait un clin d’œil et à son tour me prend dans ses bras pour me donner une accolade affectueuse et réconfortante. Son geste me surprend plus qu’il ne me touche car, depuis sa mise en garde au sujet de ma relation avec Alex, il m’avait à peine adressé la parole. Je suis néanmoins soulagée de voir qu’il ne semble pas fâché. – Ça va aller Norah, courage ! Je ne comprends pas ce type. Quelque chose l’empêche de s’abandonner, il est constamment sur la réserve avec moi, comme s’il ne me faisait pas confiance. – Norah, si tu veux aller faire un tour aux toilettes avant de partir, va aux sanitaires de l’entrée. Les gars sont en train de lessiver le bungalow. Ton sac est déjà dans la bagnole, on lève bientôt le camp ! J’acquiesce et me dirige vers le petit bâtiment qui abrite les douches. Lorsque j’entre, je tombe nez à nez avec Alex. Il me regarde prudemment, me sondant silencieusement de ses grands yeux bleus. Il est beau à couper le souffle, alors que son short beige et son T-shirt blanc n’ont vraiment rien d’extraordinaire. Son teint hâlé et ses cheveux légèrement décoiffés lui confèrent un sex-appeal du tonnerre. Mon exact opposé en somme ! Je dois avoir une tête pitoyable, avec mes yeux rouges et gonflés, et les traînées de mascara. – On peut parler ? Certainement pas ! Même si je meurs d’envie de l’envoyer promener, j’opte pour une attitude mûre et le contourne sans lui répondre. Il ne m’appelle pas, ne cherche pas à me rattraper. Je passe aux toilettes et me dépêche de filer vers le van. J’ai eu mon compte d’émotions pour la journée, je n’ai aucune envie de l’écouter s’excuser ou, pire, de justifier ses propos de la veille. Clément est au volant et, sans réfléchir, je me faufile à ses côtés. Tim s’affale sur la banquette arrière et lui tend son portable pour servir de GPS. – T’as choisi la meilleure place ! Clément me fait un clin d’œil et attrape le téléphone qu’il bricole quelques secondes avant d’arriver à le fixer sur le tableau de bord. Alice s’engouffre à son tour dans la voiture, embrasse Tim au passage et s’assied au fond à côté d’Arnaud avec qui elle est en pleine discussion. Enfin

arrivent Maxime et Alex. Ce dernier claque la portière tellement violemment que le GPS fait le saut de l’ange. – Eh ! Tu ne peux pas y aller mollo ?! râle Clément. Alex ne répond pas. Je me penche pour ramasser le téléphone et essaye de le refixer sur les petites grilles de ventilation. – Merci ma belle ! dit Clément. Je croise les yeux d’Alex dans le rétro. Il a l’air enragé. Une microseconde, je me prends à espérer qu’il soit jaloux, avant de réaliser la stupidité de mes pensées. Hier soir il a été on ne peut plus clair : TU ES PATHÉTIQUE. Je chasse ces mots en sentant les larmes monter pour me concentrer sur le paysage qui défile à vive allure. – Par la côte ou par les terres ? – Hein ? – Tu préfères qu’on passe par où ? Clément reste concentré sur la route, mais un grand sourire anime son visage. – Oh, la mer, s’il te plaît ! je réponds enthousiaste. Quand j’étais petite c’était un jeu avec mes parents, mon père disait que le chemin le plus court était le mieux, ma mère le suppliait de passer par la mer. Il râlait mais finissait toujours par s’exécuter ! Après, nous tombions à coup sûr dans les bouchons de touristes, et il pestait que tout était notre faute ! Ma mère l’ignorait, chantait à tue-tête, et moi je riais de voir une telle complicité. – Tes parents habitent où ? – Ils sont morts, je lâche. Je crois que c’est la première fois que je le dis à voix haute, aussi spontanément… D’habitude lorsque je fais cette révélation, ma voix est chevrotante. Je déteste en parler car en plus de ma propre douleur, je dois gérer le malaise des gens et faire face à leur pitié qui rend mon sentiment de solitude encore plus fort. Aujourd’hui, pourtant, ma voix n’a pas tremblé. Clément est toujours là, il lui a peut-être fallu quatre secondes pour encaisser la nouvelle, mais je n’ai ressenti aucune pitié dans sa voix lorsqu’il s’est excusé. Souvent les gens s’excusent, comme s’ils y étaient pour quelque chose. C’est vraiment étrange. J’ai renoncé à leur faire la

remarque et l’accepte désormais comme c’est dit, une marque de sympathie un peu maladroite. – J’adore cette anecdote ! Tu as de la chance d’avoir des souvenirs pareils, je donnerais cher pour en avoir ne serait-ce qu’un seul… Enfin de la chance, tu vois ce que je veux dire ! Pas qu’ils soient morts bien sûr… Ils doivent te manquer… – Oui, beaucoup… tous les jours à vrai dire. Sans eux, la vie est… comment dirais-je… plus compliquée, je soupire. – Reste concentrée sur le fait qu’ils t’aimaient. À n’en pas douter ils veillent sur toi ! Regarde, tu nous as rencontrés, c’est sûr que tu as une bonne étoile ! Je m’esclaffe. Comment se fait-il que cette discussion me semble si facile ? C’est très nouveau pour moi. – Et toi tes parents ? je demande. – Ils sont vivants, mais c’est tout aussi compliqué… Allez, délaissons de côté les choses qui fâchent, on va se pourrir le moral et l’ambiance ! Direction la côte, crie-t-il. Il met son clignotant, bifurque et me fait un clin d’œil. Je ne suis pas dupe : il a clairement esquivé la conversation, mais après tout je ne peux rien lui reprocher, nous avons chacun nos démons et devons apprendre à vivre avec. – Ça manque de musique ! Il rigole et me désigne des yeux le portable de Tim. Je ne me fais pas prier, me penche et regarde rapidement les titres disponibles. Ravie de trouver le nom de Bruno Mars, j’appuie directement sur le premier titre, et les notes de Upton Funk se propagent dans le van sans que je puisse m’empêcher de fredonner. – Je préfère quand tu souris ! Tu avais l’air tellement triste tout à l’heure… C’est le fait de quitter le café où tu bossais ou c’est autre chose ? Je ne trouve rien à dire et opine du chef. Clément semble me comprendre sans jamais être intrusif. Je lui souris timidement, et la conversation s’arrête là. Vingt minutes plus tard, la mer défile toujours à perte de vue. La voiture est relativement calme, aucune discussion n’agite les passagers. Je bouge la tête en rythme et fredonne la chanson 24K Magic sans oser laisser ma fibre

artistique s’envoler. J’adore cette chanson ! Clément effectue les mêmes mouvements de tête que moi en battant la mesure sur le volant. Au moment où Bruno Mars entame le second refrain, je ne tiens plus en place et me laisse aller. … the moon Hey girls What y’all trying to do? 24 karat magic in the air Head to toe so player Uh, look out! Ma voix est niaise et fausse mais tant pis ! Clément m’accompagne, et je ne ressens pas la moindre gêne ! Je chante et ris en même temps. Je ponctue même les paroles légèrement inventées de mon partenaire par des « Ya, whoop, whoop keep up » en secouant la tête et en me tortillant sur mon siège. J’ouvre la fenêtre, et l’air marin s’engouffre dans le van. Je déplie mon bras et laisse le vent me fouetter. Clément augmente le son, et nous reprenons le refrain à tue-tête. Son bras droit s’attarde sur ma banquette, lorsqu’un raclement de gorge discret, mais suffisamment clair, le ramène à l’ordre. Je regarde par-dessus mon épaule, surprise. Je pensais qu’Alex dormait. Des prunelles incendiaires me fixent. Indifférent, mon voisin m’encourage du coude, et je me laisse influencer par son sourire amical. J’agrémente notre chanson de plein de mimiques de rappeur américain. J’ai conscience d’être complètement ridicule, mais je me sens foncièrement vivante, comme si pleurer toutes les larmes de mon corps quelques heures plus tôt m’avait libérée. Je souris comme une idiote et reprends la chanson. 24 karat, 24 karat magic Come on now 24 karat, 24 karat magic J’attends avec impatience le dernier refrain, celui où Bruno, Clément et moi allons vraiment nous lâcher ! … the moon Girls, what y’all trying to do? 24 karat magic in the air

Head to toe so player Put your pinky rings up to the moon… Le tempo s’accélère, mon moment préféré est tout prêt, je suis surexcitée, je commence à lever les bras, enivrée et… plus rien. La musique s’arrête brutalement et un nom apparaît sur l’écran du portable, nous sortant complètement de notre transe. Jade. – C’est qui ? demande Tim en se penchant. – Jade, déglutit Clément, visiblement mal à l’aise. Dans le rétroviseur ses yeux passent de gauche à droite. Il ne faut pas être stupide pour comprendre qu’il regarde Alex et Tim. Le téléphone continue de s’illuminer, et le prénom clignote. Je fixe, curieuse, ces quatre petites lettres, qui ont, à elles seules, le pouvoir de faire chuter la température de plusieurs degrés. L’atmosphère sereine, voire festive, d’il y a une minute est soudain plombée. La sonnerie mécanique finit par s’arrêter, et Bruno Mars reprend, mais l’entrain n’y est plus. – Je la rappellerai plus tard, finit par dire Tim. – OK, se sent obligé de répondre Clément. Dans ma tête, tout tourne à mille à l’heure. Pourquoi font-ils cette tête ? Qui est cette Jade ? La copine de Tim ? Pourquoi n’en a-t-on jamais entendu parler ? Pourquoi Clément a paru si mal à l’aise ? Est-ce en rapport avec lui ? Je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce qui cloche. Tout ceci m’agace prodigieusement. Lorsque nous arrivons à New Haven, le malaise subsiste. Clément se gare sur un parking proche du centre-ville, et je me dépêche de sortir de la voiture, ravie de pouvoir m’échapper de cette ambiance étouffante. – Bon, il est 17 heures. Je propose que chacun fasse ce qu’il veut pendant deux heures, dit-il en consultant sa montre. Il faut aussi qu’on fasse quelques courses, histoire d’avoir un truc à bouffer sur la route. Rendezvous ici à 19 heures, c’est bon pour tout le monde ? Alice acquiesce, Tim lui murmure quelque chose à l’oreille, et elle ricane. Il l’attrape par les épaules et la tire vers la grande avenue. Elle rit, se retourne en nous faisant signe avant de hurler :

– À tout à l’heure ! – Y a rien à visiter ici ? je demande. – Si, bien sûr… Yale ça te dit rien ?! – Quoi ! Bien sûr que si !! On peut aller voir ? Quelques minutes plus tard, nous sommes plantés devant le bâtiment principal. J’ai les yeux qui me sortent de la tête tant le campus est somptueux. Je regarde mon plan, cherchant à repérer la bibliothèque. Je sais qu’elle regroupe plus de onze millions de livres. Onze millions ! Du délire ! Les garçons n’ont pas l’air plus emballés que ça par notre visite alors j’essaye de les intéresser en leur parlant de la confrérie secrète Skull and Bones. – Ah ouais, même les Bush ? répète Arnaud intrigué lorsque je lui révèle les noms de certains membres célèbres. Nous déambulons encore presque une heure, puis Clément nous invite à nous presser pour ne pas être en retard au rendez-vous. J’acquiesce à contrecœur, non sans lui avoir demandé de me prendre en photo devant la grille. Au supermarché, j’investis dans des chaussures de rando en prévision de Catskills. Grâce aux conseils avisés de Clément, je deviens donc l’heureuse propriétaire d’une magnifique paire de pompes noires à lacets roses. Nous achetons de quoi manger pour être tranquilles pendant le séjour. Je dois insister pour les aider à porter les sacs et, à force d’arguments féministes, je récolte l’énorme bidon de jus d’orange. Pendant que les garçons marchent devant, j’intervertis régulièrement le sac de chaussures et la boisson géante. Ils peuvent toujours rêver pour que je me plaigne. En plus, Alex est derrière moi, et je ne veux pas lui donner une occasion de me faire une remarque désobligeante. Nous nous apprêtons à traverser une rue lorsque je suis happée sur la droite, dans une ruelle, et projetée contre un mur. Alex a posé son sac, ses mains reposent maintenant de part et d’autre de mon visage sur les briques. Je reste immobile, incapable de bouger, coincée avec mon fichu bidon et mes chaussures. Ses bras sont tendus, ses muscles galbés. – Il faut qu’on parle…

Je reste silencieuse. Je le fixe avec le regard le plus noir possible, bien décidée à lui montrer que son petit manège ne m’amuse plus du tout. – Tout de suite ! reprend-il plus sèchement face à mon silence. Il laisse son regard glisser sur mes lèvres, et une microseconde, j’ai l’impression qu’il va m’embrasser. J’en ai même envie. – À propos d’hier… – Non, je le coupe. Par une astucieuse manœuvre, j’arrive à m’extirper de ses bras en me faufilant en dessous. J’avais un peu espéré que le prendre par surprise me permettrait de m’en sortir, mais c’était sans compter sur sa ténacité. – Putain ! On ne peut pas parler deux minutes ? Juste deux putains de petites minutes comme des adultes ? Sa voix est rauque, chargée de colère. Je fais volte-face, piquée au vif par son allusion. – Comme des adultes ?! Tu plaisantes j’espère ! Tiens, puisque tu veux soudain discuter, j’en ai moi aussi des questions ! Pourquoi tu as dit que je tenais à venir à Catskills alors qu’on n’en avait même pas parlé ? Et puis qui est Jade ? Pourquoi a-t-elle appelé ? Pourquoi tout le monde a soudain eu l’air si mal à l’aise dans la bagnole ? C’est quoi tous vos putains de secrets ? Vas-y, apprends-moi à être adulte Alex ! je débite en avançant vers lui folle de rage. Il ne cille pas, me dévisage, cherchant certainement ses mots. Plus le temps passe, et plus je sais que la réponse ne me conviendra pas. J’en viens même à espérer qu’il se taise. Nous nous jaugeons pendant quelques secondes sans qu’aucun baisse les yeux puis, effrayée par la violence de mes sentiments et fatiguée par cette confrontation inutile, je tourne les talons. – La sœur de Tim. Je me fige sans oser l’affronter. La sœur de Tim ? Je ne sais pas pourquoi, mais je ne m’attendais absolument pas à cette réponse. Sa sœur ? J’étais complètement à côté de la plaque ! Sa sœur ? Juste sa sœur ? Tout ceci est décidément très étrange. Je reprends : – Et pourquoi tu as dit que j’étais d’accord pour venir à Catskills ? je murmure à nouveau.

Il s’approche et effleure mon cou. J’inspire profondément, partagée entre l’envie de lui sauter dessus et l’envie de partir en courant. – Je ne pouvais pas me résigner à te quitter. Te laisser partir était juste inconcevable… Ses mots courent le long de la peau douce de mon cou. – C’est inconcevable de se priver de quelqu’un de p.a.t.h.é.t.i.q.u.e ? j’articule en reculant. Tu délires complètement Alex ! Fous-moi la paix ! Malgré l’urgence de la situation, je me force à ne pas courir. Je fais volte-face et avance déterminée. Au loin, je distingue le van, traverse la rue qui me sépare de mes amis, fourre mes affaires dans le coffre et reprends ma place à l’avant. Clément me regarde, surpris. À n’en pas douter, notre manège ne lui a pas échappé. Je claque ma porte et m’accoude à la fenêtre en fermant les yeux. Mon cœur bat à toute allure, épuisé, perdu. Quelques secondes plus tard, Alex ferme le coffre et se dirige du côté de Clément. Les autres passagers discutent et rient sans lui prêter attention. – Clément, je peux te parler cinq minutes ? Mon ami accepte et sort. Ils s’éloignent de quelques mètres pour discuter. – Il se passe quoi ? me lance Tim. – Aucune idée. Apparemment Alex voulait parler à Clément, je n’en sais pas plus, je réponds nonchalamment. J’observe leur cirque. Tim, intrigué, les rejoint à son tour. À deux reprises, Alex se tourne vers moi. Clément finit par hausser les épaules, vaincu, et les trois mecs reviennent vers nous. Tim et Clément grimpent à l’arrière, et Alex s’installe au volant sous mes yeux incrédules. Le nouveau conducteur prend grand soin de m’ignorer, enlève le portable de Tim et installe le sien. Il règle les rétroviseurs comme si de rien n’était, tourne la clé et démarre sans me prêter la moindre attention. Normal !

Chapitre 21 Une caresse sur ma cuisse aussi délicate qu’une plume me tire de mon sommeil. Je cligne plusieurs fois des yeux, ensevelie dans une agréable torpeur. Je frissonne et replonge à nouveau dans un sommeil douillet, un cocon de douceur. Soudain, je suis rattrapée par ma conscience et sors de mon coma. Sans bouger, je baisse les yeux vers les doigts qui s’amusent à courir le long de ma peau. Suis-je en train de rêver ? La dernière chose dont je me souviens c’est de l’échange de conducteur, et à quel point cette présence imposée m’a agacée. Alex a fait comme si de rien n’était pendant tout le trajet, comme le reste de la voiture d’ailleurs. Tout le monde a pris grand soin de parler de la pluie et du beau temps, et j’ai choisi volontairement de ne pas participer à cette mascarade. Mon cœur avait encore du mal à retrouver un rythme normal après notre altercation dans la ruelle. Fermer les yeux pour m’évader quelques minutes de cette histoire m’a paru être la meilleure solution. Au début, j’entendais distinctement leurs rires et leurs discussions, puis au fil des minutes, leurs voix s’étaient faites plus lointaines avant de complètement disparaître. Sans m’en rendre compte j’avais glissé doucement dans la pesanteur cotonneuse du sommeil où tout était facile. Mais me voilà bien réveillée ! Les doigts d’Alex s’amusent sur ma peau, comme si c’était leur place naturelle. Il ne s’est pas aperçu que j’étais réveillée, il est concentré sur la route. Seule la lumière de son portable reconverti en GPS illumine le devant du van. Le reste du convoi est silencieux, il semble que tout le monde se soit endormi. – Qu’est-ce que tu fais ? je murmure.

Ses doigts se figent une seconde puis reprennent leur frôlement sensuel. Alex fixe la route et ne dit rien. – Un, on pourrait nous voir, et deux, je ne comprends rien à ton attitude. – Ça te gêne ? – Ton attitude ? – Non, pas mon attitude ! Mais qu’on nous voie ? complète-t-il en me gratifiant d’un large sourire enjôleur. – Absolument pas ! je me vexe. Je te rappelle que c’est toi qui semblais prôner le secret de notre relation. – « Relation » ? – Oui, enfin appelle ça comme tu voudras ! Il semble amusé par la situation. Je lève les yeux au ciel, exaspérée qu’il fasse exprès de ne pas me comprendre. Je regarde sa main et ses doigts s’amuser le long de ma peau. C’est agréable, tendre et… pathétique ! Je me crispe en repensant à notre dernière dispute et je chasse sa main, comme s’il s’agissait d’un vulgaire insecte. J’aurais dû savoir qu’Alex n’est pas le style de personnes à se décourager car malgré mon geste de colère, sa main rapplique immédiatement, et ses doigts reprennent leur douce torture. J’inspire profondément, mais ne fais rien pour l’arrêter. – Je peux continuer ? demande-t-il innocemment. Je hausse les épaules. – Tu ne crois pas, c’est un peu simple ? je réplique. – Non, lâche-t-il doucement. Je soupire, dépitée par cette conversation qui ne nous mènera encore une fois nulle part. – T’avoir dans la peau n’a rien de simple. Je t’assure ! C’est même plutôt l’inverse. J’ouvre la bouche pour parler, mais aucun son ne sort, aucune phrase intelligible. Pire : je souris niaisement. Je me tourne vers lui et le dévisage. Son profil est magnifique, ses traits parfaits, ses longs cils, sa mâchoire carrée et sa barbe de quelques jours me narguent. Mes doigts me démangent à mon tour, et je dois me contenir pour ne pas caresser la sa main. – Qu’est-ce qu’il y a ? demande-t-il amusé par mon sourire bête. – Rien ! Je m’exaspère de ne pas être capable de lui en vouloir. Dès qu’il daigne m’accorder un peu d’attention, je suis tout émoustillée. Je me filerais des

claques d’être aussi idiote. Avec une extrême lenteur, il retourne ma main et fait glisser son index sur ma paume. Je fixe nos doigts se retrouver et réprime un gloussement. Je relève la tête et le regarde ; il sourit. Il n’a pas quitté la route des yeux, il me rend folle. J’essaye de me détendre en me répétant que je ne peux pas lutter contre mon cœur, mais soudain son téléphone rompt ce moment de magie. Un prénom se met à clignoter sur l’écran de son portable. Je me fige. Jade. Jade le retour. Ma réaction est instantanée, je me ferme, et mes doigts fuient les caresses tendres de mon voisin. Alex s’immobilise, et même si je n’ose pas le regarder je peux aisément imaginer son air contrarié. Puis sa main reprend sa place, l’écran finit par arrêter de scintiller pour laisser place à une information déroutante. Jade 4 appels en absence. – La sœur de Tim ? je chuchote doucement. – Ouais. – Tu me prends pour une conne ? J’ai dormi quoi ? Une heure, deux à tout casser, peut-être ? Tu ne trouves pas étonnant que LA SŒUR de Tim t’appelle quatre fois pendant ce laps de temps ? je demande appuyant volontairement et de façon exagérée sur le lien de parenté. Pourquoi n’as-tu pas décroché ? – Elle ne doit pas réussir à joindre son frère…, marmonne-t-il. Tu as bien vu que tout à l’heure, elle a essayé de l’appeler ! – Ça doit être ça ! je réplique sarcastique. – Je ne voulais pas vous réveiller, ça ne servait à rien de décrocher… Tim la rappellera plus tard… Arrête d’en faire des caisses ! C’est n’importe quoi ! – « N’importe quoi » ? je m’insurge. Tu parles ! – Tu sais quoi ? Ça ne me pose aucun problème de la rappeler maintenant. L’obscurité dans laquelle nous sommes plongés ne m’empêche pas de voir la fureur dans ses yeux. J’ai une drôle de sensation, mon cœur bat très vite.

– Je t’en prie ! Il enlève sa main de ma cuisse, et immédiatement je me sens seule. Il se penche, appuie sur l’écran, puis sur le prénom tant redouté, il fixe les écouteurs dans ses oreilles et patiente. Dans ma tête, je peux presque entendre les sonneries résonner. Je m’enfonce dans mon siège et regarde la route défiler, même s’il fait nuit et que je ne vois strictement rien. – Jade ? Je ferme les yeux, cherchant à enrayer la rage que ce simple prénom déclenche en moi. J’inspire profondément. Il a prononcé son prénom d’une façon plutôt froide, mais avec cette distance réservée aux gens qui ont une souffrance commune. Il l’écoute quelques minutes, je n’entends pas distinctement ses mots, seulement le murmure d’une personne qui paraît enthousiaste. Je tourne la tête pour l’observer. Je n’aurais pas dû. – C’est vrai ?! demande-t-il ravi. C’est une excellente nouvelle ! Enfin pour toi… ajoute-t-il alors que nos regards se croisent. La réponse d’Alex ne semble pas lui plaire car elle hausse le ton. Je tends l’oreille, mais ne parviens pas à distinguer sa réponse. Je l’épie et je suis jalouse de constater que malgré son ton froid, il ne peut pas camoufler son petit sourire. Je baisse les yeux et examine ma cuisse avec attention en essayant de me souvenir de la sensation de ses doigts et de quelle façon ils ont embrasé ma peau. Je me recroqueville contre la portière, cherchant à instaurer la plus grande distance possible entre nous, cherchant surtout à me protéger de lui. Le froid du carreau contraste douloureusement avec la chaleur de sa main. – Non, comme on te l’a dit, on va finalement passer quelques jours à Catskills… Hum… Ouais. J’en sais rien Jade… je… Putain… on verra ! Son ton a brusquement changé, il paraît agacé. Je m’interdis de le regarder. Je dois absolument ériger un mur entre lui et moi, sinon ce type me fera souffrir, c’est une certitude. Mes sentiments ont changé, j’en ai pleinement conscience, je dois me contrôler et garder mes distances ou il me détruira. Dans cette voiture, à cet instant précis, tout semble prendre sens, et je sais en observant Alex qu’il incarne le vrai danger qu’évoquent les romans d’amour. J’ai cette horrible impression d’être suspendue au bord d’un précipice, à attendre de m’écraser. Je sais au fond qu’Alex me cache quelque chose. – Je te rappelle… Moi aussi.

Moi aussi. Le mal est fait. Ni lui ni moi ne pouvons ignorer qu’elle a sûrement ponctué sa phrase d’un petit mot tendre. Lui a-t-elle dit « je t’aime » ? « Tu me manques » ? Tout s’embrouille dans ma tête, et je sens les larmes monter. Il raccroche, ôte ses écouteurs blancs. Cette fois le silence est pesant, chacun ressasse les dernières minutes, sauf que lui a un avantage certain sur moi, il a entendu les propos de Jade alors que moi je ne peux que les imaginer. C’est une véritable torture. – Norah…, commence-t-il. Je m’enthousiasme exagérément en voyant la pancarte « Catskills ». Je n’ai jamais été aussi heureuse d’arriver. Il est temps de me réfugier dans ma forteresse, celle où je ne vais pas souffrir, celle où je resterai maîtresse de mes sentiments. Mon cri a le mérite de réveiller l’ensemble des passagers, et Alex abandonne en grognant. – On est tombés comme des souches ! rigole Alice. Franchement j’étais éclatée… – La route nous a bercés, mais je ne serai pas contre un bon lit ! répond Clément en faisant craquer ses articulations. Ça va à l’avant ? – T’as dormi aussi Norah ? lance Alice du fond de la voiture. – Ouais, j’ai juste été réveillée un peu avant vous, c’est tout, Alex était au téléphone. Il me fusille du regard mais je l’ignore. Comme je l’espérais, Tim demande qui a bien pu l’appeler à une heure aussi tardive. Évidemment il doit se douter que Jade a cherché à joindre Alex, et je me fais un plaisir de le lui confirmer. – Ta sœur, je réponds, ce qui me vaut un second regard noir alors qu’il gare la voiture. Ma réponse est accueillie par un lourd silence. – Remettez-vous les gars, c’était juste un coup de fil ! La manœuvre est finie. Je me précipite dehors, j’ai besoin de respirer, de me barrer de là. – Putain ! Norah, attends ! tente Alex en m’attrapant le poignet. Je me retourne vivement, et mon regard furieux le dissuade de continuer dans cette voie. Parfait ! Alors que Maxime sort nos affaires du coffre,

Clément me poursuit et entoure mes épaules de son bras. Il se penche et murmure : – C’est plus compliqué qu’il n’y paraît. Souviens-t’en !

Chapitre 22 Catskills – Ne te retourne pas ! Laisse-le mariner un peu… je le connais, il doit bouillir. Clément resserre son étreinte en souriant, ravi de faire enrager son pote. Je suis exténuée que tout soit si compliqué. Mon ami m’entraîne vers l’énorme chalet en bois. L’intérieur est éclairé, et j’aperçois une femme à la réception. La bâtisse est perdue en pleine nature au milieu de rien. Je ne distingue pas grand-chose d’autre que des troncs d’arbres reconvertis en bancs. Toutes les fenêtres sont décorées de jardinières luxuriantes et audessus de la porte trône une pancarte avec le nom de l’auberge. Friends and Sports. – Ça a l’air sympa ici ! – Grave, il paraît que ce parc est splendide. Bon, sûrement moins que ceux de la côte Est, mais ça sera parfait pour quelques jours. T’as déjà fait de l’escalade ? Il y a une vue incroyable en haut de l’un des pics du coin. Ça mérite le coup d’œil, si tu veux on essayera d’y aller ! Une fois lancé, Clément est infatigable. Je suis persuadée que s’il n’y avait que lui, il serait déjà sur un chemin de rando pour assister au lever du soleil. Je souris en le voyant si enthousiaste. – Clément, je peux te parler deux minutes, l’interpelle Alex. Clément s’arrête et nous encourage à entrer dans l’auberge. Je le regarde inquiète, mais il me fait un clin d’œil rassurant. – Ça va bien se passer ! Je suis un grand gaillard… Il ne me fait pas peur !

Nous entrons dans le chalet. La jeune femme nous sourit amicalement, et Tim s’avance vers elle pour récupérer nos clés. Alex et Clément nous rejoignent au bout de quelques minutes, et étrangement, je ne ressens aucune animosité entre eux, bien au contraire. J’évite le regard d’Alex même si je sens qu’il me fixe, il est hors de question d’avoir une énième discussion silencieuse. Je veux la vérité avec une vraie explication, pas des échanges de regards et de sourires. Alice me tire vers la fenêtre où un gros canapé est installé et me regarde profondément, comme attendant que je parle. – Quoi ? je demande sur la défensive. – À ton avis ? – Alice, je suis fatiguée de tous ces jeux de questions. Dis-moi direct, ça sera plus simple ! – Fais un peu ce dont tu as envie Nono ! J’en ai marre de te voir flipper… Qu’est-ce que tu risques au juste ? – C’est pas si simple, je dis en soupirant. – Bien sûr que si ! Rien de plus simple, laisse-toi aller… Profite ! Écoute, depuis la mort de tes parents, tu n’as plus jamais été la même… Je veux retrouver mon amie, celle qui n’avait peur de rien, qui prenait des risques ! Celle qui vivait et riait. Je sais que tu as vécu des heures sombres, je sais aussi que tu as cru trouver en Paul l’amour, mais tu te voilais la face. Il n’est peut-être pas l’homme de ta vie, continue-t-elle en désignant Alex du menton, sûrement pas même, mais au final, qu’est-ce que tu risques ? – Et si… – Et si rien du tout… Et au pire, si tu tombes, je serai là… j’ai toujours été là Norah ! Merde quoi ! Depuis qu’on a l’âge de rouler des pelles, j’ai toujours été là quand un de ces stupides garçons nous faisait miroiter le bonheur… Nous étions là, moi et ta mère… Elle n’est plus là, mais moi si… Et tu sais aussi bien que moi qu’elle aurait détesté que tu te recroquevilles sur toi. Elle n’aurait pas voulu te voir aussi craintive, surtout face à l’amour. Alors fonce ! Juste fonce… on s’occupera des conséquences après ! Sa déclaration me donne les larmes aux yeux. Je n’ai pas le temps de lui répondre car les garçons arrivent. Clément fait tourner trois jeux de clés autour de son index et me fait signe de me décaler pour lui laisser une place, seulement Tim est plus rapide et s’incruste entre nous.

– Merde mec ! Zen ! On ne va pas te piquer ta meuf ! Bon, dit-il en s’asseyant sur la table basse face à nous, on a les clés, on a trois chambres. Les filles, voilà la vôtre ! Tim, Arnaud, Max, prenez la grande, moi je vais me mettre avec Alex. Alice bougonne. La répartition ne lui convient pas, elle aurait préféré dormir avec Tim mais les chambres sont non mixtes. – Sinon, Tim et moi prenons la chambre de deux, et un garçon se dévoue pour dormir avec Norah ! Clément ? ALEX ? Un volontaire ? – Alice, je grogne, arrête tes conneries. Allons-y ! TOUT DE SUITE ! Je suis crevée et je voudrais bien prendre une douche… Tu retrouveras Tim demain, il ne va pas s’envoler dans la nuit, ne t’inquiète pas ! Je me lève et attrape de force mon amie, lovée dans les bras de son amoureux. – Ne fais pas la gamine, en route ! j’ordonne. Elle se tourne vers lui et l’embrasse comme si c’était la dernière fois qu’ils se voyaient. – Bon sang, trouvez-vous une chambre ! se moque Arnaud. Tim se redresse et lui assigne un coup de poing dans l’épaule en l’insultant. C’est sur cette note joyeuse que les garçons nous souhaitent bonne nuit, sauf Alex, mais finalement ce n’est pas vraiment une surprise. Un pas en avant, vingt en arrière. La chambre est décorée simplement, dans les tons beiges. Un grand lit double avec au moins quatre gros oreillers moelleux occupe les trois quarts de la pièce et dans le fond une petite salle de bains refaite à neuf parfait l’endroit. Le voilage de la fenêtre volette légèrement. Je m’approche pour découvrir la vue mais les alentours sont plongés dans une profonde obscurité. Loin des lumières de la ville, il fait toujours nuit noire. C’est à la fois angoissant et excitant. Je hume l’air du soir et je sais à cet instant que je vais apprécier notre séjour dans cet endroit. L’ambiance est calme et sereine, exactement ce dont j’avais besoin. En levant les yeux vers le ciel je vois un océan d’étoiles et j’ai l’impression de découvrir l’infini du monde. Je regrette de n’avoir personne avec qui partager ce merveilleux moment. Alice pianote sur son téléphone, et je suppose qu’elle prévient déjà les garçons de son arrivée imminente. Les pauvres ! – Norah, j’y vais… – Alice ! je râle alors que je range nos affaires dans la petite armoire.

Elle me fixe en faisant la moue, bien décidée à me convaincre qu’une nuit auprès de Tim est indispensable à son bien-être. – Mais vous n’allez même pas avoir assez de place ! – Laisse-moi le lit et va dormir avec les garçons, rit-elle. Ils seront ravis ! – Même pas en rêve ! je glousse en me déshabillant. Peu importe mes arguments, Alice a décidé d’y aller et elle ira, je la connais, mais je la titille juste pour l’embêter, en jouant sur la corde sensible. – Moi qui voulais parler à ma meilleure amie, passer un peu de temps avec elle ! – Je reste juste si c’est pour parler d’Alex, ajoute-t-elle en haussant un sourcil. Je grogne et me débarrasse de mon jean. Je suis maintenant en sousvêtements, prête à filer sous une douche bouillante. La dernière chose dont j’ai envie c’est de parler de lui et même si je ne suis pas restée insensible aux propos de ma meilleure amie tout à l’heure, il est encore trop tôt pour lui avouer mes sentiments. J’ai besoin de ressasser avant d’envisager de me laisser aller. – Dire qu’il suffit d’un homme pour que ma meilleure amie m’abandonne ! je dis faussement outrée. – Je n’ai qu’une vie ! De toute façon, je ne vais pas te manquer… La nuit tu dors, alors bon, que je sois là ou ailleurs, ça n’a pas beaucoup d’importance ! Je souris, vaincue. Quel numéro ! Je l’adore ! – Comme tu veux ! File le retrouver ! N’oublie pas de prendre ton pyjama, je dis en me dirigeant vers la salle de bains. – Mon « pyjama » ? répond-elle innocente. Je n’ai besoin de rien, je vais juste… – Oooohhh, je l’arrête, je ne veux rien savoir ! N’oublie pas d’emporter ta brosse à dents et une culotte, et surtout n’oublie pas que vous n’êtes pas seuls ! je la taquine. Mon amie touche sa poitrine de façon très suggestive, et je lui ordonne de sortir. Elle éclate de rire et ouvre la porte pour déguerpir. – Ferme à clé derrière moi ! On ne sait jamais ce qui peut arriver !

Je finis de me déshabiller dans la salle de bains et envoie valser mon soutien-gorge et ma culotte. Au moment où j’allume l’eau, j’entends des coups résonner contre la porte. J’attrape la serviette et reviens sur mes pas, amusée. – Je t’avais bien dit que tu aurais besoin de ta culotte ! je piaille en ouvrant la porte d’un coup sec. Merde. Alex. Le monde s’évanouit lorsque je sens son regard glisser sur mon corps. Il balaye des yeux mon visage, mon cou, ma poitrine, puis sans gêne ses yeux descendent sur mes jambes nues. Sa caresse invisible embrase mon corps qui anticipe la façon dont il pourrait me toucher. Il faut dire que je suis seulement vêtue d’une serviette blanche très courte qui ne cache pas grand-chose. Mon Dieu, je sens mes joues rosir. – Je croyais que c’était Alice, je bégaye en resserrant fermement le haut de ma serviette. Tu voulais quelque chose ? J’essaye d’adopter un ton détendu, mais c’est tout l’inverse qui tempête en moi, et en voyant Alex si obstiné à la porte de ma chambre, j’ai un inconsolable sentiment de gâchis. Comme à son habitude, il reste immobile et silencieux. Agacée, je commence à fermer la porte. Sa réaction est immédiate et, d’un geste ferme, presque colérique, il la rouvre avec son bras. Il n’entre pas pour autant, ce qui me surprend légèrement. – Alex… Je voudrais aller me doucher puis me coucher alors s’il te plaît, abrège, dis-moi ce que tu as à me dire et va-t’en ! Et puis entre, je ne suis pas sûre que notre conversation intéresse le reste de l’étage. Il passe ses bras au-dessus de sa tête et attrape le chambranle de la porte. Son corps se balance doucement comme s’il hésitait, non, pire, comme s’il luttait pour ne pas entrer. Son téléphone émet un léger bip, je me crispe, et ma colère resurgit instantanément. – Oh ! on dirait que Jade cherche à te joindre ! je crache, jalouse et blessée. Pour toute réponse, il sort son téléphone, et sans me quitter des yeux, l’éteint complètement. L’écran devient noir, et il le remet dans sa poche. – En fait je ne peux pas entrer, avoue-t-il, car si je le fais, je vais t’embrasser et je pense que ce n’est clairement pas ce dont tu as envie… Je sais aussi que si je commence, je ne pourrai pas m’arrêter et que je n’aurai pas envie de quitter cette chambre de la nuit.

Cette voix… J’ai la chair de poule. Ma réaction épidermique ne lui échappe pas. Un sourire lascif et irrésistible retrousse ses lèvres. Il fait un pas en avant. Mon cœur bat vite et fort, résonne dans mes tympans. Comment peut-il parvenir à me faire chavirer aussi intensément ? – Je veux juste savoir qui est cette femme pour toi, j’arrive péniblement à articuler. Il s’approche, et son parfum m’enivre. La voix d’Alice résonne dans ma tête, m’ordonnant de me laisser aller, de me jeter à l’eau. Nous ne sommes plus qu’à quelques centimètres, et un combat fait rage en moi. Ce mec se joue de moi constamment, il cache un truc pas clair, et je ne veux pas souffrir. – Norah, chuchote-t-il doucement. J’ai vraiment envie de t’embrasser… Pas juste un peu, mais comme si c’était vital… je veux te sentir dans mes bras, m’abandonner, et tout oublier. – Mais oublier quoi ? je murmure désespérément. – Tu n’as jamais eu cette sensation que tout t’échappe et que quelle que soit ta décision des gens souffriront ? La suite reste en suspens comme une vilaine épée de Damoclès audessus de ma tête. Son souffle me caresse, m’enveloppe. – Explique-moi…, je le supplie doucement. Je peux comprendre, j’en suis sûre… Qu’est-ce que tu cherches tant à oublier ? Pendant quelques secondes, il ne dit rien et se contente de poser son front contre le mien. Son geste est inoffensif, tendre, mon cœur chavire. Incapable de trouver la volonté de le repousser, je ferme les yeux, touchée par le profond désespoir de ses paroles, et je me concentre sur les battements irréguliers de mon cœur. – Ma promesse, finit-il par avouer.

Chapitre 23 Les premiers rayons du soleil me tirent délicatement du sommeil. Je cligne plusieurs fois des yeux, essayant de rassembler mes souvenirs de la veille. Il est à peine 7 heures, mais je ne me sens pas fatiguée. Le lit douillet doit y être pour quelque chose ! C’est agréable de retrouver le confort d’une vraie maison. Ici, tout est propre et sent bon, il y a même des sachets de lavande dispersés à droite, à gauche. Why not? Le voilage blanc se soulève pour laisser entrevoir un ciel bleu immaculé au-dessus de la cime des grands arbres du parc. Je souris en entendant un oiseau piailler sur le rebord de la fenêtre, bientôt rejoint par son acolyte. Je me mets à gamberger et, pour éviter de sombrer dans un tourbillon de pensées mélancoliques, me lève rapidement et file sous la douche. Après le départ d’Alex hier soir, je me suis glissée dans mon lit et j’ai sombré dans un sommeil profond. Il n’avait rien dit de plus au sujet de cette « promesse », et j’étais restée l’estomac noué, des montagnes de questions en tête. J’avais un mauvais pressentiment. J’attendais qu’il s’explique, il attendait de moi que je lâche prise. J’avais reculé doucement, saisie d’horreur, lorsque j’avais compris. Même s’il ne disait rien, son attitude était évidente, cette Jade était forcément sa copine, ou en tout cas ses désirs passaient avant tout. J’avais retenu mes larmes avec difficulté et lui avais demandé de partir. Je ne voulais pas être l’autre, la seconde, la maîtresse. À son tour, il avait fait deux pas en arrière sans me lâcher des yeux puis, en colère, mauvais, avait lancé :

– Tu sais Norah, un jour tu apprendras peut-être ce que veut dire le mot VIVRE ! Pour le moment, tu ressembles à une petite chose enfermée dans une enveloppe étriquée, qui cherche à faire le moins de vagues et le moins de bruit possible… Arrête d’attendre que les autres décident à ta place ! – C’est un peu ironique venant de quelqu’un qui est prisonnier d’une promesse. – Tu es en train de me juger ? Je ne pensais pas que tu étais ce genre de filles, mais très bien, quelque part tu me facilites la tâche. « Ce genre de filles », « petite chose enfermée », « apprendre à vivre » ? Connard ! Avant que je puisse répliquer quoi que ce soit, il avait claqué la porte violemment. Sous la douche, j’essaye de me recentrer. Je ne suis pour rien dans son attitude, je ne suis pas la responsable de ce chaos, comme il le laisse sousentendre. D’accord, la mort de mes parents m’a fait perdre ma confiance en moi, mais moi au moins je suis sincère. Lui il est lâche, il se planque, il n’assume rien, et en plus je me fais engueuler ? J’ai très bien compris qu’il était en couple avec cette Jade et peu importe le statut officiel ou non de cette relation, j’ai un minimum de fierté. Je me croise dans le miroir embué. Ces derniers temps, il m’est souvent arrivé de ne pas me reconnaître dans mon reflet. Pas physiquement bien sûr. Ça concerne plutôt la lueur dans mes yeux. Elle est devenue différente et bien trop dépendante de ma relation avec Alex. Je suis constamment suspendue à ses lèvres, attendant le moindre geste de sa part, me contentant des miettes qu’il veut bien daigner me distribuer. Un rictus, je prends. Un clin d’œil, je souris bêtement. Un compliment, mon cœur s’emballe. Une remarque, je me recroqueville. Ça suffit merde ! J’essaye de refouler la colère qui gronde. Il est hors de question de me gâcher la journée. Profiter. Juste profiter. Quelques minutes plus tard, je lace soigneusement mes chaussures de rando, comme me l’a appris patiemment Clément. Qui aurait cru qu’il y avait une technique spécifique pour attacher ses chaussures et éviter de se tordre la cheville ?! Je sors sans avoir rencontré âme qui vive. Les mains sur les hanches, je respire à pleins poumons le bon air pur. J’aime ces odeurs de campagne, de bois, de fleurs et de rosée. Les hautes herbes humides me chatouillent les

genoux. Avant j’aurais détesté cette sensation, mais à cet instant précis, j’ai juste envie de courir et de rire. Je marche un long moment, m’enivrant du somptueux panorama dégradé de verts, encore sublimé par le chant de centaines d’oiseaux. Je frôle des fleurs, la douceur de leurs pétales me chatouille les doigts. J’en cueille une et la fixe derrière mon oreille, clin d’œil à ma mère incapable de se balader sans se confectionner un énorme bouquet de fleurs des champs. Tout est si paisible que mes soucis semblent s’envoler, pris dans une valse lente avec les papillons. En arrivant de nuit, je n’ai pas pu contempler le paysage époustouflant. L’hôtel est niché au milieu d’un cirque, une forêt s’étend de part et d’autre à perte de vue. Lorsque je me retourne, la maison est devenue minuscule. Il n’y a que Clément pour pouvoir trouver un coin aussi spectaculaire ! Malgré ma solitude et mon faible sens de l’orientation, je m’enfonce un peu plus loin dans la forêt avant de découvrir un ruisseau. Le coin n’a rien à envier aux descriptions des contes de fées. Des fleurs multicolores de chaque côté de la rive, des petites pierres couvertes de mousse et surtout la douce mélodie de l’eau qui court. Attirée comme un aimant par la clarté de l’eau, je m’accroupis et trempe ma main. Je frissonne en sentant la morsure gelée. La fleur violette coincée derrière mon oreille glisse et devient un bateau improvisé, je la regarde en souriant dévaler à vive allure la rivière. – Ar iou gohouing tou souim? Je sursaute en entendant cette voix inconnue, et cet accent clairement français. Sans me relever, je regarde par-dessus mon épaule et découvre trois garçons en shorts, sweats, sacs à dos. – Je suis française, je dis en riant. – Tu vois ! Je te l’avais dit ! C’était sûr… – Alors tu as dans l’idée de te baigner ? – Bien sûr que non ! Elle est gelée ! – Ouais, elle vient de là-haut, me renseigne celui qui se tient le plus près de moi. Et plus bas, ce ruisseau devient une rivière impressionnante, on peut même faire du rafting. – T’es toute seule ? Je tourne la tête vers le deuxième garçon. Je le détaille rapidement. Il est plutôt mignon et a un sourire sympa… jusqu’au moment où il lance un caillou qui m’éclabousse.

– Eh ! je râle pour la forme. Vous revenez d’où ? je demande essayant d’apercevoir un chemin de randonnée qui m’aurait échappé. – On a été faire du repérage, et là on rentre. Toi aussi tu es à l’auberge ? J’acquiesce et me redresse, m’approche d’eux et leur tends la main. – Norah, je me présente. – Ethan, et voici Ben et Aurélien. – Enchantée ! Nous décidons de rentrer ensemble et papotons de tout et de rien sur le trajet. Lorsque nous entrons, une délicieuse odeur de viennoiseries et de pain grillé nous chatouille les narines. Les garçons me proposent de prendre le petit déj’ en leur compagnie. Je repère immédiatement Alice, Tim et Alex, installés dans des canapés autour d’une table basse, alors je leur propose plutôt de se joindre à nous. J’essaye d’ignorer Alex mais je sais qu’il me fixe, il a suffi d’une seconde pour que nos regards s’accrochent. – Salut tout le monde ! Je vous présente Ben, Aurélien et Ethan. Je les ai rencontrés un peu plus loin dans la forêt. Les autres dorment encore ? Alice roule des yeux, et sa tête est hilarante. Elle a la bouche légèrement entrouverte, signe qu’elle est surprise de ma découverte. Il faut dire qu’on a rarement l’habitude d’aller se balader dans la nature et de ramener trois spécimens de ce style. Je me retiens de rire et m’assieds dans un fauteuil à la droite d’Alex. Alice n’en perd pas une miette et, fidèle à elle-même, les mitraille de questions. En un rien de temps, nous apprenons qu’ils sont arrivés il y a trois semaines, qu’ils ont vingt-trois ans, sont originaires de Paris et se sont rencontrés à l’ESTP. Ils viennent d’obtenir leurs diplômes d’ingénieurs et s’octroient un mois de vacances avant de se lancer dans le monde du travail. Ils nous posent également quelques questions. Alex se fait un plaisir d’être distant, pour ne pas dire désagréable. Je me passe de commentaires, je connais maintenant sa façon de procéder, il cherche à me pousser à bout. Ethan, à qui la légère tension n’a pas échappé, prend un malin plaisir à me parler et me sourire tout en lançant des regards appuyés à Alex. Alice pouffe à plusieurs reprises, quant à Tim il fait l’autruche et ignore la réaction stupide de son pote. – Vous aussi, vous êtes là pour la compét ? – Non, pas du tout ! Une compét ? C’est quoi ? Raconte, je l’encourage, intéressée.

– Oh ! J’aurais juré que si en vous voyant, dit Ethan en fixant Tim et Alex, vous n’êtes peut-être pas aussi sportifs que vous en avez l’air ! – Alors explique ! je réplique pour stopper le combat de coqs qui se profile. – C’est une compétition qui collecte des fonds pour une association en faveur des orphelins. C’est soutenu par l’État de New York qui triple le don pour chaque inscription. C’est plutôt cool comme cause. – Nous, ça fait trois ans qu’on participe, enchaîne Ben. Le trek dure quarante-huit heures et tout est prévu dans les moindres détails. Quand tu t’inscris, on te file une tente, une carte, une boussole, une corde et un sac à dos de bouffe, comme ça tous les participants ont exactement les mêmes chances de départ. Ah ouais, et aussi tu n’as le droit d’emporter ni fringues ni duvet. – Pas de fringues ? s’insurge Alice. – Une corde ? je rebondis en même temps. – Ouais, il y a de l’escalade, pas mal de marche et une session nage pour les plus motivés. T’as une vue sympa du Slide Mountain, il faut grimper tout en haut, l’arrivée est de l’autre côté du versant. Franchement c’est super ambiance, tous les ans on revient exprès ! – Et on gagne quoi ? – Pourquoi t’es intéressée ? – Oui, pourquoi pas ! je me défends vexée. Alex éclate de rire comme si rien que m’imaginer dans ce genre d’aventures était totalement ridicule. Pauvre con ignorant ! Il se trouve que la cause de la compétition me tient à cœur, et je prends ce hasard comme un signe du destin. Alex se lève et nous laisse en plan, je le suis des yeux, le visage crispé de rage. – Il est agréable votre pote ! blague Ethan. Aucune envie d’avoir cette conversation. – Je reviens, je vais me servir mon petit déj’ ! – Ouais, vas-y ! Tu verras, il y a de la brioche faite maison, ramènes-en c’est une tuerie, réclame Alice. Et attends, viens voir ! Sens ça ! Je me penche, le nez pratiquement dans son mug. Oh ! comment est-ce possible ? Elle me fait un clin d’œil, et je m’empresse d’aller chercher un thé groseille-mandarine, mon préféré. C’est comme la lavande, ce n’est pas

une exclusivité française, mais quand même, je n’aurais jamais cru en boire ici ! Quelques minutes plus tard, je suis confortablement installée, une tasse fumante dans les mains et une assiette pleine de brioches au sucre devant moi. La table est couverte de nourriture, les garçons ont fait une razzia au buffet. Clément a fait son apparition, en revanche Alex a définitivement disparu de la circulation. Clément est resté plutôt évasif lorsque Alice lui a demandé s’il l’avait croisé, lui expliquant qu’il nous avait quittés plutôt fâché. – On gagne quoi au fait ? Vous nous avez toujours pas dit ! je reprends. À cet instant, Alex réapparaît, s’assied à côté de moi et hoche discrètement la tête à l’attention de son pote. – Une semaine tous frais payés à l’auberge avec les activités du coin incluses, autant te dire que ça vaut vraiment le coup ! – Putain, ça donne presque envie de s’inscrire ! réplique Alex qui a retrouvé l’usage de sa voix. – Il n’est pas trop tard ! raille Ethan. – C’est fait. – Ah ouais ? Et qui est ton binôme ? le défie ce dernier. Il se tait un moment. Je tourne la tête vers lui, intriguée. Mon cœur bat à toute vitesse, certainement à cause d’un vilain pressentiment, et quand enfin il répond, je manque de m’étouffer. – Norah.

Chapitre 24 Tout se passe au ralenti, les bruits se mixent autour de moi en un brouhaha désagréable, je n’entends bientôt plus rien. Je reporte mon attention sur Alice, je sais qu’elle me parle car je vois ses lèvres bouger, mais aucun son ne parvient à mes oreilles. Tim fixe Alex, visiblement agacé par la tournure des événements, et Clément sourit. Alex ne me prête pas la moindre attention, il a un petit sourire en coin et défie Ethan du regard. Soudain ma bulle éclate, et toutes les paroles surgissent d’un coup à mes oreilles. Mon cœur bat très vite. Je suis son binôme ? C’est une plaisanterie ! Je vais passer deux jours avec lui. Seule. Oh, mon Dieu, seule ! Impossible. Une nuit avec lui dans une tente, perdue au milieu de la nature… Comment vais-je pouvoir résister ? – C’est marrant, ton binôme n’a pas franchement l’air au courant ! Il hausse les épaules comme si cela n’avait aucune importance. – T’es obligée de rien Norah, lance Tim en serrant les dents, et en fusillant Alex du regard. Ne pense pas que tu n’as pas le choix ! Alex fait son malin, mais on sait bien lui et moi que c’est une sacrée connerie ! Un sourire ironique m’étire les lèvres. Je sais que sa remarque n’est pas innocente. Il doit penser à sa sœur et pressentir que c’est réellement un mauvais plan. Il n’a pas tort, c’est effectivement une idée désastreuse, pourtant, je ne peux pas m’empêcher d’être fière, flattée qu’il veuille s’engager dans cette épreuve avec moi. – Je ne pense pas que Norah revienne sur cette décision, notre inscription a permis de faire un don de 300 dollars à l’asso. Elle n’est clairement pas le genre de filles à retirer cet argent…

M’a-t-il entendue discuter dans la voiture avec Clément ? Une chose est sûre, il a raison, même si son arrogance me sidère, je ne suis clairement pas le genre de filles à refuser d’aider des enfants. – Putain, mec ! Qu’est-ce que tu fous, sérieux ? Tu trouves ça réglo ? – « Réglo » ? crache Alex. L’effet que produit le mot « réglo » dans la bouche d’Alex est très curieux. Comme si ce tout petit mot renfermait à lui seul une histoire glauque. Tim a du mal à contenir sa fureur, Alice lui caresse la cuisse, mais son geste ne l’apaise pas, il serre les dents et lance des regards courroucés à Alex. Clément essaye de calmer les esprits, mais rien n’y fait, Alex l’ignore et se tourne vers moi. Enfin il me fixe. Je suis foutue. Une nouvelle fois le monde s’évanouit autour. Je reste concentrée sur son visage. J’ai à la fois envie de lui mettre une claque et de lui caresser la joue, et dans les deux cas de finir de la même façon, par un baiser. Complètement absurde, je l’admets, mais pourtant c’est exactement ce que je ressens. – Alors ? finit-il par demander. Sa voix est dure, son air obstiné resurgit. Je ne suis pas à l’aise avec l’influence qu’il a déjà sur moi. D’un côté j’aime sa façon de me brutaliser, de me pousser dans mes retranchements, de toujours en attendre plus de moi. Il révèle mon côté aventurière. À son contact, j’ai soif de nouveau, j’ai soif de vivre. Je ne peux pas nier que depuis notre rencontre, j’ai évolué. J’essaye de maîtriser ma voix lorsque je prends enfin la parole, malheureusement mon effet loupe totalement, et c’est en bégayant à moitié que j’accepte. Alex adresse un sourire victorieux à Ethan qui semble dire : « Tu vois ! » – Je peux te parler cinq minutes ? Tim n’attend même pas qu’Alex réponde et sort. Ce dernier lui emboîte le pas. Je ne peux pas m’empêcher de les suivre des yeux. Par la fenêtre, j’ai une vue directe sur leur petit manège. Tim fait les cent pas et s’agite dans tous les sens, parlant en continu. Alex est impassible, mains dans les poches de son short beige, tête baissée. Soudain, il se redresse et pointe son ami du doigt. Les rôles viennent de s’inverser. Je ne sais pas ce que Tim a balancé mais ça a clairement réveillé le démon qui dort en Alex. Il s’approche de lui, et son index tape sur son torse. Son ami ne baisse pas les yeux, ils se défient pendant de longues secondes, puis Tim acquiesce d’un simple signe du menton, vaincu.

– Vous êtes un peu à l’arrache pour vos repérages du coup ! Norah, en tous les cas, bienvenue dans la course et surtout bon courage ! Que le meilleur gagne ! – Quels repérages ? On doit faire des repérages ? je demande inquiète en détournant mon attention de l’extérieur. – Tu verras, ils vont vous donner une carte avec votre propre parcours. Pour gérer le flux des participants, ils nous font partir à des horaires décalés, et l’itinéraire de chaque équipe diffère légèrement, même s’il est plus que probable que vous croisiez des gens pendant les quarante-huit heures. Misère. L’excitation et la soif d’aventure que j’ai ressenties à l’annonce d’Alex redescendent comme un soufflet. Je ne suis pas une grande sportive, j’ai un sens de l’orientation déplorable et s’il arrive quoi que ce soit, j’ai bien peur que survivre de nuit en pleine nature ne soit pas vraiment une partie de plaisir. Ethan et ses amis me regardent en riant, bien conscients que je ne suis pas une rivale très menaçante. – Tu ne seras pas toute seule, Alex sera là ! ajoute Clément à qui mon trouble n’a pas échappé. Être seule avec Alex est justement sans doute ce qui m’inquiète le plus, mais je m’abstiens et me contente de sourire. – Alice ! Tu devrais aller voir Tim. La voix d’Alex est ferme. Elle ne se fait pas prier et court en direction de son copain qui s’est éloigné et marche vers la forêt. – Qu’est-ce qui se passe ? – Rien qui te concerne ! me répond-il du tac au tac. Je fulmine, furieuse. Tu veux faire le malin ? On va jouer ! J’use de la bonne vieille méthode qui marche à tous les coups : – Vous faites quoi les gars aujourd’hui ? Ça me ferait plaisir qu’on se balade ensemble. Alex me fusille et lâche d’une voix furieuse : – On se voit demain matin, départ 6 heures, j’ai déjà récupéré le sac. Il est dans ma chambre. Ne sois pas en retard ! Puis sans rien ajouter, il quitte la salle à manger. Merveilleux ! Mon plan a totalement foiré, Alex a fui, et les garçons, probablement lassés par notre jeu, ont déguerpi. Je me retrouve seule avec Clément. Il m’observe, j’ai l’impression qu’il a envie de dire quelque chose,

mais qu’il hésite, alors je l’encourage. Je ne suis plus à une vérité désagréable près. – Dis-moi ce que tu as à me dire, ça sera fait ! Il se frotte le visage, visiblement tiraillé par des sentiments contradictoires. – Je pense que c’est important que tu le saches. Alex n’est plus avec Jade…

Chapitre 25 Qu’est-ce que c’est que cette foutue promesse alors ? Pourquoi cette Jade l’appelle-t-elle en permanence s’ils ne sortent même plus ensemble et que vient faire Tim dans cette histoire ? J’avais essayé de tirer les vers du nez de Clément, mais il n’avait rien voulu lâcher de plus que cette phrase, qui n’a fait qu’en ajouter à ma confusion : – Quoi qu’il se passe, quoi qu’Alex tente, n’oublie pas qu’il n’est pas en couple. Il avait dû sentir que j’allais le harceler. Pour me faire abandonner cette discussion, il m’avait proposé d’aller faire du rafting, mais j’avais décliné. Je voulais trouver Alex et avoir une explication avec lui, il fallait que les choses soient clarifiées avant notre départ. Le temps était compté, et je savais que la tâche allait être fastidieuse. J’avais écumé tous les recoins de l’hôtel, mais il n’était nulle part, et ça m’avait rendue furieuse. Pour me calmer, j’étais retournée dans ma chambre et je m’étais allongée. Inutile. Une demi-heure plus tard, j’avais réalisé que je n’étais pas allée voir au terrain de basket. J’étais donc redescendue, bien décidée à le trouver, mais c’est sur Ethan que j’étais tombée. Il comatait dans l’herbe, en feuilletant un magazine sportif, et m’avait proposé de me joindre à lui. Sur le coup, cela m’avait paru être une bonne idée. Je suis maintenant assise dans l’herbe. Sa tête repose sur mes jambes, et il a les yeux fermés. Je ne me sens pas maligne du tout. Je surveille d’un œil inquiet les alentours. Les encouragements d’Alice et la révélation de Clément ont tout changé, et j’ai l’impression qu’une partie de moi est enfin prête à évoluer : me jeter à l’eau devient tentant, surtout avec Alex. En pensant à lui, mon estomac se tord, et un sourire idiot flotte sur mon visage.

Maintenant que je sais qu’il est célibataire, j’ai très envie de percer son mystère. Ethan remue, et j’en profite pour essayer de me dégager discrètement. Malheureusement, j’écope d’un très mauvais timing et je vois mes amis arriver. Merde. J’imagine très bien ce à quoi nous devons ressembler de loin. Alice arque un sourcil curieux en me voyant, et Alex s’arrête net de marcher. Je me dépêche de me relever, frotte mes jambes et lisse mon short en m’excusant platement auprès d’Ethan, à présent totalement réveillé. Je pars à leur rencontre, le cœur battant, réfléchissant déjà à ce que je vais bien pouvoir leur dire, lui dire. – Tu faisais quoi ? me demande Alice en se décalant pour observer Ethan. – Rien, rien. Nous étions juste en train de discuter et… – Euh ! Il était allongé sur toi ! Et par là, je veux pas dire juste un peu… Sa tête était carrément sur tes cuisses, et tu es en short, donc sur ta peau ! – Merci pour la précision ! je grogne. Je lui servais simplement d’oreiller mais… – On s’en tape en fait ! lâche Alex. On bouge, on va être à la bourre après. Je lui jette un regard noir, mais il ne paraît pas impressionné le moins du monde. Je remarque qu’ils tiennent tous une serviette de plage et une rame à la main. – Vous allez où ? – On va un peu plus bas faire du rafting ! Clément a réservé un bateau pour deux heures… Ça va être terrible, j’en ai jamais fait et en plus avec cette chaleur, s’éclabousser va être génial. – Oh, super ! Vous m’attendez ? Je vais chercher ma serviette, j’en ai juste pour cinq minutes. – Désolé, tu ne peux pas venir, c’est pour six ! me coupe Alex. Sa remarque me cingle le visage comme une claque. Étourdie par son ton sec, rejetée, je sens les larmes me monter aux yeux, mais je me dépêche de les ravaler. – Ah, oui, oui, bien sûr ! je bégaye encore sous le coup du choc. Le reste du groupe est visiblement gêné. Alice danse d’un pied sur l’autre et me regarde peinée. Je lui fais un petit sourire pour la rassurer,

mais le cœur n’y est pas. Mon esprit tourne à plein régime pour trouver une porte de sortie et essayer d’atténuer un peu l’humiliation. – Je suis désolé Norah, tout à l’heure, tu as dit que tu ne voulais pas en faire lorsque je t’ai proposé, se justifie Clément. Du coup j’ai pris un bateau pour six, mais avec un peu de chance, on doit pouvoir changer et prendre un pour huit. Je n’aurai qu’à me mettre derrière et je gérerai les deux côtés. – Non, non, pas de problème. Je… Tu as raison, ça ne me disait trop rien tout à l’heure ! C’est ma faute, et de toute façon, j’avais oublié, j’ai un truc à faire, je brode en désignant une direction opposée à la rivière. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Je serre les poings et ravale l’énorme boule qui enfle dans ma gorge. Alice me regarde avec de grands yeux humides. Elle va finir par me faire craquer. Résister. – Vas-y Alice, ne t’inquiète pas, je t’ai dit, j’ai plein de trucs à faire. – Alors parfait ! réplique Alex en me contournant. Je baisse la tête, une larme roule sur ma joue, que je cache obstinément. Plutôt mourir plutôt qu’il la voie. – Amusez-vous bien ! Tu me raconteras, je dis à Alice. J’hérite d’une caresse amicale de la part de chacun, je me force à sourire. Même si personne n’est dupe, je ne veux pas gâcher leur bonne humeur. Une fois qu’ils sont tous partis, je me mets à courir et laisse les larmes dévaler sans la moindre retenue. Je m’effondre sur mon lit et pleure longtemps. Quel sale type ! Comment ai-je pu le laisser m’embrasser, me toucher ? Comment ? Je ne trouve aucun motif valable pour excuser sa méchanceté, et finalement son attitude me conforte dans mon idée de base. Lâcher prise n’est vraiment pas pour moi. Je suis seule. Personne pour me rattraper, personne pour me consoler, pas même Alice à qui je ne peux pourtant rien reprocher. C’est évident : pour ne pas souffrir, il suffit de ne pas s’ouvrir. Le peu que j’ai donné à Alex est déjà bien au-delà de ce qu’il mérite. Après avoir traîné à la réception et lu tous les prospectus, je décide sur un coup de tête de tenter la tyrolienne. Se lancer dans le vide est un clin d’œil amusant à ma situation actuelle ! Alors qu’avant, parler au type de

l’accueil en anglais m’aurait totalement inhibée, je me rends compte que je suis maintenant tout à fait capable de me faire comprendre. – It’s made for two but if you wanna try the swing alone, no problem. Up to you! Toute seule. Oui, je vais le faire toute seule, j’en suis parfaitement capable. J’en ai ras le bol de m’apitoyer sur mon sort. Je n’ai pas besoin de quelqu’un pour m’épanouir. À la mort de mes parents, alors que j’étais seule dans notre appartement, j’ai eu une horrible crise de panique. Mon cœur s’est emballé, et je me suis mise à trembler comme une feuille. Au début j’étais seulement oppressée et j’ai pensé que ça allait passer, mais au fur et à mesure, j’étouffais, je suffoquais, paralysée par le chagrin et la peur. Je m’étais recroquevillée dans un coin de ma chambre, terrifiée à l’idée de mourir, puis Alice m’avait trouvée. Depuis ce jour, je ne suis plus jamais restée seule. J’ai d’abord emménagé chez elle et, lorsque Paul est entré dans ma vie, j’ai troqué ma colloc à Montreuil contre une maison bourgeoise à Vincennes. Il est temps d’avancer et de se bouger ! Alex a beau être un connard, il m’aura au moins appris malgré lui à ne pas avoir peur d’essayer. C’est tellement frustrant de penser que celui qui m’a aidée ne vaut rien. – Alone, no problem, that will be perfect. Just, please, can I leave a note to my friend? She doesn’t know where I am, I don’t want her to worry. – Is she in the group of six? En entendant ce chiffre, mon cœur se met à battre plus vite et le sentiment de rejet réapparaît violemment. – No problem! They’ll stop by the reception to give me the paddles, I’ll tell her then. They shouldn’t be long anyway, they’ve gone for almost two hours. Come to think of it, are you Alex’s teammate? Surprise par sa question, je me contente de hocher la tête. – Seriously you rock! We hardly ever have couples here and in general we mostly get all male-teams. I find it cool that you’re taking part in this. La seule chose que je retiens c’est le mot couple, mais je m’abstiens de tout commentaire. J’attrape avec un petit sourire crispé un des bracelets vert fluo qui atteste que j’ai réglé la prestation.

Je contourne volontairement le ponton d’arrivée du rafting. Au loin, j’entends des rires et des cris, je les imagine s’amuser et j’accélère le pas tête baissée. Lorsque j’arrive au pied de la tyrolienne, je me sens toute petite et très intimidée. En lisant les informations sur le prospectus (1 880 mètres, 155 mètres de dénivelé), je ne m’étais pas rendu compte que ça serait aussi impressionnant. La balançoire passe devant moi dans un concert de hurlements, et je déglutis, mon pouls bourdonne dans mes tympans, et mes jambes flageolent. Tu peux le faire, Norah ! Je dois le faire ! Je montre mon bracelet au type qui me sourit largement et je grimpe à l’échelle. La montée me paraît durer une éternité, et mon aventure manque de tourner court lorsque j’ai la mauvaise idée de regarder en bas. Le mec qui n’était pourtant pas gringalet me paraît minuscule. Dans quelle galère me suis-je encore mise ? En arrivant en haut, sur la plate-forme, je suis soulagée de constater qu’il y a six personnes devant moi, j’ai un peu de temps pour me calmer. Après cela, il faudra faire preuve de courage. J’observe le dernier couple s’installer dans la balançoire. La fille inquiète s’assied devant, confortablement calée dans les bras de son copain. Il lui embrasse tendrement la joue, et ils se jettent sans plus de cérémonie. Oh, merde ! Ça va vraiment vite, très vite ! Ça y est ! C’est à moi. Je me lève du petit banc en bois et me dirige vers le moniteur, un grand type blond, torse nu, les bras couverts de tatouages. Il me met un casque sur la tête et pose un baudrier à mes pieds. Je glisse mes jambes dedans et il m’aide à le remonter puis à le serrer. Une fois solidement harnachée, je fais un pas vers le départ, mais je recule instantanément. C’est beaucoup trop haut ! Comment est-ce que je vais me sortir de cette merde ? – Are you alone? lance le mono. Incapable de répondre, je hoche la tête et inspire profondément. Pourquoi ne suis-je pas restée à l’hôtel, au calme, à flemmarder dans l’herbe, ou à me promener en forêt ? – Take your time, there’s noboby! Bonne idée ! J’ai juste besoin de me calmer quelques minutes et après je pourrais y aller comme une grande. Le temps passe beaucoup trop vite, et

quand le type me fait signe, je n’ai plus le choix. J’avance doucement, je m’installe comme il me l’a expliqué, il me tient la balançoire, et je m’accroupis. Mes jambes et mes bras tremblent, je respire par petites saccades pour essayer de calmer mon cœur. – Just sit down! Il maintient l’assise, puis se penche pour attacher le mousqueton à mon baudrier. Je ne peux pas croire que je suis vraiment en train de me jeter dans le vide. Si Alice voyait ça, elle n’en reviendrait pas. Moi qui ai peur de tout, je n’aurais jamais cru faire une chose pareille. Déjà sauter de la falaise avec Alex avait été un exploit, mais il était là, et même si j’en avais envie, sa présence m’avait encouragée. Je ferme les yeux et inspire à fond. C’est une belle journée, le ciel est dégagé, il n’y a aucune raison pour que le câble lâche et que je m’écrase. – Ready? Je secoue la tête vigoureusement pour montrer mon aversion. Je ne veux pas y aller, j’ai trop peur. – Wait a minute please, dit-il en s’adressant à un nouvel arrivant. Il se retourne vers moi en me souriant gentiment. Je crois qu’il essaye d’être rassurant mais je suis au bord des larmes, complètement paniquée. Je tourne légèrement la tête, un mec tient sa copine par la main. En les voyant, je ne peux pas m’empêcher d’être déçue et de m’exaspérer à nouveau. Pour toi Norah bon sang ! Uniquement pour TOI ! Je me reprends et redresse les épaules. Soulagé de ne plus avoir à gérer ma crise d’angoisse, le moniteur me répète une dernière fois les consignes de sécurité. Mon cœur bat vite et fort, stimulé par l’adrénaline. – Ready? Je resserre ma prise sur la poignée et me concentre sur le vent qui me balaye le visage. J’essaye de ne penser à rien et surtout oublier que je vais dévaler près de 2 000 mètres à 80 kilomètres-heure. Tout d’un coup c’est trop tard, plus le temps de réfléchir, je donne l’impulsion qui me manquait et je m’élance dans le vide à une vitesse vertigineuse. Je hurle de tout mon être et laisse échapper toutes les émotions accumulées depuis des jours, voire des années. Je suis soûle de sensations, ivre de bonheur, de désir, de peur et de colère. Je finis par ouvrir les yeux, le vent me cingle le visage, j’ai même du mal à ne pas les fermer. L’air

s’engouffre dans mon nez, dans ma bouche, m’empêchant presque de respirer. Je suis ballottée dans tous les sens, mais peu importe, je reste concentrée sur une chose : je l’ai fait. Je crie, non, je hurle, à m’en décrocher la mâchoire. Je ne me suis jamais sentie aussi vivante, aussi libre, aussi moi. Toute seule. Putain, toute seule, sans personne ! Ce sont probablement les deux minutes les plus géniales de toute ma vie, à tel point que lorsque je vois l’arrivée se profiler, je regrette presque que ce soit déjà fini. Je m’encastre violemment dans un énorme pneu, rebondis et me balance pendant de longues secondes en riant aux éclats. Je l’ai fait. – Are you OK? The first jump always produces that! Un type tire le câble et me tend la main pour m’aider. Je ne peux m’empêcher de sourire, ravie de ma prouesse. Alice ne va pas en revenir ! Je me détache et descends de la balançoire, folle de joie. Je manque de trébucher, mes jambes tremblent encore d’avoir eu si peur, j’attrape le garde-corps de sécurité pour éviter de tomber. La tête baissée, les mains sur les genoux, j’inspire doucement, essayant d’apaiser les battements anarchiques de mon cœur. Une fois calmée, je me redresse, c’est la douche froide. Alex se tient devant moi, torse nu, les cheveux humides. Il me fixe comme à son habitude sans rien laisser transparaître. Qu’est-ce qu’il fout là ? Pourquoi vient-il me gâcher mon plaisir ? Dopée par ma descente, me sentant belle et forte, j’envisage un instant d’aller à sa rencontre, de lui balancer ses quatre vérités et lui envoyer une énorme baffe. Dans mes rêves les plus fous, la gifle résonne avec une telle intensité que mes oreilles bourdonnent, et ma main me brûle. Mais faire une telle chose serait lui accorder beaucoup trop d’importance et de valeur. Les hurlements de mes successeurs me font revenir à la réalité, je me tourne pour les voir arriver et souris en voyant les cheveux de la fille s’envoler et fouetter le visage de son copain. Bien décidée à rester sur une note positive, je relève le menton et passe à côté d’Alex sans lui adresser un mot ni un regard.

Chapitre 26 – Norah, attends ! Je fulmine et accélère, mais sa poigne ferme me stoppe en plein dans mon élan. – Putain ! Tu peux me laisser te parler, juste deux minutes ? Je fais volte-face, les poings serrés, et je le foudroie du regard. Je suis à la limite de basculer dans la violence, mais je me retiens. – Qu’est-ce que tu me veux Alex ? Tu n’en as pas marre de jouer avec moi ? Tu crois que je suis à ta disposition ? Pour qui tu te prends ? je hurle. Il ouvre la bouche, mais je ne lui laisse aucune marge de manœuvre et je reprends mon chemin. Mais il a réveillé ma colère, et je n’ai pas du tout envie qu’il s’en sorte comme ça. Je fais volte-face en le désignant du doigt. Il recule, surpris par mon air agressif. – Qu’est-ce que tu crois ? Qui es-tu pour te permettre de me prendre, puis de me jeter comme une merde comme bon te semble, selon ton humeur ? Tu veux que je te dise ? Je ne suis peut-être pas aussi sûre de moi, ni entreprenante que tes autres conquêtes ou que cette Jade, mais, MERDE, je suis moi. Alors fous-moi la paix Alex une bonne fois pour toutes ! Folle de rage, je ne me suis même pas aperçue que j’étais si proche de lui. Pour ne rien laisser paraître de mon embarras, je relève le menton. Ses prunelles brillent, et il sourit. Je le fusille du regard, outrée que ma colère le fasse rire. Je pensais avoir été plus convaincante que ça ! Il se penche légèrement, mais je reste stoïque, les yeux rivés droit devant moi. – J’adore t’entendre râler, ça me donne envie de te prendre dans mes bras.

Sa voix n’est qu’un doux murmure rauque. Je ne bouge plus, je suis engourdie, comme si je n’avais plus conscience de mon propre corps. Son parfum m’enivre, m’attire et me donne envie de plonger mon nez dans son cou. Ma raison et mon cœur s’affrontent dans un terrible combat. Alex fait un pas et me frôle de son torse musclé. – Arrête tes conneries ! je siffle en reculant. Ça ne fonctionne plus… Il aspire l’air entre ses dents, certainement un peu contrarié que je ne sois pas tombée dans son piège de beau parleur. – L’autre soir, je t’ai demandé des explications sur Jade. Si tu n’as rien à me dire, je n’ai rien à faire ici avec toi. Sur ce, je tourne les talons, les lèvres tremblantes de rage, le corps tendu par la colère et la déception. Avant de disparaître à l’angle de la base nautique, je l’entends crier. – Nous étions fiancés. Je me fige. Quoi ? QUOIIIIIIIIIII ? j’ai envie de hurler. J’entends qu’il me rejoint et reste immobile, dos à lui. – Jade était ma fiancée, précise-t-il. Je devrais me focaliser sur l’emploi de l’imparfait, mais je n’y arrive pas, le seul mot qui retient mon attention est « fiancée ». Il allait se marier. Pourquoi a-t-il fallu que je tombe sur le seul mec du groupe qui soit compliqué ? Cette fois je quitte le sentier avant de fondre en larmes, anéantie. Même s’il a utilisé le passé, leur histoire n’est visiblement pas réglée. Alice m’ordonnerait de le laisser s’expliquer, mais à quoi bon ? Maintenant que je sais, je n’ai plus autant envie de connaître le reste de l’histoire. Je ne suis pas bête, et même si ce n’est pas vraiment une compétition, son choix ne se portera jamais sur moi. Au mieux, je suis la nouveauté, celle qui donne un peu d’attrait à son voyage, rien de plus. La preuve, il ne cherche même pas à me rattraper, et je rentre seule à l’hôtel. – Promis, je vous rejoins dans dix minutes Alice. Je referme doucement la porte de notre chambre derrière ma meilleure amie. Je lui ai tout dit. Alex, les caresses, les baisers, les disputes, Tim, mais aussi mes parents, la peur d’être seule, la terreur de souffrir. Tout. Une fois que j’ai eu commencé, je suis devenue intarissable.

Je l’avais croisée en rentrant à l’hôtel. En voyant son visage familier et rassurant, je n’avais pas pu faire autrement que de fondre en larmes. Elle m’avait prise dans ses bras et délicatement emmenée vers notre chambre. Nous nous étions installées sur le grand lit confortable et douillet, et elle m’avait juste dit : « Je t’écoute. » Je n’avais pas hésité longtemps et lui avais tout révélé. Elle se doutait de certaines choses, mais avait été visiblement surprise de connaître notre histoire dans sa globalité. Ne rien lui avoir dit jusqu’à présent était une erreur. Alice et moi, avant mon pseudomariage, n’avions aucun secret l’une pour l’autre. Lui parler m’avait libérée. Son regard compatissant empli de tendresse m’avait fait un bien fou. J’ignore combien de temps nous avons parlé, mais une chose est sûre, je suis secouée. Je prends une douche rapide, mets des vêtements propres et descends dans la salle à manger commune. Ils sont au bout de la pièce, déjà assis, une place vacante à côté d’Alice. Elle me fait signe, et je lui souris. Le reste de la table redresse la tête en la voyant s’agiter. – Hé, Norah ! Ethan, Ben et Aurélien, installés deux tables plus loin, m’appellent et m’encouragent à les rejoindre. Je m’approche d’eux, et nous commençons à discuter, ravie de leur raconter mon expérience sensationnelle de la tyrolienne. – Nous, on a été sauter un peu plus loin, du haut des falaises. Tu aurais pu venir avec nous, vu que tu étais toute seule, c’est con ! – Non, je ne crois pas ! je dis en riant, je ne suis franchement pas ce qu’on appelle une adepte des sensations fortes ! – Je te crois pas, lance Ethan. Tu t’es quand même tapée la tyrolienne ! – Vous vous installez là ? me demande une nana avec un plateau chargé de verres pleins. – Oh ! non, non, je suis plus loin… – Mange avec nous ! propose Ethan. Tu passes ton temps avec eux, ça te changera ! – Enfin sauf si tu dois retrouver ton mec ! – Ce n’est pas mon mec ! je réponds sèchement. – Alors c’est arrangé ! Elle reste, dit-il à la fille qui repasse devant nous.

Je vois Alex se lever pour répondre à un coup de téléphone. Il m’exaspère avec son air contrit, mystérieux. Je ne suis pas vraiment calmée. Après tout, ma présence à leur table risque de pourrir l’ambiance. Je veux quand même informer Alice. – Je vais plutôt manger avec les autres, d’accord ? – Oh, Norah, souffle-t-elle. Tu es sûre ? – Oui, oui, c’est mieux… Pour ce soir, je pense que ça fera du bien à tout le monde… – Comme tu veux alors, mais on en reparlera ! – Je vais bien Alice, promis ! Merci pour tout. Bonne soirée les gars ! J’écope de sourires timides, sauf Tim qui me dévisage sans expression. Puis-je vraiment lui en vouloir de défendre les intérêts de sa sœur ? Je me retourne vivement pour rejoindre les autres et fonce dans Alex. – Oh, excuse-moi, je ne t’avais pas vu. Il m’attrape par les bras doucement, et je sens déjà ma belle assurance s’étioler. – Tu vas où ? – Je dîne à une autre table ce soir, je réponds en le regardant droit dans les yeux. – Norah, il faut vraiment qu’on parle ! Sa voix est douce, trop douce, et je sens mon cœur s’affoler. Mais il est hors de question que je me donne en spectacle. Je le contourne et m’enfuis. Le cœur battant, je m’installe à la table du trio qui n’en a évidemment pas perdu une miette. Quelques minutes plus tard, je suis devant le buffet, en proie à une multitude de doutes. Feuilleté à la viande ou salade composée ? Avocat crevettes ou charcuterie italienne ? Fromage ou yaourt ? – N’hésite pas à te gaver. Les deux prochains jours, ça va être plutôt restreint ! Clément se tient à mes côtés avec une assiette déjà largement remplie. Je l’inspecte, espérant que ça me donnera des idées pour composer la mienne. Il ajoute sur un ton gentiment réprobateur : – Alors ? Tu nous abandonnes ? – Tu ne crois pas que ce matin dans la foulée, tu aurais pu préciser que Jade était sa fiancée ? je soupire. – Ex-fiancée, se dépêche-t-il de clarifier.

– Tu joues sur les mots ! je gronde. – Ah bon ? Donc Paul est toujours ton mec ? Ton futur mari ? – Arrête, ça n’a rien à voir ! – Tu m’en diras tant, Norah ! Le préfixe « ex » est valable aussi bien dans sa situation que dans la tienne… Tu ne lui as même pas laissé une chance de s’expliquer. Puis sans rien ajouter, il tourne les talons. Génial ! Voilà que je me suis mise à dos mon seul allié masculin. Au cours du repas, j’essaye de rester concentrée sur la conversation, mais à chaque fois que je redresse la tête, je tombe sur des prunelles azur qui m’observent. Une seule fois, j’ai essayé de soutenir son regard, mais ma tentative s’est soldée par un lamentable échec. Je me suis sentie virer au rouge écrevisse, avec l’impression que toute la salle avait entendu les battements erratiques de mon cœur. J’évite donc de renouveler l’expérience. Après le repas, les garçons proposent d’aller faire une promenade digestive, et j’accepte avec plaisir, heureuse d’échapper à cette atmosphère confinée. Nous marchons quelques centaines de mètres dans l’air humide du soir et nous installons sur le tronc d’un arbre déraciné. Nous discutons un long moment, nos plaisanteries et nos rires nous enveloppent, me faisant oublier les contrariétés. Les garçons me renseignent sur le trek en me racontant des anecdotes et me rassurent sur la difficulté du parcours. Pour la millième fois de la journée, je me perds dans mes pensées et je me demande ce qui a pris à Alex de nous inscrire à ce truc. Mis à part pour me mettre au défi ou m’emmerder, je ne vois pas ! Je me crispe en pensant aux deux prochains jours, inquiète de me retrouver seule en pleine nature avec lui. À 1 heure du mat’, je m’appuie contre la porte de ma chambre en soupirant. La soirée a été agréable, mais il est vraiment tard. Je dois retrouver Alex à 6 heures, et le réveil risque d’être difficile. Je me retourne pour enclencher le verrou, mais m’arrête en cours de manœuvre. Et si Alex venait me voir ? Et si je laissais ouvert ? Et si ? Je secoue la tête, consternée par mon manque de volonté, et ferme ma porte à double tour. Espérer m’endormir immédiatement était certainement stupide, mais lorsque mon réveil indique 4 heures, je suis au bord de la crise de nerfs. Je plonge ma tête sous mon oreiller, attrape les extrémités et tire avec rage,

étouffant un cri dans le matelas. Je déteste cette sensation. Je veux dormir. Je dois dormir. À bout de forces, je finis par glisser vers un sommeil agité où s’entremêlent tous mes souvenirs de la veille. Quand mon réveil sonne, je suis épuisée et je pense même un instant à ne pas me lever. Après tout, je ne lui dois rien, ce n’est pas moi qui me suis engagée dans cette aventure, il est odieux, il mériterait juste que je l’abandonne. Mais je suis quelqu’un de parole. Je repousse la couette et m’extirpe du lit. J’enfile mon maillot de bain, un short en jean, un débardeur blanc et mon sweat le plus chaud. Hier soir, les garçons me l’ont bien rappelé. Aucune fringue, aucun duvet, pas de téléphone, en bref juste nous et la nature… Merveilleux ! Je sors de la chambre et m’engouffre dans le couloir. Tout est silencieux. Il est 6 heures passées de cinq minutes, et Alex doit déjà s’agacer de mon retard. Bien fait ! S’il croit que je vais lui faciliter la tâche il se trompe lourdement. Sur le palier du premier étage, je croise Ethan et ses amis. En voyant mes cernes, il m’attrape par les épaules en riant et en se moquant de moi. Alex est déjà là, sac à dos à ses pieds. Ma proximité avec Ethan paraît l’énerver. Ses yeux s’attardent sur les mains de mon voisin qui fait exprès de raffermir sa prise. Mal à l’aise qu’il puisse penser que nous avons passé la nuit ensemble, je me dégage de ses bras et me justifie. – Nous nous sommes croisés par hasard dans le couloir, je débite. Alex reste silencieux, me dévisage puis se contente de hocher la tête en jetant un regard noir à Ethan. Il se penche, attrape le sac et l’envoie valser d’un geste ferme sur ses épaules. – On y va ? demande-t-il gentiment en me tendant la main. Je fixe ses doigts, à nouveau perdue par son comportement. Les secondes s’égrènent, et je n’ai toujours pas bougé. – Allez Norah, fais-moi confiance… S’il te plaît. C’est si gentiment demandé que je ne résiste pas et place ma main dans la sienne.

Chapitre 27 La forêt plongée dans le noir est lugubre. Nous nous enfonçons sans un mot, main dans la main. Je me sens étrangement calme. Au loin, j’entends un hululement et je frissonne. Je me concentre sur la sensation agréable et apaisante de son pouce qui caresse ma paume comme une plume. Alex est épuisant avec ses incessants allers-retours, je n’arrive toujours pas à le cerner après bientôt trois semaines. Le soleil commence à peine à se lever, chassant les derniers vestiges de la nuit. Alex marche un tout petit peu devant moi, et j’observe sa nuque, une partie du corps que j’ai toujours trouvée sexy et attirante, puis mon regard glisse vers nos mains jointes. Un couple. Nous pourrions ressembler à n’importe quel couple si tout n’était pas si compliqué, s’il n’avait pas de secret, s’il n’y avait pas cette Jade. Je ne la connais pas, mais je ne l’aime pas ! C’est puéril, mais en ce qui concerne l’amour, je crois qu’être raisonnable est impossible. J’entends les rouages de mon cerveau s’activer dans tous les sens et sans que je l’aie vu venir je me remets à imaginer le couple qu’il pouvait former avec cette fille. Ils étaient fiancés, cette décision n’a pas pu être prise à la légère, et peu importe la raison de leur séparation, l’épreuve a dû être douloureuse. Je n’éprouve aucune compassion pour elle, bien au contraire, je suis surtout folle de jalousie. Penser qu’il puisse avoir touché, embrassé une autre fille me glace le sang. Savoir qu’ils ont partagé des moments heureux, ri ensemble me révulse. J’espère qu’elle ne refera jamais surface. Je devrais lui parler, lui avouer mon ressenti, arrêter de me cacher. Car des sentiments, il est maintenant

évident que j’en ai, et je crois que l’honnêteté est toujours la meilleure carte à jouer. Je m’arrête donc sans sommation. – Qu’est-ce que tu as ? J’observe son beau visage et vacille. Une fois qu’il m’aura expliqué sa relation avec Jade, je lui avouerai tout à mon tour, mon envie d’être avec lui, mais aussi la peur qui me terrasse en pensant qu’il pourrait m’abandonner un jour. – Je ne bougerai pas tant que tu ne m’auras pas tout expliqué. – Expliquer quoi ? me demande-t-il en se passant nerveusement la main dans les cheveux. – À ton avis ? – Écoute, ce n’est ni le lieu ni le moment de parler de ça ! On fait d’abord ce truc, tous les deux, et je te raconterai après… – Non ! je réplique. Maintenant ! Je veux savoir et tout de suite, j’en ai marre de faire comme si de rien n’était. – Rassure-toi, tu es loin de faire comme si de rien n’était. Nous restons immobiles à nous défier du regard. Il soupire, visiblement agacé. – Laisse-nous juste ces deux jours. S’il te plaît, juste ça. Deux jours… – Mais pourquoi, Alex ? Je t’assure que tout serait plus simple si tu m’expliquais, et ça nous permettrait de… Je laisse ma phrase en suspens et tourne la tête pour ravaler ma colère et ma tristesse. Comment lui expliquer qu’être dans l’ignorance me tue, me compresse la poitrine et que je souffre de son attitude. Comment lui faire comprendre que j’ai besoin de savoir même si la vérité est douloureuse ? Je plonge mon regard dans le sien et je suis surprise d’y découvrir de la tristesse, une incommensurable tristesse. Oh, Alex. Pourquoi faut-il que ce mec magnifique soit totalement perdu et déchiré ? – Je veux seulement profiter de ces quarante-huit heures avec toi. C’est tout. – Mais tu ne peux pas décider pour nous deux ! C’est n’importe quoi ! je tente. J’ai parlé plus fort que je ne l’aurais voulu. Il serre les poings, impuissant. – C’est tout ? Tu n’as rien trouvé d’autre ? Tu te rends compte des conneries que tu dis ? je fulmine. Tu préfères te voiler la face ? Ne rien

affronter ? Désolée, mais je ne fonctionne pas comme ça. J’admets que je n’ai pas toujours été la personne la mieux placée pour combattre ses démons, mais merde je mérite mieux qu’un vulgaire mensonge ! Tu es venu me chercher, c’est toi qui m’as trouvée, qui m’a forcée à lâcher prise… C’est toi qui m’as ouvert les yeux ! Tu m’as rendue plus courageuse, plus forte alors arrête de me fuir ! Je ne comprends rien à ton attitude, tu donnes et reprends comme si tu t’empêchais d’être heureux… MERDE ! je crie. Si c’est ça il ne fallait pas venir me chercher ! Tu aurais dû me laisser, je m’en sortais très bien sans toi, je mens à bout de souffle. Il s’approche de moi, mais je ne bouge pas. Je reste droite et ferme, il est hors de question que je cède. Je croise les bras pour affirmer ma position et me donner un peu d’assurance, mais il continue d’avancer et d’envahir un peu plus mon espace. Je suis en train d’hyperventiler ! Tiens bon Norah. Tiens bon ! Il se penche, son souffle chaud caresse mon oreille. Je frissonne et l’imagine sourire en découvrant ma réaction. – C’est bien dommage que tu sois si têtue et de très mauvaise foi ! On sait très bien toi et moi que tu t’en sortais que dalle… Alors arrête tes conneries ! Je ne sais pas ce que j’espérais, mais certainement pas que tu me prennes la tête. Au fond, j’avais peut-être envie que pour une fois, juste une toute petite fois dans ta vie, tu te laisses aller sans te préoccuper des conséquences. Juste que tu te laisses aller et que tu vives, mais a priori c’est trop te demander ! Il me fixe, je ne distingue pas de colère, plus une sorte d’agacement. – Et c’est vraiment dommage, car j’avais d’autres projets en tête pour nous ! Moi aussi j’ai d’autres projets, j’ai envie de hurler, mais je ne suis pas née de la dernière pluie et je ne veux pas être ton jouet ni ton secret. Se lâcher sans penser aux conséquences ? Et puis quoi encore ! Qui ramassera mon cœur en miettes lorsqu’il retournera vers cette fille ? Je devrais le lui dire mais je crève de trouille. J’ai peur qu’il se moque de moi, peur d’être ridicule. Je reste donc silencieuse, le contourne et reprends la marche. – Tu sais où tu vas au moins ? Tiens ! sourit-il en courant pour me donner la carte. Moi, je porte le matos, et toi tu nous guides, le chemin est

tracé en vert. Prends la boussole, ça pourra toujours te servir, ajoute-t-il d’un ton narquois. Je le fusille du regard, attrape ce qu’il me tend sans avoir la moindre idée de comment les utiliser. J’ai toujours été nulle au collège en course d’orientation et en voiture, je fais une très mauvaise copilote. Avec moi, on pourrait se perdre dans le square du quartier. Mais plutôt mourir que de le lui avouer, alors je tourne la carte et fais mine de consulter la boussole. J’avance prudemment pendant une dizaine de minutes sans parler, puis je m’arrête brusquement en la voyant s’agiter dans tous les sens. Bon sang ! On n’est pas arrivés, j’espère juste qu’il n’avait pas dans l’idée de gagner. Il accourt, me heurte, me rattrape de justesse. Je me retrouve prisonnière de ses bras, la carte complètement chiffonnée sur la poitrine. Il s’excuse, mais je me dégage rapidement et ramasse la boussole qui s’est envolée vers un petit fourré à quelques pas de nous. – Tu vas m’ignorer pendant les deux jours ? – Tant que tu ne m’auras rien expliqué je ne parle plus ! – Putain Norah ! Qu’est-ce que tu es mature ! Ça vole pas haut là ! Il est sérieux ? Je lui lance mon regard le plus meurtrier et tente de déchiffrer cette satanée carte. Il me l’arrache des mains, visiblement excédé, mais tout de même aussi un brin amusé par mon attitude, si j’en crois sa fossette. Vexée de le voir sourire, je décide de mettre ma menace à exécution : puisque c’est ça je ne dirai plus rien. – Bon, commence-t-il, apparemment tu ne sais pas lire une carte… On n’est déjà pas du tout dans la bonne direction, dit-il en pointant un endroit sur la carte et en la remettant à l’endroit. Il faut rebrousser chemin et à la prochaine intersection tourner à droite. Rassure-moi, tu connais ta gauche et ta droite ? Je hausse les épaules. Sa carte, son trek, sa promesse. Je n’en ai rien à faire ! Il étudie le chemin consciencieusement pendant quelques minutes, redresse la tête et se retourne pour vérifier je ne sais trop quoi. Puis, il m’offre un grand sourire. Je le regarde suspicieuse. – Tu as déjà fait de l’escalade ? En guise de réponse, je durcis le regard, croise les bras sur ma poitrine, mimant de verrouiller ma bouche et de jeter la clé. Il éclate de rire, et je frissonne en entendant ce son si mélodieux.

– Je serais presque tenté de chercher cette foutue clé pour déverrouiller cette jolie bouche, mais je n’ai pas pour habitude de forcer une femme à me parler et encore moins à m’embrasser ! Même si ma menace foire totalement, j’essaye de ne pas répondre à sa provocation. – En route, ma puce ! On n’a pas toute la journée devant nous… Il fait demi-tour et s’engage dans un sentier sur notre gauche. Minute ! Je croyais qu’il avait parlé de bifurquer à droite. Un buisson derrière moi remue, et je pousse un cri horrifié. Je déteste la forêt, j’ai toujours peur que quelqu’un ou pire quelque chose s’y cache. Je rejoins Alex en courant. Il me regarde en coin, ses yeux sont rieurs, mais je garde mon masque, je ne lâche rien. Cette technique ancestrale, vieille comme le monde, a déjà fait ses preuves à plusieurs reprises. Ma mère en était une fervente pratiquante, je suis persuadée qu’il finira par craquer. Nous marchons un long moment. Je commence à sentir mes cuisses s’échauffer, mises à mal par le dénivelé. Le sentier se durcit et se transforme peu à peu en vilaine montée. Autour de nous l’épaisse forêt ombragée laisse place à des étendues plus arides et à des parois rocheuses abruptes. Les grands arbres deviennent des espaces boisés, clairsemés, décorés de petites touches blanches et violettes. Au fond j’aperçois des pics rocheux dont le Slide Mountain fait sûrement partie. Clément m’a dit que c’était le point culminant de la région et qu’il offrait une vue magnifique sur la vallée et le parc. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, mais le soleil commence à être haut dans le ciel. J’ai l’impression d’avoir marché des dizaines, voire des centaines, de kilomètres. Je crève de chaud. Je tire sur mon sweat pour m’en débarrasser. Alex s’arrête un peu plus loin et pose le sac. Il se masse les épaules : la tente, la corde et nos provisions pour les deux jours doivent être lourdes. Je lui aurais bien proposé mon aide, mais nous jouons toujours au roi du silence. Je noue mon sweat autour de ma taille, relève la tête et croise le regard d’Alex qui se dépêche de le baisser. Il ouvre le sac et sort une bouteille d’eau. Cette fois, c’est moi qui le dévore des yeux, complètement hypnotisée par sa bouche tentatrice, puis nos regards s’accrochent. Chacun son tour ! – T’en veux ? Je sursaute.

– De l’eau, répond-il moqueur. J’acquiesce du menton. Il me tend la bouteille que je saisis, mais au lieu de la lâcher, il la tient fermement. – Qu’est-ce qu’on dit Norah ? Je serre les dents et abandonne la bouteille. Plutôt mourir que de parler ! Pourtant, j’ai vraiment chaud, il fait un soleil de plomb et il n’y a aucun nuage. J’humecte mes lèvres et m’assieds sur le gros rocher plat en boudant. Alex m’observe avec un sourire malicieux puis, sans doute pour me narguer, reprend une longue gorgée d’eau. Sa pomme d’Adam monte et descend de façon indécente, et je m’oblige à détourner les yeux. – Tu es sûre ? On a encore beaucoup de marche, et il fait déjà très chaud ! Il s’approche de moi, et je prends conscience que ma position n’a rien de stratégique. Je suis prise au piège, bloquée, impossible de m’échapper. Je tente maladroitement de reculer sur mes fesses afin d’instaurer une distance de sécurité entre nous, malheureusement, il semble peu enclin à me libérer. Dès notre rencontre, j’ai eu du mal à résister à ses grands yeux bleus, ce n’est pas maintenant que ça va commencer ! Sans un mot, il met ses mains de part et d’autre de mes cuisses, mon cœur s’affole. Il laisse tomber son front contre le mien en soupirant, puis ferme les yeux. – Si tu savais combien je lutte contre moi-même… Sa phrase n’est qu’un murmure mais je l’ai reçue 5/5. Nous restons dans cette position un long moment, puis il rompt le charme en m’embrassant le nez. – En route ! Pantelante, je le regarde remettre le sac sur son dos et repartir comme si de rien n’était, comme si nous ne venions pas de vivre un moment d’intimité intense. J’inspire profondément et lui emboîte le pas. Nous marchons côte à côte dans un calme relatif, et je me perds dans la contemplation du paysage grandiose. Des papillons tourbillonnent devant nous, et j’ai juste à tendre le doigt pour qu’un passager s’y installe quelques secondes. Tous plus colorés, plus jolis les uns que les autres, ils virevoltent autour de nous dans un halo de couleurs. Des oiseaux chantent au loin, et je réalise que je ne voudrais être nulle part ailleurs. Nous partageons le silence, et étrangement je ne ressens pas le besoin de le combler. – Minute papillon ! On s’arrête là !

Je m’arrête surprise et balaye les alentours du regard. Nous sommes au milieu d’un chemin, et il n’y a rien d’autre que la forêt sur ma droite et une paroi rocheuse sur ma gauche. Il s’accroupit, ouvre le sac et en sort deux baudriers et la corde soigneusement enroulée. Il se redresse et sans un mot s’approche de moi la bouteille à la main. Il l’ouvre sans me quitter des yeux et la porte à mes lèvres. Docile, je le laisse faire, et l’eau fraîche glisse dans ma gorge avec délectation. Il ne me quitte pas des yeux, et mon cœur tambourine. – C’est bon ? Tu as assez bu ? Toujours empêtrée dans mon jeu stupide, j’acquiesce d’un signe de tête. Il revisse le bouchon et range la bouteille dans le sac. Au passage, il ramasse un baudrier et s’agenouille devant moi. Il l’installe méticuleusement à plat puis d’un simple regard m’encourage à passer les pieds à l’intérieur. Je déglutis difficilement, enivrée par la tension sexuelle. Je m’exécute, et il remonte les sangles vers mes cuisses avec une exquise lenteur. Ses doigts effleurent ma peau, et je suis obligée de fermer les yeux pour enrayer la montée de désir qui me frappe violemment. Quand je les rouvre, il est debout devant moi, occupé à resserrer correctement mon équipement. Il tire doucement sur la sangle, me rapprochant un peu plus de lui. S’il ne me tenait pas, je me serais probablement effondrée. J’essaye de rassembler le peu de raison qu’il me reste, mais sa présence a fait griller une partie de mes neurones. – Te voilà prête. Je suis à deux doigts de lui sauter dessus. – Merci, j’articule péniblement. – Oh ! mais elle parle ! Je l’ignore, me positionne devant la falaise, mains sur les hanches, tête en l’air, me demandant dans quelle merde je me suis encore foutue.

Chapitre 28 Alex recule et étudie le haut de la paroi en protégeant ses yeux du soleil. Je panique. Il est exclu que j’escalade ce mur abrupt ! Bien sûr je pourrais le lui dire, mais je me suis piégée à mon propre jeu du silence. La pancarte qui trône fièrement sur le côté du chemin ne fait rien pour me rassurer. Elle avise toute personne non confirmée et mal équipée de ne pas se lancer dans l’ascension de cette paroi. Notre carte est posée sur le sol. Alex y a inscrit une croix, j’imagine que c’est ici que nous nous trouvons. Au moins, nous ne sommes pas perdus. – OK, il est déjà presque midi. On mangera en haut, je vais y aller en premier. Tu vois ces trucs ? Il me désigne quelques zones stratégiques sur le mur. Je cligne des yeux sans trop comprendre ce que je suis censée voir alors il vient se placer derrière moi. – Là, regarde… Il se contente de m’indiquer des anneaux en métal. J’acquiesce, crispée et perturbée par sa proximité. Je ne contrôle pas mes réactions, ça m’agace. – Bon, je vois que tu n’as pas retrouvé ta langue… Hoche la tête si tu comprends. Tu sais faire un nœud de huit ? Son ton est amusé, ce qui n’était pas vraiment l’effet escompté. Peu importe, je l’aurai à l’usure. Par chance, mes nombreuses colos m’ont au moins appris, en plus des baisers avec la langue, à faire des nœuds de huit. Je hoche donc la tête, et une lueur de fierté illumine son regard. – Parfait ! Pour le reste, tu vas voir, ce n’est pas compliqué. Nous avons une dizaine de mousquetons, je vais les accrocher à chaque anneau et y passer la corde. Ça te permettra de monter par étapes et en sécurité. En

grimpant, il faudra juste penser à les enlever à chaque fois que tu en dépasses un. Ça te paraît jouable ? Je t’assurerai d’en haut, tu ne crains rien. Tu n’as pas le vertige au moins ? – Et toi, qui va t’assurer ? Il se contente de me sourire, puis s’approche de la paroi. – Tu t’inquiètes pour moi Norah ? Bien sûr ! j’ai envie de hurler. Tu crois que je veux te voir mourir écrasé sous mes yeux ? – Ils ne sont pas cons ! Ils fournissent du bon matos. On a un grigri, qui permet de s’assurer seul avec un mécanisme autobloquant. Une fois en haut, je m’occuperai de toi. Sa voix est plus basse, la fin murmurée, mais il ne s’attarde pas, certainement conscient de son effet. Agacée qu’il puisse se jouer de moi aussi facilement, je ne me prive pas de rétorquer : – Tu ne t’occuperas de rien du tout ! – Oh que si ! réplique-t-il, entamant sa montée. Regarde ! Tu as déjà commencé à parler ! Ne lutte pas contre nous Norah, c’est impossible ! Je fulmine, vexée par la justesse de ses propos. Je n’ai pas réussi à tenir ma langue, et ça ne lui a pas échappé. Je l’observe escalader la roche avec grâce les vingt minutes suivantes. Mon Dieu, comment vais-je me sortir de cette galère ? À chaque anneau, il fixe un mousqueton et y passe la corde. Lorsqu’il arrive en haut, il me paraît minuscule. Il se penche et met ses mains en porte-voix. – Tu m’entends Norah ? – Oui ! je crie. Oublié le jeu de roi du silence. Présentement, je suis juste totalement paniquée à l’idée de grimper seule, et tous les conseils sont bons à prendre. Au diable ma fierté ! – Ça va aller nickel, tu verras. La vue est magnifique ! Monte doucement surtout, prends bien ton temps, on n’est pas pressés… Juste, n’oublie pas de décrocher les mousquetons à chaque fois, on en aura peutêtre besoin plus tard. OK ? – OK, je réponds tremblante. – « Ma puce », écoute-moi. Tu peux le faire ! Je suis là…

Ma puce ? Ce n’est évidemment pas le moment de bloquer sur ce surnom, mais je ne peux surtout pas m’empêcher de sourire bêtement. Heureusement qu’il ne me voit pas ! Je serre la corde en observant la falaise, je n’ai plus le choix. Allez, courage Norah ! Tu peux le faire. Je grimpe avec prudence, tâtonne à la recherche des meilleures prises. Peu à peu, bercée par ses conseils et ses encouragements, je prends de l’assurance. Je me sens tellement bien que je suis soudain curieuse de voir le chemin parcouru. Je tourne la tête pour regarder en bas. Mauvaise idée ! Grave erreur même ! Mon pied dérape, et je me rattrape de justesse, m’écorchant la jambe au passage. Je frôle la crise cardiaque. – Ça va ? Sa voix est inquiète. Je me cramponne à la roche, mon corps est crispé, collé contre le mur. Je suis incapable de bouger. Je tremble comme une feuille, et mon cerveau m’envoie en boucle des images de moi m’écrasant au sol. – Norah ! Écoute-moi ! Concentre-toi ! Tu es presque arrivée… On va y aller doucement, OK ? Ma puce, tu m’entends ? Respire, ça va bien se passer. On va le faire ensemble, tu veux bien ? « Ensemble » ? Tu parles ! Je suis toute seule sur cette paroi. Je ne veux bien rien du tout ! Je veux surtout me barrer de là. Ses « ma puce » ne m’atteignent plus, et tout d’un coup je suis furieuse contre lui de m’avoir entraînée dans cette aventure. Il ne peut pas se comporter comme tout le monde ? S’il avait envie de passer du temps avec moi, il ne pouvait pas simplement m’inviter à boire un verre ? Je m’énerve seule pendant plusieurs minutes, sourde à ses encouragements, puis finis par parvenir à me relancer. Je reprends en redoublant de prudence, réfléchissant à deux fois avant chaque prise. La montée dure une éternité. À aucun moment Alex ne cesse de parler, mais ses mots n’atténuent pas ma fureur. Quand je vais arriver, il va comprendre ! Dans ma tête, j’envisage des dizaines de scénarios tous plus violents les uns que les autres. – Attrape ma main, je vais t’aider ! Je lève les yeux, surprise de l’entendre si proche. Je ne m’étais pas aperçue que j’étais déjà au sommet. Il me fixe avec des yeux brillants, courbé, le bras tendu dans le vide. – Allez ! Tu es crevée…

J’hésite. Lui montrer que je n’ai pas besoin de lui est tentant, mais d’un autre côté, je suis à bout de forces. J’ai des crampes dans les mollets et les bras à force de me crisper. Mes muscles ont été trop sollicités et sont éreintés. Je ravale douloureusement ma fierté et tends la main vers lui. Sa poigne ferme s’enroule autour de mon poignet, et soudain je m’envole dans les airs comme si j’étais aussi légère qu’une plume. Il se redresse lentement, et nous finissons par basculer dans un enchevêtrement de jambes et de bras. Je m’écroule sur lui, il ne me lâche pas, et nous restons ainsi quelques minutes en silence. Je ferme les yeux, grisée par cette douce sensation et bercée par les battements de son cœur. – Norah, commence-t-il. Tu m’as fait une de ces p… – Je n’ai pas changé d’avis, je le coupe. Je veux toujours la vérité, je t’écoute ! – Oulà! Je pensais qu’on aurait pu manger plutôt… Mais si tu veux on peut rester comme ça, je me sens plutôt pas mal avec ce rocher enfoncé dans mon dos. Je me redresse immédiatement, gênée de lui avoir fait mal mais aussi en colère qu’il fuit à nouveau notre discussion. Il s’assied, tire le sac à lui et sort des fruits secs. Beurk ! C’est quoi cette connerie ? – C’est tout ce qu’il y a ? je demande en plongeant la tête dans le sac. – Ouais, on est censés vivre à la dure ! Tu sais, style rationné ! Merveilleux ! Si je ne mange pas, je vais vraiment finir par le tuer. La faim n’est jamais une très bonne alliée dans les situations conflictuelles. Mais en fouillant dans le sac, je ne peux que constater qu’il dit vrai. Il n’y a rien, enfin presque rien. Deux salades en boîte, quatre barres de céréales et deux pommes. Le cauchemar continue. Je croque dans un abricot sec en faisant la moue. Dégueulasse. Je fais des bouchées microscopiques et mets une éternité à manger ma ration. Ni lui ni moi ne parlons, j’ignore ses regards en coin pour me concentrer sur la beauté du paysage. Au moins, il n’avait pas menti, la vue est spectaculaire. Je me perds dans la contemplation de la vallée. La forêt qui était si dense ce matin me paraît désormais minuscule. Au loin, je crois distinguer notre hôtel niché au milieu du cirque. Je regrette seulement que le ciel se soit couvert. Il fait lourd, le temps tourne à l’orage, j’espère qu’il n’éclatera pas. Ils sont fréquents dans la région, mais Clément m’a assuré hier que la météo serait de notre côté.

– C’est chez nous là-bas ? je demande en montrant l’insignifiante bâtisse. – Ouais, je pense. Et regarde au loin, tu as vu ? Je l’observe assez longuement, avant de reporter mon attention sur le décor qui s’étend devant nous. – Tu sais, ça serait plus simple si tu m’expliquais…, je murmure doucement. La brise chaude me caresse le visage, je serre mes bras autour de mes genoux et pose mon menton dessus, attendant sa réponse. – C’est juste qu’après tu me verras différemment… – Je ne sais pas. Je crois que ton attitude rend les choses encore plus difficiles. – Parfois, il faut savoir prendre des risques… – « Des risques » ? – Oui, des risques… je te propose de t’amuser pendant ces deux jours, de nous découvrir, d’apprendre à nous connaître. Je te demande simplement d’oublier nos vies, de les mettre entre parenthèses pendant quarante-huit heures, d’accord ? – Et après ? – Après rien. On ne sait pas de quoi demain est fait… On ne le sait jamais. Tout peut s’arrêter sans qu’on l’ait vu venir. Difficile de ne pas ressentir un douloureux écho dans sa remarque. – Tout ce que je sais, c’est que tu as promis quelque chose à cette fille et que tu me mens. – Je ne t’ai pas menti et… – Omettre la vérité n’est pas plus glorieux Alex, arrête de jouer sur les mots ! Certes on est bloqués ensemble, mais je ne suis pas obligée d’écouter tes conneries ! Je me lève et repars sur le chemin sinueux, ignorant son regard assassin. Quelques minutes plus tard, il me dépasse orgueilleusement, carte et boussole en main. Que peut-il bien cacher de si horrible qui l’empêche d’aller de l’avant ? L’après-midi est long. Plusieurs heures plus tard, exténuée, je commence à envisager la possibilité de faire une trêve afin que nous puissions nous reposer. Le ciel obscurci par la fin de la journée est toujours

aussi menaçant. Le tonnerre gronde dans les hauteurs, et je sens un trou se creuser au milieu de mon estomac. En temps normal, les orages ne m’effrayent pas, mais il faut avouer que je n’avais jamais vécu la version perdue au milieu de nulle part sans toit ni couette pour me protéger. Alex se dirige vers la rivière qui borde depuis un moment notre chemin. Il enlève ses chaussures et chaussettes, les met dans le sac et entreprend de traverser. Qu’est-ce qu’il fait ? Il est grand, au moins vingt centimètres de plus que moi, l’eau lui arrive au dessus des genoux, il progresse sans difficulté, et le courant ne diminue pas son rythme. – Qu’est-ce que tu fous ? je crie. Il se moque royalement de mes appels et continue. Quel con ! Sans cesser de râler, j’enlève mes chaussures à mon tour et mets un pied dans l’eau. Putain, elle est gelée ! J’avance en maugréant. Le tableau doit être au moins amusant, voire ridicule. Je m’enfonce dans la rivière qui me mord maintenant les cuisses. Mon short en jean va y passer c’est une certitude. Je fixe l’autre rive, Alex est en train de lacer ses chaussures tranquillement. Quel abruti ! Je reçois une goutte sur le nez et lève la tête pour regarder le ciel. En quelques instants, il s’est chargé de gros nuages noirs. On va se prendre un grain c’est sûr. Je me sens très lasse. – On va s’arrêter dans le coin ! hurle-t-il. Sa voix me fait sursauter, je vacille et perds le peu d’équilibre que j’avais réussi à trouver. Je glisse sur un petit rocher plein de mousse et m’écroule de tout mon long dans l’eau. Je tente de protéger mes chaussures, mais j’échoue lamentablement et les emporte dans ma chute. Heureusement, il n’y a pas beaucoup de courant, et j’arrive à me redresser, mais je suis dégoulinante. J’entends Alex éclater de rire, et il ne m’en faut pas plus pour laisser ma colère éclater. Je rejoins la rive rapidement, je suis trempée, mes fringues me collent à la peau, j’ai froid. J’essore mes cheveux et mon sweat pour limiter les dégâts, secoue mes chaussures avec vigueur, enlève les lacets et tire sur la languette pour essayer d’accélérer le séchage. Alex ignore royalement ma colère, s’arrête un peu plus loin, dépose notre sac à dos et commence à sortir la tente. – On va s’installer ici, il va bientôt flotter, autant éviter de te tremper plus ! Tu me files un coup de main ? Je voudrais lui hurler dessus au moins autant que me laisser aller, me blottir dans ses bras, le fuir. Je ferme les yeux pour essayer de chasser mes

pensées incohérentes. – C’est plus simple avec les yeux ouverts… Il chuchote, et je laisse échapper un petit gémissement en sentant son souffle me chatouiller. Il est si proche. – Norah, parle-moi s’il te plaît… Je suis désolé que tu sois trempée, je ne pensais pas que tu allais tomber. C’était un raccourci, je voulais simplement nous faire gagner du temps. Le but était de se poser et de passer du temps ensemble. Tous les deux. J’encaisse ses paroles et reste muette, perdue, incrédule. Le silence nous enveloppe, seul le tonnerre au loin gronde. – Parle-moi, s’il te plaît… Ne nous prends pas ces deux jours. Ne gâche pas tout… – QUOI ?!? je hurle. C’est la douche froide. Dire que j’envisageais presque de baisser ma garde, de le laisser me toucher… Il ne trouve rien de mieux que de m’accuser de foutre ces deux jours en l’air ! Il se fout de moi ! Je fais volteface, furieuse. Le tonnerre éclate, le ciel est noir comme en pleine nuit. – J’imagine que tu plaisantes ?! je crache. Il me fixe, ses yeux brillent de colère. Je suis folle de rage qu’il inverse totalement les rôles. – Tu sais quoi ? Tu me fais chier ! Continue à faire ta gamine si tu veux, ignore-moi, moi j’abandonne ! – Tu abandonnes ? TU ABANDONNES ? Non, mais elle est bien bonne celle-là ! J’éclate d’un rire nerveux, enragée par la stupidité de ses propos. C’est le monde à l’envers. – Explique-moi ce que tu abandonnes au juste ? Tu n’as jamais rien commencé ! je lâche mauvaise. – Mais qui aurait envie de commencer quelque chose avec toi ? Tu n’as aucune confiance en toi ! Tu passes ton temps à te battre contre toi-même, tu es incapable d’assumer tes sentiments, tes envies. Tu te planques derrière Alice et prends comme excuse ta pitoyable histoire de mariage. Tu crois que je ne sais pas que tu as perdu tes parents et que c’est ça qui te fait flipper à mort ? Personne n’est dupe ! Ton mec tu ne l’aimais pas, sinon tu ne te serais pas barrée de ton mariage… alors arrête de donner des leçons

aux autres et essaye plutôt d’assumer ta vie ! Putain mais regarde-toi sérieusement ! Comment ai-je pu… – « Comment ai-je pu » quoi ? Vas-y ! Va au bout de ta pensée ! j’explose. Sois honnête pour une fois… Comment as-tu pu imaginer de vivre quelque chose avec moi c’est ça ? Tu réalises que je suis une merde c’est ça ? Mon visage est baigné de larmes, et je suis incapable de m’arrêter. Il n’y a pas la moindre émotion dans son regard. – Il n’y a rien Norah… Rien, RIEN DU TOUT ! Voilà le terrible constat, éructe-t-il en serrant les poings. Tu brasses du vent… Tu te mens à toi-même et tu rejettes la faute sur tout le monde, mais tu es l’unique responsable de ta vie. Tu espères que… Ma main s’écrase violemment sur son visage. Il ne cille pas. Il me dévisage, les yeux débordants de rage, je fais volte-face et m’enfuis. Je l’entends m’appeler mais je laisse sa voix mourir dans le lointain. Je cours sans m’arrêter, terrassée par la violence de ses paroles et aussi anéantie d’admettre qu’il n’a pas complètement tort, même si rien ne justifie sa méchanceté. À bout de souffle, je finis par ralentir. Mon cœur cogne, et le sang pulse dans mes tympans. Toujours en proie à une terrible crise de larmes, je marche à l’aveugle sans savoir où je suis. Je suis incapable de dire par quel côté je suis arrivée. J’essaye de me repérer, j’appelle à l’aide, en vain, je suis juste totalement perdue dans cette horrible forêt. Exténuée, à bout de forces, je m’effondre, d’épuisement, en chien de fusil sous la pluie.

Chapitre 29 Je me réveille gelée et déboussolée. Une présence dans mon dos. Un souffle. Un parfum. Alex m’a retrouvée. Je grelotte et me recroqueville pour essayer de me réchauffer mais rien n’y fait. Quelle conne d’être partie en short ! – Tu as froid ? Sa voix rauque me fait sursauter. J’aurais juré qu’il dormait, son souffle semblait régulier. Je meurs d’envie de me tourner pour le regarder, mais je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée. Le bruit de ma gifle résonne encore à mes oreilles, et je ne sais plus du tout où j’en suis. – Excuse-moi, chuchote-t-il. Trop simple, j’ai envie de hurler. – Tu me fais ressentir des sentiments tellement extrêmes… Je pourrais lui répondre si je n’étais pas concentrée sur ses lèvres qui glissent dans mon cou. Ses dents me mordillent, il embrasse ma nuque. C’est divin. Je reste silencieuse, profitant de sa tendresse, puis finis par me dégager pour lui faire face. Je sais de quelle violence il est capable. Il est hors de question qu’il échappe à cette discussion encore une fois par des manœuvres détournées. J’ai attendu bien trop longtemps. Il m’observe avec prudence. – C’est si grave que ça ? – « Grave » ? répète-t-il amusé, sachant très bien de quoi je parle. Non, non, bien sûr que non, c’est juste que je ne sais pas… Tout est tellement embrouillé dans ma tête… ça devient trop compliqué. – Si tu commençais par le début ? Ça aide parfois !

Je pose ma joue contre son torse. Ses doigts dansent sur mon bras. Je crois que je n’ai plus peur de connaître la vérité. C’est allé trop loin entre nous, s’il ne nous fait pas sortir de cette impasse nous ne pourrons rien envisager. Il doit sentir que je suis arrivée à une zone de non-retour car, enfin, il se met à parler : – Tim et moi… nous nous connaissons depuis des années. Je ne sais pas si tu as ce genre de relations avec Alice, mais il a toujours été là pour moi, on a tout fait ensemble. C’est un peu comme mon frère. – Ah bon ? je demande, légèrement surprise, car même s’il y a de la complicité entre eux, Tim me donne plutôt le sentiment d’être quelqu’un qui le juge. – Ouais, je sais ce que tu penses, mais il n’a pas toujours été comme ça… Depuis le temps que j’attends qu’il me parle, je m’abstiens de tout commentaire. – Donc, reprend-il, Tim, Jade et moi, on s’est toujours bien entendus. On était un trio inséparable… Peu de personnes croient en l’amitié hommefemme, mais moi j’y croyais. Jade et moi avions beaucoup de points communs et de projets semblables. Nous avions la même soif de conquête, et la chose que nous voulions par-dessus tout, c’était parcourir le monde. Tim, lui, était plus terre à terre, il était moins ambitieux, il voulait s’amuser. Il se moquait souvent de nous et des plans que nous échafaudions. Jade et moi restions des heures dans le jardin de leurs parents à réfléchir à une idée qui révolutionnerait le monde et nous donnerait l’opportunité de partir. Mon cœur s’écrase douloureusement en décelant la tendresse dans ses paroles. – Nous étions seulement amis, précise-t-il. Nous sortions chacun de notre côté, on avait des histoires avec des gens, mais on avait ce lien particulier. Et puis un jour, elle a rencontré un mec, nous devions avoir vingt-deux ans. Ça a commencé à devenir sérieux, et je le vivais de plus en plus mal. Je sentais qu’elle s’éloignait de moi, et ça me rendait dingue, ça me faisait complètement flipper. J’ai cogité pendants des jours jusqu’à ce que l’évidence me frappe : j’étais jaloux. J’aimerais qu’il y ait un bouton pause, je n’ai plus vraiment envie d’entendre la suite. Je sens au travers de ses mots la nostalgie et réalise qu’il est encore amoureux d’elle.

– Tu as quel âge ? – Vingt-six, pourquoi ? C’était il y a quatre ans ! On en vit des choses en quatre ans, on en bâtit des projets, on en fait des rêves. Il a l’air bloqué là-bas. Sentant certainement mon malaise, il resserre son étreinte et m’embrasse sur le front. Je me laisse faire, mais j’ai une horrible envie de pleurer. – Je me suis pointé un soir chez ses parents, mais elle était sortie. Tim a été un peu surpris de me voir aussi agité, il a fini par me tirer les vers du nez, et je lui ai avoué que j’avais des sentiments pour sa sœur. On peut dire que sur le coup il ne l’a pas très bien pris. Je ne le vois pas mais j’entends son sourire. Ce souvenir l’amuse ! – On s’est engueulés, enfin il m’a engueulé plutôt ! Il m’a fait un long monologue, en m’expliquant qu’il était hors de question que je sorte avec sa sœur, que ça détruirait notre amitié. Jade est rentrée et nous a surpris en pleine embrouille, elle nous a demandé ce qu’il se passait, et malgré les mises en garde de Tim, je me suis jeté à l’eau. Putain ! Qu’est-ce que je flippais, je me souviens à quel point mon cœur tambourinait ! Mais, je m’en foutais, il fallait que ça sorte. Je pensais à elle jour et nuit, et la savoir avec un autre mec me tuait. Tim s’interposait en gueulant mais on ne l’écoutait pas. À la seconde où je lui ai avoué mes sentiments, elle m’a sauté au cou et m’a embrassé. Est-ce anormal de la détester ? Je veux dire de la détester vraiment ? Genre avoir envie de la pulvériser ? Mon cœur bat la chamade, il est douloureux, à vif, il saigne. Pourtant, je suis envoûtée par une espèce de curiosité malsaine, je veux savoir la suite. J’aimerais aussi rester ici pour toujours, à l’abri du monde extérieur, pelotonnée dans ses bras, baignée par la douceur de ses doigts et de ses lèvres. – Tim nous a ignorés pendant des semaines. On se disait qu’il allait se calmer, mais chaque jour il semblait un peu plus énervé que le précédent. Pourtant entre Jade et moi rien n’avait vraiment changé, mis à part que nous couchions ensemble, nous avions toujours la même complicité, les mêmes rêves, les mêmes projets. Un soir où on rentrait du cinéma en riant, il nous attendait sous le porche. Jade l’a chambré en lui demandant combien de

temps il allait continuer son cirque, c’est ce jour-là qu’il a parlé pour la première fois de cette promesse. Je me redresse, intriguée. Je le fixe. Je veux jauger sa sincérité, ses yeux ne me trahiront pas. – Qu’est-ce que tu fais ? Viens par là ! Il m’encourage à me rallonger. – C’est quoi cette promesse, alors ? je l’encourage doucement. – Ça me semble tellement con avec du recul, et pourtant je n’arrive pas à m’en détacher. – Vas-y, s’il te plaît… Il inspire et se lance : – Tim flippait que notre couple détruise notre amitié. Il pensait que sa sœur allait souffrir à cause de moi. Putain ! Qu’est-ce qu’il était con ! En fait, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. – Nan ? Ne me dis pas que vous lui avez promis de ne jamais vous séparer ou un truc dans le genre ? C’est ça votre promesse ? C’est une plaisanterie ! Mais qui fait ce genre de conneries ? Qui croit ce genre de trucs ? C’est totalement ridicule… C’est un truc de film ! J’hallucine ! – Laisse-moi finir, Norah, me coupe-t-il. Ça peut paraître con, mais sur le moment c’était parfaitement naturel, ça nous semblait être une bonne idée… – Mais enfin… – C’était simple. Si c’était la solution pour que Tim se calme, ça nous allait, continue-t-il. Notre couple était une évidence, on a cédé et promis de toujours faire ce que nous pourrions pour arranger les choses. Il n’était pas question de rester ensemble si nous ne nous aimions plus évidemment, mais au moins d’accepter de donner une seconde chance à l’autre si nous nous disputions. Et comme si ça ne suffisait pas, nous lui avons parlé de notre projet de quitter la France pour monter notre boîte à New York. J’ai donc promis de ne jamais lâcher Jade dans cette aventure et de tout faire pour que son rêve se réalise. Il se tait, perdu dans ses souvenirs. – Tu te rends compte à quel point c’est con ? Tu ne lui dois rien ! Vous aviez seulement vingt-deux ans… J’inspire pour essayer d’enrayer l’agacement qui transpire dans ma voix. Son aveu me met hors de moi.

– Qu’est-ce qui s’est passé après ? Il se crispe légèrement. – Nous nous sommes fiancés deux ans plus tard, elle est partie aux États-Unis dans la foulée, et je suis resté en France pour finir mes études. Je faisais des allers-retours quand mon emploi du temps et mes finances me le permettaient, tout se passait bien, nous étions heureux. Et puis, le 20 octobre 2014… Putain, je me souviens même de la date… Tu y crois, toi ?! Bref, elle m’avait tellement manqué que j’ai voulu lui faire une surprise, et je suis venu à l’improviste ce jour-là… Il laisse sa phrase en suspens, avant de conclure amèrement : – Mais c’était une mauvaise idée. Un silence de plomb s’abat sur nous. Je marche sur des œufs. – Elle t’a trompé ? – Tu es perspicace ! Son commentaire me vexe plus qu’il ne devrait, mais il s’en rend compte et s’excuse tout de suite. Il me câline et me caresse gentiment, laissant ses lèvres courir sur ma tempe. – Ouais, elle m’a trompé. Elle m’a juré que c’était la première fois, que c’était une erreur, qu’elle se sentait seule, bref les conneries habituelles… Pas besoin de te faire un dessin ! – Tu l’as quittée ? Il laisse échapper un petit rire ironique. – Si c’était si simple ! Bien sûr que je l’ai quittée, j’étais furieux, blessé. J’ai coupé les ponts, mais elle n’a pas lâché ! Elle voulait que nous parlions, que nous nous expliquions. Moi je ne voulais rien savoir, rien entendre. Ma vie s’effondrait et pas seulement ma vie amoureuse, mais aussi notre projet professionnel. Mon rêve a toujours été de bosser à l’étranger, soudain je n’avais plus rien, elle me volait tout. En plus on venait juste de trouver un investisseur. J’ai ignoré les appels de mes amis et je me suis enfermé dans ma colère. Je me suis plongé dans le sport, enchaînant les matchs de hand, les kilomètres de courses. Faire souffrir mon corps atténuait un peu la douleur psychique. Puis sans que je le voie venir, Tim s’est pointé avec ma promesse, notre putain de promesse. Je lui ai demandé s’il était sérieux, et tu sais ce qu’il m’a répondu ? Il laisse échapper un rire mauvais. Je secoue la tête, incapable de parler.

– Il m’a dit que si notre amitié comptait un tant soit peu pour moi, je devais écouter Jade, essayer de la comprendre et lui pardonner. Il m’a sorti le couplet « on a tous droit à l’erreur ». Putain ! Je l’aimais quoi ! Elle a tout détruit, tout balayé d’un seul revers de main… Tout… Je lève les yeux vers lui. Les siens sont fermés, paupières crispées. Je me demande s’il revoit Jade en train de le tromper, son visage baigné de larmes lorsqu’elle le suppliait de lui pardonner. – J’ai donc accepté de parler à Jade, et nous avons décidé qu’un break était nécessaire. Je lui ai dit que j’avais besoin de temps pour y penser. Elle m’a laissé de l’espace, et au bout de deux mois, je lui ai dit qu’elle me manquait. Putain ! C’était vrai, elle me manquait tellement. Elle m’a demandé de revenir, mais malgré tout, je n’étais pas prêt. Je voulais passer du temps avec mes potes, calmer les choses avec Tim, alors je leur ai proposé ce voyage entre mecs. On devait passer une semaine, peut-être deux ensemble avant d’aller à New York, mais je t’ai rencontrée… J’imagine que c’était le destin. Mon cœur bat à cent à l’heure, et plutôt que de le laisser continuer, je décide de me jeter à l’eau, reléguant au second plan mes peurs et mes convictions. Mes lèvres capturent ses mots, je l’embrasse passionnément. Sa bouche est douce, et pour la première fois depuis notre rencontre, il me laisse mener le baiser. Je m’écarte à bout de souffle, il me fixe les yeux sombres, emplis de désir. Je pose mon front contre le sien et inspire, puis, d’un geste rapide, enlève mon sweat et mon débardeur. Il ne dit rien, se contente de détailler mon corps. Ses doigts glissent vers les attaches de mon maillot qu’il dénoue avec une infinie lenteur. Je ne veux plus parler, je veux juste profiter de lui car j’ai le profond pressentiment que c’est notre première et dernière nuit ensemble. – Tu es sûre que c’est ce que tu veux ? – Je ne voudrais être nulle part ailleurs… Avec ferveur, il me bascule sur le dos, et je me retrouve sous son corps puissant. Je glisse mes mains sous son T-shirt et caresse le haut de ses épaules. Mes doigts découvrent, explorent la douceur de sa peau. Il plonge dans mon cou, et ses lèvres remontent vers mon lobe, il l’attire entre ses dents et joue avec. Je lâche un soupir, tout mon corps s’engourdit au contact de sa bouche experte. Les sentiments s’emmêlent et m’engloutissent, j’ai

peur de ce qui arrivera demain mais j’éprouve un tel désir que rien ne me fera changer d’avis. Je veux que cette nuit soit notre moment. – Dès le premier jour, j’ai eu envie de toi… Ses lèvres sont à un souffle des miennes, ses yeux brûlent d’une lueur sombre et sexy, il paraît déterminé. Après de longues caresses et des baisers torrides, alors que je sens les prémices de l’orgasme me tordre le bas du ventre, je chuchote : – Regarde-moi s’il te plaît. Il plonge son regard dans le mien. Je veux mémoriser l’instant, capturer cette étincelle éphémère et parfaite de bonheur. Des heures durant je ne serai pas déçue. *** Je suis réveillée par un murmure et des caresses dans le cou. J’ouvre péniblement les yeux, grisée par la sensation de cette nuit torride. Alex me regarde avec les yeux brillants, une légère barbe sur le visage. Je ne résiste pas à l’envie de le toucher et je laisse mes doigts découvrir cette sensation râpeuse. – Salut, murmure-t-il en continuant de m’embrasser chastement dans le cou. Je réprime un gloussement, chatouilleuse. – On devrait y aller, je pense qu’on a une bonne avance, ça serait dommage de la perdre…, dit-il sans arrêter sa douce torture. Je tente de me dégager, mais il resserre son étreinte. – Mais j’y pense… Est-ce qu’on a vraiment envie de gagner cette compétition ? Je pouffe, envahie par l’excitation du moment, et le laisse m’embrasser sans la moindre résistance. Je ferme un instant les yeux pour enrayer la peur panique qui m’envahit soudain. C’est sûrement la plus grosse connerie de ma vie. Je suis devenue l’autre femme, la maîtresse. Alex lui ne semble pas perdu, comme si tout était normal. Je voudrais lui demander si nous sommes ensemble ou s’il est juste en train de se laisser gagner par l’euphorie du moment. Mais aucun mot ne franchit ma bouche. Au fond je n’ai aucune envie de connaître sa réponse.

Trois heures plus tard nous sommes tout proches du sommet du Slide Mountain, main dans la main. Nous avons marché à bonne allure, mais aussi stoppé à maintes reprises pour s’embrasser. Souvent à l’initiative d’Alex. La première fois, j’ai été surprise par cet élan de tendresse, mais après je me suis mise à les attendre avec impatience. Quel bonheur de le sentir si heureux et spontané. Chaque fois ses baisers se faisaient plus exigeants, et j’ai dû mettre fin au dernier avant que ça dégénère ! – Allez on est presque arrivés ! dit-il enjoué. Je suis partagée. Je suis pressée d’arriver mais la réaction de Tim m’inquiète. Alex, lui, paraît serein. Nous devrions peut-être clarifier les choses. Cette nuit, lorsqu’il m’a tout raconté, il m’a semblé encore blessé par son histoire avec Jade. Peut-il vraiment être passé à autre chose en si peu de temps ? En découvrant la vue incroyable du Slide Mountain, mes interrogations s’envolent. L’horizon est une explosion de couleurs, et je reste béate face au paysage qui nous entoure. Je souris, conquise par la beauté du panorama et complètement excitée d’avoir réussi à parcourir un tel chemin. Alex m’attire contre son torse, et nous contemplons la vallée sans un mot, perdus dans nos pensées. Je lève mon bras et l’incite à s’aventurer dans la zone sensible de mon cou. Il ne se fait pas prier et quelques minutes plus tard il m’embrasse à perdre haleine. Nous reprenons notre chemin et entamons la descente, mais je le sens petit à petit s’éloigner de moi. Il se perd dans ses pensées et érige une barrière entre nous. Je résiste à l’inquiétude qui m’envahit, cherchant des excuses à son comportement. Je tente de parler, mais il ne répond que par monosyllabes, et lorsque je lui demande si tout va bien, il ignore carrément ma question. Puis, il lâche ma main et là, je comprends qu’il n’est plus aussi sûr de lui. Notre bulle est gentiment en train d’éclater. Je ravale les larmes qui menacent d’inonder mon visage. Je suis déçue, tellement déçue. – Je vais parler à Tim, mais il me faut un peu de temps. Tout le monde sera à l’arrivée, je pense que ce n’est probablement pas le moment qu’il découvre pour nous et… – OK ! je le coupe sèchement. Je ne savais pas que nous avions besoin de son approbation.

Il m’ignore, et ma colère grimpe en flèche. Lorsque nous franchissons le dernier virage, le mot « ARRIVÉE » se dessine en énorme devant nous. Il y a foule. Nous donnons notre nom au stand, sommes félicités et remerciés chaleureusement d’avoir donné de notre temps pour cette cause. Nous acceptons avec plaisir notre lot : deux cannettes de Coca et un énorme paquet de chips que je m’empresse d’ouvrir. Je n’ai jamais eu aussi faim de toute ma vie. Je rêve de salé et de gras pour oublier les immondes abricots secs et les barres de céréales sans la moindre pépite de chocolat. La bouche pleine, des miettes sur le T-shirt, je m’arrête pour refaire mon lacet, sans qu’Alex s’en rende compte. Je me dépêche de rattacher ma chaussure tout en continuant de le regarder afin d’éviter de le perdre lorsque soudain, il se fige. – IL EST LÀ ! AALLEEEXXX !!! Une jolie brune se détache du groupe de mes amis, se précipite vers lui et se jette à son cou. Mon cœur s’emballe, un énorme trou se forme au creux de mon estomac. Je les observe, immobile, abasourdie. Son petit corps mince est enroulé autour de lui, il la porte, et elle enfouit son visage dans son cou. Il semble ahuri, et pourtant tellement à sa place. Je croise les regards d’Alice et Clément. Ils me sourient, visiblement gênés. Alice fonce sur moi et m’enlace. – Désolée Nono, elle est arrivée hier. Elle nous a rejoints. Elle voulait voir Alex si j’ai bien compris. Tim n’a rien voulu m’expliquer, mais Clément m’a tout dit… Clément me presse l’épaule. Je suis incapable de la moindre réaction. Elle est là. Vraiment là. Elle est venue le chercher. Je ferme les yeux, laissant échapper une larme solitaire. Faire bonne figure, voilà exactement ce que je dois faire. Ne rien montrer. Rien. Jamais. Tim me fait un signe de tête, il ne paraît pas très à l’aise non plus. Alex suit le regard de son ami et me dévisage. Je me dépêche de détourner la tête pour qu’il ne voie pas le mal qu’il vient de me faire. Je suis vraiment la dernière des connes. L’air impassible que j’arbore ne trompe pas grand monde. Je croise le regard triste d’Alice, je sais qu’elle a compris que je suis effondrée et que je commence à tomber. J’espère juste qu’elle tiendra sa promesse et qu’elle sera en bas lorsque je vais m’écraser. Quelques mètres plus loin, j’aperçois Ethan et ses deux potes qui se dirigent vers une voiture. Soudain fuir me

semble nécessaire, vital. Sans réfléchir, je prends mes jambes à mon cou et cours droit vers eux en bousculant les badauds. J’entends Alex m’appeler, mais je ne me retourne pas et je fonce. Alice me crie de l’attendre et me rattrape, essoufflée. – Hé, les gars ! Vous partez ? – Ouais, notre vol pour Paris est ce soir tard, on doit juste passer à l’auberge récupérer nos sacs et… – Vous avez une place ? – Deux ? complète Alice. – Alice… Tu n’es pas obligée. Tu sais, je comprendrais… Mais moi, j’ai besoin de partir et de rentrer. – Pour toujours, Nono. Toi et moi contre le reste du monde, dit-elle en s’installant à l’arrière sans hésiter. – Et Tim ? Tu ne peux pas faire ça, je croyais que tu étais amoureuse ? – Je ne cautionne pas son attitude, Nono. On est clairement dans deux camps opposés, et je t’assure qu’il n’y a rien de romantique là-dedans. Hier je lui ai dit que s’il fallait choisir, c’était toi que je suivrais. Ce n’était pas le bon, voilà tout. J’en ai les larmes aux yeux. Quelle amie incroyable. – Putain Norah, attends ! Alex arrive en courant, visiblement paniqué. – Qu’est-ce que tu fais ? – Je pars, je réponds simplement. – Tu pars ? demande-t-il incrédule. C’est une plaisanterie ? Tu fuis ? Encore ? Il m’attrape la main et me tire un peu à l’écart en sentant les regards des occupants de la voiture rivés sur nous. – Norah, ne fais pas de bêtise. Tu dois me laisser un peu de temps, je te jure que je ne savais pas qu’elle serait là et que… – Je dois me protéger. – Te protéger ? De moi ? Tu crois quoi, que je vais te faire souffrir ? – Ta fiancée approche, je lâche en désignant Jade un peu plus loin. – Putain, je m’en fous. Ce n’est pas elle qui m’intéresse, c’est de nous qu’on est en train de parler. – Il n’y a pas de nous à trois, Alex, tu le sais au fond de toi, tu ne veux juste pas l’admettre. Vous avez des choses à régler, des vérités à vous dire,

tu n’as pas tourné la page, je ne veux pas être celle qui te permet de l’oublier, je veux être celle avec qui tu veux aller de l’avant. Tu comprends la nuance ? Alex m’implore de le comprendre, mais c’est impossible. Pourquoi a-til besoin de temps ? Que ferai-je s’il la choisit elle et pas moi dans quelques mois ? Comment peut-il imaginer que nous continuions le voyage ensemble alors qu’elle est là ? Ne me reprochera-t-il pas un jour d’avoir gâché son amitié avec Tim ? Jade m’aide à prendre ma décision. Toute proche, elle nous observe quelques secondes puis rapplique d’un pas décidé. Lorsqu’elle n’est plus qu’à quelques mètres de nous, je regarde Alex droit dans les yeux. Je veux mémoriser son beau visage pour ne jamais l’oublier. – Je suis désolée, je ne peux pas. Mon regard et celui de Jade se croisent. Elle lui demande si tout va bien, et il ne me retient pas. Il ne me retient pas… Je monte dans la voiture d’Ethan sans cacher mes larmes. C’est fini.

Épilogue Un an plus tard – Santa Lucia, Italie J’ouvre la baie vitrée et laisse l’air frais s’engouffrer dans notre petit salon. Je profite de l’heure matinale pour flemmarder au calme sur la terrasse, qui est sans conteste l’atout majeur de notre bungalow. Le bois est humide et frais, probablement plus pour longtemps car le soleil brille déjà. Alice dort encore, je ne l’ai même pas entendue rentrer. D’ailleurs elle a peut-être même découché. Je m’assieds sur un des transats et passe mon Tshirt par-dessus mes genoux en l’étirant complètement. J’ai toujours adoré faire ça, ce qui rendait ma mère dingue. Je pose ma tête contre le tissu blanc et contemple le panorama. Cela fait presque deux mois que nous sommes arrivées à Santa Lucia, en Calabre, et je ne pense pas un jour me lasser de ce paysage. La mer se déploie à perte de vue depuis notre bungalow niché à flanc de colline. – Tu commences à quelle heure ? Je pouffe lorsque Alice déboule les cheveux en bataille. Ici, mon amie est comme un poisson dans l’eau. Il faut dire que pour une dragueuse invétérée, travailler dans un club de vacances a quelques avantages ! – À quarante-cinq, mais Matéo m’a demandé de passer à son bureau à trente. – Pourquoi ? Elle s’installe à côté de moi en me piquant la moitié du transat. – Aucune idée, mais va falloir que je me bouge. – C’est quoi cette horreur ? me dit-elle en désignant mon T-shirt tout détendu. Lucas l’a déjà vu ?

J’ignore sa remarque. Il est encore trop tôt pour entendre son sermon « profite de la vie et envoie-toi en l’air ». – C’est ça ! Fais celle qui n’a pas entendu ! Il faudra bien que tu me racontes ! Je file dans la salle de bains en gloussant pour prendre une douche et enfiler l’uniforme de rigueur : short bleu marine, polo bleu turquoise, baskets blanches. En sortant, Alice m’attend dans le salon, une tasse à la main. – Alors ??? Lucas ? Je lui fais des gros yeux, espérant que mon regard noir la fasse taire, mais c’est peine perdue. – Moi si ça t’intéresse, j’ai conclu avec… – Oh non, non, non ! Ça ne m’intéresse pas du tout ! – Sam ! – Sam ? je l’interroge perplexe. – Aaaahhh ! Tu vois que ça t’intéresse ! – Nan, mais je croyais que tu étais sur Théo ! Qu’est-ce que Sam vient faire dans cette histoire ! J’ai trop de mal à te suivre ! Elle balaye d’un geste ma remarque et part dans un long monologue sur sa soirée. Alice est heureuse, et je me dis que finalement, on ne s’en est pas trop mal sorties, enfin surtout elle. Pour moi le chagrin a été long, mais il a trouvé sa place, s’accommodant au reste de ma vie. Au début, il a été violent et puissant, il m’étreignait, m’encerclait, m’étouffait comme une bête prise au piège. Maintenant, je le qualifierais plus de fourbe, il est lancinant, tapi derrière la moindre petite émotion positive que je pourrais ressentir. J’ai appris à vivre avec, il ne me fait plus peur, il ne me terrasse plus, il fait tout simplement partie de mon quotidien. Le chagrin et le brouillard de frustrations sont devenus les deux piliers principaux de mes journées. Pas un jour ne passe sans que je regrette cette relation avortée, sans que je m’en veuille d’avoir fui comme une lâche, sans que je déteste Alex de ne pas m’avoir retenue. Malgré tout, la vie a fini par redevenir le plus souvent agréable et même si tout n’est pas parfait, j’essaye de me persuader que demain ça ira mieux. Quand je repense à notre aventure américaine, j’ai à la fois l’impression que c’était hier et au siècle dernier. Après notre fuite improvisée, nous n’avons plus jamais revu les garçons. Tim a essayé d’appeler Alice, mais

elle n’a pas répondu, et il a fini par abandonner. Nous sommes rentrées à Paris, j’ai consulté une psy en urgence pour parler de la mort de mes parents et de mon mariage avorté. Je voulais aller de l’avant, je méritais d’être heureuse. J’ai également pris mon courage à deux mains et je suis allée affronter Paul. Tout avait déjà été dit, il n’y avait rien à ajouter, mais je devais le voir pour m’excuser. Il a refusé de me pardonner, et je ne l’ai pas blâmé, j’ai simplement accepté. J’ai récupéré mes affaires, et Alice m’a accueillie dans son microscopique studio. Après un mois de cohabitation, nous avons décidé de partir à l’aventure et de se laisser vivre. – … Enfin bref, et il m’a dit que Lucas en pinçait pour toi mais que tu l’intimidais ! – Que je l’intimidais ? N’importe quoi ! Je file, je suis déjà en retard. Le village commence à peine à se réveiller, et je croise seulement quelques valeureux vacanciers qui se rendent à la salle du petit déjeuner, les yeux encore pleins de sommeil. Je les salue d’un signe de la main et d’un grand sourire. Ici l’ambiance est sereine. – Bonjour Norah, asseyez-vous, je vous en prie ! Matéo, notre directeur, a la belle quarantaine et dirige le club d’une main de maître. Il est très sympa et détendu en toutes circonstances. C’est lui qui nous a embauchées alors que nous étions en train de flemmarder sur la plage du village d’à côté. – J’ai fait quelque chose de mal ? – Absolument pas ! répond-il en éclatant de rire. Bien au contraire, je suis très content de vous. Ne vous inquiétez pas, ce n’est rien de compliqué ! Je vous explique, nous avons un groupe qui arrive demain pour une quinzaine de jours, et j’aimerais que vous soyez leur coordinatrice. Vous passez très bien auprès de tout le monde et vous avez une capacité d’organisation tout à fait adéquate. Ce n’est pas vraiment dans nos habitudes, mais disons que c’est un cas un peu spécial, et j’ai pensé à vous. Le fils d’un des investisseurs de Villagio del sol fait partie de ce petit groupe et il arrive avec sa bande d’amis. L’objectif c’est qu’il soit content de son séjour pour que nous maintenions le partenariat avec son père. – Ah oui, bien sûr ! Il faudra simplement m’expliquer en quoi ça consiste… – Improvisez ! J’ai toute confiance en vous et je ne doute pas un instant que grâce à vos activités, Alex et sa femme passeront un agréable séjour

avec leurs amis ! Cela étant il faudra… Je ne l’écoute plus, c’est trop tard… Alex ? Je chasse rapidement l’atroce malaise qui me tord les entrailles. Je refoule tout au fond de moi la tristesse et la colère que ce prénom m’inspire, mais à en juger par le visage de Matéo, j’échoue lamentablement. – Vous allez bien Norah ? Vous êtes livide… – Oui, oui, j’arrive péniblement à articuler. Je… je, je dois y aller, j’embauche à quarante-cinq. – Pas de problème ! Filez, je laisserai leur dossier à la réception avec toutes les infos nécessaires. Je sors du bureau les jambes flageolantes et emprunte les escaliers au ralenti, accablée. J’essaye coûte que coûte de retrouver mon calme et mon souffle. Il n’y a pas qu’un seul Alex sur terre, et celui-là est marié.

Retrouvez Norah et Alex très bientôt dans HQN…

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