Sartre, le temps des révoltes  
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Zitiervorschau

Sartre, le temps des révoltes

DU MÊME AUTEUR De la liberté de la presse à la presse de la liberté, essai, Bruxelles, La Taupe, coll. « Luttes actuelles », 1970. Gildaje t'aime, à bas le travail, essai, Paris, Les Presses d'aujourd'hui, coll. « La France sauvage », 1975. « L'œil du pouvoir », entretien avec Michel Foucault, en collaboration avec Michelle Perrot, in Bentham J., Le Panoptique, Paris, Belfond, 1977. « La fuite poétique », in Perrot M., Jeunesse de la Grève, Paris, Seuil, coll. « L'Univers historique », 1984. Comme les taureaux d'un même élevage, roman, Paris, Grasset, 1985. SakharoVy Sakharov, essai, Paris, Grasset, 1987. L'œil pense, essai sur les arts primitifs contemporains, essai, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2002 (l re éd., Paris, Balland, 1993). Matisse ou le miracle de Collioure, essai, préface de Michel Déon, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2005 (l re éd., Montpellier, Indigène, 1997). En collaboration avec Sylvie Crossman : L'Eté australien à Montpellier (éd.), catalogue, Montpellier, musée Fabre, galerie Saint-Ravy, 1990. Tibet : La roue du temps, pratique du mandala (éd.), catalogue, Arles, Actes Sud, 1995. Peintures de sable des Lndiens Navajo : la voie de la Beauté (éd.), catalogue, Arles, Actes Sud, 1996. Peintres aborigènes d'Australie (éd.), catalogue, Montpellier, Indigène éditions, 1997. Enquête sur les savoirs indigènes, essai, Paris, Gallimard, coll. « Folio Actuel », 2005 (l re éd., Paris, Calmann-Lévy, 2001). La Santé indigène, essai, préface de Nicole Baumann, Montpellier, Indigène, 2005.

Jean-Pierre Barou

Sartre, le temps des révoltes

Stock

Ouvrage publié sous la direction d'Olivier Amiel

© Éditions Stock, 2006

À Sophie, si elle le veut bien, ces années qui furent aussi les siennes.

« Comme tu le sais, une pensée d'aujourd'hui elle ne vaudra plus rien dans vingt ans ; alors donc il faut la dire toute, parce que quand tu pourras la dire complètement, dans vingt ans, ça n'aura pas d'intérêt, du moins pas pratique. » Sartre, On a raison de se révolter

1 Le camarade Sartre

Je revois son buste penché et surtout ses mains : ni fines ni blanches, pas des mains de bourgeois, plutôt comme celles que je voyais dans mon enfance. Le studio est austère, avec un éclairage plafonnier, un rien sinistre. C'est l'automne 1967. Ce jour-là, Sartre, que je rencontre pour la première fois, m'offre une publicité dans Les Temps modernes pour Atoll, la revue que je viens de créer et dont le premier numéro est consacré à Paul Nizan, son condisciple de l'École normale supérieure. Qui, dans ma génération, n'a pas fait siennes ces phrases d'Aden Arabie, le premier livre de Nizan : «J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie » ? Pour ce numéro, j'ai sollicité Yves Buin, longtemps rédacteur en chef du journal Clarté, l'organe dissident des étudiants communistes dont, élève à l'École d'ingénieurs de Strasbourg, j'ai été membre moi-même ; dans Clarté, j'ai découvert une interview de Sartre où il est question de création littéraire, de Kafka. Jean-Jacques 13

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Brochier, dandy jeté en prison pour son soutien à l'indépendance algérienne, et désormais à la tête du Magazine littéraire, m'a donné une contribution tout comme Ariel Ginsbourg, auteur d'un livre sur Nizan, et qui mourra, une nuit, à Bruxelles ; Clara Malraux, la première femme de l'écrivain — elle distribuera à mes côtés, sur le boulevard Saint-Michel, des tracts appelant à acheter ce numéro & Atoll \ et bien sûr Henriette Nizan, encore si belle, avec une « Lettre ouverte » que reproduira Le Nouvel Observateur. En 1960, dans la préface qu'il rédige pour une nouvelle édition à'Aden Arabie, Sartre se souvient de Nizan comme d'un écrivain saturé d'angoisse et de révolte. Il lance : « Tâchons de retrouver le temps de la haine, du désir inassouvi, de la destruction, ce temps où André Breton, à peine plus âgé que nous n'étions, souhaitait voir les Cosaques abreuver leurs chevaux dans le bassin de la Concorde. » Trois ans ont passé depuis cette première rencontre. Il fait un ciel triste sur Paris, ce 21 octobre 1970. Je travaille à VIdiot international, le journal de Jean-Edern Hallier. La place Bir-Hakeim, à Billancourt, est encombrée de journalistes. Sartre, soixantecinq ans, est enveloppé dans sa vieille canadienne, au centre de la place ; autour, les murs nous regardent, avec leurs barreaux aux fenêtres, des visages qui épient, les arbres qui désespèrent. Une rue relie cette place à la porte Emile-Zola. Par « Zola », passent les OS, les immigrés, les laissés-pour-compte de la classe ouvrière ; les professionnels, en bel habit bleu d'ou14

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vrier, passent, eux, par la place Nationale. Ils sont syndiqués. Pas les OS. C'est à ces derniers que le philosophe, cet après-midi, veut s'adresser. Il est 14 h 30, l'équipe du matin sort ; celle du soir entre. Figures rongées par l'exil, le travail à la chaîne. Quand elles surgissent, deux bras solides aident Sartre à monter sur un vieux tonneau oublié là, et dont plus tard on se gaussera tant ! Le philosophe bascule un peu, se stabilise et, une main sur la hanche, l'autre accrochée à un micro, s'adresse aux visages graves qui se plantent devant lui. Les gars froncent les sourcils. La voix claire s'élance : « Camarades, en ce moment, je devrais témoigner au Palais de Justice pour le procès Geismar. Si je suis venu témoigner auprès de vous, c'est d'abord parce que la justice de classe esty comme vous le savez, décidée à punir Geismar, que les peines sont déjà données, et que les témoignages seront écoutés poliment par les juges mais que l'on n'en tiendra pas compte. Par conséquent, c'est devant des gens qui veulent comprendre et tenir compte des choses qu'on peut témoigner. Vous seuls, vous pouvez juger l'action de Geismar1.» Pourquoi eux? «Parce que vous êtes les victimes de la violence bourgeoise que dénonce Geismar. » Qui, ici, connaît Alain Geismar, ce leader de mai 1968 ? Qui sait qu'il est aujourd'hui un des cadres politiques de la Gauche prolétarienne, les « maos » comme on les appelle hâtivement, avec lesquels Sartre s'est lié d'amitié, et dont il dirige l'organe de presse, La Cause du peuple ? Sartre a accepté de 15

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remplacer ses deux précédents directeurs, Jean-Pierre Le Dantec et Michel Le Bris, inculpés pour « apologie du meurtre, du vol et de l'incendie, ainsi que provocation au vol et aux crimes contre la sûreté de l'État ». « C'est le danger où se trouvait La Cause du peuple qui m'a fait exister pour eux », dira-t-il2. « On n'arrête pas Voltaire ! » a déclaré de Gaulle. Mais on arrête Geismar qui a eu le temps de prophétiser, avant d'être jeté en prison à son tour : « Nous allons vers un été chaud qui portera l'insécurité pour les bourgeois jusque dans leurs porcheries... » « Le camarade Sartre va reparler ! » annonce la sono, place Bir-Hakeim, alors que la place accueille une nouvelle vague d'OS. Sur son tonneau rouillé, le philosophe répète, ajoute des mots nouveaux : « Il y a cinquante ans que le peuple et les intellectuels sont séparés ; il faut maintenant qu'ils ne fassent plus qu'un. » Autour, des voix de militants, jeunes, fébriles, giclent : « Geismar, résistance ! » Les gars aux visages graves, eux, s'éloignent d'un pas lourd. Pour mon article, j'ai recueilli des réactions d'ouvriers : « Gémar, j'connais pas, mon petit gars ; Gémar, j'connais pas, oh lalala, non, non... » Par contre, le nom de Sartre, oui, il connaît ! D'autres commentent : « C'est juste, c'est la vérité, c'est la vérité » ; « c'est vrai, parce qu'ici, ils nous font la vie impossible... parce qu'il y a trop de travail... seulement la cadence ». Quelques jours plus tard, mon émotion est grande en entendant Sartre lire à haute voix mon article. « Gémar, j'connais pas... » Je n'ai 16

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rien caché ; il apprécie, puis lit la suite : « Les journalistes de la presse bourgeoise sont présents. Ils sont venus enregistrer la voix d'un intellectuel ; puis ils vont la rendre, quelques heures après, solitaire, trahie, dans les colonnes de la presse asservie. » Nous sommes dans un « deux pièces cuisine », sans meubles, du IVe arrondissement, le local d'un nouveau journal, J'Accuse, dont la Gauche prolétarienne et Sartre lui-même espèrent beaucoup ; il aime ce titre à la Zola ! Il a fait nommer au poste de directrice de la publication Liliane Siegel, une jeune professeur de yoga récemment entrée dans sa vie. J'ai été débauché de L'Idiot en quelques jours, après que les maos ont essayé de mettre la main sur ce journal ; mais JeanEdern Hallier, ce Breton à l'œil de verre, ce grand prosateur, ne s'est pas laissé faire ! Les maos veulent gagner à la révolution de nouvelles couches de la population, moins concernées, plus hésitantes, ou plus bourgeoises. D'où ce nouveau journal, pour les appâter. La Cause du peuple, c'est pour les châtier ! J'ai rallié les maos d'instinct, séduit par leur radicalité, leur rage. Ils me rappellent les surréalistes découverts au lycée Jean-Baptiste-Say grâce à mon professeur de philosophie, Georges Limbour, un surréaliste de la première vague qui m'a présenté à des survivants de la bande : l'écrivain Michel Leiris, le peintre André Masson. Ce premier comité de rédaction de J'Accuse se tient fin 1970. Je fais connaissance ce jour-là avec des cinéastes - Jean-Luc Godard prêt à se convertir en reporter, Alexandre Astruc qui travaille à un film 17

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sur Sartre — mais aussi avec Michèle Vian, la première femme de Boris qui entre avec le philosophe à son bras ! Des journalistes du Nouvel Observateur sont là, tentés eux aussi par l'aventure de J'Accuse. Et, bien sûr, toute une brochette d'intellectuels maos, et pas des moindres. Mais qui sont ces maos ? Comme Sartre, Nizan, Aron, beaucoup sortent de l'École normale supérieure. C'est le cas de Benny Lévy, leur chef, un apatride juif venu d'Egypte ; de Robert Linhart, responsable de JAccuse ; le cas aussi d'Olivier Rolin, à la tête du bras armé de la Gauche prolétarienne, la « GP » et qui vit, lui, dans la clandestinité avec sa petite troupe ; de Jean-Claude Milner, philosophe au profil trompeur d'enseignant sage. André Glucksmann, lui aussi philosophe, est déjà l'auteur d'un essai remarqué, Le Discours de la guerre^ : il s'impose comme le théoricien de J Accuse. La « GP » compte aussi des ingénieurs issus de Centrale, comme JeanPierre Le Dantec que toujours protégeront ses belles dents du bonheur; Jean-Claude Vernier avec sa gueule de Petit Prince ; Christian Riss et son rire en cascade dont le destin s'arrêtera trop tôt, un jour, en montagne. De HEC, arrive Jean Schiavo, responsable du secteur nord de la France. Alain Geismar, Christian Jambet, Gérard Miller sont des universitaires sûrs d'être brillants, et qui le sont. Le passionné de théâtre de la bande s'appelle Serge July. Et il y a bien quelques prolétaires, comme Denis Clodic qui finira par gravir les échelons et d'OS devenir ingénieur, puis 18

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directeur adjoint de l'École des Mines, à Paris. Ou José, un Portugais râblé, OS chez Renault. Aucun n'est très porté sur la théorie avec un grand T, peu tourné vers le monde élitaire. « Y a qu'à ! » Y a qu'à... aller voir sur place, se faire embaucher en usine, « s'établir », comme ils disent. Ce qu'ils veulent, c'est rendre la classe ouvrière à son rôle messianique, d'avant-garde, sa nature révolutionnaire, autrement dit, la soustraire à l'influence d'un parti communiste révisionniste, bureaucratique, de syndicats « collabos ». Et, pour ça, il faut redonner la parole aux masses ; encourager leurs révoltes, sans filtrer, sans trier. Et ainsi faire ou, plutôt, refaire surgir cette force ouvrière libre, autonome, capable d'entraîner le reste de la société, aussi bien les paysans que les petits commerçants. Les maos ne sont pas un nouveau parti. Cette force, ils l'encouragent à s'organiser en dehors d'eux, à se rassembler dans des « comités de lutte », des regroupements d'ouvriers radicaux. En entrant dans les grandes places historiques de la classe ouvrière - Renault, Citroën, les chantiers navals de Dunkerque... - ils veulent favoriser ces rassemblements, les aider à naître. Ils sont à la fois dans la spontanéité - les révoltes - et dans l'organisation - les comités de lutte. Difficile pari... Les maos se réfèrent aussi bien à la résistance contre le nazisme, qu'à Mao et la Chine communiste. Mao, en effet, reconnaît que « l'œil du paysan voit juste », comme voit juste l'œil de l'ouvrier. La Cause du peuple porte en logo sur sa couverture un portrait du Grand Timonier. Est-ce 19

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l'époque qui parle à travers les maos ou les maos qui parlent à travers elle ? Les deux ! Sartre approuve chez ces jeunes intellectuels jusqu'à leur remise en cause du rôle de l'intellectuel classique rivé à ses livres ou à son bureau, et toujours prêt à jouer les profs auprès de ceux qui souffrent ! Si Ton doit dater la première rencontre de Sartre avec les maos, il faut remonter à ce déjeuner à la Coupole de la mi-avril 1970, la Coupole d'alors où le tout-Paris passe, avec ses portes qui claquent, son ballet de garçons, ses tablées bruyantes. Ce jour-là, le premier philosophe de France rencontre le premier des maos, Pierre Victor. C'est Alain Geismar qui les présente l'un à l'autre. Lui connaît Sartre depuis cette nuit du 11 ou 12 mai 1968 où il s'est longuement entretenu avec le philosophe, dans le duplex de Simone de Beauvoir. A l'époque, la Gauche prolétarienne est encore en gestation. Quelques-uns de ses futurs cadres - Geismar, Serge July... - sont regroupés au sein du Mouvement du 22 mars qui se réunit à la faculté de Nanterre. La décision d'envoyer Geismar et Herta, une étudiante de dix-huit ans, fille et petitefille d'anarchistes espagnols, à la rencontre sollicitée par Sartre qui souhaite mieux comprendre la révolte estudiantine a été prise en assemblée générale. Ils débarquent tard, après une journée de barricades, pour repartir vers les deux heures du matin. Ils garderont en mémoire « l'étonnante humilité de Sartre, vérifiant qu'il comprend bien ». Un homme généreux : quand, en juin 1970, Geismar fait de la prison, 20

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après son procès, Sartre apprend à son fils à jouer au flipper, dans un bistrot du boulevard Raspail. Pour « Geis », l'ancien cadre mao qui, dans un café du Châtelet, se remémore aujourd'hui cette première rencontre, c'était un « homme adorable » mais « tout à fait capable de sortir ce qu'il a sur le cœur ». Sartre lui a dit oui, immédiatement, quand, au nom de la Gauche prolétarienne, il lui a demandé d'être le nouveau directeur de La Cause du peuple. Le juge d'instruction Pierre-Camille Galmiche a déclaré à maître Leclerc, l'avocat des maos : « Ils peuvent mettre autant de directeurs qu'ils veulent, on les mettra tous en prison. » Sartre accepte sans la moindre hésitation : « C'est un honneur ; je m'y attendais », se souvient « Geis ». La Cause du peuple, en effet, ne mâche pas ses mots. « Nous allons attaquer le commissariat. Pourquoi ? Parce que les flics sont les chiens de garde des patrons, qu'ils nous obligent à vivre dans la merde. » « Seuls comptent, pour les patrons assassins, les gros sous ; et pour leur fric, ces criminels dangereux qui se prennent pour des êtres supérieurs, parfois même pour les envoyés de leur dieu, détiennent tous les pouvoirs. » « Contre les assassins, nous ferons nousmêmes justice. » Aux yeux des maos, la France est comme sous occupation nazie. La référence, c'est la Résistance, le colonel Fabien : « Nous devons avoir pour règle, disait ce héros, de riposter à chaque coup de l'ennemi. Je considérerai comme lâches ceux qui ne sauraient pas organiser la riposte contre de tels 21

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assassinats. » La police, le patronat, la bourgeoisie, le parti communiste français et la CGT sont les ennemis d'aujourd'hui ; Le Monde du 20 mars 1970, dans sa rubrique « Agitation », énumère scrupuleusement les cibles des maos. Dans le n° 20 de La Cause du peuple, du 1er mai 1970, Sartre annonce son enrôlement : désormais le nom de Sartre couvre des appels tels que « S'il faut prendre le fusil, nous ne serons pas les derniers », « Brise les cadences », « Mate les petits chefs », « Bats-toi pour le salaire contre la hiérarchie », « Impose ta loi », « Chasse la police syndicale de l'usine »... Lors de ce déjeuner à la Coupole, Sartre dit ce qu'il a sur le cœur. Le portrait de Mao en médaillon sur la première page du journal le gêne : culte de la personnalité ! Et puis, Mao se réfère à Staline dont plus personne n'ignore les millions de crimes politiques perpétrés dans les camps du goulag. Geismar résumera la position du philosophe : « Sartre n'était pas d'accord sur les fondements théoriques de ce que nous mettions en œuvre et était passionné par l'action elle-même et ce qu'elle produisait 4 . » « Qui pensais-tu, lui demandera Pierre Victor en 1977, dans le journal Libération, que tu allais rencontrer ? » Sartre : « Un étrange personnage qui me faisait un peu comme Milord l'Arsouille. Je te vois et ce qui m'a plu immédiatement en toi, c'est que tu m'as paru beaucoup plus intelligent que la plupart des politiques que j'avais vus jusque-là, en particulier les communistes, et beaucoup plus libre. Tu avais en somme le 22

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genre de conversation, en dehors du sujet principal, que j'aime bien avoir avec les femmes : sur l'événement, chose qu'avec les hommes, on a rarement. Tu étais quand même un mec, mais un mec qui avait des qualités féminines. » Qui se cache derrière ce Milord l'Arsouille ? Benny Lévy est son vrai nom. Il est né au Caire en 1945, dans une famille de commerçants juifs ; son père Joseph travaille dans l'import-export, un commerce qui bat de l'aile : on le dit aventurier, aimant le jeu, la vie. Benny va grandir chez ses grands-parents maternels, à Alep, où il parle le français, comme sa mère, et l'arabe syrien, comme ses grands-parents. Un de ses frères, Eddy, s'engage dans le mouvement communiste clandestin5. Ce mot, « communiste », le petit Benny l'entend murmurer en cachette, par son frère, à l'oreille de sa mère. La lumière de l'Egypte les enveloppe. Quand la tension monte entre le monde arabe et l'Etat d'Israël, la famille souffre du climat de suspicion qui se manifeste à l'égard des Juifs installés dans le pays. Après la guerre du canal de Suez, en 1956, cette communauté quitte massivement l'Egypte. Ceux qui partent ont le statut de réfugiés de l'ONU. C'est le cas de la famille de Benny, qui débarque à Bruxelles en 1956. Le garçon a onze ans, est devenu un apatride - il le restera jusqu'en 1975, année où il reçoit la nationalité française après une intervention de Sartre auprès de Valéry Giscard d'Estaing, président de la République. Elève au lycée français de Bruxelles, il lit déjà le philosophe, notamment ses

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Réflexions sur la question juive, ouvrage qui le marque profondément. Sartre, au sortir de la Seconde Guerre mondiale et du génocide, y décrit le Juif au regard de l'antisémitisme, comme un produit de l'Histoire, pas d'une culture, d'une religion. Pas encore, du moins, dans son esprit. Benny Lévy se souvient de cette lecture : « La seule pensée occidentale qui pouvait m'offrir un abri, c'était une pensée de l'existence », et Sartre est bien le chef de file en France de l'existentialisme, ce courant philosophique qui ôte sa primauté à l'essence, privilégie le vécu, désarçonne l'arrogance occidentale qui s'estime, par nature, de droit, autorisée à dominer ou coloniser le monde. En 1963, Benny est à Paris, en hypokhâgne, au lycée Louis-le-Grand. Il réussit du premier coup le concours d'entrée à Normale supérieure, rue d'Ulm. Il découvre alors un autre philosophe, qui jouera plus tard un grand rôle dans sa vie, Emmanuel Levinas. Pierre Goldman, le demi-frère du chanteur, condisciple de Benny, un sacré bagarreur qui sait donner du poing contre les fascistes au Quartier latin, se souviendra du jeune khâgneux parlant avec exaltation de ce philosophe juif lituanien, après sa lecture de Difficile liberté. Levinas a introduit en France la phénoménologie fondée par l'Allemand Edmund Husserl (18591938), d'où l'existentialisme découle, et qui met aussi l'Occident en cause, du moins si on lit Levinas : « Husserl aura ainsi mis en question le privilège platonicien jusqu'alors incontesté, d'un continent qui se croit en droit de coloniser le monde 6 . » Pour Benny

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Lévy, c'est aussi l'époque de l'entrée en politique. La Gauche prolétarienne naît dans les salles de la rue d'Ulm ; il en devient le premier dirigeant. Une démarche « à la Sartre » quand celui-ci fait dire au personnage central des Séquestrés d'Altona : « J'ai pris le siècle sur mes épaules et j'ai dit : j'en répondrai. En ce jour et pour toujours. » Benny dira plus tard : « Je veux bien parler de moi : un Juif qui s'est totalement engagé dans l'aventure du siècle7... » Son amitié avec Sartre reposera sur ce postulat : l'absolu. Sartre n'a-t-il pas défini ainsi les maos ? « Ceux qui veulent tout. C'est ce que j'ai voulu moi-même. » À propos de leur chef, Sartre précisera : « Il est certain que mes rapports avec l'ex-Gauche prolétarienne sont surtout l'histoire de mes rapports avec un homme, Pierre Victor, qui était le chef de la GP et qui exerçait sur le groupe une autorité considérable8. » Rue d'Ulm, le principal opposant à Benny Lévy s'appelle Robert Linhart, futur auteur de L'Établi9, témoignage sur ces jeunes intellectuels qui choisissent de « s'établir », de se lever au petit matin avec l'espoir de faire sortir la classe ouvrière de son long sommeil - Linhart a connu la plus oppressante des usines, Citroën. À la tête de la GP, Benny Lévy reçoit le pseudonyme de « Pierre Victor ». Il explique : « Pour mon pseudonyme, ce n'est pas un ange, mais une personne très diabolique - dont je tairai le nom - qui a inventé cette alliance-là. » On devine que ce peut être Linhart. D'abord Pierre, ensuite Victor, « vainqueur en latin 10 ». 25

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Apatride, Benny Lévy ne bénéficie d'aucun salaire ou avantage, contrairement aux autres normaliens. Il donne des cours de philosophie à Bernard-Henri Lévy — son bac scientifique, alors qu'il prépare à son tour l'entrée à Normale sup, est un fardeau n . BHL se souviendra d'une explication magistrale du Menteur de Corneille : Benny Lévy aime le théâtre, il a écrit une pièce quand il était à Bruxelles, et même obtenu un prix d'éloquence. A la Coupole, en cette mi-avril 1970, le visage rieur, légèrement effronté, il tend son cou gracile vers Sartre, réplique vivement à ses critiques. Geismar : « Quand Benny commença à dire que pas un ouvrier ne pouvait s'approprier les 32 tomes des œuvres complètes de Lénine mais que le Petit Livre rouge était conçu pour donner accès à la théorie à ce même ouvrier, Sartre fut interloqué 12 . » Ce recueil des pensées de Mao circule comme une bible dans les rangs de la « GP ». Sartre est très sensible au rapport des classes défavorisées à la pensée, il aime l'idée que le philosophe sera un homme quelconque. « Comment élargir la liberté de pensée de telle sorte que ce ne soit pas la liberté d'un groupe élitaire ? C'est à partir de là que s'est nouée notre rencontre », dira Pierre Victor 13. Sartre est séduit par la radicalité morale du personnage, comme de son groupe. « Ils sont dans la morale sans le savoir14 », dira-t-il, ils agissent sans calcul, à l'écoute des révoltes, spontanément - d'où ce surnom dont les affligent leurs adversaires qui ne croient pas si bien dire : « Maos spontex. » Cette atti26

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tude recoupe étroitement la sienne : « Si on relit tous mes livres, on se rendra compte que, profondément, je n'ai pas changé, et que je suis resté anarchiste15. » Les actions « illégales » mais « légitimes », autrement dit moralement justifiées, seront le credo réunissant Sartre et les maos. Ils se retrouvent sur « l'illégalité absolue », sans concession : « Pour cette raison, je me suis rapproché du groupe mao 16 . » Sartre lance même : « Conservez une organisation franchement illégale et toujours capable de tenter des actions illégales et violentes. » Que la Gauche prolétarienne redevienne à ses yeux un peu trop légaliste comme, par exemple, vers 1970-1971> quand elle entend prendre la justice à son propre jeu et réclamer de sa part l'application entière de la loi, autrement dit quand la GP conteste « du dedans » et non plus « du dehors » la justice bourgeoise, aussitôt Sartre s'interroge : «Je comprends votre tendance à prendre les mouvements populaires où ils sont, et au degré de politisation où ils sont. Mais je ne vois pas que votre nouvelle manière d'attaquer la légalité soit compatible avec votre action d'hier qui se faisait à l'extérieur du système. » Il craint un glissement vers le réformisme, comme avec le parti communiste. Il décrète, toujours en décembre 1972 : « Selon moi, on scandalise ou on ne scandalise pas. » Pierre Victor réplique : « Nous avons été aussi ceux par qui le scandale arrive, et on continue de scandaliser. » Sartre répond : « Il faut continuer 17 . »

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Journaliste à J'Accuse, désormais, je retrouve Simone de Beauvoir à son domicile, près de la place Denfert-Rochereau, ce 6 février 1971. Nous allons à Méru, une petite bourgade de six mille habitants, à cinquante-sept kilomètres au nord-ouest de Paris. Ma première rencontre avec Simone de Beauvoir date d'octobre 1970. Je lui ai rendu visite, avec Francis Bueb, le secrétaire de rédaction de Uldiot. Les ombres, dans son duplex, jouent sur la tranche de milliers de livres. Assis sur un canapé, nous lui demandons de devenir la directrice de publication de Uldiot international. L'époque veut que les grands intellectuels prêtent leur nom pour protéger des publications régulièrement menacées de saisie par le pouvoir. Elle accepte aussitôt mais démissionnera de son poste tout aussi vite quand le noyau dur de Uldiot passera à J'Accuse pour rejoindre les maos. Nous roulons vers Méru. Simone de Beauvoir est coiffée de son habituel turban. Elle est vive, curieuse, disponible et gourmande. À midi, elle commande un coq au vin. Nous avons rendez-vous avec des ouvrières des établissements Rochel. L'entreprise a explosé le 11 mai 1967. Elle conditionnait des gaz inflammables : butane, propane, alcool, kérosène, destinés à fabriquer des produits de beauté... ou des insecticides. Nous retrouvons une dizaine d'ouvrières ; à l'époque du drame, les plus jeunes avaient quatorze ans. Dans la salle de réunion, les visages sont graves, gênés, et très vite Simone de Beauvoir pose ses questions. Les ouvrières racontent combien les instal28

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lations étaient, depuis plusieurs mois, défectueuses. Ce matin du 11 mai, elles aperçoivent une nappe au sol, un brouillard froid qui s'échappe d'une machine. Un ouvrier de quinze ans refuse de mettre en route l'étiqueteuse. Il craint une étincelle. Un contremaître lui lance : « Allez-y. C'est un ordre ! » L'étincelle, l'explosion : les corps s'enflamment. Trois vont mourir. Pour les autres, il reste des chairs à jamais flasques. Je sors quand Simone de Beauvoir demande à voir les dos, les jambes, les peaux martyrisés. Ces jeunes brûlées lui ont rappelé les victimes d'Hiroshima : même honte, même abattement, résignation. L'une a tout de même lancé : « Je ferais un procès si j'étais millionnaire ! » L'actualité d'aujourd'hui ? La Sécurité sociale s'est montrée intraitable sur les taux d'indemnité. Ainsi, une ouvrière, au profil défiguré, n'a eu droit à aucune indemnisation : un visage déchiqueté n'empêche pas de travailler ! Le patron, M. Bérion, lui, n'a pas été inquiété outre mesure : un an de prison avec sursis, quand son usine était une véritable bombe avec ses fuites de gaz régulières, ses installations électriques déficientes. Au retour, Simone de Beauvoir m'avoue n'avoir jamais eu l'occasion, comme aujourd'hui, de s'entretenir avec des ouvriers. Même constat pour Sartre, me dit-elle. Le parti communiste dont ils sont des interlocuteurs privilégiés veille jalousement sur la classe ouvrière. C'est sa chasse gardée, on n'en approche pas facilement ! Devant la porte de son duplex, elle me précise que c'est elle qui rédigera l'ar„ ticle. Je passe le chercher, le lendemain : « Un an de 29

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prison avec sursis [...]. Telle est la justice bourgeoise. [...] Mieux encore : M. Bérion a bénéficié d'une amnistie. » Le texte se termine ainsi : « Camarades travailleurs, ne laissez pas vos exploiteurs jouer avec votre santé et votre vie. Obligez-les à respecter les mesures de sécurité. Il faut que cesse le scandale que met en lumière la tragédie de Méru : en France, aujourd'hui, on peut tuer impunément. » Plus de dix ans plus tard, en mars 1984, elle m'écrira : «Je me rappelle avec beaucoup d'amitié nos anciennes rencontres. Croyez que cette amitié est demeurée très vivante en moi. » «Tuer impunément...» Le 22 février 1971, soit quinze jours après cette visite à Méru, je retrouve Sartre dans son studio du dixième étage, au 222, boulevard Raspail, en fin de journée. Quand j'arrive, Raymond Barillon, du Monde, est déjà là. Il veut interviewer Sartre sur la création de J'Accuse et Sartre a souhaité ma présence. Barillon revient sur l'article de Simone de Beauvoir paru dans le n° 2 de J'Accuse, daté du 15 février. « Pourquoi cette phrase, "En France, aujourd'hui, on peut tuer impunément" ? - Parce qu'il faut dire les choses jusqu'au bout, répond Sartre, être gauchiste, c'est prendre des risques. Si on arrête, on devient hostile. » Barillon, son cahier à la main, laisse percevoir son doute : Simone de Beauvoir n'a pas pu écrire une phrase pareille ! Je confirme. Si ! Sartre se fâche, se met à se moquer de la manière dont Barillon écrit dans Le Monde : un style de classe, un style qui utilise trop

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« la litote ». Pour Barillon, la raison en est esthétique ; pour Sartre : « Peut-être, mais cela s'explique par des raisons politiques, en dire le moins possible. » Barillon relève son grand corps, quitte le studio. L'entretien ne paraîtra jamais. J'en ai gardé ces quelques notes...

2 Flaubert et les maos

Jean-Paul Sartre, le philosophe reçu par les plus grands de ce monde - Nikita Khrouchtchev, Fidel Castro, Tito... -, le lauréat du prix Nobel de littérature qui a refusé la distinction en 1967 pour ne rien devoir à cette société pourrissante, trouve aux côtés de ses jeunes camarades maos une issue exaltante, vivifiante à ses dilemmes d'intellectuel. « C'était cette nouvelle pensée que j'ai réclamée toute ma vie, mais vous croyez qu'on reconnaît tout de suite les choses qu'on a si longtemps désirées ? » Il précise : « Les maos me rajeunissent par leurs exigences. » Il se plie à leurs demandes et l'assume : « Il va de soi que je n'existe pour vous qu'autant que je vous suis utile. Cela, je l'approuve pleinement. » Mais aussitôt, il corrige : « Je me considère comme largement payé du peu de choses que je fais, par le fait que je rencontre une amitié dans ce monde l . » Utile, disponible, dévoué. Le 1er mai 1970, il prend la direction de La Cause du peuple et s'en explique directement dans le journal : « En prenant les fonctions 35

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de directeur-responsable, j'affirme ma solidarité avec tous les actes qui, comme ceux qui sont incriminés, traduiront la violence qui existe aujourd'hui réellement dans les masses, pour en souligner le caractère révolutionnaire. » Le numéro suivant publie un rectificatif : il fallait lire « ma solidarité avec tous les articles » et non « tous les actes ». Le 21 octobre 1970, il est sur son tonneau, à Billancourt. Le 12 décembre 1970, à Lens, sur l'estrade d'une salle de la mairie où il est le procureur d'un tribunal populaire après qu'un coup de grisou a provoqué la mort de seize mineurs. Le 13 février 1971, pour protester contre l'emprisonnement de militants, il occupe l'église du Sacré-Cœur à Paris, cette pièce montée érigée pour demander pardon à Dieu de l'hérésie de la Commune. Le 27 novembre 1971, avec Michel Foucault et l'écrivain Jean Genêt, il dénonce, au cœur de la Goutte-d'Or, à Paris, un crime raciste. Le 18 janvier 1972, c'est le ministère de la Justice, place Vendôme, qu'il occupe, toujours avec Foucault, pour dénoncer les scandaleuses conditions de détention faites aux prisonniers de droit commun comme aux militants gauchistes, alors incarcérés. Le 14 février 1972, il entre, caché dans une estafette - je suis à ses côtés - dans les usines Renault pour y distribuer des tracts. Au printemps 1972, après des vacances à Saint-Paul-de-Vence, il reprend « tout de suite 2 » ses activités politiques, de nouveau à la Goutte-d'Or, cette fois en faveur d'immigrés qui squattent un immeuble inoccupé. Le 11 décembre 1972, il se rend au siège de la direction 36

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des Câbles de Lyon, à Paris, pour soutenir une grève d'immigrés dans cette entreprise. Le 4 janvier 1973, il annonce la création du quotidien Libération : « Si je suis dedans je n'entends pas l'être comme un prêtenom3... » Si, après son attaque cérébrale de mars 1973, ses actions diminuent en intensité, son implication ne faiblit pas. En 1978, à son domicile parisien, il reçoit les paysans du Larzac, toujours en lutte contre la présence d'un camp militaire au cœur de leur terre... Le 15 avril 1980, à soixante-quinze ans, il meurt. Un immense cortège marche vers le cimetière du Montparnasse. Le convoi funèbre, dans les rues de Paris, peine à avancer tant la foule est dense. Mais sitôt sa tombe refermée, des croque-morts posthumes sortent de leur silence pharisien, jettent l'opprobre sur ces années-là, les dix dernières. Ils allèguent qu'il y aurait eu « deux Sartre », un bon et un mauvais, celui d'avant mai 1968 et celui d'après qui milite, descend dans la rue, entre clandestinement dans les usines, se compromet avec de jeunes exaltés. À la télévision, Raymond Aron - son ancien condisciple de Normale supérieure - explique que le philosophe n'était plus maître de lui-même, qu'on l'a amené à « avouer un certain nombre de choses ». Le grand homme ne savait plus ce qu'il disait. Rappelons que Sartre n'avait pas beaucoup d'estime pour Aron, qu'il lui reprochait de penser « seul derrière son bureau » et « la même chose depuis trente ans » ; « il travestit ma pensée ppur mieux la contester » ; en mai 1968, il l'estime 37

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« indigne d'être professeur » tant il juge ses positions réactionnaires, et conclut après l'avoir démasqué, mis « tout nu » : « On ne lui rendra ses vêtements que s'il accepte la contestation4. » Un journaliste de gauche, connu à droite, Olivier Todd, parle de « détournement de vieillard » - mais lui non plus, Sartre ne le portait pas dans son cœur 5 . Dans Le Nouvel Observateur, un Trissotin de gauche lance l'appellation « dernier Sartre » : « Le dernier Sartre était devenu sacrement raisonnable, presque camusien, reniant sa préface aux Damnés de la terre, et plus enclin à la fraternité qu'à la violence6. » Donc, l'autre, le « bon Sartre », était en réalité un violent, pas un camarade, un damné comme si le seul repère de sa vie était cette préface - d'ailleurs remarquable - de 1961, au livre, tout aussi remarquable, du psychiatre martiniquais Frantz Fanon. Un entretien, publié par Le Nouvel Observateur en mars 1980, trois semaines avant la mort du philosophe, focalise toutes ces attaques ; Sartre y revient sur sa vie, ses engagements, y donne, pour la dernière fois, sa vision de la « responsabilité morale », dit des choses qu'il n'avait jamais énoncées jusqu'ici ; il rend compte de recherches qu'il a menées sur la religion juive, salue, lui qui a toujours dit que si Dieu existe, l'homme n'est rien, « la résurrection des morts », mais toujours selon ce qu'en dit la pensée juive. À la question : « Est-ce l'expérience de la vieillesse qui contribue à modifier ta pensée ? » il répond : « Non. Tout le monde me traite de vieillard. J'en ris 7 . » Son inter-

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locuteur, c'est Benny Lévy, alias Pierre Victor, le chef de la Gauche prolétarienne, devenu, depuis fin 1973, son secrétaire particulier. On reproche à Benny Lévy d'avoir manipulé l'écrivain. « Victor n'exprimait directement aucune de ses opinions : il les faisait endosser à Sartre, jouant, au nom d'on ne sait quelle vérité révélée, le rôle de procureur. Son ton, la supériorité arrogante qu'il prenait sur Sartre, ont révolté tous les amis qui ont eu connaissance de ce texte avant sa parution 8 . » Car même Simone de Beauvoir s'y est mise : la compagne de toute une vie, « le Castor », comme l'appelait affectueusement Sartre, celle avec qui il a inauguré une relation emblématique pour les générations de l'aprèsguerre, auprès de qui il trouve toujours asile, avec qui il forme ce couple d'intellectuels en fusion, échangeant leurs manuscrits respectifs, les corrigeant, voyageant ensemble à travers le monde. Ce dernier entretien déconcerte Simone de Beauvoir. Elle révélera avoir éprouvé de la stupeur à sa lecture : « J'ai pu enfin en prendre connaissance environ huit jours avant la date prévue pour sa publication. J'en ai été consternée. » Elle est la première à penser qu'il s'agit d'« aveux extorqués ». « Je n'ai pas caché à Sartre l'étendue de ma déception. Il en a été surpris : il s'attendait à quelques critiques, non pas à cette radicale opposition. Je lui ai dit que toute l'équipe des Temps modernes m'appuyait. » Sa propre tribu, des intellectuels connus, de gauche, et qui composent le comité de rédaction de la revue qu'il a créée en 1945, 39

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Les Temps modernes ! Mais Sartre s'obstine, comme le rapporte encore Simone de Beauvoir : « Il n'en a mis que plus d'entêtement à faire paraître immédiatement l'entretien. » Les larmes du Castor n'y changeront rien. Cette résistance est si incroyable, et surtout les propos de l'entretien si troublants, qu'en 2005, année où on célèbre le centenaire de sa naissance, les insinuations gagnent en ampleur, en perfidie. Qu'on lise seulement l'article qui clôt le catalogue de l'exposition que lui consacre en 2005 la Bibliothèque nationale de France. Revoilà Aron, pas en chair, mais en os ! L'historien Michel Winock évoque ce qu'il appelle « la victoire intellectuelle et politique 9 » de Raymond Aron sur un Sartre au contraire voué, lui, à « l'échec historique ». Passons ! Constatons encore une fois que c'est à l'endroit d'un Sartre s'engageant, après mai 1968, avec toute une jeunesse intellectuelle que ces spécialistes émettent les plus grands doutes. Ils n'aiment pas l'idée que Sartre ait rejoué sa vie - rejouent-ils la leur ? - , se soit projeté jusqu'à son dernier souffle ! On jette une ombre sur ses actions, on écarte des textes extraordinairement radicaux, écrits de sa main : et il manque toujours un tome entier à ses œuvres complètes, un Situations XL, s'ajoutant aux autres volumes recueillant ses articles, ses entretiens ! Les manuscrits existent, mais ils ont le tort d'avoir été rédigés ces années-là. Et d'ailleurs qui possède les collections des journaux révolutionnaires de l'époque, et du premier de tous, La Cause du peuple ? Personne ou presque. Mais connaît-on mieux

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ses actions ? Sartre dans la rue, dans les usines, occupant des lieux publics... Je reviendrai sur Lens, et son tribunal populaire ; Billancourt, et sa violence cachée, révélée, sur cet entretien maudit. Mais pour l'heure, arrêtons-nous sur cette déclaration de Sartre : « Mes recherches sur Flaubert et les mouvements sociaux se confondent 10. » Elle prend radicalement le contre-pied de ce qui s'est dit en cette année 2005 de célébration, où l'on a pu lire sous la plume de Michel Contât, sartrien patenté, à propos des actions du philosophe aux côtés des maos de la Gauche prolétarienne, qu'il s'agissait d'actions « ponctuelles » ; que « le cœur n'y est pas toujours » ; qu'il « n'a qu'une hâte, retourner à sa table de travail, exercer son métier, penser et écrire le Flaubert qui prend des proportions énormes 11 ». L'écrivain travaillant sur Flaubert, c'est le « bon Sartre » ; le militant, sur le tonneau, c'est l'autre, le « dernier Sartre » ou plutôt « l'avant-dernier », puisque l'événement a lieu le 21 octobre 1970, soit dix ans avant sa mort ! Certes, son étude sur Flaubert, à l'époque, c'est sa grande affaire d'écrivain, une somme qu'il réalise en prenant ce qu'il y a de meilleur dans son œuvre philosophique, L'Imaginaire, 1940; L'Etre et le Néant, 1943 ; Critique de la raison dialectique, 1960. Mais si on choisit d'écouter Sartre, entre le militant, l'activiste et l'écrivain, il y a bien un lien nécessaire, vital, une langue commune. «Je considère cet ouvrage comme un ouvrage socialiste12. » Ses recherches sur 41

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Flaubert et les mouvements sociaux se renvoient la balle, mais laquelle ? Le 22 décembre 1971, je suis à Fougères, en Illeet-Vilaine, pour J'Accuse. Les travailleurs d'une entreprise ont séquestré leur patron, M. Leclerc, ils le retiennent contre sa volonté dans son bureau, à la veille de Noël : un bon père de famille - il en a la moustache — avec six enfants. Une radio périphérique compare l'affaire à un « rapt d'avion », mais sans rien dire sur les objectifs de cette séquestration : les travailleurs peuvent enfin rencontrer leur patron, lui parler salaires, primes, et de la déqualification professionnelle dont souffrent les plus jeunes ! Même hiver. D'autres journalistes de J'Accuse rentrent de reportage avec dans leur besace le récit d'une véritable vague de séquestrations. À Faulquemont, en Moselle, neuf mineurs ont retenu trois ingénieurs par neuf cent soixante mètres de fond. Imaginez la scène : l'heure de la remontée, les cadres s'avancent vers l'ascenseur et des mineurs, des adultes, des gars mariés, en colère, leur barrent la route du soleil. Le culot qu'il faut ! Mais eux aussi veulent enfin se faire entendre. Dans le Calvados, à Condé-sur-Noireau, une cité de sept mille âmes, aussi bien ordonnée qu'un champ de pommiers, se trouve une usine, Ferodo : elle emploie mille quatre cents ouvriers. On y fabrique des patins de frein, ce qui veut dire, pour certains, être exposés à l'oxyde de plomb pur, tomber gravement malades mais s'entendre déclarer par le médecin

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de l'entreprise : « Il n'y a rien d'anormal ! » Enfin être hospitalisés, subir des transfusions sans que les syndicats y trouvent à redire. Des années plus tard, je découvrirai avec stupeur, en lisant Le Monde13, que ces travailleurs respiraient de la poussière d'amiante, que des milliers d'entre eux sont décédés et que d'autres décéderaient du cancer encore dans les années à venir à cause de ces inhalations. A l'époque, l'amiante n'avait pas encore révélé sa dangerosité et les enfants glissaient comme sur de la neige sur ce produit mortel. Chez Ferodo, le jeudi 17 décembre 1970, les plus jeunes s'opposent au licenciement d'un « vieux » de quarante-sept ans qui ne suivait plus les cadences ; ils séquestrent le chef d'atelier, puis trois cadres, enfin le gardien chef qui note les retards. C'est la nuit. La fête. Un solo de batterie à cinquante centimètres de leurs oreilles réveille les cadres qui sommeillent. Pour un photographe, on suspend une corde de pendu au-dessus de la tête de Colin, le chef d'atelier ; comme au boulot, on limite les temps de passage aux toilettes des séquestrés. L'affaire finit en queue de poisson parce que les syndicats délivrent en douce ces détenus. A Metz, des ouvriers qui occupent leur usine mutent leur patron à l'atelier de peinture : OS deuxième échelon ! Dans J'Accuse du 8 avril 1971, j'écris : « Peut-être l'avait-on oublié mais un travailleur est un homme de réalité. Il porte en lui des rêves et veut les voir. C'est pour ça qu'il place une corde de pendu au-dessus de la tête du petit chef [...]. Quand les chefs ont voulu

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pisser, les ouvriers ont limité leur temps de passage ; quand ils se sont plaints, on leur a ri au nez : ils ont été traités comme ils traitent les travailleurs. » Dans le numéro suivant, en mai, Sartre commente : « Quand un patron demande à ses ouvriers la permission de pisser, un grand pas est fait en avant : les travailleurs à la chaîne sont bien près de comprendre la souveraineté populaire. » Dans cet article aujourd'hui introuvable, il pointe une souveraineté populaire à l'œuvre. De même, lors d'une grève dans les Vosges, en mai 1968, à Contrexéville. Des patrons de choc. Jamais de grève, jusqu'à l'embauche de deux maos. « Ils ont vu qu'on crée chez l'ouvrier une certaine solitude, qui n'est pas donnée en lui, qui n'est pas naturelle14. » Une grève éclate, elle va durer vingtcinq jours, effacer la solitude, faire naître un « groupe en fusion », une notion chère au philosophe. « C'est venu tout simplement du fait qu'on voyait revenir une position de groupe, alors que la situation du capitalisme lui permet actuellement de créer des pensées isolantes, ce que j'appelle des pensées sérielles parce que ça fait des séries et non des groupes [...]. Là, vous avez la suppression de la liberté. Il faut remettre les gens en commun. » Des hommes et des femmes réclament non pas seulement davantage d'argent, mais plus de justice, de respect, de liberté. À Fougères encore, en Ille-etVilaine, en décembre 1972, des ouvrières posent la question : « Pour arriver à gagner sa vie, faut-il la perdre ? La perdre en s'épuisant à aller plus vite que

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les machines » ; elles réclament de travailler à leur « rythme naturel », en respectant leur fatigue de femmes, réglées, enceintes. Ces actions ne sont pas de type syndical, et c'est ce qui navre les patrons, la classe politique, gauche comprise, et, bien sûr, les syndicats, la CGT surtout. On qualifie d'ailleurs ces mouvements d'« illégaux », ces révoltes d'« illégales » comme s'il pouvait y en avoir de « légales » ! On peut sourire, préférer l'histoire officielle, les votes de motions, mais ce sont bien ces actes qui fascinent Sartre. Et c'est bien cette « nouvelle pensée » qu'il n'attendait plus. En 1952, Sartre citait un syndicaliste qui déplorait la passivité des masses15 ». À présent, il découvre à l'œuvre une liberté « souveraine » et « populaire ». Mais Flaubert se rapproche. Il est là, derrière la cloison. Passez la tête, et vous le reconnaîtrez : c'est vous, nous ! Nous sommes tous des Flaubert ! Sartre n'a cessé de le distiller : « Je ne présente pas la constitution de la personne comme spécifique à Flaubert, il s'agit bien en vérité de nous tous 16 . » Il utilise une méthode mise au point dès L'Etre et le Néants et qu'il appelle la « psychanalyse existentielle », parce que Sartre ne croit pas à l'inconscient mais au rôle puissant d'une famille, d'une époque, d'une société. Comme Flaubert, nous avons une enfance, des parents, et une histoire, celle de l'Occident chrétien. Nous sommes tous prédestinés. «Je considère que nous ne sommes pas libres - tout au moins provisoirement, aujourd'hui. On se perd toujours dans 45

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l'enfance : les méthodes d'éducation, le rapport parents-enfants, l'enseignement, etc., tout cela donne un moi, mais un moi perdu 17 », récupéré par « des comportements attendus ». Avec notre liberté non pas « souveraine » mais « aliénée », nous sommes tous des névrosés ! Voyez ce pauvre Flaubert avec sa mère si peu aimante, son père qui ne veut pas qu'il soit médecin, ce rôle étant dévolu à son frère aîné, et ce frère lui-même jalousé ! Flaubert attend désespérément des caresses maternelles, une vie sociale, un frère complice. Il attend. Sartre baptise « passivité » sa névrose. Plus tard, il fuira l'action, la sueur, les mains sales, il haïra la Commune, alors que Sartre, lui, s'y référera. Tout les oppose. Sartre a eu une mère douce, généreuse ; un beau-père directeur de chantiers navals, à La Rochelle, et qu'il n'aime guère : ça aide, plus tard, à basculer du côté des travailleurs ! Il n'a ni frère ni sœur, personne à jalouser. Sartre se sent léger ; il siffle en marchant dans les couloirs de l'Ecole normale ; même aux heures terribles de sa maladie, cette grâce continuera de le protéger. Quelle porte de sortie pour Flaubert ? L'imaginaire, la littérature. Est-il sauvé ? Pour Sartre, une situation objective, aussi abjecte soit-elle, ne suffit pas à produire la révolte : « Il n'y a aucune situation particulière qui suffise à elle seule à déterminer la révolte 18 », rappelle-t-il en 1972. Ce dépassement d'une situation oppressante au profit d'une situation neuve, libre, nécessite que l'imagination prenne le pouvoir, 46

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ou, pour le philosophe, que soit d'abord nié, « néantisé », par notre imaginaire, le réel antérieur. Puis que, toujours sous le pouvoir de l'imaginaire, jaillisse un moment neuf, qu'aucun déterminisme ne saurait expliquer. « L'imagination n'est pas un pouvoir empirique et surajouté de la conscience, c'est la conscience tout entière en tant qu'elle réalise sa liberté», écrit-il dans L'Imaginaire, en 1940 19 . Pour Sartre, « conscience libre » et « imaginaire » forment une seule et même notion. Mais Flaubert, parce qu'il vit « totalement » dans l'imaginaire, ne saurait espérer dépasser sa névrose ; il est sans réel, sans prise sur le monde. Sartre a rendu son manuscrit du Flaubert aux éditions Gallimard le 8 octobre 1971. Le tome III ! Et si, dans les jours qui suivent, il ne se rend pas à Fossur-Mer pour étudier les conditions de travail et la vie des ouvriers sur place et dans la région, séjour organisé par les maos, c'est que ses médecins le lui interdisent. Il a eu un gros avertissement de santé en septembre. Toutefois, cet achèvement le rend heureux. Il envisage d'ajouter un quatrième tome au Flaubert, centré, lui, sur l'étude de Madame Bovary. Les trois premiers portent sur la névrose de l'écrivain. Avec l'étude de ce texte légendaire, il va inverser la tendance, démontrer que Flaubert, en écrivant ce roman inaugural, se conduit enfin en homme libre. Déjà, L'Etre et le Néant a donné cette clé : « Nous sentons obscurément que Flaubert n'avait pas "reçu" spn ambition. Elle est signifiante, donc elle est libre.

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Ni l'hérédité, ni la condition bourgeoise, ni l'éducation ne peuvent en rendre compte. » Il pense au coup de force de Madame Bovary... Mais pour l'heure, Flaubert> c'est la face « aliénée » de notre liberté ; les mouvements sociaux de l'époque, sa face « souveraine ». C'est l'époque qui parle. Le temps des révoltes ! Car les maos ne font souvent qu'activer l'air du temps ! Aucune main de la Gauche prolétarienne n'a tracé cette inscription sur les murs d'une usine à Sochaux, en mai 1968 : « Gilda je t'aime, à bas le travail ! » Et que dire de cette incroyable affaire ? En 1972, dans la banlieue ouest de Paris, une usine de construction métallique ; un personnel plutôt jeune, peu organisé syndicalement. Une revue, Le Management, qui s'adresse au patronat, à ses cadres, en donnera un écho stupéfait, en décembre : « Un lundi matin, une grève éclate dans un atelier et se propage. Le soir, l'usine est arrêtée sans qu'aucune revendication ne soit posée. Situation inchangée le lendemain matin. Les effectifs sont là, au complet, bavardant, jouant aux cartes. La Direction perplexe prend contact avec les représentants du personnel et les presse de définir l'objet de la grève. En vain : aucun thème revendicatif n'apparaît. » Le mercredi, les grévistes mettent en scène les travers de l'entreprise, leur patron. « Le jeudi, la direction, désemparée, croit débloquer la situation en annonçant une prime de vacances de trois cents francs. Cette bonne nouvelle tombe à plat. » Le lundi suivant, tout rentre dans

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Tordre. « La direction ne saura jamais quel démon a saisi l'entreprise. » Le démon de la liberté ? Oui, Sartre pensait que l'histoire entrait dans une phase où la liberté s'annonce et se partage. « Les hommes sont libres. Ils sont libres, Egisthe. Tu le sais, et ils ne le savent pas », dit Jupiter, dans la pièce Les Mouches. « Elections, piège à cons 20 !» : ce slogan de mai 1968, Sartre l'a fait sien. Un philosophe de la liberté ne délègue pas sa liberté ni sa responsabilité morale, en tout cas pas sans contrôle ou contre-pouvoir ! S'interrogeant sur ce qui se passerait si la gauche avait justement le pouvoir, il dit : « Je ne vois pas que les gouvernements de gauche puissent tolérer la façon dont nous pensons [...]. Je ne vois pas pourquoi nous mettrions nos bulletins de vote au milieu de gens qui n'ont qu'une idée en tête, c'est de nous casser la gueule 21 ! » Le même homme, en rage, s'engage, avale, au mépris de sa santé, des tubes entiers d'amphétamines, pour écrire plus vite ou mieux, comme si, sans lui, la Terre allait s'arrêter de tourner ! Que lui reproche-t-on aujourd'hui, à lui, l'auteur de neuf pièces de théâtre aux répliques mémorables, de romans engagés, d'essais brûlants, d'une œuvre philosophique monumentale dédiée à la morale et à la liberté ; d'une foule d'articles, de prises de position ? D'être toujours en vie, d'avoir articulé ces révoltes d'alors, inclassables politiquement, avec ce « roman vrai » que sont les trois tomes de Uldiot de la famille\ son immense étude sur Flaubert, et de sauver de l'oubli ces mouvements sociaux, d'avoir uni la liberté 49

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« souveraine » et la liberté « aliénée », les OS et Flaubert. On lui colle à la peau Fombre de Raymond Aron. On gomme une vingtaine de textes ou d'interventions offerts à ceux qui luttent ou qui souffrent. On fait avec lui comme avec les vieux grimoires, les insectes morts, les ossements. Les morts vivants menacent un vivant mort ! On révise sa vie. Interdit d'interdire Sartre !

3 Le tribunal populaire de Lens

Que reste-t-il du tribunal populaire de Lens ? « Le profil pathétique de Christ barbu» de Marcel Deboudt, comme le décrivait à l'époque l'envoyé spécial de France-Soir l Aujourd'hui, le profil est le même, et si la barbe est blanche, si la haute silhouette s'est encore densifîée, les mots toujours acérés : « Il y a quelque chose de pourri ! » lâchera-t-il seulement à propos des célébrations du centenaire de la naissance de Sartre qui viennent de s'achever. Le samedi 12 décembre 1970, c'est lui qui préside le tribunal populaire dont Sartre est le procureur. Il est physicien, professeur à l'université de Lille. Trente-cinq ans plus tard - le 25 octobre 2005 -, il m'attend en gare de Lens. Assis dans un bistrot, il me tend une lettre signée du comité de rédaction de J'Accuse, écrite alors, où je lis : « Par ailleurs, Barou monte lundi dans le Nord... » Mes souvenirs tâtonnent. Marcel Deboudt a apporté les siens, deux dossiers : les minutes du procès et les articles de l'époque 53

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soigneusement conservés. Sa toute première rencontre avec Sartre, me confie-t-il, remonte à la guerre d'Algérie, quand il se rend à Paris pour récupérer des exemplaires sur papier journal de La Question^ le livre d'Henri Alleg1, interdit par le gouvernement de l'époque et où l'auteur dénonce l'usage de la torture par des soldats français. Sartre est là, déjà auréolé de gloire, quand Marcel et d'autres venus des quatre coins de France récupèrent cette impression clandestine pour la diffuser dans leurs régions. Nous roulons vers la mairie de Lens, il fait plutôt beau et frais. Peuton voir la salle Richard où ce tribunal s'était tenu ? Une main anonyme décroche une clé, nous guide jusqu'au troisième étage. La salle est la même, sauf le silence. Grande, ceinte d'un balcon en mezzanine, et son estrade, cachée par un rideau. Peu à peu, comme sortis de l'oubli, de l'indifférence, remontent les images, les visages : seize mineurs tués par un coup de grisou ; seize figures graves, soucieuses, d'hommes qui savent qu'ils font un métier dangereux; leurs photos sont accrochées aux piliers ; au-dessus de la scène, une banderole : « Accusé : les Houillères. » La salle se remplit. Sartre, en polo, s'assied derrière une table sur l'estrade. À ses côtés, Marcel Deboudt. En face, à droite, le jury est composé d'Eugénie Camphin, fille de mineurs, mère de résistants, résistante elle-même, presque aveugle ; d'un ingénieur, d'un médecin pneumologue, d'un chirurgien interne des Hôpitaux de l'Assistance publique, d'un mineur - Joseph Tournel - , d'un ouvrier licencié de la régie 54

LE TRIBUNAL POPULAIRE DE LENS

Renault. Dans la salle, Simone de Beauvoir s'est assise, attentive : « Là, à droite, au quatrième rang », se souvient Marcel, du côté de Sartre, à la tribune. En tout, cinq à six cents personnes emplissent la salle : beaucoup de militants et des artistes venus de Paris, comme le peintre Gérard Fromanger, et qui exposent des œuvres, avec les prix affichés : les ventes iront aux « familles des mineurs assassinés ». Ce sujet, la justice, Sartre s'en soucie tout particulièrement. Pourquoi s'est-il juché sur ce tonneau, le 24 novembre dernier ? Parce que la justice bourgeoise triche. Parce qu'il en a assez de jouer les faire-valoir. Lors du procès de Le Dantec et Le Bris, ses deux prédécesseurs à la direction de La Cause du peuple* le 27 mai 1970, il était intervenu comme « témoin de moralité », mais pour constater que ça ne sert à rien. « Sartre, rapporte Simone de Beauvoir, a souligné le scandale de sa présence à la barre des témoins alors que les deux autres directeurs se trouvaient au banc des accusés. Il ne réclamait pas qu'on l'arrêtât mais qu'on libérât Le Dantec et Le Bris2. » Aussi, le jour du procès de Geismar, avait-il pris pour témoins les OS de Billancourt, les premières victimes de « la violence sournoise mais totale que l'on subit, ici, dans les usines, partout, avec des licenciements ou des menaces de licenciement qui font d'un ouvrier un chômeur en puissance, avec les cadences, avec l'espionnage et le service de gardes-chiourmes qu'il y a autour... tout cela est en réalité une mise en esclavage3. » Contre cette violence-là, contre laquelle il n'existe aucun recours légal, 55

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il avait invoqué, comme Geismar avant son arrestation, la violence populaire, les actions illégales mais légitimes, pour parler clair et mao. En 1967 déjà, Tannée de son prix Nobel refusé, Sartre a écrit au général de Gaulle, président de la République, pour que puisse se tenir en France le tribunal Bertrand Russell, du nom du philosophe anglais qui en est à l'origine4. Il s'agit de faire le procès du président des États-Unis, Lyndon Johnson, accusé de crimes de guerre au Vietnam, de génocide. À coups de bombardements au napalm, aux défoliants, de bombes à fragmentation, sont visés civils, bétail, rizières. Il faut « supprimer l'eau du bocal », porter atteinte à l'environnement qui protège les combattants vietnamiens opposés à l'hégémonie américaine sur leur sol. Les gens des rizières meurent « parce qu'ils sont vietnamiens ». Sa démarche s'inscrit dans la continuité du premier tribunal international de Nuremberg chargé, en 1945, de juger les dirigeants nazis pour « les sévices contre les prisonniers, les tortures, les pratiques racistes dites de "génocide" ». Juifs, Tziganes, tuberculeux... exécutés parce que Juifs, Tziganes, tuberculeux ! Sans ce type de tribunal « international », élargi, ces crimes contre l'humanité auraient été considérés comme de simples faits de guerre. Le droit local n'y est pas préparé. Sartre réclame une justice contre la guerre, les guerres faites à l'homme. Le général de Gaulle lui répond, le 19 avril 1967, en s'opposant à la tenue du tribunal Russell en France : « Ce n'est pas à vous que j'appren56

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drai que toute justice, dans son principe comme dans son exécution, appartient à l'État. » Mais l'Etat n'est pas un État pour tous. C'est l'État bourgeois. Sartre a été immédiatement favorable à l'idée que se tienne à Lens, le 12 décembre 1970, un tribunal populaire. L'initiative en revient à la fois aux maos et au Secours Rouge, à sa branche locale. Cette organisation, elle aussi parrainée par Sartre, a été créée en juin 1970 pour barrer la route à la loi « anticasseurs », votée par l'Assemblée nationale, le 30 avril 1970, par 368 voix contre 94. Le code pénal s'est alourdi d'un nouvel article, le 314, susceptible de condamner à des peines de prison les organisateurs de « manifestation illicite ou interdite » qui dégénère en violence contre les personnes et les biens. Même si les organisateurs n'ont pas mis la main à la pâte, même s'ils sont absents au moment des faits, ils sont passibles désormais d'une peine de prison. Dès lors, rien n'assure que des débordements ne seront pas en quelque sorte « organisés » pour pincer ceux qui appellent à manifester illégalement mais légitimement. Notons ce commentaire du ministre de la Justice de l'époque, René Pleven : « Le projet ne résoudra pas à lui seul cette sorte de mal du siècle qui s'exprime par la violence. » En présentant le Secours Rouge à la presse, le 18 juin - date anniversaire de l'appel du général de Gaulle à la France libre ! - , Sartre dénonce cette loi : « Toutes les couches laborieuses sont menacées : la dictature policière que le patronat exerce dans les 57

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usines s'étend à toute la société. [...] Il n'est pas possible de défendre la justice et la liberté sans organiser la solidarité populaire. Le Secours Rouge, issu du peuple, le servira dans son combat 5 . » Il se félicite de voir l'organisation regrouper trois générations de militants : la Résistance (Eugénie Camphin, Germaine Tillon...), la guerre d'Algérie (Robert Davezies...), mai 1968 (Bernard Lambert, un responsable paysan...). Il y a alors en France plus de cent cinquante militants détenus en prison. Ils n'ont pas, car on le leur refuse, le statut de prisonniers politiques. Accusé : les Houillères ! Nationalisées, elles dépendent désormais du ministère du Développement industriel et scientifique dirigé par François-Xavier Ortoli. Ce jour-là, les routes qui mènent à la ville minière sont sous haute surveillance : des compagnies de CRS veillent, ouvrent les coffres des voitures, confisquent leur matériel à une compagnie de comédiens militants attendus dans la salle de la mairie. Le maire socialiste, André Delelis, n'a pas cédé aux pressions du ministère de l'Intérieur ni à celles du préfet du Pas-de-Calais qui ne voulaient pas de ce tribunal, surtout dans une salle de mairie ! En ouverture, le président pose la question : « Les Houillères ont-elles un représentant qui peut venir donner leur point de vue ? » Personne. Il est donc décidé d'exposer par carence la position des Houillères en lisant l'article des Annales des Mines paru en septembre 1970. Un ingénieur en donne lecture. Le 4 février 1970, à 6 h 55 du matin, à Fouquières-les58

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Lens, un coup de grisou provoque la mort de seize mineurs - le grisou est un gaz inflammable qui se dégage de la roche qu'on creuse, du charbon qu'on extrait, et qui devient explosif quand sa teneur atteint 6 % d'une part, et qu'une étincelle se produit d'autre part, comme ce 4 février. Les seize victimes ont été tuées par le souffle de l'explosion, leurs corps projetés contre les parois, les rails, les wagonnets. La direction des Houillères écrit dans son rapport : « Dans l'état actuel de l'enquête, il semble bien que l'explosion de grisou du 4 février 1970 ait été provoquée par l'arrachage d'un ancrage de monorail sous l'effet de la traction du treuil s'exerçant sur un chariot bloqué. » L'étincelle est venue de là. « Beau texte, dira Sartre dans son rôle de procureur, il y manque tout 6 ! » En effet, la cause première de l'accident est d'abord une montée exceptionnelle du taux de grisou dans la fosse, montée provoquée par l'arrêt de l'aération. On procède à un changement de ventilateur et, du coup, la galerie n'étant plus aérée, le taux de grisou grimpe. On opère sans cesser l'activité, pour ne pas faire baisser le rendement, et non un dimanche comme c'est vivement conseillé. Un ingénieur de l'Ecole des Mines de Paris analyse en détail les circonstances de l'accident. Il a lui-même travaillé comme ingénieur de fond pendant deux ans aux mines de potasse. Son introduction est sévère : « Un malheureux concours de circonstances a fait qu'il y a eu accident ! Eh bien, ce n'est pas vrai ! Ce que nous pouvons dire, c'est que les circonstances 59

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sont quotidiennes, qu'à Fouquières, il n'y a eu aucune imprudence particulière. Et cela, nous pouvons non seulement l'affirmer mais le prouver. » Il déroule l'argumentation, fait encore remarquer que ce changement de ventilateur a eu lieu à la fois en présence des mineurs, et dans une zone, souligne-t-il, « grisouteuse » où, déjà par le passé, le taux de grisou s'était révélé élevé - 3 % - alors que la ventilation fonctionnait. Enfin, il note qu'on a repris le travail sans même mesurer la densité du gaz, faute de grisoumètre à portée de main ! À 6 h 55, quand les gars arrivent, la mort les attend. « C'est à ce moment, soulignera le procureur du peuple, après la mise en place du ventilateur de 20 CV mais avant sa mise en marche, qu'on a introduit une équipe de travailleurs sur un chantier dangereux, non aéré, où le grisou a toutes les chances de s'accumuler. » Il suffit d'une étincelle : elle a surgi avec ce chariot bloqué et sur lequel les Houillères misent tout. Une « chose » a tué : un chariot, un phénomène, une étincelle ! La fatalité. Le scénario aurait dû être tout autre : il aurait fallu que la ventilation soit rétablie et que le taux de grisou soit mesuré avant d'introduire les mineurs. Tout dans cette affaire, jusqu'à cette histoire de chariot déjà lancé, prouve que les ingénieurs, les porions voulaient gagner du temps. « Rien n'est plus clair, dira Sartre depuis l'estrade du tribunal : le responsable, c'est, en premier lieu, l'Etatpatron. Mais il est loin et il y a des hommes de chair et d'os qui travaillent à sa place et qui tuent pour lui. Ceux-là, il faut les désigner : ce sont les ingénieurs 60

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qui ont décidé de changer la ventilation un jour de semaine [...]. Homicide par imprudence? Non : homicide intentionnel. » Oui, l'intention y est ; d'abord le rendement, ensuite les hommes. Les mineurs ont été traités comme de « simples machines » qu'on use et puis qu'on jette. « Il fallait ces morts pour que la production de charbon atteigne son maximum. [...] Je vous propose donc les conclusions suivantes : l'Etat-patron est coupable de l'assassinat du 4 février 1970. La direction et les ingénieurs responsables de la fosse 6 sont des exécuteurs. » Ce tribunal va aussi faire le procès de la médecine du travail au sein des Houillères, rendre compte de ces mineurs silicoses dont on minimise le taux d'invalidité, à qui on raconte des bobards 7 . L'époque n'est plus où le mineur creusait sa galerie avec un pic, « à la Zola », à la force des bras. Des haveuses « intégrales » ont remplacé les muscles humains, mais au détriment de la santé des hommes. Ces machines creusent et broient elles-mêmes la matière extraite des galeries, provoquant une énorme quantité de poussière de silice qui entre dans les poumons des mineurs et s'y dépose inexorablement. La productivité augmente mais le taux de silicose aussi. « Si je parle trop vite, je ne touche pas l'air », me lâche un jour un mineur que j'interviewe. Ce jour-là, à Lens, des médecins témoignent, comme le docteur Coubarère, pneumologue, chef de clinique des Hôpitaux de Paris. À propos du dépistage dfe la silicose, il témoigne : « On continue à employer 61

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exactement les mêmes moyens de dépistage radiologiques qu'il y a vingt ans ! Or depuis vingt ans, il y a eu des progrès considérables, on ne les utilise pas pour les mineurs. » Puis il affirme qu'un silicose n'échappe plus à son mal, même s'il s'éloigne de la mine, c'est fini, à jamais : « L'évolution après soustraction à la silice est d'autant plus fréquente et rapide que le silicose est jeune. » Le docteur Gesson, radiologue, se lève : « La médecine est liée à des classes privilégiées, elle ne peut pas les dénoncer. » Le professeur Liot, phtisiologiste, à son tour, intervient : «Je voudrais souligner cet aspect fondamental dans lequel doit s'orienter la médecine, l'aspect de la prévention, mais la question qu'on peut se poser, c'est qu'il n'est vraisemblablement pas possible que, dans une société basée sur le profit capitaliste, une telle médecine s'installe. Médecine préventive, qu'est-ce à dire ? Ce ne serait plus une médecine de mandarins mais une médecine qui intéresse la société tout entière. » Un vieux mineur, Auguste Laurent, grimpe sur l'estrade : « Mesdames, messieurs, camarades mineurs... » Vingt-deux ans de fond. « Chaque fois que je passais une radio des poumons, à la médecine des mines, on me remettait un papier sur lequel était marqué : normal-sensiblement, normal-sans changement... Me sentant essoufflé, je suis allé à mes frais passer une radio chez un radiologue et là, j'ai su que j'avais entre 12 et 15 % de silicose. [...] Il y a vingt-cinq ans, mon père revient d'une visite qu'il avait eue avec un médecin des mines, et on lui a dit : "Vous allez vivre vieux, mon 62

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vieux." Cinq ans après, il était mort silicose à 100 %. Écoutez bien ce que je vais vous dire, camarades, on avait dupé cet homme, et voyez-vous, vingt-cinq ans plus tard, on vient duper également son fils. » Une femme de mineur explique que ce n'est qu'à partir d'un taux de silicose, reconnu, à 50 % que l'épouse d'un mineur décédé touche des indemnités. Les taux retenus sont inférieurs. Aussi certaines réclament-elles une autopsie. « Moi, j'en ai vu faire une au cimetière. Bon, ça se fait comme ça : on ouvre la dalle du monument, on retire le cercueil, on ouvre le cercueil, on enlève le mort du cercueil. Bon, on commence à lui couper un morceau du cerveau pour lui prendre. On commence à lui couper avec une scie les côtes, on lui soulève tout, et on lui prend un morceau de poumon, d'un côté puis de l'autre. On remet le bonhomme sans regarder comment il est dans la caisse et puis on le remet dans le trou. » Beaucoup de femmes de mineurs hésitent à assister à l'autopsie, mais leur présence, dans le froid glacial ou l'été inutile, est obligatoire. C'est le seul moyen d'obtenir la reconnaissance de ses droits. Dans son réquisitoire, Sartre déclare : « Tous ceux qui ont donné des taux de silicose inférieurs aux taux réels découverts ensuite — par autopsie ou autrement - , nous devons conclure que ce sont des assassins. » Assassins, parce que cette sous-évaluation a permis de dire aux mineurs concernés, et tous le sont : retournez à la mine, vous n'avez rien de grave, quand il eût fallu les recaser sans attendre en surface. Oui, on tue ! 63

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Sartre, philosophe et désormais « technicien » de la mine, va prononcer un réquisitoire d'une incroyable précision. Car dans celui-ci, écrit de sa main, il parle de ces haveuses dont les « pissettes » se bouchent ou se cassent, ne laissant plus passer l'eau qui tendrait à neutraliser en partie la poussière de silice produite par les haveuses. On peut se demander pourquoi un passage crucial de son intervention ne se retrouve pas dans le texte publié dans Situations X Il y rappelle qu'en 1961, la direction des Houillères avait imaginé d'infliger une amende de deux cents francs aux ouvriers quand ils étaient blessés. L'inspecteur des mines — haut fonctionnaire qui joue le rôle d'inspecteur du travail - a déclaré à cette occasion : «J'approuve les Houillères, il y a trop de blessés. » On voulait pénaliser l'homme qui venait de perdre une main en transportant de lourdes charges dans des voies de transport trop étroites ou qui avait été mutilé par la chute d'un bloc isolé dans une galerie... « On voit jusqu'où l'Etat-patron poussait sa sollicitude : un vrai père. Les mineurs se sont montrés bien ingrats : ils ont fait grève au puits Sabatier jusqu'à ce que les amendes aux blessés aient été levées. » Marcel Deboudt, aujourd'hui à Lens, hier président du tribunal, pense que si ce passage ne figure pas dans Situations X, c'est qu'il n'existait sans doute pas dans le texte initialement écrit par Sartre. Au fur et à mesure que le procès se déroulait, le philosophe-procureur procédait à des ajouts, voire improvisait oralement. Mais le texte qu'il me tend, ce 25 octobre 2005, est 64

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bien celui du réquisitoire prononcé à Lens, et enregistré ce jour-là. De même ont été élaguées les références à Zola et ce proverbe sinistre qui rythme la vie au fond : « Un mineur qui n'a pas vu son sang n'est pas un mineur ! » La semaine qui a précédé la tenue du tribunal populaire, Sartre s'était rendu sur place, à Lens, accompagné de Liliane Siegel, son amie professeur de yoga et nommée, à sa demande, directrice de publication de J'Accuse. Dans le train, il lit un polar. Un militant mao, jeune ingénieur aux yeux clairs, au costume élimé, avec une raie dans les cheveux, l'attend avec sa voiture. Sartre est hébergé à Bruay-en-Artois, la ville minière par excellence, chez un ancien mineur dont il fait connaissance ce jour-là et qu'il retrouvera lors de la crise du journal en juin 1972 : André Théret, crâne chauve, visage creusé d'un éternel sourire. Joseph Tournel et sa femme se joignent à eux pour le dîner, servi sur une nappe en toile cirée. La salle à manger contient à peine tout son monde. Tournel tient le crachoir. Ce n'est pas la plus gaie des soirées. Sartre aime bien manger, déguster de bons vins. Il a droit à une piquette et du lapin, un plat qu'il déteste. « Il n'est pas jusqu'aux préférences alimentaires qui n'aient un sens. [...] Il n'est donc nullement indifférent d'aimer les huîtres ou les palourdes, les escargots ou les crevettes, pour peu que nous sachions démêler la signification existentielle de ces nourritures. D'une façon générale, il n'y a pas de goût ou d'inclinai§pn irréductibles. » Ces inclinaisons relèvent de notre 65

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névrose. C'est « à la psychanalyse existentielle de les comparer et de les classer », lit-on encore dans UEtre et le Néant. Pas à un livre de recettes gastronomiques... Alors que, côté santé, Sartre n'est pas au mieux, il pose des questions sur la santé des mineurs, la silicose. Il est bientôt secoué par une terrible quinte de toux. « Sa respiration, rapporte Liliane Siegel, devint bruyante et courte. [...] On nous indiqua une chambre au premier étage, où Sartre eut du mal à monter 8 . » Des marches raides débouchent sur la chambre à coucher. Dehors, la nuit, le Nord ; dedans, la lumière d'une lampe de chevet, d'un plafonnier : le Nord encore. Il avale deux cachets de Nymbutal puis, raconte Liliane Siegel : « J'ouvris grand la fenêtre malgré le froid et je restai assise à ses côtés, il s'endormit. Je l'abandonnai à regret, il était tard, le jeune homme à l'auto m'attendait pour m'emmener coucher à quelques kilomètres de là. » Le lendemain, Sartre expliquera à ses hôtes que son trouble survient parfois quand il mange des frites : rien sur ce lapin si amoureusement mijoté ! Serge July, le futur directeur de Libération, débarque sans s'annoncer. Sartre en est très amusé : July, muté dans le Nord, de retour à « la base », sans ses gros cigares parisiens, pour suivre une rééducation idéologique auprès des masses, comme en Chine populaire! Il vit au milieu des terrils, des « skips » dont les roues grinçantes tirent, d'en bas, le charbon ; ici, l'herbe pousse mais entre les pavements des corons. Longtemps, July trouva à s'héberger chez Marcel Deboudt - il s'en souvient ! Pierre Victor lui-

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même fera une incursion dans ce Nord, secrètement, laissant des souvenirs mitigés : une altercation avec son logeur qui argumente rudement avec cet envoyé suprême qui sait tout sur tout... À l'issue de ce premier voyage, Sartre rédige le tract d'appel : « Venez en masse. [...] Vous pourrez, du début à la fin, contrôler la valeur des témoignages, des exposés, du réquisitoire et de la défense : vous pourrez approuver ou huer nos conclusions. » Signé de Sartre, ce tract fut diffusé à des milliers d'exemplaires. Un autre événement a précédé la tenue du tribunal populaire dédié à ces seize morts : l'attaque à coups de cocktails Molotov, dans la nuit du 16 au 17 février 1970, à Hénin-Liétard, de l'immeuble abritant les bureaux de la direction du personnel des Houillères. Le « général », Olivier Rolin, le responsable des actions militaires de la GP, s'est déplacé en personne pour cette action à haut risque. Ce normalien aime la littérature mais pas n'importe laquelle. Il porte aux nues Malcolm Lowry, et son roman Au-dessous du volcan, avec au bord des lèvres cette sentence empruntée à l'Ancien Testament : « Toi qui n'es ni fort ni faible, je te vomis par ma bouche. » Après cette attaque, les tièdes trahiront. Deux repris de justice de droit commun, en qui la Gauche prolétarienne avait cru voir de vrais rebelles, reconnaîtront les faits et dénonceront quatre autres militants. Au final, la Cour de sûreté de l'Etat composée de trois magistrats et de deux officiers — un général d'aviation et un lieutenant-colonel de l'armée de terre - acquittera les six

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accusés. À l'issue d'un procès commencé le lundi 14 décembre, soit deux jours après le tribunal de Lens, seuls les deux dénonciateurs et un septième militant toujours en fuite - Bernard Liscia — seront condamnés à payer les frais du procès ainsi que sept mille francs de dommages et intérêts aux Houillères de France, partie civile. Pour Liscia, en outre, cinq ans de prison. Durant l'audience, un certain « Olivier» est évoqué, évoqué seulement. Les délateurs n'ont pas su en dire plus sur lui. Le 14 décembre 1970, Marcel Deboudt est à Paris où il lit scrupuleusement aux juges le réquisitoire de Sartre et la résolution des jurés de Lens - elle reprend à son compte les conclusions de Sartre. La relative clémence de la Cour de sûreté de l'État ne peut s'expliquer sans ce réquisitoire du philosophe qui, pour l'essentiel, a validé de son autorité les éléments concrets, objectifs, fournis par les ingénieurs, les médecins, les mineurs présents au procès. Cette cour d'exception apprend alors que les jurés de Lens ont décidé de rendre publique leur résolution finale : « Ce verdict sera diffusé massivement dans l'ensemble du bassin minier, il sera lu, le 14 décembre, à la Cour de sûreté de l'Etat. » Ce qui fut fait. Ce verdict populaire - qui démontre clairement la responsabilité des ingénieurs et de la politique des Charbonnages de France - ne s'est accompagné d'aucun énoncé de peine. Sartre d'ailleurs l'avait annoncé dans son tract d'appel : « Et si les assassins existent, nous entendons les nommer pour les désigner aux mineurs. Nos sen68

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tences seront, par là, exécutoires. » Exécutoires ? Il va bientôt s'expliquer sur ce terme. À Lens, je salue Marcel Deboudt après qu'il m'a longuement guidé à travers les corons d'autrefois. D'hier, il ne reste que des façades aux briques disjointes, des vitres brisées. Devant quelques corons restaurés et fleuris, stationnent des voitures neuves, rutilantes. Avant que les brumes du Nord ne l'emportent à nouveau, la silhouette émaciée de Marcel s'inquiète, sur le quai de la gare : « Surtout, renvoie-moi bien mes documents ! » Au lendemain de la tenue du tribunal de Lens, France-Soir, à l'époque grand quotidien populaire, taxe Sartre de «procureur du diable9». L'Aurore, quotidien disparu et qui joue volontiers avec le feu, s'interroge : « Peut-on prendre désormais Sartre au sérieux ? » avant de répondre : « On ne peut que regretter ces escapades enfantines. » Le Journal du dimanche tance le philosophe : « On peut contester l'Etat [...] On ne peut guère contester que la justice appartienne à l'Etat » ; à Lens, ce tribunal a ouvert la porte à « des exactions ou même des lynchages ». Le Figaro cite, lui, un large extrait du réquisitoire de Sartre. Le Monde, c'est sa marque de fabrique, use de l'ironie et de la litote : son envoyé spécial conclut en notant la présence d'Eugénie Camphin : « Procès populaire ? Meeting politique ? Fête que l'on se donnait à soi-même ? La vieille dame repartit sans faire connaître son opinion. » Côté hebdos, Le Nouvel 69

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Observateur se contente, en guise de commentaire, de citer un délégué CGT proche des analyses de Sartre. L'Express écrit : « Contestataire par essence, Jean-Paul Sartre vient de passer du côté des inquisiteurs », tout en reconnaissant que « Sartre avait un dossier solide ». Pour Liberté, le quotidien communiste local, ce procès n'a pas cherché les causes du drame : « le profit capitaliste ». Liberté dimanche surajoute : « Les salaires des mineurs sont en retard... » Il faut crever le ventre plein ! D'ailleurs, la police syndicale a vivement déconseillé aux mineurs d'être présents salle Richard. À la même époque, un communiqué commun CGT, CFDT et FEN pose la question : « Notre emploi estil menacé ? » Quelles leçons Sartre tirera-t-il de ce procès ? Dans le premier numéro de J'Accuse qui paraît le 15 janvier 1971> il répond aux questions d'André Glucksmann. « Il y a deux justices ? » « Non, répond Sartre, il n'y en a qu'une. Je considère que la justice bourgeoise n'est pas une justice. Elle est née de la tentative, de la part de la classe dominante, de s'emparer de tous les moyens de gouvernement, de toutes les superstructures et, en particulier, de la structure juridique. » Il précise : « Mon rôle, au tribunal, a été de résumer les témoignages ». Donc, de donner sa caution morale de philosophe. Sartre insiste : « Cette justice n'implique nullement les lynchages. » Alors Glucksmann lui rappelle qu'à Faulquemont, les mineurs ont retenu des cadres au fond. Pour Sartre, « c'est un exemple remarquable de sanction. [...] C'est une leçon excellente, 70

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parce qu'ainsi ils peuvent éprouver toutes les difficultés, tous les dangers qui pèsent sur un homme. [...] On pourrait les garder quarante-huit heures ou trois jours sans gros inconvénients. » « Exécutoires ! » Il revient sur ce fameux qualificatif : « Nous disons simplement que les sentences sont exécutoires. C'est déjà un acte que de désigner des hommes coupables alors que jusque-là, on accusait la fatalité. Nous, on dit : ceux-là sont les coupables. Déjà, à ce moment-là, la sentence est exécutoire. » C'est comme en Chine, quand on promène les gens avec un écriteau. À Lens, les coupables n'ont pas été promenés avec un écriteau mais on les connaît, du moins localement. Et, quand on s'en réfère au réquisitoire de Sartre et aux conclusions des jurés, aucun nom n'est livré ; seule est pointée la responsabilité humaine de l'encadrement. Mais, dans les corons, chacun sait qui est visé, les noms sont connus, c'est l'essentiel. Sartre ajoute : « S'il doit y avoir une sanction plus lourde, c'est aux mineurs d'en décider. » Mais il donne à nouveau cette limite : « Si le bain de sang a lieu, cela ne dépend pas essentiellement de la justice populaire, c'est simplement que la lutte des classes, à un certain moment de son développement, devient sanglante. Ce qui pour moi, hélas, apparaît comme une nécessité. » Hélas ! Il poursuit : « Le bain de sang, c'est-à-dire le lynchage individuel, je ny crois pas. » Le même Sartre qui, après l'attentat de Munich, le 5 septembre 1972, refusera de condamner le commando palestinien Septembre noir, prend ici SQS distances. Le sang, oui, mais uniquement 71

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dans un contexte de guerre de libération ou de lutte de classes. Pas quand il s'agit de personne privée, même coupable de crime. Il n'est pas favorable à la peine de mort. Moins encore au lynchage individuel. Glucksmann, entre-temps, a posé une autre question : « Le tribunal a tenu à respecter les formes traditionnelles de la justice et, dans votre réquisitoire, vous avez tenu à utiliser des catégories juridiques. Pourquoi ? » Oui, pourquoi la même forme, le même style redevable à la justice bourgeoise, pourquoi cet emprunt alors que celle-ci, dans ses conclusions, tourne le dos à l'universel, ne désigne pas les vrais coupables ? « Parce que nous sommes actuellement dans une étape intermédiaire où il s'agit de faire prendre conscience aux gens de ce qu'est la justice populaire... » Le débat est ouvert.

4 Attention, Foucault !

En ce début d'année 1971, avec Geismar comme instigateur, à Paris, Toulouse, Bordeaux, des détenus ont commencé une grève de la faim pour obtenir le statut de prisonniers politiques. Leur communiqué a pris soin de ne pas se couper des prisonniers de droit commun : « Nous réclamons la reconnaissance effective de nos qualités de détenus politiques. Nous ne revendiquons pas pour autant des privilèges par rapport aux détenus de droit commun : à nos yeux, ils sont les victimes d'un système social... » Cette fois, leur revendication est relayée par Simone de Beauvoir. Le 26 janvier 1971, elle tient meeting à la Mutualité, devant un grand portrait de Mao, sans Sartre, resté à la maison, mais avec, à ses côtés, le poète surréaliste et ethnologue Michel Leiris à qui je rendais visite, plus jeune, dans son petit bureau du musée de l'Homme. L'auteur de L'Age d'homme1 lit à la tribune ce message : « Dans le cas où, à partir de demain, le régime politique n'a pas reconnu à nos camarades le 75

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statut de prisonniers politiques, et ceci de manière définitive, nous lançons l'appel suivant : que chaque jour, une action de représailles vienne frapper non seulement les responsables de la soi-disant justice du pouvoir, mais aussi la classe patronale dont M. Pleven n'est que l'homme de paille. » Le Dantec, fraîchement sorti de prison - il doit, avec Michel Le Bris, sa libération à une première vague de grèves de la faim - , fera savoir par lettre son mécontentement au Monde sur la façon dont ce journal a rendu compte du meeting : « Il va de soi que je tiens à ce que cette lettre paraisse dans votre journal. Nous savons nous aussi exercer certaines pressions : je crois que récemment vous avez pu vous en rendre compte. » Le Monde publie la lettre de Le Dantec le 5 février « car elle nous semble constituer un élément d'information intéressant tant du point de vue politique que du point de vue psychologique » : la lettre est entachée de fautes d'orthographe et le commentaire est signé... R.B., Raymond Barillon. En effet, la Nouvelle Résistance populaire est née. Les maos parlaient vaguement de « nouveaux partisans ». Cette fois, ils se sont dotés d'une organisation militaire clandestine, avec à sa tête Olivier Rolin. En tout, une dizaine de militants. Leur première action : l'enlèvement du député de la majorité, Alain de Grailly, à la sortie de son domicile le 26 novembre 1970. Kidnappé, rossé, puis vite libéré tant l'animal se débat ! Pourquoi lui ? En tant que président de la société d'économie mixte chargée de la construction

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ATTENTION, FOUCAULT !

d'abattoirs à la Villette, il est au centre d'un important scandale. Ces abattoirs, qui ont coûté des milliards de francs, devront être démolis ! Et lui est libre, n'a pas d'ennuis, quand Geismar vient d'être emprisonné ! Le premier communiqué de la Nouvelle Résistance populaire précise que cet acte a valeur d'avertissement pour les « patrons, juges serviles, policiers fascistes ». La Cause du peuple du 8 décembre 1970 confirme : « Une nouvelle organisation prolétarienne de partisans, la "Nouvelle Résistance populaire" vient "d'arrêter" en bas de son domicile, le député de Grailly, du parti au pouvoir. Jugé, il a été mis en liberté provisoire. Ce qui témoigne de l'humanité de ces partisans2. » Dès le 27 janvier 1971, en écho à la déclaration lue par Michel Leiris, la Nouvelle Résistance populaire lance des cocktails Molotov sur les locaux administratifs de la prison de la Santé. A la chapelle SaintBernard, sous la gare Montparnasse, des militants font une grève de la faim en soutien aux détenus. Michèle Vian en est. Sartre vient souvent, il s'assied sur un des matelas où les grévistes se reposent, discute avec Jean-Claude Vernier, le responsable mao de cette action. Le 29 janvier, il accompagne les grévistes au ministère de la Justice, place Vendôme, mais personne ne sera reçu. Le 8 février, le ministre de la Justice, René Pleven, lâche du lest, parle d'un « régime pénitentiaire spécial ». Les grèves de la faim s'interrompent aussitôt. Ce même jour se tient à la chapelle Saint-Bernard une conférence de presse. Un 77

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militant du Secours Rouge tend le micro à un nouvel arrivant, le philosophe Michel Foucault. « Nul de nous n'est sûr d'échapper à la prison. Aujourd'hui moins que jamais. Sur notre vie de tous les jours, le quadrillage policier se resserre. [...] On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c'était la population qui était suremprisonnée ? Peu d'informations se publient sur les prisons : c'est une des régions cachées de notre système social, une des cases noires de notre vie... » Ce texte est signé par Foucault, par Pierre Vidal-Naquet - ce spécialiste de la Grèce a connu la taule, en 1970, pour avoir violemment manifesté à Besançon contre un film faisant l'apologie des paras - et par Jean-Marie Domenach, le directeur de la revue des chrétiens de gauche, Esprit5. Cette déclaration a pour but d'annoncer la création du Groupe d'information sur les prisons, le GIP. Foucault conclut : « Nous nous proposons de faire savoir ce qu'est une prison : qui y va, comment, et pourquoi on y va, ce qui s y passe, ce qu'est la vie des prisonniers. [...] Ces renseignements ce n'est pas dans les rapports officiels que nous les trouverons. [...] Un questionnaire a été rédigé... » Enquêter sur la vie dans les prisons ! Foucault y songe. Il travaille à un nouveau livre, Surveiller et punir, Naissance de la prison4. Mais il lui manque la méthode. Daniel Defert va la lui suggérer. Ce jeune universitaire, militant mao, participe activement à l'Organisation des prisonniers politiques, l'OPP, initiée par les maos. À la mort de Foucault, en 1984, il

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deviendra son exécuteur testamentaire, avec cet avertissement bienveillant : « Ce que tu diras désormais aura un retentissement national. » A Lens, au tribunal populaire, Defert était là, dans l'assistance, salle Richard, avec Gérald, le fils de Liliane Siegel, qui, lui, a d'autres ambitions : devenir joueur de tennis professionnel. Comme Sartre, Defert a noté la présence sur l'estrade de l'ingénieur qui, un plan de la galerie à ses côtés, a expliqué comment le coup de grisou s'était produit. « J'ai beaucoup apprécié au tribunal un ingénieur qui a démonté phrase par phrase le rapport paru dans les Annales des mines », a commenté Sartre5. C'est une clé que Defert signale à Foucault, à son retour de Lens : pourquoi ne pas procéder de même pour enquêter sur l'état des prisons ? Dans Surveiller et punir> Foucault va révéler l'univers disciplinaire, carcéral, de A à Z, de l'école à l'atelier, du tribunal à la prison ou l'asile ; de « la fabrication de l'individu disciplinaire » à « la ville carcérale », à « une humanité centrale et centralisée ». C'est bien pourquoi, partout où c'est possible, « il faut entendre le grondement de la bataille ». Oui, enquêter sur les prisons en y faisant entrer des questionnaires clandestinement, en récoltant les réponses des détenus, en associant à leur dépouillement des juristes, des magistrats, des psys, autrement dit en faisant appel à des intellectuels « spécifiques ». Car ça déborde aussi dans les prisons depuis que les gauchistes y sont entrés. L'adresse aux détenus de droit commun a marqué la solidarité des gauchistes à 79

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l'égard du petit peuple des prisons. Un dialogue s'est ouvert avec ces détenus de droit commun, ces prolétaires qu'on ne saurait confondre avec la mafia. Fin novembre, à la prison de Poissy, a éclaté une première révolte de détenus. La réunion inaugurale du GIP s'est tenue au domicile de Foucault, rue de Vaugirard, vers la mi-décembre 1970, en présence de magistrats, de journalistes chroniqueurs judiciaires6. Cette fois, les maos n'y participent qu'indirectement. Le GIP aura sa vie propre. L'entrée en scène de Foucault va, en effet, changer la donne : une autre bataille se prépare, entre deux visions de la contestation, celle de Foucault et celle de Sartre. Ils ont déjà croisé le fer quand Foucault a publié Les Mots et les Choses, en 19667* Car si quelqu'un est visé dans cet ouvrage, c'est bien Sartre, le « dernier marxiste », comme le dit ironiquement Foucault dans un entretien donné à La Quinzaine littéraire du 15 avril 1966. Dans ce livre, il évoque la « niaiserie », la « sottise » de ceux qui croient que toute pensée « exprime » l'idéologie d'une classe. Pour Foucault, un système autrement plus enfoui nous prédétermine, un soubassement à l'image des couches géologiques qu'il dénomme épistéme. Ce fils de chirurgien procède, par exemple, à l'autopsie de l'époque classique ; il étudie longuement les travaux sur la grammaire de de Brosses ou Condillac ; sur la botanique de Linné ou Bufifon... ; sur l'économie, la formation des richesses de Law, Turgot... Des domaines qui n'ont rien à voir ensemble. Si, répond Foucault ! « On constate

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d'abord que l'analyse des richesses obéit à la même configuration que l'histoire naturelle et la grammaire. » Quand une épistéme disparaît, une autre se constitue sans corrélation avec la précédente. Pour Foucault - contrairement à Sartre — il n'y a pas de « sens » de l'Histoire. Pas plus qu'il n'y a de liberté au sens où Sartre l'entend. Les Mots et les Choses s'achève sur cette note sombre : « L'homme est une invention dont l'archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. » L'homme moderne n'a pas créé les sciences humaines ; ce sont les sciences humaines, résultat elles-mêmes d'une épistéme, qui ont créé l'homme. Nous sommes plus parlés que nous ne parlons. Avec la mort de l'homme, le cogito cartésien s'épuise8. Un autre surgit. Car, notons-le bien, l'homme « ne peut pas non plus résider dans l'inertie objective », écrit prudemment Foucault. Ce « cogito moderne », c'est « la venue au jour de cette part d'ombre qui retire l'homme à lui-même, c'est la réanimation de l'inerte ». Foucault propose « de désaliéner l'homme en le réconciliant avec sa propre essence », sa part de nuit, de silence, de refus muet. Il pense à cet « Autre fraternel et jumeau » qui gît en nous. « L'Autre de l'homme doit devenir le Même que lui. » L'Autre ! Oui, on sent poindre le fou, le délinquant, l'ouvrier incarcéré, ces figures inquiétantes de la littérature moderne, Mallarmé, Artaud, Beckett... Contentons-nous, semble dire Foucault, de le§ éprouver en nous ! 81

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Quand, dans les années soixante-dix, il m'arrive d'aller chez Foucault, rue de Vaugirard, pour récupérer un texte du Groupe d'information sur les prisons destiné au journal, selon l'heure, je tombe en matinée sur un personnage en peignoir blanc. J'attends qu'il ait fini de rédiger son texte. Sinon, un polo impeccable serre son buste de moine zen. Je découvre un séjour clair ; les ombres sont ailleurs ; j'ai vite fait de repérer dans sa bibliothèque un ouvrage de René Crevel, un suicidé du surréalisme. Il écrit, je lis. Il me tend son texte, je lui parle de Sartre. Quelle chance rare en ces années-là de rencontrer, la même semaine, Sartre et Foucault ! J'aurai surtout l'occasion de l'interroger sur Sartre fin 1977 ou début 1978, alors que nous venons de faire paraître ensemble, en collaboration avec l'historienne Michelle Perrot, la première édition moderne en français du Panoptique de Jeremy Bentham 9 , ouvrage dont il est beaucoup question dans Surveiller et punir. Son auteur, un juriste anglais, a adressé en 1792, à l'Assemblée nationale, ce texte qui porte en sous-titre : « Sur un nouveau principe pour construire des maisons d'inspection, et nommément des maisons de force. » Car le panoptique fonctionne comme tour de contrôle ; le surveillé ne sait jamais s'il est ou non surveillé, aussi finit-il par intérioriser « l'oeil du pouvoir ». Quel pouvoir ? Tous les pouvoirs ! Les pouvoirs peuvent changer, pas la tour de contrôle... Rue de Vaugirard, Foucault lâche, avec un sourire carnassier : « Sartre a du génie, moi pas ! » Il avoue 82

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ne l'avoir jamais compris10. Mais « cogito cartésien » et « génie », n'est-ce pas un peu la même posture, centrée sur l'Homme, l'ego, le « moi », et non cet Autre sans contours ? Et Foucault de faire ce commentaire : « Les vrais salauds sont rares », quand, pour Sartre, ils pullulent : ce sont ceux qui se sont arrangés pour mettre le Bien et le Droit de leur côté. Foucault dit n'avoir jamais marché sur les pavés de l'Histoire mais dans son caniveau. L'Autre de Sartre est dans l'Histoire, du moins encore à cette époque, quand celui de Foucault en est absent. Sartre donne pour mission à l'intellectuel de dépasser sa classe d'origine, de viser l'universel. Foucault, en aucun cas ! À « l'intellectuel total » de Sartre, il oppose « l'intellectuel spécifique », celui qui se mobilise au sein du GIP. Totaliser les luttes, comme le réclame Sartre, c'est immanquablement reconstruire un pouvoir, effacer cet Autre, en nous, en tous, peut rétorquer Foucault. Un soir dans mon bureau des éditions du Seuil où je travaillais à l'époque - en 1981 - , il me remit le texte d'une intervention faite lors d'une conférence de presse à Genève, en faveur des boat people, rédigé, me dit-il, à la va-vite. Mais éclairant. « Il faut refuser le partage des tâches, aux individus de s'indigner et de parler ; aux gouvernements de réfléchir et d'agir. [...] L'expérience montre qu'on peut et qu'on doit refuser le rôle de la pure et simple indignation qu'on nous propose11. » Etre ou ne pas être majeur... En 1966, Sartre répond immédiatement aux attaques de son cadet - vingt et une années les sépa-

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rent. Dans la revue L'Arc, il rappelle : « L'essentiel n'est pas ce qu'on fait de l'homme, mais ce qu'il a fait de ce qu'on a fait de lui12. » Il y a dans l'air comme une entente cordiale. Sartre adhère au combat de Foucault en direction des prisons. Le 15 février 1971, dans le n° 2 de J'Accuse, il publie un nouvel article, «Violence et grève de la faim ». Il fait un parallèle entre les grèves de la faim de Gandhi, en Inde, et celles des maos, à Paris : « Celles de Gandhi étaient essentiellement des "prières" : elles s'adressaient aux Indiens de religion hindoue et aux musulmans pour qu'ils mettent fin à leurs conflits, bref à des frères. Je ne crois pas qu'il ait jeûné contre les Anglais. » Celles de Geismar, au contraire, s'adressent à ses adversaires. Sartre écrit : « Ils [les bourgeois] ne veulent pas qu'on leur révèle ce qu'ils savaient sans se l'avouer : que le régime pénitentiaire est un scandale et que les prisons de France sont parmi les plus arriérées de l'Europe. » Pas de références à des luttes plus globales. Une autre affaire va réunir Sartre et Foucault : l'incendie d'un dancing où ont péri cent quarante-deux jeunes. Dans le n° 3 de J'Accuse, daté du 15 mars 1971 - le journal n'aura en tout que cinq numéros - , Sartre interpelle Georges Pompidou, président de la République. La rédaction du journal donne ce titre à son article : « Les conclusions de Jean-Paul Sartre. » Georges Pompidou, président de la République, si on suit la démonstration de Sartre, vient de faire preuve d'une « criminelle incompréhension » dans une très

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sale affaire : l'incendie, le 1er novembre 1970, du 5/7, un dancing, à Saint-Laurent-du-Pont, une commune près de Grenoble. Cent quarante-deux jeunes, en effet, ont été carbonisés. L'enquête de l'Association des parents et amis des victimes a déjà révélé que l'administration a délivré le permis de construire à un projet sans fenêtre, sans bouche d'aération, sans bouche d'incendie, sans téléphone. Avec un tourniquet de sortie qui se bloquera. L'ombre de la mafia locale plane. Qui inculper ? Les parents des victimes désignent l'administration, le maire de Saint-Laurentdu-Pont. En vain. C'est la fatalité, une fois de plus, qui est l'accusée ! Mais où l'affaire touche Pompidou, c'est qu'il a gardé un chèque de 25 000 dollars, établi par un homme d'affaires américain - il a une usine à Chambéry - pour venir en aide aux familles des victimes. Il a cru bien faire en libellant son chèque à l'ordre de la chancellerie de la Légion d'honneur. Le chancelier de l'ordre l'a adressé au grand maître de l'ordre, le président de la République. Le chèque est à l'Elysée, mais l'Elysée n'en a rien dit aux familles. « Comment Pompidou s'en justifie-t-il ? écrit Sartre. Par un argument typiquement bourgeois : ces gens-là n'ont pas perdu leurs biens, seulement leurs enfants, donc ils n'ont pas besoin d'argent. » Et puis ce commentaire, venu de quelle révolte sinon la sienne ? « Si Pompidou avait perdu un fils de vingt ans, quelle que puisse être sa propre douleur, il y aurait gagné sur le plan matériel ; dans les familles bourgeoises, un fils de vingt ans 85

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ne gagne pas encore sa vie, il faut l'entretenir. » Certes, Sartre n'indique la chose que pour montrer la criminelle incompréhension de Pompidou qui ignore ou veut ignorer que, parmi les disparus, beaucoup étaient soutien de famille. La présidente de l'Association des parents et amis des victimes, l'admirable Mme Espinosa13, a essuyé un refus quand elle a réclamé le chèque : il n'est pas à l'ordre de son association ; il faut un nouveau chèque ou l'accord du donateur américain. Sartre peut ajouter : « Les familles le réclament ? Pompidou est écœuré, on l'entend d'ici répéter le mot célèbre de Flandrin sur le "matérialisme sordide des masses". » Il lui reste encore à planter la dague entre les deux sourcils épais de Pompidou : « Mais, plus profondément, les morts de Saint-Laurent-du-Pont, il les hait : ils avaient bien besoin de dénoncer au prix de leurs vies le mélange d'incompétence et de cupidité qui caractérise le régime. » Le manuscrit de cet article atterrit dans la poubelle de J'Accuse, après que notre jeune secrétaire l'eut dactylographié ! Je le tiens quand débarque Gérald, le fils de Liliane Siegel. Il est venu récupérer le manuscrit. Je me tais. Je sors. Je marche vers la Seine. Les autres articles, pas tous heureusement, seront eux récupérés puis vendus aux enchères après la mort de Sartre ! Foucault interviendra dans l'affaire du 5/7. À Grenoble, en effet, la situation s'avère plus sordide encore. Une note confidentielle du député de l'Isère, Aimé Paquet, au ministre de l'Intérieur de l'époque, 86

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Raymond Marcellin, confirme l'hypothèse d'un attentat crapuleux : « Nous entrons dans un domaine d'où on ne ressort pas toujours vivant. Il s'agit du milieu14..- » On en parle quand Foucault débarque à Grenoble, le 24 novembre 1972, pour se joindre à un meeting. A la tribune, à ses côtés, Pierre Marzocco, ouvrier câbleur qui a perdu sa sœur au 5/7, et Joseph Tournel, spécialement venu de Bruay-en-Artois. Sept personnes en tout. Le Palais des Glaces est rempli de monde. Foucault, son crâne chauve, son visage appliqué, le regard porté vers la salle, vêtu de noir, prend la parole, dénonce courageusement les liens entre le monde politique et les polices parallèles : « À travers tout le pays, se met en place discrètement, à bas bruit ou avec éclat, peu importe, tout un quadrillage : le député avec sa cocarde, les cadres UDR, le SAC, les recherches et contentieux, les policiers parallèles ou pas parallèles. Les truands désormais se chargent d'encadrer la population, de la faire marcher au pas ou de la réduire au silence. » L'administration ? « Elle laisse faire les escrocs, elle laisse faire les truands, elle laisse faire partout et chaque fois que quelqu'un peut faire du profit. » L'Etat se fascise. Il revient sur l'incident lui-même : «Alors, nous ne pouvons pas laisser dire que, pour l'administration, l'incendie du 5/7 c'était un accident imprévisible et regrettable. En fait, tout était fait au 5/7 de telle sorte qu'il ne pouvait que brûler comme une torche. C'était de l'étoupe [...] la veille de la Toussaint 70, tout était ea place pour que ce qui est arrivé arrive15. » 87

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Dernier numéro de J'Accuse, le n° 5, en date du 1 mai 1971. Dernière contribution de Sartre avant la fusion de J'Accuse avec La Cause du peuple : «JAccuse et la politique ». À nouveau, Pompidou est la cible. Sartre lui reproche de vouloir réconcilier les Français avec la « démocratie parlementaire », alors que la presse vient de publier un sondage prétendant que 63 % des Français sont pour Pompidou, « dieu double qui favorise à la fois l'intégration et la fascisation », commente Sartre, qui ajoute : « 63 % des Français satisfaits de Pompidou : comment est-ce seulement possible t [...] On découvrira, sous la "stabilité électorale", la vérité d'une société en marche vers sa Révolution. » Sartre reviendra à la charge contre Pompidou, le 20 octobre 1972, avec un texte repris en affiche : « Nous accusons le président de la République. » De quoi ? « [...] d'être entièrement responsable d'un système dans lequel l'État ne se contente plus d'exercer le pouvoir au nom de la classe dominante mais où il est entièrement absorbé par le capital et où c'est le patronat qui fait directement la politique. » Fini JAccuse ! Les « démocrates », ou plutôt ceux chargés de les incarner, ont fui le journal. J'intègre La Cause du peuple!JAccuse. Reprendre mon boulot d'ingénieur me paraît impossible : j'en garde le souvenir de pots-de-vin distribués pour obtenir des marchés dans la construction d'immeubles sociaux, de résidences pour personnes âgées ; je méprise ceux qui s'y livrent, jusqu'à moi-même qui un jour accepte une enveloppe bourrée de billets de banque. Je me er

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vois vieillir. Le seul personnage qui m'est sympathique - il finira dans un asile -, c'est un ingénieur qui reçoit ses clients face vers le mur, avec sur la nuque un masque de Mickey qui les regarde. « Quel beau métier tu faisais... » soupirent mon oncle, ma tante. Quand je n'avais qu'une hâte : m'y dérober avec ce sentiment que je gâchais ma vie. Mon échappée, ce fut mai 1968 ! Avec ce passage à La Cause du peuple, je renonce à tout salaire ; Ghislaine, avec qui je vis, va m'aider puis s'éloigner, et notre fille Sophie avec elle. Que me reste-t-il, alors ? On peut sourire de cette réponse : la révolution ! Sartre s'y réfère même si Foucault, évidemment, n'en dit rien ! Où en est leur entente cordiale ? Les deux philosophes se retrouvent le 27 novembre 1971. Ce jourlà, ils se rencontrent réellement pour la première fois. L'écrivain Jean Genêt, l'éternel délinquant, est là et leur sert de trait d'union. En 1952, dans son Saint Genety Sartre écrit : « Genêt ne s'adresse ni au criminologiste ni au sociologue mais à ce "Français moyen" qui se décore lui-même du nom d'honnête homme16. » En 1956, Foucault, en poste à Uppsala, la grande ville universitaire suédoise, cite volontiers Genêt dans ses cours17. Ce 27 novembre, tous les trois sont à la Goutte-d'Or, le quartier des immigrés, dans le XVIIIe, pour dénoncer un crime raciste : un jeune Algérien de quinze ans, Djelalli, a été abattu le 27 octobre par le concierge de son immeuble. Avec une escorte de maos - Roland Castro, André Gluckstpann... - ils s'engagent dans la rue du Faubourg89

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Poissonnière désertée, quadrillée par les CRS. Sartre se saisit d'un mégaphone, prend la parole, puis passe le micro à Foucault. Sartre est amaigri, fatigué, déjà malade. Quelques jours plus tard, il lâche à Simone de Beauvoir : « J'ai épuisé mon capital santé 18 . » Il ne va pas à Toul, où a éclaté en décembre à la centrale de Ney une mutinerie farouchement réprimée : « Nous voulons la dignité », clame une banderole hissée sur le toit. Le GIP a révélé l'existence de lits de contention sur lesquels on attache les détenus qui ont tenté de se suicider, avec un trou dessous pour recueillir leurs excréments, comme anonymement un aumônier de la prison l'a révélé, en réponse à un questionnaire. Foucault a personnellement voulu enquêter. Il s'est longuement entretenu avec Mme Rose, le médecin psychiatre de la centrale de Ney — elle perdra son poste. Le 5 janvier 1972, à Toul, Foucault monte à la tribune d'un cinéma sordide, le Rex, et, devant un parterre qui compte deux rangs de gardiens de la prison, de matons en uniforme, avec leurs casquettes, il prend la parole. Ce jour-là est lu un message de Sartre que publiera La Cause du peuple : « Qu'est-ce qu'un détenu ? C'est un homme qu'on détient contre sa volonté. Pourquoi le détient-on ? Parce qu'il a osé se révolter individuellement contre notre sinistre société19... » A Toul, deux cent seize détenus ont entre seize et vingt et un ans, sont des ouvriers, des «voleurs de voiture » : « L'auto, aujourd'hui, c'est l'homme, l'homme défoulé, criard, vantard, et se prenant pour 90

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son automobile. Voler une voiture, c'est toucher à l'homme. » Le ton monte : « Nous ne sommes des honnêtes gens que parce que nous nous sommes résignés. Ils sont des détenus parce qu'ils se sont rebellés ! » Il se rallie à eux : « C'est nous, c'est notre frère, notre fils, qui n'a pas eu de chance. » Enfin, son texte tranche : « Il est impossible de vivre, et la plupart du temps, impossible de mourir. » Le 18 janvier 1972, voici encore Sartre et Foucault ensemble dans le hall au sol de marbre du ministère de la Justice, à Paris, quelques jours après le meeting de Toul. Sartre est au bras de Michèle Vian, en bottes blanches, bas noirs et minijupe sous son manteau. Foucault, couvert pour l'hiver, avance près de son aîné. D'autres sont là comme Gilles Deleuze, Claude Mauriac... Bientôt, sous les voûtes du ministère, éclate : « Pleven assassin ! » Puis, Foucault donne lecture d'un rapport rédigé par les détenus de la prison de Melun sur leurs conditions de détention. On peut dire que, pour Foucault, ses actions sur les prisons vont animer son grand livre : Surveiller et punir', « l'un des plus beaux livres de Foucault, peut-être le plus beau20 ». Et s'il en a tant soigné l'écriture, c'est pour le rendre lisible à ces détenus, ses frères en « caniveau ». Le 26 février 1972, ils se retrouvent encore devant les grilles des usines Renault, à Billancourt, pour enquêter sur la mort de Pierre Overney, militant mao tué d'une balle en plein cœur tirée par le chef du sewice de sécurité de la Régie. Et Genêt est toujours 91

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là. Réunis ? Même s'il ne le proclame pas au grand jour, Foucault craint que les révoltes des détenus ne soient récupérées par la Gauche prolétarienne, par Sartre ; qu'elles viennent alimenter l'idée d'un « sens » de l'Histoire. Il n'a pas apprécié - pas plus que Daniel Defert d'ailleurs - la chute de l'intervention ni le lyrisme de Sartre à Toul, le 5 janvier 1972 : « Cette révolte généralisée si elle éclate, la considérerons-nous du dehors avec des sentiments mêlés, y verrons-nous un forfait supplémentaire de cette race d'enfer [...] ou bien y verrons-nous le commencement de notre lutte ? » Quelle lutte ? Leur désaccord éclate avec la parution du numéro spécial des Temps modernes, « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie », au printemps 1972 21 . Un numéro entièrement dirigé par les maos. Avant, il faut expliciter ce titre, « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie », car il résume les positions de la Gauche prolétarienne de l'époque. Elle a d'ailleurs spn théoricien : André Glucksmann. Je le revois, sa chevelure noire, souple, battant ses joues, sorte de jeune premier ténébreux, au courage véritable. Alors que les CRS, à Censier, lancent leurs grenades lacrymogènes, il se dégage d'un pilier, regarde ces corbeaux noirs occupés à tirer. Dans le n° 4 de J'Accuse, en date du 8 avril 1971, Glucksmann a déjà écrit un texte important, « Le fascisme qui vient d'en haut ». Dans Les Temps modernes, Glucksmann signe « Fascismes : l'ancien et le nouveau ». Ce genre d'article ne pouvait s'écrire sans l'imprimatur de Pierre 92

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Victor, encore qu'il y mît les formes avec « Glucks ». Ce que note un lecteur d'aujourd'hui, c'est la scrupuleuse loyauté dont fait preuve l'auteur à l'égard des mouvements sociaux de l'époque : Renault, Ferodo, Toul... S'il se montre évidemment sensible, comme le pouvoir d'ailleurs, mais lui a contrario, à « la révolte ouvrière », c'est pour les démonstrations de démocratie « directe » ou « nouvelle » dont elle fait preuve, court-circuitant la démocratie indirecte, représentative, parlementaire, avec les séquestrations, les luttes contre une hiérarchie fasciste, une organisation du travail oppressive, autoritaire, avec les actes de justice populaire, les actes de dignité comme à Toul. Mais l'épicentre ne saurait être oublié : la classe ouvrière. « Les usines deviennent la base d'appui de la guerre contre le nouveau fascisme. » Le nouveau fascisme, en effet, ne dispose pas de bases d'appui dans les couches populaires comme l'ancien, du temps de l'Allemagne nazie. « Le nouveau fascisme trouve précisément en face de lui des mouvements populaires qui unissent prolétariat et classes intermédiaires. » De Renault aux révoltes paysannes, de Renault aux petits commerçants, de Renault aux prisons. Faute de base, c'est l'appareil d'État, autrement dit sa police et sa justice qui s'adonnent aux méthodes fascistes, à visage découvert : le fascisme vient d'en haut ! Il fait la guerre au peuple : « La fascisation a pour ennemi direct les masses, le mouvement de leurs révoltes et de leur unité. Telle est la particularité historique du nouveau fascisme, il ne peut plus organiser directement une 93

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fraction des masses. » Aussi assiste-t-on à une « utilisation guerrière de l'appareil d'Etat ». Il va sans dire que l'article est truffé de citations de Mao ! « La tendance générale dans le monde est à la révolution. » Geismar, face à ses juges, a souligné avec humour : « Que voulez-vous, il y a eu une époque où les rapports entre l'Etat et la majorité du peuple passaient par les députés, avec de Gaulle, ils sont passés par la télévision, sous Pompidou, ils passent par la police. » Le texte de Glucksmann est daté de janvier 1972. Cette idée selon laquelle la France des années soixante-dix connaît une situation « préfasciste », Sartre et Foucault y souscrivent, ainsi que d'autres intellectuels, comme Gilles Deleuze, Jean-Pierre Faye - un des meilleurs spécialistes européens de l'espace totalitaire nazi. Les conflits traduisent, qu'on le veuille ou non, un appel à plus de dignité, de justice, d'humanité, de liberté. L'impact des polices patronales, syndicales, parallèles comme les SAC, n'en est que plus clair. Glucksmann écrit bien : « La "contestation" place la classe dominante devant un problème inattendu ; il ne suffit plus que l'ordre soit défendu, il faut qu'il soit rétabli dans les usines, les rues, les têtes. » Dans un texte inédit d'un feuillet - même papier quadrillé que Sartre - , Simone de Beauvoir renchérit : « Le tribunal populaire est la manifestation de la souveraineté populaire et il doit donc aussi avoir le droit de siéger afin d'informer le public de certains faits et d'obliger la grande presse à en parler. À l'heure qu'il est, nous sommes dans une situation préfasciste. » 94

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Pour incarner au plus près ce discours, la nuit, certains d'entre nous se glissent dans la peau de résistants torturés, dans un bar, rue Lauriston. Pas à Pigalle qui sent sa mafia. Rue Lauriston où, pendant la guerre, la Gestapo avait ses bureaux, ses bourreaux. Le bar est en sous-sol. Lequel d'entre nous s'est souvenu que dans cette rue, pas loin de l'Étoile, la Gestapo torturait les résistants ? Nous y sommes avec Francis Bueb, Christian Jambet... Notre jeunesse surprend, attire les filles. Dérivons-nous vers le désir ? Foucault, dans ce numéro spécial des Temps modernes, débat avec Pierre Victor de justice populaire. Cette discussion a commencé en juin 1971, « lors du projet d'un tribunal populaire pour juger la police ». La France n'est pas fasciste, mais sa police l'est déjà. Les bavures se multiplient : c'est même la règle. Le 9 février, un jeune instituteur a eu le visage défiguré par une grenade policière. L'affaire la plus célèbre reste celle de ce journaliste du Nouvel Observateur, Alain Jaubert, tabassé dans un car de police le 29 mai 1971, et dans un si sale état qu'il est transporté à la salle Cusco de l'Hôtel-Dieu. Beaucoup de gauchistes - dont Denis Clodic du Comité de lutte Renault - découvriront ce lieu où la police dépose ceux qu'elle a matraqués : un ensemble de petites cellules mansardées et verrouillées de 2,5 x 2,5 mètres, sous les toits de l'hôpital, des cages à la Louis XI ! Citons encore cette affaire : à Grenoble, un manifestant, Pierre F., est arrêté : les policiers lui mettent une poignée de tracts dans la bouche et les font brûler. 95

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L'idée de tenir un tribunal populaire contre la police sur le modèle de celui de Lens vient de cette « fascisation » de la police. Sartre rédige à nouveau le tract d'appel : « Un tribunal populaire est projeté pour le 27 juin. Il étudiera le rôle de la police dans la vie quotidienne des Français depuis le 1er janvier 1971. » Il fixe pour but à ce nouveau tribunal de répondre à la question : « La police est-elle aujourd'hui un organisme d'oppression exclusivement au service de la minorité dirigeante22 ? » Sartre poursuit : ce tribunal ne sera pas, pas plus qu'à Lens, « l'ignoble mascarade qu'a flétrie Pleven devant l'assemblée». Le vendredi 11 juin 1971, le ministre de la Justice a lu un tract censé s'en prendre aux racistes : « Pour eux, l'hôpital ne suffit plus, c'est la morgue qu'il leur faut. » Ce tract a été diffusé la veille à Aix-en-Provence. Mais écrit par qui ? Pleven dénonce un « tribunal populaire à Aix qui, réuni clandestinement, a condamné dix personnes à mort ». Sinistre affabulation, mais l'époque est ainsi : le pouvoir s'affole, cherche à manipuler l'opinion. Encore une fois, rappelle Sartre, « nous nous bornons à désigner les coupables, s'il en est, et nous ne prenons pas l'initiative de formuler des sanctions précises et de les faire exécuter ». Les sanctions, là aussi, resteront « exécutoires ». Prévu pour le 27 juin 1971, ce tribunal ne se tiendra pas. Pourtant, Sartre a enfoncé le clou dans La Cause du peuplelJ'Accuse, le 28 juin : « Le tribunal contre la police, c'est le tribunal contre le fascisme et la police. 96

ATTENTION, FOUCAULT !

Les tribunaux populaires sont aujourd'hui une forme de lutte contre la fascisation. Il pourrait y avoir un tribunal sur la condition des immigrés. » En tout cas, Tidée même de justice est populaire et, à ce titre, nullement la propriété de la bourgeoisie qui en a détourné le cours pour en faire un outil de subordination. Fin juin, rapporte Simone de Beauvoir, Sartre va très mal : il ne peut plus ni manger ni parler sans souffrir. Le seul qui puisse le relayer, c'est Foucault, le Foucault du GIP. Mais Foucault est en désaccord avec les formes du tribunal populaire et le fait savoir à Pierre Victor. Le débat, commencé en juin 1971, trouve sa version définitive le 5 février 1972, date à laquelle la discussion est enregistrée en vue du numéro spécial des Temps modernes, « Nouveau fascisme, nouvelle démocratie ». Foucault - tenons-nous-en à ses seules interventions pour la clarté de son débat avec Sartre - récuse ce qu'il appelle « la scène du tribunal », cette scène même sur laquelle Glucksmann en janvier 1971, dans J'Accuse, avait interrogé Sartre. Cette triangulation, avec un juge derrière une table, le peuple qui « crie coupable » et les accusés qui sont « coupables » ou « innocents », n'est pas du goût de Foucault. Pas d'accord avec ce trio : juge, accusateur, accusé. Il s'en explique : « Dans le cas d'une justice populaire, tu n'as pas trois éléments, tu as les masses et leurs ennemis. » Le juge, ce troisième élément, cette instance tierce entre le peuple et ses ennemis, n'est jamais neutre". « Est-ce qu'on ne voit pas réapparaître là l'em97

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bryon même fragile de l'appareil d'État ? » En effet, un juge hésiterait à condamner un patron à travailler à la chaîne, faire l'expérience des cadences infernales, au moins pendant quelques jours. Ce « tierce », ce « juge derrière une table » dénaturé l'élan de la justice populaire. Ce qui transparaît, c'est le respect que Foucault porte à cet « Autre fraternel et jumeau ». L'auteur des Mots et les Choses en devine la présence dans la « plèbe » : rebelle au travail en usine, au profit, à toute forme de soumission, d'obéissance, rebelle à la propriété privée ; autrement dit, « la plèbe non prolétarisée », sans statut de salarié, celle qui meuble les prisons, les asiles. Un truand ne se tue pas : il pactise, attend. L'usine ouvre sur l'asile, comme le prouve cette fiche médicale d'un travailleur, publiée par La Cause du peuple le 1er juin 1971 : « Envoyé par le docteur C. ; monteur de filtres ; n'avançait plus sur le travail ; regardait les gens travailler. Rentrait chez lui fatigué. Neuf frères et cinq soeurs. Père invalide. Entendait une voix qui le traitait de voleur. Voyait des nuages dans l'atelier. N'a jamais fait l'école buissonnière. » Ce juge, en vérité, défend une vision du travail, de la discipline, de la société... Le système police-justiceprison « a pour rôle de contraindre le peuple à accepter son statut de prolétaire et les conditions d'exploitation du prolétariat ». De l'éloigner de « l'Autre », ce mauvais exemple qui refuse de se rendre, lui, aux valeurs bourgeoises. 98

ATTENTION, FOUCAULT !

Alors, évanoui le tribunal populaire contre la police ? Pas tout à fait ! Le mercredi 29 septembre 1971, trois gars sautent sur un flic en train de régler la circulation, dense à cette heure, 18 h 30, au carrefour Ledru-Rollin. Tiens, « Rollin » comme Olivier « Rolin », le chef de la Nouvelle Résistance populaire ? Le flic se débat : ils sont obligés de lui passer les menottes ! Ils échangent son arme de fonction contre un pistolet à eau, en plastique, auquel est accrochée une étiquette : « Avec cette arme-là, on pense que la sécurité du public sera mieux assurée qu'avec une arme pouvant tuer. » Puis les trois agresseurs, armés de fausses moustaches, distribuent un tract aux badauds attroupés et plutôt rigolards : « Désarmer la police, c'est juste ! » Ils filent. La presse du lendemain va faire tout un tintouin. L'Humanité, France-Soir... Le Monde parle de « loi du talion », œil pour œil, dent pour dent. Aussi la Nouvelle Résistance populaire adresse-t-elle un communiqué à l'Agence de presse Libération (APL) pour rappeler que ce policier n'a pas été frappé, seulement maîtrisé. L'APL ? La préfiguration de Libération. Cette agence de presse, dirigée par l'écrivain Maurice Clavel, a été créée le 18 juin 1971 - décidément une date qui compte pour les maos ! L'APL se fixe pour mission de doubler l'AFP : produire des dépêches sur des conflits dont personne ne parle. L'idée est de Jean-Claude Vernier, l'ancien centralien - « Petit Prince » égaré dans la galaxie mao ? En 1979, il écrira : « Il y a des étoiles qui n'ont pas d'histoire et qui ne laissent rien, pas même un 99

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trait de passage dans le ciel. Il y en a qui s'éteignent discrètement, sans que personne se souvienne qu'elles avaient brillé23. » Qui se souvient que cette étoile fut un peu, beaucoup, le premier père de Libération ? Ce débat sur la justice populaire, Sartre — qui va mieux, mais continue de boire et de fumer - le relance, le 25 février 1972, à Bruxelles, devant un public très bourgeois. Les femmes, rapporte Simone de Beauvoir, « très habillées sortaient visiblement de chez le coiffeur24 ». Invité du jeune barreau belge, depuis la tribune du Palais des Congrès, Sartre lit son texte25. Il se rend aux idées de Foucault, dénonce cette justice qui « appartient à l'Etat » et non au peuple : « Comme le dit encore Foucault, son rôle depuis le XVIIIe siècle a été d'opposer l'une à l'autre deux catégories de masses », celle qui forme le prolétariat, qui accepte un travail à très bas salaire, et dont les membres ne sont pas condamnables, dans la mesure même où ils acceptent cette situation parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement ; et l'autre catégorie, celle qui refuse ces conditions de vie, et dont les membres sont par là condamnables pour délit de vagabondage. Aux bourgeois réunis ce soir-là, il lance : « Bercot salaud, le peuple aura ta peau », un slogan de La Cause du peuple adressé à un cadre terroriste. Il veut expliquer à la bourgeoisie de Bruxelles que La Cause du peuple est un journal où le peuple parle au peuple ! Début 1973, il revient sur ce thème dans la revue belge Pro justicia qui l'interroge sur les réserves de 100

ATTENTION, FOUCAULT!

Foucault à propos de cette «scène du tribunal 26 ». Sartre se montre plus nuancé alors : « Nous ne sommes pas d'accord, les maos d'un côté, et lui de l'autre. » Pierre Victor, en bon maoïste, a défendu avec énergie ce juge derrière sa table, lors du débat avec Foucault. Il tient à cette présence tierce, nécessaire en période révolutionnaire. Les masses ont besoin d'être éclairées, et ce juge, en tant qu'émanation du parti, sera cette lanterne. Son rôle, c'est de discipliner tous les actes de justice populaire, d'en éviter les excès. Pierre Victor évoque « une instance de normalisation ». Foucault : « J'aimerais mieux dire : instance d'élucidation politique. » Le débat a parfois reflété le délire de l'époque ! « Je vais te donner un exemple fictif, dit Victor à Foucault. Il est vraisemblable qu'on ne liquidera pas tous les patrons, surtout dans un pays comme la France où il y a beaucoup de petites et moyennes entreprises, cela ferait trop de monde... » D'où, encore une fois, ce rôle d'éducateur dévolu à ce juge et, à travers lui, au parti des prolétaires. « Nous considérons que le peuple peut fort bien créer une cour de justice. Prenons par exemple les exposés d'amertume en Chine », déclare Sartre à la revue belge, dans le droit fil des positions de Pierre Victor. Comme lui, il pense à ces ouvriers et ces paysans qui, en assemblée, font part de leurs griefs à la classe dirigeante, au parti, à ce tiers éminent. « Ces assemblées peuvent fort bien fonctionner sans que tout ce que dit Foucault soit compromis. » Et pourtant, dans cet entretien de 1973, Sartre, éternel 101

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libertaire, ne peut s'empêcher de lâcher : « Foucault, lui, est plus radical : toute forme de justice bourgeoise ou féodale suppose le tribunal, la Cour, les juges qui sont derrière la table, donc on les supprime. » En 1973, Sartre parle de « société mao », de la « méthode Mao ». Il s'est découvert des points communs avec le Grand Timonier lui-même et en fait part à Pierre Victor et Philippe Gavi, au cours d'un entretien en décembre 1972. Sa Critique de la raison dialectique, conçue comme un contrepoids à L'Etre et le Néant - trop individualiste, idéaliste - , recoupe, dit-il, « non pas le petit livre rouge », mais des passages qu'on trouve « dans les œuvres complètes » de Mao 27 . Autrement dit, Sartre se serait attelé à la lecture de cette somme ! Pas Victor qui, ébahi, presse Sartre : « Précise ! » Sartre précise : la méthode de Mao n'est pas fondée sur le déterminisme — qu'il hait tant ! Elle ne se prétend pas « scientifique » comme celle des marxistes-léninistes de Moscou pour qui un homme n'existe pas hors des forces économiques en présence. La méthode de Mao l'intéresse « parce qu'elle étudie les rapports des hommes entre eux (classes, groupes, rassemblements, armées) ». Ce sont ces rapports qu'à sa façon il explore dans sa Critique de la raison dialectique. Est-ce bien anodin si, de toute son œuvre philosophique, seul un chapitre de cet ouvrage a été traduit en chinois28 ? Sartre en « dernier des maos » ? Hélas, ce printemps 1973, l'hiver de la cécité menace.

5 Billancourt

Le lundi 14 février 1972, Pierre Victor me demande d'appeler Sartre. C'est urgent. La conversation sera brève — le philosophe est sur écoutes -, et la réponse immédiate : « Dans une demi-heure, en bas de chez moi ! » Un bistrot, une petite table. Nous sommes tous les trois. Depuis toujours, le tutoiement est de rigueur, ce tutoiement qui choquera tant son ancien clan. Victor porte son habituel blouson, un pull léger, et une chemise au col ouvert, malgré le froid. Sartre écoute, parle peu. Nous l'avons sans doute arraché aux notes préparatoires du tome IV de son étude sur Flaubert qui, à cause de sa cécité, ne paraîtra jamais. Pierre Victor va droit au but. On perçoit ce léger accent qu'il a rapporté de sa jeunesse, au Caire. Les gaullistes de gauche, explique-t-il à Sartre, avec à leur tête Jacques Debû-Bridel, ancien résistant, membre fondateur du Conseil national de la Résistance, nous OM lâchés. En mai 1970, Debû-Bridel avait écrit à 105

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Sartre devenu directeur de publication de La Cause du peuple : « La liberté de l'esprit, pour laquelle nous avons combattu contre la Gestapo et ses complices, est menacée par des saisies abusives de journaux, par le projet de loi pompidouiste réprimant les manifestations et par la répression policière sans précédent depuis 1944. » Un mao ne saurait mieux dire ! Des liens s'étaient tissés. Mais ce matin, un à un, les gaullistes de gauche ont finalement dit non : ils n'entreront pas dans l'usine Renault de Billancourt pour y distribuer des tracts ; ils préconisent de rédiger plutôt une pétition contre la direction qu'ils signeront volontiers. C'est, pour nous, trop « légal » et, surtout, beaucoup trop tard. Notre visite a été annoncée discrètement dans l'usine où des ouvriers ont été abusivement licenciés : tous étaient membres du Comité de lutte Renault, considéré par les maos comme le modèle de ces nouveaux rassemblements d'ouvriers, indépendants des syndicats « collabos ». Dans celui de Renault-Billancourt, les « établis » sont nombreux. Au moins deux sont membres du comité exécutif de la Gauche prolétarienne qui compte Olivier Rolin, Joseph Tournel, un certain « Tarzan » de son surnom... Les tracts, c'est pour dénoncer ces licenciements politiques ! Sartre est pressé, donne son accord : il sera sur place à 15 h 30. Il a maintenant rendez-vous à son studio avec Maren Sell : une interview destinée à l'hebdomadaire allemand Der SpiegeL J'ai pris ce rendez-vous pour Maren, amazone gauchiste... 106

BILLANCOURT

Il est intéressant de relire cet entretien - jamais paru en France — à quelques heures de l'entrée de Sartre à Billancourt, caché dans une estafette Renault. A propos de l'« efficacité » d'une pétition, Sartre décrète : « Signer une pétition dans la ligne de la gauche proprement dite, je veux bien, mais je n'attribue aucune importance à une signature1. » Pour lui, c'est comme « la tricherie électorale », sans conséquence. « C'est ça le nouveau fascisme. » Il ne se reconnaît plus dans l'intellectuel classique, « celui qui, ayant une conscience malheureuse, s'en réjouit». Malheureuse pourquoi ? Parce qu'un intellectuel, au moins théoriquement, est supposé travailler pour l'universel mais il s'aperçoit que « tout ce qu'il fait est détourné au profit d'une seule classe ». C'est vrai pour la médecine, pour la justice... On pourrait poursuivre la liste indéfiniment. Alors, que les intellectuels osent se déclasser, se mettre directement au service de la classe ouvrière ! « Qu'ils aillent au peuple à propos de ce qui leur paraît inique, qu'ils se mettent à sa disposition, qu'ils travaillent avec lui, qu'ils fassent de l'illégalité avec lui : c'est essentiel ça. » Et qu'ils en acceptent la première des conditions : défier la légalité bourgeoise. Sartre revient sur l'occupation du CNPF (le Conseil national du patronat français, aujourd'hui le MEDEF), à Paris, le 10 janvier 1970, par des intellectuels comme Jean Genêt et Marguerite Duras, occupation dont la Gauche prolétarienne n'était en rien partie prenante. Sartre dit : « Il faudra arriver à ne plus faire cela. » Car il déplore l'absence, ce jour107

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là, de la classe ouvrière. Il veut des actions mêlant les intellectuels et les ouvriers. Alchimie folle où l'intellectuel classique doit se transformer en son contraire, sortir de ses limites de classe. Alchimie par laquelle, même si ce jour-là Sartre n'en dit pas un mot, l'ouvrier, lui, doit devenir philosophe. « Le philosophe sera un homme quelconque, que des raisons particulières auront amené à se poser la question : "Qu'est-ce qu'un homme" et à tenter d'y donner une réponse2. » Maren poursuit son interview : « Est-ce que vous continuez malgré tout votre Flaubert ? » Sartre : « C'est ça que je devrais faire disparaître, mais comme j'ai soixante-sept ans et que c'est commencé déjà depuis dix-sept ans, je le finis. » Il compte mettre encore deux ou trois ans pour rédiger le tome IV. Il répète : « On sent très bien un mouvement pour aller de l'avant, pour une espèce de fusion. Dans l'action, on se fusionne. » Dernière question : quelle serait sa position si apparaissait un « parti véritablement communiste, maoïste » ? Sartre répond qu'il se compte encore, lui, parmi les « indépendants révolutionnaires ». Puis il file. Michèle Vian l'attend pour déjeuner à la Coupole. Le repas terminé, il attrape un taxi, avec elle, boulevard Montparnasse, et se fait déposer devant l'église de l'Immaculée-Conception, 63, rue du Dôme, à Boulogne-Billancourt. Nous l'attendions avec impatience. Dans une salle du presbytère attenante à l'église, et avec l'assentiment du curé, l'abbé Pierre Forgeot d'Arc, deux ouvriers du comité de lutte et un 108

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établi poursuivent une grève de la faim : Saddok Ben Mabrouck, Christian Riss, José Duarte. Un « Arabe », comme se présente Saddok, un Français et un Portugais... À eux trois, ils donnent un bon portrait de l'époque. Par leur nationalité, déjà. Ensuite, tous ont été touchés par ces licenciements durs, voulus, prémédités par la Régie, désireuse de briser les reins du Comité de lutte Renault. La CGT ne s'est pas opposée à ces licenciements, au contraire. Pour José, les flics sont passés à son domicile un samedi soir et l'ont embarqué, menottes aux poignets. Il est accusé d'avoir participé au sac du bureau d'un petit chef particulièrement salaud. Peut-être... mais personne n'a vu le coup. José a voulu embrasser son fils. Refusé ! Il a craché à la figure du commissaire et a été emprisonné à Fresnes. Il apprend, à son retour au boulot, qu'il a été licencié pour absence non justifiée3. Saddok a lui aussi quitté l'usine avec des menottes : il s'était rebellé en apprenant qu'il avait été licencié pour avoir, prétendument, volé ses vêtements de travail. Un car de police est passé le prendre. Pour Christian Riss, c'est plus net : licencié après avoir pris une balle dans la peau, le 29 juillet 1971, vers 19 heures, à l'issue d'une manifestation devant l'ambassade de Jordanie4 destinée à protester contre le roi Hussein, ce « boucher », qui se désolidarise du peuple palestinien en lutte contre Israël, qui va jusqu'à livrer bataille à la résistance palestinienne implantée sur son sol : Hussein la craint, engagé qpmme il l'est dans une politique proaméricaine. Une 109

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bombe incendiaire a explosé dans le bureau de l'ambassadeur. Les manifestants se replient. C'est alors que Riss est ceinturé, et atteint, à bout portant, par le tir d'un gardien de la paix. La Régie découvrira que Riss est un ancien de Normale supérieure et le licenciera pour « fausse déclaration » à l'embauche. À Billancourt, la situation est très tendue. Dans le numéro spécial des Temps modernes, j'ai rendu compte de quatre ailes de contrôle ouvriers, initiés par les maos. À l'atelier de peinture, les OS permuttent entre eux sur les postes, passant tour à tour des plus durs réservés aux grandes gueules, aux plus faciles théoriquement réservés aux mouchards. C'est l'union ! Deuxième contrôle : en mécanique, les ouvriers tiennent un cahier de toutes les infractions des chefs. Troisième contrôle : ils ont obligé un petit chef à travailler sur la chaîne et dans une fosse, autrement dit les bras en l'air. Quatrième contrôle : ils ont chronométré euxmêmes les cadences et constaté qu'on élevait insensiblement le rythme. Le gain : quatre, cinq, six voitures en plus, sans compter les voitures marquées bis - 152, 152 bis —, les « voitures volées », disent les ouvriersVictor ne pense qu'à ça : voir naître une fédération des comités de lutte à travers la France. Un texte très agressif de La Cause du peuple- il y est fait référence au sabotage —, publié en octobre 1971, s'intitulait « Pour l'union des comités de lutte d'ateliers ». Victor veut passer aux choses sérieuses. La tension est palpable jusque sur ses traits. Glucksmann a écrit dans Les Temps modernes : « Il y a du fascisme dans chaque usine. » 110

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Qui placer à la tête de cette fédération ouvrière ? Sans hésiter : José Duarte, un ouvrier, un vrai, pas un établi. Un OS de Renault. Baraqué, barbu, généreux. Un personnage charismatique. Peut-être est-il, lui, ce philosophe inconnu... Je le salue s'il lit ces lignes. Chargé, par le journal, du secteur Renault, je retrouve régulièrement sur place Pierre Victor qui vient, comme moi, prendre des nouvelles au changement d'équipe, à 14 h 30. Aucun dirigeant ne se coupant de la base, il supervise le Comité de lutte Renault, parfois un peu trop si j'en crois les mimiques désolées de José, offensé par son « fonctionnement solaire », comme le qualifie aujourd'hui un ancien du comité, Denis Clodic. Renault, bien sûr, c'est le bastion ouvrier par excellence. Ne dit-on pas : « Quand Renault éternue, la France s'enrhume » ? Et Pierre ne vit pas loin, rue de Silly, chez sa mère, où sa sœur Fleur est très présente. Un jour, alors que nous parlons de Sartre, il récite cette réplique tirée des Séquestrés d'Altona, que je connais moi-même par cœur : « J'ai pris le siècle sur mes épaules, et j'ai dit : j'en répondrai. En ce jour et pour toujours. » En 1959, j'ai vu cette pièce, au théâtre de la Renaissance, et je me souviens être sorti en emportant secrètement cette réplique, entre toutes. Je ncn. dis rien à Victor. Il lance, ironique à l'égard des intellectuels qui enchaînent les idées comme des perles : « Tu ne crois pas qu'une idée par siècle, c'est déjà beaucoup ? » Nous marchons dans Billancourt, approchons de k rue de Silly. Il me salue, s'éloigne. Parfois, nous 111

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déjeunons à la cantine de l'usine avec Denis, Dam, José, les ouvriers du comité de lutte. Les vigiles ne sont jamais bien loin. Victor reste un apatride. Un midi, vibrant, il lance le principe « d'embrouille » et, comme personne ne comprend très bien, il en fait la démonstration publiquement, place Bir-Hakeim. Il interpelle un délégué CGT : la CGT est notre principal adversaire, côté syndicats. La conversation s'engage au milieu d'un petit attroupement. Pierre donne raison au type qui, du coup, se laisse aller. Il sera facile à Victor, après, de démasquer son profil de « collabo ». C'est « l'embrouille » ! L'assistance rigole. À la demande de Pierre, je réaliserai, en parallèle à mon travail à La Cause du peupley un petit journal spécialement pour Renault, Lue du Diable : ce titre a déjà existé, et nous le rappelons en bandeau, « journal fondé par Dallidet, métallo de Renault, résistant assassiné par les nazis ». On lira dans l'édito du premier numéro : « Dans tous les ateliers, il y a des postes plus durs et des postes plus faciles. Il y a des postes où on crève pour dix centimes de mieux, mais combien de temps pourra-t-on tenir ? Des postes où sa santé fout le camp en deux ans. Regarde ta chaîne, regarde le poste d'à côté, où le gars est déformé parce qu'il est toujours courbé de la même manière, regarde celui qui a le poignet bandé parce que la visseuse est trop lourde. Tous ces scandales, on les garde pour soi en silence, on ne pourra les éliminer qu'en se battant tous ensemble. » Ce petit journal aura trois numéros, et des textes en portugais... 112

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Depuis Renault, partent des expéditions contre des usines voisines, connues pour la dureté de leur encadrement. Le 15 juillet 1971, vingt-cinq militants débarquent aux ateliers Citroën, quai de Javel, pour rosser les membres de son syndicat indépendant, fascisant, la CFT, émanation de la direction. Ce 15 juillet, la Milice ouvrière multinationale de Renault était armée de barres de fer. Un autre jour, elle porte des masques de carton : Mme CGT a une tête de cochon ; Mme CFDT, de pouliche ; Mme FO, une tête de rat... L'action, cette fois, se déroule devant Renault, porte Zola, et s'intitule « Le grand cirque électoral à Renault ». Nous sommes en janvier 1972. Sous les masques de carton, des membres du Comité de lutte. Ces trois caricatures sont conspuées, et doivent chercher refuge auprès des vigiles, les vrais ! Une terrible bousculade s'ensuit. La démocratie, proclame un militant, c'est la démocratie directe, le comité de lutte, le contrôle ouvrier. Sartre n'ignore rien de ce climat. Il lit « La CdP » {Cause du peuplé), reste en contact avec Victor. « Je le voyais, rapporte Victor, quand il s'agissait de régler des tensions importantes. Il était notre allié privilégié. Quand il y avait des choses qui lui paraissaient exorbitantes, il m'appelait, me faisait signe et on discutait. Très sèchement, d'ailleurs5. » Quand il descend de son taxi, le lundi 14 février 1972, l'estafette de location est prête avec, au volant, Jacques Theureau, lui aussi un ancien de Renault et ancien centralien, cigarillo aux lèvres : placide, mais néanmoins pressé de 113

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démarrer... Sartre se glisse à l'arrière du fourgon où deux bancs servent de sièges, s'assied après avoir rapidement salué ceux qui l'attendaient. Les mains sur les genoux, dans son éternelle canadienne, un peu amaigri comme je le réalise soudain, il est assis dans le fourgon, aux côtés de Dominique Grange, la chanteuse, qui déride nos stages, avec sa guitare ; d'une jeune journaliste de l'AFP, joues rondes et créoles aux oreilles ; de Jean Moreau, documentaliste au Nouvel Observateur. Sont présents aussi Christophe Schimmel, le photographe de l'APL de Jean-Claude Vernier ; un journaliste de Politique Hebdo ; enfin Saddok, Michèle Vian... Victor, évidemment, n'est pas de l'expédition. Les portes arrière claquent. Pénombre : Theureau a placé du carton sur les vitres. Il roule. Les bancs bougent et Sartre avec ! Il prend ça très bien. Comme lui, je vais enfin découvrir Renault-Billancourt de l'intérieur. Dans sa pièce de théâtre Nekrassov, jouée pour la première fois le 8 juin 1955, on entend cette réplique : « Désespérons Billancourt ! Désespérons Billancourt ! » lancée par Georges de Valera, le héros de la pièce, un escroc qui se fait passer pour un ministre russe qui aurait choisi la liberté. Désespérer Billancourt, c'est « désespérer les pauvres », comme le héros le dit encore. C'est désespérer le monde ouvrier que symbolise l'usine Renault-Billancourt : une véritable ville, avec SQS rues, ses ateliers, une île - l'Ile-Seguin avec ses chaînes de montage, sur la Seine, deux ponts qui la relient aux berges est 114

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et ouest. En 1972, trente-deux mille six cent quarante-six personnes travaillent à Billancourt (le chiffre varie peu), qui se répartissent en deux équipes : une du matin, l'autre du soir6. Le changement a lieu invariablement à la même heure, 14 h 30. Les OS, à qui on ne demande aucune qualification — c'est même souhaité - , représentent 20 % de cette population : environ six à sept mille personnes composent ce monde d'immigrés, de locataires aux logements pourris, de salaires bas, de travail à la chaîne, un monde que le syndicalisme n'atteint pas, sans plan de carrière ni illusions, de gars qui usent leur santé deux ou trois fois plus vite qu'un ouvrier professionnel. L'usine a ses lois : dans ses quartiers, on ne se mélange pas. Les ouvriers professionnels, avec leur BTS, leur brevet technique, travaillent plus au calme, vers la place Nationale. Les OS, les immigrés ont l'Ile-Seguin pour terre d'accueil, « l'Ile du Diable », comme on dit, vers laquelle roule notre estafette. C'est parmi eux que le Comité de lutte Renault compte ses plus chauds partisans. Là, dans la chaîne, les gestes sont chronométrés au centième de seconde. Qu'est-ce qu'un type peut espérer gagner sur le temps, sinon deux ou trois dixièmes de seconde, mais pour en faire quoi ? Sur ce petit continent, toutes les nationalités se côtoient. La température est élevée l'hiver, torride l'été. À travers la carrosserie, on sent d'ailleurs monter la chaleur. Stop ! Theureau ouvre les deux portes arrière. Il est pressé de faire demi-tour, on le comprend. Nous avons nos tracts. On y va ! 115

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Partout, des lumières, des tubulures, des câbles au sol, des taches d'huile. Des reflets d'acier. Un bruit sourd. Il faut du temps avant de distinguer des têtes amusées : on nous attendait. Sartre tend ses tracts. Il a quelque difficulté à se déplacer. Je distribue les miens, pas trop loin. Des mots adressés au PDG de la Régie Renault : « Vous n'êtes pas chez vous à la Régie, monsieur Dreyfus. » Renault, « c'est une entreprise nationale, un bien public. Vous avez des comptes à rendre, non pas au gouvernement en place, mais à la collectivité. [...] Nous estimons que vous lui devez des explications sur des licenciements qui lui paraissent pour tout dire arbitraires et pour tout dire politiques. » Des silhouettes inamicales se rapprochent, une douzaine de cadres en blouse blanche, les mains dans les poches, arrogants, et des vigiles en uniforme, avec casquette. Sartre les ignore, observe les chaînes de montage. Un cadre en veste s'interpose : « Monsieur Sartre, ce n'est pas votre place. » Sartre lui^tend un tract. Puis, conduits par Saddok, nous montons au premier étage, à la chaîne mécanique. Je reconnais Denis Clodic. Clin d'œil. Nous redescendons. Je suggère à Sartre de tenir une conférence de presse, au milieu des carrosseries suspendues en l'air. Sartre prend la parole, mais les choses se gâtent, on nous repousse vers un grand couloir vide. Plus d'ouvriers à l'horizon ni de blouses blanches. Que des vigiles ! Le temps pour le photographe de l'APL de passer son rouleau de photos à Michèle Vian qui le fourre dans son soutien-gorge. Les coups pleuvent, sauf sur Sartre. 116

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Nous sommes précipités dehors par un escalier et atterrissons de l'autre côté de la Seine, côté bas Meudon, parmi des voitures pressées sur un boulevard sans passants. Sartre s'adresse à la délégation, aux journalistes. J'enregistre : « Se faire rosser par des flics dès qu'on arrive dans une maison pour parler à ses habitants, c'est vraiment un régime fasciste. » Cette usine dite nationalisée est « un bagne ». De retour dans le local des grévistes, Sartre se félicite que nous ayons pu pénétrer dans Billancourt et, face à une nouvelle vague de journalistes, déclare : « Nous sommes donc entrés (je ne vous dirai pas comment) mais nous sommes entrés là où on ne nous attendait pas 7 ... » Le vendredi 25 février, une tragédie se joue, l'assassinat de Pierre Overney, un militant mao, commis aux portes de Renault-Billancourt. Sartre ne l'apprendra pas immédiatement. Ce vendredi-là, il est à la tribune du palais des Congrès de Bruxelles. La veille, le jeudi, nous sommes assis en tailleur, dans une salle du presbytère de Boulogne. Pierre Victor est debout, ses paroles cinglent : demain, vendredi, il faut réagir, il y va de notre crédit, il interpelle ceux qui sont là et qui manient la barre de fer ou le gourdin. Ce qui n'est pas mon cas... je manie le stylo ! Parfois, j'oublie les règles de la conjugaison. Un soir tard, depuis le métro, je téléphone à une copine institutrice pour lui demander quand on doit utiliser l'imparfait. Je me suis attaché à Pierre Victor, quoi qu'on dise sur lui, à sa silhouette fraîche, libre. Sa fougue, ses rives. Jki pour ma part assez peu à me plaindre de son 117

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autoritarisme. Je déplore, par contre, qu'il puisse manquer d'égards, et sans s'en rendre compte, envers José Duarte, si sensible sous son épaisse carcasse. Quand je le lui fais remarquer, il s'étonne, en paraît désolé. Je n'ai que faire des luttes intestines. Quelle importance ? Bien sûr, ces organisations qui se succèdent au rythme des visions de Pierre ont de quoi surprendre : Comité de lutte, Milice ouvrière internationale, GOAP (Groupes ouvriers anti-policiers)... quand c'est la même bande qui passe d'un rôle à l'autre. Et si c'était pour dérouter l'adversaire ? Overney, à l'époque, travaille comme chauffeurlivreur aux Blanchisseries de Grenelle. C'est un ancien de Renault. Ce fils d'ouvrier agricole, sitôt embauché à la Régie, a rejoint le Comité de lutte Renault. On raconte qu'il a débarqué un jour sur l'Ile-Seguin, par la Seine, en pédalo. Mais qui est raisonnable, qui accepte de vivre comme il faudrait ? Un jour, peutêtre, plus tard, mais alors ? Overney a été sèchement licencié de Renault, le 23 juin 1970, « sans préavis, sans indemnité de licenciement, sans indemnités compensatrices de congé payé ». Déjà sanctionné, le 12 juin 1970, pour « distribution de tracts non syndicaux sur les lieux de travail », il a remis ça en diffusant La Cause du peuple, un journal « approuvant les violences exercées contre des agents de maîtrise », dit sa lettre définitive de licenciement. Ce vendredi de février 1972, porte Zola, c'est une distribution de tracts appelant à une manifestation pour le soir même au métro Charonne, à la fois contre les licenciements, 118

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le chômage, et le racisme toujours vif à Paris, à Lyon. Au métro Charonne, tristement célèbre pour ses huit morts le 8 février 1962, écrasés contre les grilles du métro par les forces de l'ordre, au cours d'une manifestation en faveur de l'indépendance algérienne. Au changement d'équipe, à 14 h 30, tandis que des militants tendent leurs tracts, que Pierre Victor et son frère Tony sont là, Overney s'avance, franchit la porte Zola, un gourdin à la main. Un homme habillé d'une gabardine à mi-cuisse, en cravate, dégaine une arme, la tend et tire. La balle atteint Overney en plein thorax. Il restera étendu, les yeux grands ouverts, le visage saisi de stupeur, la barbe hérissée, sans que personne ose s'approcher de ce gisant. Les photos du meurtre ont été prises par Christophe Schimmel et diffusées par l'APL. Difficile, pour le tueur, de plaider la légitime défense : le gourdin d'Overney est dressé, certes, mais à deux ou trois mètres de son assassin. La posture d'Overney - droite, en attente - n'indique pas qu'il s'apprête à frapper. Le tueur a son deuxième bras en l'air pour faire levier à son bras armé. Ses traits ne trahissent aucune peur. Overney avait vingt-trois ans. A son procès, son assassin, Jean-Antoine Tramoni, le chef de « la Volante », le service de surveillance de la Régie, formulera cette réponse à la question du juge « Pourquoi n'avezvous pas mis la sécurité à votre arme ?» : « Monsieur le Président, quand on fait la guerre... la sécurité, vous savez. » Il écopera d'une peine de prison de quatre ans. La Cause du peuple notera que tous les jurés 119

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d'assises d'origine ouvrière avaient été récusés, de même que les personnes « un peu jeunes ». Les parents d'Overney auront des mots simples, issus de cœurs simples : « Nous avions le meilleur des garçons. Un garçon courageux, sensible, intelligent et qui faisait toujours de son mieux pour aider son père estropié. » Le 12 octobre 1972, la chambre d'accusation de Paris rendra un arrêt accordant la liberté à JeanAntoine Tramoni, soit huit mois après son acte. Geismar déclarera : « Cette décision politique ne peut venir que de très haut. » René Pleven est toujours ministre de la Justice, et Pompidou, président de la République ! La Cause du peuple titrera : « Dans quel pays vivons-nous ? » Sartre se présente aux portes de Renault le lundi qui suit. Il veut enquêter sur ce meurtre. Mais, comme tous ceux qui l'accompagnent, Maurice Clavel, Michel Foucault, Jean Genêt... il va découvrir que non seulement les rues donnant accès à la Régie sont barrées par des escadrons de CRS, mousquetons sur l'épaule ; que non seulement il faut montrer ses papiers d'identité, sa carte de travail de la Régie, pour passer, mais que la porte Zola est fermée : les OS, aujourd'hui, sortent par la place Nationale, le bas Meudon, « le 38 ». L'enquête tourne court. Juste le temps, pour Sartre, de répondre à une question d'un journaliste : «Vous sentez le besoin de faire une enquête vous-même ? Vous ne faites pas confiance à la justice officielle ? » Sa réponse tombe : « Non, aucune 8 . » 120

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La direction de la Régie recommande à la maîtrise de sortir groupée de l'usine ; aux plus isolés de chercher refuge chez l'un de leurs collègues ; des cadres réclament de pouvoir porter une arme. Ce même lundi, sept ouvriers du Comité de lutte qui avaient réagi violemment à la mort d'Overney, le vendredi, sont licenciés. Le mardi, quatre autres. Le mercredi 1er mars, les onze rentrent dans leurs ateliers, sur l'IleSeguin, tiennent meeting : « la Volante » intervient. La bagarre éclate. Ils sont remis à la police : cinq sont inculpés d'infraction à la loi « anticasseurs » et emprisonnés à Fresnes, dont Denis Clodic, le plus ensanglanté, qui fait d'abord un passage à la cellule de la salle Cusco, à l'Hôtel-Dieu. Le mercredi 8 mars, au matin, Robert Nogrette, soixante-trois ans, est enlevé par la Nouvelle Résistance populaire alors qu'il porte ses urines à un laboratoire d'analyses. Ce cadre de la Régie a personnellement signifié leur licenciement à Saddok Ben Mabrouck et José Duarte. Tout a été préparé avec soin par Olivier Rolin et son groupe, notamment une belle caisse pour le transporter. « C'était une très belle caisse, capitonnée intérieurement avec un petit banc ; extérieurement, elle était déguisée en caisse à frigidaire, genre "Arthur Martin vous en donne plus", avec des roulettes pour la déplacer facilement », expliquera, après l'enlèvement, la Nouvelle Résistance populaire, dans un entretien que publiera La Cause dupeuple^. Transporté en estafette, ce frigo est livré dans un studio, près de la porte de Saint-Cloud. 121

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L'enlèvement est immédiatement condamné par l'ensemble de la classe politique. Quel député de gauche aurait pensé dire bravo ? Pour Pompidou, c'est « un acte absolument inqualifiable et digne d'un pays de sauvages ». L'après-midi du même jour, dans le presbytère de l'église de l'Immaculée Conception, Pierre Victor me demande de recueillir les réactions des ouvriers, mais pas avant le lendemain. Nogrette a été enlevé le mercredi, j'arrive par le premier métro, le jeudi. Les CRS sont partout. Je me dirige vers le véhicule d'une radio périphérique - RMC ? - et propose au journaliste de lui servir de guide, de porter son magnéto : en échange, il m'aidera à franchir les barrages de police. Place Nationale, les RG sont en surnombre : « Leurs imperméables gris se détachaient sur les costumes bleus des gardiens », note le journaliste. Les délégués syndicaux s'avancent et condamnent. Porte Zola, autre son de cloche : mais c'est par là qu'à nouveau entrent les OS du petit matin, les OS jamais interviewés. Je leur tends le micro : «Je pense qu'il ne faut pas condamner systématiquement cet enlèvement. Pas du tout. » Un autre déclare, dans les lueurs de l'aube, que les gars sont « pour » dans l'Ile-Seguin, mais qu'ils en parlent « d'une manière clandestine » ; un immigré peut à tout instant être expulsé. « Beaucoup de gens disent qu'ils vont le tuer. » Tuer Nogrette ? « Il n'était pas question pour nous d'exécuter notre prisonnier. Ce n'est pas à une organisation de franchir ce pas. Ce pas ne sera franchi que 122

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lorsque l'opinion populaire le décidera massivement », précisera encore la NRP dans son entretien de mars. Ses ravisseurs, au contraire, sont aux petits soins avec leur prisonnier : « Lorsqu'il a été arrêté, il devait subir une visite médicale, le bocal d'urine qu'il portait sera analysé. Il reçoit de la nourriture sans sel, comme l'exige son état de santé. » C'est la guerre, comme dira Tramoni ? Les armes destinées à intimider Nogrette ou, avant, le député Michel de Grailly, n'étaient pas chargées. Comme d'habitude ! Nogrette peut communiquer avec son épouse par enregistrement interposé : « Mon petit, ne te fais pas de mousse ! » Deux nuits et trois jours plus tard, le vendredi 10 mars, il est libéré : « On lui a noirci ses lunettes, on lui a mis un bâton blanc à la main, une casquette sur la tête... » Ainsi costumé, il est déposé rue de Vaugirard. Cette séquestration de quarantehuit heures aura servi à faire connaître la vérité sur Renault, sur les licenciements, à rappeler haut et fort qu'un ouvrier a été assassiné par un vigile de la Régie. Elle aura aussi permis à Nogrette de lire, dans son studio aménagé en prison du peuple, La Cause du peuple et un dossier sur les accidents du travail, spécialement préparé pour lui. Simone de Beauvoir révélera que « Sartre n'approuvait pas le rapt de Nogrette, préposé aux licenciements de la Régie, que la Nouvelle Résistance populaire a enlevé, par représailles, quelques jours après le meurtre. Il se demandait avec ennui quelle déclaration il ferait si jamais on lui en demandait 123

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une10. » Il se contentera d'une déclaration nuancée et prononcée conjointement avec Maurice Clavel, le directeur de l'APL : « Nous considérons qu'après la mort de Pierre Overney, étant donné que l'usine Renault-Billancourt est quasiment en état de siège, entièrement fermée par les CRS, et qu'on a licencié onze ouvriers dont cinq ont été arrêtés et inculpés, des événements tels que l'enlèvement de Robert Nogrette étaient prévisibles à brève échéance, et que ceux qui l'ont accompli ont certainement conçu leur acte comme une riposte normale à la répression qui sévit chez Renault. » Nous sommes au point névralgique des années maos. La violence, jusqu'où ? Fin 1969, un communiqué de la NRP naissante faisait référence au colonel Fabien, héros de la Résistance, qui réclamait de répondre coup pour coup aux attaques des nazis. En avril 1970, on lisait dans La Cause du peuple : « Cette nouvelle résistance renoue avec la résistance populaire armée contre l'envahisseur de 1940 à 1945. » En août 1971, alors que le projet de tribunal populaire contre la police était encore d'actualité, la NRP avait proposé ses services à Sartre, dans un premier entretien publié par le journal11. D'abord en rappelant une nouvelle fois que le colonel Fabien « vengea les premiers résistants assassinés par les nazis en exécutant un officier au métro Barbes », puis en plaidant pour davantage de clarté, de fermeté : « Pour que le tribunal populaire joue son rôle, il faut qu'il y ait jugement et qu'il soit exécuté. » Par qui ? La NRP répondait : « C'est aux organisations populaires 124

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de se charger de l'exécution », mais pour dire plus loin : « La dénonciation ne suffit pas [...] La NRP se met au service du tribunal populaire contre la police pour exécuter ses sentences. » Alors dans la clandestinité, et sans donner bien sûr son nom, Olivier Rolin s'auto-interviewe. En mars 1972, après l'enlèvement de Nogrette, le ton a totalement changé dans ce second entretien. « Nous ne pensons pas un instant que la situation est "la même que sous l'Occupation" ni qu'il faut faire les mêmes choses. » L'autocritique déborde : « Nous n'étions pas un mouvement de masse ; nous étions quelques militants qui essaient d'agir, conformément à la volonté des masses, c'est vrai, mais qui n'est tout de même qu'une organisation ». Sartre ? Oui, il pèse, refuse tout risque ou possibilité de lynchage, d'exécution sommaire. Déjà lors de l'arrestation du député Michel de Grailly, rossé dans un parking par un commando de la NRP, le 26 novembre 1971, il avait fait savoir son désaccord. Cette action aurait dû être précédée d'un jugement. Sartre a toujours tenu la sentence émise par un tribunal populaire comme « exécutoire » et nous avons vu le sens qu'il donne à ce qualificatif : c'est comme en Chine quand les coupables portent un écriteau, et encore, ici, aucun nom n'est donné dans le réquisitoire. Seul l'environnement humain immédiat, comme à Lens, les mineurs, leurs familles, peut savoir qui sont les vrais responsables. Subtilement, cette sentence s'adresse à la conscience des coupables, elle donne à réfléchir à ceux qui 125

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voudraient recommencer ou seraient tentés de faire de même. Le 17 mai 1972, dans La Cause du peuple, Sartre revient sur la question de la justice populaire en posant la question : « Lynchage ou justice populaire ? » Il prend le contre-pied d'un article paru dans le numéro précédent et présentant un notaire de Bruay-en-Artois comme le meurtrier d'une jeune fille — accusation qui se révélera entièrement fausse. Sartre adresse parallèlement à ce sujet une longue lettre à Pierre Victor. Que reproche-t-on au notaire Leroy ? D'être un jouisseur, un débauché, de manger des steaks de huit cents grammes... D'avoir stationné sa voiture à proximité du lieu du crime. En vérité, comme le prouvera l'enquête, il rendait visite à une maîtresse. L'article qui a choqué Sartre est signé « la ville ouvrière de Bruay », un secteur dont Serge July a la charge, où vivent Théret et Tournel : le monde minier avec ses corons, ses rues comme des allées de prison. L'article de Bruay est excessivement provocateur. « Que l'on nous laisse cinq minutes ce loup... et la justice aurait été vite car nous ne sommes pas des agneaux. » « Qu'ils nous le donnent, nous le découperons morceau par morceau au rasoir. » « Il faut lui couper les couilles. » Sartre rappelle, le 17 mai 1972, le principe selon lequel « tout accusé est tenu pour innocent jusqu'à ce qu'il soit reconnu coupable ». Il note que ce principe est mis en avant par la justice bourgeoise dans cette affaire — qui, d'ailleurs, le respecte peu quand ça l'arrange. Ce n'en est pas moins une conquête populaire de la Révo126

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lution française. « Une justice populaire ne doit pas l'abandonner mais le redresser et se l'approprier. » En juin 1972, Sartre est encore plus en colère, dépité, et nous le fait savoir. Il n'est plus ce simple prête-nom comme deux ans auparavant. Il s'est « gauchi12 » selon ses propres termes. Son jugement n'en est que plus douloureux. Il estime que La Cause du peuple - qui a fusionné avec J'Accuse en mai 1972 - est devenue « de moins en moins démocratique, il est rare que les informations soient complètes », « elle devient édifiante comme un bulletin de patronage », ou encore « elle devient l'organe d'un groupuscule13. » Bref, le camarade Sartre a exigé une rencontre générale. Elle a lieu dans l'atelier du peintre Gérard Fromanger, en juin. Dans un silence total, il arrive appuyé sur le bras de Liliane Siegel. Depuis la fusion des deux publications, elle assume la codirection, avec Sartre, de ce journal bicéphale. Les articles sont plus que jamais rigides, militants, limités au monde ouvrier, alors que partout ailleurs ça bouge dans les prisons, les lycées, l'armée... Les seuls à bénéficier d'un traitement de faveur, ce sont les paysans, grâce à Michel Le Bris : depuis sa sortie de prison, il leur consacre toute son attention. Ce Breton à la barbe en broussaille, aux yeux vifs, passionné de jazz - il écrit dans Jazz Hot—> a suivi de près les révoltes du Languedoc-Roussillon : « Le Larzac aux paysans ! » titre le journal, alors que, sur place, la lutte paysanne s'organise contre l'extension d'un camp militaire qui doit passer de trois mille hectares à dix-huit ou trente mille. 127

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Reste que la crise est réelle : d'anciens adversaires politiques de Pierre Victor, Linhart en tête, en profitent «pour dénoncer le sectarisme du chef de la GP. Même s'il n'apparaît jamais aux réunions du comité de rédaction de La Cause du peuple/J'Accuse, ce passemuraille sait transmettre ses directives. Il profite des stages maos pour remettre les pendules à l'heure prolétaire. Un stage à Lyon a été particulièrement mouvementé. Michel Grandjean, dit « Euzèbe », membre du comité exécutif de la GP et responsable lyonnais des maos, dresse sa silhouette tragique qu'on dirait échappée d'un film de Fritz Lang, et nous somme violemment, tous, de procéder à notre autocritique. Grand silence. Jean-Pierre Le Dantec est désigné pour faire la sienne. Mais comme toujours, il n'en dit pas assez. « Oh là là ! On se croirait à un arrachage de dents », clament ses dents du bonheur. Et Pierre, finalement, rit... Au sein de la rédaction, beaucoup ont jugé insuffisante la réaction des ouvriers de Renault après l'assassinat de Pierre Overney, le 25 février 1972. Qu'en est-il réellement de l'influence du Comité de lutte Renault, tant vanté dans les colonnes du journal et souvent par moi-même ? On espérait une levée en masse. Elle n'a pas eu lieu, même si, à l'enterrement d'Overney, des milliers de personnes ont accompagné sa dépouille. En vérité, le Comité de lutte Renault est surtout influent chez les OS. Or tout travailleur immigré sait qu'à tout instant il peut être licencié, expulsé hors de France, et tant la direction que les 128

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syndicats - tout aussi farouchement opposés aux maos - se chargent de le lui rappeler. Seuls les plus virulents du Comité de lutte Renault, les « établis », ont violemment réagi après l'assassinat d'Overney, mais pour se retrouver dans un car de police, puis en taule ou à l'hôpital, couverts de sang comme Denis Clodic, suite à la bagarre avec « la Volante ». À Paris, dans l'atelier de Fromanger, l'atmosphère est lourde. Chacun est perché, sur une chaise, une marche d'escalier, ici ou là, comme des oiseaux avant l'orage. Sartre s'assied le dos au jour. La lumière est belle si les visages sont graves. Tous les maos sont là, même Pierre Victor, pour une fois. Aux personnages déjà évoqués, se sont ajoutés les joues roses de Blandine Jeanson, vive et taquine, arrivée chez les maos avec le parrainage de Jean-Luc Godard et disparue, elle aussi, trop vite ; Pierre Audibert, le plus « mao des maos » aux dires du « chef» ; Anne Siri, si sérieuse derrière ses grandes lunettes ; nos deux anciens mineurs débarqués spécialement, le matin même, de Bruay-en-Artois : André Théret, au ventre rond comme un tonneau, avec son baluchon sur l'épaule et qui aime dire : « Doucement les gars, nous sommes pressés ! » ; Joseph Tournel, enfin, aux manières et aux mains de jésuite, qui me met si mal à l'aise. La rencontre commence mal. Sartre lance à Geismar : « Et toi, pourquoi es-tu debout ? Pour mieux dominer ? » L'accusé - qui, trente-quatre ans plus tard, n'a pas oublié ce moment - rétorque, le sourire aux lèvres, qu'il a mal aux reins depuis sa grève de la 129

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faim à la prison de la Santé, comme Sartre ne l'ignore pas, lui qui a témoigné en sa faveur, le jour de son procès, sur son tonneau rouillé ! Sartre poursuit : « Vous représentez tout ce qu'un intellectuel ne doit pas être ! » Il dénonce notre triomphalisme, notre façon de donner à croire que la révolution est en marche, à Billancourt. Sartre doute de tout, et, lui aussi, du Comité de lutte Renault. Il revient à la charge à propos des révoltes dans les prisons, les lycées. « Il est inadmissible que le journal n'en dise rien. C'est donner une image fausse, donc inutile ou nuisible, de la réalité que d'en extraire des luttes réelles et démocratiques qui ne sont peut-être pas parvenues à leur forme décisive mais qui se mènent chaque jour et partout 14 . » Il dénonce un usage étroit de la ligne politique qui a fait dire à Geismar, ce docteur en physique, lors de son procès : « Les ouvriers sont nos maîtres ! » Je me hasarde à rappeler l'article que je viens d'écrire dans Les Temps modernes et qui vante les prouesses du Comité de lutte Renault, « Quatre actes de contrôle ouvrier15 ». S'il est déjà arrivé à Sartre d'exprimer son désaccord avec Pierre Victor, c'est en lui écrivant à son domicile, jamais encore comme aujourd'hui, publiquement. Puis sa colère s'apaise. Finalement, il accepte de rédiger le compte rendu de la réunion sous forme d'un article qui paraît dans La Cause du peuple/J'Accuse au mois de juin et où on lit, après qu'il a énuméré nos lacunes, nos défaillances : « Conscients de cet état de choses, tous les rédacteurs se sont 130

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réunis pour en chercher les raisons et les moyens d'y remédier. Nous avons trouvé certaines causes et décidé de certains changements. Je vais les exposer rapidement. » Sartre souhaite un débat public : « Mais il est évident que les camarades qui lisent le journal ont aussi leur mot à dire. » Il conclut : « Nous essaierons d'élargir le journal en y faisant figurer toutes les luttes populaires et en expliquant la tactique de l'Ennemi. » Des lettres de lecteurs, de lycéens, d'ouvriers arriveront au local et seront publiées dans le numéro suivant de La Cause du peuple/J'Accuse. Ainsi celle-ci, du 2 juillet 1972, signée «Des femmes» : «Jean-Paul, dans ton édito, tu critiques à juste titre La Cause du peuple, mais tu proposes de fausses solutions. Le problème n'est pas de donner la parole aux masses mais de rendre la parole publique. [...] Pour sortir de son impasse, le comité de rédaction n'a qu'une solution : se saborder, se fondre dans un comité de rédaction rotatif composé de ceux qui ont le plus à dire à ce moment-là, avec le minimum d'appareil technique permanent. » Un « détail » : le catalogue de l'exposition de la BNF, commémorant le centenaire de la naissance de Sartre, présente ce texte comme écrit et signé par Sartre seul. « Les critiques sont terribles et sans appel », lit-on en commentaire 16 . En fait, publié en juin 1972, ce texte est signé par « Jean-Paul Sartre (en accord avec l'ensemble du Comité de rédaction) ». Et Sartre ne cessera pas, loin de là, sa collaboration avec 131

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les maos. En fait, il n'écrira jamais autant d'articles que lors de la période qui suit cette réunion. Le 15 octobre 1972, une nouvelle prise de position de Sartre en dit long sur sa capacité à révéler ce qu'il a sur le cœur. Le 5 septembre, lors des Jeux de Munich, huit Palestiniens ont pénétré dans le village olympique, tué deux athlètes israéliens, et ont pris neuf autres en otages : les terroristes exigent la libération de deux cent trente-quatre Palestiniens détenus en Israël. À l'aéroport, au moment de monter dans l'avion qui doit les emmener, eux et leurs otages, dans un pays arabe, la police allemande ouvre le feu. Il y aura, en tout, dix-sept morts : onze Israéliens, cinq Palestiniens et un policier allemand. Les maos, comme toute la classe politique et intellectuelle, ont condamné l'attentat. Pas Sartre ! Pour lui, c'est une guerre entre un Etat et un peuple, entre Israël et les Palestiniens. « Dans cette guerre, la seule arme dont disposent les Palestiniens est le terrorisme l: \ » Alain Geismar rappellera en 1990 : « Sur l'affaire de Bruay-en-Artois, il nous mit sévèrement en garde par une intervention dans La Cause du peuple contre le risque d'une démarche de lynchage, et, au moment de l'attentat de Munich que nous avions condamné, il rappela par la même voie à notre grand étonnement que s'il était pro-israélien, il ne s'autorisait pas à condamner le recours aux armes des Palestiniens18. » L'attentat de Munich, le 5 septembre 1972, marque un tournant dans l'histoire du gauchisme en France. A l'époque, le terrorisme tente beaucoup de 132

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groupes d'extrême gauche en Europe. Certains basculent, comme en Allemagne la Fraction armée rouge, en Italie les Brigades rouges. La Gauche prolétarienne, à travers sa branche armée, la NRP, s'est clairement désolidarisée de l'attentat perpétré à Munich. Son communiqué rédigé en septembre est sans détour : « On doit faire une différence entre un Israélien quelconque et l'armée, ou la police, ou l'administration d'occupation d'Israël. Nous ne pensons pas que les Israéliens qui sont morts à Munich aient été des ennemis directs du peuple palestinien, des gens qui aient participé activement, consciemment, à l'oppression des Arabes de Palestine. » Cette différence, Septembre noir, le commando palestinien, ne l'a pas faite. Ni Sartre ! Il s'est prononcé, lui, en faveur de l'attentat, et cela un mois après l'événement, en octobre, donc après avoir pris connaissance du communiqué de la NRP. Réagit-il aussi à cette déclaration des maos ? En France, il est l'un des rares, sinon le seul, à aller dans ce sens. Il se réfère au terrorisme pendant la guerre d'Algérie ; il perçoit une continuité entre la lutte des Palestiniens et celle des Algériens pour leur indépendance. « C'est une arme terrible mais les opprimés pauvres n'en ont pas d'autres et les Français qui ont approuvé le terrorisme du FLN quand il s'exerçait contre les Français ne sauraient qu'approuver à son tour le terrorisme des Palestiniens. » Il voit dans le peuple palestinien un peuple « abandonné, trahi, exilé » qui ne peut montrer « son courage et la force de sa haine qu'en organisant des attentats mortels ». 133

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Même si la vue de la tête d'un enfant arrachée à son corps est « insoutenable ». Mais « le principe du terrorisme est qu'il faut tuer ». De ce point de vue, « l'attentat de Munich a été parfaitement réussi ». Sa déclaration, époustouflante, paraît dans La Cause du peuple le 15 octobre 1972, dans le numéro qui annonce, en couverture, la libération de Tramoni, huit mois seulement après qu'il a assassiné Overney! Contrairement aux maos, Sartre accepte le recours au terrorisme, au sang, dans un contexte général de guerre, notamment de guerre de libération, ou de lutte des classes. Par contre, en décembre 1972, « il blâma », rapporte Simone de Beauvoir, ce titre à la une du journal : « La guillotine mais pour Touvier 19 ». Cet ancien milicien, responsable ou complice d'assassinats de résistants et de Juifs, avait été condamné à la prison et pas à mort ; il venait de bénéficier d'une mesure de grâce de la part de Pompidou, certes inadmissible, mais « il ny avait aucune raison, écrit Simone de Beauvoir, qu'il fût guillotiné ». Sartre est contre la peine de mort. « La guillotine », oui, disent les maos, à l'inverse, mais pour un criminel de guerre, connu et reconnu. Encore qu'il y ait beaucoup de provocation de leur part... Là, la cible est établie, il y a responsabilité directe. Autrement, ils s'opposent aux actes terroristes aveugles quand Sartre en accepte la mort anonyme. En vérité, pour éviter tout dérapage, dès la création de la NRP en novembre 1970, Olivier Rolin a pris soin de n'accepter dans les rangs de la branche armée 134

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que des militants ayant des attaches familiales stables. Il a soigneusement écarté ceux que la violence fascine. Sur la dizaine de candidats retenus et qui composeront la petite troupe de la NRP, on compte trois femmes, dont l'épouse de Gilbert Castro, le trésorier des maos. Ajoutons encore que si, dans leurs actions, les membres de la NRP utilisent de vraies armes, elles sont toujours chargées à blanc. La thèse selon laquelle Sartre a empêché les maos de glisser vers le pire se révèle, à l'examen, tout à fait inexacte. Cette défiance que la NRP exprime en septembre 1972 envers le terrorisme indique que les maos passent cette fois clairement du « tout politique » à l'éthique. Le communiqué a été rédigé par Olivier Rolin, le responsable de la NRP, et par Pierre Victor. « Et à ce moment-là, quelque chose s'est passé en général et pour moi, se souviendra celui-ci en 1999. C'est-à-dire moi et le chef de la résistance militaire, de ce que nous appelions la Nouvelle Résistance, chez nous. Si lui qui n'était pas juif avait considéré que Munich était l'expression de la juste lutte du peuple palestinien, je n'aurais pas donné cher de la suite. Nous n'avons même pas eu à discuter. On a pris la plume et on a signé le communiqué dénonçant l'attentat. Ce fut le début de l'acte de décès de la Gauche prolétarienne20. » C'était en effet dans la tradition de la Gauche prolétarienne de faire cause commune avec le peuple palestinien, et même violemment. Souvenons-nous de la* manifestation virulente contre l'ambassade de 135

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Jordanie, où Christian Riss est gravement blessé, en juillet 1971. Et du tract de la Gauche prolétarienne, diffusé sensiblement au même moment chez Renault et Citroën - les travailleurs immigrés y sont nombreux - , condamnant le régime de Hassan II au Maroc ; en septembre 1970, un meeting de solidarité avec la résistance palestinienne a été interdit à Casablanca. On devine un bruissement profond. Sur la couverture du n° 27 de La Cause du peuple^ de septembre 1972, avec le communiqué dénonçant Munich, le portrait de Mao qui figurait à cette place depuis le premier numéro a disparu. Les lecteurs du journal trouvaient que « ça fait chinois », lit-on seulement. Lui aussi, Sartre, est taraudé par la question morale, comme en témoignent ces milliers de pages rédigées entre 1947 et 1948, après l'écriture de L'Etre et le Néant (1943), dont la conclusion annonce un prochain ouvrage consacré au problème moral, et qui paraîtront en 1983 sous le titre Cahiers pour une morale. Le projet de fonder une morale est cependant antérieur à L'Etre et le Néant. Sartre était déjà très engagé dans cette recherche en 1939 (voir sts Carnets de la drôle de guerre). Le philosophe a détecté chez les maos cette dimension, en déclarant qu'ils étaient dans la morale sans le savoir, ou quand il écrit, en 1972, au regard des mouvements sociaux de l'époque : « La violence révolutionnaire est immédiatement morale car les travailleurs deviennent les sujets de leur histoire 21 . » Car que réclame-t-on dans ces conflits ? Le pouvoir ? Non, encore une fois, plus de liberté, de 136

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dignité. Cela, il le sait parfaitement même s'il s'attarde dans sa fidélité à ses engagements passés. Dans un numéro spécial de La Cause du peuple du 20 octobre 1972, Sartre publie une lettre ouverte : « Nous accusons le Président de la République. » À l'époque, Georges Pompidou, l'ancien Premier ministre du général de Gaulle, est à la tête de l'Etat. À la fin du texte imprimé, figure sa signature autographe. Pourquoi, sinon pour dire à ceux qui doutent ou qui déjà ruminent parce qu'il leur échappe : oui, c'est moi qui pense et qui, premier intellectuel de France, interpelle son premier élu, son président, et qui le traite comme un chef de mafia ? Trop de scandales politiques témoignent que la France va très mal, qu'elle agonise. « Mais cette agonie peut durer longtemps si on la réanime constamment. Nous accusons le Président de la République de s'être fait le réanimateur d'un régime moribond. » Ce texte circulera en affichette. Il avait donné une première charge contre Pompidou en mars 1971, à propos de l'incendie du 5/7. Le 18 décembre 1972, déjà boursouflé par les médicaments, en polo, il interviewe, pour La Cause du peuple/J'Accuse, Gabriel Aranda, un haut fonctionnaire avec une petite moustache à la Errol Flynn, habillé d'un costume trois pièces. Le philosophe veut débattre, de l'agonie du régime, avec ce fonctionnaire qui dénonce, dans un livre, les scandales au sein du ministère de l'Equipement. Mais Aranda met en cause . la nature humaine, pas l'Etat. Sartre tranche : « Plus 1» gouvernement vieillit, plus il est composé de 137

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coquins. [...] Le gouvernement, l'État est constitué de telle manière que les individus qui le composent agissent comme des truands. » Un point d'accord cependant, quand son interlocuteur dit : « Il faudrait que les citoyens deviennent majeurs. » Oui mais, pour Sartre, c'est irréalisable avec « cette République de mineurs qu'est l'État démocratique bourgeois ». Il pose le problème politique de concevoir « un autre État, un État démocratique direct». Il cite en référence la Commune de Paris, avec ses fonctionnaires élus et révocables par le peuple. Je mettrai longtemps à oublier la mort d'Overney. Dans un train qui me conduit en Bretagne, avec un paquet de numéros 19 de La Cause du peuple', j'y repense. Mes nerfs me trompent : suis-je suivi ? Une fin d'après-midi, à Lyon, des RG m'embarquent de force. Je contrôle mon angoisse en refusant de m'enfuir alors qu'on a laissé volontairement une porte ouverte sur la rue, au commissariat où j'ai atterri. De même quand, au moment de l'enlèvement de Nogrette, deux flics en civil passent chez ma vieille mère, 93, rue de Passy, dans le XVIe. Non, elle n'a pas de cave, seulement cette chambre, cette chambre avec son histoire : elle faisait partie d'un grand appartement, aujourd'hui découpé en plusieurs chambres de bonne. Ma mère ignore qu'elle vit depuis trente ans dans la chambre à coucher de la mère de l'écrivain Julien Green, à l'époque où ce vaste appartement occupait presque tout le deuxième étage du petit 138

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immeuble. Un jour, Green viendra frapper à sa porte pour demander à revoir cette pièce, avec sa fenêtre donnant sur un arbre qui restait vert longtemps, et sur une façade bourgeoise, aux grandes fenêtres habillées de rideaux. Du ciel, je ne connais que le bruit des avions, parfois le soir. Là, j'ai grandi, dépliant chaque soir mon petit lit près de celui de mes parents. Là, j'ai connu mes premières émotions erotiques quand, devant ma mère couturière à domicile et moi dans mon coin, des bourgeoises faisaient leurs essayages, laissant jaillir leurs porte-jarretelles. Est-il vrai, comme disent aujourd'hui mes amis bouddhistes, que les lieux ont un « karma », gardent le souvenir des émotions qui s'y manifestent ? La nuit, à la lueur d'une bougie, pour ne pas déranger mes parents endormis, je lisais des poèmes, quittais ce monde. J'ai vite compris en quoi consistait vivre, aimer, mourir tandis que mon père, charpentier, cardiaque, agonisait, là, tout près de mon lit. Aujourd'hui, mon colis de Cause du peuple sous le bras, je descends en gare de Saint-Brieuc. Un copain mao m'attend. Dans ce n° 19, je raconte la véritable histoire du directeur d'une entreprise de SaintCarreuc dont les ouvriers sont en grève : il a été collabo, ami des nazis. Sur les murs de l'usine en grève, les ouvriers ont tracé des croix gammées. Avant de faire paraître mon article, je l'ai lu un dimanche matin, devant l'entrée du seul café de Saint-Carreuc, en haut de trois marches de granit. Le peuple parle%il au peuple ? Certains ont acquiescé en silence, 139

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d'autres m'ont regardé, stupéfaits. J'ai surtout repéré un drôle de gars dont les répliques font rigoler tout le monde ; c'est un « idiot », m'assure-t-on. L'idiot du village... « Qu'est-ce que tu comptes faire ? » me demande Sartre, dans son studio du boulevard Raspail, ce jour de mai 1974. « Écrire un roman, l'histoire d'un idiot. - Fais-le ! » Je n'ai pas lu, à cette époque, son Idiot de la famille, son Flaubert, mais j'ai lu L'Être et le Néant, autant que j'ai pu : mon exemplaire porte toujours des traces de stylo à bille, notamment en bordure d'un paragraphe où il parle de la liberté de Flaubert. Pourquoi ai-je sollicité ce dernier entretien ? J'ai décidé de démissionner de Libération. Face à Sartre, je ne remarque pas vraiment les séquelles de l'incident cérébral qu'il a eu en mars 1973. Il garde une certaine faculté de vision, de mobilité. Il est assis comme la première fois, les mains sur les genoux, et m'écoute attentivement. Le même qu'hier, pour moi. Aussi chaleureux. J'ai demandé ce rendez-vous parce que je dois à Sartre d'être entré à Libération, en janvier ou février 1973. Il a plaidé pour que je rallie ce nouveau journal dont, une fois encore, il sera le directeur de publication. L'initiative en revient à la GP et plus particulièrement au fondateur de l'APL, Jean-Claude Vernier, qui ricoche de rêve en rêve ! July s'imposera vite comme son rédacteur en chef et retrouvera ses cigares parisiens. Mon article sur les ouvrières de Fougères réclamant de travailler à leur rythme naturel a 140

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plu à Sartre ainsi qu'à Simone de Beauvoir. Pour ce poste - la direction du service social — Pierre Victor aurait préféré Christian Riss, un « établi », un mao pure souche. Mais Sartre a inversé la décision en ma faveur. Et en juillet 1973, quand Paris-Match a souhaité faire un reportage sur la création du quotidien et rencontrer Sartre, à nouveau il m'a demandé d'être à ses côtés. Photo : nous lisons côte à côte Libération. Seuls quatre maos ont été désignés pour participer à cette nouvelle aventure : Serge July, donc, l'homme du Nord ; Jean-Claude Vernier, l'initiateur de l'APL ; Pierre Audibert, « le plus mao des maos » ; et moimême. Il faut laisser toute leur place aux démocrates ! July va partager un temps la rédaction en chef avec Philippe Gavi, coauteur à! On a raison de se révolter. Mon bureau est tout près du leur. Quand j'y entre, je crois voir deux pistards penchés sur les guidons de leurs machines à écrire. Qui va gagner ? July, bien sûr! L'aventure de Libération se résumera pour moi à trois moments : le conflit de l'usine d'horlogerie Lip, à Besançon; la rencontre entre Foucault et José, autrefois à la tête du Comité de lutte Renault ; et un article que j'écris avec rage, « Faut-il brûler l'usine ? », publié le 3 avril 1974. Je réponds oui. Finie l'usine, finie la classe ouvrière ! La femme avec qui je vivais m'a quitté. Notre fille Sophie est ballottée entre deux horizons. J'ai payé ma fidélité à mes origines. La littérature me manque, le désir remonte comme un nouveau printemps. Dans mon article, je dénonce ces 141

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règles de production qui conduisent à « nous écraser le cerveau ou nous user le sexe ». Ça me reviendra par la bouche de July : Pierre Victor a parlé de « provocation » après avoir lu l'article. Sans doute juge-t-il que brûler l'usine, c'est brûler le travail et les travailleurs... J'emmène José, l'ancien responsable du Comité de lutte Renault, chez Foucault en mai 1973. Ce barbu trapu découvre à son tour la clarté d'un séjour qui ouvre sur un balcon où poussent toutes sortes d'herbes ! José lance le débat : « Le rôle de l'intellectuel qui se met au service du peuple peut être de renvoyer plus largement la lumière qui vient des exploités. Il sert de miroir. » Foucault : « Je me demande si tu n'exagères pas un peu le rôle des intellectuels. » Toutefois, il concède : « Je suis d'accord pour parler de miroir avec toi, en entendant miroir comme un moyen de transmission. » Songe-t-il à Pierre ? José : « Donc, il ne va pas dire ce qu'il faut faire aux ouvriers. Il rassemble les idées. Il écrit. Il accélère les échanges. » Car Foucault y tient : « Le savoir d'un intellectuel est toujours partiel par rapport au savoir ouvrier. » Il insiste : « Si tu regardes bien la classe ouvrière, finalement, elle est illégaliste. Elle est contre la loi, puisque la loi a toujours été faite contre elle. » José nuance en rappelant que les ouvriers ont le sens de la discipline, mais il finira par dire : « Je me pose la question : quelle est la part de la pression qu'on nous impose ? » Foucault le regarde avec une sorte de tendresse : « La question est en effet absolument ouverte22. » 142

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À Besançon, dans le Doubs, le conflit Lip a démarré en juin 1973 et va devenir la référence ultime de ces années, y mettre le point final. Geismar, Victor, Clavel... tout le monde veut avoir vu ce miracle, sauf Sartre, hélas,, plongé alors dans la cécité ! Les ouvriers d'une entreprise d'horlogerie fabriquent, vendent et se paient directement, sans passer par un patron. Ils occupent leur usine d'abord, une usine déficitaire que leur direction voulait démanteler, et donc procéder à des licenciements. Les grévistes veulent démontrer le contraire. Une banderole dit tout : « C'est possible, on fabrique, on vend, on se paye. » Pour pouvoir fabriquer, les ouvriers puisent dans les stocks de l'entreprise, les mécanismes et les boîtiers qu'ils assemblent, puis vendent pour se payer euxmêmes ! Si ce n'est pas du vol, ça y ressemble, car ces stocks appartiennent à leur direction. La première paye ouvrière est distribuée le 2 août 1973. Georges Séguy, le secrétaire général de la CGT, est très critique : « Je suis prêt à donner de l'argent aux travailleurs de Lip, sans acheter une montre. » Ces « délinquants » travaillent à leur rythme naturel ; les cadences sont abolies. Les syndicats de l'entreprise n'ont pas fait leur habituel boulot de sape ? Au contraire, la section CFDT - mais pas la CGT s'entend comme larron en foire avec le comité de lutte qui s'est monté sans les maos, sans autre directive que celles qu'on découvre si on lit La Cause du peuple. Si la section syndicale CFDT est animée par Charles Piaget, un chrétien de gauche, un ange 143

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terrestre, maigre, intègre, le comité de Lip est dirigé par Jean Raguenès, un prêtre ouvrier dominicain, un mystique qui cultive le trouble quand il vous reçoit sous la tente où il campe, en bordure de l'usine occupée. Le conflit se soldera, le 28 janvier 1974, par un plan industriel où 778 ouvriers seront réembauchés sans qu'aucune poursuite judiciaire soit menée à rencontre des receleurs. 778, dira Charles Piaget, c'est le nombre de travailleurs qui restaient « inscrits » dans la lutte, les autres ayant choisi de se recaser ailleurs. Lip va permettre à la Gauche prolétarienne de sortir la tête haute de la scène publique, comme si sa mission s'achevait sur un triomphe. Il y avait eu, certes, la dissolution officielle par le Conseil des ministres, le 27 mai 1970, le jour du procès de Le Dantec et Le Bris, mais cette dissolution n'avait pas changé grand-chose. Un dernier comité exécutif de la Gauche prolétarienne se réunit à Bagneux, en banlieue parisienne, les 3 et 4 novembre 1973. L'ultime numéro de La Cause du peuple est paru juste avant, le 13 septembre 1973. On y lit cette dernière proclamation : « Puisez dans le stock d'idées Lip ! » Victor, Geismar, Vernier, Tournel, Theureau, Rolin... sont à Bagneux pour célébrer la dissolution historique de la Gauche prolétarienne. Un document interne de la direction dit : « Le rôle dirigeant de la révolte des plus exploités - les OS - est trop souvent assimilé par le gauchisme comme l'écrasement d'autres révoltes, qui sont porteuses elles aussi de valeurs nouvelles. Ranger de force des intellectuels sur 144

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des positions du prolétariat a bien souvent été la stérilisation d'une révolte effective. [...] Toute la conception classe contre classe est une conception à bannir de nos mentalités, elle aboutit en fait à produire des sectes qui vivent dans l'ombre du PC23. » Le rapport entre la « plèbe non prolétarisée » et la « plèbe prolétarisée » s'est même éclairci avec Lip où « des ouvriers deviennent normalement voleurs », a noté Victor dans ses entretiens avec Sartre et Gavi qui s'achèvent fin mai 1974. Sartre lance à celui qui va devenir son secrétaire : « Impossible de concevoir le mouvement Lip sans penser, je vous le répète, à la liberté, c'est-àdire sans voir que derrière le socialisme il y a peutêtre une valeur encore plus importante, qui est justement la liberté24. » Oui, vive Lip ! La tribu elle-même se dissout, s'éloigne au profit du particulier. « La question qui se pose précisément est de savoir comment opérer une transformation à partir de l'ancien instrument qu'est l'organisation mao », disent les notes de Jean-Claude Vernier, sans doute le seul à tout noter scrupuleusement25. Que faut-il devenir ? Vernier sera un moment producteur d'une émission télévisée pour les gens du troisième âge ! A Sartre qui me pose la question «Pourquoi tu quittes Libéï» j'invoque mon différend avec de nouveaux arrivants, des anciens des Cahiers de mai> propulsés par July, Victor, Geismar, qui ont apprécié leur travail à Lip. « Les Cahiers de mai ont été créés, au début de juin 68, par une petite équipe de militants (venant aussi bien du PCF, de la 145

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CGT que des organisations dissoutes)... » explique un communiqué de Pépoque présentant les Cahiers par eux-mêmes. J'y retrouve ces lignes : « Il n'est pas exagéré de dire que, touchant M. Séguy par exemple, le moindre adjectif utilisé dans le journal a d'abord circulé des semaines durant dans les ateliers 26 ». Ces militants, tout à l'opposé des « maos spontex » de la GP, veillent dès mai 1968 à ne pas se couper des syndicats, d'où ce travail de dentellières qui, autrefois, nous paraissait dérisoire, surtout vis-à-vis d'un Séguy qui s'avérera un adversaire des séquestrations, de Lip... Aujourd'hui, July veut que des militants des Cahiers comme Marc Kravetz, Jean-Marcel Bouguereau intègrent Libération. Depuis qu'ils sont là, le moindre de mes faux pas à leurs yeux est prétexte à discréditer le service social que je dirige : le nouveau péril, c'est l'antisyndicalisme ! Et Libération a des lecteurs syndiqués ! Sartre me propose d'intervenir pour que je reste : je refuse. Alors que j'énumère la liste de mes adversaires, il lâche, à mon grand étonnement, au passage d'un nom : « Celui-là, je ne l'ai jamais aimé. » Je n'en ai rien dit à Sartre mais, hors des murs de Libération où il ne met jamais les pieds, Pierre Victor me critique violemment. Pour lui, les quatre camarades maos de Libé, « désignés sur des critères spécifiques 27 », se doivent d'être les délégués fidèles du mouvement. J'ai décidément la nostalgie de la littérature à laquelle Pierre Victor paraît indifférent : « On retrouve chez ces camarades, notamment chez Jean146

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Pierre Barou, une thèse de la liberté de création qui est une régression par rapport à ce qui a pu être théorisé, y compris au moment de La Cause du peuple. Ces camarades ont donc usurpé la délégation qui leur avait été faite par le mouvement. » Ces phrases proviennent d'archives de l'époque, datées du 9 mars 1974. À Libération^ je revendique en effet qu'on fasse un « travail d'écriture réel », comme en témoigne lors d'un débat sur mon cas, dans les locaux du journal, Bénédicte Mei, membre du service social que je dirige28J'ai ce repère en tête : « Où la Forme, en effet, manque, l'idée n'est plus 29 ». La phrase est de Flaubert...

6 Vers le religieux

Pierre Victor ne vit plus à Boulogne, chez sa mère, à proximité de Renault. La GP s'est dissoute et il s'est marié avec « Léo ». Ce professeur de lettres a travaillé en usine ; comme Pierre, elle est issue d'une famille juive. Avec leur fils, René, ils ont emménagé en banlieue parisienne, à Eaubonne, rue Albert-Ier, dans un ancien relais de chasse composé de deux beaux bâtiments, avec un vrai parc où broute une chèvre, où pousse un potager, picorent des poules et où, la nuit, s'éveille un hibou. Denis Clodic, un ancien du Comité de lutte Renault, avec sa compagne, Anne Siri, autrefois rédactrice à La Cause du peuple, vivent avec eux. Une amie d'Anne, Françoise, avec ses deux enfants, les a rejoints : elle est fascinée par l'ancien chef des maos, peut-être parce qu'elle porte comme un poids le souvenir d'un père collaborateur, Croixde-feu. La communauté compte encore, étonnant mélange, la fille d'un ancien maquisard, Evelyne Cohen, une historienne, longtemps militante dans 151

SARTRE, LE TEMPS DES REVOLTES

le XIVe, à Paris, en charge des rapports avec les intellectuels, son compagnon Bernard et leurs deux enfants. En tout : sept adultes et sept enfants en comptant les deux filles qui vont naître à cette époque chez Benny et Léo 1 . L'ancien chef de la GP s'est installé dans le plus petit des deux pavillons, seul avec sa famille. Mais, le matin, il gagne l'unique salle de bains située au premier étage de l'autre maison où vivent tous les autres. Il apprend à partager l'eau chaude. Parfois Denis ou Anne surgissent inopinément de leur chambre à coucher : pour en sortir, ils doivent passer par cette salle de bains communautaire. Ce rassemblement n'a rien de nostalgique. Tous se sont retrouvés là par affinités ; Denis reste très attaché à Pierre qui l'appelle son « âme sœur ». Le partage des tâches est de rigueur même si le potager n'est pas du goût de Pierre et que c'est Léo qui s'en occupe. La judaïté du groupe est loin d'être intégrale : trois seulement ont des liens avec cette origine lointaine : Pierre, Léo et Evelyne. Mais personne ne s'en réclame encore vraiment. On mange dans la grande salle commune, on débat dans le petit salon. De quoi ? Des raisons qui ont poussé les uns et les autres à rejoindre le mouvement. Psychanalyse à chaud ? A Eaubonne passe souvent Olivier Rolin, l'ancien « général » de la NRP. Sartre aussi, bien sûr. On part le chercher en voiture — mais pas Pierre, qui ne conduit pas - à Montparnasse où on le ramène ensuite. Pour lui, le menu se complique un peu : cassoulet ce jour-là car le « vieux », comme Pierre le surnomme, aime les bons 152

VERS LE RELIGIEUX

petits plats ! Avec le vin assorti. Sartre se prête luimême au jeu des questions. Il parle de Simone de Beauvoir, d'autres femmes, lâche parfois un commentaire égrillard. Non, il n'aurait pas voulu être père, géniteur du moins. Il a préféré adopter, en 1964, Ariette Elkaïm, d'origine algérienne, surgie dans sa vie en 1957, avec ses dix-huit ans et beaucoup de questions sur L'Être et le Néant. Et si sa fille adoptive avait des enfants ? Evelyne Cohen n'a pas oublié la réponse : « Je les enfermerais dans la salle de bains. » L'idée de transmission ne le hante nullement. « L'idée de donner le jour à quelqu'un me fait horreur. Je me maudirais si j'étais père. Un fils de moi ? Oh non, non, non 2 ! » clame Flaubert, son frère ennemi. La vie a-t-elle repris son cours ? Apparemment ! Anne est sage-femme ; Evelyne, professeur d'histoire ; Denis se « réétablit ». En 1974, cet ancien OS devient professionnel. Puis, parce que « savoir faire un métier », ça le concerne, il passe une « licence de soudeur aéronautique tous métaux». Plus tard encore, un « BTS de chaudronnerie ». Enfin, grâce aux cours du soir du Conservatoire des arts et métiers, il décroche un diplôme d'ingénieur et conquiert, après un stage, sa place de directeur adjoint à l'Ecole des Mines de Paris, où, un soir de l'été 2005, je le retrouve à son bureau. Benny Lévy ? En septembre 1973, Sartre l'a engagé comme secrétaire, salarié. « Il m'a proposé d'être son secrétaire pour une raison bien simple : depuis plusieurs années, j'étais absolument sans papiers, ne pou153

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

vant pas avoir de carte de travail. Je devais, toutes les trois semaines, me présenter au commissariat3. » En 1975, il obtiendra la nationalité française après que Sartre fut intervenu auprès du président Valéry Giscard d'Estaing. Pour le poste de secrétaire, Pierre Victor a d'abord rechigné, demandé à réfléchir quand la proposition lui a été faite par Liliane Siegel, l'ancienne directrice de publication de J'Accuse, qui s'étonne de cette hésitation4. Sartre a toujours éprouvé une profonde fascination intellectuelle pour Pierre : « Tout ce que je souhaite, c'est que mon travail soit repris par d'autres 5 . » Selon lui, Pierre est le mieux placé, celui qui lui donne entièrement satisfaction. Mais l'idée de servir d'yeux à Sartre, devenu aveugle pendant l'été 1973, à raison de trois fois par semaine de onze à treize heures, n'enchante pas l'ancien chef des maos. Simone de Beauvoir plaide pour qu'il accepte. « C'est elle qui avait insisté pour que je fasse ce travail6. » Il a d'autres préoccupations en tête. Depuis l'attentat de Munich, il a tourné le dos au « tout politique », la dissolution de la Gauche prolétarienne précipitant encore cet abandon. Politique, Sartre l'est-il encore un peu trop ? Finalement, il accepte. Une réponse négative n'aurait pas fait que décevoir Sartre, alors dans une phase critique de sa vie, elle ne lui aurait sans doute pas permis de se projeter encore plus avant. Car autour de lui, on tire déjà les volets ! En 1972, Simone de Beauvoir, a publié Tout compte fait7. Et, comme la suite va le prouver, son ancien clan abonde dans son 154

VERS LE RELIGIEUX

sens : Sartre ne peut plus écrire, c'est un vieil homme aveugle ! Pierre fait donc la lecture au philosophe, à son nouveau domicile du boulevard Edgar-Quinet. Lui aussi a déménagé, toujours pour un dixième étage mais dans un espace plus grand afin d'y faire dormir confortablement ses proches qui pensent à sa santé, s'en inquiètent, alors que, personnellement, il ne s'en est jamais soucié. Et Victor lit, il y met le ton, la fougue, l'éloquence. Hélas, Sartre pique souvent du nez, somnole avant, pendant ou après la lecture. Un moment, Pierre pense à interrompre cette collaboration malheureuse, mais ne s'y résout pas : il est engagé moralement. Fin 1973, Sartre est sous médication lourde même si, à l'époque, ses électroencéphalogrammes ne traduisent aucune anomalie, la déprime l'oppresse. « Il se réfugie dans le sommeil », écrira Simone de Beauvoir dans un nouveau tome de ses mémoires, La Cérémonie des adieux*, dont, comme Pierre, on peut regretter la tonalité très clinique. Il y est fait abondamment mention des visites de Sartre à ses médecins, de son déclin physique jour après jour. Chronique d'une mort annoncée ? Un peu trop ! Mais lentement, à l'écoute de ce secrétaire fougueux, Sartre reprend goût à la vie. Les 13 et 14 avril 1974, dans Libération, il prend position en faveur de la candidature de Charles Piaget, le leader des Lip, à la présidence de la République : l'occasion est belle de se démarquer de l'Union de la gauche, « une plaisanterie ». Il reprend et achève ses entretiens 155

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commencés en novembre 1972 avec Pierre Victor et Philippe Gavi. Fin 1974, paraît On a raison de se révolter, et c'est à Bruay-en-Artois qu'il fait le lancement du livre, au milieu des corons, avec sts coauteurs ! Mais ce n'est plus comme avant. Sartre a perdu la vue à la suite de son attaque cérébrale de mars 1973. Peut-être a-t-il perdu beaucoup plus : « l'art d'écrire », le style, la forme, autant d'atouts dont il se moquait autrefois tout en maîtrisant si bien l'art d'écrire. Devant le trou noir de ses yeux, il redécouvre toute l'importance du style. En 1975, il confiera à Michel Contât : « Ce qui m'est désormais interdit, c'est quelque chose que beaucoup de jeunes gens d'aujourd'hui méprisent : le style9... » Il en donne cette définition : « Pour moi, le style - qui n'exclut nullement la simplicité, au contraire - est d'abord une manière de dire trois ou quatre choses en une. » Si on n'en est pas capable, mieux vaut ne pas écrire ! Il cite Stendhal — son écrivain de jeunesse préféré - mais, à l'écouter, on songe plutôt à Flaubert, pour qui le style est à la fois ce qu'il y a « dans » et « sous » les mots 10 . Qu'on se souvienne seulement de ce qu'écrit Sartre en 1947, dans Qu'est-ce que la littérature?. Alors, le style est pour lui un simple moyen de persuasion. À ce titre, « il doit passer inaperçu ». Trop présent, il étourdirait le lecteur, lui ferait perdre de vue le message, la signification. Il oppose la prose à la poésie, la peinture, la musique ; la « signification » au « sens ». Ces réflexions vont contribuer à provoquer, en 1953, la rupture avec 156

VERS LE RELIGIEUX

Maurice Merleau-Ponty, un des philosophes français qu'il estime pourtant le plus. Car pour MerleauPonty, le style est inséparable de « Y expression primordiale11 », du corps ; il reste le premier à avoir parlé de « cogito corporel12 ». Nier le style, c'est donc nier le corps, l'existence. Quand c'est bien ça, la littérature, un acte où la vie se manifeste, dans toute son épaisseur ! Merleau-Ponty.partage - même s'il ne l'écrit pas - cette affirmation de Flaubert : « Le style, c'est tout 13 . » Quelque trente ans plus tard, Sartre aurait sans doute révélé, si les circonstances lui en avaient laissé la possibilité, qu'avec Madame Bovary^ ce roman où le style est tout, Flaubert gagne enfin ses galons d'homme libre. « À l'évidence, Madame Bovary n'est pas une œuvre névrotique mais la manifestation d'une liberté souveraine », souligne Ariette Elkaïm-Sartre, sa fille adoptive, en introduction aux notes sur Madame Bovary qu'a laissées Sartre et qu'elle publie en 1988 14 . Dans ce roman, Flaubert procède à l'égard de Madame Bovary comme Sartre à l'égard du personnage de Flaubert dans son « roman vrai » sur l'écrivain, Lldiot de la famille. C'est la liberté « aliénée » de l'écrivain dont il nous rend compte. Flaubert, lui, décrit l'aliénation d'Emma mais d'une plume souveraine, ambitieuse ; son style participe de cette entreprise inédite - « il rêve d'un style corrupteur », note Sartre. Et en effet, l'écriture pourfend Emma de part en part, draine plusieurs niveaux de conscience jusqu'à celui des lectrices et des lecteurs sur lesquels ce 157

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roman mord comme un acide. Voilà la ténébreuse découverte : le style peut tout ! Simone de Beauvoir nous livre d'étranges annotations sur Sartre durant l'été fatidique de 1973 où il perd la vue : « Il était assis depuis plus d'une heure sur sa terrasse, face à l'admirable paysage provençal. Ne s'était-il pas ennuyé ? Non. Il aimait regarder le monde, sans rien faire, le contempler15. » Pour la dernière fois ? « Le réel n'est jamais beau », lit-on dans L'Imaginaire, publié en 1946. Le monde est beau, admirable, si, et uniquement si, nous le rendons beau par le travail de notre imaginaire. Sartre salue le monde avant qu'il ne s'efface. Les voici désormais, Sartre et Victor, dans cet étrange face-à-face où la nuit s'intercale. Très vite, Sartre comprend qu'il ne peut réduire Pierre Victor au simple rôle de secrétaire. Il le lui confiera plus tard : « Je me suis rendu compte tout de suite que tu ne pourrais pas être un secrétaire. Qu'il fallait que je t'accepte dans la méditation même, autrement dit que nous méditions ensemble l6 . » « Au départ, dira Pierre, il pensait me proposer de terminer le tome IV de L'Idiot de la famille, mais très vite il s'est aperçu que ça ne pouvait pas aller parce que je serais dans une position stricte de secrétaire et cela ne l'intéressait pas, ne l'animait pas 17 . » Sartre propose à Pierre Victor d'engager un dialogue sur un thème susceptible de leur convenir à tous les deux : pouvoir et liberté. Depuis longtemps, dans leur esprit, ces deux notions s'opposent. « C'est la structure sociale même permet158

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tant l'exercice du pouvoir qu'il s'agit de supprimer », soulignera Sartre18. Ils dialoguent en présence d'un magnétophone. « Donc, je me suis mis à lire des textes sur la révolution, d'abord sur la Révolution française19...» Pourquoi la Révolution française? Parce qu'elle est aux sources du pouvoir moderne. Victor lit ; Sartre écoute, réagit. Il va mieux. Six mois sont consacrés à la lecture du Mémorial de SainteHélène, de Las Cases, compagnon d'exil de Napoléon Bonaparte20. « On a mis plus de deux ans à commenter les bouquins qu'on lisait sur la Révolution française pour laquelle nous avions une passion commune21. » Et c'est pour constater que, déjà, « le ver est dans le fruit » ; que le pouvoir, le « tout politique », déjà, alors, pervertit, corrompt, s'oppose à la liberté. Parallèlement, Pierre Victor crée le « Cercle socratique » avec d'anciens maos. « Il s'agissait d'affirmer que l'on ne voulait plus donner un bilan de notre action en termes politiques, que c'était à partir d'une distance philosophique que nous parlerions de notre passé22. » A travers les travaux de ce cercle dont Victor rend compte à Sartre, et ces lectures quotidiennes, sont passées au crible des notions empruntées à Sartre et qui ont fait les beaux jours de la Gauche prolétarienne, comme celles de groupe en fusion, de démocratie directe... Non pas pour les relativiser, mais pour les anéantir. Il ne doit rien rester du « tout politique », des inflexions vers la lutte des classes, de l'emprise du prolétariat sur les consciences. « Avec Sartre, on faisait, à notre manière, le point de la dissolution du 159

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gauchisme. Sartre ne pouvait pas ignorer, et il n'ignora pas, que cela avait un certain rapport avec sa théorie des groupes en fusion, qu'il expose dans La Critique. Il avait donc son propre intérêt à faire le point 23 . » Sartre joue le jeu, à fond. « Il faut bien voir que ça n'allait pas de soi qu'il se remette à se "projeter", à se vivre avec un avenir. » À plus de soixantedix ans. « Se projeter », selon UEtre et le Néant, c'est dépasser son rôle de philosophe reconnu, labellisé « sartrien », c'est se conduire en homme libre. Au retour de ses séances du matin à Montparnasse, Pierre raconte, à Eaubonne : « Le vieux a dit... » Quand le « vieux » leur rend visite, tous remettent ça avec lui. « Nous avions une activité de "gastrophilosophie" importante avec des mises au point sur nos trajectoires. Débats sur la Révolution. [...] Sartre était extraordinairement présent à Benny, j'en suis témoin », se souviendra Evelyne Cohen, en 2005 24 . Sartre « se projette » tout en restant lié à son passé mao. Merleau-Ponty a souligné ces deux traits de caractère de Sartre : « simple » et « bon ». « Ce sont deux traits de son caractère un peu inattendus d'après l'image qu'on peut se faire de lui 25 . » En décembre 1974, un accident à la mine, à Liévin, a causé la mort de quarante-trois mineurs. La France est en deuil, et le Premier ministre de l'époque, Jacques Chirac, se rend aux funérailles des victimes, le 31 décembre 1974. Il prend la parole : « Rien n'est plus absurde que cette mort que nous disons accidentelle. » Accidentelle... Il le dira deux fois. Dans 160

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Libération, Sartre lui répond : « Ce que le tribunal populaire de Lens a établi, c'est qu'il n'y a jamais d'accident dû au hasard dans les mines. » En juin 1976, dans Le Nouvel Observateur, le philosophe revient sur les accidents du travail. Les travailleurs immigrés des Câbles de Lyon, à Clichy, ont pris contact avec lui. Sartre se rappelle les avoir connus « il y a quelques années à l'occasion d'une action contre leur direction générale26 ». En 1972, en effet, La Cause du peuple avait rendu compte d'un conflit provoqué par le licenciement d'un ouvrier mao et de l'occupation de son atelier par soixante-trois travailleurs immigrés pour réclamer sa réintégration. Sartre à l'époque dira : « L'opération Câbles de Lyon s'annonçait très mal. Alors Geismar m'a dit : décide si on la fait ou non. J'ai décidé qu'on y allait, on était trop engagés, c'aurait été une trahison 27 .» Il y va! Le 11 décembre au matin, il débarque au siège social de l'entreprise, au 56, rue La Boétie, monte jusqu'au bureau de M. Lesieur, le directeur des Câbles, qui est absent. Sartre s'assied et téléphone au Monde, à Pierre Viansson-Ponté. « Je vous appelle depuis les bureaux des Câbles de Lyon, à Paris... » Un simple entrefilet paraîtra dans le quotidien. Et pas de réintégration. Quatre ans plus tard, les grévistes sont revenus et il s'en fait, de nouveau, le porte-parole : « On surveille l'homme mais pas la sécurité. » Rien que pendant le mois d'octobre 1975, aux Câbles de Lyon, il y a eu soixante déclarations d'accidents du travail : doigts coupés, pieds écrasés, yeux abîmés, et même crevés, 161

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oreilles sourdes, poumons flétris, côtes brisées, reins qui se cassent... Oui, c'est ça la vie aux Câbles ! Et Sartre, dans sa déclaration du Nouvel Observateur, annonce le meeting du 12 juin, à 20 heures, à la Maison du Peuple de Clichy en soutien aux ouvriers des Câbles. Le dimanche 7 novembre 1976, c'est en blouson, lunettes teintées — à cause de sa vue perdue - qu'avec Simone de Beauvoir, plus chic dans son chemisier blanc et son ensemble noir, il se présente à l'ambassade d'Israël, à Paris, où il doit recevoir le diplôme de docteur honoris causa de l'Université de Jérusalem. Ce « symbole de l'esprit de liberté », au seuil de l'ambassade, refuse d'entrer car il a appris que Françoise Giroud, secrétaire d'Etat à la Culture, est dans les locaux ! L'ambassadeur vient négocier sur le trottoir. La ministre ne prendra pas la parole : pas de risque de récupération politicienne. Sartre entre enfin. Chacun de ses mots a été pesé, appris par cœur. « Si je m'occupe ici d'Israël, je m'occupe aussi du peuple palestinien qui a beaucoup souffert. Par conséquent c'est dans la liaison des deux, la manière dont ils trouveront une solution à leurs problèmes, que se trouve la solution des drames du Proche-Orient. Et c'est parce que je crois à cette solution que j'accepte avec reconnaissance ce doctorat qui est aussi, en somme, un élément de paix28. » Six mois auparavant, il a donné une interview à la Tribune juive : « On ne parle de soi qu'une fois », ditil à son interlocutrice qui insiste, un peu trop à son 162

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goût, sur sa vie personnelle29. Aussi l'interroge-t-elle sur son ouvrage de 1946, Réflexions sur la question juive, et Sartre réagit : « S'il était à refaire je ne le referais pas de la même façon. En 1946, j'ai défini le Juif comme un homme que les autres tiennent pour Juif. J'ajouterai à présent tout l'aspect historique et culturel du Juif, c'est-à-dire la religion et l'histoire juive qui existe en dépit de ceux qui la nient. » Il y a un étonnant passage dans le tome III de L'Idiot de la famille - le titre de son Flaubert - paru en 1971 et qui est une critique de l'athéisme en Occident. En effet, nous nous croyons athées, mais le christianisme conserve non pas sur notre pensée - la nuance est capitale ! - mais sur notre imaginaire « sa puissance destructrice30». Athées ou pas, nous conservons des « schèmes directeurs » chrétiens. Ainsi, « lorsqu'un auteur un peu chinois nous montre un saint qui s'ignore et qui meurt dans la désolation, nul doute que nous soyons émus dans notre plus enfantine pénombre : pour un instant, chrétiens dans l'imaginaire, nous marchons. » Après la Révolution française, Sartre et Victor étudient les hérésies religieuses. « Progressivement, on s'est aperçus qu'il fallait remonter plus loin. Alors, nous avons lu des livres sur les hérésies religieuses. Par exemple, pendant plusieurs mois, des lectures sur la Gnose. Pendant ce temps-là, j'ignorais tout du judaïsme 31 », rapportera Pierre Victor. Mais pourquoi l'hérésie plutôt que l'anarchie par exemple, quand on réfléchit sur les contre-pouvoirs ? À ce stade de leur 163

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réflexion, Sartre et Victor ne peuvent se contenter d'une réponse politique, même prise aux franges du « tout politique ». L'hérésie, c'est l'insoumission au pouvoir chrétien - ou même athée chez Sartre - , mais avec pour référence philosophique la Connaissance, la Gnose. « Tout, tout, tout ce qu'on pouvait avant de se tourner vers les Juifs, on l'a pris. Mais en même temps que nous faisions cela, moi j'avais repris systématiquement tous les textes de Sartre et je l'interrogeais 32. » Ce secrétaire très particulier renvoie à Sartre sa propre vision de son œuvre qu'il connaît sur le bout des doigts. « C'était des bagarres, on s'empoignait sur des paragraphes de L'Être et le Néant33 », se souviendra Victor. Victor scrute au plus près cet ouvrage philosophique - le principal - dont les derniers mots annoncent une étude qui doit se situer sur « le terrain moral ». Elle n'a jamais paru même si Sartre n'a jamais désespéré de l'écrire. « Dans L'Etre et le Néants lorsqu'il parle de conscience, du pour-soi, il dit que son être est diasporique. L'être de la conscience est diasporique. Donc, il s'est identifié au Juif34. » Conclusion hâtive ? Quand Pierre Victor demande à Sartre à partir de quel matériau il a écrit ses Réflexions sur la question juive, le philosophe lui avoue s'être décrit. « C'était carrément son autoportrait 35 . » Sartre dans la peau d'un Juif? Dans Les Mots, Sartre a écrit, note encore Victor en extrapolant encore : « Si on m'avait dit que le Juif, c'était quelqu'un qui vivait au milieu des livres, alors je suis plus Juif que le Juif36. » 164

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Il va même jusqu'à repérer dans Les Séquestrés d'Altonay pièce tardive de Sartre, « un personnage central à l'arrière-plan qui est le rabbin égorgé. On l'oublie. Mais toute l'histoire de cette pièce tourne autour de ce rabbin égorgé. C'est comme si, à la fin de sa vie, Sartre le montrait du doigt. Il y a quelque chose qui palpite : il ne semble pas tout à fait mort, ce rabbin qu'on a cru définitivement égorgé37. » Pour Victor, la conclusion ne fait pas de doute : « Il suffit de lire Sartre un tout petit peu attentivement pour comprendre qu'il est tourmenté par le réel juif, et ce, au fond, depuis ses premiers textes38. » Peut-être... mais on ne peut s'empêcher de penser que Pierre Victor entraîne son aîné sur un terrain qui le concerne, lui, en premier chef. Son propre « réel juif» le hante désormais. Il a dissous le Cercle socratique et proposé à ses membres, pour la plupart des anciens maos, de suivre à la place le séminaire de Jean Zacklad, un professeur de philosophie versé dans la Kabbale, la mystique juive. Sartre, soulignons-le, a encouragé très tôt Pierre Victor, à une époque où « j'étais encore marqué par la vie politique », dira-t-il, à explorer son propre « indisable », les constituants inavoués de sa propre subjectivité : « Non seulement il m'a rendu français, mais il m'a aussi, au départ, rendu juif39... » ajoute-t-il. Un nouvel élément de poids intervient. Tourmenté par sa judéité, Pierre Victor lit ou relit Emmanuel Levinas, ce philosophe juif lituanien. Il sait que Sartre lui doit sa découverte, en 1933, de l'œuvre de 165

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Husserl, le père de la phénoménologie. Sartre a vingthuit ans quand il lit Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, publié par Levinas en 1930. Ce premier essai consacré en France au philosophe allemand va accélérer considérablement la réflexion du jeune Sartre. Pierre, lui, se souvient de « l'impression extraordinaire » que lui a faite ce philosophe lorsqu'il a lu Difficile liberté, en hypokhâgne, au lycée Louis-le-Grand, à l'âge de dix-huit ans. C'était « avant de m'engager totalement dans la révolution ». « Extraordinaire bourrasque juive, choc, commotion 40 », commentera-t-il. Les voici à présent face à Levinas, phénoménologue et théologien tout à la fois. « Le fait éthique ne doit rien aux valeurs ; ce sont les valeurs qui lui doivent tout 41 », scande-t-il, à la charnière de ces deux disciplines. En bref, la morale ne découle pas du respect de valeurs préétablies : « Tu ne feras pas ceci ou cela... » Le fait éthique dépend de ce que nous^acceptons de faire, ou pas, pour l'Autre. L'homme est libre de participer, ou non, au fait éthique conçu d'abord, en priorité, en fonction de la présence de cet Autre sur Terre. Il est responsable de lui ! Cette responsabilité, même « Dieu ne peut l'annuler 42 », souligne Levinas. La source de la morale est dans l'Autre, comme est, dans l'Autre, la source de notre salut. Le salut ne peut être que collectif. Dans la tradition hébraïque, à laquelle se réfère Levinas, il ne saurait y avoir de salut sans l'aboutissement ici même, sur Terre, d'une Cité des Justes. À cette condition 166

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seulement, les pierres tombales s'ouvriront et tous les « Justes » renaîtront. Le 9 février 1977, je rencontre Pierre pour la dernière fois - j'en ai gardé des notes dactylographiées, comme souvent à l'époque, habitude que j'ai perdue. Ce jour de février, il me pose la question : « Es-tu de ceux qui vont propager la pensée de Sartre ? » Puis, comme je tarde à répondre, il me renvoie à un texte de Maurice Blanchot sur l'amitié, auteur dont Levinas — je le note aujourd'hui - était proche. Il évoque Husserl qu'on ne lisait pas assez. Puis revint voler comme un papillon devant nos visages cette phrase des Séquestrés d'Altona que nous avions partagée : «J'ai pris le siècle sur mes épaules... » « Cette phrase, me dit-il, a-t-elle un caractère d'autoflagellation pour toi ? » Son regard, ironique, donnait déjà la réponse : non ! Qui s'autoflagelle ? Celui qui entend se punir, se châtier en pensant à son salut personnel ! Un chrétien, oui, s'autoflagelle comme ce visiteur d'Eaubonne : le frère dominicain Jean Raguenès, l'ancien responsable du Comité de lutte Lip. Il s'adonne à cette pratique qui rendait son visage si fou. Il se flagelle, comme il le révèle à la communauté de Pierre, ouvrant le débat entre l'éthique chrétienne avec son salut individuel possible sitôt la mort venue, et l'éthique juive qui, au contraire, n'envisage de salut que collectivement à travers cet espoir d'une Cité des Justes sur Terre. Février 1978. Pour Pierre Victor, c'est la date, sinon de sa « conversion » - il n'aime pas le mot - à la religion juive, en tout cas de ses vraies prémices. 167

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« Quand on dit conversion, les gens, et même les "Juifs modernes", pensent que c'est l'épée dans les reins et une Visitation nocturne comme ils l'imaginent à travers la nuit de feu de Pascal. Rien de tel en ce qui me concerne 43 .» Alors, que dire? C'est «le moment où une condition vécue dans la malédiction tourne à l'exaltation44 ». Désormais, nous ne l'appellerons plus que Benny Lévy... car oui, devant le Mur des lamentations, à Jérusalem, il éprouve une émotion dévastatrice, libératrice, comme le pense aujourd'hui Evelyne Cohen, et qu'il a si longtemps retenue. Sartre et Ariette Elkaïm, sa fille adoptive, sont de ce voyage à Jérusalem. Ils veulent mesurer les effets en faveur de la paix de la visite en Israël du président égyptien, Anouar al Sadate. Benny restera encore longtemps un « Juif laïc ». Répétons-le avec lui : « Je pense que j'étais encore athée lorsque je suis entré à la yeshiva de Strasbourg45 » ; donc, dans les années 1984-1985 où il intègre, dans cette ville où vécut justement Levinas, la yeshiva — école d'études juives — « Eshel ». Celui qui dialogue alors avec Sartre, c'est donc le Juif laïc - il faudra s'en souvenir. Ariette Elkaïm est là avec « sa "douceur de biche effarée" et ses grands yeux noirs 46 ». Avant de l'adopter en 1964, Sartre a eu avec elle des relations complexes. « Il essayait la séduction par la parole, ou plutôt, il m'enveloppait par la parole ; moi j'avais besoin de quelque chose de plus vrai47. » Quand Pierre Victor devient secrétaire de son père adoptif, en 1973, sa «méfiance constantinoise » lui dicte de 168

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s'opposer à lui. Mais en 1978, cette réserve a disparu. Leur origine juive commune les a rapprochés, ils vont apprendre l'hébreu ensemble, suivre les stages du rabbin Eliahou Abitbol après que Jean Zacklad a suspendu les siens. Pour l'heure, Benny Lévy revient enthousiaste de Jérusalem. « Nous avions rapporté des matériaux de discussion avec des Israéliens et des Palestiniens, et nous voulions faire un article pour Le Nouvel Observateur dans le sens du mouvement israélien "Paix maintenant" 48. » Douche froide ! « Ce texte n'était pas bon, il était pauvrement écrit, et exprimait des idées assez curieuses où l'on ne reconnaissait pas Sartre », confiera Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, à Annie Cohen-Solal, biographe de Sartre. L'article est refusé, Simone de Beauvoir ellemême s'étant opposée à sa publication. De rage, Benny Lévy ira jusqu'à traiter les membres du comité de rédaction des Temps modernes, tous unis eux aussi contre ce texte, de « morts », de « vieux grammairiens ». Le mao refait surface. Tenace ! Sa communauté quitte Eaubonne : le pavillon de chasse a cédé la place à une opération immobilière. Désormais, Benny vit à Groslay, toujours en banlieue parisienne, pas loin de la gare. Sa mère, son attache première à la France, est décédée quand il était encore à Eaubonne. Il rêve d'Israël, mais « le vieux » le retient au rivage français. La communauté s'est rétrécie. Evelyne Cohen est toujours là, avec Bernard. Benny lance : « Je suis pour la conversion de tous, y compris de moi-même 49 . » A Groslay, on évoque les six cent 169

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treize commandements de la Torah, en notant que la pensée juive, c'est lire et faire, pas lire uniquement comme le font un peu trop les chrétiens. De nouveaux visiteurs apparaissent, dont Alain Finkielkraut. Les anciens maos, eux, s'envolent comme d'une volière du Cercle socratique dissous. Geismar se rapprochera du Parti socialiste jusqu'à devenir un conseiller de Bertrand Delanoë, maire de Paris. Un autre, François Ewald, longtemps proche de Foucault, jouera ce rôle pour le patronat français. Un troisième - Denis Clodic — dirigera des programmes industriels de haut vol, rendant notamment la vie impossible aux bactéries qui se promènent dans les canalisations de l'hôpital Pompidou, à Paris. D'autres dirigeront un quotidien : Serge July ; Jean-Pierre Le Dantec, une école d'architecture ; Gérard Bobillier, une maison d'édition ; Gérard Miller, tout en restant psychanalyste, fréquentera les plateaux de télévision. Tous vont écrire, publier des livres importants. D'autres encore s'enfouissent dans l'étude des religions, et pas que la religion juive : l'islam pour Christian Jambet ; les coptes pour Guy Lardreau. Certains se convertiront, Juifs ou non, à la religion d'Israël. Ces retours sur soi laissent un vide, montrent combien tous remplirent ces années-là. Car après, la France apparaîtra sans vagues, les partis politiques et les syndicats sans peur et sans reproche. Enfin ! Tout va bien... En 1978, c'est la lecture par Benny, à Sartre, d'En quête de la gnose, l'essai d'Henri-Charles Puech, pro170

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fesseur au Collège de France, que Gallimard vient de publier50. Pendant qu'ils sont en vacances dans le Gard, chez Ariette, Benny lui lit Rabbi Siméon Bar Yochai et la Cabbale, de Guy Casaril. « Je pense que j'ai fait entrevoir certaines choses à Sartre51 », confiera-t-il. Mais quoi ? « Qu'il y a de la pensée là où il mettait de la religion. » Ils en sont d'accord. De la pensée et de la morale ! Nous approchons du dénouement, de la publication dans Le Nouvel Observateur de leur dialogue, trois semaines avant la mort du philosophe. Mais auparavant, arrêtons-nous encore sur l'entretien très important qu'accorde Sartre à Michel Sicard pour le numéro spécial de la revue Obliques qui lui est consacré52. C'est l'ultime éloge du style dans la bouche de Sartre. Certains - sont-ils bienveillants ? - feront référence à une « minipolémique » entre Sartre et Benny Lévy à cette occasion. Relisant avec lui le texte de l'entretien avant publication, Benny se dit choqué : il juge que « l'art de l'écriture » évoqué dans cette interview s'éloigne trop du monde des idées53. Pour Benny, certes, l'écriture n'a jamais été une préoccupation. Meilleur à l'oral qu'à l'écrit ? À sa décharge, Benny Lévy s'en est tenu essentiellement à l'écriture philosophique. En 1984, quatre ans après la mort de Sartre, il publiera Le Nom de l'homme, un dialogue avec Sartre54. Sur la vingtaine d'ouvrages auxquels il se référera, ULmaginaire n'est jamais mentionné. Éloquent silence ! Ce livre, dédié à l'artiste plus qu'au militant, s'achève par un long commentaire sur 171

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l'œuvre de Matisse. « Il est stupide de confondre la morale et l'esthétique », insiste Sartre. Il y a l'un et l'autre. C'est, soit dit en passant, le seul ouvrage de Sartre que Foucault appréciait55. Benny Lévy, lui, est mobilisé par « l'être pour autrui », la morale, le Bien, pas par l'esthétique. C'était vrai du chef mao. Ça le reste du secrétaire de Sartre. Sous le feu de cette critique acerbe, Michel Sicard dut refaire une séance avec Sartre, supprimer quelques passages (en fait, les moins importants) et ajouter cet intertitre : « Le style des idées ». L'entretien & Obliques reste un fabuleux et enthousiasmant éloge du style. Sartre n'y a jamais été si proche de Flaubert et de Merleau-Ponty. « Ecrire n'est pas bien écrire », ou, si vous préférez, « pensée et beau langage n'est pas une liaison à laquelle je crois ». Sartre place la barre plus haut ! Sur « cette nécessité de ne pas dire directement la pensée qu'on a, mais de l'écrire par côté, de la faire entrer dans une totalité fermée qui la rendra mieux, qui la fera comprendre sans la nommer ». C'est ça finalement l'art d'écrire. Enfin — et quelle chance ! l'écriture naît « dans la solitude ». Dans cet entretien - le dernier de sa vie puisque c'est un dialogue que va publier Le Nouvel Observateur - Sartre évoque aussi longuement son travail avec « mon camarade Pierre ». Avec lui, il est en marche vers une troisième morale. La première a été décrite dans L'Etre et le Néant (1943) : Sartre la qualifie d'idéaliste, hors du temps, celle d'un individu solitaire. Elle a laissé en suspens la question : où placer 172

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la morale dans la conscience ? La seconde, « réaliste », marxiste, charpente la Critique de la raison dialectique (1960) : les hommes du labeur y trouvent leur place, mais leur conscience reste en rade. La troisième, sur laquelle il travaille alors avec Pierre Victor, marque le retour de la conscience ou plutôt « des » consciences. Sartre souligne qu'elles ne sont pas « isolées » : « Il y a des plans où elles entrent les unes dans les autres ; il y a des plans communs à deux ou à n consciences différentes. Ça change tout. » Cette interaction fonde le « réel éthique » qui les occupe maintenant. Enfin, c'est la « fameuse » publication dans Le Nouvel Observateur* en mars 1980 56 , soudaine, et à laquelle on peut donner deux raisons. Sartre aurait voulu faire réparation à Pierre Victor de l'entretien qu'il vient de donner à la revue Obliques. Pour sa part, Benny Lévy dira : « Le prétexte immédiat des entretiens de L'Observateur était un dégoût prononcé à l'égard du paysage politique et intellectuel français de l'époque : montée de la "nouvelle droite", débâcle des idéologies de gauche. Et cela, Sartre ne pouvait pas le supporter. Que la gauche se prostitue, cela il en avait l'habitude depuis 1945, mais il avait aussi l'habitude d'être un technicien de la résurrection57. » Une troisième raison ? Sartre lui-même n'a guère apprécié, après le voyage à Jérusalem, l'oukase des sartriens patentés. Il va insister, cette fois contre vents et marées, pour voir ce texte paraître, défiant comme jamais encore l'opinion de Simone de Beauvoir, sa conseillère de toujours, en larmes à l'idée que cet 173

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entretien soit publié. Jean Daniel, le directeur du Nouvel Observateur, est assailli d'appels téléphoniques de Lanzmann, Bost, Pouillon... les fidèles d'hier. Sartre décroche son téléphone pour lui confirmer combien il tient à la parution de ce dialogue. Que dit-il ? « Je sais que mes amis ont fait votre siège. C'est moi, Sartre, qui vous demande de publier ce texte, de le publier intégralement. » « C'est que l'itinéraire de ma pensée leur échappe, à tous, y compris au Castor », déclarera-t-il à Jean Daniel 58 . « Sartre a insisté d'une manière féroce, avec une extraordinaire fermeté, pour que ce texte soit publié », confirmera de son côté Benny Lévy, manifestement aux côtés de Sartre, lors de cet appel59. Le dialogue tant incriminé fait référence au phénomène religieux, à la morale, ne tient plus l'Histoire pour un socle incontournable ; la manière de s'exprimer de Benny Lévy, qui tutoie Sartre, qui l'interpelle d'égal à égal, contribuera aussi à l'indignation de Simone de Beauvoir et des membres du comité de rédaction des Temps modernes. Tout le monde fit semblant de croire, sur le moment, que cette discussion remontait à quelques semaines. « Ça faisait cinq ans que nous discutions, et ces entretiens n'en sont que la partie émergée 60 », dira Benny Lévy. Des heures d'enregistrement, de décryptage dont il semble bien qu'il ne restera que cette publication désormais. « Nous avons imaginé que ce serait une première partie de notre ouvrage en commun qu'il avait l'habitude d'intituler Pouvoir et Liberté. On a fait cela avec 174

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patience61. » Ils opèrent un tri dans ce travail étalé sur cinq ans. « C'est là le point le plus important. » Notons que ce tri se fait à la même époque que l'entretien & Obliques et que Lévy se définit encore comme un « Juif laïc ». Puis, le tri fait, ils se relisent, chacun de son côté. Sartre avec l'aide de sa fille adoptive qui, plus tard, ayant à répondre aux attaques de Simone de Beauvoir contre sa propre personne - ce serait elle qui ne comprendrait rien à la pensée de Sartre - , laissera entendre combien il aurait espéré relire ce texte avec elle, comme autrefois. Mais il n'y a plus d'autrefois. Voici un extrait de la lettre qu'Ariette Elkaïm publiera dans Libération, en décembre 1981 : « Quand nous étions Sartre et moi en tête à tête, j'essayai de lui servir d'yeux autant que cela était possible. [...] Rien ne vous empêchait, en tout cas, de vous asseoir près de lui, feuillets en main, et de lui faire part de vos critiques, point par point. Ce n'est pas trop de dire qu'il a été surpris que vous n'en fassiez rien 62 . » La relecture finale est faite par les deux auteurs. « Moi personnellement, dira Benny, j'ai été sidéré. Et quand on a recorrigé, j'ai essayé de faire en sorte qu'il fasse sauter le passage. Mais c'est lui qui a tenu à marquer ce point 63 ... » Lequel ? : « Il y a un autre thème, dit Sartre, qui me plaît aussi : les morts juifs et autres, d'ailleurs, ressusciteront, reviendront sur terre. Contrairement à la conception chrétienne, ils n'ont donc pas, les morts juifs actuels, d'existence autre que tombale. » Du moins aussi longtemps que la Cité des Justes ne sera pas apparue sur Terre. Sartre 175

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est sensible au fait que, « la fin juive », « c'est le commencement de l'existence des hommes les uns pour les autres. C'est-à-dire une fin morale. Ou, plus exactement, c'est la moralité. » À nouveau, il se réclame de l'interactivité des consciences. «Je considère que tout ce qui se passe pour une conscience dans un moment donné est nécessairement lié, souvent même engendré, par la présence en face d'elle ou même l'absence dans l'instant, mais l'existence de l'autre. » C'est même très exactement ce qu'il appelle « la conscience morale ». Ce projet recoupe le sien : « Nous aussi, les non-Juifs, nous avons une fin morale. » Il aurait pu dire : « Nous aussi, les non-religieux, nous avons une fin morale. » Car Sartre ne déclare pas qu'il croit à la résurrection des morts, qu'il entre en religion, qu'il va porter la kippa ! Il adhère simplement au projet qui sous-tend cette résurrection : ce salut collectif lié à cette Cité des Justes, inséparable de l'apparition de la moralité sur Terre, projet plus strictement ontologique qu'historique. Alors, évidemment, Benny Lévy l'interroge sur la « conscience libre » qui a fait les beaux jours de ses trente-cinq ans. Que devient-elle face à la « conscience morale » de ses soixante-quinze ans ? C'est une contrainte sur la première, reconnaît Sartre, mais une contrainte de type « surréel » ; elle est offerte à ma liberté ; je peux m'en éloigner ou m'en approcher, en faire ou pas mon affaire. Au-delà de toute polémique, il faut admettre l'extraordinaire cohérence de ce texte à deux. Surtout 176

VERS LE RELIGIEUX

après que Benny Lévy eut rappelé à Sartre : « Tu définissais déjà la conscience comme morale dans tes premiers écrits. » Quels écrits ? Des milliers de pages, rédigées entre 1947 et 1948, après la publication retentissante de L'Etre et le Néant, en 1943, que Sartre gardait dans ses tiroirs, inédites alors, et dont il révèle l'existence à Benny. Elles seront publiées en 1983 sous le titre Cahiers pour une morale^. « Ainsi, le dernier texte que je lui lus, avant qu'il n'entre à l'hôpital, ce fut la dernière partie de ces notes qui réinterrogent la notion de don. Nous venions de lire ensemble YEssai sur le don de Marcel Mauss65. » Dans ces Cahiers de 1948, on lit : « La révolution historique dépend de la conversion morale » ; « La fin de l'Histoire ce serait l'avènement de la morale. Mais cet avènement ne peut être provoqué du sein de l'Histoire. » Alors d'où ? Du sein des consciences ? Celui qui lit aujourd'hui ces Cahiers pour une morale sans parti pris, celui-là ne peut que constater combien ils préfigurent le dernier dialogue, combien ils le valident. Ajoutons cette déclaration iconoclaste de Benny Lévy, en 2002 : « Sartre n'était pas un politique66. » Strictement politique, il n'eût jamais rejoint les rangs des maos, le camp des révoltes, rompu avec son passé. Rares seront ceux qui admettront la vérité de ce texte : Emmanuel Levinas, Alain Finkielkraut, Robert Maggiori. Bernard-Henri Lévy dira : « Sartre est aveugle. Mais il n'a pas vu si clair depuis longtemps. Et ce qui lui fait voir clair, ce sont les yeux juifs de Benny Lévy67. » Levinas ira jusqu'à déclarer : « Je suis 177

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

de ceux qui croient que le Sartre de l'entretien avec Benny Lévy est le vrai Sartre68. » L'unité serait là, incompressible. « C'est pourquoi je dis toujours - et j'y tiens — qu'il y a de l'unité intellectuelle dans ma vie, depuis le départ, La Nausée, jusqu'au traité moral à la fin69.» Il revendique cette notion d'« idées vécues », s'ajoutant, s'opposant, dans le temps d'une vie. Déjà, en 1943, il écrivait dans L'Etre et le Néant : « L'homme est une totalité et non une collection. » À trois semaines de sa mort, voici ses dernières paroles : « Il faut essayer d'expliquer pourquoi le monde de maintenant, qui est horrible, n'est qu'un moment dans le long développement historique, que l'espoir a toujours été une des forces dominantes des révolutions et des insurrections, et comment je ressens encore l'espoir comme ma conception de l'avenir. » La leçon de cette histoire ? Sartre doit aux maos et aux révoltes d'alors d'avoir prolongé sa trajectoire humaine au-delà des circonstances douloureuses — il est malade, aveugle, abandonné par ses amis d'antan. Il avait volontairement retardé son entrée dans le monde de l'éthique en 1947, au profit de la politique, de l'histoire, alors qu'il se considérait d'abord comme un philosophe de la morale. Pendant ces dix dernières années de sa vie, il retrouve, rajeunies, ses espérances de philosophe. Il peut enfin donner sa place à la morale, dans la conscience. Au tout dernier moment. 178

VERS LE RELIGIEUX

Partis, eux aussi, du tout politique, les jeunes intellectuels du mouvement mao, peu comptables de leur temps, de leurs carrières, aboutissent également à l'éthique. Certains cheminent jusqu'au phénomène religieux, perçu comme un segment de la responsabilité morale, à la hauteur de la condition humaine. On a voulu taire ou salir cette convergence. C'est une fusion assez rare qui a réuni, en fin de compte, un des tout premiers intellectuels français du XXe siècle à une génération révoltée. Mais pas seulement à eux : à des visages anonymes, noyés dans la nuit et la douleur, ceux de travailleurs ne réclamant ni le pouvoir ni l'argent, mais la dignité, la justice, la liberté. Grâce à lui, à eux, le futur reste ouvert.

Épilogue

Sans famille, sans métier, sans argent, je sortirai meurtri de ces années maos. Ma chance, ce seront mes sept ans passés aux éditions du Seuil, à son comité éditorial, et pour lesquelles je devrai beaucoup à Michel Chodkiewicz, son PDG alors. J'y retrouverai Olivier Rolin, l'ancien chef de la NRP. Chaque semaine, je rends visite à Vladimir Jankélévitch dont je suis l'éditeur ; à ma demande, il écrit Le Paradoxe de la morale. A Moscou, je rencontre le physicien et dissident Andreï Sakharov, prix Nobel de la paix, avec l'espoir de publier ses Mémoires ; nous parlons dans sa cuisine tandis qu'il boit son thé à même sa soucoupe pour le rafraîchir. Mon lien aux OS de Renault ? J'ai quitté le Seuil, je suis chez les OS du grand désert australien, « les plus démunis des démunis », selon la légende fabriquée par le monde occidental. Choc de la lumière, de l'espace, et des peintures. Passage du tropique du Capricorne à l'endroit où, sous un ciel bleu criant, les alizés se lèvent. 181

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

Je découvre, ébloui, les Aborigènes d'Australie, grâce à Sylvie Crossman qui m'entraîne hors de France, de l'Europe. Périples dans le désert ocre, avec nos deux enfants, Benjamin et Cléa. Dans ce désert, je me reconstruis doucement et songe à ma fille Sophie, oubliée à Paris, à sa silhouette de jeune femme chapeautée, en tailleur, m'attendant devant mon bureau du Seuil, rue Guénégaud. Plus tard, c'est la découverte du monastère privé du dalaï-lama, sur les contreforts de l'Himalaya, avec, sous une pluie diluvienne, des ombres qui se prosternent, à trois heures du matin. Militant mao, j'avais dans l'ignorance soutenu une Chine qui enterre vivants les hommes et les femmes du Tibet. Adolescent, j'avais fait une croix sur le bouddhisme. Je découvre, auprès des Tibétains de l'exil, que le bouddhisme, c'est une science de l'esprit où nos meilleurs neurologues puisent aujourd'hui. Et, comme si nous participions à une course de relais, l'Arizona se présente, ses hommes-médecine navajos ; leurs doigts bagués répandent des poudres colorées sur le sol de leur maison de soins. Partout, quoi que l'Occident croie, il y a là-bas de la pensée, articulée à de vrais vécus. Ce matin, au courrier, Jean Lacouture nous adressait ses vœux : « À vous, dit sa plume élancée, qui avez choisi la liberté. » Puisse ce livre en témoigner ! Janvier 2006

Notes

1. Le camarade Sartre 1. Barou, J.-P., «A Renault-Billancourt, Jean-Paul Sartre », L'Idiot international, novembre 1970. 2. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter. Discussions, Gallimard, coll. « Les Presses d'aujourd'hui », 1974, © Éditions Gallimard. 3. Glucksmann, A., Le Discours de la guerre, Éditions de l'Heine, 1967. 4. Geismar, A., « En mai 1968... », « Témoins de Sartre », Les Temps modernes, n° 531, Gallimard, octobredécembre 1990. 5. Lévy, B., « Itinéraire », Benny Lévy, Cahiers d'études levinassiennes, n° 4, Jérusalem et Arcueil, septembre 2005. Nous avons emprunté à ce numéro hors série ainsi qu'aux entretiens accordés par l'intéressé à des publications ou des radios à partir de 1982 - année où il rompt un silence de deux ans après la mort de Sartre en 1980 - et dont il est fait référence au cours du texte. Parmi ceux-ci, Garric, A., « Une génération de Mao à Moïse », Libération, 21 décembre 183

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

1984, mérite une place à part. À des entretiens conduits par nous en 2005, avec Clodic, D., Cohen, E. et Geismar, A. Enfin, nous nous sommes souvenus de nos rencontres avec Benny Lévy à l'époque des maos et plus particulièrement du Comité de lutte Renault, à Billancourt. 6. Levinas, E., Difficile liberté. Le Livre de Poche, essai, 2003. Première édition : Albin Michel, 1963. 7. Lévy, B., « Comment le secrétaire de Sartre, et le légendaire chef révolutionnaire, est devenu un "enragé" du Talmud», L'Evénement, 6 mai 1999. Entretien avec Rayski, B., et Zenatti, V. 8. Sartre, J.-P., « Autoportrait à soixante-dix ans », Situations, X, Gallimard, 1976. Entretien avec Contât, M., en 1975, © Éditions Gallimard. 9. Linhart, R., L'Etabli, Editions de Minuit, 1978. 10. Lévy, B., « Itinéraire », art. cit. 11. Lévy, B.-H., « D'un Lévy l'autre : une amitié paradoxale », op. cit. 12. Geismar, A., « En mai 1968... », art. cit. 13. Lévy B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. Entretien avec Laurent Dispot. Sans doute le premier après deux années de silence. Sa décision d'intervenir est indissociable de la parution, en 1981, de La Cérémonie des adieux, l'ultime ouvrage de Simone de Beauvoir où celle-ci met gravement en cause Benny Lévy, notamment à propos de son dialogue de mars 1980 avec Sartre, paru dans Le Nouvel Observateur et jugé comme une manipulation de sa part - nous y revenons dans le dernier chapitre. 14. Samuelson, F.-M., 77 était une fois Libé, Le Seuil, 1979, © Éditions du Seuil, 1979. 15. Sartre, J.-P., «Autoportrait à soixante-dix ans», Situations X, op. cit. 184

NOTES

16. Gavi, P., Sartre, J.-P. et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 17. Ibid.

2. Flaubert et les maos 1. Gavi, P., Sartre, J.-P. et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 2. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981, © Éditions Gallimard. 3. Samuelson, F.M., 77 était une fois Libé, op. cit. 4. Sartre, J-P., « Les Bastilles de Raymond Aron », Situations, VIII, 1972, © Éditions Gallimard ; et «Autoportrait à soixante-dix ans », Situations, X, op. cit. Pour « Les Bastilles... », entretien avec Serge Lafaurie. 5. Beauvoir, S. de, op. cit. 6. Enthoven, J.-P., Le Nouvel Observateur, n° 807, 29 avril 1980. 7. Sartre, J.-P., « L'espoir, maintenant... », Le Nouvel Observateur, n° 803, 24 mars 1980. Le troisième et dernier volet de son dialogue avec Benny Lévy. 8. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 9. Winock, M., « Sartre et nous », Sartre, catalogue d'exposition, Bibliothèque nationale de France/Gallimard, 2005. 10. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 11. Contât, M., Sartre, VInvention de la liberté, Textuel, « Passion », 2005. 12. Gavi, P., Sartre, J.-P. et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 185

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

13. Prieur, C , «La Vallée de la mort», Le Monde, 17 décembre 2005. 14. J'emprunte ici à un entretien radio dont je ne dispose, en guise de référence, que de sa version papier dactylographiée qui nous servit lors d'un stage mao. Sartre y fait référence aux scandales dans l'immobilier ; on peut donc penser que cet entretien date de 1972, année où un haut fonctionnaire du ministère de l'Équipement, Gabriel Aranda, publie un ouvrage dénonçant cet état de fait et que Sartre interviewe pour La Cause du peuplelfAccuse, en décembre. 15. Sartre, J.-P., « Les communistes et la paix », SituationSy Vly Gallimard, 1952. 16. Sartre, J.-P., « Sur L'Idiot de la famille », Situations, X, Gallimard, Paris, 1976. Entretien avec Contât, M., et Rybalka, M. 17. Ibid. 18. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 19. Sartre, J.-P., VImaginaire, Gallimard, 1940. 20. Sartre, J.-P., « Élections piège à cons », opr cit. 21. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit.

3. Le tribunal populaire de Lens 1. Alleg, H., La Question, Editons de Minuit, 1958. 2. Beauvoir, S. de, Tout compte fait, Gallimard, 1972. 3. Barou, J.-P., «À Renault-Billancourt, Jean-Paul Sartre », art. cit. 186

NOTES

4. Sartre, J.-P., « Tribunal Russell. Discours inaugural » ; « De Nuremberg à Stockholm, » ; « Le génocide », Situations, VIII, Gallimard, 1972. 5. La Cause du peuple, n° 25, 11 juin 1970. 6. Sartre, J.-P., « Premier procès populaire à Lens », Situations, VIII, op. cit. 7. Nous empruntons désormais aux minutes enregistrées du procès que Marcel Deboudt, président du tribunal de Lens, avait conservées. 8. Siegel, L., La Clandestine, Maren Sell Éditions, 1988. 9. Dossier de presse préservé par Marcel Deboudt.

4. Attention, Foucault ! 1. Leiris, M., L'Age d'homme, Gallimard, 1939. 2. Le Monde, du 17 décembre 1970, relaiera l'information avec un extrait de La Cause du peuple du 8 décembre. 3. Esprit, mars 1971, publie l'ensemble du texte annonçant la création d'un Groupe d'information sur les prisons, le GIP. 4. Foucault, M., Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard, 1975. 5. Sartre, J.-P., « La justice populaire », J'Accuse n° 1, 15 janvier 1971. Entretien avec André Glucksmann - à l'époque celui-ci ne signe pas. 6. Information fournie par Daniel Defert comme sur sa présence à Lens, le 12 décembre 1970, lors du tribunal populaire. 7. Foucault, M., Les Mots et les Choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard, 1966. 187

SARTRE, LE TEMPS DES REVOLTES

8. On fait ici référence à l'article de Canguilhem, G., « Mort de l'homme ou épuisement du cogito », Critique, n° 242, Editions de Minuit, juillet 1967. 9. Bentham, J., Le Panoptique, précédé de L'Œil du pouvoir, entretien avec Michel Foucault, postface de Michelle Perrot, Belfond, 1977. 10. « Il aurait pu aussi bien m'arriver tout autre chose », je publierai sous ce titre, au lendemain de la mort de Foucault, un petit résumé de mes discussions avec lui, Libération, 26 juin 1984. 11. Foucault, M., « Face aux gouvernements les droits de l'Homme », Libération, 30 juin et 1er juillet 1984. Ce texte était resté inédit jusqu'à cette date. 12. «Jean-Paul Sartre », L'Arc, n° 30, 1966. 13. Mme Espinosa, « Vous, Français du peuple, ouvrez les yeux », J'Accuse, n° 1, 15 janvier 1971. Longue interpellation des vrais responsables de la catastrophe du 5/7, son article s'achève ainsi : « Vous pourrissez la France avec votre cupidité, votre soif insatiable de fric. » 14. Des extraits de cette note confidentielle sont publiés dans La Cause du peuple/JAccuse, n° 31, du 11 novembre 1972, conjointement avec un dossier sur la mafia grenobloise. 15. Des extraits de ce texte particulièrement virulent et lu très courageusement par Foucault à la tribune du Palais des Glaces, le 24 novembre 1972, se retrouvent dans La Cause du peuple/JAccuse, n° 33, du 1er décembre. 16. Sartre, J.-P., Saint Genêt, comédien et martyr, Gallimard, 1952. 17. Eribon, D., Michel Foucault, Flammarion, 1989. 18. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 188

NOTES

19. Sartre, J.-P., « Déclaration de Jean-Paul Sartre à la conférence de presse du comité Vérité Toul, mercredi 5 janvier », La Cause du peupleIJAccuse, n° 20, 15 janvier 1972. 20. Éribon, D., Michel Foucault, op. cit. 21. «Nouveau fascisme, nouvelle démocratie», Les Temps modernes, numéro hors série, « entièrement conçu et réalisé sous la direction des militants maoïstes groupés autour de La Cause du peuple », mai 1972. 22. Sartre, J.-P., « Venez tous le 27 juin faire le procès de la police française », La Cause du peuple/J'Accuse, n° 5, 11 juin 1971. 23. Vernier, J.-C, Nous ne nous aimons pas, Verdier, 1979. 24. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 25. Sartre, J.-P., « Justice et État », Situations, X, Gallimard, 1976. 26. Sartre, J.-P., « À propos de justice populaire », Pro justicia, n° 2, Bruxelles, premier trimestre 1973. 27. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 28. Cohen-Solal, A., Sartre 1905-1980, Gallimard, 1985.

5. Billancourt 1. J'ai conservé une traduction faite à l'époque, à chaud, sans doute par Maren Sell 2. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 189

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3. Renault : Résistance aux licenciements arbitraires, titre du quatre pages édité par le Comité de lutte Renault, avec Jean-Paul Sartre pour directeur de publication. 4. La Cause du peuple/JAccuse, n° 8, 1er août 1971. 5. Lévy, B., Radio-Communauté juive, le 16 janvier 1982. Entretien avec Laurent Dispot. 6. Ces éléments chiffrés nous ont été communiqués par le service historique de la Régie. 7. La Cause du peuple/J'Accuse, n° 18, 17 février 1972. 8. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 9. « La Nouvelle Résistance populaire répond à 10 de vos questions », La Cause du peuple/J'Accuse, n° 21, 25 mars 1972. 10. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 11. «Interview de la Nouvelle Résistance populaire : Contre le nouveau fascisme, armer la justice populaire », La Cause du peuple/JAccuse, n° 8, 1er août 1971. 12. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 13. Sartre, J.-P., « Ouverture d'un débat sur La Cause du peuple », La Cause du peuple/JAccuse, juin 1972. Toutes les citations de Sartre sur la crise de juin 1972 sont empruntées à cet article. 14. Ibid. 15. «Renault-Billancourt : quatre actes de contrôle ouvrier », Nouveau fascisme, nouvelle démocratie, Les Temps modernes, numéro hors série, mai 1972. 16. Sartre, catalogue d'exposition, Bibliothèque nationale de France/Gallimard, 2005. 17. Sartre, J.-P., « À propos de Munich », La Cause du peuple/JAccuse, n° 29, 15 octobre 1972. 18. Geismar, A., « En mai 1968... », art. cit. 190

NOTES

19. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 20. Lévy, B., L'Evénement, Paris, du 6 au 12 mai 1999. Entretien avec Rayski, B. et Zenatti, V. 21. Sartre, J.-P., préface à Manceaux M., Les Maos en France, Gallimard, 1972. 22. Foucault, M., « L'intellectuel sert à rassembler les idées mais son savoir est partiel par rapport au savoir ouvrier » (entretien avec José, ouvrier de Renault, et J.P. Barou), Libération n° 16, 26 mai 1973. 23. Samuelson, F.-M., 77 était une fois Libé, op. cit. 24. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 25. Samuleson, F. M., Il était une fois Libé, op. cit. 26. Cahiers de mai, Bulletin de liaison, inséré dans le premier numéro des Cahiers de mai, 15 juin 1968. 27. Samuelson, F. M., Il était une fois Libé, op. cit. 28. Ibid. 29. Flaubert, G., Préface à la vie d'écrivain, Le Seuil, 1963.

6. Vers le religieux 1. Garric, A., «Une génération de Mao à Moïse», Libération, Paris, 21 décembre 1984. Nous devons aussi, concernant la vie quotidienne à Eaubonne, à Clodic, D., et Cohen, E. 2. Flaubert, G., Correspondance, Conard, 1933, op. cit. 3. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. Entretien avec Dispot, L. 4. Siegel, L., La Clandestine, op. cit. 191

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

5. Sartre, J.-P., « Autoportrait à soixante-dix ans », Situations, X, op. cit. 6. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. 7. Beauvoir, S. de, Tout compte fait, Gallimard, 1972. 8. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 9. Sartre, J.-P., « Autoportrait à soixante-dix ans », Situations, X, op. cit. 10. Flaubert, G., Préface à la vie d'écrivain, op. cit. La phrase exacte est : « Le style est autant sous les mots que dans les mots », lettre à Ernest Feydeau, mai 1839. C'est Flaubert qui souligne. 11. Nous empruntons à Pingaud, B., « Merleau-Ponty, Sartre et la littérature », Merleau-Ponty, L'Arc, 1971. 12. Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945. 13. Flaubert, G., Préface à la vie d'écrivain, Le Seuil, 1963. 14. Elkaïm-Sartre, A., « Notes sur Madame Bovary, », Uldiot de la famille, tome III, nouvelle édition, Gallimard, 1988. 15. Beauvoir, S. de, La Cérémonie des adieux, op. cit. 16. Sartre, J.-P., «L'espoir maintenant», Le Nouvel Observateur, n° 800, 10 mars 1980. Premier volet de son dialogue avec Lévy, B. 17. Lévy, B., op. cit. 18. Sartre, J.-P., op. cit. 19. Lévy, B., op. cit. 20. Lévy, B., « Itinéraire », Cahiers d'Etudes lévinassiennes, hors série, Jérusalem et Arcueil, septembre 2005. 21. Garric, A., «Une génération de Mao à Moïse», art. cit. 22. Ibid. 192

NOTES

23. Ibid. 24. Ibid. 25. Merleau-Ponty, M., entretien avec G. Charbonnier, « La rencontre de Sartre et de Merleau-Ponty », JeanPaul Sartre, une traversée du siècle. Esprit, juillet-août 1980. 26. Sartre, J.-P., « Une opération vérité », Le Nouvel Observateur, 7 juin 1976. 27. Gavi, P., Sartre, J.-P., et Victor, P., On a raison de se révolter, op. cit. 28. Sartre, J.-P., « Un élément de paix », Tribune juive, n° 437, 12 novembre 1976. 29. Sartre, J.-P., « L'honneur qui me vient de Jérusalem», Tribune juive, n° 413, Paris, 28 mai 1976. Entretien avec Sorel, O. 30. Sartre, J.-P., L'Idiot de la famille, tome III, Gallimard, 1972. 31. Garric, A., «Une génération de Mao à Moïse», art. cit. 32. Lévy, B., « Comment le secrétaire de Sartre, et le légendaire chef révolutionnaire, est devenu un "enragé" du Talmud », art. cit. 33. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. Entretien avec Laurent Dispot. 34. Lévy, B., « Comment le secrétaire de Sartre... », art. cit. 35. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. 36. Ibid. Sartre écrit très exactement dans Les Mots : « On me laissa vagabonder dans la bibliothèque et je donnai l'assaut à la sagesse humaine. C'est ce qui m'a fait. Plus tard, j'ai cent fois entendu les antisémites reprocher 193

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

aux juifs d'ignorer les leçons et les silences de la nature ; je répondais : "En ce cas, je suis plus juif qu'eux." » 37. IbUL 38. Lévy, B., « La pensée française est un apport pour Israël », Tribune juive, 23 janvier 1997. Entretien avec Cohen, L., et Mimoun, D. 39. Garric, A., « Une génération de Mao à Moïse », art. cit. 40. Lévy, B., « Comment le secrétaire de Sartre... », art. cit. 41. Levinas, E., De Dieu qui vient h Vidée, Vrin, 1982. Nous devons ici à Rey, J.-F., Levinas, Le Passeur de justice, Michalon, 2004. 42. Levinas, E., Difficile Liberté, Livre de Poche, 2003. « La responsabilité de l'homme à l'égard de l'homme est telle que Dieu ne peut l'annuler. » 43. Lévy, B., « Comment le secrétaire de Sartre... », art. cit. 44. IbUL 45. Lévy, B., « Itinéraire », art cit. 46. Cohen-Solal, A., Sartre 1905-1980, op. cit. 47. Ibid. 48. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. 49. Témoignage d'Evelyne Cohen. 50. Le Bris, M., « Mai 68 : la liberté retrouvée », in Jean-Paul Sartre, La Conscience de son temps, numéro hors série du Magazine littéraire, mars 2005. Le Bris écrit : « J'ai encore en mémoire, alors que je me risquais timidement à lui avouer que j'étais plongé dans l'étude des gnoses, des Religions du Livre, comme il m'avait coupé 194

NOTES

en évoquant les volumes de Puech sur la gnose, tout juste parus chez Gallimard et dont on lui faisait alors lecture. » 51. Lévy, B., «Vous êtes mes témoins», Benny Lévyy Cahiers d'Etudes lévinassiennes, op. cit. 52. Sartre, J.-P., et Sicard, M., « Entretien », Sartrey Obliques, 1979. 53. Sartrey catalogue d'exposition, op. cit, chapitre « Flaubert ». 54. Lévy, B., Le Nom de l'homme, dialogue avec Sartre, Verdier, 1984. 55. Dans son introduction à Binswanger, L., Le Rêve et l'Existence, Foucault se réfère à cet ouvrage et à la notion de « conscience imageante » pour écrire : « Sartre a fort bien montré, sans doute, que le contenu n'est pas là... » en effet, c'est notre conscience « imageante » qui donne au monde sa présence, voire sa beauté. Merci à Daniel Defert de nous avoir signalé cet intérêt de Foucault, jamais démenti, pour L'Imaginaire. 56. « Maintenant l'espoir... » est le titre générique du dialogue entre Sartre et Lévy paru sur trois numéros du Nouvel Observateur, les 10, 17 et 24 mars 1980. Le premier volet porte sur la liberté et l'échec ; le second sur la violence et la fraternité ; le troisième, sur l'histoire juive et l'antisémitisme. Republié par Verdier, 1991. 57. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. 58. Cohen-Solal, Sartre 1905-1980, op. cit. 59. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. 60. Ibid. 61. Ibid. 62. Elkaïm-Sartre, A., Libération, 3 décembre 1981. 195

SARTRE, LE TEMPS DES RÉVOLTES

63. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. 64. Sartre, J.-P., Cahiers pour une morale, Gallimard, 1983. 65. Lévy, B., « Sartre, quelqu'un de bien », Libération, 6 avril 1983. 66. Lévy, B., « Itinéraire », art. cit. 67. Lévy, B.-H., « D'un Lévy l'autre : une amitié paradoxale », art. cit. 68. Lévy, B., Radio-Communauté juive, 16 janvier 1982. 69. Sartre, J.-P., et Sicard, M., « Entretien », art. cit.

Table

1. Le camarade Sartre 2. Flaubert et les maos 3. Le tribunal populaire de Lens 4. Attention, Foucault ! 5. Billancourt 6. Vers le religieux

11 33 51 73 103 149

Epilogue

181

Notes

183

Ce volume a été composé par Nord Compo et achevé d'imprimer en août 2006 par Bussière à Saint-Amand'Montrond (Cher) pour le compte des Éditions Stock 31, rue de Fleurus, 75006 Paris

Imprimé en France Dépôt légal : septembre 2006 N° d'édition : 75559 - N° d'impression : 062797/4 54-07-5858/3 ISBN : 2-234-05858-9