TOSEL, André - Du Materialisme de Spinoza PDF [PDF]

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Zitiervorschau

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DU MATÉRIALISME

DE SPINOZA

ANDRÉTOSEL

DU MATÉRIALISME \

DE

SPINOZA

ÉDITIONS

KIMÉ

2 IMPASSE DES PEIN'IRES 7500'2 PARIS

AVANT

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ISBN 2-908-212-77 -3 C;) ÉDITIONS

PROPOS

Les études ic i rassemblées constituent des éléments appartcm.ant à une recherche qui a accompagné ou suivi l'élaboration d'une thèse de doctorat d'état es Lettres "Religion, Politique, Philosophie chez Spinoza" soutenue devant l'Université de Paris !-Sorbonne le 20 Mars 1982. Une partie importante de cette recherche a donné lieu à une publication parûelle. dans le

volume Spinoza. ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité théologico-politique. Paris, Aubier, 1984. Leur objectif fondamental est d'éclairer le type de systématicité théorique propre à la philosophie de Spinoza à paitir de cette introduction polémique à la philosoplûe, de ce manifeste qu'est le Traité théologicopolitique (T.T.P.). Notre lecture du T.T .P. est solidaire d'une lecture de l'Ethique que nous croyons utile d'expliciter davantage. On verra que cette lecrure nous conduit à répondre aux objections devenues classiques d'Alexandre Kojeve, reprises par le responsable de l'édition Spinoza de La Pléiade, Roland Caillois, selon qui !'Ethique poumrlt tout penser sauf sa propre possibilité, et ce en raison d'une théorie qui oppose radicalement éternité et Jûstoricité. Nous tentons au contraire de montrer en reprenant le chapitre central (inédit) de la dernière partie de notre thèse que l 'Ethique développe une théorie spécifique de l'historicité qui fait de celle-ci ·non pas l'autre de l'éternité, mais sa fonne de réalisation. Et ce sans recourir· à une quelconque anticipation de l'hégélianisme qui pour avoir su identifier concept et temps a résorl>é l'être dans le concept. Voilà pourquoi nous tentons simultanément de lier, d'une part, historicité, éternité, et, d'autre part, matérialisme. Le mode spinozien de lier concept et temps ne renvoie pas aux positions de l'idéalisme absolu, mais ouvre une voie qui est davantage en consonance avec celle frayée par Marx, et n:prise avec plus ou moins de bonheur par les divers :marxismes. Si Ja rubrique "philosophie de l'immanence", comme l'a rappelé récemment le philosophe israélien Yirmiyahu Yovel dans son ouvrage Spinoza and Others Heretics. (Princeton University Press, 1989), est la plus adéquate pour consigner la nouveauté atopique de Spinoza, et si elle pennet de fructueux rapprochements avec les maitres de la philosophie de l'!iJ:nmanence que sont ces "spmozistes" originaux tels que K. Mant, F. Niet7.sche, S. Freud, il nous a semblé opportun de sener. de plus près le lien entre immanence et position matérialiste, en l'explicitant sous un mode (peut-être trop) historiograplûque, en l'épro twant sur la séquence Spinoza-Marx-Marxisme. Ces enquêtes historiques n'ont qu'un but, J:CI"mettre de poser à nouveau la question de l'identité d'un matéria[isme intelligent. Spinoza est ici un passage obligé : si la grande philosoplûe est le plus souvent anti-matérialiste, si elle explicite et développe néanmoins

KIMÉ, PARIS, 1994.

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Avant-pmpos

souteITai"!leillent un c:ryto-:matérialisme. Spino7.a est le seul gmnd philosophe de mtradition. si.l'on excepte Epicure.qui développe ouvertement un matérialisme original, certes, mais net. Ce fil perpétuellement brisé qui uniit immanence et matérialisme nous paraît mériter d'être patiemment retissé, d'autant qu'il est celui-là même qui tisse l'arc matière-libération, capacité à prendre en compte, d'une part, ce qui est en sa matérialité obj:ctive et différenciée. et, d'autre part, aptitude à discerner la possibilité d'un "plus" d'être dans la nécessité même. Nous remercions les 6diteurs et les responsables d'ouvrages qui ont sut.arisé la publication de ces études publiées dans des recueils difficilement accessibles pom le lecteur français, L'introduction "Sur l'unité systématique de la pensée de Spinœa. Le Trnité théologico-poUtique comme introduction à l'Éthique. Texte inédit, reprenant avec de légères modifications l'exposé de soutenance de la thése ''R~ligion, Politique, Philosophie chez Spinoza". !."Quelques remarrques pour une intetpretation de l'éthique" est inédit en français. Ce texte a été publié dans The Proceedings of the First ltaliaJi International Congress (Urbino, 4-8 Octobre 1982), a cura di Emilia Gimtcotti, Bibliopolis, Napoli, 1985, pp. 144-171.

Avant-propos

8. Le marxisme au miroir de Spinoza a été publié en version ronéotée dans les Guest Lectures and Seminar Papers on Spinozism. A Rotterdam Serie. edited by Wim Klever. Erasmus Universi~it Rottenlam, 1988. 51p.

2. Histoire 3."Théorie le texte de la chez Spinoza

et éternité. Inédit. de l'lûstoire ouphilosopbie du Progrès chez Spinoza"/" est contribution "Y -a-t-il une philosopbie du progres historique "l" publié dans. Spinoza. Issues and Directions~ The Proceedir.1gs of the Cmcago Spinoza Conference (Septembre 1986), cdited by :Edwin Curley et Pierre-François Moreau. Leiden-New-York, E.-J. Brill, 1990, pp. 306-326. 4."La théorie de la pratique et 1a fonction de l'opinion publique dans la plûlosophie politique de Spinoza" et le texte augmenté d'une contribution à· Studio Spinozana. Spinoza' s Philosophy of Society n°1. 1985 (edited by Walther et Walther Verlag) Hannover. p.185-206. 5. Du Matérialisme, de Spinoza a été publié en version ronéotée dans le Bulletin du Centre de recherches d'Histoire des Idées. Université de Niœ. N° 2, Mars 1986. 40 p. 6.Bossuet devant Spinoza : le Discours de l' Histoire Universelle, une stratégie de dénégation du Traité tMologico-politique est une contribution au collcque international de Cortona Avril 1991, consacre à La premiire réception du Traité théologico-politique, organisé par Paolo Cristofolini. Scuola Nonnale Superiore di Pisa. A paraitre. 7. "Labriola devant Spinoza. Une lecture non spéculative" a été publié dans le volwne des actes du colloque Labriola d'un si~cle à l'autre (mai 1985), édité par G. Labica et J. Texier. Paris, Méridiens/Klincksieck, 1988, pp. 15-33.

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INTRODUCTION Sur l'unité systématique Le TraiM Thlologico-Polilique

de la philosophie de Spinœa comme introduction à I' Éthique

On peut se proposer une approche de l'unité systématique de la plûlosophie de Spinoza. à partir de cette "introduction à la philosophie" que s'est voulu le Traité théologico-politique. I - 1 Comment lire le Traité théologico-politique ? En lui appliquant les ,règles d"'histoire critique" qu'il a lui-même élaborées pour l'inteipcétation de !'Ecriture Sainte. En étudiant la nation, le temps en lequel il a été écrit,. les objectifs qu'il s'est assignés, le public auquel il s'est adressé. Le Traité Théologico-Politique inclut en sa texture la conscience de son historicité, les éléments de sa propre intelligibilité. I - 2 Le Traité théologico-politique est à la fois un livre de ciroonstances et un texte épocal, porteur d'enjeux universels. Il entend promoovoir et universaliser un mode de vie et de pensée tbndé sur la libération de la force productive humaine ("conatus"), sur l'expansion et le développement de la connaissance adéquate de la Nature, et de la nature humaine ("inlellectus"). Cet objectif général-épocal se spécifie dans une analyse et une transfonnation de la conjoncture particulière propre aux Provinces-Unies de 1670; il s'agit de critiquer le bloc théologico-politique (orthodoxie calviniste; inenace d'instauration de l'absolutisme monarchiste); de consolider et élargir l'Etat libéral en Etat démocratique, de manière à ce que· en se subordonnant le système des Eglises, il intègre la force productive de la masse, et rende possible au plus grand nombre poSS1ble d'hommes la forme de vie fondée sur l'activité et la connaissance adéquates. I - 3 Le Traité théologico-politique individualise dans la critique du bloc théologico-politique une concrétion - dominante - de la forme de vie inférieure qu'il faut dépasser: vie qui entrave l'essor de la tbiœ productive humaine, la paralyse dans tme forme d'institutionnalisation politique impuissante, et la solidarise à une connaissance qui demeure de l'ordre de l'imagination ("superstition" - "préjugé"). I - 4 Le Traité théologîco-politique repose sur le savoir critique de son "autre" antagoniste, et entend exercer ce savoir de manière à ttansfonner cet "autre". Il a une dimension stratégique et tactique, celle d'un sav oirmodification de son objet. Il doit fonner dans la critique les porteurs de la nouvelle forme de vie et de pensée, produire des "philosophes". Tâche difficile, car le public auquel il s'adresse en priorité (les chrétiens sans 9

Introduction

Eglise, soucieux de vie bonne hors la .domination théologico-politique. désireux de développer la force de leur entendement pour mieux connaître la nature et la nature humaine) demeure affecté par la fonne de vie et de p:msée inférieure et primaire qu•il souhaite abandonner, sans le savoir vraiment. ni savoir comment. II - 1 Le Traité théologico-politique est un texte chifû:é, interventionniste, polyvalent. En lui, s'accomplit 1D1.eopération théorico-politique de d~sttuction et de construction, qui est son objectif à long tenne. - Destrucdominante tion de la religion révélée comme fonne idéologico-pratique (destruction donc de l'onto-théologie traditionnelle, destruction des structures institutionnelles théologico-politiques. Eglise orthodoxe-Ecat "passionnel'' monarchiste). - Construction "sommaire" des grands thèmes de la philosophie vraie (égalisation de Dieu à la productivité conune affumation de l'être, rôle axiomatique de l'opposition "in allo-in se"). Construction de la dimension éthico-politique de l'ontologie (enchaînement de la force productive humaine à la productivité infinie; détennination des deux g:rands modes de production. de cette force. selon la scansion vie dans la sc:rvitude ~sions et ignorance dominantes) et vie·dans la liberté de t·activité et de la connmssance~ et détermination de·structures institutionnelles "raisonnables". II - 2 Le pivot de cette opération de transfonnation qui est desttuctionconstre.ction est constitué par la transfonnation de la critique de l 'Ecriture par ·l'Ecriture en critique de la religion révélée (judéo-cluétienne).Cette clitique est irreligieuse : elle enracine la religion révélée dans la "superstition", qui est une figure de la forme de vie et.de pensée serve. Le Traité théologico-politique analyse la genèse et la structure de la superstition comme modalité idéologico-pratique d'actualisation improductive de noue force productive et logique. Il est acquis que la religion est réalité h111maine, d'ordre "pratique", dépourvue à jamais de valeur théorique ou scientifique. Il - 3 Sur la base de cette critique de la superstition, le Traité théologico-politique développe, apparemment en langage religieux, la critique irreligieuse des invariants constitutifs de la religion révélée : catégories de p:rophé:l.ie, de révélation, de vocation ou élection divine, de loi divine, de rites, de miracles. Il organise une confrontation continue avec les deux grandes fonnes de l'auto-compréhension religieuse (la dogmatique, avec p:>ur interlocuteur Maimonide, l'orthodoxe ou sceptique avec pour interlocuteur Calvin). C'est dans le cadre de cette critique que se constitue "l'ontologie" et ]"'éthique", souterraines du Traité théologico-politique (le niveau de la ''vraie philosophien).

Introduction

demièle instance socio-politique (la religion est la politique continuée par d'autres moyens). - L'autre est une affumation de l'autonomie relative de la religion. Le paiallélisme étendue/pensée pennet de comprendre comment le développement idéal-imaginatif de la puissance de penser intervient dans la mise en forme de la puissance d'agir et de pâtir. A ce stade, la religion est langage symbolique : en elle se constitue notre force productive. III - 1 Le Traité théologico-politique énonce la fin de l'âge théologico-politique. Et il oeuvre à obtenir la transformation des ·acteurs du champ théologico-politique en ce sens. Si seuls les philosophes peuvent former en leur entendement l'ontologie nouvelle, et développer l'édtlque et la politique qui l'accompagnent, si seuls les philosophes peuvent articuler critique de la religion révélée - histoire critique des religions historiques. ils doivent pouvoir formuler leur savoir en tennes acceptables pour des cluétiens hétérodoxes, de manière à obtenir une transformation du champ théologico-politique, consentie par certains de .ses acteurs. La thèse de la nature pratique, et non spéculative de la religion, permet le compromis pratique entre philosophie et religion. Pour le philosophe, elle signifie que toute religion est réalité hwnaine, d'ordre prati(jlle (liée à un état inférieur du développement de notre force productive-logique). Pour le chrétien raisonnable, elle signifie que la religion n'a pas de dignité théorique, qu'elle est exigence éthique (elle se confond avec la loi morale fonnelle de "justice ~t charité"). Le cluétien raisonnable doit même accorder au philosophe que seule l'autorité politique détermine le contenu de la loi morale tonnelle. Du même coup, celle-ci devient la base de la morale civique nouvelle, le présupposé de toute opinion publique libérée. m - 2 Le Traité théologico-politique libère en même temps, l'autonomie du champ politique et celle de la science la'ique, moment de l'ontologie, théorie de la productivité infinie de la Nature. Le champ politique est médiateur entre une fonne de socialisation conflictuelle, passionnelle, subie, et une fonne de socialisation non .conflictuelle, raisonnable, agie. mais toujours posée comme limite. La forme de la médiation est celle de l'Etat. Celui-ci, enraciné ·dans le mode de production de la fonne inférieure de vie, est capable de la réguler, car ses structurés sont celles d'une quasi-raison. Mais l'Etat n'est pas raison, forme de vie supérieure pleinement développée. Celle-ci exige une socialisation d'individualités pleinement développées qui intériorisent "spontanément" la loi, sans coercition externe. Elle est métapolitique.

II - 4 L'originalité de la critique de la religion révélée est d'unir deux approches apparenunent contradictoires : l'une est une réduction "idéolog ique" qui affinne !'hétéronomie de toute religion, la nécessité de l'expliq111erà partir du procès de production de notre force productive qui est en

III - 3 Les fonnes d'Etat sont d'autant meilleures qu'elles rendent possible cette fonne de socialisation supérieure en préparant la fonnation d'individualités libres, à forte capacité théorique. La démocratie est le meilleur régime en général : en elle s'établit la juste dialectique entre moeurs encore passionnelles (d'individus néarunoins capables de rechercher leur utile propre), et formes institutionnelles.

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Introduction

Introduction

IV-1 L'Ethique apparait alors comme la théorie pure (c'est-à-dire épurée des chconstances accidentelles de sa constitution) des modes de production de 1a force productive et logique lmmaine. Elle enchaîne à la productivité iiifinie de la Nature révélée à elle-même la succession logique des formes de vie. La pulsion de la causalité immanente ("causa sui"), propre à la Nature, scande le processus morphologique de la fon:e productive humaine. L'Ethique est morphologie de ces modes de production selon 1a scansion vie serve •. dominée par la causalité "ex alio" et la détermination "ex alieno decreto". et vie libérée. dominé tenclanciellement par la causalité "per se" et la détermination "ex proprio decreto". IV - 2 V Ethique est ontologie politique et politique ontologique. Elle est une S'Jstématique de la libération. théorie de la production de reffet de libération comme possibilité de la productivité infinie de la Nature. E.n ce sens, elle est livre épocal, livre de ·vie qui en pensarit le processus morphologique revêt une dimension morphogénétiquè. Là réside son historicité, d'être théorie de l'histoire ontologique de l'effet de libération; libération de notre forceproductive et logique dans la durée. histoire qui s'identifie au procès de notre étemisation.

intégrant et int6riorisant le procès épistémogénétique à la substance conune procès de production perpétuellement produite et 'reprocluite. IV - 5 La systématicité de l' Ethique ne fenne pas sur elle-même. Elle s'ouvre - 1a "Sagesse" l'exigeant - sur la reproduction infinie de l'effet de libération de notre force productive dans la durée, dans l'histoire. L'Ethique exige le traitement de 1a dmée-histoire en intervalle de la ttansitionlibération. Elle exige 1a connaissance toujours approfondie des choses particulières, sous 1a dominance de "l'intéiêt" pour 1a reproduction de notre capaciité de colllrÔle, laquelle n'est pas maîtrise mais critique de celleci. IV - 6 L'Ethique s'ouvre ainsi sur le Traité politique pour autant qu'il y a urgence à traiter la politique à nouveaux frais. Ce traitement de 1a politique a, tout comme le traitement du champ théologico-politique dans le Traité théologico-politique, une dimension générale et une urgence conjoncturale. Il importe de revenir sur le problème politique, dams la conjoncture, après l'échec de la République en 1672. Il importe de mieux penser le champ politique pour en faire une dimension constitutive du processus d'individuation morphologique. IV - 7 Le Traité politique répond ainsi à ce défi de 1a conjoncture : il cherche à penser les mécanismes objectifs de démocratisation ronune solution à la crise permanente de l'Etat moderne. La démocratisation apparaît alors, de manière générale, conune condition de la poursufte du processus morphologique. Substitut de la socialisation non-étatique qu'elle anticipe de loin, elle repose sur le :mf.canisme de la réflexion pratique par tous les hommes de leur utile propre, c'est-à-dire sur ce qui est précondition d'un élargissement du savoir de la nature et de la· nature humaine. Production des formes institutiolUlelles et des appareils les ser,ant et action comme réflexion pratique, loin de se contredire, s'articulent l'mie à l'autre.

IV-3 La partie IV de l'Ethique succède à 1a théorie du procès en soi de la productivité ùûmie, produisant la force productive et logique humaine sous la fonne de son plus bas degré d'actualisation. A partir de la partie IV, le procès de production de la nature infinie commence un nouveau coul'S, il est production de la libération ''pour soi" de notre producti· vité pratique et logique (appropriation de la nature, composition politique des forces productives humaines, constitution des sciences de la nature et de la nature humaine). Il est production des catégories de l'Ethique ellemàme comme théorie enfin possible de ce procès de production qui commence nécessairement avant l' Ethique pour se comprendre, se concevoir, èt se causer en elle. L'Ethique comprend et l'impossibilité de l'Ethique au niveau de la vie serve, et la possibilité-nécessité de formation de l' Ethique elle-même comme moment de la libération de notre force productive. IV - 4 La partie V désigne le point supérieur du processus de morphogénèse, le point où la vie libérée devient vie libre, résmbant tendanciellement ses conditions de possibilité, se faisant et résultat et base de reproduction élargie indéfinie de notre force productive et logique. S'opère nn dédoublement de 1a vie libre comme vie de sagesse. Celle-ci désigne l'au-delà immanent et de la vie serve et de la vie raisonnable incomplète, l'au-delà du .monde tëodal et du monde bourgeois. A ce ni veau s'opère l'étemisation de notre force productive et logique-; s'ouvre la perspective immanente d'une appropriation non-privative de la .nature, d'une composition politique non-étatique .de notre nature intérieure (la communauté des Sages). S'ouvre l'horizon indéfini d'une extension quantitative de notre capacité de connaître la nature, et la nature hwn~.

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PREMIÈRE

ÉLÉMENTS

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PARTIE

DOCTRINAUX

I. QUELQUES REMARQUES Po~·UNJE INTERPRÉTATION DE L'ÉTHIQUE

I. Contrairement à toute intel))rétation absolutisante ou fétichiste de ce texte, nous soutiendrons que l'Éthique n'est pas le Livre absol1u, la nouvelle Bible des temps modernes. Elle n'est pas le Livre-Smmne, dont certains ·évoquent avec horreur ou fascination l'image totalitaire et si peu laJ'.que. Spinoza n'est pas Mallarmé, il n'est pas davantage le Hegelinco· hérent que nous présente Alexandre Kojève 1 . D'ailleurs, si Spinoza fétichisait son ouvrage, pourquoi l'await-il modestement nommé Éthique, science de la fonnation·et de la discipline des formes de vie humaine ? POUiquoi aurait-il souligné l'aspect pratique ? Pourquoi même, inscrit en cela dans la tradition stoïcienne, en·a-t-il fait le livre de vie, le livre producteur de l'affinnation mdi.viduelle 'l Non pas savoir absolu, mais savoir des moems, savoir vivre, savoir agir, savoir être actif, savoir concevoir. Pourquoi parlons-nous de l'individu ? Parce qu'il n'est pas gommé dans !'Éthique. Parce que tout d'abord, !'Éthique est un traité de l'individuation hmnaine. L 'Éthique vit en effet de la tension entrele processus anonyme de l'individu total et naturant et le processus individuel de l'individu humain, appelé à ·parcourir le processus de sa formation. D'où la question pour qui !'Éthique ? Pour qui ce livre, s'il est entendu qu'il est destiné à la fonne supérieure de l'individualité humaine, celle du sage ? Une telle interrogation risquerait à la limite, par son excés d'individualisme, d'annuler dans l'atemporalité l'historicité profonde qu'elle assume. Qu'il s'agisse de l'insistance sur l'ontologie spinoziste ou sur les difficultés de la Ve partie, se manifeste comme une hésitation sur le sens de ('Éthique. Qu'est-elle ? Une théologie rationnelle ? Une théorie de l'âme et de ses pouvoirs ? Une théorie de la connaissance .? Une th6orie des passions ? Une théorie de la liberté et de la béatitude ? Assurément l'Éthique est tout ceci, mais elle n'est pas la simple addition de ces rubriques découpées.

V Éthique doit être comprise dans son originalité réelle. De la substance inf"miment infinie aux modes, des modes à ce mode fürl qu'est l'homme, dotée de sa capacité propre de s'actualiser dans Sil finitude même, selon deux registres fondamentaux, d'une part, imagination-passion, d'autre part, raison-action. De la substance infinie à l'humanité, d'abord serve et ignorante, vouée à survivre dans des communautés privées de leur puissance pléniére, puis à une humanité libérée et plus savante, plus consciente, enfin apte à vivre et vivre bien dans une démocratie, en attendant de parvenir ici-bas, sur terre, en ses meilleurs représentants, à la béatitude. Tel est le mouvement de la production, de la déduc17

Pour une interprétation

tio:n. Le procés continuera ses transitions. ·

Pour une interprétation

de l'éthique

au travers de ses scansions. de ses ruptures, de ·

de 1•athique

décisive lorsqu'il passe d'un mode de production et reproduction de l'individualité (elle-même lisible à la fois comme corps et esprit) à un autre. Il s'agit d'une progression dans la capacité du corps à se composer et recomposer avec d'autres pour réaliser sa puissance. e:t snmultanément d'une progression dans la capacité de l'esprit à comprendre davan~e de choses. L'objet principal de l'Éthique n'est donc pas la substance infinement infime, mais le procés de libération éthique pour autant qu'il passe par la détennination de l'être comme substance "causa sui". Le fil rouge de J'Éthique, c'est précisément, à partir des conditions onto-cosmologiques générales de·la productivité naturelle, l'enchaînement, la succession. la concurrence entre les modes de production de l'individualité humaine et les formes de vie que celle-ci détermine. II. Le bouleversement de l'onto-théologie traditionnelle auquel l'Éthique peut être mesuré. Il est celui de la rupture radicale que constirue un panthéisme rationaliste, régi par l'immanence, l'univocité, l'affirmativité. Ce panthéisme invalide à jamais toutes les hiérarchies, toutes les éminenaineces, tous les dualismes (intelligible-sensible; nouménal-phénoménal; corps; .spirituel-matériel). Spinoza affinne la positivité de l'être considérée dans l'égalité de ses aspects essentiels, puisque l'étendue et la pensée sont mises en place (Ier partie).La Ile partie enchaîne à t'analyse des structures constitutives de la réalité la saisie de l'essence de l'homme comme mode de cette réalité unique et unitaire. Il donne une analyse de la condition existentielle à l'intérieur du système des relations dont la réalité est formée. Cette analyse ne peut se développer qu'en incluant le cas humain comme cas particulier (non exterritorial) de la modalité, c'està-"dire de ce qui ést conçu par quelque chose d'autre et est en quelque chose d'autre. Les modes, le mode humain, sont des éléments égaux. démocratiquement égaux quant à leur nature (tous sont d•aooro en quelque chose d'autre), des singularités également constitutives du monde. Mais ces s ingularités sont interprétées à partir de la perspective S011JS laquelle la conµition humaine peut se concevoir et être conçue tendanciellement par soL Cette condition humaine se conçoit comme modification uniïuint un mode étendu - le corps - et un mode de la pensée - l'esprit·· Toutes ces modifications. et nous-mêmes, en les aspects par lesquels nous les connaissons, dépendent d'attributs. Toute réalité corporelle est simultanément réalité idéelle. Toute chose physique est forme du penser. Toute réalité c~usée et causante est idéalité conçue et concevante. La Ile· partie repose sur le parallélisme structural de la causalité (attribut de l'étendue) et de la conception (attribut de la pensée). ·Nous causons - agissons ec nous concevons; nous saisissons - concevons et nous agissons. Nous agissons pour autant que nous causons physiquement, et nous causons pour autant que nous concevons 2 •

L'onto-théologie est éthico-politique : Dieu. c'est-à-dire la légalité d'une Nature immanente. se traduit hmnainement dans l'immanence d'une société rationnellement réglée d'honunes capables de penser et agir. Et l'étlüco-politique est à son tour ontologique : l'homme libre est une possibilité de la nature anonyme. La capacité de parvenir à la causalité et à la conception par. soi, dans les limites imparties à un mode commençant to1.ijours par êtte causé et conçu par 1Dl autre. se détennine comme traduction finie de l'infini. L'Éthique n'est pas cette somme de traités épars. L'ontologie (Ier partie), l'anthropologie et la gnoséologie (IIe partie), la théorie des passions (Ille partie), la théorie de la. libération rationnelle (IVe partie)~ et la théorie de la vie éternelle (Ve partie) s'enchaînent, sans s'additionner, pour funner le livre de vie des temps modernes, le livre de vie du temps de la libération. qui est libération du temps, par et dans le temps. L'aspect individualiste de !'Éthique peut dérouter: mais il s'agit de l'individu pensé dans son essence typique. univeISelle et ses modalités de singularisation. En ce sens, l 'Éthique. sans être le savoir absolu, est un livre décisif, destinai, épocal. Elle est le livre qui (re)produit logiquement le procés de constitution ou de production des formes de vie que la nature infinie des choses produit comme fonnes_ de l'individualité hmnaine finie. L •Éthique est comme le condensé, la fonnalisation logique de la structure dynamique du procés de libération : tout comme elle est l'axiomatique de la transition d'lDl mode de production de la vie humaine à un autre mode de production plus puissant. Elle permet, sur cette base axiomatique, de saisir dans ce cadre. général toute conjoncture historique concrète, d'en individualiser les particularités, grâce à la morphologie des farines de vie.

L'Éthique rend possible le traitement de toutes les conjonctures, car elle produit les connaissances vraies et nécessaires à la production des Traités, qui affronteront la singularité des conjonctures et de leurs problémes. Axiomatique générale de tout traitement possible de la conjoncture, de son appropriation théorique, et de sa tmnsfonnation pratique, l'Éthique se met en travail dans les Traités. Elle est présente dans le Traité qui la presuppose, et qui est chaigé à son tour de rendre possible sa publication : le Traité théologico-politique lui-même. Elle s'ouvre sur la possibilité d'un autre Traité qui se donne pour tâche de revenir sur la dimension du probléme politique : c'est alors le Traité politique. Spinoza n'écrit pas ces tra.-ïtés par accidenL Il les écrit pour traiter precisément. pour (que l'on passe le baroar'.sme) "théorématiser" des problémes singuliers. tous mpportables à la référence universelle. ou générale, de la tnimition éthique de la servitude à la liberté. L'Éthique est le sténogramme conceptuel du procés de la libération de l'individualité humaine à partir de son inscriptim1 dans le procés producteur de la nature. Ce procés subit sa scansion

La condition humaine exige pour être définie le double jeu de deux couples : par soi/en soi; être conçu par soi/être conçu par un autre. Pour

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19 ~

Pour une intelprétation

de l '8thique

Pour une inteiprétation de rathiqtie

penser l'horizon de la singularité comme unique réalité, il faut l'imérclr dans . le systéme productif de la :réalité~ et penser cette demiére comme puissance productive, productrice d'être et dé pensée, identité de causation et de conceptioIL En effet, l'intérêt exclusif de Spinoza est l'intérêt pour notre devenir-puissant, notre devenir cause~ncepL Mais cet intélet anthropocenlré passe par la f"m de tout anthropoUr modalité par la modalité devient un instrument .pour cette demiére, lui permettant de se constituer et d ' accroître sa puissance, lui . pennettant d'acquérir l' "ethos maximal". Les hommes ne sont pas et ne seront jamais au sens absolu causa sui, ils ne se nieront pas, ils ne sunnonteront pas la différence modale; mais à l'intérieur de cette différence, un avenir, une histoire leur sont ouverts. hréductiblement causés dans leur essence et existence par et dans la Namre-Substanœ, les modes hwnains existants sont simultanément engendrés par d'autre~ hommes, eux-mêmes engendrés aussi, selon un ordre immuable dont ils ne peuvent être abstraits . Les honunes viennent au monde à 1Dl moment qu'ils ne choisissent pas, avec un héritage génétique qui a un effet sur leur structure physico-psychique et sur leur comportement à venir. Ils sont conçus dans leur environnement

qui est fonné par des séries d ' éléments qui leur sont étrangers. 115 se développent dans cet environnement, conditionnés par des changements auxquels ce demâ.er est sujeL Deux niveaux de conditiomiement sè croisent donc : celui du monde extérieur et celui de la structure psycho-physique individuelle (toute essence de mode est d'ailleuts elle-mêm e relationnelle)3 . Sur cette base. sous et dans cette condition, il y a place pour un devenir-cause et conception. un devenir agissant et agent de l'homme à l'intérieur du gystéme mobile et relationnel des conditions. L'homme, aspect partiel et modification de Ja totalité, ne peut voir s'identifier en lui nécessité et liberté. L'homme peut cependant concevoir quelque chœe adéquatement et peut causer quelque chose adéqualement; car même au plus bas degré de la dépendance modale, de la passivité, ·1es hommes ont wie dotation causale et théorique pour causer et concevoir adéquatement, J:X>ur. dans la condition générale de l"'in alio", développer une sphére de relations théoriques et piatiques.,in se". Pour l'homme , le procés de constitution de l'absolu se déternûne comme chemin oonstitutif de la formation de la puissance modale, et là se situe le second départ de l 'Éthique (mais ce départ ne peut être libére que sur la base de la Ie. partie). L'Absolu divin de la Nature se renverse dans Je monde des modes et dans le procés de production-construction des modes, des fon:es produ;;tives, .dans le procés d'éthicisation du monde humain. Cette éthicisation s'effectue comme passage d'un régime de production .du mode-force p roductive à un autre régime: soit le mode humain s'insére dans lfl système de la nécessité conune patient et ignorant, soit comme agissam et sage. Deux modes de production de la modalité lmmaine engageant chacun une attitude théorique et un comJ,X>rtement pratique : celle de l'homme non éclairé qui agit dans l'ignorance des causes de sa propre essence et des structures de la réalité, celle de Thonune sage qui agit sur la base de la cOIU13ÎSSancede Ja.situation concréte où il se meut. conscient de son rôle dans un systéme de œlations qui conditionne son action. Passage de l' in alio absolu à l' in alio qui se transforme en ;n se, tendanciellement, •1,1ers une limite inf"miment reculée. Transition inf"mie. . III. L'opJ,X>sition entre mode esclave et mode libre est absolue; l1!JJllS ce qui inléresse Spinoza c'est la transition d'une condition à !"autre, en tant qu'elle désigne la condition naturelle pour l'homme. Dans cette possibilité de la transition réside la possibilité du ~sage de la servitude à la libené, c'est-à-dire la J:X>SSibilité J:X>url'homme d ' intervenir dans la réalité aïm de la connaître, de se l'approprier. et de la transfonner sur la base de ses propres forces productives. L'opposition garoe valeur absolue, mais le premier tenne, celui dont on part, n'est pas . privation pure de OOllllaissance et d'action. Tout individu oomine forœ productive est détemüné par son essence: et celle-ci est le resultat toujours ouvert de sêries complexes d'éléments soumis à 1Dl processus nécessaire de reproduction . Il ne

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.

sa

Pour une inteJprétation

Pour une interpdtation

de l'Éthique

de !':éthique

signifie ce qui n'est pas complétement en soL Si seule est au sens fort· "en soi" la puissance infinie de production d'une .infinité de modes actuels, on peut alors dire que celle-ci n'existe pas, mais qu'elle est; car n'existent que des modes, mais ceux-ci existent sans être. Dieu est toujours déjà exprimé par ses modes, sans lesquels il ne saurait .être. Si les modes sont "in Deo", Dieu est "in se". sans être rien de séparé. L'être en quelque chose d'autte caractérise le rapport des modes à Dieu et n'est que l'expressivité de ce quelque chose. Autant dire que le concept de Dieu s'efface, et s'épuise dans l'expressivité infüùe.de lasubstanœ, ouplutôt de la substantialité, laquelle s'exprime dans ces modes, sans exister comme ces modes. Lesquels simultanément existent dans la substance, sans se confondre avec elle. L'existence des modes n'est que leur processus immanent de recherche objective, sans finalité a priori, de la gmdualisation de la puissance, recherche d'une part de substantialité qui se. construit dans la relation mais ne peut jamais êtte infinie. La substance se réciproque avec la substantialité. Aimer Dieu. connaître Dieu. cela signifie seulement rechercher à accroître sa substantialité, autant qu'on le peut, en raison des conditions de sa propre individualité.

peut y avoir dés lors.d'interru.ption. de mpture entre un êtte, son histoire individuelle, l'environnement dans lequel il agit. et son action. Les actions sont toujours les conséquences nécessaires des prémisses matérielles détenninées (conditions objectives) et de prémisses spirituelles (conclitfuns subjectives). · L'ignorant est celui qui ne peut accéder à la conscience de ce qui est ca.zhé dans la spontanéité apparente de l'individu et qui ne peut identifier les causes et motivations réelles de son action. Mais même cet ignomnt agit et pense. Il demeure essence individuelle. puissance individuelle, partie de la puissa;nce infinie de la nature; cette puissance individuelle, n'est pas immuable au sens de statique; mais elle est réalité en mouvement. affectée par l'action des autres individus avec lesquels elle établit des reliations. Cette essence conserve une réserve permettant de penser et de causer adéquatement. Elle ne peut s'identifier durablement avec un état ou condition fixe, mais avec l'état, la condition qui naît à chaque fois du type de relations établies entre l'individu et les auttes. De sorte que prédomine un type de relations camctéristiques, mais cela ne signifie pas l'exclusion définitive et défüùe d'autres conditions.

Tout mode est partiellement en quelque chose d'autre -, plus ou moins, à quelque degre. en quelques relations ou interactions, sous quelques aspects, sous quelques conditions. La liberté est la capacité d'être cause adéquate de soi, compléte,. sous toutes ~s relations; elle est donc la capacité d'être pleinement et clairement comprise par elle-même; ce qui veut dire aussi capacité d'être totalement actif par rapport à quelque chose, capacité qui ne peut êtte celle d'aucwi mode, le mode étant toujours dans lllle certaine mesure. èn quelque chose d'autre par quoi il est conçu~ c'est-à-dire toujours nécessité et conditionné parun auue, c'est-àdire non libre. Néanmoins s'ouvre pour le mode le chemin de la conquête de sa liberté, de la gradualisation de sa causalité et de sa· capacité de conception, le chemin de son devenir "en soil' sur la base de son "êtte en un autre". La transition éthique est transition de puissance. potentialisation, accroissement de puissance d'agir et de puissance de penser. Pour l'lwmanité, elle s'effectue entre le degré zéro, limite fictive, et l'infini, propriété refusée au mode, car définissant la substantialité prédicable de la seule totalité, en laquelle s'effectuent les relations de puissaince.

Place donc pour une transition, laquelle ne peut être que proœsms de libération par degrés de puissance, d'action et de conception adéquates, tous conquis pas à pas. Ce processus repose .pour l'homme sur le type patticulier de rapports entre l'esprit et le cmps. tels que les activités de l'IDl se limitent à la capacité d'exprimer la puissance de l'autre~ et, en réfléchissant swr cette capacité, se retournent en capacité de causation. Le processus de la libération éthique est affaire de degrés. de puissance. Les predicats de la causalité adéq~ et de la conception adéquate. se gradualisfflt. Une fois encore: l'homme n'est ni un esclave absolu ni le Dieu-Nature. On. peut distingire.r dés lors trois degres dans cette graduation : absence absolue du prédicat. possession.limitée et variable, présence illimitée. Le mode se voit refuser le degre initial et le degré tenninal. Le predicat supporte du plus et du moins, il implique quelques aspects, et non pas une totalité; il doit êtte considéré donné et donnable en certains situations (et non pas tout.es). La théorie de l'affinnation infinie du cosmos se traduit pour nous, non pas en mie apologie acritique de l'existant. mais en une technique du quatenus, IDle technique de gradualisation progressive des degrés .de libené et de conception. Comme toute mode, une essence humaine, toute essence humaine individuelle est dans une ceitaine mesure, à la fois, en quelque chose d'autre et en soi. Il y a toujours des aspects tels qu'une seule et même chose (ou individu). finie et particulière, participe plus ou moins sous la détemtlnation de l"'en-soi" et d'autres sous celle de l"'en quelque chose d'autte". Dés lors. l'absoluité de l'opposition "en soi-en quelque chose d'autre" se relativise: le "en quelqu~ chose d'autte" est non pas l'opposé de l'"en soi", mais sa négation. il

La seule. question décisive pour les hommes, qui ne pourront jamais annuler leur essence modale, est donc celle de la conquête de puissance, du processus de substantialisation dans la constitution des rapports de puissance. EBie est celle de la croissance de leur activité, de leur compréhension, de leur hl>erté.

hnporte ce que peut devenir l'homme comme mode, partie de quelque chose d'autre par lequel il est et est conçu. S'il n'y a pas mithropocentrisme théorique, .il y a anthropocentrisme éthique. La préoccupation fondamentale de Spinom est de détenninér ce que l'homme peut devenir sur

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Pour une int.mpr6tation de l'~thique

la mise de la connaissance de ce qu'il est. Le savoir .des choses et du .monde est constitué èn vue de découvrir le sens. de la condition humaine et les lois de son destin. Pensée de la vie. la pensée n•a pom objet que de révéler la puissance inviolable de ce seul sacré qu •est la vie. De quoi est capable le mode hwnain 7 La Ile partie s'ouvre sur la me. sm la théorie de l'être passionnel (comme nécessaire à la réalisation) de l'essence humaine, laquelle précéde l'indication des deux déterminations possibles offertes à l'homme, celle de l'esclavage ou soumission aux passions, vie régie de manièxe dominante par r esse in alio, et le per aliud concipi (IV partie), et celle de la voie de la h"berté, domination de la réalité des passions par la connaissance de la raison. vie régie par l'inversion de la domination absolue de l'esse in alio, par l'émergence de l'action et de la conception adéquates (Ve partie). Les deux genres de vie qui jalonnent le passage interminable de l'in alio à l' in se, avec leur conversion immanente, concernent en fait deux modalités d'appropriation. A partir de la IIle partie et surtout de la IVe, l' Éthique renverse son cours. La thése de Tappartenance de l'homme à la par l'homme, nature se renverse dans la perspective de l'appropriation partie de la nature, de cette natnre . même. Le monde humain est bien expression de la nature, mais il est analysé et déduit comme producteur d'un monde spécifique. La puissance de l'univers s'éprouve désormais dans la puissance constitutive du monde des modes, du mode hmnain (me partie, préface).

De ce point de vue on peut parler d'un deuxiéme cours de l'Éthique autour de la théorie du mode fini, du conatus, comme unité dans l'appétit de la causation corporelle et de la conception idéative. La césme décisive ne·se situe pas tant au niveau de la me partie qu'à celui de la IVe. Car la lie partie poursuit le mouvement de déduction ontologique saisi dall$ l'objectivité de son en-soi, et commence par la découverte de la coexistence en tout mode de l'activité et de la passivité, de l'ignorance et de la connaissance. Avec la IVe partie s'opére une rupture. On part du moi empirique, et de son mode de production dans la servitude, de son expérience des passions comme variations de sa puissance en tant que partie de la nature. S'opère alors la formation du procés de libération, à l'intérieur du procés ontologique du .conatus et du modèle exemplaire de vie qu'il peut se former,. validant de manière relative et relationnelle les con~ cepts de Bien et de Mal. IV. On ne doit donc pas inteipréter !'Éthique spéculativement. Il faut lui restituer son caractére unique d'ouvrage théorico-pratique, où la théorie éclaire et sert la pratique. Par pratique, il faut entendre d'abord le concept ancien de praxis, domaine de l'action proprement hwnainc, de l'agir des hommes les 1DlS avec les autres, dans le cadre de la cité, et sous la récurrence du bien vivre, du bien agir, en lequel se trouve le bonheur, la perfection, le souverain bien. Formules tout à fait classiques, antiques. 24

Pour une interprétalion

de l'éthique

mais que Spinoza remplit d'un sens nouveau et qui n'est pas exactetr.ient le nouveau sens commun dominant son époque. · La ixatique ici évoquée n'exclut pas ce que les Anciens considéraient comme un niveau d'ordre inférieur. celui de la fabrication des objets d'usage. la poiesis. La pratique au sens spinoziste recouvre l'activité du conatus, la recherche de l'utile propre en tant qu'elle passe simultanément par les rapports avec les autres· hommes, et par le rapport avec les choses non humaines, naturelles ou fabriquées. Ce conatus implique son dé,·eloppement en savoir, et du même coup la theoria perd son autonomie transcendante, chére à la tradition. Plus précisément, Spinoza inscrit dans la productivité infinie de la Nature - car ils ne sont pas un empire dans un empire - les modes ou fonnes de vie qui ne peuvent être produits à partir d'eux-mêmes, mais qui sont susceptibles d'une prodlllctivité diff6rentielle. Alors que la tradition antique interrogeait la physis propre à l'homme à partir de la triplicité poiesis-praxis-theoria, supposée représenter la l'J.i.é.. raIChie des genres de vie proprement Jnunains, Spino7.a recompose poiesis-praxis-theoria dans l'unité d'Wle même fonne de vie. Toute fonne de vie, tout bios, est unité spécifique de poiesis, de praxis et theoria. Ou plutôt. en chaque genre de vie, à une modalité d'existence du CO(JJS i11dividuel, en rappon aux autres corps de la nature (poiesis). et aux corps de même essence humaine (praxis), correspond une modalité d'existence de rame,ou esprit, de connaissance (theoria). Spinoza renouvelle de fond en comble, au contact de sa. théorie de l'individuation, la théorie aristotélico-stoicienne des bioi, qui situe la vie philosophique en rapport de continuité-rupture, d't.me part, avec la vie pratique, et, d'autre part. avec la vie poiétique, sur la base repoussée de la vie de l'esclave voué au labeur. et dans le refus de la vie du gain. Alors que la pensée antique (suivie en cela, même si c'est avec des modifir.,ations importantes, par la pensée médiévale) examine ces bioi comme autant de degrés hierarchisés dans un même espacedonné une fuis pour toutes, Spinoza les distribue en quelque sorte sur chaque forme ou mode de vie (de connaissance et d'action) qu'il distingue. Chaque genre ou fonne de vie se comprend à partir de la recherche de l'utile propre. Celleci réunifie poiesis et praxis, à savoir, d't.me part, travail de fabrication et d'appropriation des éléments de la nature nécessaires à la survie humaine. et, d'autre part. ensemble des relations sociales et politiques que les individus entretiennent ·les uns avec lès ·autres pour organiser leur vile. Cette rechen:he de l'utile propre est toujours liée à une capacité de connaissance par idées plus ou moins adéquates. En fait, la théorie paralléliste restructure celles des bioi : piesiset praxis sont repensées à partir de la recherche de l'utile, c'est-à-dire de la capacité du corps individuel à agir et à pâtir; à être affecté et détenniné danération,. 1'Éthique ne se clôt pas sur un savoir absolu. elle se fenne sur un bilan qui s'ouvre lui-même sur sa propre réactualisation. Cette ouverture implique alors, et à chaque fois, la .saisie du · procés réel et des . structures qui conditionnent la modalité finie . Le Sage qui appamît à. la fin dè ce processus doit éternellement repasser par la totalité des choses, et par lui-mSme, en tant qu'il est . moment de cette totalité . Il est condamné à :repartir d'un certain état des capacités de son COIJJS et de son esprit, et cet état est détenniné comme moment intérieur, produit (même si à son tour il est productif) de la productivité inïmie. La réaffirmation du per se implique toujours le reconunencement par l'în alio. Il est nonnal que le Sage réaccéde à sa propre productivité à partir de l'impersonnalité du "on" naturant, en réenchainant les étapes du processus morphologiques. S' il s•a.git de réduire au minimum notre détermination · in alio. le Sage sait néanmoins que rien ne se termine à lui-même , qu'il peut se maintenir dans sa sagesse à la condition qu'il sache chaque fois se situer, se comprendre dans le processus naturant et dans le drame nature de la servitude et de l a libération. Le Sage sait que toute confrontation avec la donation du monde l'expose à remettre en jeu ses capacités acquises et à s'exposer à la prise de ce qui est par et dans un autre . L'Éthique se termine sur le Sage; mais celui-ci s'ouvre sur la reproduction, - abrégée , accumulée et modifiée autant qu'on voudra - mais la reproduction effective du processus natwant qui le produit. Le Sage est résultat et il ne peut être principe pour une reoonquête de soi que, sur la base de la compréhension de la suucture décentree du processus réel qui 33

Pour une inteiprétatlon

Pour une interprétation

de !'Éthique

de l'Éthiqùc

Sage pense la priorité, l'antériorité de l'effectivité du processus sur la pensée qui le réfléchit. Il pense que la fonction de la pensée n'est que de penser la reproduction réelle du processus. Le pense.- est intérieur à l'effectue.-. le repenser au réeffectuer. Pour chaque esprit. en ·son temps, il faut accéder aux sttuctures générales de la puissance productive infinie, il faut se déterminer comme force productive expressive de cette puissance. déduire, c'est-à-dire produire à partir du commencement obligé de laservitude le processus de la libération, l'effet de libération, avec son résultat, la béatitude, le contentement d'être cause adéquate et pensée adéquate. On ne se libére pas par simple itération "rétléxive" du procés de hbémtion. On se libére pour son compte, en son temps, pour mllant que l'on se comprend en son temps, d'abord comme effet de servitude, ensuite comme possibilité d'effet de h"bération. On se libére sans aucune garantie téléologique d'avoir conquis la liberté une fois pour toutes, puisque celleci est remise en jeu à chaque instant de la durée modale, par le défi infiniment reproduit de la conjoncture.

l'ceproduit. Le Sage _n'accéde à la causalité par soi et ne la reproduit que ~ur la base de la priorité absolue de la call$8lité anonyme naturante dans Eaqrielle il figure toujours déjà d'abord comme produit, mode causé. Le Sage n'est donc pas origine ni îm dernière; il est résullat et bilan pour autant que la priorité est accordée. au processus anonyme qui le produit. L 'ex cen~ et l'intériorité tout à la fois du mode à la substance désignent simplement l'objectivité d'un processus qui produit pour nous une fin immanente (la causalité par soi). mais qui n'a pas pour fin en soi cette causalité. En effet, entre· la maniére dont· un mode finit par reproduire la causalité par soi et la causalité par soi elle-même envisagée comme substance, la différence n'estjamaislevée, même si la relation est dialectique. Voilà pourqlliOi il faut réeffectuèr à chaque fois le parcours de toute TI 'Éthique. en se plaçant du point de vue du procés dans son objectivité, pour y déduire son produit comme effet. La libération n'est pas sujet : elle est effet. Elle ne peut être comprise par le mode qui la.réalise qu'à partir des conditions de possibilité. c'est-à-dire par l'ordre téel de la production des choses, lequel produit à partir de ses sbUctures l'ordre de succession logique des formes de vie. En soi et pour nous, en tant que nous comprenons l"'en soi" de la production de la possibilité d'un ''pour nous", il. est déduit qu'il faut commencer par le nécessaire et libre développement de la productivité infinie; il faut reproduire le mouvement par lequel celleS propre. plus nous pouvons .expliquer les affections du corps. les passions, par la conjonction de ces .corps et de notre nature, plus nos passions se transmuent en actions. La passion naît d'abord, et avant tout. du rapport initial de notre désir avec la force prépondérante de telle cause ou corps extérieurs. Elle n'a de nécessité que de commencement. une nécessité oocurrente, non une nécessité destinée à constituer le seul horizon de notre actualisation. Il nous est p:>ssible de séparer notre désir de l'idée des causes . extérieures, de le comprendre tel qu'il est. dans la mesure où il implique un pouvoir d'a~ir propre. .Or. nous avons le pouvoir de former un concept clair et distinc t de route affection du corps. et, donc de toute affection de l'âme. Ce coocept n'est que l'idée constitutive de cette affection replacée dans la suite des idées qui rendent raison de notre nature . Alors. de passive, l'affection devient active. Nous pouvons acquérir roujours davantage le pouvoir de lier nos affections suivant l'ordre vaJable pour l'entendement. et de les mettre en accord emre elles et en accord avec la nature universelle. dans l'âme

"Aussi longtemps que nous ne sommes pas dominés par des affections qui sont contraires à notre nature, nous avons le pouvoir d'ordonner et d'enchainer les affections du cœps selon un ordre valable pour l'entendement"9. ·

La connaissance vraie est aussi un sentiment. un affect qui augmente la puissance d'agir de notre esprit; elle a un coJTélat physique qui augmente la puissance d ' agir de notre coipS. On .peut donc envisager un enchaînement logique des images corporelles dû à des aspects qui s'expliquent par notre seule nature : se cOMtituent, avec la connaissmioe vraie

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Histoire

Histoire et éternité

et étcmit6

La connaissance des sentiments a pour aboutissement relatif la connaissance de Dieu : connaître les senrimenls, c'est conrut1"tre la nécessité

de leur·production dans la nature des choses pensée dans son universalité. S'opère en quelque sorte, en ce passage de la Ve partie," la genèse de la connaissance des attributs - laquelle se comprend comme première. Par l'intennédiaire des idées des affections de notre cmps, se forme en nous l'idée de l'étendue .. Nous la dégageons des matériaux de l'imagination. Nous sommes conduits à découvrir que les réalités cmporelles individuelles qui affectent la nôtre propre sont. comme celle-ci, des modes-effets de l'étendue. La connaissance de notre cwporéité dans son rapport aux réalités cmporelles étendues fait· apparaître ces dernières comme effets d'une nature corporante à laquelle elles sont intérieures. Au fur et à mesure que nous intégrons nos idées adéquate des corps, du nôtre propre, de leurs rapports, nous fonnons l'idée d'un système unique de la coa:poréité. Ainsi plus nos images cmpotelles s'enchaînent les unes les autres, plus l'étendue se révèle à nous comme point. de départ de toutes les défütltions génétiques que nous formons. Ontologiquement l'étendue nous apparaît alors comme la cause immanente de tous les corps que nous connaissons. Nous parvenons ainsi pardéduction à une intuition intellectuelle. qui nous donne accès à la productivité infinie de l'attribut, et nous comprenons de tous les COIJ>Sréels et concevables. Alors, qu'elle est cause.inunanente explicitement, nous pouvons rapporter à l'idée de Dieu chacune des affections du corps. Et de même, de par le parallélisme, pour l'attnl>ut pensée. Ce début de la Ve partie opère donc la genèse. du point de vue par lequel l' Éthique a commencé. Il montre comment se fonne en nous la connaissance du Dieu-substance et de ses attributs, dont nous comprenons alors qu'ils sont le vrai principe par lequel commence depms toujours le p~ssus onto-logique. Spinoza résume ainsi \Ul long travail de la raison, la production de l'immense capital d'idées adéquates.qui parvient enfin à l'identification logique de ses propres principes. n y a donc dans !'Éthique place pour la genèse du point de vue de l' Éthique elle-même. La Ve partie, elle, a cette fonction : elle déduit les priu;ipes du processus producteur de la réalité, par lesquels la partie I, qui reproduit l'ordre. onto~logique, a commencé. La genèse de la connaissance modo--substantielle est elle-même un moment de l'ordre modo-substantiel. Bile produit son ordre propre de production. le réfléchit, le reproduit dans sa structure idéelle. En. ce point le Sage comprend et son rapport adéquat à Dieu et son rapport adéquat au cmps; il devient vraiment actif. Il découvre simultanément l'inégalité du processus fonnateur de l'individualité hwnaine, puisqu'il comprend qu'il est nécessaire que d'autres hommes r.e produisent pas au même rythme leur propre individualité, et restent prisonniers d'un rapport inadéquat à leur propre COIJ>S,aux autres corps, et à Dieu. Le Sage découvre son inégal développement. Il découvre qu'il. est l'avantganle du procès d'individuation; et le problème de sa propre existence au côté d'individus moins avancés que lui devient pensable. Néarunoîns ce procès d'individuation est pensée dans sa nécessité et son ilTéversibilité

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des passions, des se:hérnas opératoires notre capacité d'agir. '

d'actions

coq,orelles

qui expriment

Le cmps peut enchaîner ses images à partir d'un certain ordre, se donun modèle de plus en plus précis de sa nature interne, lié .~ une connaissance plus precise des COIJ>Sambiants et de la corporéité, en se· donnant un modèle precis de la sttucture des co.rps extérieurs et de la manière de les produire. La capacité d'agir du cwps se traduit en schèmes mettant à notre disposition les co.rps ambiants selon les degrés de commu:.1a1Jtéde leUI" nature avec la nôtre. Notre corps en se disciplinant luimême, et en disciplinant sa communauté d'appartenance aux autres cmps, devient davantage capable de réagir aux propriétés des choses, d'organiser les cireonstances, au lieu de les suivre au hasard des rencontres, au Heu de les subir. nant à lui-même

Mais si l'âme se libère, elle n'est pas encore devenue invincible: il y a toujours un résidu passionnel consistant et résistant. Bt surtout, dans la sphère de la vie et connaissance du second genre, par notions communes il demeure un dualisme. En saisissant ce et schémas ·communautaires, qu'il y a de commun auxcorps extérieurs et au nôtre propre, nous devenons capables d'agir; mais la partie de nous-mêmes qui agit est pour ellemême une sorte d'instance qui se détache de notre moi, et s'oppose à lui comme quelque chose d'étranger. Pour nous-mêmes, nous sommes une capacité d'agir qui n'agit que sur la base de la compréhension de sa similitude avec le reste de la nature, et qui demeure donc capacité de pâtir. Si notre capacité d'agir nous universalise, notre pâtir nous individualise. Nous ne comprenons pas à ce moment-là que cette capacité d'agir est voie d'accès à la pleine actualisation de notre essence. Il nous reste à saisir que l'individualité n'est pas du côté de la passivité particulière, mais du côté de la capacité à surmonter la passivité et à inverser sa proportion.Il nous .teste à découvrir que nous avons une essence individuelle qui s'exprime dans notre capacité d'agir et de penser. La découverte de cette essence que nous sommes exige le passage par la cé>nnaissanœ du vrai Dieu, c'est-à-dire de la Nature, l'accession à la conn:ussance et à la vie du troisième genre. On a ici le moment ontologique p:recis de l'accession à la vie du troisième genre à partir de celle du second : celui où la .vie active par connaissance de notions communes devient vie active par connaissance des essences singulières (y compris la nôtre propre) et par amour de Dieu. Vient le moment où les affections, détachées de lems causes extérieures, sont rattachées à leur vraie cause, q,Ji est commune et immanente, et qui est le système auto-producteur de let Nature, Dieu. " L'âme peut faire en sorte que toutes les affections les images des choses se rapportent à l'idée de Dieu" 10 •

du an-ps toutes

Histoire

et étcrnit6

Histoire et éternité

III - En ce point de la Ve partie nous rencontrons la difficulté majeure que le scolie de la proposition XX signale en ouvrant Ja thématique de l'éternité. Spinoza nous dit que désormais il va considérer l'amour de Dieu en tant qu'il se rapporte à l'âme seule, à ce qui touche à la durée de l'ânie sans relation à ! 'existence du co.rps. On passe du plan de la durée à celui de l'étenùté. où nous ne pouvons aimer Dieu que de l'amour éternel, où l'amour n'est plus lié à WlC cause extérieure, et ne se détermine

plus comme une joie-transition. Amour liée à l'âme seule, sans conunencement temporel, amour qui n'est plus affection, amour intellecruel que nous éprouvons et que "Dieu" éprouve lui aussi. Quel slatut en effet accorder à ces dernières propositions? Conunent interpréter la connaissance du troisième genre qui est cOITélative de l'amour intellectuel de Dieu et de la Béatitude ? Avec ces propositions finales s'opère comme une inversion: l'individualité ne se comprend plus seulement conune processus d'affinnation, qui est maintien de son essence· interne par composition avec les co.rps semblables. Elle comprend ce procès d'expansion comme expression et manifestation d'un procès qui l'enveloppe et la produit. La force productive humaine se comprend alors dans le système de production qui l'a produite comme fOICe produc tive. Au fur et à mesure qu'elle résorbe son hétéronomie, et qu'elle dev ient cause adéquate par la compiéhension des mécanismes qui la font pâtir, l'individualité comprend . sa propre capacité d'action conune étant elle~ même produite par et dans un processus naturant. L'accès à l'éternité est la saisie de la :réalité de notre capacité d'agir et de comprendre, pour autant que celle-ci n'accède à son autonomie q111'en se situant et en se comprenant dans 1Dl procès d'ensemble dont elle ne peut être l'origine ab$olue. Il s'agit d'un passage à la limite qui neutralise en quelque sotte le parcours qu'il présuppose, pour mettre en rapport direct le résultat obtenu (notre propre capacité d'agir et de comprendre) avec ses préconditions de possibilité, saisies dans leur objectivité. Nous saisissons, en concluant de la :réalité à la possibilité, que nous n'avons pas à devenir vraiment éternels, mais qu'en soi, conune possibilité.réelle imcrite dans l'objectivité du processus producteur ou naturant, nous l'étions depuis toujours. De ce qui s'actualise comme capacité d'agir ei de comprendre nous concluons à la .:réalité de cette capacité comme moment, comme possible réel inscrit dans la réalité elle-même, comme actualisation ouverte, en cours, de ce possible. Sans que les médiations précédentes aient à être supprimées. car elles sont absolwnent nécessaires, le résultat qu ' elles produisent doit être considéré conune marquant une rupture qualitative par rapport à l'ordre de sa genèse. Il devient possible, par une sorte de court-circuit, de. mettre en rapport d'irnmédiation, le lien qui unit de l'intérieur l'essence particulière de notre corps, celle de notre âme, toute notre force productive, à leur principe productif, lequel n'est que le système des essences et des âmes comme expression de la même réalité naturante. Opérer cette abstraction du processus pour se maintenir au niveau du résultat produit par ce processus, référé directement à son principe producteur, tel est le mode de vie et de connaissance du troisième genre. On peut dire de ce point de vue que l'on ne se tient plus au plan de la durée; en découvrant ce que nous sommes "en soi", et que nous n'étions pas encore devenus "pour nous". nous nous engageons dans Wle nouvelle

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qui demeure à :réeffectuer. Le Sage découvre que le seuil de l'ilrevcrsibilité est franchi lorsque'quelque chose comme lDle vie réglée par l'amour de l'âme pour le système auto-producteur en lequel elle est produite devient possible. Le Sage découvre simultanément l'objectivité du processus qui le rend lui-même possible, et conquiert Ja subjectivité par laquelle il se fonne lui-même dans ce processus. "Qui se connaît lui-même et connaît ses affections clairement et distinctement aime Dieu, et d'autant plus qu'il se connaît, et qu'il connaît · ses affections" 11 •

En ce point la vraie libération est acquise, lorsque Dieu est identifié comme cause première et objet du savoir développé. Les :réseaux d'activité et de connaissances font système : dès que nous rapportons à Dieu tous les événements qui nous arrivent, la transformation de la passion en action peut se produire et se reproduire, elle peut faire cercle. L'amour intellectuel de Dieu est le sentiment qui correspond au point de vue de celui qui a conçu !'Éthique et qui conçoit cette conception à l'intérieur du processus dont l'Éthique est le concept. L'amour de Dieu désigne le cercle que forment la joie de connaître et l'idée de Dieu comme sa cause. En nous comprenant nous-mêmes et nos sentùnents, nous aimons Dieu, c'està-dire la réalité dans son objectivité auto-productrice; et ce d'autant plus que nous nous comprenons mieux nous-niêmes et nos sentiments.

Nous aimons ainsi Dieu au travers de l'amour que nous nous portons à nous-mêmes (en ce que toute idée adéquate nous apparait comme màni;. festation de notre puissance d'agir), et au tmvers de l'amour que nous portons ·aux autres choses et aux .autres hommes en tant que ces autres noos sont utiles. Chacune de nos affections nous renvoie à un seul et unique Etre réel qui est l'infinie productivité de là nature infinie dont nous sommes une partie et 1Dle affirmation : "Cet amour envers Dieu doit tenir dans l'âme la plus·grande place". Non pas toute la place. Car.s'il est plus grand que tout amour particulier, il .demeure une affection particulière, pouvant s'accroître au milieu des affections, sans les supprimer. Cet amour est à notre disposition même dans les situations où les· corps extérieurs nous menacent. Il est transition à la saisie de ce qui en soi ne peut plus être transition, mais est perfection actuelle; Cet amour n'a pas d'autre "lieu" que la durée. Cet amour a pour support le corps, et ne peut être détruit qu'avec le corps.

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fonne de vie qui procure une nouvelle forme de bonheur, la plus haute qui soit concédée à'un être fini comme l'être hwnain Nous découvrons et nous vivons que notte corps et notre Amé sont des essences éternelles impliquées respectivement dans les modes infinis et attributs oonespondants. Nous comprenons que ces essences ïmies étemelles sont produites à exister pour autant que l'attribut qui leur correspond lend à les produire; que chacune de. ces essences est conséquence nécessaire de la nature divine. quelque chose d'étemellement actuel. dont la prétention à exister se réalise un jour ou l'autre. Nous comprenons que notre essence éternelle a une puissance. finie d'exister, qui n •est efficace que si l'action des autres modes ïmis existants la favorise. Mais considéJée en elle-même. cette essence. parce qu'elle est quelque chose, ne dépend pas de la durée dans laquelle nécessairement elle s'actualise, s'affinne, et disparaît. Il reste en effet éternellement vmi que notte ftme et notre corps doivent exister, peuvent exister aussitôt que certaines conditions extérieures .i;ont réunies. et cessent d•exister dès que ces conditions disparaissent. ;;ans que cette disparition affecte la réalité de leur puissance d'affinnation. Il ne faut pas interpreter ces fonnules comme s'il y avait une prédestination des essences, dans l'entendement infini d'un Dieu banscendanL Ces essences ne s'actualisent qu'au fur et à mesure que les rapports de composition qui les constituent· le penneuent. La totalité synchronique du procès de naturation ou de production se réciproque en séquences d'actualisation qui n'ont rien de fatal ni de prédétenniné : la détermination est inhérente et immanente au procès d'actualisation. Elle est "in fieri" et ne gouverne pas de l'extérieur le processus en lequel elle s'opère. Autant s singulier, achevant en quelque sorte notre propre processus d'individuation. Achèvement quantitativement indéîmi ... A ce moment nous rentrons et demeurons dans la connaissance du troisième genre. Nous pouvons alors fonnuler celle-ci pour elle-même. "Le suprême effort de l'âme et sa suprême vertu esi: de connmûe choses par le troisi~c genre de connai.ssance" 17 •

les choses singulières,

l'essence aff"mnative de notre corps propre, à sa place

dans le système des essences aff"artnatives. Il s'agit d'une intuition intellèctuelle qui intègre danS une totalité la série déductive, la fennant et la limitant provisoirement. Provisoirement, car nous n'en avons jamais îmi ·avec la connaissance des choses particulières. la connaissance de leur essence inteme et de leur actualisation. Mais, à chaque pas de ce processus de connaissance, l'âme trouve un ressort pour le reproduire. Parfaite dans sa fonne, cette connaissance est néamnoins indéfiniment réitérable pour autant qu'il y a une infinie reproductibilité des choses singulières. Nous ne iJ)OUVOns pas ne pas vouloir comprendre le lien direct - qui .est médiat en lui-même. mais s'immédiatise quand il est compris dans sa totalité,-, lien direct qui unit chaque chose singulière à "Dieu", c'est-à-dire au système autoproducteur ·des ~nces particulières. Quand cette compréhension s'effectue, notre ame arrive au comble de sa puissance de penser. "Plus l'âme est apte à connaître les choses par le troisième genre de connaissance, plus elle désire connillûe de choses par ce troisième genre de connaissance" 18 •

Spinoza déduit logiquement le passage de la connaissance du second genre à celle du troisième genre : alors que· ta première explique par notions conununes et élargit sans cesse la sphère de la communauté, en régressant jusqu'aux modes infinis médiats et immédiats, puis à l'attribut, et enfin à la puissance substantielle elle-même, la connaissance du troisième genre inverse le mouvement. Elle nous fait saisir dans la même vie la connaissance adéquate de certains attributs de Dieu et la connaissance adéquate de l'essence des choses singulière. Celle-ci à son tour se réfléclùt immédiatement : nous savons que nous savons, et nous savons en même temps ce qu'est notre âme. En raison du parallélisme mira-attributif , propre à la pensée, toute connaissance intuitive de chose singulière s'accompagne de sa réflexion immanente; et peut se renverser en connaissance par l'fune de sa propre connaissance, de sa capacité de comiaître. Le résultat est la saisie par l'âme de sa propre éternité, la saisie croissante de cette éternité mobile, et elle aussi croissante . Si la connaissance du troisième genre est l'effet de rame, plus l'âme est apte à cette connaissance, plus sa puissance est grande; plus grand

plus nous connaissons

C'est à partir de ce moment précis que l'Éthique procède à l'autodéduction en· quelque sorte du système modo-substantiel. pensé comme système ouven, comme système de l'appropriation, par le mode, par cette force productive modale, de l'action productive dont il est Wl élément et une forme. Nous connaissons mieux Dieu, c'est-à-dire le système autoproducteur de la réalité, lorsque nous comprenons comment le Mouvement et lé Repos se déduisent de l'étendue. Nous le connaissons encore mieux lorsque nous comprenons comment de l'étendue ainsi modifiée se déduit simultanément cette proportion constante de mouvement et de repos qui définit la structure de l'univers comme Individu Total. Nous le c onnaissons encore davantage, lorsque, en développant les lois de cette sbucture, nOllls parvenons à reconstituer génétiquement le système de

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Il s'agit d'une saisie immédiate, ou plutôt immédiatisante, du rapport entre toute essence affinnative et ses causes productrices, du rapport entre

V - Il est donc juste, comme le fait A. Matheron, de parler à ce propos d'un processus d'étemisation. Ce processus est celui de la connaissance rationnelle e~ nécessaire des principes singuliers et étemels des existences. Désormais, dans l'ensemble des propositions suivantes, il s'agira de déduire les essences singulières, y inclus notre propre essence singulière. "Plus nous connaissons Dieu" 16

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aussi son désir de persévérer dans cette voie. Il suit que s'accroît d'autant plus dans l'âme son désir de connaitre par le ttoisîème genre: l'aptitude de l'âme est d'autant plus grande que cette aptitude est plus développée. cè développement est celui de. sa vertu. de .son aptitude à connaître, la vertu ou aptitude de l'âme étant sa puissance de connaîlre. Dès lors, l'âme prend de plus en plus conscience de son désir croissant oomme d'un désir croissant de connaître par le ttoisième ·genre; et plus son désir s'accroît de connaître par ce troisième genre, et cela à l'infini. "De ce tioisième genre de connaissance le plus élevé qu'il se puisse y avoir" 19.

naît le contentement

de l'âme

Ce que nous çomprenons de. cette façon, nous en sommes Ill3l"lres, car nous le reproduisons comme la substance elle-même le produit. La joie en effet s'accroît avec la puissance : cette ec>nnaissance réalise et le maximum de puissance et le maximum de joie. ·La ~nnaissance des choses naturelles par leur cause immanente - qui est connaissaœe de "Dieu" puisque nous connaissons les effets par leur cause - réalise notre .puissance d'agir à son niveau qualitatif le plus élevé. Et cette qualité est infiniment extensive et intensive. Elle a pour qualité de se SUq>asser ellemême, d'être perpétuellement en avant d'elle-même. L'éternité a ainsi pour corrélat dans l'ordre de raffect, la joie, le contentement. la satisfaction (qui est plus que la îm négative du mécontentement et de l'insatisfaction).

Si la puissance de l'homme, sa vertu, se manifeste dans l'action et la connaissance, cette connaissance se réfléchit. en refléchissant comme objet de. contemplation cette activité elle-même, qui est accroissement de la capacité du COIJ>S à agir. Quand l'esprit se conçoit lui-même en concevant la puissance de son activité, qui réfléchit celle du COIJ>Sdont il est l'idée, il se réjouit. Lorsque nous causons adéquatement quelque chœe, nous concevons que nous concevons . adéquatement. Nous concevons .notre propre activité. notre. essence, et nous nous en réjouissons . Cette joie est ainsi elle-même, non pas le double inessentiel de l'acte, mais un acte. La réflexion de notre causalité adéquate est simultanément état de joie. de satisfaction de soi. Toute contemplation de notre causalité adéquate re-produit le contentement que produit cette causalité. Cette satisfaction de soi est ainsi à la fois parfaite en sa qualité et susceptible d'être infiniment graduée. Etre cause adéquate et refléchir cette situation signifie accroissement en puissance et en joie . La contemplation ou réflexion d'tme nouvelle relation de puissance produit la joie, et donc wte nouvelle relation de puissance. Joie de la joie qui ne rencontre nulle limite, et n'impose nulle limite à l'exercice de cette réflexion d'ordre supérieur. Il ne s'agit pas d'une méta-réflexion intellectualiste, mais d'un nouvel acte de joie, d'un nouveau sentiment de potentialisation de notre "conatus" . Ainsi se cree une nouvelle liberté pour rame, dont l'âme réfléchit la nécessité,

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comme amour de l'être. amour du destin, destin où il y a p lace pour la m,ération. Amour de la libération comme destin actuel. II reste à rame d'intérioriser sa propre puissance, de s'apen:evoir en soi et pour soi. de saisir que le concept de Dieu, entant que Dieu produit râme et se produit en elle, est la racine de tout concept. Il faut re-pro.duire la genèse, en celui qui la pense et la formule. de cette connaissance qu'il commence par rencontrer de l'extérieur comme possibilité ultime de l'âme.singulière en généntl. "L'effort ou le désir de connaître les choses par le tioisième genre de connaissance ne peut D81tre du premier genre de a>nnaissanccs, mais bien du second" 20• ·

Il n'y a pas de conversion imprevisible de l'imagination à l'mtuition: seule une idée vraie peut nous déterminer à fonner des idées vraies. Seule une longue pratique de la physique peut faire comprendre que !'Etendue. loin d'être une propriété commune ou un substrat inerte, est oe dont découlent tous les cmps. Pour accéder à ce ttoisième genre, il faut décounir que d'une certaine manière nous sommes .déjà· parvenus au plan de la vérité, pour comprendre que l'on n'a plus à y accéder. Mais cette découverte de la vérité comme sujet, comme auto-développement, et non pas comme ce à quoi l'on accède, est elle-même une tâche infinie. La connaissance du troisième genre ne sera elle-même achevée que lorsque nous aurons reconstruit génétiquement la combinaison de mouvement et de repos qui définit notre essence singulière. Achèvement relatif, car il y a u ne immité d'autres essences à concevoir pour pouvoir simultanément progresser dans la .saisie de notre essence (pénétration qui est aussi joie). Si cette tâche est indéïmie, elle ne conunence vraiment qu'une fois franchi le seuil décisif du troisième genre. Lorsque nous nous achemino:ns vers la connaissance de notre essence singulière (et pas seulement de celle des auttes essences singulières), alors vient le moment oà les idées roéquates finissent par constituer la panie la plus importante de rame. Le seuil décisif est celui à partir duquel nous sommes vraiment satisfaits, contents, joyeux.

V - Le problème de l'éternité est donc celui de la genèse de la connaissance par l'âme et en elle de l'éternité de son corps (et par suite de la partie éternelle de l'âme qui d'en soi devient pour soi). "Tout ce que l'âme connB1t a>mme ayant une sorte d'éternité ell e le connaît non pas parce qu'elle conçoit l'existence naturelle présente du crups, mais parce qu'elle conçoit l'essence du CX>XpSavec une sorte d'fternité"21.

Par une réplication du pamllélisme. Spinoza fonde maintenant l'étemi~ té de l'âme sur celle du COIJ>S.Cela signifie qu'il faut qu'il y ait au delà de la succession et de la durée une fonne nouvelle d'actualité de l'essence. En ce cas, l' éternité n'est plus du point de vue de Dieu (comme

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Cette existentialisation

l'établissait la proposition XXII) mais bie~ du point de vue de l'homme (Proposition XXIX). On pan donc des ~s que l'âme contient et qui ne peuvent pas être autre que les idées de ce qui se passe dans le corps actuellement existant. Il s•agit de l'existence du corps dans le temps: tout ce qui se passe est relatif à cette condition. Le temps est détemùnation. c•est-à-dire principe d'expansion indéïmie. Le temps détennine, limite pour autant qu'à chaque instant les autres êtres - qui tendent chacun à l'existence en vertu de leur durée propre - limitent notre propre expansion. qui de soi est indéîmie. Cette expansion. c'est-à-dire natte durée, est ainsi à chaque inslllllt détenninée. délimitée. tempomlisée. temporairemenL L'âme ne perçoit rien d·autre que les affections du corps et leurs idées. saisies dans leur détennination temporelle. elle-même produit de la détermination de notre part de durée en raison de l'affrontement de notre "conatus" à celui des auares "conatust'. Nous avons à ce niveau la possibilité de former des notions communes. Celles-ci se rapportent à des propriétés des corps de notre corps qui sont toujours presentes. mais cette présence ne se confond pas avec l'éternité . Celle-ci n ·mtervient que lorsque notre corps existant en acte est devenu de plus en plus capable de produire. de causer des aftections qui s•e xpliquent par sa nature, d'inverser la proportion par rapport aux affections inévitables qui s'expliquent par la conjonction de cette :nature avec les natures extérieures. conjonction où se détermine. se déf"mit.et "finit" notre durée, de droit indéfinie. Tant que nous avons la capacité de produire des affections dont nous sommes le principe. en ce-agissant les affections qui s'expliquent par la nature des corps extérieurs. nous n•en finissons pas de nous définir. nous durons en nous définissant. nous nous définissons ·en durant , sans f"mir. Nous finissons quand nous ne pouvons plus nous définir : notre fin est fin de notre définition. fin temporelle. Mais en tant qu'elle est devenus pour elle ce qu'elle était en soi, idée (définition en soi définissante) d'une chose singulière existant en acte. notre âme enveloppe notre fonne de connaissance, de ce qu'elle conçoit non pas l'existence actuelle présente du corps, mais l'essence singulière de ce même corps. Et ce sous l'aspect de l'éternité. Notre esprit conçoit alors que les notions communes sont des absttac~ tions fondées sur l'idée vraie de notre es.5ence corporelle individuelle. il conçoit la durée de son corps comme manifestation de son essence corporelle individuelle. Il conçoit que sous certaines conditions. et dans la condition générale de l'interdétennination des corps , il peut se concevoir par lui-même. Notre esprit peut concevoir l'idée qu'il se conçoit soi-même en concevant, que cette conception est inscrite dam le dynamisme de la réalité elle-même. Il devient possible d'interpréter en tennes d'éternité ce qui s'est d'abord produit comme durée: le passage à l'éternité est la conception de la duree. l'élévation au concept de ce qui s'existentialise dans la durée. mais considéré cette fois du point de vue de son résultat aclUalisé.

concrétisation de sa capacité à dev_~ cause adéquate. à maintenir sa définition . . Il s•agit donc du mode d•existence propre à mon essence, de racrualité de mon essence qui lutte pour s'actualiser dans l'existenoe, mais qui en tant qu•essenœ fonde l'actualité de l'existence elle-même. L'actualité de mon essence s'actualise pour moi. elle n'est plus en soi: je commence à devenir ''pour moi" ce que je suis "en soi". mais !=Cl"en soi" est en suspens de son devenix "pour moi". Qu'est mon essence · ? Elle est ma raison en Dieu. Elle est éternellement en lui. Sous ce point de vue de l'essence, qui pour être définie doit faire abstraction du point de vue de l'existence (étant entendu que le point de vue de l'essence a besoin de se produire d•aoord dàns rexistenœ. comme existence de cette essence), sous ce point de vue de l'essence donc, je suis confondu avec l'unité infinie et indivisible de Dieu. sans pour autant que mon individualité soit anéantie, puisqu'elle est fondée en Dieu. Il faut donc distinguer ces dèux façons d•exister de l'essence, son existence actuelle dans la durée et le temps, son existence essentielle éternelle. Si celle-ci se distingue de celle-là, celle-là ne peut exister sans celle-ci. L'éternité ne peut venir du temps, mais la durée ne peut se penser et s'actualiser sans l'éternité. L'existence qui reçoit ses détenninations dans l'espace et le temps, qui s'exprime selon des rapports de composition et d'opposition, s'oppose de ce point de .vue à rexistenœ de l'être un. indivisible qui n'a pas de détenninations externes. de l'essence donnée en Dieu. laquelle reçoit l'éternité et l'infinité de Dieu , avant d'être donnée en nous. Opposition ne . veut pas dire altérité absolue. lLe point de vue de l'éternité est celui du tota simul. Mais le tota simul ne .peut être séparé absolument de la mutlitudo et de la successio. Si l'éternel ne s'explique pas par la .duree, la dulée s'explicite par l'éternel. Voilà qui explique le paradoxe apparent d'un passage à un plan qui est toujours déjà là. mais qui ne peut se révéler toujours êtte déjà là que par ce passage, où il commence en quelque sorte par manquer à soi. L 'mûque centre de vérité apparaît être la connaissance de notte corps dans ce qu'il a d'éternel, et donc réflexivement. lac~ de notre esprit. Celui-ci peut réfléchir les conditions de possibilité réelle de cette connaissance de l'éternité de son corps et de lui-même. '"Notre lme dans la mesure oo elle se connaît elle-même et connaît le cOips ccmme des choses ayant une certaine 6ternit6 a n6cessairement la connaissance de Dieu, sait qu'elle est en Dieu et qu'elle se conçoit par Dieu" 22•

S'opère la prise de possession par notre âme de Dieu lui-même. Se connaître en tant qu'essence éternelle. c'est connaître Dieu en même

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présuppose un fondement essentiel. Celui-ci n'est

pas un simple possible que l'on imagine. Car Spinoza conclut du réel au possible.- élant donné qu'il y a bien Iéalisation de l'essence dans la durée.

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En Dieu _est donnée une essence étemelle du COIJ)S, et rame en tant qu• elle connaît cette essence se connaît mieux et connaît mieux Dieu. Connaissant mieux Dieu. elle se connaît mieux elle-même. Elle se connait dans son essence comme engendrée éternellement par Dieu. du dedans. spontanément. L'éternité se réciproque avec la causalité de soi par soi : dans cette identification de mon essence avec Dieu je.m'aperçois comme cause de moi.,même, éternel. Je comprends le corps (mon COIJ>S)et l'âme (mon âme) comme conséquences nécessaires de Dieu, au moment même où le corps agit. et où cette âme pense et se pense. Ame et COIJ>Sse déduisent de l'essence de Dieu; c'est pourquoi leurs essences sont des vérités éternelles: elles se déduisent de l'essence de Dieu et envel~ l'existence éternelle essentielle. Dans la mesure où notre âme se conruu"t elle-même et conruu"t le corps. elle a nécessairement la connaissance de Dieu, elle accède au savoir pour soi de ce qu'elle savait en soi depuis toujours. Le mode - âme et corps - peut rejoindre l'éternité sans égaler l'attribut. temps;

Pour être éternel autant qu'il peut, causa su;, le mode n'a pas be.soin d'égaler l'infini. la eau.sa qui absolue, mais il lui faut devenir causa sui autant qu'il le peut - Quatenus. Nous saisissons la productivité intérieure de Dieu pour autant que nous devenons nous-mêmes cette productivité. autant que nous le pouvons. Et nous le pouvons dans une mesure croissamte. "Le troisième genre de connaissance d6pend de l'âme comme de sa cause formelle, en tant que l'âme est elle-même étemelle" 23 •

Cette proposition est capitale : c'est du même mouvement que peuvent alors se développer notre conscience de nous mêmes et de Dieu. et ce développement corncide .avec le développement de Dieu lui-même. L •esprit est cause· fonnelle de la connaissance de soi, du corps comme essence éternelle : connaître, c'est ainsi causer, penser et produire, se produire; concevoir c'est engendrer. L'esprit ruuî à lui-même. Il renaît. il découvre en la produisant qu'il est sujet de cette connaissance et existence. en tant qu'il est éternel. Ce qui précédemment (proposition XXX) élElit attribué à Dieu est attribué maintenant à rame en tant que cmise formelle. Jusqu'alors la connaissance du troisième genre signifiait accession à Dieu, dont l'esprit comprenait qu'il contenait en Lui notre essence éternelle. Jusqu'alors nous comprenions notre COIJ>Set notre âme comme éternellement produits en et par Dieu. Notre connaissance nous faisait de ce point de vue nous apparaître à nous-mêmes comme extérieurs. Il restait une différence entre l'âme qui connaît les essences éternelles et 1a·même âme considérée en elle-même comme éternelle. La connaissance ne se comprenait pas comme production d'une vie propre qui est jouissanœ de sa propre éternité. Maintenant .nous prenons possession de la dimension causale de notre âme en tant qu'elle connaît intuitivement. Jusqu'alors l'âme ne comprenait pas que sa connaissance - sa compréhension en acte 56

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_ dépendait d'elle-même, et reproduisait le dynamisme producteur dans iequel elle se situait d'abord comme effet, causée. Maintenantque nous possédons cette connaissam:e de notre essence individuelle éternelle, nous savons que la cause de cette connaissance c'est notre essence elle-même. Nous accédons à la dimension productrice, et pas seulement produite de notre propre force de comprendre, en tant qu'elle se comprend conune produite à produire dans le système de la productivité infinie. Il ne peut d'ailleurs y avoir de comprehension de l'être comme productivité que sur la base de l'effectuation de notre force de comprendre comme force de produire, cODUile moment de cette pnxluctivité elle-même. Il ne s'agit pas de prouver que la connaissance du lroisième genre dérive de la connaissance-adéquate de Dieu. Il s'agit de_pmuver qu'étant dorulé que la .connaissance de Dieu a sa sowce wmsl'âme en tant que l'âme est éternelle, tout ce quel'on peut tirer de la connaissance de Dieu, à savoir cette connaissance du troisième gerue par laquelle l'âme se saisit comme éternelle, a sa source dans l'âme comme éternelle. Il s'agit en quelque sorte de la connaissance de la connaissance du. troisième gerue, et cette connaissance est elle-même du lroisième genre. Elle est vie propre par laquelle l'âme est cause de la connaissance du troisième. genre. La proposition XXVIII est en quelque sorte renversée par la proposition XXXI: rame, cause et essence éternelle, produit un effet qui lui est éternel. et qui est la connaissance du lroisième genre. Jusqu'à présent on .avait établi que la connaissance du troisième. genre découlait de la oonnaissance du second genre, dans l'ordre de la succession temporelle. Maintenant il est établi que nous n'avons la connaissance du second genre que. paice que nous sommes étemellement connaissance du troi~ sième genre. Lorsque la connaissance du lroisième genre s·aperçoit ellemême et applique son protocole à elle-même, elle s'aperçoit, non plius comme effet. mais comme principe. cause. conune force producti-. ·e.

VI - Nous pouvons revenir sur la difficulté, sur le problème du: rapport entre durée et éternité, histoire et éternité. Si l'âme.est étemellement connaissance du troisième genre, il semble qu'elle ne peut pas~ à un moment donné de la connaissance du troisième genre. Comment articu1er en effet ce développement progressif qui concerne ce qui se passe dans la durée de la conscience et le moment singulier où ce développcinent se révèle comme ayant toujours déjà eu lieu ? La contradiction désonnais peut être levée. L'âme n'est pas seulement l'idée de l'essence éternelle d'un corps, elle est l'idée d'101 corps existant. Et dans l'existenœ, l'âme naît bien à cette connaissance du deuxième genre. Ce qui est inscrit· dans sa conscience devient "pour" sa conscience. Le langage de la temporalité est celui qui correspond à notre situation réelle dans l'existence. Le langage de l'éternité est celui qui explique l'actualisation des idées ruï1équates qui renferment en elles une virtualité de conscience claire; mais cette Ill:57

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Histoire

tualisation présuppose sa propre actualité. L'ime possède de ce point de vue la connaissanèe adéquate de Dieu et de son rapport à Dieu. de. toute éternité. Etant une partie de l'entendement infini de Dieu, l'§me possède de toute éternité en elle l'idée de toutes les chœes singulières, l'idée de Dieu lui-même. Il y a en nous une idée vraie donnée qui contient implicitement les essences de toutes choses, y compris celle du corps et celle de l'âme elle-même comme puissance de fonner des idées de toute chose et d'elle-même.

dialectique. La loi des choses. telle qu'elle est révélée à la fin dans ma pensée, est bien la loi telle qu'elle est inscrite dans la réalité même (en Dieu). qui s'applique à moi comme à toute chose. Cette loi implique la néceSSité·de sa méconnaissance, tout comme elle implique la nécessité du c;hemin qui conduit à sa connaissance. Elle implique que le résultat de ce cbemin qu'elle est invalide le chemin, saisi dans sa différence d'avec le résultat qu'il produit. Plus clairement, on peut dire qu'il est imcrit dans la nécessité éternelle du processus de la réalité - que l'on peut considérer tota sînwl - que nous ne pouvons pas commencer par percevoir ce qui dans la manière d'exister hic et nunc de notre corps, peut sè déduire de notre essence. Il est inscrit"' mais cela nous ne le savons qu'apiès - il est donc inscrit que ce. qui peut se déduire de notre essence nous fait prendre· conscience de cet te· essence. L'éternité devient ainsi consciente : ce quid aeternum demeurait inconscient dans les idées confuses, qui n'exprimaient notre essence qu'à travers les défonnations que la nature inflige à cette essence. Du contenu de notre conscience qui se réduit à l'ensemble que nous avons pu acquérir ert cette vie, seule la partie adéquate appartient à l'idée éternelle par laquelle Dieu conçoit notre essence. Eternellement, nous sonunes cette îdée, mais nous ne l'avons pas; ou plutôt nous n'en avons qu'une partie, dans la mesure où nous comprenons quelque chose. Seule cette partie adéquate ne serapas atteinte lors de notre mort; en tant que vérité éternellement conçue par Dieu, elle échappe à la durée, mais elle ne peut être intégrée à notre savoir que dans la duree. La partie inadéquate de notre âme qui n'appartient pas au concept que l'entendement infini fonne de nous disparaîtra avec les affections passives. Une fois encore, tout se joue ici bas. Celui qui en cette vie n'a jamais formé aucune idée vraie, en tant que sujet conscient, périra de part en part. Même mort, il demeurera néand•une essence que Dieu continuera de moins ce qu'il est : idée é~elle concevoir, mais lui ne s'apercevra de rien. Comme le dit A. Matheron: où l'éternité se subjecti"la subjectivité s•étemise dans la seule mesure vise"24. Le résultat atteint abiège le processus linéaire qui conduit à lui en une intuition qui le fait immédiatement coïncider avec le principe. Mais le processus est à recommencer pour autant que le Iésultat est lui même quantitativement extensible : au cours de la duree la partie éternelle de notre esprit s'accroîtra selon que se développeront les aspects de plus en plus individualisés de notre essence. Ce processus a d'ailleurs un corrélat physique et corporel, en ce que l'objet de l'âme ne peut être que l'essence éternelle du corps. La proposition XXXIX démontre qu'il y a parallélisme entre l'importance de la partie éternelle de notre esprit et la capacité du corps à agir, à enchaîner ses affections et à produire des. effets.

Il suffit d'expliciter ce qui est contenu dans cette idée donnée. Il y aura en effet en toute âme, en vertu de sa nature éternelle en Dieu, ridée vraie de Dieu, idée presente de toute éternité, intuition qui est toujoms là, qui est la souree de tout développement possible de l'intuition. En tant qu'étemelle, l'âme est cause adéquate de la connaissance du troisième genre: en sachant qu'elle est en Dieu et en se concevant par Dieu, l'âme n'a pas à se détacher d'elle-même. Spinoza, logique avec son immanentisme, pose que l'âme se suffit à elle-même en tant que connaissance de Dieu. cette connaissance étant simultanément connaissance de l'âme ellemême. La connaissance du troisième genre est qualitativement identique en Dieu et en l'âme. Aucun degré ne les sépare du point de vue qualitatif. Elles différent seulement. du point de vue quantitatif, la connaissance du troisième .genre désignant du point de vue de Dieu la totalité achevée de la connaissance elle-même.

On peut donc dire que le résultat est le commencement, que la ligne du progrès de la connaissance se Iésout dans le cercle, où la connaissaoce du troisième genre se précède elle-même sous tDle fonne non développée pour nous. L'intuition n'est pas dans l'effet, elle est au principe, dans la cause. elle n'est pas l'aboutissement, elle est le point de départ éternel, roujours semblable à soi. Est-ce à dire que le progrès linéaire serait une simple apparence qui se résorbe dans la circularité où le vrai s'anticipe toujours déjà lui-même ? Non, car il faut bien toucher ici -bas à ce qui est toujours déjà là et qui ne saurait constituer un au-delà. A partir du moment où nous touchons à l'éternité, cette étenûté s'installe d'un coup sur tous les points de ce qui, dans l'existence, constitue la dmée, A partir de ce moment, se supprime la dimension même du moment; avec l'avenir se supprime aussi le ~é. et la notion. de commencement; car si mon éternité avait commencé, elle ne serait pas éternelle. Ceci dit, la dialectique temporelle de mon passage, de ma transition à l'éternité ne peut être pure illusion. Car, si ce qui apparaît à ma conscience d'abord conune loi de la réalité n'est pas une telle loi, le fondement de cet apparaître est fondé dans le développement de mon conatus. Certes, la Iévélatioit de ces lois de la réalité, et lois de ma pensée, invalide cette dialectique temporelle en tant que du point de 'Ille de la connaissance elle a affaire d'abord à ce qui n'est pas le vrai, mais elle n'invalide pas la nécessité de l'effectuation concrète de cette

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et éternité

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Histoire

et éternité

"Qui a un COips possédant un bàl:z?and grande partiè de son âme est éternelle" ..

Histoire et éternité nombre

d'aptitudes,

la plua

Nous accédons à la conscience vraie de l'essence du COl])S dans la seule m.esuœ oii son existence ici est maintenant se confonne à son es~ sence. A une âme dont la plus grande partie n•a pu s'éterniser correspond un corps qui h'a pu affirmer sa force productive dans l'interdétenninisme qui le lie à son environnement. et qui est donc détonné, défiguré, par cet interdétenninisme. Ce COlpS demeure plus passif qu'actif, ses actions s'expliquent davantage par les causes extérieures que par son conatus et 6 réciproquemenr certaines • Lorsque nous devenons capables d'enchainer images en un ordre intelligible, dont la structure est analogue à celle du cmps humain, nous devenons capables du même coup de déclencher les conduites logiquement ordonnées qui répondent aux vrais besoins de la nature humaine, et alors nous devenons capables de fonner un .concept de cette même nature. Nous pouvons alo.rs rapporter ce concept à l'idée de Dieu, en intégrant nos enchaînements d'images en un système unique qui ne peut plus être détruit, qui fait réseau et s'accumule. L'étemisation de notre 1bne se corrèle avec la constitution et la reproduction élargie d'un système d'images et d'actions; et celle-ci se lie à la connaissance de la structure du coq>s individuel, donc à l'avancée dans la connaissance de notre essence. · Revenons néanmoins à la Proposition XXXI qui noue le problème du rapport entre.durée et éternité, entre processus et actualité, D'une part, en effet, il est établi que rame a la connaissance adéquate de Dieu et possède en elle la connaissance adéquate de toute étemité. L'âme est une partie de l'entendement infini de Dieu et possède en elle l'idée de toutes les choses singulières, et de Dieu lui-même. Mais, d'autre pan, s'il y a en nous cette idée vraie donnée qui contient implicitement les essences de toutes les choses, il reste à expliciter le contenu de cette idée infütle donnée. Comme on l'à vu, il reste à l'âme de produire la connaissance du troisième genre qu'elle est, de produire l'idée de sa propre capacité à proèluire cette connaissance. Il s'agit d'un approfondissement interne des notions intuitivement données, non d'une application extrinsèque de ces mêmes notions. Tout se joue sur cette explicitation qui ne peut avoir lieu que dans la durée, et le temps qui la mesure. Le procès linéaire de la connaissance, tout en produisant à l'infini de nouvelles connaissances d'essences singulières, peut considéœr à chaque étape comme actualisation et compœndœ sa propre compréhension comme imcrite dans l'être. comme se présupposant depuis toujouJS, Tout homme, de par sa nature éternelle en Dieu, possède l'idée vraie de Dieu, présente de toute éternité; cette intuition peut être inconsciente, mais elle est la cause de tout développement possible. L'âme peut parvenir à savoir ce qu'elle est, qu'elle est en Dieu et qu'elle se conçoit par Dieu : elle peut concevoir qu'elle se conçoit par Dieu. Dans cette conœp60

tion s'opère comme une nouvelle causation de l'âme, m1e nouvelle naissance ici-bas qui justifie rame et lui permet d'accéder à pleine affirmation singulière. La cause adéquate de l'idée de Dieu n'est pas transoen(lante, mais immanente, puisque c'est l'âme qui est cause de cette idée qu'elle esL Le résultat apparaît alors comme commencement: le processus tout en contiruant se circularise. Ce processus, s'il peut être dit apparencedu point de vue de son résultat, ne peut être apparence : car le toujours déjà là ne peut être énoncé qu'apres son explicitation, et sa réité-

sa

ration. Il faut donc dire à la fois que la connaissance

du troisième genre est

toujours là, sans changement,. sans progres, sans transition; et que pourtant ce principe même s'explicite et se repnxluit dans la transition, dans l'bistoricité. Si l'intuition est d'abord principe et non pas effet, sft elle est c~ et non aboutissement, si elle est point de départ éternel, semblable à SOÎ. iJ n'en reste pas moins que C'est un processus, une transition qui nous permet de parvenir en ce point oii le résultat se comprend.comme commencement. L'éternité, quand on y touche, s'installe en tous. les points de l'existence, de cette existence temporelle qui ne peut pas ne pas cfnrer une certaine période indétenninée. La notion de commencement de l'éternité peut être supprimée, mais cette suppression elle-même commence et reconunence. L'âme nait et renaît : en cette vie vraie, commence la vraie vie. L'idée qui constitue mon âme - et qui est idée constante que Dieu a de lui-même - est ainsi progrès nous faisant passer dans la durée à l'éternité. Est-ce à dire que la dialectique temporelle de ma pensée dans l'existence est une illusion qui duœ tant que je demeure, le temps que je deme1.ire. séparé des choses et de Dieu ? Non pas. Il faut comprendre que Spinoza réfute toute conception idéaliste de l'éternité. dans le scolie de la Pmpc1sition XXXI. Spinoza refuse de faire d'un fondement idéal la mesure de l'éternité. Car il y a une différence entre ce qui apparaît immédiatement à la conscience conune loi de la conscience et la loi réelle de la conscience. La loi réelle de la conscience ne s'épuise pas dans ce qui apparaît à la conscience comme telle, et qui est Ja du:rée comme passage. Le rés ul tat produit - l'explicitation de cette loi - doit être pensé dans son autonomie, comme principe. et séparé de ce point de vue de la fonne sous laquelle il commence par s'apparaître. Mais le résultat-principe implique la nécessité du processus par lequel la loi de la pensée commence par s'apparaître à elle-même comme loi de la conscience, avant de faire apparaître que la loi que ma pensée se pose immédiatement à elle-même n'est pas loi de ma pensée. La loi de ma pensée est la loi des choses telle qu'elle est révélée ultérieurement dans ma pensée, et telle qu'elle est inscrite dam: la réalité : sitôt qu'elle m'est donnée explicitement, elle fait appara.1.îre qu'elle est la réalité, produite par le processus auquel elle ne se réd.uit pas, mais dont elle dépend. On peut même dire que ce processus est de

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Histoire et éternité

droit in.défini en extension 27 . té .

quantita,tive Înême s'il est parfait en intensi-

Histoire et éternité

et sur nous-mêmes tout ce que nous pouvons savoir; et de même nous percevons notre essence dans l'essence existante de Dieu. Nous nous comprenons comme partie plénière, et actualisée d'une tot&lité affinnative, comme force productive dans l'infini positivité de l'êlre.

VII - Il faut insister sur la dimension physique de ~ vie du troisième genre, de même que sur sa dimension affective. Parvenu au troisième genre le· Sage ne se borne plus à éprouver un simple amour pom Dieu; il accède à un Dieu principe et cause dont il comprend l'intériorité, et qu'il éprouve du dedans. Le Sage qui connaît les affections de son corps. et donc augmente sa puissance de penser, devient capable de constituer un réseati d'actions en enchaînant les affections selon un ordre logique dont noire âme est cause. Du même coup il éprouve un sentiment de joie. face à la double extension de la puissance de penser et d'agir, et ce avec l'idée de soi-même conune cause. Dans la mesure où nous devenons sage, nous re-agissons, oomme l'a montré A. Matheron, à chaque conjoncture, en disposant de ce reseau de structures corporelles qui nous pennet de contrôler toujours davantage des situations. Nous causons noire joie en chaque occwrence. Tout ce qui nous arrive nous renvoie désormais à l'idée de Dieu, comme totalité complexe à partir de laquelle nous fonnons aussitôt 1Dl concept clair et distinct de notre nature et de celle des autres corps. Nous connaissons, agissons. et nous savons que nous connaissons et agissons. en sachant que rien ne peut plus nous empêcher de nous connaître nous-mêmes jusqu'au bout, de progresser indéfiniment dans cette connaissance. La joie qui se produit - et que nous produisons - est la joie d'êlre potentiellement appropriateurs de nous-mêmes et de l'univers. Ainsi il apparàil que notre individualité est wie conquête permanente, à la fois donnée. dans sa structure et produite dans l'actualisation de cette structure : la nonne immanente du procès d'individualisation est constituée par la capacité de poser wi maximum d'actes qui se déduisent des lois de notre nature. non plus considéree en ce qu'elle 1,1de· commun avec les autres, mais dans ce qu'elle a de singulier. Nonne limite, car nous sommes structuralement incapables de maîtriser la totalité du réel. et toutes nos affections ne s'expliquent pas par cette nature. Mais le Sage est bien celui qui a conquis la meilleure position - exemplar naturae humanae - et qui donne les réponses optimales au défi de la conjoncture. Soit une situation qui nous harœle. et produit en nous des affections passives spécifiques. nous avons alors la possibilité d'agir. et nos actions reproduisent à un niveau d'actualisation optimale le système de noire conatus. Maigre cela, nous avons acquis la capacité de faire exister notre essence. et ceci en obtenant l'idée complexe de cette essence, et en lui donnant la première place. Notre puissaœe de penser arrive à la joie suprême : joie de nous (re) construire, (re) produire en pennanence, joie de nous acttialiser. L'amour de notre cause immanente par laquelle nous nous concevons s'intério.rise . De même que par notre essence individu elle nous n'aurons plus rien à désirer, nous saurons pour nous-mêmes

Sur ce plan, nul progrès. La béatitude est l'éternelle condition de possibilité de notre capacité à devenir joyeux, dont nous prenons peu à peu conscience, à mesure que ce qu'elle rend possible se développe dans la durée-histoire. L'Amour intellectuel de Dieu :n'est pas quelque chose qui nous arrive, car nous sommes cet Amour, tout comme nous sol!Ililles cette idée par laquelle Dieu nous conçoiL L'effectuation sérielle de chaque passage joyeux, qui est augmentation de notre puissance d'agill". s'intègre dans la saisie de cette puissance, dans l'imrnédiation de son principe que

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"A tout ce que nous connaissons par le tmisième genre de connaissance, nous prenons plaisir, et cela avec l'accompagnement comme cause 28 de l'idte de Dieu" "Du tmisièmc genre de connaissance naît nécessairement un amour intellectuel de Dieu", "non en tant que nous imaginons Dieu comme présent, mais en tant que nous concevons Dieu est étcrnel" 29 •

Nous concevons toute chose par elle-même et en même temps dans son rapport de convenance. à notre conatus et à Dieu, tout comme nous concevons ce conatus comme conséquence nécessaire de Dieu, en faisant absttaction de ·la relation aux causes extérieures et à la duree. Tel est. rAmor ;n,ellectualis Dei, joie d'être éternellement nous-mêmes et de nous connaître comme éternels, amour pour la cause par laquelle et en Jaquelle nous sommes. "Cet amour intellectuel naissance est éternel" 30 •

de Dieu qui mu"t du troisième

Il est même béatitude et pas setilementjoie.

genre de am-

E.n effet

"Si la joie consiste ..dans un passage à une pcnection plus grande, la béatitude . doit .consister en ce que l '&mc est dou6e ·de la perfection

même"31. Cet Amor intellectualis Dei, différent de l'Amor erga Deum, est une sorte d'intégration des états atteints, chaque fois que nous obtenons la joie dont nous sommes causes en rapportant notre puissance de penser et. notre puissance d'agir à Dieu. Cet amour est résultat d'un processus qui est réitérable indéfiniment dès que r on atteint le seuil du troisième genre. Il est la joie qui naît de notre capacité à répondre à l 'inter-détenninisme incessant des causes extérieures ·qui nous entoure et contribue à nous définir. Alors que l'amour à l'éganl de Dieu est joie de répondre victorieusement à tous les défis de la conjoncture. et qu'il est amour-passage. dans la mesure où augmenté la joie qui naît de la connaissaœe complète de notre essence (et des autres essences qui la concernent), l'Amour intellectuel de Dieu n'est plus passage. il est éternel comme la connaissance dont il décOtile.

Histoire et Eternité

Histoire et étcmité

ron peut contempler. Cet Amour intellectuel de D.icu se distingue de toutes les aucres forincs ,d•amour. Nous comprenons que ce que nous voulions comprendre élait notre essence individuelle; nous ne sommes pas seulement des hommes en générnl. mais nous-mêmes. vie raisonnable achevée telle qu'elle se comprend qu•elle était déjà au commencement. Nous compœnons alors que la destruction de notre corps ne saurait remet~ tre en eau~ cette essence . "L'âme n'est sounûse que pendant la durée du corp s aux affections 32 qui sont des ~ions" • ·

danS l'unité divin e. Il lui devient possible de se séparer de tout ce qui est réaction, d•accepcer la réalité dont il est le Front, et qui ·n·est plus wœ réalité d•envie. mais une réalité affinnative. Le Sage vit sa subjectivité comme possibilité suprême de la Nature en son objectivité. Chacun de nous possède en soi quelque chose qui a sa vérité absolue. mais que tous ne peuvent pas délivrer dans les niêmes proportions. Ce que le Sage aime c'est le fait qu•à tel moment de la durée, a eltisté cette individualité. la sienne, qui a pu saisir son élément d·étemité. Le Sage sait que l'absolue réalité le produit nécessairement et jouit d'elle-même en lui , couune lui jouit d'elle et de soi. Il sait que tout en 6tant un acteur de la vie absolue, il a la possibilité de jouer son personnage étemel, d'acteur qui finit par comprendre le sens du drame et qui en devient ie co-auteur. sans que le sens de œ drame n •ait d'autre lieu que le cours du drame lui-même. L'acteur est en quelque sotte devenu .acte du drame, lequel ne s'achève pour lui que par et dans cet acte. Le Sage n•a pas perdu sa vie .• il i'a conquise, il a pu actualiser œ qui était au départ possible $3DS · être

VIII - Mais Spinoza ne s'arrête pas là. Les dernières propositions de la V° partie assW'Cllt un ultime passage de l'amour intellectuel de rame pour dieu à l'amour intellectuel infini dont Dieu s'aime hJi meme. c.om.:. ment peut-on ·identifier Amor intellectualis Dei et Amor infinitus Dei au~ deux sens du génitif? Ne suffit-il pas d'en rester à l'Amor intellectualŒ Dei ? Cette difficulté n'en est vraiment pas une. Car on ne sort pas de r Amour intellectuel de Dieu, on l'approfondit en Amour intellectuel infini. L'individu qui s'individualise ne peut pas ne pas considérer cette individualisation dans son objectivité éternelle. Ce qui m'anive dans le développement de mon essence est aussi ce qui arrive par la substance, dans la substance. La béatitude comme éternelle actualité de notre âme doit être attribuée aussi à la subst.ancè. Ce dont est ,capable le mode c'est simultanément la subsl311ce qui le peut en tant qu'elle s'explique par ce mode. "Dieu s·aime lui-même d'un Amour intellectuel infini" 33 • Dieu n •éprouve ni joie ni tristesse au sens de variation de la capacité d'agir et de penser . puisqu'il est l'intégrale de toute la capacité de penser et d'agir de la Nature. Il produit immédiatement son entendement infini. et se connaît comme cause de soi et de sa propre perfection par une con~ce du troisième .genre, Il jouit d 'une béatitude infinie avec l'idée de soi comme cause. Or. l'idée qu•il a de lui même comprend nécessairement toutes les idées des conséquences de sa nature. En s·aimant luimême~ il aime nécessairement tous les individus qu •il produit. Dieu aùne dans chaque individu ce que celui-ci a de positif, son conatus, conçu pour lui-même dans son éternelle prétention à exister. Dès lors on peut faire coYncider les deux amours.

ptédéterminé.

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L'homme complètement individualisé sait que son existence est une essence absolue, qui repose dans l'unité de la réalité absolue de la Substance-Nature. Le Sage se sait et s'éprouve comme nécessaire au monde, et le monde réaffinne sa nécessité interne dans Je Sage qu•iJ comprend et produit, mais qui simultanément le comprend et le reproduit. Le Sage se vit lui-mêmè comme subjectivité objective. Ce qui est vrai en lui repose

En effet. l'âme étant une partie de l'entendement infini de Dieu, lorsqu'on dit que l'âme humaine perçoit telle chose ou telle autre, on dit que Dieu étant infini, mais en ~t qu'il constitue la nature de l'âme humaine. a telle .ou telle idée. L·ame que je considère elle-même en lui jo,~ la détennination d·être cause de ridée de Dieu, ce Dieu lui-même en tant qu'il s·explique par cette âme, la cause en lui-même. en accompagnant cette idée de ridée de Dieu . L •Amom de l'âme pour Dieu est ainsi Amour de Dieu pour lui-même. Il ne .faut pas se ~r abuser par le langage théologique de Spinoza. L'acte par lequel Dieu nous produit dans notre essence actuelle est identique à racte par lequel nous nous lcconstituent l'entendement éternel et infini de Dieu;, 43.

Histoire et éternité

Histoire et 6temité

Ce n'est que tant que nous comprenons, que nous sommes devenus des Sages, que l'idée vraie que nous sommes est. solidaire de toutes les autres idées vraies, qui sont idées de leurs cmps, et dépendent de. tous ces autres modes pour s'actualiser éternellement. Cet ordre horizontal d'inter-détermmation est en chacun de ces points dépendant de l'Idée éternelle de Dieu en et par laquelle Dieu se pense lui-même. Toutes découlent du même principe, et chacune de .ces âmes, comme essence singulière se conçoit sans le secours des autres essences singulières. Mais la croissance de chacune renvoie à la connaissance de leur. fondement commun. lequel renvoie circulairement à la connaissance de toutes les mitres. Dieu ne peut concevoir une quelconque des âmes sans les concevoir toutes ensemble. Mais du même coup, en se connaissant, chaque âme connaît le lien d'appartenance qui la lie aux autres âmes, pour autant qu'elles se cmmaissent et connaissent le rapport de condition réciproque qui les lie. L'appartenance de chaque âme singulière à l'entendement éternel et infini de. Dieu est comprise par chaque âme comme savoir du rappon d'intennédiation qui la lie dans sa singularité "comprenante" et comprise aux autres singularités. A ce niveau, les âmes de ceux qui savent fonnent une communauté parfaite, qui doit avoir son corrélat. physique, écononûque, et politique. au n,iveau .de leurs cmps et des rappons de composition de ces cmps. Les âmes de ces Sages comprennent qu'elles peuvent s'unir non seulement entre elles, mais potentiellement avec les âmes de tous, si tous sont en n11esure de subjectiver leur éternité, et de connaître les corps qui les entouœnt, les leurs propres, comme susceptibles de fi>nner un mêmelindividu, physique, économique, politique. On voit toute la portée critique, méta-libérale, anti-libérale, de ce point de vue, de la vie et connaissance du troisième genre. La communauté des Sages est une communauté d'appropriation collective et de forces productives qui déborde de très loin l'horizon de l'Etat et celui du marché. Le troisième genre est une instance critique dè toutes les communautés partïelles et partisanes. On pourrait dire qu'à ce niveau le sujet ·du troisiènie genre est l'lwmanité, c'est-à-dire l'espèce dans son processus d'appropriation théorique et pratique de la nature, dans son processus de constitution et de production de son propre milieu intérieur. La béatitude est l'affoct propre à ce niveau : elle est la joie totale qui s'ouvre sur l'horizon ns, mais aussi il s 'ouvre sur la nécessité de intérêts, conflits, contradictions-. montrer que par ces mécanismes se produit l'avènement d'une raison substantielle unissant intérêt général, reconnaissance réciproque, universel concret et :rruuûise de la nature. Thèse 2.Cette fin qui est la vie de la raison, la raison conune f'm, s'inscrit dans une structure téléologique : elle s'anticipe dans uoe origine et s'atteint au sein d'un procès qui est à la fois caractérisé par des moments critiques, et par des étapes, où capacités, connaissances, habiletés s'accumulent. Périodes, âges, s'enchainent dans une nécessité qui est garantie par la dynamique même du procès. Mis en mouvement, ce progrès est irréversible, irrésistible, linéaire.

Dans le T.T.P . la dwée cesse d'être le phénomène de l'éternel; elle cesse d'être orientée par des idées atemporelles auxquelles les phénomènes devraient plus ou moins participer, elle cesse de se référer à des normes auxquelles il faudrait revenir comme à une origine bienfaisante mais perdue. pour armuler par cet effort de retour le pouvoir de dispersion temporelle. La durée obtient une consistance spécifique. C'est en elle que l'on accède aux vérités et que se détennine ce qui pour l'espèce représente son bien propre, son utile spécifique. Le temps des prophètes, des législareurs sacrés est fini, et avec lui celui de la superstition, de l'étroi-

Thèse 3.Cene raison a pour noyau la connaissance scientifique et technique. C'est le progrès de cette dernière qui conditionne la possibilité de

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.·Théorie de l'histoire

réaliser des val~ éthiques. po~tiques ou juridiques, c'est-à-dire les autres progrès. Nulle part Spinoza ne présente comme Condorcet mi "tableau historique des progrès de l'esprit humain". Nulle part il ne fonnule une question conune celle qui tmnmente Kant et à laquelle ce dernier répond, positive,. ment sur le plan pratique (le progrès conune devoir moral), et négativement sur le plan théorique "déterminant" (il n'y a pas de savoir démontré du progres, car la civilisation. le .progrès des sciences, des arts sert la recherche de l'utile mais dans l'élément du conflit d'intéiets égoïstes et elle ne se confond pas avec la moralisation). Spinoza ne pose même pas la question ''Le genre humain est-il en progresconstant ?" (celle du "Conflit des Facultés"). Mais la problématique du T.T .P. - une théorie de l'histoire pensant la possibilité d'une promotion des entendements et des forces des conatus selon la transition barbarie-civilisation. superstition-raison demeure présente dans les autres textes majeum, Ethique, et Traité politique. Selon quelles modalités alors ? Sous quelles fonnes Spino7.a pense+ il enïm le devenir de l'entendement, celui de la forœ productive des hommes, celui des fonnes d'association et d'organisation jplitique? 4. On ne peut en effet méconnaître que la dimension du processus accumulatif et linéairement orienté caractérise à la fois le proc;.lS de la oonnaissance, celui des modes de vie - Éthique-, et celui du procès de la vie politique. On ne peut méconnaître que ces procès constituent une duR"éeorganisée par la tension entre deux pôles. entre lesquels s'opère bien une transition qui n'est pas simplement logique, mais effective en sa du~ reemême.

Commençons par la première de ces progressions. celle de la connaissance. L 'Ethique ne renie pas le Traité de la Réforme de l'entendement. Comme ce dernier. elle aff'ume à la fois la logicité ou éternité de l'idée vraie ou adéquate et la temporalisation spécifique du procès de la· connaissance. La vis nativa de l'entendement aff"ume la positivité de ses premières idées vraies au sein même de la prison de la perceptio ex auditu aut ex aliquo signo. et de celle de la perceptio ab experientia vaga. Ces premières formes de connaissance ne sont pas simplement l'"autre" de la vraie connaissance, elles sont premières dans la durée. et il y a bien progrès de la connaissance lorsque émerge, se stabilise, se reproduit de manière élargie naperception ubi essentia rei ex alio re concludiur. Si les forces de connaissance peuvent être considérées comme autant de manièr~s de se rapporter au même objet et si elles se hiérarchisent dans Wl espace logique, il y a bien genèse de la raison, développement de la vis nativa de l'intellectus. Il faut prendre au sérieW[ l'analogie avec le progrès de l'instrumentation teclmique : la connaissance vraie fonne ses idées qui pour elle sont autant d'idées nouvelles permettant d'approprier peu à peu ce qui jusqu'ici était inconnu. Une technique empirique, mise

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Théorie.de

l'histoire

en échec, laisse p~ à une technique rationnelle, vérifiée. et il faut alors abandoJDler les anciennes certitudes de la traditio~ des mythes et represent,ations symboliques. de la simple empirie. Il faut pouvoir multiplier en quantité, dans uneduree intensive. les nouvelles certitudes de la perceptio per solam essentiam, qui sont jusqu'ici peu nombreuses 7 • "De même que les hommes, au début à l'aide d'instruments innés et bien q1I1'avec peine et d'une manière imparfaite ont pu faire certaines choses très faciles, et après avoir fait celles-ci, en ont fait d'autres .plus difficiles avec moins de· peine et plus de perfection et ainsi s'élèvent par degres des travaux les plus simples aux instruments et des instruments revenant à d'autres oeuvreset instruments,. en arrivèrent à pouvoir accomplir beaucoup de choses, et de tres difficiles, de même l'entendement par sa puissance innée se forme des instruments intellectuels à l'aide desquels il acqunert d'autres forces pour d'autres oeuvres intellectuelles, c'est-à-dire le pouvoir de pousser l'investigation plus avant; ainsi il avance par degré jusqu'à ce 8 qu'il ait atteint le comble de la sagesse" • L'arrachement à la simple expérience et aux préjugés de la tradition Jhé,ologique et ·politique est bien un nouveau ·départ pour une "science" qtii se constirue ainsi un avenir indéfini dans la connaissance des essent,ae. S'ouvre l'histoire au sens plein du savoir, le savoir conune histoire, d'idées vraies. comme progression effective. comme accumulation L'Ethique, lorsqu'elle analyse la transitio S extérieurs. et patee qu'elle reflète ces relations de dépendance. La servitude est la forme radicale d'lDle situation de dépendance : l'homme n'est pas empire dans un empire, mais partie de quelque chose d'autre, son esprit ne peut être conçu par soi mais par Wl autre. Ce serait pure imagination que de se représenter un esprit qui n'aurait plus à refléter les images des affections des corps sur le sien. De ce point de vue, l'imagination désigne la relation originaire qui nous lie aux corps, au corps qui est le nôtre, et par ]aqueFJe nous sommes donnés à nous-mêmes comme un autre dans une altérité fondamentale. Vivre dans l'imagination, par contre, c'est ne jamais délivrer la fon:e innée de l'entendement par laquelle nous concevons a.déqua-

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"l'illusion progressiste" qui ferait du progrès humain la fin de la nature, et des êtres de la nature des matériaux définis par leur appropriation humaine. L'objectivité relationnelle du progrès pour le "nos" humain doit s'affirmer en sumultanéité avec la critique de cene "illusion progressiste". (Tout serait fait pour notre domination indéfinie, tous les êtres seraient préordonnés à notre "usus" illimité comme pouvoir d'user et d'abuser, et seraient les moyens de IWtre domination sur la nature). Nulle dialectiQU!e de la nature ne s'achève et ne s'idéalise comme téléologie historique. Spinoza n'est ni Condon:et. ni Engels.

Théorie dc,·l'histoire

temerit notre relatiol'l de dépendance ~t sommes. cause d•idées adéquates. On·ne sort pas stricto sensu de fimaginati.on. on rectifie les imaginations en limitant la limitation qu'elles constiruent, en inversant ten~ ment la proportion entre idées confuses et mutilées et idées adéquates. en transfonnant le rapport immédiat. subi. causé, aux corps extérieurs, à notre corps. à notre esprit. en formant une idée adéquate de notre esprit. de notre corps. des corps de la nablre, en dé.couvrant leurs relations de convenance et en pensant leur singularité. Tout se joue dans la transition conune graduation en acte, comme élargissement des idées adéquates. Mais si l'on développe ces idées on ne supprime pas l'imagination en tant que rapport passif par lequel nous somme donnés à nous-mêmes, et donl!lés au monde dans l'altérité. Ce monde,.on peut seulement l'aménager, y construire une sphère d'idées adéquates. Si le progres signifiait abandon complet d'un âge de l'imagination, il serait un mythe. La raison est liée dialectiquement à une imagination qu'elle doit critiquer, limiter, transformer en zone expansive de connaissance, mais non éliminer. Une idée rationnelle de ·la raison fait du progres théorique ·une tension dialectique ~nnanente assignant à l'imagination la condition de donné; elle pennet ,me appropriation de cette nature d'abord subie en nous comme une rela26 :;ion à notre corps en tant qu'il est causé et affecté par les autres corps • Le progrès de l'imagination à la raison doit être pensé sans illusion ;,rogressiste. Il ne .signifie donc pas. disparition du premier teJine .pour 1 autant que œluicci désigne une condition originaire de conunencement qui peut être modifiée, non supprimée; Un rationalisme raisonnable connaît ses conditions de possibilité, d'exercice. et ses limites. Voilà pour~ quoi on ne doit pas imaginer l'entrée définitive et totale dans un âge de :raison auquel nous accéderions spontanément. Chaque esprit doit toujours développer ses idées vraies, accroître leur capital sur la base de cette condition originaire qui est liée à la nature de esprit comme idée d'un co1ps ~xistant en acte. La raison doit se souvenir de la difficulté et de la modestie de ses débuts - une simple idée. vraie -; elle doit lutter en permanence pour se reproduire : les chaînes causales dont elle fonne le modèle se forgent dans la conjoncture .mouvante des fluctuations de l'imagination réfléchissant les affections du corps 27 • Le procès de formation des idées vraies est menacé d'interruption, de desnuction; car notre corps en dépit de sa puissance peut toujours rencontrer un cmps adverse plus fort; et notre esprit malgré sa supériorité peut être contraint à interrompre son effon de conception provisoirement ou définitivement. Le progrès n'est pas garanti. sinon par illusion rétrospective lorsque nous appuyant sur les chaînes causales reconstruites nous les projetons conune devant se prolonger indéfiniment. en oubliant que l'esprit est idée du corps et qu'"il n'est donné dans la Nature aucune chose singulière qu'il n'en soit donnée une autre plus puissante et plus forte. Mais si une chose quelconque est donnée une autre Elus puissante. par laquelle la première peut être détruite est doruree" . n importe donc de démystifier la raison dans son 94

Théorie de l'histoire

exeteice. et de ne pas oublier que la ttansition est tâche à reproduire en chaque occurrence. à chaque instant de notre existence. Il y a davantage. Pour des raisons naturelles - liées à ra fois à des conditions internes et exteJJles difïiciles à preciser - l'égalité ontologique des esprits comme modes finis de la même subs1ance. et conune citoyens dè la même nature supérieure 29 • se réciproque avec une inégalité dans la capacité de concevoir et de progresser. La nature humaine ne doit pas être confondue avec l'idée générale d'Honune: elle existe concretement dans la multiplicité d'individus. de coips et d'esprit individuels qui acblalisent des degrés inégaux de puissance physique et mtellectuelle. Le progres est donc affecté d•une loi d'inégal développement. n est precaire, fragile. reproductible dans une tension qui réduit ce qu'il y a d'erreur dans les idées illadéquates sans pouvoir supprimer la dépendance de l'altérité. Ce progrès n·est pas le fait de tous. L'espèce humaine. est affectée d'une division, certes ttansfonnable, mais réelle, entre· la multitude· et la petite élite des hommes libres:..Sages. Ni ùniversel, ni irréversible. davan121ge caracté-' risé par une transition-tension dans la. ua,duation des pouvoirs de l' "intellectus" que par une transition-arrachement définitif à la dépendance de l'imagination. le progres se revèle comme non universel de fait. n se produit sans intention, ni garantie. Il apparaît alors comme une possibilité liée à la. conjoncture et à la dépendance de la conjoncture. La fonwie est le visage de l'histoire comme. possible. 8. On pourrait faire la même analyse pour le versant physique-affectif du progrès éthique. Ce qui a été dit de l'imagination vaut pom la servitude passionnelle. La transition éthique comme vie de la raison est bien une possibilité ·ontologique et une· réalité. Mais il est significatif que ·Spinoza consacre le meilleur de son effon non pas à exalter la transition éthique. à la félichiser. mais à analyser les mécanismes de sa réalisa.lion, les fonnes de sa consolidation, les limites qui l'affectent. "Il est impossible que l'homme ne soit pas une partie de la nature et ne puisse éprouver d'autres changements que ceux qui se peuvent connaître par sa seule nature et dont il est cause adéquate". "Il suit de là que l'honune est nécessairement toujours somnis aux passions ("passîonnibus esse semper obnoxium"), suit l'ordre commun de la Narure, et lui obéit; et s•y accommode autant que la nature des choses l'exige" 30 • Tout le problème est de déterminer le mécanisme par lequel dans la servitude passionnelle la libené, comme cause interne, se forme. La domination sur les passions, la stratégie d'utilisation des passions joyeuses pour les tmnsformer en vraies actions implique· une tres délicate opération de filtrage et de déconsnuction de rapport des causes extérieures. Le processus éthique est conttôle des affects par leur connaissance adéquate et par réplication de la connaissance en capacité d'agir. Il peut s'aider de la représenta.lion d'un prog~ (comme accwnulation des relations de convenance). mais il doit se

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Théorie de l 'histoue

réeffectuer au coup par coup, Il n'est que tendanciellement cumulatif; il est privé de la garantie absolue de sa poursuite, puisque cette· accmnulation est liée à wie effectuation nécessaire mais nécessairement conjoncturale (l'ordre commun de la nature). Le progrès éthique n'est IÛ régulier. ni assuré : il est heurté, stochastique, menacé d'inœnuption. de régression. Notre "conatus" lorsqu'il devient davantage cause adéquate, demeure dans un équilibre inslable, exposé aux défis et démentis de la conjoncture, c'est-à-dire de son appartenance au monde des corps extérieurs. Passions tristes et passions joyeuses, "Passio 0 et "Actio", sont en concurrence permanente, et se renversent les unes dans les autres : le procès éthique est tendanciellement orienté, mais il n'existe que dans la dialectique de tiansitions contraires, de transitions qui menacent d'inverser la grande transie. lion passivité-activité. Il y a wie menace permanente d'effacement de la grande transition dans les fluctuations. En ce sens la "fluctuation de l'esprit"· n'est pas une passion panni les autres, elle est la nuuque de la servitude passionnelle 3 • La transition est possible, possible inscrit dans Wl ordre éternel. mais elle se réalise· dans le risque éternel de la fluctuation. Elle est fluctuation de la transition. Cela explique pourquoi la loi de l'inégal développement des esprits est immédiatement loi de l'inégal développement des "conatus". Cet inégal développement fait du progrès· éthique une tendance objectivé mais suspertdue à des formes aléatoires, décalées, non universelles, de realisation. Parce qu'il y a concmrence dans la transition éthique entre actif et pass3f, la vie de la raison comme recherche de relations d'appanenance dans l'utile propre et construction de réseaux de communication est con"currencée dynamiquement par la socialisation passionnelle laquelle est intrinsèquement insociable. La transition éthique-progrès se réalise comme compétition. conflit incessant entre ce que les hommes découvrent de leur être commun et ce qu'ils perçoivent comme les faisant différer. De l'intérieur. la transition éthique est menacée par son autre; et le progrès éthique est de manière inunanente menacé d'être réabsorbé dans ce qui est la forme concrète de la vie passio1U1elle, la politique si celle-ci ne se règle pas sur son modèle immanent. "Les hommes peuvent différer en nature en tant qu'ils sont domjnés par des homme nés par uns aux

affects qui sont des passions, et dans la même mesure le même est changeant et inconstant". "En tant que les hommes sont domides affects qui sont des passions, ils peuvent ê tre contr a ires res autres" 32 •

Oui , décidément, l'espèce est de mamèrepermanente contraire à elle'même, elle est menacée de brisure entre masse et élite de la sagesse. L'inégalité intellectuelle est simultanément inégalité éthique au sein de la même condition d'égalité modale (le "nos" humain avec sa supériorité relative). De par sa dynamique même le procès d'éthicisation révèle non pas tant son étrangeté au procès de socialisation et de politisation que sa éthique rappelle complémentarité dialectique. L'inégal développement

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Théorie de l'histoire

l'appartenance de ce progrès à la dynamique multitude, à la vie politique commune.

de la vie passiollllelle

de la

9. Point 3.11 _n'est donc pas question de rêver à un inévilable progres théorique ou scientifique qui se renverserait en inévitable progrès éthique. a fortiori juridico-politique. Le processus d'éthicisation est inévitablement inséré dans la politique. il est en décalage permanent avec la vie ?Olitique qui est fondamentalement passionnelle, même si. les passions soru; amé:n.agées dans des formes de socialisation· conflictuelle, Il est menacé par les oscillations, les transitions négatives ou inverses qui caractérisent les passions du corps politique (désobéissance des citoyens, arbitraire de l'appareil d'Etat avec son autonomisation. incapacité à reproduire la paix et la sécurité minimales). L'ordre commun de la nature pour le "nos" humain s'identifie à la politique, considéré dans sa relation différentielle avec l'éthique. La vie de la raison n'est pas un Etat dans l'Etat, tout comme la vie passionnelle politique n'est pas non plus un Etat dans l'Etat même si en elle, contre elle, agit la raison en: tant que découverte et pratique de relations communautaires. Cela signifie que le procès-progrès éthique, ce possible objectif, conjonctural, aléatoire, tendanciellement cmnulatif, continue à agir 81.1·sein de la vie politique. La situation n'est pas désespérée, car l'ordre politique demeure parcouru par la tendance à la démocratisation, même s'il est massivement dominé par la recherche objective des mécanismes produisant la stabilisation des fluctuations propres aux passions du corps politique. Si un progrès historique de la barbarie à la civilisation ne peut revêtir l'aspect d'une loi nécessaire, si la séquence monarchie-aristocmtie-démocratie n'est qu'un modèle hypothétique contrefactueI. il. reste bienplace pour un quasi progrès politique. Les rapports du procès d'éthiciBation et ·du procès politique sont donc en définitive l'objet essentiel de·la philosophie. En effet. ils sont de fait un objet privilégié de la nScientia intuitiva". Si celle-ci consiste à déduire les essences singulières des attributs, si elle est accumulation de la connaissance de choses singulières, il faut bien voir que pour le "nosn humain les choses singulières les plus importanlleS sont les autres hommes saislS dans leur tension éthique. Il faut ici mettre en rapport la IVe et la Ve parties de l'Éthiq~. "Plus nous connaissons Dieu" (V. 24).

les choses singulières,

plus nous connaissons

"Il n'est donné dans la nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l'homme vivant sous la conduite de la raison" (IV . 35, Cor. 1).

Mais comme ces "res singulares" sont rares. et qu'elles vivt'..nt avec cet autre "res s;ngulares" qu'est sont la masse des hommes qui ne peuvent se passer de la société (IV. 35. se). il suit que le vrai problème éthique est éthico-politique, puisqu'il n'est pas donné de processus d'éthicisation achevé pour la totalité du genre hmnain. mais que la vie éthique 97

Th6ori.e de ! 'histoire

se construit au sein ® la singularité de la vie politique. en débat interminable avec elle. Tout le' problème est de ~voir ce que peut le procès politique et comment il s'articule au procès éthique. Le politique est~il susceptible d'un progrès interne qui ne le rende pas incompatible avec Je procès éthique '/ ·Si le politique produit de lui-même sans les avoir voulu nI visé des effets éthiques que la raison valide, si la raison n'a pas à se penser conune rm de la politique, de son point de vue à elle est décisive la compréhension de la politique, dans le sens de sa compatibilité, de son u~ge pour le procès éthique. Le Traité politique, oeuvre de la science intuitive, ne se Iésout pas dans une séparation radicale entre éthique et politique. Il ne faut pas confondre éthique et moralisme. Mais la raison, la vfo éthique, se doit de comprendre la politique en son autonomie pour détenniner ce qui dans cette autonomie ciée des conditions d'une poursuite de .la vie éthique. Elle se doit de ronner les modèles qui permettent d~ consolider la paix et sécurité. Le progrès démocratique, la démocrati• sation comme problème permanent et toujours ouvert, sont compris par la raison à la fois comme tendance interne. de la.mécanique politique pass5.onnelle et comme élément qui en elle rend possible le procès d'étlùcisation. Si la politique ignore l'éthique, celle-ci ignore pas celle-là, et comprend la tension interne qui anime la politique pour objectivement la faire progre~r - sans qu'elle le veuille - dans le sens du progrès éthique. Le Traité politique se veut assimilable par les politiciens réalistes lesquels peuvent produire leur "ouvrage" - paix et sécurité - sans se soucier de la vie éthique ni de son progrès. Mais le philosophe sait que l'intelligence autonome de la vie politique fait apparaître en quoi celle-ci produit de. fait des conditiom pour le progrès éthique (coopération, paix, sécurité, liberté de penser, expansion des Iéseaux de communication). Le progrès politique est tendance interne à l'ordre politique, et cette tendance est prise en charge par le procès éthique comme une condition de sa réalisation. Il n'est pas indifférent que la "Civitas" s"ouvre à la plus grande masse possible, unifie administtation et consensus. sécurité et obéissance. Il n'est pas indifférent que la "Civitas'' se développe en lime republique ou qu'elle se corrompe. Il n'est pas indifférent de déterminer ,, 'abord, de promouvoir ensuite, les mécanismes qui permettent à tout régime de favoriser dans l'élément du consensus les conditions de la vie bonne pour l 'honune. La science intuitive pense la radicale autonomie de la politique pour y déceler les formes d'un progrès immanent dans les stratégies d'échange, de communication. Le progrès éthique, cette tendance immanente à la formation de soi, prend en charge la tendance à la démocratie immanente à la stabilisation de l'ordre politique pour déterminer cet ordre et le construire comme progrès politique. Si le progrès politique s'identifie de manière réaliste à la tendance à la démocratisation (passionnelle elle aussi), si sa configuration est fragile et tend à disparaître dans les cycles des passions du corps politique, il n •est pas rien. Il est

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Théorie de l'histoire

lui aussi une tendance causales.

à consolider

sur la base même

~

ses piémisses

Spinoza ainsi reste fidèle à ce qu'il affirmait depuis le Traité de la réforme de l'entendement. Mais ce qui était alors l'objectif du philosophe se révèle désonnais tendance effective du "Nos" humain en débat avec la tendance contraire. "Telle est la fin vers laquelle je tends, acquérir une telle nature supérieure et travailler à ce que beaucoup d'autres l'acquièrent avec moi. En effet cela· aussi appartient à mon bonheur : de m ;appliquer à ce que beaucoup d'autres a>mprennent ce que je comprends afin que leur entendeparfaitement avec mon entendement et ment et leurs désirs s'accordent mes désirs. Afin que cela se fasse, il est nécessaire d'avoir de la Nature une connaissance suffisante pour l'acquisition de cette nature humaine supérieure; puis il est nécessaire de fonner une société telle qu'elle doit être: afin que le plus grand nombre d'hommes arrivent aussi facilement et sfirement qu'il se peut à ce but" 33 .

Tel est le programme

éternel de la philosophie.

N OTES 1. On peut songer au célèbre PUF, Paris, 1932.

livre de L. BRUNSCHEVICG,

Spinoza et ses

contemporains.

2. Le tournant décisif a été constitué par le livre devenu classique de A. MATIIERON, Individu et communauté selon Spinoza. Ed. Minuit, Paris, 1968. Depuis ont paru, dans la même orientation, les ouvrages de A. NEGRI, L'anomalia selvaggia.Feltrinelli, Paris, 1981 et B. BALIBAR, Spinoza et la politique. Paris, PUF, 1985.

3. Au sein d'une vaste littérature, on peut citer E. CASSIRER, La philosophie de.s Lumières.Fayard., Paris, 1966. F. MANUEL, Tire Eighleenth Century Confronls tire Gods, Cambridge Mass, 1959 ; C.-0. GllLLISPIE, Genesis and Geology. Cambridge Mass, 1951 ; F.-C. HABER, The Age of the_ World. From Moses to Darwin. Baltimore, 1966; R.-V. SIMPSON, Progress in tire Age of tire Reason. London, 1956. Et plus rtcemment P. ROSSI, /mmagini della scienza. Roma, Ed. Riuniti, 1977 et du même/ Segni del Tempo. Storîa della terra e sJoria delk nazioni da Hooke a Vico. Feltrinelli, Paris , 1979. 4. T. HOBBES, Leviathan. Chapitre XIII. (Traci. de F. Tricaud). Sirey, Paris, 1971 p. 125. 5. SPINOZA, Traité théologico-politique. Sur les Hébreux qui, ennemis des sciences et de la philosophie, n'ont pas excellé sur les autres nations par la science et la piété. Voir le chapitre m (Van Vlotcn Il , p. 122) . Sur leur organisation politique: elle a pennis d'assurer sécurité et paix, mais dans des conditions des fotees productives des "conatus"~ elle ne saurait être de faible développement imitée, car elle ne convient pas à une nation civilisée qui encourage les sciences, le commerce, l'économie; voir chapitre XVIIl (Van-Vk>ten Il, p. 288 "Deir,de

talis imperii forma iis for.san tanquam Ulilis esse po.sset qui sibi solis absque externe commercio vivere, seseqùe intra suos limites claudere, et a reliquo orbe

J_

~

UNIVERSITARIA URBINO



Th6o.rie de l'histoire

Théorie de l'histoire

segregarl velint: ut minü:,,e ils, quibus ~sse est curn aliis commerciurn habere; quapr-opter talis imperiifomia paucissimi tantum ex-usu esse potest"). 6. Sur la dimension "progressiste" du T.T.P., voir les travaux décisifs de Lco STRAUSS, en particulier Spinoza's critique of religion. Schocken Books, New York. 1965 (la premi~ éditio~ allemande date de 1930). Jo me permets de 1aivoycr l A. rosEL, Spinoza ou le crépuscule .de la servitude. Aubier, Paris, 1984. Voir aussi, bien entendu, le livœ de MA THER.ON cité qui est le premier à avoir pensé ensemble théorie de l'lûstoire et théorie de la politique chez Spinoza. 7. SPINOZA, Traité de la Réforme de l' Entendement. (Edition Koyr6) , Vrin, Paris, 1951, p. 17 et p. 21 ("peq,auca fuerunt"). 8. SPINOZA, Idem. p. 37 .. 9. SPINOZA, Ethique Il, 40, scolie 1. Lc:s notions ex>mmunes sont fonnées par rupture avec le procès par lequel se forment les transcendantaux et les notions générales. Voir les remm-ques pertinentes de P. ROSSI, I segni del Tempo, cité

p. 240-246. 10. SPINOZA, Ethique Il, 49, .sç0lie. 11. SPINOZA, Ethique Il, 16 et carol. 2. Voir aussi Il, 29, cor. ''L'&mo humaine toutes les fois qu'elle pecçoit les choses selon l'ordre commwi de la nature n'a ni d'elle-même, ni de son propre coi:ps, ni des ex>JPSextérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée' ;_ Thème décisif que celui de la constance de l'inconstance propre à l'imagination qui constitue comme une impossibilit6 à sortir de l'imm6diatct6 et d'inaugurer le savoir comme histoire. N'est-ce pas ll la manià"e dont à la f'm même de l'Ethique Spinoza (B. V. 42, s.) d6finit l'ignorant par opposition au Sage ? "L'ignorant outre qu'il de beaucoup de maniàes agit6 (agùatur) par les causes ext6rieure11 et ne possède jamais le vrai contentement int6rieur, vit dans une quasi inconscience de lui-même de Dieu, des choses, et sitôt qu'il cesse de pâtû:, il cesse son hilitoire. aussitôt d'être". La raison est inttinsàtuement

est

12. SPINOZA, Ethique II. 38 et 39.

13. SPINOZA, Ethique V, 24. 14. SPINOZA, Ethique m. Il s'agit de l'introduction

de :µI. "Certes, n'ont · manqu6 les honunes 6minents (au labem et à l'industrie desquels nous devons beaucoup) pour 6crire sur la conduite droite de la vie beaucoup de belles choses; et donner aux mortels des conseils pleins de prudence; mais quant à d6tc:nniner la nature et les forces des affects, et ce que peut l'âme de son c&6 pour les gouverner, nul qu .e je sache .-e l'a fait". "Nemo quod sciam dete',m;navit". La même conscience de singularit6 6pocale transparaît dans la Pr6face de . la Ve partie. Nul n'a pu avant Spinoza tnaitcr de "la puissance de la raison", montrer "ce que peut la "Ratio" sur les affects, et ensuite ce qu'est la libcrt6 de l'âme ou b6atitude; "par ob nous vc:::nons combien le sage a plus de puissance que l'ignorant". 15. Nous nous permettons de renvoyer l A. IDSEL, "Quelques remarques pour une interprétation de l' Ethique" in Procedings of the First Italian International Congress on Spinoza. (F.d. Emilia Giancotti), Bibliopolis, Napolil 985, p. 143-171, ici notre chapitre I. Dans une perspective voisine, voir Paolo CRISTOFOLINl, "Esse sui juris e scienza politica" in Studia Spinozana, Spinoza' s Philosoplry of Society, Volume I, 1985. Walther Verlag-Hannover et Emilia GIANCOTI1, "Nccessity and Frcedom in the Philosophy of Spinoza" in Spe-

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culum Spinozanum

1677-1977

(Roudedgc

and Kegan . Paul,

London.

1977). 16. Dès la lie partie, la détecrnination éthique du "On" ontolog ique de la substanee en"nos" humain se précise, avec la détemùnation de la transition. Lo ex>urt texte qui ouvre ce livre pr6cise que au sein de "l'explication des . choses qui ont de suivre n6cessairement de l'essence de Dieu, et qt.i sont une infinité, il ne sera expliqué seulement que ce qui peut nous conduire comme par la ·main à la connaissance de l'âme humaine et de sa b6atitude sup6riem"C" . ''Transeo ad ••. ea quae nos ad Mi!ntis humanae, ejusque summae bealitudinis cogr..itior,em quasi manu d11eere possunt". A rapprocher du célèbre texte de la Pr6face de la IVe partie : bien que les tc:rmes de bon et de mauvais n'expliquent rien de positif dans les choses considér6es en elles-m8mes, chacune 6tant en ello-mêmc parfaite, "cependant il nous faut ex>nserver ces vocables. Dfsirant en effet fonncr une idée de l'homme qui soit comme un modèle de la nature humaine placé devant nos yeux il nous sera utile de consenrer ces vocables dans le sens que j'ai dit". On doit cette intmpr6t.ation à Paolo CRISTOFOLIN!, article cité, n,pris dans son beau livre, La scienza intuitiva di Spinoza, Moraho, Pllris, 1987 (voir en particulier l'importante quatrième et dernière partie de cet ouvrage) .

17. SPINOZA, Ethique, 4, 35, Corol. 1, Cori. 2 et Scolie. "Dans la mesure crules hommes vivent sous la direction de la raison. ils s•accorclent toujours nécessairement par nature". "Il n .'est donné dans la nature aucune chose singulière qui soit plus utile àl'homme qu'lDl homme vivant sous la conduite de la raison". L'honune est un dieu powr l'homme". Voir aussi E. 4. Appendice Cap. 25 et 26 . 18. SPINOZA, Ethique m, 4 Corol. La servitude radicalise v de preciser encore : "Spinoza .a supprimé le dualisme de Dieu et de la Nature, car il consinaturels oornme étant des actes de Dieu . Ce lkrnicr reste citez lui une sorte d'8tre distinct de la nature et sur laquelle celle..çi s'appuie. La plûlosophie doit après s '8tre érnancip«: des traditions théologiques, supprimer co défaut considérable". dère les ph~omènes

Ce sont précisément Marx et Engels qui débamwèrent le spinozisme de son appendice théologique en "mettant à jour son véritable côté maœrialiste; le spinozisme de Marx et d'Engels, c'était précisément le matérialisme le plus modeme" 6 • Le texte confirme à dix ans de distance une déclaration très significative du même Plékhanov dans un article consacré à "Bernstein et le matérialisme", combattant le retour à Kant opéré par celui qui préconisait le révisionnisme et mettait en crise - la première - le marxisme de la Seconde Internationale. Spinoza éontre Kant donc. "Je suis pleinement convaincu que Marx et Engels api:œ le IDumant matérialiste de lem évolution n'abandonnèrent jamais le.point de vue de

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Du mat6rialisme.

Du matétialisme.

De Spinoz a

Spinoza. Cette conviction même se fonde entre autre sur un témoignage personnel d'Fngels. J'èus la satisfaction de passer une semaine entière en longues conversations avec lui sur divers thèmes pratiques et théoriques. Une fois notre discours prit pour objet la philosoptùe. ''Pour vous, lui demandais-je, le vieux Spinoza avait-il raison de dire que la pensée et l 'étendue ne sont que deux attributs d'une seule et même substance ?". Naturellement, répondit Engels, le vieux Spinoza avait absolument rai, son" 7 .

Ainsi les matérialistes prennent-ils à coeur de rétablir la continuité de la tm.dition brisée qui les relie. Tout se passe, historiquement. comme si par del.à· les refoulements, se constituait une espèce de tradition de l'antitradition. fragmentée, hétérogène, mais néanmoins une et unifiée par une même intention cout à la fois critique et ontologique. Tmdition paradoxale puisque à chaque fois elle doit être difficilement reproduite et reconstituée ex .novo en fonction de nouvelles objectivités théoriques et de nouvelles 8 problématiques pratiques, renouvelant ainsi son sens et sa fonction • 4. Où situer alors Spinoza ? Comment évaluer les éBéments de matérialisme qui le conduisent à s'autoriser de Démocrite, Epicure, Lucrèce? Comment apprécier les éléments dont se reclainent Marx et les marxistes ? Entre le matérialisme antiqµe et le moderne, comment situer le matérialisme de Spinoza? Selon quelle logique ? Selon quelle continuité et avec quelles discontinuités '1 Pour répondre à ces questions nous pensons utile de procéder à une sotte d'analyse des philosophèmes permanents que l'on retrouve au sein des plûlosophies matérialistes, par delà leurs difiërence.s. Car ces philosophèmes existent, et ce sont ceux-là même qui constituent les signes de reconnaissance de cette tmdition brisée et paradoxale de l' w.lti-tmdition. Mais avant de les énoncer, une remaique prealable s'impose. Nous n'entendons pas faire le portrait-robot d'une plésupposée conception matérialiste du monde fixe, univoque, toute armée, qu'il faudrait opposer bloc à bloc à une autre conception du monde idéaliste, tout aussi fixe et univoque, comme s'il s'agissait du choc de deux mondes d ' idées déjà prédéterminées . Les matérialistes - ceux des Lumières comme les diVCIS marxismes - n'ont pas toujows su résister à cette dogmatisation qui est comme le mauvais génie immanent à une certaine fétichisation du maté· rialisme. Mais lorsque cette fëtichisation s'est accomplie , le matérialisme a perdu à la fois sa fon:e critique et sa puissance ontologique. En effet, le matérialisme ne se caractérise pas tant conune une position de principe opposée à une autre que comme une autre pratique de ce que l'on peut nommer la fonction principe. Il est recours à un principe qui n'est pas un prillcipe au sens où peut l'être son antagoniste, comme l'est par exemple pour l'idéalisme la subjectivité constituante (qu'elle soit finie ou inf'uûe. critique ou absolue) . Si l'idéalisme revendique toujolD'S pour lui-même ur:e supériorité , une appartenance à une instance déterminante au sein

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d'une

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hiérarchie, le matérialisme subvertit cette fonction-principe. Il statut principiel à quelque chose q_ui jusque là été déterminé comme inférieur, au sens de ce qui est simplement donné à i!'état de dispersion. Plus encore, il subvertit l'espace de configuration du "principe" (prin~ps. ce qui est premier et ce qui commande, qui a le pouvoir) en ce qu'il se résout à penser à partir d'une nature qui a toujouIS déjà commencé sans nous, avant nous, une nature que nous commençons quant à nous par recevoir et rencontrer conune extérieme (qu'il s'agisse de la grande nature ou de notre propre nature). Le matérialisme n'est pas une conception du monde pour laquelle vaudrait un principe de hautelll!' ou de profondeur, un fondement ou une transcendance absolue. Il presuppose tou(non exclusive d'une connaissance) de quelque jours la reconnaissance chose comme un dOllllé que nous n'avons pas produit, que n'a pas produit davantage une raison, un logos objectif, séparé ou éminent. Il presuppose un dollllé qui nous est jeté à la face, opposé à tout principe d'unification, moment d'une extériorité et d'une pluralité qui peut certes - et là est la différence radicale avec la religion - être connu, approprié, modifié, mais après avoir été reconnu dans son extériorité et multiplicité comme capacité de résistance· à toute synthèse, comme rébellion devant la violence de toute mise en identité ou confonnité forcée.

a

oonnele

Présenter le matérialisme èn termes de conception du monde mùtaire et achevée aboutit à "idéaliser" au sens fort son principe, à l'interpréter dans les rennes d'une fonction-principe défüùe à la mode idéaliste. comme puissance ordonnatrice, comme volonté de puissance dominatrice. Si tout matérialisme développe une théorie positive de la nature en sa richesse productrice, cette théorie n'est vitalle que si elle se lie à cette inteiprétation critique négative de la fonction-principe, c'est-à-dire si elle se souvient constamment de cette reconnaissance, si elle fait servir cette reconnaissance à une connaissance, ou plutôt en connaissance de cause. La démystification. la défétichisation de toute transcendance principielle est ici constitutive (qu'il s'agisse des idées-formes, de Dieu, de la libre subjectivité finie, ou de la liberté infini e du concept) . Le matérialisme est : il unit dans un donc une subversion paradoxale de la fonction-principe métaphysique critico-négative la reconnaissance de l'universelle dépendance des choses et des hommes et la connaissance positive des modalités de ces interdépendances. Mais cette paradoxale reconnaissance-connaissance ne détruit toute revendication illusoire de maîtris e absolue que pour libérer une foi pratique raisonnée, plus sincère que toute présomption idéaliste, en un idéal d'autonomie humaine. La prise en compte de ce qui est réputé bas, inférieur, matériel, ne nie que la forme paranoïaque de la volonté de domination, mais pour mieux servir une volonté de contrôle éclairée sur ses propres conditions d'exercice et ses limites. Tout matérialisme est irréductiblement polémique dans son combat pratique contre tous ceux qui se drapent des hautes valeurs devenues fétiches, dogmes, illusions, mensonges, contre tout ce qui entend occuper la place haute du

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princeps, principe-prince.

Il est critique de tout ce qui est principe, c'estexercé sur la nature. sur les .honunes. Car la mauvaise donùnation exercée sur. la nature est toujours liée à une domination sur les hommes. La subversion matérialiste de la fonction-principe aboutit à ne plus conserver l'espace de position hiérarchique, et donc à ne pas faire occuper. selon une simple permutation. par le bas, la base, l'inférieur. la place élevée, supérieure. Et cette subversion est liée à un intérêt pratique pour l'autonomie humaine, une autonomie laïque en toute connaissance de cause. Toutes les fois que !e matérialisme, comme conception du monde, restaure la fonction-principe. il passe un pacte avec le principe de domination qu'il démystifie, et il renonce à son combat pour l'autonomie, remplaçant un principe et Wl prince par un autre. Il parjure sa fonction critico--émancipatrice, et se laisse absorber, .identifier, mettre en confonnité par un principe de domination. à-dire · despotisme

POUR UNE TYPOLOGŒ

DES PHILOSOPHÈMBS

n'est telle que si elle assume

son lien

6. "De rien. rien ne peut naître". Ce philosophème énonce que toute réalité naît d'une autre realité qui est matière. Celle ci est connœcomme substance originaire, cause éloignée de tous les phénomènes, et principe de la connaissance elle-même. C'est là le principe d'existence et de conservation de la matière. Il n'est pas à inierpreter et développer comme intuition indéterminée de la totalité, mais comme invitation à analyser la série indéfüûe des phénomènes naturels. La position de l'Uni-totalité est investie dans ce qu'il faut nommer la résolution nominaliste d'analyser les phénomènes individuels, pris dans leur multiplicité. L'llll a'est pas transeendant, mais immanent au multiple; il coïncide avec son espace de productivité propre. Il importe avant tout de pouvoir déterminer les i-es, les choses dans leurs parties constitutives, sans céder au fétichisme ou à la mythologie de l'intuition de la totalité séparée. Celle-ci se résout en ses éléments, ses parties prenantes et leurs déterminations singulières ,

MATÉRIALISTES

S. Revenons donc à l'énoncé des phllosophèmes qui sont comme les éléments id.éal-iypiques de tout matérialisme. On les trouve présents dans le matérialisme antique, la seule phllosophie que Spinoza cite avec faveur, comme on les trouve, modifiés, dans le matérialisme marxiste moderne, comme aussi, sous ·une fonne spécifique, dans la philosophle de Spinoza. On en distinguera six. a)De rien, rien ne peut naître. b)Tout arrive selon une raison-cause que la raison-faculté peut rendre intelligible. c)Le réel a W1e obj e ctivité qui peut être saisie par la science. La philosophie est ainsi science qui sait aller aux structures essentielles par delà et par le moyen des apparences. d)La philosophie-science concerne aussi celui qui est son sujet; elle possède llll intérêt fondamental pour l'homme sujet du savoir en ce qu ' elle le libère de la peur et lui pennet de vivre et de vivre bien. e)La phllosophie-science se détermine comme science de l'homme; et cette science repose sur la thèse fondamentale que l'homme est nature au sein de la nature, non pas empire dans un empire. Anti-anthropomorphisme radical t)La science de l'homme est éthique scientifique, c'est-à-dire réorganisation et réorientation de la vie humaine· dans le sens de la vie bonne possible dans l'inunanence. La vie comme la. vie bonne ont pour ax.e la prise en considération décisive du corps. La connaissance importe pour la

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'vie bonne, mais la connaissance décisif à une physique du COips.

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7. ''Tout arrive selon une. raison-cause que la raison-faculté peut renOn a là rénoncé brut du principe d'intelligibili~. Il peut recevoir une variante détenniniste. et se formuler comme principe de .la nécessité ("tout arrive selon la nécessité"). En ce cas, l'élimination du hasard est l'élimination d'une puissance transcendante parée des attributs d'une divinité obscure. Mais il peut aussi recevoir une formulation COilltingentiste et signifier que nulle raison .divine ne prédétermine le cours des choses. nulle loi au sens d'un principe absolu de prédétermination. L'essentiel daiis les deux variantes est de pouvoir énoncer un principe d'intelligibilité qui élimine critiquement toute téléologie absolue, toute ïmalité objective du monde. Est exclue la possibilité que les choses soient créées, et créées eu éganl à une fin humaine. qu'elles répondent à une intention objective dans l'être ou de l'être. Il suit de ce principe d'intelligibilité qu'est dénoncé comme my stification la critique de la croyance en la liberté humaine comme commencement, posé par une conscience principe de tout choix. On a là la croyance fondamentale qui abuse les hommes et les empêche de vivre bien. Il faut donc toujours commencer par prendre la mesure de la non-liberté, de l'illiberté initiale à l'intérieur de chaque séquence de l'être, du système des contraintes matérielles qui font être (essentiellement) et e:1.:ister les choses particulières. dre intelligible".

8. ''Le réel a une objectivité qui peut être saisie par la science". La philosophie porte l'intérêt et l'intention de cette science. Qui dia science dit alors nécessairement distinction entre apparences et essence. Mais il

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comme intérêt pour la libération, elle se veut science de ce sujet, Cosmologie, physique, logique sont désormais indispensables 'pom constituer une anthropologie. L'orientation de la science matérialiste est fondamentalement pratique, et concerne l'agir de l'homme et les formes de vie dont l'homme est susceptible. Et cette science de rhomme ne s'excepte pas du principe d'intelligibilité qui régit toute scien.ce. D'où la thèse fondamentale : que l'honune lui-même est nature, système matériel de relations au sein de systèmes de. relations. L'anti-anthropomorphisme et I'anti-anthropocentrisme sont le détour obligé de ce second moment de la science matérialiste. Du monde extérieur à l'homme et le comprenant vers l'homme comme partie de ce monde et de l'homme parvenant dans ce monde à la connaissance de ce monde, à la sienne propre, vers l'aménagement de relations de convenance, d'appropriation. Extériorisation et obfont jectivation d'une part, de l'autre appropriation et subjectivisation, rythme et cen;le pour se relancer incessamment.

importe de saisir que les apparences· sont au moins partiellement bien fondées en ce que la connaissance ne peut faire r économie du moment sensible, du rapport au corps et à l'extériorité. La sensibilité corporelle loin d'être ce qui nous sépare du réel matériel - est ce qui nous y relie. Simplement cette sensibilité a besoin d'être interprétée, corrigée, et élaborée, non pas dévaluée. L'essence, ou les sbUCtures essentielles. doivent à leur tour rendre compte de leur appamître à la sensibilité. De toute façon. elles ne constituent pas W1 arrière-monde caché, 1Dl dieu inconnu. Dès lors, le monde matériel en ses structures n'a pas tant à être légitimé, justifié, fondé à partir de l'hypothèse de sa possibilité ou impossibilité radicales qu 'expliqué dans sa puissance productive, approprié et aménagé selon les rapports de convenance qui nous lient à lui, en lui. On touche ici au statut paradoxal du matérialisme comme doctrine à la fois affinnative et démystificatrice. Avec sa méfiance viscérale à l'égard de tout ce qui se présente comme essence supérieure. principe éminent, loi despotique et séparee, la "science" matérialiste est intrinséquement destructrice de toute science "pure" qui se lierait à un ordre de valeurs en soi, éternelles et transcendantes. La science matérialiste révèle le lien de ces valeurs à des intérêts passionnels et particuliers, à la crainte, à des stra1égies d'appropriation privative. La méfiance à l'égard de l'Idée comme telle constitue cette science avec son idée polémique de l'idée. Voilà pourquoi l'idée de l'idée (ou science) matérialiste est refus du moment constitutif de l'illusion idéaliste de l'esprit sur lui-même, sur sa nature, sur sa puissance supposée, sur sa destination. De ce poim de vue, tout matérialisme gante quelque chose d'un peu primaire, rustique même, dans sa tendance à ne pas s'en laisser compter par et sur les valeurs supérieures de l'espriL Et cette particularité fait apparaître le matérialisme conune voué à un style d'affmnation précritique, à une pensée unidirectionnelle, dogmatique, qui ne se laisse pas raconter d'histoires.

11. "La science matérialiste de l'homme est éthique et cette éthique repose sur l'expérience fondamentale de la corporéité". On touche là assurément à un point décisif. La réorganisation et reorientation de la vie humaine passe par le rétablissement d'un rapport initialement positif mais immédiatement altéré au corps. Tout matérialisme s'enracine humblement, loin de la paranoïa idéaliste de la dénégation ou de la. domination du corps, dans l'expérience du corps qui sent, qui souffre et jouit, qui fait corps avec d'autres corps dans les_ relations de socialisation toutes marquées de la même polarité (heureuse ou malheureuse). Voilà pourquoi le matérialisme ne peut jamais autonomiser une théorie de la connaissance, ou s'autonomiser comme gnoséologie. Pour lui le procès de la connaissance est immédiatisé dans la vie des affects, dans le procès de la corporisation si l'on passe ce baroarisme. Le procès de. connaissance, de formation des idées (vraies ou fausses) est toujours lié au procès d ' effectuation des puissances du coq>s et de son affectivité propre (plaisir/douleur. joie/tristesse) qui est aussi procès de communication inten:oq>orelle des affects.

9. "La philosophie-science du réel matériel concerne l'être matériel qui en est l'auteur". S'opère une réflexivité spécifique du savoir matérialiste qui thématise l'intérêt de son propre agent; et cet intérêt est intérêt pour l'émancipation de la crainte, de l'hétéronomie. Qu'il s'agisse de la peur des fictions créés par l'esprit déniant sa détermination matérielle (les dieux, les spectres, et précisément les "esprits"), ou de la peur des puissan~s hmnaines hypostasiées, la science matérialiste se comprend comme fonction de la vie de son sujet et se veut libération d'une vie bonne. Et cette vie bonne passe par la critique des illusions que la vie commence par produire dans et par la méconnaissance de la matérialité, la méconnaissance du lien matériel qui unit l'esprit au coq>s.

Pour le matérialisme qui n'oublie pas son lien à l'intérêt pratique de l'émancipation, ni les coq>s des sujets du savoir ni les coq>s extérieurs ne peuvent être déterminés comme matériau de manipulation, mis à la disposition du sujet lui même, pas plus qu'ils ne peuvent être constitués par le sujet. Le COIJ>S, les corps ne sont jamais des constituta : ils s'affirment en résistant et en se rebellant; ils se vengent de toute entreprise de détermination constitutive par la subjectivité. Ils sont récalcitrants à toute opération d'idéalisation qui les soumet à un principe ou pouvoir séparé.

10. "La philosoplûe-science se détennine comme science de l'homm e". Elle ne se borne pas à thématiser son lien au sujet du savoir

On retrouve la dissymétrie ûréductible qui est subversion de la fonction-principe. On ne peut jamais maiùiser un moment de plaisir ou douni le sublimer ou spiritualiser complèteleur avec sa non-imentionnalité.

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ment. Mais cette dissymétrie ne signifie pas résignation face à l'incompréhensible, ni acceptation de l'intolérable. L'intérêt pour la vie bonne ne peut avoir pour base que l'intérêt pour la simple vie, le souci de cette vie qu'il faut protéger de la peur, de la souffrance, de la frustration, de la faim, ·de l'humiliation. Le ·concept de· matière est intrinséquenunent le corrélat objectif d'une prise en compte de l'affectivité primaire avec sa scansion plaisir-douleur. Mais cela ne signifie pas que le matérialisme soit hédonisme radical, mais simplement qu'il est toujours un peu libenin. Un peu, car la rechen;he de la joie durable et féconde est difficile, corn.,. plexe; et ici réintervient la science avec sà capacité à opérer la distinction critique, anti-dogmatique, entre apparence et structure essentielle.

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dont chacun exprime· une essence éternelle est infinie, existe nécessairement" (E.I, p. 11). Elle s'égale à la nature : ce n'est pas t.àntla nature qui est divine que Dieu qui est la natµre. Et surtout, du même coup, la matière ou étendue se voit exhaussée au rang d'attribut substantiel, c'est-à-dire de "constituant de l'essence de la substance" (E. I, Def 4). Loin d'être comme elle !'était pour la tradition aristotélico-scolastique wi·principe inf:ërieur, centre de résistance. au pouvoir d'information de l'idée, la matière a la même dignité que lia pensée. Avec elle, elle se range au sein des attributs que nous pouvons connaître dans l'infinité des essences col'isûtutives de la substance. "La chose pensante et la chose étendue sont ou bien des attributs de Dieu ou bien des affections des attributs de Dieu (E. I, p. 14, corol. 2). Cette égalité de l'étendue et de la pensée est assurément un élément fort de rnaltérlalisme et comme tel a fait scandale. La nouveauté n'est pas tant de concevoir l'étendue comme matière (ce qui est la thèse de Descartes et de Hobbes), de Dieu (ce qui est la position de H. ni de la concevoir commeattribut More), mais de concevoir l'étendue comme matière, et en tant que telle, de la considérer conune attribut de Dieu. La matière n'est pas tant Dieu que Dieu matière. "On ne peut dire que la .substance étendue est indiigne de la nature divine, alors même qu'on la supposerait divisible" (E. Jr,p. 15. Scol.). Il suit que le monde physique est un ordre nahJrel qui ne renvoie qu'à lui-même, sans intervention d'un principe supérieur, hétérogène. L'étendue avec ses déterminations, ses lois,· exprime à sa manière la totalité du réel. Les corps sont des modes de Dieu "considéré comme chose étendue". Ils sont Dieu lui-même sous une .des formes de son être infini (E. I, p. 25 corol.). Ainsi est radicalisé le principe ex nihilo nihilfit. Ceux qui

En effet, il faut répondre aux questions suivantes : Qu'est-ce qu'un coips ? Qu'est-ce qu'un vrai plaisir, une vraie joie ? Celui de l'instant ou celui qui dure ? Celui ·d'une partie du corps ou celui de la totalité du corps ? Celui d'un seul corps ? Le matérialisme rencontre ici une autre de ses tensions constitutives entre son moment pratique - visée de la joie et fuite de la tristesse et de la douleur - et son moment théorique qui commande ainsi le moment pratique, puisque est.nécessaire le long détour de la conr..aissance du corps, de ses parties, des relations entre coips de divers niveaux. L"'éthique" repose sur 1D1e physique corporelle. Alors le matérialisme peut de manière efficace opposer à la Ihétorique des grands principes moraux; le service de la dignité d'un corps debout, relevé, de toute humiliation, ni brisé, ni enchainé. Il peut revendiquer une spiritualité qui ne vit plus de. la sublimation de son appartenance COipOrelle; et il s'ouvre sur un art de vivre fondé sur une technique pensée. corps -> âme, idéal -> idée lors de la réduplication. et non le sens inverse. La symétrie boîte d'un côté. matérialiste; le parallélisme penche du même côté. Plus precisément, sur le plan de la théorie de la vérité, l'entendement pourtant "automaton spirituale" n•est pas "legislator" : il n'ordonne pas ses lois à la nature. L'ordre de productivité propre de l'"intellectus" ne consiste pas à produire, à constituer l'ordre des idéats; il consiste à reproduire en son ordre l'objectivité de l'ordre des objets des idées. La production intellecruelle est stricto sensu réflexion, reflet de son objet, non pas création. ni constimtion. Elle est reproduction en son ordre de la production. L'identité substantielle des deux séries de lois implique bien dissymétrie sans causalité réciproque. Cette conception difficile se retrouve lorsqu'on passe de la théorie de la vérité à celle de la nature de l'honune. "L'objet de l'idée constituant l'âme humaine est le COIJ)S, c'est-à-dire wt certain mode de rétendue existt.nt en acte et rien d'autre" (E. n. p. 13). Si l'âme est idée du COll)S, le cor.ps n'est pas corps de l'idée. Spinoza ne formule jamais cette thèse symétrique, indiquant ici en quel sens il faut lire les formules symétriques ou pruallélistes. On a donc une dissymétrie double, l'une entre les deux attrib;:its, étendue et pensée, l'autre interne à l'attribut pensée, idéat et idée. Et cette double symétrie représente Wl élément de matérialisme au sein de la partie de la doctrine qui lui semblait le plus étranger. C'est Spinoza lui-même qui souligne le renversement de direction dans la symétrie lorsqu'il passe de la théorie de la vérité à celle de l'union de l'esprit e:r du co1ps conune ce qui constitue (" constare") l'honune. "L'homme consiste en âme et en corps, et le corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons" (E. II, 13, corol.). "Personne cependant ne pourra se faire de cette union/de l'âme et du corps/ une idée adéquate, c'est-à-dire distincte, s'il ne oonmu"tauparavant la nature de notre corps". (Nisi prius nostri corporis naturam odequaJe cognoscet.)

15. "La philosophie se détennine comme science dont l'intéret est la libération de l'homme saisi en sa vraie nature. à partir donc de son co1ps". Se noue en effet le lien qui unit le naturalisme et l'intéret pour la libération. La science du reel saisi en son objectivité. en sa productivité, intéresse au premier chef celui qui cause cette science et s'inclut comme un de ses objets. Matérialiste alors le refus de donner un privilège d'extraterritorialité à l'homme au sein de la nature. La science n'est complète que si elle réalise son intéret pour la libération humaine comme science de l'homme. Pour cette science, l'homme est une partie prise de la nature, un système de relations dans un système de relations plus compléhensif.

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"Ceux qui ont écrit sur les affects et la conduite de la vie humaine semblent pour la plupart non Imiter des choses naturellés qui suivent les lois communes de la nature, mais des choses qui sont hors de la nature. On dirait qu'ils conçoivent l'homme dans la nature oomme un empire dans un empire" (E. m. Preface) 13

A partir. de là s'opère une extraordinaire désacralisation ou plutôt défétichisation d'une culture millénaire, celle qui fait de l'âme \Dle substance indépendante du COips, séparable de lui, dotée de l'immortalité, principe de vie, fonne substantielle. C'est dans le sens d'une véritable provocation, ouvrant sur une nouvelle objectivité théorique et une affirmation pratique, qu'il faut lire la déclaration qui ouvre et commande la science des passions et le procès d'éthicisation. "Personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent détenniné ce que peut le corps, c•est-à-dire l'expérience n'a enseigné à personne jusqu'à présent ce que par les seules lois de la Nature considérée seulement en tant que cmporelle, le corps peut faire ... PersolUle ne connaît si exactement la structure du corps (corporis fabricam) qu'il en ait pu expliquer loutes les fonctions" (E. m, p. 2. Sco-

Iie)14.

On ne peut donc connaître l'homme, union du corps et de l'esprit, délivrer sa puissance d'agir que si on c~ le COIJ)S.Et la puissance de penser elle-même ne peut réellement libérer son dynamisme que si elle pense le COIJ)Set les corps. Ainsi est congédiée une tradition qui de l'antiquité via le Christianisme s'était maintenue jusqu'à Descartes, du moins partiellement. "Organisme" composé d'une pluralité d'individus simples de nature diverses, en équilibre durablement instable, toujours exposé à l'action des causes extérieures. ce corps a besoin pour se conserver de beaucoup d•autres corps ou éléments de COIJ)Savec lesquels il se compose et recompose, sur et dans lesquels il agiL Le matérialisme de Spinoza libère ainsi la puissance d'agir du co1ps qui est effort pour inverser en activité la passivité initiale, pour renverser en plaisir les douleurs immanentes à l'expérience de cette composition. P"lus nombreuses sont les formes sous lesquelles le COJPShumain rencontre les autres co1ps. plus riche est son expérience, plus sa force devient stricto sensu force productive. Et, chose décisive, plus l'esprit, son idée, devient capable de pe1eevoir de nombreuses choses. La connaissance. la puissance de penser de l"'intellectus" est fonction de la complexité du corps, de sa capacité d'agir, et c'est ainsi que comme connaissance de cette constitution complexe elle peut aider à sa reconstitution productive. Le corps est puissance morphologique, la matière corporelle est puissance de fonnation et d'infonnation et non pas l'autre de la forme. "Plus les actions d'un corp s dépendent de lui seul, moins il y a d'autres corps qui concourent avec lui dans l'action, plus l'âme de ce corps est apte à connaiâ-e distinctement" (E. II, p. 13. Scolie).

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L'égalisation quasi-démocratique des modes f"mis se reciproque ainsi en différenciation des degrés de puissance. La nature de l'homme est comprise dans son appartenance à la nature, sans briser l'ordre naturel. La différence n•est plus privilège, elle t;s où celui-ci affinne aussi sa puissance. mais de manière partielle, fragmentaire, où. il est dominé, agi par les corps extérieurs, où. sa capacité d'agir est actualisée comme capacité de pâtir, d'être affecté par les rencontres non contrôlées de l'ordre commun de la nature. Du même coup cette situation implique la domination des affects de tristesse, où notre capacité d;agir diminue. Mais l'homme ne peut pas être immunisé des affects, des passions, parce qu'il est corps. Rien, rien de grand ne saurait se faire sans affect. sans passion. Tout le problème est de parvenir à produire un enchmlnement tendanciellement donünant des affects qui accroissent la. puissaœe d'agir du COips. Et comme à la composante corporelle de l'affect qui consiste dans la modification du corps déterminant l'affection correspond une composante mentale consistant dans l'idée ou sentiment de cette affection, il suit qu'il importe de connaître les affects; car cela augmente la capacité de penser de notre âme (E. m, Def •. 3). Alors s'ouvre dans l'immanence de l'histoire du "conatus", la possibilité matérielle d'une reorganisation des idées, des affects, de la capacité d'agir. Telle est la vie selon la raison : quand nous sommes cause adéquate de nos affections, l'affection se configure comme action; et cela passe par l'idée adéquate des affections. La raison. connaissance adéquate, consiste à remonter d'un affect à sa cause, à connaître les propriétés communes des choses (notions communes). Bile implique la conscience de la possession de la vérité, et cesse de considérer les choses comme fragmentaires, contingentes, pour les considérer dans leur concaténation nécessaire. Ainsi connaissons-nous le système de reJations de notre cmps dans lesquels le nôtre s'insère. Nous avons - c'est le fait de la 145

Du matérialisme. De Spinoza

raison, et il n'a rien de ~endental - la capacité de prodlJ!re mie idée vraie de la structure de la réalité, de nous libérer·non pas des affects, en géné111l, mais des affects passifs, pour produire des affects actifs, lesquels expriment la capacité d'agir, d'affecter de notre corps, par extension de la zone de nature qu'il s'approprie, qui lui devient commune. Le processus d'éthicisation n'est que cette graduelle augmentation du pouvoir de conception, d'inversion des tristesses en joies. d'extension de la capacité d'agir du cmps qui est multiplication de sa capacité à s'approprier dans une seconde nature devenue commune ce dont il a besoi?L Le processus d'éthicisation est construction dans la grande nature de notre nature commune avec les autres choses et les autteS hommes, avec l'autre et avec autrui. Il est bien procès de substantialisation du mode, mais ce procès est in.déf"mi et ne surmonte pas la différence modale. "L'homme est toujours nécessairement soumis aux passions et suit l'ordre commun de la nature, lui obéit, s'y adapte, pour autant que l'exige la nature des choses" (E. IV, p. 4. Corol.). d'émancipation éthique, est l'intenninable Ce procès d'éthicisation, passage de la servitude à la liberté, de l'impuissance à la puissance, de l'incapacité de l'honune à diriger ses affects dans le sens d'une augmentation de sa puissance d'agir à une situation inverse. Il ne relève pas du moralisme; il n'ellCOlJJ'age pas l'illusion de notre puissance; il est apprentissz.ge historique de notre capacité d'augmenter la puissance d'agir et de comprendre. Le procès d'éthicisation est celui d'une libération : il est 1'lûstoire comme transition éthique à la libération de l' "intellectus" et du "conatus". Son énergie n'est pas celle de l'idéalisme faustienLa transition éthique est bien matérialiste en ce qu'elle n'est régie ni par~ nonne ni par un devoir-être, lDl impératif dont le non-accomplissement ferait courir le risque d'une condamnation morale. Elle est un projet matérialistiquement fondé qui prend fonne au moment où en sont réwûes les conditions objectives et subjectives. Elle repose sur l'intelligence de la nécessité. La connaissance du corps, de ses relations aux autres corps, celle du système remtionnel de tous les corps est condition de toute initiative. La liberté est compréhension de la nécessité en ses divers états. Elle est possibilité immanente, elle est vertu, "puissance de faire certaines choses que l'on peut comprendre seulement par les lois de sa nature" (E. IV Def .. 8). "Agir absolument par vertu n'est rien d'autre en nous que d'agir, vi vre, conserver son propre êtte (ces trois choses signifiant la même chose) sous la direction de la raîson, et sur le fondement de la rechCIChe de l'utile propre" (E. IV, p. 24).

17. Nous panenons enîm au trait le plus significatif du matérialisme spinozien : il est matérialisme éthico-politique. Le corps de l'homme est immédiatement en système avec d'autres cmps et particulièrement d'autres cmps humains. Se pose alors la question du cmps social et politique, 146

Du matérialisme. De Spinoza de la construction perpétuellement problématique (à l'intérieur de l'individu total de la Nature) de cet individu corporel spécifique, toujours en souffrance d'individuation qu'est le corps social et polilique, unissant la "multitudo", les masses des co1ps et esprits hwnains. Spinoza développe une théorie matérialiste élargie de la corporéité qui excède radicalement le matérialisme antique et ouvre sur le matérialisme moderne marxien. sans penlre pour autant sa spécificité propre. Cette théorie a pour champ l'articulation du processus d'édtlcisation et du processus de politisation. Le premier a pour horizon immanent la tnm:. sition de· la servitude à la liberté et a pour figure celle du sage dans son opposition radicale à l'ignorant (c'est sur ce réswné drastiq1!le des deux pôles du processus d'éthicisation que s'achève l'Éthique en V, p. 42. Scolie). Le processus d'éthicisation porte avec lui une socialisation matérialiste rationnelle fondée sur l'appropriation commune des choses utiles par une communauté d'individus eux-mêmes scx:ialisés par la comprehension adéquate de leur intérêt commllll. Là est '' in nuce" réalisé un cmps social conununautaire. "Dans la mesure seulement oà les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s'accordent toujours nécessairement en nature" ~- IV, p. 35). ''Il n'est donné dans la nature aucune chose singuliQ'C qui ne soit plus utile qu'un homme vivant sous la conduite de la raison. Car ce qui est à l'homme le plus utile est ce qui s'accorde le plus avec sa nature, c'est-àdire que c'est l'homme. Mais l'homme agit absolument par les lois de sa nature quand il vit sous la conduite de l.a raison, et dans cette mesure seulement il s'accorde nécessairement avec la nature d'un autre homme: il n'y a .donc rien parmi les choses singulières de plus utile à l'homme qu'un homme" (E. IV, p. 35. 1). En ce sens "l'homme est un dieu pour l'homme" ($. IV, p. 35 Scolie). Mais ce rapport de coopération et de participation à un cmps social commun ne peut concerner que les hommes qui vivent sous la conduite de la raison, c'est-à-llcctivité de. façon que tous soient. tenus d'obéir à eux-m&nes et non à leurs semblables ... 2")Les lois devront être institu6es en tout Etat de façon que les hommes soient moins contenus par la crainte que par l'espoir de quelque bien particulièrement désiré~ de la sorte chacun fera office avec ardeur" (T.T.P., p. 106-107).

Paiœ qu'elle prend en charge radicalement la fin immanente de la politique, le "salut public", (la paix, la sécurité du plus grand nombre), la démœratie semble la plus à même de conserver la matière de l'Etat, c'est-à-dire le système de relations stables entre mouvements des individus. et l'esprit de cet Etat, c'est-à-dire son système d'institutions. Elle n'esi pas tant l'énoncé de la solution que la position du problème. Elle est le régime qui permet- à l'Etat de se produire et reproduire contimunent conune un individu, c'est-à-dire un individu d'individus qui ne saurait pas non plus être compris comme un empire dans un empire, un Etat dans un Etat, au sens d'une entité hypostasiée.

"La fin de l'Etat n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur coips s'acquittent en sreté de toutes les fonctions, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'Etat est en :réalité la liberté" (ITP. XX, p. 329).

"Le droit de celui qui a le pouvoir public, c'est-à-dire du souverain, n'est autre chose que le droit de nature lequel se définit par la puissance non de chacun des citoyens pris à part, mais de la multitude a>nduitc en quelque sorte par une même pensée. Cela revient il. dire que le corps et l'âme de l'Etat tout entier a un droit qui a pour mesuœ sa puissance" (I'P ,

m.2.p.2S).

Pour se conserver les individus passionnels ont besoin les uns des autres et doivent être amenés par la poursuite de leurs propres intérêts à vouloir la conservation de l'Etat. Réciproquement, pour se conserver l'Et9t, le coips des coips, doit tendre à conserver les individus en leur assurant la sécurité, condition de l'obéissance civique. Si, de son côté, il bafoue cette exigenœ. il est emporté par la subversioIL Aux individus est reconnue la libre opinion publique comme base de toute décision : "il est presque impossible que la majorité des hommes unis en un tout, si ce rout est considérable, s'aca>rdcnt en une absurdité" (TPP. XX, p. 334).

De Spinoza

L

19. Ainsi donc de tous les éléments matérialistes, c'est celui d'une éthlque libératrice du coips qui assure la plus grande proximité et la plus grande distance avec Epicure, le matérialisme antique, comme c'est celui qui ouvre le plus largement sur le matérialisme moderne, celui qui repose sur la critique de l'écononûe politique et les relations des co:rps de travail en situation de production pour la production. Mais cette ouverture n'est pas identification, car la dialectique de la socialisation rationnelle et de la socialisation passionnelle jette peut-être une ·lumière sur le lien social qui éclaire ce que laissent impensé les seuls rapports de production. Non pas Spinoza aœêtre de MaJX, mais Spinoza dans Marx, pour une autre figure d'un matérialisme moderne, certes post-marxien, sûrement pas anti-marxien, et assurément spinozien.

NOTES 1. Sur ces problèmes, voir la très utile Philosophische ADORNO, Suhrkamp, Frankfurt an Main,1973.

Terminologie de T.W.

Le procès matérialiste de politisation est procès de démocratisation, car œlle-ci est l'élément antagoniste qui limite l'autonomisation du processus de constitution de l'appareil d'Etat et qui permet la reproduction du coips politique comme coips de cmps, non corne corps sépare et antago1dque à ses éléments. En ce sens, la démocratie. dans l'horizon de la socialisation passionnelle, füût par ne pas être seulement le substitut pour les honunes passionnels du procès d'étlûcisation et de socialisation rationnelle. Elle devient le milieu, la condition, le moyen pour que le processus d'étlûcisation se relance, s'élargisse, pour que s'augmente la partie des "sapientes", des honunes capables de vivre selon la vertu. de développer leurs capacités d'agir et de penser. Comme organisme unissant des cmps en mesure

2. O. BLOCH, Le matérialisme, Presses Universitaiœs de France (Collection Que sais-je'! n° 2256). Paris, 1985. Cet ouvrage est la meilleure mise au point sur la question du matérialisme, actuellement disponible dans le catalogue français. O. Bloch e st de même Je connaisseur avisé du matérialisme IllOdeme (voir sa thèse La philw.ophie de Gassendi. Nominalisme, malérialisme et métaphysique, La Haye, Nijhoff, 1971). On notera que le matérialisme, courant philosophique refoulé ou dominé, n'a que très peu d'historiens. Voir en un sens contraire ce qui depuis la célèbre histoire de FA. Lange (traductior. française, 2 vol., Paris, 1877. Histoire du marériQ/isme et critique de son importance à rzotre époque) est l'étude la plus complète, celle de l'allemand de l'ex- R.D.A., Hermann LEY, Geschîchte der AufkUJrung und der Arheismus, 1 volwnes parus en l'.985, (VEB

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151

Du matérialisme,

De Spinœa

Deutscher Verlag der Wis11enschaften, Berlin). Elle contient sur Spinoza dans le volume 3fl (1980).

Du matérialisme. un excellent chapitre

tra3. Les oeuvres de Spinoza sont citées dans l'édition Garnier-Flammarion, duction Charles Appuhn, bien .supérieure à celle de la Pléiade. On utilisera les abréviations habituelles E. pour Ethique, ITP pour Traité, Théologico-Poli-

tique, T .P. pour Traité politique.

·

4. Pour 1'inte,:prétation "matérialiste" de Spinoza au XVIIIème si~le, voir le bel ouvrage de Paul VERNIERE., Spinoza et la pensée française avant la Révolution. P.U.F., Paris, 1981, et l'utile mise au point d'Emilia GIANCOTII, Baruch Spinoza. Editori Riuniti, Roma, 1985 (surtout la troisième partie consacréo l "l'histoire de la diffusion du spinozisme", p; 81 sqq.). 5. Marx lui-même, alors qu'il était jeune étudiant à Berlin et préparait son épreuve orale pour soutenir sa thèse de doctorat ... sur Epicure, étudia soigneusement Spinoza, et plus particuliùc:ment le Traité théologico-politique. A. Matlieron a ainsi publié réce:mment dans les Cahier$ Spinoza n° 1, Editions Rcpliquc,. Paris, 1977, p. 29-157. Un ensemble de "cahiers" (conservés jusqu'alors par l'Institut International d'Histoire Sociale: d'Amsterdam) de notes de lecture que: Marx a prises sur le T.T .P. 6. G. PLEKIJANOV, Questionsfondamentale$ du marxisme. Editions Socia~ les, Paris, 1947, p. 22-23. On pourrait discuter l'inte,:prétation de Feuerbach qui réserve une sorte de puissance divine non entièrement moine dans la nature. Pourtant n'est-ce pas Spinoza qui formule la célèbre équation, qui est traduction, "Deus sive Natura" ?

7. G. PLEKHANOV, "Bernstein et le Matérialisme" (article publié en allemand dans la revue théorique de la social-démocratie allemande Die Neue àît, n° 44, 30 juille:t 1898) in G. PLEKHANOV, Oeuvres philosophique$, tome Il. Editions du Progrès, Moscou, s.d., p. 376. 8. Il est significatif q1Je Spinoza fasse retour dans 1' histoire .du. marxisme. En Union Soviétique:, le filon plékhanovien s'est solidifié, Spinoza devenant une pièce maîtresse de la conception matérialiste-dialectique du monde. Voir le recueil d'articles de philosophes sov.i6tiques d'avant 1930 le concernant in G.L . KLINE, Spinoza in Soviet Philo.sophy, We:spoint, Hyperior Reprint, London, 1952. Il est encore plus significatif que la IIIe partie de l'Ethique ait jou6 un rôle important dans la formation de celui qui allait devenir l'introducteur du marxisme en Italie, Antonio Labriola (1843 - 1904). L'interprétation de Labriola (1866) tranche par son absence de .dogmatisme. ·Dans les Essais sur la Conception matérialiste de l'histoire (1898), Labriola se réfùe avant tout au Spinoza qui a su détruire les fétichismes de l' "ignorantia" et de l'" imaginatio", et dtlivrer la puissance de l'"intellectus" et du "conatus", bref développer un matérialisme critique qui ne se fige pas en une conception du monde: f"ixe:et fe:nnéc. Voir noue chapitre

VII. 9. Cela est particulièreme:nt évident pour le monstre du "diamat", matai.alisme dialectique de l'époque stalinienne qui a complètement détourné en idéologie de légitimation de l'Etat-Parti l'entreprise critique émancipatrice de Marx et d'Engels. Voir à ce propos dans le Dictionnaire critique du marxisme de Georges LABICA et Gérard BEN-SUSSAN . (P.U.F., Paris, 1985, deuxième édition) les articles "dia-m at", "dialectique", "idéalisme" de A. TOSEL, "matérialisme" de P. RAYMOND, et "Spinozisme" de G . BEN SUSSAN.

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De Spinoza

10. La subversion matérialiste de la fonction principe qui est ~a fonction idéaliste a été bie:n analysée par T.W. AIX>RNO dans sa Philosophische T~rminologie citée. Elle pourrait ouvrir à nouveaux frais la critique de la critique faite par Heidegger du matérialisme comme "métaphysique" dans sa "Lettre SUt" l' luunanisnie''. 11. La question du matérialisme de Spinoza est traitée de manière plus détaillée par de:ux articles de Emilia GIANCOTil, "Nc:cessity und Freedom" in The Philo$ophy of Spinoza. Speculum Spinoza,wn 1677-1977 (Rontle:dge and Kegan Paul, London, 1977) et "La question du matérialisme chez Spinoza" (.Revue internationale de phil=ophie, 1977). On y ajoutera en ce qui concctne: la physique et la thématique du co:rps l'ouvrage de: Gilles DELEUZE, Spinoza et le problème de l' expre$$ion. Editions de Minuit, Paris, 1968 qui a rer,, uvelé la question avec une profondeur non encore vraiment exploitée. Voir aussi A. MATHERON, Individu et communauté chez Spinoza. Editions de Minuit, Paris, 1969, et plus récemment A. NEGRI L'anomalie sauvage. PUF, Paris, 1982. Tous ces ouvrages ~aient été impossibles sans la somme de Martial GUEROUL T sur les parties I et Il de ]'Ethique (Spinoza/, Dieu. Il, L'Ame. Aubier, Paris, 1968 et 1974), qui reprend le:s cours du collège de: France des année:s soixante. Enfin, on doit citer un ouvrage oublié, tout à fait sensible à l'originalit6 de la position de Spinoza, Victor DELBOS, Le problème moral dans la phil0$0J)hie de Spinoza. Alcan, Paris, 1894, qui éclaire le rôle de Spinoza dans l'idéalisme allemand, récemment publié par les Presses Universitaires de la Sorbonne, 1992.

12. Nous nous permettons

de renvoyer pour éclairer le caractùc: central de la comme fonne de: vie et de pensée, à notre ouvrage Spinoza ou le crépuscule de la $eTVitude. E$$aÏ sur le Trait/ tMologico-politique. Aubier, Paris, 1984. C'est sur cette critique que se noue le rapport direci de Spinoza au matérialisme antique de L~e et Epicure. C'est elle qui commande les développements du matérialisme moderne lorsque celui-ci dénonce la désappropriation dont les agents sociaux sont victimes lors même de la coruitiru.tion des rapports sociaux en pouvoir de domination séparé et hétéronome (Marx et la critique de la politique comme de: l'économie politique). Le fil conducteur peut être identifié, c'est le fil rouge de la lutte pour l'autonomie da..,s la condition de finitude. critique

de la superstition,

13. Spin o za tient à répéter plusieurs fois cette formule ainsi dans le T.T.P. XVI.· Oeuvres 2. Garnier-Flammarion , Paris, p. 262 et le T.P. IL 6. Oeuvres 4, idem,p.17. 14. On doit à G. DELEUZE la prise en considér ation de cet extraordinaire thème, le plus matérialiste des éléments matérialistes spinoziens. 15. Ces problème:s viennent d'être renouvelés par E. BALIBAR, dans son Spinoza e:t la politique:. PUF, Paris, 19 85. Balibar pose la question ultime : De quoi di sposons-nous donc aujourd'hui pour penser le lien social ? Que serait une théorie matérialiste du lien social non réduit à l'intérêt, mais saisi dans sa surdétermination im aginaire ?

très stimulant

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VI. BOSSUET

DEVANT SPINOZA:

LE DISCOURS SUR L'HISTOIRE UNIVERSELLE, STRATÉGIE DE DÉNÉGATION DU TRAITÉ THÉOLOGICO-POUTIQUE

UNE

I. La chronologie ne permet pas de considérer le Discours sur l' histoire universelle de Bossuet conune une réaction immédiate au Traité théologico-politique de Spinoza. Plus de dix ans en effet séparent les deux ouvrages : Le Discours est publié en 1681. Mais si ron prend en compte le décalage qui marque en France la réception du T.T P .• on peut considérer que le D.H.U. appartient néanmoins au premier cercle des ouvrages anti-spinozistes. Les études classiques de A. Monod, P. Hazard, P. Vemière 1 ont apporté sur ce point les éléments d'ûûormation et d'appré~ ciation décisifs : Bo~et possédait le T.T .P. en sa bibliothèque, il en a discuté avec ses amis, et il a pu en mesurer l'efficace par l'embarras de Huet qui consacre bien des pages de sa Démonstratio Evangelica (1678) à une réfutation du livre scandaleux ou par l'usage fait par Richard Simon de l'histoire spinozienne de !'Ecriture en sa propre Histoire critique du vieux Testament (1678). Certes, ces indications ne suffisent pas, d'autant que le DH.U. ne mentionne pas une seule fois le nom de Spinoza. Mais Bossuet ne nomme pas davantage les auteurs des livres que 'Ton a osé publier en toutes sortes de langues contre l'Ecriture" 2 ~ Richard Simon, bête noire du prélat, n'est pas davantage honoré d'une mention. Destiné au Dauphin de France et par delà à un public de catholiques cultivés et responsables, le DH.U. n'entend pas contribuer à la publicité et à la diffusion des ouvrages qu'il combat, à ces "monstres d'opinion" qui n'ont d'autre but que de "secouer le joug de l'autorité divine et ne régler ses sentiments non plus que ses moeurs. que par sa raison égarée "3 • Le silence est une anne destinée à produire un effet de censure et à refouler l'ennemi, vite repéré. Mais une lecture interne du DH.U. peut montrer à quel point cette oeuvre est conditiomiée par le livre scandaleux qui est conune sa cible sélective. On peut considérer que le D.H.U. se constitue comme une stratégie anti T.T.P. : il en refuse toutes les thèses - critique de l'Ecriture, critique de la révélation et de toute religion révélée, fondation rationnelle du pouvoir politique, limitation de la sphère ecclésiastique par le règlement du jus circa sacra - pour réaffirmer terme à tenne t0utes les thèses de l'orthodoxie catholique, - divine inspiration et unité de l'Ecriture, vérité de la Révélation, légitimité du seul pouvoir monarchique héréditaire, éminence de l'institution ecclésiastique qui a vocation à administrer son droit propre. Bossuet entend non pas tant refonder que maintenir le bloc théologi-

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Bossuet devant Spinoza

Bossuet devant Spinoza

co-politique que Spinoza a fissure et déconstruit pour penneure l'émergence d'une simple religion pratique, auxiliaire d'une opinion publique libérée, dans la construction d 'rme démocratie laïque, structurée par de nouvelles relations entre la "multitude" et le pouvoir "souverain". Le T.T.P. hante le D.H.U. La preuve en est donnée par l'analogie de structure entre les deux textes. Le D.H.U. s'articule en deux parties, que précède une chronologie divisée en "époques", c'est-à-dire en unités significatives où se stabilise un mouvement général dans l'ordre de la reli~ gion et de la politique. La première partie ''La suite de la religion" occupe les deux tiers de l'ouvrage (soit trente et un chapitres) et correspond aux quinze premiers chapitres du T.T.P .• consacres à la critique de l'E.criture et de la religion révélée. La seconde partie, moins étendue (huit chapitres) traite de la dimension politique de l'histoire sous le titre "Les empires", et correspond à la seconde partie, politique, du T.T .P. Tout se passe conune si Bossuet avait choisi de restituer point par point r édifice orthodoxe, en opposant à chaque mouvement critique du T.T .P., un contre-mouvement orthodoxe. Là où Spinoza brise l'unité du grand récit de l'Histoire ·Sainte et .tente de penser cette "res singularis", que sont les E.critures, Bossuet restitue, par l'élaboration du concept de "suite", le grand récit dont l' Auteur est le Dieu d'Abraham et de Jacob. dont l'acteur est en définitive le peuple de Dieu rassemblé en son Eglise triomphante. L_àoù Bossuet fait apparai"tre la téléologie des deux Testaments et leur articulation propre autour de deux "points fixes", Moïse et Jésus Christ - le premier annonce le second qui le dépasse et l'accomplit -. Spinoza fait apparaître diverses configurations de la "superstition", chacune à déchiffrer selon sa spécificité. Là où Bossuet voit et entend le Dieu-Parole qui s'exprime en ses élus pour leur faire annoncer le Oui.st Sauveur, Spinoza explicite les mécanismes de l'imagination prophétique dans une situation politique où les "conatus" se socialisent de manière essentiellement passionnelle. A la multiplicité des mouvements critiques qui dans le T.T.P. s'enchaînent et se précisent l'un l'autre - critique de l'E.criture, de la révélation, critique de la politique théocratique - s•oppose le geste uni~ue d•une "suite" seule apte à "faire admirer la suite des conseils de Dieu" .

Ier. Mais ces discussions sont comme minorées, marginalisées, au profit de l'effet de sens et de ·conviction que doit produire la pen::eption de la "suite" de la religion. Pour ce, il faut mettre à distance la critique de l 'Ecriture et reconstituer le texte un et unique que la discussion locale avait pluralisé et relativisé. Voilà poUiquoi le D.H.U. en son ordre propre commence par imposer la tonne du récit historique constitué et structuré et par recomposer sa "suite". La théologie de l'histoire vient boucher les trous, les discontinuités, les failles introduites par la critique; et l"effet d'unité-unicité-continuité" vaut par lui-même et pour lui~m.êrn.c!lcomme preuve d'un sens qui ne peut être que celui de la traditioJL Une stratégie donc de l'autoréférence globale, que s'accorde la théologie de l'histoire, est opposée à la machinerie des critiques emboîtées les unes dans les autres - qui est le stratagème du T.T.P.

II. Ainsi se produit une vaste dénégation des percées critiques du T.T.P. qui est comme une preuve esthético-téléologique par l'histoire de la religion définie comme institution ecclésiastique. Cet effet d'ensemble sert une stratégie du "global" qui sait voir que la force de T.T.P. réside dans la multiplicité ordonnée des "crises locales" introduites dans le grand récit biblico-ecclésiastique; Bossuet entend résorber les. mises en crise locales jpOUr éviter leur effet global. Certes, les discussions relatives à la lettre des Ecritures font apparaître que l'unicité est forme souterraiœ de cohésion de textes divers, tous écrits par les hommes. en des situations critiques que n'unifie que la croyance au Dieu Personne supposé se rév~ 156

Selon un modèle dont l'origine semble augustinienne, le D.H.U. montelle que l'interprète le magistère catholique peut donner un sens, un chiffre, à la suite des Empires, c'est-à-dire de l'histoire politique. Celle-ci, en effet, relève bien de ce qu'il y a "de plus grand panni les hommes", mais la montée en puissaœe et la deatniction des structures politiques ne se justifie et ne s'éclaire que comme "milieun dans lequel advient la religion en sa forme catholique. La suite des empires est régie par de ngrands changements" que l'on peut, certes, expliquer par les causes immédiates, mais qui n'a pas d'autre logique que b répétition de la même volonté de puissance humaine et que la nécessité de la régler par le pouvoir légitime. Ces changements deviennent "durée perpétuelle" d'une intention, d'un sens, d'une tâche, si l'on voit qu'il s'agit de la "durée perpétuelle" de la religion 5 • Certes, cette suite semble se presupposer elle-même. mais cette circularité .dogmatique est elle-même assumée comme preuv e. tre que seule l'Ecriture

"Cette .Eglise, toujoms attaquée et jamais vaincue, est un miracle perpétuel et un témoignage éclatant de l'immuabilité des conseils de Dieu. Au milieu de l'agitation de choses humaines, elle se soutient tçujours avec une force invincible, en sorte que par une suite non-interrompue depuis près de mille sept cents ans, nous la voyons remonter jusqu'à Jésus-Christ dans lequel elle a recueilli la succession de l'ancien peuple et se trouve réunie aux prophètes et aux patriarches" 6•

Le seul miracle décisif est ainsi la suite de la révélation qui subsiste et qui prolonge l'unicité, l'exception, de !'Histoire Sainte, telle qu'elle s'atteste dans la révélation morsarque, laquelle n'a de sens ultime que comme préparation de la révélation du Christ. dans l'Eglise

L'acte de foi permet. de comprendre ce qui par ailleurs le confirme; il est performatif de ce qu'il constate. Bossuet donne comme une rogique, une théo-téléo-logique de la révélation qui fait de son propre dogrnat.isme et de sa circularité le ressort herméneutique de son apodicticité. Que Dieu pouvait-il faire de mieux pour confmner sa toute puissance que "de laisser entre les mains de tout un grand peuple les actes qui les attestent. 157

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devant Spinoza

rédigés par l'ordre des temps ? C'est ce que nous avons encore dans ces livres de l'Ancien Testament. c·est-à~re dans lès livres les plus anciens qui roient au monde; dans les livres qui sont les seuls de l' Antiquité où la cOIU'..aissance du Vrai Dieu soit enseignée et son service ordonné; dans les livres que le peuple juif a toujouts si religieusement ~. 7 et dont il est encore aujounl'hui l'inviolable porteur pour toute la terre" • TIii. Cet argument historico-ontologique par l'unité-unicité-continuité de la Révélation devient l'argument ontologico-poliûque de l'institution ecclésiale qui est le sens et le porteur de cette continuité. On peut alors forr.-1uler en quelques points les moments de cet exttaordinaire argument lüstorico-ontologico-ecclésiastique ("La suite de la religion"). 1. Les Ecritures sont donc 1Dl livre unique. le livre par excellence et elles ne peuvent avoir pour destinataire qu'un peuple élu qui a pour lui le privilège de 1·ancienneté et de l'élection (conscience d'exception qui se vit comme excellence. devant laquelle toutes les auttes formei,; de religion sont idolâtrie. superstition). "Malgré l'ignorance et la calonmie, il demeure pour constant que le peuple juif est le seul qui ait connu dès son origine le Dieu chrétien du Ciel et de la Terre, le seul par conséquent qui devait être le dépositaire des secrets divins. Il les a aussi conservés avec 8 ure religion qui n'a point d'exernple" • 2. Les E.critures prouvent leur privilège divin par leur forme d'unité. Cette unité enchaîne prophétie-révélation par la Parole et le miracle de la révélation même; et elle se signifie par la convergence de l'histoire du pe1JPle de Dieu, des lois successives (Moïse-Christ), des prophéties. c,rdonnée par la coupure néo-testamentaire. Cette unité n'apparaît en effet que dans le ''rapport des deux testaments" : "ils ont tous deux le même dessein et la même suite : l'un pr6pare la voie à la perfection que l' a utre montre à découvert; l'wi pose le fondoment et l'autre achève l'édifice en un mot; l'un prédit ce que l'autre fait voir ac compli. Ainsi tous les temps sont unis ensemble, et un dessin éter 9 nel de la Divine Providence nous est I6vélé" •

3. Les Ecri~ n'accèdent à leur statut de Livre que par leur inseription dans un ensemble canonique qui seul est constitutif . Cette attribution de canonicité est \Dle décision productrice d'unité prise par les autorités ecclésiales ainsi assistées de Dieu. La tradition ecclésiastique est cin:uJaire, mais cette cixcularité est monstration de son apodicticité pour qui sait et veut voir. L'auto-référence se justifie par le fait même de l'effet de sens qui la comume. Si Dieu est la demière instance, cette dernière (et première) instance ne s'actualise qu'en se représentant et s'incorporant

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Bossuet

devant Spino za

dans l'instance inteiprétante de l'Autorité ecclésiale qui est 1Dle communauté. Récepteur et régulateur de la transmission de la Parole. la Communauté ecclésiastique représente la causalité lrlstorico-ontologf.que par excellence. Elle est son co1ps. "La religion et la suite du peuple de Dieu est le plus grand et le plus utile de tous les objets que l'on puisse proposer aux hommes. Il est beau de se remettre devant les yeux les é!:atsdifférents du peuple de Dieu, sous la loi de natlue et sous les patriarches, sous Moïse et sous la loi éicrite, et enfin sous Jésus Christ et sous sa loi de grâce et sous l'Evangile" 10 •

Ce peuple de Dieu a pour seuls interprètes autorisés les évêques réunis en "conciles généraux": "les évêques assemblés la tradition des Eglises".

portaient

avec eux l'autorité

du Saint Esprit et

4. C'est bien la communauté ecclésiale, dans sa tradition propie, qui est le lecteur autorisé à exercer l'activité de jugement; et ce jugement sépare : 1'Ancienne Bible devient premier Testament où le Nouveau se réfléclût, se projette comme à son origine; et ce Nouveau dévoile le futur en conservant le passé dans le présent de l'Eglise. Le D.H.U. est une forme monwnentale de cette activité de jugement qui intègre et assume son immanence circulaire et re-produit en son présent la temporalité originale et signif"Icative - seule significative - du co1ps social ecclésiastique comme temporalité remplissant le continumn autrement erratique de l'histoire. La commWUluté n'existe que comme tradition qui elle est aussi une suite - "suite toujouIS manifeste de la doctril!le laissée et continuée dans l'Eglise" 11 • "Conservée dans les sentiments et la pratique universelle de l'Eglise", la tradition permet à l'Ecriture - qui suffit, en ce que l'on trouve tout en elle - d'être effectivement suffisante. Elle fait connai.ùe le sens, dont elle produit l'unité contre tous les hérétiques qui invoquent l 'Ecriture mais se divisent à son propos. L'unité organique de l'Eglise comme tradition vaut preuve. Le magistère se sacralise lui même comme instance qui reçoit le sens de !'Ecriture tel que le communique l'Esprit SainL La continuité du magistère est la preuve lûstorique, car elle continue les effets de la Révélation qui s'auto-assure ainsi. L'acte par lequel le magistère fol"mule l'unité des deux Testaments, le sacralise : il est le lieu de l'action par laquelle Dieu est censé se révéler et qui se traduit par la conununion dans la même société des hommes qui se convertissent. La traditionEglise assure la continuité de fa "suite de la religion" qui se centre autour de ces "points fixes" que sont Moi'.se et Jésus-Christ. "Si haut qu'on remonte, on trouve toujours la loi de Moïse é tablie, c6Ièbre, universellement reconnue, et on ne peut se reposer qu'en Moise même; comme dans les archives chrétiennes, on ne peut se reposer que dans les temps de Jésus-Christ et des apôtres. Mais , que trouvons-nous dans les deux points fixe s de Moïse et de Jésu s-Christ sinon des miracles

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Bossuet devant Spinoza visibles et incontestables,

en témoignage

Bossuet devant Spinoza

de la mission de l'un et de l'au-

et porte dans son éternelle durée le caractère de la main de Dieu. C'est aussi cette succession que nulle hérésie, nulle secte, riulle autre société que la seule Eglise de Dieu n'a pu se donner" 1.5.

·tre"12.

Ces deux institutions "la loi chrétienne,

sont unies dans un rapport. un "même dessein": qui se trouve la dernière,

se trouve attachée à l'au-

tre".

Cette loi ne se voit que par la médiation de l'Eglise; et celui qui ne la voit pas atteste son endurcissement, son refus de voir. C'est la "sainte société" où Dieu peut être servi qui est le milieu et le lieu décisif du dessein dont Moïse et Jésus sont les points fixes. "Si on ne découvre pas ici un dessein toujours soutenu et toujours suivi, si on n'y voit pas un même ordre des conseils de Dieu qui prépare dès l'origine du monde cc qu'il achève à la fin des temps, et qui sous divers états, mais avec une succession toujours constante, perpétue, aux yeux de tout l'univers, la sainte société où il veut être sèrvi, on mérite de ne rien voir et d'être livré à son propre endurcissement, comme au plus juste et au plus rigoureuit de tous les supplices" 13• ·

S. C'est le present cluistique tel que l'Eglise l'actualise qui détennine le sens et la portée du passé et du futur. L'Eglise est donc le centre du centre, puisque c'est el1e qui comme tradition, réédite en quelque sorte à sa propre intention le texte sacre. L'édition ne vaut que comme reédition, dans l'auto-reférentiel de cette réédition même. La Révélation du DieuParole est toujours ie smplus de son actualisation .dans la suite .concrète de la tradition. C'est l'institution qui est la preuve par son "fait sensible et palpable" 14 • La généalogie de l'histoire se donne à constater dans le perfonnatif de l'action de rassemblement, dàns la continuité qu'accomplit l'institution qui se pense et croit agir comme sacrement. Voir ici signifie se convertir, se réunir à la sainte société qui est transmission et vie, J:épétition et réédition, en fonction des conjonctures. 6. En ce sens, la victoire constanunent :répétée de l'Eglise sur les sectes et les héresies devient le miracle des miracles, la preuve de l'efficace de l'institution comme "lieu" éminent de l'Action de Dieu quijustifie et confirme sa révélation (autour des points fixes). L'incapacité de toute secte, qui a choisi la particularité, à constituer une société dotée de "suite" est le signe négatif du seul miracle actuel, celui de l'Eglise. Le propre de l'hérésie est de ne pas pouvoir joindre à la référence à Dieu l'auto-reférence d'une institution qui est "suite". La Révélation a pour preuve qu'elle se continue en vérifiant ses propres annonces, qu'elle se continue par l'institution qui est son propre destinataire, destinataire qui identifie l'un à l'autre le sujet qui l'inteipelle et l'objet du :révélé. "Ainsi la :société que Jésus Christ, attendue durant tous les siècles passés, a enfin fondée sur la pierre et que Saint Pierre et ses successeurs doivent présider par ses ordres, se justifie ell~même par sa propre suite,

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IV. Ainsi Bossuet a-t-il opére la dénégation de la critique de toute :révélation par la réaffinnation de l'auto-reférentialité de la :révélation dans la tradition du magistère ecclésial. Cette stratégie lui permet, croit-il, de refuser de prendre au sérieux la crise locale que constitue l'interpretation immanente du texte sacre. Le sens général garanti et visible de la "suite",. fortifié du consensus des générations passées et p:césentes, dispose de la critique biblique. Si le T.T.P. pratique d'abord une méthode critique qui aboutit à ôter tout contenu spéculatif à la révélation, à en faire le produit de sociétés dominées par l'imagination, et s'il :réfléchit ensuite cette méthode ("idea ideae"), Bossuet fait apparenunent de même, mais à front renversé : la théotéléologie de ! 'Institution-Sacrement qui fonctionne conune un auto-reférentiel dispense de la tâche de la critique. Celle-ci est examinée dans une sorte de discours sur la vanité de la méthode dans les chapitres de conclusion de la partie décisive du D.H;U. (Olapilres Z7 et 28). "Que peut-on objecter à une tradition de 3000 ans soutenue par sa propre force et par la suite des choses ? Rien de suivi, rien d'important; des chicanes sur des nombres, sur des lieux ou sur des noms; et de telles observations, qui dans toute contre matière ne passeraient tout au plus que pour de vaines curiosités incapables de donner atteinte au fond des choses, nous sont ici alléguées comme faisant l'allusion de l'affaire la plus sérieuse qui fut jamais" 16 •

La "suite" de l'histoire où les deux Testaments font preuv~ de leur vérité par leur rapport même tel que l'actualise le présent ecclésial autorise à maintenir conune horizon de l'autoreférentialité la thèse d.e l'inspiration divine directe de l'Ecriture. "Dieu a toujours gardé cet ordre admirable de faire écrire les choses dans le temps oà elles étaient arrivées ou que la mémoire en était récente. Ainsi ceuit qui les savaient les ont écrite s, ceux qui les savaient ont reçu les livres qui en rendaient témoignage; les uns et les autres les ont laissé à leurs descendants comme un héritage précieux; et la pieuse postérité les a conservés. C'est ainsi que s'est formé le co.rps des Ecritures Saintes tant Ecritures qu'on a regardées dès de l'Ancien que du Nouveau Testament: leur origine comme véritables en tout, comme données de Dieu même, et qu'on a aussi conservées avec tant de relifion, et qu'on n'a pas cru pouvoir sans impiété, altérer une seule lettre" 1 .

Sur cette base, Bossuet tente de réduire la critique qui fait apparaître les Ecritures comme écrites par des hommes, en des temps et des lieux différents, soumises aux aléas de la transmission et toujours vouées aux mécanismes de la superstition.

161

Bossuet

devant Spinoza

1. La théorie spinozienne d'une constitution du Pentateuque sous le second Temple pax l'intenn.édiaire d'"Esdras, premtèreautorité canonique, est rejetée. L'attribution du Pentateuque à Esdras oblige à concentrer sur ce dernier tout le passé du peuple élu, à supposer dans le peuple l'oubli total de sa loi, de ses moeurs, de son histoire. FJ.le remplace des inconséquences explicables par ce "prodige". Mieux vaut le miracle de la "suite" de la religion juive que le prodige de sa disparition et son recommencement. Rien n'autorise la fable d'un "Esdras qui aurait donné au peuple "l'histoire qui lui marquait son origine et la loi qui lui prescrivît ses coutumes". On ne peut supposer qu'Esdras ait constitué Moïse et les prophètes : autant en faire un faussaire chanceux. On lui demande en effet de "composer en mêlne temps tous les prophètes anciens et nouveaux". Or, dans 1' Ancien Testament, rien ne peut subsister sans la référence à Moïse. "Tout y parle de Moïse, tout y est fondé sur Moïse; et la chose devait être ainsi puisque Moïse et sa loi et l'histoire qu'il a Ecrite 6tait dans le peuple juif, tout le fondement de sa conduite publique et particulière".

On ne gagne rien à tout faire partir d'Esdrns sÎIK>nà faire de celui-ci 18 • D'ailleurs, l'équivalent de Moîse, ou plutôt un incroyable faussaire pomquoi ne pas "supposer" sous Esdras "quelque autre" qui aurait écrit 9 l'histoire de son temps, dans une régression à l'infini de faussaires ! 1

2. Une fois refusée toute explication causale de la canonicité et une fois réassurée l'inspiration divine, livre par livre, il reste à éliminer les difficultés soulevées par Spinoza. Il faut circonscrire l'histoire critique. car elle exige son dépassement en critique de la religion. Peu importe si les 1:ieux ont changé de nom, si les dates sont confuses, si les généalogies se ront perdues. La mort de Moïse, que rapporte le Pentateuque, est raconree tout simplement par "ceux .qui ont cominué son histoire" et ont donné le récit de cette fin. Plus profondément. l'histoire critique porte avec elle son extension en une critique de la révélation et elle a un présupJ>Osé qui s'enracine dans le refus de croire, dans "l'endurcissement", dans l'a priori rationaliste de ceux qui veulent donner le primat à leur vaine science pour établir ceci : "L'Ecriture est un livre ennemi du genre humain, il veut obliger les hommes à sownettre leur esprit à Dieu; il faut qu'il puisse et à quelque 20 prix que ce soit, il doit être sacrifié au libertinage" • ·

Bossuet devant Spinoza

L'incrédulité doit donc avoir sa place patadoxale comme a aussi place le refus du Christ par les Juifs.

dans J'histoire sainte

"Nous aimons mieux satisfaire une vaine curiosité, tre esprit indocile la liberté de penser tout ce qu'il ployer sous le joug de l'autorité divine".

et nourrir dans nonous plaît que de

Les incrédules ont pour fonction de nous faire connaitre la profondeur de la corruption de notre nature et de faire ressortir la merveille de la grâc e. "Les rebelles qui s'opposent aux desseins de Dieu font 6ciatcr la puissance par laquelle indépendamment de to!lte autre chase, il accomplit les , promesses qu'il a faites à son Eglise" 21 • ,

En ce point, le relatif ration.alisme de Bossuet - réduire les prophètes comme autant d'annonces de l'unique miracle, celui de l'autoréférence de l'institution sacrée - Jaisse apparaître son fonds sceptique. Là apparaît l'a priori sceptique, celui-là même qui rend Bossuet si perspicace et qui lui interdit de se Jaisser prendre par la critique spinozienne et par l'argwnentatîon du T.T .P. V. Bossuet n'est donc pas un "cluétien rais onnable" : il demeure un dogmatique onhodoxe que son orthodoxie rend vigilant et rebelle à la pédagogie du T.T.P. Sans doute. si Spinoza avait pu lire le DH.U. amaitil développé l'argumentation qu'il eut à développer pour répondre à Albert Burgh, nouveau converti catholique. La position autoréférentielle de la "suite" de la religion est une forme de suggestion. et d'une suggestion efficace, puisqu'elle autorise le martyre. Mais cela ne prouve pas sa vérité. "Ce que voua ajoutez sur le consentement unanime rit, en tant qu 'à chaque inslant, il est conditionné par des causes motrices. Cet effort ii·est pas· libre arbitre, parce que r arbit."'e fait supposer une interruption de la loi naturelle de Ja causalité; et admettre tm "imperium in imperio" est la plus grande violation que rorgueil humain puisse infliger à la régularité et nécessité de la nature " 10 • Ainsi Labriola s•efforce-t-il de "reproduire le caractère de la déduction qui fait apparaître plus que n •importe quelle réflexion extérieure comment Spinoza ne sort pas de la sphère du naturalisme, de la considération des choses selon le principe causal" 11 • Genèse d •une genèse, reconstruction génétique chez Labriola de la genèse constitutive , anti-téléologique, antisubjectivi ste , chez Spinoza, de la modalité humaine, du "conatus". Vérita ble énergie de l'exister. chaque "conatus" est "actualité d'une chose particulière, indéfinie comme telle. produite à se définir et à finir sous l'action des autres choses dans la commWUluté desquelles il existe, et avec les quelles il forme le "nexus irûmi" 12 • La déduction-genèse dissout l'apparence bien fondée et efficace qu ' une fonne de vie produit d'elle-même sur elle -même en se fétichisant contradictoirement à la fois comme libené inconditionnée et comme fin inscrite dans un monde système de fins; elle reproduit le commencement obligé du "conatus" dans l'ignorance et l'imagination, et produit dans l'immanence une forme de vie où le "conatus " se libère en réalisant l'inversion tendancieJle et progressive , progressiste, des rapports entre âme passive et âme active. Et cela tout en demeurant dans le système des causes et effets 13 •

O n sera frappé par le caractère dynamique , processuel _de cette recons truction. C'est, peut-on supposer, que le Spinoza labriolien est ici compris non pas selon un hégélianisme dogmatique, mais dans une peISpective qui valorise des aspects de la dialectique hégélienne . Critique du subjectivisme , lien fort entre processus éthique et processus logico-philosophique, détermination du réel comme procès de connexions, tous ces éléments sont hégéliens . Mais Spinoza n'est pas inséré dans une systématique hé gélienne. Car ces éléments forment une configuration spécifique , particulière, ceJle-là même qui ne s'inscrit pas dans la filière Descartes-Kant, celle-là qui réalise "une victoire complète sur tout présupposé de transcendance" 16 , en deçà duquel on ne peut penser , et qui conse:rve sa valeur permanente de "critique préparatoire pouvant engager vers le juste concept de la liberté" 17 • Si Labriola en quelque sort e n'a jamais pensé en deçà de Spinoza, si son Spinoza a quelque chose d •liégélien , c 'est que Labriola ne pense pas non plus en deçà de Hegel. Mais cet hégélianisme ne prend jamais la fonn e du système . Et ici est fort camctéristique la manière dont le "sys tème " spinozien est en définitive compris . Non pas comme une encyclopédie unissant métaphysique, gnoséologie, anthropologie, .etc ... Mais comme une fonne d•arti culation théorique originale , à la fois ouverte sur un processus en cours , celui de l'éthici sation. et dotée d 'tme dimension expérimentale . La métaphysique de Spinoza - que Labriola concentre autour de ia transition ontologique puissance substantielle infinie/puissance modale finie - ne commande pas l'éthique proprement dite comme son application. L 'onto-cosmologie s ' immédiatise dans . le savoir spécial de la théorie des passions et du processus éthique. Le "système" libère une puis sance constructive, expérimentale, en ce que la continuité du lien causal ontologique s 'expli cite dans une pluralité de registre s causaux , dont celui de la puissance modale humaine, avec ses "s.avoirs" propres comme la théorie des affects . La philosophie n 'est pas tm super-savoir de surplomb ou de fondement ultime ; elle construit de manière tmnsversale un espace commun - celui d'une même productivité ni téléologique ni subjective - où s'articulent intérieurement l'une à l'autre puissance cosmologique et puissance éthique. La théorie des passions est coeur d'un système où la "causa sui " du processus naturant se donne et se constitue dans la multiplicité de processus, objets de savoirs propres, y inclus le processus d'éthicisation du mode humain . Bref, Ja spécificité de l'objet de !'Eth ique , le processus d •éthicisation. est liée à la spécificité d 'une phllosophie qui implique une liaison à une multiplicité de "savoirs" distincts, tout aussi "essentiels" que l'ontologie préswnée fondatrice . Spécificité de la méthode et de l 'objet, spécifi cité du lien philosophie/sciences. tels sont les points sensibles que fait apparaître le "talent reconstructif' ' du jeune Labriola, si soucieux du particulier, si méfiant à l'égard des enchaînements préfabriqués -, si objectiviste enfin .

3. Ainsi une méthode non spéculative parvient à reconstruire une genèse non spéculative du processus d'étlùcisation de la "cup{ditas" humaine. saisie comme système relationnel au sein d'un système de relations conditionnelles. La réalité est le processus complexe de son autoproduction. sans aucun but absolu; et ce procès se manifeste, s'exprime dans le procès de ta naturàtion humaine. La genèse théorique reproduit la genèse effective e t contribue à la produire, car la connaissance des fonne et des mécanismes de la "cupiditas" devient un instrument que celle-ci peut a pproprier. s'affecter conune affect. Elle intervient comme moment durablement critique et formateur dans la "lutte entre le vouloir" tel qu 'il se manifeste comme "cup iditas" conditionnée par les représentations reproduisant les affections du co1ps, c•est-à-dire âme passive. et la cupid itas conune désir de l'âme d•être cause adéquate de ses affects. c'est-à-dire désir de plus de perfection 14 • La reconstruction de la théorie des pa'!!Sions saisit la puissance ,morphogénétique de la genèse spinozienne: le processus d'éthicisalion n'est pas achevé, et la connaissance qu'il prend de luimêm e intervient dans sa · powsuite qui est une reproduction élargie . Le moment anti-spéèulatif est lié à l'ouverture d'une genèse inachevé, procesms en cows. s'aut-ire sur le fétiche ! Le savoir est pour nous un besoin qui se produit empiriquement, se raffine et se perfectionne, se corrobore de moyens et de techniques comme tout autre besoin L' e xpérimenter est un croître; et ce que nous appelons progres de l'esprit n'est qu'une accumulation des énergies du travail" 41 • A chaque moment du procès lûstorique, il s'agit de "contempler" les fonnes encore immédiates du vivre (animal) où se configure "la production de soi de l'homme" pour saisir ce qui est en tourment, en

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Labriola devant Spinoza

Labriola devant Spinoza

genèse dans ces formes, pour passer de ce vivre encore animal à "la h'berté parfaite qui est le communisme" 42 •

non cet être fabuleux que l'on appelle la félicité, mais le développement nomial des aptitudes : étant donné les conditions favorables, naturelles et sociales, ces aptitudes font que la vie se trouve elle-même la raison de son être et de son explication. C'est ici le commencement de cette sagesse qui seule peut justifier l'étiquette d "' homo sapiens'"' 45 • La sagesse spinozienne est donc condition et forme de la reproductibilité du savoir de la praxis, c'est-à-dire "du travail si intégralement compris qu'est implicitement présent le développement proportionné et proportionnel des aptitudes mentales et des aptitudes opératoires" 46 • Mais elle est aussi en une certaine manière produit durable, inurianent., du processus de formation de l'espèce dans cette praxis et elle est donc dotée d'une valeur pennanente. L'héroïsme spinozien n'est pas celui du seul "sapiens" deveIWS "militans" dans la lutte pour la vie, contre l"'ignorantia" et l'"imaginatio". Labriola n'exclut pas qu'il devienne "vertu minuscule de tous les jours" 47 , Si le matérialisme historique montre que le "devenir, c'est-à-dire l"éVC>lution est bien réelle, est la réalité même (comme est réel le travail qui par la production de soi de l'homme assure ce passage de l'immédiateté du vivre (animal) à la liberté parfaite (le communisme)" 48 ), il montre que l'homme communiste s'anticipe dans ce "sapiens militans" : dans une société où "la nécessité de travailler au service de la collectivité et l'exercice de la pleine autonomie personnelle ne forment plus antithèse, mais apparaissent comme une même chose", là tous les hommes seront capables de développer leurs aptitudes productrices et de surmonter les fétichisations dues à l'imagination et l'ignorance. Le processus d'éthicisation n'est plus alors préparation et anticipation abstraite du procès génétique de l'espèce dans et par la praxis : il devient une de ses formes, sa condition et son but enf'm réellement possible. Mais le possible d'une universalisation de la sagesse spinozienne - cette espèce de "transhumanation", dit Labriola -. est placé sous la responsabilité de l'action des sages actuels, de ceux qui. comprennent le procès hlstorique selon le matérialisme historique. Ceux-là savent que vie = travail et que "le travail qui est la prémisse la plus haute de r existence humaine est devenu le titre qui autorise la sujétion du plus grand nombre d'honunes" 49 • Ceux-là "en atter.dant que dans une future humanité d'hommes transhwnanisés (transumanati) l'héroïsme de Spinoza devienne la vertu minuscule de tous les jours", continueront à user de la philosophie et de la philosophie de la praxi s comme "instrument critique". qui "serve, comme dirait précisément Spinoza, à vaincre l' imaginatio et l' ignorantia". La sagesse spinozienne - le savoir du processus d'éthi c isation - continue à agir comme savoir du procès génétique de l'espèce qu •elle prépare, dont elle e st une condition, et qui l ' éclaire aussi en retour pour se voir assigné comme but immanent possi du matérialism e historible, sans téléologie. Ainsi l'auto-compréhension que comme philosophie de la praxis se développe-t-elle se lon le même

De ce point de vue la "science" du processus d'éthicisation et celle du procès de genèse de l'espèce par et dans la praxis mobilisent la même configuration unissant philosopher critique, sciences empiriques, tendance moniste, procès de la vie et de ses formes. Le matérialisme historique doit toujours se développer comme "instrument critique", c'est-à-dire "servir par rapport à la science à maintenir la clairvoyance des méthodes Connelles et des procédures logiques, et par rapport à la vie, à diminuer les obstacles qu•opposent à rexercice de la libre pensée les projections fantastiques des affects et des passions, des craintes et espérances, bref, comme le disait Spinoza, vaincre l'imaginatio et l' ignorantia" 43 , lesquelles "lient les destins si purement pro~es de la vie quotidienne banale aux (imaginaires) forces transcendantes" 4 •

SAGESSE SPINOZIENNE

ET PROCES IIlSTORIQUE LABRIOLA

SELON

Le Labriola marxiste en anive ainsi à indiquer comment lever la contradiction entre .le spinozisme comme monisme dogmatique liée à une théorie métaphysique de l'intuition de la substance et le spinozisme critique comme théorie morphogénétique de la genèse de l'individuation humaine. Le sage Spinoza réinvestit sans cesse le savoir du mécanisme passionnel dans l'effectuation de l'inversion entre servitude et libération. Il ne s'abstrait pas du tout et de ses fonnes pour le saisir une· fois pour toutes. Cette "vue" du procès d'individuation comme. fonne différentielle du procès cosmique intervient comme · élément de réeffectuation de ce procès. Le lien vie/formes/savoirs exige la critique de toute fétichisation de formes particulières, il appelle l'usage de cette critique comme instrument de promotion de la vie et comme expérimentation de. nouvelles formes et de nouveaux sa'voiJrs. Cette détermination formelle vaut pour penser le lien travaîVfonnes/savoiIS propre au matérialisme historique. La "sagesse" n'est que l e courage de la connaissance critique au service de-lavie contre les fétiches; elle se donne le spectacle de ses victoires et immédiatise cette vue aux tâches encore en cours. Elle est cet héroïsme qui est immédiat au procès du réel et à son savoir. "Chaque homme, par sa sbucture physique et sa position sociale est conduit à une espèce de calcul hédonistique, à mesurer ses besoins et les moyens pour les satisfaire; et enfin, par nécessaire conséquence, il en arrive à apprécier d'une manière ou d•une autre les conditions de la vie et le prix de la vie en son ensemble". Le processus de fonnatlon hwnaine par et dans la praxis enveloppe le processus d'éthicisation; car la sagesse que peut produire ce dernier "se towne vers l'étude (prosaïque) des moyens nécessaires pour atteindre. 180

181

Labriola devant Spinoza

Labriola devant Spinoza

rythme souterrain que la .comprehensioa de l 'Ethique comme philosophie de la vie, de ses formes, de savoirs. L'une sert d"'emendatio intellectus" permanente pour la compréhension théorique de l'autre; et cette dernière donne à la première son terrain concret, le terrain artificiel de la praxis objectivé de manière naturaliste en ses formes, critiqué en ses fétiches. Toutes deux s'entre problématisent et s'inter-déf"missent sans se fixer à un camp philosophique prédétenniné. "De la vie à la pensée, et non de la pensée à la vie. Tel est le procès réaliste. C'est celui qui va du travail qui est connaître opérant au connaître comme théorie abstraite, et non pas de celle-ci à celui-là'.so .

10. Idem, p. 108. Spinoza "ellclut de la sphère de la considération philosophique comme produits de la connaissance inadéquate et imaginaire les principes du libre-arbitre et de la finalité" (p. 107).

ses

11. Idem., p. 107. 12. Idem, p. 69-70. 13. Idem, p. 75. 14. Idem, p. 110. ''L'affect de la connaissance doit être assez puissant pour vaincre tous les antres. Cette histoire ne s'accomplit pas d'un coup, mais elle est difficile, lente et aussi naturelle. Elle n'est pas un d6veloppement parce qu'elle ne consiste pas à aller du présupposé de la fin à la fin., mais une simple conséquence qui a sa condition positive dans la lutte entre le vouloir et l'expression de la connaissance adéquate" (ibidem). 15. Idem, p. 111.

NOTES 1. Antonio LABRIOLA,

La concezione materialistica della storia; introdu:uone di Eugenio Garin-Latcrza. Bari, 1969, p. 214. Ces tC1JT1essont littéralement repris d'une lettre adressée à F. Engels en 1892 dans laquelle Labriola faisait le récit de sa propre histoire intellectuelle et politique. 2. Antonio LABRIOLA, Scritti e appunti Z'll 7.eller e Spinoza, 1862-1868. A cura di Luigi Dai Pane, Feltrinelli. Milano, 1959, p. 51. On peut confronter le texte publié avec les notes de lecture prises par Labriola sur l'ouvrage de K. Fischer, p. 183. 3. Antonio LABRIOLA, Scrilti ... cit., p, 127. C'est Aldo ZANARDO qui a attiré l'attention sur cette vigilance méthodologique du jeune Labriola dans son étude importante de 1959, Il prûno Labriola e Spinoza, reprise dans Filosofla e Socialisrno. Editori Riuniti, Roma, 1974. Voir, plus récemment, dans un sens plus hégélian, mAGIO DE GIOVANNI, "Spinoza e Hegel: l'oggettivismo di Antonio Labriola" in Il Centauro n° 9, 1983. Napoli, p. 26 sqq.; et enfin Paolo CRISTOFOLIDII, "Labriola e Spinoza", in Paradigmi, n° 5. Bari, 1984. A noter que le texte cité appartient à la conclusion non publiée du mémoire, lequel s'achève par une remarque concernant la question de la liberté. 4. Antonio LABRIOLA, Scritti... cit., p. 51 Préface. 5. C'est P. Cristofulini (voir not e 3) qui a attiré l'attention sur le parallèle Shakespeare/Spinoza. Ce parallèle n'est pas repris dan s le "mémoire" définitif. Il est ex:;>lic ité dans l'ébauche de préface. Le philosophe et le dramaturge ont l'un expliqué, l'autre mis en scène l'homme moderne qui "cherche en soi le point de départ et le terme de la solution". ''Le véritable découvreur de ce nouveau monde Colomb. -s-iît-·tmuver du co usdeux aspects : 1) celui de la naturalité radicale de l'homme qui pour "faire" l'histoire doit produire les moyens satisfaisant ses besoins. Les individus réels sont les présupposés réels, et leur "praxis" commence toujows dans des conditions naturelles qui pour une part sont "toutes prêtes", non pro23 duites par eux • 2) Celui de la naturalité des rapports de production dans le ur lien à la naturalité de base. Tout se passe comme si Marx conjurait le risque d'un idéalism e de la pratique-sujet, le danger de la praxis conune principe métaphysique, en comprenant le procès de production dans les détenninée et finie. "Si les catégories de la modalité psycho-physique, hommes ont une histoire, c'est qu ' ils doivent produire leur vie, aécessité qu'ils accomplissent d'une manière déterminée; leur organisation physique le leur impose; il en est de même en ce qui concerne la conscience "24. C' es t cette conception modale du procès de produ ction qui empêche la théorie de l'histoire, la théorie des modes de production, de s'idéaliser en philosophie de l'histoire; c'est elle qui marque la diifférence avec l'interlocuteur philosophique permanent de Marx, à savoir Hegel. On peut cenes estimer que la théorie de l'histoire demeure une téléologie de la nécessité produisant la liberté, et que cette téléologie est inscrite au coeur même de l'idée de production, cet équivalent du "concept" . Mais il est de fait que Marx lui-mêm e récuse la philosophie de l'histoire, le grand

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Le marxisme

Le marxisme

au miroir de Spinoza

récit des fins dernières.· en thématisant. de manière implicitement spinozienne. c'est-à-dire causale. la ·linûte de dépendance et d'extériorité que le matérialisme dur impose au matérialisme de la pratique, lorsque celui-ci se laisse séduire par les garanties füialistes. Un spinozisme muet agit dans la théœie des niveaux d'objectivité - cette théorie de la nécessité incluant la nécessité d'un moment de la liberté dans la nécessité. Il intervient dans le règlement inachevé de la dette contraetée par Marx envers Hegel. philosophe de la réconciliation finale de l'esprit objectif et de l'esprit absolu. Un matérialisme serni-spinozien non thématisé critique l'illusion idéologique des assurances propres à la philosophie de l'histoire. et limite la tendance à l'idéalisme de la praxis. Et ce matérialisme naturaliste et causal ne tombe pas sous les critiques du matérialisme invalidé comme philosophie de la société civile-bourgeoise. Ces conjectures sont, nous espérons l'avoir établi, soutenables. Mais elles sont notre fait. Cette rectification, dam le sens d'un matérialisme naturaliste-critique, de l'idéalisme immanent à la praxis-sujet, reste partielle. non réfléchie. Tout se passe comme si le retour de Spinoza était à la fois esquissé et düféré, commencé et retardé indéfiniment. Cette situation est l'index d'un problème irrésolu qui est celui-là même de la suucture théorique de la conception marxienne de l'histoire, et de son rapport à la conception hégélienne. Des rencontres théoriques sont possibles, elles sont esquissées, mais elles avortent, comme si Marx redoutait d'aller plus loin. C'est ainsi que l'on pourrait enfin signaler le silence de Marx sur des "topoi" spinoziens bien proches des siens : rien n'est dit sur la dénonciation du libre-arbitre comme hypothèse occulte, sur la critique de la conscience comme lieu de l'illusion constitutive, rien sur la critique spinozie..,me des prejugés religieux et moraux, thèmes que Marx rencontre à sa mruûère lorsqu'il critique les formes phénoménales, et leurs apparences idéologiques, qui représentent et mystifient tout à la fois, la structure de l ' être social capitaliste (le fétichisme de la man:handise, celui du capital, l'illusion de la liberté du contrat salarial). Ces silences ne sont rompus qu'épisodiquement lorsque Marx recourt à des citations obligées de Spinoza , fonctionnant comme autant d'invitations à avancer dans le procès de connaissance : ainsi en va-t-il pour la fameuse formule selon laqu elle "le recours à l'ignorance n'est jamais un argument"; ou encore pour le rappel histori~ du traitement de "chien crevé" réservé à la fois à Spinoza et à Hegel 5 . Ou encore, Spinoza est nommé lorsque l'exposé de la criti que de l'économie politique et de ses catégories rencontre des noeuds dialectiques : ainsi en va-t-il pour l'adage "omnis determinatio est negatio" qui n'est pas néanmoins thématisé. Mais ces références sont comme des ellipses et creusent un vide à la mesure de la question posée. Tout se passe comme si un spinozisme non réfléchi intervenait, doté d'une fonction critique non vraiment sollicitée par rapport à la domination de la réféI"ence hégélienne. Spinoza constitue comme une puissance théorique

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de réserve qui n'est pas mobilisée ex professo. Nous so~s nés à prendre la responsabilité d'une inteIJ)rétation.

ici condam-

LES AVATARS DE SPINOZA DANS "LE MARXISME ORTHODOXE". PLEKHANOV.

Ces lacunes apparaîtront dans le cours de l'histoire du mairxisme, lors de ses crises. A titre d'exemple non exhaustif - cette histoire reste à écrire -, nous pouvons isoler deux moments importants concernant la recherche problématique des assises philosophiques du marxisme et la définition des catégories essentielles de la dialectique matérialiste, deux moments qui permettent de faire le lien entre l'élaboration théorique des marxismes de la Seconde Internationale et ceux de la .Troisième. Il s'agit de l'usage de Spinoza dans ce que l'on appelle la conception matérialiste et dialectique du monde, ancêtre du matérialisme dialectique, et, d'autre part, de la critique "ante litteram" de cet usage effectuée par le marxiste italien Antonio Labriola.

A la fin du XIXème siècle, certains mantistes sont confrontés à la nécessité de. définir la philosophie immanente à l'oeuvre de Marx. Certains voient dans la critique de l'économie pollitique et dans la conception matérialiste de l'histoire une science "neutre" des processus historiques qui exige une fondation philosophique : cette fondation est assignée à l'éthique. et celle-ci est de type kantien (c'est la thèse de E. Bernstein, le père du révisionnisme, mais aussi de socialistes néo-kantiens comme K. Vorllinder, et des austro-marxistes, tel Max Adler). D'aunes refusent cette rupture de l'unité de la pensée marxienne. Us affirment, à m suite du Engels de 'TAnti-Dühring" (1877), du "L. Feuerbach et /afin de la philosophie classique allemande" (1886), l'auto-suffisance théorique de ce qui devient alors "le marxisme", cette auto-suffisance étant recherchée dans la fusi on des théo ries matérialistes et de la dialectique définie comme logique des proce ssus et de leurs contradictions objectives. C'est dans !'oeuvre de ces marxistes orthodoxes - tel G . Plekhanov pour la Russie - que Spinoza fait retour. Ce retour a pour fonction d'empêcher l'intégration de la conception matérialiste de l'histoire dans un projet éthique néo-kantien26. Tout se joue sur l'élaboration de Engels, sur ce que ce dernier nomme le matérialisme dialectique dans "L . Feuerbach et la fin de la philosoph ie classique allemande". Engels ne cherchait pas à élaborer une "Weltanschauung" matérialiste, mais à rendre pensables simultanément sciences de la nature et "science" de l'histoire, dans une perspective politique; il cherchait à évir.er la scis: sion entre la pensée naturaliste et la pensée matérialiste-historique l'Anti-Dühring ne prend une forme encyclopédique que paice qu'il se situe sur un terrain imposé par son adversaire qui dans son système séparait science de la nature et théorie de l'histoire. Il c herche un concept unitaire 195

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de science pour recomposer ~e dualisme qui sépare le prolétariat de la double appropriation des sciences de la nature et de la critique de l'être social capitaliste. La dialectique de la nature avait deux tâches : montrer que les résultats des sciences naturelles peuvent être interprétées dialectiquement, et que la dialectique de la nature saisie en son objectivité (processuelle) implique une confinnation des prétentions théoriques de la dialectique historique. A cet effet, Engels tendait, dans une perspective hégélienne, à intérioriser le procès historique aux procès naturels que ce procès historique s'approprie tout en se situant en leur sein, et à montrer que les déterminismes de la nécessité naturelle et de la nécessité historico-sociale produisent dans l'ordre social-historique la possibilité d'un royawne de la liberté. Mais ne disposant pas, ou plutôt plus. de la catégorie de l' Absolu et de son auto-conscience, ni de celle de théorie comme autocontemplation de l' Absolu, Engels ne pouvait néarunoins accepter cette conception de la théorie. En effet, en tant que marxiste il ne peut se donner comme acquis l'achèvement du processus de la liberté comme autodétermination sociale, ni penser ce procès comme automédiation de l'être .et de la pensée. Engels accepte la dialectique en tant que méthode révolutionnaire énonçant la dissolution de tout ce ql.lÎ est stable et définitif dans des processus et il critique le système hégélien comme mouvement de de. l' Absolu, culminant dans l'auto-aliénation vers l'auto~reconnaissance une philosophie dogmatique de ta connaissance absolue. Mais cette élaboration reste contradictoiœ: d'une part, Engels expulse la philosophie.hors de l'étude de l'histoire et de la nature, s'en remettant aux sciences pour l'étude de ces domaines. D'autre part. il maintient une version de la philosophie comme science d.es lois de la pensée, comme logique et dialectique. La première voie fait de la dialectique une simple méthodologie; la seconde mène à une élaboration de la théorie de la connaissance définie comme reflet "Abbild''). "La dialectique se réduit .à la science des lois générales du mouvement, aussi bien du monde extérieur que de la pensée humaine, deux groupes de lois qui sont dans la substance identiques, mais