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Zitiervorschau

TENTATIVES DE COMPRÉHENSION des 10 premières propositions de l’Éthique de Spinoza

Mémoire

Rémi Laroche

Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Rémi Laroche, 2015

RÉSUMÉ Ce mémoire, intitulé Tentatives de compréhension des 10 premières propositions de l’Éthique de Spinoza, se présente comme une démarche de lecture ayant pour but de réussir à produire la claire connaissance du texte de Spinoza à partir des critères de vérité de sa philosophie. Cet effort de compréhension est mené grâce à l’analyse des effets sur l’esprit du lecteur des dix premières propositions de l’Éthique de manière à utiliser les obstacles et les difficultés rencontrées pour progresser dans la connaissance.

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TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ ........................................................................................................................................... iii NOTES PRÉLIMINAIRES .............................................................................................................. vii INTRODUCTION .............................................................................................................................. 1 Tentative de compréhension de la proposition 1 ............................................................................... 21 Tentative de compréhension de la proposition 2 ............................................................................... 31 Tentative de compréhension de la proposition 3 ............................................................................... 41 Tentative de compréhension de la proposition 4 ............................................................................... 53 Tentative de compréhension de la proposition 5 ............................................................................... 65 Tentative de compréhension de la proposition 6 ............................................................................... 77 Tentative de compréhension de la proposition 7 ............................................................................... 85 Tentative de compréhension de la proposition 8 ............................................................................... 93 Tentative de compréhension de la proposition 9 ............................................................................. 101 Tentative de compréhension de la proposition 10 ........................................................................... 109 CONCLUSION ................................................................................................................................115 Habitudes de pensée .....................................................................................................................115 Comprendre ce qu’on ne comprend pas .......................................................................................119 Réfléchir les effets du texte sur soi et penser hors du texte ........................................................ 121 Désir de connaître ....................................................................................................................... 127 APPENDICE ................................................................................................................................... 129 BIBLIOGRAPHIE .......................................................................................................................... 135

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NOTES PRÉLIMINAIRES J’étais deleuzien, ou en tout cas, en tant qu’artiste peintre, j’utilisais la philosophie de Deleuze pour nourrir ma pratique artistique. Si j’ai cessé de peindre c’est parce que je me suis passionné pour l’enseignement de la philosophie au collégial. Par contre, si j’ai cessé de chercher à m’inspirer des œuvres de Deleuze, c’est parce que je me suis mis à lire Spinoza. Ma première rencontre avec les idées du philosophe hollandais a pour origine les livres de Deleuze intitulés, Spinoza et le problème de l’expression ainsi que Spinoza Philosophie pratique. J’ai aussi lu, à cette époque, les textes qui avaient pour titre, Spinoza et la méthode générale de M. Gueroult et Préface à l’anomalie sauvage d’Antonio Negri. J’avais aussi l’habitude d’écouter Spinoza : immortalité et éternité, un CD édité chez Gallimard dans la collection à voix haute. Je me souviens que j’aimais peindre en entendant Deleuze parler des «rapports de convenance entre notre corps et les corps extérieurs», car, en tant que peintre, j’étais extrêmement sensible au problème des affects. Cette question représentait mon principal sujet de réflexion, j’y puisais toutes sortes d’idées pour inventer des procédés d’expression picturale que je mettais à exécution pour mener mes recherches en peinture. La connaissance des affects était aussi le fil conducteur que je privilégiais pour étudier ce type d’invention chez mes peintres préférés : Cézanne, Klee, Vélasquez, Bacon, Pollock, Riopelle. Quelques années plus tard, une fois familiarisé avec certains aspects de l’Éthique, j’y référai à nouveau pour comprendre les raisons qui expliquent l’expression de la joie dans l’art populaire. Ce qui m’intéressait, concernant le problème de la connaissance des affects, c’est la relation entre corps et idées, sensations et conceptions, entre ce qui passe à partir de la formation de représentations et le développement d’une réelle capacité d’expression, donc entre le fait de sentir et de comprendre de manière à apprendre comment exprimer la vie implicite à la relation entre ce qui affecte un sujet humain et ce qu’il arrive à créer comme œuvre d’art. C’est ainsi que je voyais les choses, influencé bien évidemment par la philosophie de Deleuze, pour qui le problème de la vitalité est central. Dans chacun de ses livres, son effort est constant pour libérer le désir et les pulsions afin que la vie puisse s’exprimer. Mais, dès lors que la connaissance des affects est associée à l’augmentation de notre capacité à agir, à vivre, à s’exprimer et à exister, Deleuze l’a

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clairement vu, la portée éthique des questions qui surgissent nous renvoie à nous-mêmes.1 Or une fois renvoyé à soi-même, les choses commencent à changer. Quelles choses? Premièrement le type de question posée. Par la suite, à travers la question, ce qui change c’est aussi ce que nous désirons connaître. Et, partant de la transformation du désir de connaître, change encore la manière de connaître. Avec Deleuze, suivant sa façon de penser, je réfléchissais l’œuvre à faire, c’est-à-dire ce que je pouvais créer comme moyen d’expression, alors qu’à la lecture de Spinoza, je me suis mis à réfléchir, beaucoup plus concrètement, c’est-à-dire directement sur le plan de ma propre vie affective, pour essayer de trouver comment passer de la passion à l’action. Or, dans le contexte de la mise en pratique de la philosophie de Spinoza, la logique de l’expression n’est plus la même, car l’œuvre et les actions humaines n’ont plus pour fonction d’exprimer un point de vue subjectif, mais bien ce qui suit de l’ordre de la nature à même la constitution de ce point de vue. Comprenant cette exigence, je suis donc passé d’un effort de création reposant sur l’exploration littéraire et imaginaire des agencements conceptuels dans l’œuvre de Deleuze, à l’effort de rationalisation des idées déduites par Spinoza. Ce changement d’habitude et d’attitude a son importance pour bien comprendre la démarche que j’ai privilégiée, car c’est par lui que s’explique le type d’analyse développée dans les Tentatives de compréhension des dix premières propositions de l’Éthique que vous allez lire. Il y a une énorme différence entre le fait de reprendre les idées de Spinoza pour les utiliser hors du contexte déductif de l’Éthique dans un processus de création et le fait de chercher à comprendre et à réfléchir en quoi et par quoi elles sont vraies. La différence est tout aussi notable entre produire un commentaire de l’Éthique qui consiste à décrire le système philosophique de Spinoza pour 1 «Il y a bien une philosophie de la «vie», écrit Deleuze, chez Spinoza : elle consiste précisément à dénoncer tout ce qui nous sépare de la vie, toutes ces valeurs transcendantes tournées contre la vie, liées aux conditions et aux illusions de notre conscience. La vie est empoisonnée par les catégories de Bien et de Mal, de faute et de mérite, de péché et de rachat. Ce qui empoisonne la vie, c’est la haine, y compris la haine retournée contre soi, la culpabilité. Spinoza suit pas à pas le terrible enchaînement des passions tristes : d’abord la tristesse elle-même, puis la haine, l’aversion, la moquerie, la crainte, le désespoir, le morsus conscientiae, la pitié, l’indignation, l’envie, l’humilité, le repentir, l’abjection, la honte, le regret, la colère, la vengeance, la cruauté… Son analyse va si loin que, jusque dans l’espoir, dans la sécurité, il sait retrouver cette graine de tristesse qui suffit à en faire des sentiments d’esclaves. La vraie cité propose aux citoyens l’amour de la liberté plutôt que l’espoir des récompense ou même la sécurité des biens; car «c’est aux esclaves, non aux hommes libres, qu’on donne des récompenses pour leur bonne conduite». Spinoza n’est pas de ceux qui pensent qu’une passion triste ait quelque chose de bon. Avant Nietzsche, il dénonce toutes les falsifications de la vie, toutes les valeurs au nom desquelles nous déprécions la vie : nous ne vivons pas, nous ne menons qu’un semblant de vie, nous ne songeons qu’à éviter de mourir, et toute notre vie est un culte de la mort.» (DELEUZE, Gilles, Spinoza Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, P. 40.)

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reproduire sa structure logique ou l’image de son ontologie et savoir comment connaître la liberté de l’esprit à partir de la connaissance des affects.2 Cette exigence Deleuze la met en relief, il la perçoit et j’aurais même tendance à penser qu’il cherche à créer des œuvres qui peuvent se comprendre comme l’un de ses effets, mais je crois que ces effets sont médiatisés et traduis par sa propre conception de la philosophie qui considère le concept comme une sorte de chose qui s’actualise en soi, comme si les idées n’avaient pas à être distinguées entre celles qui proviennent de la raison, de l’imagination et de l’intuition que la pensée ressaisit comme attribut d’une substance, mais entre ce qui s’exprime comme désir de vie.3 En ce sens, l’actualisation des choses en devenir qui prennent forme sur ce qu’il nommera «le plan d’immanence», se fait sur un fond d’horizon ouvert à la création de concepts.4 Pour Deleuze, «Le plan d’immanence n’est pas un concept pensé ni pensable, mais l’image de la pensée, l’image qu’elle se donne de ce que signifie penser, faire usage de la pensée, s’orienter dans la pensée…» 5 Dans le spinozisme la pensée est chose

2 «Une idée adéquate en nous, écrit Deleuze, se définirait formellement comme une idée dont nous serions cause; elle serait cause matérielle et efficiente d’un sentiment; nous serions cause adéquate de ce sentiment lui-même; or un sentiment dont nous sommes cause adéquate est une action. C’est en ce sens que Spinoza peut dire : «Dans la mesure où notre esprit a des idées adéquates, il est nécessairement actif en certaines choses, et dans la mesure où il a des idées inadéquates, il est nécessairement passif en certaines choses»; «Les actions de l’esprit naissent des seules idées inadéquates.» Dès lors, la question proprement éthique se trouve liée à la question méthodologique : Comment arriverons-nous à être actifs? Comment arriverons-nous à produire des idées adéquates?» DELEUZE, Gilles, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit, 1968, P. 201. 3 Dans Qu’est-ce que la philosophie, Deleuze et Guattari écrivent que : «Les philosophes ne se sont pas suffisamment occupés de la nature du concept comme réalité philosophique. Ils ont préféré le considérer comme une connaissance ou une représentation données, qui s’expliquaient par des facultés capables de le former (abstraction, ou généralisation) ou d’en faire usage (jugement). Mais le concept n’est pas donné, il est créé, à créer; il n’est pas formé, il se pose lui-même en lui-même, auto-position. Les deux s’impliquent, puisque ce qui est véritablement créé, du vivant à l’œuvre d’art, jouit par là même d’une auto-position de soi, ou d’un caractère autopoiétique à quoi on le reconnaît. D’autant plus le concept est créé, d'autant plus il se pose. Ce qui dépend d’une libre activité créatrice, c’est aussi ce qui se pose en soi-même, indépendamment et nécessairement : le plus subjectif sera le plus objectif.» DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, P.16. 4 «La philosophie est un constructivisme, et le constructivisme a deux aspects complémentaires qui diffèrent en nature : créer des concepts et tracer un plan. Les concepts sont comme les vagues multiples qui montent et qui s’abaissent, mais le plan d’immanence est la vague unique qui les enroule et les déroule. Le plan enveloppe les mouvements infinis qui le parcourent et reviennent, mais les concepts sont les vitesses infinies de mouvements finis qui parcourent chaque fois seulement leurs propres composantes. D’Épicure à Spinoza (le prodigieux livre V…), de Spinoza à Michaux, le problème de la pensée c’est la vitesse infinie, mais celle-ci a besoin d’un milieu qui se meut en lui-même infiniment, le plan, le vide, l’horizon. Il faut l’élasticité du concept, mais aussi la fluidité du milieu. Il faut les deux pour composer «les êtres lents « que nous sommes.» DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, P. 38-39. 5 DELEUZE, Gilles, GUATTARI, Félix, Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, P. 39-40.

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pensante, c’est-à-dire «un attribut que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence» or son image ne pourra que lui être inadéquate. Sous l’influence de Deleuze et des commentateurs que je lisais, j’étais fasciné par les formules conceptuelles comme «on ne connaît pas ce que peut le corps», «l’homme est un empire dans un empire», par l’idée que chez Spinoza il y a dévalorisation de toutes les «passions tristes» et valorisation de la «joie» définie en tant qu’augmentation de la puissance d’agir, ou encore par l’affirmation énonçant que «la perfection et la réalité c’est la même chose». Dès lors que je retournais à la lecture des œuvres de Spinoza, j’observais une sorte de décalage entre les idées véhiculées, empruntées ou dérivées du spinozisme chez les principaux commentateurs français auxquels je me suis intéressé6 et le dépassement des difficultés que je rencontrais pour former ces idées en moi-même afin de les concevoir sans confusion, en toute vérité, certitude et évidence. Ce constat n’invalide pas ces différents commentaires de l’Éthique car ces idées peuvent-être utilisées pour guider nos actions en dehors du processus de leur genèse. Spinoza est explicite à ce sujet au début de l’appendice qui suit la quatrième partie intitulée De la servitude humaine, mais en réalité elles sont le produit de la méthode géométrique donc le fruit de déductions : «Ce que j’ai enseigné dans cette partie, à propos de la règle de vie correcte n’a pas été disposé de telle sorte qu’on puisse le voir d’un seul coup d’œil, mais je l’ai démontré en ordre dispersé, suivant la plus grande facilité que j’avais à déduire une chose de l’autre. Je me suis donc proposé de le recueillir ici et de le ramener à de grandes têtes de chapitres.»? 7 Mais toutes ces idées avec celles que nous pourrions arriver à créer par nos propres forces, nous pouvons aussi chercher à les connaître réellement, ai-je envie de dire, par voie démonstrative en respectant l’axiomatique et par voie réflexive en entendant pour chacun des concepts ce qui s’y définit et se donne. Ayant fini par privilégier cette voie, étant donné que j’en suis venu à désirer la liberté par la connaissance des affects que promet la pratique du spinozisme, au lieu d’essayer de créer une œuvre originale, j’ai décidé de chercher comment, suivant ce que Spinoza enseigne

6 J’ai lu Matheron, Gueroult, Alquié, Negri, Zourabichvili, Delbos, Moreau, Macherey, Ramond, Rousset et quelques autres avec passion, mais chaque fois que je retournais à l’Éthique, je remarquais le type de décalage que je décris entre ces ingénieuses constructions ou reconstructions du système de Spinoza et l’exigence de vérité que l’effort déductif, implicite à la méthode géométrique, tend à instituer. 7 Éthique, Partie 4, Appendice, P. 455-457.

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dans les scolies, «connaître les choses par leurs premières causes» en concentrant mon attention sur les dix premières propositions de l’Éthique.

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INTRODUCTION Que se passe-t-il, dans les faits, au moment de commencer la lecture de l’Éthique? Le lecteur de Spinoza ne se met pas à penser en prenant connaissance des définitions et des axiomes soumis à son attention. Il va de soi que tout lecteur de l’Éthique a vécu et réfléchi avant de chercher à comprendre l’enchaînement des propositions avec leur démonstration. Ce lecteur a déjà imaginé, senti et expérimenté une multitude de choses comme chacun de nous a appris à marcher, à saluer, à parler, à raisonner, à calculer, à être poli ou courageux ou pas. Il a des croyances, des préjugés et des connaissances, des certitudes et des inquiétudes; comme il maîtrise le langage, certaines notions ont déjà, pour lui, leur signification. Avant, pendant et après la lecture d’un livre, peu importe lequel, nous sommes vivants, animés par des désirs, habités par des sentiments, nourris par l’ambition ou généreux, tristes, joyeux, amoureux ou désespérés… Le lecteur de l’Éthique est comme n’importe quel individu, traversé par tout ce qui détermine une vie humaine, affective, somatique et biologique, il a chaque jour, au milieu de tout ce qui lui arrive, l’esprit occupé par des idées et le corps mobilisé par la rencontre d’autres corps. Il est en continuelle interaction avec son environnement comme avec lui-même. En fait, nous sommes tous, de bien des manières, affectés et agités par des causes extérieures, comme nous sommes aussi en partie conscients de ce que nous éprouvons, cherchant à nous adapter au monde physique, psychique et culturel, qui impose ses lois. Nous avons lu d’autres livres. Tel lecteur connaît et pratique peut-être par ailleurs une philosophie, un art, une science ou une religion. Il se peut même que son idée soit faite au sujet du dieu de Spinoza, du rationalisme, de la tradition cartésienne et de la question de la liberté. Nous ne sommes pas vierge au commencement d’un monde neuf, sans lumières et sans illusions au moment d’ouvrir l’Éthique. Comme il est naturel que nous percevions du mouvement il est tout aussi naturel que nous nous concevions à même l’ensemble des choses qui sont en mouvement. De ce point de vue, l’événement qu’implique la lecture de l’Éthique se présente à nous comme n’importe quel autre événement, une chose arrive, même si nous ignorons ce qui la détermine, pour ensuite produire des effets. Je décris la situation générale de tout lecteur pour bien marquer l’importance qu’ont nos habitudes de vie et de pensée lorsqu’il s’agit de comprendre, de

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connaître et de pratiquer la philosophie d’un auteur, des habitudes qui, soit feront obstacle au développement de nos tentatives de compréhension, soit leur seront favorables, soit seront elles-mêmes transformées. Comprenant que le lecteur de l’Éthique forme des représentations et que son rapport au réel est en grande partie imaginé, raisonné, construit, lié à des sensations et à des idées, structuré par une multitude d’habitudes, qu’il est projeté, conditionné et le plus souvent fantasmé, il est évident que c’est sur cet ensemble d’habitudes, déterminant des manières de sentir et de penser, qu’agira la philosophie de Spinoza. Quels seront les effets? Spinoza en a-t-il anticipé certains? Seront-ils contraignants ou libérateurs? L’idéologue produisant des arguments poursuit ses propres intérêts. Le théoricien produisant des explications tente de décrire objectivement ce qu’il perçoit. Le théologien interprète des signes. Le poète, inventant des métaphores et des récits, cherche à exprimer ce qu’il ressent. Qu’en est-t-il de l’Éthique? Quels sont les principaux effets que ce livre a sur ceux qui l’étudient? Et ce lecteur, qu’est-il en réalité? Comment reçoit-il ce que reproduit le langage de Spinoza? Quels sont ses buts? Dans quelle disposition d’esprit lit-il ce qui tombe sous ses yeux? Qu’est-ce qui l’anime? Quelles passions? Quels sentiments? Nous pouvons aussi nous demander quels jugements il porte sur lui-même. S’imagine-t-il sage ou ignorant? Est-ce au sens où Spinoza entend ces notions? Se prétend-il conscient de soi, de Dieu et des choses qui l’entourent, ou impuissant? Est-il fort ou mené par des appétits qui le détruisent? A-t-il l’âme satisfaite? Est-il libre? Se croit-il déterminé? Est-il ouvert, fermé, avide, comblé, malade ou en santé? Comment est-il? Comment pense-t-il? Est-il critique, sceptique ou crédule? Intellectuellement, comment se comporte-t-il? Il m’est évidemment impossible de répondre à la place des autres. Par contre, il m’apparaît clairement que mes propres réponses à ces questions ne sont plus les mêmes après avoir étudié et cherché à comprendre l’Éthique de Spinoza. Reprenons la figure du mouvement, permettant de décrire la situation du lecteur de Spinoza qui perçoit sa rencontre avec l’Éthique comme un événement se produisant au cours d’une vie, mais qui soudain agit sur celui qui lit. Tous les livres ont cet effet me direz-vous. Oui! Mais tous les livres ne transforment pas radicalement ces habitudes que nos manières de penser et de sentir expriment. Certains textes, ils ne sont pas rares, ne font que conforter et

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rassurer dans l’idée que nous nous faisions à propos de ce que nous pensons déjà ou cherchons à croire ou ressentons. Beaucoup de livres ne font que traiter des idées, sans les remettre en question, exactement comme elles circulent socialement. Beaucoup de livres sont sans réelles inventions! Faut-il donner des exemples? Tout bon lecteur, me semble-t-il, a eu l’occasion de s’en apercevoir. Or, contrairement à ces livres que nous comprenons aisément, j’ai envie de dire que nous comprenons naturellement, tant les idées développées le sont de manière convenue, l’Éthique de Spinoza est une œuvre exigeante. Personnellement, à l’usage, j’en suis venu à la conclusion que l’Éthique est un livre qui nécessite, pour être compris, que s’opère chez le lecteur la transformation de l’entendement que le mode d’exposition géométrique lui-même tend à instituer. Une lecture attentive des dix premières propositions de l’Éthique avec leur démonstration, montre que leur compréhension ne va pas de soi. Paradoxalement nous pourrions avoir tendance à croire que l’effort rationnel fourni par Spinoza pour démontrer l’Éthique selon un ordre géométrique en garantisse la compréhension. Nous pourrions croire que le caractère abstrait de ce type de démarche assure à lui seul, moyennant quelques apprentissages d’ordre théorique, l’acquisition des connaissances qui y sont contenues. Or il s’avère que même si les propositions sont appuyées par des démonstrations, des définitions, des axiomes et des scolies, comme dans un traité de géométrie, il est difficile de bien saisir ce que Spinoza affirme être capable de concevoir en toute clarté, vérité et évidence. En fait, si nous réfléchissons à ce que signifie avoir une idée claire et indubitable, nous comprenons que tout état de doute ressenti par le lecteur exprime nécessairement que ce dernier nage en pleine confusion. Ce sentiment est indéniable, si je doute, je ne peux être certain, donc l’idée que me donne à penser le texte de l’Éthique n’est pas saisie par moi sous forme d’évidence. À force de le relire, j’en suis venu à réaliser que le début de l’Éthique ne se comprend pas immédiatement, ni à la première lecture, ni d’ailleurs uniquement à la lecture de l’ensemble du texte. J’ai observé, bien que cette expérience soit particulière et subjective, que l’Éthique se comprend à la réflexion, autrement dit, par la saisie consciente des effets qu’a le texte sur l’esprit de son lecteur. Autrement dit le livre se comprend, c’est mon sentiment, si son lecteur prend connaissance des changements de perspectives et de perceptions que provoque en lui la relation entre l’appareil déductif du texte et l’ensemble des remarques que développent les scolies. Je pense que l’Éthique se

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comprend au fur et à mesure que s’opère chez le lecteur cette fameuse réforme, souhaitée par Spinoza, visant la transformation de notre entendement. Une transformation passant par la création d’un désir de liberté rendant l’esprit du lecteur disponible aux expériences prescrites, j’y vois un effet de la pratique de cette philosophie qui consiste à devenir soimême favorable à la maîtrise consciente de sa propre modification. L’Éthique disciplinerait le lecteur à se ressaisir à travers des sortes d’écarts, des trouées entre ce que nous pouvons former comme représentations. Ces représentations, prenant la forme d’images mentales, de raisonnements abstraits et d’intuitions vécues, donnent lieu à la possibilité de saisir ce qui ressemble à la connaissance d’un rapport de proportion, comme si à travers le jeu de la réflexion consciente des différences qui caractérisent ces différents modes de connaissance, était rendue possible la perception de ce qui se fait en nous, autrement dit de ce qui s’y définit. Le concept de proportion renvoie à la façon dont Spinoza s’inspire des mathématiques pour traiter de la connaissance. Je reconnais que cette idée nécessite des explications, mais j’y reviendrai en temps et lieu. Il importe simplement pour l’instant de comprendre que ce mode de perception et de conception des idées implique un effort d’intellection qui se comprend en acte à partir d’un point de vue subjectif au lieu de s’en tenir à la représentation abstraite d’une recherche descriptive des objets théoriques formant les différents termes d’une proposition.8 Je suis d’avis que ce changement d’attitude est nécessaire pour résoudre les paradoxes que l’approche théorique engendre. *** Avant de nous essayer au type de compréhension que me semble exiger l’Éthique, cherchons à voir s’il est vrai que les dix premières propositions résistent à une première lecture. Cherchons à voir s’il est vrai que l’ordre géométrique produit une sorte de choc cognitif plutôt que la claire connaissance de ce qui s’y trouve affirmé. Appuyons nous, pour ce faire, littéralement, sur le texte des dix premières propositions, leur démonstration ainsi

8 Les notes de bas de page dans les tentatives que vous lirez auront précisément pour but de montrer que les commentateurs qui ont guidé ma lecture n’adoptent pas de manière radicale cette attitude. J’aurai principalement recours aux commentaires de Pierre Macherey dans son Introduction à l’Étique et à ceux de Martial Gueroult dans son livre intitulé Spinoza pour développer ce constat. J’utilise ces deux auteurs premièrement parce que leurs lectures sont fortes et intéressantes, mais aussi parce qu’elles procèdent systématiquement et pas à pas, passant en revue l’enchaînement des dix premières propositions avec leur démonstration, exactement comme je le propose.

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que leurs références au corps des définitions et des axiomes de la première partie intitulée : De Dieu. Vérifions que ce qui semble évident pour Spinoza ne va pas, à la première lecture du texte, sans d'incontournables difficultés. Il me semble important de prendre conscience de cet état de fait avant d’envisager la possibilité qu’à partir d’un retour réflexif le lecteur de l’Éthique puisse transformer ses habitudes de pensée pour gagner en conscience, passant d’une forme d’ignorance à une meilleure maîtrise de son propre jugement et à la connaissance de la liberté de l’esprit. Il me semble intéressant de faire ce premier exercice pour nous familiariser avec le commencement de l’Éthique, car c’est à cette partie du texte que je consacre les Tentatives de compréhension, soumises à votre attention.9 L’affirmation de la première proposition est la suivante : Une substance est antérieure à ses affections. «C’est évident, écrit Spinoza pour toute démonstration, à partir des Définitions 3 et 5». La définition 3 se lit comme suit : «Par substance, j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former». Alors que la définition 5 énonce ceci : «Par manière, j’entends les affections d’une substance, autrement dit, ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette autre chose». En fait, pour que le lecteur puisse affirmer avec Spinoza que la première proposition est

une évidence, il faut que les définitions elles-mêmes lui apparaissent

comme des évidences. Or est-ce le cas? Comment peut bien être produit un concept qui n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former? Je vois bien qu’hypothétiquement et logiquement, une chose étant cause d’elle-même puisse être dite formée sans cause extérieure, mais puis-je réellement concevoir cette chose? Éprouvant cet état de doute, il est clair que je ne vois pas l’évidence dont parle Spinoza. Il m’apparaît difficile aussi de percevoir clairement que cette substance puisse être antérieure à ses affections du fait que Spinoza entend par mode ou manière les affections d’une substance, car là encore comment saisir l’objet réel de ce propos concernant une chose qui est en autre chose et se conçoit par cette autre chose? Peut-on réellement penser en même temps l’unité et la diversité? Logiquement je veux bien, mais ce désir n’est pas suffisant pour lever les doutes concernant la possibilité d’avoir une perception claire, évidente et sans confusion, de ce qui est affirmé dès le début de l’Éthique. J’ai besoin d’un exemple, pour lever cet état de 9 Vous trouverez en appendice les dix premières propositions de l’Éthique, leur démonstration ainsi que les scolies dans la traduction de Bernard Pautrat que j’ai utilisée.

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doute, or cet exemple ne peut venir, pour l’instant, que de mon propre effort de conception, un effort qui me permettrait de reproduire ce que Spinoza conçoit subjectivement. Or j’en suis incapable. Suis-je seul à douter ainsi? La difficulté rencontrée est-elle liée au caractère éminemment abstrait de ces notions? Ou bien est elle en lien avec la possibilité que Spinoza soit en train de conceptualiser et de nommer la réalité d’une substance qui n’existe pas. Poursuivons. La seconde proposition est la suivante : Deux substances ayant des attributs différents n’ont rien de commun entre elles. La démonstration de cette seconde proposition sera aussi dite évidente à partir de la définition 3. Pour Spinoza, comme chaque substance doit, par définition, être en soi et se concevoir par soi il est logique qu’une telle chose ne puisse pas être rapportée à une autre substance. Nous comprenons que la différence d’attribut rend caduque l’idée qu’elles aient des traits communs si la définition initiale s’applique de manière générale à toutes les substances. Mais, comme dans la remarque précédente concernant la proposition I, la cohérence logique de cette affirmation suffit-elle à lever la difficulté liée au fait d’arriver à concevoir, par une telle activité de comparaison, ce qui ne se compare pas? À la limite, j’en arrive à me demander s’il s’agit d’idées. Est-il bien certain que cette chose substantielle dont parle Spinoza soit une idée? Une idée est-elle ou peut-elle être une chose? Quel est le lien entre l’idée que forme mon esprit et la chose qu’elle représente? Un tel lien peut-il être substantiel? Ces questions nécessitent réflexion. Se pourrait-il qu’il s’agisse en réalité d’une sorte de sentiment associé à l’effort de conception? Mais dans ce cas, qu’est-ce qui distingue l’idée du sentiment? Le triangle que je conçois dans mon esprit avec ses propriétés est une idée. Est-il chose et réalité ou la simple relation que je réussis à concevoir à partir de ce que mes sens perçoivent? Plus difficile encore, pourquoi parler de deux substances si ce concept exclut la possibilité de le comparer à une autre idée de substance? Que fait Spinoza, quelle est sa stratégie? Je veux bien qu’on aille le plus rapidement possible à l’idée de Dieu, beaucoup de commentateurs utilisent cette expression pour justifier leur installation au cœur de l’Éthique, mais comment et pourquoi, si ce qui précède n’est pas clair? Il me semble que cet enchaînement des premières propositions à partir du corps des définitions est loin d’être évident contrairement à ce qu’affirme Spinoza.

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Tentons de comprendre la troisième proposition. Spinoza affirme que : Des choses qui n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut être cause de l’autre. La démonstration prend appui sur les axiomes 5 et 4. Le cinquième axiome énonce ceci : «Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre, autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre» alors que le quatrième axiome se lit comme suit: «La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe». Ces axiomes suffisent-ils dans le contexte extrêmement aride de cet exercice de conception à permettre de bien saisir l’enjeu que représentent les relations causales? Même si conceptuellement nous admettons que les choses qui n’ont rien de commun l’une avec l’autre ne peuvent pas se comprendre l’une par l’autre, que signifie ici le verbe comprendre? Cette action représente-elle une implication logique ou une implication matérielle, autrement-dit une implication abstraite formellement conçue en tant que relation produite par l’esprit ou une implication concrètement réalisée à partir de la perception d’une association correspondant à une expérience immédiate et vécue. En fait, bien que la connaissance de l’effet dépende de la connaissance de la cause, avec le quatrième axiome, qu’est-ce qui explique que ce rapport de causalité ne soit pas un simple problème de représentation? Pourquoi le lien causal est-il explicitement lié à l’existence d’une réelle production des choses alors qu’il est question de conception, de connaissance et de compréhension définies par la relation de causalité que caractérisent des perceptions traitées rationnellement? Ces implications je le répète sont-elles logiques et/ou matérielles? Sont-elles du même ordre, comme si la pensée et les corps extérieurs ne supposaient aucune distinction? Que sont ces choses pouvant être causes les unes des autres? Des corps? Des idées? Nous savons grâce à la seconde définition qu’un corps ne peut pas être borné par une pensée, ni une pensée par un corps. Faut-il donc conclure qu’une idée ne pourra pas entrer dans la chaîne causale de ce qui a des effets sur les corps, ni un corps entrer dans celle qui a des effets sur les idées? Si tel est le cas, comment s’articule la relation entre le corps et l’esprit? Que signifie ce que Spinoza entend lorsqu’il énonce que «Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre, autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre»? Quelles sont ces choses et comment les perçoit-on?

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Il me semble qu’il est plus évident de percevoir les obstacles rencontrés plutôt que l’évidence même des démonstrations soumises à notre attention. La proposition IV se lit comme suit : «Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit parce que les attributs des substances sont différents, soit parce que les affections de ces mêmes substances sont différentes». De quelle distinction parle cette quatrième proposition? Encore une fois est-elle réelle ou conceptuelle, concrète ou abstraite? S’agit-il des deux à la fois? La démonstration de Spinoza repose ici sur le premier axiome déterminant que «tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose». Ce qui devrait nous amener à comprendre que «hors de l’intellect il n’y a rien que des substances et leurs affections». Hors de l’intellect! Que signifie l'idée que la distinction, si elle existe, sera ou celle des substances ou celle des affections ou celle qu'il pourrait y avoir entre les deux? Quelle conséquence a cette idée sur la façon dont nous devons concevoir l’intellect pour comprendre l'Éthique de Spinoza? Serait extérieur ce que nous percevons sous la forme de corps auquel nous attribuons les caractéristiques physiques de ce qui affecte notre propre corps. Seraient intérieures les perceptions elles-mêmes que nous sommes capables de réfléchir et d'analyser. D’accord, mais la proposition est rendue difficile à comprendre car bien que la définition du concept de substance soit entendue comme ce qui est en soi, il m’apparaît que cette chose pensée et construite logiquement échappe à un effort d’imagination tentant de la rapporter à l’intellect lui-même. Mais surtout je remarque, à la première lecture, que s’il y a antériorité de nature de la substance comparée à ses affections, l’idée que l’une, la substance, et ses suivantes, c’est-à-dire ce qui se modifie en elle, soient tout compte fait la même chose perçue sous deux points de vue différents suscite des doutes quant à la distinction elle-même. À moins qu’être une substance antérieure de nature à ses affections puisse permettre ce retournement? Honnêtement je ne sais pas comment en percevoir la réalité, car si je m’y efforce, j’applique extrinsèquement des attributs ou des qualités physiques à une chose qui a les attributs d’une idée! Spontanément, les choses que je perçois du monde extérieur se présentent comme diverses, organisées et connaissables par la construction de représentations, donc elles ne m’apparaissent pas en soi et cause de soi, sans distinction par rapport au type d’objectivation que j’opère mentalement. Rien de ce que je perçois, même réflexivement, ne m’apparaît en soi, précisément parce que le clivage que j’intellectualise implique une sorte de conception qui tend à faire de l’idée que j’ai une sorte d’objet

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représenté théoriquement. Est-ce parce qu’il faut en former l’intuition, au lieu de chercher à former des images et des représentations abstraites ou conceptuelles qui éventuellement pourraient leur correspondre? Mais comment réalise-t-on ce genre d’acte intuitif? Comment fait-on pour produire intuitivement ce qui se joue hors de l’intellect sur le plan de l’existence d’une chose à la fois étendue et pensée que Spinoza nomme substance? Est-ce parce que le produit de l’intuition devrait faire exister la chose dont il est question? C’est la définition du concept d’attribut qui semble permettre ici à Spinoza de structurer le raisonnement de la démonstration. «Par attribut, écrit-il, j’entends ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence.» Parle-t-on d’un intellect humain? Pourquoi le concept d’essence n’est-il pas défini? Évidemment nous y reviendrons, car il y a là un problème difficile à dépasser. Un problème qui nécessitera que nous réfléchissions sur le sens que recouvre le fait de définir. Avec la proposition V : Dans la nature des choses il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut. J’invite le lecteur à lire par lui-même la démonstration qui accompagne cette affirmation. 10 Spinoza y reprend le développement logique de son argumentation pour penser l’unité absolue de ce qu’il entend par substance. Mais peut-on penser la substance à partir de sa représentation numérique? Penser l’unité d’une chose devant être comprise comme un tout me semble entrer en contradiction avec la distinction qu’engendre le fait d’y arriver en partant d’un effort de conception qui renvoie à la possibilité qu’il y ait deux substances. Il me semble que la comparaison entre l'intériorité de l'intellect et ce que nous percevons dans la transformation physique des corps suppose une distinction qui n'aide pas à concevoir qu'il puisse n'y avoir qu'une chose unique? Bien que ces transformations correspondent, pour Spinoza, aux affections d’une substance, ces dernières me semblent familières uniquement si je les rapporte à la perception des corps extérieurs, donc à l'idée cartésienne d'une substance étendue distincte de la substance pensée. Comment comprendre les idées de l’intellect comme si elles appartenaient à une sorte de réalité unique comprise à travers les affections d’une chose qui s’affecte ellemême? Nous saisissons la cohérence logique de la structure formelle de la démonstration de Spinoza, mais comment fait-on pour en penser la nature c’est-à-dire ce qui en constitue 10 Voir Appendice.

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l’essence impliquant son existence? Encore une fois, je me demande bien pourquoi Spinoza n’a pas défini le concept d’essence? À la limite, nous pouvons nous demander si, lorsque nous adhérons à la structure logique des premières propositions, les idées que nous sommes amenés à former ne sont que des sentiments illusoires. Spinoza poursuit : Une substance ne peut être produite par une autre substance. Là encore la proposition me rend perplexe car il est question de production, donc d’une sorte d’effectuation ayant toutes les caractéristiques d’un mouvement réel d’engendrement, de fabrication ou de construction. Or ce type de mouvement est-il idéal au sens où il se ferait par la conception? Qui ou quoi conçoit ici ce mouvement, Spinoza ou la substance ellemême s’exprimant par l’intellect humain? Se peut-il que l’homme qui pense, pense suivant ce qu’une autre sorte d’intellect détermine? L’idée est séduisante, mais difficile à admettre sans éprouver un sentiment de doute quant à la possibilité de connaître ce type d’intellection. S’il y a doute, pas d’évidence. Que signifie la proposition suivante affirmant qu’à la nature de la substance appartient d’exister? Une proposition qui selon le philosophe se présente pratiquement comme une sorte d’axiome tant son évidence devrait s’imposer de soi. Mais moi en tant que lecteur, je suis obligé d’admettre que je n’en perçois pas l’évidence ni le caractère nécessaire. Or le long second scolie de la proposition VIII dans lequel est commentée cette idée montre bien que le lecteur qui ne sait pas distinguer entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes sera entraîné à subir ce genre de confusion. En fait, je ne vois et je n’arrive à penser que des modifications et des distinctions. Même si Spinoza explique que la difficulté que je rencontre est liée au fait que je ne sache pas connaître les choses par leur première cause, sa remarque ne me dit pas comment faire pour entendre ce qui est en soi et se conçoit par soi, comme si je ne pouvais former mes concepts qu’à partir d’autres concepts en nommant et représentant les modifications que je perçois partout, suivant l’observation des choses extérieures, mais aussi suivant réflexivement le mouvement des idées et des représentations qui animent mon esprit. Il faudra y revenir, car c’est la conception de l’idée vraie qui se joue ici avec le rapport très particulier que cette idée entretient avec le fait que le penseur sait qu’il sait. Pour Spinoza, il semble que l’expression de la nature de la chose définie repose en partie sur l’exemple, tiré des mathématiques, de la

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formation d’un triangle ou d’un cercle. Pour Spinoza, ce genre d’exercice permettrait d’affirmer que l’existence nécessaire d’une chose peut être conclue de sa définition. Très bien mais il nous faudra y revenir car cette idée vraie devra-t-elle et pourra-t-elle être formée ou devra-t-elle ou pourra-t-elle être comprise comme cause première et point de départ par avance donné? Les commentateurs ne s’entendent pas à ce sujet. Se donne-t-elle cette idée par un travail de construction logique ou par un travail de déconstruction des habitudes de pensée? Problème réel que quelques-uns des plus célèbres commentateurs de Spinoza, je pense à Macherey et à Gueroult, ont bien de la difficulté à dépasser11. Avec la proposition VIII : Toute substance est nécessairement infinie. À mon avis, la difficulté augmente, car que signifie exactement cette notion que Spinoza associe à un processus d’affirmation absolue de l’existence d’une certaine nature? Or ce problème de connaissance développe un nouveau défi conceptuel, car qu’est-ce qu’une unité substantielle infinie? Il y a là une sorte de paradoxe. Les propositions IX et X retiendront aussi notre attention car la notion d’attribut est fort complexe et difficile à maîtriser. En effet quel est l’intellect qui peut faire ce mouvement de pensée, le nôtre ou celui qui appartient à la substance, cette chose dont l’existence nécessaire est impliquée dans son essence? Faut-il recourir à l’idée de Dieu pour y parvenir? La question se pose. J’y vois la nécessité de développer une pensée qui soit intuitive et qui demande à être méthodologiquement réfléchie, un processus d’entendement qu’à la première lecture de l’Éthique je ne maîtrise pas du tout, le texte lui-même me laissant le plus souvent sans 11 Pour Gueroult, par exemple, une des originalités de la Proposition 7 repose sur l'idée que «C'est une preuve ontologique qui s'établit, non à propos de Dieu, mais à propos de la substance à un seul attribut. Son application à Dieu consistera à étendre à la substance infiniment infinie ce qui a été prouvé de la substance infinie. Par là est souligné le dessein de construire Dieu par le moyen de ses attributs considérés comme les éléments de son être. En revanche, s'imposera la tâche d'établir qu'il n'y a pas une infinité de dieux, mais un seul, existant par soi dans tous les attributs à la fois.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 124-125.) Or est-ce là le mode de connaissance que valorise Spinoza? Pour Macherey, c'est par voie d'abstraction que procéderait Spinoza : «Les caractères dégagés par les propositions 7 et 8, écrit-il, existence nécessaire et infinité, sont rapportés à la substance en général («toute substance», omnis substantia, selon l'énoncé de la proposition 8), ce qui contribue à relativiser l'hypothèse de la pluralité des substances évoquée dans les propositions précédentes, hypothèse qui, précisément, n'avait été avancée que pour permettre de dégager ces caractères généraux propres à toute substance, donc à la substance considérée comme telle.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 80.) Est-ce de la part de Spinoza une simple hypothèse ou une stratégie ayant pour but d'amener le lecteur à réfléchir les effets du texte sur sa propre façon de concevoir les choses?

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ressources. Est-ce parce que je manque de connaissance? Qu’en pensez-vous? Faites-vous partie de cette catégorie de lecteurs qui maîtrisez le début de l’Éthique? Ou êtes-vous comme moi, plutôt perplexe et déstabilisé par les enjeux que représentent les premières propositions de la première partie intitulée : De Dieu? Doute ou certitude! Que doit-on faire pour comprendre réellement l’Éthique, c’est-à-dire pour être capable de faire concrètement et pratiquement ce qu’exige l’enchaînement des propositions et des démonstrations? C’est là le problème auquel j’ai réfléchi à partir de l’analyse des effets de la lecture du texte sur ma propre manière de penser. Les tentatives de compréhension des dix premières propositions de l’Éthique, que je soumets à votre attention, ont précisément pour but de réussir à percevoir clairement, tel que Spinoza en affirme la possibilité, dans toute leur évidence le jeu des démonstrations devant mener le lecteur à connaître la liberté de l’esprit. Un but, nécessitant d’être vigilant, car s’il est inatteignable et s’il s’avère que Spinoza se trompe, nous serons dans l’illusion, autrement dit dans l’ignorance, un état me semble-t-il sans avantages comparé à l’état de doute. *** Spinoza explique, dans le scolie qui suit la XIe proposition, que les difficultés du lecteur à voir l’évidence de certaines démonstrations, sont liées à des habitudes de pensée. Ces habitudes consisteraient à ne savoir contempler que les choses qui découlent de causes extérieures. Elles consisteraient, ces habitudes, à traiter certains sujets de connaissance sous un mode de pensée inapproprié; un mode de pensée ne permettant pas de tenir compte du fait que ce qui ne découle pas de causes extérieures doit, pour être compris, être compris autrement. Mais que signifie chercher et apprendre à comprendre autrement? Je pourrais d’ores et déjà, nommer différents genres de connaissance tel que Spinoza les décline : par l’imagination, la raison et l’intuition. Mais au-delà de l’aspect théorique et conceptuel que représente cette question, sur laquelle nous reviendrons, j’insiste sur le fait que le problème développé comme je le présente est essentiellement, bien qu’intellectuel, d’ordre pratique. Je constate, regardant autour de moi, que la lampe, le livre sur la table de travail, l’ordinateur, le fauteuil dans la pièce à côté, que toutes ces choses semblent bien avoir été fabriquées et en ce sens découlent de causes qui leur sont extérieures. Un ébéniste a

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fabriqué la table. Évidemment, si je pense à Dieu comme à une chose pouvant être observée à partir d’un point de vue extérieur, j’imaginerai une forme matérielle en quelque sorte finie, j’imaginerai certes vaguement cette chose car l’image de Dieu ne m’est pas connue, mais tout de même par un effort de production quasi-imagée, j’arriverai à penser une sorte d’être indépendant de moi évoluant en dehors de ma propre capacité à percevoir. Cette idée ou ce sentiment se présentera à mon esprit exactement sur le même mode de conception qui me fait imaginer ces autres êtres qui m’entourent; ainsi je penserai à Dieu, suivant cet exemple, comme j’ai l’habitude de penser à mon chat. Ainsi imaginé, ce Dieu aura des propriétés pouvant être comprises comme je comprends les propriétés du chat. Son existence devra, pour respecter la logique du mode de pensée par lequel je conçois ce dont je parle, reposer sur une cause qui lui soit externe, étant donné la construction imagée d’une forme ayant des contours et des propriétés quasiment matérielles. Donc si je tente de connaître Dieu de cette façon je lui attribuerai des propriétés manifestement contradictoires avec son caractère infini, sa puissance absolue etc. Pour Spinoza, c’est ce genre de contradiction, qui doit être évitée. Je peux bien tenter de poser le problème à la manière de Spinoza et penser Dieu comme ayant la propriété d’être une substance cause de soi. Mais qu’est-ce à dire, que suis-je réellement en train de réussir à percevoir et à concevoir avec l’idée de substance? Mais surtout que puis-je percevoir, comprendre ou entendre à l’idée qu’une chose puisse se causer elle-même? C’est loin d’être évident. En fait, ce n’est pas parce que j’attribue à Dieu la propriété d’être cause de soi que je suis capable de le concevoir. Je peux aisément imaginer un dieu rouge bleu et vert causé par un Dieu blanc plus puissant que le dieu bariolé, mais il me sera, dans ces circonstances, impossible de penser concrètement un dieu cause de soi car ces dieux de couleurs ne seront pas des sortes d’étants absolument infinis consistant en une infinité d’attributs, ou en tout cas cette idée sera hautement problématique car la rencontre de mes dieux de couleur en fait des êtres finis. Cette difficulté est au cœur de l’Éthique, précisément parce que, selon Spinoza, il faut qu’en tant que lecteur, j’apprenne à penser autrement. Il faut, pour réussir à suivre l’ensemble des démonstrations, que j’arrive à ne pas penser les choses en tant qu’elles découlent de causes extérieures. Mais comment faire?

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Affirmant, dans le second scolie de la proposition VIII, qu’il s’agit de prêter attention à la nature de la substance pour lever les doutes, Spinoza exprime l’idée qu’il est possible d’opérer la transformation de nos habitudes de pensée. Ce sont des habitudes, ajoute-t-il, qui reposent sur la contemplation des choses qui se font vite, c’est-à-dire celles qui existent aisément et périssent tout aussi aisément. C’est ainsi que le lecteur comprend que Spinoza s'attaque à des préjugés comme celui qui consiste à penser que du point de vue de l'imagination, plus un être a de propriétés, moins il a de chance d'exister donc qu'il est difficile de le produire alors que pour Spinoza, du point de vue de la raison, au contraire, la substance qui a tous les attributs existe nécessairement et a plus de puissance d'exister.12 Mais que représente la distinction entre contempler les choses qui existent aisément et faire exister celles qui se conçoivent avoir plus de propriétés du point de vue de la raison? Comment fait-on pour opérer cette réforme au sein de son propre entendement? J’ajouterais que tout le projet devant marquer cette transformation de la pensée a pour but de conduire le lecteur à la liberté. Or ce projet est d’ordre éthique car c’est par la conscience de soi et du rapport que nous entretenons avec ce à quoi nous appartenons : Nature, Dieu ou substance, qu’il devra s’opérer, une situation impliquant la modification d’un comportement. Il m’apparaît aussi que le désir d’acquérir ces connaissances risque de générer des illusions. Donc lire l’Éthique sans vigilance et sans critique n’est pas intéressant. J’ai bien souvent envie de dire que j’y comprends quelque chose... Soyons plus patients que cela! *** Je vous invite à prendre le temps de relire le début de la première partie de l’Éthique jusqu’à la XIe proposition en concentrant votre attention sur les scolies. Ce sont eux qui fournissent le genre d’indications dont nous aurons besoin pour avancer.13

12 «Il peut pourtant se faire que beaucoup aient du mal à voir l’évidence de cette démonstration, parce qu’ils ont l’habitude de ne contempler que les choses qui découlent de causes extérieures; et, parmi elles, celles qui se font vite, c’est-à-dire qui existent aisément, ils les voient également aisément périr, et au contraire ils jugent plus malaisés à faire, c’est-à-dire pas aussi aisés à faire exister, celles qu’ils conçoivent avoir plus de propriétés. » (Éthique, Partie 1, Second scolie de la huitième proposition, p. 33.) 13 Le texte est placé en appendice.

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Que produisent ces indications sur celui ou celle qui les reçoit au beau milieu d’un réel effort de compréhension, pour ne pas dire au beau milieu de sa possible confusion? Viennent-elles miner le sentiment d’y avoir entendu quelque chose? Confirment-elles au contraire le sentiment d’éprouver des difficultés, devenant en ce sens, des sortes de bouées auxquelles s’accrocher pour relancer l’activité intellectuelle et la lecture de ce qui précède? Jettent-elles l’amateur en aval ou en amont du texte? Ont-elles pour effet de le sortir des propos de l’Éthique, l’encourageant à refaire ses devoirs de logique? Ont-elles pour effet de le forcer à parfaire ses connaissances en histoire, en épistémologie, en métaphysique, en théologie ou en géométrie? Vont-elles pousser à la fréquentation des commentateurs de Spinoza? Sont-elles tout à coup l’occasion de douter du projet éthique de l’auteur, ou bien, sachant que les démonstrations sont présentées selon l’Ordre Géométrique, est-ce la méthode d’exposition qu’elles inciteront à remettre en question? Sont-elles tout simplement perçues ou carrément sans effets, comme ignorées et passées sous silence parce que les remarques de Spinoza, dans les scolies, s’occultent naturellement précisément parce qu’elles représentent ce qui n’est pas compris? En fait j’ai régulièrement vécu ce phénomène car ce qui est indiqué dans les scolies, bien que développé à l’attention du lecteur, s’adresse à quelqu'un qui n’a pas acquis l’habitude de chercher à connaître les choses par leurs premières causes. Est-ce à cause de mon désir que tout soit clair, évident, vrai et parfaitement intelligible que j'ai aussi éprouvé l'efficacité de ces indications régulièrement reprises et réfléchies? Que fera le lecteur? Se contentera-t-il d'une facile conception abstraite et superficielle, ou tentera-t-il de modifier sa manière concrète de penser? Aura-t-il le réflexe de se demander ce que signifie exister pour ces choses à entendre et concevoir? Se demandera-t-il si ses propres habitudes sont à remettre en cause ou si c’est le concept d’existence utilisé par Spinoza qui doit être critiqué? Voudra-t-il revoir ce que signifient contempler, percevoir, concevoir et démontrer? Quels savoirs et quelles connaissances sollicitera-t-il pour penser la causalité? Aura-t-il tout de suite le réflexe de chercher quelle est la relation entre le fait d’exister et celui d'avoir plus ou moins de propriétés? Quelle attitude adopter? Se cantonner dans la théorie ou pratiquer la philosophie de Spinoza? Sera-t-il suspicieux et critique ou confiant et abandonné, encouragé ou porté à laisser tomber? Quels désirs, dans les faits, ces remarques et ces analyses de Spinoza, concernant l’attention de son lecteur, stimulent-elles? Toute la réussite

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du projet de l’Éthique renvoie, c’est là ma conviction, au développement d’un désir de comprendre et de connaître ce que Spinoza affirme réaliser. Mais ne soyons pas dupe, la force de ce désir peut aussi être cause d’illusion. Il me semble évident que le lecteur de l’Éthique, directement interpellé par les scolies et prenant conscience de ses propres difficultés - si difficulté il y a étant donné qu’il est imaginable que quelques lecteurs entrent avec facilité dans ce texte - réagisse de façon particulière aux indications des scolies permettant à Spinoza de signifier l’enjeu réflexif que représente la nécessité de transformer des habitudes de pensée. Personnellement, j’ai cherché dans toutes les directions susmentionnées : logique, histoire, métaphysique, épistémologie. Or il m’est apparut que le problème impliquant la transformation des perceptions et des manières de penser est loin d’être simplement théorique, car «apprendre à chercher à connaître les choses par leurs premières causes», décrit un objectif pratique nécessitant l’exercice de la pensée. La question est pratique, car comment, en tant que lecteur, dois-je faire pour prêter attention à la nature de la substance à partir du moment où j’admets être incapable de produire ce genre de conception? Je comprends l’habitude de pensée comme une manière de se comporter intellectuellement exprimant l’intégration par la répétition d’une sorte de méthode de compréhension des choses engageant le corps et l’esprit. Ce qui implique différents efforts d’actualisation des idées sans quitter le domaine de la sensibilité de manière à pouvoir réfléchir par l’imagination, la raison et l’intuition. Si ma définition est correcte, ces habitudes sont le résultat d’apprentissages socioculturels acquis et intériorisés, le plus souvent rendus inconscients par la puissance du contexte académique dans lequel nous évoluons. Si mon raisonnement est juste ce sont nos habitudes de pensée qui forment le principal obstacle à dépasser. Or de quel ordre est-il cet obstacle? Est-il déterminé par le social, la culture ou la nature même de l’esprit humain? D’où vient cette valorisation d’un type de pensée qui consiste à contempler les choses qui découlent de causes extérieures? La science procède-t-elle selon ce point de vue? Quelle science? Spinoza dira que ce sont les mathématiques qui lui ont permis de penser autrement. Comment nos habitudes fonctionnent-elles? Mais surtout comment fait-on pour en prendre conscience si elles sont par définition inconscientes? Et par la suite comment fait-on pour s’en libérer? Que nous

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faut-il apprendre et désapprendre? Ce problème est fascinant, car son caractère paradoxal repose sur un développement éthique et théorique, nécessitant des considérations épistémologiques et affectives. Or ce problème en entraîne un autre, car que penser des indications que Spinoza laisse dans les scolies? Visent-elles des habitudes de pensée pertinentes pour un lecteur du XXIe siècle? Je me souviens avoir tenté de lire Spinoza à l’aide de la théorie du vérificationnisme de Bertrand Russell, pour m’entendre dire par le professeur qui dirigeait ma lecture que ça ne marchait pas, qu’en fait je ne voyais pas que la manière de penser du logicien anglais m’empêchait de comprendre l’Éthique. Ce fut comme une sorte de révélation, une prise de conscience, m’ayant permis de saisir l’intérêt de la question : comment fait-on pour comprendre ce qu’on ne comprend pas? Mais surtout, ce fut l’occasion d’utiliser directement l’Éthique comme moyen d’exploration de ces habitudes intériorisées et, à proprement parler, inconscientes. C’est à partir de cette prise de conscience suivie de la décision d’utiliser l’Éthique dans cette optique que mon désir de comprendre Spinoza a gagné en force. Car je trouve particulièrement intéressante la problématique qui consiste à se demander : comment prendre conscience de ce dont on n’a pas conscience? Faut-il que les impulsions viennent à chaque fois de l’extérieur comme dans les scolies? Faut-il qu’elles arrivent par les commentateurs, les professeurs ou les spécialistes de Spinoza? Je me suis même demandé à plusieurs reprises si j’avais les capacités cognitives pour comprendre l’Éthique. Comment fait-on? Est-il possible au final, d’opérer par soi-même une telle transformation? Le but est clair mais les moyens pratiques et intellectuels à prendre pour entreprendre ce genre de réforme ne me semblent pas aussi aisés à découvrir qu’on pourrait le croire. Savoir qu’on ne sait pas, Socrate l’a montré, est une forme de sagesse permettant à l’esprit de s’ouvrir à la philosophie. Mais une fois ouvert, que fait-on? Faut-il maintenir l’état de doute ou s’aventurer sur le chemin de la pratique d’une philosophie en particulier? *** Les textes que vous allez lire se présentent comme des tentatives de compréhension. Chacune de ces tentatives a pour but d’expérimenter les dix premières propositions de

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l’Éthique de la première partie intitulée : De Dieu, de manière à provoquer une réflexion permettant d’analyser ce qui fait obstacle au processus d’entendement de ce que Spinoza démontre. Aussi trouverez-vous dans les notes de bas de page, des illustrations tirées des interprétations de Martial Gueroult et de Pierre Macherey montrant ce qui résiste au dépassement du point de vue théorique qui caractérise généralement les commentaires portant sur l’Éthique de Spinoza. J’ai privilégié un mode d’analyse réflexif permettant de développer la possibilité de s’exercer à penser en tenant compte des effets qu’a le texte sur l’esprit du lecteur. C’est en prenant la mesure de ces effets et en y réfléchissant que je suis progressivement arrivé à modifier ma manière de penser les propositions et leur démonstration. Pour effectuer ces modifications j’ai cherché à trouver des moyens pratiques de description des différents aspects cognitifs permettant de relancer la lecture pour suivre l’enchaînement des propositions en reproduisant subjectivement les divers actes d’intellection que Spinoza affirme réussir à effectuer. Pour que le lecteur des Tentatives puisse lui aussi s’exercer aux transformations envisagées par l’analyse réflexive, j’ai cherché à expliciter ces divers changements de points de vue, en proposant des commentaires à caractère rétrospectif, des exercices pratiques et des synthèses rendant compte des acquis que cette méthode de lecture a engendrés. Ce savoir est pratique, Spinoza dit explicitement qu’il s’agit de «savoir comment chercher à connaître» pour arriver à concevoir clairement ses démonstrations. Or ce savoir s’expérimente, car connaître dira encore Spinoza c’est «expérimenter et sentir». Comme lecteur, la difficulté consiste à réussir ce genre d’exercices de pensée qui mettent aussi à contribution sa sensibilité. Je propose donc de faire des expériences concrètes qui par la prise en compte subjective et particulière des propositions avec leur démonstration devraient aider au développement des diverses connaissances que l’Éthique, sous sa forme géométrique, institue. Maintenant comment fait-on pour ne pas limiter le processus de communication que soustend la relation entre le texte et son lecteur à des modes de représentation qui figent les idées, leur enlevant tout dynamisme? Comment fait-on pour faire faire ce genre d’expérience à autrui? Spinoza utilise les scolies. C’est dans les scolies que Spinoza aide son lecteur à se situer par rapport aux difficultés de compréhension qu’il anticipe. Je propose des Tentatives de compréhension. Ces tentatives sont des commentaires portant sur

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ma propre expérience de lecture, des commentaires par lesquels je cherche à expliciter au profit de mon lecteur les effets du texte de Spinoza sur l’esprit. Ces effets ont quelque chose de paradoxal car je suis convaincu qu’ils ne se perçoivent que par l’analyse réflexive de ce qui résiste au doute. Il va de soi que pour mon propre lecteur, étant donné que cette expérience passe par ma propre subjectivité, le problème demeure entier. Mais comme je ne peux pas franchir ce seuil, c’est à vous de voir si mes tentatives de compréhension ont l’effet souhaité : aider à comprendre les premières propositions de l’Éthique de Spinoza.

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Tentative de compréhension de la proposition 1 Une substance est antérieure de nature à ses affections. DÉMONSTRATION C’est évident à partir des Définitions 3 et 5.

Comment comprendre l’antériorité dont il est question au sujet de la substance? Nous savons que Spinoza affirmera le caractère unique, éternel et nécessairement infini de la substance et donc ne pouvant pas être produite par autre chose elle sera cause de soi. Substance signifiera précisément cette chose dont la nature ne peut se concevoir qu’existante. Si je pense au caractère infini de la substance et à l’idée que cette chose soit cause d’elle-même, j’ai tendance à essayer d’imaginer l’existence éternelle sans commencement ni fin d’une chose comprenant tout ce qui existe. C’est le mot chose qui me permet de représenter conceptuellement ce que je comprends de la première proposition. Or Spinoza ne dit pas que la substance est une chose, il affirme qu’une substance «est» antérieure de nature à ses affections. Ce sont les affections, suivant la définition 5 qui se présentent comme ce qui est en autre chose comparé à ce qui est en soi et se conçoit par soi. En fait, j’ai le sentiment de commettre une erreur en comprenant la substance dans l’ensemble des choses ou à l’aide du concept abstrait de chose. La substance étant, partant de la définition 3, ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former. Je vois l’erreur car j’utilise le concept de chose pour former le concept de substance. Qu’est-ce qui explique cette erreur? Je remarque que c’est la distinction entre «affections» et «substance» qui structure la relation d’antériorité. Comprenant la substance comme étant antérieure et première par rapport à la représentation de ces choses que sont les affections, je distingue deux choses. Puis-je faire autrement? Si je conçois que la primauté est une caractéristique de la substance impliquant son antériorité par rapport aux choses qui en découlent, je me la représente comme une sorte d’entité plutôt qu’une sorte d’étant absolument infini. Il semble que ce soit la différence entre la substance et ses affections qui permette d’en affirmer la primauté.

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Par contre, je ne comprends pas cette différence car j’ai tendance à penser de la même manière les deux termes de la relation impliquant l’antériorité de l’un sur l’autre, je les imagine comme étant des choses. J’en arrive donc à faire l’hypothèse que c’est l’idée même d’antériorité qui nuit à la possibilité que je puisse voir l’évidence que Spinoza affirme concevoir. 14 Le concept d’antériorité suggère, en premier lieu, une sorte de découpage dans le temps, mais aussi dans l’espace comme si la substance et ses affections devaient être distingués pour se suivre. Il y a là contradiction avec ce que signifie le concept de substance se présentant comme ce qui est en soi et ne peut être produit par quoi que ce soit. En distinguant la substance des affections je conçois improprement cette chose dont l’essence implique nécessairement l’existence. Pourquoi ne puis-je comprendre la substance sans les effets que la relation d’antériorité a sur le mode de représentation que j’utilise? Qu’est-ce 14 Pierre Macherey et Martial Gueroult ne tiennent pas compte de la difficulté pratique que je rencontre quant à essayer de réussir à concevoir la première proposition à partir des définitions 3 et 5 sous forme d’évidence car ils ont tendance à considérer le problème de manière théorique et abstraite. En fait, ne cherchant aucunement à faire intervenir leur propre effort d’imagination comme s’il n’y avait là aucun obstacle, ils décrivent la relation entre la substance et ses affections à partir d’un point de vue logique permettant de construire une argumentation raisonnée s’appuyant sur le développement de propositions subséquentes ainsi que sur des considérations historiques. Pierre Macherey, défendant sa lecture, explique que l’affirmation énoncée par la première proposition pose «la nécessité de raisonner à partir de la substance, en la considérant complètement en elle-même, donc telle qu’elle est réellement selon sa définition, indépendamment de la considération de ses affections par rapport auxquelles doit lui être reconnue une primauté ou une priorité absolue.» Le point de vue utilisé ici est éclairant, mais ne permet pas de réfléchir la signification des concepts d’antériorité et de primauté. Macherey ajoute : «Ceci est la raison pour laquelle la notion de mode, introduite au début du de Deo par la définition 5, n’est prise positivement en considération dans le cours de son argumentation raisonnée que dans le cadre du développement consacré à la puissance de Dieu qui commence à la proposition 16, donc seulement après qu’aient été établies de manière complètement indépendante dans les quinze premières propositions les bases de la vraie connaissance de Dieu à partir des seuls notions de substance et d’attribut.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 71.) Je remarque que la puissance de Dieu, présentée ainsi, ne relève pas de ce qui s’éprouve et s’expérimente mais bien de sa fonction logique occupée dans le cadre d’une tentative de compréhension raisonnée de l’Éthique. Voyons ce que Gueroult propose comme lecture : «Que cette proposition soit la première, c’est ce qu’impose la norme du vrai, laquelle prescrit de conformer l’ordre des idées à l’ordre des choses, et, par conséquent, de poser avant toutes les autres idées l’idée de la chose antérieure à toutes les autres. Spinoza diffère en l’espèce d’Aristote et de l’École, bien que pour eux également la substance soit première par nature, car, s’ils entendaient par là qu’on ne peut poser les accidents sans concevoir au préalable un sujet auxquels ils sont inhérents, il n’en résultait pas pour eux que la connaissance procédât de la substance aux accidents, ni que la substance fût connue a priori par soi dans le sens où Spinoza l’entend, c’est-à-dire clairement et distinctement en elle-même par l’abstraction de toutes ses affections.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p.112.) Je ne dis pas que ces distinctions sont fausses ou impropres à favoriser la compréhension de cette proposition, mais bien qu’en étant présentées comme des arguments qui justifient l’adoption du point de vue théorique qu’est le leur, elles sont susceptibles de nuire au développement d’une approche réflexive, que je pense être mieux adaptée à la visée pratique et éthique de la philosophie de Spinoza. La tentative de compréhension que je suggère, vous le verrez, procède autrement.

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qui explique que je ne puisse pas concevoir la primauté d’une sorte d’essence éternelle à partir du point de vue de sa mise en relation avec les choses qui en découlent? Pourquoi aije des doutes quant à la possibilité de connaître une chose dont la présence soit nécessaire pour que toute chose puisse être et se concevoir? Logiquement, ça va, la cohérence est là si j’admets que la substance n’a pas de cause extérieure et donc que si rien ne la précède, elle est antérieure à ses affections. Mais conceptuellement, il me semble que l’idée n’est pas claire parce que la distinction entre «modes» et «substance», relève d’une expérience intellectuelle à laquelle ne correspond pour moi aucune perception. Analysons ce problème à partir d’expériences de pensée permettant de porter des jugements impliquant la relation d’antériorité. *** Je m’imagine en tant qu’observateur marquant la position de deux objets dans le temps et dans l’espace; pouvoir saisir l’antériorité d’une chose sur une autre apparaît dans cette situation comme le résultat d’une rencontre avec des corps extérieurs. Une rencontre de mon corps avec d’autres corps me permet de porter un jugement décrivant ce qui arrive en premier comparé à ce qui arrive en deuxième. J’observe la rue depuis ma fenêtre et je vois passer deux voitures l’une à la suite de l’autre. Puis-je dire de celle aperçue en premier qu’elle est antérieure à celle perçue dans un second temps? Le fait d’être deux voitures sur la même rue justifie-t-il l’usage du concept d’antériorité? Y a-t-il du sens à dire que la voiture bleue est antérieure à la voiture rouge, parce que je vois passer la bleue devant la rouge? Dans cette situation la signification du concept d’antériorité implique l’utilisation d’un système de référence spatio-temporel à partir duquel les voitures, comprises comme des corps, se distinguent entre elles sous un rapport de mouvement. 15 Or pour Spinoza, les corps ne se distinguent pas sous le rapport de la substance car toute substance doit être infinie et qu’en fait suivant ses raisonnements il n’y en a qu’une seule. Ce type d’antériorité ne peut donc pas s’appliquer à la relation entre une substance et ses affections ou modes. Il est intéressant de remarquer que la signification de l’antériorité renvoie dans ce cas-ci à la perception de corps en mouvement donc à une distinction qui s’explique par le temps et 15 «Les corps, écrit Spinoza, se distinguent entre eux sous le rapport du mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance.» (Éthique, Partie 2, Lemme 1, P. 119.)

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l’espace. Or Spinoza est clair à ce sujet, l’essence de la substance, son existence ne peut s’expliquer par la durée ou le temps.16 Concevons un autre type d’antériorité. J’ai observé que la voiture rouge suivant la voiture bleue est une Forester 2008 alors que celle qui la précède est une Forester 2014. Je conçois donc que la Bleue, bien que suivant la Rouge lui est antérieure. En ce sens je m’explique l’antériorité en fonction du lien qu’exprime la fabrication des voitures par la compagnie qui les met en marché! Ainsi, le critère d’évaluation de l’antériorité ne repose plus sur la stricte succession des corps perçus qui se présentent à mes yeux, mais sur celle qu’explique leur fabrication. L’information relative à la fabrication des deux Subaru me forcera à accorder mon jugement dans ce sens. À la succession dans le temps s’ajoute la représentation de la compagnie Subaru avec ses usines, ses salles de montre, ses dirigeants, ses mécaniciens et ses vendeurs par quoi je m’explique l’antériorité de la Forester 2008. Poursuivons car au-delà de l’utilisation de la date de production des voitures pour penser l’antériorité, je peux aussi concevoir que la compagnie Subaru est antérieure à ce qu’elle produit. Quel est le lien qu’exprime la relation d’antériorité entre une compagnie et ses produits? Nous pourrions dire, comme dans l’Éthique, «une compagnie est antérieure de nature à ses produits». Que signifie cette proposition? Je conçois deux choses dont la distinction ne repose pas ultimement sur la succession temporelle, mais sur les différences qui caractérisent ce que représentent une institution socio-économique et des objets fabriqués. Y a-t-il primauté de la compagnie Subaru sur les Forester? D’une certaine façon oui, dans la mesure où la compagnie est la cause de la production des voitures. C’est donc par la connaissance de la cause que je comprends la signification de ce qui est antérieur à l’année 2014 dans le contexte de la production automobile. Dans ce cas, l’entité causale n’a pas que des propriétés matérielles car elle comprend l’institution socio-économique d’une certaine puissance créatrice. Une chose, comme le montre l’exemple des voitures, me semblera antérieure à une autre dans la mesure où un principe de production ou de création pourra être associé au 16 «En effet, une telle existence se conçoit, de même que l'essence de la chose, comme une vérité éternelle, et pour cette raison elle ne peut s'expliquer par la durée ou le temps, quand même on concevrait la durée sans commencement ni fin.» (Éthique, Parie 1, Explication de la définition de l’éternité, p. 16.)

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phénomène de succession perçu. Suivant ce point de vue, j’aurai tendance à définir l’antériorité comme étant un terme servant à identifier des relations spatio-temporelles impliquant un lien de production, c’est-à-dire expliquant un processus de création. Pourtant, cette définition, parce qu’elle implique la durée, ne convient pas à la première proposition de l’Éthique. Il me semble aussi que cette relation d’antériorité entre institution et objet pose problème dans la mesure où la cause extérieure permettant de comprendre la relation d’antériorité nécessite la connaissance d’un type d’existence que la stricte observation des voitures perçues ne fournit pas. Ce qui au départ suggérait une sorte de découpage dans le temps et l’espace compris comme une pure perception se présente maintenant comme un découpage impliquant une manière d’expliquer ne reposant plus sur l’observation directe, mais sur un type d’information comprenant des connaissances qui sont associées à deux genres d’existences. Un dieu, pour prendre un autre exemple, créant des mondes finis et périssables paraît tout à fait antérieur à ses créations comme le père et la mère qui sont antérieurs aux enfants qu’ils engendrent. La différence ici réside dans le fait que le père et la mère sont eux-mêmes engendrés par des pères et des mères grâce au processus biologique que nous connaissons par l'observation, alors que le dieu n’est pas un être engendré étant donné que je le conçois comme cause première. J’utilise à nouveau une différence d’existence pour penser la relation. En fait, l’usage de la représentation d’un dieu, si par habitude je lui prête des affects humains, occulte le problème en même temps qu’il satisfait à certaines conditions d’explication; je me sers d’une représentation dont je maîtrise la signification pour expliquer l’existence de ce que je perçois. Mais comme cette idée de Dieu est un pur produit de l’imagination me permettant de mettre en scène une puissance créatrice pour expliquer la relation d’antériorité, c’est suivant l’expression d’un désir d’explication à partir d’une cause première que je pose la connaissance nécessaire. Or comme la connaissance de cette entité causale, bien que socialement instituée, ne repose que sur une représentation imaginaire et sur l’adhésion de mon esprit à un ensemble de croyances dont je ne peux faire l’expérience, elle échappe à mon entendement. Exactement comme le concept de substance tel que l’entend Spinoza. Pourquoi? D’une part, parce que l’exemple des voitures, celui de l’institution et du dieu anthropomorphe, nécessite l’interprétation d’un ensemble de perceptions permettant de signifier la relation d’antériorité. L’expérience n’étant pas

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directe, la connaissance de la cause m’échappe. D’autre part, parce que le désir d’explication s’organise à partir de la connaissance des effets, ce qui ne convient pas avec l’axiome IV qui énonce que «la connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe.» Si l’antériorité qualifie l’engendrement, elle devrait qualifier la connaissance d’un rapport de cause à effet. Mais ce que qualifie l’antériorité peut-il être compris par l’usage de cette qualification en tant que chose ou être observable relevant de ce que conçoit l’intellect, car ce que je conçois ici ne vient pas de nulle part, des informations précèdent ma réflexion, des habitudes la structurent, comme dans le cas de nos rapports avec les institutions? C’est là tout le problème, car la chose éternelle dans le processus d’engendrement dont parle Spinoza n’aurait rien de commun avec ce qui est engendré… ou ce qu’elle engendre n’a rien de commun avec ce que j’observe en dehors de l’intellect et ce que je conçois. Nous pouvons nous demander si l’antériorité aide à connaître l’existence propre à la nature de la substance. Des qualifications traduisant ce qui n’a rien de commun ne pourront pas être considérées comme explicatives par Spinoza. Si la substance ne peut pas être comprise comme une chose finie, elle peut donc difficilement être utilisée pour comprendre les choses qui le sont? Plus encore, s’il s’agit de comprendre les choses sous le rapport de la substance, l’idée d’antériorité représente un obstacle.17

17 Pour Macherey et Gueroult, ce qui pour moi représente un obstacle, apparaît comme un problème pouvant être théoriquement et logiquement solutionné. Macherey écrit : «… étant affirmé l’exigence de tout penser à partir de la substance, que rien ne précède dans l’ordre de l’être et donc aussi dans celui de la pensée, le problème se pose de savoir quoi penser à partir de cette substance absolument première qui est toute donnée en soi dans sa définition, et ainsi se suffit complètement à soi, de telle manière qu’il serait vain de chercher à la faire sortir, en pensée comme en acte, de quoi que ce soit d’autre. C’est ce problème que vont aborder les propositions suivantes, en déterminant et en quelque sorte en déployant le contenu du concept de substance à l’aide de celui d’attribut, dont on sait déjà par sa définition qu’il «exprime», selon la perception qu’en a l’intellect, une essence de substance.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 73). Je veux bien, mais ce «déploiement», passant par l’antériorité ou la priorité logique du concept de substance, ne renvoie pas pour l’instant, pour moi du moins, à une perception claire. Pour Gueroult, la première proposition est en fait un ancien axiome devenu proposition du fait qu’il est démontré par les définitions de la substance et du mode. Il écrit : «Dira-t-on que cette Proposition établit une certaine propriété (l’antériorité aux affections) qu’une chose (la substance) tient de sa nature? On répondra qu’il s’agit moins ici d’une propriété de la substance considérée en elle-même que d’un rapport extrinsèque entre elle et ses affections, et que la substance n’est «connue en vérité» que si «l’on met à part ses affections pour la considérer en elle-même». C’est ainsi, poursuit-il, que la considèrent les Propositions 5, 6, 7, 8, par lesquelles on découvre dans sa nature qu’elle est unique en son genre, cause de soi, et infinie. En tant qu’elle énonce un rapport abstrait qui n’a d’être séparé que dans notre esprit, et qui, d’autre part, est nécessaire et universel, la Proposition 1 a bien le caractère d’un axiome…» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 111.) Personnellement, j’ai tendance à penser qu’en postulant la

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*** Il nous faut un autre exemple, utilisons un raisonnement de manière à pouvoir réfléchir une relation d’antériorité portant sur l’analyse d’idées plutôt que sur la perception des corps extérieurs. Un raisonnement implique une série de distinctions qui, grâce à la connaissance des processus d’inférence, permettent de passer logiquement d’une proposition à l’autre. Prenons le plus classique des syllogismes : Tous les hommes sont mortels. Je suis un homme. Donc je suis mortel. Observant la prémisse, je remarque qu’elle se présente comme un ensemble général auquel est attribuée une qualité. La seconde proposition affirme l’appartenance d’un cas particulier à l’ensemble général. Ce qui permet d’inférer que le cas particulier possède la même qualité que l’ensemble général. Cet exemple, fort simple, me donne l’occasion d’acquérir une connaissance, certes triste, mais qui a l’avantage de me permettre de faire l’économie d’une expérience qui le serait encore davantage. Mais dans les faits, je sais théoriquement que je suis mortel. D’une certaine façon l’idée comprise vient d’être causée par le développement de ce qu’implique la proposition générale. Puis-je dire que l’implication logique représentée par la prémisse est antérieure à la connaissance que j’en ai tirée? J’ai le sentiment que oui, car l’hypothèse générale tenue pour vraie jusqu’à preuve du contraire exprime la même vérité que celle que je viens d’inférer. C’est bien la connaissance de cette cause logiquement inférée qui me donne la connaissance de l’effet. La vérité antérieure étant de même nature que la vérité acquise18, je peux expliquer pourquoi je sais ce que je sais avec certitude grâce à l’entendement ou grâce à la réflexion sur les idées. Très bien! Par contre si nous observons le raisonnement que cause la première proposition de l’Éthique : si j’entends par substance ce qui est en soi, je n’ai qu’un cas particulier à me mettre sous la dent pour inférer la primauté de la substance sur ses affections. Donc ce qui connaissance d’un rapport extrinsèque entre la substance et ses affections, cette distinction de raison, bien que déplaçant le problème de l’antériorité, ne résout pas celui de la possibilité de percevoir clairement l’idée vraie que représente l’axiome car en fait, de manière implicite, c’est par l’imagination que la substance est ainsi comprise comme chose ou objet. Or, je crois réussir à le montrer dans mes analyses, cette manière de penser engendre des paradoxes pour ne pas dire des contradictions. Poursuivons. 18 Je ne discute pas ici le fait que la prémisse puisse être invalidée par l’expérience étant donné que nous pourrions imaginer un humain qui ne soit jamais mort.

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devrait s’expliquer logiquement pour causer la connaissance que j’acquiers ne représente pas l’attribution d’une qualité commune passant de l’ensemble au cas particulier. Le fait dont il est question m’échappe en réalité alors que Spinoza affirme l’inverse. Pourquoi? En réalité la relation d’antériorité entre une substance et ses affections propose une sorte d’implication qui ne se présente pas abstraitement. Comment est-ce possible pour entendre, autrement dit comprendre et expérimenter ce qui échappe à l’activité rationnelle? Car si j’attribue à la substance l’idée qu’elle est cause de soi, cette dernière caractéristique m’apparaît tout à fait impensable, donc je suis incapable de connaître la cause procédant par ce type de connaissance sans inférence.19 Comment comprendre qu’une chose puisse être antérieure à une autre sans que rien ne puisse être antérieur à cette chose? Sans que la structure conceptuelle repose sur un effort d’abstraction me permettant de comparer ce qui est commun et ce qui distingue ce que je conçois? Est-il nécessaire qu’il y ait réciprocité entre ce qui se dit au sujet des termes de la proposition pour que je puisse penser et percevoir ce qui cause à proprement parler l’explication? Si peut se dire une relation d’antériorité entre les affections et la substance, ce que les termes ont de commun me semble nécessiter la possibilité logique de supporter l’un comme l’autre une qualification procédant par recherche de caractéristiques et par représentation de ce qui est affirmé sans quoi il m’apparaît que le caractère rationnel de la déduction ne peut plus garantir l’explication causale qui sous-tend la connaissance. Si la nature de la substance fait que rien ne peut lui être antérieur, a-t-elle quelque chose en commun avec ce par rapport à quoi elle est antérieure, c’est-à-dire ces affections qui suivant leur définition sont en autre chose?

Et si elle n’a rien en commun avec les

affections que peut-on comprendre au sujet de sa nature et de la nature des modes grâce à la proposition I de l’Éthique? La question renvoie au problème de la vérité, celui des définitions et du rôle que joue le concept d’attribut dans la philosophie de Spinoza. *** Comprenant que nous avons tendance à associer antériorité et engendrement, la première proposition m’apparaît problématique. Les propriétés de la substance dans le contexte de 19 Cette analyse est en complète rupture avec celle que Gueroult défend. (Voir note de bas de page numéro 17).

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mes propres habitudes de pensée : être cause de soi, être en soi et se concevoir par soi, ne s’expliquant pas par un raisonnement reposant sur ce que je peux observer, la proposition m’est à proprement parler inconnaissable en ne déterminant pas la manière de comprendre du lecteur que je suis. Pourtant l’obstacle qui se révèle ici a l’avantage de favoriser l’analyse réflexive d’un effort de connaissance intrinsèque, ce qui constitue l’objectif poursuivi à travers le jeu des tentatives de compréhension. L’analyse de la signification du concept d’antériorité, à partir des différents cas que nous avons envisagés, aura eu l’avantage de conduire à penser la représentation des choses qui se font de l’extérieur par rapport à ces choses que nous formons intellectuellement; or c’est, à mon avis, précisément ce qu’il faut apprendre à faire pour connaître suivant la méthode géométrique. Spinoza explique dans le second scolie de la proposition VIII, que comprendre les choses en tant que substance ce sera savoir comment les choses se produisent et avoir l’habitude de ce genre d’entendement, ce sera justement distinguer entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes. Ce qui place le lecteur dans une situation exigeante car il devient le sujet de cette expérience de réforme de l’entendement visé par Spinoza. La difficulté est entière, car comment penser une relation d’antériorité reposant sur une nature qui se conçoit par soi? Comment comprendre la distinction entre les affections d’une substance et la substance cause de soi sans lui attribuer la raison d’un quelconque commencement? L’antériorité suggère une explication des modifications qui peuvent avoir lieu; mais une chose, avons-nous tendance à penser, doit bien être le produit d’un commencement? Pourtant, il y a là tout ce contre quoi Spinoza nous mettra en garde, l'effet, je le répète, d’une habitude, qui consiste à attribuer à tort aux substances le résultat d’un mode de penser par l’imagination qui entretient la confusion. Spinoza insiste; la démonstration de la proposition que nous étudions comprise à l’aide des définitions 3 et 5 devrait être évidente. Ce sont bien plutôt les difficultés qui m’apparaissent dans toute leur évidence. Or je remarque, à lire les définitions de «substance» et de «mode», qu’il est question de conception, il s’agit de concepts ayant ou n’ayant pas besoin d’autres concepts pour être formés. Mais qu’est-ce qui dans la formation de ces concepts échappe à l’engendrement et à la production en moi de l’idée vraie et du sentiment que la connaissance acquise soit effective. Concevoir les choses en tant que substance ce sera

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concevoir l’eau, les arbres, l’esprit, les idées, dieu… tout, mais de telle manière qu’il ne s’y mélangera pas les modifications qui découlent de causes extérieures. Or dans ce cas-ci, Spinoza parle d’une antériorité de nature, donc par définition. Qu’est-ce que concevoir signifie ou exprime? Comment s’explique cette activité qui semble plus intuitive que rationnelle au sens strictement logique du terme? Qu’est-ce que l’attribut? Qu’est-ce qui ne relève pas d’un processus causal ne référant pas à l’expérience du monde extérieur dans la formation des concepts? Signification ou expression? Mais encore expression de quoi, d’un intellect divin ou humain? Dans une lettre à Simon De Vries, Spinoza, propose une distinction entre deux types de définitions : celle qui sert à expliquer et celle qui se prête à l’examen. La première doit correspondre à un objet alors que la seconde n’a pas besoin de référer aux objets hors de l’intellect. 20 Comment se forment les liens, entre l’esprit du lecteur, les affirmations de Spinoza, l’attribution des qualités, le jugement et les propriétés de la substance? La question a son importance, car c’est à partir d’une réelle compréhension que le lecteur est susceptible d’être conduit à faire l’expérience de la liberté de l’esprit.

20 Lettre 9, B.d.S. Au très savant jeune homme Simon de Vries, Sur la nature de la définition et des axiomes, trad. Maxime Rovere, Paris, FG, 2010, P. 84-87.

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Tentative de compréhension de la proposition 2 Deux substances ayant des attributs différents n’ont rien de commun entre elles. DÉMONSTRATION C’est également évident à partir de la Défin. 3. Car chacune doit être en soi, et doit se concevoir par soi, autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre. Spinoza affirme qu’il n’y a qu’une seule et unique substance. Pourtant le voici suggérant de réfléchir à partir d’une proposition représentant deux substances. Si la définition de la substance exprime la nature de la substance et non un nombre précis de substances, pourquoi passer par une représentation numérique? Je propose pour cette seconde tentative de compréhension de reprendre l’analyse réflexive de la formation des connaissances rationnelles à partir du jeu de la comparaison des caractéristiques communes et différentes attribuées à des concepts. Partons d’une situation concrète. Je traversais l’île d’Orléans par la route du Mitan qui relie St-Jean à Ste-Famille. Regardant le paysage, j’aperçois un cheval dans l’un des champs. Je stationne la voiture. J’en descends, nous sommes en juin, la matinée est splendide, je m’approche de la clôture pour regarder l’animal de plus près. C’est un cheval de trait destiné à l’attelage, un limonier. Je reste là, tranquille à l’observer, puis j’en vois un autre. Je vois deux chevaux, une sorte d’anglo-normand que je reconnais à l’allure et que je distingue du limonier, l’encolure est différente, la forme plus effilée. Ces deux chevaux ont des caractéristiques communes pouvant leur être attribuées : sabots, face allongée, la longueur des membres et la crinière sur la partie supérieure du cou. Développons cette expérience de perception et de rationalisation : j’observe le limonier et j’aperçois, sortant de la grange au loin, un chien, un labrador noir. Je vois un chien et un cheval. Ce sont des animaux et j’en compte deux. Ce sont deux mammifères ayant encore une fois des caractéristiques ou attributs communs car l’œil éduqué remarque que ce sont des vertébrés à sang chaud.

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Je pourrais fixer mon attention sur le limonier et la voiture et reconnaître que ce nouvel ensemble comprend deux sortes d’êtres, l’un vivant, le cheval et l’autre fabriqué, la voiture. En fait, je peux dénombrer n’importe quel objet hors de mon intellect en formant des ensembles représentant ce qu’ils ont en commun. À la limite, de manière très générale je peux identifier comme trait commun le fait que ce sont des choses que je perçois. Intériorisons le processus d’observation en tournant progressivement notre regard sur les perceptions elles-mêmes. Plus afféré que le cheval, le chien a quitté mon champ de vision. Or je l’imagine, je me représente son collier rouge, sa fourrure noire, son museau. Je l’imagine et je me demande si je puis dénombrer l’image du chien dans mon intellect et le cheval réel que j’aperçois toujours? Le limonier sous mes yeux et l’image du labrador dans ma tête forment un ensemble comprenant deux sortes de perceptions. Je reprends la route et je me souviens de ce que j’ai vu et comprenant que je vois des images mentales j’en dénombre deux celle de l’anglo-normand et celle du chien. Tandis que je roule, je réfléchis. Conceptuellement, le chien et le cheval sont des animaux que je peux classer dans l’ensemble des êtres vivants au même titre que l’érable et l’épinette que comprend le concept de végétaux. Essayons de comprendre si ce jeu logique et abstrait a quelque chose à voir avec la proposition de Spinoza. Je peux aisément, par l’activité de mon esprit, former un ensemble comprenant deux concepts : cheval et substance.21 Je cherche donc à percevoir sous l’idée de concept deux idées comparables. Or je remarque que la formation de ces idées abstraites comprise à deux niveaux de généralité sollicite plus vaguement que précédemment mon imagination. En fait, j’ai tendance dans ce cas à ressentir que les images mentales n’investissent pas de la même manière le concept «cheval» et le concept «substance», comme si le rôle que jouait ma sensibilité était différent. Sous le concept «cheval» j’ai tendance à ressentir plus concrètement l’effet des habitudes de perception qui caractérise ma relation avec le monde extérieur. Alors que sous le concept «substance», cet effet est plus diffus, encore plus diffus que si je tentais de me représenter le concept «chose» ou le concept «objet», pour lesquels une part de sensibilité 21 J’invite le lecteur à jouer le jeu en suivant cette analyse à partir de la formation dans son esprit des concepts proposés.

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provenant de l’usage des sens me semble s’associer comme par analogie à l’effort de catégorisation. Je remarque que le concept «substance» réfère à des connaissances acquises académiquement donc verbalement, plus nominalement en quelque sorte bien que par analogie l’idée de substance puisse renvoyer à la teneur des choses, comme si cette idée impliquait tout de même des effets sur la sensibilité. Ces descriptions sont imprécises et certainement différentes de ce que le même effort de représentation donnerait chez quelqu’un d’autre. Par contre, elles permettent de situer le problème en fonction de la distinction entre l’expérience concrète que comprend la perception du monde extérieur à l’aide des organes sensoriels, celle comprenant l’expérience que constitue l’analyse réflexive d’une perception et la formation d’images mentales passant progressivement vers la formation de représentations abstraites et générales. Continuons cette analyse avant d’essayer de chercher, comme le propose Spinoza, à penser deux substances. Que se passe-t-il si je pense un ensemble conceptuel dans lequel je place deux fois le concept «cheval»? Comme je le remarquais précédemment, il m’est difficile de représenter l’ensemble comprenant deux fois «cheval» de manière à ne percevoir que la représentation catégorielle du concept «cheval». En fait, j’ai tendance à associer spontanément l’image du limonier et l’image de l’anglo-normand aux deux idées que je dénombre parce qu’il m’apparaît que c’est le caractère unitaire propre à chaque idée qui stimule mon esprit. Pourtant, ce ne sont plus les caractéristiques provenant de la comparaison des chevaux tels que j’ai pu les observer (sabot, encolure etc.) qui stimule l’imagination mais des images de chevaux perçus de façon quasiment symbolique qui tendent à investir chacune des catégories. C’est très intéressant, car on voit que l’unité visée par la représentation de deux concepts ou idées en principe identiques est difficile à réaliser, les choses se passent, du moins pour moi, comme si l’esprit qui opère une distinction cherchait à l’actualiser le plus concrètement possible. C’est que partant de cet effort réflexif, je suis conscient de la mobilisation de mon esprit opérant l’analyse en même temps que la formation des idées. Je remarque que si je limite l’appréhension imagée des deux idées de chevaux pour ne retenir que le concept, j’ai de la difficulté à percevoir deux fois abstraitement deux représentations identiques de la conception «cheval» parce que la représentation porte sur l’aspect commun des attributs de l’idée de concept exprimant la nature de la chose définie ainsi je comprends que cet effort d’unification exprime une sorte

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de mouvement dont j’éprouve le caractère dynamique. Poursuivant l’analyse à partir de ce point, je me vois aisément capable d’associer des images symboliques de chevaux parfaitement identiques pour mentalement exemplifier la mise en relation de mes deux concepts. Je suis évidemment conscient d’être en train de penser par signes, tout en sachant que pour Spinoza, la connaissance de la substance ne se fait pas de cette façon. Pourquoi? Tout simplement parce que je ne sais pas comment penser intuitivement, ni comment concevoir des idées de manière purement abstraite. Est-ce à cause du rôle que joue l’idée de cheval dans le processus de formation d’un concept dérivée d’expériences sensibles? Oui et non, car nous avons aussi remarqué que l’attitude réflexive elle-même entraîne la prise de conscience d’une expérience, qui, bien que subjective et intellectuelle, mobilise la capacité d’imaginer. Maintenant plaçons deux fois le concept «substance» sous la catégorie «concept». Ce faisant, je peine à voir quoi que ce soit sinon les mots eux-mêmes auxquels s’associe comme par analogie une vague impression de texture ou de présence. Me forçant à ne pas percevoir les mots je perçois des sortes d’ensemble vide dont je peux agrandir ou rapetisser la forme. En réalité, comme je continue de solliciter mon imagination, je peine à ne pas penser deux formes se détachant d’une sorte de fond. Je peux imaginer deux fois le mot substance sous sa forme écrite, mais difficilement deux fois sa conception résultant du processus d’abstraction car la série essentielle des caractéristiques communes privilégiées est beaucoup plus unificatrice dans ce cas, comparé à l’exercice d’imagination du concept cheval, je remarque donc que ce que mon imagination produit symbolise ici de manière vague et diffuse ce que l’expression de ma sensibilité permet de rattacher à l’effort de conceptualisation. Le passage de tout ce que je peux percevoir à l’effort d’abstraction de tout ce qui distingue les choses les unes des autres, laisse place à la formation d’une idée qui, étonnamment, semble ne pas pouvoir être une chose. En cela parler de ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence, suivant la définition du concept d’attribut, pour moi, ne va pas de soi. Que dégager de cette analyse? Que l’imagination est difficile à maintenir hors de l’effort de représentation d'image concrète et que l’unité désirée ne se conçoit que réflexivement à partir du développement de l’analyse elle-même. Une unité qui par ailleurs ne me semble

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pas réalisable à partir de la lecture de la proposition de Spinoza, étant donné le rôle que joue l’imagination dans le mode d’attribution qui guide mes représentations. Or Spinoza ne propose ce genre d’analyse que dans les scolies, pas dans le corps des définitions, des propositions et de leurs démonstrations. Rien ne nous prépare à réussir à concevoir comme lui ce qu’il comprend en toute clarté et toute évidence. Le sens qu’il donne au concept d’attribut étant différent de celui qui structure mes habitudes de pensée, le problème demeure entier. Comme je le disais précédemment bien que je puisse lire que par attribut, Spinoza entend «ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence», personnellement je comprends une opération extrinsèque qui consiste à qualifier des perceptions dans le but de les organiser par niveaux de généralité de manière à pouvoir conceptualiser et nommer ce que mon imagination me permet d’abstraire à partir d’un effort de comparaison entre des idées représentant ce que je connais. Ce qui m’amène à me demander ce que signifie concrètement la constitution de l’essence d’une substance. Honnêtement, je n’arrive pas à en faire l’expérience.22

22 Il me semble intéressant de remarquer à ce propos que Macherey et Gueroult, traitent ces concepts pour exposer leur compréhension de l’Éthique, comme si ce que Spinoza était capable de réaliser ne nécessitait pas d’être corroboré par un exercice de pensée. Que disent-ils au sujet de la seconde proposition? «Les propositions 2, 3 et 4, écrit Macherey, qui présentent encore un caractère extrêmement général et abstrait, se situent elles aussi dans le prolongement des définitions et axiomes formulés au début du de Deo, dont leur contenu se tire directement. Ces trois propositions mettent en avant le thème de la pluralité, en tant que celuici s’applique, non plus aux affections ou modes, dont la considération vient d’être provisoirement écartée par la proposition 1, mais à des genres d’être, c’est-à-dire à des attributs de substance. Elles traitent en gros le problème suivant : la pensée, dans son appréhension du réel, est confrontée au fait que celui-ci se présente à travers une diversité de formes; les attributs sont en effet essentiellement des formes dont chacune «exprime dans son genre une essence infinie» suivant une formule qui apparaît dans la démonstration de la proposition 16 et a déjà été exploitée dans ce sens par la définition 6;(…)» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 73) Ainsi compris, c’est-à-dire formellement, le problème de la pluralité n’est en somme posé qu’à partir de la description de l’articulation des propositions. L’approche est éminemment théorique, le point de vue adopté par le commentateur ne se présente pas comme une expérience de pensée subjective qui puisse corroborer ce que la démonstration de Spinoza lui-même affirme en s’appuyant sur ce qu’il entend par substance. Or tout est à faire pour le lecteur de l’Éthique, même si la description de Macherey favorise une excellente vue d’ensemble de la structure propositionnelle et démonstrative. Partant du principe que la proposition 2 présente un caractère général et abstrait, Macherey légitime sa lecture, mais si, comme j’ai tenté de le faire voir par l’analyse du processus d’abstraction, rien ne se perçoit pour moi, que sais-je de ce qu’entend Spinoza? Foncièrement, pas grand chose. «On doit remarquer que les attributs différents, écrira Gueroult, par lesquels se distinguent les substances, s’ils sont mentionnés dans l’énoncé de la Proposition, sont laissés de côté dans la démonstration. Celle-ci se développe comme s’il s’agissait simplement d’établir que «deux substances différentes n’ont rien de commun entre elles». En l’espèce, Spinoza suppose comme allant de soi que la différence des substances consiste dans la différence de leurs attributs et qu’il est impossible que deux substances différentes aient le même attribut, thèse qui ne sera démontrée que dans la Proposition 5. Il n'en résulte pourtant aucun vice de forme, puisque cette dernière thèse n’intervient pas dans la démonstration et que la Proposition 5 ne conditionne pas la Proposition 2, ni d’ailleurs non plus celle-ci celle-là. En outre, cette thèse est évidente depuis la Définition 4, qui pose

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*** Envisageons la même problématique, mais à la lumière d’une explication donnée par Spinoza à son ami Jarig Jelles au sujet d’une démonstration selon laquelle Dieu ne peut être dit qu’improprement un ou unique. Spinoza écrit «qu’une chose n’est dite une ou unique qu’eu égard à l’existence, et non à l’essence. En effet, nous ne pouvons concevoir les choses par le nombre qu’après les avoir ramenées à un genre commun. Par exemple, celui qui tient dans la main un sou et un écu ne pensera pas au nombre deux tant qu’il ne peut donner au sou et à l’écu un seul et même nom, celui de médailles ou de pièces de monnaie. Dès lors, il peut affirmer qu’il a deux médailles ou deux pièces de monnaie, car le nom de médaille ou de pièce désigne aussi bien le sou que l’écu. De là, il appert donc clairement qu’aucune chose ne peut être appelée une ou unique que si l’on en a d’abord conçu une autre qui, comme je l’ai dit, convienne avec elle. Mais puisque l’essence de Dieu est son existence même, et que nous ne pouvons former de son essence aucune idée universelle, il est certain qu’un homme qui appelle Dieu un ou unique, n’a pas une idée vraie de Dieu, ou qu’il en parle improprement.»23 Spinoza insiste sur l’usage du langage; en fait les choses sont nommées, dites et communiquées grâce aux processus d’écriture et de lecture, processus qui consistent à dire et entendre, parler ou écouter. Je pense au nombre deux parce que je nomme, nommer ayant pour effet de ramener ce qui existe à des genres communs. Je donne le nom de monnaie au sou et à l’écu comme je nomme cheval le limonier et l’anglo-normand. Nommant, je peux penser le nombre deux, donc me représenter la distinction numériquement, deux devenant une sorte d’adjectif numérique, donc le produit d’un jugement exprimant une qualité. Qualité qui ne peut être attribuée l’attribut comme constituant l’essence de toute substance, si bien qu’il revient au même de dire : le concept d’une substance n’enveloppe pas le concept d’une autre, ou le concept d’un attribut n’enveloppe pas le concept d’un autre.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P.113114.) Il semble bien que l’évidence de la thèse, pour Gueroult, soit entièrement assujettie à la cohérence de la forme et à la possibilité que nous avons d’en reproduire le raisonnement, exactement comme chez Macherey. Pourtant, si nous considérons sérieusement la définition 4 nous ne pouvons pas la réduire au seul critère de cohérence formelle qui permet d’affirmer qu’elle pose l’attribut comme constituant l’essence de toute substance car il faut encore entendre subjectivement ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence, autrement dit, percevoir et réfléchir ce qui est expérimenté ou connu. Or si, suivant cet effort, le genre de doute que j’exprime par mes analyses persiste, nous sommes dans la confusion, donc sans vérité ou idée claire bien que nous puissions théoriser l’ontologie spinoziste. 23 Lettre 50, B.d.S. Au très courtois et très avisé Monsieur Jarig Jelles, trad, Maxime, Rovere, Paris, GF, 2010, P. 290.

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qu’improprement à Dieu explique Spinoza parce que son essence est son existence. Très bien mais comment comprendre cette justification? Les choses peuvent être conçues par le nombre après avoir été ramenées au jeu logique de la généralisation par lequel je forme des ensembles en compréhension et en extension. La signification de l’écu, le nom que je donne à cette chose, est lié au fait de comprendre l’écu comme une sorte de pièce de monnaie et de comprendre dans l’extension du concept général «monnaie» le sou et l’écu. En réalité je nomme des distinctions produites par mon esprit. L’affirmation ou le jugement impliquant la distinction numérique repose tout entière, d’après Spinoza, sur la désignation générale autrement dit le deux, compris comme un nombre, nécessite que l’esprit ait d’abord conçu un lien résultant de la recherche de traits communs et de différences spécifiques entre les images des choses existantes, perçues d’une façon ou d’une autre. C’est donc, à la fois, grâce à la conception de leur existence, et à la comparaison de leurs qualités, que les choses peuvent être représentées numériquement. Or c’est là exactement ce que nous avons remarqué en essayant de conceptualiser deux fois «substance» ou deux fois «cheval». Donc il est clair que je pense improprement pour comprendre «substance» et «Dieu». Mais il apparaît tout aussi clair que Spinoza est stratégique quant à la façon d’amener son lecteur à comprendre l’idée de «substance» en tant que chose unique considérée à l’égard de son essence plutôt que de son existence. *** Qu’en est-il de Dieu? Nommer une chose c’est lui prêter une signification étant donné que la finalité du langage demeure la communication. Mais qu’est-ce que nous communiquons? Et qu’est-ce que Spinoza tente de communiquer? Si je dis que le limonier est une sorte de cheval et que j’ajoute à cette définition ce qui distingue le limonier de l’anglo-normand à savoir que nous le destinons à l’attelage au lieu d’être compris comme étant issu du croisement des races anglaise et normande, je ne fais que nommer abstraitement ce qui caractérise ces choses dont je parle. Je clarifie la signification des mots qui servent à désigner ce que nous percevons. Donner la signification du mot cheval c’est définir la chose en expliquant comment je la conçois abstraitement ou

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conceptuellement suivant ce que nous sommes capables d’imaginer. C’est comme si je disais, par limonier, j’entends une sorte de cheval de trait que l’humain destine à l’attelage. Qu’est-ce qui ne marche pas si j’applique ce procédé à l’idée de Dieu et à celle de substance en partant de la lecture d’une définition présentant ce que Spinoza lui-même entend? Je pourrais dire, par exemple, pour m’expliquer vis-à-vis un interlocuteur donné que je comprends Dieu comme une sorte de substance qui a comme caractéristique propre d’exprimer une infinité d’attributs. Abstraitement et en tant qu’il s’agit de l’expression d’une conception mentale de Dieu, ma définition ne peut-être que valable, par contre je ne fais pas ainsi l’expérience du caractère essentiellement existant de Dieu, ni, je crois, je ne rends possible cette expérience pour autrui. En cela, je suis obligé d’admettre que je ne suis pas en train de comprendre, comme dans la proposition VII, qu’à la nature de la substance appartient d’exister. Mais à quelles autres substances puis-je comparer Dieu même si je définis la substance comme une sorte de concept qui n’a pas besoin d’un autre concept pour être formé? Je pourrais affirmer que la pomme est une sorte de substance qui exprime une série limitée d’attributs. La table, le cheval, tout ce qui existe peuvent se comprendre comme étant des sortes de substance exprimant des séries différentes et limitées d’attributs. Ce système est fort éloigné des propositions de l’Éthique. Pourquoi? Mais surtout pourquoi est-il insatisfaisant et en réalité l’est-il? Pour Spinoza il n’y a qu’une seule substance ne se comprenant pas à partir de son unité, donc qui ne s’explique pas numériquement, mais réellement. Mais disant cela, outre le fait que je raisonne et que ce raisonnement est formellement cohérent, je ne suis pas sous le rapport d’une substance dont l’essence enveloppe l’existence. Nommer Dieu un ou unique donc suivant une représentation numérique, affirme Spinoza, c’est en parler improprement parce que cette qualité (le nombre) devrait reposer sur une implication logique (ou généralisation ou universalisation) qui ne peut pas être faite sans entrer dans une série de contradictions. D’où l’importance on le voit, de clarifier la signification des idées de substance, d’être et d’essence, car ce sont ces concepts qui se présentent comme assez généraux pour former des ensembles susceptibles d’impliquer

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l’idée de Dieu. Mais on voit aussi que c’est l’exercice même de l’effort de définition qui est touché par la difficulté dans ce processus de communication. On peut même se demander pourquoi Spinoza parle lui-même improprement de l’idée de substance car il n’est pas rare dans l’Éthique qu’il la représente numériquement. Étonnamment Spinoza écrit, dans le second scolie de la proposition VIII, «(…) il faut nécessairement avouer que l’existence d’une substance, tout comme son essence, est une vérité éternelle. Et de là nous pouvons d’une autre manière conclure qu’il n’y a qu’une seule et unique substance de même nature (…)»24. Associé à l’idée de Dieu plutôt qu’à celle de substance, l’argument de la relation entre l’essence et l’existence sert à tirer des conclusions qui m’échappent lorsqu’il affirme que «l’essence de Dieu est son existence même, et que nous ne pouvons former de son essence aucune idée universelle, il est certain qu’un homme qui appelle Dieu un ou unique, n’a pas une idée vraie de Dieu, ou qu’il en parle improprement.»25 Nous avons donc deux problématiques liées l’une à l’autre, d’une part comprendre comment faire l’expérience de pensée que propose Spinoza et d’autre part prendre, à partir de la méthode qu’il emploie pour conduire son lecteur à la liberté de l’esprit, conscience des habitudes de pensées qui en nous font obstacle à ce processus de connaissance supposément réalisable.

24 Éthique, Partie 1, second Scolie de la huitième proposition, P. 25. 25 Lettre 50, B.d.S. Au très courtois et très avisé Monsieur Jarig Jelles, trad, Maxime Rovere, Paris, GF, 2010, P. 290.

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Tentative de compréhension de la proposition 3 Des choses qui n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut être cause de l’autre. DÉMONSTRATION Si elles n’ont rien de commun l’une avec l’autre, donc (par l’Axiome 5) elles ne peuvent non plus se comprendre l’une par l’autre, et par suite (par l’Axiome 4) l’une ne peut être cause de l’autre. CQFD Les précédentes tentatives ont permis de dégager deux aspects du problème que représente la compréhension de l’Éthique à partir d’un effort de conception qui satisfasse les exigences de la méthode géométrique lorsque Spinoza définit, affirme et démontre ce qu’il entend. Les analyses précédentes ont montré que mes propres habitudes de pensée ne me permettent pas pour l’instant d’y arriver. Il est aussi apparu que le mode d’exposition qu’emploie Spinoza implique une part de stratégie ayant, c’est l’hypothèse que je retiens pour l’instant, pour but d’amener son lecteur à comprendre réellement ce dont il parle, autrement dit de provoquer la reproduction d’une expérience de pensée dérivée de ce qu’il communique à son lecteur. C’est pourquoi, contrairement à Macherey et à Gueroult (comme je le montre dans les notes de bas de page) je tente de ne pas m’en tenir uniquement à un ensemble de dénominations extrinsèques pour exposer théoriquement ce que la lecture de l’Éthique permet d’en connaître comme système philosophique. Poursuivons cette réflexion de manière à essayer de saisir comment, d’une part, le concept de chose est utilisé et comment, d’autre part, s’explique une relation causale à partir de ce qui est commun aux choses. Que signifie le fait de comprendre une relation de cause à effet liant deux choses? Comment s’exprime le fait qu’une chose puisse être cause d’un effet? De quel ordre est ce fait? À la limite s’agit-il d’un fait? Mais surtout qu’en connaissons-nous? Le physicien qui s’intéresse aux relations causales cherche à expliquer comment les choses qu’il observe se produisent. Or ce qu’il observe forme un ensemble de perceptions permettant de représenter

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une sorte d’ordre. Cet ordre, s’il est adéquatement et logiquement constitué, permet de prévoir et de vérifier à l’aide d’expériences le comportement des corps perçus. Dans le contexte de cette façon de faire de la science, ce sont les effets qui d’une certaine manière permettent d’induire ce qui les cause. Suivant cette manière de penser, la représentation de la cause suit d’un effort intellectuel qui consiste à dépasser un état d’ignorance à partir d’un problème ou d’une série de contradictions entre ce qui est conçu et ce qui est perçu. Sera considéré comme expliqué par le scientifique ce qui peut être prévu sous le rapport de mouvement et de repos des corps observés. Dans ce contexte, le principe de «prévision» permet de vérifier que la représentation conçue sera adéquate c’est-à-dire fidèle à l’ensemble des cas particuliers perçus que l’ordre représenté a permis de concevoir par voie de généralisation des lois de la nature. Cet aspect de la formulation des lois qui régissent le comportement des phénomènes observables comprend donc une sorte d’implication logique procédant par abstraction. Une loi physique vérifiée est en ce sens comprise comme un ensemble général représentant le fonctionnement de ce qui s’observe cas par cas. Une fois la loi établie et vérifiée, donc considérée comme une conception adéquate et fidèle à ce qui s’observe dans le monde extérieur, le scientifique pourra en faire usage de manière à déduire abstraitement à partir de la connaissance de ce que la cause représentée implique logiquement, des relations causales particulières. Nous reconnaissons cette structure logique, c’est la même que celle qui nous permet de comprendre la signification d’un concept ou d’une idée. La loi physique représentant abstraitement une relation de cause à effet exprime donc un ensemble de traits communs caractérisant des rapports de mouvement et de repos associés aux phénomènes observables particuliers. Suivant cette première analyse, nous pourrions avoir tendance à imaginer que c’est précisément ce que Spinoza affirme dans le contexte de la troisième proposition : «Des choses qui n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut être cause de l’autre». Mais poursuivons car il est très intéressant de remarquer que le mode de pensée décrit précédemment est toujours susceptible de rencontrer de nouveaux obstacles déterminant l’état d’ignorance des observateurs. L’histoire des lois de la gravitation de Galilée à Einstein en passant par Newton en est un excellent exemple car chaque effort de généralisation en aura nécessité un autre pour fonder la connaissance des causes du mouvement des corps. Les lois mécaniques du mouvement des corps dans la conception de Newton n’expliquant pas le mouvement de

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la planète Mercure exprime un état d’ignorance (inadéquation entre ce qui était conçu et ce qui est perçu) qu’Einstein désirait dépasser. Les nombreux exemples de ce type nous permettent de voir que la cohérence logique des implications logiques qui structurent une théorie n’est pas suffisante pour garantir la formation de connaissance vraie, mais aussi que la question de la vérité demeure ouverte parce que ce qui cause de l’extérieur la mise en mouvement des corps observés implique la présence d’autres forces externes que les physiciens n’ont de cesse de chercher pour les concevoir et expliquer la réalité observable. Nous savons cela; personnellement j’ai tendance à croire qu’il s’agit d’un état de fait indépassable si je m’appuie sur le sentiment que l’entendement humain ne peut pas connaître les choses autrement, c’est-à-dire suivant leur nature en soi. Mais pour Spinoza, la science doit et peut être fondée sur des habitudes de pensées qui consistent à «chercher à connaître les choses par leurs premières causes» au lieu de remonter par voie de généralisation des effets vers les causes. Dans cet esprit, l’axiome qui guide le processus de connaissance dans l’Éthique énonce que «La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe» contrairement à ce que l’exemple d’une démarche à caractère empirique postule, procédant de la critique du rapport d’adéquation entre ce qui est conçu et perçu. Suivant cette manière de penser, c’est par la perception des effets que nous parvenons à la connaissance des causes, alors que Spinoza cherche le moyen d’obtenir une connaissance vraie qui concerne à la fois la connexion réelle qui caractérise la façon dont les choses se produisent et la manière dont ce rapport est connu. C'est ce que la démonstration de la proposition exprime car si deux choses «n’ont rien de commun l’une avec l’autre, donc elles ne peuvent non plus se comprendre l’une par l’autre, et par suite l’une ne peut être cause de l’autre.» Le fait de chercher, comme le font les scientifiques, l’adéquation entre ce qui est conçu et ce qui est perçu procède d’un effort de penser qui n’exprime pas la connexion réelle caractérisant la façon dont les choses se produisent, car les représentations utilisées pour concevoir la connexion logique entre une cause et son effet apparaissent abstraitement, mais surtout elles sont établies à partir d’un rapport extrinsèque entre l’objet et son explication. À moins qu’il me soit possible, malgré le haut niveau d’abstraction que représente le concept de chose, ou encore des concepts comme ceux que les nombres représentent, que je me mette à réfléchir sur leur enchaînement. Peutêtre que ne prenant ainsi pour objet que des idées il nous est possible de comprendre la

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connexion des causes qui en tout et pour tout sera la même que celle qui est considérée par le seul attribut de l’étendue. Voyons, avant de reprendre cette question à partir de la démonstration de la proposition 3, comment Spinoza décline les différents genres de connaissance.26 *** Les raisons, d’où un terme général comme chose tire son origine sont données dans la seconde partie de l’Éthique.27 Étant et Chose sont des termes transcendantaux qui naissent du fait que le corps humain ne peut former qu’un nombre précis d’images distinctes à la fois. Au-delà de notre capacité à imaginer, les images se confondent les unes dans les autres de manière à produire des idées confuses. Comprendre un phénomène sous le concept de Chose c’est imaginer tous les corps confusément sans aucune distinction. C’est là exactement ce que nous avons constaté grâce aux diverses analyses que les concepts

26 Macherey, poursuivant ses explications à partir du thème de la pluralité, cherche, comme nous l’avons vu précédemment, à rendre compte de l’articulation formelle des propositions 2, 3 et 4. Ce faisant, il essaie de montrer que le problème de la causalité repose sur un raisonnement par l'absurde dérivé de la distinction que marque la signification de la proposition 3 avec les axiomes 3 et 4. Gueroult traite aussi de ce paradoxe mais en s’appuyant sur des considérations historiques permettant d’analyser l’évolution de la pensée de Spinoza concernant la formulation des axiomes dans le Court traité et ses échanges épistolaires avec Oldenburg. Dans l’Éthique, le troisième axiome énonce que «Étant donné une cause déterminée, il en suit nécessairement un effet, et, au contraire, s’il n’y a aucune cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’ensuive». Alors que le quatrième axiome énonce que : «La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe». Pour Macherey le thème de la pluralité «fait comprendre que la diversité des formes de l’être est une différence absolue, ne laissant subsister aucune communauté, donc aucune possibilité d’interaction ou de rapport causal, entre les termes qu’elle associe sans les confondre ni les opposer, et sans que ceux-ci puissent agir ou réagir l’un sur l’autre de part et d’autre de ce qui constituerait leur limite : c’est ce que montre la proposition 3 selon laquelle «des choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent être causes l’une de l’autre», ce qui signifie également qu’elles doivent être pensées de manière complètement indépendante : elles contreviennent ainsi aux conditions dans lesquelles s’établit le rapport causal telles que celles-ci ont été fixées par les axiomes 3 et 4. Ainsi, ajoute-t-il, la diversité des formes de l’être est-elle une donnée irréductiblement première qui, n’étant dérivée de rien, ne peut être laissée de côté, à la différence de la pluralité des affections de substance dont la considération vient d’être suspendue par la proposition 1.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P.74.) Je retiens de ce commentaire que la diversité des formes de l’être doit être comprise comme une différence absolue, que cette différence est irréductiblement première. Très bien, mais est-ce pensable et concevable? Peut-être, mais il m’apparaît que suivant l’approche théorique valorisée par Macherey, au-delà de la cohérence logique du raisonnement, ce que les axiomes devraient nous amener à voir en toute évidence, n'est pas si aisé à concevoir. Il me semble important que mon lecteur comprenne clairement que, contrairement à Macherey et à Gueroult, je propose une analyse qui consiste à poser le problème à partir des effets qu’a le texte de Spinoza sur ma propre capacité à comprendre le contenu des propositions par leur démonstration. Donc réfléchissant sur ce qui structure et constitue mes propres habitudes de pensées, je tente, à l’aide des commentaires de Spinoza, de trouver le moyen de les transformer. 27 Éthique, Partie 2, Scolie I de la proposition XL.

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d’antériorité, de cheval et de substance nous ont permis de réaliser. Autrement, explique Spinoza, même si nous n’arrivons pas à imaginer toutes les différences entre singuliers en qualité et en quantité, nous exprimons ce qui convient à l’affection de notre corps grâce à l’expression de termes universels et abstraits comme homme, chien ou cheval. Ces termes présentent un degré moindre de confusion qui peut être déduit de la vigueur des images en cause. En fait, lorsqu’il s’agit de rendre compte des expériences de rencontres que nous faisons dans la vie, d’hommes réels, de chiens et de chevaux en chair et en os, nous formons des images selon nos habitudes et la disposition de notre corps. 28 Partant de toutes ces expériences, nous nous représentons au moyen des sens, sans ordre pour l’intellect, écrira Spinoza, ce que deviennent sous ces termes les souvenirs de nos rencontres ainsi que ce que suggèrent à notre esprit les mots lus et entendus. Spinoza appelle connaissances par expérience vague, opinion et imagination ce genre de perceptions. Par ailleurs, dans l’Éthique, connaître par l’entendement consiste à concevoir les choses en tant que substance.29 Or si nous sommes habitués à contempler les choses qui découlent de causes extérieures, nous dit Spinoza avec insistance à plusieurs reprises dans les scolies, l’évidence de certaines démonstrations ne pourra pas être vue. N’ayant pas l’habitude de chercher à connaître les choses par leurs premières causes nous jugeons confusément. 30 L’attribution à tort aux substances d’un commencement venant de causes extérieures, parce qu’il est emprunté à la façon dont nous voyons les choses naturelles, repose, selon lui, sur l’imagination. En même temps qu’il repose sur l’imagination, le fait que l’imagination soit dépassée montre bien que ce processus de représentation ne garantit pas la possibilité d’obtenir l’expression d’une connexion réelle entre les choses, les idées et les causes, il faut 28 «Mais il faut remarquer que tous ne forment pas ces notions de la même manière, mais qu’elles varient en chacun en fonction de la chose qui a plus souvent affecté le Corps, et que l’Esprit a plus de facilité à imaginer ou à se rappeler.» Éthique, Partie 2, Premier scolie de la proposition 40, P. 167. 29 Dans les scolies de la première partie, Spinoza revient constamment sur ce principe à caractère épistémologique, permettant de nous situer par rapport à la comparaison des divers modes de pensée qui caractérisent des habitudes acquises ou à acquérir. Ainsi situés, nous sommes amenés à prendre conscience des processus intellectuels qui, selon Spinoza, soit nuisent au développement des connaissances ou en favorisent le développement. 30 Il semble bien que Spinoza soit stratégique, car le passage des scolies aux démonstrations force le lecteur à prendre conscience des effets qu’ont nos habitudes de pensée lorsque nous attribuons le commencement que nous voyons dans les choses naturelles aux substances. Mais ce type de prise de conscience, bien que ne donnant pas la connaissance théorique nécessaire pour bien comprendre les propositions avec leur démonstration, peut nourrir le désir de transformation des habitudes de pensée du lecteur.

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donc une autre manière de comprendre, un autre genre de connaissance que Spinoza nommera l’intuition. Prenons l’exemple de ceux qui imaginent que les arbres parlent comme parlent les hommes. 31 Pour Spinoza, dans ce cas-ci comme dans le cas de l’attribution d’affects humains à Dieu, il y a confusion, c’est-à-dire ignorance de la nature des choses et de leurs vraies causes. Autrement dit, l’homme est victime de confusion parce qu’il ignore la manière dont les connaissances et les concepts se forment dans l’esprit.32 Il y a là une sorte de nœud, que je n’arrive pas à démêler de manière satisfaisante. Je vois que c’est cette formation des concepts et des connaissances dans l’esprit que caractérise le verbe «envelopper», mais je ne vois pas ce que signifie cette idée. Pour moi, il ne s’agit que d’implication à caractère logique impliquant des idées abstraites. Or il me semble impossible pour l’instant de rattacher des représentations de ce type à une réelle connexion avec l’engendrement des choses, l’idée de cause première étant, je le répète, éminemment abstraite. Quelle est-elle cette formation des concepts dans l’esprit? Est-ce bien là tout ce que nous avons pour nous aider à voir comment se fait l’imbrication entre la compréhension par concepts et la connaissance des relations causales entre choses réelles. Encore une fois, je peine à dépasser cet obstacle. Ce faisant la possibilité d’arriver à concevoir les choses en tant que substance me paraît irréalisable. Mais continuons nos recherches. Comme Spinoza l’affirme, j’accepte que si je dis de l’homme qu’il parle, je ne commets pas d’erreur. Aussi je peux accepter que j’en commets une si j’attribue à l’arbre une caractéristique propre à l’homme. De même je vois que je commets le même genre d’erreur si j’attribue à Dieu des caractéristiques humaines. Cette critique est celle de l’anthropomorphisme, c’est-à-dire qu’elle constate la tendance de l’esprit (ou habitude) qui consiste à prêter à Dieu, aux plantes ou aux animaux des propriétés valables uniquement pour la connaissance de l’homme. Étonnamment la critique de l’anthropomorphisme ne nous aide pas car elle repose sur un point de vue humain, c’est-à-dire précisément sur cette 31 Spinoza réfère à cet exemple au début du second Scolie de la huitième proposition, Partie 1. 32 «De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine attribuent aisément à Dieu des affects humains, surtout aussi longtemps qu’ils ignorent aussi comment les affects se produisent dans l’esprit.» Éthique, Partie 1, Second Scolie de la huitième proposition, P. 23-24.

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habitude qui consiste à contempler les choses qui découlent de causes extérieures. La théorie de la connaissance de l’essence des choses suivant ce que Spinoza affirme, devrait au contraire reposer sur notre capacité à distinguer entre les modifications des substances que représente le point de vue habituel de nos manières de penser et les substances ellesmêmes. C’est précisément en ce sens que savoir comment les choses se produisent, pour Spinoza, implique la transformation de nos habitudes de pensées, autrement dit la réforme de notre entendement. Or cette indication, formulée dans les scolies, demeure en partie abstraite, car pour moi les termes qui structurent la relation causale comprenant une «cause première» et la connaissance des «effets» se présentent eux-mêmes à mon esprit comme des idées confuses où la capacité humaine d’imaginer est dépassée. Je vois bien où Spinoza veut en venir, mais pas comment réaliser l’exercice intellectuel que cela exige. L’enjeu de la première partie de l’Éthique semble être que le lecteur parvienne à saisir qu’il faut distinguer entre connaître par l’entendement et connaître par l’imagination. Connaître quoi? La manière dont les choses se produisent, c’est-à-dire ce qui les cause réellement, ce qu’une attention soutenue à la nature de la substance devrait rendre clair, affirme Spinoza. Mais l’attention du lecteur peut-elle être soutenue s’il ne sait pas comment concevoir la substance, sa nature et son essence. À cette condition s’en ajoute une autre, car la méthode nécessite d’autres apprentissages concernant l’esprit si le lecteur veut en maîtriser le fonctionnement de manière à pouvoir être déterminé à concevoir les choses en tant que substance. L’obstacle à franchir est là, il nous faudra avancer dans l’Éthique, pour pouvoir revenir à ce qui nous occupe, car la science intuitive dont parle Spinoza «procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses.»33 Or cette science repose sur notre capacité à saisir des rapports

33 «J’expliquerai tout cela par l’exemple d’une seule chose. On donne par ex. trois nombres, pour obtenir un quatrième qui soit au troisième comme le deuxième au premier. Les marchands n’hésitent pas à multiplier le deuxième par le troisième, et à diviser le produit par le premier, parce qu’ils n’ont pas encore livré à l’oubli ce qu’ils ont entendu dire par leur maître sans aucune démonstration, ou bien parce qu’ils ont souvent essayé cela sur des nombres très simples, ou bien par la force de la Démonstration de la Proposition 19 du livre 7 d’Euclide, à savoir à partir d’une propriété commune des proportionnels. Mais sur des nombres très simples il n’est pas besoin de cela. Par ex., étant donnés les nombres 1,2,3 il n’est personne qui ne voie que le quatrième nombre proportionnel est 6, et cela bien plus clairement, parce que c’est du rapport même que nous voyons d’un seul coup d’œil entre le premier et le deuxième que nous concluons le quatrième.» Éthique, Partie 2, Second scolie de la proposition 40.

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de proportions; or s’il en est ainsi, l’essence d’une chose se comprend en fonction d’une relation de tout à partie. Nous y reviendrons. *** Laissons, pour l’instant ce questionnement en suspend et revenons à la démonstration de la troisième proposition qui consiste à dire, au sujet des choses en général, que «Si elles n’ont rien de commun l’une avec l’autre, donc (par l’Axiome 5) elles ne peuvent non plus se comprendre l’une par l’autre, et par suite (par l’Axiome 4) l’une ne peut être cause de l’autre.» L’axiome 4 affirme que «La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe.»34 L’axiome 5 dit que : «Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre, autrement-dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre.» Qu’est-ce qui est commensurable et comparable dans ces conditions? Quelles sont ces choses qui respectent l’axiomatisation que propose Spinoza? S’agit-il de la distinction entre corps et idée ou étendue et pensée? Et si tel est le cas, doit-on penser que le lien de nécessité entre les corps est le même que celui qui s’exprime entre les idées? Dois-je comprendre que la connaissance des corps réalise la connexion causale dans le monde matériel alors que la connaissance des pensées permettrait de concevoir la dite connexion? Cette hypothèse ne semble pas convenir dans la mesure où on ne peut comprendre par quoi procède la connaissance des corps sinon par l’imagination et l’analyse des sensations ou sentiments donc par des représentations inadéquates. Quel est le contexte du type d'impossibilité de réalisation ou de possibilité de réalisation qu’exprime la proposition 3? Si, suivant la seconde définition, les pensées ne peuvent pas causer les corps, ni les corps causer les pensées, qu’est-ce qui permet le passage de l’un à l’autre lorsque nous percevons la réalité extérieure ainsi que l’enchaînement de nos idées? Est-ce celui des choses en général à partir d’un point de vue absolu? Ou celui plus particulier que représente mon propre effort de compréhension, 34 À la limite, la traduction du mot latin implique un choix qui n’est pas neutre épistémologiquement et logiquement. Pierre Macherey traduit involvere par impliquer plutôt que par le verbe envelopper. «Le verbe involvere, note-t-il en bas de page, qui a en tout 116 occurrences dans toute l’Éthique où il apparaît surtout dans les trois premières parties, est le plus souvent rendu en français par le terme «envelopper» qui dit moins bien la même chose qu’«impliquer». De façon moins littérale, on pourrait le traduire par «avoir pour condition», au sens de la condition suffisante et non seulement de la condition nécessaire indiquée par le terme «supposer». (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 31.)

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partant de la relation que mon corps et ma pensée entretiennent avec la nature entière? Macherey et Gueroult n’hésitent pas à interpréter les axiomes 4 et 5 à la lumière de la proposition VII de la seconde partie de l’Éthique où Spinoza affirme que «L’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses». 35 Il est intéressant de remarquer, partant des différents aspects de la relation que nous entretenons avec la réalité, que la compréhension des premières propositions de l’Éthique exige leur relecture. Ceci dit, Macherey, commentant la septième proposition de la seconde partie, montre que l’énoncé n’affirme pas que l’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des corps, mais bien qu’il est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses. Pourquoi cette nuance a-t-elle son importance? En fait, elle permet de voir le problème que pose la distinction entre les attributs que l’intellect humain perçoit d’une substance soit celle de la pensée et de l’étendue. Car que signifie considérer l’enchaînement ou la connexion des causes par le seul attribut «étendue» ou par le seul attribut «pensée»? Que signifie considérer, expliquer ou démontrer dans la situation particulière de l’humain, une situation impliquant le fait que notre façon de concevoir les choses relève soit de la pensée soit du corps? Est-ce à dire qu’il n’y a pas que par la pensée que nous puissions découvrir l’ordre et la connexion des causes? Pour ma part, j’ai le sentiment que la thèse, concernant le caractère identique de l’ordre des causes peu importe l’attribut sous lequel cet ordre est perçu, considérée vraie par Spinoza est invérifiable sous le point de vue de l’étendue. Qu’est-ce qu’une connaissance de la connexion des choses sous le point de vue de l’étendue? Classant les idées et les corps dans l’ensemble des choses, Spinoza tente de connaître par voie de généralisation donc logiquement une sorte d’état de fait que la vague image de l’idée de «choses» rendrait compréhensible. Ça me 35«Il est à remarquer, écrit Macherey dans une note de bas de page, que la fonction simultanément logique et physique du rapport causal n'implique aucune confusion entre les genres d’être à travers lesquels celui-ci s’effectue selon une identique nécessité : l’axiome 4 du de Deo intervient dans la démonstration de la proposition 5 de la deuxième partie de l’Éthique de manière à établir ce caractère exclusif du rapport causal qui, s’il enchaîne les idées entre elles avec la même parfaite nécessité que celle selon laquelle il enchaîne aussi entre elles les «choses» d’un quelconque autre genre d’être, n’admet pas, pour cette raison précisément, que puissent être enchaînées ensemble entre elles causalement des choses appartenant à des genres d’être différents, comme par exemple les idées aux corps dont elles sont les idées, ou les corps aux idées dont ils constituent les objets. Toutes les conséquences de cette thèse seront exploitées dans les parties III et IV de l’Éthique. Sur ce point, les enseignements de l’axiome 4 du de Deo recoupent ceux de la définition 2 consacrée à la chose finie en son genre.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 59.)

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semble contradictoire? Me demandant que signifie considérer l’enchaînement des causes par le seul attribut de l’étendue, j’en arrive à penser que ce type de considération procède par une sorte d’analyse des perceptions impliquant un retour réflexif qui permet de changer de point de vue, un peu comme si je me percevais en train de passer des idées aux sensations. Est-ce là procéder par intuition? Suivant cette hypothèse ce qui rendrait possible la connaissance de l’ordre qui traduit l’enchaînement des causes est une intuition qui permet de conclure qu’il y a concomitance entre les attributs étant donné que sous le rapport de la substance toute chose se perçoit d’un seul coup d’œil. Ce coup d’œil, si nous y prêtons attention, ne perçoit pas la représentation des corps en tant que telle mais bien comme par intuition, l’état de simultanéité qui caractérise les attributs de Dieu dont toute chose serait l’expression. 36 Est-ce satisfaisant comme explication? Honnêtement je ne sais pas, dans la mesure où la lecture et la compréhension des dix premières propositions de l’Éthique semble nécessiter la connaissance même de cette liberté de l’esprit représentant l’objectif final. Je me demande aussi s’il est significatif d’interpréter comme un rapport de proportion ce qui est perçu de manière simultanée et concomitante. La recherche du nombre proportionnel qui suit la série 1, 2, 3 a-t-elle quelque chose à voir avec la conception des attributs? En quelque sorte oui car je dois concentrer mon esprit sur les deux séries de termes en même temps pour y arriver : 1, 2 et 3, X; comme je dois percevoir deux attributs d’une même substance comme constituant son essence. Mais de là à conclure que la réalité est ainsi donnée, il me semble que la chose ne va pas de soi. Qu’en principe je puisse connaître rationnellement grâce à la méthode géométrique l’ordre et l’enchaînement des idées, ça va! 36 Pour Gueroult, ce genre d’hypothèse s’explique à l’aide de la théorie du parallélisme. «En subordonnant la connaissance des choses, écrit-il, à celle de leurs causes, l’Axiome 4 impose la conformité de l’ordre des idées à celui des causes ou des choses. D’où le «parallélisme» démontré au Livre II dans la Proposition 7 par le moyen de cet unique Axiome. Ce parallélisme qui règne universellement sur les choses et qu’aperçoit actuellement tout entendement pur, infini ou fini, est en même temps implicitement proposé au savoir humain comme un dictamen rationis : Tout homme doit conformer l’ordre de ses idées à celui des causes ou des choses. Enfin, puisque connaître, ce n’est rien d’autre que connaître vraiment, - car connaître faussement, c’est ignorer ce qu’on croit ou ce qu’on doit connaître, - cet Axiome revient à celui des Anciens, repris par Bacon et par Hobbes : «Vere scire est scire per causas». De là il résulte que nul savoir vrai – c’est-à-dire nul savoir – ne sera acquis tant que toutes les causes ne seront pas connues, c’est-à-dire tant que l’idée de la chose ne sera pas totale ou adéquate, l’idée adéquate étant celle qui renferme en elle la connaissance intégrale des causes de son objet. En d’autres termes, toute chose singulière n’étant telle que par l’infini de causes qu’elle enveloppe, une idée qui n’embrasse pas en elle cet infini ne connaît la chose que partiellement, la mutile, ne lui est pas conforme, et, par conséquent, est fausse.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 96.)

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Les mathématiques effectivement ont tendance à m’en convaincre, mais bien que de cette façon je puisse conclure qu’il y a un ordre quant à la connexion des causes, l’idée qu’il soit le même sous le rapport de mouvement et de repos des corps ne s’explique pas sans un effort de représentation qui procède par abstraction au point de rendre paradoxalement caduque l’imagination elle-même; est-ce là ce que permet le concept de chose ou le concept de substance mais suivant une expérience idéalisée? Ça reste à voir car l’état de doute dans lequel je me trouve ne me permet pas de penser que je comprends l’Éthique. Je vois bien qu’à tenter d’expliquer abstraitement l’enchaînement des dix premières propositions, comme le font habituellement les commentateurs, je n’arrive personnellement qu’à exprimer des doutes que l’utilisation des interprétations de Macherey et de Gueroult ne fait que confirmer. C’est pourquoi je propose d’adopter une autre attitude que le contexte de la quatrième proposition nous permettra de réfléchir. Il est temps, je crois, de nous intéresser à la possibilité de penser concrètement les définitions de l’Éthique.

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Tentative de compréhension de la proposition 4 Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit parce que les attributs des substances sont différents, soit parce que les affections de ces mêmes substances sont différentes. DÉMONSTRATION Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose (par l’Axiome 1), c’est-à-dire (par les Défin. 3 et 5), hors de l’intellect il n’y a rien que des substances et leurs affections. Il n’y a donc rien, hors de l’intellect, par quoi plusieurs choses se puissent distinguer entre elles, sinon des substances, autrement dit, c’est la même chose (par la Défin. 4), leurs attributs, et leurs affections. CQFD

Par attribut, Spinoza entend «ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence». Les affections d’une substance se sont les modes, donc ce qui suivant la définition que conçoit Spinoza, «ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette autre chose». La démonstration affirme que hors de l’intellect tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose, donc les attributs sont la même chose que les substances, parce qu'il revient au même de dire qu'il n'y a que des substances et leurs affections, ou que des attributs et des affections. Autrement dit, il n’y a donc rien, hors de l’intellect, par quoi plusieurs choses se puissent distinguer entre elles, sinon des substances (ou, cela revient au même, leurs attributs) et leurs affections. Partant de la notion d’attribut, il m’apparaît important de chercher à comprendre ce que signifie le fait que l’intellect puisse percevoir d’une substance ce qui constitue son essence, autrement dit, suivant la seconde définition de la deuxième partie de l’Éthique, «ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose ne peut ni être ni se concevoir»? Ainsi je remarque, si j'adopte un point de vue qui consiste à envisager le fait qu'il revient au même de dire qu'il n'y a que des substances et leurs affections, ou que des attributs et des affections, qu'il est possible d'opérer un changement de point de vue à ce sujet. Ainsi se comprendrait la distinction de la pluralité des choses que sont les modes comme n’en formant qu’une seule sous le rapport de la substance. Mais dans ce contexte, qu’est-ce qui explique ce type de changement de point de vue, comment le réalise-t-on au sujet de la formation des concepts de substance et d'affections? Est clair,

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par contre, que ce processus d'intellection ne repose pas sur la formation de représentations impliquant la connaissance de la vérité par l’attribution abstraite d’une qualité à une chose perçue. Si c’était le cas, cette attribution, représentant extrinsèquement l’essence de la chose, pourrait difficilement faire qu’elle existe par l’acte même d’un intellect qui la conçoit. Faut-il comprendre que ce qui appartient à l’acte même de l’intellect soit précisément ce qu’est la substance dont l’attribut est la pensée elle-même qui, en se concevant selon cette essence, impliquerait son existence? La chose pensante s’exprimant en quelque sorte comme étant une substance qui pense effectivement et intrinsèquement lorsque nous, humains, pensons. Peut-être. Je reviendrai sur cette hypothèse à la fin de cette tentative. Mais pour l’instant, il me semble que la relation sensible que j’entretiens avec ce genre de connaissance est médiatisée par des mots, des notions, des signes et des définitions. Puis-je faire abstraction des effets de l’imagination dans ce processus de compréhension? Dois-je, chercher à résoudre le problème de la diversité en m’appuyant sur la cohérence logique de l’appareil déductif ?37 Essayons d’y voir plus clair avant de revenir à la proposition. À bien y penser, dans les faits, si je comprenais ce qu’entend Spinoza je verrais clairement et distinctement en toute évidence que «la vérité des substances hors de l’intellect, comme il l’affirme dans le second scolie de la huitième proposition, n’est ailleurs qu’en elles37 Pour Pierre Macherey, partant du contexte de la quatrième proposition, «Toute la question est alors de savoir si la diversité qui est d’emblée donnée au niveau des attributs de substance partage ou divise de l’intérieur la réalité même de la substance, de manière telle que celle-ci se présente sous la forme d’une pluralité de substances : c’est cette question qui est abordée dans les propositions suivantes.», écrira-t-il. À lire ce commentaire nous imaginons que l’état de confusion qu’engendre la question posée trouvera sa solution et que le problème de notre incapacité à concevoir la démonstration dont parle Spinoza, n’a qu’à être suspendu au profit de l’acquisition de connaissances à venir. Dans le paragraphe suivant, Macherey explique que «L’enseignement de ces trois propositions [2, 3 et 4], qui exploitent toutes l’identité entre le fait pour une chose d’être et celui d’être conçue, peut donc être ainsi résumé : des choses peuvent se distinguer sans entretenir de relations entre elles; et c’est précisément le cas des attributs de substance, qui se définissent par le fait qu’ils n’ont rien de commun entre eux et donc ne se limitent pas réciproquement, à la différence des affections de substance qui, pour autant qu’elles appartiennent à un même genre d’être et donc dans le contexte défini par celui-ci, sont soumises au contraire à la nécessité d’agir et de réagir les unes vis-à-vis des autres. Autrement dit, selon le rapport de priorité de la substance vis-à-vis de ses affections établi par la proposition 1, il n’est pas permis de ramener la différence entre des genres d’être à la différence telle qu’elle passe à l’intérieur d’un genre d’être donné entre les manières d’être qui sont les affections de la substance considérée sous l’ensemble de déterminations d’essence propres à cet attribut donné.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 75-76.) Attentif au vocabulaire utilisé dans ce commentaire, je remarque que c’est le rapport de priorité de la substance qui n’autorise pas la différenciation des genres d’être. En ce sens, l’idée de priorité de la substance, est un argument logique favorisant l’adhésion de l’esprit à la démonstration de Spinoza de façon abstraite et théorique.

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mêmes parce qu’elles se conçoivent par soi», je comprendrais donc que l’attribut est ce que l’intellect perçoit d’une substance. Or comme je tente par la maîtrise conceptuelle et théorique des définitions qui devraient éclairer les propositions de l’Éthique, mais sans réussir, de percevoir une substance dont la nature ne peut se concevoir qu’existante, le doute qui m’habite entraîne une prise de conscience car comme Spinoza l’explique dans le même scolie, je suis en train de dire que j’ai accès à une idée vraie en doutant de sa vérité.38 Qu’est-ce qui explique cet état de confusion? Analysons le chemin qu’emploie Spinoza dans ce même scolie pour montrer que l’existence d’une substance, tout comme son essence, est une vérité éternelle n’ayant pas besoin de preuve. Spinoza propose un raisonnement présentant dix affirmations pour traiter du rapport que la définition entretient avec le concept défini. Ce rapport concerne en fait l’essence de la chose définie. Pour le lecteur la définition devrait représenter le moyen par excellence pour percevoir et concevoir ce dont parle Spinoza. Essayons, comme je l’annonçais à la fin de la précédente Tentative de compréhension, d’envisager les choses autrement en nous appuyant sur une réflexion concernant la façon dont Spinoza conçoit ce que représente une définition.39

38 Le commentaire de Spinoza à ce sujet dans le second scolie de la huitième proposition se lit comme suit: «Tandis que la vérité des substances hors de l’intellect n’est ailleurs qu’en elles-mêmes, parce qu’elles se conçoivent par soi. Si donc quelqu’un disait avoir une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie, d’une substance et avoir néanmoins des doutes sur l’existence d’une telle substance, ce serait ma foi tout comme s’il disait avoir une idée vraie, et avoir néanmoins des doutes sur sa vérité (si l’on y prête assez d’attention, cela est manifeste)» Éthique, Partie 1, second Scolie de la huitième proposition, P. 25. 39 Un problème que Martial Gueroult, dans le contexte de la quatrième proposition, pose en ces termes : «Cette proposition, posée comme Axiome dans l’appendice du Court Traité (Axiome 2 et 3) et dans l’esquisse (Axiome 2), a, comme la précédente, un caractère axiomatique très accusé (du moins dans le sens où Spinoza entend Axiome), car elle ne fait que traduire immédiatement l’Axiome 1 : «Tout ce qui est, est en soi ou bien en un autre«, en remplaçant la définition : être en soi, être en un autre, par le défini : substance, mode (Définitions 3 et 5). Par là se trouve réfuté dans le principe quiconque estime, avec Oldenburg, que certaines choses, comme «le lieu et le temps, n’entrent dans aucune de ces deux classes d’être». En effet, puisque tout milieu est exclu entre être en soi et être en un autre, le temps et le lieu doivent être, a priori, eux aussi, l’un ou l’autre, c’est-à-dire substances ou modes; et s’ils ne sont ni l’un, ni l’autre, c’est que, hors de nous, ils ne sont rien du tout. Cette distinction fonde, on l’a vu, la «vraie logique» et la théorie correcte des Définitions. Enfin, en affirmant explicitement, en vertu de la Définition même de l’attribut, l’identité des substances et des attributs : «Substantiae sive quod idem est (per Défin. 4) earum attibuta», la démonstration ruine irrémédiablement, d’avance, la prétention de ceux qui pensent trouver dans cette définition l’irrécusable fondement de l’interprétation formaliste subjectiviste des attributs.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 117.) Ce commentaire montre bien que le problème de la pluralité des formes de l’être se pose suivant le problème de la compréhension de ce que signifie dans l’Éthique définir un concept et fonder les raisonnements sur une logique particulière du vrai. C’est pourquoi, nous allons essayer de voir, si, comme chez Gueroult, la connaissance de la vérité échappe au subjectivisme,

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(I) Spinoza affirme premièrement, dans le second scolie de la huitième proposition, que «la vraie définition de chaque chose n’enveloppe et n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie». Qu’est-ce qui explique que cette affirmation m’échappe? Est-ce parce que je ne conçois pas les choses indépendamment de la relation individuelle et subjective que j’entretiens avec les idées? Est-ce parce que j’ai le sentiment que lisant une définition c’est mon propre esprit qui produit ou devrait produire l’expression de la nature de la chose définie. Moi, comprenant ou ne comprenant pas ce que Spinoza entend, suis-je en train de chercher à associer la représentation des propriétés d’une idée à une chose que je percevrais comme on perçoit les objets, confondant réalité modale et nature des choses définies? Je vois bien que je suis porté par le désir de comprendre les notions pour apprendre comment acquérir l’habitude de pensée nécessaire à la perception de vérités éternelles. Pourtant je me sens dominé par un sentiment d’incompréhension comme si le caractère abstrait des affirmations, bien que je perçoive la structure logique de l’enchaînement des propositions, laissait mon esprit vide de toute perception. Dois-je conclure de cette première analyse, malheureusement fort subjective, que je ne pense que sur le mode de l’imagination? Poursuivons. (II) Suit de la première remarque, deuxièmement «qu’aucune définition n’enveloppe ni n’exprime un nombre précis d’individus, puis qu’elle n’exprime rien d’autre que la nature

pour être connue suivant une expérience concrète de pensée. Macherey fait aussi référence à cette question dans une note de bas de page où il traite de l’alternative qui consiste à penser soit que la diversité soit d’emblée donnée ou qu’elle partage de l’intérieur la réalité de la substance. «Cette alternative, écrit-il, est dégagée à partir de la thèse déduite directement de l’axiome 1 au début de la démonstration de la proposition 4, thèse selon laquelle «en dehors de l’intellect, il n’y a rien que les substances et leurs affections» (extra intellectum nihil datur praeter susbtantiae earumque affectionum). L’expression «en dehors de l’intellect» désigne le contenu objectif ou la réalité tels qu’ils sont pensés par l’intellect auquel ils donnent ses idéats; de manière non littérale, elle pourrait être rendue par «dans la réalité» ou «objectivement». (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 75.) Nous sommes placés là devant un problème qui est loin d’aller de soi. Essayons d’y voir plus clair à partir de l’analyse des effets d’une explication de Spinoza sur notre propre capacité à comprendre ce que signifie : définir.

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de la chose définie. Par ex., la définition du triangle n’exprime rien d’autre que la simple nature du triangle; et non un nombre précis de triangles». Cette remarque me donne à penser que la définition qui n’implique ni n’exprime un nombre précis d’individus est une idée abstraite et générale que paradoxalement je peux représenter mentalement pour chercher à percevoir ce qui se dessine dans mon esprit où je perçois subjectivement la forme d’un triangle sur une sorte de fond par quoi, pensant, je peux modifier les droites et les angles tout en rationalisant ses propriétés et percevoir par exemple que dans un triangle, la droite passant par les milieux de deux côtés opposés est parallèle au troisième côté. Ainsi je rationalise à partir de ce que mon imagination produit. Je comprends que ce qui est donné par ce processus de perception mentale ne comprendra que la nature du triangle, mais dans ce cas j’ai procédé comme si je percevais un triangle dessiné à la craie sur un tableau. Est-ce un défaut de mon entendement, peu apte aux mathématiques qui entre ici en jeu? Bien qu’un synesthète comme Daniel Tammet, par exemple explique dans ses livres comment il perçoit les nombres à partir de formes et de couleurs s’imbriquant les unes dans les autres de manière à révéler le résultat de divisions pratiquement incommensurables, cette explication ne me permettra pas de réaliser l’activité intellectuelle qu’il est apte à pratiquer.40 Est-ce du même ordre? Je vais probablement trop loin quant à l’expression de ce doute car j’imagine que Spinoza, bien que génial, cherche à rendre compte des caractéristiques générales de l’esprit humain et ce, même si c’est lui qui entend par substance ce qui est en soi. Pourtant, à la limite, je me demande si l’usage que je fais de l’imagination pour penser les propriétés du triangle correspond à la façon qu’a Spinoza de définir cette forme géométrique. (III) La troisième remarque consiste à dire «qu’il y a nécessairement, pour chaque chose existante, une certaine cause précise qui fait qu’elle existe».

40 Daniel Tamett écrit, dans Je suis né un jour bleu, pour représenter la façon dont sont esprit fonctionne : «quand je divise un nombre par un autre, je vois une spirale qui s’élargit vers le bas en cercles toujours plus concentriques et déformés. Chaque division produit des spirales de tailles et de formes différentes. Grâce à mon imagerie mentale, je peux diviser 13 par 97 (0,1340206…) et voir peu ou prou jusqu’à une centaine de décimales.» (TAMETT, Daniel, Je suis né un jour bleu, Paris, Arènes, 2007, P. 13.)

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La distinction entre la nature de la chose définie et l’existence de choses singulières m’amène à penser que la définition représente une idée générale et abstraite permettant de caractériser ce qui est commun à l’ensemble de ce qui est défini, que ce soit l’homme, le triangle ou la substance. Or il semble que je sois dans l’erreur. Pourquoi? (IV) «Enfin, écrit Spinoza avant de tirer les conséquences de ces quatre premières étapes, il faut remarquer que cette cause qui fait qu’une certaine chose existe doit, ou bien être contenue dans la nature même de la définition de la chose existante (et c’est qu’à sa nature appartient d’exister), ou bien se trouver hors d’elle.» Je suis habitué à comprendre que l’existence des choses telles que nous les percevons autour de nous s’explique par des relations de cause à effet et que les causes sont extérieures aux choses qui sont engendrées. Mais d’où vient qu’une cause puisse être contenue dans la nature même de la définition de la chose existante? Sur quoi repose cette possibilité dont je saisis la fonction logique, mais pas sa réalisation? De quel type de définition parle ici Spinoza? Si j’y réfléchis, la définition que je formule au sujet du cercle, suite à l’expérience de pensée qui me permet d’imaginer sa formation en faisant tourner un rayon à partir d’un point fixe, n’explicite pas la méthode employée pour caractériser, donc percevoir et identifier les propriétés de cette forme géométrique différente du triangle. Ce que Spinoza nomme la nature même de la définition ne représente donc pas la définition en tant que formulation mais ce qui s’apparente à la genèse impliquant le processus de formation des idées et des images mentales qui concourent à l’explicitation des propriétés de la chose définie. En quoi ce genre de définition contient-il sa cause? Est-ce vrai du cercle? C’est mon esprit qui le forme subjectivement ou mentalement avant d’y associer conceptuellement le résultat de cet effort de perception. Donc ce cercle en tant qu’idée me semble trouver sa cause hors de lui. Pourquoi serait-ce différent pour le concept de substance? Considérant que je ne peux rien imaginer à ce sujet, quel est cet acte de définition dont parle Spinoza au sujet des substances? Suivant le point de vue auquel je suis habitué, le rapport que la définition entretient avec le concept défini, est nominal alors que l’acte d’intellection devrait être génétique. Poursuivons notre lecture ainsi que cet effort

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d’analyse réflexive ayant pour but de m’aider à prendre conscience du type d’obstacle rencontré lorsqu’il s’agit de concevoir les définitions de l’Éthique. (V) De ces quatre première étapes de la démonstration il suit que : «si dans la nature il existe un certain nombre d’individus, il doit nécessairement y avoir une cause qui fait qu’existent ces individus-là, et qui fait qu’il n’en existe ni plus ni moins.» Pas de problèmes, car tout ce que je perçois du monde extérieur m’apparaît dénombrable. Et c’est précisément pourquoi je suis habitué à penser qu’il nous faut généraliser et abstraire pour être capable de communiquer à l’aide du langage les caractéristiques communes aux différentes choses que nous tentons d’expliquer par des relations causales. (VI) Prenant l’exemple de l’existence de vingt hommes Spinoza poursuit en affirmant que «cette cause ne peut être contenue dans la nature même de l’homme, puisque la vraie définition de l’homme n’enveloppe pas le nombre vingt». Je suis habitué à considérer que si je définis l’homme à partir d’un processus d’observation qui porte sur le monde extérieur, il va de soi que le nombre vingt est un ensemble abstrait extrinsèque servant d’outil conceptuel pour classer l’information perçue. D’où je comprends que la volonté d’expliquer et de comprendre ce qui cause leur existence nécessite que je poursuive l’effort d’observation à partir d’un point de vue externe de manière à pouvoir imaginer ce qui caractérise et engendre ces hommes. (VII) «Et par suite, écrit Spinoza «la cause qui fait qu’existent ces vingt hommes, et par conséquent qui fait que chacun existe, doit nécessairement se trouver hors de chacun». Je ne peux qu’être d’accord et je ne vois pas comment il se pourrait que la cause qui fait qu’existent ces vingt hommes puisse appartenir à la nature de ma définition.

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(VIII) «Pour cela il faut conclure absolument que tout ce dont la nature est telle qu’il peut en exister plusieurs individus doit nécessairement, pour qu’ils existent, avoir une cause extérieure.» Parfait! Oui! C’est exactement ce que je suis habitué à entendre. (IX) La démonstration se poursuit ainsi : «Maintenant, puisque à la nature d’une substance appartient d’exister, sa définition doit envelopper l’existence nécessaire, et par conséquent son existence doit se conclure de sa seule définition.» Là je suis perdu parce que je n’arrive pas à concevoir que le rapport entre le processus de définition et le concept défini que représente le mot «substance» puisse impliquer une existence nécessaire devant se conclure de sa seule définition. Surtout que les définitions me sont données à entendre à partir de leur lecture. (X) Sachant que «de sa définition ne peut suivre l’existence de plusieurs substances; il suit donc d’elle nécessairement qu’il n’en existe qu’une et une seule de même nature, comme on le proposait». Je comprends le raisonnement de Spinoza quant à son articulation logique, mais je vois suite à cette tentative de compréhension, que c’est ce en quoi consiste le fait de définir qui m’empêche de comprendre l’Éthique. Essayons d’y voir clair en reprenant la réflexion au sujet du concept d’attribut, essentiel au développement des définitions étant donné qu’il s’agit de ce que l’intellect perçoit d’une substance. Or me concentrant sur ce que l’intellect perçoit, en essayant d’intérioriser le processus d’intellection dont parle Spinoza, je suis amené à quitter le strict domaine de l’interprétation des définitions pour produire une nouvelle analyse. ***

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J’aimerais faire ici une remarque que je juge importante pour que le lecteur comprenne bien la démarche qui structure les tentatives de compréhension. En fait j’essaie de comprendre l’Éthique au sens fort du terme en m’inspirant de la formule de Spinoza énonçant que comprendre c’est expérimenter et sentir. Car je juge que pour connaître la liberté de l’esprit dont parle Spinoza, il faut en faire concrètement l’expérience, intimement subjectivement, réaliser cette connaissance de façon réelle. C’est pourquoi je cherche à produire des analyses réflexives permettant d’identifier ce qui cause les difficultés que je rencontre à la lecture de l’Éthique. Ces difficultés donc renvoient à l’aspect pratique du jeu philosophique, bien que ce jeu soit à proprement parler intellectuel. Partant de cette exigence, que légitime tout à fait, à mon avis, le projet éthique de Spinoza, je distingue donc le fait d’arriver à reproduire verbalement l’organisation logique des divers aspects théoriques auxquels l’Éthique confronte le lecteur (comme le font Macherey et Gueroult) du fait de réussir à concevoir ce qui est défini, affirmé et démontré. Cela dit, reprenons de manière à essayer de comprendre le concept d’attribut, essentiel au processus de définition ainsi qu’à la connaissance de la façon dont les choses distinctes se distinguent entre elles. L’analyse de la démonstration de Spinoza appartenant au second scolie de la huitième proposition montre que l’attribut ne peut certainement pas être compris comme une sorte de qualité extrinsèque applicable subjectivement à des objets perçus peu importe que ces objets soient des choses observables dans le monde extérieur ou des objets conçus mentalement. Toutes mes précédentes analyses le montrent, que ce soit en fonction du caractère abstrait des notions, de la relation entre une cause et ses effets dans un processus de définition et comme nous venons de le voir en fonction d’une pratique qui consiste à concevoir des définitions nominales. Il est clair que ces problèmes renvoient ultimement, comme le remarque Spinoza dans les scolies, à des habitudes de pensée. Procédant par hypothèse, dans la première partie de cette tentative, pour essayer d’utiliser le concept d’attribut sans perdre la cohérence logique du système que Spinoza met en place, je commençais à imaginer que l’acte d’intellection par lequel je perçois que je pense, autrement dit par lequel je pense que je pense, impliquait son existence. Or s’il s’agit d’un attribut de la substance, ce qui s’y définit se conçoit en quelque sorte par soi. Donc «définir», dans cette situation particulière, exprime le fait que quelque chose se constitue d’une certaine manière. Le terme «définir» renvoie donc sous cette forme au caractère

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génétique et structurant de ce dont nous parlons, signifiant que ce qui se définit se produit. Nous utilisons ce sens pour le mot définition lorsque nous disons par exemple que nos valeurs nous définissent. Nous comprenons ainsi que nos valeurs agissent sur nous, causant les modifications nécessaires au maintient de ce que nous concevons comme notre identité. La définition d’une chose, sous ce point de vue, implique la connaissance de ce qu’elle est par ce qui la cause exprimant ainsi la façon dont elle est conçue. Je crois bien voir pourquoi j’étais dans l’erreur, car le terme définition dans l’Éthique, ne se présente pas, contrairement à ce que j’entendais, comme une sorte de formulation traduisant conceptuellement et nominalement le résultat d’une recherche, par voie d’abstraction, de qualités, de caractéristiques ou de propriétés attribuées à un objet perçu. Revenons à la proposition qui nous intéresse en essayant de tirer profit de ce long détour. *** Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit parce que les attributs des substances sont différents, soit parce que les affections de ces mêmes substances sont différentes. Suivant la démonstration, tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose étant donné ce qui définit une substance et ses affections. Analysons la proposition en tenant compte du changement de point de vue. Dans l’ensemble de tout ce qui est, certaines choses sont en soi et d’autres sont en d'autres choses. Il y a donc deux types de choses qui se distinguent l’une l’autre intellectuellement ou mentalement. Cela dit, partant de ce premier point de vue, j’imagine ou essaie d’imaginer que hors de l’intellect rien ne se distingue sinon les affections sans vraiment réussir à concevoir que l'attribut est ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence. Par contre s'il revient au même de dire qu'il n'y a que des substances et leurs affections, ou que des attributs et des affections, j'arrive à comprendre que ce que je sais percevoir forme une sorte de tout d’où rien ne peut se distinguer parce que l'attribut pensée est la substance. L’analyse par voie d’abstraction se présentera de manière contradictoire si je comprends les attributs et les affections de la substance comme des choses, donc d’un point de vue externe par lequel la formation de l’idée d’«attribut» et la formation de l’idée d’«affections»

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représentent des idées exprimant deux choses auxquelles elles sont rapportées suivant l’habitude de percevoir le monde extérieur avec ses existences modales et singulières. Si je comprends, conçois et perçois les idées comme des objets dénombrables je ne rends pas compte de ce qui est en soi et se conçoit par soi car nominalement et abstraitement il y a distinction mais sans que se produise l’expression constituante de la nature des attributs et des affections. Donc abstraitement ça ne marche pas mais considérant le résultat de la précédente analyse portant sur les caractéristiques de la définition génétique, comme l’appellent les commentateurs, nous comprenons qu'il est possible de changer de point de vue. Ainsi, si j’adopte le point de vue constitutif de la pensée qui se pense pensante, comme à travers moi pour le dire ainsi, j’ai le sentiment que ce qui existe se conçoit pensant par soi, substantiellement, en se définissant c’est-à-dire en se produisant intrinsèquement comme attribut de ce qui est en soi, moi compris en tant qu’affection de cette existence. De là, il n’y a qu’un pas à faire pour ressentir que le corps peut aussi se saisir sous le rapport de la substance en tant que s’y exprime la même existence nécessaire d’une substance par quoi plusieurs choses ne puissent se distinguer comme l’affirme Spinoza sans qu’il y ait contradiction. Pourquoi. Parce que dans ce cas, c’est par l’acte d’intellection que je réussis à passer d’un terme de la relation (moi pensant) à l’autre (existence nécessaire) autrement dit en éprouvant consciemment le caractère dynamique de cette effectuation. Évidemment nous y reviendrons dans la suite des Tentatives.

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Tentative de compréhension de la proposition 5 Dans la nature des choses il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut. DÉMONSTRATION S’il y en avait plusieurs distinctes, elles devraient se distinguer entre elles soit parce que les attributs diffèrent, soit parce que les affections diffèrent (par la Prop. Précéd.). Si c’est seulement parce que les attributs diffèrent, on accorde donc qu’il n’y en a qu’une de même attribut. Et si c’est parce que les affections diffèrent, comme une substance est antérieure de nature à ses affections (par la Prop. 1), une fois donc mise de côté les affections, et considérée en soi, c’est-à-dire (par la Défin. 3 et l’Axiome 6) considérée vraiment, on ne pourra pas concevoir qu’une substance se distingue d’une autre, c’est-à-dire (par la Prop. Précéd.), il ne pourra y en avoir plusieurs, mais rien qu’une seule. CQFD Les précédentes tentatives de compréhension des quatre premières propositions de l’Éthique ont favorisé le développement d’une réflexion sur la façon de les analyser et de les lire. Mon but étant de réussir à concevoir ce que Spinoza affirme pouvoir être connu en toute vérité, il importe que les obstacles rencontrés soient progressivement levés. Or cette réflexion, ayant provoqué la transformation du mode d’analyse et de lecture des définitions, des axiomes et des propositions avec leur démonstration, tend à montrer que le concept d’attribut joue un rôle central dans ce processus de distinction et de maîtrise des différentes formes d’analyses. Pour l’instant et pour plus de clarté, je nommerai analyse abstraite celle qui implique les habitudes de perception du monde extérieur, l’effort de dénombrement et la conception nominaliste de ce que représente l’acte de définition. J’oppose ce mode d’analyse à l’approche génétique qui, progressivement, occupera de plus en plus le développement des Tentatives de compréhension. L’analyse du processus de formation génétique des idées, en impliquant la saisie réflexive de l’acte d’intellection, nous a invité à revoir ce que représente l’attribut et ce que signifie le fait de définir, de concevoir et de percevoir ce qui cause ces choses dont parle Spinoza. 41 Il me semble intéressant, de 41 Je remarque que la transformation et le développement d’une manière de penser nécessite premièrement un changement de point de vue et deuxièmement d’être pratiquée pour être maîtrisée. Il n’est pas rare que la confusion se réinstalle et que les vieilles habitudes reviennent au galop. La connaissance ne se donne pas d’un coup, il faut comprendre qu’à la lecture de l’Éthique ce sont des habitudes qui sont en voie de transformation.

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poursuivre cette tentative de compréhension en comparant les résultats obtenus suivant ces deux types d’analyses, par voie d’abstraction et par voie génétique de manière à pouvoir éventuellement maîtriser consciemment le passage de l’une à l’autre. C’est pourquoi, avant de chercher à comprendre la cinquième proposition, j’aimerais reprendre en bloc l’enchaînement de celles qui la précèdent à partir d’un exercice de synthèse, qui, je l’espère, permettra de voir la pertinence du jeu des transformations de nos habitudes de pensée. L’exercice consiste à répéter la lecture des quatre premières propositions en concentrant notre attention sur les définitions et les axiomes suivant leur ordre d’apparition dans les démonstrations. Cet exercice m’apparaît intéressant car il nous aidera à mieux saisir le passage du mode d’analyse par abstraction à celui qui se dessine sous l’approche que j’appelle pour l’instant génétique. Je propose aussi de faire cette synthèse parce que la démonstration de la cinquième proposition implique de nouvelles références. Sa démonstration est plus complexe car Spinoza réfère à un nouvel axiome, mais aussi et c’est la première fois, il réfère à la proposition IV ainsi qu’à la première proposition affirmant qu’«une substance est antérieure de nature à ses affections». En créant divers réseaux conceptuels et intertextuels, Spinoza affecte directement nos habitudes de lecture et au final celles qui structurent notre pensée. Il m’a semblé que la cinquième proposition comprend l’effet de synthèse qui m’intéresse car s’y affirme en réalité l’unicité de ce que représente le concept de substance. Je trouve aussi important de faire remarquer que la cinquième proposition montre bien que l’appareil déductif mis en place dans l’Éthique implique une visée stratégique. À mon avis, le lecteur devrait percevoir l’aspect stratégique de la structure du texte lorsque, après avoir tenté de réfléchir numériquement deux substances pour en comprendre la nature par voie d’abstraction, le voici soudain confronté à une conséquence permettant à Spinoza d’en affirmer l’unicité absolue ainsi que les exigences de considération en soi et en vérité qu’implique l’existence de cette chose singulière. Une situation n’allant pas de soi car la représentation de l’unicité elle même devra elle aussi être éventuellement supprimée de l’acte d’intellection pour que s’exprime la nature substantielle des choses sous le rapport de nécessité d’une existence suivant la septième proposition et sous le rapport de son caractère infini suivant la huitième proposition. C’est pourquoi, je suggère de nous exercer à passer d’un effort de perception défini par l’analyse abstraite à celui que structure le développement de ce que je nomme

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pour l’instant l’approche génétique.

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Reprenons la lecture des quatre premières

propositions avec leur démonstration. ***

42 Chez Martial Gueroult, comme chez Pierre Macherey, le lecteur ne trouve pas trace des changements de perspectives que je cherche à expérimenter pour essayer d’en évaluer les effets. Leur approche est résolument théorique et historique, une approche qui consiste en fait à penser l’ontologie spinoziste en fonction de sa cohérence logique et suivant ce qui la distingue d’autres ontologies. «Les quatre Propositions suivantes, écrit Gueroult, déduisent la théorie des substances à un seul attribut. Elles résultent de l’application aux substances qui sont dans la Nature des Propositions antérieures, plus générales et de caractère axiomatique. / Les mots «dans la Nature», qui apparaissent pour la première fois dans la Proposition 5, puis dans la Proposition 6 (démonstration et Corollaire), et dans le Scolie de la Proposition 10 marquent qu’il s’agit maintenant des choses physiquement réelles constituant le substratum concret de l’univers, comme l’Étendue, substance des corps, la Pensée, substance des âmes, et toutes les autres substances qui nous sont inconnues, mais que l’entendement infini conçoit. Cette position ab ovo, dans la Nature, des substances (à un seul attribut) implique d’ores et déjà l’identité de Dieu et de la Nature, car Dieu (substance unique), étant construit avec elles et constitué par elles, ne pourra être, lui aussi, que «dans la Nature« (scolie de la Prop. 10), ou plutôt être la Nature même.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, AubierMontaigne, 1968, P. 117-118.) Ce type d’analyse a l’avantage de favoriser le développement d’un point de vue externe qui aide à saisir le caractère déductif du système spinoziste. Mais si nous ne nous en tenons qu’à ces discussions d’écoles, le lecteur ne connaît pas ce que Spinoza entend par substance, mais bien une certaine image de la philosophie spinoziste comparée à l’image que nous pourrions former de la philosophie cartésienne par exemple. Dans la section suivante, Gueroult écrit : «Il reste, il est vrai, que Descartes, bien qu’ayant conçu des substances constituées d’un seul attribut : la Pensée, l’Étendue, en a admis d’autres ayant un attribut commun; ainsi, les substances corporelles qui sont toutes étendues, et les substances spirituelles ou âmes qui sont toutes pensantes. Mais c’est que, selon la perspective spinoziste, il a contaminé sa doctrine par celle d’Aristote, et que, brisant en morceaux les substances authentiques, il a transformé en substances ce qui n’est que modes, et en prédicat commun à cette multitude de prétendues substances l’attribut qui, effectivement, leur est commun, mais en tant qu’il est leur substance commune.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 120-121.) En cela, je remarque que cette approche ne consiste pas à tenter de comprendre les méditations cartésiennes et l’Éthique à partir des expériences de pensée réflexives et conscientes qu’à mon avis elles commandent. Chez Macherey, les commentaires ont aussi souvent pour but de mettre en lumière le réseau conceptuel et intertextuel de l’Éthique. Encore une fois, je le répète, ce type d’approche a son avantage car il favorise la création d’une certaine image du système de l’Éthique «La proposition 5, écrit Macherey, qui pose le principe suivant : un attribut, une substance, principe dont l’énoncé n’est cependant pas réversible en celui-ci : une substance, un attribut, joue un rôle crucial pour la suite du raisonnement, et en conséquence elle y sera fréquemment utilisée. Indépendamment de l’exploitation directe qui en est faite pour l’établissement des propositions 6 avec son corollaire et 8, donc dans le cadre de l’élucidation du rapport de la substance et des attributs préalable au complet développement de la notion d’Être absolument infini, elle intervient à nouveau dans les démonstrations des propositions 12, 13 et 14 et dans le scolie de la proposition 15, lorsqu’il s’agit d’élucider les caractères fondamentaux propres à cet Être, caractères qui sont la conséquence directe de la nécessité pour des substances de même nature de n’en faire qu’une. Sa leçon est également exploitée dans le scolie de la proposition 10 du de Mente(…)». (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P.78.)

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Proposition 1 : Une substance est antérieure de nature à ses affections. Démonstration : C’est évident à partir des définitions 3 et 5. Proposition 2 : Deux substances ayant des attributs différents n’ont rien de commun entre elles. Démonstration : C’est également évident à partir de la définition 3. Car chacune doit être en soi, et doit se concevoir par soi, autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre. Proposition 3 : Des choses qui n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut être cause de l’autre. Démonstration : Si elles n’ont rien de commun l’une avec l’autre, donc (par l’axiome 5) elles ne peuvent non plus se comprendre l’une par l’autre, et par suite (par l’axiome 4) l’une ne peut être cause de l’autre. CQFD Proposition 4 : Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit parce que les attributs des substances sont différents, soit parce que les affections de ces mêmes substances sont différentes. Démonstration : Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose (par l’axiome 1), c’est-à-dire (par les définitions 3 et 5), hors de l’intellect il n’y a rien que des substances et leurs affections. Il n’y a donc rien, hors de l’intellect, par quoi plusieurs choses se puissent distinguer entre elles, sinon des substances, autrement dit, c’est la même chose (par la définition 4), leurs attributs, et leurs affections. CQFD

Spinoza réfère explicitement, pour développer l’enchaînement des quatre premières propositions, aux définitions des concepts suivants : Substance, Mode et Attribut. Il réfère aussi à l’axiome V énonçant le principe de commensurabilité, au quatrième axiome portant sur le principe de causalité ainsi qu’à l’axiome I se rapportant à une distinction portant sur la nature des choses impliquant le principe d’identité. Je vous propose donc de faire avec moi cet exercice de synthèse qui consiste à parcourir systématiquement, comme à vol d’oiseau, l’ensemble des quatre premières propositions avec leur démonstration en nous concentrant, d’une lecture à l’autre, sur chacune des définitions et chacun des axiomes, pour comparer les résultats que donne l’analyse abstraite et l’analyse génétique. Substance - Concentrons notre attention sur la définition 3 développant le concept de substance : «Par substance, j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former.» Relisons l’encadré. Je remarque que le concept de substance apparaît sous plusieurs formes : dans l’énoncé des propositions (1, 2, 4), comme référence à sa définition dans les démonstrations (1, 2, 4) et nominalement dans le corps du texte de la démonstration (4). Abstraitement parlant, il me semble qu’une lecture traitant le concept de substance à partir de l’ensemble général que représente l’idée de «choses» provoque un effort de conception favorisant l’utilisation nominale de ce que représente la «définition»

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par rapport au défini. Dans ce contexte d’analyse, l’attribut est en quelque sorte compris comme une qualité associée au résultat de cet effort de classification. Je remarque surtout que cet usage du mot «substance» rend difficile, pour ne pas dire impossible, l’imagination de ce qui devrait pouvoir s’entendre en soi et se concevoir par soi. Car comment puis-je imaginer cette chose n’ayant aucune cause? Mais paradoxalement, ce faisant, ce rapide exercice de lecture, procédant comme à vol d’oiseau, provoque une sorte de sentiment de cohérence que marque la notice CQFD qui clôt cette série de propositions avec leur démonstration. Un sentiment, qui, je crois, est un effet de l’axiomatisation que comprend la méthode géométrique. Pourtant, sous ce point de vue, le problème de la causalité exprimé par la troisième proposition et sa démonstration m’apparaît en partie contingent. Il s’agit encore d’une impression car j’arrive à penser que la formation de certains concepts puisse nécessiter la commensurabilité des termes structurant une relation causale. Je me retrouve donc, suivant cette voie, dans l’incapacité de rapporter la relation de cause à effet à ces choses en général car je me les représente sur le mode singulier de ce que je peux dénombrer lorsque j’observe le monde extérieur et l’idée qu’une chose puisse échapper au caractéristiques communes que structure leur dénombrement. Ce qui paraît paradoxal. Si, par contre, j’essaie de penser génétiquement43 que ce que j’entends, à la lecture de la définition du concept de substance, se cause et se produit comme acte d’intellection, je remarque que je dois utiliser le concept d’attribut de manière implicite pour y arriver donc savoir par avance que la pensée est un attribut de la substance, mais aussi me ressaisir, en tant que pensant, comme faisant partie des affections d’une substance etc. Ce qui montre bien que les notions préalables ne peuvent être acquises qu’à la lecture de ce qui suit dans l’Éthique et que leur acquisition nécessite aussi la prise en compte des effets du texte sur la façon dont le lecteur a l’habitude de penser. Or que se passe-t-il? En réalité, partant de cette prise de conscience impliquant le fait que je suis conscient d’être dynamiquement 43 J’invite fortement le lecteur de ce commentaire portant sur les quatre premières propositions de l’Éthique, à changer de point de vue avec moi, suivant la réflexion concernant la signification de ce que représente définir d’un point de vue nominal comparé à ce que représente définir d’un point de vue génétique. Revoir si nécessaire la troisième tentative ou mieux encore, relire le second scolie de la huitième proposition.

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pensant, la première proposition prend un tout autre sens, car l’état quasi méditatif que provoque l’idée que ce que je pense et ressens soit l’expression d’une chose qui est en soi et se conçoit par soi, m’amène à tourner mon regard sur ce que je conçois en fonction du fait que je suis en train de réfléchir et de penser en acte qu’il y a quelque chose qui pense. Je remarque aussi, que cette prise de conscience implique la relation que j’entretiens avec le monde extérieur qui, lorsque je réussis à l’envisager, disons sous le rapport de la substance, me fait ressentir que j’appartiens à ce qui est.44 Mode ou affections - Concentrons maintenant notre attention sur la définition 5 développant le concept de mode avant de lire à nouveau l’encadré : «Par mode, j’entends les affections d’une substance, autrement dit, ce qui est en autre chose, et se conçoit aussi par cette autre chose». Le concept de mode n’apparaît qu’en tant que référence à sa définition dans les démonstrations (1, 4). Spinoza privilégiant le concept d’«affections», qu’il fait apparaître dans l’énoncé des propositions (1, 4) ainsi que dans le corps du texte de la démonstration (4). Par voie d’abstraction, imaginant les choses que je connais, si les affections et les substances font partie de cet ensemble, leur distinction présente une structure paradoxale car comment peut exister une chose qui soit à la fois une et multiple, elle-même et autre chose. Le problème est lié au fait que je cherche à voir la substance comme un objet produisant des affections que j’imagine aussi comme des sortes d’objets sortant d’une ou plusieurs substance. Je traite la relation entre une substance et ses affections un peu comme si, par analogie, j’observais à partir d’un point de vue extérieur la relation entre une usine de production et ses produits.

44 Le caractère éminemment subjectif de ce type de description, ne peut, à mon avis, être compris qu’à la condition d’être reproduit et intériorisé par le lecteur. Comme il s’agit d’une expérience concrète et subjective, il va aussi de soi que sa traduction par le biais du langage est problématique, car le texte doit être lu comme méthode plutôt que comme véhicule théorique de son contenu. C’est pourquoi, mon propre commentaire est présenté comme un exercice, contrairement à Macherey et Gueroult qui, à mon avis, ne créent que des images du système.

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Par voie génétique, si tout ce qui est singulier, moi y compris, tant du point de vue des idées que du point de vue des corps, a pour cause une substance qui se conçoit à travers une prise de conscience exprimant le fait que je sois en train de penser, j’arrive à sentir que quelque chose existe. Cela dit, ce qui est pensé et ressenti semble favoriser une lecture sans contradiction des quatre premières propositions. J’éprouve tout de même un doute, et donc, comme l’explique Spinoza, doutant de la vérité d’une idée vraie, je demeure dans la confusion. Par contre, je saisis que ce n’est pas par ses affections que se comprend la substance mais bien que c’est par la connaissance d’une substance que pourront éventuellement être connues ses affections. Ce qui est loin d’être inintéressant! Je note aussi que cet état de confusion est probablement relatif à un manque de pratique, car il me semble difficile de passer d’un mode de penser abstrait à un mode de penser qui se définit en se constituant; exactement comme l’illustre, par analogie, la formation du cercle que je peux percevoir en train de se définir lorsque j’imagine sa cause, c’est-à-dire le mouvement d’un rayon à partir d’un point fixe. Je remarque aussi qu’en cherchant à penser et à ressentir par la même action, cet aspect de la transformation de mes propres habitudes de compréhension ne m’apparaît pas clairement. Attribut - Poursuivons cet effort d’analyse avant de lire à nouveau l’encadré, en concentrant maintenant notre attention sur la définition 4, développant le concept d’attribut: «Par attribut, j’entends ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence». Le concept d’attribut est utilisé dans l’énoncé des propositions (2 et 4), nominalement dans le corps du texte de la démonstration (4) et en tant que référence à sa définition dans la même démonstration. Par voie d’abstraction j’essaie de voir l’essence d’une substance comme s’il s’agissait de la caractéristique observable d’un objet. Cela dit, même si en réalité je ne perçois rien lorsque j’essaie d’imaginer l’essence d’une chose, et que j’essaie de concevoir que cette essence puisse s’apparenter à une qualité attribuable à une substance, je comprends que si l’essence ou la nature de deux choses sont différentes, il va logiquement de soi qu’elles n’auront rien en commun. En fait je

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raisonne de manière à respecter l’idée que la recherche de caractéristiques communes entre les objets repose précisément sur la possibilité que ces caractéristiques puissent exister d’une quelconque façon. Si je voyais un extraterrestre, je pourrais le comparer à n’importe quel animal ou être vivant, comprenant qu’il a des membres ou qu’il est doué d’une certaine autonomie etc. En fait, par voie d’abstraction, je peux toujours généraliser suffisamment pour penser que ce que je perçois fait partie des choses observables existantes à la limite sous la forme d’idée et de représentations mentales ou existantes sous des formes corporelles. Donc suivant qu’une chose peut se distinguer d’une autre par son essence, c’est avec le concept d’existence que le tout entre en contradiction. Nous y reviendrons car la proposition VII affirme précisément qu’à la nature de la substance appartient d’exister. Ce qui d’un point de vue abstrait, est loin d’être évident. Génétiquement par contre, si l’existence renvoie à l’essence de cette chose sans quoi rien ne peut ni être ni se concevoir, ce que je perçois ou ressens au sujet de ce que je pense semble se constituer en soi comme en moi qui réfléchis que cette chose se conçoit. Donc cette chose, causée par l’acte d’intellection qui se réfléchit en moi sachant que pensant je perçois de la pensée, s’attribue, oserais-je dire, par soi et en soi. Pourtant j’éprouve un doute! Car les quatre premières propositions sont développées par Spinoza suivant la possibilité numérique que nous puissions connaître deux substances différentes. Comme si Spinoza lui-même court-circuitait la possibilité de comprendre autrement, c’est-à-dire sous le rapport de la substance, deux substances. Pourquoi? Il m’apparaît que ce qui fonctionne abstraitement ne fonctionne pas génétiquement, mais que l’inverse aussi est douteux car ce qui fonctionne génétiquement ne devrait pas avoir à être représenté abstraitement. Si je change de point de vue, comprenant ce qui se constitue en se définissant génétiquement, l’aspect numérique qui sous-tend la possibilité que des choses puissent être distinctes, entraîne le sentiment que ces propositions ne conviennent pas aux acquis que j’ai précédemment réalisés. S’il y a doute, pas de certitude.

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Poursuivons. L’utilisation des axiomes renvoie soit à une sorte d’usage implicite structurant les définitions, les propositions et leur démonstration, ou soit explicitement en y faisant référence. Ils énoncent des rapports exprimant des relations représentant principalement : la commensurabilité, la causalité et l’identité. Il me semble intéressant de poursuivre cet exercice en changeant l’ordre des modes d’analyse. Je propose que nous traitions les axiomes en commençant par un effort de conception génétique avant de procéder par abstraction. Car contrairement aux concepts de substance, d’attribut et de mode que nous comprenons habituellement comme des idées abstraites, les axiomes sont habituellement compris comme des évidences ne nécessitant aucune démonstration ou preuve pour être admis comme vrais. Or comme nous cherchons à modifier nos habitudes de pensée, essayons de court-circuiter ce que nous admettons naturellement afin de stimuler la réflexion. Commensurabilité - Relisons l’encadré après avoir pris connaissance du cinquième axiome : «Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre, autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre.» Cet axiome est implicitement utilisé dans les propositions 2, 3, 4, ainsi que dans les trois définitions qui nous intéressent. Spinoza y fait référence explicitement dans la démonstration 3 et implicitement dans la démonstration 4. Génétiquement donc, à la lecture des quatre premières propositions, me plaçant dans l’état méditatif que je commence à savoir instituer par la réflexion, je remarque que l’unicité de la substance s’impose immédiatement à mon esprit, comme s’impose aussi le fait que j’arrive à me comprendre comme faisant partie de ce qui existe en ressentant que ce qui existe me comprend et me cause pensant et corporellement pour le dire ainsi. En fait, si j’imagine deux substances, n’en percevant qu’une, je sens que je suis devant une sorte d’impossibilité. Pourtant dans le même mouvement, sans les axiomes, je vois bien que l’état de conscience dans lequel je suis, impliquant ce qui semble être et se concevoir, n’entraîne pas de connaissance si ne s’exprime aucune forme de relation.

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Abstraitement – Nous savons que les axiomes énoncent des rapports qui expriment des relations, donc ils impliquent l’utilisation de deux termes. Sans mise en relation, nous ne pourrions penser le caractère dynamique de ce qui s’effectue, agit, change ou devient. Le cinquième axiome, intervenant au moment de la troisième proposition énonce une sorte de principe général exprimant ce qui est nécessaire à la possibilité que deux choses puissent se comprendre l’une par l’autre ou être impliquées l’une dans l’autre. Pourtant, si nous considérons abstraitement, comme nous l’avons fait à plusieurs reprises, l’idée d’attribut en essayant de voir la substance d’un point de vue extérieur, l’impossibilité que deux substances aient des traits communs nous échappe. Bien que l’axiome en question semble vrai. Causalité - Axiome IV : «La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe.» Prenons le temps de lire encore une fois les propositions qui nous intéressent. Avant de commenter. Cet axiome est implicitement utilisé dans les propositions 1, 3 et dans les trois définitions. Son utilisation est explicite dans la démonstration 3. Génétiquement, comprenant une substance à la nature de laquelle appartient d’exister, une substance ne pouvant se concevoir qu’existante parce qu’elle cause dynamiquement, suivant ce que l’intellect perçoit, elle est ce qui constitue son essence; dès lors que je vois et ressens l’existence, je sais que j’en suis partie intégrante donc je connais qu’elle est ce qui me cause et m’implique comme je connais ce que je suis en tant qu’affections d’une substance de la cause vers ses effets. Abstraitement, il en va autrement, car je suis amené à distinguer la cause et l’effet, mais surtout, dans le contexte de l’axiomatisation de Spinoza, je suis invité à «chercher à connaître les choses par leurs premières causes» plutôt que d’essayer de remonter de la connaissance des effets vers la connaissance des causes. Réfléchissant ce renversement, j’ai tendance à chercher comment mettre de côté les affections en retournant au point de vue génétique. Identité - Axiome I : «Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose.» Encadré.

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Le premier axiome est implicite à chacune des quatre premières propositions avec leur démonstration ainsi que dans chacune des définitions. Il est explicitement utilisé dans la démonstration de la proposition 4. Génétiquement – Sous le rapport de la substance, il n’y a rien, «hors de l’intellect, par quoi plusieurs choses se puissent distinguer entre elles, sinon des substances, autrement dit, c’est la même chose, leurs attributs, et leurs affections.» Abstraitement – Je conçois une distinction entre les modes ou affections et la substance. Une distinction relative en somme à l’utilisation des axiomes pour réfléchir l’existence à partir d’un paradoxe que la notion d’identité dynamise en tant que changement de point de vue. En fait je m’entraîne à percevoir ce qui est multiple sous le rapport de la substance, une et unique dès lors que je pense tout ce qui est ou en soi ou en autre chose. Une disjonction, qui abstraitement a pour effet d’illustrer la possibilité de penser ce qui est soit sous le rapport de la substance ou à partir du point de vue de ce qui est en autre chose et nécessite pour se former que des causes externes agissent.

*** Poursuivons dans la même voie. Réfléchissons la cinquième proposition : «Dans la nature des choses il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut», à partir de ce que la démonstration propose comme référence aux propositions IV, I et au sixième axiome. Qu’est-ce que ces références apportent de nouveau? Je remarque premièrement que la démonstration de la cinquième proposition conduit le lecteur à réaliser la synthèse de ce que les précédentes propositions ont préparé. Cette synthèse dispose étonnamment l’esprit du lecteur à mettre de côté les affections, nous dit Spinoza, de manière à considérer «vraiment» l’idée qu’il ne peut y avoir qu’une seule substance, donc qu'il s'agit là d'une idée vraie. Il y a synthèse, mais une synthèse dynamique impliquant la prise de conscience du mouvement par lequel la pensée se conçoit ou se définit génétiquement pour le dire ainsi. Il me semble extrêmement intéressant de remarquer que, dans ces conditions, le passage entre l’analyse par voie d’abstraction et l’approche

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génétique se resserrent autour du problème de l’idée vraie plutôt qu’à partir de la mise en scène que représente la possibilité qu’existent deux substances. Je crois avoir réussi à montrer, grâce au précédant exercice de lecture des quatre premières propositions, que le point de vue génétique favorise l’éveil d’une sorte d’état méditatif impliquant un sentiment d’appartenance à ce qui existe. Cette perception, pour être réfléchie, nécessite d’être dynamisé par une sorte de mise en relation… ce qu’expriment les axiomes, une mise en relation devenant progressivement consciente dans l’esprit du lecteur du mouvement qui s’institue. Dans ce cas-ci, si l’idée vraie doit convenir avec ce dont elle est l’idée, lorsque par substance j’entends ce qui est en soi, ce qui convient est ce que l’intellect perçoit de ce qui constitue son essence sans ses affections, c’est-à-dire la pensée se réfléchissant ellemême ou qui se conçoit comme attribut. C’est donc, me plaçant sous le rapport de la substance en mettant de côté les affections, que j’arrive à méditer une idée donnée sans médiation, sans objet extérieur et en tant qu’attribut. Quelle idée? Que dans la nature des choses il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut. Je vois que l’analyse du caractère dynamique de la pensée qui se saisit par le passage de l’approche abstraite à l’approche génétique ou méditative exprime aussi le passage d’une pensée considérant le point de vue modal des affections et des choses singulières à une pensée qui s’exprime sous le rapport de la substance, c'est-à-dire suivant cette habitude qui consiste à savoir comment chercher à connaître les choses par leur première cause.

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Tentative de compréhension de la proposition 6 Une substance ne peut être produite par une autre substance. DÉMONSTRATION Dans la nature des choses il ne peut y avoir deux substances de même attribut (par la Prop. Pérécéd.), c'est-à-dire (par la Prop. 2) qui aient entre elles quelque chose de commun. Et, par suite (par la Prop. 3), l’une ne peut être cause de l’autre, autrement dit, l’une ne peut être produite par l’autre. CQFD COROLLAIRE De là suit qu’une substance ne peut être produite par autre chose. Car dans la nature des choses il n’y a rien que des substances et leurs affections, comme il est évident à partir de l’Axiome 1 et des Défin. 3 et 5. Or elle ne peut être produite par une substance (par la Prop. Précéd.). Donc une substance, absolument, ne peut être produite par autre chose. CQFD Autrement Cela se démontre encore plus facilement par l’absurdité du contradictoire. Car, si une substance pouvait être produite par autre chose, sa connaissance devrait dépendre de la connaissance de sa cause (par l’Axiome 4); et par suite (par la Défin. 3) elle ne serait pas une substance. Si le lecteur de cette proposition avec sa démonstration et son corollaire, a acquiescé à ce qui précède ou si, suivant les enseignements de l’Éthique, ce lecteur est devenu capable de «connaître les choses par leurs premières causes», il semble que l’idée qu’une substance ne puisse être produite par une autre substance aille logiquement de soi. Mais à bien y regarder, je remarque que le raisonnement de Spinoza, dans le contexte de cette sixième proposition, procède d’un mouvement qui a, à nouveau, pour effet de dynamiser l’exercice de compréhension. Or j’aimerais préciser ce que j’entends au sujet de cet effet sur la pensée du lecteur. Revenons sur ce que la lecture des précédentes propositions nous a permis d’expérimenter comme prise de conscience et mise en mouvement de la pensée engendrant la transformation de certaines habitudes impliquant la signification que j’accordais à la notion d’attribut et au fait de définir. Car ce n’est qu’au profit de ce changement qu'il me semble possible d’apprendre à disposer l’esprit à entrer dans une sorte d’état méditatif

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susceptible de provoquer les changements d’attitudes que nécessite le passage d’un genre de connaissance à l’autre : imagination, raison et intuition. Réfléchissons à cette transformation car c’est en elle que s’éclairent les problèmes rencontrés pour saisir le rapport de causalité qu’entretiennent les choses commensurables, l’idée vraie donnée concrètement plutôt qu’abstraitement ainsi que la possibilité qu’une essence puisse impliquer son existence nécessaire. Cela n’est pas rien bien que tout ne soit pas joué, ni entendu de façon claire, évidente et distincte. D’où vient que les premières propositions aient eu sur moi cet effet ? Cet effet, je l’espère, prend forme aussi ou, à tout le moins, s’explique pour le lecteur des Tentatives. Il m’apparaissait avec la première proposition que la relation d’antériorité entre une substance et ses affections ne pouvait pas se concevoir bien que Spinoza, s’appuyant sur les définitions 3 et 5 affirme qu’il s’agit d’une évidence. Que se passait-il? J’analysais la proposition en me représentant la relation d’antériorité entre «substance» et «affections» comme s’il s’agissait d’objets perçus d’un point de vue extérieur. Ainsi, je référais à ces idées comme à une forme de représentation des choses qui se font par des causes extérieures. J’étais incapable de penser cette relation autrement tout en sachant que j’étais dans la confusion. Je me savais confus et je savais, pour avoir lu le second scolie de la huitième proposition, celui qui accompagne la dixième proposition ainsi que celui dans lequel Spinoza commente la onzième proposition, qu’il me fallait changer d’habitude de penser. Donc rencontrant cet obstacle et cette difficulté, je me suis mis à chercher comment sortir de cet état de confusion en analysant, de manière réflexive, ma propre façon de comprendre et de connaître qui au final se déployait essentiellement par l’imagination. Ainsi motivé, j'ai été conduit par la seconde proposition à reprendre l’analyse réflexive mais en cherchant à saisir ce qui se passe lorsque, procédant par voie de généralisation, nous essayons de percevoir des idées abstraites. Or comme l’idée de substance ainsi que l’idée de Dieu chez Spinoza ne peuvent qu’improprement se comprendre numériquement, je voyais un autre aspect des difficultés que je rencontrais, car l’analyse par voie d’abstraction ne me permettait pas de comprendre la substance comme une chose réelle et singulière mais bien comme une représentation appartenant à l’ensemble général et abstrait que catégorise le concept de chose. Ce second mouvement d’analyse me permettait donc de réfléchir la pensée par l’imagination mais aussi ce que signifiait pour moi l’effort de

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rationalisation, c’est-à-dire la capacité que nous avons à abstraire, à conceptualiser et à classer logiquement par niveaux de généralités ce que l’esprit humain perçoit. Ce problème est exacerbé par la troisième proposition car traitant de la commensurabilité des choses, Spinoza associe au problème de la distinction entre les choses un principe de causalité qui me ramenait immanquablement à la perception du monde extérieur et aux habitudes qui dérivent de ce mode de pensée et donc je me trouvais dans l’incapacité d’associer l’analyse conceptuelle que je privilégiais pour définir abstraitement une idée à la façon dont Spinoza structure la connaissance des effets par la connaissance des causes. L'habitude de remonter des effets vers les causes me rendait pratiquement impossible de voir comment «chercher à connaître les choses par leurs premières causes», comme l’exige la philosophie de Spinoza. Le riche effet de la quatrième proposition est dû au rôle qu’y joue la notion d’attribut qui m’a amené à réfléchir à ce que signifiait pour moi «définir» comparé à ce que Spinoza entend par le fait qu’«une existence puisse se conclure de sa seule définition». Étape cruciale qui a quelque chose d’inévitable car sans ce dépassement, il me semble impossible de mettre en pratique ce qu’exige la méthode géométrique, étant donné l’importance qu’y joue l’«idée vraie donnée» ainsi que le caractère productif ou génétique de ce qui se définit. Étape cruciale aussi car c’est sur la base de la reconsidération de ce que veut dire «définir» qu’il est possible d’associer le principe de causalité à la connaissance rationnelle. Comme la cause de ce dont je puis prendre conscience suivant ce qui pense en moi est donnée dans un acte d’intellection comprenant la situation du corps qui ressent ce qui se passe, c’est l’existence nécessaire qui se définit à travers l’expérience méditative. La cinquième proposition, lue comme une sorte de synthèse, permet de penser que Spinoza cherche à guider son lecteur de manière à ce qu’il puisse passer du jeu de la comparaison entre deux substances à l’idée qu’il n’existe qu’une seule substance. Je soupçonnais Spinoza d’utiliser la méthode géométrique comme moyen ayant pour but de provoquer un changement d’habitude de pensée qui déterminerait une sorte de plateau, comme si nous devions progresser vers l’acquisition d’une connaissance qui stabiliserait notre façon de concevoir sous sa forme méditative. Or à la lecture de la cinquième proposition j’ai eu le sentiment que l’aspect stratégique de la méthode présentait un caractère beaucoup plus dynamique. L’exercice de pensée, que nous avons mené pour relire les quatre premières propositions, m’a permis de voir que la comparaison des deux types d’analyses, celle par voie

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d’abstraction en sollicitant l’imagination pour rationaliser et celle suivant ce que j’ai nommé l’approche génétique, sont conjointement nécessaires au développement de nouvelles habitudes. J’en suis donc venu à avoir le sentiment que c’est par ce passage d’un mode de penser à l’autre que la pensée dynamisée peut lier les diverses formes d’appréhension. Je croyais qu’il s’agissait, pour comprendre l’Éthique, d’arriver à penser par intuition de manière à pouvoir me maintenir uniquement sous ce rapport de connaissance pour lire les démonstrations. Or je découvre que le processus de connaissance pour être dynamique repose plutôt sur le passage d’un mode de pensée à l’autre comme s’il s’agissait d’entrer dans une sorte de développement simultanée mais conscient des points de vue pour que la pensée intuitive commence à prendre forme. C’est, du moins pour l’instant, l’hypothèse que je défends et que je chercherai à démontrer avec cette nouvelle Tentative. J’irais même jusqu’à affirmer qu’en fait, Spinoza n’est pas stratégique pour être stratégique, mais qu’au contraire il est nécessaire d’exploiter subjectivement tous les aspects de la pensée pour connaître la liberté de l’esprit. Cette exploitation, il va sans dire, nécessite d’être réfléchie, rendue consciente et à force de s’y exercer d'être éventuellement maîtrisée. Dans le contexte de la sixième proposition, l’entraînement de la pensée à concevoir dynamiquement sous le rapport d’une seule substance ce qui existe prend pour articulation le passage entre la causalité comprise axiomatiquement et la production comprise dynamiquement ou, disons le ainsi, pratiquement en soi le fait qu’une substance ne peut être produite par une autre substance. C’est très intéressant, car nous verrons au moment de penser la septième proposition que nous serons amenés à entrer sous le rapport de la substance pour comprendre intuitivement que son essence implique nécessairement son existence sans autre forme d’articulation. J’y reviendrai, mais il me semble que le mode de pensée par intuition nécessite le développement d’une sorte d’état méditatif reposant sur un effort qui consiste à percevoir simultanément les données de l’imagination, les habitudes qui en dérivent lorsque nous classons abstraitement l’information que nous traitons mentalement ainsi que ce qui se donne sous forme d’intuition. Nous verrons aussi comment, par la suite, avec les propositions VIII et IX, cette sorte de retournement qui s’opère, prend la forme d’un renversement ramenant implicitement l’effort d’analyse rationnelle au cœur de l’expérience méditative ou intuitive de la conception de ce qui

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existe. Mais, pour l’instant, je crois qu’il nous faut à nouveau nous exercer en prenant, cette fois, appui sur la sixième proposition.45 *** S’il n’y a qu’une seule substance, selon la proposition V et sa démonstration, logiquement, une substance ne peut être produite par une autre substance, comme l’affirme la proposition VI. Ce raisonnement montre bien que je peux en partie traiter l’information concernant le concept de substance par voie d’abstraction. Lorsque je considère abstraitement l’idée qu’il n’y a qu’une seule substance cause de soi, il va de soi qu’une substance ne peut pas être causée par une autre substance. En fait, je peux aisément comprendre cette proposition à partir d’un effort de généralisation me permettant d’énoncer que dans l’ensemble des choses, certaines choses sont produites par des choses qui leur sont extérieures alors que d’autres choses se produisent par soi, autrement dit qu’elles sont cause d’elles-mêmes. Ainsi, dans le cas des substances en particulier, comme elles sont causes de soi, elles ne peuvent pas être produites par des choses qui leur soient extérieures, sans quoi il y aurait contradiction avec leur définition. Une telle définition, il est important de le remarquer, je peux l’utiliser nominalement et extrinsèquement sans que mon raisonnement perde de sa cohérence logique. Produisant ce raisonnement par moi-même j’arrive donc à démontrer de manière satisfaisante, que logiquement, la proposition : Une substance ne peut être produite par une autre substance est vraie si l’ensemble de ce qui précède l’est 45 J’aimerais à nouveau illustrer ce qui distingue ma façon de lire l’Éthique et celle des commentateurs qui m’ont aidé à la développer. Voyez comment Macherey procède dans une note de bas de page. «Selon la proposition 6, la substance ne peut être produite «par une autre substance«, car, pour que passe entre elles un tel rapport de dépendance, il faudrait que ces substances aient quelque chose de commun entre elles, ce qui est contraire à la leçon de la proposition 5. De cela, le corollaire de la proposition 6 conclut nécessairement qu’une substance ne peut être produite «par autre chose absolument» : en effet, selon un schéma argumentatif qui reproduit en gros celui suivi par la démonstration de la proposition 5, n’étant données dans la réalité que des substances et des affections de substance, si la substance était produite par autre chose qu’une autre substance, ce ne pourrait être que par des affections de substance, ce qui est absurde en vertu de la proposition 1. Le corollaire de la proposition 6 est assorti d’une seconde démonstration, démonstration également par l’absurde, qui, en faisant intervenir la référence à l’axiome 4, met en avant le fait que, pas plus qu’elle ne peut «être par autre chose», la substance ne peut non plus, selon sa définition, «être conçue à partir d’autre chose» : or, si elle dépendait d’une autre chose, sa connaissance serait elle aussi dépendante de la connaissance de cette autre chose, ce qui est en contradiction avec la définition de la substance.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P.77.) Nous verrons que si nous associons cette façon de procéder, qui consiste à expliciter la structure et la cohérence logique des démonstrations de Spinoza, au mode d’analyse méditatif qui la comprend implicitement, les termes de ces relations logiques s’appuyant sur les axiomes peuvent être compris, au sens fort du terme, dans l’expérience de pensée en tant que résultante de l’acte d’intellection lui-même.

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aussi. Très bien! Mais, prenant connaissance du développement argumentatif de Spinoza (voir l’encadré), je remarque que Spinoza ne limite pas sa démonstration à cet effort d’abstraction. Que fait-il? Il appuie la démonstration sur le rapport de commensurabilité impliquant les propositions 2 et 3 qui déterminent les conditions de toute relation causale. Il développe un corollaire dans lequel c’est le principe d’identité qui renvoie aux conditions de production des choses entre-elles. Finalement, s’y prenant autrement, dans un raisonnement par l’absurde, ce sont les conditions mêmes dans lesquelles se définit la substance, donc sa connaissance, qui légitime l’idée qu’une substance ne peut être produite par une autre substance. Analysons de plus près ce que provoquent ces raisonnements, pour essayer de voir comment s’organise le rapport entre l’approche par voie d’abstraction et la constitution du procédé génétique dans la mesure où nous nous intéressons aux effets de cette sorte de mise en plan sur la pensée des lecteurs que nous sommes. Dans la nature des choses, écrit Spinoza, il ne peut y avoir deux substances de même attribut. Qu’est-ce à dire? Évidemment, comme il s’agit de la conclusion de la précédente proposition nous pourrions avoir tendance à considérer cette affirmation de manière conditionnelle afin de percevoir l’enchaînement logique. Honnêtement j’ai tendance, étant donné les nombreuses références auxquelles Spinoza a recours pour développer son argumentation, à me dire : SI tout ce qui précède est vrai, ça va, parfait, oui! Mais ce «si» exprime un doute! Les ai-je ou ne les ai-je pas ces idées vraies? Suis-je capable de les concevoir? Oui ou non? Est-ce que j’arrive à penser la causalité en lien avec le principe de commensurabilité, celui d’identité ainsi que celui qui supporte le principe de connaissance par voie de définition génétique, pour reprendre le langage académique? D’une part la cohérence logique de la structure entière de l’appareil déductif avec ses définitions, les axiomes, les propositions et leur démonstration a pour effet de susciter le désir de «chercher à connaître les choses par leurs premières causes». D’autre part, arriver à considérer par voie génétique ce qui est affirmé implique aussi l’usage de l’entendement. Donc une sorte de renversement46 me semble en train de s’opérer dans la mesure où l’état méditatif que la

46 Nous reviendrons sur le renversement ou retournement que je décris ici, mais si nous considérons l’expression d’une idée, comme par exemple, celle qui consiste à affirmer explicitement que j’aime voyager, nous pouvons aussi savoir qu’elle est implicitement contenue dans le fait que je sois excité pendant la préparation d’un voyage. L’exemple est banal mais montre bien qu’entre l’expression d’une chose et son explication une sorte de passage s’opère entre ce qui est explicité et ce qui est implicitement contenu dans une

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connaissance intuitive détermine est implicite au déploiement de cette expérience à partir des définitions, des axiomes et des démonstrations. C’est donc en adoptant à la fois l’approche abstraite et l’approche génétique qu’une nouvelle dynamique de pensée s’installe; c’est ce que je voulais montrer. Cela dit, poursuivons en essayant de nous installer sous le rapport de la substance impliquant la nature des choses, l’essence de la substance ainsi que son existence nécessaire. Étape extrêmement importante, car les propositions suivantes invitent le lecteur à considérer implicitement les propriétés de la substance, par conception immédiate. Spinoza d’ailleurs affirme, dans le second scolie de la huitième proposition, que «si les hommes prêtaient attention à la nature de la substance, ils n’auraient pas le moindre doute au sujet de la proposition 7 [A la nature de la substance appartient d’exister]; bien plus, cette proposition, écrit-il, serait pour tous un axiome mis au nombre des notions communes.» Essayons-nous. Dans la nature des choses il ne peut y avoir deux substances de même attribut, c’est-à-dire qui aient entre elles quelque chose de commun. La démonstration de la proposition 5 affirme que si c’est seulement parce que les attributs diffèrent, nous devrions admettre et acquiescer à l’idée vraie qu’il n’y a qu’une seule substance de même attribut. Pourquoi? Comme l’attribut «pensée» est ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence, autrement dit ce dont la présence pose nécessairement la chose comme étant ce par quoi la substance est et se conçoit, penser en acte ne peut pas se définir autrement. Donc se définit génétiquement et se constitue par l’acte d’intellection une pensée à laquelle participe le fait que cette pensée consciente et réfléchie existe suivant le fait qu’il s’agit là de ce que je perçois. En ce sens, aucune distinction ne pouvant s’opérer hors de l’intellect, la substance est une sans que j’aie besoin d’autre preuve. Mais moi que suis-je sinon ce qui appartient aux affections d’une substance qui ne peut être produite par autre chose lorsque je la considère en soi une fois mises de côté les affections dont je suis partie prenante et effet connu par sa cause prochaine?47

action. Au sujet du type d’acte d’intellection dont nous parlons le même phénomène se produit suivant que nous réfléchissions l’attribut en tant que prise de conscience réflexive. 47 La lecture de Gueroult diffère de la mienne dans la mesure où pour lui, l’entendement progresse d’évidences partielles et isolées en évidences partielles acceptées par tous vers la connaissance de Dieu, notion complexe dont la «définition génétique suppose des éléments plus simples dont il s’agit préalablement de définir la nature et de déterminer les propriétés» (P.37) comme en géométrie. Il me semble que l’idée

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Cette tentative est-elle concluante? Malheureusement j’ai encore quelques doutes car je dois pour arriver à exprimer cette forme d’existence penser ce que perçoit l’intellect comme étant nécessairement infini; or j’ai le sentiment que l’intellect humain n’a pas cette capacité. Suspendons ici notre jugement, car ce problème fait l’objet des prochaines propositions; donc nous y reviendrons. Par contre, il me semble intéressant de noter que suivant l’approche génétique, j’arrive à tenter de saisir la nature des choses implicitement et intrinsèquement, par mes propres forces, autrement dit par le biais d’une série d’exercices pratiques prenant la forme d’une expérience concrète de pensée.

d’évidence partielle et isolée est contradictoire et qu’en procédant par éléments interposés, est figée et rendue statique l’existence même. Gueroult écrit : «L’élément qui permettra de construire Dieu, c’est la substance à un seul attribut, et cet élément devra lui-même être déduit, ainsi que ses propriétés. En conséquence, les cinq premières Définitions : cause de soi, chose finie en son genre, substance, attribut, mode, exposent les notions qui permettront de déduire cet élément comme cause de soi (Prop. 3, 6 et 7) infini en son genre (Prop. 8), révélant par son attribut l’essence constitutive de sa substance (Prop. 2 et 5), affecté de modes auxquels il est antérieur (Prop. 1). Alors seulement s’introduit la sixième Définition qui pose l’être formé par l’infinité de tels éléments, à savoir la substance constituée d’une infinité d’attributs (Prop. 9 et 10), les propriétés des éléments devant permettre ultérieurement de déduire les propriétés de l’être qui en est formé, de la même façon que les propriétés des angles, éléments du triangle, permettent de déduire celles du triangle. Enfin la Septième et la Huitième Définitions : liberté, éternité, exposent les deux propres fondamentaux qui découlent de la nature de Dieu.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 37.) Il me semble que l’idée de procéder des parties vers le tout n’est pas conforme au développement d’une habitude de pensée qui consiste à savoir comment chercher à connaître les choses par leurs premières causes. Personnellement, je ne vois pas comment une évidence partielle pourrait être claire. J’ajouterais que l’idée vraie donnée ne peut pas être construite si elle est donnée. Si par ailleurs, comme je le propose, nous traitons le problème de la connaissance à partir de la transformation d’un ensemble d’habitudes de pensée, Dieu ou substance, existence ou réalité, ou encore l’idée de nature ne sont pas des connaissances construites ou conçues rationnellement, mais bien ce qui s’expérimente et se ressent. Mais comme Gueroult ne cherche pas à prendre conscience de ses propres habitudes de pensées, il ne voit pas que sa construction logique, déterminée par sa pratique des mathématiques, fait écran car les idées qui en dérivent sont comprises comme des finalités au lieu d’être utilisées comme outils d’appréhension intuitive. Je crois en fait que, chez Spinoza, les mathématiques renvoient à la capacité de percevoir des rapports de proportions. Nous y reviendrons.

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Tentative de compréhension de la proposition 7 À la nature de la substance appartient d’exister. DÉMONSTRATION Une substance ne peut être produite par autre chose (par le Coroll. Prop. précéd.); elle sera donc cause de soi, c’est-à-dire (par la Défin. 1), son essence enveloppe nécessairement l’existence, autrement dit, à sa nature appartient d’exister. CQFD Je propose, pour développer cette septième tentative de compréhension, portant sur l’idée qu’il appartient à la nature d’une substance d’exister, de réfléchir deux aspects que je juge importants concernant l’effet qu’ont les premières propositions de l’Éthique sur mes habitudes de pensée. J’aimerais dans un premier temps réfléchir sur le caractère méditatif dans lequel je cherche à me placer pour penser sous le rapport de la substance. Et, dans un second temps, j'aimerais réfléchir sur l’espèce de renversement qui, je crois, s’opère quant à la façon dont s’organise le rapport entre l’analyse rationnelle et l’expérience méditative ou intuitive lorsque je tente de concevoir ce qui existe en soi et se conçoit par soi. Il y a un rapport dynamique qui me semble-t-il, résulte d’une sorte de capacité à changer de point de vue par quoi ce qui est considéré implicitement du point de vue de l’entendement pour traiter implicitement de la nature des choses se renverse au profit d’un point de vue qui consiste à considérer explicitement la nature des choses pour qu’implicitement l’ordre rationnel par lequel elles se déduisent et se conçoivent puisse progressivement apparaître, je dis bien apparaître plutôt que puisse progressivement être construite. Je crois que cette hypothèse est fondée sur le fait que Spinoza considère la septième proposition comme un axiome. J’ai pris, avec le temps, l’habitude de lire le début de l’Éthique en cherchant à adopter une attitude méditative qui consiste à suspendre progressivement l’ensemble des jugements que forme mon esprit et qui dérivent naturellement de la perception immédiate des symboles écrits, du monde extérieur et de ce que je suis en tant que sujet. Idéalement, lorsque les conditions le permettent, je m’installe dehors sur la terrasse avec vue sur le jardin, les

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arbres, le ciel et la lumière. Je fais cet exercice, le plus souvent, très tôt le matin. J’ouvre l’Éthique et je lis la première proposition énonçant qu’une substance est antérieure de nature à ses affections, je quitte des yeux la page du livre, je porte ensuite le regard sur ce qui m’entoure, le chat qui traverse le jardin, le mouvement des feuilles de l’arbre qui surplombe la cour, les nuages. Mentalement je reprends la proposition, en laissant flotter mon regard, je ne ferme pas les yeux car je cherche à voir à la fois ce qui correspond aux attributs de la substance, c’est-à-dire la pensée et l’étendue relative à la perception des corps extérieurs. Je ne réussis jamais du premier coup. Je retourne à l’Éthique, je relis la proposition, je lève les yeux, la répète mentalement : une substance est antérieure de nature à ses affections. Je prends une gorgée de café, je cherche à me détendre en me concentrant sur le flux des idées et des sensations que j’éprouve; c’est ainsi que percevant le mouvement des arbres, par exemple, tout en percevant que je pense à travers la proposition I, j’arrive à entrer dans un état d’esprit propice à la méditation. J’arrive à réfléchir à travers une sorte de flottement qui s’installe comme si je pensais à mi-chemin entre ces deux types de perceptions, comme si la perception sensible du monde extérieur et la perception intellectuelle se superposaient. Bien qu’au profit de la présente description de cet état d’esprit je sois en train de nommer ce que j’expérimente, toute la difficulté réside, au moment de la méditation, dans le fait de ne pas conceptualiser ce que je perçois du monde extérieur et ce que je perçois réflexivement, ni suivant ce que sont les idées qui me viennent à l’esprit, ni suivant la façon dont je suis affecté par ce qui m’entoure ou encore suivant le fait que je suis moi-même quelque chose. Plus difficile encore, il s’agit d’arriver à ne pas concevoir qu’il s’agit de perceptions.48 Une substance est antérieure à ses affections. Mise en suspension de la pensée procédant par voie d’abstraction et mise en suspension des données sensibles de l’imagination. Par substance j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi. Je ne cherche pas à comprendre que c’est Spinoza qui par substance entend ce qui est en soi. Par affections, j’entends ce qui est en autre chose, et se conçoit par cette autre chose. Je répète cet exercice, passant de la lecture au regard sur ce qui m’entoure, jusqu’à ce que j’éprouve le sentiment qu’il y a de l’existence pensée et physique dont la primauté m’apparaisse comme une évidence. Si je me mets à penser que moi j’existe, je reprends 48 Évidemment comme cette description porte sur un état subjectif inobservable à partir d’un point de vue externe, j’invite le lecteur à s’y essayer, pour bien comprendre ce dont je parle.

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l’ensemble du processus jusqu’à ce que j’arrive aussi à suspendre ce jugement de manière à ce que mon propre corps et mes propres idées ne s’éprouvent qu’en tant qu’existence sous l’espèce d’antériorité qui définit non pas l’intime relation que j’entretiens avec le monde extérieur, mais bien l’affirmation absolue de cette existence dont parle Spinoza. Cette affirmation, je ne la comprends pas comme mienne mais comme propre à une nature quelconque qui se définit par soi. Lorsque je réussis à me maintenir dans cet état de méditation, je lis la seconde proposition : deux substances ayant des attributs différents n’ont rien

de commun en elles. Si je me sens prêt je commence l’analyse des

démonstrations de manière à réfléchir ce qui résiste et fait obstacle à toute forme de perception claire. Or il s’avère qu’à travers ce jeu, perdant pied comme si j’étais dans une eau très profonde, dirait Descartes, je tente de comprendre ce qu’exprime l’Éthique. C’est en progressant de la sorte que j’en suis venu à saisir le caractère stimulant et dynamique de la structure du texte de Spinoza. Ce dynamisme me semble reposer sur la relation qu’entretiennent les différentes interfaces de l’Éthique qui permettent au lecteur de réfléchir ce qu’il imagine, perçoit, conçoit et ressent soit explicitement ou implicitement, passant de ce qui se comprend intrinsèquement ou extrinsèquement, abstraitement ou concrètement, je pourrais aussi dire passant de ce qui se comprend subjectivement ou objectivement, à ce qu’exprime l’Éthique. J’utilise le concept d’«interfaces», j’ai parlé plus haut de «plans», pour essayer de décrire ce qu’à l’usage, la méthode géométrique provoque comme changement de points de vue. À mon avis, Spinoza n’articule pas exactement des changements de points de vue, mais des sortes de renversements des différentes manières de penser qui caractérisent l’esprit humain. Ces manières de penser, me semble-t-il opèrent en concomitance; ce qui rend difficile leur maîtrise pour arriver à adopter l’état méditatif que j’ai décrit plus haut. En fait, à la lecture d’un texte nous subissons les effets de la durée. Comme nos discours sont linéaires alors que les pensées que nous cherchons à traduire, représenter et exprimer forment une sorte de «champ», la difficulté que représente l’effort de méditation augmente. Nos pensées ont du volume, plusieurs aspects, différentes facettes qui se forment à travers un enchaînement d’idées qui peut être complexe à réfléchir. Or ce «champ» des pensées, lorsque nous l’expérimentons, nous le verrons par la suite, n’est pas étranger au problème des attributs de la substance que Spinoza rapporte à la notion d’existence. C’est pourquoi je crois que Spinoza a utilisé la méthode géométrique comme

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moyen de communication. Cette méthode permet au lecteur de reproduire les expériences de pensée qu’il analyse et soumet à notre attention, exactement comme le géomètre qui à l’aide d’axiomes, de définitions et de propositions rend présente à l’esprit de son lecteur la formation des structures géométriques dont il analyse les multiples propriétés grâce à l’entendement. Je crois avoir clairement montré, dans les précédentes tentatives de compréhension, comment mes propres habitudes de pensée sont susceptibles de nuire à la maîtrise du propos de l’Éthique. Par contre, j’ai fini par remarquer que ces interférences, loin de devoir être exclues du processus de lecture, sont au contraire nécessaires au développement des habitudes que valorise Spinoza et qu’il est possible d’en tirer avantage, comme nous pouvons tirer avantage de ce qui nous détermine grâce à la connaissance. Plus encore, il me semble que Spinoza exploite leur renversement et que c’est notre capacité à passer de l’imagination à l’organisation rationnelle, logique et abstraite de l’information qui permet de tourner notre regard sur la pensée elle-même pour éventuellement être capable de saisir qu’elle se définit, au sens génétique du terme, par ce que l’intellect en perçoit, s’y réfléchissant et s’y exprimant comme l’affirmation absolue d’existence dont la proposition VII traduit l’expérience. Nous pourrions nous contenter de ce résultat et profiter de l’état méditatif qu’implique le fait de prêter attention à la nature de la substance en entendant ce qui est en soi et se conçoit par soi. Mais que fait Spinoza? Il renverse à nouveau le rapport entre l’analyse par voie d’abstraction et l’approche génétique en proposant de déduire concrètement les propriétés de ce qui est en train de s’expérimenter pour savoir que toute substance est nécessairement infinie. Cela dit, reprenons nos tentatives de manière à pouvoir illustrer ces propos, que dis-je illustrer! Expérimenter et sentir! *** Méditons la septième proposition. À la nature de la substance appartient d’exister. Je suspends mon jugement concernant tout ce que je perçois de distinctif, tant à l’extérieur de moi que réflexivement. Je ne cesse donc pas de percevoir le monde extérieur, au contraire, mais au sein de ce que je perçois et ressens, je n’opère aucune distinction en concentrant mon attention sur cette expérience immédiate. Ce faisant je forme l’idée que je perçois que je perçois ainsi que le sentiment de sentir que je sens. Il s’agit donc de perceptions qui en

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tant qu’idée et en tant que sentiment peuvent aussi, du point de vue de l’existence être mises de côté en tant qu’affections de ce sans quoi rien ne peut ni être ni se concevoir. De là, prêtant attention à ce sans quoi rien ne peut ni être ni se concevoir, par cette idée et ce sentiment, considérés en soi, rien du point de vue de l’existence ne s’y distingue de ce qui existe. Il y a donc affirmation de l’existence d’une nature quelconque par quoi s’entend ce qui est en soi et se conçoit par soi, autrement dit l’idée et le sentiment donné d’une substance à la nature de laquelle, appartient d’exister. Analysons cette dernière tentative de réalisation par voie génétique d’une prise de conscience cherchant à placer celui qui médite sous le rapport de la substance. Lorsque je médite de manière à concevoir l’existence, c’est-à-dire une substance par quoi j’entends ce qui est en soi et se conçoit par soi, une fois suspendue ou court-circuitée la pensée qui se déploie par voie d’abstraction comme lorsque je me représente ce que je perçois de manière extrinsèque en percevant des objets – peu importe que je prenne un corps extérieur pour objet de représentation ou que je prenne une idée – je ne cherche plus à imaginer ni à conceptualiser que la pensée que je saisis réflexivement soit une sorte de qualité ou propriété d’une substance. Décrite de l’extérieur, dans la première partie de ce texte, je nommais «champ» ce qui en fait est perçu, si je ne cherche pas à conceptualiser cet état d’esprit, comme une expérience pratiquement sensible. Percevant l’existence d’une pensée, par cette perception, l’idée qui se donne implique qu’elle est en soi et se conçoit par soi, donc qu’elle se définit à même l’acte d’intellection, car je ne peux faire que rien n’existe. De la même manière, comme je ne peux plus imaginer que l’étendue soit une qualité ou propriété d’une substance, percevant l’existence de l’étendue par cette perception le sentiment qui se donne implique qu’il est en soi et se conçoit par soi. Partant de cette expérience méditative, il apparaît, si je tente de percevoir la pensée ou l’étendue suivant ce qui définit l’attribut par ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence, que je ne distingue rien car la pensée ou l’étendue - que la méditation me permet de saisir intuitivement – ne sont pas des objets mais dirait Spinoza, ce qui se dit appartenir à l’essence d’une chose et ce dont la présence pose nécessairement la chose.49 En fait, je ne peux pas, par cette expérience, me distancer du fait de penser la pensée existante. Si je le 49 Éthique, Partie 2, seconde Définition.

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pouvais la pensée elle-même serait une affection d’une substance plutôt que son attribut et je devrais être à même de concevoir un autre état que celui d’existence; ce que je ne puis. La même chose se produit du côté du corps, car si je pouvais me distancer du fait de sentir l’étendue existante, si je le pouvais l’étendue, à son tour, serait une affection d’une substance plutôt que son attribut et je devrais être à même de concevoir un autre état que celui d’existence. D’où suit le fait que c’est à la nature d’une substance qu’il appartient d’exister et que cet affect est ce que l’intellect perçoit d’une substance, soit par l’étendue dont le sentiment se conçoit par soi, soit par la pensée dont l’idée se conçoit par soi. Il importe de remarquer que c’est l’expérience subjective et méditative qui le prouve ou le démontre, d’où les difficultés que nous rencontrons lorsque nous cherchons à expliquer et à connaître le fait que dans la nature des choses, par ce qui les définit, il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut. De la même manière, découlent du caractère subjectif de ce type de démonstration les difficultés que nous rencontrons lorsque nous essayons de concevoir abstraitement plutôt que concrètement que les corps et les idées sont des affections d’une substance et que la pensée et l’étendue en sont les attributs et donc que les corps finis en leur genre comme les idées finies en leur genre ne puissent pas être causes de l’un ou l’autre, selon la seconde définition de la première partie de l’Éthique, et ce bien qu’une substance et ses affections, sont la même chose.50

50 Je propose ici de lire le commentaire de Pierre Macherey, portant sur la septième proposition, non pas pour en faire la critique ou invalider le point de vue utilisé mais au contraire pour montrer que ce qu’il explicite est en fait implicitement contenu dans l’expérience de méditation que nous venons de faire. «L’existence nécessaire, démontrée par la proposition 7, résulte du rapprochement, pour la première fois effectué, entre la notion de substance et celle de cause de soi, notions dont les définitions avaient été introduites séparément l’une de l’autre : il apparaît à présent que, la substance ne pouvant être produite par quoi que ce soit d’autre, comme vient de le faire voir le corollaire de la proposition 6, elle doit donc se produire elle-même, et est du fait de cette autoproduction cause de soi, son essence «implique l’existence», c’est-à-dire qu’elle existe par la nécessité de sa propre nature. En d’autres termes, la substance existe par définition, on peut dire qu’elle est ce qui existe ou le fait d’exister pris absolument en dehors de la relation à quoi que ce soit d’autre, et coïncide ainsi, pour reprendre une formule qui apparaît dans le scolie 1 de la proposition 8, avec «l’affirmation absolue de l’existence d’une nature quelconque», affirmation qui exprime le fait que cette nature se produit elle-même, donc tire de sa propre essence la nécessité qui la fait être et être ce qu’elle est.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 80-81) Suivant, ce qui me semble ici correspondre explicitement à ce que je pense réussir à faire par la méditation, j’insiste sur l’idée que la lecture du livre de Spinoza nécessite que toutes les façons de penser soient mises en relations les unes avec les autres à partir de la prise de conscience réfléchie des changements de perspectives qu’institue l’ordre géométrique de l’Éthique. Par contre, je tiens aussi à faire remarquer que certains commentaires de Gueroult ne favorisent pas ce déploiement, ayant plutôt pour effet d’entretenir la confusion en semant des doutes. Cela me semble manifeste, lorsque nous lisons ceci : «La Proposition 7 : «Il appartient à la nature d’une substance d’exister», paraît se tirer immédiatement de la précédente au point de se

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Il est temps, je crois, de passer à la huitième proposition, afin d’approfondir l’énoncé affirmant que toute substance est nécessairement infinie.

confondre avec elle, car ce qui ne peut être causé par un autre ne peut que se causer soi-même. Ainsi, l’essence de la substance constituée d’un seul attribut enveloppe nécessairement son existence. Ici se rejoignent enfin la substance et la causa sui, dissociés depuis les définitions initiales, et apparaît une première version de la preuve ontologique. / Cependant, cette Proposition ne se tire pas immédiatement de la précédente, car on pourrait admettre avec l’École que la substance est simplement sans cause. Spinoza luimême a d’abord conçu que, si, ne pouvant se causer l’une par l’autre, les substances ne peuvent commencer d’être et par conséquent existent éternellement en acte, on n’en peut toutefois conclure que leur essence, considérée à part, enveloppe nécessairement l’existence. Bref, s’il est nécessaire que toute substance existe, il n’est nullement nécessaire qu’elle soit cause de soi. Et l’on doit seulement conclure qu’elle doit appartenir à un Être qui existe nécessairement par lui-même. / La conclusion de la Proposition 7 ne peut donc être obtenue que par l’intervention d’un Axiome que Descartes a formulé, mais qui ne sera explicitement invoqué que dans le scolie 2 de la Proposition 8 : «Toute chose existante a nécessairement une certaine cause en vertu de laquelle elle existe; … cette cause … doit être comprise dans la nature et la définition de cette chose ou être donnée hors d’elle». Par là, on peut conclure valablement que toute substance, ne pouvant être causée du dehors, se cause nécessairement elle-même.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, AubierMontaigne, 1968, P.123) Il y a là me semble-t-il, à travers cet effort de construction logique, l'expression d’un doute qui rend caduque la possibilité de comprendre comme l’affirme Spinoza dans le second Scolie de la huitième proposition que «si les hommes prêtaient attention à la nature de la substance, ils n’auraient pas le moindre doute au sujet de la Prop. 7; bien plus, cette proposition serait pour tous un axiome, et mise au nombre des notions communes». En fait, j’ai l’impression que l’idée d’Être tel que le pose Gueroult, dérive du processus de construction logique qu’il a entrepris plutôt que du développement de cette certaine manière de prêter attention à la nature de la substance.

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Tentative de compréhension de la proposition 8 Toute substance est nécessairement infinie. DÉMONSTRATION Une substance d’un même attribut, il n’en existe qu’une seule (par la Prop. 5), et à sa nature appartient d’exister (par la Prop. 7). Il sera donc de sa nature d’exister soit comme finie, soit comme infinie. Mais pas comme finie. Car (par la Défin. 2) elle devrait être bornée par une autre de même nature, qui, elle aussi, devrait nécessairement exister (par la Prop. 7); et par suite il y aurait deux substances de même attribut, ce qui est absurde (par la Prop. 5). Elle existe donc comme infinie. CQFD SCOLIE I Comme être fini est, en vérité, partiellement négation, et être infini affirmation absolue de l’existence d’une certaine nature, il suit donc de la seule proposition 7 que toute substance doit être infinie.

Je crois avoir réussi à montrer, dans la précédente tentative de compréhension, l’importance du rôle que joue le développement d’une attitude méditative pour comprendre l’Éthique. Or il est intéressant de remarquer, en ce sens, que la méthode géométrique utilisée par Spinoza pour communiquer ce qu’il analyse comme expérience de pensée, ne se lit pas comme une théorie abstraite du monde ayant pour seule fonction de représenter ce dont il parle, comme nous représenterions des objets à partir d’un point de vue extérieur. Il s’agit plutôt d’une sorte de dispositif (ou engin) ayant pour effet d’apprendre au lecteur comment exercer son esprit par la transformation de ses habitudes de pensée en libérant des préjugés qui nuisent à la perception consciente d’une existence concrète, par ailleurs vécue. A partir de cette expérimentation, il devient possible d’acquérir des connaissances impliquant la pensée, l’étendue, les affects ainsi que ce qui concerne les causes de nos actions. J’insiste sur l’idée qu’à l’usage, cette méthode de lecture, telle qu’elle s’expérimente par la réflexion, provoque des renversements et des changements de points de vue ayant pour effet de dynamiser la pensée. J’aimerais montrer que la démonstration de la huitième proposition a cet effet et que Spinoza y concentre le renversement des points de vue dont je parle, de

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manière à produire chez l’utilisateur de l’Éthique une sorte de capacité à penser intuitivement. Cette capacité consiste, à mon avis, à savoir saisir réflexivement ce qui s’y articule en tant que raisonnements à partir des données de l’imagination, ce que l’entendement conçoit abstraitement et ce que l’intuition en acte permet d’expérimenter et de sentir. Donc soit les démonstrations explicitent le jeu des perceptions en comprenant implicitement ce à quoi il appartient d’exister, soit ces mêmes déductions explicitent les propriétés de l’existence en comprenant implicitement, c’est-à-dire intuitivement, ce que la sensibilité rend plus ou moins communicable. Je dis plus ou moins communicable dans la mesure où ce mode de pensée ressemble au fait de saisir, comme en mathématique, un rapport de proportion qui s’explicite par une démonstration qui suit a posteriori d’un acte d’intellection qui ne figure pas sous la forme d’un objet extérieur ou d’un énoncé mais qui, s’exprimant sous la forme d’une expérience intellectuelle vécue subjectivement, représente ce qui concorde finalement avec l’énoncé du résultat obtenu. Reprenons l’exemple de Spinoza : 1/ 2 = 3/X. X = 6 exprimant que 6 est à 3 ce que 2 est à 1, à savoir que cette proportion correspond à ce qui procède du fait de doubler les termes mis en relation, une connaissance préalablement perçue en tant qu’ordre donné. Pour lire la démonstration de la huitième proposition, comme nous avons cherché à le faire précédemment, installons-nous sous le rapport de la substance impliquant la nature des choses, l’essence de la substance ainsi que son existence nécessaire. Adoptons l’attitude méditative qui permet de saisir intuitivement qu’une substance d’un même attribut, il n’en existe qu’une seule, de manière à expérimenter l’acte d’intellection par lequel il appartient à sa nature d’exister. Toute la difficulté réside ici dans le fait d’arriver à penser sur commande sous le rapport de la substance, non pas comme si nous décrivions cet acte de pensée, mais en passant concrètement à l’acte. J’ai envie de dire qu’y arrivant, si j’expérimente et ressens ce qui se conçoit comme existence suivant ce qui est étendue et ce qui est pensée, l’acte d’intellection lui-même relèvera de ce qui est plutôt que de relever de moi m’imaginant comme cause de cet acte, ou imaginant sous la forme de description objective ce que représente l’acte envisagé.51 Il est difficile de communiquer ce genre de 51 Pierre Macherey commentant la neuvième proposition écrit que «(…) avancer dans la connaissance de Dieu, comme le permettent les premières démonstration du de Deo, c’est penser Dieu, non seulement tel qu’il est, au sens d’être simplement donné, mais tel qu’il se fait par la vertu de sa seule nature, en s’incorporant par la logique qui le constitue un maximum de réalité. Il y a ici une sorte de primat rationnel du dynamique

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connaissance car elle se présente, nous y avons réfléchi à l’aide de la septième proposition, sous la forme d’une expérience particulière et immédiate, étant en quelque sorte comprise et vécue, comme je viens de le dire, subjectivement. Pourtant, sous le rapport de la substance, en sachant nous maintenir dans l’attitude méditative, ce qui s’y définit par soi existe en ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence. J’insiste, il s’agit d’une conception qui ne peut être entendue suivant ce que signifie l’énoncé mais suivant ce que l’énoncé commande comme acte d’intellection de la part du lecteur qui pourra vérifier par et en lui-même que l’idée donnée est vraie suivant l’expérience réalisée; exactement comme le permet l’analogie avec l’effort de connaissance d’un rapport de proportion impliquant une série de termes à compléter de manière à montrer qu’il correspond à l’ordre donné dont l’intuition a une connaissance vraie. La connaissance intuitive est intéressante car ce phénomène est d’une part subjectif et que d’autre part, il donne à penser que l’acte d’intellection qui le sous-tend relève à la fois de l’imagination et de la raison pour le dire ainsi. Suivant les données de l’imagination, l'intuition engage la sensibilité alors que suivant les données de la raison intervient la capacité d’abstraire pour trouver ce qui est commun à l’ensemble des objets perçus. Je remarque aussi que par l'intuition, nous référons à ce qui cause implicitement la série, une cause donc qui s’exprime en tant qu’ordre donné bien que la connaissance immédiate de cet ordre ne puisse être comprise qu’à travers l’acte d’intellection susceptible d’en produire l’explicitation. Et inversement, si je considère un rapport de proportion à partir de sa formulation, prenant implicitement en compte la structure logique, c’est l’ordre donné qui en quelque sorte devient explicite. Poursuivons cette tentative de compréhension concernant la démonstration de la huitième proposition. Étonnamment, bien que nous ayons eu à nous installer sous le rapport de la substance en adoptant l’attitude méditative, avec la suite de la première affirmation, Spinoza ne nous laisse pas méditer en demeurant passif. La suite se lit ainsi : «Il sera donc de sa nature d’exister soit comme finie, soit comme infinie.» Il sera donc de sa nature… sur le statique, tout à fait caractéristique de la manière de philosopher propre à Spinoza. : comme l’expliquera le scolie de la proposition 31 du de Deo, l’intellect ne peut être pensé qu’en acte; or un intellect en acte ne connaît des choses que pour autant qu’elles sont elles-mêmes en acte, dans leur réalité qui n’est pas simplement donnée mais est nécessairement ce qu’elle se fait, au sens absolu du mot être.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 92.)

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mais nature de quoi? Évidemment celle de cette substance dont se perçoit qu’elle est existante bien que je représente l’idée d’une nature finie comparée à une nature infinie. Il m’apparaît essentiel de remarquer qu’en représentant cette distinction par la raison nous ne pouvons qu’imaginer vaguement une substance dans l’ensemble des choses dont la nature est soit finie, soit infinie. Ainsi, en concevant qu’il sera de la nature de ce qui existe comme substance, d’exister soit comme finie soit comme infinie, nous sommes en quelque sorte contraints de penser rationnellement ce qui se pense intuitivement à même l’acte d’intellection que l’attitude méditative dispose à expérimenter. Ce qui est intéressant ici c’est le fait qu’une habitude de pensée est devenue consciente, une habitude qui consiste à savoir réfléchir, donc connaître par sa première cause, ce que l’acte d’intellection produit comme connaissance vraie, une connaissance qui repose sur la capacité à percevoir ce qui est commun et l'existence donnée. En réalité, si j’analyse mon propre effort d’intellection, je me vois précisément penser abstraitement tout en sachant que cette pensée découle des résultats que produit l’attitude méditative, car je ne perds pas de vue ce qui est premier en tant qu’existence pensée. En fait, j’arrive à faire usage de mon entendement comme d’un mode de pensée auquel appartient aussi de connaître l'existence qui lui est implicite ou intrinsèque. C’est en ce sens qu’il y a retournement dynamique et mise en mouvement d’une pensée réfléchie et consciente. Cela est absolument contraire à ce que je vivais au moment de la lecture des toutes premières propositions car le «champ» des idées avait pour condition l’habitude d’imaginer et de classer abstraitement par voie de généralisation, sans que sous ce rapport je puisse acquérir suffisamment de recul pour réfléchir ces modes de pensée à partir d’une expérience concrète impliquant ce qui s’y définit, au sens génétique du terme et ce qui s'y connaît par l'intuition. Relisons la démonstration de Spinoza en concentrant notre attention sur l’espèce de rythme que crée la syntaxe et qui structure le passage d’un mode de pensée à l’autre lorsque se présente l’expression «Mais pas comme finie». Pour ce faire, reprenons la démonstration à partir du début : Une substance d’un même attribut, il n’en existe qu’une seule, et à sa nature appartient d’exister. Il sera donc de sa nature d’exister soit comme finie, soit comme infinie. Mais pas comme finie. Bien que pensant abstraitement suivant ce qui peut être compris d’une chose dite finie en son genre comparée à ce qui caractérise une chose infinie, je perçois aussi, comme en même temps, c’est-à-dire dans le même mouvement ou acte de

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pensée, ce qui se définit par soi, et ce à la nature de quoi il appartient d’exister. Donc ce qui est explicité, étant implicitement compris par l’acte d’intellection, représente l’affirmation absolue de l’existence d’une certaine nature, pour reprendre les termes du scolie. C’est pourquoi ce que je pense est, à la fois vaguement imaginé et réfléchi rationnellement en tant que chose pouvant ou ne pouvant pas avoir telle ou telle caractéristique bien qu'intuitivement je sache qu’à sa nature appartienne d’exister. C’est ainsi que la nature de ce qui ne peut se concevoir que nécessairement existant ne peut qu’être, toute proportion gardée, infini car par existence nécessaire j’entends, conçois et expérimente cette radicale singularité qui ne peut se faire que par puissance d’un devenir immanent à l’acte d’intellection lui-même ou attribut; ce que je sais et ressens.52 *** Mais qu’en est-il de cet infini devenir et puissance d'exister? Si nous ne concevions la question qu’abstraitement nous ne lirions qu’une propriété appliquée à une chose de façon extrinsèque à partir d’un raisonnement par l’absurde étant donné qu’une chose ne peut pas être à la fois finie et infinie. Autrement, si au lieu de raisonner abstraitement et si au lieu de recourir spontanément aux associations que produit notre imagination, nous concentrons notre attention sur ce que ces différentes manières de penser produisent comme effet, nous découvrons, le sachant par expérience, que l’infini appartient en propre à l’existence d’une substance donc que «Toute substance est nécessairement infinie». Pourquoi? Parce que, dans ces conditions, ce qui pense et ce qui ressent, participent des attributs d’une substance que l’intellect perçoit comme constituant son essence. Sous ce rapport de la substance ce qui existe, existe nécessairement en tant qu’affirmation absolue de ce qui se détermine par soi et est seul à agir, acte d’un devenir en puissance par intellection et affection. Reprenons 52 Ici encore, le commentaire de Pierre Macherey, bien que structuré à partir d’un point de vue externe, corrobore notre méditation, pour lui : «L’infinité dont parle la proposition 8 n’est finalement, comme Spinoza en fait la remarque dans le premier scolie qui accompagne cette proposition, qu’une autre manière encore de dire la même chose : on ne s’étonnera pas, en conséquence, de voir apparaître à deux reprises la référence à la proposition 7 dans la démonstration de cette proposition. L’infinité se définit par la même affirmation absolue qu’implique l’existence nécessaire d’une choses éternelle qui est et est ce qu’elle est par la seule nécessité de sa nature, sans que rien vienne conditionner de l’extérieur, donc aussi limiter, cette nécessité.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 81) Ce qui distingue, mes Tentatives de compréhension lorsque je les compare à ce type de commentaire c’est évidemment le fait que je cherche à prendre en compte l’effet des propositions et l’effet des démonstrations sur moi, plutôt que de décrire le réseau conceptuel, la structure logique ou bien l’ontologie spinoziste.

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car pour bien maîtriser ce point de vue il est intéressant de remarquer que ce que nous imaginons donne lieu à des représentations par lesquelles les objets perçus sont finis, divisibles, affectés de manières diverses, comme tout ce que nous observons dans le monde extérieur car lorsque nous appréhendons la formation des choses par des causes externes elles nous apparaissent composées de parties. Si ce ne sont pas, pour nous, parce que nous ne savons pas penser sous le rapport de la substance - justement - les affections d’une substance, nous ne voyons pas qu’à l’idée d’étendue ainsi qu’à l’idée de la pensée figurées comme s’il s’agissait d’objets, ne s’applique pas la divisibilité, la finitude et la durée. Sous ce rapport, par l’imagination nous quantifions et divisons ce qui crée l’illusion de la finitude; or cette illusion, levée par la prise de conscience qu’une conception de l’attribut qui doit se concevoir par soi (comme l’affirme la dixième proposition) affirme ce qui est en tant que réalité absolue, donc affirme que ne peut pas être pensé autrement qu’infini ce qu’est l’existence d’une substance car il n’y a pas rien mais quelque chose. C’est là ce que nous devrions savoir ressentir et savoir penser en toute clarté à même l’acte d’intellection qui s’opère et s’effectue consciemment. Pas de vide, pas de néant, que du plein, que de la réalité, que de l’être, de l’infini et de l’éternité en toute nécessité.53 Je suis conscient que ce genre de commentaire est difficile à lire, aussi difficile à comprendre en vérité que les dix premières propositions de l’Éthique lorsque nous ne 53 Dans le scolie qui suit la quinzième proposition, Spinoza commente cette question à la lumière de la distinction entre imagination et intellect. «À coup sûr, si des choses sont réellement distinctes l’une de l’autre, l’une peut sans l’autre être et demeurer dans son état. Puisque donc il n’y a pas de vide dans la nature (làdessus voir ailleurs), mais que toutes les parties doivent concourir en sorte qu’il n’y ait pas de vide, il suit aussi de là que ces mêmes parties ne peuvent pas réellement se distinguer, c’est-à-dire, que la substance corporelle, en tant qu’elle est substance, ne peut se diviser. Et si cependant on demande maintenant pourquoi nous avons, de nature, un tel penchant à diviser la quantité? Je réponds que nous concevons la quantité de deux manières : abstraitement, autrement dit superficiellement, dans la mesure où nous l’imaginons, ou bien comme substance, ce qui se fait par le seul intellect. Si donc nous prêtons attention à la quantité telle qu’elle est dans l’imagination, ce que nous faisons souvent et avec plus de facilité, on la trouvera finie, divisible, et composée de parties; et, si nous lui prêtons attention telle qu’elle est dans l’intellect, et la concevons en tant qu’elle est substance, ce qui se fait très difficilement, alors, comme nous l’avons suffisamment démontré, on la trouvera infinie, unique et indivisible. Et cela, tous ceux qui auront su faire la distinction entre l’imagination et l’intellect le trouveront assez manifeste : surtout si l’on prête également attention à ceci, que la matière est partout la même, et qu’on n’y distingue de parties qu’à la condition de la concevoir, en tant que matière, affectée de manières diverses, si bien que ses parties ne se distinguent que par la manière, et non en réalité. Par ex., l’eau, en tant qu’elle est eau, nous concevons qu’elle se divise, et que ses parties se séparent les unes des autres; mais pas en tant qu’elle est substance corporelle; car en tant que telle elle ne se sépare ni ne se divise. En outre, l’eau, en tant qu’eau, est sujette à génération et à corruption; mais, en tant que substance, elle n’est sujette ni à l’une ni à l’autre.» (Éthique, Partie 1, Scolie de la quinzième proposition, P. 43.)

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sommes pas capables de chercher à connaître intuitivement par ce qui se définit génétiquement comme cause première ou suivant ce qui distingue l’imagination et l’intellect. Sans le point de vue de l’intellect que comprend la possibilité de penser les choses sous le rapport de la substance, nous ne rencontrons que des paradoxes et l’impression que les concepts que définit Spinoza sont abstraits. Et ce, bien que nous ne puissions pas faire l’économie des effets de l’imagination et du caractère limitatif de l’entendement humain. D’où, l’hypothèse que je tente de suivre, qu’il nous faut considérer consciemment nos savoirs à partir du fait que nous savons que nous savons, autrement dit que nous savons que nous imaginons et raisonnons. Comme ce savoir prend la forme d’un acte d’intellection, le paradoxe théorique est en quelque sorte levé car les termes du mouvement, si nous comparons le point de départ et le point d’arrivée, correspondent aux termes du paradoxe imaginés et rationalisés abstraitement. Ces termes étant l’idée d’une substance comprise comme une chose ayant pour caractéristique l’infini et leur connaissance comprise intuitivement à même l’expérience vécue que définissent génétiquement les attributs que sont la pensée et l’étendue.54

54 Il me semble que pour Gueroult il en va autrement, car plutôt que de chercher à présenter le problème de l’infinitude suivant ce que l’intellect donne à penser, prêtant au mode une sorte d’effort qui manifeste en lui la puissance infinie et éternelle de la substance qui le cause, il a tendance à imaginer la distinction entre mode et substance plutôt que d’en faire l’expérience : «(…) il semble que, entre la substance et le mode considérés en eux-mêmes, il n’y ait, quant à l’affirmation interne de leur existence, aucune différence intrinsèque. Abstraction faite des causes extérieures, le mode apparaît comme affirmation absolue de son existence, et, de ce fait, comme infini – puisque l’affirmation absolue de l’existence d’une chose quelconque fait son infinitude. En conséquence, même si l’on réintègre le mode à l’intérieur de l’ordre commun de la nature où son affirmation est contrainte de ne pas être absolue, on voit subsister éternellement au fond de lui un effort vers l’absoluité de cette affirmation, c’est-à-dire vers l’infini en acte, ce par quoi l’infinitude est intégrée en lui sous forme d’indéfini. Par cet effort qui manifeste en lui la puissance infinie et éternelle de la substance qui le cause (III, Prop. 6, dém.), le mode, s’il n’est pas comme la substance infini par son essence, c’est-àdire par lui-même, l’est du moins par sa cause, c’est-à-dire par l’autre (la substance) dans lequel il est et qui le produit. Ce qui se conçoit aisément, puisque Dieu étant cause de toutes les choses dans le même sens où il est cause de soi, c’est par la même puissance qu’il se cause et cause ses modes, si bien qu’au fond de chacun d’eux on retrouve l’infinité et la nécessité de sa puissance, Dieu les causant aussi nécessairement qu’il se cause lui-même.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 128 – 129) Il est intéressant de remarquer comment le vocabulaire, tel que je l’ai souligné, crée l’image de cette interprétation de l’ontologie spinoziste. Bien que ce vocabulaire tende à présenter la relation entre mode et substance de manière objective pour parler de ce qui devrait avoir la forme de la réalité, il la représente en fait du point de vue de l’imagination. Ce qui en tout point peut être compris comme impropre à penser sous le rapport de la substance suivant ce que l’intellect donne à penser. La vue d’ensemble est intéressante à saisir, et peut être en partie éclairante, mais n’est à mon avis pas suffisante pour mener le lecteur à comprendre clairement ce que Spinoza entend. Cela dit, le parti pris de Macherey me semble plus éclairant dans la mesure où il a plutôt tendance à décrire des structures, comme le montre l’extrait qui suit portant sur la huitième proposition : «De cette thèse se dégage implicitement un corollaire qu’on pourrait formuler ainsi : il n’y a pas de substance(s) finie(s); en effet, la substance est ce qui par nature exclut toute finitude, c’est-à-dire une

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détermination négative la limitant dans son être, au sens où, comme l’explique le début du premier scolie de la proposition 8, «l’être fini est partiellement négation». C’est pourquoi la possibilité pour une substance d’être finie, introduite dans la démonstration de la proposition 8, est aussitôt écartée, en raison du caractère affirmatif propre à l’être absolu de la substance dont rien ne peut par définition être nié.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 81 – 82) Évidemment ce sont là des tendances, que je ne veux pas généraliser et qui pour moi ne banalisent pas ces commentaires de l’Éthique qui m’ont dans les deux cas été extrêmement utiles. J’essaie simplement de remarquer ce qui les distingue et ce qui caractérise l’approche que j’ai eu tendance à privilégier.

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Tentative de compréhension de la proposition 9 Plus chaque chose a de réalité ou d’être, plus il y a d’attributs qui lui appartiennent. DÉMONSTRATION C’est évident à partir de la Défin. 4.

La neuvième proposition nous invite à comprendre en toute clarté, à partir de la seule lumière de la quatrième définition, que chaque chose puisse avoir plus ou moins de réalité ou d’être suivant que lui appartiennent plus ou moins d’attributs. Mettons à profit l’analyse que nous avons menée dans le contexte de la huitième proposition pour comprendre ce qui se joue ici quant au passage entre la proposition et sa démonstration. En fait, considérant ce que nous avons réalisé comme acquis, nous devrions être capables de saisir consciemment ce passage en tant que changement de point de vue, en opérant divers renversements sans perdre intuitivement ce que l’acte d’intellection produit comme effet. A proprement parler cet effet est l’idée claire, évidente et indubitable que représente ce type de connaissance. Partant du concept de chose, je peux savoir que tout ce que je peux placer dans l’ensemble des choses, n’aura pas le même degré de réalité ou d’être. Conscient du fait que j’ai tendance à procéder par l’imagination, je peux aussi voir et saisir le raisonnement abstrait qui convient à l’idée que la différence de réalité repose sur la quantité d’attributs qui appartiennent aux choses. Mais conscient aussi que j’entends par attribut ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence je suis à même de suspendre le jugement qui repose sur l’imagination et celui qui dérive du raisonnement pour percevoir l’acte d’intellection qui s’opère. Partant de cet effort de suspension, je ne me perçois plus comme étant l’acteur de ces jugements mais bien, en tant que partie d’un tout, l’action même de ce qui s’intellectualise.55

55 Pierre Macherey écrit que : «Avec les propositions 9 et 10, le processus de détermination rationnelle de la substance, qui a été amorcé avec la proposition 1, connaît une sorte d’accélération, qui fait ressortir le caractère essentiellement dynamique et tendanciel, donc actif, de ce processus. Leur objectif est en effet de conférer à cette substance un maximum de réalité, plus realitas, suivant la formule qui apparaît dans l’énoncé

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Il m’apparaît intéressant de remarquer, avant de poursuivre l’analyse qui nous permettra de concevoir avec la démonstration de la neuvième proposition que le degré de réalité peut changer et s’amplifier, que, suivant le second scolie de la proposition VIII, c’est ce que signifie définir dans le contexte de l’Étique qui rend possible ce type de connaissance ou d'expérience. Ce scolie pour ma part joue un rôle fondamental quant au développement des Tentatives de compréhension qui structurent ce mémoire. Spinoza écrit, au tout début de ce scolie : «Je ne doute pas que tous ceux qui jugent confusément des choses, et n’ont pas l’habitude de chercher à connaître les choses par leurs premières causes, n’aient du mal à concevoir la démonstration de la Prop. 7; faute certainement de distinguer entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes, et de savoir comment les choses se produisent.» Si j’ai réussi à montrer clairement en quoi consiste ce changement d’habitude, mon lecteur devrait être en mesure de mettre à profit la prise de conscience dont je parle, pour comprendre la démonstration de la neuvième proposition ainsi que le mouvement de pensée qui structure le commentaire que je développe. En fait, cherchant à mesurer les effets des propositions de l’Éthique sur l’esprit d’un lecteur, je suis progressivement passé d’un mode d’analyse sous le rapport de l’imagination, à celui sous le rapport de l’entendement fonctionnant par voie d’abstraction, pour arriver à concentrer notre attention sur une démarche s’appuyant sur le développement d’une forme de méditation. Au final, j’ai découvert, ce qui me semble être une véritable clé de lecture de l’Éthique, que c’est par la maîtrise consciente de ces trois modes de connaissance que la réflexion donne ses meilleurs fruits. Ce type de maîtrise consciente a comme effet particulier de permettre à l’esprit de penser simultanément des changements de point de vue, de perspectives ou de modes d’analyse. J’en suis venu à comprendre que c’est par la de la proposition 9. La connaissance que nous avons de la substance est ainsi comme amplifiée, dotée progressivement d’un contenu absolu, dont il apparaît que rien ne peut être nié : il est donc totalement affirmatif, et d’abord il s’affirme lui-même, selon la logique infinie de la causa sui. Ainsi, avancer dans la connaissance de Dieu, comme le permettent les premières démonstration du de Deo, c’est penser Dieu, non seulement tel qu’il est, au sens d’un être simplement donné, mais tel qu’il se fait par la vertu de sa seule nature, en s’incorporant par la logique qui le constitue un maximum de réalité.» La note de bas de page que développe Macherey indique à ce sujet que «Selon cette logique, plus une chose a de réalité, plus elle est perçue par l’intellect sous une diversité de formes autonomes qui en constituent les essences. La démonstration de la proposition 9 présente cette affirmation comme une conséquence directe de la définition de l’attribut. Le scolie de la proposition 10 reprend cette même thèse en la présentant comme évidente : «Il n’y a dans la nature rien de plus clair». (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 91 – 92.) Pour Macherey il s’agit d’une thèse, pour nous il s’agit d’une expérience de pensée réalisée suivant ce que les différentes prises de conscience qui structurent les tentatives de compréhension permettent de connaître et de ressentir.

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simultanéité, dans l’analyse réflexive que l’acte d’intellection est appréhendé comme étant le fond d’existence qu’exprime et représente le concept de substance, donc à la fois ce qui s’y définit et ce qui s’y conçoit en tant qu’attribut, car par ce type d’appréhension de la réalité, la pensée et le corps appartiennent en propre à ce qui s’exprime sous forme de puissance en devenir. C'est une puissance qui ne se comprend et ne se conçoit qu’en acte, subjectivement, suivant ce que les propositions de l’Éthique déclenchent comme effet, un peu, pour utiliser une analogie, comme si la méthode géométrique se lisait comme une partition assurant la possibilité de créer la musique qu’elle codifie à l’aide d’un langage procédant par signaux représentant, pour l’esprit adéquatement disposé, des actions à opérer. Comprenons, suivant cette analogie que dans le cas des propositions et des démonstrations de l’Éthique, ce qui est signalé (en quelque sorte commandé) donne lieu à des actes d’intellection réfléchis et conscients qui rendent possible l’appréhension d’une existence par ailleurs donnée. Cela dit, si nous lisons attentivement ce que Spinoza explique au début du second scolie de la huitième proposition, nous devrions comprendre que c’est le fait de savoir distinguer entre les modifications des substances et les substances ellesmêmes qui forme la clé de voûte de la perception claire. Or savoir distinguer, c’est savoir reconnaître, au cœur de ce qui se donne suivant la complexité des rapports qu’entretiennent les termes d’une expérience de pensée, ce qui se perçoit ou non par l’imagination, la chose qui peut être conceptualisée et raisonnée abstraitement et ce qui se conçoit en acte, subjectivement, à même le développement de ce dont je prends conscience intuitivement. En ce sens, peu importe que notre pensée s’organise comme effort d’imagination ou d’entendement, si nous saisissons par la méditation l’acte d’intellection lui-même sous le rapport de la substance, ce que nous distinguons s’y distingue sans perdre de vue l’existence concrète qui s’y exprime comme pour toutes choses en tant que réalité.56

56 Utilisons à nouveau le commentaire de Pierre Macherey pour corroborer notre expérience : «On commence alors à comprendre pourquoi Spinoza a développé le concept de substance en expliquant son rapport à celui d’attribut, comme il vient de le faire dans les propositions précédentes du de Deo : c’est précisément pour parvenir à comprendre ensemble unité et diversité, sans les confondre ni les séparer, au niveau de la réalité absolue de ce dont l’essence est absolument d’exister. En constituant la substance à partir de toutes les formes de l’être, et il doit y en avoir une infinité, qu’elle rassemble dans son ordre unique, Spinoza du même coup soustrait la connaissance de cet ordre au présupposé d’une uniformité abstraite, qui serait elle-même en rapport avec la représentation d’une entité vide de tout contenu, donc complètement indéterminée.» Exactement comme nous l’avons montré dans les précédentes Tentatives de compréhension. Ce qui lui fait dire, dans la note de bas de page qui accompagne ce commentaire que : « De ce point de vue, il faut renoncer à se représenter imaginairement le rapport de la substance à ses attributs sur le modèle de la relation entre

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Suivant ces acquis, reprenons notre progression dans la compréhension de la neuvième proposition et de sa démonstration. Que remarque-t-on? Premièrement que la proposition est suivie d’une démonstration qui ne repose que sur la stricte évidence que devrait donner la définition de l’attribut. Deuxièmement que la proposition sollicite un effort d’imagination, qui s’inscrit par expérience vague sous le signe de la conceptualisation d’une distinction entre chaque chose et l’idée que plusieurs attributs puissent lui appartenir. Je crois avoir clairement montré, par le développement des analyses qui forment l’ensemble des Tentatives, que si nous nous en tenons à ces distinctions abstraites, l’imagination ne perçoit rien et l’entendement est confronté à des paradoxes qui suivent de la structure logique de la méthode géométrique (ce que les commentaires de Pierre Macherey tendent à corroborer). En fait, il y a paradoxe aussitôt que nous comprenons les définitions sous une forme nominale et aussitôt que nous pensons l’attribut sous forme de qualité appliquée abstraitement et de manière extrinsèque aux idées perçues comme s’il s’agissait d’objets compris à partir d’un point de vue théorique. Ces problèmes, difficultés et obstacles découlent d’habitudes de pensée qui consistent, de manière statique et figée à penser une substance comme nous pensons ses modifications au lieu de nous situer dans un effort d’appréhension reposant sur l’attitude méditative que commande la perception claire d’une idée vraie donnée en acte. Or quelle est cette idée dans le contexte de la neuvième proposition? Précisément : l’attribut, autrement dit ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence. Rien de moins! Ainsi devrait s’entendre ici, par ce qui se définit, ce qui, comme l’affirmera la dixième proposition, doit se concevoir par soi c’est-à-dire une substance, sa réalité et son maximum d’être. Il nous faut donc, pour arriver à opérer ce que signale le texte de l’Éthique (lu comme une sorte de partition) que le rapport entre la proposition, autrement dit ce qui s’y produit comme mode de distinction un contenant et un contenu : les essences de substances ne sont pas dans la substance comme des pois dans une boîte; mais elles sont de la substance; c’est-à-dire qu’elles sont du réel ou de l’être au sens où on dit que la table est du bois : on dira encore qu’elles sont «en Dieu», ou «en réalité», de la même façon que la table est «en bois». La substance est ce qui unifie toutes les formes d’être, en faisant que, en dépit de leur irréductible diversité, elles «soient» de la substance, et , on pourrait presque dire, qu’elles «aient» de la substance, ce qui en fait des déterminations de réalité à part entière, c’est-à-dire des déterminations à chacune desquelles rien ne fait défaut, dont une autre aurait l’apanage afin de pouvoir constituer la réalité substantielle qu’elle est de son côté.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 93 – 94) Cela, je crois, je montre qu’il est possible de l’expérimenter en adoptant l’attitude méditative et en cherchant à construire un commentaire qui permet au lecteur de suivre le chemin qui rend possible cet état d’esprit.

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par l’imagination et l’entendement et ce que commande la définition de l’attribut, est aussi saisi réflexivement sur fond d’existence. Cette existence se définit et se conçoit par soi, à même l’acte d’intellection s’affirmant comme réalité. Qu’est-ce à dire sinon que partant de cette expérience nous percevons que quelque chose pense et ressent ce qui constitue son essence, autrement dit ce sans quoi la chose et inversement ce qui sans la chose, ne peut ni être ni se concevoir. Quoi? Quelle chose? Eh bien cette chose à la fois pensante et étendue suivant l’expression de ce qu’elle est en tant que réalité sous le point de vue de deux attributs.57 *** Les neuvième et dixième propositions sont intimement liées. L’analyse qui précède le montre, car il apparaît difficile de ne pas penser l’idée qu’une chose puisse avoir plus ou moins d’être ou de réalité, sans rencontrer le problème de la multiplicité des attributs. Une difficulté impliquant, comme j’ai cherché à le démontrer, la nécessité d’avoir comme point de départ l’habitude de penser à partir d’une cause première, en fait ce qui se définit lorsque nous entendons par «substance, ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former». Un point de départ donc mais qui tombe sous les yeux à la toute fin de la séquence des dix premières propositions. Nous y reviendrons dans le contexte de la dixième tentative de compréhension. Mais pour l’instant, cherchons à voir, suivant l’énoncé de la proposition qui nous occupe, ce que signifie le fait qu’une chose puisse avoir plus ou moins d’être ou de réalité. Pour y arriver, faisons un pas en arrière en utilisant le scolie de la huitième proposition ainsi que les définitions de cause de soi, de substance, et de manière. Dans ce scolie, Spinoza explique «qu’il y a nécessairement, pour chaque chose existante, une certaine cause précise qui fait qu’elle existe et que cette cause qui fait qu’une certaine chose existe doit, ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante ou bien se trouver hors d’elle». La démonstration de Spinoza, dans ce scolie, repose sur le fait de dénombrer ce qui existe comparé au fait d’expérimenter ce qui se définit. Si par exemple je conçois la définition du cercle en percevant la rotation d’un 57 Il s’agit de lire comment Spinoza définit le concept de corps et celui d’idée pour s’en convaincre : «Par corps, j’entends une manière qui exprime, de manière précise et déterminée, l’essence de Dieu en tant qu’on le considère comme chose étendue», «Par idée, j’entends un concept de l’Esprit, que l’Esprit forme pour ce qu’il est une chose pensante.». (Éthique, Partie 2, Définition 1 et 3, P. 93.)

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rayon à partir d’un point fixe, je peux comprendre que c’est la nature du cercle qui s’exprime suivant l’acte d’intellection qui s’opère et que cette définition n’implique pas ni n’exprime, à proprement parler, un nombre précis de cercles. Pour comprendre un nombre précis de cercles, je dois considérer le cercle formé comme si je percevais des corps singuliers sujets aux forces externes qui les causent, exactement comme lorsque que je regarde les choses qui m’entourent à partir de ce qui m’affecte et qui se transforme en image mentale. De cette manière, je conçois les affections d’une substance, suivant ce qui se définit : ce qui est en autre chose, et se conçoit par cette autre chose. Or cette possibilité quant à la capacité que j’ai de changer de point de vue pour imaginer des objets comme sont perçus les corps extérieurs, fait dire à Spinoza qu’il y a nécessairement pour chaque chose existante une certaine cause précise qui fait qu’elle existe. Pourquoi? Parce qu’ayant la capacité de penser par manière soit ce que j’entends des affections d’une substance, soit ce qui est causé à partir des modifications d’une substance, j’ai donc la capacité d’être conscient de ce changement de point de vue donnant en simultané les termes du renversement que l’acte d’intellection me permet d’accomplir. Autrement dit, je peux comprendre sous le mode des affections et des modifications ce qui m’apparaît comme objets ou individus singuliers dénombrables et en même temps comprendre la définition de mode (ou manière) tel que je l’entends et tel que cela se forme dans mon esprit suivant ce qu’implique la nature de ce qui s’y définit génétiquement. Ainsi, ce que je comprends concernant toutes les affections et les modifications d’une substance, relevant de l’existence nécessaire, ne peut pas être sans cause bien que sous le rapport de la substance, par manière j’entende simultanément ce qui relève de ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante. Nous voyons bien comment l’Éthique fonctionne si quant à la connaissance d’une chose je suis installé sous le rapport de la substance, l’unité dénombrable est impropre à leur conception car ce qui se définit relève ultimement de ce à la nature de quoi il appartient d’exister. 58 En réalité, pour le dire ainsi, en sachant comment chercher à 58 Que dit Gueroult à ce sujet? «Pour résoudre ce problème, la première condition est de définir la nature du nombre. / Tous les nombres, ainsi que les notions d’un, d’unique, de plusieurs, ne sont que des «modes de penser» sans corrélats dans les choses, c’est-à-dire des procédés artificiels qu’invente notre esprit pour s’expliquer les choses qu’il perçoit imaginativement. Les projeter comme réels hors de nous, c’est corrompre la connaissance que nous avons des choses. / La genèse du nombre explique cette corruption qui se produit d’abord pour la connaissance des modes, ses premiers objets. / S’appliquant aux choses de dehors (c’est-àdire aux modes ou parties de l’étendue) existant dans la durée, l’imagination les isole les unes des autres, et, substituant entre elles la distinction réelle à la distinction modale, les mue en éléments discrets; d’autre part,

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connaître les choses par leur première cause, j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi, suivant ce qui se définit comme substance c’est-à-dire ce dont le concept dans ce cas n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former, comme nous le disions précédemment. C’est là ce qui en soi exprime l’existence, cause première de tout ce que je peux chercher à connaître, soit par la manière dont sont modifiées les affections d’une substance, ou soit par la nécessité qu’implique le fait d’entendre ce qui par manière se définit sous le rapport de la substance cela étant ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence donc étant ce qui lui appartient d’attributs. Comme Spinoza conclut le second scolie de la huitième proposition ainsi : «Maintenant, puisque à la nature d’une substance appartient d’exister, sa définition doit envelopper l’existence nécessaire, et par conséquent son existence doit se conclure de sa seule définition. Or de sa définition ne peut suivre l’existence de plusieurs substances; il suit donc d’elle nécessairement qu’il n’en existe qu’une et une seule de même nature, comme on le proposait.», il s’avère que l’existence nécessaire renvoie à ce que chaque chose a de réalité ou d’être. Cela dit, que signifie qu’une chose, comparée à une autre, puisse avoir plus ou moins de réalité ou d’être? Que signifie qu’une chose puisse avoir plus ou moins d’attributs qui lui appartiennent. Évidemment, au-delà des qualités que nous percevons d’une chose sous le rapport de ses degrés de réalité, nous comprenons abstraitement et par l’entendement que si la quantité d’attributs varie le degré de réalité varie. Nous sentons bien aussi qu’à travers ce que nous imaginons, nos perceptions peuvent varier en intensité suivant le type d’expérience que nous avons fait ou que nous faisons. La définition abstraite et nominale de laissant échapper d’elles les petits détails qui passent sa puissance (c’est-à-dire la capacité que possède notre cerveau de recevoir des impressions), elle en fait des différences sans différences, c’est-à-dire des entités homogènes. Ainsi naissent les unités numériques, aptes à toutes les combinaisons du calcul. De tels «modes de penser», simples procédés pragmatiques pour expliquer les choses sensiblement perçues, c’est-à-dire «pour les déterminer par comparaison avec les autres», n’ont rien à voir avec des idées, car aucune chose existante, soit nécessaire, soit possible, ne leur correspond. C’est pourquoi ils ne sont ni vrais ni faux. On doit simplement les dire commodes ou utiles. Mais on les convertit facilement en idées, c’est-à-dire en représentations d’êtres physiquement réels, «du fait qu’ils proviennent des idées des choses assez immédiatement pour être aisément confondus avec elles, à moins de l’attention la plus diligente». Il en résulte un abîme de confusions, car la substance est alors réellement séparée de ses modes, ceux-ci sont séparés les uns des autres, convertis en substances, et, qui plus est, en substances finies de même nature, la discontinuité est instaurée partout, aux lieu et place de la continuité, etc. On voit par là que l’application du nombre aux modes en corrompt définitivement la connaissance.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 155 -156.) Pour Gueroult c’est faute de mieux que nous agissons ainsi. Or la conscience réflexive qui, selon ma lecture, permet de faire l’expérience de ce qui se donne dans un acte d’intellection impliquant le corps pose le problème différemment.

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l’océan, par exemple, sur le plan affectif, renvoie à des impressions de moins grande intensité que l’expérience vécue du baigneur. Par contre, si je réfléchis consciemment au fait de définir et concevoir en mon esprit l’océan, ce que je pense, me sachant penser, gagne en intensité surtout si j’expérimente que la mise en rapport de ce que je me représente avec ce qui correspond à ce que je perçois détermine une connaissance plus ou moins adéquate mais relevant de ce que je sais être un mode particulier de connaissance. L’expérience de pensée consciente, impliquant ma propre subjectivité, révèle par son immédiateté un type d’existence qui exprime la puissance de l’esprit. Mais que signifie le fait de référer à des degrés de réalité pour parler de ce rapport des perceptions entre elles : c’est parler du rapport qu’elles entretiennent avec ce qu’elles représentent, pour éventuellement à même le développement d’une conscience réflexive, parler de ce qui est en soi et se conçoit par soi. Si nous y réfléchissons bien, nous remarquons que le degré de réalité d’une chose s’éprouve en acte, en puissance affective et mentale au sens où connaître c’est expérimenter et sentir, suivant l’expression de Spinoza. L’existence qui se connaît, en ce sens, ne peut pas référer à soi sans l’absolu maximum de puissance qu’elle est en toute nécessité ou réalité. Comment le sais-je? En l’éprouvant, car l’attribut, comme l’écrit Spinoza dans la démonstration de la dixième proposition est ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence.

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Tentative de compréhension de la proposition 10 Chaque attribut d’une même substance doit se concevoir par soi. DÉMONSTRATION L’attribut en effet est ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence (par la Défin. 4), et par suite (par la Défin. 3) il doit se concevoir par soi. CQFD

Après avoir associé la connaissance des choses, pouvant prendre la forme des affections (ou modes) d’une substance, à l’augmentation du degré de réalité de ce que nous expérimentons, voici que l’attribut doit se concevoir par soi étant donné que par attribut s’entend ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence et que par substance s’entend ce qui est en soi et se conçoit par soi. Il me semble intéressant de remarquer que dans le contexte de la dixième proposition, le lecteur, capable de se placer immédiatement sous le rapport de la substance en adoptant l’attitude méditative que commande la voie réflexive de l’Éthique, entend, autrement dit comprend rationnellement ce qui est intuitivement donné. La connaissance ainsi formée ne se caractérise plus par l’effet de simultanéité que détermine la saisie réflexive d’images mentales, de leur association par l’entendement, pour passer aux modalités intuitives du troisième genre de connaissance, car elle représente concrètement ce qui se définit dans toute l’unité que l’acte d’intellection exige. Pourquoi? J’ai tendance à dire parce que, suivant ce que nos analyses ont permis de transformer, l’habitude de connaître les choses par leur première cause est acquise. Suivant ce type d’acte d’intellection, l’idée donnée, adéquate à elle-même est la même chose que ce qui consiste à ressentir l’existence. Or si nous considérons ce qui s’exprime, peu importe que nous adoptions l’expérience du corps ou l’expérience de la pensée, ce que nous comprenons, étant ce qui est en soi, apparaît en dehors de toute attribution de qualités extrinsèques car nous ne cherchons pas à constituer des objets théoriques à partir d’habitudes de pensées impliquant la distinction de toutes les modifications qui caractérisent les choses qui se font par des causes extérieures. Le produit

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de la proposition et de sa démonstration est en fait une idée simple donc non complexe, c’est-à-dire non sujette aux complexifications relevant de la considération de ce qui affecte le corps et l’esprit, comme de la considération des choses à partir d’un point de vue abstrait. L’étendue et la pensée étant des attributs d’une même substance expriment sous ce rapport l’existence nécessaire, éternelle et infinie ou indivisible.59 Cela dit et compris, bien qu’éprouvé sous le rapport de la substance, une fois que la distinction est formée concernant l’attribut pensée et l’attribut étendue, il est aisé, pour ne pas dire naturel, de revenir à un mode de connaissance figé et statique. Ce faisant, revenant à mes vieilles habitudes, j’aurai du mal à penser ce qui s’exprime et se définit en tant qu’existence car j’aurai tendance à chercher à associer par l’imagination les concepts de pensée et d’étendue à l’effort de représentation d’une substance comme s’il s’agissait d’une chose que je peux catégoriser numériquement. Sous ce rapport, je suis d’avis que le paradoxe ne peut être résolu car ce qui manque à ce genre de connaissance c’est précisément le caractère concret, particulier et dynamique de l’acte d’intellection conscient et réfléchi qui définit, au sens génétique de son expression, ce qui est en soi et cause de soi. Loin de voir dans ce possible retournement, critique et problématique pour beaucoup de commentateurs, un contre-argument, Spinoza voit une preuve supplémentaire concernant le fait que chaque attribut d’une même substance doit se concevoir par soi. «De là il appert, écrit-il au début du scolie suivant la dixième proposition, que, encore que l’on conçoive deux attributs réellement distincts, c’est-à-dire l’un sans l’aide de l’autre, nous ne pouvons 59 Pour Pierre Macherey «La considération des attributs enracine la substance dans l’être en lui conférant un maximum de réalité, en évitant de la diluer dans la pluralité indéfinie de ses affections, mais sans non plus la déporter vers un au-delà idéal, dans une sorte de ciel intelligible. / Tel est l’argument développé dans le scolie de la proposition 10, qui tire la leçon générale de tout le raisonnement suivi depuis le début du de Deo : cette substance comprenant à la limite toutes les formes d’être concevables, sans faire perdre à celles-ci leur autonomie, qui résulte de leur infini rapport à soi, coïncide avec la nature de dieu telle qu’elle avait été posée dans la définition 6 : l’«Être absolument infini», substance consistant en une infinité d’attributs infinis, «dont chacun exprime proprement l’essence éternelle et infinie», dieu, qui, sans être expressément nommé à la fin du scolie de la proposition 10, y est pourtant clairement évoqué, comme ce qui donne un maximum d’amplitude à la réalité de la substance. On mesure alors le chemin parcouru dans ces dix premières propositions du de Deo : la connaissance , la compréhension que nous pouvons avoir de Dieu y a été produite en acte, conformément à la nature même de son objet, qui est l’Être lui-même, ou ce qui est par la seule nécessité de sa nature, donc de telle façon qu’il ne peut être considéré qu’absolument en acte.» (MACHEREY, Pierre, Introduction à l'Éthique de Spinoza, La première partie, Paris, PUF, 1998, P. 94 – 95) Bien que Pierre Macherey n’invite pas son propre lecteur à passer par l’attitude méditative que je privilégie, il s’avère que son commentaire corrobore ce que nous affirmons étant donné que l’argument qui consiste à affirmer que l’Être ne peut être considéré qu’absolument en acte est vérifié par l’expérience de pensée que j’ai cherché à expliciter.

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pourtant pas en conclure qu’ils constituent deux étants, autrement dit deux substances différentes; car il est de la nature de la substance que chacun de ses attributs se conçoive par soi; puisque tous les attributs qu’elle a se sont toujours trouvés ensemble en elle, et que l’un n’a pu être produit par l’autre; mais chacun exprime la réalité ou être de la substance.»60 Ce qui appartient à la substance et en exprime l’essence n’a, en ce sens, pas à être rapporté à ce qui détermine un processus de production et donc à des causes extérieures. J’aimerais faire remarquer à ce sujet, que le contexte du scolie diffère de l’enchaînement des propositions et des démonstrations et qu’à nouveau il est naturel de se mettre à chercher les signes d’une existence infinie. Or malheureusement le langage lui aussi est impropre à signifier ce que l’intuition permet de concevoir. Nous le voyons aisément aussitôt que nous changeons d’attitude pour concevoir ce que signifie le scolie. Spinoza lui-même parle de «la» et «d’une» substance, posant une sorte d’unité impliquant de multiples attributs, ainsi qu’un paradoxal rapport de tout à partie. Il me semble que la composition de l’Éthique, pour reprendre l’analogie de la partition musicale, renvoie aux effets que produisent les différents modes de représentation sur l’esprit du lecteur qui est constamment invité à changer de point de vue pour effectuer ce que commande l’expérience de la connaissance intuitive de l’existence ou réalité. *** Nous pourrions aussi envisager de poser le problème des changements de points de vue à travers la considération de l’homme qui pense en suivant l’enchaînement des premières propositions de la seconde partie de l’Éthique, partie dans laquelle Spinoza cherche à connaître l’esprit humain. Ce détour exigerait que nous analysions la façon dont Spinoza définit Dieu en associant la connaissance d’une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie à ce qui s’entend d’un étant absolument infini. Ce détour exigerait aussi que nous apprenions à situer la pensée et l’étendue en tant qu’attributs de Dieu, que nous apprenions à considérer l’idée de Dieu et à distinguer l’être formel des idées dont Dieu est cause. Suivant ce chemin, nous serions amenés à réfléchir sur la septième proposition de la seconde partie énonçant que «l’ordre et l’enchaînement des idées est le même que l’ordre et l’enchaînement des choses». Je 60 Éthique, Partie 1, scolie de la dixième proposition.

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propose de faire l’économie de ce détour car il s’avère que la démonstration de cette très célèbre septième proposition est dite évidente à partir du quatrième Axiome de la première partie que nous connaissons déjà. Spinoza s’y appuie pour affirmer que l’idée du causé, quel qu’il soit, dépend de la connaissance de la cause dont il est l’effet. Or l’ultime cause dont tout est effet c’est l’existence nécessaire, autrement dit ce à la nature de quoi appartient d’exister en tant que réalité absolue d’une substance. Il est important de remarquer que bien que nous évitions ce détour, nous voyons déjà que l’argument concernant la nécessité de se placer sous le rapport de la substance pour comprendre les diverses propositions de l’Éthique est central et que la connaissance de l’esprit humain repose sur l’habitude que nous avons cherchée à acquérir. Par contre, ce rapide coup d’œil sur le développement des propositions et des démonstrations de la seconde partie, montre aussi que la connaissance de l’esprit humain appelle des distinctions concernant l’acte d’intellection lui-même. Or cette question est particulièrement intéressante car elle nous amène à envisager l’idée que l’intellection par laquelle nous avons cherché à saisir les attributs de la substance que comprend l’existence nécessaire, bien que constituant le fait que l’homme pense, est rapportée par Spinoza à des enchaînements impliquant la connaissance d’une sorte de puissance en acte prenant la forme d’une idée simple, claire vraie et donnée. Cette connaissance implique l’ordre déterminé par la nature ou essence de ce «sans quoi la chose, et inversement ce qui sans la chose, ne peut ni être ni se concevoir». Elle est typiquement intuitive et a pour condition de son développement dynamique, conscient et réfléchi d’arriver à penser sous le rapport de la substance en nous plaçant dans l’attitude méditative.61

61 Pour Gueroult il en va autrement car c’est par la construction du concept de Dieu que le renversement s’opère, plutôt que par le développement explicite de ce qui est implicite à l’acte d’intellection que nous réfléchissons consciemment sous le rapport de la substance. «Si les Propositions 9, 10 et son scolie rendent possible la construction du concept de Dieu, telle qu’elle s’achèvera avec la Proposition 14, n’obtiennentelles pas ce résultat par une sorte de renversement des affirmations premières en niant la substantialité de chaque attribut, contrairement à la Proposition 2, qui autorisait la formule : autant d’attributs, autant de substances, de substantiae unius attributi? Ce renversement se marquerait par celui des formules, la substantia unius attributi devenant l’unumquodque attributum unius substantiae. / Cependant, à voir les choses de près, ce renversement n’est pas aussi total qu’il y paraît d’abord, car l’attribut reste un être substantiel. Certes, dans la mesure où il est l’essence d’une substance, ou une essence de substance, il ne se confond pas avec l’essence de la substance qui comprend en elle l’infinité des essences de substance. Mais le comportement de ces essences et celui de l’essence de la substance infiniment infinie sont identiques : celleslà comme celle-ci sont conçues par soi et existent par soi (c’est-à-dire sont éternelles). Il en résulte que les Définitions de la substance et de l’attribut (Définitions 3 et 4) ne peuvent permettre à elles seules de

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déterminer si ce que nous concevons par soi est substance ou attribut. Bref, une réalité unique en son genre et infinie, donnée comme une certaine essence de substance, ne peut révéler d’elle-même si elle constitue toute l’essence de Dieu ou seulement celle d’un de ses éléments. Pour le savoir, il faut que nous concevions d’autre part l’essence de l’être total, c’est-à-dire l’essence de la substance infiniment infinie. La différence de l’attribut et de la substance ne se fonde donc pas sur un caractère intrinsèque énoncé par leurs définitions (ce qui s’accorde avec la définition de l’attribut comme essence de la substance), mais sur la différence entre l’élément constituant et le tout constitué. Enfin, le tout, ayant les mêmes propres fondamentaux que l’élément, à savoir l’existence par soi (ou éternité) et la conception de soi, aura nécessairement aussi tous les autres, à savoir l’unicité, l’infinitude, l’indivisibilité, etc. Ce qui confirme que l’élément constitutif de la substance divine ne peut être reconnu pour tel, c’est-à-dire comme simple attribut, que par la vision du tout.» (GUÉROULT, Martial, Spinoza, Dieu, Éthique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, P. 165 – 166.) Nous pouvons clairement voir ce qui distingue ici la démarche de Gueroult de la mienne dans la mesure où à partir de l’attitude méditative, c’est précisément intrinsèquement que l’expérience de l’existence se fait à partir du concept d’attribut qui commande une prise de conscience réflexive de manière à ce que le renversement décrit se fasse en acte plutôt que sous forme de construction d’un concept donnant lieu à la vision du tout. L’idée qu’il s’agit là d’une vision exprime la possibilité de percevoir un concept comme nous percevons un objet à partir d’un point de vue externe, ce que nos analyses dans les précédentes tentatives ont montré être impraticable.

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CONCLUSION Habitudes de pensée Nos habitudes de pensée sont déterminantes lorsqu’il s’agit de comprendre une philosophie. Il va de soi que si les habitudes de pensée du philosophe sont similaires à celles de son lecteur, la communication des idées sera favorisée.

Par contre, si le

philosophe cherche à transformer ses propres habitudes de pensée ainsi que celles de son lecteur, le défi sera tout autre, car ce genre de transformation implique à la fois la méthode de réflexion, le processus de communication des idées et le rapport que nous entretenons avec les idées elles-mêmes. Je crois avoir clairement démontré, grâce aux Tentatives de compréhension qui structurent ce mémoire de maîtrise, que les enjeux relatifs à la lecture de l’Éthique de Spinoza impliquent un effort de réflexion qui renvoie le lecteur à l’analyse subjective des effets du texte sur sa propre façon de penser la relation qu’il entretient avec ce que nous avons coutume de nommer la réalité. Je crois aussi avoir montré, à travers le jeu des notes de bas de page, dans lesquelles je cite et commente Pierre Macherey et Martial Gueroult, que l’exigence du retour réflexif, associée à la pratique de la philosophie de Spinoza, définit en grande partie les conditions de possibilité de compréhension des dix premières propositions de l’Éthique. C’est évidemment la méthode géométrique utilisée, pour ne pas dire inventée, par Spinoza qui permet de concrétiser la transformation. Par contre, l’utilisation de cette méthode ne va pas de soi, car ce mode de représentation, inspiré des traités de géométrie et du rationalisme mathématique, institue habituellement des pratiques intellectuelles traitant les idées par la formation de concepts abstraits reposant sur l’effort de généralisation. Ultimement nous avons tendance à croire que l’idée du cercle, lorsque nous nous représentons cette figure géométrique, a pour seul but d’appliquer les propriétés que son analyse donne à connaître à l’ensemble des formes circulaires que nous pouvons percevoir et désirer créer. Le physicien procède ainsi. Donc, suivant cette habitude de pensée, le lecteur de l’Éthique sera naturellement disposé à lire les définitions, les axiomes, les propositions et les démonstrations de Spinoza comme s’il s’agissait d’idées abstraites ayant pour fonction de représenter la nature des choses telles qu’elles s’observent à partir d’un point de vue théorique. La définition du concept de substance, suivant cette manière de penser, représenterait les propriétés de toutes les sortes de substances

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envisageables. Académiquement, nous avons, par exemple, tendance à raisonner au sujet de l’étendue et de la pensée à l’aide du concept général de substance telle que la philosophie cartésienne nous a appris à nommer ces idées pour les saisir comme objets de réflexion. Je dis bien nommer et saisir comme objet, mais je parle ainsi pour décrire la posture théorique qui, le plus souvent, définit la relation que nous entretenons avec ces concepts. Or à ce sujet, il me semble intéressant de remarquer que, dans les méditations métaphysiques de Descartes, la méthode du doute, qui mène le lecteur à l’appréhension concrète et immédiate de l’existence du cogito fonde aussi la distinction entre la substance pensée et la substance étendue. 62 Mais, à lire attentivement les dix premières propositions de l’Éthique, nous constatons que cette question représente un enjeu central et essentiel du spinozisme. En fait, dès la seconde proposition nous pouvons lire que «deux substances ayant des attributs différents n’ont rien de commun entre elles». Une affirmation qui montre bien que, dans le contexte du spinozisme, l’habitude de pensée qui consiste à conceptualiser par voie de généralisation ne convient pas et que la solution au problème de connaissance de la substance devra être envisagée autrement. Oui mais, dira tel ou tel lecteur, la transformation de ce type d’habitude peut être relativisée car le géomètre qui analyse les propriétés du cercle ne procède pas autrement et qu’il nous faut comprendre ces idées comme des objets théoriques pour résoudre notre problème. On me dira peut-être aussi que Spinoza s’inscrit dans une tradition philosophique donnée, qu’il n’invente pas l’idéalisme, que déjà chez Platon le philosophe doit apprendre à détourner son regard du monde sensible pour apprendre à contempler les idées; ce qu’illustre clairement l’explication de Socrate à Glaucon dans le chapitre 7 de la République où nous est racontée l’Allégorie de la caverne.63 Certes, mais au sein de cette tradition, valorisant l’exigence de rationalité, il est

62 «De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit.» (DESCARTES, René, Méditations métaphysiques, Paris, GF, 1996, P. 76.) 63 «Eh bien, Glaucon, voilà enfin après tous les préludes ce dont je parlais ; c’est la dialectique qui l’exécute. Science toute spirituelle, elle peut cependant être représentée par l’organe de la vue qui, comme nous l’avons montré, s’essaie d’abord sur les animaux, puis s’élève vers les astres et enfin jusqu’au soleil lui-même. Pareillement, celui qui se livre à la dialectique, qui, sans aucune intervention des sens, s’élève par la raison seule jusqu’à l’essence des choses, et ne s’arrête point avant d’avoir saisi par la pensée l’essence du bien, celui-là est arrivé au sommet de l’ordre intelligible, comme celui qui voit le soleil est arrivé au sommet de l’ordre visible. / Cela est vrai - N’est-ce pas là ce que tu appelles la marche dialectique ? Oui. / Rappelle-toi

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tout aussi évident que le développement des divers systèmes philosophiques implique diverses théories de la connaissance comprenant l’invention de méthodes, de stratégies de communication 64 , une certaine conception de la vérité et la visée de buts différents comparés aux manières de penser dans lesquels chaque philosophe doit situer sa propre démarche. Nous pouvons nous en convaincre en nous rappelant que les philosophes cherchent constamment à comparer leur philosophie par rapport à celles qu’ils connaissent en caractérisant leur propre façon de penser de manière à la distinguer du contexte historique et épistémologique qui les aura vues naître. La dialectique platonicienne, par exemple, est une invitation à changer de point de vue pour transformer des habitudes acquises dans le contexte historique d’une philosophie grecque en partie dominée par les sophistes et la mythologie. L’allégorie de la caverne illustre clairement la façon dont Platon conçoit l’éducation du philosophe. Chez lui, comme chez Descartes et Spinoza ce sont les mathématiques qui permettent d’apprendre comment convertir l’âme à la contemplation du monde des idées, plutôt que la rhétorique. Mais j’insiste à ce sujet car, à mon avis, ce trait commun est à la fois éclairant et trompeur. Dans le dialogue intitulé La recherche de la vérité par les lumières naturelles, on voit bien que, pour Descartes, la marche à suivre, visant à procéder des idées simples pour s’élever par degrés vers les plus «sublimes connaissances» 65 est différente comparée à celle de Platon qui cherche, en s’élevant l’homme de la caverne : il se dégage de ses chaînes ; il se détourne des ombres vers les figures artificielles et la clarté qui les projette ; il sort de la caverne et monte aux lieux qu’éclaire le soleil ; et là, dans l’impuissance de porter directement les yeux sur les animaux, les plantes et le soleil, il contemple d’abord dans les eaux leurs images divines et les ombres des êtres véritables, au lieu des ombres d’objets artificiels, formées par une lumière que l’on prend pour le soleil. Voilà précisément ce que fait dans le monde intellectuel l’étude des sciences que nous avons parcourues ; elle élève la partie la plus noble de l’âme jusqu’à la contemplation du plus excellent de tous les êtres, comme tout à l’heure nous venons de voir le plus perçant des organes du corps s’élever à la contemplation de ce qu’il y a de plus lumineux dans le monde corporel et visible.» (Platon, La République, Livre VII, trad. Pierre Pachet, Paris, Gallimard, 1993, p. 374.) 64 Dialogues chez Platon, méditations chez Descartes, méthode géométrique chez Spinoza. 65 «Mais, pour que la grandeur de mon dessein ne saisisse pas en commençant votre esprit d’un étonnement tel que la foi en mes paroles ne puisse plus y trouver place, je vous avertis que ce que j’entreprends n’est pas aussi difficile qu’on pourrait se l’imaginer. En effet les connaissances qui ne dépassent pas la portée de l’esprit humain sont unies entre elles par un lien si merveilleux, et peuvent se déduire l’une de l’autre par des conséquences si nécessaires, qu’il n’est pas besoin de beaucoup d’art et d’adresse pour les trouver, pourvu qu’en commençant par les plus simples, on apprenne à s’élever par degrés jusqu’aux plus sublimes. C’est ce que je veux montrer ici à l’aide d’une suite de raisonnements tellement clairs et tellement vulgaires, que chacun jugera que s’il n’a pas remarqué les mêmes choses que moi, c’est uniquement parce qu’il n’a pas jeté les yeux du bon côté, ni dirigé ses pensées sur les mêmes objets que moi, et que je ne mérite pas plus de gloire

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progressivement à partir des données du monde sensible, à connaître l’essence des choses qui président à l’ordre intelligible. Nombre d’historiens de la philosophie occidentale n’ont de cesse de caractériser l’évolution de la pensée à partir de la comparaison des systèmes philosophiques, sauf que cet effort de comparaison est lui-même orienté théoriquement lorsqu’ils procèdent par voie d’abstraction. Cette orientation, le plus souvent, prend pour acquise la valorisation de la rationalité. D’une certaine façon, il est vrai que Spinoza s’inscrit clairement dans le contexte du rationalisme, mais il est tout aussi vrai que sa philosophie comporte des inventions qui la distinguent des méditations cartésiennes et de la dialectique platonicienne, pour ne prendre que ces deux exemples. J’ai ouvert cette parenthèse historique pour bien faire comprendre que toutes ces différences, impliquant la connaissance rationnelle, ne peuvent pas être réduites au seul effort de théorisation qui a pour finalité de représenter abstraitement diverses ontologies par la seule mise en relation des systèmes philosophiques dans leur contexte historique. Pourquoi? Eh bien, parce que ces ontologies et ces vérités passent aussi par la critique de ce qui institue les savoirs du lecteur, elles passent par l’analyse des modes d’appréhension qui caractérisent le corps et l’esprit humain, par des stratégies de communication qui sous-tendent leur compréhension et par une pratique ayant pour support la sensibilité et les capacités cognitives que génèrent épistémologiquement des changements de paradigme. Je suis convaincu qu’il nous faut pratiquer et expérimenter ces philosophies pour véritablement pouvoir les examiner et en examiner les connaissances. Or l’examen de toute philosophie, qui procède à l’invention d’une nouvelle manière de penser, place son lecteur dans une situation paradoxale car au final il lui faudra chercher comment comprendre ce qu’il ne comprend pas immédiatement par la seule voie de ses habitudes de pensées. Je crois avoir montré que l’entendement comme l’imagination et l’intuition, dans le contexte de la philosophie spinoziste, ne peuvent pas être réduits à la théorie des genres de connaissances car il faut encore imaginer, raisonner et procéder par intuition pour réussir à prendre conscience de ce qui est donné pour vrai. J’insiste, car je suis convaincu que c’est par le passage à l’acte, donc par une réelle pratique des actes d’intellection que prescrivent les textes que la connaissance des

pour les avoir découvertes, qu’un paysan n’en mériterait pour avoir trouvé par hasard sous ses pas un trésor qui depuis longtemps aurait échappé à de nombreuses recherches.» (Descartes, La recherche de la vérité par les lumières naturelles, Paris, le livre de poche, 2010, P. 83.)

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idées peut être concluante. Je suis d’avis, et je crois l’avoir démontré, que la compréhension des idées, définies par Spinoza dans son Éthique, implique des habitudes et que toute habitude détermine une posture intellectuelle à laquelle s’associe un certain usage du corps et de l’esprit, favorisant ou ne favorisant pas les pratiques intellectuelles exigées par la lecture de l’œuvre. Au final, j’ai le sentiment que pour l’amateur de philosophie, c’est hors du texte que se joue ce qui convient comme réforme de son propre entendement pour qu’il y ait compréhension des idées philosophiques, autrement dit que c’est par rapport à la réalité engageant la sensibilité et la conscience réflexive du lecteur que s’exploitent ces diverses réformes. J’ose même affirmer qu’il en va de même pour plusieurs philosophies, qu’il s’agisse du platonisme ou du cartésianisme. Suivant la lecture de l’Éthique la réforme de l’entendement a pour but la connaissance de la liberté de l’esprit et cette connaissance repose sur le développement d’un ensemble de capacités permettant d’en faire l’expérience. Comprendre ce qu’on ne comprend pas Il m’apparaît évident que les habitudes acquises, parce que nous sommes le produit d’une culture donnée, mais surtout parce que nous sommes institués, sont renforcées par la formation académique. Aussi ai-je tendance à penser que ce second niveau de cristallisation des habitudes est plus difficile à percevoir, à critiquer, à réfléchir et à transformer en soimême que ceux qui relèvent d’un rapport immédiat à la vie sociale et culturelle. Je pense que, si l’attitude critique n’est pas enseignée suivant ce que signifie la pratique de cette manière de penser, l’amateur de philosophie qui se lance dans les études universitaires, prédisposé à apprendre de nouvelles connaissances, n’aura pas le recul nécessaire pour ouvrir le dialogue entre les philosophies, ses propres façons de penser et l’institution du savoir. En fait, tout disposé à apprendre il ne pourra que très difficilement voir que le monde des idées est en grande partie déterminé par la façon dont le système académique le structure, historiquement et épistémologiquement, en adoptant des stratégies pédagogiques qui conviennent au mode d’exposition théorique des idées. Il ne verra que très difficilement que ce mode d’apprentissage des connaissances est inséparable de leurs contenus, car en figeant les idées sous forme d’objets d’étude, on fige aussi les moyens qui leur donnent accès. La faible prise en compte de ce paradoxe, je la remarque aussi à l’œuvre chez les commentateurs qui proviennent du milieu académique. J’y vois un paradoxe car c’est

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précisément cette guerre que mènent des philosophes comme Spinoza, Platon, Descartes, Hume, Montaigne ou Nietzsche, pour ne nommer que ceux-là, que nous commentons et théorisons au lieu d’en pratiquer les philosophies. Dans ce contexte, il est difficile de comprendre ce que nous ne comprenons pas, précisément parce que notre façon de comprendre, réductrice au possible, n’engage pas nécessairement la critique de ce qui est intériorisé par tout sujet pensant. Au contraire, car nos institutions ont plutôt tendance à valoriser l’affirmation d’un type de savoir déterminant la connaissance des idées comme s’il s’agissait d’objets théoriquement envisageables par voie d’abstraction. Je généralise probablement moi-même à tort à partir de la lutte que j’ai dû mener pour comprendre les premières propositions de l’Éthique de façon satisfaisante. Mais je généralise après avoir constaté que ce que j’admettais ne pas arriver à concevoir hors de tout doute, suivant le caractère démonstratif de la méthode géométrique de Spinoza, n’était que très rarement relayé par ses plus célèbres commentateurs, chacun défendant sa thèse, si bien que je lisais des interprétations qui ne m’aidaient pas à reproduire ce que Spinoza affirme entendre et concevoir. 66 Par contre, j’ai fini par voir que l’Éthique de Spinoza était précisément 66 Il n’y a qu’à lire quelques phrases tirées de commentaires célèbres pour s’en convaincre. Chez Deleuze, par exemple, dès le premier chapitre de son livre intitulé, Spinoza et le problème de l’expression : «L’expression convient avec la substance, en tant que la substance est absolument infinie; elle convient avec les attributs, en tant qu’ils sont une infinité; elle convient avec l’essence, en tant que chaque essence est infinie dans un attribut. Il y a donc une nature de l’infini.». (DELEUZE, Gilles, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Minuit, 1968, P. 21.) Je veux bien, mais l’idée d’infini elle-même, pour être appréhendée, nous l’avons vu, nécessite un effort de méditation qui a ses exigences pratiques. Prenons Rousset, dans son livre intitulé, La perspective finale de l’Éthique : «Que l’essence soit éternelle, cela peut aisément passer pour une évidence : on peut certes nier la réalité des essences en général ou refuser l’existence d’essences propres pour un plus ou moins grand nombre de chose singulières, mais il semble aller de soi que l’éternité est inscrite dans leur seule définition, puisqu’on entend par ce terme une vérité nécessaire en elle-même et indépendante du cours du temps, des circonstances et même de l’existence de la chose; et, dans sa définition de l’éternité, Spinoza se réfère expressément à cette conception courante : il pose, en effet, qu’une chose est éternelle, quand son existence est une vérité éternelle, comme l’est son essence.». (ROUSSET, Bernard, La perspective finale de l'Éthique, Paris, Vrin, 1968, P. 28.) Difficile là encore de réussir à penser l’éternité dans ce contexte sans avoir préalablement réfléchi par soi-même des définitions génétiques, ce que semble prendre pour acquis l’auteur, tout en ne traitant l’idée d’éternité que dans une perspective théorique. Lisons le début du chapitre 3, tiré de L’anomalie sauvage, d’Antonio Negri, un chapitre qui, après des considérations historiques, propose de comprendre les fondations ontologiques du spinozisme : «Il n’y a pas de problème de l’existence. L’immédiateté de l’être se révèle à l’entendement pur en des termes non problématiques. L’existence en tant que telle n’a pas à être définie. L’existence, c’est la spontanéité de l’être. La philosophie affirme, est un système d’affirmations, en ce qu’elle exprime directement, immédiatement, l’ossature de l’existence. Mais l’existence est toujours qualifiée, toute existence est essentielle : autrement dit, toute existence existe en tant qu’essence. Le rapport essence-existence est la forme ontologique primordiale :

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construite de manière à réaliser la prise de conscience nécessaire au développement de la pensée réflexive. J’ai vu que c'était l’effet de la méthode géométrique sur la sensibilité du lecteur qui permettait le mieux de comprendre ce qui échappe à l’effort de conception des idées lorsque nous ne les envisageons pas sous le rapport de la substance. Ce qui est remarquable avec l’Éthique c’est le fait que les idées ne sont pas seulement données à comprendre en tant qu’objets, mais bien en tant que réalités. Donc elles ne sont pas simplement communiquées suivant ce qu’elles représentent, mais suivant surtout ce qu’elles expriment à partir de l’existence nécessaire de ce qui les cause. C’est là ce que disent les idées vraies adéquates à elles-mêmes. Cela dit, cela ne dit pourtant pas grandchose, car pour arriver à concevoir ce dont parle l’Éthique, il faut encore méditer les définitions, les axiomes, les propositions et leur démonstration de manière à pouvoir sortir du texte à l’aide des scolies pour mieux entrer en soi-même et connaître, c’est-à-dire sentir et expérimenter ce qui suit de la nature de ce qui se conçoit en soi et par soi. Ce qui m’a été le plus difficile à réaliser dans le contexte de ce genre d’exercice aura été de ne plus chercher à percevoir ce qui était conçu par moi comme par Spinoza ou par les commentateurs de manière à pouvoir m’adonner à la méditation d’une existence qui comprend cette exemplaire nécessité. Réfléchir les effets du texte sur soi et penser hors du texte Revenons, si vous le voulez bien, sur le chemin parcouru, un chemin qui nous aura permis de réfléchir l’effet produit par la lecture des dix premières propositions de l’Éthique. La première tentative de compréhension avait pour sujet de réflexion la relation d’antériorité entre une substance et ses affections. La structure même de la proposition avait, sur moi, pour effet de favoriser un mode d’appréhension par l’imagination, mais comme la relation d’antériorité comprend implicitement l’idée que la substance engendre ou produit ses propres affections, il devenait difficile d’imaginer une substance cause de soi ainsi que relation et tension entre des noms autrement imprédicables, qui prennent consistance dans le lien qui les unit. La chose, la substance constituent le fondement. L’être se donne tout entier: nous vivons dans cet élément, tout est de cette texture.». (NEGRI, Antonio, L'anomalie Sauvage, Paris, PUF, 1982, P. 99.) À la limite je suis d’accord, mais le caractère expressif du discours de Negri nous donne à sentir et penser l’image de ce fondement ontologique. Nous pourrions faire cet exercice pendant des heures, lire des chapitres entiers et multiplier les auteurs pour nous rendre compte qu’il est rare que les commentateurs aident le lecteur à s’orienter subjectivement pour penser concrètement hors du texte.

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l’unité qui convient à l’expression du divers que représentent les affections. Par contre, il me semble intéressant de nous souvenir que cette difficulté, en devenant signifiante, a permis de progressivement tourner notre regard sur le produit d’une relation d’antériorité pouvant logiquement s’exprimer dans un raisonnement déductif. Loin d’être inintéressant, ce premier pas aura permis de commencer à réfléchir les propriétés de l’imagination et de l’entendement par le biais des difficultés rencontrées quant à la possibilité de concevoir, hors de tout doute, l’évidence d’une démonstration n’ayant pour toute preuve que les définitions des concepts de «substance» et de «mode». La première tentative aura aussi eu pour effet de m’amener à accorder de l’importance à la suspension de mes jugements afin de tirer avantage des obstacles rencontrés au lieu de passer outre l’exigence de vérité que les démonstrations de Spinoza tendent à instituer. Avec la seconde tentative, j’ai repris cet effort de conceptualisation en réfléchissant de manière explicite, pour mieux l’analyser, la relation entre la formation des images mentales et le processus d’abstraction devant conduire à la possibilité de ne penser qu’une substance. C’est ainsi qu’en essayant de penser les idées par voie d’abstraction il devenait évident, en regard même des enseignements de Spinoza, tirés d’une lettre à Jarig Jelles, que comme j’avais tendance à penser improprement, c’est à dire numériquement, une chose dont les attributs entrent en contradiction avec cette manière de connaître, il me fallait chercher à penser autrement. C’est en fait ce nouveau pas dans l’Éthique qui finira par nous aider à savoir comment comprendre qu’«à la nature de la substance appartient d’exister». Dans le contexte de la troisième tentative je cherchais à réfléchir le problème de la commensurabilité que par les axiomes 4 et 5 Spinoza associe au principe de causalité qui fonde la théorie de la connaissance dans l’Éthique. Ces nouveaux tâtonnements auront eu pour effet de favoriser l’importance qu’il nous faut accorder, pour bien comprendre l’Éthique, à la nécessité d’apprendre à «chercher comment connaître les choses par leur première cause». Cette prise de conscience m’a aidé à entrevoir ce que pouvait signifier l’analogie avec la connaissance d’un rapport de proportion en mathématique. Étape, tout aussi riche en soi que les précédentes car c’est par elle que sera favorisée la possibilité d’analyser les caractéristiques de la pensée intuitive de manière à pouvoir comprendre comment la conscience réflexive permet de percevoir que ce qui est pensé peut être développé en concomitance avec différentes manières de connaître. Ce résultat, bien que ne permettant

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pas de résoudre le problème du rapport entre commensurabilité et causalité, nous aura tout de même mis sur la voie de la nécessité de repenser ce que signifie le fait de définir un concept dans le contexte de l’Éthique. La quatrième tentative marque un point tournant qui repose essentiellement sur la notion d’attribut. Suivant la démonstration de Spinoza dans le second scolie de la huitième proposition, permettant de conclure qu’il n’y a qu’une seule substance de même nature, j’ai cherché à comprendre ce que «définir» signifie dans l’Éthique. Cet exercice m’aura permis de réaliser que j’avais tendance à utiliser les définitions de manière nominale, donc à concevoir l’attribut sous la forme de qualités ou propriétés applicables de manière extrinsèque à divers objets. Procédant ainsi, je ne pouvais traiter des idées que sur le mode de la représentation d’objets perçus à partir d’un point de vue extérieur, exactement comme nous nous représentons mentalement ce que nous percevons à l’aide des sens. Ce faisant, je comprenais enfin qu’une définition dans l’Éthique exprime plutôt le fait que la chose définie se constitue d’une certaine manière; je connaissais l’expression «définition génétique» utilisée par nombre de commentateurs, bien qu’il m’ait fallu réaliser plusieurs tentatives de compréhension 67 pour en saisir la dynamique par voie de réflexion consciente. Donc pour que ce processus puisse s’entendre, il aura fallu que je comprenne vraiment, pour ne pas dire réellement, que l’attribut est ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence, ce qui signifie que ce qui se définit se produit en s’actualisant en toute conscience pour le sujet pensant réfléchissant la pensée. En cela, ce qui se définit, étant réfléchi à même l’acte d’intellection par lequel pensant que je pense ce que je connais et conçois de la pensée, implique son existence. En adoptant le point de vue constitutif de la pensée qui se pense pensante, je comprenais aussi que je me réfléchissais en tant qu’affection de cette existence, donc à partir d’une cause première. Véritable coup de théâtre en fait, qui aura eu pour conséquence la relecture du début de l’Éthique en suivant la logique méditative nécessaire à la compréhension de ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence. Cherchant à comprendre la cinquième proposition, j’ai remarqué que Spinoza ne maintenait pas son lecteur dans l’attitude strictement méditative. Ainsi ai-je commencé à entrevoir que l’imagination, la pensée par voie d’abstraction, les raisonnements et la 67 Ces tentatives, fort nombreuses, ne font pas partie du mémoire parce qu’elles avortaient sans créer l’unité nécessaire à la compréhension de mon texte.

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connaissance intuitive étaient mis à contribution à même l’acte d’intellection réflexif. J’avais toujours cru qu’il fallait construire les idées de manière à chercher à se maintenir dans l’attitude méditative pour libérer l’esprit sous le rapport de la substance, alors que j’ai plutôt fini par comprendre que toutes les manières de connaître étaient mises à contribution, et qu’en réalité c’est par le passage de l’une à l’autre que la pensée devient apte à gérer le dynamisme qui la caractérise de manière essentielle. C’est pourquoi, j’ai imaginé et proposé, au lecteur des Tentatives de compréhension, une série d’exercices par lesquels il devenait possible d’apprendre à penser l’Éthique par voie d’abstraction et par voie génétique ou méditative. L’intérêt majeur de cet exercice réside dans le fait que pour la première fois, nous pouvions mettre à contribution les définitions et les axiomes du début de la première partie de l’Éthique, de manière à pouvoir véritablement commencer à lire le texte pour en sortir et réfléchir la nature des choses dont parle Spinoza. Je pouvais donc voir et faire voir à mon lecteur comment ce caractère dynamique de la pensée détermine la possibilité de considérer à la fois le caractère modal des affections sous le point de vue de la singularité ou sous le rapport de la substance qui consiste à savoir comment chercher à connaître les choses par leur première cause. Cela, la sixième tentative aura eu pour effet de le consolider car en réfléchissant la question de la substance unique je me suis employé à déterminer ce que signifie ou exprime l’acte d’intellection lui-même. Spinoza ne dira pas, comme Descartes, «je pense donc je suis», mais bien «l’homme pense». La formule peut passer inaperçue ou sembler banale, pourtant elle marque bien l’importance que Spinoza accorde à l’idée que nous sommes déterminés par des causes extérieures et partie prenante d’un tout. Pourtant, bien que comprenant le caractère unique et indivisible de la substance, sachant qu’une substance ne peut être produite par autre chose, donc qu’elle est cause première et cause de soi, je demeurais dans le doute quant à la connaissance de cette chose, car l’enchaînement des 6 premières propositions ne permettait pas de connaître la substance suivant ce que la méditation de ses propriétés donnerait dans la suite du texte, c’est-à-dire son existence nécessaire et son caractère infini. J’étais dans le doute car comment imaginer que l’humain puisse réfléchir et expérimenter ce type de connaissance? C’est pourquoi il nous fallait chercher à comprendre ce que représente et signifie l’acte d’intellection luimême par lequel sont définies, au sens génétique du terme, les propriétés d’une telle substance. Il me sera donc apparu important d’approfondir dès le début de la septième

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tentative, le processus de méditation par lequel s’opère la compréhension de l’Éthique, autrement dit par lequel s’exprime, suivant ce qu’entend Spinoza en entendant par nousmêmes, la nature des choses. Suivant cette approche, je percevais que l’Éthique peut être lue comme une sorte de partition. Je reviendrai plus loin sur cette très intéressante analogie permettant de comparer l’Éthique au langage musical. Méditant l’Éthique, j’ai maintenant le sentiment d’arriver, par ce moyen, à éprouver ce qui se donne hors texte et hors soimême. Une fois mon jugement suspendu, les choses se passent de façon à ce que ma pensée et mon corps appartiennent à l’état d’existence tel qu’il se conçoit nécessairement en soi. Avec la huitième tentative, j’ai proposé que nous nous placions immédiatement, en maintenant l’attitude méditative, sous le rapport de la substance afin d’analyser, en acte, le processus de connaissance intuitive. Mais pour réaliser ce projet, je suis revenu à l’exemple de la connaissance d’un rapport de proportion. Ainsi, j’ai pu observer que la connaissance intuitive prend la forme d’une expérience intellectuelle et qu’en fait lorsque je trouve mentalement le terme qui complète un rapport de proportion, j’explicite un ordre donné, et que ce que l’énoncé démontre a posteriori relève d’un effort d’abstraction exprimant l’ordre commun à l’ensemble des termes mis en relation. J’ai aussi remarqué que dans ce processus d’intellection c’est sur fond d’imagination que s’opère le raisonnement car l’esprit est aussi affecté par ce qui est perçu. Les exemples tirés des mathématiques permettent d’analyser ce type de processus d’intellection en fonction de ce que nous percevons, de ce qui manque, de l’ordre commun qu’exprimera l’énoncé mathématique et en fonction du sentiment de vérité par lequel aucun doute n’est plus possible lorsque nous découvrons la réponse. Cela dit, l’analogie avec les mathématiques a ses limites car ce genre d’exercice n’implique pas la prise en charge réflexive des attributs d’une substance que l’intellect perçoit comme constituant son essence. En ce sens, lorsque nous rapportons la connaissance intuitive à la lecture de l’Éthique, nous comprenons que les énoncés, c’est-à-dire les définitions, les propositions et leur démonstration, entraînent leur lecteur à réfléchir consciemment l’ordre commun entre ce que l’intellect perçoit d’une substance suivant ce que Spinoza nommera à la fin du second scolie de la proposition 40 de la seconde partie de l’Éthique «l’essence formelle des attributs», que sont la pensée et l’étendue, et «l’essence des choses». 68

68 «Outre ces deux genres de connaissance, il y en a, comme je le montrerai dans la suite, encore un troisième, que nous appellerons science intuitive. Et ce genre de connaître procède de l’idée adéquate de

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Autrement dit, c’est la connaissance intuitive de ce sans quoi les choses, et inversement ce qui sans les choses, ne peut ni être ni se concevoir, qui se donne. Ainsi, par la connaissance intuitive, j’ai compris que je pouvais référer à ce qui cause implicitement les choses, une cause donc qui s’exprime en tant qu’ordre donné que l’acte réflexif d’intellection explicite. Ou inversement, considérant le rapport de proportion à partir de son énoncé, j’ai aussi compris qu’en prenant implicitement en compte la structure logique du texte, je pouvais percevoir l’ordre donné en tant qu’il est explicité. C’est à mon avis ce qui détermine la puissance expressive du texte de Spinoza, et qui justifie que nous puissions le lire comme une sorte de partition. J’aurai aussi compris que de la même manière qu’à la nature de la substance appartient nécessairement d’exister, installé dans l’attitude méditative, sans les effets de l’imagination, parce que je perçois l’essence d’une substance, je sais qu’à sa nature appartient d’être nécessairement infinie.

La neuvième tentative a permis de

réfléchir le concept de réalité, pas seulement son concept mais bien sa saisie immédiate à travers ce que la conscience réflexive en situation de méditation donne comme accès à la puissance effective de ce qui pense et ressent comme à travers soi. Cela se comprend aisément lorsque nous l’expérimentons précisément et simplement parce que c’est de la réalité ou de l’être qui est éprouvé et qui s’exprime. À ce sujet, j’ai développé dans cette partie l’idée que l’éthique pouvait se lire comme une sorte de partition musicale. Je trouve cette analogie extrêmement intéressante car elle illustre bien le caractère expressif du texte de l’Éthique. Imaginez vous en train de lire une partition musicale, j’ai peu d’expérience, mais les deux années pendant lesquelles j’ai pris des cours de piano, m’ont permis de comprendre que les notes, les mesures, tout le langage musical en fait, se lit comme un ensemble de signaux commandant des actions que le corps et l’esprit exécutent sur l’instrument de musique. Lorsque la lecture à vue est suffisamment développée chez l’amateur, autrement dit, lorsque le langage musical est connu, que la méthode est intériorisée et que la pratique a permis de discipliner le musicien, la musique jaillit dans sa pleine relation avec la partition, l’esprit, le corps, l’instrument et la physique des ondes sonores. La musique existe et nous l’entendons comme si elle était déterminée et déterminante, j’ai envie de dire pour utiliser le vocabulaire de Spinoza : naturée et l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses.» (Éthique, Partie 2, Second scolie de la proposition 40, P. 169.)

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naturante.69 Évidemment, il s’agit d’une analogie qui n’autorise pas à croire que la musique se comprend en tant que cause libre, mais la comparaison aide, me semble-t-il, à voir que l’Éthique favorise l’expression de ce que Spinoza nommera Dieu ou Nature, donc ce qui s’entend (comme la musique de l’existence) un étant absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. C’est magnifique, joyeux, intense, puissant, d’une grande beauté lorsque nous sommes capables de lire l’Éthique car l’œuvre libère l’esprit. C’est pourquoi, mais j’y reviendrai dans le dernier paragraphe de la conclusion, je crois que nous n’avons fait qu’un pas sur le chemin de la liberté. La dixième tentative aide à voir que l’acte d’intellection dont parle Spinoza ne doit pas être rapporté à soi, mais bien à ce qu’il est sous le rapport de la substance qui se définit par ses attributs. Dans la dernière section de cette dernière tentative je montre aussi que l’habitude acquise, qui consiste à chercher à connaître les choses par leur première cause, convient à une autre partie de l’Éthique et en ce sens, je crois qu’elle s’applique à l’ensemble du texte. Désir de connaître Affirmera-t-on que le chemin que nous avons parcouru clôt le problème de la compréhension de la philosophie de Spinoza ? Ce serait-là affirmer un résultat qui convient mal avec ce que j’ai cherché à démontrer et le désir de connaître la liberté de l’esprit. Je crois n’avoir fait que le premier pas, un pas qui me semble important et qui donne lieu à une réelle ouverture sur l’Éthique et la façon qu’a Spinoza de concevoir les idées, mais une ouverture qui à mon avis n’en représente que le seuil. C’est à la connaissance de Dieu que convie la suite de la première partie, à celle de l’Esprit que la seconde est dédiée, aux Affects la partie qui a pour objectif de nous aider à comprendre leur origine et leur nature que la quatrième partie traitera en fonction de leur force et des servitudes qui en découlent pour qu’enfin nous puissions éventuellement, suite à la compréhension de la cinquième 69 Dans le scolie qui suit la proposition 29 de la première partie de l’Éthique, Spinoza distingue ces deux notions : «Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ce qu’il nous faut entendre par Nature naturante, et par Nature naturée, ou plutôt le faire observer. Car j’estime que ce qui précède a déjà mis en évidence que, par Nature naturante, il nous faut entendre ce qui est en soi et se conçoit par soi, autrement dit tels attributs de la substance, qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire Dieu considéré en tant que cause libre. Et par naturée, j’entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature de Dieu, autrement dit de chacun des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu, et qui sans Dieu ne peuvent ni être ni se concevoir.» (Éthique, Partie 1, Scolie de la proposition 29, P. 67.)

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partie, éprouver la puissance de l’Intellect. S’il est vrai que l’Éthique permet d’exprimer la réalité des choses, alors en méditer toutes les parties ne peut qu’être fortement désirable. Méditer pour connaître Dieu, l’éternité, l’esprit humain, les idées des affections du corps, toutes ces idées qui suivent de celles qui sont adéquates, connaître l’amour, la haine, la joie, la tristesse, tout ce qui augmente ou diminue notre capacité d’agir, connaître la vertu, la puissance du désir, le remord, l’espoir, l’orgueil, la peur, le courage, connaître ce qui nous asservis en comprenant tout ce qui convient avec la raison ou lui répugne! Imaginez!

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APPENDICE Spinoza, Éthique, Texte original et traduction nouvelle par Bernard Pautrat, Éditions du Seuil, Paris, 1988, 541 pages.

ÉTHIQUE – démontrée selon l’Ordre géométrique Première Partie : DE DIEU DÉFINITIONS I – Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir qu’existante II – Est dite finie en son genre, la chose qui peut être bornée par une autre de même nature. Par ex., un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est bornée par une autre pensée. Mais un corps n’est pas borné par une pensée, ni une pensée par un corps. III – Par substance, j’entends ce qui est en soi, et se conçoit par soi : c’est-à-dire, ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le former. IV – Par attribut, j’entends ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence. V – Par manière, j’entends les affections d’une substance, autrement dit, ce qui est en autre chose, et se conçoit par cette autre chose. VI – Par Dieu, j’entends un étant absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. EXPLICATION Je dis absolument infini, et non en son genre; en effet, ce qui n’est infini qu’en son genre, nous en pouvons nier une infinité d’attributs; tandis que, ce qui est absolument infini, appartient à son essence tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe pas de négation. VII – Est dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature, et se détermine par soi seule à agir : et nécessaire, ou plutôt forcée, celle qu’autre chose détermine à exister et à opérer de façon précise et déterminée. VIII – Par éternité, j’entends l’existence même, en tant qu’on conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. EXPLICATION En effet, une telle existence se conçoit, de même que l’essence de la chose, comme une vérité éternelle, et pour cette raison elle ne peut s’expliquer par la durée ou le temps, quand

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même on concevrait la durée sans commencement ni fin. AXIOMES I – Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose. II – Ce qui ne peut se concevoir par autre chose doit se concevoir par soi. III – Étant donnée une cause déterminée, il en suit nécessairement un effet, et, au contraire, s’il n’y a aucune cause déterminée, il est impossible qu’un effet s’ensuive. IV – La connaissance de l’effet dépend de la connaissance de la cause et l’enveloppe. V – Les choses qui n’ont rien de commun entre elles ne peuvent pas non plus se comprendre l’une par l’autre, autrement di, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre. VI – L’idée vraie doit convenir avec ce dont elle est l’idée. VII – Tout ce qui peut se concevoir comme non existant, son essence n’enveloppe pas l’existence. PROPOSITION I Une substance est antérieure de nature à ses affections. DÉMONSTRATION C’est évident à partir des Définitions 3 et 5. PROPOSITION II Deux substances ayant des attributs différents n’ont rien de commun entre elles. DÉMONSTRATION C’est également évident à partir de la Défin. 3. Car chacune doit être en soi, et doit se concevoir par soi, autrement dit, le concept de l’une n’enveloppe pas le concept de l’autre. PROPOSITION III Des choses qui n’ont rien de commun entre elles, l’une ne peut être cause de l’autre. DÉMONSTRATION Si elles n’ont rien de commun l’une avec l’autre, donc (par l’Axiome 5) elles ne peuvent non plus se comprendre l’une par l’autre, et par suite (par l’Axiome 4) l’une ne peut être cause de l’autre.

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PROPOSITION IV Deux ou plusieurs choses distinctes se distinguent entre elles soit parce que les attributs des substances sont différents, soit parce que les affections de ces mêmes substances sont différentes. DÉMONSTRATION Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose (par l’Axiome 1), c’est-à-dire (par les Défin. 3 et 5), hors de l’intellect il n’y a rien que des substances et leurs affections. Il n’y a donc rien, hors de l’intellect, par quoi plusieurs choses se puissent distinguer entre elles, sinon des substances, autrement dit, c’est la même chose (par la Défin. 4), leurs attributs, et leurs affections. PROPOSITION V Dans la nature des choses il ne peut y avoir deux ou plusieurs substances de même nature ou attribut. DÉMONSTRATION S’il y en avait plusieurs distinctes, elles devraient se distinguer entre elles soit parce que les attributs diffèrent, soit parce que les affections diffèrent (par la Prop. Précéd.). Si c’est seulement parce que les attributs diffèrent, on accorde donc qu’il n’y en a qu’une de même attribut. Et si c’est parce que les affections diffèrent, comme une substance est antérieure de nature à ses affections (par la Prop. 1), une fois donc mise de côté les affections, et considérée en soi, c’est-à-dire (par la Défin. 3 et l’Axiome 6) considérée vraiment, on ne pourra pas concevoir qu’une substance se distingue d’une autre, c’est-à-dire (par la Prop. Précéd.), il ne pourra y en avoir plusieurs, mais rien qu’une seule. PROPOSITION VI Une substance ne peut être produite par une autre substance. DÉMONSTRATION Dans la nature des choses il ne peut y avoir deux substances de même attribut (par la Prop. Pérécéd.), c'est-à-dire (par la Prop. 2) qui aient entre elles quelque chose de commun. Et, par suite (par la Prop. 3), l’une ne peut être cause de l’autre, autrement dit, l’une ne peut être produite par l’autre.

COROLLAIRE De là suit qu’une substance ne peut être produite par autre chose. Car dans la nature des choses il n’y a rien que des substances et leurs affections, comme il est évident à partir de l’Axiome 1 et des Défin. 3 et 5. Or elle ne peut être produite par une substance (par la Prop. Précéd.). Donc une substance, absolument, ne peut être produite par autre chose. Autrement

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Cela se démontre encore plus facilement par l’absurdité du contradictoire. Car, si une substance pouvait être produite par autre chose, sa connaissance devrait dépendre de la connaissance de sa cause (par l’Axiome 4); et par suite (par la Défin. 3) elle ne serait pas une substance. PROPOSITION VII À la nature de la substance appartient d’exister. DÉMONSTRATION Une substance ne peut être produite par autre chose (par le Coroll. Prop. précéd.); elle sera donc cause de soi, c’est-à-dire (par la Défin. 1), son essence enveloppe nécessairement l’existence, autrement dit, à sa nature appartient d’exister. PROPOSITION VIII Toute substance est nécessairement infinie. DÉMONSTRATION Une substance d’un même attribut, il n’en existe qu’une seule (par la Prop. 5), et à sa nature appartient d’exister (par la Prop. 7). Il sera donc de sa nature d’exister soit comme finie, soit comme infinie. Mais pas comme finie. Car (par la Défin. 2) elle devrait être bornée par une autre de même nature, qui, elle aussi, devrait nécessairement exister (par la Prop. 7); et par suite il y aurait deux substances de même attribut, ce qui est absurde (par la Prop. 5). Elle existe donc comme infinie. SCOLIE I Comme être fini est, en vérité, partiellement négation, et être infini affirmation absolue de l’existence d’une certaine nature, il suit donc de la seule proposition 7 que toute substance doit être infinie. SCOLIE II Je ne doute pas que tous ceux qui jugent confusément des choses, et n’ont pas l’habitude de chercher les choses par leurs premières causes, n’aient du mal à concevoir la démonstration de la Prop. 7; faute certainement de distinguer entre les modifications des substances et les substances elles-mêmes, et de savoir comment les choses se produisent. D’où vient que, le commencement qu’ils voient aux choses naturelles, ils l’attribuent à tort aux substances; car ceux qui ignorent les vraies causes des choses confondent tout, et c’est sans aucune répugnance d’esprit qu’ils forgent des arbres parlant tout autant que des hommes, et des hommes formés de pierres tout autant que de la semence, et imaginent que n’importe quelles formes se changent en n’importe quelles autres. De même aussi ceux qui confondent la nature divine avec l’humaine attribuent aisément à Dieu des affects humains, surtout aussi longtemps qu’ils ignorent aussi comment les affects se produisent dans l’esprit. Mais, si les hommes prêtaient attention à la nature de la substance, ils n’auraient pas le moindre doute au sujet de la Prop. 7; bien plus, cette Proposition serait pour tous un axiome, et mise au nombre des notions communes. Car par substance ils entendraient ce qui est par soi et se conçoit par soi, c’est-à-dire ce dont la connaissance n’a pas besoin de la

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connaissance d’autre chose. Et par modifications, ce qui est en autre chose en quoi elles sont : c’est pourquoi nous pouvons avoir des idées vraies de modifications non existantes; puisque, quoiqu’elles n’existent pas en acte hors de l’intellect, leur essence est pourtant comprise en autre chose de telle sorte qu’on peut, par cet autre, les concevoir. Tandis que la vérité des substances hors de l’intellect n’est ailleurs qu’en elles-mêmes, parce qu’elles se conçoivent par soi. Si donc quelqu’un disait avoir une idée claire et distincte, c’est-à-dire vraie, d’une substance et avoir néanmoins des doutes sur l’existence d’une telle substance, ce serait ma foi tout comme s’il disait avoir une idée vraie, et néanmoins des doutes sur sa vérité (si l’on y prête assez d’attention, cela est manifeste); ou bien, si quelqu’un pose qu’une substance est créée, il a du même coup posé qu’une idée fausse est devenue vraie, conception à coup sûr on ne peut plus absurde; et par suite il faut nécessairement avouer que l’existence d’une substance, tout comme son essence, est une vérité éternelle. Et de là nous pouvons d’une autre manière conclure qu’il n’y a qu’une seule et unique substance de même nature, et j’ai pensé qu’il valait la peine de le montrer ici. Mais, pour le faire dans l’ordre, il faut remarquer (I) que la vraie définition de chaque chose n’enveloppe et n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. D’où il suit (II) qu’aucune définition n’enveloppe ni n’exprime un nombre précis d’individus, puisqu’elle n’exprime rien d’autre que la nature de la chose définie. Par ex., la définition du triangle n’exprime rien d’autre que la simple nature du triangle; et non un nombre précis de triangles. (III) Il faut remarquer qu’il y a nécessairement, pour chaque chose existante, une certaine cause précise qui fait qu’elle existe. (IV) Enfin, il faut remarquer que cette cause qui fait qu’Une certaine chose existe doit, ou bien être contenue dans la nature même et la définition de la chose existante (et c’est qu’à sa nature appartient d’exister), ou bien se trouver hors d’elle. Cela posé, il suit que, si dans la nature il existe un certain nombre précis d’individus, il doit nécessairement y avoir une cause qui fait qu’existent ces individus-là, et qui fait qu’il n’en existe ni plus ni moins. Si par ex. dans la nature des choses il existe vingt hommes (que, pour plus de clarté, je suppose exister ensemble, sans qu’il en ait existé d’autres auparavant dans la nature), il ne suffira pas (j’entends, pour rendre raison du fait qu’il existe 20 hommes) de montrer en général la cause de la nature humaine; mais il faudra, en plus, montrer la cause qui fait qu’il n’en existe ni plus ni moins que 20; puisque (par la Remarque III) pour chacun il doit nécessairement y avoir une cause qui fait qu’il existe. Or cette cause (par les Remarques II et III) ne peut être contenue dans la nature même de l’homme, puisque la vraie définition de l’homme n’enveloppe pas le nombre vingt; et par suite (par la Remarque IV) la cause qui fait qu’existent ces vingt hommes et par conséquent qui fait que chacun existe, doit nécessairement se trouver hors de chacun, et pour cela il faut conclure absolument que tout ce dont la nature est telle qu’il peut en exister plusieurs individus doit nécessairement, pour qu’ils existent, avoir une cause extérieure. Maintenant, puisque à la nature d’une substance (comme ce qu’on a déjà montré dans ce Scolie) appartient d’exister, sa définition doit envelopper l’existence nécessaire, et par conséquent son existence doit se conclure de sa seule définition. Or de sa définition (comme nous l’avons déjà montré par les Remarques II et III) ne peut suivre l’existence de plusieurs substances; il suit donc d’elle nécessairement qu’il n’en existe qu’une et une seule de même nature, comme on le proposait.

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PROPOSITION IX Plus chaque chose a de réalité ou d’être, plus il y a d’attributs qui lui appartiennent. DÉMONSTRATION C’est évident à partir de la Défin. 4. PROPOSITION X Chaque attribut d’une même substance doit se concevoir par soi. DÉMONSTRATION L’attribut en effet est ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence (par la Défin. 4), et par suite (par la Défin. 3) il doit se concevoir par soi. SCOLIE De là il appert que, encore que l’on conçoive deux attributs réellement distincts, c’est-à-dire l’un sans l’aide de l’autre, nous ne pouvons pourtant pas en conclure qu’ils constituent deux étants, autrement dit deux substances différentes; car il est de la nature de la substance que chacun de ses attributs se conçoive par soi; puisque tous les attributs qu’elle a se sont toujours trouvés ensemble en elle, et que l’un n’a pu être produit par l’autre; mais chacun exprime la réalité ou être de la substance. Il est donc loin d’être absurde d’attribuer plusieurs attributs à une seule substance; il n’y a même dans la nature rien de plus clair que le fait que chaque étant doit se concevoir sous quelque attribut, et que, plus il a de réalité ou d’être, plus il a d’attributs, qui expriment et la nécessité, autrement dit l’éternité, et l’infinité; et par conséquent rien non plus n’est plus clair que le fait que l’étant absolument infini doit nécessairement se définir (comme nous l’avons enseigné Défin. 6) un étant consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie précise. Et si maintenant quelqu’un demande à quel signe nous pourrons donc reconnaître la différence des substances, qu’il lise les Propositions suivantes, qui montrent que dans la nature des choses il n’existe qu’une substance unique, et qu’elle est absolument infinie, si bien qu’on chercherait ce signe en vain.

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