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Table des Matières Page de Titre Table des Matières Page de Copyright DU MÊME AUTEUR Epigraphe Dédicace AVANT-PROPOS Introduction 1 - Le fils du notaire de Montauban 2 - Un poulain des frères Sarraut 3 - L'exploit du chef de cabinet 4 - « Ce brillant avancement » 5 - « Avec toute la grâce du Sud-Ouest » 6 - L'irrépressible besoin de plaire 7 - Monsieur le sous-préfet 8 - « Il faut toujours rester sur le terrain » 9 - « Le génie de la solution instantanée » 10 - Des fleurs pour les otages fusillés 11 - « Surtout, ne doutez jamais de moi ! »
12 - Le secrétaire général administre ou dirige ? 13 - « On ne fait pas des policiers avec des agneaux » 14 - Le « petit Montoire » de René Bousquet 15 - « Bousquet est prêt à mettre 10 000 Juifs à notre disposition » 16 - Un épais brouillard de mensonges 17 - « Parcourant les campagnes, les Israélites… » 18 - « Je n'en sais absolument rien » 19 - La chasse aux « pianistes » 20 - Maintenir et durer 21 - « Je veille » 22 - Détours du patriotisme 23 - La rafle du Vieux-Port 24 - Un mariage, un enterrement 25 - « La Milice va me descendre » 26 - « Ne t'inquiète pas, ça ira » 27 - Des kilomètres de notes à la bougie 28 - À quarante ans, devant la Haute Cour 29 - François Mitterrand, 20, rue Nationale, Vichy 30 - Shanghai, Saigon, Vientiane, Nouméa, Beyrouth… 31 - Une candidature de centre-gauche
32 - Cinq ballesf POSTFACE REPÈRES BIOGRAPHIQUES BIBLIOGRAPHIE
© Librairie Arthème Fayard, 2001. 978-2-213-66424-8
DU MÊME AUTEUR Je te tue. Histoire vraie de Roberto Succo, assassin sans raison, Gallimard, coll. « Au vif du sujet », 1991, repris en coll. Folio, sous le titre Roberto Succo. Histoire vraie d'un assassin sans raison, 2001.
« La pire des trahisons, c'est de ne pas s'avouer qu'on est serf. » Lucien FEBVRE
Nouvelle édition revue et augmentée Cet ouvrage est la version modifiée et augmentée de celui qui a paru en 1994 chez Stock.
à René Backmann
AVANT-PROPOS
1
Il n'est pas fréquent d'apprendre l'assassinat de l'homme dont on est en train d'écrire la biographie. C'est ce qui s'est produit le 8 juin 1993, alors que je travaillais à ce livre depuis l'automne 1991. Le projet a traversé d'autres tempêtes, la plus récente étant l'extraordinaire médiatisation des relations entre René Bousquet et François Mitterrand : depuis combien de temps exactement ? jusqu'à quand précisément ? existe-t-il des traces, des preuves ? Lorsque j'ai commencé mon enquête, je n'imaginais ni l'ampleur que prendrait une rumeur déjà insistante, ni que je parviendrais à en avoir le cœur net, ni, moins encore, que cela me mènerait jusqu'au bureau du président de la République. Mais l'essentiel n'est pas là. L'idée de me pencher sur la vie d'un personnage inculpé du crime le plus grave qui puisse être, le « crime contre l'humanité », me paraissait s'imposer. Les itinéraires de Maurice Papon et de Paul Touvier, fort distincts l'un de l'autre, avaient suscité des ouvrages : rien de tel pour René Bousquet. L'action du secrétaire général à la police de Vichy, mise en relief dans les travaux de Serge Klarsfeld et abondamment évoquée par les historiens, gommait pour ainsi dire « l'homme Bousquet ». Ainsi l'intérêt biographique porté à un « premier rôle » de « l'État français » était-il inversement proportionnel à celui que soulevaient ses responsabilités passées. À la différence de Maurice Papon, René Bousquet avait disparu de la scène publique au sortir de la guerre. Le mystère restait entier. Et je me posais la question somme toute banale : que pouvait ressentir cet homme ? Comment avait-il traversé ces années depuis son pseudo-acquittement par la Haute Cour de justice en 1949 ? Avait-il éprouvé des remords ? Avait-il « oublié » ? S'était-il reconstruit un passé supportable ? Quelle était sa réaction à cette inculpation qui survenait, en 1991, près d'un
demi-siècle après les faits reprochés ? Était-il cette espèce d'incarnation du Mal que nous suggéraient les photos où il apparaissait triomphant aux côtés des nazis et celles où, âgé, il lançait de noirs regards aux paparazzi ? Autre chose que les simples interrogations « psychologistes » excitait ma curiosité : comment un fonctionnaire couvé par le radical-socialisme avait-il pu suivre Laval et servir le régime de la « Révolution nationale » ? La seule ambition individuelle ne pouvait suffire à l'expliquer. C'est dans la linéarité du parcours de René Bousquet qu'une vérité a commencé à apparaître : de la IIIe à la Ve République, il s'était appuyé sur le même réseau radical. Son passage à la tête de la police de Vichy n'avait été ni une parenthèse ni un accident : il s'inscrivait dans une continuité politico-administrative moins singulière qu'on aurait pu le penser. Cette fidélité à une certaine idée du radicalisme républicain n'est d'ailleurs pas sans éclairer le redressement opéré par René Bousquet après guerre. Avec cette espèce d'inconscience sans laquelle on n'entreprendrait jamais une enquête, je m'étais fixé d'emblée deux objectifs : posséder à fond son dossier d'instruction de Haute Cour, puis rencontrer René Bousquet. Je savais que le second serait le plus difficile à atteindre. Je ne me doutais pas que cela se révélerait impossible. Je ne me doutais pas non plus que la simple et légitime volonté de consulter des archives, qu'avant moi d'autres chercheurs avaient eu la possibilité d'examiner, allait se transformer en parcours du combattant. L'accès aux documents publics déposés aux Archives nationales et départementales – et demeurant sous la tutelle des administrations versantes – est régi par une loi de 1979 que d'aucuns estiment libérale. Ces documents sont accessibles à l'expiration d'un délai de trente ans ou plus, selon leur nature, mais des dérogations peuvent être consenties par la direction des Archives de France qui statue après accord de l'autorité ayant effectué le versement. Le dossier d'instruction de 1949, pièce majeure pour qui veut connaître et comprendre l'action de Bousquet à Vichy, s'est trouvé associé à la
nouvelle instruction en cours, en 1991 : plus question d'accorder de dérogations, comme par le passé, au délai de cent ans ici imposé. Soit. La sténographie de l'audience publique du procès de Bousquet, d'accès libre jusqu'en 1991, a été, elle aussi, englobée dans le nouveau dossier d'instruction : elle devint incommunicable. (Pour donner la mesure de l'absurdité d'une telle décision, imaginons que demain, un livre vendu en librairie soit considéré comme pièce à conviction par un magistrat : le livre sera-t-il retiré de la vente ?) Bousquet assassiné en juin 1993, l'action publique était éteinte. La communication de la sténographie de son procès n'a été permise qu'au mois de… mai 1994. Le ministère de l'Intérieur a la réputation d'être une des « administrations versantes » les moins empressées à accorder des dérogations. J'ai pu l'expérimenter, puisque, à une exception près, toutes mes demandes ont été rejetées, au prétexte invariable d'une « information judiciaire en cours ». Avant de recevoir une réponse négative, il m'a d'ailleurs fallu patienter six mois. Or ces liasses de l'Intérieur ne figuraient nullement dans la nouvelle instruction, et l'une d'elles avait été auparavant compulsée par un historien. Peut-on parler ici d'égalité des citoyens devant la loi ? J'ajoute, pour être équitable, que, dans les archives départementales que j'ai fréquentées, l'accueil fut plus chaleureux. Il me fallait ce dossier de Haute Cour. Certaines parties civiles m'ont aidée, mais elles ne disposaient que d'extraits de ce très volumineux matériau, extraits que je dus recopier à la main. Par un moyen détourné, j'ai finalement trouvé le moyen d'accéder à l'instruction au complet. Je n'étais pas au bout de mes surprises. Après avoir rassemblé une documentation considérable, à la fin de l'hiver 1992-93, j'ai reçu une visite aussi désagréable que discrète : une partie éminemment précieuse des papiers que j'avais accumulés a « disparu » de mon domicile. J'ai pu la reconstituer. Pour faire vivre un personnage, les archives ne suffisent pas. René Bousquet ne voulait pas parler : dans sa situation, il se méfiait à bon droit des journalistes – il appartenait, en outre, à une génération prisant peu
l'épanchement médiatique. Mais, surtout, le secret était chez lui une seconde nature. Sans doute ne s'aperçut-il pas que son silence contribuait à le « diaboliser » un peu plus et qu'il était temps pour lui de changer de stratégie. Sa porte est demeurée hermétiquement close. Jusqu'à sa mort, celles de son entourage, qui respectait à la lettre ses volontés, se sont seulement entrouvertes sur un mutisme courtois. Je m'apprêtais à écrire l'histoire d'une enquête presque impossible, lorsqu'il fut assassiné. J'ai alors pu craindre que les rares témoins2 qui avaient commencé à parler du bout des lèvres ne se taisent définitivement. Ce fut le contraire, en particulier grâce à son fils, Me Guy Bousquet. Lui-même possède peu d'informations sur la carrière de son père, mais l'autorisation qu'il m'a donnée de mentionner nos entrevues3 a été un sésame très efficace auprès de certains interlocuteurs. Il ne faut cependant pas croire que tous les secrets aient été levés. Le cadre judiciaire a brouillé pour longtemps l'histoire de René Bousquet, aussi bien en 1949 que ces dernières années : vide d'un procès arrangé sur fond d'oublis et de mensonges en défense à la Libération ; plus près de nous, trop-plein d'un besoin de justice sur un passé qui revient et « ne passe pas ». Tout en venant combler le trou de mémoire naguère béant sur les persécutions antisémites de Vichy, la notion de « crime contre l'humanité » éclipse parfois les autres facettes de l'appareil répressif mis en place sous l'Occupation dans une logique politique et bureaucratique. Et elle laisse dans le brouillard l'histoire de ces hommes qui s'engagèrent dans la collaboration d'État. 1 Rédigé en 1994. 2 Le lecteur se doutera que, parmi ceux-ci et d'autres, nombreux – connus ou inconnus –, sont morts depuis la première édition de cet ouvrage. Sauf indication particulière, les informations fournies sur les personnes interviewées sont celles qui figuraient dans cette première édition. 3 Dont la première eut lieu le 9 juillet 1993.
Introduction Un bouquet de violettes anonyme Le vent d'autan, qui donne la migraine et les orages, souffle sur le village de Larrazet, au cœur de la Lomagne, pays gascon serré entre le Quercy et l'Armagnac. Hier, non loin de là, au nord de Montauban, un homme s'est noyé au volant de sa voiture dans la boue d'une rivière en crue. Le tonnerre roule à présent sur des hauteurs éloignées mais, ce vendredi 11 juin 1993, à quelques jours de l'été, le ciel du Tarn-etGaronne reste lourd. La lumière change à chaque rafale, nuages troués de soleil soudain brûlant, ombres instables, brusques averses cinglantes, bleu profond avant l'arc-en-ciel. La colline de Larrazet et ses cinq cents âmes sont aussi paisibles qu'à n'importe quelle veille de week-end, les ruelles aussi désertes. Bien plus visibles que les habitants, des gendarmes sont postés depuis le début de l'après-midi aux entrées du village, sur la place de la mairie, aux abords de l'église et sous la halle. Une trentaine d'hommes prélevés sur les brigades des environs, certains à moto, d'autres en voiture ou en fourgonnette, avec des chiens. En haut du raidillon qui mène au centre, un couple de villageois, debout, guette l'horizon. On regarde et on ne parle pas. Les voitures de presse commencent à arriver. Journalistes et photographes, tous des régionaux, s'égaillent pour tâcher de se fondre dans le paysage. Aussi repérables que les gendarmes, ils finissent par se masser autour de l'église, mêlés à quelques jeunes policiers en civil. Sur les bancs du minuscule jardin public, trois femmes en blouse se sont installées, enfants à leurs pieds, de manière à voir en enfilade la rue de l'église. Pierre Séverac, le curé de la paroisse, se serait bien passé de cette publicité. Il avait déjà fort à faire avec les communions solennelles de dimanche, quand on lui a demandé de dire une messe simple pour les
obsèques d'une personnalité dont il n'avait jamais entendu parler. Dans son grand presbytère glacial, la sonnerie du téléphone lui a « cassé la tête ». Des gens posaient des questions, voulaient savoir l'heure de la cérémonie. Il les a envoyés sur les roses. L'évêque s'est inquiété. Le curé est un brave homme à la soixantaine vite débordée, Rouergat à triste figure, avec de terribles sautes d'humeur. Ce n'est un mystère pour personne, à Larrazet, qu'il se sent plus à l'aise dans son potager ou à la cueillette des champignons qu'auprès de ses ouailles. Il pourrait faire de jolis dégâts à cette messe d'enterrement. Finalement, il y assistera, mais c'est le curé d'un bourg voisin, Pierre Sestéro, de la fraternité Charles-deFoucauld, qui officiera. À l'approche de dix-huit heures, le père Séverac enferme ses deux chiens, un setter anglais et un beagle dont le dressage est sa détente préférée, peigne ses cheveux noirs raides, raie au milieu, ne change rien à sa tenue crasseuse des jours ordinaires, puis, ayant tiré la porte de la cure, il traîne le pas vers l'église. Comme il déclenche le système électrique qui sonne le glas, une première voiture de Parisiens arrive, une Golf noire. D'autres suivent, guère nombreuses, guère voyantes. Des voitures de ville aux passagers d'allure sobre. Pas de costumes de deuil ni d'airs endimanchés, beaucoup de bleu marine. Une seule auto avec chauffeur, immatriculée dans la région. Aucun enfant. Ils sont devant l'église, le fils, le frère, les neveux, leurs femmes, le premier cercle de famille, le serviteur vietnamien, une poignée de proches du monde de la banque, deux fils de préfets, un vieil ami montalbanais et le maire de Larrazet. Une quinzaine de personnes. Moins que les journalistes qui les observent et les mitraillent sans recul, la rue est si étroite. Un break Mercedes anthracite s'y range, qui a fait la route tout droit depuis l'Institut médico-légal de Paris. Quatre hommes, le notaire local, un de ses amis, le garde champêtre et un conseiller municipal, soulèvent le cercueil. Un drapeau tricolore plié est sorti de l'auto, une femme le tient sous le bras. « La famille souhaite rester seule. » Cheveux blancs et complet foncé, une paire de gants noirs à la main, le fils du défunt parle au commandant de gendarmerie sur un ton courtois, tranquille. Celui-ci croit avoir affaire à un employé des pompes funèbres. L'église est un lieu public, lui
répond-il, la famille doit demander elle-même. L'homme se tourne vers les journalistes : « Nous vous avons permis de filmer et de photographier autant que vous vouliez. Maintenant, il faut nous laisser. » Dernière photo. La porte se referme sans qu'on entende un mot de protestation. Devant l'autel, le cercueil est recouvert du drapeau français et d'un coussin pourpre où sont épinglées deux décorations et, au centre, la Légion d'honneur. Peu de fleurs, une croix piquée de roses rouges et une couronne de gerberas ornée de trois nœuds noirs. On distingue, malgré la pénombre, un grand retable en stuc qui, avec le clocher octogonal à deux étages, fait la fierté de cette petite église gothique en pierre du pays. L'assemblée se divise dans la nef, la famille et le domestique à droite, les amis à gauche, sur fond de musique d'orgue enregistrée. La responsable des chants est en voyage et les choristes, des femmes, sont occupées au ramassage de l'ail blanc, sur les coteaux. On ne les a pas convoquées. Le prêtre, étole violette sur son aube blanche, et pieds nus dans des sandales, commence : « Nous mettons cette liturgie sous le signe de l'espérance dans une autre vie. Nous accueillons dans cette église Monsieur René Bousquet, un baptisé, c'est pourquoi nous faisons le signe de la croix. » Un chant, on allume le cierge pascal, lecture d'un extrait du livre de l'Exode. L'assistance participe aux prières, répond, suit le rituel. Chacun est pensif, calme, réservé. Ces gens se sont rendus imperméables au monde extérieur, sauf une jeune femme qui ne parvient pas à dissimuler son chagrin. Une demi-douzaine de journalistes ont tout de même osé se glisser au fond de l'église. Il y en a deux qui bavardent. Le père Séverac les pousse dehors. Après la lecture de l'évangile, point de sermon. Presque tout le monde va communier. Des temps de silence, de recueillement, pas une parole sur la mort de René Bousquet, à peine une allusion à sa vie : « Prions pour ceux qui ont de lourdes responsabilités temporelles dans la cité. » Pendant la bénédiction finale, Guy Bousquet se penche et embrasse le cercueil de son père. La messe a duré au plus trois quarts d'heure. Dehors, quelques habitants font des commentaires. La famille n'a pas voulu de chants ni d'enfants de chœur. Ici, on ne la connaît pas, on ne se sent pas concerné. Un homme rappelle qu'on a enterré deux mois plus tôt
l'ancien maire, Camille Bégué, autrefois député du Tarn-et-Garonne et conseiller général du canton. C'est lui qui a fait classer l'église monument historique. Venu de l'Action française, il avait été fonctionnaire au ministère de l'Agriculture à Vichy, en 1942, et bien en cour auprès des radicaux du Sud-Ouest, avant d'être brièvement tenté par la SFIO et de se convertir au gaullisme. Un parcours méridional. Sur le terrain politique, la conversation s'anime. « Ça va être plaisant pour lui, ce nouveau voisin, au cimetière. » Quelqu'un fait remarquer qu'un héros du maquis local y a aussi sa tombe. On évoque les souvenirs de la guerre, la Résistance, les Boches. Le convoi mortuaire, escorté par ses gendarmes et ses journalistes, monte vers le cimetière situé à moins d'un kilomètre. Au milieu de son champ, un agriculteur interrompt ses travaux pour les regarder passer dans le soleil rasant. Il ôte sa casquette à la vue du corbillard. Devant le caveau en granit gris gravé de la seule inscription « Famille Carné-Bousquet », Guy Bousquet fait une courte déclaration : « Maintenant que mon père a terminé son chemin de croix, je tiens à faire savoir qu'une association va être créée pour défendre sa mémoire. » Dernière bourrasque de pluie. La dalle est promptement scellée tandis que les proches partent se réunir à la maison qui fut longtemps dans la famille, l'étude du notaire, près de l'église. Reporters et gendarmes se sont envolés. Il reste sur la tombe la croix et la couronne florales, un bouquet acheté à Paris, et un pot discret de violettes artificielles.
Trois jours plus tôt, l'assassinat par un illuminé de l'ancien secrétaire général à la police de Vichy provoquait un fracas médiatique. Depuis des années, la simple mention du nom de Bousquet, sa responsabilité dans l'arrestation et la déportation des juifs, d'avril 1942 à la fin de 1943, les rebondissements dans la procédure engagée contre lui, les enjeux de mémoire liés à ce retour de justice, son inculpation pour crimes contre l'humanité, le cours de l'instruction du dossier, les conjectures que cela supposait quant à son issue, les débats sur la pertinence d'un nouveau procès – après l'acquittement de 1949 –, les complications du syndrome
de Vichy alimentaient d'abondants articles, appelaient au débat. Hier encore, France 2 programmait en hâte Les Enfants du Vél' d'Hiv', un documentaire sur les rafles des 16 et 17 juillet 1942. Soudain, tout s'apaise. La presse nationale expédie d'une dépêche d'agence, sèche comme un constat d'huissier, l'inhumation du dernier grand représentant des années noires de l'Occupation. La Dépêche du Midi, qui règne en solitaire sur Toulouse et la région sous l'autorité de Mme Évelyne-Jean Baylet, se montre tout aussi indifférente, y compris dans son édition du Tarn-et-Garonne, gardant ses pages pour les épreuves du bac philo qui ont eu lieu, le matin même des obsèques, dans les académies du SudOuest. Et les sujets d'examen rapportés sont, dans leur formulation livresque, le seul écho involontaire et indirect à l'extinction confidentielle d'un destin demeuré ténébreux : « Comprendre son passé est-il nécessaire pour construire son avenir ? », « L'État est-il ennemi de la liberté ? », « Pourquoi obéir aux lois ? », « La vérité est-elle historique ? », « La vérité est-elle contraignante ou libératrice ? » René Bousquet, qui avait choisi d'enfouir sa vie dans le silence, est enterré aussi discrètement dans les journaux qu'à Larrazet. René Bousquet avait été élevé dans les rondeurs du radicalsocialisme : le maire de Larrazet, seul élu présent à ses obsèques, est CDS. René Bousquet avait été un brillant sujet du corps préfectoral : aucun représentant de cette administration ne lui a rendu les honneurs. René Bousquet avait été un fidèle de Pierre Laval : pas un des vieux grognards, toujours actifs, du chef du gouvernement de Vichy n'est venu. René Bousquet avait occupé des fonctions éminentes dans le secteur bancaire : nul membre de la profession pour assister à la cérémonie à titre officiel. René Bousquet avait joué un rôle de premier plan à La Dépêche du Midi : la direction du quotidien a publié, la veille, un communiqué réduisant son assiduité passée à une anodine participation à « trois ou quatre réunions annuelles » du conseil d'administration, soulignant : « Voilà la vérité entière et toute simple. » Une rumeur toulousaine n'en a pas moins circulé, selon laquelle Évelyne Baylet serait allée à l'enterrement de son vieux complice ; en réalité, unique cadre de la Dépêche sur place, parce qu'il ne pouvait pas faire moins, le rédacteur en chef de l'édition départementale est resté sur le pas de l'église. On prêtait
à René Bousquet des liens d'amitié avec François Mitterrand : « Cet homme était entre les mains de la justice. Il a été privé de sa défense », telle a été la seule réaction présidentielle à filtrer sur le meurtre, à en croire Le Canard enchaîné. À Paris, René Bousquet, quatre-vingt-quatre ans, avait encore un dernier carré d'amis sûrs, de sa génération : le grand âge, sans doute, les a empêchés de se rendre aux funérailles. Enfin, René Bousquet avait des adversaires et des ennemis, tant chez les rescapés des camps, les anciens résistants, ou les enfants de déportés, qu'à l'extrême droite : à Larrazet, hors la réflexion convenue, un peu misérable, d'un passant sur une possible « attaque de juifs », pas un instant de tension n'est venu troubler la journée. Sa mort violente a protégé Bousquet de représailles matérielles posthumes. Il n'y a eu qu'un geste hostile, dérisoire, la nuit suivante : les fleurs et couronnes ont été retirées de sa tombe et jetées dans un coin du cimetière. On en a très peu parlé à Larrazet, on s'est contenté de les remettre à leur place. Au début de l'année 1944, à Montauban, quand sévissait la mode des cercueils miniatures dans les boîtes aux lettres des collaborateurs notoires ou de leurs proches, les parents de René Bousquet avaient trouvé, un froid matin, une couronne mortuaire accrochée à une de leurs fenêtres.
1 Le fils du notaire de Montauban Sur la dorsale qui relie d'ouest en est Villefranche-de-Rouergue à Millau, la route départementale 911 monte doucement jusqu'à Rieupeyroux, une bourgade adossée au mont autrefois dit de Modulance. Du belvédère qui la surplombe, le regard embrasse le Cantal, l'Aubrac, les Cévennes, le massif de Lacaune et la montagne Noire. Rieupeyroux, c'est le ruisseau pierreux où l'accent des habitants se reflète, ruisselle et rocaille : « Rrrieupeyrousse ». Les maresques à truites et à écrevisses coulent au nord vers l'Aveyron, au sud les rivières portent des noms moins rugueux : la Sérène, le Jaoul, le Liort, le Lézert. Ici, dans le Ségala, la famille de René Bousquet prit sa source. Fils du percepteur d'Aubin, une houillère du bassin de Decazeville distante d'une trentaine de kilomètres, Émile Bousquet, aspirant au notariat, venait de fêter ses vingt-trois ans lorsqu'il épousa, le 12 septembre 1905, Adrienne Lortal, son aînée d'un an. Les noces furent célébrées à la paroisse Saint-Martial de Rieupeyroux d'où la jeune fille était originaire. Sous les voûtes rosées de l'église, vestige d'un monastère médiéval, l'assistance était composée de notables : les parents du marié, Louise et Antoine Bousquet, le percepteur, né à Aboul, non loin de Bozouls, sur le causse du Comtal, au-delà de Rodez, marié une première fois près d'Albi, veuf, remarié à Montbazens, au nord de Rieupeyroux, avant d'exercer à Aubin ; la mère de la mariée, Élisa Lortal, veuve d'un greffier emporté treize ans plus tôt par une mauvaise grippe ; les témoins, Henri Bousquet, oncle d'Émile, pharmacien à Rodez, et Léon Chinchole, notaire local ; il y avait encore les témoins de la mairie, Paul Lortal, jeune frère de la mariée, Adrien Vialadieu (parfois orthographié Vielladieu), son oncle maternel, Louis Bousquet, oncle du marié, employé de l'Enregistrement à Versailles ; et un autre frère, une autre
sœur, les pièces rapportées, les enfants, les cousins, d'autres oncles et tantes, des amis. Le tout terriblement compliqué par l'enchevêtrement des parentèles. Dans ce milieu étriqué de la bourgeoisie rurale traditionnelle, on se mariait entre soi, sans négliger les intérêts d'alliances. Quinze jours avant leur union, Adrienne Lortal et Émile Bousquet étaient passés devant le notaire Chinchole, lui-même cousin éloigné de chacun des futurs époux. À Rieupeyroux, les Lortal tenaient le greffe du juge de paix de père en fils. Lorsque cette juridiction fut supprimée, Paul Lortal, désormais beaufrère d'Émile Bousquet et dernier greffier de la lignée, continua d'organiser les audiences des magistrats venus de Villefranche. Sur ses vieux jours, il céda ses biens à une compagnie d'autocars en échange d'une rente viagère. Paul Lortal fut un temps marié à une demoiselle Coucoureux, des bourgeois du pays qui, dans les années 1930, donnèrent un sénateur à l'Aveyron. Sa mère, Élisa Lortal, belle-mère d'Émile, était née Vialadieu, une famille d'assez gros propriétaires terriens, plus tard alliée aux Poutansant, riches exportateurs montalbanais de fruits et légumes, dont un fils allait devenir conseiller d'arrondissement. Quant à Louise Bousquet, la mère d'Émile, elle était fille de notaire et petite-fille d'exploitants agricoles aisés. De même, ses beaux-parents avaient autrefois possédé un petit domaine à Aboul. Toutes ces familles, qui comptaient des fonctionnaires, des médecins et des pharmaciens, venaient de la terre. Les Bousquet et les Lortal banquetaient à présent les uns chez les autres, ils avaient des serviteurs, ils parlaient politique et ne frayaient guère avec les paysans. Pourtant, le temps n'était pas loin où ils conduisaient eux-mêmes leurs bêtes au foirail, et leur ascension sociale restait modeste, relative. C'étaient de tout petits bourgeois, à l'échelle des somnolences économiques de la région. Le Ségala d'aujourd'hui, avec ses champs de blé et de pommes de terre, ses doux vallons, ses plateaux aux prairies drues que paissent d'énormes bovins descendus de Salers et d'Aubrac, cornes en lyre et robe chocolat, ne permet pas de se figurer les paysages du début de ce siècle. Le déboisement et le chaulage des terres acides, qui allaient métamorphoser l'agriculture, ne furent entrepris qu'après la Grande Guerre. Jusque-là, les forêts et les chalumeaux clairsemés du seigle, auquel le terroir doit son
appellation, étaient le principal horizon du Ségali. Châtaignes et galettes de céréale noire constituaient sa nourriture de base, la faîne de hêtre lui fournissant l'huile. Le nom même de Bousquet, communément donné, dans le Sud, à des lieux et à des hommes, plonge ses racines dans le bois qu'il désignait jadis en langue d'oc. Vivant dans des fermes, ou bordes, encore sans électricité, plus proches de Farrebique que de Biquefarre, le Ségali était réputé rude au travail, prompt à l'action, droit, fidèle en amitié, malin, secret et « reboussié », c'est-à-dire sachant s'opposer et se défendre quand il le fallait. Maigre prix de consolation : n'en dit-on pas autant de tous les peuples qui doivent trouver en eux-mêmes les ressources que la nature ne leur a pas prodiguées ? Et la médaille avait son revers. On disait le Ségali un brin grigou à force de frugalité, son bon sens tenace finissait par confiner à l'entêtement et, sous ses airs finauds, on découvrait un hâbleur. C'était le Gascon du Rouergue. Les Bousquet-Lortal passaient pour des républicains modérés au paternalisme efficace. Ici comme dans le reste du Rouergue, fondamentalement rural, la tradition et l'Église pesaient de tout leur poids sur les structures familiales fortement teintées de patriarcat. L'Aveyron a toujours été le département le plus conservateur de ce Midi devenu rose dès les débuts de la Troisième République. À l'aube des années 1880, il comptait deux députés républicains et cinq de « l'évêque ». La paysannerie aveyronnaise, très tôt encadrée par la droite cléricale, cultivait l'apolitisme. Même en Ségala, légèrement plus à gauche, l'esprit de parti s'effaçait devant l'intérêt général, ce qu'on appellerait maintenant « pragmatisme ». Lorsque, trois ans après son mariage, Émile Bousquet, fort de son expérience de clerc, acheta le notariat de Me Fauré à Montauban, la victoire des radicaux était consacrée en Tarn-et-Garonne. Devenus rassurants, dépassés sur leur gauche par les socialistes, ils avaient remporté les élections à la mairie (1899), au conseil général, et surtout au Sénat et à l'Assemblée nationale (1902) où le nouveau maire de Montauban, Charles Capéran, avait délogé un vieux député bonapartiste en place depuis le Second Empire. Et cette année 1908 où le jeune Émile Bousquet commençait à asseoir ses ambitions fut celle d'un congrès
unitaire de la SFIO, à Toulouse, la capitale occitane voisine. Les militants adoptèrent à l'unanimité la motion finale proposée par Jean Jaurès. Pour le citadin en herbe, c'était un autre monde, à moins de cent kilomètres de Rieupeyroux. Certes, Montauban subissait le contrecoup du vieillissement et du déclin de la population dans les campagnes environnantes. Crises agricoles, exode rural, le Tarn-et-Garonne était en train de perdre un tiers des siens. Il souffrait du manque de capitaux, de la disparition récente de l'industrie textile montalbanaise, renommée pour ses draps de laine et sa soie à bluter. Mais il restait la minoterie, un peu de tannerie, de tonnellerie, plusieurs briqueteries, et une brasserie en expansion. Malgré les mauvaises conditions économiques et démographiques, le niveau de vie général s'améliorait et de nouveaux secteurs s'ouvraient ou prenaient de l'importance : expédition de primeurs, papeterie, biscuiterie, conserverie. Montauban gardait en outre ses fonctions de centre administratif et de marché agricole. Il y avait des affaires pour un notaire travailleur qui ne demandait qu'à s'adapter. Émile et Adrienne Bousquet s'installèrent au bas de la rue de la République, dans le même immeuble crépi que l'étude, au numéro 80, qui faisait l'angle avec la rue Léon-de-Maleville, près du quai de Montmurat, le long du Tarn. Le 11 mai 1909, la naissance d'un fils vint couronner les premiers pas de cet établissement. Sa grand-mère maternelle, Élisa Lortal, et son grand-père paternel, Antoine Bousquet, le portèrent peu après sur les fonts baptismaux de l'église fortifiée Saint-Jacques, toute proche de la maison. Il ne reçut pourtant pas le traditionnel prénom d'aïeul qu'on donnait aux nouveau-nés en gage de filiation. On inaugura pour lui un prénom inédit dans la famille, qu'on n'assortit pas d'une litanie d'autres saints. On l'appela René, tout court. Le sens de ce choix, peut-être soufflé par la mode, en tout cas moderne, était clair : René Bousquet venait au monde avec les espoirs de ses parents dans une vie nouvelle. À la Belle Époque, l'intérêt porté aux enfants, même si la psychologie marquait des points, ne dépassait pas le cercle des intimes, limité chez les Bousquet qui restaient fidèles à la discrétion aveyronnaise. Le notaire et
sa femme ne recevaient guère. Aussi sait-on peu de chose sur les premières années de René Bousquet, sinon qu'il avait les traits de sa mère, son teint et ses cheveux foncés, et qu'il développerait, plus tard, un peu de la robustesse de son père. Adrienne Bousquet ne fit jamais parler d'elle à Montauban. Là-bas, ceux qui se souviennent d'elle ont gardé l'image d'une femme effacée, à la démarche déhanchée, pieuse jusqu'à la bigoterie, vivant dans l'ombre de son mari au sortir d'une jeunesse passée dans celle de sa mère, Élisa Lortal, personnalité très vigoureuse, très tôt veuve avec trois enfants, très catholique. Comment Émile Bousquet s'arrangea-t-il de la bondieuserie familiale, lui qui penchait fort du côté des radicaux ? Sans doute abrita-t-il ses relations amicales et politiques derrière la cloison étanche de son étude ou dans la salle enfumée du « Cercle des travailleurs ». Ici, l'on pouvait discuter entre hommes, jouer aux cartes, lire et commenter la presse. Épousa-t-il les idées majoritaires de sa cité d'adoption par arrivisme ? Certains, qui l'ont connu, le suggèrent aujourd'hui. Il est probable que, républicain modéré, il se trouva simplement à l'aise avec cette gauche tempérée par ses comportements de droite. Et si, par surcroît, les radicaux, partout vainqueurs, servaient ses projets, quoi de plus naturel que de se laisser porter par leur courant ? Dans la région, un chien affublé de l'étiquette radicale aurait été élu en ce temps-là. La question religieuse avait dominé la vie politique au tournant du siècle. Du ministère Waldeck-Rousseau, en 1899, à la chute de Combes, en janvier 1905, la Troisième République connut une certaine stabilité gouvernementale, les forces de gauche faisant « bloc », avec l'appui des modérés, contre les nationalistes et les cléricaux qui avaient paru menacer le régime. Cimentés par ces luttes mises au jour dans les soubresauts de l'affaire Dreyfus, les divers groupes de radicaux avaient fondé, en juin 1901, le Parti républicain radical et radical-socialiste, composé de « comités, ligues, unions, fédérations, sociétés de propagande, groupes de Libre Pensée, loges, journaux et municipalités ». L'organisation en était souple, à cause des tendances variées qu'elle rassemblait et parce que sa véritable force résidait moins dans les structures centrales que dans les personnalités, les élus et les comités locaux. Ceux-ci, aidés de la presse amie et des loges maçonniques,
avaient en effet constitué le terreau favorable au radicalisme, auquel l'Aquitaine se ralliait. En particulier les terres protestantes du Tarn-etGaronne, acquises à la démocratie avancée. Comme cela s'était passé à Montauban, les « rad-soc », habiles à tenir leurs réseaux de clientèle, avaient pris la suite des derniers bonapartistes. À partir de leur grande victoire aux élections de 1902, ils devinrent maîtres du jeu et, à mesure que s'affirmait la République radicale, le Sud-Ouest était de plus en plus représenté dans le personnel ministériel. L'épithète « socialiste » avait de quoi étonner pour un parti qui, oublieux de ses principes originels – l'hostilité à l'expansion coloniale, par exemple –, ne cachait pas son aversion pour le collectivisme. Au contraire, soucieux de préserver la propriété privée et l'ordre social, le radicalisme ne tarda pas à devenir une formation de notables provinciaux, alliance d'hommes plus que d'idées, convaincus des nécessités de progrès et de réformes, dans la limite de leur individualisme. Seul leur attachement à l'anticléricalisme fut vraiment « radical ». Après la démission du « Petit Père » Combes, la loi sur la séparation de l'Église et de l'État, en décembre 1905, marqua l'aboutissement du programme de laïcité qu'ils s'étaient fixé. La même année naquit la SFIO, Section française de l'Internationale ouvrière, qui réalisait l'unité socialiste. Ses représentants, dégagés, grâce au combisme, de la bataille pour la sécularisation de l'État, établirent une ligne politique nettement distincte. Le Bloc des gauches était sur la voie de la dislocation. En 1906, l'avènement à la présidence du Conseil de Georges Clemenceau, chef de la majorité radicale-socialiste, consacre la rupture. La répression de la révolte des vignerons du Midi, un an plus tard, la troupe donnée contre les grévistes du bâtiment, les arrestations de dirigeants syndicalistes, les fonctionnaires, instituteurs et postiers révoqués : autant d'actions du « premier flic de France ». L'historienne Madeleine Rebérioux souligne que sa marque propre, « dans ce bris durable de confiance et le gâchis que sa pratique introduit là où bien des socialistes espéraient un effort harmonieux, c'est dans sa joie policière qu'elle réside1 ». Clemenceau, sacré « empereur des mouchards », s'emploie à « semer l'espionnite pour manœuvrer plus à son aise ». Abandonné par une partie des radicaux, il est renversé le 20 juillet 1909. Aristide Briand lui succède. C'en est fini
de la stabilité gouvernementale. Les radicaux-socialistes occuperont encore des postes dans les ministères, mais ne seront plus majoritaires après 1910. À l'ombre de ces luttes pour le pouvoir, se prépare le massacre de toute une génération. Tandis que le radicalisme s'essoufflait à Paris, en province il prospérait plus que jamais. À Montauban, son triomphe fut à peu près contemporain de la fin du règne des grands notables, tel le vieux lutteur bonapartiste Adrien Prax-Paris, trente et un ans député, onze ans maire. L'implantation de La Dépêche, quotidien créé à Toulouse en 1870 et converti au radicalisme en 1882, n'était étrangère ni à la conquête politique de la région, ni au renouvellement des hommes qui en prenaient la tête. Le vaste réseau de correspondants qu'elle avait su mettre en place pour animer ses éditions locales formait l'armature du parti radical-socialiste, au même titre que les comités électoraux et les loges maçonniques, ces différentes structures s'interpénétrant. Le système même des pages départementales emportait la faveur du public et contribuait à étendre la zone d'influence de La Dépêche, dont le tirage ne cessait de croître. Dans ce climat où la passion politique ouvrait toutes les perspectives, on comprend comment Émile Bousquet, jeune homme de son temps, se trouva très naturellement mêlé aux radicaux-socialistes. L'enfance de son fils René fut donc conforme aux lois d'un foyer classique au début du XXe siècle : un père qu'il admirait, intelligent, ayant de l'appétit pour la chose sociale à travers ses activités et sa clientèle ; une mère dévouée, repliée sur la vie familiale et domestique. Le modèle des « Français moyens », selon l'expression d'Édouard Herriot aux yeux de qui le radicalisme, qu'il dirigerait bientôt, était représentatif de leurs aspirations. René Bousquet définit plus tard ces années de son histoire personnelle : « banales ». Garda-t-il le souvenir des innovations qui révolutionnaient la société dans ce siècle de neuf ans ? Les débuts de l'automobile et du téléphone furent contemporains des siens comme ceux, moins frappants mais plus fulgurants, de la bicyclette. Il venait tout juste de naître qu'on inaugurait, dans la banlieue parisienne, le premier aérodrome français. Au même moment, dans une galerie de la capitale, le vernissage des « Paysages d'eau » de Claude Monet avait lieu en présence de son ami Clemenceau. Cinq jours après la chute de celui-ci,
Louis Blériot réussissait la première traversée aérienne de la Manche. La réclame envahissait les journaux et, à la une de La Dépêche, on pouvait lire régulièrement « Je ne fume que le Nil », marque fameuse de papier à cigarettes. La conquête du pôle Sud, le cinématographe, la bakélite et le roman policier suscitaient des passions. Après un faux départ, la NRF faisait pour de bon son apparition. Le cubisme commençait à trouver des acheteurs. Et, toujours en cette année 1909, Lénine, en exil à Paris, réaffirmait les principes du matérialisme dialectique. Les rares témoins survivants de cette époque, à Montauban, camarades de classe de René Bousquet ou connaissances de son père, manifestent un empressement mitigé à évoquer la scolarité du fils du notaire. Il y a, bien sûr, les mauvais jours dus à l'âge, la crainte sincère de nuire, et celle, qui ne va pas sans une larme de lâcheté ordinaire, d'être compromis. Nul besoin de consignes pour que le silence demeure. Aux curiosités, on oppose l'étonnement. À quoi bon remuer les vieilles lunes ? Ou bien on envoie un écran de fumée qui se transforme, comme dans les contes, et selon l'interlocuteur, en génie du bien ou du mal. René Bousquet est présenté tour à tour en ange et en démon. De même, sur les photos qui ont le plus circulé depuis sa notoriété involontaire, on le voit, jeune ou âgé, sous ces traits contradictoires : sourire avantageux et flatteuse coiffure à l'« embusqué » pour les poses officielles, ou vieil homme dont on a volé l'image mais pas le consentement, front plissé de colère et les yeux lançant du noir. Pour rendre compte d'une part de réalité du personnage, son entrée en société par la porte de l'école, il faut s'en remettre aux minces archives qui subsistent à l'actuel collège Ingres de Montauban. La bourgeoisie montalbanaise confiait l'instruction de ses enfants à l'école catholique Saint-Théodard, ex-petit séminaire, ou au lycée, suivant ses opinions. L'inscription de René Bousquet au lycée Ingres confirme l'inclination laïque de son père, sans être signe de sectarisme. Le cas était fréquent. Jean-François Delord, auteur d'une monographie2 sur cet établissement, devenu collège, où il enseigne à présent l'histoire,
explique que « dans les milieux enclins à la tolérance et à la modération, quand monsieur est indifférent en matière religieuse ou simplement anticlérical sans être athée, et que madame est dévote ou seulement pratiquante, l'existence du culte et de l'enseignement religieux dans un cadre laïque offre un compromis et donne apparemment satisfaction à tout le monde ». René Bousquet dut faire ses premières armes lycéennes à l'âge de sept ans, en classe de huitième. Jaurès avait été assassiné deux ans plus tôt et, à Verdun, la guerre des tranchées fossoyait les poilus. C'était l'année 1916. Émile Bousquet était au front, dans l'infanterie. Les premiers mois du conflit, le 10e régiment de dragons, caserné à Montauban, avait été décimé. La ville accueillait réfugiés français et belges, organisait des hôpitaux auxiliaires, réduisait son éclairage pendant la nuit, et le sénateur-maire Capéran se battait à coups de taxes contre la hausse des prix3. Le lycée Ingres, ainsi baptisé parce que le peintre était natif de Montauban, comme Antoine Bourdelle, l'autre illustre artiste, avait été inauguré en 1870. Pour y arriver depuis le quai de Montmurat, il y avait un bon kilomètre. Tournant le dos au Tarn, le petit écolier en uniforme, veste carrée et casquette plate, pouvait monter tout droit l'étroite rue de la République, emprunter dans son prolongement le faubourg Lacapelle, devant la préfecture, puis bifurquer rue du Balat-Biel, ou un peu avant. S'il lui prenait la fantaisie de flâner, tous les circuits agréables s'offraient. Détour par la place Nationale aux anciens couverts en bois remplacés par de doubles arcades en brique, ruelles aux cahots pavés autour de la place du Coq, palais de justice, monuments néoclassiques. Partout, le rouge austère de la terre cuite. Le lycée lui-même, délimité par les rues Arago, Monge, et le boulevard Montauriol, ne manquait ni de solennité ni de splendeur. Double quadrilatère sur trois étages « entièrement construit et aménagé à la moderne », d'après un mémorialiste local, il occupait six mille cinq cents mètres carrés d'un terrain de quatre hectares. À son fronton veillait une grosse horloge. Passé le portail en pierre, aux médaillons sculptés par Bourdelle, on traversait un charmant jardin pour accéder au perron, puis au vestibule dont les proportions étaient majestueuses. Donnant sur six cours de récréation plantées d'arbres et
bordées de galeries, les salles de classe, mini-amphithéâtres, comportaient des gradins de bois. L'enceinte était fermée par un temple protestant tandis qu'une grande chapelle ornait l'aile ouest. Pour pénétrer dans le gymnase où se déroulait la remise annuelle des prix, il fallait franchir une voûte en plein cintre flanquée de piliers. Il y avait encore un cabinet d'histoire naturelle et de chimie, une bibliothèque, des réfectoires, des cuisines, des dortoirs, des bains, un bureau avec vue sur la cour d'honneur et des appartements pour le proviseur, un logement pour le censeur, un service médical, dentaire et pharmaceutique. L'obligation de produire, à l'inscription, un « certificat de vaccine » attestait les préoccupations hygiénistes qui se faisaient jour. Toutes ces installations étaient destinées à recevoir, en 1916, quelque trois cents élèves, répartis en onze classes subdivisées en sections. Des effectifs assez raisonnables pour que les meilleurs sujets se fassent facilement remarquer. « Son niveau scolaire et les appréciations de ses premiers enseignants n'ont pu être obtenus auprès de l'académie qui n'a pas conservé les dossiers de cette époque. » Bien des années plus tard, les magistrats ont tenté en vain de reconstituer ce lointain passé de René Bousquet. Si les traces du cours élémentaire qu'il aurait pu suivre avant 1916 font défaut, il est possible de savoir, grâce aux palmarès – les livrets annuels de distribution des prix conservés à la direction du collège –, comment la suite se déroula. La période 1918-1920 ne fut guère profitable à l'élève Bousquet. Un maigre 6e prix d'anglais, en 1919, ne put lui éviter de redoubler. Faute d'éléments plus précis, il est difficile d'établir avec certitude si cette contrariété intervint en sixième ou en cinquième. Étaitce à cause de son jeune âge, dix ou onze ans, comme l'assure son vieux camarade et voisin de l'époque, Raymond Fabre, resté fidèle jusqu'au bout ? Il n'était pourtant pas le seul élève à avoir un peu d'avance. Pour ne citer qu'un exemple, la scolarité précoce d'André Poumarède, condisciple de deux ans son cadet, se passa sans encombre au point qu'il finit par le rattraper. Le garçon était peut-être perturbé par les circonstances. Son père avait rapporté de la guerre une grave blessure à la cuisse – au moins était-il revenu. Durant des mois, sa mère avait vécu dans la hantise du courrier
ou de la visite du maire annonçant une terrible nouvelle. Cela était arrivé à tant de Montalbanais ! Le 12 juillet 1919, jour des prix au lycée, le professeur chargé de prononcer le discours traditionnel, un petit monsieur du nom de Lestang, qui rentrait lui-même du feu, avait tiré une vibrante leçon des événements. Sur fond d'union sacrée à maintenir et d'examen de conscience flagellateur, il en avait appelé au relèvement national : « Une atroce rafale a soufflé, qui a balayé les miasmes, qui a purifié l'air […]. Finis les commérages de la petite ville sous les tilleuls odorants ! […] Debout les villes léthargiques ! […] Dormez, morts héroïques. Dormez contents sur les collines d'où vous avez chassé les Loups. Nous vous jurons de prolonger indéfiniment, par nos efforts d'abnégation dans la paix que vous nous avez conquise, votre geste d'amour total. » L'été 1921, René Bousquet réapparut au palmarès, doté d'un prix d'espagnol en fin de cinquième. Un second fils, Louis, était sur le point de naître, rue de la République. Douze ans séparaient les deux frères. La vie avait repris son cours normal à l'étude de Me Bousquet. D'une rentrée à l'autre, l'aîné menait son existence de potache sans histoires. Sans étincelles non plus. Pas une fois il n'eut droit au cahier d'honneur où étaient consignés les devoirs les plus remarquables. L'unique matière où il se montrait régulier resta l'espagnol dont l'enseignement était assuré par un phénomène indéracinable, Auguste Salles, célèbre auprès de maintes générations de lycéens. Une allure de duettiste castillan, vélocipédiste fervent, ce clérical acharné était passé devant le tribunal de police correctionnelle pour avoir fait le coup de poing lors d'une procession de Fête-Dieu interdite. Il dispensait son cours la canne à la main, sans cesser d'arpenter l'estrade, manifestant un humour de répétition hautement apprécié des jeunes esprits. Au vu de ses bonnes notes, il gratifiait le fils Bousquet d'un immuable « Nous lui confierons nos terres ». D'autres figures marquèrent cette atmosphère de craie et d'encre. Jean-Sylla Flayac, professeur d'anglais bouffeur de curé, lui, et conseiller municipal. Socialiste, communard, dreyfusard, et une misogynie vertigineuse avec ça. La bête noire de la presse bien-pensante. Ou encore Castéla, du vifargent qui hissait la gymnastique au rang de « prophylaxie ». Et les enseignants chargés, par classe, des matières principales, français et latin : Ayrem, un brave type auquel la compétence n'avait pas épargné le
sobriquet de « Crapaud » ; Jacqueson, grand blessé de 1914-1918, qui étalait son anglophobie en exigeant qu'on respectât bien la prononciation française de son nom (il eut plus tard des accointances avec la Milice) ; Lestang, l'ancien combattant, qui se juchait sur une chaise en claironnant : « Je suis petit mais je suis grand ! » ; Dulaut, radicalsocialiste à barbiche, premier adjoint au maire ; et Sarrieu, brillant agrégé de philosophie à l'accoutrement grotesque, champion pour déclencher les plus mémorables chahuts – on dut lui adjoindre en permanence un surveillant. Mais ni ces enseignants ni leurs collègues moins mythiques ne parvinrent à élever René Bousquet au-dessus d'une moyenne médiocre, hors ses succès hispaniques. En troisième, il décrocha une mention en langue française, qui était moins qu'un troisième accessit. En seconde, comme il aimait à faire des croquis, il reçut une mention dans la discipline dessin artistique et modelage, ainsi qu'un modeste premier accessit de mathématiques. Il était mal parti pour marcher sur les pas des grands anciens du lycée, le maire Charles Capéran, le député mathématicien Émile Borel, le préfet Étienne Coyne, descendant du conventionnel Jeanbon Saint-André, Ernest Wallon, fondateur de la Société des amis du Stade toulousain. Encore moins pour être un jour, à l'image du préfet Justin de Selves, en 1924, ministre de l'Intérieur. Ou des Affaires étrangères, comme Théophile Delcassé, jadis répétiteur de ces jeunes gens. À se demander si les anciens compagnons qui gardent un bœuf sur la langue ne veulent simplement pas convenir qu'ils n'ont rien à dire. Et si les portraits excessifs, à charge ou à décharge, ne sont pas la preuve a contrario qu'après tout, ce Bousquet première façon, ordinaire entre les ordinaires, ne dut pas laisser grosse impression. Il ne semble pas qu'il eût jamais non plus le goût de la littérature. Les humanités étaient privilégiées, à Ingres, mais suivant des lignes aussi académiques que l'architecture des lieux. Il y a fort à parier qu'adolescent, il rêva plus devant l'Étude dynamique des voitures automobiles, publiée en trois volumes par un professeur de maths, qu'en apprenant ses classiques en vue d'une composition française ou d'une récitation. Par une tradition que soutenaient les efforts de Castéla, les activités de plein air étaient prises très au sérieux. La rage militariste qui
sévissait après la guerre de 1870, à l'ouverture du lycée, était retombée, mais il y avait toujours des concours de tir, et deux hectares consacrés à la culture physique et aux jeux. Certes, René Bousquet ne faisait pas partie de « l'Alouette », l'équipe de rugby, mais, mince et élancé, il montrait de bonnes dispositions sportives. Il avait appris à nager au bassin du Club nautique et, sans que ses amis passionnés d'équitation s'en doutent, il apprenait à monter à cheval avec les écuyers des cirques qui prenaient leurs quartiers d'hiver à Montauban. Ses parents approuvaientils ce passe-temps ? À la fin de la classe de première cornaquée par le conseiller municipal Dulaut, on passait le premier bachot. René Bousquet, qui avait choisi le latin et les langues vivantes de la filière B, s'y présenta en 1925. Il échoua en juillet mais fut repêché à la session d'octobre. Ce qui lui permit de suivre, en 1925-1926, la classe de philosophie. Ceux qui usaient leurs uniformes sur les mêmes bancs que lui, maintenant jeune homme, étaient fils de pharmaciens, de commerçants (l'héritier de la brasserie Heim était là), de fonctionnaires. La banque, les PTT étaient représentés. Le père de Théodore Loisy, gloire scolaire du temps, dirigeait la Compagnie d'Électricité. On ne sortait pas des rejetons de notables. Quelques-uns venaient des colonies. Beaucoup étaient protestants, tels Pithon et Serr, futurs pasteurs. Le coût des études, même pour un simple externe comme Bousquet, éliminait la clientèle populaire. Pour la plupart, les bourses étaient en outre réservées aux enfants des électeurs ayant su rendre des services aux radicaux. Autant dire que certaines carrières à venir devraient moins aux capacités personnelles qu'aux origines familiales. Après les cours, ou bien les dimanches, il sortait avec des amis de son âge, parmi lesquels René Cayrou, le fils du vétérinaire, également en terminale, qui espérait devenir musicien et se résigna à la profession médicale. Ils retrouvaient Renée Bonnafous, qui épousera un Roger Delnomdedieu, et sa chère compagne Margot. Une autre de ces demoiselles du lycée de filles était la préférée du grand brun de la rue de la République. Son nom s'est évanoui dans les souvenirs des confidents,
mais il reste qu'elle avait des parents fonctionnaires, absorbés par leur travail, qui la laissaient assez libre. Ils se promenaient, joyeuse bande des années folles, sur les allées en surplomb du Tescou, affluent de la rive droite du Tarn. René Bousquet emmenait quelquefois son petit frère Louis, qu'il appelait « Zizou », perché sur ses épaules. Certains après-midi, plus rarement le soir, ils écoutaient des concerts au kiosque, allaient au bal, s'invitaient chez l'un ou l'autre. L'adolescent, blagueur, bon danseur et plutôt beau garçon, avait du succès, même si d'aucuns – jaloux ? – le jugeaient prétentieux. Était-il encore impressionné par le passé de Clemenceau ? Il disait à qui voulait l'entendre qu'il serait médecin et, plus précisément, qu'il était attiré par la chirurgie. Lorsqu'il passa les épreuves de philo pour le deuxième bac, en juillet 1926, il fut joliment recalé. Admissible après le rattrapage d'automne, il aurait dû redoubler en 1926-1927. Mais il avait quitté le lycée. Le 11 juillet 1927, son nom figura néanmoins sur la liste des bacheliers admis dans l'académie de Toulouse. Il se situait dans la moyenne passable, à juste dix-huit ans. Aux experts psychiatres chargés de l'examiner dans le cadre de son inculpation pour crimes contre l'humanité, René Bousquet déclara qu'il avait obtenu son baccalauréat à seize ans : le premier, oui ; mais le deuxième ? Il est vrai, soixante-quatre ans s'étaient depuis lors écoulés. Au bout de si longtemps, il arrive qu'on réécrive l'histoire. 1 Madeleine Rebérioux, La République radicale ? 1898-1914, Nouvelle Histoire de la France contemporaine, tome 11, Le Seuil, coll. Points-Histoire, 1975. 2 Jean-François Delord,« Le lycée Ingres de Montauban 1870-1914 », no 107 bis de la revue Archistra, mai 1993. 3 Histoire de Montauban, Privat, juin 1992.
2 Un poulain des frères Sarraut Dès avant guerre, Émile Bousquet avait fait la connaissance d'un expatrié, comme lui, en la personne incontournable d'Irénée Bonnafous1. Celui-ci, d'origine audoise, était arrivé à Montauban en janvier 1895, à l'âge de trente ans, pour occuper le poste de rédacteur départemental à La Dépêche, dont le bureau se trouvait à l'angle des rues de l'Hôtel-de-Ville et de l'Horloge, à cinq cents mètres de l'étude Bousquet. Au rez-dechaussée, sa femme Rosalie avait ouvert un magasin de maroquinerie. Ce petit-fils de meunier, d'une stature aussi impressionnante que sa grise moustache à la gauloise, enragé de radical-socialisme, allait être l'artisan du succès de La Dépêche dans son secteur. Sous divers pseudonymes qui leurraient ses concurrents sur les véritables moyens du journal, il commença par se faire l'écho d'informations glanées à travers tout le département grâce à l'armée de correspondants qu'il y avait levée. Pour diffuser mieux encore la doctrine laïque et républicaine, il créa ensuite de nombreux comités cantonaux et locaux, ainsi qu'un grand cercle radical-socialiste, fédération départementale qui siégea rue d'Élie, puis au premier étage du café de l'Univers, rue Fraîche. Il transforma dans la foulée le « Cercle des travailleurs », favorable à la gauche, en instrument politique. Et comme si cela n'avait pas suffi, il lança un hebdomadaire particulièrement influent lors des élections de 1902, L'Indépendant du Tarn-et-Garonne, qui connut de beaux jours jusqu'en juillet 1940. Ses collaborateurs étaient recrutés dans le corps enseignant. Flayac, le professeur du lycée Ingres, y écrivait sous un nom de plume. En 1908, la nomination d'un nouvel évêque à Montauban, Mgr Pierre Marty, raviva les flammes de la querelle religieuse. Royaliste bouillant, celui-ci s'efforça jusqu'à sa mort, en 1929, de propager les idées de
l'Action française (qui prospérèrent au collège Saint-Théodard) et mit un point d'honneur à violer les interdits municipaux en matière de processions religieuses, malgré les avertissements de Rome. Dans ses pages, Bonnafous le polémiste dévorait du « porte-mitre » ad nauseam. Ce militantisme frénétique, qui se déployait aussi en direction de la jeunesse, ne parvenait pas à épuiser sa fringale d'action. Gestionnaire accompli, il devint une sorte de technicien du monde des affaires économiques et sociales de la région, jetant les bases d'une union coopérative. Il était de toutes les commissions départementales, des blés et farines aux lots de pêche, en passant par la surveillance des prix. Partout, on se cognait à son infatigable personnalité. Au bureau de bienfaisance, à celui du centenaire de la Révolution et même à la préfecture où il tenait différentes délégations, notamment le ravitaillement aux réfugiés. Sur ses interventions, la ville vit défiler, avant la Première Guerre mondiale, des hommes aussi importants que le ministre Camille Pelletan ou l'ex-président du Conseil Léon Bourgeois, futur président du Sénat. Les surnoms qui lui sont restés en disent long sur le statut monumental qu'il gagna de son vivant. « Pape rouge », il fut tantôt « Dioclétien », tantôt « Mussolini du Tarn-et-Garonne » et, plus tard, les républicains espagnols qui firent appel à lui le désignèrent d'un affectueux « el Padre ». Émile Bousquet ne résista pas au magnétisme de ce prestigieux aîné. Chaque 4 septembre, au « Cercle des travailleurs » qui avait investi l'étage au-dessus du café de France, place Lagarrigue, ces messieurs fêtaient l'anniversaire de la proclamation de la Troisième République. Le notaire suivait avec passion, et peut-être un certain amusement, la bataille anticléricale dans laquelle Irénée Bonnafous mettait toute son âme. Pourtant, les convictions de sa femme le gardaient d'un extrémisme aussi virulent. Autre chose les distinguait, Émile Bousquet n'était vraisemblablement pas franc-maçon. S'il le fut, il sut en préserver le secret, tandis que son compère ne faisait pas mystère de son engagement : déjà initié à la maçonnerie dans l'Aude, il s'affilia à la « Parfaite Union » montalbanaise dont, c'était écrit, il devint Vénérable.
Il appartenait, par surcroît, au conseil de l'ordre du Grand Orient. Aussi le treizième congrès des Loges du Sud, en 1921, eut-il lieu à Montauban. Ses multiples casquettes ordonnées autour du diptyque pressemaçonnerie en faisaient le prototype du patron politique à la mode « radsoc cassoulet », moquerie parisienne se référant aux banquets des réunions électorales. L'industrieux républicain ne se porta lui-même jamais candidat. Demeurer l'éminence grise de son parti, c'était là sa force. « Son pouvoir était tel qu'il pouvait aussi bien faire que défaire les sénateurs en Tarn-et-Garonne », affirme Jean-Paul Trinquier, et fabriquer la carrière de modérés (pour ne pas effaroucher le centre) aux origines sociales souvent modestes, sans que « cela leur coûte trop cher en temps, en argent et en énergie, puisque tout était pris en charge par lui ». Ainsi Capéran, fils de chiffonnier, lui dut-il sa longévité – vingt-quatre ans – à la tête de la municipalité, puis son siège de député et son fauteuil sénatorial. Cette réputation de faiseur de rois, que lui-même se plaisait à entretenir, était exagérée, car il dut bénéficier de la poussée radicale généralisée autant qu'il se mit à son service. Solidement enraciné dans le sol quercinois, l'arbre du parti pouvait « élever ses branches vers les plus hautes sphères de l'organisation de la nation », reprend l'historien. Mais, avec le soutien de Bonnafous, tous les rêves semblaient permis. Et, à cette époque, tous les petits notables rêvaient, pour eux ou leurs fils, d'une place au conseil général.
Sans rien retirer à son mérite personnel, il faut bien avouer que l'homme fort du département n'était pas tombé du ciel. Encore qu'aujourd'hui, on l'aurait dit « parachuté ». Dans son Aude natale, celui qui lui avait mis le pied à l'étrier journalistique et politique, en l'associant, tout jeune, à une feuille radicale qu'il publiait, était le père d'une dynastie dont on entendrait parler. Il s'agissait d'Omer Sarraut, franc-maçon actif et anticlérical farouche, élu maire de Carcassonne quelques mois avant de disparaître, en 1887. À sa mort, il laissait deux fils, Maurice, dix-huit ans, et Albert, quinze ans.
L'aîné fut bientôt engagé à La Dépêche où il allait gravir les échelons de la hiérarchie, des plus humbles tâches rédactionnelles, à Carcassonne, aux responsabilités directoriales à Paris, puis à Toulouse. Peu après avoir couvert les grèves de Carmaux et s'être lié d'amitié avec Jaurès, il se vit confier, tout en menant de front des études de droit, l'organisation de l'agence parisienne, en 1892. Un bureau télégraphique privé y assurait la transmission simultanée des nouvelles entre Paris et Toulouse où le journal venait de s'installer, rue Bayard, dans un luxueux hôtel spécialement construit pour abriter ses services. En 1900, le bureau de Paris emménagea de son côté rue du Faubourg-Montmartre. Maurice Sarraut, qui cumulait en outre les fonctions de rédacteur parlementaire et de grand reporter pour l'étranger, avait réussi l'une des plus brillantes salles de rédaction qui soient. Ministres, députés et célébrités du monde des lettres y frayaient. La Dépêche était en train de devenir le monstre sacré de la presse de province, avec ses grandes signatures : Jaurès, Clemenceau, Poincaré et Pelletan, autrefois proche d'Omer Sarraut. Son audience s'élargissait au gré de la multiplication des éditions régionales. Depuis 1882, Rémy Couzinet et Rémy Sans détenaient le pouvoir à la direction toulousaine. Lorsque le premier Rémy démissionna en 1894, il fut remplacé par un correspondant parisien, Arthur Huc, ami de lycée du futur maréchal Joffre, journaliste talentueux après une éphémère carrière de sous-préfet, grand collectionneur d'art, maçon bien peu orthodoxe, mais doctrinaire ardent du radicalisme. Par la suite, l'antisémitisme de cet éditorialiste de gauche fut pour beaucoup dans l'antidreyfusisme du quotidien et sa conversion tardive à la cause révisionniste du procès. Maurice Sarraut et lui-même épousèrent deux sœurs, devinrent actionnaires de La Dépêche et, nouveau tandem, s'en partagèrent les rênes après le décès de Rémy Sans en 1909 : la ligne politique et le contenu rédactionnel pour Huc, l'administration, la partie technique et commerciale pour Sarraut. Comparé à son intransigeant beau-frère, ce dernier passait pour un partisan du laïcisme modéré, un centre mou à la sentimentalité de gauche. S'il n'avait pas ses qualités littéraires – sa culture à lui, c'était la politique intérieure –, il possédait un sens pratique et l'entregent qui faisait défaut à l'autre. « À partir de 1900, écrit l'universitaire Henri Lerner, ce radical sage aurait pu, s'il l'avait voulu,
entrer au Parlement dont il connaissait admirablement les hommes et les rouages, […] mais il préférait laisser à son frère Albert […] le soin de paraître sur la scène de la vie publique2. » Les frères Sarraut ne se ressemblaient pas. Si, dans leur jeunesse, il arriva qu'on les confondît, l'âge dissipa la similitude de traits, qui n'était que physique. Maurice, de santé plus fragile, l'austérité d'un pasteur laïc, devint aussi sec qu'Albert pouvait être tout en rondeurs. Son réalisme était à la mesure de ce que son cadet avait de fantaisiste et d'imaginatif. Pourtant, ils formaient un couple aux carrières parallèles indissociables, « un grand homme à deux visages », selon un mot du journaliste Gaston Bonheur. Les mauvaises langues parlaient, à propos de Maurice, du « frère intelligent ». Directeur de conscience, il tirait dans les coulisses les ficelles du premier rôle, Albert. Celui-ci, après des débuts à La Dépêche sur les traces de son aîné, et des études de droit également, avait été élu conseiller général, puis député de l'Aude en 1902, constamment reconduit jusqu'en 1924 – et resterait sénateur de 1926 à 1940. Clemenceau, ministre de l'Intérieur en 1906, le choisit comme sous-secrétaire d'État. En pleine séance à la Chambre, il administra alors une magistrale gifle à un député bonapartiste qui exprimait un peu vertement son désaccord avec le « Tigre ». Un duel s'ensuivit au cours duquel Albert s'embrocha sur l'épée de son adversaire, sans trop de mal toutefois. Quand explose la grogne des viticulteurs, en 1907, que les raisins de la colère jettent le Languedoc dans les rues, écartelé entre ses affinités méridionales et sa fidélité à Clemenceau, il démissionne. Briand le rappelle au sous-secrétariat à la Guerre (1909). Les radicaux commencent à se placer dans les bonnes affaires coloniales lorsque, en 1911, il est nommé gouverneur général de l'Indochine, poste qu'il conservera jusqu'en 1919, avec une parenthèse au ministère de l'Instruction publique (1914-1915). Le voici ensuite ministre des Colonies (1920-1924) dans les cabinets Leygues, Briand et Poincaré. De plus en plus opportuniste, il fit un moment figure de couverture radicale du très conservateur Bloc national qui, aux législatives de 1919, avait triomphalement coloré en bleu horizon la Chambre des députés –
rancune des anciens combattants vis-à-vis des « naphtalinards » parlementaires, et crainte du bolchevisme. Ses envolées lyriques n'étaient plus dans le ton. Momentanément exclu du parti en 1924, juste avant la victoire du Cartel des gauches, il se vit néanmoins attribuer par Édouard Herriot, en gage de réconciliation, l'ambassade de France en Turquie. Maurice n'adhérait pas à toutes les prises de position d'Albert, mais l'amitié fraternelle l'emportera toujours. De 1926 à 1928, retour place Beauvau du ministre à la langue fleurie, dont l'anticommunisme s'accentuait. Aussi assidu à collectionner les portefeuilles que les conquêtes féminines et les œuvres d'art, ses péchés mignons, il obtint encore, dans les années 1930, la Marine à trois reprises, de nouveau les Colonies, l'Intérieur et, par deux fois, la présidence du Conseil. Mentor fidèle, attentif à chacun de ces épisodes, Maurice Sarraut déclina pour lui-même toutes les offres qui lui furent faites de briguer le Parlement, voire l'Élysée. Il préférait les manœuvres discrètes par lesquelles il orientait non seulement la carrière de son frère, mais aussi les équipes gouvernementales. S'il prit tout de même le chemin du Sénat en 1913, ce fut sans avoir mené campagne, et uniquement parce que le candidat désigné par ses soins avait trépassé la veille du scrutin. En 1926, il accepta, contraint et forcé, la succession d'Herriot à la tête du parti radical, et il n'en sollicita pas le renouvellement. As du compromis, il louvoyait habilement entre les intérêts locaux qu'il défendait et les choix qu'il estimait utile d'afficher au plan national, les deux parfois contradictoires. À la mort subite d'Arthur Huc, en 1932, il mit fin à son mandat de sénateur. Il se trouvait désormais seul aux commandes de La Dépêche. La toute-puissance des Sarraut forgea plus qu'une rumeur sur leur réseau d'appuis occultes. On leur fit la réputation d'être, comme leur père, membres du Grand Orient. Au journal, il y en avait bien d'autres, non ? Or, d'après les plus récents travaux de chercheurs penchés sur leur histoire, ni l'un ni l'autre n'appartint aux loges. Albert fut seulement « lowton », c'est-à-dire qu'il reçut, enfant, quelque chose comme une préinitiation réservée aux fils de francs-maçons et ne préjugeant pas de la suite. Leurs ennemis idéologiques doivent se résigner à cette version,
Henry Coston n'étant pas le moindre. Grand pourfendeur de sociétés secrètes et obsessionnel des fiches, lui-même, en dépit d'un activisme qui n'a pas faibli depuis les années 1940, n'a rien trouvé de plus sur le sujet3. Quant aux descendants de Maurice et d'Albert, les premiers disent que le « second, peut-être… » et inversement.
Le pouvoir Bonnafous, à Montauban, était donc parrainé par ces nouveaux comtes de Toulouse qui tenaient la capitale de la HauteGaronne pour celle de la France. Entre le grand Irénée et Maurice Sarraut, qui avait été son témoin de mariage en 1890, ce n'était pas une mince amitié. C'était une communauté de génération, d'esprit et d'idées. À des échelles différentes, ils aimaient exercer leur influence dans l'ombre relative du journal. Deux effacés volontaires, admirablement rompus aux subtilités du jeu parlementaire qui s'était professionnalisé. Des officieux par vocation, experts en alliances à gauche et au centre, indispensables au succès radical. Leur complicité se nourrissait de services mutuels. Une fois Bonnafous confirmé en Tarn-et-Garonne, Albert Sarraut se rendit à Montauban. Léon Bourgeois, qui avait fondé avec Maurice le premier comité radical à Paris, en fit autant. Et il faut se rappeler que Camille Pelletan, avant d'honorer la petite ville de sa visite, avait été l'ami du vieil Omer. Passé la Grande Guerre, Maurice Sarraut vint périodiquement au « Cercle des travailleurs ». Les joutes entre Bonnafous et l'évêque, suspendues le temps du conflit, avaient repris, un peu estompées. Le débat proprement politique s'était lui aussi terni. Derrière le dogme républicain de la devise « Journal de la Démocratie » et l'attachement aux libertés individuelles, la tendance de plus en plus lénifiante du parti déteignait dans les colonnes de La Dépêche. Le radicalisme était loin d'avoir dit son dernier mot, mais il y avait beau temps qu'il était « un peu comme le gaullisme après de Gaulle », pour citer Madeleine Rebérioux. La fine fleur des radicaux montalbanais, les Capéran, les Dulaut, et même le sénateur Roger Delthil, « fait » par Bonnafous, fils d'un sous-
préfet autrefois en compétition avec Émile Zola, étaient des personnages de moindre envergure. Ceux qui cultivaient Irénée Bonnafous ne pouvaient manquer d'approcher Maurice Sarraut. C'est ainsi qu'Émile Bousquet le connut et que dut naître la légende, recopiée de livre en livre, selon laquelle les familles Bousquet et Sarraut étaient apparentées. Aucun lien de sang ne les unissait mais l'amitié, au sens serviable où l'entendaient les radicauxsocialistes, était une donnée sociale suffisamment forte pour que le notaire puisse envisager sans trop d'inquiétude l'avenir de sa progéniture. Dans ces années 1920 finissantes, il pouvait mesurer avec satisfaction le chemin parcouru depuis Rieupeyroux. Son aîné venait de tourner la dernière page de sa scolarité, et le dernier était presque en âge de prendre sa suite au lycée. La maison tournait bien, avec du personnel aveyronnais, comme la secrétaire Zoé, ou Agnès, la servante logée sous le toit familial. Une jeune nièce d'Adrienne, Madeleine, habitait également rue de la République. Parmi ses clercs, il avait engagé le fils du pharmacien Gautié, ancien du lycée Ingres, et Robert Vaquier, qui en avait suivi les cours primaires. Sitôt son bac en poche, en 1927, René Bousquet s'inscrivit à la faculté de droit de Toulouse, qui était la deuxième de France, après Paris. Comment renonça-t-il au rêve médical ? Son père sut probablement trouver les arguments pour le convaincre si ses carnets de notes ne suffisaient pas. La légende familiale attribue le changement de cap à un petit doigt déformé par un accident de sport : découragé de devenir chirurgien, le blessé aurait alors été tenté par le barreau. Mais avec l'entourage, plus une bonne formation juridique, tous les éléments d'une carrière administrative étaient réunis, et de toute façon, un jour viendrait où il faudrait assurer la succession à l'étude. Cette orientation était d'ailleurs dans l'air du temps. Certes, le nombre de praticiens augmentait, tandis que stagnait celui des hommes de loi, mais les classes moyennes étaient en train de se recomposer autour de la fonction publique en pleine ascension. Un mouvement déjà éprouvé par les Bousquet-Lortal chez qui, par tradition, les fils étaient destinés à surpasser leurs pères. Au cours
d'une conversation avec le journaliste-écrivain Stéphane Denis, dans les années 1980, René Bousquet aurait résumé la situation : « Je voulais être médecin et je suis devenu flic… Comme Maigret ! » Ses fiançailles avec la fille d'un avocat montalbanais précipitèrent peut-être aussi cette bifurcation vers le droit. Toujours est-il qu'à l'automne 1927, il franchit le porche de l'université qui se trouvait au bout de la rue des Lois, en plein centre de Toulouse, à deux pas du Capitole. Les archives4 de l'ancienne faculté ne sont pas bavardes. On y apprend seulement qu'il fut un étudiant régulièrement inscrit chaque trimestre, selon l'usage de l'époque. Il fit partie des soixante-sept bacheliers en droit reçus en juillet 1929, ce qui correspondait à deux années d'études, l'équivalent de l'actuel DEUG. En 1930, à la session de novembre, il était licencié. D'après son curriculum vitæ le plus récent tel qu'il a été établi par la justice, il aurait obtenu, en 1929, un certificat en sciences pénales, appréciation « passable » ; puis une mention « assez bien » à sa licence, en 1930 ; un diplôme d'études supérieures (DES) de droit en 1932 et, en 1935, un DES de sciences économiques, ce qui indique des velléités doctorales. Il n'y a pas de raison de douter de ces informations – provenant d'un dossier du ministère de l'Intérieur ? – mais, hors les grades de bachelier, puis de licencié (sans mention spécifiée), nulle trace n'en a été conservée à Toulouse. C'est pourtant là, à en croire ses juges, qu'« il effectuera toutes ses études supérieures ». Nulle trace non plus du doctorat dont il se prévalut auprès de ceux qui le jugèrent, en 19495, et par la suite, dans les pages du Who's Who où il précisait avoir été effectivement lauréat de la faculté de Toulouse. Son obtention requérait deux DES, sanctionnant en général deux années post-licence, plus une thèse rédigée à la suite. Soutint-il celle-ci plus tard, à Paris ? Rien de tel ne figure au fichier de Toulouse, son port d'origine, où le sujet aurait dû être répertorié. Le diplôme sur travaux, dernière hypothèse, n'existait pas encore. René Bousquet s'attribua-t-il a posteriori le titre de docteur parce qu'il estimait l'avoir mérité ou qu'il correspondait à son niveau ? Réajuster la réalité aux nécessités du moment et à ses désirs aurait été une réaction plausible de la part d'un haut fonctionnaire habitué à se faire obéir. Souvent les hommes d'action, quand ils n'ont pas brillé à l'école,
gardent un léger complexe, en particulier vis-à-vis des cadets. Une chose est sûre : le doctorat a disparu du dernier CV officiel6. Il n'en fut pas non plus question lors de l'expertise psychiatrique, en 1991. L'inculpé Bousquet dit simplement avoir eu la « licence et des DES de droit administratif et d'économie politique à vingt et un ans ». C'était vrai pour la licence. Pour les DES, si l'on se fie au dossier cité, il avait vingt-trois et vingt-six ans. Mémoire qui flanche ou coquetteries d'un vieillard rattrapé par son passé ? Il venait de terminer sa première année de droit lorsqu'il se maria, le mardi 7 août 1928. Dix-neuf ans, pas même majeur, des études tout juste entreprises, ses obligations militaires devant lui, il se lançait vraiment. Raymonde Carné, sa promise, allait sur ses vingt-deux ans. Une petite brune au nez rond et aux yeux rieurs, un caractère doux et enjoué. « Elle avait de l'argent », insistent de vieux Montalbanais. Le bâtonnier Félix Carné, son père, était installé à la Maison du Plateau, un bel immeuble bourgeois posé faubourg du Moustier, sur une esplanade qui dominait le jardin des Plantes et le Tescou. C'était le fils du notaire de Larrazet. Ici encore, une ascendance paysanne avait précédé la réussite sociale. Par son père, Raymonde avait du sang espagnol : son arrière-grand-père Raymond, né en Catalogne de parents cultivateurs, avait épousé à Montauban la fille d'un marchand d'allumettes, également d'origine catalane, avant de devenir à son tour négociant ; les ancêtres s'appelaient Rovira et Domingo. Tous étaient arrivés en France dans les années 1840. Il s'agissait peut-être de carlistes réfugiés après une première défaite sanglante infligée par les libéraux. Ces absolutistes avaient la réputation de monter vite dans la hiérarchie sociale. Du côté maternel, Raymonde était petite-fille d'un professeur et conseiller d'arrondissement. Le cabinet Carné avait un certain prestige, mais Émile Bousquet n'était pas non plus dénué de moyens. Rien ne dit que l'un était beaucoup plus riche que l'autre. Le notaire et l'avocat, même génération, étaient tous deux membres associés de l'Académie de Montauban, une institution assez fermée à laquelle tout citoyen un peu arrivé se devait d'appartenir. Aucun risque de mésalliance. L'union de leurs enfants était socialement harmonieuse.
Elle fut célébrée à Larrazet, le village du grand-père notaire. Il faisait chaud, en cet été 1928. Les prairies artificielles étaient aussi sèches que les chaumes, et les agriculteurs se plaignaient des piètres regains de leurs luzernes. Des incendies se déclaraient un peu partout dans la région. L'Express du Midi, de droite, fit part de la bénédiction nuptiale. La Dépêche félicita les estimées familles, sans un mot pour la messe. Le jour dit se passa, conformément aux brèves de la presse locale, dans la plus stricte intimité. Ils furent neuf à signer le registre paroissial – dans les campagnes, toutes les occasions de montrer qu'on savait l'écriture étaient les bienvenues : le marié en premier, d'une plume assurée et gorgée d'encre, puis la jeune femme, les parents, les beaux-parents, le curé et deux oncles témoins. Le recensement des cérémonies à Larrazet, cette année-là, témoigne de la violente crise démographique qui continuait d'affecter spécialement le Sud-Ouest. Pour trois mariages, dont celui de René Bousquet, on dénombrait douze enterrements et six baptêmes. L'ensemble du Tarn-et-Garonne comptait plus d'habitants ayant dépassé soixante-dix ans que d'enfants de moins de cinq ans. Il était urgent que la jeunesse prît la relève. À la rentrée suivante, le couple vint vivre à Toulouse, rue SaintBernard, où les habitations étaient toutes plus modern style les unes que les autres. Ils emménagèrent au numéro 19, dans un immeuble d'angle à quatre étages flambant neuf, façades à balcons ondulés et mosaïques d'entrée inspirées par l'Art nouveau. De l'appartement, on entendait les cloches de Saint-Sernin. Il suffisait de traverser la place de la basilique et de se faufiler par la petite rue Émile-Cartailhac pour être à la faculté. Un univers familial, avec son jardin de curé si accueillant aux beaux jours. Les effectifs de deuxième année se restreignaient à une centaine d'inscrits – et encore, inscription ne signifiait pas assiduité. Des fils de famille et une douzaine de filles, dont certaines découvraient la mixité avec appréhension. Elles se serraient au premier rang dans l'amphithéâtre. On leur donnait du « mademoiselle », on les voussoyait. C'était plus strict que dans les amphis de pharmacie. Ceux qui s'asseyaient derrière elles étaient tout de suite catalogués jolis cœurs. René Bousquet ne jouait pas ce jeu-là. Il ne courtisait personne. Le doyen Georges Vedel, son ancien
condisciple, se souvient : « Sans nous impressionner, il était “ distingué ” en ce sens qu'il tranchait sur le public étudiant. Dans sa tenue, il ne faisait pas jeune chien, comme d'autres. Il avait une certaine réserve. Il faut dire qu'il était le seul à être marié, parmi les garçons7. » Un jeune monsieur, en somme. La politique, préoccupation estudiantine numéro un, était virulente dans le quartier des facs, déjà départagée en deux camps stéréotypés : le droit à droite, les sciences à gauche. L'éventail, rue des Lois, n'en était pas moins large. Outre Georges Vedel, voué aux sommets de la carrière universitaire, et Lucienne Deveilles, future Mme Vedel, qui appartenaient aux Étudiants catholiques passablement maurrassiens, il y avait, par exemple, Renée Bonnafous, la fille du très laïc Irénée, et Jane Bourniquel, femme d'un chroniqueur de La Dépêche, unique étudiante mariée. Il y avait aussi Jean Collomb, patriote intransigeant qui serait avocat et se révélerait funestement en devenant chef de la Milice régionale sous l'Occupation. René Bousquet ne fut d'aucune bagarre politique. Bon camarade, serviable, drôle, et d'un grand naturel. Rien d'un m'astu-vu. Voilà l'impression qu'il a laissée chez ceux de sa promotion. Tout cela reste léger, presque superficiel. On voit un jeune homme sympathique et transparent. Comme au lycée Ingres, les relations ne dépassent pas le stade conventionnel. Pas de ces enthousiasmes d'amitié à la vie à la mort, pas d'interminables discussions où l'on refait le monde. « Nous étions liés sur le terrain des cours ou des commentaires à l'égard des professeurs », dit encore Georges Vedel. Y en eut-il de marquants ? Le nom du doyen Maurice Hauriou reste gravé dans les mémoires. Mais le père du droit administratif, théoricien de l'institution, qui influença des gens comme Joseph-Barthélemy, garde des Sceaux en 1941, et Hubert Lagardelle, ministre du Travail en 1942, était en fin de parcours. « Nous l'avons connu malade, en première année, reconnaît Georges Vedel. Il est mort peu après. Soyons honnête, son enseignement passait au-dessus de nos têtes de débutants. Je l'ai découvert plus tard. » Sur les capacités intellectuelles de René Bousquet, il dit encore : « Il travaillait bien, mais à l'écart du groupe de ceux qui se destinaient à la magistrature ou au barreau. Pour lui, le droit était un simple instrument au service de
l'avenir. Il était haut le pied »8. Des études comme un moindre mal. L'année précédente, il venait tous les matins de Montauban par le train et repartait de même le soir. En 1929, il devait rentrer rue Saint-Bernard sitôt la fin des cours. Il était présent, sans plus. Il ne fréquentait aucune organisation étudiante, pas même l'« AG », l'Association générale qui organisait les festivités et rassemblait ses pareils place du Capitole, au-dessus du café Tortoni. Il ne mettait pas les pieds au Maxim's, rue de Rémusat, ni au Lafayette, les autres estaminets où les bons jeunes gens sirotaient des grenadines. Il ne jouait pas au tennis avec eux. Sur les rares photos de groupe, on entr'aperçoit seulement un coin de son chapeau. « On ne le voyait pas à l'élégant bal du droit au Grand Hôtel, où l'on n'entrait que sur invitation. Toute la faculté y était, les professeurs, les personnalités », raconte Lucienne Vedel. Avec Renée Bonnafous et une autre amie, Marguerite T., elles formaient un trio inséparable. C'était des pique-niques, c'était des fous rires. La dernière se rappelle avoir accompagné René Bousquet à des soirées dansantes : « Nous prenions le train, c'était à Montauban9. » Toujours Montauban. Le 12 août 1929, il n'avait pas encore sa licence lorsqu'il fut nommé chef de cabinet du préfet du Tarn-et-Garonne. À partir de l'automne suivant, on le perdit de vue à la faculté. « Il n'avait plus le temps d'assister aux cours, dit Renée Delnomdedieu, autrefois Bonnafous. Il venait m'emprunter mes cahiers. » Pour l'université, il était domicilié à la préfecture de Montauban, l'ancien hôtel des Intendants, au décor transformé sous le Second Empire. Sans doute habitait-il, conformément à l'usage, un appartement administratif. Son premier logement de fonction. René Bousquet effleura cette nomination précoce devant le juge chargé par la commission de la Haute Cour d'instruire son dossier, en 1945 : « En août 1929, le préfet de Tarn-et-Garonne, qui n'avait pas de chef de cabinet, m'a demandé si je ne voulais pas venir auprès de lui en cette qualité. J'ai accepté, bien qu'ayant alors l'intention de me diriger vers les carrières libérales. » Au moins ne manquait-il pas d'assurance. À lire ces
propos, on dirait qu'il rendit service de la sorte, et que cela lui coûta. Qu'abandonnant un projet, probablement notarial ou d'inscription au barreau, le postulant qu'il était obligea un supérieur hiérarchique dans le besoin. Resitué dans son contexte, voilà, il est vrai, le récit d'un homme en état d'arrestation après avoir eu rang de ministre, et tâchant de donner de lui-même l'image la plus valorisante. La réalité de 1929 était différente. À n'en pas douter, Me Émile Bousquet, qui avait pris de l'ampleur physique et commençait à se dégarnir, se préoccupait de la situation de son grand fils marié. On l'imagine sans peine, derrière sa moustache circonflexe, l'épaulant de ses conseils, guidant son apprentissage, à l'horizon duquel se profilaient la prospère étude, une robe d'avocat ou quelque poste dans l'administration. On ne sait si la décision d'opter pour le troisième revint au père ou au fils. Ce qui est certain, c'est que le cabinet préfectoral n'aurait pu s'ouvrir sans les amitiés paternelles. Le préfet qui fit appel au jeune Bousquet, tout juste vingt ans, s'appelait Paul Vidal et débutait lui-même. Il avait été placé à la tête du département en 1927 par Albert Sarraut, alors ministre de l'Intérieur. Celui-ci, avec les suggestions du fidèle Maurice, faisait la pluie et le beau temps sur l'administration préfectorale, particulièrement attentif aux mouvements qu'il ordonnait dans le Sud-Ouest. On parlait d'« écurie Sarraut ». Henri Lerner analyse le procédé : « Dominée par cette vieille idée radicale, marquée du plus pur esprit bonapartiste, La Dépêche attachait beaucoup d'importance à l'influence administrative, non seulement en raison du contrôle des élections dont celle-ci se trouvait créditée […], mais aussi compte tenu de l'intérêt fort compréhensible que le journal toulousain portait aux menues faveurs qui dépendaient des préfets : subventions, décorations, bureaux de tabac et nominations aux emplois publics, si recherchés par sa clientèle politique10. » Clientélisme. Le mot est plus récent que la pratique, ancrée par excellence chez les radicaux-socialistes. Il résume à lui seul leurs mœurs politiques et leurs combinaisons locales. Sous le pseudonyme « Pambenel », un collectif d'universitaires toulousains, qui se défend de tomber dans la caricature, le définit ainsi : « Le citoyen de notre région veut avoir un élu à sa dévotion prêt à écouter attentivement ses
doléances. Quoi de mieux qu'un parvenu qui perdrait tout en perdant son mandat, pour obtenir une telle docilité ! Fierté républicaine, égalitarisme sourcilleux, dont le revers est le clientélisme11. » Revers aussi inévitable que la dépendance électeur-élu en milieu rural, dans un cadre centralisé, sans démocratie directe, avec des élections personnalisées par le scrutin majoritaire. Dans l'Aude chère aux Sarraut, l'avilissement par services rendus atteignait des proportions inégalées. Cela allait jusqu'au permis de conduire qu'on avait plus de chances de décrocher avec une petite recommandation. Et les connivences des frères et de leurs équipes s'étendaient aussi à la magistrature. Ils avaient en main tous les leviers utiles, savaient entretenir les bonnes relations. Ce n'était pas de la corruption à proprement parler, puisque leurs manœuvres ne visaient pas l'enrichissement personnel. Mais la nuance était subtile. Si l'ascension sociale par le mérite ou le goût de l'école a pu être décrite comme un trait méridional, la coutume du « plaçou », c'est-à-dire l'attribution directe des emplois municipaux ou départementaux, était son pendant. Elle avait de beaux jours devant elle. Pour les bénéficiaires de ces générosités à l'échelon local, c'était une manière de revanche sur les grands corps d'État dont le recrutement éliminait ceux qui ne pouvaient exciper de liens avec la noblesse ou la grande bourgeoisie. Les inspecteurs des finances étaient d'ailleurs parisiens, tandis que les membres de la préfectorale étaient d'origine provinciale. En 1926, condamnée par la politique d'économies destinée à soutenir le franc Poincaré, la sous-préfecture de Moissac avait été supprimée, parmi une centaine d'autres, et rattachée à Montauban. Il fallait recaser le personnel. Un décret prévoyait que les sous-préfets pourraient servir de chefs de cabinet aux préfets. Afin de résorber le surnombre, on avait créé la « mise à disposition » des fonctionnaires âgés de cinquante-cinq ans, variante administrative du placard. C'est dire qu'on ne courait pas après les services d'un béjaune. Jusqu'en 1935 où les chefs de cabinet furent sélectionnés par un concours d'entrée, leur désignation était à la discrétion du préfet, avec une légère préférence pour les juristes. Souvent, celui-ci plaçait un fils ou un neveu, et naissaient ainsi des dynasties. Quand bien même l'idée de choisir René Bousquet serait venue spontanément à Paul Vidal, il n'avait pas les mains libres. « C'est Sarraut
qui décidait », répètent en chœur les témoins de l'époque. Mais les interventions de Sarraut et consorts n'étaient pas de celles qui laissent des traces. Au registre des installations de la préfecture de Montauban, seule une maigre indication au crayon, sur une feuille volante, atteste le passage de Bousquet. Encore a-t-il fallu toute la patience d'une directrice des archives pour la retrouver. En 1929, Maurice Sarraut, basé à Paris, venait régulièrement à Toulouse. Émile Bousquet le connaissait, mais il est vraisemblable qu'un intermédiaire dut plaider la cause de son fils12. « C'est Capéran qui l'a fait entrer, il était ami avec Émile13 », affirme Jean Gautié, l'ancien clerc de l'étude Bousquet, aujourd'hui14 encore notaire à Verdun-sur-Garonne. « C'est Louis Poutansant qui l'a poussé, dit un autre. Ils étaient voisins, et parents par sa mère. C'étaient les plus riches de Montauban. La grand-mère Poutansant, une vraie femme d'affaires, exportait le chasselas et les dindes. Après, ç'a été les expéditions de primeurs. Le père militait au radicalisme. Il présidait le club de rugby. » « Il se peut bien que ce soit grâce à mon père », dit Renée Delnomdedieu. On n'avait rien à refuser à Irénée Bonnafous et on sait à quel point il avait ses entrées à la préfecture. Lorsque ses camarades de faculté apprirent pourquoi René Bousquet s'absentait si souvent, ils furent un peu épatés. Maurice Lherm, commissaire de police divisionnaire à la retraite, commençait ses études de droit à Toulouse : « Nous savions que Bonnafous l'avait pistonné. Nous étions admiratifs15. » Raymond Fabre, l'ancien d'Ingres, déjà dans la vie active, relativise : « À Montauban, pour s'amuser, on disait qu'il allait faire pisser le chien. Il était tout en bas de l'échelle. » Le poste de chef de cabinet, dont les attributions hétéroclites étaient celles d'un secrétaire particulier, homme à tout faire du préfet, sans grade, avait pourtant pris une certaine importance. Depuis 1913, ceux qui l'occupaient pouvaient prétendre à faire partie de l'Association de l'administration préfectorale, même s'ils n'étaient pas conviés au banquet de l'assemblée générale annuelle. Leur traitement avait été officiellement fixé en 1920. On n'entrait plus dans la fonction en dilettante, comme par le passé. Il y avait eu un précédent célèbre, à Montauban, avec Maurice Legrand, plus connu sous le pseudonyme de Franc-Nohain : son bref passage à la préfecture, autour de 1890, avait inspiré au poète, père de Jaboune et de
Claude Dauphin, une pièce versifiée au titre jimthompsonien, Vingt mille âmes, aujourd'hui introuvable. À la veille des années 1930, les échelons modestes étaient perçus pour ce qu'ils comportaient d'espoir, et fort prisés. Pour peu qu'on devînt sous-préfet, l'avancement, bien sûr, semblait brouillé par l'engorgement des niveaux supérieurs, mais les directions des administrations centrales, au ministère de l'Intérieur en particulier, offraient des débouchés. René Bousquet pouvait légitimement aspirer à gravir d'autres degrés. Rêvait-il aux plumes blanches de préfet ? « Lorsque j'étais à Stanislas, dans les années 1920, l'équipe du collège a disputé un championnat de France scolaire de rugby contre “ la Violette ” de Toulouse. J'étais demi de mêlée junior, René Bousquet était demi d'ouverture. Il y a eu deux rencontres sur le terrain de sports. Je suis parti plus tard pour les États-Unis. J'étais loin de me douter que je lirais son nom dans la presse américaine en 1930. » C'est l'avocat René de Chambrun, gendre de Pierre Laval, qui parle16, et exhibe une photographie jaunie d'anciens exploits sportifs. Les souvenirs se télescopent dans sa mémoire. René Bousquet joua au rugby, comme tous les enfants du pays, mais « la Violette », que son hymne faisait rimer avec « athlètes », était l'équipe du lycée de Toulouse. L'année 1930, pourtant, le jeune chef de cabinet du préfet fit bien la une des journaux. 1 Un mémoire de maîtrise d'histoire lui a été consacré par Jean-Paul Trinquier, Université de Toulouse-Le Mirail, 1985. 2 Henri Lerner,« La Dépêche », journal de la Démocratie. Contribution à l'histoire du radicalisme en France sous la Troisième République, 2 tomes, Université de Toulouse-Le Mirail, 1978. 3 Sur ce militant d'extrême droite, professionnel de l'antisémitisme, Henry Coston est mort le 26 juillet 2001. Cf L'Antisémitisme de plume, 1941-1944, études et documents, sous la direction de Pierre-André Taguieff, Berg International Éditeurs, 1999. 4 La fiche Bousquet ne figure plus au fichier nominatif des étudiants. Les seules traces subsistant de son cursus se trouvent aux registres d'inscriptions et de diplômes. 5 Un rapport des Renseignements généraux du Tarn-et-Garonne, en août 1945, spécifiait :« Il a terminé ses études pour le doctorat mais n'a pas encore présenté la thèse. »La Haute Cour de justice n'en a pas tenu compte. 6 Au cours d'un entretien qu'il accorda à l'historien Jean-Pierre Husson en 1987 (dans le cadre d'un travail qui sera évoqué plus loin), René Bousquet convint qu'il n'avait pu mener à son terme une thèse de droit administratif sur l'organisation et l'aménagement régional. Entretiens de JeanPierre Husson avec l'auteur, à partir du 16 juin 1993. 7 Entretien avec l'auteur, 7 octobre 1993.
8 Ibid. 9 Entretien avec l'auteur, 1er novembre 1993. 10 « La Dépêche »Journal de la Démocratie, op. cit. 11 Pambenel, Politique en Midi-Pyrénées, Éché, 1987. 12 Dans une conversation avec Jean-Pierre Husson, René Bousquet a récusé le parrainage Sarraut sur ce point, affirmant avoir rencontré Paul Vidal par l'intermédiaire du président des anciens élèves du lycée. Le préfet était effectivement membre de droit du conseil d'administration du lycée, mais l'explication est un peu courte. 13 Le cadastre de Montauban porte la trace d'affaires immobilières qu'ils conclurent ensemble dans les années 1930. 14 Rédigé en 1994. 15 Entretien avec l'auteur, 11 mai 1993. 16 Entretiens avec l'auteur, à partir du 4 août 1992.
3 L'exploit du chef de cabinet Le soir de l'assassinat de René Bousquet, le 8 juin 1993, TF1 consacra la plus grande partie de son journal, prolongé pour la circonstance, aux aveux du meurtrier. Sitôt son crime accompli, Christian Didier, similiécrivain transi, avait improvisé une conférence de presse dans une chambre d'hôtel des Lilas, en Seine-Saint-Denis. Il avait montré le revolver encore tiède et parlé, parlé. Le reality-show télévisé, chefd'œuvre d'audimat à lever le cœur, fut accompagné d'un numéro de chattemite tout aussi consternant : un commentateur tenta laborieusement, au refrain, tardif et vain, de « fallait-il, fallait-il pas ? », de justifier la complaisante diffusion. Et l'on découvrit Louis Bousquet, avocat de son frère. C'était un scoop, puisqu'il s'était toujours abstenu de déclarations publiques. C'était aussi une façon de faire bonne mesure en donnant la parole à un homme qui, on se garda de le préciser aux téléspectateurs, était également l'avocat et l'ami de Francis Bouygues et de sa chaîne. Pour ceux qui savaient, ses propos, supposés de simple interview, viraient au droit de réponse. Réponse à l'évocation accusatrice, pendant l'émission, du rôle de René Bousquet à Vichy, et contrepoids à l'étalage morbide qui ne pouvait qu'avoir choqué les siens. Il défendit posément la mémoire du défunt, exprima sans arrogance le point de vue discutable du moindre mal, puis sa voix s'étrangla : « Je veux rappeler que tout de même, cet homme, à l'âge de…, parce que…, il est mort aujourd'hui. (Un silence, le visage se bouleverse.) À l'âge de vingt ans, il a été l'objet d'une citation, il a eu la Légion d'honneur. Vingt ans. Médaille d'or de sauvetage. Et la citation a dit que cette décoration avait été décernée afin de perpétuer, dans sa famille et auprès de ses
concitoyens, le souvenir de son honorable et courageuse conduite. » Louis Bousquet avait des yeux de huit ans lorsqu'il vit son aîné devenir un héros.
Il pleuvait. Le dimanche 2 mars 1930, cela faisait trois jours qu'il pleuvait sans interruption dans tout le bassin de la Garonne. À Montauban, l'après-midi, les habitants profitèrent d'une éclaircie pour aller voir la rivière rougie qui montait. « On avait l'habitude que le Tarn nous tutoie », se souvient l'un d'eux. Mais ils ignoraient que l'Agout, qui s'y unit à une quarantaine de kilomètres en amont, était déjà très haut, lui aussi. Ce fut après dix heures du soir, quand il faisait nuit noire, que le malheur arriva. Dans sa course à la Garonne, à laquelle il se donne au-delà de Moissac, au nord-ouest, le Tarn forme une boucle en point d'interrogation, à la traversée de Montauban. La rive gauche est bordée par les habitations blotties dans ce méandre : lorsque le Tarn sortit de son lit, les égouts débordèrent d'abord dans le faubourg de Villebourbon, l'eau s'engouffrant dans les rues, puis ce fut au tour du Treil et de Gasseras. Dans le même temps, rive droite, le flot boueux, aidé du Tescou, envahit le quartier bas de Sapiac, compris entre les deux cours qui le cernaient. À une heure avancée de cette nuit du dimanche au lundi, René Bousquet prit sa voiture pour aller inspecter la montée des eaux. Un réflexe, afin de s'assurer que la cote d'alerte n'était pas franchie. Il quitta le centre-ville, sur les hauteurs de la rive droite, sans s'inquiéter outre mesure : il n'en était pas à sa première crue. Il venait de dépasser le vélodrome de Sapiac quand il sentit l'eau sous ses roues. Il s'arrêta, descendit et comprit qu'il devrait continuer à pied. De tous côtés, il entendait des appels au secours, des hurlements. Des coups de fusil étaient tirés, au loin, pour donner l'alarme. La Garde mobile avait déjà entrepris l'évacuation du secteur. Le maire, également sur place, avertit que l'usine électrique était inondée. Bousquet décida de prendre les choses en main. Il envoya des volontaires réquisitionner les lampes à huile et à pétrole disponibles à la gare. Lui-même profita des derniers
moments de lumière pour faire du porte-à-porte, inciter les gens à fuir. Il avait du mal à se diriger, à deviner le tracé des chemins engloutis, l'eau lui montait parfois jusqu'au menton. Vers trois heures du matin, il trouva un vieillard paralytique dans son lit, sur le point d'être submergé. Il le porta au sec, dans ses bras. Un peu plus tard, ce furent cinq enfants tout nus qu'il conduisit en auto à un hôtel. À six heures, la zone était pratiquement vidée de sa population, hors quelques inconscients qui s'obstinaient à rester chez eux. Non loin du couvent du Refuge, des tirailleurs sénégalais furent postés pour interdire l'accès à la côte de Sapiac. Le courant n'avait pas encore été trop violent mais, alors que le jour se levait, le Tarn continuait à monter : 40 centimètres à l'heure. Les hydrologues calculèrent ensuite qu'au plus gros de la crue, son débit s'éleva à 6 000 mètres cubes à la seconde, au lieu des 200 ordinaires1. Au Pont-Vieux où, la veille, il était à moins de trois mètres, il en atteignait maintenant près de dix. Le musée Ingres avait les pieds dans l'eau. De mémoire montalbanaise, on n'avait jamais assisté à pareil déchaînement. Il fallait remonter à 1766 pour trouver une catastrophe comparable : les marins de la batellerie du Tarn, alors florissante, avaient dirigé les opérations de sauvetage dans dix mètres d'eau. Passé six heures, lorsqu'il aperçut Adolphe Poult, l'héritier d'une biscuiterie renommée de Villebourbon, à bord de son canoë indien, René Bousquet n'hésita pas. Il n'y avait pas de meilleure solution pour porter secours aux isolés qui se trouvaient en amont du faubourg, au sud de la ville. Les fourragères des dragons, à l'œuvre depuis la nuit, n'avançaient plus qu'à grand-peine dans ce qui devenait un torrent. Le capitaine Jacques Robert, commandant la Garde mobile, voulut dissuader les deux hommes. Ce petit bateau en acajou verni, c'était de la folie ! Adolphe Poult, trente-cinq ans, président du Club nautique et du Vélo club, n'était pas du genre à se laisser impressionner : pendant la guerre, il avait servi dans l'aviation avec le grade de lieutenant. Il s'était d'ailleurs sorti d'un accident d'avion. Il pilotait aussi des hydravions, pratiquait l'équitation, l'aviron et, bien sûr, la natation. Ce costaud avait sillonné Villebourbon toute la nuit avec sa barque, aidant des dizaines de sinistrés. Il avait sauvé de la noyade une famille de neuf personnes. Les scènes dont il avait été
témoin, la détresse qu'il avait lue dans les yeux des enfants, lui qui en avait trois, le déterminaient à continuer. Rien ne pouvait l'empêcher, surtout pas la fatigue qu'il commençait à ressentir. René Bousquet, qu'il connaissait de loin, était lui-même sportif, bon nageur. Ils partirent. Tantôt à bord, tantôt à pied, immergés jusqu'aux épaules, accrochés à l'embarcation, ils descendirent le faubourg, se guidant aux murs qu'ils longeaient. Ils se demandaient s'ils ne feraient pas mieux d'arrêter là, mais un escalier leur fournit une halte, et ils se ressaisirent. Dans le lointain, ils reconnurent, à sa double rangée d'arbres, la route de Corbarieu. Comme ils l'approchaient, le canoë se retourna. Premier naufrage. Ils se cramponnèrent à la coque et durent se laisser filer, le courant étant trop puissant, jusqu'à un toit. Ils repartirent. Alors commencèrent des sauvetages périlleux. Des familles grelottantes, qui s'étaient réfugiées aux derniers étages des maisons, descendaient dans le canoë, suspendues à des cordes, à des draps. L'on ne pouvait guère embarquer plus de deux ou trois personnes à la fois : éreintantes navettes jusqu'à la gare de Villebourbon. Par le remblai de la voie ferrée et le pont du chemin de fer des Albarèdes, qui résistait, les rescapés étaient menés à la gare de Villenouvelle, sur les hauts de Montauban. Le Tarn grossissait toujours et, en dehors de ce grand détour par le nord, il était impossible de passer d'une rive à l'autre. Les eaux assombries frôlaient dangereusement le tablier du Pont-Neuf et, un peu plus en aval, menaçaient de passer par-dessus le Pont-Vieux. La ville était coupée en deux et coupée du monde. S'il n'y avait eu que ces voyages ! Sur leur parcours, les deux compagnons ne cessaient de croiser des gens en difficulté. Ici, c'était un homme agrippé aux branches d'un arbre ployé par le courant. Là, c'en était un autre, prisonnier dans son logis ; un autre encore, en équilibre sur un mur menacé de submersion. Le canoë passait partout, entre les épaves flottantes, au bord des toits, dans les bouillons des remous, dans la cage d'escalier d'un immeuble croulant. Vers onze heures, il y eut cinquante personnes à éloigner de La Bastiolle, au sud-ouest de Villebourbon, puis ce fut, à Gasseras, une aïeule qu'il fallut sortir de chez elle au terme de contorsions, d'escalade. Sitôt après que René Bousquet et Adolphe Poult l'eurent transportée à l'abri, sa maison s'écroula. L'argile crue des briques,
dans tous ces quartiers modestes qui ignoraient la terre cuite et les fondations en dur, se liquéfiait. Comme des morceaux de sucre dans une tasse, les bâtiments s'effondraient, fondaient les uns après les autres, et il n'en restait qu'un tourbillon furtif. « La crue pela littéralement l'ensemble du Treil, dit Philippe Delvit, maître de conférences à l'université des sciences sociales de Toulouse. Mais quel matériau aurait supporté cette force destructricen2 ? » Il ne pleuvait plus, mais le bateau avait encore chaviré. Les deux navigateurs, trempés, exténués, n'en continuèrent pas moins leurs interventions dans les parages de l'ancienne chaussée de Toulouse, place Lalaque, où la pendule publique émergeait à peine, rue du Génie. C'était de la rage. Et quand le courage de l'un venait à flancher, l'autre oubliait son propre abattement pour le ranimer. Le jour baissait et le Tarn était à présent au plus fort de la crue. Presque onze mètres cinquante. Il ne semblait pas au bout de sa fureur, mais eux n'en pouvaient plus. Ils accompagnèrent à nouveau des rescapés à la gare de Villebourbon – le flux était à ses marches – et, les ayant conduits au départ des voitures, ils s'apprêtaient à reprendre le canoë amarré à l'extérieur quand Adolphe Poult se laissa tomber dans un coin du hall. Il pleurait, soudain anéanti. Il se laissait aller, vaincu par l'épuisement et le sentiment d'impuissance qui s'emparait de lui. Il y avait tant de familles qui avaient besoin d'eux ! René Bousquet n'était pas beaucoup mieux. Cela faisait dix-huit heures qu'il était dans l'eau glacée, sans avoir rien avalé. Assis à côté de son camarade, il se demanda s'il n'allait pas s'évanouir. Il se força à se lever, fit quelques pas dehors pour se donner du cœur, mais il était trop las. Poult l'imita. Ils apprirent qu'un train était sur le point de partir pour Villenouvelle et décidèrent de le prendre. Ils allaient regagner le centre, se reposer. Ils étaient aussi malheureux l'un que l'autre d'abandonner. Il y eut le sifflement de la locomotive, le train s'ébranla. Ils n'avaient pas bougé du quai. Les aller et retour recommencèrent, ralentis. La nuit tombait, de plus en plus dangereuse. Ils apercevaient les lueurs pâlottes de lampes à pétrole trouant le noir : d'autres sauveteurs, de l'Aviron montalbanais, à remettre en jeu, comme eux, leur vie épargnée, à s'escrimer au milieu des troncs d'arbres, des caisses, des bidons d'essence à la dérive qui les
heurtaient, qu'ils n'arrivaient pas à éviter. Deux fois, très rapprochées, ils se renversèrent. Un moment, Bousquet téléphona à la préfecture qui était hors d'eau, dans la ville haute. Les communications avaient été interrompues dès l'aube, poteaux téléphoniques et télégraphiques emportés, mais, grâce aux interconnexions, il parvint à joindre une opératrice, à passer par une autre commune, à signaler sa position, à évaluer le nombre des sinistrés encore à venir, à réclamer des renforts. Un cheminot les avait rejoints, qui se chargea du canoë. Bousquet et Poult suivaient, se soutenant l'un l'autre, l'eau à la taille. Le capitaine Robert croisa le triste équipage auquel il conseilla de s'arrêter, d'aller boire quelque chose de chaud. « Un dernier tour, répondirent-ils, un dernier tour. Après, nous rentrons. » Près de la caserne La Hire, aux abords de la gare de Ville-bourbon où le cheminot les avait laissés, ils entendirent appeler. Sur un toit, un jeune garde républicain, Jean-Marie Maubé, faisait des signes désespérés : l'inondation l'avait piégé comme il essayait de sauver la caisse du mess, dont il était gérant. « Ce sera le dernier. » Six heures du soir. Les revoilà dans le canoë. Bousquet pagayait. Il accosta le mur, au-dessous du garde, et tâcha de maintenir stable le bateau en se tenant d'une main aux saillies de la paroi, de l'autre à un arbuste. Poult se mit debout et expliqua à Maubé qu'il devait se laisser glisser doucement : « Posez vos pieds sur mes épaules ! » Il n'eut pas le temps d'en dire plus. Le garçon avait sauté, bousculant tout. Les trois étaient à l'eau. Comme il reprenait son souffle, Bousquet vit le garde en train de couler. Il l'attrapa, nagea en le tirant jusqu'à un arbre, à une dizaine de mètres. Poult n'arrivant pas, il fit quelques brasses dans sa direction et l'aperçut qui n'avançait pas. Il tenta de l'aider, mais le poids de leurs habits, la violence des eaux entravaient leur progression. À bout de forces, ils devaient plonger pour ne pas être assommés par les branches, les traverses de rails, les poutres parfois, qui bondissaient de toutes parts à la surface. Poult parut se sentir moins faible : « C'est passé. » Bousquet le lâcha un instant. Le temps de tourner la tête, son camarade était emporté au loin. Il ne réussit pas à le rattraper. Adolphe Poult s'était noyé. Dans le récit qu'il fit à La Dépêche de ce lundi 3 mars, René Bousquet raconta comment, ensuite, il s'était lui-même tenu à un câble métallique
pour ne pas sombrer, incapable du moindre mouvement. Il finit par retrouver la voie ferrée où il perdit connaissance : « Les instants qui suivirent n'ont pas laissé de trace dans ma mémoire. Je pus prévenir le chef de gare, je revins ensuite sur les lieux de l'accident pour essayer de porter secours au malheureux garde républicain laissé dans l'arbre. Je l'appelai à maintes reprises. Alors qu'à un de mes appels, avant de me diriger vers la gare, il m'avait répondu pour me dire que tout allait bien, maintenant, plus rien. Je compris quel avait été son sort. Découragé, l'esprit et le cœur torturés, en silence, dans un wagon sombre, au milieu d'une foule respectueuse pour le grand malheur qui venait d'arriver, au milieu d'une cinquantaine de personnes dont la plupart devaient la vie à celui qui venait de perdre la sienne, j'ai regagné Montauban. » Arrivé chez ses parents, il eut le temps de dire : « Poult est mort », avant de s'évanouir. Le corps d'Adolphe Poult fut retrouvé le surlendemain. Ses bottes en caoutchouc étaient prisonnières d'un entrelacs de fils de fer qui avait dû l'entraîner par le fond. Son fils cadet, Jean-Émile, avait quatre ans en 1930. Il conserve encore aujourd'hui, serrés dans un papier de soie, le morceau de chocolat retrouvé dans la poche de son père et sa montre, arrêtée à 18 h 24. Au lever du jour, mardi 4 mars, sombre Mardi gras, les Montalbanais ne virent d'abord rien. Une écharpe de vapeur ouatait le paysage. Du rivage, on entendait le vacarme assourdissant du Tarn battant les ponts, projetant contre leurs piles des épaves gigantesques. Le brouillard se dissipa. À midi, les eaux étaient étales. De l'ancien évêché où étaient exécutés les condamnés à mort, on venait voir toute la plaine transformée en un immense lac jaune sale. La décrue s'amorça. Le plaisir de savoir l'inondation stoppée fut de courte durée. À mesure que l'étendue visqueuse se retirait, et cela ne fut pas sensible tout de suite, les maisons qu'elle avait minées se disloquaient dans un fracas épouvantable, façades arrachées, murs éventrés, tapisseries brusquement à nu, poutrelles tordues, brèches multiples. On dénombrait trente morts à Montauban, ce qui était peu en proportion du désastre. Toute la rive
gauche disparaissait sous l'eau, ainsi que la partie basse de la rive droite. On fit le bilan des sans-abri. Il s'élevait à une dizaine de milliers : 2 500 immeubles avaient été ravagés, dont 570 détruits sur le coup, dans les 4 200 hectares de rues envahis. Partout la population s'affairait à écoper, à déblayer, à colmater. Il y eut aussi les inévitables pillards, fouillant la poussière des gravats. Rarement jour des Cendres porta plus tristement son nom que le mercredi 5 mars 1930. On fit à Adolphe Poult des funérailles dignes de son héroïsme. Il fut décidé que le quai à proximité du Club nautique porterait son nom. Une foule immense se pressa derrière le corbillard attelé à un cheval. La Légion d'honneur lui fut décernée à titre posthume. À titre posthume, aussi, la Médaille militaire remise au garde Maubé, sur proposition du ministre de la Guerre, André Maginot. D'autres Montalbanais étaient morts de leur dévouement. Une veuve de guerre pleurait ainsi ses deux fils. Comparé à ces tragédies, le sort de ceux qui avaient tout perdu, sauf la vie, paraissait presque doux. Le capitaine Robert, en poste depuis le 1er janvier, était dans ce cas. Son mobilier venait de lui être livré quand la vague avait déferlé chez lui. Il ne lui restait rien. Il avait dû se reloger à l'hôtel avec sa femme et ses deux enfants. Il n'osait pas se plaindre. La ville était en état de choc. Il n'était pas temps non plus de rechercher les causes du fléau. On sut plus tard. L'hiver pourri, le déluge qui s'était abattu, fin février, sur les Cévennes, la montagne Noire, les Corbières, entraînant la fonte d'un manteau neigeux épais et récent, aggravée par un vent d'autan chaud : l'averse méditerranéenne des premiers jours de mars avait rencontré des sols déjà saturés. Les ruisseaux, les rivières, leurs affluents s'étaient enflés les uns les autres. Et le déboisement, invoqué à l'envi, n'y était pas pour grand-chose. Toute la moyenne et basse vallée de la Garonne avait été inondée. Du Languedoc à la Gironde, les dégâts étaient exceptionnels. En tout, plus de deux cents victimes. À trente kilomètres de Montauban, Moissac déplorait à elle seule cent vingt morts. Sans parler des exploitations agricoles ensevelies. Le pays refit l'union sacrée autour d'un vaste mouvement de solidarité, amplifié par la diffusion médiatique de l'événement. À peine l'eau eutelle baissé que les reporters se précipitèrent sur les routes défoncées, à
travers les éboulis, partout où l'accès était possible. Les comparaisons entre la désolation qu'ils découvraient et le résultat des bombardements de 1914-1918 ne manquèrent pas. La catastrophe fit la une, des jours et des jours. Le Miroir du Monde et Le Pèlerin se mobilisèrent en faveur des provinces dévastées. L'Illustration publia un numéro spécial, lançant une souscription avec la Fédération nationale des journaux français et la Banque de France. Des émetteurs de TSF diffusaient des messages aux habitants des zones inaccessibles. Radio Toulouse se mit à la disposition des autorités militaires pour remplacer les circuits de communication rompus. Les avions de l'Aéropostale survolèrent les hameaux isolés, distribuant du ciel des paquets de Dépêche. En attendant le rétablissement du réseau ferroviaire, à Montauban, le quotidien atterrit ainsi dans le square de la préfecture. On put lire, entre autres, l'exploit du chef de cabinet. La Croix du Tarn-et-Garonne et L'Express du Midi s'en firent également l'écho. On parla aussi beaucoup de l'attitude généreuse du personnel d'un cirque, de passage à Moissac, en ces jours terribles. Les dons, les colis, les témoignages de sympathie affluèrent de toutes les régions de France et de l'étranger, les télégrammes de souverains, du bey de Tunis à la reine Wilhelmine des Pays-Bas, tombèrent en chapelet. Mussolini envoya vingt-cinq mille lires à ses compatriotes vivant dans le Midi. À Paris, des théâtres comme Mogador donnèrent des représentations au bénéfice des inondés. La générosité s'enlisait parfois dans les gares toulousaines débordées. On en fit des complaintes, vers de mirliton, comme celle-ci que l'on chantait sur l'air un peu oublié de C'est un oiseau qui vient de France : De Moissac et de Montauban Il ne reste que des ruines, Et de Béziers à Perpignan C'est la misère qui domine. Chacun ne saurait trop donner Pour soulager tant de détresse Et tout Français doit accorder Certaine part de sa richesse.
Les crues avaient suivi de peu l'investiture du ministère Tardieu. Un voyage officiel dans les départements sinistrés fut promptement organisé. Dans la soirée du vendredi 7 mars, à la gare d'Orsay, le président de la République, Gaston Doumergue, et le nouveau président du Conseil montèrent en chapeau melon dans un wagon-salon, sous les éclairs de magnésium des photographes. Le matin même avait été inaugurée la ligne Place d'Italie-Porte de Choisy du métropolitain. La suite des chefs de l'État et du gouvernement était constituée du ministre de l'Instruction publique Marraud, président du conseil général du Lot-et-Garonne, du chef du protocole Fouquières, du secrétaire général du ministère de l'Intérieur, et d'une demi-douzaine de directeurs. Des reporters de la presse nationale les suivaient. Après avoir visité Agen et Moissac, le cortège officiel, annoncé à coups de clairon, arriva à Montauban le samedi matin, vers les dix heures. L'apparat avait été réduit au minimum. Seul un pavillon tricolore flottait au capot de la limousine présidentielle. Le préfet Vidal et le sénateur Delthil accompagnaient la caravane depuis Moissac. Les personnalités montalbanaises s'étaient massées sur le Pont-Vieux : Capéran, dont la maison de Mazamet avait été sinistrée, le secrétaire général de la préfecture Seycheron, les conseillers généraux et d'arrondissement, parmi lesquels Poutansant, l'évêque Roques (le pape venait de lui envoyer cinquante mille francs), qui avait succédé à l'extravagant Mgr Marty, les pasteurs protestants, le colonel du 10e dragons, celui du 16e sénégalais, et des magistrats. Accueillant les visiteurs, le maire présenta les sauveteurs de la commune – parmi eux, René Bousquet – qui reçurent les félicitations présidentielles. Dans un bref discours, il demanda pour eux les « distinctions dues à leurs actes de véritable héroïsme ». « Écrivez-moi et tout cela sera exécuté », répondit Gaston Doumergue. Le groupe parcourut la grand-rue de Villebourbon en ruines, précédé par une équipe des films Pathé. Passant devant l'opérateur et sa caméra, ces messieurs saluèrent en soulevant leurs chapeaux. Ils avaient soin d'obéir aux consignes selon lesquelles il fallait marcher au milieu de la chaussée, où quelques automobiles recommençaient à circuler. Des charrettes à bras, surchargées de matériel, ajoutaient une note d'exode à
l'ambiance déjà si lourde. La pestilence qui avait accompagné le retrait des eaux ne s'était pas dissipée. Du bétail en putréfaction, des cadavres de chevaux et d'animaux en tous genres jonchaient le parcours. Un moment, l'on vit six hommes, le visage couvert par un masque à gaz fermé d'un bouchon de tissu, en train de traîner, par des cordes attachées aux pattes, une vache morte, les flancs gonflés à éclater. Fuyant les flots, certains troupeaux avaient pénétré dans les habitations, se réfugiant parfois aux étages. Scènes surréalistes. Plus loin, les officiels s'arrêtèrent devant un immeuble dont une poignée d'ouvriers était en train de faire dégringoler la façade branlante. Tirant sur les cordages qu'ils y avaient arrimés, ils criaient en cadence : « À moi ! À moi ! » Partout, c'étaient des amoncellements d'objets hétéroclites, des lessiveuses pleines à ras bord de linge, de vaisselle, des matériaux empilés à la va-vite. Sous un auvent, un menuisier clouait les planches d'un cercueil. La troupe se dirigea vers le Pont-Neuf, dont le tablier s'était affaissé, pour gagner les quartiers populeux de la rive droite. Des sapeurs du génie étaient en train de dégager les arches de monceaux de bois. À Sapiac, le chanoine Belloc, qui avait fait preuve de courage, les jours précédents, s'empressait devant l'église. Il avait remis pour l'occasion sa soutane maculée de boue. Il ne fut pas le seul ecclésiastique félicité et récompensé. Le chanoine Prunet, à Villebourbon, obtint d'un conseiller démocrate-chrétien de la ville de Paris des subsides pour réparer son église. Faute de moyens, la construction de celle-ci, en 1890, n'avait d'ailleurs jamais été terminée. Non seulement elle eut enfin un clocher, mais un vitrail figurant les inondations orna le chœur. Gaston Doumergue et André Tardieu retraversèrent le Tarn pour un dernier tour rive gauche, avant de s'en aller porter la bonne parole aux autres villes touchées, Reyniès, Villebrumier, Varennes, Villemur. Ils prirent du retard. Pour le rattraper, ce fut, d'après les journaux, la « course folle, à 80 kilomètres à l'heure », sur des routes le long desquelles des herbes étaient encore accrochées à la cime des arbres. Une réception les attendait à la préfecture de Toulouse.
« Le président de la République m'annonça à ce moment que j'étais fait chevalier de la Légion d'honneur pour la série de sauvetages que j'avais opérés pendant deux jours et deux nuits. En même temps, il me remit la Médaille d'or des belles actions. D'autre part, je m'étais tout de suite attelé à la tâche de réorganisation du département et j'avais pris un certain nombre de décisions qui s'étaient révélées heureuses, peut-être parce que, à ce moment, j'avais vingt ans et ne m'embarrassais pas de formules administratives. Si bien que lorsque M. Doumergue et M. Tardieu s'apprêtèrent à repartir, je fus convoqué à la préfecture de Toulouse, où je subis un petit interrogatoire au cours duquel on me demanda si je voulais entrer dans l'administration. “ En tout cas, dit M. Tardieu, vous allez venir à Paris où vous vous occuperez de l'ensemble de la reconstruction du département, nous nous reverrons bientôt. ” » Encore une fois, c'est à ses juges de la Libération que René Bousquet confia cette version des faits. Avec, toujours, la même tendance caractéristique à enjoliver. Les sauvetages qu'il effectua, seul d'abord, puis aux côtés d'Adolphe Poult, durèrent une vingtaine d'heures, ce qui était déjà énorme. Dans l'état de fatigue où il se trouvait, et après le traumatisme infligé par la noyade de son compagnon, on a peine à croire qu'il continua à se jeter à l'eau la nuit et le jour suivants. Faconde méridionale, peut-être. D'autre part, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur, à titre exceptionnel, le 4 juin 1931. Peut-être le président Doumergue lui promit-il d'emblée cette distinction. Quoi qu'il en soit, Bousquet dut attendre, comme les autres pressentis : les sénateurs s'étaient endormis sur le vote de ce contingent spécial et la mairie de Toulouse dut se gendarmer pour débloquer la situation au bout d'un an. Quant à sa Médaille des belles actions et du dévouement, elle fit l'objet d'un décret présidentiel, le 28 juin 1930 (il était tout juste majeur), soit trois mois après la visite du chef de l'État dans le Tarn-et-Garonne. Il est vraisemblable que, dans ces circonstances extraordinaires, un engagement verbal avait été pris, ratifié a posteriori (la Légion d'honneur d'Adolphe Poult fut ainsi annoncée publiquement au lendemain de ses obsèques, alors que l'enquête préliminaire à son attribution n'eut lieu que deux mois plus tard). Mais aucune remise officielle au chef de cabinet du préfet, le 8 mars, ne fut relatée dans la presse régionale, si friande de cérémonies. Il fut néanmoins bel et bien
décoré, à un âge où ce n'était pas fréquent. Pourquoi ce besoin d'en rajouter ? Les décisions « heureuses » prises par le jeune homme n'ont pas été consignées au dossier préfectoral des inondations. Lui-même convint ne pas s'être embarrassé de « formules administratives ». Pourquoi ne pas croire qu'en effet, il intervint alors avec toute la fougue de ses vingt ans ? Ce qui est indubitable, René Bousquet le dit bien à ses juges : « Le 3 mars 1930 se place un événement qui est à l'origine de toute ma carrière. » Le dimanche 9 mars fut décrété jour de deuil national. On mit les drapeaux en berne. Radio Toulouse renonça à ses programmes de chansonnettes et d'orchestre argentin. En première page de La Dépêche parut ce matin-là un portrait de René Bousquet pris par un envoyé spécial de l'agence Keystone. Sur fond de décombres, le col pris dans une cravate, il se tenait raide, le visage un peu crispé – intimidé ? –, sourcils légèrement froncés, comme d'éblouissement. Des félicitations, mais aucune mention de décoration. Le soleil avait asséché les débordements du Tarn lorsque La Dépêche publia un supplément illustré à trois francs au profit des sinistrés, intitulé « Inondations du Midi en mars 1930 – Les paisibles rivières devenues Torrents de ruine et de Mort ». La couverture en couleurs représentait, à traits réalistes, une femme et des enfants agenouillés sur un toit entouré d'eau, appelant à l'aide. Sur les cent vingt-huit pages de l'opuscule, expliquant comment était née la crue, passant en revue chaque village, rendant hommage aux sauveteurs et aux victimes, dix étaient consacrées au rôle d'Adolphe Poult et de René Bousquet, dont sept contenant le « rapport consciencieux, exact et vivant […] de ces heures héroïques » par le survivant lui-même. Et celui-ci ne lésinait pas sur l'autocélébration, accentuée par l'emploi répété de la première personne. Peu importe que le texte, sous-titré « un dramatique récit », ait probablement été réécrit pour mieux se fondre dans un ensemble au style fleuri, presque expressionniste : la pratique était répandue. Ce qui compte, ce sont la place et la présentation qui lui furent données. Les autres personnages à
l'honneur – nombreux, certains tout aussi vaillants – furent moins privilégiés et n'eurent pas le loisir de s'exprimer de la sorte, en direct. Fut reproduite la photo d'Adolphe Poult qui illustrait l'image mortuaire distribuée à sa messe d'enterrement. Il y eut un portrait de René Bousquet, très jeune premier, plus avantageux que celui s'étalant à la une de La Dépêche du 9 mars. Plus qu'un coup de chapeau, c'était un lancement. Ce supplément ne comporte aucune date de publication, mais son édition fut postérieure à une loi relative aux dédommagements, votée le 8 avril 1930 et mentionnée dans un guide final fourni aux lecteurs, afin de leur faciliter d'éventuelles démarches. Une allusion aux décorations de René Bousquet n'aurait pas déparé le bouquet d'éloges tressés autour de lui. Le silence là-dessus confirme qu'en avril 1930, au moins, il ne les avait pas encore touchées. Un buste d'Adolphe Poult fut érigé, deux ans après sa disparition, sur le quai rebaptisé de son nom. À la fin des années 1960, il fut remplacé par une autre statue sans grâce, au dos de laquelle le sculpteur inscrivit qu'il avait trouvé une mort glorieuse « après avoir sauvé 317 concitoyens ». Il s'en était fallu de peu que René Bousquet ne devînt aussi un héros de pierre. Son courage ne s'est pas effacé des mémoires montalbanaises. Les rescapés qui vivent encore citent toujours son nom. Mais si Adolphe Poult n'avait pas payé le prix fort, donnant par là plus de relief à sa conduite généreuse, le protégé d'Irénée Bonnafous et de Maurice Sarraut aurait-il connu la même publicité ? Cette façon qu'il eut, par Dépêche interposée, de mettre en valeur ses propres actions, cette place de vedette qu'il conquit subitement : manquait-il à ce point de confiance en lui-même que, grisé par sa soudaine témérité, il dût se pousser du col pour ne pas laisser passer sa chance ? Ou bien, se prêtant à une promotion orchestrée, obéit-il à un calcul simpliste et efficace de ses bienfaiteurs ? Le lycéen médiocre qu'il était trois ans plus tôt prenait une revanche après tout justifiée par ses actes. Il était loin, l'homme qui, au soir de sa vie, fuirait les journalistes.
En mars 1980, pour le cinquantenaire des inondations, La Dépêche, devenue du Midi, si oublieuse de ses liens avec René Bousquet lors de son assassinat, publia in extenso son témoignage imprimé dans la brochure de 1930. 1 Le Tarn, mémoire de l'eau, mémoires des hommes, Belle Page, janvier 1991. 2 Entretien avec l'auteur, 14 mai 1993. Organisateur d'une exposition sur les crues du SudOuest, en 1990, Philippe Delvit a fourni de nombreuses informations utilisées dans ce chapitre.
4 « Ce brillant avancement » Dans les douze départements affligés par les inondations, à l'abord du Carême, tout restait à faire. En Tarn-et-Garonne plus qu'ailleurs. Les Moissagais et les Montalbanais avaient enterré leurs morts, soigné leurs blessés. Ils s'étaient prémunis contre les épidémies en nettoyant les rues à grand renfort de désinfectant et en veillant à la propreté de l'eau. Il fallait maintenant faire face au problème des milliers de sans-abri, provisoirement résorbé par des stocks de baraques vermoulues datant de la guerre. Il fallait aussi s'atteler à celui des agriculteurs ruinés : 40 000 hectares dévastés, quelque 6 000 exploitations détruites, 13 000 arbres fruitiers arrachés, 3 000 têtes de bétail et 45 000 animaux de basse-cour noyés. Sans compter les voies ferrées à réparer, les routes et les ponts à rebâtir, les peupliers, les saules à replanter le long des cours d'eau. Il fallait surtout faire vite, et les considérations économico-humanitaires n'étaient pas seules en cause : les autorités étaient soucieuses de ne pas réveiller les aigreurs suscitées par les lenteurs de la reconstruction d'après guerre, toujours inachevée. Le programme élaboré en ce sens fut baptisé « Reconstitution ». Le budget alloué aux départements sinistrés par la commission des finances de la Chambre se monta à un milliard de francs. À Paris, Marcel Héraud, sous-secrétaire d'État à la présidence du Conseil, centralisait cette reconstitution. Il chargea le préfet de Haute-Garonne, Armand Guillon, sorte de préfet régional avant l'heure, de superviser, sur le plan administratif, toutes les opérations, en liaison avec les autres préfets concernés. Le dispositif, l'effort fourni et les chiffres brassés par ses services à Toulouse étaient à l'aune des dommages subis : 41 commissions d'experts, 39 coopératives de reconstruction, 160 architectes, 443 entrepreneurs, etc. Environ 67 000 dossiers furent
soumis à la préfecture, qui devait répondre à tous, en se gardant des fausses déclarations de resquilleurs. La reconstruction ne put être effective qu'à partir de 1932. Un mois après le drame, le maréchal Pétain, vice-président du Conseil supérieur de la Guerre et inspecteur général de l'Armée, fit une tournée des détachements de soldats affectés aux travaux de terrassement dans le Sud-Ouest. Partout où les militaires avaient été mis à contribution, on le vit, assez fringant pour ses soixante-quatorze ans, saluer les troupes, arpenter les ruines et les sentiers bourbeux, les jambes protégées par des leggings. Entre les visites officielles et les innombrables demandes qui transitaient par la préfecture de Montauban, René Bousquet n'eut guère le temps de souffler. À la faculté, lui qui n'était déjà pas comme les autres, se fit étudiant fantôme. « Quand nous avons appris ce qu'il avait déployé comme courage, nous avons été époustouflés1. » Ses camarades, Georges Vedel en tête, n'ont pas fini de parler du héros de 1930. Ses rares apparitions, rue des Lois, marquèrent d'autant plus qu'il venait désormais en voiture. La moyenne des jeunes gens rêvait alors, dans le meilleur des cas, d'une bicyclette. Bousquet s'était pris de passion pour les courses automobiles et avait même remporté une coupe. Les revenus familiaux n'étaient pas minces. Il possédait la panoplie, lunettes et casquette, pour rouler à tombeau ouvert dans des bolides de l'époque. Et il conduisait bien. Sa femme Raymonde l'accompagnait parfois. Mais le bonheur de s'être révélé dans l'action et les bienfaits qui en découlaient lui laissaient peu de loisirs. Quelles étaient ses fréquentations ? « Les eaux de La Dépêche », affirment les connaisseurs. Le journal le servait si bien. L'amitié avec le futur patron, Jean Baylet, remonte à cette époque. Ni lui ni Bousquet ne sont plus là pour l'attester, mais il est impensable, en effet, que les deux hommes ne se soient pas connus l'année des inondations, sinon auparavant. Quand Jean Baylet devint un personnage politique connu du public, en 1945, il avait derrière lui quarante et un ans d'une carrière bien remplie.
Originaire de Valence-d'Agen, à l'ouest de Moissac, il était apparenté à un entrepreneur de travaux publics du nom de Jean-Baptiste Chaumeil, maire du village, élu député radical en 1906. La nature précise du lien familial n'a jamais été établie formellement par les historiens. Pour les uns, il était le neveu de Chaumeil, pour les autres, c'était à la fois son petit-neveu et son filleul. D'autres encore murmurent qu'il était son fils naturel. Une version du même cru que le mythe de parenté BousquetSarraut. Il est curieux de constater combien, dans la classe politique de l'entre-deux-guerres, en particulier chez les radicaux-socialistes du SudOuest, les survivants sont facilement séduits par les explications d'alcôve et rapportent beaucoup d'événements à la petite histoire. Peut-être, de la part d'un milieu exclusivement masculin, longtemps opposé au droit de vote des femmes, une manière de se montrer à la hauteur d'une réputation luronne. Après le lycée Fermat de Toulouse, Jean Baylet fit, au début des années 1920, ses études à la faculté de droit, comme plus tard René Bousquet. Les cinq ans qui les séparaient comptaient à ce moment, et rendent peu plausible une rencontre précoce. Le destin de Jean Baylet, lié à celui de son protecteur, allait le conduire spontanément au radicalisme : « La réputation de sa famille le devançait », a dit Gaston Monnerville, qui le côtoya très tôt2. Jean-Baptiste Chaumeil avait fait la connaissance des Sarraut dans l'Aude. Son activité politique, quoique limitée, l'avait amené à les revoir. Il possédait quelques actions de La Dépêche, société anonyme qui, depuis sa création, avait conservé un caractère d'entreprise familiale. Il était entré au conseil d'administration en 1919. Trois actionnaires se partageaient alors la majorité : la famille Couzinet, une nièce de Rémy Sans, et une héritière du prince Alexandre Berthier de Wagram, ami de Maurice Sarraut. Ce dernier et son compère Arthur Huc étaient minoritaires. Des démêlés avec un riche baron, Maurice de Rothschild, qui se piquait de politique, tendance modérée, faillirent leur coûter leur quotidien. À la veille des élections de 1924, l'inamical aristocrate se mit en tête d'en prendre le contrôle financier pour chasser les responsables des campagnes virulentes qui risquaient de compromettre sa carrière dans les Hautes-Pyrénées. Il rafla les actions des petits porteurs dispersés,
ainsi que celles des Couzinet. La légende veut qu'il s'en fallut d'une action qu'il ne s'emparât de La Dépêche, un peu comme la voix de majorité qui confirma Gambetta au soir du 4 septembre 1870. Quelles qu'aient été les circonstances, Rothschild échoua, mais Huc et Sarraut, sentant passer le vent du boulet, se tournèrent vers Chaumeil. L'homme d'affaires madré posa deux conditions pour intervenir : une augmentation du capital, porté de un à deux millions de francs, et l'embauche de Jean Baylet, son poulain, dont il avait fait son légataire. L'opération sauva le journal et profita à Chaumeil, dont la fortune considérable se trouva renforcée. Plus tard, à la faveur d'une deuxième augmentation de capital, l'entrepreneur, qui avait entre-temps racheté les parts de Rothschild, approcha la majorité absolue. Détenteur d'un paquet d'actions, Jean Baylet devint à son tour administrateur en 1927. La même année, il adhéra au parti radical et fréquenta Irénée Bonnafous. Il avait été présenté à Maurice Sarraut dès 1919, et initié au journalisme par ses soins. Il l'imita, se pliant à un long apprentissage des questions matérielles et techniques. Après la disparition de Huc, en 1932, il lui revint une partie des charges directoriales. « Dès avant 1939, écrit Henri Lerner, Maurice Sarraut savait que son fils Étienne ne pourrait jamais lui succéder pour raison de santé, et il avait, en fait, choisi pour dauphin son collaborateur Jean Baylet, chargé de la direction technique de l'entreprise et de son activité commerciale. Celui-ci jouait un rôle de plus en plus important et il partageait dès lors toutes les conceptions de Maurice Sarraut pour qui il professait une vive admiration3. » Le cercle dans lequel évoluait le Valencien était à peu près le même que celui où René Bousquet, son presque contemporain, tissait sa toile depuis la fin de sa scolarité, en 1927. Au printemps 1930, la notoriété du second, via La Dépêche, dut resserrer les fils de sympathie noués entre eux. Il faut noter que, dans le supplément relatant son exploit, édité par l'équipe Sarraut, la commune de Valence-d'Agen ne fut pas oubliée. Les dégâts causés par la crue n'y étaient pas les plus spectaculaires, mais le berceau Chaumeil-Baylet se devait d'être cité. L'automne suivant, JeanBaptiste Chaumeil mourut. Jean Baylet prit sa suite à la mairie de Valence. Plus jeune maire de France à vingt-cinq ans, il bénéficiait d'un double héritage : les biens de son parent, et le modèle Sarraut qu'il
reprendrait jusque dans son esprit dynastique. Toute sa vie, il resta fidèle à l'autre enfant prodige du Tarn-et-Garonne, le plus jeune décoré de la Légion d'honneur du pays. Les inondations continuèrent à faire des remous au cœur même de la préfecture de Montauban. À l'heure du bilan, Armand Guillon, qui avait en main la « Reconstitution », à Toulouse, se plaignit à son ministre des dysfonctionnements observés pendant la catastrophe. Cet ancien directeur du personnel à l'Intérieur, du temps d'Albert Sarraut, incrimina le service d'annonce des crues et l'organisation des sauvetages, rendant compte des interventions qu'il avait dû ordonner lui-même en Tarn-etGaronne, dont il avait été préfet quatre ans plus tôt. Rien qu'à Montauban, ses pompiers et les membres de l'Émulation nautique, société sportive toulousaine, avaient secouru une centaine de personnes. Ce mécontentement fit du vilain et fut sans doute à l'origine de la sévérité manifestée par André Tardieu à l'égard du préfet Paul Vidal : celui-ci eut beau décrocher une importante subvention des délégations financières de l'Algérie pour la ville de Montauban, il fut tout de même destitué et remplacé, le 22 mai, par Bernard-Larroque4. Règlement de comptes entre Tardieu et Sarraut, qui ne s'appréciaient guère ? L'hypothèse ne tient pas quand l'on sait que Guillon n'était pas moins un homme de Sarraut que Vidal. Plus vraisemblablement, ce dernier avait eu le malheur d'être responsable du département où les débords du Tarn avaient été les plus meurtriers : il fit office de fusible, dans la meilleure tradition. Son chef de cabinet n'en subit aucun préjudice. Trois semaines plus tard, conformément à l'annonce que Marcel Héraud, de passage à Toulouse, venait de lui en faire, il partit pour Paris, promu chef du secrétariat particulier de ce sous-secrétaire d'État à la présidence du Conseil et à l'Intérieur. Sa mission : coordonner les réparations du Midi sinistré. Il dut repousser ses examens de licence à la session de novembre. Jusqu'à la dernière minute avant le grand saut, il s'activa de son mieux, jetant les derniers feux montalbanais du génie authentique qu'il savait mettre à se rendre utile. « J'ai l'honneur de vous faire tenir sous ce pli […] mes propositions complémentaires pour l'attribution de la médaille de sauvetage », écrivait-il encore « Pr le Préfet », le 26 mai, dans une lettre à
Armand Guillon. Le 13 juin, Irénée Bonnafous lui décerna un cordial satisfecit dans un entrefilet saluant « ce brillant avancement, justifié par ses qualités d'intelligente initiative, d'urbanité et de précoce maturité d'esprit ». À la différence d'un lointain homonyme, l'impopulaire intendant du Bousquet qui, en 1641, avait dû fuir Montauban déguisé en manant, de peur d'être massacré, René Bousquet quittait sa ville natale la tête haute, à vingt et un ans. 1 Entretien du 7 octobre 1993. 2 Éric Chiarada, Le Pouvoir local de Jean Baylet, mémoire de maîtrise, Université de ToulouseLe Mirail, 1989. 3 La Dépêche, journal de la démocratie, op. cit. 4 À la date du 22 mai 1930, selon les archives de la préfecture, Paul Vidal fut d'abord remplacé par Maurice Le Hoc, celui-ci cédant à son tour la place, le même jour, à M. Bernard-Larroque. Le ministre profita-t-il de la vacance du poste pour permettre à M. Le Hoc d'accéder, par une nomination de pure forme, au grade de préfet ? C'est possible. Il peut aussi s'agir d'un raté administratif dû à la consonance des noms. (Plus près de nous, un cas de ce genre s'est produit, en mai 1988, lorsque Jacques Mellick fut nommé secrétaire d'État aux Anciens Combattants, poste en fait destiné à André Méric, qui l'obtint un mois plus tard…)
5 « Avec toute la grâce du Sud-Ouest » Il n'existe plus de témoins directs pour raconter l'arrivée du provincial tout juste majeur dans la capitale. Il écornait la moyenne d'âge, voilà tout. La plupart de ses collègues, qui n'étaient pas du siècle, se sont éteints bien avant lui. À examiner sa carrière, du jour où il posa le pied sur le pavé parisien jusqu'à sa nomination, huit ans plus tard, à un poste territorial dans le corps préfectoral, on peut seulement dire qu'il fut tout du long un homme de cabinet. Et que le trait qui le distinguait était son exceptionnelle précocité. Ainsi s'habitua-t-il à être toujours, partout, désigné et traité comme le plus jeune, le plus en avance, le plus ceci ou cela : de quoi forger une mentalité à la fois de premier de la classe et de petit dernier. Par là s'explique peut-être ce tic d'exagération quand il refaisait son passé. Il reçut son baptême de la place Beauvau dans un climat politique fort éloigné de celui qui avait bercé son éducation. Marcel Héraud, ancien député du VIe arrondissement et futur bâtonnier, devait son accession au sous-secrétariat à une sensibilité de centre droit qui l'attachait au président du Conseil. André Tardieu, l'un des principaux rédacteurs du traité de Versailles, grand bourgeois surnommé par Léon Daudet « le Mirobolant » parce qu'il fourmillait d'idées, rêvait d'opposer aux « marxistes » un grand parti conservateur à l'anglaise, incluant les radicaux. Qu'importait pour Bousquet ? Il n'était pas militant, et quand bien même, il n'y avait pas contre-indication. On lui offrait une occasion inattendue de monter vers les sphères du pouvoir. Un travail précis, technique et administratif. Il eût fallu être bien sot pour ne pas saisir l'aubaine quand un dogmatique comme Bonnafous y encourageait.
Quant à ses « employeurs », Tardieu et surtout Héraud, ce n'était pas un protégé des Sarraut qu'ils avaient sélectionné, c'était un petit chef de cabinet de rien du tout, devenu héros national à la force de son courage. En décembre 1930, après la chute de Tardieu consécutive à l'affaire Oustric – une banqueroute frauduleuse compromettant des personnalités du monde politique –, Théodore Steeg devint président du Conseil. Succédant à Héraud, Paul Marchandeau, député-maire radical de Reims, qui avait eu un demi-maroquin à l'Intérieur pendant l'interrègne brévissime de son ami Camille Chautemps (une semaine en février 1930, entre deux cabinets Tardieu), maintint Bousquet à son poste. Moins de deux mois plus tard, le 26 janvier 1931, Pierre Laval forma un nouveau gouvernement. Comme l'avaient fait en leur temps Tardieu et Chautemps, il se réserva le ministère de l'Intérieur (Steeg, lui, avait choisi Georges Leygues, figure de la place Beauvau… trente-cinq ans auparavant). Il semble qu'à ce moment, René Bousquet hésita sur la conduite à tenir. Avait-il vraiment le choix ? Il demanda à être « remis dans son poste précédent ». Un souhait difficile à interpréter : se référait-il au poste occupé (le même, successivement auprès de Héraud et de Marchandeau) lors du changement gouvernemental – en ce cas, il eût mieux valu dire « maintenu » –, ou s'agissait-il des fonctions remplies à la préfecture de Montauban ? Fut-il victime d'un coup de cafard passager qui lui rentra dans la gorge le cri de « À nous deux, Paris » ? N'avait-il pas encore les nerfs assez solides pour résister à ce flou ministériel ? Si l'idée l'effleura à nouveau de s'inscrire au barreau pour travailler chez un bâtonnier de renom, Raymond Poincaré, il n'en accepta pas moins la proposition du nouveau sous-secrétaire d'État à l'Intérieur, Pierre Cathala : il devint chef adjoint de son cabinet. Cathala, de ce jour son Pygmalion, ne lui était pas inconnu. Très lié à Marcel Héraud, premier secrétaire, comme lui, de la conférence du stage des avocats avant 1914, il n'avait pas manqué de remarquer le chef du secrétariat particulier, à peine plus âgé que son propre fils aîné. Il faut également noter que, dans ce cabinet présidé par Tardieu, Cathala avait
été appelé par Pierre Laval, ministre du Travail, pour devenir son soussecrétaire d'État et plus proche collaborateur. Lui aussi défendait des opinions passablement divergentes de celles des parrains de Bousquet, mais il n'en avait pas toujours été ainsi. Issu en 1888 d'une lignée ancrée dans la préfectorale, Pierre Cathala, disciple du parlementaire Franklin-Bouillon, adhéra au parti radicalsocialiste à l'hiver 1922-1923 : il fit partie du comité exécutif, fut rapporteur au congrès de Paris et devint membre du bureau du parti auprès d'Édouard Herriot, puis de Maurice Sarraut, en 1926. Il était venu à la politique dans le Bordelais, par un mouvement d'anciens combattants et d'intellectuels comme il en fleurit au lendemain de la Grande Guerre. Selon Claude Keryhuel1, jeune professeur d'histoire qui poursuit des recherches sur sa carrière, l'avocat eut la révélation de son futur maître à penser en février 1922, dans un club politique où celui-ci fut invité à conférer sur l'accord avec les Turcs, signé à grand bruit le 20 octobre 1921 : tout au long de la négociation qui équivalait à reconnaître le gouvernement nationaliste de Mustafa Kemal, Franklin-Bouillon avait représenté la France. Un détour s'impose par l'itinéraire de l'influent M. Bons-Offices, si l'on veut saisir la voie qui inspira les glissements progressifs de Pierre Cathala et, par rebond, la trajectoire de son émule, Bousquet. Voici. Fils d'un exilé politique qui dut croiser Victor Hugo, Henry-Franklin Bouillon naquit à Jersey la veille même de la proclamation de la Troisième République. Des études d'anglais à Paris et à Cambridge le prédisposèrent au métier de correspondant de guerre qu'il exerça au Journal, aux environs de 1900, comme quelques années plus tard Albert Londres. Il globe-trotta au Soudan, dans les Balkans et dans l'Empire ottoman où il fréquenta le futur Atatürk. En 1903, alors qu'il avait sacrifié en route son premier prénom et accolé le second à son nom (pour situer le jacobinisme familial, il faut savoir qu'il eut un frère dénommé Voltaire), il brigua la députation dans le Calvados sous l'étiquette radicale, en vain. La défaite ne le découragea pas. Il conquit à Paris la rédaction en chef du Radical, organe du parti selon son cœur, et se présenta à nouveau en 1910, à Corbeil cette fois, où il fut élu, puis réélu en 1914. La passion pour les questions diplomatiques le hantait toujours.
Bien avant la déclaration de guerre, il passait pour un spécialiste des rapports franco-allemands. En 1917, Paul Painlevé le nomme ministre d'État dans le comité de guerre. À la Chambre, il préside la commission des Affaires étrangères et, à ce titre, se trouve mêlé aux discussions sur le traité de Versailles (28 juin 1919) où explose son nationalisme irréductible, au point de se dresser contre Clemenceau dont il avait toujours partagé les vues. L'automne suivant, il est le seul député radical à voter contre la ratification. De plus en plus isolé à l'aile droite du parti, il perd son siège de député. C'est avec son aval, semble-t-il, que Cathala s'inscrivit en 1922 au comité radical de la Sarthe où militait déjà son propre cousin germain, Jean Montigny, fils d'un régent de la Banque de France et lieutenant dévoué de Joseph Caillaux. Un an plus tard, Cathala se laissa attirer en Seine-et-Oise. Par Franklin-Bouillon, toujours. En 1924, celui-ci fut élu à Pontoise, malgré son aversion pour le Cartel, et s'il soutint les projets financiers de Caillaux en 1925, ce fut pour manifester son hostilité à la SFIO, qu'il assimilait aux communistes. Un refrain de saison, bientôt accentué par l'échec des gauches. « Le communisme, voilà l'ennemi ! » s'écrie Albert Sarraut dans un discours prononcé à Constantine en avril 1927. Depuis le congrès de Tours (1920) et la scission du mouvement socialiste, la peur de l'homme au couteau entre les dents a fait son chemin. L'été suivant, sur fond d'Union nationale rejetée par les socialistes, Franklin-Bouillon monte au créneau : dans une retentissante lettre ouverte à Maurice Sarraut, il réclame l'engagement des radicaux à un « unionisme » permanent, tandis que le président du parti n'a pas l'intention d'aller au-delà d'un pacte temporaire avec le centre droit poincariste. Sarraut réplique vivement à travers La Dépêche – bien qu'il ne soit pas personnellement défavorable à Poincaré. Centrisme de droite contre centrisme de gauche. Un congrès radical a lieu au mois d'octobre, salle Wagram, à Paris. C'est le clash. Les cartellistes l'emportent. La controverse n'est d'ailleurs pas exempte d'arrière-pensées à l'approche des élections, avec leur cortège d'alliances. Désavoué par ses pairs, lâché jusque par son ami Montigny, Franklin-Bouillon claque la porte du parti
et abandonne dans la foulée la présidence de la commission des Affaires étrangères. Avec la fédération de Seine-et-Oise, Pierre Cathala imita FranklinBouillon. Comme, souvent, les contraires composent les meilleurs tandems, la nature conciliante, suiviste même, de l'avocat, qui se lisait sur ses traits doux, s'accommodait du caractère tumultueux de ce dissident au nom prédestiné. Aux législatives de 1928, ils furent élus dans des circonscriptions voisines, à Pontoise. Appuyés par des partisans de droite et quelques exclus de la rue de Valois, ils avaient formé le parti radicalunioniste, affilié au groupe de la « gauche sociale et radicale » (en fait modérée) qui contenait en germe le Parti radical indépendant, bien sûr orienté à droite, qu'ils fondèrent ensemble en 1934. Jusqu'à sa mort en 1937, Franklin-Bouillon ne serait plus qu'un second couteau critique de la vie politique, négligé des livres d'histoire. Ancien adversaire de Tardieu, il ne l'en pria pas moins d'admettre son fidèle cadet dans le gouvernement de mars 1930, et son vœu fut exaucé. Ainsi Cathala emboîta-t-il le pas à Pierre Laval au Travail. « Mon père et lui ne se sont pas rencontrés au lycée de Bayonne, comme je l'ai lu parfois. Ils se sont vus de loin au Palais, vers 1912. Mais c'est en 1930 qu'ils ont vraiment sympathisé. » François Cathala, avocat né en 1915, cultive une mémoire filiale poussée au lavalisme le plus pointilleux. Il confirme que Marcel Héraud, « papillon sautillant » – qui, à ses heures perdues, collectionnait les fers à repasser –, recommanda René Bousquet en janvier 19312. Héraud n'eut pas un grand destin ministériel : hormis l'épisode Tardieu, il ne reparut au gouvernement que de mars à juin 1940, doté du portefeuille de la Santé publique. « Pierre Cathala n'appartenait pas à la camarilla Sarraut », insiste son fils, qui ne s'étonne guère de rapprochements à première vue contre nature : Sarraut, dans sa forteresse radicale de gauche, tend un marchepied à Bousquet ; Héraud et Tardieu, trop droitiers, trop parisiens et pas assez républicains pour plaire au précédent, l'aident à gravir le premier échelon ; Cathala, bouillonniste, lui offre son appui pour le
deuxième et l'introduit au cabinet de Laval qui, en ce début des années 1930, incarnait aussi la nouvelle droite aux yeux des radicaux-socialistes. On peut toujours imaginer le jeune Bousquet écartelé, le cœur chez les Sarraut, la tête chez Cathala. Ce serait compter sans l'esprit pratique de compromis et de modération qui lui avait été inculqué très tôt par les radicaux eux-mêmes : nul besoin de se dédoubler pour satisfaire tout le monde. Ce serait oublier aussi que le parti qui lui était cher rassemblait des courants flottant au gré de majorités composites, et s'effritait doucement – après l'expérience décevante du Cartel, les hésitations entre ralliement à Poincaré et cure d'opposition, à force de se chercher au centre et de réserver ses ententes à gauche aux perspectives de scrutins, il était en train de perdre son âme : même le mouvement Jeunes-Turcs à l'état d'esquisse, par trop hétérogène, trop limité à Paris, s'avérerait incapable de le rénover. Voilà pourquoi François Cathala peut dire, un peu vite sans doute : « Les Sarraut, Bousquet s'en fichait. » Il est vrai que celui-ci avait l'intelligence de ne pas trop se réclamer des deux frères. Après les « radsoc » à la toulousaine, il fallait conquérir la technocratie parisienne. Le fils du ministre, encore lycéen, fut tout de suite séduit par le chef adjoint du cabinet qu'il découvrit en allant chercher son père, certains soirs, place Beauvau : il n'avait pas les fantaisies effrontées d'un Lucien Leuwen, mais savait être « gai, plein d'humour, travailleur, avec toute la grâce du Sud-Ouest ». « Comme mon père, il était foncièrement républicain, observe-t-il encore. Un scepticisme très gascon, un réalisme qui ne s'embarrassait pas de préoccupations religieuses. Il était énergique, efficace, doué véritablement pour l'administration, dévorant les dossiers. Et sans aucune mystique doctrinale. » Nul doute que Bousquet, qui avait été à bonne école en matière de serviabilité, mit à profit les leçons apprises de son milieu d'origine. L'obligeance lui était comme une seconde nature. Son nouveau poste ne se trouvait plus à cheval sur la présidence du Conseil et l'Intérieur, mais directement rattaché à ce dernier. Il s'agissait toujours, en liaison avec les préfets, de « reconstituer » les départements les plus ravagés par l'eau, maintenant au nombre de huit, dont le Tarn-etGaronne. Sans être extraordinaire, la responsabilité n'était pas mince, et,
surtout, les occasions d'approcher des gens importants, indispensables pour parfaire une position, se présentaient plus souvent qu'à la préfecture. C'était autre chose que les soirées de notables à Montauban ! Héraud, Marchandeau, Cathala ou d'autres lui firent-ils les honneurs des palais nationaux ? Probablement. Ce dut être une surprise pour lui de voir et d'entendre les députés s'interpeller au Palais-Bourbon où le tutoiement était de rigueur. Maurice Sarraut habitait encore Paris, une petite cité près de Pigalle, rue La Rochefoucauld, dans le quartier de La Dépêche. René Bousquet, en prise directe sur Toulouse et sa région, ne manqua sûrement pas de lui rendre quelques visites de courtoisie ni de lui rapporter ce qui se passait dans les coulisses du cabinet. Au mois de mai, se rua-t-il au bois de Vincennes, comme tant de Parisiens, pour explorer la « France aux cent millions d'habitants » de l'Exposition coloniale ? Une carrière comme la sienne dépendait avant tout des relations qu'il entretenait avec son ministre. On sait qu'avec Cathala elles étaient bonnes. Comme il l'avait fait avec Franklin, le sous-secrétaire d'État s'était mis à la remorque de Laval dont il était hiérarchiquement – à égalité avec André François-Poncet à la présidence du Conseil – le plus près. Les deux hommes étaient à présent amis et la fidélité de Cathala, éternel second rôle, ne se démentirait jamais, là non plus. Après l'avènement de Paul Doumer, remplaçant Doumergue à la tête de la République en juin 1931, Laval ne changea rien au sort de Cathala dans son deuxième cabinet. Dans le troisième, en janvier 1932, il lui laissa pleinement l'Intérieur en le faisant ministre. La promotion de Bousquet fut à l'avenant : de chef adjoint du cabinet du sous-secrétaire d'État, il devint chef de cabinet et du secrétariat du ministre. La confiance, pour de bon. C'était rapide, mais il n'y avait rien à y redire, sinon, antienne un peu usée, qu'il était spécialement jeune. Et certainement perméable, tout débutant, à l'admiration sans bornes que son patron, lui-même novice, vouait à Laval. Il fut tôt dans ses confidences, l'entendant, d'une voix qui s'égarait facilement dans les aigus, vanter les mérites du président du Conseil : dès 1930, lorsqu'il était au Travail, n'avait-il pas réussi à faire
voter la loi sur les assurances sociales, en souffrance depuis beau temps devant le Parlement ? Et ne lui devait-on pas aussi, le même été, d'avoir su apaiser la grande grève du textile dans le Nord ? Le maire d'Aubervilliers, ancien socialiste, avocat de la CGT reconverti dans les affaires de presse, ne se montrait-il pas habile manœuvrier en tout ? Ne tentait-il pas de poursuivre une politique de paix et d'entente avec l'Allemagne, à l'instar d'Aristide Briand ? N'avait-il pas été le plus jeune garde des Sceaux et le plus jeune sénateur de la République – particularité qui devait tinter agréablement aux oreilles du chef de cabinet ? La formation complémentaire prodiguée par Cathala confinait au modelage. Au ministère, Bousquet put apercevoir, en cette année 1931-1932, quelques piliers de la carrière préfectorale : Georges Thomé, entre deux affectations à la Sûreté générale (plus tard administrateur de la Banque de l'Indochine) ; Léon Noël, secrétaire général de l'Intérieur, parent du ministre des Finances Pierre-Étienne Flandin (chef de l'Alliance démocratique, la « droite réaliste ») ; André Viguié, directeur du personnel. Des hommes qui avaient l'âge d'être son père. D'autres commençaient dans le métier, sans être aussi jeunes que lui : René Bouffet, sous-préfet de fraîche date, qui serait préfet de la Seine dix ans après, et, recruté par Léon Noël, Georges Hilaire, proche du radical Joseph Paganon, financier dans l'Isère – tous deux à des postes de directeurs adjoints du cabinet. Le dernier, non content d'être, comme Paganon, membre du parti, collaborait à la page culturelle de La Dépêche. Le troisième ministère Laval fut de courte durée : cinq semaines. En février 1932, la réapparition de Tardieu entraîna la mutation de Cathala au sous-secrétariat à la présidence du Conseil, Bousquet dans ses bagages, redevenu chef adjoint de son cabinet. Cette année vit la mort de Briand, usé par la maladie, et l'assassinat de Doumer, le 6 mai, à deux jours des législatives qui amenèrent le retour de la gauche derrière une « fiction de Cartel », pour emprunter une formule de l'historien Serge Berstein3. André Tardieu, partisan résolu d'un exécutif fort, pour ne pas dire antiparlementaire, avait transformé le débat électoral en affrontement gauche-droite, sur arrière-plan de crise économique amplifiée. Il avait
perdu. Entre les deux tours, Albert Lebrun fut élu à la présidence de la République et confia celle du Conseil à Édouard Herriot. C'était le 3 juin. Pierre Cathala, qui avait sauvé son siège de député en Seine-et-Oise, reprit sa robe d'avocat. Au jeu des chaises musicales, dans la valse des gouvernements, Paul Marchandeau hérita de la sienne à Matignon et s'offrit à conserver le chef adjoint du cabinet qui avait travaillé sous ses ordres deux ans plus tôt. Les ministres passaient, Bousquet godillait. Non sans habileté, d'ailleurs. Sa mission en faveur des départements inondés venait de s'achever et, d'accord avec lui, il déclina l'offre de Marchandeau : il préférait se remettre à la disposition du ministère de l'Intérieur, mais, semble-t-il une nouvelle fois, espérait une destination hors les murs. Écoutons ses explications : « Je fus appelé par le ministre de l'Intérieur, M. Chautemps, auquel je fis part de mon désir, mais il décida de me garder à Paris et me nomma secrétaire général adjoint, puis, deux mois après, secrétaire général du Comité d'aménagement de la Région parisienne, organisme officiel placé directement sous [son] autorité4. » À soixante ans de distance, il est malaisé d'apprécier par le menu les aléas de ces nominations. Le jeune fonctionnaire, guignant l'avancement qui conditionnait l'accès aux grades du corps préfectoral, aspirait vraisemblablement à un poste où exprimer sa capacité d'action sur le terrain. Les correspondances entre les niveaux de ce corps et ceux de l'administration centrale sont fastidieuses et, dans le cas de Bousquet, imprécises. Le 21 septembre 1932, il devint en effet secrétaire général adjoint au Comité supérieur d'aménagement, dépendant de la Sûreté nationale. Le 11 novembre 1933, premier pas significatif dans l'administration préfectorale, il fut nommé secrétaire général de troisième classe des Basses-Alpes, pour ordre, c'est-à-dire par pure forme (Chautemps était toujours à l'Intérieur et Albert Sarraut à la présidence du Conseil) : grâce au détachement dont il bénéficia, il y a fort à parier qu'il ne mit même jamais les pieds à Digne, la vacance momentanée du poste permettant simplement de lui attribuer le titre de secrétaire général. Il fut détaché,
donc, au Comité dont il n'était jamais parti ; le 6 novembre 1934, il exerça en son sein la fonction effective de secrétaire général, et non plus d'adjoint. Plaisant dédale de la bureaucratie ! Il n'est pas inconcevable que, durant cette période, Bousquet soit resté à bas bruit dans la roue de Pierre Cathala. Selon Claude Keryhuel, l'ancien ministre participait, en sa qualité d'élu, à différentes commissions, dont celle d'aménagement de la Région parisienne, fort proche, dans le libellé, du comité où œuvrait Bousquet. Le rôle exact de la commission, tout comme celui du comité, se sont perdus dans la nuit des temps. Gageons qu'il s'agissait d'organisation et de suivi de dossiers, tâches dans lesquelles Bousquet excellait. Du 1er novembre 1932 au 5 octobre 1933, ce lui fut une occupation à temps partiel : ayant mis un terme au sursis qu'on lui avait consenti, il faisait son service militaire au 19e régiment du Train des équipages, établi caserne Fontenoy, à Paris. Il avait de la chance : au printemps 1928, la durée du service avait été abaissée à un an, dont il effectua seulement onze mois et quatre jours. L'arme dans laquelle il servait assume la partie logistique du transport des unités, soit l'évaluation, l'entretien et l'acheminement du matériel. René Bousquet, attaché d'intendance (à ne pas confondre avec les « rizpain-sel » de l'Intendance, corps de troupe distinct), s'occupait en principe du secrétariat d'état-major. « En réalité, il ne faisait pas grandchose », se souvient François Cathala. Le 19e Train était considéré comme un repaire de « planqués », parfaitement adapté à l'entregent du brigadier5 Bousquet, qui n'avait rien du griveton ordinaire : sa Légion d'honneur lui valait matin et soir présentation des armes par la sentinelle – l'anecdote continue à enchanter Georges Vedel6. Moins distrayant mais plus appréciable encore, le passe-droit lié à son statut privilégié : il n'était pas tenu de dormir à la caserne et pouvait rentrer à sa guise rue Philibert-Delorme, où il habitait, à deux pas de la place de Wagram. Accompagné de sa femme, il dînait régulièrement chez les Cathala, dans le faubourg Saint-Germain.
Aujourd'hui retiré des affaires, le frère puîné de François, Jean-Claude, n'a pas oublié un premier contact ébloui avec ces invités7. Il trouva Raymonde ravissante et René, les cheveux calamistrés, mince, frôlant le mètre quatre-vingts, dépliant ses longues jambes dans un uniforme bleu horizon, avait tout pour frapper durablement le garçon de douze ans qu'il était : « S'adressant à mon père, il ponctuait chacune de ses phrases de “ Monsieur le ministre ” : “ Oui, Monsieur le ministre ”, “ Naturellement, Monsieur le ministre ”, “ C'est bien entendu, Monsieur le ministre. ” (Une raideur très province.) Il m'a offert un calot de son régiment, avec le numéro 19 inscrit en rouge sur fond vert. Pour moi, c'était l'apparition d'un cadet de Gascogne ! » Le couple Bousquet fut aussi convié quelquefois dans la propriété de Soumensac où la belle-famille de Pierre Cathala avait fait souche, aux confins du Lot-et-Garonne et de la Dordogne. Lors de ses permissions, le soldat Bousquet donnait tout de même la préférence à ses terres d'origine. Il entamait à peine ses classes dorées, en novembre 1932, qu'il dut partir pour Toulouse passer un examen de droit administratif, dans le cadre de son DES. Il retrouva son ancienne cavalière Marguerite T.8, convoquée pour la même épreuve. La jeune fille redoutait l'humeur du chameau qui l'avait collée à la session de juillet, André Hauriou, le fils du jurisconsulte. « Ne vous inquiétez pas, lui dit Bousquet. Tout se passera bien. Le train vient de lui porter un objet charmant. » L'éloignement ne lui avait pas fait perdre son bon sens goguenard : en arrivant à la gare, il avait assisté aux retrouvailles passionnées du professeur et d'une voyageuse. Et il avait vu juste : tout se passa bien pour les candidats du jour. Il y eut des séjours à Montauban. Joies familiales et causeries avec son vieux bienfaiteur Irénée Bonnafous, demeuré son directeur de conscience : de la capitale, il entretenait avec lui une correspondance soutenue par laquelle il sollicitait ses conseils. Bonnafous, qui allait sur ses soixante-dix ans, n'était pas près de céder aux mollesses de la retraite. Éprouvé par la perte récente de sa femme, puis du mari (trésorier-payeur général de l'Ariège, ancien préfet) de sa fille aînée Irène, il trouvait du réconfort auprès de Renée, la cadette. Celle-ci venait d'épouser un garçon
au nom qui aurait pu effaroucher le Vénérable de la « Parfaite Union » : Roger Delnomdedieu. Capéran, Dulaut, Delthil et Bousquet père étaient à la cérémonie, célébrée selon le rite maçonnique, ainsi que Maurice Sarraut, naguère témoin aux noces d'Irénée. Bonnafous et son gendre, devenu son bras droit, inaugurèrent en 1933 un « hall » de La Dépêche, rue de la République, en présence des mêmes. Le temps s'était arrêté à Montauban. « Je revoyais René Bousquet au banquet des anciens du lycée », raconte encore Raymond Fabre. Le 13 février 1933, La Dépêche rendit compte d'une de ces réunions, si prisées sous une Troisième République gourmande de vie associative, qui avait eu lieu dans les salons du café de l'Univers, haut lieu de la fédération radicale-socialiste tarn-etgaronnaise : « Prié par le président de prendre la parole, M. Bousquet, le jeune vice-président de l'Association, venu de Paris pour assister à ces agapes amicales, fait un appel pressant à tous les membres pour qu'ils deviennent auprès des jeunes potaches les propagandistes ardents du recrutement de la société », etc. Tout le monde est ravi, conclut l'échotier, des « moments passés à entendre et à évoquer les histoires du vieux “ bahut ” ». Le conseiller général Poutansant était de la fête aux côtés d'un des présidents de l'amicale, élève à Ingres vers 1890, le substitut Lespinasse. Dans l'édition 1993 de l'annuaire de la Magistrature, Pierre Lespinasse figure au tableau d'honneur des morts pour la France… au voisinage des fonctionnaires victimes de la déportation. L'histoire de ce grand exemple mérite bien un résumé : En mars 1943, avocat général de la section spéciale de la cour d'appel de Toulouse, il eut à requérir contre Marcel Langer, inculpé pour détention d'explosifs. Juif polonais, Langer était arrivé en France en cette année 1933 où son futur juge se gobergeait avec René Bousquet. La guerre venue, il avait pris les armes contre l'occupant, fondant à Toulouse la 35e brigade des francs-tireurs et partisans de la main-d'œuvre immigrée, les FTP-MOI. Au nom du ministère public, le magistrat réclama la peine de mort à l'encontre de l'« apatride aux origines troubles […], agitateur internationaliste […] » n'ayant pas su « s'élever au-dessus de sa
condition », trait infamant dans la bouche de l'orateur qui martela : « Ouvrier il était, ouvrier il est resté9. » Lespinasse, digne de ses prédécesseurs de l'affaire Calas, les « bœufs-tigres » (« bêtes comme des bœufs, féroces comme le tigre ») vilipendés par Voltaire10. C'était en 1762. À Toulouse, déjà. Langer, guillotiné en juillet, fut vengé trois mois plus tard par ses camarades. Le 10 octobre 1943, Pierre Lespinasse mourut sous les balles de la 35e brigade. Telle fut la fin qui lui valut d'être glorieusement cité à l'ordre de la nation… 1 Entretien avec l'auteur, 26 mai 1993. 2 Entretiens avec l'auteur, à partir du 17 janvier 1993. 3 Serge Berstein, Histoire du Parti radical, 2 volumes, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982. 4 Premier interrogatoire de René Bousquet par un magistrat instructeur de la Haute Cour de justice, 4 juin 1945. 5 Tel fut son grade lors de son incorporation, selon le curriculum vitae établi par la justice sur la foi de son dossier au Service historique de l'armée de terre, au Fort de Vincennes. 6 Entretien du 7 octobre 1993. 7 Entretiens avec l'auteur, à partir du 25 novembre 1993. 8 Entretien du 1er novembre 1993. 9 Claude Lévy, Les Parias de la Résistance, Calmann-Lévy, 1970. 10 Gilles Perrault, Le Secret du Roi, tome 2, Fayard, 1993.
6 L'irrépressible besoin de plaire « En 1934, il avait approché Malvy, député du Lot, et Marraud, sénateur du Lot-et-Garonne, tous deux anciens ministres de l'Intérieur », affirme le sénateur Henri Caillavet1, qui connaît son Sud-Ouest politique. Bousquet n'était plus sous les drapeaux. Il avait quitté l'armée officier de réserve, avec les félicitations de ses supérieurs pour « sa culture, son intelligence, son zèle et sa grande application ». Il continuait d'assurer sa mission au Comité d'aménagement, sous les auspices de la Sûreté, mais la tentation provinciale le tenaillait toujours. Dans les couloirs du ministère, on le savait maintenant dans le sillage des Sarraut. Et ce, d'autant mieux qu'on pouvait les voir ensemble depuis le retour d'Albert2 place Beauvau, le 9 février 1934. Après l'affaire Stavisky et la chute de Chautemps, Édouard Daladier, rappelé à la présidence du Conseil pour lutter contre les ligues d'extrême droite antiparlementaires, avait dû démissionner presque aussitôt, au lendemain de la manifestation sanglante du 6 février. On était allé rechercher Doumergue qu'après Laval, Maurice Sarraut s'était mêlé de convaincre, arrêtant avec lui la liste des ministres. Le Temps parla du nouveau « ministère de La Dépêche de Toulouse ». Aussi, passer pour un ami personnel du grand Maurice ne pouvait plus guère gêner Bousquet. Simple chassé-croisé : il travaillait sous les ordres indirects d'Albert et rencontrait Cathala au-dehors. Le premier céda sa place à Marchandeau au mois d'octobre, après que le roi de Yougoslavie eut été assassiné à Marseille par des terroristes croates en même temps que le ministre Louis Barthou, venu l'accueillir. Ce fut sans changement professionnel notable que René Bousquet aborda l'année 1935, et sans la décentralisation tant escomptée. Le
principal événement qui le mobilisa regardait sa vie privée : son fils Guy naquit à Paris le 18 janvier (ce jour-là, le général Gamelin remplaça Weygand au Conseil supérieur de la Guerre). L'été allait arriver quand le jeune père de famille referma ses dossiers d'aménagement de la Région parisienne. Sa tâche au Comité était achevée et, plus déterminant, Cathala lui lançait une alléchante invite : voulait-il être son directeur de cabinet ? Le député de Seine-et-Oise était revenu au gouvernement la semaine précédente, mais l'éphémère ministère de Fernand Bouisson, renversé au moment même de sa présentation, ne lui avait pas laissé le temps de se retourner au sous-secrétariat d'État à la présidence du Conseil. Laval ressuscité à Matignon sitôt après (le 6 juin, pour la quatrième fois !) venait de le nommer ministre de l'Agriculture. Bousquet rejoignit avec empressement son cher maître rue de Varenne, moins cotée que la place Beauvau. Mais le caractère politique de ses nouvelles fonctions, relativement dégagées de l'intendance, comblait son sens de l'initiative. Dans le contexte de crise économique et budgétaire auquel la politique de déflation appliquée par Laval, à grand renfort de décrets-lois, n'apportait pas d'amélioration sensible, les agriculteurs avaient le plus grand mal à écouler leurs stocks. L'historien Jean-Pierre Husson rapporte qu'au cours de l'entrevue qu'il eut avec lui en 19873, Bousquet revendiqua d'avoir été alors l'initiateur de ce qui allait devenir, sous le Front populaire, l'Office du blé, un système coopératif de régulation du marché. Lui qui avait déjà l'oreille de son ministre établit donc des contacts directs avec Laval : « En 1931, […] je n'avais eu avec lui qu'un ou deux entretiens au sujet de questions techniques […]. Par contre, mes rapports avec lui furent fréquents en 1935 […], à l'occasion notamment de l'élaboration des décrets-lois concernant le statut des principaux marchés agricoles4. » Comment le président du Conseil, dont Cathala n'avait pas cessé de lui chanter les louanges, apparaissait-il à cette époque ? Ministre des Colonies de Doumergue, Pierre Laval avait pris la suite de Barthou aux Affaires étrangères après l'attentat de Marseille. La question allemande était prioritaire, le traité de Versailles se trouvant
pratiquement démantelé : Hitler, chancelier du Reich depuis 1933, avait quitté avec éclat la SDN et réarmait massivement. Laval parcourut les capitales européennes, multipliant les « petits pas » ambigus, car il se refusait à préparer une guerre. Fin novembre 1934, un journaliste de la presse alors amie du ministre, Claude Jeantet, le décrivait « aussi audacieux que conciliateur », « éloigné des doctrines systématiques », ajoutant : « Sa diplomatie est éclairée par deux principes : il tient à la terre de France par toutes les fibres de son être, mais son patriotisme ardent se concilie avec la mystique de la paix5. » Inspiré de méthodes américaines, un sondage fut organisé par ces mêmes journaux qui lui étaient favorables, sur le thème : « Si la France avait besoin d'un dictateur, qui désigneriez-vous ? » Philippe Pétain – ministre de la Guerre de Doumergue – arriva en tête dans les réponses des lecteurs, suivi de Laval. Lorsqu'il revint à la présidence du Conseil en juin 1935, le deuxième « dictateur républicain » préféré des Français garda le Quai d'Orsay. Chez cet Auvergnat parvenu entré dans la cinquantaine, ce qui pouvait plaire à un Bousquet de vingt-six ans, aspiré par le désir de réussite, c'était moins les supposées ruses de sa politique étrangère que le charme particulier qui, derrière un physique difficile, s'exhalait du personnage. La manière d'écouter et de fixer l'interlocuteur pour le séduire, la rapidité, l'intuition, l'absence de souci de l'opinion d'autrui, une certaine impatience : autant de traits qui dénotaient une vraie nature, propre à fasciner l'apprenti haut fonctionnaire. Et celui-ci, relevé par un biographe : « Il [Laval] se défie des gens qui ont appris des choses dans les livres6. » Juriste convenable, Bousquet n'avait rien d'un intellectuel. Il avait ingurgité ce qu'il fallait de connaissances, sans chercher midi à quatorze heures, pour s'orienter dans les arcanes de l'administration. L'exemple de Laval encourageait ses propres penchants. Avec l'équipe Sarraut, il avait l'expérience des grandes bêtes politiques, dans une version méridionale – et puis, Maurice avait des manières plus feutrées. Maintenant, admirablement préparé, il était aux premières loges pour observer les rouages d'un pragmatisme érigé en culture, au niveau le plus élevé de
l'État. Sa formation n'était pas autre chose : tirer le meilleur enseignement de toutes les personnalités et de toutes les situations. Il passa son second DES, comme Marguerite T., cette année 1935, mais à une date différente7. « Nos parcours universitaires se ressemblent, note celle-ci. Nous remplissions les conditions pour soutenir le doctorat et nous n'avons pas pris le temps de le faire. Lui, s'il l'avait voulu, aurait pu employer quelqu'un pour rédiger une thèse à sa place… Pour ma part, j'avais d'autres préoccupations. » Marguerite débutait dans la fonction publique à Paris8. À ce moment, elle renoua par hasard avec le camarade perdu de vue depuis 1932, l'ayant croisé dans le quartier de la place de Wagram. René Bousquet avait dit adieu aux courses automobiles, pas à l'amour des voitures : « Il avait un petit coupé décapotable rouge à bord duquel nous avons descendu les Champs-Élysées. Vous savez, il n'y avait pas grand monde. Il roulait très vite. » Marguerite le revit de loin en loin. Il l'emmenait dîner dans des brasseries. Elle ne s'étonna pas de n'être pas invitée rue PhilibertDelorme : « Il était comme ça depuis la faculté, complètement libre et indépendant de sa famille, ne mélangeant pas les genres. Il m'associait à ses souvenirs d'étudiant. Nous nous contactions à nos bureaux, jamais à domicile. » Les conversations, légères, survolaient l'air du temps. « René restait enjoué et prévenant. Gentil. Ambitieux aussi, mais, au regard de nos relations amicales, ça n'avait pas d'importance. » Il parlait peu de son travail, sinon sur le ton de la plaisanterie. Il se tailla un franc succès auprès de la jeune fille en lui racontant une espièglerie dont il s'était rendu coupable chez l'un des ministres qu'il servait, à l'occasion d'une visite du sultan du Maroc, Mohammed ben Youssef. Le futur Mohammed V avait emmené son jeune fils aîné Hassan9. Dans une administration distincte de celle où René Bousquet fit carrière. Marguerite T., qui a le souci de ne pas être identifiée, a souhaité que celle-ci ne soit pas mentionnée.. Il n'était pas question de laisser le bambin turbulent dans les jambes de ces messieurs. On le confia, et la gouvernante qui allait avec, à la garde du chef de cabinet.
Le métier avait ses servitudes. Celle-ci rasait spécialement Bousquet. Pour passer le temps et parce qu'il ne manquait ni d'esprit ni de références, il entreprit de faire chantonner à celui qui, plus tard, deviendrait le roi Hassan II, un morceau d'une opérette à la mode. Le Comte Obligado, interprété par Georges Milton, avait fait un tabac sur la scène des Nouveautés. Il en subsistait une scie intitulée La Caravane, dont Bousquet choisit le couplet le mieux en harmonie avec la situation : Et le petit ânier Sous les bananiers Chipait les bananes Que la fill' du Bédouin Rangeait avec soin Dans son p'tit couffin. Peut-être inventa-t-il de toutes pièces l'anecdote pour amuser Marguerite. Il savait rire et faire rire, avec un humour bien de son époque. Aux élections sénatoriales d'octobre 1935, Laval se présenta simultanément dans le Puy-de-Dôme et dans la Seine. Comme il ne pouvait mener campagne sur les deux fronts, il délégua Cathala et Bousquet dans le Massif central. En son nom, les envoyés spéciaux associés furent de tous les banquets, journées forestières, comices agricoles décrits par l'historien Fred Kupferman : « En pleine crise, on buvait à la confiance, aux emplois maintenus, à la concorde entre bons Français10. » Laval fut élu. Le même mois, René Bousquet accéda au titre de sous-préfet de troisième classe, puis, le 29 novembre 1935, de première classe. Fulgurant. Comme il n'avait pas l'âge requis et qu'un collègue de l'Ariège, le secrétaire général Botton – révoqué, semble-t-il – s'en plaignit, un décret spécial fut pris, invoquant l'exceptionnelle Légion d'honneur du jeune sous-préfet, pour légitimer son avancement. Il était « hors cadres », c'est-à-dire gratifié d'une promotion dénuée d'affectation territoriale : une de ces subtilités administratives – créée par Albert Sarraut en 1934 – qui,
en principe, donnait à certains titulaires la possibilité d'exercer des fonctions temporaires à Paris sans nuire à leur avancement. Bousquet n'avait d'ailleurs pas bougé de l'Agriculture. Il devait sa nomination à Joseph Paganon, lequel venait d'instituer, avec le préfet Bouffet, le service de presse au ministère de l'Intérieur. Le proche de Paganon, Georges Hilaire, déjà côtoyé place Beauvau, devint sous-préfet de Pontoise, arrondissement dont Cathala était député. Selon Jean-Pierre Husson, Bousquet et Hilaire auraient joué, à l'instigation de Paganon, le rôle de médiateurs entre Laval et le Parti radical-socialiste. En ce qui concerne Bousquet, c'est vrai, il avait un pied dans chaque camp, mais il s'agissait là d'une pose circonstancielle dont son naturel accommodant savait tirer les avantages, plutôt que d'une rouerie préméditée par le clan radical. Très représentative des tendances de la rue de Valois, l'administration préfectorale rendait l'occurrence pour ainsi dire inévitable. Sous l'aile du consensuel Cathala, Bousquet avait saisi les bienfaits d'avoir deux fers au feu. À ce stade professionnel, il fallait savoir ne rien refuser, et, s'il put servir d'agent de liaison, ce fut par courtoisie. Sa disposition à apprendre de tous en ne fâchant personne faisait merveille, ses fonctions évoluaient sans accroc, la carrière lui souriait. Dans les derniers jours de 1935, Léon Blum, leader de la SFIO, dressa devant la Chambre le bilan de la politique de Laval : « Vous avez procédé dans les grandes affaires du monde comme nous vous voyons procéder ici, chaque jour, dans les petites affaires et dans les petits trafics. Vous avez essayé de donner et de retenir […]. Vous avez annulé vos actes par des paroles et vos paroles par des actes […]. Vous avez tout altéré par la combinaison, par l'intrigue et par l'entregent […]. Votre complaisance pour l'agression fasciste du dehors a porté à la République un coup aussi cruel que votre connivence avec l'entreprise fasciste du dedans11. » Le gouvernement se trouvait dans une impasse. Les radicaux détenaient des portefeuilles clefs et n'étaient plus d'accord, eux non plus, avec la ligne de Laval. Ils lui reprochaient moins la crise intérieure ou sa
tolérance des ligues factieuses que sa politique étrangère : distances prises avec la SDN, ménagements envers Mussolini après l'agression italienne contre l'Éthiopie. Herriot, remplacé à la présidence du Parti radical par Daladier – l'autre Édouard –, ne put tenir les engagements oraux pris vis-à-vis de Laval. Le 22 janvier 1936, en signant leur lettre de démission à celui-ci, les ministres radicaux entraînèrent la chute de son cabinet. Laval gardera toute sa rancune au maire de Lyon et aux parlementaires : « Cette Chambre m'a vomi, je la vomirai. » Albert Sarraut forma à la suite le cent deuxième ministère de la Troisième République, coalition de « trêve » tout en demi-teintes, savamment dosée de la gauche à la droite avec l'appui de « néos », transfuges socialistes comme Marcel Déat, de façon à ne pas déplaire. Ce qui n'empêchera pas notre fougueux Franklin-Bouillon, le jour du discours inaugural à la Chambre, de lui lancer : « Étiquette Sarraut, étiquette rouge pour bouteille vide ! » Une variante de la plaisanterie étymologique un peu fourbue : « radical » vient de « radis », rose à l'extérieur, blanc à l'intérieur, toujours près de l'assiette au beurre. Plus sérieusement, Serge Berstein commente : « La signification du ministère Sarraut trouve sans doute sa meilleure illustration dans le fait que le président du Conseil s'est réservé […] l'Intérieur, qui lui permet de présider aux futures élections12. » Au printemps, celles-ci allaient porter au pouvoir le Front populaire. Le successeur de Cathala à l'Agriculture, Paul Thellier, aurait volontiers gardé Bousquet avec lui. Ne dérogeant pas à son habitude, le directeur de cabinet préféra se remettre à la disposition de l'Intérieur où, selon les vœux d'Albert Sarraut, il fut chargé par Charles Magny, directeur de la Sûreté nationale, d'une mission de collaboration sans attribution précise. Il fut un temps à la direction de la Police du territoire et des étrangers. Fin mai, à quelques jours de l'avènement de Blum à la tête du gouvernement, on le nomma sous-chef de bureau, statut que son nouveau ministre Roger Salengro ne devait modifier que pour l'améliorer. L'été 1936, tandis que les ouvriers découvraient les premiers congés payés, René Bousquet s'en alla goûter avec femme et enfant aux délices
de vacances dans sa province natale. Ils firent le voyage dans une magnifique Renault Viva Stella, jusqu'à Montauban. Émile avait transporté son étude au bout de la rue Michelet – à l'angle de l'actuel boulevard Midi-Pyrénées –, parallèle à celle qu'il venait de quitter. Il l'avait installée, ainsi que l'appartement familial, dans un immeuble de brique neuf un peu maussade, comme on savait alors en bâtir, situé face à la nouvelle poste. Les Bousquet appréciaient toute la modernité fonctionnelle de ce décor qui remisait à jamais rue de la République les mauvais souvenirs de la Grande Guerre. Le notaire avait également acheté une jolie propriété au sud de la ville, sur la route qui monte au Fau (le « hêtre » en occitan) où la bourgeoisie montalbanaise avait des villégiatures. Le domaine s'appelait Mirel, que les vieux du pays traduisent par « merveille », « miroir » ou, plus à propos, « beau regard sur la vallée ». En réalité, s'il était sur les hauteurs du coteau, il ne bénéficiait pas de la meilleure exposition : il fallait grimper un peu plus haut pour avoir vue sur le village de Saint-Nauphary et le ruisseau du Tescou en contrebas ; et pouvoir admirer, l'hiver, quand le ciel était bien dégagé, la chaîne des Pyrénées. Ouverte de plain-pied sur le jardin, la maison de Mirel, malgré les ocres pastel de la façade, était assombrie par sept grands cèdres penchés sur elle. Dans le prolongement du corps de bâtiment, une ferme abritait les métayers chargés de l'entretien des écuries et des quatorze hectares de terres, prairies et bois, plus quelques vignes. Tout à la joie des champs retrouvés, le sous-préfet oublia un peu l'agitation politique de la capitale. Court répit : il n'était pas dans les mœurs Bousquet de s'arrêter longtemps. La famille Cathala au grand complet vint passer quelques jours. Pierre, l'ex-ministre, avait besoin de se consoler d'avoir perdu son siège de député sous la pression socialiste (tout comme Franklin-Bouillon). Jean-Claude Cathala, qui n'était encore qu'un adolescent, a conservé trois images de ce séjour à Mirel : la sublime Viva Stella, l'ambiance austère des lieux – accentuée par les robes noires d'Adrienne –, et un bandage qui l'intéressait fort, ceignant la tête de Louis. Ce fut sa première vision du jeune frère de René Bousquet, à peu près de son âge, et le prélude à une amitié qui dure encore : « Il m'a expliqué qu'il était tombé
de cheval. Je me suis dit : “ Mince ! Une chute de cheval ! Quel type ! ” ». Le Fichier central venait d'être créé à la Sûreté nationale. Très apprécié de ses supérieurs, son esprit méthodique valut à Bousquet de devenir, peu avant l'escapade à Montauban, chef de ce nouveau service des archives qui rassemblait les dossiers individuels et d'affaires, regroupant renseignements administratifs et judiciaires. Georges Vedel, alors à Paris dans l'attente d'un poste de professeur, put éprouver l'inaltérable affabilité de son ancien condisciple. « Nous n'avions que des rapports sporadiques et pourtant, témoigne-t-il, il m'a proposé de me faire entrer au Fichier. Ce projet n'a pas eu de suite. J'ai finalement passé un concours d'admission dans une administration fiscale. » Le doyen se souvient avec humour de l'enthousiasme avec lequel Bousquet lui dépeignit les charmes, quelque peu impénétrables à ses yeux d'agrégatif, du classement phonétique : « Il m'expliqua, par exemple, que mon nom ne soulevait guère de problèmes de transcription, tandis que celui de mon épouse, Deveilles, pouvait donner lieu à trente-six graphies »13. On imagine, à travers ces instantanés, derrière cette hâte à faire partager son bonheur de travailler, un jeune homme – il a vingt-sept ans – sympathique, volubile, fonceur, efficace, avec une amabilité spontanée qu'agrémente la pointe d'accent chaleureux déposée par ses origines. Il est toujours animé du réflexe de générosité remarqué au cours des inondations de Montauban. Il ne se contente pas de rendre service quand on le lui demande, il cherche par avance ce qui ferait plaisir. On retrouve ici l'influence de son père : le notaire s'était toujours dépensé pour les œuvres de bienfaisance, notamment en direction de l'enfance, des écoles, des colonies de vacances. Louis Bousquet se souvient encore des caisses de berlingots qui emplissaient le coffre de la voiture paternelle, et Guy Bousquet décrit son grand-père comme un « saint laïc ». Mais dans le cas de René, n'y avait-il pas de la fragilité à vouloir à ce point le bien d'autrui ? Hors vocation mystique, tant d'élan vers le prochain – un élan qui perdure, malgré une carrière bien engagée – ne peut se réduire au seul
effet d'une éducation sur un caractère docile ; même accouplé à l'ambition qu'on sait, il ne peut non plus correspondre à une stratégie exclusive. Pourquoi ne pas le prendre pour ce qu'il est : un irrépressible besoin de plaire, de séduire ? Vouloir être aimé… Une petite faille sur le masque lisse, qu'il aurait rejetée comme une maladie. Lui qui répugnait tellement à parler de luimême ! Un autre trait de sa personnalité était en train de se dessiner, qui démentait la rondeur apparente : à côté du camarade avenant, tout d'une pièce, du dîneur bon vivant à l'élégance un peu voyante – réaction à la grisaille provinciale d'antan ? –, il y avait déjà celui qui dressait des cloisons à l'intérieur de son existence. Il poussait la classique partition entre vie professionnelle et vie privée plus loin que ne l'exigeait la tranquillité. Ses fréquentations ne se croisaient pas. C'était, tel qu'il parut à Jean-Claude Cathala, l'« homme pressé », rapide à traiter un dossier comme un rendez-vous, ayant horreur de s'appesantir, insaisissable. L'adjectif revient dans toutes les bouches : il était « secret ». Outre les immanquables jalousies qu'aurait suscitées n'importe quel fonctionnaire arrivé un peu vite, Bousquet s'attirait sinon des inimitiés, du moins de la méfiance. Ses responsabilités à la Sûreté n'y étaient pas étrangères. Renée Delnomdedieu raconte comment son mari la mettait en garde en lui disant : « Cet animal-là est ambitieux, il fait des fiches sur tout le monde. » C'était son métier. Les lettres de Bonnafous n'en continuaient pas moins à lui prodiguer des conseils. Le vieil homme était très préoccupé par la guerre d'Espagne. Avec l'appui de sa loge à Montauban, il constituera dès la fin 1937 un réseau d'accueil pour les républicains chassés par le franquisme. Malgré ses occupations, Bousquet restait aussi lié à Pierre Cathala. Quand celui-ci perdit sa femme en mai 1937, il accourut chez lui, rue de Tournon. Pierre Laval vint également, en pleurs, porter ses condoléances. L'enterrement eut lieu dans le Lot-et-Garonne : les Cathala partirent en train par la gare d'Orsay, avec Bousquet ; après un changement à Libourne, un tortillard les amena dans une petite ville proche de Soumensac où ils s'entassèrent dans différentes voitures. François se
porta volontaire pour conduire une traction avant 7 CV Citroën prêtée par une tante : « Je n'étais pas très expérimenté et les freins laissaient à désirer, se rappelle-t-il. Dans une descente, je me suis trouvé nez à nez avec un troupeau de vaches que j'ai percuté, tuant l'une d'elles. René était assis à ma droite. J'ai été impressionné par la rapidité de réflexe avec laquelle il a attrapé le levier de vitesse pour rétrograder, nous évitant des dégâts beaucoup plus importants. Les courses automobiles n'avaient pas été pour rien son sport favori. » Dans la mémoire des frères Cathala, l'ami de la famille était désormais un personnage fétiche. Marx Dormoy avait succédé à Roger Salengro, poussé au suicide, le 18 novembre 1936, par les calomnies de la presse d'extrême droite. Bousquet était resté à faire ses fiches. Comme le nouveau ministre socialiste, un an plus tard, allait entrer en croisade contre les comploteurs de la Cagoule, on a pu lire et relire ici et là que Bousquet, républicain bon teint, était considéré comme un élément anticagoulard particulièrement sûr. L'univers des secrets fera toujours rêver, mais qui sait l'importance réelle de son rôle, s'il en eut un, dans une affaire aussi embrouillée ? Son contemporain Yves Cazaux, aujourd'hui préfet honoraire et homme de lettres, explique : « Les scandales récents avaient mis en évidence la mauvaise coordination des services de l'Intérieur. À cette époque, je travaillais sous les ordres du directeur de la Police des étrangers, Guy Périer de Feral, qui avait le plus recours au Fichier. Aussi étais-je fréquemment en contact avec René Bousquet. Nous sommes devenus amis. Avec d'autres fonctionnaires de notre génération, nous avons essayé de dépoussiérer le ministère de ses vieux kroumirs14 ! » Aux secrétaires qui se relayaient dans son bureau, Alice Guérin et Liliane Heurtaut, Bousquet demandait de temps en temps de taper des articles destinés à La Dépêche : il y était surtout question d'agriculture. Homme de décision et d'autorité plutôt que d'écriture, le correspondant au petit pied s'était vite accoutumé au confort de dicter. Il résista aux mouvements des gouvernements de l'été 1936 au printemps 1938 : Blum, Chautemps, Chautemps encore, puis Blum à nouveau… Un peu de sédentarité approfondissait sa connaissance du
personnel ministériel et du milieu policier. À intervalles presque réguliers, Dormoy et Sarraut se passaient le témoin à l'Intérieur. Mais la rapidité de son avancement n'y avait pas été du goût de tout le monde : la plainte de Botton avait été relayée par l'Association préfectorale qui, en 1937, attaqua devant le Conseil d'État sa promotion au rang de sous-préfet de première classe. Celle-ci fut annulée pour vice de forme. « M. Dormoy m'a renommé aussitôt, dit Bousquet. Nouveau pourvoi, nouvelle annulation, je me retrouvai donc sous-préfet de troisième classe15. » Au dire d'un membre du corps préfectoral qui le fréquenta de ces années-là jusqu'à la fin et qui a accepté de témoigner dans le confort de l'anonymat, l'opération fut inspirée par le secrétaire général de l'Intérieur, Jean Berthoin, un « homme d'Albert Sarraut, tandis que René avait été “ fait ” par Maurice ». Il existait donc de ces incompatibilités assez fortes pour déclencher l'acrimonie ? « Ceux qui ne connaissaient pas René et ses réelles qualités s'arrêtaient à ses dents longues, raconte encore M. X. Il avait très bien jonglé avec les équivalences entre administrations centrale et préfectorale. Ce n'était pas défendu, mais ça pouvait déplaire. » On n'en saura pas plus. En principe, trois années devaient s'écouler entre les classes d'un sous-préfet. Sautant à pieds joints de la troisième à la première, au grand dam de Botton, Bousquet avait brûlé les étapes en devenant sous-chef, puis chef de bureau – l'égal d'un sous-préfet de première classe – dans le cadre de l'administration centrale. Au second arrêt du Conseil d'État (8 avril 1938), il abandonna le bras de fer. Dura lex. La suite ne fut pourtant pas trop rude : « M. Dormoy ne pouvait que s'incliner et me nomma sous-préfet de Vitry-le-François. Plus exactement, cette nomination fut faite par M. Albert Sarraut qui le remplaça16. » René Bousquet eut raison de se reprendre dans ses explications au magistrat instructeur : sa nomination intervint le 20 avril 1938, dix jours après la cinquième reprise de fonctions, place Beauvau, du patron auquel, quatre ans et demi auparavant, il avait déjà peu ou prou dû son poste fictif des Basses-Alpes. En privé, il n'en considéra pas moins sévèrement l'affectation à Vitry : « Une vacherie ! »
La Marne, à l'exact opposé du Sud-Ouest de son cœur, n'était donc pas la destination espérée. Il valait pourtant mieux tenir que courir pour prétendre un jour, en toute légalité, à la jolie première classe convoitée. Jean-Pierre Husson détaille comment furent redressées a posteriori, et assorties d'un prix de consolation, les petites infractions réglementaires du dossier Bousquet : le 13 décembre 1938, sur proposition d'Albert Sarraut, le sous-préfet fut promu à la deuxième classe (correspondant au statut de Vitry) « à titre personnel avec effet rétroactif à compter du 17 novembre 1936, et au titre de la territoriale à compter du 20 avril 193817 ». Lorsqu'il se mit en route, il avait à peine eu le temps de s'habituer au XVIe arrondissement de Paris, son nouveau quartier. Dans le prolongement de la rue Scheffer (où habitait le frère de Cathala, médecin en vue), il venait en effet d'acheter un appartement un peu plus grand au rez-de-chaussée du 12, avenue Camoëns, laquelle n'avait d'avenue que le nom – une voie étroite comportant une douzaine de numéros et débouchant sur des escaliers : au bas de la volée de marches, les jardins du Trocadéro, la Seine. Mais, pour un champion de vitesse, Vitry-leFrançois n'était qu'à deux heures de Paris. 1 Entretien avec l'auteur, 21 janvier 1993. 2 René Bousquet a affirmé à Jean-Pierre Husson qu'il avait connu personnellement Maurice Sarraut après les inondations de 1930, mais n'avait rencontré Albert pour la première fois qu'en décembre 1943. 3 Jean-Pierre Husson,« L'itinéraire d'un haut fonctionnaire : René Bousquet », in Le Régime de Vichy et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Azéma et de François Bédarida, Fayard, 1992. 4 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 16 juillet 1945. 5 In Fred Kupferman, Laval, Balland, 1987. 6 Jean-Paul Cointet, Pierre Laval, Fayard, 1993. 7 Entretien du 1er novembre 1993. 8 Dans une administration distincte de celle où René Bousquet fit carrière. Marguerite T., qui a le souci de ne pas être identifiée, a souhaité que celle-ci ne soit pas mentionnée. 9 Hassan II est né en 1929. Il est impossible de situer la date précise de cette anecdote. 10 Laval, op. cit. 11 In Dominique Borne, Henri Dubief, La Crise des années 30, Nouvelle Histoire de la France contemporaine, tome 13, Le Seuil, coll. Points Histoire, 1989. 12 Histoire du Parti radical, op. cit.
13 Entretien du 7 octobre 1993. 14 Entretien avec l'auteur, 3 février 1994 (Yves Cazaux est décédé le 11 juillet 1999). 15 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 4 juin 1945. 16 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 4 juin 1945. 17 Jean-Pierre Husson, La Marne et les Marnais à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale, thèse de doctorat, Université de Reims Champagne-Ardenne, 1993 ; publiée aux Presses universitaires de Reims (1995) et rééditée en 1998.
7 Monsieur le sous-préfet Lorsque Albert Sarraut soumit à la signature du président de la République la proposition de nommer René Bousquet à Vitry-leFrançois, il avait sans nul doute une idée derrière la tête, peut-être bien soufflée par son frère Maurice : tant qu'à devoir opter pour un poste secondaire, autant le bien choisir. Le déclin du radicalisme, laminé par l'affrontement entre gauche et droite, n'avait cessé de s'aggraver. Ses zones d'influence diminuaient comme peau de chagrin et, des régions jadis entièrement dévouées au parti, il ne subsistait que des îlots clairsemés. Le Sud-Ouest lui-même était frappé. Au nord de la Loire, quelques départements faisaient encore figure de bastions autour du Bassin parisien et dans le bloc de l'Est, parmi lesquels la Marne. Les stratèges de la rue de Valois fondaient des espoirs sur ces circonscriptions, même si elles étaient moins flambantes que par le passé. Injecter un peu de sang neuf dans une sous-préfecture ne pouvait que contribuer à maintenir, sinon améliorer, l'implantation radicale. Jean-Pierre Husson invoque pour sa part un projet routier en direction de Strasbourg, qui avait déclenché un tollé à Vitry : Bousquet aurait été chargé de contourner les réticences locales, tâche dont il dut s'acquitter avec son habileté coutumière. Il avait le profil idéal pour s'imposer dans un arrondissement marqué par l'équilibre traditionnel entre petite et moyenne exploitation agricole, petite et moyenne industrie : familier du monde rural, courageux, ambitieux, rodé à la politique. Son passage à l'Agriculture avait en outre accru sa compétence technique et sa connaissance des dossiers marnais. Enfin, le préfet André Jozon, dont il allait dépendre, beau-frère du président du Sénat Jules Jeanneney, était au bord de la retraite. D'ici à son
remplacement, Bousquet pourrait s'aguerrir et glisser vers la première classe. Une motivation supplémentaire. Les modèles de réussites champenoises propres à stimuler un nouveau venu comme lui ne manquaient ni dans le corps préfectoral ni au gouvernement, le premier pouvant mener au second : Paul Marchandeau (correspondant de La Dépêche à Albi dans sa jeunesse), ministre radical qui lui avait été bienveillant, représentait Reims au Palais-Bourbon et présidait l'Association des maires de France ; avant de devenir directeur de la Sûreté, Charles Magny avait été préfet de la Marne ; l'ancien président du Sénat Léon Bourgeois, fondateur du parti radical, y avait débuté sous-préfet, en avait été député, puis vingt ans sénateur, jusqu'à sa mort en 1925 ; au siècle précédent, un record de longévité préfectorale (trente-huit ans) avait été battu à Châlons. La Marne n'était pas seulement un des départements autrefois saignés par la guerre. Le sous-préfet Bousquet eut tôt fait de conquérir ses administrés. De prime abord, la note parisienne toujours un peu forcée de ses choix vestimentaires, quand il ne portait pas l'uniforme, avait de quoi les dérouter. Mais il émanait de toute sa personne une force qui emportait la conviction. L'approche de la trentaine, les responsabilités professionnelles et familiales : il avait gagné en épaisseur. L'idée qu'il se faisait de sa propre valeur se reflétait dans son physique et, de profil, ses curieuses narines découpées en bec de perroquet imprimaient une vigueur supplémentaire à son discours calme, ferme, énoncé d'une voix maîtrisée. Il y avait en lui quelque chose d'altier et de frémissant. À la première assemblée générale de la coopérative locale, exposant les avantages de l'Office du blé qui lui tenait tellement à cœur, il impressionna si fortement les cultivateurs qu'il fit oublier son manque d'expérience et la différence de génération qui le distinguaient de la majorité. Le sénateur radical-socialiste Henri Patizel, conseiller général, ne pouvait que l'approuver : il présidait lui-même l'Office en question. Comme cet admirateur des Sarraut était également à la tête de l'Union agricole, horticole et viticole, il se révéla un soutien précieux. Bousquet savait l'importance des organisations paysannes. Il appliqua sa méthode
de séduction et d'action à tous les syndicats agricoles, proposa certaines améliorations astucieuses, notamment dans le domaine de la production laitière. Il n'aurait pas déployé moins d'énergie s'il avait été en campagne électorale. Les notables avaient table ouverte à la sous-préfecture. Des associations d'anciens combattants aux réunions de vignerons, Bousquet vendangeait les leçons dispensées par Irénée Bonnafous. « Parfaitement au courant des affaires administratives, extrêmement obligeant, orateur brillant et républicain convaincu, il s'était acquis une grande popularité dans tout l'arrondissement », témoignera Lucien Prud'homme, maire radical-socialiste de Vitry-le-François. Il s'était accoutumé à l'accent marnais, moins chantant que celui de son pays. Tandis qu'il logeait à la sous-préfecture, son achat d'une gentilhommière à Heiltz-le-Hutier, un village voisin, confirme qu'il voyait plus loin que le bout des feuilles de chêne et d'acanthe de la préfectorale… À Paris, Daladier, le « taureau du Vaucluse », avait décidé de « remettre la France au travail » en revenant sur la semaine de quarante heures des accords Matignon, conclus durant l'été 1936. Il finissait de liquider le Front populaire dont il avait pourtant été l'un des instigateurs. Mais, en Champagne humide, foin des débats parlementaires et des remaniements du ministère ! Albert Sarraut veillait toujours place Beauvau. Cible favorite du Canard enchaîné, il se fit plaisamment épingler lorsqu'il partit en croisade pour la natalité et contre l'immoralité, en janvier 1939. L'hebdomadaire redoubla de sous-entendus appuyés sur les frasques du ministre, relatant une visite imaginaire du Sphinx en sa compagnie. Le Sphinx était un dancing, au sens large, du boulevard Edgar-Quinet où la classe politique s'encanaillait. Déjà en 1934, pour répondre à L'Action française qui l'accusait d'en être un des meilleurs clients, Sarraut avait commis un nommé Lechat, inspecteur principal de la brigade mondaine, pour une enquête de principe. Les conclusions de celle-ci étaient dignes de la commande : « MM. Sarraut et Paul-Boncour sont inconnus [au Sphinx]. Un sosie de M. Sarraut y vient assez souvent, ce qui a pu prêter à la confusion1. »
La nouvelle suggestion que fit le leste ministre de promouvoir son représentant à Vitry aboutit le 7 juin 1939 : Bousquet fut nommé secrétaire général de la préfecture à Châlons-sur-Marne, sorte de suppléance du préfet qui lui donnait enfin droit à la première classe de sous-préfet. On était à trois mois de la guerre.
Après le plébiscite favorable au rattachement de la Sarre et le rétablissement du service militaire obligatoire en Allemagne en 1935, Hitler, au mépris du traité de Versailles, avait fait entrer ses troupes dans la zone démilitarisée de Rhénanie au mois de mars 1936. La seule riposte française à cette agression avait été une allocution radiodiffusée du président Albert Sarraut : « Nous ne sommes pas disposés à laisser Strasbourg sous le feu des canons allemands. » Rodomontade sans suite. L'invasion de l'Autriche en 1938 et la proclamation de l'Anschluss furent accueillies par la même indifférence nationale et internationale. Les verrous de sécurité placés en 1919 sautaient un à un sans ébranler le pacifisme qui, depuis 1914-1918, imprégnait les mentalités. À côté du syndrome « der des ders » des anciens combattants, le refus de la guerre revêtait une multitude de formes toutes soudées autour de la peur du bolchevisme. Le danger allemand avait beau crever les yeux, on le réduisait à un mirage de la propagande communiste, un bellicisme voué à semer de sombres désordres. « Plutôt Hitler que les soviets », pensait une majorité éprise d'immobilisme social. Le 30 septembre 1938, ce fut Munich. En s'inclinant devant l'annexion allemande des Sudètes, en laissant à Hitler les mains libres à l'Est, la France et la Grande-Bretagne, représentées par Daladier et Chamberlain, espéraient avoir épargné le conflit à l'Europe. « On croyait la paix rétablie, on entrait en fait dans la Seconde Guerre mondiale2 », écrit l'historien Jean-Pierre Azéma, faisant écho à la célèbre sentence de Churchill : « Le gouvernement avait à choisir entre la honte et la guerre. Il a choisi la honte et il a eu la guerre. » De la honte et du « lâche soulagement » entre lesquels Léon Blum luimême balançait au lendemain des fameux accords, le second l'emporta
nettement dans le pays. Les radicaux ne furent pas les derniers à cautionner leur chef de file. « Aucune voix ne s'élève au sein du parti pour critiquer les décisions de Daladier, constate Serge Berstein, et l'unanimité se fait pour constater que, si le pire a été évité, le sort de la Tchécoslovaquie et les incertitudes de l'avenir ne donnent pas matière à pavoiser3. » Le 4 octobre, les députés votèrent les pleins pouvoirs au président du Conseil pour hâter certaines mesures de redressement économique. Seuls cinq radicaux de l'aile gauche, parmi lesquels Pierre Cot et le Marnais Alfred Margaine, se rangèrent dans la minorité des opposants et abstentionnistes. Daladier s'appuyait désormais sur une coalition de droite incluant les valoisiens. Ces derniers n'étaient pas au bout de leur dérive et semblaient moins que jamais disposés à méditer sur tel commentaire relevé dans la presse après les sénatoriales du même automne : « L'électoral se détache d'un parti qui donne trop de gages à la droite ; il se trouve alors abandonné à la fois par ses électeurs de gauche, qui s'estiment trahis, et par les modérés qui considèrent que des hommes de droite sont mieux à même que les radicaux de faire une politique conservatrice. » Au congrès radical du 27 octobre où Daladier triompha encore, on enterra le Front populaire. C'était la première fois dans l'histoire du parti qu'était véritablement ratifiée une orientation à droite. Le vieux slogan « Pas d'ennemis à gauche ! » n'était même plus un vœu pieux. La rue de Valois avait tourné le dos à l'idéalisme et baignait dans un néoradicalisme réaliste. On y professait, quel qu'en fût le prix, un pacifisme fondé sur une entente entre les peuples, quelle que fût leur idéologie. Et les tenants d'une doctrine plus conforme aux engagements d'autrefois, la masse des radicaux restés de gauche, ne parvenaient pas à contrebalancer la tendance. Ils n'avaient plus la parole. Cela allait mener jusqu'à certains rapprochements significatifs avec les catholiques. Comme les tonitruants bouffeurs de curé étaient loin ! À Toulouse, La Dépêche avait pris très au sérieux la publication de Mein Kampf en 1933, et été l'un des rares journaux à signaler, dès juillet 1938, l'existence de camps de concentration en Allemagne, sans toutefois apprécier à sa juste proportion la montée du nazisme. Elle s'indigna des
persécutions antisémites qui se déchaînèrent pendant la « Nuit de Cristal » du 9 au 10 novembre 1938, mais, trois semaines plus tard, sa réaction à la visite de Joachim von Ribbentrop, venu signer à Paris un accord de non-agression, fut des plus tempérées. À la réception au Quai d'Orsay du ministre des Affaires étrangères du Reich, on avait pourtant « oublié » d'inviter les ministres français juifs… Le quotidien péchait par son manque de cohérence et de rigueur : s'il s'émut du drame tchécoslovaque, surtout après l'entrée de l'armée allemande à Prague au printemps 1939, l'Anschluss l'avait trouvé résigné ; il répondit vertement à Marcel Déat qui, dans L'Œuvre du 4 mai 1939, ne voulait pas « mourir pour Dantzig », mais l'épisode munichois ne l'avait que tardivement ébranlé. Henri Lerner analyse ce suivisme comme le reflet du radicalisme gouvernemental « oscillant entre la politique de fermeté et l'acceptation du fait accompli4 ». À la différence des radicaux du Midi ouvertement ralliés à la droite, Maurice Sarraut s'efforçait de rester proche de la gauche non communiste, tout en ménageant la politique de son frère, demeuré au ministère de l'Intérieur. Périlleux exercice d'équilibre entre complaisance et convictions – et l'absence de celles d'Albert était de plus en plus flagrante – dont les limites se trouvèrent spécialement éprouvées à l'occasion de l'exode massif des réfugiés espagnols, en février 1939, après la chute de Barcelone et la reconnaissance du régime franquiste par Paris. Les scandaleuses conditions d'« hébergement » infligées aux républicains catalans, en fait parqués dans des camps, furent dépeintes par La Dépêche sous un jour inattendu : la qualité de l'accueil y était jugée tout à fait à la hauteur des traditions françaises d'hospitalité. Ainsi Maurice défendait d'une main des valeurs que, de l'autre, son frère s'employait à bafouer. Déjà, dans le courant de l'année 1938, ce dernier avait adressé des circulaires aux préfets, promulgué des décretslois successifs qui tous allaient dans le sens d'un durcissement envers les étrangers. Il s'agissait de débarrasser le pays des « indésirables » – exilés allemands et autrichiens, juifs pour la plupart –, puis, faute de pouvoir les expulser, de les rassembler dans des centres d'internement sous prétexte de juguler l'infiltration subversive. Pierre Laborie, historien qui a démonté les ressorts de l'opinion dans ces années-là, rapporte qu'en 1939,
Albert Sarraut utilisa pour désigner l'afflux d'immigrés une de ces métaphores dont il avait le secret : le « mascaret humain5 ». Si, par le passé, la République avait reçu de meilleur cœur ceux qui empêchaient la courbe démographique de péricliter, la xénophobie et l'antisémitisme n'étaient pas des phénomènes nouveaux. Des écrits d'Édouard Drumont, à la fin du XIXe siècle, au titre de L'Action française, « La France sous le Juif », saluant l'arrivée au gouvernement de Blum en 1936, la droite avait amplement exprimé cette hargne qui faisait partie intégrante de sa philosophie. Il avait fallu un attentat contre le leader socialiste pour qu'Albert Sarraut ordonne la dissolution, effective en juin 1936, des ligues extrémistes. En avril 1938, Marchandeau, ministre de la Justice, avait dû prendre un décret-loi sanctionnant les incitations à la haine raciale par voie de presse. Mais, à la faveur de la crise intérieure et des menaces extérieures, le racisme de combat, d'abord cantonné à droite, avait peu à peu contaminé les radicaux. Serge Berstein en rend compte : « L'argument antisémite devient tout naturellement arme politique contre l'extrême gauche. Léon Blum invite-t-il Daladier à quitter le pouvoir ? Un hebdomadaire radical de province lui répond aussitôt : “ […] Vous savez bien que rien en vous ne vous permet d'interpréter les sentiments d'un pays qui ne saurait se reconnaître en votre personne. [La France] a confiance en Daladier qui, lui, est un fils de sa terre. ” Et on voit des radicaux dénier le droit de se poser en défenseurs de la dignité nationale à “ MM. Léon Blum, Zyromski, Grumbach, Jules Moch, Louis Lévy, Hermann, etc., patronymes qui sentent notre terroir à dix lieues à la ronde ”6. » Lamentable écho aux propos tenus en 1936 par Xavier Vallat, futur commissaire général aux questions juives de Vichy : « Il est préférable de mettre à la tête de ce pays un homme […] dont les origines appartiennent à son sol plutôt qu'un subtil talmudiste. » Donnons acte à Maurice Sarraut qu'en dépit de ses faiblesses et de son anticommunisme, il ne céda pas à ce délabrement qui affectait les plus dévoyés des siens. Les signes avant-coureurs de la guerre se multipliant, il renonça au pacifisme pour afficher un faux optimisme, confiant dans l'alliance franco-britannique et les vertus militaires de son pays.
Pierre Laval, lui, meublait sa traversée du désert en continuant à militer pour un rapprochement avec Mussolini. Si, comme Maurice Sarraut, il avait lu Mein Kampf7, il n'avait pas voulu en saisir la portée. De son bureau des Champs-Élysées à son château auvergnat de Châteldon, malgré la signature du « Pacte d'acier » de mai 1939 entre l'Allemagne et l'Italie, il crut jusqu'au bout à une paix possible. Le pacte germano-soviétique, conclu le 23 août, ne laissa plus guère de chances à celle-ci. L'Allemagne envahit la Pologne le 1er septembre. Les affiches blanches de la mobilisation générale apparurent sur les murs français. Le 3 septembre, le Royaume-Uni et la France déclaraient la guerre au Reich. 1 Romi, L'Âge d'or des maisons closes, Albin Michel, 1990. 2 Jean-Pierre Azéma, De Munich à la Libération, 1938-1944, Nouvelle Histoire de la France contemporaine, tome 14, Le Seuil, coll. Points-Histoire, 1979. 3 Histoire du Parti radical, op. cit. 4 « La Dépêche », Journal de la Démocratie, op. cit. 5 Pierre Laborie, L'Opinion française sous Vichy, Le Seuil, coll. L'Univers historique, 1990 ; édition augmentée, coll. Points-Histoire, 2001. 6 Histoire du Parti radical, op. cit. 7 Témoignage de René Bonnefoy (rédacteur en chef du Moniteur dont Laval était propriétaire, puis directeur de la radiodiffusion à Vichy et secrétaire général à l'Information de 1942 à 1944) in La Vie de la France sous l'Occupation, 1940-1944, Hoover Institute, Plon, 1957 ; recueil en trois volumes de documents et témoignages favorables à Pierre Laval.
8 « Il faut toujours rester sur le terrain » La guerre. « À raison de mon âge, il eût été normal que je ne demeure pas dans un poste administratif. Cependant, le jour même de la déclaration de guerre, un télégramme de M. Daladier – et de M. Roy, je crois, qui était ministre de l'Intérieur1 – demandait au préfet de la Marne de me conserver auprès de lui. La Marne était dans la zone des armées. J'ai demandé à plusieurs reprises (et j'ai ici des lettres qui en font foi) à être versé dans une compagnie combattante et à abandonner mon poste. On me l'a refusé. « On me l'a refusé, et M. Mandel, qui était devenu ministre de l'Intérieur, m'a fait venir : c'était le 6 ou le 7 mai2. M. Mandel m'a dit que s'il n'estimait pas ma présence nécessaire dans la Marne, il m'eût probablement appelé auprès de lui au ministère de l'Intérieur, mais que, pour diverses raisons, il souhaitait que je continue, dans la Marne, à y exercer des fonctions de secrétaire général (sic). » Ainsi René Bousquet expliqua-t-il publiquement, au cours de son procès de 1949, son maintien à Châlons-sur-Marne. Une découverte de Jean-Pierre Husson, qui a consacré près de dix ans à sa thèse sur la Marne déjà citée, bat en brèche cette version des faits : sitôt la guerre déclarée, Bousquet, réserviste, demanda lui-même au radical-socialiste Alfred Margaine d'intercéder auprès du ministre de l'Intérieur afin de décrocher pour lui un sursis d'incorporation de trois mois, par affectation spéciale. Toujours d'après l'historien, Margaine se heurta à un refus : « L'intéressé ne peut obtenir […] qu'un appel différé d'un mois, non renouvelable, mesure dont il bénéficie actuellement3. » Quand l'entremise de Maurice Sarraut faisait défaut, les bonnes grâces d'Albert avaient leurs limites. Sans compter que Jean Berthoin4, le trouble-fête des ambitieux,
avait encore son mot à dire place Beauvau. Et pourtant, Bousquet resta en place. Dans un ouvrage5 destiné à réhabiliter la mémoire de son père, Guy Bousquet, qui défend les propos tenus par celui-ci sur sa volonté de partir au combat, publie, en « réplique ou précision utile », la reproduction d'un document. Il s'agit d'une lettre amicale adressée à René Bousquet, le 16 avril 1940, par le chef de cabinet du ministre de la Défense nationale et de la Guerre (Daladier, qui avait conservé ce portefeuille dans le gouvernement Reynaud). L'on peut y lire : « Il ressort des renseignements qui me sont fournis “ qu'en raison des déficits considérables existant actuellement dans les Cadres du Service de l'Intendance, la demande que formulerait l'Attaché à l'Intendance de 1re classe BOUSQUET en vue de son versement dans une arme combattante, ne pourrait recevoir une suite favorable ”. » Grâce à l'aide de Jean-Pierre Husson6, qui a consulté l'« État des renseignements sur la situation au point de vue militaire de M. René Bousquet, secrétaire à Châlons », archive7 datée du 18 juillet 1939, l'on sait que le secrétaire général appartenait à la 1re réserve, au grade d'attaché d'Intendance, et était mobilisable « sans délai », « sans affectation » et tenu « à la disposition de la Direction de l'Intendance à Paris (Service départemental du Ravitaillement général de la Seine-etMarne) ». Qu'Alfred Margaine préférât le conserver dans sa circonscription, à un moment aussi crucial, ne fait pas de doute8. Que Bousquet lui-même se sentît alors plus utile à Châlons-sur-Marne qu'à l'Intendance, à Paris, est également fort plausible. Qu'il ait souhaité, surle-champ ou plus tard, être versé dans une unité combattante est possible. Mais faute de connaître le courrier auquel répondait la lettre du 16 avril 1940, faute d'en connaître également la date, on ne peut que se lancer dans des spéculations. Notons au passage qu'il est regrettable que la réponse du 16 avril ne figure plus au dossier d'instruction de la Haute Cour de justice. Il faut donc se contenter de répéter une certitude : Bousquet resta en place.
N'empêche, il se débrouillait. Si son député avait bien voulu intervenir en sa faveur, c'est qu'il avait organisé efficacement le ravitaillement et la lutte contre la hausse des prix. La population s'installait dans la drôle de guerre. Dès la fin septembre, Bousquet commençait à mettre sur pied un système interprofessionnel pour sauver la récolte de betteraves. La vie continuait vaille que vaille. Le préfet Jozon, passablement dépassé par les événements, s'en remettait à son secrétaire général qui, non content de veiller à la bonne marche du département en cette période exceptionnelle, était bien sûr chargé d'appliquer les directives de Paris. Celles-ci ne cessaient de se radicaliser. Particulièrement visés : les étrangers et les communistes. À l'automne, après l'invasion de la Pologne par l'Armée rouge, suite logique du pacte germano-soviétique, la dissolution du Parti communiste français fut ordonnée. Le 18 novembre, un décret-loi investit les préfets du pouvoir, jusqu'alors réservé à l'autorité judiciaire, de prendre des mesures d'internement à l'encontre des « individus dangereux pour la défense nationale et pour la sécurité publique9 ». Dans une circulaire secrète, le 14 décembre, Albert Sarraut explicitait les termes de cette loi d'exception – destinée à frapper une « lie de gens sans aveu », la « tourbe » – et encourageait les préfets à la mettre en œuvre : il ne s'agissait plus seulement de sanctionner les délits, il fallait les prévenir, et le « dessein d'une action » hostile comptait désormais autant que le fait accompli. Une dépêche complémentaire, le 19 janvier 1940, précisa les sanctions contre les fonctionnaires et le personnel municipal qui se livreraient à la propagande communiste : suspension, révocation immédiates, sans autre forme de procès10. Lorsque Paul Reynaud, qui avait pris la suite de Daladier le 21 mars 1940, décida, le 19 mai, de remplacer Gamelin par Weygand comme généralissime, il était de toute façon trop tard. Dans la Marne, les bombardements aériens avaient commencé le 10 mai, donnant le signal du départ des populations grossies par l'afflux de Hollandais, de Belges, de Luxembourgeois et d'Ardennais fuyant le feu.
René Bousquet dit plus tard que, contraint d'abandonner ses fonctions civiles, il se mit alors à la disposition du commandant dont dépendait la région. Toute son activité se concentra sur le sauvetage et le départ de ses administrés. « Ce que j'ai fait à ce moment-là m'a valu la croix de guerre avec une citation à l'ordre du corps d'armée11. » Il partit dans les derniers, le matin du 13 juin, juste comme le front de Champagne venait de céder sous la pression des divisions de panzers. Les deux jours précédant la débâcle, il avait parcouru le département pour s'assurer que, dans le choc général, les hôpitaux étaient bien vidés, les ordres de repli correctement portés par les gendarmes, etc. Comme il l'avait montré dix ans auparavant, il n'était pas homme à se laisser gagner par la panique. Ambulancier d'occasion, il transporta des blessés à Arcissur-Aube à l'arrière de sa voiture. L'évacuation des habitants de la Marne, accoutumés aux grandes invasions (il existe une rue du Camp-d'Attila à Châlons), se passait dans un calme relatif. « La défaite et les débuts de l'Occupation ont été […] vécus comme un moindre mal par rapport à ce qu'avait été l'épreuve de la Première Guerre mondiale », remarque JeanPierre Husson. Il passa la dernière nuit à Vitry-le-François avant de rejoindre le préfet Jozon. Dans la débandade, les Allemands aux trousses, le choix d'un département de correspondance pour l'administration n'avait pu être arrêté. Les services s'étaient dispersés comme volée de moineaux tandis que la préfecture bivouaquait à Nevers où, ironique coïncidence, Joseph Fouché avait régné en maître sous la Convention, un siècle et demi plus tôt. « Il faut avant tout avoir la main à la pâte. » Bousquet fera sienne la devise du policier qui fut de tous les régimes. Et cette autre : « Il faut toujours rester sur le terrain. » À le croire, c'est à Nevers qu'on lui remit la croix de guerre. D'après les recherches de Jean-Pierre Husson, aucune trace de cette décoration ne figure dans son dossier, « si ce n'est une note manuscrite non signée et non datée, faisant allusion à une citation à l'ordre de l'armée sollicitée par Bousquet lui-même ». Est-il imaginable que, dans la gabegie, on ait omis d'enregistrer la distinction ?
Les Châlonnais durent continuer leur descente vers le Sud par les routes encombrées de l'exode. Quand ils s'installèrent à Albi aux alentours du 20 juin, les soldats allemands avaient déjà foulé les ChampsÉlysées. De Bordeaux, Pétain, président du Conseil récemment rappelé de son poste d'ambassadeur à Madrid, vitupérait l'« esprit de jouissance », responsable du désastre, et avait appelé à cesser le combat. De Gaulle venait de lancer son appel sur les ondes de la BBC. Jozon et Bousquet s'entassèrent chez leur collègue du Tarn, le préfet Jean Chaigneau. La ville où était déjà retiré l'état-major de l'Armée de l'air grouillait de réfugiés que l'on casait tant bien que mal. Le personnel de la préfecture marnaise fut disséminé au hasard des bonnes volontés. Jean Lugan, fils d'un employé de la préfecture albigeoise, se souvient que sa famille hérita ainsi du jardinier de Châlons : « Il est resté quelques mois avec sa femme. Il nous parlait beaucoup du brillant jeune secrétaire général dont il avait admiré le courage. René Bousquet a d'ailleurs pris la peine de venir le saluer à la maison. » Malgré l'épreuve, les bonnes manières n'étaient pas perdues. Le 22 juin, lorsque l'armistice fut signé dans le wagon de Rethondes, Bousquet et les siens improvisèrent un dépôt de gerbe au monument aux morts. La France était coupée en deux. Des nouvelles parvenaient miraculeusement. Les services de la préfecture repliée étaient assaillis de demandes. Bousquet songeait à la suite. Il brûlait de regagner la Marne où certains habitants étaient rentrés, mais il devait attendre une approbation officielle. Avec quelques exilés de sa connaissance qui s'étaient regroupés, il réfléchissait déjà aux moyens d'organiser une parade à la mainmise allemande sur les biens du département. Jozon lui confia enfin l'ordre de mission du ministre de l'Intérieur12 : le préfet restait à Albi, mais lui pouvait partir en éclaireur et réoccuper son poste. Il prit la route avec Paul Marchandeau qui venait de séjourner à Gaillac et avait hâte de rejoindre sa bonne ville de Reims. Ils arrivèrent dans la Marne au soir du 1er juillet. « En fait, il n'existait plus qu'un département vidé de sa substance humaine, animale ou matérielle, sectionné en deux par le tracé de la zone interdite13 et sur
lequel stationnaient plusieurs divisions allemandes, racontera Bousquet. C'était le règne du Feldwebel14. » Un général allemand et son état-major occupaient la préfecture. On conduisit les voyageurs passer la nuit à la Feldkommandantur. Le secrétaire général voyait grand. Il s'était mis en tête de rétablir autant que possible la souveraineté française, d'instaurer des rapports avec les autorités occupantes pour défendre les intérêts nationaux, de soustraire l'administration à l'emprise étrangère, de maintenir la cohésion française. Bref, d'« affirmer devant l'occupant la réalité de ce qu'était la France malgré la défaite de ses armes15 ». Le 2 juillet au matin, Bousquet apprit que Paul Marchandeau était interdit de mairie, remplacé par son premier adjoint, et expulsé du département. « Ordres supérieurs. » Son éviction se fondait en fait sur un triple reproche : il avait appartenu au ministère Daladier qui avait déclaré la guerre à l'Allemagne ; il était à l'origine d'un texte réprimant l'antisémitisme ; il était franc-maçon. Le suppléant du préfet eut beau protester, ses interlocuteurs ne cillèrent pas. Marchandeau partit pour Vichy où le gouvernement campait depuis la veille. Bousquet subit un long interrogatoire avant de pouvoir exposer ses vues. La négociation s'engagea. Quand il sortit du QG allemand, il avait réussi à soutirer quelques garanties de pouvoir exercer sa tâche. La Marne figurait parmi les secteurs ayant le plus souffert. Des villes comme Vitry-le-François avaient été presque complètement détruites. Ceux qui étaient revenus et avaient retrouvé un toit devaient vivre sans eau ni électricité, confrontés au problème numéro un, le ravitaillement, aucune denrée ne parvenant plus de l'extérieur. Quatre généraux allemands se partageaient le terrain, découpé en zones administratives correspondant aux arrondissements et aux cantons, coiffées par Châlons. Bousquet prit les choses en main. Voici le bilan qu'il dressa lui-même de son action pendant la première quinzaine de juillet, avant le retour du préfet16 : tous les fonctionnaires pouvaient franchir la ligne de démarcation au gré de leurs obligations ; de nombreux bâtiments publics ou privés avaient été libérés ; l'administration française reprenait le contrôle des intérêts français (une affiche allemande interdisait aux
habitants de s'adresser à la Feldkommandantur pour les questions ne relevant pas de son autorité) ; des stocks de ravitaillement, de matières premières, d'essence, de matériel agricole et industriel pris par l'occupant avaient été récupérés et redistribués à la population ; l'administration avait seule en charge l'approvisionnement des Marnais – alors qu'en principe, la convention d'armistice ne concédait d'indépendance qu'aux services comptables ; les documents militaires abandonnés par l'armée en déroute avaient été centralisés pour être remis au ministère de la Guerre ; à l'exception de Marchandeau, les élus municipaux avaient retrouvé leurs sièges ; l'organisation allemande de secours qui, sous couvert de solidarité, propageait les idées national-socialistes, avait été supprimée ; la zone interdite était accessible à l'administration, lui permettant d'étendre son action aux Ardennes. Le secrétaire général n'avait pas chômé. Les évacués rentraient chez eux à raison de plusieurs milliers par jour. Il fallait aussi accueillir les réfugiés, Ardennais, Alsaciens, Lorrains et frontaliers. Tandis que les produits contingentés et les tickets d'alimentation faisaient leur apparition, Bousquet, à l'entendre, avait encore réussi à arracher aux vainqueurs le libre exercice des cultes et la promesse qu'aucun élu ne serait inquiété pour son passé politique. Le 5 juillet, il fit un court voyage à Paris pour aller chercher des médicaments et eut la surprise d'apprendre que son appartement avait été perquisitionné deux heures durant, le 16 juin, par trois Allemands en uniforme que la concierge avait fait passer par l'entrée de service. Il ne sut jamais ce que ces visiteurs cherchaient ni s'il avait été victime du hasard ou bien d'agents renseignés sur son compte. Le même jour, Alexis Léger, alias Saint-John Perse, qui habitait également avenue Camoëns, subit cette sorte de désagrément : chez lui, ce fut une mise à sac en règle. Mais le poète-diplomate, récemment blackboulé du Quai d'Orsay, avait quitté la capitale afin de s'embarquer pour les États-Unis, après une escale à Londres. Autant il est probable qu'en s'introduisant chez cet adversaire déclaré du nazisme, les Allemands savaient ce qu'ils faisaient (ses dossiers politiques disparurent en même temps que des œuvres pour la plupart inédites), autant les raisons de leur visite impromptue chez
Bousquet demeurent obscures. Quelle commune mesure entre ces deux hommes ? Aucune. Au dire de voisins, les occupants cherchaient dans ce quartier cossu, au lendemain de leur arrivée, les immeubles susceptibles d'être réquisitionnés. Le 10 juillet, jour du vote des pleins pouvoirs constituants au maréchal Pétain, René Bousquet était venu à Vichy solliciter une avance pour son département. Jean-Pierre Husson a trouvé une pièce de son dossier qui en fait foi. Peu après son passage, selon la même source, il fit l'objet d'une note élogieuse du préfet Jean-Pierre Ingrand, délégué à Paris du ministère de l'Intérieur, selon la particularité du système administratif de Vichy. Il fila chercher son préfet à Albi et, par un réflexe qui dénotait combien les vraies responsabilités reposaient sur lui, décida d'y laisser les dossiers politiques. L'insuffisance de Jozon fut de plus en plus patente après le retour à Châlons. Du moins Bousquet n'était-il pas tenu, comme tout bon sous-préfet, de faire sa cour à son supérieur hiérarchique. Conformément aux stipulations de l'armistice, les nominations de préfets en zone nord étaient soumises à l'agrément de la section « Administration » du haut commandement allemand, aux ordres du Militärbefehlshaber siégeant à Paris, à l'hôtel Majestic, avenue Kléber. Si les tuyaux fournis par les mouchards, malgré les efforts du contreespionnage, n'avaient pas suffi à ces services, ceux-ci disposaient en outre des archives du personnel de l'Intérieur, saisies à Paris, ainsi que de celles interceptées à La Charité-sur-Loire, en juillet 1940, alors qu'on tentait de les mettre à l'abri – seuls les dossiers politiques de la Préfecture de police échappèrent provisoirement à la curiosité des occupants17. « Les renseignements contenus […] étaient le plus souvent exacts18 », dira Georges Hilaire. Les militaires allemands élaboraient ainsi des fiches anonymes, généralement non datées. Celle de Jozon, en revanche, l'était –de 1941, ce qui montre l'inanité de l'espionnite, puisque, à ce moment, le « vieux » préfet (cinquante-huit ans) avait déjà été mis sur la touche. Elle renseigna la Haute Cour sur la période marnaise de Bousquet. Le rapporteur y décrivait Jozon comme « difficile à mettre en mouvement ». Il se plaignait aussi de l'administration française,
« absolument pas habituée au rythme de travail allemand », avant de se féliciter de l'attitude du secrétaire général : « Bousquet est à proprement parler l'âme de l'administration du département. Contrairement au préfet Jozon, il est très actif. Mais, en fait, il a aussi apparemment, grâce à ses rapports avec l'autorité dirigeante française, fourni toutes sortes de choses en matière de vivres, de carburants et autres. B. a bien collaboré avec le groupe administratif et a, par exemple, répandu l'idée du travail en commun dans des instructions nettes adressées aux maires. » M. X, notre témoin anonyme, résume à sa façon : « Jozon faisait rigoler les Allemands. Pas Bousquet. » Alfred Fabre-Luce, quant à lui, répercutera l'écho d'une rumeur invérifiable selon laquelle Bousquet fut « embarqué dans l'administration préfectorale par le caprice d'un préfet alcoolique et fantaisiste19 ». Quoi qu'il en soit, son heure avait sonné. Il découvrit dans le Journal officiel du 17 septembre 1940 qu'il était nommé préfet de troisième classe par le nouveau ministre Marcel Peyrouton, gendre du radical Malvy, qui entendait restituer à la fonction préfectorale « sa dignité, sa primauté ». Laval, devenu dauphin du Maréchal, ne disait-il pas que c'était « le plus beau des métiers » ? Jozon partit à la retraite. À trente et un ans, René Bousquet devenait le plus jeune préfet de France, la moyenne d'âge se situant alors – précision de sociologue20 – à 45,5 ans. Malgré cet avancement exceptionnellement rapide, il ne parvint pas à ravir à un certain Bonhoure, des années 1890, le titre de préfet benjamin (vingt-huit ans) de la Troisième. Sur cette question de précocité, un parallèle est régulièrement établi entre Bousquet et Jean Moulin, son aîné de dix ans. Certes, dans l'embrouillamini de ses promotions, le premier égala le second en âge (vingt-six ans) au niveau sous-préfectoral, et le surpassa au suivant, Moulin ayant été préfet à trente-huit ans. Mais chacun fut bien à son tour « plus jeune préfet de France », comme d'autres à d'autres époques. Moulin était d'origine languedocienne – mais Béziers n'est pas Montauban – et radical. S'il résista, c'est animé par un élan individuel, et non pas au nom de cette appartenance. La comparaison, aléatoire, tourne court. À vouloir rapprocher des sensibilités aussi différentes pour le plaisir d'un effet – héros de la Résistance vs héros de la collaboration –,
on risque de réduire bientôt la suite de la carrière de Bousquet à un faux pas, l'histoire et les destins se jouant alors à un cheveu, sans déterminisme aucun. Une interprétation qui ne résiste pas à l'analyse des faits et que l'intéressé lui-même ne chercha nullement à mettre en avant. Bien au contraire, il jugea qu'il n'était pas courageux de fuir. Au maire d'Épernay qui déposa à l'instruction de son procès, il confia : « Au moment de l'armistice, […] j'ai eu les réactions des hommes de mon âge et […] j'ai sérieusement songé à filer de l'autre côté. Puis j'ai réfléchi que je pouvais être plus utile à mon poste et je me suis décidé à rejoindre Châlons. » Il avait résolu de composer. C'était un choix délibéré, pas un coup de poker. « Ce furent des années dévorantes de préfets21 », écrit Pierre-Henry, sous-préfet qui fonda à la Libération une sorte d'amicale des épurés. Si aucun ne démissionna en juin 1940, Marquet en limogea trente-cinq aux termes d'une loi promulguée le 17 juillet : magistrats, fonctionnaires et agents de l'État pouvaient désormais être relevés « sur le seul rapport du ministère compétent et sans autres formalités ». Quatorze préfets sautèrent, de septembre à décembre 1940, sous le règne de Peyrouton. Les mouvements de cette période furent parmi les plus importants de l'histoire préfectorale. Qui étaient-ils, ces préfets dont les postes furent toujours très politiques ? Les spécialistes parlent d'« aventures individuelles22 » définies à partir des compétences requises : « Il faut avoir des nerfs solides, le goût du pouvoir, la volonté d'être fidèle au gouvernement, de bonnes connaissances administratives, du bon sens, de la ténacité, du doigté, de l'application, de la fermeté de caractère, beaucoup d'assurance, d'aplomb, d'orgueil, de la facilité d'esprit, l'habitude des petits calculs et la familiarité des petits moyens, de l'esprit de décision et du courage dans les périodes troublées23… » Le portrait de Bousquet. La perte de prestige, de prééminence, était un thème récurrent chez ces chefs pourtant indiscutés de la hiérarchie provinciale à qui les honneurs militaires étaient dus et qui occupaient un rang privilégié dans les solennités. Avec Vichy, le renforcement de leur pouvoir, déjà accentué au
début de la guerre, alla croissant, tendant même à l'absolutisme. Le terme de « proconsulat » fut d'ailleurs employé à propos de la mission de Bousquet, tant par ses ennemis d'extrême droite que par ses alliés plus modérés. Les préfets furent peu à peu les seuls représentants de l'État à l'échelon local. Peyrouton leur adressa une circulaire éloquente, le 2 novembre 1940, un mois après la promulgation du premier statut des juifs24 et huit jours après l'entrevue de Pétain et Hitler à Montoire ouvrant la voie de la collaboration : « Vous étiez des agents d'exécution, vous serez désormais des hommes d'action. Vous étiez des fonctionnaires, vous serez des chefs. Je veux que vous ayez l'obsession de la remise en ordre, de la remise en place de chacun. […] Votre carrière ne dépend plus de l'importance de vos protecteurs, mais de votre initiative, de votre travail et de votre amour de la patrie blessée. » L'obsession de la remise en ordre… Nombre de sous-préfectures mortes en 1926 revécurent. En tout premier lieu, il en alla ainsi de Sainte-Menehould, dans la Marne, plus célèbre pour ses pieds paquets et comme étape de la fuite de Louis XVI vers Varennes que pour son administration. Devant Jean-Pierre Husson, Bousquet s'attribua le mérite de cette résurrection. Mais, de bonne source, il attachait moins d'importance à la remise en route de la sous-préfecture qu'à la marche globale du département. Le nouveau sous-préfet de Sainte-Menehould, Joseph Léger, ancien chef de cabinet du préfet du Cher « juilletisé » par Marquet, était un protégé des Sarraut dont il avait connu un neveu pendant ses études de droit. Au secrétariat général de la Marne, Bousquet fut remplacé par Jean Leguay qui lui avait déjà succédé à Vitry-le-François en juin 1939 : avant d'être son épigone, Leguay avait lié les débuts de sa carrière au radicalsocialiste Paul Jacquier, et été secrétaire général des Basses-Alpes en 1935, poste fictivement échu à Bousquet deux ans plus tôt. Richard Pouzet prit sa suite à Vitry-le-François. À la tête de la sous-préfecture de Reims fut appelé Jean Esquirol, fils du président du conseil général radical-socialiste de la Haute-Garonne.
Georges Hilaire, radical et lavaliste bien connu de Bousquet, responsable du journal radiodiffusé de Vichy, fut nommé préfet de l'Aube voisine. Dans l'Aisne tout aussi proche, le préfet Amédée Bussière, ancien directeur général de la Sûreté, avait apprécié l'aide procurée par Bousquet, son ancien subordonné, au moment de l'exode. Ce même mois de septembre 1940, il fut envoyé dans le Pas-de-Calais, en zone interdite qui dépendait des autorités allemandes de Bruxelles. Henry Cado, un Breton, le releva bientôt, quittant la direction administrative d'un hôpital psychiatrique, après avoir été congédié de celle des services de police de Marseille, aux termes de la loi de juillet 1940 : autrefois secrétaire à la direction de la Sûreté nationale, il avait exercé de 1936 à 1939 à la sous-préfecture de Narbonne ; pour avoir été la circonscription de Léon Blum, cette dernière n'avait pas pour autant échappé à l'influence Sarraut. Cado était un obligé d'Albert – ainsi que de Jean Berthoin, a-t-on dit. Pouzet excepté, tous ces hommes se retrouveront sous peu, au plus fort de l'Occupation, à des postes clefs de l'organigramme policier, dans la proximité du sous-ministre Bousquet. Sans oublier une incontournable Margot, Marguerite Bello, fille d'un menuisier vitryat ; dès son installation dans la Marne, Bousquet l'engagea comme sténo-dactylo et elle lui resta dévouée au point de le suivre, en 1942, à la délégation parisienne de son cabinet. Le tableau ne serait pas complet si l'on n'y mentionnait pas trois autres personnages qui valent qu'on s'arrête un instant. Chacun à sa façon suivra de manière exemplaire la pente de l'époque. Le commissaire Chauvet, bientôt en charge des polices urbaines étatisées de Reims, promu divisionnaire en mai 1942, assurera alors, jusqu'en janvier 1943, à la demande de Bousquet, la direction du service de protection de Laval. Muté à la Sécurité publique de Lyon, jugé trop tiède et envoyé à Melun, il sera arrêté par la Gestapo, soupçonné de travailler pour un réseau anglo-canadien de récupération de pilotes alliés, puis relâché. Révoqué à la Libération, ce franc-maçon, ancien membre de
la Ligue des Droits de l'homme, sera condamné par la cour de justice de la Marne à cinq ans de prison en 1945, et amnistié en 195125. Georges Albayez était, avant l'armistice, chef du service de contreespionnage de la 6e région militaire, repliée à Châlons-sur-Marne en 1940. Dès le mois de juin, il fut recherché par la police militaire allemande : « On l'accusait d'avoir fait exécuter sommairement plusieurs espions allemands détenus, dira Bousquet. Pendant deux après-midi, j'avais dû subir un véritable interrogatoire, car les Allemands étaient persuadés que M. Albayez était un fonctionnaire en résidence dans le département. Je connaissais bien M. Albayez, et depuis de longues années, mais j'avais déclaré qu'il n'y avait, à ma connaissance, aucun fonctionnaire de ce nom au ministère de l'Intérieur26. » Albayez disparut de la circulation jusqu'en décembre 1941 où, coopté par Jean Leguay, il remplit des fonctions de police judiciaire, en tant que commissaire à la délégation générale de police de Paris. Le 13 juin 1942, il fut arrêté par la Gestapo à cause de ses activités passées et, selon son propre témoignage27, pour avoir ensuite favorisé la fuite à l'étranger d'un Tchécoslovaque qui avait tué en Allemagne deux agents supérieurs de la Gestapo. Transféré à Trèves, emprisonné à Luxembourg, il fut relaxé un mois plus tard, très probablement sur intervention personnelle de Bousquet. Celui-ci lui trouva ensuite un poste d'enseignant dans une école de police où il ne fut plus inquiété. À la Libération, Albayez devint contrôleur général à la Sûreté. L'itinéraire de Pierre Saury a suscité la curiosité d'un professeur d'histoire de Perpignan, André Balent, dans le cadre d'une recherche pour le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, œuvre monumentale naguère dirigée par feu Jean Maitron. Ses travaux, ajoutés à de nombreux témoignages d'anciens amis parisiens de Pierre Saury, mort en 1973, ont permis de reconstituer le passé d'un homme qui, toute sa vie, restera attaché au « patron » Bousquet. Né en 1906 à Serdinya, petit pays catalan de la vallée du Conflent, près de Prades, Saury était fils d'agriculteur. Jeune instituteur et militant socialiste dans son canton des Pyrénées-Orientales, il exerça bientôt à Err, un village de Cerdagne à peine éloigné, à un jet de pierre de l'enclave espagnole de Llivia, plaque tournante des passages clandestins. À l'ombre de son maire Barthélémy
Lledos28, notable SFIO, il commença à pousser et enfila des lustrines de secrétaire de mairie sur sa blouse de maître. Pour ce qu'on peut en savoir, il était franc-maçon. André Balent, qui a épluché ses registres municipaux, les a jugés « très mal tenus ». En 1931, le médiocre employé devint secrétaire de section SFIO, responsabilité qu'il conserva jusqu'en 1938 où lui vint l'idée d'entrer dans la police. Il fut recalé au concours d'inspecteur. Ici intervint son protecteur Lledos, dont il assurait le secrétariat personnel. L'ancien président du conseil d'arrondissement de Prades, miaffairiste, mi-aventurier, sera pendant la guerre un peu espion, un peu contrebandier et honorable résistant. (Dans un livre29, le colonel Paul Paillole, ancien chef du contre-espionnage, lui a néanmoins prêté des « sentiments germanophiles ».) Jusqu'au bout de sa vie, en 1951, il restera trafiquant d'à peu près tout, du benzène à la saccharine en passant par les peaux et les pesetas. En 1938, il défendait les idées de son parti tout en cultivant les amitiés radicales. Intime d'Albert Sarraut, il ne lui fut pas trop difficile de demander au ministre un coup de pouce pour Saury. La mauvaise note de celui-ci se changea comme par magie en affectation à Rouen, au cabinet du préfet de Seine-Inférieure. Il semble que cette faveur ou une autre ait transité par Bourges, dont le préfet était originaire des PyrénéesOrientales. En décembre 1940, celui de Rouen ayant été remercié, Pierre Saury fut déplacé d'office à Châlons où il ne manqua pas de fréquenter Joseph Léger, ancien chef de cabinet du fonctionnaire qui lui avait été favorable. Il fut alors commissaire des Renseignements généraux à Reims. Mais surtout, il devint, de même que Léger, l'un des hommes de confiance de Bousquet qui le chargea de soustraire aux Allemands le matériel et les vivres abandonnés par l'armée française. La suite montrera la fidélité de son dévouement. La plupart de ces fonctionnaires étaient de la même génération, sauf Bussière qui aurait pu être leur père. Tous avaient plus ou moins le même profil : une sensibilité de « gauche », c'est-à-dire radicale au sens le moins orthodoxe, et un anticommunisme latent. Il n'était guère surprenant
qu'ils se fussent connus au croisement des mondes préfectoral et policier, relativement étriqués. Que Bousquet ait formé avec eux une équipe stable ne ressortit pas à la théorie du complot ni à une quelconque conception policière de l'histoire. D'une part, il avait vu fonctionner les écuries du pouvoir radical ; d'autre part, il avait besoin, en ces temps difficiles, de s'entourer de gens sûrs, car il comptait durer dans la Marne. Il en tutoyait certains. Tous le voussoyaient. Comme les instructions gouvernementales étaient lentes à venir en ce premier automne d'Occupation, Bousquet navigua au jugé. Et son idée, sa grande idée, c'était que, dans son département, personne ne devait plus « s'occuper de politique ». Il réclamait en quelque sorte l'union sacrée, s'appuyant sur un raisonnement qu'il développa plus tard pour ses juges : une action politique réprouvée par l'occupant aurait été impossible ; approuvée, elle serait devenue suspecte. Si maniement du concept et réflexion ne figuraient pas parmi les qualités du préfet idéal déjà énumérées, on aurait espéré, chez l'un de ses plus fiers spécimens, une pensée un peu mieux articulée. Et un minimum de soubassements théoriques pour éviter le sophisme, sinon l'opportunisme. À son poste encore plus qu'ailleurs, vouloir ne pas faire de politique n'était rien d'autre qu'une manière assourdie d'en faire30. L'historien Robert O. Paxton souligne ce refus, chez Bousquet, « d'admettre que l'administration est le support d'une politique31 ». Il faut croire que cette sorte de consensus convenait au moment, puisque la majorité de la population se rangea à l'avis de Bousquet et que les critiques à son encontre passèrent inaperçues. Même s'ils furent quelques-uns à le trouver « bien jeune et fort confiant dans son étoile ». 1 Successeur d'Albert Sarraut, Henri Roy a été ministre de l'Intérieur du gouvernement Paul Reynaud du 21 mars au 18 mai 1940. 2 Georges Mandel a succédé à Henri Roy le 18 mai 1940, et fut remplacé par Charles Pomaret le 16 juin suivant puis, dix jours plus tard, par Adrien Marquet. 3 Jean-Pierre Husson a puisé ces informations dans le dossier (consulté partiellement) de René Bousquet au ministère de l'Intérieur. (L'accès de ce même dossier a été refusé à l'auteur par l'intermédiaire de la Direction des Archives de France.) Les magistrats de la Haute Cour de justice n'ont pas bronché devant les assertions de René Bousquet : ayant à se prononcer sur une accusation d'« indignité nationale et d'actes de nature à nuire à la Défense nationale », ils ne durent pas estimer utile d'examiner les à-côtés de son dossier.
4 Il sera deux fois ministre sous la IVe République, puis ministre de l'Intérieur dans le premier gouvernement de la Ve. 5 Guy Bousquet, René Bousquet, préfet de la Marne, septembre 1940-avril 1942, Jean Picollec, 1998. 6 Entretien avec l'auteur, 7 juillet 2001. 7 AD Marne, 1 M 56. 8 Le surlendemain de l'accession de Bousquet au rang de préfet (voir infra, p. 120), Alfred Margaine le félicite en ces termes – qui permettent de penser qu'il ne tenait pas André Jozon en grande estime :« Je me réjouis de votre nomination à la préfecture de Châlons, où nous avons enfin un préfet. Il y a longtemps que cela ne nous était pas arrivé. »Lettre du 19 septembre 1940, reproduite in René Bousquet, préfet de la Marne, septembre 1940-avril 1942, op. cit. 9 Anne Grynberg, Les Camps de la honte. Les internés juifs des camps français (1939-1944), La Découverte, 1991. 10 Ces documents ont été communiqués à l'auteur par Kurt Werner Schaechter. 11 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juin 1945. 12 Adrien Marquet, ministre de l'Intérieur du 27 juin au 6 septembre 1940. 13 Couvrant les départements du Nord-Est, de la Somme au Jura, celle-ci vivait sous un« régime colonial de type accentué », selon l'expression d'Henri Amouroux, et les Allemands y avaient interdit le retour des réfugiés. Les départements du Nord et du Pas-de-Calais, eux, étaient rattachés à l'administration militaire allemande de Bruxelles, tandis que la région d'Alsace-Lorraine avait été purement annexée. 14 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juin 1945. 15 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juin 1945. 16 René Bousquet a situé le retour du préfet Jozon le 18 juillet. Jean-Paul Husson parle, de son côté, du 12 juillet. 17 Frédéric Couderc, Les RG sous l'Occupation, Olivier Orban, 1992. 18 La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 19 Alfred Fabre-Luce, Journal de la France, 1939-1944, À l'enseigne du cheval ailé, 1947. 20 Jeanne Siwek-Pouydesseau,« Sociologie du corps préfectoral (1800-1940) », in Les Préfets en France, Droz, 1978. 21 Pierre-Henry, Histoire des préfets, Les Nouvelles Éditions latines, 1950. 22 Guy Thuillier et Jean Tulard,« Pour une histoire du corps préfectoral français », in Les Préfets en France, op. cit. 23 Ibid. 24 Au lendemain de cette loi du 3 octobre qui introduisait l'idée de race dans le droit français, un texte habilita les préfets à interner les juifs étrangers dans les camps de la zone libre. Sur les camps d'internement, la thèse de Denis Peschanski (à paraître sous le titre La France des camps [1938-1946], Gallimard, janvier 2002) représente à ce jour le travail le plus complet. 25 Jean-Pierre Husson, La Marne et les Marnais à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale, op. cit.
26 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 24 juin 1948. 27 Déposition de Georges Albayez, 16 juin 1948. 28 Un article lui a été consacré par André Balent dans le dictionnaire dirigé par Jean Maitron, 1914-1939, de la Première à la Seconde Guerre mondiale, vol. 35, Éditions ouvrières, 1989. 29 Paul Paillole, Notre espion chez Hitler, Robert Laffont, 1985. 30 Dans son ouvrage qui fait aujourd'hui référence, évoquant l'erreur de perspective caractéristique du comportement bureaucratique, en particulier sous Vichy, qui privilégie les formes sur les contenus, Marc Olivier Baruch écrit :« Mais cet aveuglement ne trouve-t-il pas aussi sa source dans le refus de la fonction publique d'appréhender la part proprement politique – au sens étymologique du terme – de sa mission, en cachant derrière une volonté d'apolitisme pourtant hors de saison son incapacité à distinguer la norme du principe ? Pourtant, […] tout État légal n'est pas un État de droit. »Servir l'État français. L'administration en France de 1940 à 1944, Fayard, 1997. 31 Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Le Seuil, coll. Points Histoire, 1973 ; nouvelle édition revue et mise à jour, Le Seuil, coll. L'univers historique, 1997.
9 « Le génie de la solution instantanée » Le 12 juillet 1940, comme la République venait de se faire hara-kiri à Vichy et que naissait l'« État français », un nouvel hebdomadaire, Au Pilori, vit le jour. En réalité, le titre avait déjà existé sous la forme d'un mensuel, suspendu par la loi Marchandeau1. Grâce au nouveau régime, ses animateurs allaient pouvoir librement clouer de leur haine rabique la « judéo-maçonnerie », rendue responsable, à égalité avec le bolchevisme, de l'effondrement français. Un mois plus tard, les « sociétés secrètes », c'est-à-dire le Grand Orient et la Grande Loge, étaient dissoutes : sous peine de révocation, d'amende, d'emprisonnement et, pour les étrangers, d'interdiction du territoire, les fonctionnaires et agents de l'État étaient désormais tenus de souscrire une déclaration sur l'honneur de n'y avoir jamais appartenu ou d'avoir rompu avec elles toute attache. S'il y eut un domaine où René Bousquet ne montra aucune disposition à appliquer la loi, ce fut bien celui du combat antimaçonnique. Il aida au contraire de tout son pouvoir ceux qui avaient à le redouter. Le premier bénéficiaire de cet appui fut Paul Marchandeau. Le 3 juillet 1940, au lendemain de sa disgrâce, on retrouvait le députémaire de Reims déjeunant chez Laval à Châteldon, en compagnie du Maréchal et de Raphaël Alibert, sur le point de devenir garde des Sceaux. Il y avait beau temps que ce partisan d'une « concentration républicaine », à l'image d'Albert Sarraut, que cet adversaire du Front populaire, ami de Marcel Déat – qui fut rémois lorsqu'il militait à la SFIO –, s'était laissé tenter par un néo-radical-lavalisme. Il avait été un des rares radicaux à défendre le président du Conseil au moment de sa chute, en janvier 1936. Le 10 juillet, il vota les pleins pouvoirs.
Il faut dire que sur sept parlementaires marnais à participer au scrutin mis en scène par Laval, seul Alfred Margaine se prononça contre, rejoignant le groupe des 80 qui refusèrent de se saborder2. Dans ce département aussi, malgré un profond ancrage radical, la République des notables s'était substituée à celle des camarades tant décriée par la droite. Au demeurant, les années d'avant-guerre avaient vu députés et sénateurs surtout préoccupés de conserver leurs sièges. Après avoir protesté en vain contre le départ forcé de Marchandeau, Bousquet menaça les autorités allemandes d'une démission collective des élus locaux si le maire n'était pas réintégré. Pour obtenir gain de cause, il dut aller plaider celle-ci à Saint-Germain-en-Laye où se trouvait le commandement en chef de son secteur. Marchandeau put reprendre ses fonctions municipales en septembre 1940. Il ne fut pas le seul franc-maçon pour lequel le préfet s'exposa, d'autant que la Marne passait pour un département spécialement « sous influence ». Parmi les personnalités qui lui furent redevables de leur maintien ou de leur réintégration, on peut citer le maire de Vitry-leFrançois, Lucien Prud'homme, Vénérable de loge, Gaston Loiselet, maire de Chatelraould, et Paulin Thilly, représentant d'associations d'anciens combattants. Il y en eut beaucoup d'autres, tant parmi les élus que dans les bureaux de la préfecture. De même, l'ancien député radical d'Épernay Gaston Poittevin, haut dignitaire de la maçonnerie, tutoyait Bousquet et l'appelait par son prénom. Franc-maçon, Richard Pouzet, le successeur de Jean Leguay à la souspréfecture de Vitry, fut aussi protégé par Bousquet. Résistant arrêté et déporté après que ce dernier eut quitté la Marne, il signa une déposition favorable pour lui en 1945 : « D'esprit, il fut contre toutes les SaintBarthélemy, y déclarait-il. Il est paradoxal qu'ayant pu donner toute sa mesure à la faveur d'un régime autoritaire, il ne cessa de pratiquer les règles démocratiques, particulièrement dans le domaine de la tolérance et de la liberté de conscience, pas plus qu'il n'a pratiqué durant son proconsulat la “ Religion d'État ” proclamée par Pétain, aussi bien par le verbe que par le geste, et la cathédrale de Châlons ne fut jamais parée de son uniforme de préfet (sic). »
La question brûle les lèvres, évidemment : Bousquet était-il francmaçon ? Élevé dans l'idéal laïc et républicain d'un Irénée Bonnafous qui portait son grade de Vénérable à la boutonnière, propulsé dans la préfectorale, elle-même réputée hospitalière aux maçons, par les eaux « dépêchardes » également fraternelles, il avait tout pour l'être. Un garçon avide comme lui de réussite n'ignorait pas qu'à côté des valeurs défendues par les loges, le devoir d'entraide tissait des réseaux d'amitiés et procurait des avantages. Il avait été assez bien placé pour l'observer au sein du personnel radical. Ne fut-il pas tenté d'en profiter ? À ses juges, il dit tout net : « Bien que des affirmations multiples aient été apportées dans ce sens, sans que toutefois la moindre preuve ait été apportée, je déclare n'avoir jamais appartenu à la franc-maçonnerie3. » Louis Bousquet est formel : « Dans la famille, personne, jamais ! » Selon lui, son frère aurait assimilé le précepte d'Émile, marqué par la séparation de l'Église et de l'État, et farouchement indépendant : « Nous ne sommes pas devenus laïques pour retomber dans une autre chapelle. » Jean-Pierre Husson, qui a sans doute été le dernier historien à s'entretenir avec René Bousquet – mais c'était avant l'inculpation pour crimes contre l'humanité – et le seul à le faire parler de son action administrative – mais à condition de ne pas déborder des années marnaises, et Vichy fut tout juste effleuré –, écrit dans sa thèse qu'en 1987, il lui a confirmé n'avoir jamais été maçon. Il reconnut bien, en revanche, s'être lié avec nombre d'adeptes dont il appréciait « la compétence, le talent, la fidélité », et s'en être entouré à la préfecture, non à cause de leur appartenance, mais, dit-il, « parce qu'ils étaient les meilleurs ». Lorsqu'on sait la conscience qu'il avait de toujours faire au mieux – et ce trait s'accentuera avec l'âge et les responsabilités –, on est en droit de s'étonner qu'il n'eût pas lui-même cherché à figurer parmi ceux qu'il considérait comme « les meilleurs ». Le caractère occulte de la maçonnerie lui aurait d'ailleurs parfaitement convenu : un outil d'arrivisme supplémentaire, sans ébruitement possible. Lui, si secret… Rituel et démarche ésotériques s'accordaient sans doute mal à son esprit réaliste, peu visité par les questions existentielles ; mais c'est ce réalisme
même qui lui faisait accepter les contraintes mineures. Dans l'exercice de ses fonctions, ne devait-il pas se plier à toutes sortes de simagrées ? Sa fidélité aux francs-maçons fut à toute épreuve et il les protégea aussi vigoureusement à Vichy. Ne peut-on imaginer que, maçon luimême, sentant venir le vent des tracas, il fit, conformément à la loi du 13 août 1940, une fausse déclaration pour ce qui le concernait, et parvint à effacer les traces du passé ? Puis qu'il dut, enfermé dans ce mensonge premier, redoubler de dénégations tout en continuant d'obéir à la règle de solidarité ? Ou bien fut-il compagnon de route, « frère sans tablier », pour reprendre la terminologie douteuse d'Henry Coston désignant ceux qui, sans être initiés, se prêtèrent à des conférences en loges, tels Cathala et Laval ? Ou doit-on croire que, simple sceptique, il fut seulement soucieux de respecter une tradition radicale qui ne l'avait pas desservi ? Il faudra se résoudre à l'incertitude. Pourtant, qu'il ait dit ou non la vérité, reconnaissons que le serviteur de l'État français, d'ordinaire si scrupuleux dans son mandat, savait faire des exceptions. Le 6 décembre 1941, Je suis partout, autre fleuron de la presse collaborationniste, titrait : « Les F .. . M .. . ont gagné la bataille de la Marne ». Patriote, Bousquet fut très précieux à une autre famille beaucoup plus vaste, celle des prisonniers de guerre, les « PG ». La caserne Chanzy, à Châlons, avait été transformée en Frontstalag rassemblant plusieurs milliers d'entre eux. Dès le mois de juillet 1940, des contacts clandestins furent pris avec la préfecture. Bousquet, encore secrétaire général, avait obtenu des permis d'entrée dans le camp pour une religieuse, assistante départementale de la Croix-Rouge, ainsi que pour Marguerite Bello, qui y œuvrait bénévolement. La secrétaire réussit à sortir chaque jour des centaines de lettres que des fonctionnaires se chargèrent ensuite d'expédier. Les liens privilégiés de Bousquet avec le nouveau secrétaire général des PTT, Pierre Cathala, purent se révéler à nouveau utiles – François Cathala attribue à son père l'invention des cartes postales familiales imprimées dont il fallait biffer les mentions inutiles (« en
bonne santé », « blessé », « décédé », etc.), bientôt l'unique moyen de donner des nouvelles d'une zone à l'autre. Le futur préfet procura d'autres adoucissements aux PG, arrachant des droits de visite pour leurs femmes et faisant livrer à la caserne de quoi améliorer leur ordinaire. Il était sensible à ces détails matériels, lui qui avait dû accueillir des groupes d'Espagnols à Vitry, en 1939. Probablement avait-il appris que, de son côté, Irénée Bonnafous avait organisé à Montauban un réseau d'évasion pour ses frères maçons vaincus par le franquisme, détenus au camp de Septfonds. Et Émile Bousquet, selon son fils Louis, était lui-même très actif dans l'aide aux internés. Dans des circonstances bien différentes, les évasions ne tardèrent pas non plus à Châlons. Deux officiers français prisonniers, autorisés à sortir quotidiennement grâce à Bousquet, s'empressèrent de collecter renseignements et soutien logistique pour monter une filière. Cartes d'identité, faux papiers de démobilisation, vêtements civils, tickets d'alimentation furent fournis par des complices de la préfecture, ainsi que des crédits imputés au budget officiel des « secours aux nécessiteux ». Une liaison fut établie avec un point de la ligne de démarcation pour faire passer les fugitifs dont le nombre, élevé, reste difficile à évaluer. Dans les divers récits qui furent faits de ces évasions – auxquelles participa au premier chef la serviable Margot, secondée par Pierre Saury (du moins le revendiqua-t-il) et quelques autres –, il n'est pas non plus aisé de dégager la part exacte de Bousquet. Dans sa position, il ne pouvait être l'initiateur de l'opération. Mais il donna au moins une sorte d'accord tacite, interprété comme un encouragement et sans lequel tout aurait été beaucoup plus compliqué. Pour certains, il fit plus : un ancien de la faculté de Toulouse, Jean Verdier, devenu juge d'instruction à Pamiers, témoigna après guerre qu'en juillet 1940, Bousquet avait personnellement tenté de le faire sortir du camp de Châlons où il était prisonnier ; ayant échoué, il lui avait indiqué, pour le cas où il réussirait à s'évader par ses propres moyens – et il réussit –, une organisation parisienne grâce à laquelle il put gagner la zone libre.
De même, il fermait les yeux quand il comptait plus de soldats rendus à la vie civile que n'en comportaient les listes de démobilisation. Les mises en garde allemandes ne l'empêchèrent pas de négocier de nombreuses libérations en bonne et due forme, en particulier celles des Châlonnais qui rentrèrent tous chez eux à l'été 1940. Afin d'éviter à ceux qui n'avaient pas eu cette chance le départ en Allemagne, il s'arrangea pour en faire réquisitionner le plus possible dans des fermes des environs. Venu partager la veillée de Noël au camp, il fut acclamé. Plus tard, lorsque les PG rapatriés sanitaires arriveront par trains entiers, il pourvoira encore à leurs besoins4, et Raymonde Bousquet ellemême retroussera ses manches pour servir une soupe populaire. Marguerite Bello s'entendra dire par le commandant du stalag : « Vous êtes une bonne Française, mademoiselle, mais vous êtes à l'école de M. Bousquet. C'est un grand Français. »
Le dialogue avec les Allemands, encore korrekt, restait possible dans ces premiers mois d'Occupation. Le préfet Bousquet le préférait aux protestations officielles, platoniques. Sans pousser le jeu jusqu'à nouer des relations privées compromettantes, il se rendait presque tous les jours chez le Feldkommandant, assisté d'un interprète, car il ne parlait pas allemand. Il y allait en uniforme et en képi – la casquette viendra un peu plus tard –, convaincu que cela ajoutait du poids à ses arguments, et il avait enjoint les sous-préfets d'en faire autant pour traiter avec les officiers subalternes. Au lieu du drap noir réglementaire auquel les passementeries argentées conféraient une tonalité mortuaire, il avait choisi pour son uniforme un tissu marine. Imitait-il Laval qui, par superstition, s'était mis sous la protection du bleu ? Coquetterie et petites entorses supplémentaires, il s'était fait confectionner un veston droit, plus proche du costume de ville que de la pompe préfectorale, et se chaussait volontiers de bottes de cuir plutôt que de souliers, sous prétexte qu'il pratiquait l'équitation. « Quand je pense à lui me vient l'image d'un coq, dit M. X. Il était vraiment gonflé. Un culot, une aisance incroyables ! » Richard Pouzet,
lui, louera sa « faculté d'adaptation immédiate, son génie de la solution instantanée ». La palette des interventions était bariolée : de sombres histoires de volailles réquisitionnées, de bars fermés, d'expositions de modélisme contrariées, d'imposition excessive de la viande, à des sujets plus vitaux. « Il fallait chaque fois “ écraser le coup ” », poursuit M. X. Et empêcher les contacts directs entre habitants et occupants. Une nouvelle variante de la défense des petits contre les gros, si chère aux radicaux. Tout l'art consistait à faire avaler des couleuvres aux interlocuteurs, et Bousquet y excellait, audacieux parfois jusqu'à l'insolence. Chaque jour apportait son lot de menues victoires, de petits empiétements sur tel ou tel point de la convention d'armistice. On se réjouissait entre Français des bons tours joués aux Boches. Le préfet n'en négligeait pas pour autant les activités habituelles, le train-train des rapports mensuels, les innombrables rendez-vous et réunions de toutes sortes, les notables qu'il fallait cultiver. Croisa-t-il le père de Raymond Marcellin, banquier à Sézanne, non loin de Châlons ? Ou celui de son collègue de la préfectorale Maurice Papon, qui dirigeait les Verreries mécaniques champenoises dans la banlieue de Reims ? Ou encore, les frères de l'amiral Esteva, industriels rémois ? Le fils d'un chirurgien châlonnais, ami des Bousquet, se rappelle les goûters pour enfants à la préfecture et les soirées auxquelles étaient conviés ses parents. On s'installait dans l'Occupation. Le maintien d'une économie saine était prioritaire. Il existait dans le département deux associations agricoles, l'une chrétienne, l'autre radicale-socialiste, qui s'étaient longtemps regardées en chiens de faïence. Bousquet accéléra un processus de rapprochement amorcé avant guerre en les obligeant à fusionner. Il plaça l'ensemble sous son autorité, assortie d'une direction administrative, d'un bureau du ravitaillement et d'une série de chefs cantonaux et communaux qu'il appelait sa « vieille garde ». Ainsi furent sauvegardés les cadres agricoles évincés par la réorganisation orchestrée depuis Vichy. Les pouvoirs en principe impartis à la corporation paysanne furent d'ailleurs remis aux délégués de la nouvelle organisation, à charge pour eux de répartir la main-d'œuvre, le
matériel, le cheptel, les produits contingentés, d'aider à l'exploitation des fermes de prisonniers : de faire marcher l'économie rurale. Les états de production communiqués aux occupants par la préfecture étaient « minutieusement inexacts », de sorte que l'avoine et toutes les céréales possibles furent soustraites aux réquisitions. La même ruse réussit avec le bétail, les chevaux et les engrais, si indispensables en Champagne pouilleuse. Les Marnais ne furent pas les seuls à profiter de ces débrouillardises bien gauloises : l'approvisionnement en beurre, œufs et fromages des habitants de la Seine en fut amélioré, à la satisfaction de leur préfet Charles Magny. « Nous ne sommes pas les plus forts, nous devons donc être les plus adroits », répétait Bousquet. Et quand il échouait dans ce programme, quand il avait parlementé des heures en vain, la préfecture retentissait de ses jurons. Dès le mois d'août 1940, les Allemands avaient imposé à l'Aisne et aux Ardennes limitrophes l'Ostland, c'est-à-dire l'exploitation directe des terres pour forcer le rendement, après expropriation des agriculteurs en titre. Une manière de se payer sur la bête. Un mois plus tard, il fut envisagé d'étendre le système à la Marne, menace qui ne contribua pas peu à mettre d'accord les organisations agricoles rivales. Quand la Feldkommandantur s'ouvrit de son projet, Bousquet put y opposer un chantage – l'Ostland allait nuire au ravitaillement des populations et entraîner des troubles – et démontrer que la production était déjà optimisée par l'organisme départemental. L'herbe fut coupée sous la botte de l'occupant et l'on en resta là. Un procédé similaire servit à préserver la viticulture. Berlin avait décidé de faire main basse sur les vins de Champagne dès avant l'entrée de ses troupes en France. Producteurs indépendants, coopératives et industriels de la verrerie et des bouchons se regroupèrent sous l'égide de Bousquet, familier du dossier – Jean-Pierre Husson indique que des commissions avaient déjà été instituées afin de rassembler les intérêts vinicoles convergents lorsque Cathala était à l'Agriculture. À l'automne 1940, un compromis fut trouvé entre nécessités autochtones et exigences allemandes, celles-ci réduites de moitié grâce à la cohésion des vignerons et associés. Le stock ainsi épargné, la vente des prestigieuses bouteilles put être relancée. En juillet 1941, on sabla le champagne en présence de
représentants allemands pour saluer la naissance du Comité interprofessionnel des vins de Champagne (CIVC), fruit de la sage entente. L'un de ses principaux animateurs, le comte Robert de Vogüé (fils du marquis Louis de Vogüé, président de la Compagnie de Suez), directeur de la maison Moët et Chandon, plus tard déporté pour faits de Résistance, déposa en faveur de Bousquet après la guerre. Entre autres témoignages bienveillants, voici ce que le directeur des Champagnes Salon écrivit à son juge en 1945 : « Le plus beau fleuron de la Résistance de M. Bousquet à nos ennemis fut l'organisation de la viticulture champenoise […] qui permit durant toute l'Occupation d'éviter le pillage de nos caves. » Le puissant CIVC qui règne toujours à Épernay n'apprécie guère qu'on rappelle le nom des fées qui se penchèrent sur son berceau. L'automne finissant, la situation se resserrait. Les relations avec les autorités militaires étaient placées « en permanence sous le signe du conseil de guerre et du poteau d'exécution5 », dira Bousquet. La manière qu'il avait de toujours mettre en jeu sa responsabilité personnelle lui valait des interrogatoires à n'en plus finir. Il n'en continuait pas moins de lutter pied à pied, grignotant la moindre parcelle de liberté et tirant parti, les rares fois qu'il le pouvait, des maigres concessions figurant dans la convention d'armistice. Ses pouvoirs s'étaient encore accrus avec la suppression des conseils généraux et le transfert de leurs compétences aux préfets. Il conserva néanmoins les anciens élus cantonaux, Marchandeau et Patizel notamment, au sein de la commission départementale (au rôle seulement consultatif) créée par le gouvernement. Quant aux membres des conseils d'arrondissements purement et simplement dissous, il les recasa dans son organisation agricole toute neuve. À l'instruction de son procès, il se vanta de n'avoir révoqué aucun élu et d'avoir au contraire remis en selle certains maires révoqués, comme l'ancien député radical-socialiste Raymond Férin ou le socialiste (tendance Paul Faure, munichois exclu de la SFIO en 1944) Henri Martin, franc-maçon, gendre de son ami Poittevin. Il oublia de préciser
ce qu'a révélé Jean-Pierre Husson : en février et mars 1940 – il n'avait pas encore les galons de préfet, mais on sait quelles étaient ses prérogatives6 –, quatorze déchéances de conseillers municipaux excommunistes avaient été prononcées dans la Marne. Lui qui se prétendra « adversaire de toutes les mesures rétroactives de sectarisme politique7 », sélectionnait donc ses interventions : il n'eut pas, pour les quatorze déchus, de ces indignations qui le portèrent au secours des francsmaçons. Sous cet éclairage, sa hardiesse à l'égard de ceux-ci se retourne d'une certaine façon contre lui. Sans doute lui était-il plus facile de compatir au sort d'une catégorie qu'il connaissait ou dont il faisait partie (en ce cas, c'eût été loyauté préférentielle à un engagement) qu'à celui des autres bêtes noires du régime. Mais il s'agissait bel et bien d'un choix. Une clef de cette attitude se trouve peut-être dans la vision qu'il avait de la vie politique – ou apolitique. Lorsqu'il s'agit de combler les places vacantes des conseils municipaux, pourtant réduits par les nouvelles lois, il se fit fort d'opérer des choix équitables et d'appliquer une sorte de proportionnelle qui, selon ses propres termes, « n'avait pas le mérite de l'intelligence » : à conseil de droite, nomination de gauche ; et vice versa. Ainsi, selon lui, « collaborèrent dans un esprit d'étroite union des hommes dont les luttes personnelles remplissaient l'histoire locale depuis plusieurs années8 ». Bousquet se voulait respectueux de la liberté syndicale et suggéra au secrétaire de la bourse du travail, harcelé par les Allemands, de cacher ses drapeaux dans la bibliothèque de Châlons. Mais lorsque Jean Leguay, entendu par la justice en 1945, le gratifia d'avoir considéré la CGT comme l'« émanation la plus valable de la classe ouvrière », il se garda de rappeler que la CGT, déjà vidée de ses militants communistes, avait été dissoute en novembre 1940, et que le mouvement revendicatif était mort avec elle. Ce qui subsistait du syndicalisme vivotait confusément, regroupant des tendances diverses surtout fédérées par leur propension à faire la part du feu. Si Bousquet n'était pas contre les délégations professionnelles, c'était dans une perspective sensiblement paternaliste privilégiant les négociations d'homme à homme. Il est vrai que, fin 1941, lorsqu'il se heurta aux contestations des ex-syndicats pour appliquer la
Charte du travail, il n'insista pas. Mais cette Charte très controversée devait de toute façon rester à peu près lettre morte. Au début de l'année 1941, les Marnais passèrent tout près de sérieuses représailles à la suite de deux attentats rapprochés contre des convois de camions militaires : des clous semés sur la route de Mourmelon provoquèrent une série d'accidents, tuant un soldat et en blessant plusieurs autres. Fou furieux, le Feldkommandant ordonna une vague d'arrestations pour constituer un réservoir d'otages à fusiller à la première récidive. Bousquet réussit non sans mal à le calmer et réduisit ses prétentions à une amende dont il parvint ensuite à récupérer le montant par des astuces comptables. De l'aveu de l'un d'eux, il « subjuguait » les occupants. Dans la procédure intentée à la Libération, le principal reproche qui lui fut adressé concernait son comportement lors d'un gala de bienfaisance donné au profit des PG en juillet 1941, au cinéma Casino de Châlons. Bousquet y demanda la parole pour se lancer dans le panégyrique d'un lieutenant de l'état-major allemand. Déconcertée, l'assistance l'entendit promettre que, la guerre finie, il resterait ami avec cet officier. Le bruit circula qu'à la table du préfet, le dîner avait dû être arrosé. Quelques-uns savaient pourtant – car il avait pris la précaution de les avertir – qu'une vie humaine était en jeu. Il obtint à ce prix une commutation de peine pour un industriel rémois condamné à mort par le tribunal militaire allemand. Il avait encore gagné.
À Vichy, Laval avait été destitué le 13 décembre 1940 et, selon un bon mot d'époque, la ville thermale s'était transformée en « Société protectrice des amiraux » à l'avènement de Darlan, en février 1941. Entre la mi-avril et les premiers jours de juillet, une dizaine de lois et décrets modifièrent l'organisation préfectorale et la police. La loi du 19 avril, étendue fin juin à la zone occupée, avait créé des préfectures régionales dont « le but essentiel […] était de résoudre deux problèmes pressants : le chauvinisme départemental dans les questions épineuses de
ravitaillement et le manque de coordination dans les questions d'ordre public9 ». Mélange de régionalisme décentralisateur fleurant bon les vieilles provinces et de concentration des pouvoirs par un échelon intermédiaire avec l'administration centrale, le nouveau découpage, très inégal, illustrait les paradoxes des réformes vichystes. Le 26 août 1941, René Bousquet put ajouter une troisième rangée de feuilles de chêne et d'acanthe aux parements de son uniforme. Il était désormais préfet de la région de Champagne qui englobait la Marne, la Haute-Marne et l'Aube. De taille relativement modeste, celle-ci, assez éloignée de la ligne de démarcation, des frontières, du littoral et des secteurs comprenant des camps d'internement ou de regroupement, n'en revêtait pas moins une certaine importance pour Vichy, ainsi que le souligne Jean-Pierre Husson : « Située au contact de la zone interdite, à proximité des départements de l'Est chers au vainqueur de Verdun, […] elle se trouvait sur le lieu de passage le plus fréquenté entre la France et l'Allemagne10. » Le Maréchal, qui aimait à parler aux préfets et se faisait un devoir de les recevoir un à un à l'hôtel du Parc, s'était d'ailleurs entretenu avec Bousquet en juin et juillet 1941. Bientôt flanqué d'un intendant de police et d'un autre chargé des affaires économiques, le super-préfet avait, sans réserve, sinon l'obéissance au pouvoir central, la haute main sur le maintien de l'ordre et le ravitaillement. Comme il mettait déjà beaucoup en commun avec les départements voisins, son nouveau statut ne modifia guère l'organisation générale. Il obtint cependant le changement du préfet de Haute-Marne, par trop inféodé aux Allemands. Dans la Marne, un préfet délégué aurait dû prendre sa place ; il s'écoula six mois, incluant deux tentatives infructueuses, avant sa désignation. Particulièrement influent sur les nominations administratives, Bousquet était-il jaloux de sa fonction au point d'avoir différé sa propre succession à Châlons où il restait basé ? Peut-être ne la jugeait-il tout simplement pas nécessaire. Le sous-préfet Joseph Léger, qu'il venait de faire nommer comme son directeur de cabinet, ne fut lui-même pas remplacé avant un an à Sainte-Menehould : il dut se résoudre à faire la navette entre son ancien et son nouveau poste.
À l'hôtel Majestic, les maniaques des fiches mirent à jour celle11 de Bousquet. On pouvait y lire que, « fidèle de Laval […], patriote convaincu, farouche adversaire du communisme et des mouvements de Résistance, ennemi éventuel de l'Angleterre (l'empêcheuse de tourner en paix et la traîtresse de Mers el-Kébir) », il exerçait « pleinement ses fonctions de préfet ». Son attitude vis-à-vis des services de la Wehrmacht était qualifiée de « très bonne », à ceci près que ses convictions le conduisaient à « défendre aussi les intérêts français ». Sans appartenir à une loge, « comme tous les Français de situation élevée, [il] devait être proche de la franc-maçonnerie ». Il était dit aussi, « confidentiellement » et contre toute évidence, que « dans un petit cercle de la population », Bousquet avait la réputation d'être « acheté par les Allemands ». On voit de quel petit cercle il pouvait s'agir : à présent que les archives du ministère de l'Intérieur avaient fini d'être exploitées, les renseignements étaient puisés – ici, semble-t-il, par des agents du SD (Sicherheitsdienst), service de sûreté des SS encore en coulisses – aux sources les plus viles de la collaboration, qui considéraient le préfet comme un suppôt de la gauche. « Sa position vis-à-vis des rapports France-Allemagne correspond entièrement aux principes de Laval », concluait la note. À travers des chuchotements si peu fiables, il est difficile de se faire une idée de la manière dont les autorités militaires supérieures le percevaient réellement. Probablement étaient-elles satisfaites d'une bonne gestion administrative qui leur économisait des interventions. Pour le reste, sur sa sincérité ou son empressement à se soumettre à leurs réglementations, à « collaborer d'une manière correcte », conformément à l'article 3 de la convention d'armistice, il est possible qu'il en ait laissé plus d'un rêveur. C'est du moins ce que laisse supposer le commentaire chèvre-chou sur la défense de ses compatriotes. En même temps, cette aptitude à ménager tout le monde arrangeait les vainqueurs, soucieux de créer le moins de vagues possible dans l'opinion des territoires occupés. Lui, en tout cas, était convaincu de les rouler et, en leur tenant tête comme il le faisait, de s'épargner tout soupçon de double jeu. Il s'efforçait, ce qui lui paraissait légitime, de leur donner le change.
Sur le terrain, une chose est sûre : les ultras de la collaboration l'abhorraient et il le leur rendait bien, mettant des bâtons dans les roues du bureau franco-allemand de main-d'œuvre qui recrutait des volontaires. Avant d'être fusillé en 1947, Fernand de Brinon fut appelé à témoigner sur Bousquet. Représentant de Laval auprès de l'ambassadeur du Reich Otto Abetz, cet ancien journaliste séduit par le nazisme avait fondé en 1935 le Comité France-Allemagne, outil de propagande également animé par Georges Scapini, aveugle de guerre chargé des services des prisonniers de guerre en 1940. Brinon, que l'impertinent chroniqueur Galtier-Boissière12 avait surnommé « le Tapir » à cause de son long nez, conta comment Bousquet avait fait répandre dans la Marne le bruit qu'aux permanences du « Feu », groupuscule collaborationniste13 soutenu par des subsides nazis, on distribuait… du charbon. Dans l'hiver glacial, la population s'était ruée et l'émeute avait été évitée de justesse. La conséquence de cette bonne farce imaginée par Bousquet aurait été la dissolution du « Feu » par la Feldkommandantur elle-même. Sans doute informé par Brinon, Otto Abetz répéta à la Haute Cour cette histoire invérifiable. Plus sûrement, Bousquet interdit de préfecture le chef départemental du RNP – le Rassemblement national populaire, créé par Déat et Deloncle en février 1941 – qui était venu dénoncer un syndicaliste. Pierre Saury décrira la scène, Bousquet fulminant : « Je n'ai même pas une minute à vous consacrer ! Passez rapidement la porte avant de recevoir mon pied quelque part ! » Mêmes rudesse et verdeur de langage avec un autre délateur : « Ce sont des questions que je voudrais pouvoir traiter en homme, non en préfet, car vous relevez uniquement du coup de pied quelque part14 ! » Peut-être plus virulents encore à l'égard du préfet, les épan-chements de mépris haineux du PPF (Parti populaire français) : un de ses représentants, le docteur Jean Jolicœur, qui mourra assassiné, prit la peine de lui écrire pour se plaindre des conseils municipaux infestés de francsmaçons, de syndicalistes et d'anticléricaux. Avant de lui adresser son « salut révolutionnaire », ce disciple de Jacques Doriot lui exprimait sa déception de voir si peu les effets de la Révolution nationale dans la Marne.
François Cathala affirme aujourd'hui que les hommes comme son père ou comme René Bousquet ne faisaient pas grand cas de cette Révolution nationale voulue par le Maréchal. Qu'ils n'y adhéraient guère et tenaient en tout cas ses manifestations pour du folklore. En se penchant une fois de plus sur le minutieux travail de Jean-Pierre Husson, on apprend qu'en novembre 1940, le préfet Bousquet veilla à l'application d'une consigne ministérielle ordonnant de débaptiser les rues ou les édifices publics faisant référence à des communistes. Qu'en janvier 1941, il suggéra au maire de Sainte-Menehould de donner le nom du Maréchal à une place de sa ville. Richard Pouzet déclarera qu'à la demande expresse de Bousquet, le buste de Marianne fut maintenu dans les mairies et les écoles. Grâce à l'historien de la Marne, que découvre-t-on à ce propos ? En décembre 1940, Bousquet chargea ses services d'inventorier les portraits officiels du Maréchal (113 grandes photos, 847 de taille moyenne) destinés à remplacer le symbole de la République15. Et, plus intéressant, le 31 juillet 1941, il adressa cette requête à Marchandeau : « Le portrait du Maréchal de France, chef de l'État, figure à l'heure actuelle dans tous les établissements publics. Il orne en particulier, dans votre mairie, la salle où se réunit le conseil municipal. Cet hommage rendu au chef de l'État m'apparaît insuffisant. Il serait souhaitable, en effet, que l'effigie du Maréchal figure également, et en bonne place, dans tous les locaux de la mairie où le public a habituellement accès. » Folklore, la Révolution nationale ? Si Pouzet ne s'était pas trompé, alors Bousquet aurait inventé la « cohabitation », Marianne et le Maréchal trônant côte à côte, tandis qu'à l'en-tête du Journal officiel, l'État français venait de souffler sa place à la République. Manière d'ouvrir à son insu le surprenant débat sur la responsabilité de Vichy qui n'en finit pas de resurgir, récemment alimenté à la source la plus élevée de l'État – lorsque le président François Mitterrand a estimé, en 1992, que la République avait « fait ce qu'elle devait » et n'avait pas de comptes à rendre sur les crimes de l'État français : quatre années de dictature passées à la trappe sous prétexte de
leur illégitimité au regard du droit positif16. Acteur incarnant incontestablement la continuité de l'État et l'obéissance au nouveau régime, Bousquet, qui ne cessera de se clamer « ré-pu-bli-cain » à son procès, croyait-il la République seulement entre parenthèses en 1941 ? Pensait-il accomplir son devoir de fonctionnaire républicain en sacrifiant au culte de la personnalité de Pétain ? Ou voulait-il adresser quelques signes d'allégeance, à ses yeux anodins, pour complaire au Maréchal sur le point de le promouvoir préfet régional ? Il prêta ensuite serment de fidélité sans rechigner. « La cérémonie, brillante d'ailleurs, eut lieu le 19 février 1942 dans la grande salle de l'hôtel de ville de Vichy, écrit l'ancien chef du cabinet civil de Pétain, Henry Du Moulin de Labarthète. Pucheu17, retour d'Alger, y prononça son meilleur discours. M. Carles, préfet régional du Nord – un très grand fonctionnaire18 – lut, le premier, la formule du serment que répétèrent ensuite tous les préfets de France. Le Maréchal parla pertinemment de l'autorité et de la discipline. L'amiral Darlan, pris de court, fit l'éloge de la corporation des pêches maritimes. Journée pleine de solennité, mais qui marquait l'entrée décisive et lourde du serment politique dans les rites du régime19… » Il eût été difficile de se dérober à tant de ferveur nationale. Dans son Journal, Jean Guéhenno note à la date du 24 février : « C'est hier qu'a commencé l'ignoble comédie de Riom. Il est énorme que ce soit le vieillard qui durant ces vingt dernières années a exercé la plus grande autorité militaire […] qui accuse les autres comme les responsables de la défaite. Il est vrai qu'il ne doute plus de rien. Hier, pour la première fois, au cours de la prestation de serment des préfets, on le salua, comme Napoléon lui-même, en jouant la marche consulaire. C'est bouffon20 ! » Sur une photo de cette manifestation exhumée en 1992 par L'Événement du jeudi, on voit René Bousquet debout, tête nue, les cheveux coupés ras, l'air d'un adolescent compassé dans son uniforme impeccable, levant la main droite, la gauche gantée de blanc, face au Maréchal et à l'amiral Darlan. Au fond, les emblèmes « EF » de l'État français. Il est bien possible que la francisque lui fut remise dans ce lot de génuflexions. Il conserva sagement la distinction pétainiste, mais au moins s'abstint-il de l'arborer. Sa souplesse avait des limites.
Sitôt avalées les mandarines givrées Côte d'Azur du déjeuner officiel qui suivit – tickets d'alimentation exigés –, Darlan prit la parole pour souligner la place de la France dans l'Europe nouvelle. Le lendemain, les préfets régionaux furent encore conviés à la table d'honneur où ils savourèrent des côtelettes d'agneau bergère et les petits pois à la française aimés du Maréchal. Si l'on rapproche de ses propres paroles les échos qu'en donna la presse marnaise, le préfet Bousquet se rendit à Vichy une demi-douzaine de fois à partir du 10 juillet 1940 – notamment pour une présentation des maires au chef de l'État –, dont quatre après la chute de Laval. L'année 1941 fut aussi marquée par d'assez nombreuses visites officielles dans son département : il y reçut successivement l'amiral Darlan, alors viceprésident du Conseil, ministre de l'Intérieur et des Affaires étrangères – à cette occasion, Darlan se dira lui aussi républicain –, accompagné de son délégué en zone occupée Ingrand, puis Jean Berthelot (d'origine marnaise), secrétaire d'État aux Communications, Georges Lamirand, secrétaire général à la Jeunesse, et Pierre Pucheu, à qui Darlan avait passé la main à l'Intérieur. Auparavant, le 22 avril 1941, lorsque Georges Scapini, le « Monsieur PG » du Maréchal, vint à Châlons, Bousquet eut pour la première fois les honneurs des actualités filmées. Coiffé de la casquette désormais réglementaire, dont la visière à quarante-cinq degrés accentuait la ligne busquée de son nez, au milieu des prisonniers en congé de captivité et à quelques pas de Scapini discourant, il semblait un grand jeune homme en pénitence. Tous ces soins lui valurent, le 18 janvier 1942, de se voir proposer par Darlan le portefeuille du Ravitaillement21 ou quelque mutation administrative22. Il déclina l'offre. Il préférait rester en Champagne. Cela ne l'empêcha pas de répondre à une invitation de Laval à Paris, pour lui exposer sa politique agricole. Ou de solliciter du dauphin déchu ses bonnes relations avec Abetz en faveur d'un condamné à mort. Il le rencontra aussi « par hasard » peu avant l'attentat qui faillit coûter la vie à l'Auvergnat et à Marcel Déat, le 27 août 1941, lors de la cérémonie de départ pour le front russe du premier contingent de la LVF, la Légion des volontaires français contre le bolchevisme. « [II] s'était toujours montré
amical et bienveillant à mon égard, dira-t-il, ses appréciations […] étaient toujours fort élogieuses pour moi23. » Ainsi jouait-il alternativement la carte Pétain et la carte Laval, comme il avait fait autrefois avec Sarraut et Cathala. Et devant ses amis radicaux qui n'étaient pas confits dans la vénération maréchaliste, il critiquait ouvertement les choix de Vichy, « bocal de tous les vaincus de 1936 ». Pourvu qu'il ne s'adressât pas aux collaborationnistes envers lesquels il n'avait aucune complaisance, il était assez virtuose dans l'art de dire aux gens ce qu'ils avaient envie d'entendre. 1 Celle-ci fut officiellement supprimée le 17 juillet 1940. 2 Sur le sujet, lire Olivier Wieviorka, Les Orphelins de la République. Destinées des députés et sénateurs français (1940-1945), Le Seuil, coll. L'univers historique, 2001. 3 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juin 1945. 4 Vers la mi-juillet 1941, recommandé par le nouveau ministre de l'Intérieur Pierre Pucheu, il briguera la direction d'une instance (futur Commissariat général) d'aide aux PG rapatriés au sein de laquelle la création d'un fichier sera envisagée. 5 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 6 juillet 1945. 6 Dans un témoignage remis au Hoover Institute (cf. La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit.), il écrivit lui-même – lapsus ou erreur délibérée ? – qu'il exerçait les fonctions de préfet en mai 1940, au lieu de septembre. 7 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juillet 1945. 8 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juin 1945. 9 Sonia Mazey, Vincent Wright,« Les préfets », in Le régime de Vichy et les Français, op. cit. 10 Jean-Pierre Husson,« Un préfet de la région de Champagne à l'époque de Vichy : René Bousquet (1941-1942) », in La Champagne et ses administrations à travers le temps, La Manufacture, 1990. 11 Ce document a été communiqué à l'auteur par Gérard Hisard, ancien officier des FFC, les Forces françaises combattantes (réseaux de Résistance, renseignements et action), qui se passionne pour les affaires militaires allemandes. 12 Jean Galtier-Boissière, Journal, 1940-1950, Quai Voltaire, 1992. 13 Pascal Ory, Les Collaborateurs, 1940-1945, Le Seuil, 1976. 14 Déposition de Pierre Saury, 15 mars 1945. 15 Dans La Vie de la France sous l'Occupation (op. cit.), les partisans de Laval ont tenu à expliquer que les symboles républicains furent laissés en place« partout où le fait ne devait pas susciter des réactions dangereuses pour la sécurité des habitants ». 16 Le 16 juillet 1995, Jacques Chirac a prononcé un discours rompant avec la tradition de ses prédécesseurs, à l'occasion de la commémoration, devant le monument dédié aux victimes juives, de la rafle du Vél' d'Hiv' des 16 et 17 juillet 1942 : le président de la République a reconnu la« responsabilité de l'État français ».
17 Succédant à ce poste à l'amiral Darlan, Pierre Pucheu fut ministre de l'Intérieur du 18 juillet 1941 au 18 avril 1942. 18 Fernand Carles, préfet du Nord (zone interdite), zélé de la Révolution nationale, fut arrêté à la Libération. En septembre 1944, il se suicida dans sa cellule. Une note d'Amédée Bussière en rend compte dans La Vie de la France sous l'Occupation (op. cit.) :« Ce préfet de qualité […] ne put supporter l'effroyable injustice d'une arrestation que ses immenses mérites et les innombrables services qu'il avait rendus auraient dû lui éviter. Il ne put se faire à l'idée d'une éventuelle condamnation par des tribunaux d'exception que ni le droit, ni la justice ne pouvaient animer. » 19 Henry Du Moulin de Labarthète, Le Temps des illusions. Souvenirs (juillet 1940-avril 1942), À l'enseigne du cheval ailé, 1946. 20 Jean Guéhenno, Journal des années noires (1940-1944), Gallimard, 1947. 21 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 15 juin 1948. 22 Dans ses notes destinées à la défense de Pierre Laval, en 1945, et publiées par le Hoover Institute (op. cit.), il écrivit :« Mon nom revenait généralement quand on avait à pourvoir un poste difficile. » 23 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 16 juillet 1945.
10 Des fleurs pour les otages fusillés Dans sa longue déposition de 1945, Richard Pouzet déclara : « Il n'y eut en Marne aucun remous de la Terreur Blanche vichyssoise et la défaite n'y prit pas les allures d'une revanche contre la République. » Interrogé sur l'attitude de Bousquet vis-à-vis des communistes, il répondit que ceux-ci avaient été « peu actifs en 1940-1941 » et qu'ils avaient subi de « rares arrestations ». « Bousquet regnante, ajouta-t-il, la police marnaise n'a jamais livré un communiste aux autorités occupantes et n'a jamais entrepris aucune action d'ensemble contre les cellules communistes plus ou moins bien camouflées. » Il expliqua également que Bousquet avait invoqué la perte des archives de la préfecture pour ne pas fournir de listes de militants à la Feldkommandantur, malgré des demandes réitérées : « De bons renseignements furent au contraire donnés sur quelques communistes faisant l'objet d'une enquête allemande. » Ce témoignage fut crucial, car auréolé par le passé résistant de son auteur et sa déportation récente. Bousquet, de son côté, affirma au magistrat instructeur : « J'ai toujours opposé un refus formel à toute exigence, quelle qu'elle soit, susceptible de nuire à des Français, quelles qu'aient été leurs idées politiques ou leurs activités avant ou pendant l'Occupation1. » À l'entendre, au début de celle-ci, il n'avait jamais noté d'activités communistes réelles dans son département et n'avait non plus jamais inquiété d'anciens membres du Parti. Il parla, au contraire, d'interventions en leur faveur dont il n'avait « pas gardé le souvenir précis2 ». « Je ne pense pas que l'on puisse faire à mon attitude même le reproche de l'ambiguïté. […] Je n'ai pas le souvenir d'avoir prononcé un seul internement administratif pour raisons politiques3. » Les rares fois qu'il avait dû s'y résoudre, c'était pour de
stricts motifs de droit commun, en particulier dans des affaires de marché noir. Les arrestations politiques, il les laissait aux Allemands. La justice de 1949 se tint à cette version et l'image de Bousquet demeura celle d'un préfet irréprochable, d'un homme qui n'avait failli qu'au printemps 1942 en acceptant un poste de premier plan. Ce n'est pas le moindre mérite de Jean-Pierre Husson que d'avoir revisité cette présentation des faits. À force d'écumer les archives départementales, tâche négligée par les enquêteurs de la Haute Cour4, il a rassemblé des éléments qui ternissent singulièrement l'avantageuse peinture de l'action de Bousquet dans la Marne. À côté de ce « scoop » historique, les fanfaronnades du préfet, sa prétendue ardeur à prendre les armes en 1939 ou son dédain de la liturgie pétainiste paraissent mensonges véniels. On sait que le Parti communiste avait été dissous en septembre 1939. Dans la Marne où il n'avait jamais été bien vigoureux, ses seuls élus, municipaux – une poignée de conseillers –, furent déchus, on l'a vu, en février et mars 1940. Dès avant l'avènement du gouvernement de Vichy, le Parti était donc démantelé et le préfet Jozon, fortement épaulé par le secrétaire général Bousquet, n'avait pas attendu le décret de dissolution pour se mobiliser. Sitôt la conclusion du pacte germano-soviétique, le 23 août 1939, on commença à surveiller, perquisitionner et interroger les milieux communistes marnais. Deux militants furent emprisonnés pour propagande. Après l'interdiction du PC, des listes furent établies. Descentes de police (française) et saisies se multiplièrent. Les circulaires Sarraut furent appliquées à la lettre. On interna, on éloigna. Au début de l'année 1940, un professeur communiste d'origine polonaise subit ce sort : il mourut en déportation, car des arrestations comme la sienne furent plus tard relayées par la Gestapo. Trois Rémois furent radiés des prud'hommes pour délit d'ex-appartenance. Les anciens syndicalistes unitaires furent épiés, surtout les cheminots. Il y eut des déplacements d'office et encore des perquisitions. Au retour d'exode, Bousquet devenu numéro un du département, la vigilance ne faiblit pas : dix arrestations suivies de quatre condamnations en octobre 1940 ; le 15 novembre, deux révocations à la SNCF ; le 5 décembre, deux condamnations ; le 9, on inaugura les mises en fiches anthropométriques – pour arriver au nombre de 200 ; le 18, le préfet prit
un arrêté par lequel la « découverte de tracts extrémistes sur le territoire d'une commune entraînerait l'internement administratif de tous les militants communistes notoirement connus » : l'élève avait dépassé le modèle Sarraut. Il faut dire que deux mois plus tôt, à Paris, le préfet Langeron5 avait décidé une mesure similaire6. L'idée venait de plus haut. Le 23 décembre, les éléments passibles des cours martiales – instituées après l'aventure de Dakar7 du 20 septembre 1940 –, aux arrêts sans recours et exécutoires dans les vingt-quatre heures, furent recherchés. En 1941, la chasse aux papillons subversifs – les affichettes antiallemandes –, la ronde des filatures et enquêtes en tout genre continuèrent de plus belle. Cinq condamnations en janvier et février. Et, comme si cela n'avait pas suffi, une fouille des vestiaires d'usine fut préconisée en mars. On se pencha même sur les souscriptions en faveur des familles de détenus. Habité jusque dans la répression par le souci d'équité, René Bousquet choisit parmi des colleurs d'affiches promis à l'internement « ceux qui avaient les plus faibles charges de famille ». Il réclama au commissaire spécial de Châlons d'élaborer un service de renseignements et de surveillance. En avril, il y eut plus de cent perquisitions. Jean-Pierre Husson établit un premier bilan relativement faible de ces opérations dans la Marne de janvier 1941 au 22 juin suivant, date de la mise à exécution du plan Barbarossa déclenchant l'invasion de l'URSS par la Wehrmacht : neuf condamnations. Les arrestations s'intensifièrent ensuite, un commissaire ayant été chargé de coordonner la lutte contre les « menées anti-nationales ». Les condamnations se firent également plus sévères. Dans son rapport mensuel à Vichy daté de septembre, Bousquet indiqua qu'il avait fait interner hors du département un militant relaxé par un verdict trop clément du tribunal correctionnel d'Épernay. En octobre, il demanda au policier qu'il avait sacré champion de ces poursuites de compléter sept notices individuelles (concernant six gaullistes et un communiste), à remettre à la Feldkommandantur : « Je vous serais obligé de faire figurer […], le cas échéant, non seulement le nombre (exigé par les Allemands), mais l'âge des enfants », précisait-il, peut-être pour adoucir le sort des futurs condamnés, selon une pratique schizophrénique consistant à se plier aux lois tout en tentant de s'y soustraire. Mais,
ajoutée à l'action d'ensemble, la lettre attestant cet ordre jette à bas l'argumentaire de Richard Pouzet. Que dire de celui de Bousquet ? À l'heure des comptes, forcément incomplets, faute d'accès à toutes les sources, on recense tout de même, de septembre 1940 à la fin 1941, plus de soixante arrestations politiques, dont vingt entraînèrent des condamnations de deux mois à cinq ans de prison. Jean-Pierre Husson fait également état d'un nombre indéterminé d'internements administratifs à Châteaubriant, en Loire-Inférieure, et au camp de Rouillé, dans la Vienne. Décisions confirmées involontairement par M. X, qui lâche sur le ton de la confidence : « Bousquet était autoritaire, sans violence, mais il usait facilement de sa faculté de faire interner dans les camps de concentration officiels de la zone Sud ceux qui le gênaient. Il ne prononçait pas de peines longues : quinze jours, trois semaines, pour que les types comprennent. » Jusque-là, on savait Bousquet dévoré d'ambition – et quel mal y avaitil à cela ? –, méridional dans ses exagérations, mais aussi courageux, dévoué et généreux. Il était capable de compromis, mais les circonstances et le recul du temps permettaient à la rigueur de relativiser certaines attitudes. On l'avait vu ferme avec les Allemands, et si l'aversion pour les collaborationnistes n'était pas un certificat de bonne conduite, elle dénotait un sens de la mesure rassurant D'où lui venait ce soudain zèle anticommuniste et antigaulliste ? Le respect des lois ? Face à ses interventions en faveur des francs-maçons, l'argument ne tient pas. Soyons candide : il pouvait exister quelque intention cachée, une volonté de court-circuiter les occupants sur le terrain répressif par des gestes spectaculaires uniquement destinés à les éblouir. Mais si tel était le cas, Bousquet poussait le jeu plus loin que ne l'aurait exigé le simple coup d'esbroufe. De la part d'un homme qui se prétendait modèle de vertu républicaine, rien ne justifiait le fichage obsessionnel des militants, par exemple, ou cette idée flicarde de faire les poches et les armoires des ouvriers. Quand bien même il aurait été guidé par le seul souci de prévenir des actions allemandes plus redoutables que les siennes, il agissait en parfait instrument du régime. Cet éventuel calcul dont on peut lui faire crédit montrait en tout cas qu'il avait la vue courte.
« Parmi les militants arrêtés et condamnés, reprend Husson, plusieurs furent ultérieurement condamnés à nouveau par la section spéciale8 de la cour d'appel de Paris [dont dépendait la Marne], internés comme otages, et déportés. » Douze connurent ce destin, six ne sont pas revenus. Voilà qui jette un sérieux voile d'ombre non seulement sur la période marnaise de Bousquet, mais sur l'ensemble de sa défense de 1949. Nul doute que si un magistrat s'était alors avisé de lui reprocher son acharnement, l'« adversaire des mesures rétroactives de sectarisme politique » n'aurait pas manqué d'éléments pour se justifier : l'anticommunisme légalisé, le PC ennemi de la patrie, la crainte des attentats terroristes et de leurs répercussions, les exigences allemandes, l'action des autres préfets qui pouvait atténuer la sienne – Pierre-Henry, leur hagiographe, écrit que « l'immense majorité du corps joua un jeu de saine compréhension, cet inévitable double jeu ». Mais Bousquet n'eut nul besoin d'argumenter. On ne lui demanda rien. Autre fait troublant, les communistes eux-mêmes restèrent cois : parmi les rares témoignages à charge, celui d'un élu du parti fut très modéré. Le haut fonctionnaire leur avait aussi rendu des services, était intervenu pour faire libérer certains ex-responsables. « Pardi ! s'écrie M. X, toujours trivial. Dans la Marne, tout le monde en avait croqué ! » « Le 14 juillet 1940, […] j'ai fait savoir au Feldkommandant que la fête nationale ne pouvait être, dans des circonstances aussi tragiques pour nous, qu'une fête du souvenir. J'ai été déposer des gerbes de fleurs au monument aux morts de Châlons, cravatées aux couleurs tricolores (sic), ce qui était interdit. J'ai imposé aux Allemands que, pendant le temps où je sortirais de la préfecture pour m'y rendre, il n'y ait pas, dans les rues de Châlons, un seul militaire allemand. Je l'ai obtenu. » Bousquet fit ce récit aux jurés de la Haute Cour, le 21 juin 1949. Il ne raconta pas l'arrestation de deux fils de militants communistes qui avaient accompli le même geste à Reims, le 11 novembre 1941.
Parmi quelques coups d'éclat dont il choisit de se flatter devant la justice, il en est un qu'il cita à l'instruction, au procès et dans des notes9 publiées ultérieurement. Un jour du début 1942, il apprit « par la lecture du journal » qu'à Châlons, des otages avaient été fusillés par les Allemands la nuit précédente, en représailles à un attentat contre un hôtel de Dijon où logeaient des officiers de la Wehrmacht. Au nombre des otages passés par les armes figuraient deux jeunes Marnais détenus par les occupants. « Sur l'avis publié […], dit Bousquet, ils étaient qualifiés de communistes. » Le Feldkommandant de Châlons, immédiatement contacté, assura qu'il déplorait l'exécution, mais que l'ordre était venu du général commandant l'ensemble des départements de l'Est. Bousquet obtint la restitution des corps, « sous réserve que l'inhumation ne donnerait lieu à aucune manifestation ». Celle-ci eut lieu à Châlons. « Malgré l'interdiction qui m'avait été faite, j'y assistai, poursuivit Bousquet. J'étais accompagné de M. Bruyère, maire. La Feldgendarmerie gardait l'issue du cimetière, mais nous étions parvenus à tromper sa surveillance. Je déposai alors sur les tombes deux couronnes tricolores10. » (En 1949, il parlera de trois gerbes et, plus tard, commentera : « Je crois que le geste est unique sous l'Occupation. ») Des menaces s'ensuivirent mais il tint bon, arguant qu'il n'avait fait que son devoir, et il alla dans la foulée confesser son indignation à l'archevêque. Richard Pouzet conta cette journée où, déjeunant avec sa femme chez les Bousquet, il trouva son hôte « taciturne, moins qu'aimable, contrairement à sa nature […], bouleversé. » Peu après, le Feldkommandant de Châlons fut relevé pour s'être montré trop tolérant à l'égard du préfet patriote, et son successeur reçut pour consigne de ne jamais frayer avec lui. Bousquet s'était vanté d'avoir fleuri les sépultures en catimini. Écoutons la déposition du maire présent à ses côtés, Georges Bruyère : « Le public n'était pas admis et des Feldgendarmen interdisaient l'entrée du cimetière après l'avoir fait évacuer. Je me tenais avec M. Bousquet à proximité de la tombe ; un membre de la Gestapo nous a demandé nos papiers et nous a invités à quitter les lieux ; nous nous y sommes refusés tous les deux. Il n'a pas insisté, mais, par la suite, nous avons été convoqués séparément à la Feldkommandantur. » D'autres témoignages
croisés permettent d'ailleurs de penser qu'il y avait une petite délégation française dans ce cimetière : Bruyère, Bousquet, mais encore son chef de cabinet, son chauffeur, Pierre Saury et le sous-préfet Esquirol. Un point anecdotique, mais à nouveau révélateur de cette constante reconnue par son ami X : « Bousquet disait la vérité à quatre-vingts pour cent. Pour le reste, il était du Midi, il enjolivait. » Qui étaient ces otages exécutés à Châlons ? Combien étaient-ils ? Il faut remonter au printemps 1941 pour comprendre leur histoire. À cette époque, une distribution de tracts communistes appelant à réintégrer les syndicats dans les maisons de champagne de Reims provoqua, sur injonction de Bousquet, une enquête qui conduisit les policiers français à appréhender un jeune caviste chez Heidsieck, Marcel Chatton. Son arrestation fut suivie de plusieurs autres dont celles, en novembre, de ses camarades Georges Dardenne et Édouard Quentin, vingt-deux et vingt et un ans, dénoncés par un collaborationniste. Tous furent livrés aux Allemands et jugés par le tribunal militaire de Châlons. Chatton, condamné à mort, exécuté le 23 décembre, fut enterré sans fleurs ni couronnes. Les deux autres écopèrent des travaux forcés à perpétuité jusqu'à l'attentat de Dijon ; désignés alors pour assouvir la vengeance allemande, ils furent fusillés le 13 janvier 1942 en même temps qu'un autre Rémois, Marcel Mélin, condamné pour détention d'armes. C'est sur les tombes de ces trois derniers que René Bousquet vint s'incliner. Lorsqu'il spécifia à son juge qu'ils avaient été « qualifiés de communistes » par la presse, il fit comme s'il avait tout ignoré de leur passé. Comme s'ils avaient atterri en prison par l'opération du SaintEsprit. Lui, le protecteur des syndicalistes, le partisan de l'union nationale, le préfet réputé n'avoir jamais livré de militants aux occupants ne savait rien. N'avait rien à dire sur les raisons de leurs arrestations. Un silence bien lourd. Bien sûr, il n'avait pas prévu, ni encore moins souhaité, un tel dénouement. Bien sûr, il pensait avoir protesté, et même tenu tête aux Allemands, par son geste au cimetière. Mais pourquoi choisit-il de se glorifier d'un épisode où sa responsabilité avait été si manifeste ?
Mentait-il pour ne pas se détester ou bien par pur cynisme ? La politique lui avait-elle rendu la falsification familière ? Finissait-il par croire à ses inventions, par oublier ses propres omissions ? Vertige de questions rendu plus troublant encore par les nombreux soutiens qu'il reçut, les portraits mettant en avant sa générosité ineffable : ici un chef de division de la préfecture arraché aux griffes allemandes, là un cheminot syndicaliste protégé avec énergie, là encore, l'amélioration des conditions de détention à la prison de Châlons, et un discours héroïque débité au nez des occupants. Bousquet n'était pas lâche. « Évidemment, il serait excessif de dire qu'il eût consenti à sacrifier sa situation pour sauver un subordonné », note un de ses contempteurs. Personne ne lui demandait autant. Il aurait été passionnant de lire le rapport qu'il envoya à Vichy après les exécutions de Châlons. Songeons que, quand l'amiral Darlan lui offrit le ministère du Ravitaillement ou une mutation, c'était le 18 janvier, soit cinq jours plus tard. Un peu brouillé avec les dates, Bousquet a donné celle-ci en 1948. Il avait eu le temps d'effectuer des recherches précises. Ce jour pouvait aussi l'avoir marqué pour une raison familière : il correspondait à l'anniversaire de son fils. Sans entrer dans le détail des querelles vichyssoises, après le retrait de Flandin en février 1941, le nouveau dauphin de Pétain vivait sous la menace de la formation d'un gouvernement rival à Paris, sous l'égide de Laval. Ce peut être là une explication de sa proposition à Bousquet, largement identifié comme l'homme de Laval : en faisant appel à lui, il s'alliait un fidèle de l'Auvergnat. Mais la coïncidence temporelle permet aussi bien de l'interpréter comme une récompense pour son action antibolchevique – car Vichy savait – et une sorte de baume après le choc de Dijon… Le 28 septembre 194111 avait été édictée par le haut commandement allemand une ordonnance qu'on prit l'habitude d'appeler « code des otages ». Désormais, pour chaque attentat commis contre un membre de l'armée d'occupation, les Allemands considéraient non seulement leurs propres prisonniers, mais aussi ceux qui étaient aux mains des services
français comme otages à fusiller. Les 22 et 23 octobre, quatre-vingt-dixhuit exécutions eurent lieu à Châteaubriant, Nantes, Paris et Bordeaux. Avec l'affaire du 13 janvier 1942, Bousquet expérimenta à son tour la signification de ce code qui ne cessa plus de le hanter. N'avait-il pas auparavant opposé au Feldkommandant de Châlons, un jour que celui-ci brandissait un chantage de cette sorte, qu'« il n'y avait qu'un otage dans la Marne », lui-même ? Aux mêmes causes les mêmes effets : de nouveaux attentats furent à l'origine de dix-huit arrestations par les Allemands, le 26 février 1942, à Châlons. Les détenus ne furent pas exécutés sur-le-champ, mais transférés à Compiègne. C'étaient des politiques et des juifs. Bousquet leur fit parvenir des colis, mais fut impuissant à empêcher leur déportation12. Vichy avait promulgué le 2 juin 1941 un second statut des juifs plus discriminatoire que celui d'octobre 1940 – institué à l'initiative de l'État français. La définition de la judéité y était élargie, l'accès aux professions influentes anéanti, le numerus clausus pour certains secteurs aggravé. Simultanément, un autre texte prescrivait le recensement des juifs. Pour la seule année 1941, ce ne furent pas moins de vingt-huit lois françaises qui s'additionnèrent ainsi au premier statut antisémite, sans compter des décrets et tout leur arsenal d'arrêtés, de circulaires, etc. : quatre-vingtseize textes officiels, dont cinq ordonnances et quatre avis allemands. « J'ai eu l'occasion de marquer publiquement mon dissentiment lorsque le gouvernement a publié les législations d'exception contre les israélites13. » Bousquet faisait allusion aux conférences qui, tous les premiers mercredis du mois, réunirent les préfets régionaux à Paris et parfois à Vichy à partir de décembre 1941. Pouzet confirma : « Les lois raciales furent appliquées dans la Marne avec le maximum d'humanité. La plupart des Israélites réussirent à franchir la ligne de démarcation et à passer en zone dite libre où ils n'étaient pas encore traqués. Beaucoup d'entre eux furent avisés discrètement par la préfecture des menaces d'arrestation qui pesaient sur eux. Certains furent même dotés de faux papiers, en tout cas l'apposition de la mention “ JUIF ” sur les cartes d'identité fut réalisée avec une sage lenteur. »
En zone occupée, cette mesure14 appliquée depuis le mois d'octobre 1940 découlait d'une ordonnance allemande du 27 septembre précédent, prescrivant le recensement des juifs. Dans la correspondance de Xavier Vallat, commissaire général aux questions juives – depuis la création du Commissariat, le 29 mars 1941 –, les historiens Michael Marrus et Robert Paxton ont d'ailleurs trouvé la trace, à la date du 30 mai 1941, d'une opposition formelle de Bousquet à cette exigence : celui-ci faisait en effet « observer que même les Allemands n'étaient pas allés aussi loin15 ». Face à ses juges, lui-même ne s'étendit pas pour autant sur le sujet. Il évoqua brièvement le dynamitage des ruines d'une synagogue par les Allemands, à la suite de quoi il aurait obtenu le limogeage de l'officier responsable. Il suggéra au magistrat instructeur d'entendre le président de l'association cultuelle israélite de Châlons, Léon Ulmann, délégué au Consistoire central à Paris. S'il en attendait quelque appui, il dut être déçu. Le témoin, réfugié à Annecy, puis à Genève, avait quitté la Marne dès juin 1940. L'ampleur des exterminations avait effacé ses souvenirs antérieurs : « Depuis mon retour, je n'ai rien entendu de particulier sur [le] compte [de Bousquet] dans les milieux israélites de Châlons-surMarne, déclara-t-il le 3 août 1945. D'ailleurs, presque tous ceux qui sont restés sur place ont été déportés en Allemagne, d'où un seul est revenu à la date d'aujourd'hui. » La seule aide connue apportée par Bousquet aux juifs marnais qui, à l'écouter, « se tournaient naturellement vers [lui] », consista à leur donner quelques subsides. Et à leur conseiller de filer en zone non occupée. Il encouragea bien un conseiller municipal frappé par la loi à ne pas démissionner, mais ses tentatives pour faire libérer ceux que les Allemands avaient raflés ne furent guère fructueuses. Parmi les déportés de la Marne, soixante, selon Jean-Pierre Husson, avaient été arrêtés par leurs compatriotes ou par les Allemands entre septembre 1940 et avril 1942, alors que Bousquet était préfet : trentequatre politiques, en majorité communistes, seize résistants, six juifs dont au moins deux français (« Tant que je dirigerai la police, dira-t-il bientôt,
les juifs français ne seront pas inquiétés »), et quatre aux motifs d'arrestation restés ignorés. Vingt-cinq sont morts en déportation. Encore Bousquet présidait-il aux destinées de la Champagne à une époque où la Gestapo n'avait pas damé le pion à l'autorité militaire et où la Résistance, malgré le « vent mauvais » senti par Pétain, était encore le « désordre de courages » dit plus tard par André Malraux. « J'ai toujours été choqué par le principe de rétroactivité des lois », répéta-t-il à l'audience de son procès. Et il reparla abondamment des francs-maçons du département. Ce qui avait été vrai pour eux n'avait pas valu pour les juifs ni moins encore pour les résistants communistes ou gaullistes persécutés. Le préfet s'était occupé de ses exclus comme les dames d'œuvres ont leurs pauvres. Il ne faisait pas seulement le calcul qu'un service n'est jamais perdu : il faisait la différence entre le cadre légal et les cas particuliers, apportant sa sollicitude dans les bornes de ce qu'il ne savait pas refuser à ses supérieurs. Et de nombreux habitants lui en étaient reconnaissants. Il adaptait ainsi la règle, pourvu qu'elle fût française. Lorsque, en août 1941, sept jeunes gaullistes furent pris par les Allemands au Mesnil-surOger, près d'Épernay, il n'eut de cesse de leur obtenir une certaine indulgence (quinze jours à un mois de prison). À jouer la force d'interposition, à tout tenter de bonne foi pour berner les vainqueurs dans le décor imposé, il se pensa résistant. Il le dit au juge : « Ce fut, dans un temps où l'administration française se trouvait dans un complet isolement, livrée aux réactions individuelles et collectives de l'occupant, devant un ennemi ivre de ses succès et sûr de sa puissance, ce que j'appellerai : “ La Résistance dans la solitude et dans la nuit ”16. » Après cette envolée, il se ravisa pour déclarer plus simplement : « Alors que la puissance allemande était à son apogée et que, pendant longtemps, les administrations départementales n'eurent d'autres ressources que de se défendre elles-mêmes, j'ai la certitude d'avoir, sans défaillance, défendu et sauvegardé les seuls intérêts de la France17. » Citoyen d'honneur de Vitry-le-François, s'il avait su alors que son nom serait plus tard oblitéré dans la cour de la préfecture de Châlons, il n'aurait pas compris.
Bon administrateur, gestionnaire doué, il avait mis en pratique les recettes apprises aux beaux jours du radicalisme. Sur une nouvelle fiche d'appréciation de l'administration militaire allemande, cette fois, on lui prédisait une « grande carrière18 ». Lui la voyait politique. C'était dans cette durée-là qu'il comptait s'inscrire et, peuplant les postes sensibles de fonctionnaires à lui, il attendait son heure. La paix n'avait pas été au rendez-vous de l'armistice et les tentatives de Vichy pour assouplir les conditions de celui-ci échouaient les unes après les autres. Il restait pourtant confiant, heureux de son ascension, stimulé par une activité inlassable qui lui donnait le sentiment de son importance, réelle. « Savoir plaire, jouir de la considération, et, de la sorte, faire aimer et respecter le régime, dit encore Pierre-Henry, tout cela fait les bons souspréfets ; et les bons sous-préfets font les bons préfets ; après quoi, les bons préfets consolident les régimes… bons ou médiocres. » La compromission vichyste rejoignait les désirs de l'Allemand détesté. Bousquet l'admettait comme un mal nécessaire. Sur le point d'être appelé à de plus hautes fonctions, il avait pris la mesure des limites de la collaboration. Mais, malgré les drames auxquels il se trouvait mêlé, il persévérait à ne pas voir la Résistance du côté où elle se trouvait, à ne pas désobéir, par sens de l'État autant que pour servir ses ambitions. Sa fibre politique et administrative l'aveuglait doublement. L'amour du métier fit place à la tentation de la mission. Lorsqu'il lui fallut décider de partir pour Vichy, il n'y eut pas le basculement souvent décrit, le trébuchement accidentel. Ce fut une suite logique à laquelle il se sentait préparé. « J'ai roulé les Allemands dans la Marne, je les roulerai encore. » Au fond, ces années préfectorales avaient été une répétition générale. Il affirma haut et fort à son procès : « Si, le 18 avril 1942, j'avais subitement changé, ce ne serait pas un problème judiciaire, ce serait un problème médical. » Le mercredi 15 avril, le téléphone sonna sur son bureau de la préfecture. Un appel important : c'était Pierre Laval. 1 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juillet 1945. 2 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juin 1945. 3 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juillet 1945.
4 Ces archives étaient pourtant accessibles, puisque Bousquet y puisa des éléments servant à sa défense. 5 Antinazi, Roger Langeron fut arrêté par les Allemands en janvier 1941, puis révoqué par Vichy et libéré. Il se trouvait cependant à la tête de la Préfecture de police lorsque furent créées les fameuses Brigades spéciales et que commença à être constitué le fichier des juifs. 6 Vichy, 1940-1944, archives de guerre d'Angelo Tasca, Feltrinelli Editore, Milan, Éditions du CNRS, Paris, 1986. 7 De Gaulle, aidé d'une escadre anglaise, avait tenté en vain de s'en emparer. 8 Selon la loi du 14 août 1941. 9 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 10 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juillet 1945. 11 Eberhard Jäckel, La France dans l'Europe de Hitler, Fayard, 1968. 12 Dans son livre René Bousquet, préfet de la Marne, septembre 1940-avril 1942 ( op. cit.) publié en 1998, Guy Bousquet affirme que René Bousquet parvint à obtenir la libération de trois communistes alors transférés à Compiègne – et produit le fac-similé d'une attestation personnelle de l'un d'eux. Six des quinze autres personnes arrêtées étaient juives. Guy Bousquet affirme que trois d'entre elles – MM. Charles Lerner, Maurice Vorms, et Max Ségal – furent libérées grâce à René Bousquet. À l'appui, il fait état de lettres des deux premiers, certifiant le fait. Professeur d'histoire à Reims, Jocelyne Husson s'est penchée sur cet épisode dans un ouvrage paru aux Presses universitaires de Reims (1999), La Déportation des Juifs de la Marne. Elle écrit :« La libération de Charles Lerner et de Maurice Vorms a sans doute été liée à leur qualité d'ancien combattant de 1914-1918. Celle de Max Ségal a été obtenue après une intervention de Fernand de Brinon […]. »Intervention dont elle a retrouvé la trace dans les archives du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC). Les lettres de Charles Lerner et de Maurice Vorms citées par Guy Bousquet ne figurent pas parmi les archives du dossier d'instruction de la Haute Cour de justice. Elles ont été écrites très tardivement – respectivement les 29 décembre 1948 et 22 janvier 1949 –, après la remise en liberté de René Bousquet (en juillet 1948, antérieurement à la tenue de son procès), et après même la clôture de l'instruction (fin octobre 1948). Mais l'avocat de Bousquet remit d'ultimes documents à la commission d'instruction le 12 janvier 1949 (voir infra, p. 501). Ajoutons que le fac-similé de ces deux lettres figure in Yves Cazaux, René Bousquet face à l'Acharnement, Jean Picollec, 1995, plaidoyer en faveur de René Bousquet. 13 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juillet 1945. 14 L'estampillage des titres d'identité fut étendu à la zone Sud le 11 décembre 1942. 15 Michael R. Marrus, Robert O. Paxton, Vichy et les Juifs, Calmann-Lévy, 1981. 16 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juin 1945. 17 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juillet 1945. 18 Document communiqué par Gérard Hisard.
11 « Surtout, ne doutez jamais de moi ! » « René Bousquet, la fidélité admirable, l'amitié totale. » À quatrevingt-sept ans, le comte René de Chambrun, « Bunny » pour les intimes, n'a rien perdu de l'enthousiasme qu'il doit autant à ses origines – descendant de La Fayette, il possède la double nationalité française et américaine – qu'à un naturel bon garçon. Il a épousé la cause de Laval en même temps que sa fille unique Josée, en 1935. Aujourd'hui1 veuf, il continue à déployer des trésors d'énergie pour réhabiliter la mémoire de son beau-père. Qu'il reçoive à son vaste cabinet d'avocat international, aux Champs-Élysées, où le temps semble s'être figé, ou dans son hôtel particulier regorgeant d'évocations lavaliennes, place du Palais-Bourbon, ou encore à « sa » table du Maxim's, tandis qu'on lui sert une bouteille de « Sergentale », l'eau de Châteldon, et que sommeille à ses pieds Baby, le labrador cher à Josée, il livre volontiers ses souvenirs du printemps 1942 : « Lorsqu'il s'est agi de choisir le futur secrétaire général à la Police, le nom du jeune Bousquet s'est aussitôt imposé à l'esprit de Pierre Cathala qui a dit : “ C'est un garçon très bien, très courageux, fait pour un poste dur. ” Pierre Laval a approuvé. » Dans l'atmosphère florentine où se fabriquait la nouvelle combinaison gouvernementale, le vibrionnant gendre était aux premières loges. L'affection que lui vouait le Maréchal, lié de longue date à son père, et sa situation personnelle vis-à-vis de Laval lui avaient valu le rôle d'agent diplomatique entre les deux hommes. S'il était impossible de les raccommoder, du moins parvint-il à organiser la rencontre en forêt de Randan, entre Vichy et Châteldon, qui préluda au retour au pouvoir de l'Auvergnat.
Henry Du Moulin de Labarthète, attaché à Pétain, a brossé de Chambrun un portrait féroce illustrant la lutte des clans qui avait remplacé celle des partis : « [Il] ne manquait jamais une occasion de faire son propre éloge, de rappeler sa citoyenneté virginienne, la confiance dont l'honorait Roosevelt […]. Il nous agaçait par la désinvolture avec laquelle il s'emparait du fil de la conversation et ne le lâchait qu'au bout d'une heure, par un constant mélange du Tout-Paris et de l'Annuaire Chaix, par un goût mal dissimulé de l'intrigue et du bluff2. » Quand les jeux furent faits, le 18 avril, qu'un onzième acte constitutionnel eut été décrété pour lui conférer le titre de chef du gouvernement, Laval avait presque achevé la composition de son cabinet en s'en tenant à une règle maîtresse : « Pas un membre de l'équipe du 13 décembre3. » Au prix d'intenses tractations, il avait réussi à se réserver les portefeuilles essentiels, Affaires étrangères, Intérieur et Information. À côté des amis du Maréchal et de Darlan, maintenus bon gré mal gré, il avait fait appel à des personnalités sans passé parlementaire, à l'exception de Cathala, nommé aux Finances. S'il avait tenu Doriot et Déat à l'écart, des ministres séduits par le national-socialisme figuraient parmi les nouvelles recrues – ainsi, à l'Éducation nationale (substituée en 1941 à l'Instruction publique), le très voyant Abel Bonnard, délicatement surnommé « Gestapette » à cause de sa fascination pour la virilité nazie. « L'Allemagne ne sera pas battue ; la guerre se terminera par un compromis ; l'Europe se fédérera4. » Selon son ancien collaborateur Alfred Mallet, les conceptions de Laval reposaient sur ce triple postulat. Moins complaisants, les historiens s'accordent aujourd'hui pour estimer qu'il considérait Hitler comme le vainqueur probable et le meilleur rempart contre le communisme, que, « ni nazi, ni fasciste, ni même tout à fait pétainiste, il [s'était] engagé résolument du côté de l'Allemagne et de ses alliés5 ». Que son objectif était d'obtenir pour la France une place au sein de la nouvelle Europe allemande, édifiée sur la base du combat « anti-bolcheviste ». Aussi le « gitan d'Auvergne » entendait-il se concentrer en priorité sur la politique internationale, par une relance de la collaboration. Pour mener à bien cette tâche, il lui fallait se reposer sur des seconds fiables, notamment à l'Intérieur dont il avait conservé le poste de
« ministre-secrétaire d'État » inauguré neuf mois plus tôt par Pierre Pucheu, désormais évincé. Il ne pouvait évidemment être partout à la fois et surtout, vivant dans la hantise d'un nouveau coup de Jarnac, il avait éliminé les fonctionnaires associés à son arrestation du 13 décembre et en cherchait sur qui compter les yeux fermés. René Bousquet était l'un de ceux-là. Ni fleur bleue ni trop rigide, mais la poigne voulue pour tenir la police, le réflexe administratif et d'une loyauté éprouvée : Cathala en répondait comme de lui-même. Dans le bureau du préfet de Champagne, le 15 avril, Richard Pouzet avait assisté au téléphonage – on disait ainsi – avec Laval : « [Bousquet] ne me cacha pas sa répugnance à partir, et il ne céda que sur l'insistance brutale de Laval. Je dis brutale, car […] le nouveau chef du gouvernement […] le somma de rejoindre Paris immédiatement. Il partit la mort dans l'âme et les larmes aux yeux, et lui, si peu communicatif habituellement, me donna l'accolade et me confia : “ Surtout, ne doutez jamais de moi. Croyez bien que je ne ferai rien qui ne serve la France. […] Si j'étais invité à accomplir un geste que je puisse considérer comme susceptible de nuire à mon pays, je n'hésiterais pas un seul instant à me démettre de mes fonctions6. ” » Que Bousquet fît parfois montre d'une sensibilité inattendue, ses vieux amis le confirment. Mais il faut nuancer d'un doigt de bon sens cette « répugnance » à quitter Châlons : s'il s'éloigna sûrement à contrecœur de la région où il avait pris racine et espérait une carrière politique, le poste qui l'attendait, à moins de trente-trois ans, était terriblement flatteur. Il se rendit au rendez-vous parisien fixé par Laval. À l'en croire, celuici opposa à ses réticences le sens de la discipline et le rassura sur un point : Doriot, contrairement à ce qu'il avait prétendu dans ses derniers discours publics, n'aurait pas l'Intérieur. Puis il lui exposa clairement que le « problème qui se posait alors n'était plus un problème politique, mais un problème d'administration afin d'obtenir des atténuations aux exigences formulées par les autorités d'occupation7 » : « J'ai besoin, dit Laval, d'un fonctionnaire musclé pour tenir tête, à Paris, aux Allemands ; et j'ai besoin d'un fonctionnaire républicain pour m'aider, dans la mesure
du possible, à remettre de l'ordre à Vichy8. » À l'appui, il cita un entretien récent qu'il avait eu avec le maréchal Goering, ministre de l'Air et chef suprême de l'économie de guerre du Reich, fort pessimiste sur l'avenir immédiat de la collaboration. « J'ai considéré qu'il était de mon devoir de ne point me dérober à cet appel, dit Bousquet. Je n'ai jamais pensé que l'art d'un fonctionnaire puisse résider uniquement dans l'aménagement de sa carrière en fonction de ses intérêts présents et à venir9. » Il reçut aussi pas mal d'encouragements de la part de sa famille politique. D'après plusieurs témoins d'époque, Maurice Sarraut lui-même l'aurait exhorté à accepter l'offre de Laval – un sous-entendu de Bousquet, à son procès, permet de penser qu'il le fit par écrit. Le directeur de La Dépêche n'avait d'ailleurs pas renoncé, malgré un champ d'action restreint, à intervenir dans certaines nominations préfectorales. À Montauban, Émile Bousquet n'en accueillit pas moins la nouvelle avec mauvaise humeur : les idées professées à Vichy n'étaient pas les siennes et il jugeait dangereux que son fils s'expose – à la police, de surcroît – en cette période troublée. Le bulletin paroissial, sans doute pour faire plaisir à sa femme, donna à cette promotion un écho louangeur, conclu par ces mots : « Bien que ne connaissant pas personnellement M. René Bousquet, […] nous demandons à Dieu de le soutenir, pour le bien du pays, dans sa très lourde tâche. » La presse couchée de zone occupée détailla ses états de service – Le Matin publia sous son nom une photo qui n'était pas la sienne – et il fut à nouveau question des inondations et de l'exceptionnelle Légion d'honneur. Les mémorialistes mirent également l'accent sur ses exploits passés et sur l'énergie qui animait le jeune « champion de courses automobiles ». Dans ses notes du 17 avril 1942, le journaliste de La Croix, Pierre Limagne, parla toutefois du « préfet Bousquet qui a eu le malheur de faire à vingt ans figure de héros et que cela a détraqué10 ».
Ainsi Bousquet fut-il rendu à ses habits civils, ses chapeaux mous, ses chaussures bicolores et à toutes ses élégances. Qu'il l'ait voulu ou non, il
faisait partie du Tout-Vichy qu'à un demi-siècle de distance on a peine à imaginer autrement qu'en noir et blanc11. Moins connus, les hommes qui allaient l'entourer n'ont, eux, plus guère de visages : des noms dans le Bottin administratif, les annuaires préfectoraux ou les pièces du dossier d'instruction de la Haute Cour, mais point de photographies. Et, chez presque tous les rares survivants, répétées de l'un à l'autre, les marques du grand âge : les mêmes tavelures brouillant toute image de jeunesse, la même décoloration par la cataracte, interdisant de deviner les yeux d'autrefois, la même minéralisation du regard et de la pensée, les mêmes hésitations sur les noms propres. Avec ce leitmotiv : « Quand on n'a pas connu la défaite de 1940, on ne peut pas comprendre. » Les services du ministère de l'Intérieur étaient éparpillés autour de deux centres vitaux : à Vichy, onze12 satellites de l'hôtel des Célestins, rue du Maréchal-Lyautey, et une quinzaine d'adresses13 à Paris, en sus du cœur des décisions policières qui se trouvait sis au 61, rue de Monceau. Au sommet de la hiérarchie, juste au-dessous du ministre, le secrétariat général pour la police14, institué en juillet 1940, avait été doublé en février 1941 d'un secrétariat général pour l'administration. Georges Hilaire, naguère préfet de l'Aube, était suffisamment lavalien pour en prendre les rênes : il devint, pour les tâches qui lui incombaient, une sorte d'alter ego de son complice Bousquet. À la préfecture de Troyes, on lui substitua le neveu d'un sénateur radical. Investi de ses nouvelles fonctions, Bousquet veilla d'abord au sort de sa fidèle équipe marnaise. On se souvient que Jean Leguay lui avait succédé au poste de secrétaire général de la préfecture, à son tour remplacé par Richard Pouzet à Vitry-le-François. Or Leguay avait été le premier à déserter Châlons en janvier 1942 : promu à la première classe de sous-préfet (hors cadres), il était parti diriger le cabinet de Jean-Pierre Ingrand, le préfet délégué15 de l'Intérieur en zone occupée, ministre in partibus de ce qu'on appelait l'« échelon de Paris », sis à Matignon jusqu'en 1942. Dès son arrivée au secrétariat général, Bousquet lui refit signe et Leguay accepta de devenir son représentant16 à Paris. Lui-même allait être élevé au rang de préfet en janvier 1943.
À Châlons-sur-Marne, Pouzet ne tarda pas à monter en grade et, conformément à la loi des préfets gigognes, occupa le secrétariat général de la préfecture délaissé par Leguay. Il céda sa sous-préfecture de Vitryle-François à un presque compatriote de Bousquet. Également sollicité par celui-ci en avril 1942, Pouzet refusa poliment d'être mêlé au « problème policier » de Vichy. Un préfet délégué (coiffé par le régional) avait fini par être désigné dans la Marne en février 1942. Il s'agissait d'un ancien chef17 de cabinet d'Édouard Herriot. Quant au successeur de Bousquet à la tête de la Champagne, un Corse quasi sexagénaire18, au chômage depuis un an, il faisait figure de doyen du corps préfectoral. Le nouveau secrétaire général à la police songeait-il revenir bientôt dans sa région d'élection ? Jean Esquirol, le sous-préfet de Reims à la filiation radicale19, devint préfet de l'Ardèche. Bousquet gardait sur lui un œil bienveillant et le choisirait plus tard pour diriger l'administration pénitentiaire. Qu'advint-il des fonctionnaires plus subalternes, mais tout aussi précieux, qu'il avait su s'attacher ? Joseph Léger fut pressenti pour transporter ses compétences de directeur de cabinet à Vichy, mais des raisons conjugales contrarièrent ce vœu. Raymonde Bousquet avait sympathisé avec la femme de Léger, héritière d'une famille de viticulteurs de l'Hérault et parente d'Edgar Faure. Les deux amies, qui n'avaient aucune intention d'aller s'enterrer dans la promiscuité étouffante des hôtels vichyssois, complotèrent. Elles avaient besoin d'une présence masculine pour vivre en sécurité à Paris. Joseph Léger était tout désigné. Bousquet le nomma à la délégation de la capitale. Pierre Saury, le commissaire catalan des Renseignements généraux à Reims, fut du voyage à Vichy, avec le titre de chargé de mission, tandis que Marguerite Bello, la dactylo, se mettait en route pour Paris. Au même moment, Amédée Bussière, le préfet du Pas-de-Calais qui avait été dans l'Aisne et proche de Bousquet au début de l'Occupation, se vit confier la Préfecture de police20 de Paris. Henry Cado, préfet de l'Aisne à la suite de Bussière, faisait comme lui partie du deuxième cercle. Il fut pourtant élu entre tous : Bousquet l'imposa à Laval en qualité de directeur général adjoint de la police, soit numéro deux du
secrétariat général, à Vichy. « En ce qui concerne les nominations dans un poste de direction, dit-il, le chef du gouvernement s'en était réservé le choix. En fait, il s'est généralement rallié à mes propositions. […] Pour les autres nominations, je n'ai pas rencontré de difficultés particulières21. » En zone Nord comme en zone dite libre, il tenait à s'assurer une continuité avec l'organisation qui avait si bien fonctionné en Champagne. « Vichy est une sorte de royaume nègre ou de satrapie, écrivait alors Jean Guéhenno. On y célèbre en fanfare la défaite et la servitude. […] Jamais l'État français ne fut plus bête22. » Bousquet n'aimait pas non plus les défilés, mais il n'avait guère le temps de maugréer. Il lui fallait constituer son cabinet personnel à l'hôtel des Célestins où Léger l'accompagna les tout premiers jours de son installation. Il fit appel à un ancien secrétaire général du Vaucluse, Lionel Audigier, qui lui-même coopta pour le seconder un jeune sous-préfet de ses amis, Victor Deshusses, collaborateur de Daladier avant guerre. Audigier23 allait bientôt devenir sous-préfet de Cherbourg, tandis que Deshusses demeurerait chef de cabinet de Bousquet, avec l'aval de camarades qu'il avait à l'ambassade des États-Unis24. Alice Guérin et Liliane Heurtaut, les deux secrétaires qui avaient été autrefois au service de Bousquet, place Beauvau, acceptèrent volontiers de retravailler sous ses ordres. Un autre personnage, René Marty, devint chef de son secrétariat particulier. Petit, rondouillard et fort en gueule, ce colonel à deux doigts de la retraite n'avait rien à voir avec les militaires qui peuplaient l'entourage du Maréchal. C'était un Aveyronnais qui avait usé ses fonds de culottes au lycée de Rodez, sur les mêmes bancs qu'Émile Bousquet dont il avait ensuite croisé l'aîné dans les cabinets ministériels de la Troisième. Lui-même était alors directeur de celui du grand chancelier de la Légion d'honneur. Depuis l'armistice, il menait une activité clandestine au sein du commandement militaire du district de Bergerac, en Dordogne. Lui adjoignant un autre officier d'active, ancien polytechnicien, le capitaine Pierre Aviron-Violet, Bousquet le recruta surtout pour les questions ayant trait au maintien de l'ordre. « Vous devrez faire effort sur vous-même pour modérer votre caractère par trop
fougueux, vos méthodes que je sais trop brutales, et travailler en souplesse25 », l'avertit-il en l'engageant. Si Bousquet redoutait ses manières de vieux briscard, il savait pouvoir compter sur lui, et c'est avec lui qu'il dînait lorsqu'il était à Vichy. Il logeait aussi au même hôtel, mais plus personne ne sait exactement lequel. Les archives n'en parlent pas, les amis ont oublié et son frère ne lui rendit visite qu'une fois, le temps d'un déjeuner dans une auberge des bords de l'Allier. Seul son fils Guy, qui vivait à Paris avec sa mère, se rappelle vaguement (il n'avait pas dix ans) un étage, peut-être au Majestic accolé à l'hôtel du Parc : il revoit un couloir sur lequel donnaient les chambres de son père, de Marty et de Cado – celui-ci devait passer en coup de vent, car il logeait dans une maison à dix kilomètres de la ville. Guy Bousquet vint à Vichy trois ou quatre fois, au plus, et, dans son souvenir, le pied-à-terre en question relevait davantage du campement que de l'appartement de fonction. Son père, débordé, l'y laissait à la garde d'un gros chien-loup nommé Major. Ses activités de haut fonctionnaire étaient peu compatibles avec une vie familiale ordinaire, mais il aimait son fils à sa façon, et en homme de sa génération. Il portait, par exemple, à la main gauche un bijou visible sur certaines photos : une chevalière sur laquelle avaient été montées des dents de lait du petit garçon. Pendant un des séjours de Guy à Vichy, il trouva un moment pour lui apprendre à tirer à la carabine et découpa dans du carton une cible représentant un soldat allemand à cheval. Les réflexions « antiboches » de l'enfant frappèrent d'ailleurs un des chauffeurs mis à la disposition du secrétaire général. S'il passait le plus clair de son temps à son bureau des Céles-tins ou en déplacement, René Bousquet se rendait aussi à Paris au moins toutes les deux semaines, pour des périodes de quelques jours, et chaque fois que les circonstances l'exigeaient. Il y allait en voiture, une Delahaye qu'il conduisait souvent lui-même – en trombe. Et ce, d'autant plus souvent qu'à cause des écoutes téléphoniques, il devait donner certaines directives de vive voix.
Au début de l'Occupation, les Allemands avaient investi la place Beauvau dont ils concédèrent le bureau et les appartements du ministre à Fernand de Brinon, leur homme lige, bientôt délégué général du gouvernement de Vichy en zone occupée. Le 18 avril 1942, Laval garda celui-ci auprès de lui, le dotant d'un secrétariat d'État sans portefeuille en sus de ses prérogatives de délégué. Au sein de cette délégation, Jean-Pierre Ingrand26, surnommé « Passepartout » au Conseil d'État, son corps d'origine, et « l'Anguille » dans la préfectorale27 qui venait de l'adopter, représenta l'Intérieur dès l'été 1940. C'est dans ce cadre, où il faisait figure de second du ministre Pucheu et de Brinon, qu'il travailla avec Leguay et Hilaire. Le remaniement opéré par Laval ne changea pas officiellement son statut, mais l'arrivée de Bousquet dans la place le relégua vite à l'arrière-plan. L'hôtel Matignon ne parvenant plus à contenir les services de l'Intérieur, on avait réquisitionné plusieurs bâtiments rue de Monceau, à quelques immeubles de celui où avait demeuré, un demi-siècle plus tôt, l'écrivain Theodor Herzl, fondateur du sionisme. Le numéro 61 était l'hôtel particulier des chocolatiers Menier. On y accédait par une cour intérieure et un joli perron. Au rez-de-chaussée, le bureau de Bousquet jouxtait naturellement celui de Marguerite Bello, sa secrétaire. Il y avait aussi une grande pièce de réception et un salon chinois. Une autre aile du bâtiment donnait sur le parc Monceau et abritait le cabinet du secrétaire général, dirigé par Joseph Léger, que les familiers appelaient « Jo ». Une poignée de fonctionnaires s'y activaient. Parmi eux, Jean Roques, camarade de faculté de Léger, qui, ayant échoué à entrer dans la préfectorale, s'était replié à la Sûreté. Ce fut bien sûr à l'instigation de son ami Jo qu'il fut admis au cabinet de Bousquet28. Jean-Claude Cathala y travailla également de juillet 1942 à septembre 1943 en qualité de chargé de mission : malgré de brillantes études préparatoires, il venait de rater Polytechnique et son ministre de père fut ravi de le caser à si peu de frais. « Je suis arrivé là comme Fabrice del Dongo à Waterloo29 », s'esclaffe-t-il maintenant. Comme il ne manifestait pas une vocation administrative démesurée, on lui confia l'examen de la presse.
Un escalier majestueux – Bousquet en gravissait les marches « quatre à quatre, littéralement », à en croire Cathala – menait au premier étage du 61. S'y tenaient les services d'Ingrand ainsi que les appartements privés, avec baies plongeant sur la verdure, où Raymonde avait élu domicile avec Guy, inscrit dans une école de la rue de Courcelles toute proche. Les Léger étaient logés dans un immeuble voisin réquisitionné. Mmes Bousquet et Léger retournaient de temps à autre se ravitailler dans la Marne. Jean Leguay était installé au deuxième étage, ainsi qu'une vingtaine de fonctionnaires des services financiers et de police. Il avait à ses côtés un commandant de gendarmerie, Thomas Sauts30, et un sous-chef de bureau classique, Jean Weber. Ces hommes composaient une espèce de micro-ministère, à l'image des autres administrations en zone Nord, excepté les Finances dont les services étaient restés presque au complet rue de Rivoli. Mais, rue de Monceau, le personnel avait beau être réduit, tout le monde se marchait dessus, au figuré comme au propre, car l'hôtel des chocolatiers n'avait pas été conçu pour accueillir pareille assemblée. La répartition précise des tâches dans des circonstances si inhabituelles n'était, pour les acteurs euxmêmes, pas facile à discerner. L'histoire administrative faisant défaut sur ce point, et les archives restant largement inaccessibles, il faut se fier aux quelques survivants. De manière schématique, on peut dire qu'Ingrand, cantonné dans l'administration, était une manière de double d'Hilaire (celui-ci avait néanmoins un discret délégué à l'échelon de Paris), tandis que Leguay était mandaté pour s'occuper de la police sous l'angle administratif. Enfin, le cabinet restreint de Bousquet, incarné par Léger, constituait une « antenne du secrétariat général sur le plan purement police », pour reprendre les termes d'un témoin direct. Léger et les siens étaient notamment chargés des liaisons entre Vichy et la préfecture de Police de Paris, la « PP » dans le jargon policier. Ils répercutaient également les ordres de l'hôtel des Célestins aux préfets régionaux du reste de la zone occupée et de la zone interdite. Le passage de Pierre Saury à Vichy fut de courte durée. Lui aussi atterrit rue de Monceau, en juin 1942. Un mois plus tôt, à la demande de Bousquet, il était venu en aide à des prisonniers évadés d'Allemagne qui
avaient abattu des sentinelles. Citons sa déposition de 1945 : « Je fus chargé d'organiser à Paris la délégation des Renseignements généraux pour la zone Nord. Par suite du refus par les autorités allemandes d'agréer ce service, j'organisai, sur les instructions de M. Bousquet et à son cabinet, un service officieux chargé de surveiller l'activité des hommes politiques du moment [collaborateurs] et des partis […] favorables à la […] collaboration, tels que : de Brinon, de Pellepoix, Déat, Doriot, Luchaire31, RNP, PPF. » À cet effet, Saury fut nommé intendant de police, tout comme Léger, ou, à Vichy, Deshusses et Marty. Il s'adjoignit un commissaire principal des RG, un certain Couzelgues32, pour faire fonctionner, au sein du cabinet, sa cellule des enquêtes réservées, des missions délicates. Officieux, ce travail ne devait, par définition, pas laisser de trace. Outre ce qu'en a dit Saury, il s'agissait de sélectionner les indicateurs et d'établir des contacts dans les milieux de la « Gestapo française », en particulier avec Bonny et Lafont, les deux sinistres officiants de la rue Lauriston. Des relations qui pouvaient se révéler utiles. Dans l'annuaire du corps préfectoral apparaissent d'autres noms d'intendants de police33 – celui de Saury, en revanche, ne figure nulle part – intronisés en 1942 et « mis à la disposition du secrétaire général », tel Joseph Négrié, né à Montauban, qui disparut des organigrammes en 1943. Il est impossible de déterminer quel fut leur rôle. Ces nominations dépendaient de l'administration mais, d'évidence, elles avaient été prononcées à la demande du secrétaire général à la police. En 1945, Bousquet fit remarquer au magistrat chargé d'instruire son dossier : « Je n'ai jamais accepté d'avoir auprès de moi aucun collaborateur appartenant à la Légion, ni au SOL [le Service d'ordre légionnaire], ni à la Milice34. » Malgré la formulation un peu bancale, c'était vrai. Comme dans la Marne, ceux qui l'assistaient étaient en effet des républicains bon teint, relativement marqués à gauche. Il n'y avait pas seulement l'équipe de confiance de ses deux cabinets personnels. Il y avait les directeurs, Henry Cado en tête, et d'autres également importants : Roger Lefebvre, appelé à diriger le personnel de la police, avait été longtemps collaborateur du socialiste Joseph Paul-Boncour qui
avait voté contre les pleins pouvoirs au Maréchal ; Robert Augé, maintenu à la sous-direction de ce service, avait fait ses classes avec un ministre de la gauche radicale ; de même, son subordonné Paul Pelletier avait débuté sous Salengro et Dormoy. L'énumération de ces noms oubliés met en relief ce qu'une histoire détaillée de l'administration montrera peut-être un jour : la hiérarchie policière chargée de faire respecter le régime autoritaire de Vichy comptait nombre de braves types qui avaient bien servi la République. D'où cette réflexion de Bousquet : « J'ai eu […] la faiblesse de penser que, dans des circonstances politiques sur lesquelles je n'avais aucune action directe ou indirecte, ma présence au ministère de l'Intérieur représentait pour l'élément sain du pays des garanties non négligeables. Ce qui devait se passer par la suite ne semble pas infirmer mon jugement35… » L'excellente connaissance qu'il avait acquise de ce personnel au temps du Front populaire joua autant, dans ses choix, que l'esprit de corps. Il fut spécialement attentif aux cadres qui, comme lui lorsqu'il régnait sur le Fichier central, avaient rajeuni les effectifs du ministère. Ainsi proposa-til à son camarade Yves Cazaux la préfecture de son choix. « Mon père avait été arrêté et interné à Vals-les-Bains à cause de ses sympathies gaullistes, raconte celui-ci. Dans la situation qui était la mienne, si j'avais accepté un poste de préfet, je n'aurais pas su faire assez bonne figure à l'occupant et les choses auraient vite mal tourné pour moi. » Cazaux opta pour une destination moins exposée, au service des Beaux-Arts de la préfecture de la Seine, sous les ordres de son ancien supérieur Périer de Feral. « Tous les renseignements qui arrivaient sur mon bureau de l'Hôtel de Ville étaient transmis à Alger », dit-il avec un regard malicieux, avant d'ajouter : « Bousquet avait choisi une voie dangereuse, mais si j'avais pensé, ne serait-ce qu'un instant, qu'il avait trahi, mon amitié n'y aurait pas résisté. Or, j'ai conservé pour lui la plus grande estime et mon amitié est intacte36. » Le récit de Cazaux montre à tout le moins que, jusque dans l'administration préfectorale qui n'était pas officiellement de son ressort, le secrétaire général pour la police pouvait souffler des noms à l'oreille de Laval.
À côté des retrouvailles avec des collègues de sa génération comme Cazaux, ou encore Jacques Saunier, connu place Beauvau vers 1935 – promu sous-directeur des Renseignements généraux à l'automne 1942 –, Bousquet attira à lui un brillant condisciple du lycée Ingres et de la faculté de droit, André Poumarède. L'affaire fut traitée à Montauban par l'intermédiaire d'Émile Bousquet : le notaire demanda à son ancien clerc Robert Vaquier s'il ne serait pas tenté de rejoindre René à Vichy, alors à la recherche de « collaborateurs […] liés par d'autres liens que l'intérêt et le souci d'une carrière politique37 » ; Vaquier répondit par la négative, mais suggéra le nom de leur ami d'enfance Poumarède, blessé de guerre récemment rapatrié et devenu substitut à Saint-Étienne. René Bousquet télégraphia aussitôt au parquet stéphanois afin que Poumarède fût détaché à l'Intérieur : il ferait le lien entre l'hôtel des Célestins et la Chancellerie. Il y avait une raison spéciale à cette intervention du circuit montalbanais. Les propos de Jacques Poumarède le laissent entendre : « Mon père s'occupait aussi des relations entre le cabinet de Bousquet et Montauban38. » En administrateur rodé et fin clientéliste, Bousquet se doutait que des demandes de toutes sortes afflueraient de sa ville natale. Il fallait un « pays » pour y faire face. Tout en refusant d'être intégré à la préfectorale, le jeune magistrat s'acquitta de cette tâche jusqu'au débarquement allié de novembre 1942 en Afrique du Nord, où il se démit de ses fonctions. Fidèle à la culture du service rendu, Bousquet s'enquit de la situation d'un autre camarade, Georges Vedel, alors prisonnier en Autriche. Il lui fit savoir qu'en contrepartie d'un engagement à accepter une affectation administrative, il pourrait obtenir sa libération grâce à l'ambassadeur Scapini, chef du département diplomatique des « PG ». Vedel qui, de son propre aveu, n'avait pas le « savoir-faire pour s'évader », fut touché par cette attention mais ne voulut pas y donner suite, de crainte de se compromettre39.
Tout en mettant en place, sur les chapeaux de roues, sa petite boutique du secrétariat général, René Bousquet partageait-il les vues de Laval ? Pour les Allemands, cela ne faisait aucun doute. Une nouvelle fiche du Majestic le définissait en quatre points, fort concordants avec le credo du chef du gouvernement : anticommunisme, sentiment national, collaboration et anglophobie. Dès le 14 avril, c'est-à-dire la veille du fameux coup de téléphone à Châlons, un télégramme de l'ambassade d'Allemagne à Paris était arrivé aux Affaires étrangères, à Berlin, annonçant : « Comme première mesure, Laval veut immédiatement créer dans le domaine de la police la sécurité nécessaire. Il a prévu comme chef de la police le préfet […] Bousquet, qui est un fonctionnaire assez jeune, énergique et dévoué à Laval (sic). » L'après-midi de la présentation du ministère, dans une notice de Berlin à Paris décrivant les hommes du jour, le portrait de Bousquet n'a pas varié, sauf par une touche personnalisée : l'ajout de l'adjectif « sympathique ». Son nom est associé à celui de Laval, comme il l'avait été autrefois à celui de Sarraut, personnalités évidemment plus marquantes que son principal bienfaiteur, Cathala, dépeint par les Allemands sous les traits d'un « avoué distingué et consciencieux ». Bousquet partageait l'admiration vigoureuse de ce dernier pour Laval, qu'en 1952 encore il dirait porté par une « sorte d'exaltation vers le progrès humain qui allait très loin dans sa jeunesse enfoncer ses racines aux sources d'un socialisme dont il n'avait abandonné que l'expression partisane et strictement politique40 ». Mais, en ce mois d'avril 1942, il confia à certains que la camaraderie l'obligeait à le suivre, qu'il s'y résignait pour le bien général au risque accepté de nuire à sa carrière. Il leur assura aussi jouer la carte allemande perdante, au contraire de son mentor. Pourtant, au vieil Irénée Bonnafous qui, à Montauban, avait posé sa plume en signe de protestation contre le régime, il dit sa certitude de la victoire ennemie. Dans ses fluctuations au gré des époques et des interlocuteurs, ses déclarations tout en clairs-obscurs, comment apprécier la conscience véritable qu'il avait à la fois de la situation générale et du jeu lavalien ? Avec le recul des années, il reconnut qu'au départ, il avait nourri des illusions sur l'état de la zone occupée, envisagée à travers le prisme de
son expérience champenoise, et qu'il méconnaissait la réalité de la zone libre. Cela ne renseigne pas sur ce qui l'animait au plus profond de luimême, hors un sens du devoir constamment mis en avant. Ses commentaires sur l'antibolchevisme éructé par Laval en juin 1942 (« Je souhaite la victoire de l'Allemagne parce que, sans elle, le bolchevisme s'installerait partout dans le monde41 ») ne sont pas non plus d'un grand secours pour percer le secret de son choix. Justifications a posteriori, puisque c'est en 1952, au plus fort de la guerre froide, qu'il les écrira : « C'est ce qui, aujourd'hui, constitue les rudiments du bréviaire du parfait diplomate des nations libres42. » « Il faut beaucoup de jactance pour prétendre deviner les projets d'hommes qui, même s'ils les formaient, avaient toutes les raisons de les cacher43 ! » s'exclame l'écrivain Emmanuel Berl. On n'en est pas moins tenté de se demander si, happé par ses activités, Bousquet prit le temps de vivre les événements autrement qu'au présent. S'il eut seulement la sensation qu'il était en train de franchir le Rubicon. Rien ne l'obligeait à réfléchir en dehors des questions pratiques. En préfet moulé dans l'obéissance administrative, il pouvait fort bien se contenter d'accepter les circonstances dans l'attente de jours meilleurs où il satisferait des ambitions finalement plus politiciennes que politiques. Après tout, de si hautes responsabilités autorisaient à humer quelques relents, quitte à se pincer le nez quand ils devenaient trop entêtants. En 1945, parlant de sa promotion, il dit au juge, qui l'écouta sans broncher : « Au point de vue matériel, je perdais au change44. » Il faisait probablement allusion à l'inconfort des bureaux, car, pour le reste – traitement, etc. –, malgré la privation de ses indemnités de préfet, il était plutôt en progrès. Et les inconvénients de l'entassement dans les locaux vichyssois, ou des allées et venues à Paris, avaient leurs compensations, certaines grisantes. Vichy avait notamment octroyé un privilège à tous les secrétaires généraux de ministères, limité à la durée de leur mandat : ils appartenaient au Conseil d'État. Cela ne changeait ni leurs émoluments ni leurs points de retraite. À l'instar de ses collègues conseillers en « service extraordinaire », jamais Bousquet ne siégea au Palais-Royal. Mais, dans sa note biographique du Who's Who, il ne manqua pas de citer le
prestigieux titre lorsque, au début des années 1970, il crut venu le temps de l'apaisement. Quand ils parlaient de lui en 1942, les fonctionnaires de la rue de Monceau disaient « le Patron », mais c'est à « Monsieur le ministre » que les huissiers tenaient la porte. 1 Rédigé en 1994. 2 Le Temps des illusions, op. cit. 3 Alfred Mallet, Pierre Laval, 2 vol., Amiot-Dumont, 1955. 4 Ibid. 5 Robert Franck,« Pétain, Laval, Darlan », in La France des années noires, sous la direction de Jean-Pierre Azéma et de François Bédarida, 2 vol., Le Seuil, 1993. 6 Déposition de Richard Pouzet, 7 août 1945. 7 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 16 juillet 1945. 8 Procès de René Bousquet, audience du 21 juin 1949. 9 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 16 juillet 1945. 10 Pierre Limagne, Éphémérides de quatre années tragiques, 1940-1944, 3 vol., Éditions de Candide, 1987. 11 Le 18 avril 1942, tandis que Paul Marion, secrétaire d'État à l'Information, communique à la presse la composition du nouveau gouvernement, à Vichy, René Bousquet est assis à sa droite. Cf. Images de la France de Vichy, La Documentation française, 1988. 12 Michèle Cointet, Vichy capitale, 1940-1944, Perrin, 1993. 13 « Histoire du ministère de l'Intérieur de 1790 à nos jours », revue Administration, La Documentation française, 1993. Mais, comme le souligne Marc Olivier Baruch (Servir l'État français, op. cit.), dans cet ouvrage rédigé par l'association du corps préfectoral,« le chapitre consacré à Vichy se présente comme une suite d'organigrammes, mêlée de considérations historiques erronées ou tirées au hasard d'ouvrages de qualité variable ». 14 Telle était la définition précise du poste, parfois désigné« secrétariat général à la police ». L'appellation« secrétariat général de la police »est impropre. Henri Chavin, directeur général de la police, fut le premier à occuper la fonction lorsque la loi sur les dénaturalisations commença à être appliquée. Un ancien militaire, Joseph Rivalland, prit sa suite, puis fut nommé préfet des Bouchesdu-Rhône à l'arrivée de Bousquet. 15 Georges Hilaire, avant sa nomination à l'administration, avait été brièvement l'adjoint d'Ingrand. 16 On expédia dans le Gers son prédécesseur, le préfet Caumont, mandataire de Rivalland. 17 Raymond Courarie-Delage, qui devint préfet de la Haute-Marne en février 1944 et fut mis sur la touche à la Libération. Il fit alors carrière dans le privé. 18 Louis Peretti della Rocca qui, mis à la retraite à la Libération, passa à travers les gouttes de l'épuration (on retint sa« passivité bienveillante à l'égard de la Résistance »). Il ne put tout de même pas prétendre à l'honorariat.
19 Son père, autrefois président du conseil général radical-socialiste de la Haute-Garonne, était devenu président de la commission départementale qu'y avait substituée Vichy, et membre du Conseil national institué par Pétain. 20 En remplacement de l'amiral Bard, venu après Langeron. 21 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juillet 1945. 22 Journal des années noires, op. cit. 23 Arrêté par la Gestapo, Lionel Audigier mourut en 1944 à la prison de Saint-Lô, bombardée par l'aviation alliée. 24 Déposition de Victor Deshusses, 12 mars 1945. 25 Déposition du colonel René Marty, 12 mars 1945. 26 Jean-Pierre Ingrand est mort à quatre-vingt-huit ans le 21 décembre 1992, en Argentine. Il avait dirigé l'Alliance française de Buenos Aires pendant près de trente ans. 27 Cf. L'Express, 8 août 1991. 28 En mars 1943, Jean Roques fut muté par René Bousquet au conseil de préfecture interdépartemental (ancêtre du tribunal administratif) de Châlons-sur-Marne. 29 Entretien avec l'auteur. 30 Laval plaça sous son autorité, le 2 juin 1942, la direction de la Gendarmerie nationale. 31 Journaliste radical, Jean Luchaire prôna l'apaisement avec l'Allemagne avant de sombrer dans le collaborationnisme, l'Occupation venue. Sa secrétaire épousa l'ambassadeur allemand Otto Abetz. Luchaire fut fusillé en 1946. 32 Le commissaire Couzelgues aurait été emprisonné à la Libération et remis en liberté en 1953. 33 Outre les régionaux, neuf postes avaient été créés au ministère de l'Intérieur. 34 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juillet 1945. 35 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 16 juillet 1945. 36 Entretien du 3 février 1994. 37 Témoignage dactylographié de Robert Vaquier (12 décembre 1944) aimablement communiqué par Jacques Poumarède, fils d'André Poumarède, ce dernier étant décédé le 3 janvier 1993. 38 Entretien avec l'auteur, 11 mai 1993. 39 Entretien du 7 octobre 1993. 40 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 41 Sur ce point, lire l'intéressant éclairage donné par Denis Peschanski dans sa thèse à paraître, La France des camps (1936-1948), op. cit. 42 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 43 Emmanuel Berl, La Fin de la IIIe République, Gallimard, 1968. 44 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 16 juillet 1945.
12 Le secrétaire général administre ou dirige ? Sitôt nommé, Bousquet fut reçu par le Maréchal qui l'aimait bien. Son allant, ses manières brusques de jeune loup parvenu tranchaient sur le paysage des barbons recrus de Révolution nationale. Il y avait dans ses costumes trop neufs une gaieté inconnue des grands bourgeois installés. On lui prêtait des succès féminins qui devaient rappeler de bons souvenirs au vieux chef d'État. Il exposa avec brio ses projets pour poursuivre l'œuvre de réorganisation de la police. En la matière, l'amiral Darlan avait lancé les grands travaux, dans la foulée de la création des préfets régionaux. Par une loi du 23 avril 1941, il avait donné à l'institution un statut rompant avec les bâtardises de la Sûreté nationale : la Police nationale était née. À son tour, Pucheu avait appliqué cette réforme réclamée depuis longtemps et dont les grands traits ont subsisté jusqu'à nos jours. L'étatisation de la police, naguère amorcée par Laval, s'étendit à toutes les villes de plus de dix mille habitants. En clair, les pouvoirs de police auparavant dévolus aux municipalités visées, et par conséquent atomisés, relevaient désormais de l'État, via les préfets et les intendants, ces derniers glissés dans le corps préfectoral entre sous-préfets hors classe et préfets. Avant l'apparition des secrétariats généraux à l'Intérieur en 1940, le ministre avait sous ses ordres quatre directions – personnel, affaires algériennes, affaires départementales et communales, Sûreté. Lorsque les services furent scindés, début 1941, les trois premières passèrent grosso modo sous la responsabilité du secrétaire général pour l'administration (Hilaire, en avril 1942). Au secrétaire général pour la police revinrent les
attributions de l'ancien directeur général de la Sûreté. Étant donné l'ampleur conférée à sa tâche par les nouvelles dispositions – l'intégration des polices municipales à la Police nationale décuplait les effectifs à gérer par l'Intérieur –, on inventa pour le soulager un poste de directeur général adjoint, puisque lui-même était, de fait, l'équivalent d'un directeur général étoffé. Pendant l'ère Bousquet, Henry Cado fut donc cet adjoint. La Direction générale de la Police nationale, vaste domaine du secrétaire général, subit des variations et adaptations progressives au cours des années 1941-1942. Sans en décortiquer les nombreux avatars, on peut dire qu'alignée sur le fonctionnement de la Préfecture de police de Paris, elle était subdivisée en trois directions actives : Renseignements généraux. Police judiciaire – bientôt rebaptisée Police de sûreté1 (qui engloba la Surveillance du territoire, c'est-à-dire le contre-espionnage) –, et Sécurité publique (groupant les polices urbaines, commissariats des villes et gardiens de la paix). De cette dernière dépendaient les GMR, groupes mobiles de réserve, institués en juillet 1941, ancêtres des CRS. Deux directions administratives – à ne pas confondre avec le secrétariat que dirigeait Hilaire – étaient également rattachées à la direction générale : l'une du personnel et du matériel de la police ; l'autre de l'administration de la police, ex-police du territoire et des étrangers. Enfin, divers services relevaient encore de la même direction : le contrôle général de la police, les voyages officiels, la garde des communications, l'inspection générale des camps, le fichier central, et l'école de police récemment ouverte à Saint-Cyr-au-Mont-d'Or, près de Lyon. À ce déluge de charges qui, toutes, incombaient au secrétariat général, s'ajoutèrent successivement le Contrôle économique, en juin 1942 ; la direction de la Garde, ex-Garde mobile, après la dissolution de l'armée d'armistice consécutive à l'invasion de la zone Sud, en novembre 1942 ; la direction des GMR, devenue indépendante à l'initiative personnelle de Bousquet, en mars 1943 ; et la direction de la Protection civile (défense passive, sapeurs-pompiers et services de secours aux victimes civiles de la guerre).
Lorsqu'il dut rendre compte de son action à la Haute Cour de justice, René Bousquet n'eut aucune peine à brouiller les pistes de ses responsabilités réelles en noyant le magistrat instructeur, peu familier des questions de police, sous ce salmigondis bureaucratique. Ainsi défendit-il l'idée que ses prérogatives étaient strictement administratives, que la fonction du secrétaire général « s'arrête là où commence la décision politique qui appartient seulement au ministre2 ». Dix livres ne suffiraient pas à décrire le prodigieux système qu'il développa au cours de ses interrogatoires, et que l'on peut résumer grossièrement de la façon suivante : il s'attribua les opérations avantageuses, quand bien même elles outrepassaient le cadre par lui dessiné, et rejeta énergiquement tout le reste, tout ce qui pouvait lui nuire, en invoquant a contrario les limites imposées par son statut. Drapé dans sa prétention à assumer ses choix jusqu'au bout – et cela ne manquait pas de panache : « Je ne cherche ni l'irresponsabilité ni l'indulgence […]. Je ne suis pas de ceux qui dénomment opposition leur nonchalance ou double jeu leurs hésitations contradictoires3… » –, il avait réponse à tout, y compris par d'opportuns oublis quand une évidence défavorable se révélait trop forte. À le suivre, la plus grande part de son travail se serait donc bornée à transmettre les instructions de Laval devant qui il était responsable de la marche des services, « comme une soixantaine de secrétaires généraux dont la plupart n'ont pas connu les rigueurs de la justice4 ». Il multiplia les affirmations allant toutes dans le même sens : « Le secrétaire général pour la police administrait une police qu'il ne dirigeait pas5 […]. Au ministère de l'Intérieur, il n'y a pas, il ne peut y avoir de décision personnelle du secrétaire général6. » Subordination, organisation technique et coordination administrative : telles étaient censées avoir été les trois mamelles de sa mission. Son argumentation s'appuyait sur la distinction fixée par un article de la loi du 23 avril 1941 entre, d'une part, la « direction générale de la Police nationale au ministère de l'Intérieur », et, d'autre part, les « services extérieurs de police, placés sous l'autorité des préfets ».
Calqués sur le schéma de l'administration centrale, ces services étaient articulés autour des trois grandes branches : PJ, RG et Sécurité publique. À l'échelon régional, les préfets ordonnaient, et les intendants veillaient à la bonne marche de l'appareil policier. Dans l'esprit du législateur, polices nationale et régionale n'en constituaient pas moins un tout, les « services de police », situés sans ambiguïté : « [Ils] sont placés sous l'autorité du ministre et dirigés par le secrétaire général7. » Bousquet, casuiste comme peut l'être un inculpé, avait donc privilégié une clause qui, interprétée à sa convenance, servait sa démonstration : « Le texte est clair, commentait-il. Il se résume ainsi : l'autorité générale et la décision d'ensemble au ministre ; l'administration au secrétaire général ; l'exécution aux préfets8. » Réduit à un rôle de courroie de transmission, le secrétaire général n'avait rien à se reprocher, puisqu'il n'avait rien initié. Voilà le genre de raisonnement qui déstabilisa ses juges. Un rapport de police daté du 24 juin 1948, en exécution d'une commission rogatoire, ne simplifia pas les choses : par complaisance, incompétence ou paresse, il donnait la même interprétation restrictive de la loi d'avril 1941. « Plusieurs éléments battent en brèche la version présentée par Bousquet », objecte Michel Bergès, chargé de recherche au CNRS, qui prépare une thèse d'État sur l'étatisation de la police en France de 1855 à 19449. « Sous le régime de Vichy, tous les fonctionnaires territoriaux ont au contraire été soumis à une hyper-concentration du pouvoir, poursuit l'historien. D'abord, des contrôleurs généraux, missi dominici vichyssois, étaient régulièrement envoyés sur le terrain et faisaient des rapports sur les fonctionnements observés à l'échelle locale. Ensuite, Bousquet luimême se déplaçait en province pour visiter notamment les écoles de police : à côté de ses propos publics, il s'entretenait en privé avec les responsables et communiquait ses consignes. Le troisième élément qui milite en faveur du rôle actif de Bousquet – et c'est à mes yeux le plus décisif – est constitué par les conférences qui se tenaient régulièrement à Vichy ou à Paris avec les préfets régionaux, les intendants de police et les chefs des services territoriaux : Bousquet donnait les directives à
répercuter. Enfin, quoi qu'il en ait dit, c'est lui qui gérait les nominations et les promotions. » Dans sa lettre destinée à éclairer l'instruction sur l'organisation du ministère de l'Intérieur, Bousquet, tout en se défendant de sombrer dans une « interprétation personnelle sujette à caution », écrivait : « Le préfet ne relève que du ministre dont il reçoit directement les ordres et auquel il rend compte. Les contacts avec l'administration centrale sont rares et limités à l'examen de questions techniques10. » Certes, tout cela était exact dans le principe, mais, à l'expérience, il en allait bien différemment. Laval avait moins encore que Darlan, delphinisé par Pétain, le temps de s'occuper des affaires policières. Sa façon anarchique de travailler et son manque de discipline administrative étaient légendaires. Or les préfets, aux pouvoirs incontestablement renforcés par Vichy, devaient bien prendre leurs ordres quelque part. En matière de police, c'était vers le secrétaire général qu'ils se tournaient, d'autant plus facilement qu'ils étaient souvent à tu et à toi avec lui. Parlant des conférences d'instructions auxquelles ils étaient conviés, Bousquet assura qu'elles « se tenaient toujours sous la présidence du chef du gouvernement11 ». Pour ne citer que celle du 29 mai 1942, à Vichy, on lit dans un extrait du procès-verbal qui en fut dressé : « La séance est ouverte à 9 h 30 sous la présidence de MM. Hilaire et Bousquet. » En octobre 1946, dans un mémoire en défense adressé à la commission d'instruction de la Haute Cour, ses avocats plaidèrent que le secrétaire général n'avait été « à aucun titre le chef de la police française ». C'était faux. Comme était fausse son affirmation d'un dessaisissement des services centraux au profit des préfets. La régionalisation ne visait pas à déshabiller Pierre pour habiller Paul : elle était simplement destinée à rationaliser le système et à le rendre plus efficace. Enfin, au cours de sa longue entreprise de justification, le prévenu Bousquet omit de rappeler un article du décret du 7 juillet 1941, décret auquel il recourut pourtant abondamment lorsque cela l'arrangeait : « En toutes circonstances, le ministre […] peut directement mettre en action
les divers services fonctionnant dans les régions, districts et circonscriptions. » Le ministre ? Sur le papier, oui. Mais dans la réalité…
Le 19 avril 1942, dès son retour sur le devant de la scène, Laval prit un arrêté en vertu duquel, « dans la limite de ses attributions, délégation permanente et générale est donnée à M. René Bousquet […] à l'effet de signer, au nom du ministre secrétaire d'État, à l'exclusion des décrets, tous actes, arrêtés ou décisions relatifs auxdites attributions ». Valable pour tous les secrétaires généraux, la formalité était « une garantie personnelle [de] l'exacte transmission en conformité de la minute de la décision prise par le ministre12 », dira Bousquet. Les circulaires pleuvaient sur les bureaux des préfectures et des intendances, signées de son nom tantôt « par délégation du Ministre de l'Intérieur », tantôt sous la mention « le Conseiller d'État Secrétaire général à la Police ». Interrogé sur cette curiosité, Bousquet expliqua qu'il s'agissait de textes ne comportant « aucune décision de principe » et à « caractère strictement administratif », puis déclara : « À la vérité, j'ai pris la responsabilité, dans certains cas, d'étendre cette habitude dans des domaines où elle peut paraître inhabituelle ou excessive. […] Il m'est arrivé quelquefois d'être en désaccord avec le ministre […]. Je désirais parfois faire introduire dans le corps de la circulaire telle ou telle disposition qui me paraissait de nature à en atténuer les effets. Il eût été déloyal de ma part de profiter abusivement d'une délégation de signature pour corriger ou pour atténuer certaines directives gouvernementales. […] Ainsi tendance s'établit-elle peu à peu de correspondre sous le timbre du secrétaire général à la police. […] Quelquefois, le ministre, estimant qu'il lui était impossible de laisser signer, même par délégation, des circulaires qui pouvaient susciter des critiques tant dans les milieux allemands que dans certains milieux français, m'autorisa à les expédier […] sans faire figurer la mention que je signais par délégation13. » Du point de vue de la responsabilité engagée par le signataire, le fait qu'il ait ou non spécifié avoir agi par délégation ne faisait pas de différence. Il avait bel et bien signé, que ce fût pour porter le chapeau à la
place de Laval ou pour d'autres raisons. Si Bousquet éprouva le besoin de tant digresser sur le sujet, c'était non seulement parce que les documents en question avaient souvent été rédigés à la première personne (les juges ne s'en soucièrent d'ailleurs pas), mais surtout parce qu'ils n'avaient pas le caractère anodin qu'il leur prêtait. Tandis que, dans un régime parlementaire, les circulaires ne sont qu'une littérature destinée à expliciter les lois, le dispositif réglementaire jouait ici un tout autre rôle : il venait combler le flou des lois organiques et décrets édictés par Vichy ; il devenait un mode de gouvernement. Et, comme s'il avait laissé parler son inconscient, Bousquet conclut son exposé par ces phrases : « Je voudrais rappeler une définition que j'ai recueillie de la bouche de mon professeur de droit, le doyen Maurice Hauriou. Elle m'avait frappé et je l'ai toujours retenue […] : “ Aux époques où la direction politique manque, les administrations centrales y suppléent. Aux temps où elle se manifeste avec excès, elles la modèrent. ” […] La formule inspira toute mon action et toute mon activité14. » Quand on se souvient que Georges Vedel lui-même n'avait goûté l'enseignement d'Hauriou que dans les livres, le propos prête à sourire. Mais il illustre le sentiment profond d'incarner l'État, et d'être le mieux à même de le faire, qui animait alors Bousquet à l'instar d'autres hauts fonctionnaires de Vichy15. Campé dans cette logique administrative du devoir accompli, dans la certitude d'avoir opté pour la meilleure solution en formant un ensemble homogène face aux Allemands, Bousquet diluait ses responsabilités individuelles : l'administration, ce n'était personne en particulier. Luimême faisait nettement le départ entre ses convictions propres et son action au sein de la pyramide policière, et, à ses yeux, ce distinguo le protégeait. Ce n'était pas l'homme, sympathique républicain ou carriériste un peu fat, que l'on jugeait, c'était le fonctionnaire. S'il y avait là matière à débat historique – et un débat sur lequel il est difficile d'en avoir le cœur net –, il lui fallut pas mal de contorsions pour défendre cette thèse quand vint le temps de comparaître. Avant l'examen
des faits qui pourraient lui être reprochés, il tenta de poser cette règle du jeu qu'il n'y avait pas eu faute de sa part, puisqu'il n'était qu'un des membres d'un grand corps. Évacuer le caractère central de sa fonction revenait à défaire l'accusation. Le malheur voulut qu'alors chaque subordonné se défaussât sur son supérieur hiérarchique. Henry Cado, compromis pour avoir lui aussi apposé sa griffe sur de nombreux documents, répéta à la cour de justice de la Seine : « M. Bousquet se réservait pour toutes les affaires à caractère politique. » « Toutes les questions politiques étaient du ressort du ministre ou du secrétaire général. » « Le secrétaire général à la police avait un pouvoir de décision et une possibilité d'action politique. […] [Il] se réservait le soin de traiter directement toutes les questions de police active et de prendre les décisions de principe16. » Mais ce fut un malheur tout relatif pour Bousquet, car le magistrat instructeur, pourtant au fait du dossier de l'ex-directeur général adjoint, ne souligna nulle part ces contradictions. Il ne dit rien non plus à Cado lorsqu'il l'entendit comme témoin, en 1948 (la concertation avec les défenseurs de Bousquet ne faisant pas de doute), soutenir le contraire du contenu de ses premières déclarations ! Bousquet n'était pas tout à fait ministre mais était beaucoup plus que directeur général au sens où l'avaient été ses prédécesseurs, cantonnés dans un rôle de trait d'union. Ses fonctions furent encore élargies après l'occupation totale du pays. Le 12 novembre 1942, Cado télégraphiait à tous les préfets : « Par décision du chef de gouvernement et sous son autorité, le secrétaire général à la police est chargé de la direction de l'ensemble des services placés sous l'autorité du ministre de l'Intérieur. En conséquence, je vous prie de communiquer au cabinet du secrétaire général à la police toutes informations utiles à l'action gouvernementale. » La nouvelle se répandit dans la presse, mais ne parut pas au Journal officiel, ce qui fit dire ensuite à Bousquet qu'il avait refusé cette extension de ses attributions, décidée en haut lieu pour offrir une façade plus unie devant les Allemands. Quoi qu'il en soit, il avait déjà, dans les faits,
coiffé son homologue de l'administration (qui était pourtant son aîné), ne serait-ce que par ses interventions dans certaines nominations. « Hilaire était plutôt un littéraire, rapporte M. X, l'ami anonyme cette fois encore aux premières loges. Il briguait le secrétariat général aux Beaux-Arts, qu'il a finalement obtenu en 1944. Bousquet ne lui laissait pas beaucoup de place à l'Intérieur mais il s'en fichait. C'était surtout Ingrand qui faisait le nez long. » Contrairement à ce qu'il soutint a posteriori en minimisant sa promotion, Bousquet avait fait un spectaculaire bond de carrière depuis la Champagne. Ce n'étaient évidemment pas les circonstances rêvées, mais, l'administration remplaçant les élus, il l'avait, ce poste politique tellement convoité ! Et beaucoup plus vite que prévu ! Même si les journaux ne donnaient qu'un écho modéré de sa véritable importance, il savait, lui, combien les politesses des huissiers de la rue de Monceau étaient fondées. Il assistait d'ailleurs au Conseil des ministres17 au pavillon Sévigné, l'Élysée de Vichy. Le garde des Sceaux Joseph-Barthélemy a raconté dans ses mémoires qu'il ne siégeait pas autour de la grande table ministérielle couverte d'un tapis vert, mais à un bureau voisin, un « très beau bureau plat Louis XV18 », auprès de son compère Hilaire. Il était également présent aux Conseils de cabinet réunissant ministres et secrétaires d'État, en principe sans le Maréchal (mais celui-ci exigea d'y participer). Ces séances, qui se tenaient à l'hôtel du Parc, dans la salle à manger attenant au cabinet de Laval, « ne brillaient pas par la rigueur de l'étiquette », comme l'a rapporté Joseph-Barthélemy : « Jacques Guérard [secrétaire général du gouvernement] s'asseyait à la même table que les secrétaires d'État. Bousquet prenait la parole ; il se permit même un jour de dire : “ Si j'étais ministre de la Justice… ” Je le remis vertement à sa place. » Il n'y avait pas qu'avec les préséances qu'on prenait des libertés. On malmenait aussi le secret des délibérations gouvernementales, lesquelles n'auraient dû faire l'objet ni de procès-verbaux ni de notes. Des comptes rendus, probablement rédigés par Guérard, furent cependant retrouvés, après la Libération, dans des caisses d'archives de Pétain qu'on a appelées
les « malles du Maréchal19 ». René Bousquet figurait bien sûr au nombre des assidus recensés dans ces notes officieuses. On ne fumait pas en présence du Maréchal, et il en coûtait beaucoup à Laval de s'abstenir d'allumer les unes derrière les autres ses épouvantables cigarettes brunes. Bousquet, lui, préférait les blondes. Chipant les cargaisons saisies par les douanes, Cathala était le grand pourvoyeur de ces messieurs. « Aux journalistes accrédités, constatait le mémorialiste Maurice Martin du Gard, il accorde douze paquets de cigarettes par mois, ce qui est considérable, mais peu en comparaison avec ce qu'il envoie à Laval et à son secrétaire général : cent cinquante paquets mensuels20. »
La Préfecture de police de Paris avait toujours été un fief aux vastes pouvoirs qui empiétaient sur ceux de l'ancienne Sûreté. Malgré son statut prétendument municipal, elle était la première police d'État et, en comparaison, la Sûreté faisait figure de cousine pauvre : d'où la guerre des polices. Les réformes de Vichy n'ayant pas redéfini sa place, la PP, maintenue sous la coupe du ministre, aurait dû être dirigée par le secrétaire général. Mais, ancrée dans son indépendance, elle continua à entretenir avec la Direction générale de la Police des « liens de collaboration plus que de subordination21 », selon l'expression d'un ancien préfet. Cela permit à Bousquet de dégager sa responsabilité des opérations menées par la « grande maison » où, comme l'ont expliqué les journalistes Claude Angeli et Paul Gillet, l'« influence de Jean Chiappe [préfet sympathisant des ligues d'extrême droite, congédié avant les émeutes de 1934] était loin d'avoir disparu22 ». L'occupant considérait d'ailleurs les bâtiments de l'île de la Cité comme sa réserve, et des officiers allemands s'y étaient installés à demeure. Surtout, on y créa dès l'automne 1940 un fichier des juifs à entrées multiples, puis un service des affaires juives, et c'est au sein des RG parisiens que se formèrent les Brigades spéciales. Un des hauts faits des malfaisantes BS, déjà embryonnaires sous Daladier23, fut de démanteler le groupe de résistants
de la MOI dirigé par Missak Manouchian, que les nazis ont fait entrer dans l'histoire avec l'« Affiche rouge ». L'autorité de Bousquet sur la PP resta-t-elle vraiment théorique ? Le préfet de police Amédée Bussière, entendu à ce sujet, répondit au juge : « Je n'étais pas pratiquement sous ses ordres directs, mais, du fait de sa haute fonction, j'étais en liaison constante avec lui, et je tenais compte dans toute la mesure du possible des directives qu'il pouvait être amené à me donner, comme aux autres préfets de France, au nom du ministre de l'Intérieur24. » En effet, certaines circulaires de Bousquet étaient spécifiquement adressées à « Monsieur le Préfet de police » en sus des autres destinataires : préfets régionaux, etc. Bussière assistait également aux conférences d'instructions présidées par Bousquet. C'était un peu comme pour la gendarmerie, toujours constituée en corps militaire mais rattachée au chef du gouvernement à partir de juin 1942 : ses services, à l'instar de ceux de la police, envoyaient, le 10 de chaque mois, un état de leur activité à René Bousquet ou, en son absence, à son adjoint. Et lui-même écrivit aux préfets, le 18 août 1942 : « J'attache un prix tout particulier à ce que soit effectivement assurée une étroite et confiante liaison entre les autorités de police et de gendarmerie. » Il serait tout aussi exagéré de dire qu'il avait plein pouvoir direct sur la PP et la gendarmerie que de nier catégoriquement, comme il le fit, la participation aux opérations de police qu'il exigea d'elles et l'influence qu'y purent avoir ses décisions. En particulier sur la première. Non seulement parce qu'il était un succédané de ministre de l'Intérieur, mais aussi parce que ses hautes fonctions avaient estompé la différence de générations avec Bussière. « Nous étions intimement liés, dira celui-ci. Nous étions en pleine communion d'idées. Nous nous entendions comme larrons en foire pour duper et contrer les occupants25. » Et M. X confirme : « Il aurait dû y avoir conflit avec la PP, conformément à la tradition. Mais ce n'était pas le cas, à cause des relations amicales entre Bousquet et Bussière. Les opérations de police se passaient sans heurts. » 1 Pour éviter une confusion avec l'ex-Sûreté nationale, l'appellation de Police judiciaire sera ici maintenue. 2 Lettre de René Bousquet au magistrat instructeur, Haute Cour de justice, 11 décembre 1947.
3 Ibid. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 20 août 1948. 7 Souligné par l'auteur. 8 Lettre de René Bousquet précédemment citée, 11 décembre 1947. 9 Entretien avec l'auteur, 25 novembre 1992. Actuellement professeur de sciences politiques à l'université Montesquieu de Bordeaux, Michel Bergès a soutenu sa thèse en 1994. Au procès de Maurice Papon, il fut, en 1998, un témoin remarqué par son« apologie du doute ». Cf. Éric Conan, Le Procès Papon. Un journal d'audience, Gallimard, 1998. 10 Lettre de René Bousquet précédemment citée, 11 décembre 1947. 11 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 20 août 1948. 12 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 29 septembre 1948. 13 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 20 août 1948. 14 Ibid. 15 Sur cette question et sur l'approche de la loi selon Maurice Hauriou, lire Marc Olivier Baruch, Servir l'État français, op. cit. 16 Interrogatoires d'Henry Cado, cour de justice de la Seine, 20 septembre et 14 novembre 1944, 9 février 1945. 17 Il prétendit le contraire devant le juge, le 23 octobre 1945, et dans son mémoire en défense d'octobre 1946, puis reconnut sa présence au Conseil lors d'un interrogatoire, le 14 février 1948. Le magistrat ne dit mot de ce revirement. 18 Joseph-Barthélemy, Ministre de la Justice, Vichy 1941-1943, Pygmalion, 1989. 19 Raymond Tournoux, Le Royaume d'Otto, Flammarion, 1982. 20 Maurice Martin du Gard, La Chronique de Vichy 1940-1944, Flammarion, 1975. 21 Déposition de Roger Langeron, 10 juillet 1948. 22 Claude Angeli et Paul Gillet, La Police dans la politique (1944-1954), Grasset, 1967. 23 La première BS fut réactivée en août 1941 et dédoublée six mois plus tard en BS 1 et BS 2. 24 Déposition d'Amédée Bussière, 7 janvier 1948. 25 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit.
13 « On ne fait pas des policiers avec des agneaux » À l'automne et à l'hiver 1941, Pucheu, décrit sous la plume au vinaigre de Du Moulin de Labarthète comme une « main sidérurgique dans un gant de fibrane », avait institué trois polices auxiliaires pour lutter contre l'« anti-France » : le SPAC, service de police anticommuniste, la police aux questions juives (PQJ), et la police antimaçonnique du service des sociétés secrètes (SSS). D'emblée, la première dépendit du secrétariat général à la police, bientôt rejointe par les deux autres, primitivement attachées au cabinet du ministre de l'Intérieur. Pucheu confia la direction du SPAC à un ancien employé de commerce, Charles Detmar, qu'il avait connu avant guerre lorsqu'ils militaient tous deux au PPF de Doriot. La PQJ se trouva sous les ordres d'un obscur Alsacien, Jacques Schweblin, plus tard révoqué pour des délits de droit commun. La police antimaçonnique, elle, obéissait à un maçon défroqué1, Jean Marquès-Rivière, tandis que régnait sur le SSS l'amiral Charles Platon, protestant intransigeant et anglophobe enragé à qui l'on avait donné un hochet de secrétaire d'État. Chacune de ces organisations fonctionnait à cheval sur Vichy et Paris, mais c'est en zone Nord que leurs séides, la plupart non professionnels, étaient le plus actifs, marchant parfois main dans la main avec les Allemands. Le travail de la PQJ et du SSS aurait dû se limiter à la recherche des infractions aux lois d'exception. Mais, du renseignement à la répression, le pas fut vite franchi. Et, non contentes de traquer leur propre gibier, les polices supplétives chassèrent sur les terres les unes des autres.
À l'origine, elles reflétaient les différentes factions s'affrontant à Vichy. Dans le cas du SPAC notamment, certains responsables avaient appartenu à la Cagoule, tel le comte Robert Jurquet de La Salle2, un temps en charge de la zone Nord. Celui-ci fut bientôt éliminé, de même que son adjoint soupçonné d'anglophilie, un commissaire ami du docteur Ménétrel, conseiller intime de Pétain. Les soubresauts qui traversèrent l'histoire de ce petit monde grouillant de vraies ou fausses barbouzes allaient propulser Detmar, début 1942, à la tête non seulement du SPAC, mais, administrativement, de l'ensemble des trois services regroupés à Paris, rue Greffulhe, entre la Madeleine et la gare Saint-Lazare. René Bousquet vit ce qui se tramait, la trilogie pouvant agir directement ou saisir les forces régulières par l'intermédiaire du ministre : « Un projet instituant dans chaque département une délégation relevant de cet organisme central est aussitôt mis au point, dit-il. Ainsi se prépare, sur l'ensemble du territoire, la création d'un vaste réseau de police politique destiné à travailler, en zone occupée, en liaison avec certains partis collaborationnistes et des éléments de l'extrême droite, pourtant antiallemands, et, en zone Sud, avec le SOL de Darnand et les formations activistes de la Révolution nationale3. » Et le sous-ministre d'en tirer la morale qui s'imposait : « C'était en fait la dépossession immédiate des Renseignements généraux et prochainement de la Police judiciaire au profit d'une police militante, suivant un plan qui avait été employé dans les pays totalitaires4. » Aussi, pour empêcher l'encerclement de l'administration classique dans un « corset solide qui l'eût entraînée malgré elle dans une voie devant laquelle elle s'efforçait de se dérober5 », il n'eut de cesse de démanteler ces trois polices parallèles, avec une détermination d'autant plus farouche qu'elles étaient en principe rattachées à son domaine et rémunérées sur les fonds spéciaux du ministère, même si elles fonctionnaient en toute autonomie. L'éviction des polices antijuive et antimaçonnique se passa sans trop de casse : Bousquet obtint qu'on leur coupât les vivres, puis qu'elles fussent dissoutes. Voici un extrait d'un compte rendu officiel de l'épisode, établi en 1947 : « Le commissariat aux Questions juives [la PQJ en était
indissociable] et le SSS furent théoriquement dépourvus de tout pouvoir judiciaire. Les fonctionnaires de la police nationale détachés au SSS furent réintégrés dans leur administration d'origine. Les autres fonctionnaires durent se cantonner dans la recherche des renseignements6. » Le 5 juillet 1942, la PQJ était supprimée et bientôt remplacée par une Section d'enquête et de contrôle (SEC) aux ordres du Commissariat général aux questions juives. En fait, les attributions de la SEC demeurèrent les mêmes que celles de la PQJ et continuèrent de s'accroître. Du moins Bousquet n'avait-il plus à en répondre7. Le destin du SSS et de ses satellites fut tout aussi tortueux, mais, désormais relié à Laval, il n'avait plus à se réclamer du secrétariat à la police. Bousquet était débarrassé de deux boulets. Lorsqu'il retraça l'historique de cette bataille contre SSS, PQJ et SPAC, il prit bien soin de mettre en avant le dégoût que lui avaient inspiré ces organismes. Tout porte à croire que, dans son esprit, les grands principes « républicains » n'étaient pas ici seuls en cause : le nouveau chef de la police voyait d'un très mauvais œil ces électrons libres, partisans de l'extrême droite qu'il honnissait, jouer les trouble-fête dans l'entreprise de modernisation et de réorganisation des services qui le mobilisait. Cette aversion, légitime, faisait au demeurant l'affaire des occupants qui avaient tout intérêt à ce que la police française fût réunie « dans une seule main ».
Le SPAC lui donna beaucoup plus de fil à retordre. Certes, Charles Detmar, pour avoir trempé dans le complot du 13 décembre 1940, n'était pas en odeur de sainteté auprès de Laval : le futur chef du SPAC, déjà versé dans la « documentation » anticommuniste8, naviguait alors lui aussi dans les eaux cagoulardes du colonel Georges Groussard qui, avant de se rapprocher des Anglais et de passer à la Résistance, dirigeait une police politique9 dévouée au Maréchal ; et la branche militaire de cette organisation – les groupes de protection de François Méténier, ami de Detmar – avait participé à l'arrestation de Laval. Mais Detmar avait une
autre corde à son arc : il était du dernier bien avec le chef de la Gestapo, Karl Boemelburg. Le fidèle Brinon, toujours dans les bottes des Allemands, mit-il le nez dans cette affaire ? En tout cas, les promesses de Laval de supprimer le SPAC, début juin 1942, ne furent guère suivies d'effets. Selon Bousquet, la vingtaine de fonctionnaires réguliers et les quelque cent vingt « partisans » qui y œuvraient auraient dû, pour les premiers, être réintégrés dans leur administration d'origine, et, pour les autres, licenciés. Il n'en fut rien et la démission de Detmar eut tout de la fausse sortie. Le 15 juin, Bousquet, obligé de s'absenter de Vichy, aurait laissé une note10 à Cado dans laquelle il lui demandait d'aller tirer l'oreille à Laval : « Je n'y comprends rien, car la question me paraissait réglée, écrivait-il. J'ai voulu voir le Président, mais impossible […]. Maintenir le SPAC, c'est ouvrir une brèche que j'avais refermée […]. J'ai formellement déclaré à tous nos collaborateurs que ma présence à l'Intérieur signifiait la fin de toutes les fantaisies auxquelles on s'est livré depuis quelques mois […]. Du côté français, il ne vaut pas de s'arrêter aux criailleries intéressées de quelques excités […]. Tu peux montrer cette note au Président, si tu le juges opportun. Insiste vivement auprès de lui et dis-lui dans tous les cas que s'il maintenait le SPAC, nous ne pouvons en ce qui nous concerne assurer la responsabilité de son fonctionnement […]. Je connais ton opinion sur la question et je suis sûr que tu seras un avocat persuasif. » Que cette note soit authentique ou non, elle montre au moins que, pour un exécutant sans pouvoir décisionnel, le secrétaire général estimait avoir son mot à dire ! Les « fantaisies » évoquées par Bousquet s'inscrivaient dans le droit-fil du harcèlement anticommuniste observé dans la Marne du temps de son proconsulat. Le SPAC, qui possédait, en plus de ses activités ordinaires, des antennes de renseignements sur la SNCF et les usines, avait déjà à l'actif de ses quelques mois d'existence vingt arrestations de militants à Angers, aussitôt livrés à la BS de Paris, et quarante-trois arrestations d'« Espagnols rouges » à Nantes, déférés devant une cour spéciale ; sans compter les enquêtes en cours. Detmar n'avait-il pas donné le ton dans un de ses ordres de service ? « Chacun accomplira son devoir, clamait-il, en
s'inspirant des paroles d'un grand Français entré dans la légende, Jean Mermoz : “ On n'a rien donné quand on n'a pas tout donné. ” » Le SPAC fut finalement transformé en SRMAN, Service de répression des menées antinationales de « toute nature », incorporé à l'Inspection générale des services de Police judiciaire. Une note du 18 août 1942 en fait foi, en l'absence d'arrêté officiel. Placé « sous la seule autorité » de Jean Buffet, chef de la PJ, Detmar était maintenu à la tête du SRMAN et investi de pouvoirs accrus, censés s'exercer en zone Nord : il pouvait soit mener ses propres opérations de police comme auparavant, soit requérir directement, c'est-à-dire sans l'intermédiaire de l'administration centrale, les commissaires divisionnaires, chefs des services régionaux de Police judiciaire (SRPJ). Le personnel du SRMAN se composait d'anciens membres du SPAC, jeunes policiers d'occasion promus fonctionnaires du « cadre latéral » nouvellement créé, de quelques commissaires réguliers et d'une poignée d'inspecteurs et d'agents de la PP et de la police de Seine-et-Oise. L'aventurier Detmar, dont les sautes d'humeur étaient légendaires, se vantait de n'être pas policier de carrière : il fut nommé intendant de police en toute facilité, puisque le recrutement se faisait au choix. Il quitta la rue Greffulhe11 pour le 69, rue de Monceau, à deux pas du pseudo-ministère de l'Intérieur. Bousquet dut avaler la couleuvre de la métamorphose, sous contrôle, du SPAC. Tolérer une police parallèle qui, même parée du garde-fou de la PJ, aurait tendance, par définition, à faire cavalier seul, était un pari dangereux. « J'entends bien que l'on pourrait tirer argument du fait qu'il s'agissait de réprimer les menées antinationales, et l'on ajoutera que celles-ci étaient l'expression de l'esprit de Résistance, dira-t-il. Cependant, je peux affirmer que […] M. Laval […] avait formellement exprimé sa volonté de voir cette section ne jamais s'aventurer dans le domaine politique et se maintenir dans le cadre de la police judiciaire pour la recherche et la répression de crimes et de délits ayant au moins l'apparence du droit commun12. »
Jean Buffet chantera à peu près la même chanson : ses services avaient fait semblant de donner des gages de bonne volonté aux Allemands, mais s'étaient bornés à poursuivre des malfaiteurs qui sévissaient « sous le couvert du patriotisme13 ». Ancien gendarme, cet Auvergnat quinquagénaire, obèse et solennel, comme le découvrit Jean Zay qui eut le malheur de le subir14, était un vieil ami de Laval. Mais il demeurait le subordonné direct de Bousquet et de Cado, celui-ci l'estimant irréprochable. Bousquet, également convaincu de sa loyauté, mais « vigilant », s'assura auprès de lui que le SRMAN ne débordait pas de ses attributions fixées en août 1942. Il faudrait donc croire qu'il ne sut jamais rien de ses agissements… Pour ne citer que ceux qui se situèrent durant la période où il était secrétaire général, et en choisissant les bilans les moins lourds – les chiffres variant d'un rapport à l'autre –, on relève néanmoins : en 1942, près de deux cents arrestations à Nantes, suivies de déportations (c'était là un prolongement presque inéluctable) et d'une trentaine d'exécutions par les Allemands ; l'année 1943, ce furent plus de cent arrestations en Bretagne, plus de cinquante à Nevers, dix-sept exécutions à Orléans et, à Chartres, douze interrogatoires à la demande de la Gestapo. Une expédition en Corrèze, qui s'était soldée par sept arrestations, valut aux agents du SRMAN une prime exceptionnelle octroyée par Laval. Le SRMAN, « convenablement armé », faisait donc des intrusions audelà de la ligne de démarcation et ne s'intéressait guère aux droit commun. Il ne réservait pas non plus ses exactions aux seuls « terroristes » communistes, mais les étendit aux sympathisants du Parti et aux gaullistes. Après le départ de Bousquet, il fut rattaché aux RG, appuya un temps la Milice, et nombre de ses membres fuirent en Allemagne. La lecture des dossiers de justice du SRMAN fait dresser les cheveux sur la tête. Il n'y est question que de matraquages, de supplices, de doigts écrasés, d'épingles, de braises de cigarette, de garrots, d'étouffements, de table spéciale, de terreur, de hurlements entendus à la ronde, de policiers qui se relaient pour frapper. Rue de Monceau, on cognait sur un fils pour faire avouer son père. Les tortionnaires s'étaient donné des petits noms : « Patte de homard », ou « Alex le tireur » qui abattit un jeune homme à
bout portant. L'un d'eux avait baptisé « Marie-Antoinette » le nerf de bœuf qui ne le quittait pas. Interrogé à la Libération, un des principaux responsables, loti d'une Légion d'honneur sur proposition du colonel Marty, trouva seulement à dire qu'il y avait eu « quelques brutalités qui se bornaient à un passage à tabac ordinaire » ! Et cette réflexion de Detmar, consignée dans un procès-verbal d'interrogatoire : « On ne fait pas des policiers avec des agneaux. » Le 5 décembre 1942, une circulaire signée Cado, « pour le conseiller d'État, secrétaire général », enjoignit aux préfets de faire cesser, chez les fonctionnaires de police, les méthodes d'interrogatoire « portant atteinte à la dignité humaine ». Coïncidence ? Après guerre, il apparut que le SRMAN avait surtout opéré en service commandé à la demande de préfets ou de la direction de la PJ. Le commissaire chargé de faire la lumière sur cette boue témoigna que, dans ses enquêtes, Bousquet était resté un « personnage tout à fait effacé15 ». Il n'avait fait appel au SRMAN qu'à deux reprises, dans des circonstances de subtil double jeu nullement compromettantes. Il fut exonéré au détriment de subalternes plus mouillés, jugés avant lui : Buffet, condamné par la cour martiale de l'Allier, avait été fusillé le 30 octobre 1944 ; à l'été 1946, au cours du maxi-procès de Detmar et d'une trentaine des siens, onze peines capitales avaient été prononcées. On décèle pourtant un malaise dans la défense de Bousquet. Le 13 novembre 1945, il remit à la justice un mémoire contenant un historique édulcoré du SRMAN, le lavant de toute complicité. Réinterrogé à ce propos le 30 juin 1948, il affirma avec un aplomb confondant : « S'agissant du SPAC dissous, j'apprends aujourd'hui pour la première fois qu'il a été remplacé par un service nouveau que vous dénommez SRMAN. » Comme le juge insistait, insinuant qu'il avait difficilement pu ignorer le cortège de sévices infligés par cette police, il répliqua : « Je ne sais si on peut admettre que je l'ai ignoré, mais je suis bien certain que l'on n'apportera jamais la preuve que de tels faits aient été connus de moi. »
Il ne fait pas de doute que Bousquet réprouvait les expéditions punitives du SRMAN, mais rares sont les fonctionnaires qui démissionnent en pleine phase ascendante, surtout lorsqu'ils ont l'alibi d'une mission à accomplir. Il ne fait pas de doute non plus que sa tendance radicale et son patriotisme le portaient à favoriser la lutte contre l'extrême droite et les collaborationnistes qui se répandaient contre sa « police franc-maçonne » : les circonstances l'empêchaient de les poursuivre à visage découvert, mais il s'efforçait de les court-circuiter grâce aux renseignements d'hommes discrets et sûrs comme Pierre Saury. Mais son centrisme radical, le souvenir du pacte germano-soviétique, l'interdiction du Parti le conduisaient aussi bien à honnir les communistes, et cette propension le rapprocha des obsessions du régime de Vichy. S'il n'eût probablement pas matérialisé de lui-même cette inimitié politique, l'homme s'effaça alors devant le haut fonctionnaire. Les fusillades d'otages aidant, le secrétaire général Bousquet n'eut pas d'états d'âme à prôner la nécessité de mater les « terroristes ». Il allait jouer à fond la répression, en harmonie avec la stratégie lavalienne qui consistait à toujours anticiper les exigences allemandes. Sa tentative d'éliminer le SPAC, son dédain du SRMAN correspondaient surtout à des divergences de vues d'ordre formel et à un souci de ne point disperser les efforts. L'histoire de cette répression s'est souvent focalisée sur les sbires de Detmar et les RG, à cause des féroces Brigades spéciales de la PP. La PJ ne demeura pourtant pas en reste. Le 27 mars 1942, avant le retour de Laval, Buffet, déjà contrôleur général, adressait au prédécesseur de Jean Leguay, à Paris, un rapport dans lequel il se plaignait de la tiédeur des poursuites engagées contre les « dirigeants de l'appareil illégal ». À ses yeux, la faute en incombait au manque de cohésion entre les services de police et à la transmission trop tardive des affaires aux brigades régionales de Police judiciaire. Il fallait que celles-ci fussent alertées par leurs collègues au moindre flagrant
délit, avant même l'intervention du parquet. « Existe-t-il des crimes plus graves, des dangers plus grands que ceux que font courir actuellement à notre pays les menées antinationales et terroristes ? Non ! » s'indignait-il. Voici comment Buffet envisageait l'avenir : « Il est indispensable de tenir en haleine et de renforcer le personnel pour que des sections uniquement chargées des affaires communistes-terroristes soient étoffées dans chaque brigade. Un minimum de douze à quinze fonctionnaires serait à prévoir pour s'ajouter à l'effectif actuel. » Il suggérait, au sein de chacune de ces sections spécialisées, la création d'un fichier et d'un service de documentation alimenté par toutes les forces de l'ordre et l'administration centrale. Une liaison avec la PP était également prévue. Le 8 mai 1942, Bousquet envoie une circulaire aux préfets régionaux, leur rappelant les conditions dans lesquelles doivent fonctionner les brigades de PJ : intégrées aux services extérieurs, elles relèvent de leur autorité, sous la dépendance technique de la PJ ; aussi peuvent-elles être actionnées « directement par le service central », tout en étant à la disposition des parquets. Il conclut : « Bref, je désire qu'aucune intervention locale ne contrarie l'exécution des ordres qui sont transmis directement en mon nom par le service central de la police judiciaire aux brigades régionales qui doivent me rendre compte, sans intermédiaire, des suites données et des résultats obtenus. » À la conférence des préfets régionaux des deux zones, qu'il préside le 29 mai suivant à Vichy, il annonce – un peu trop vite, donc – la suppression des polices annexes, précisant : « Les éléments valables de ces polices seront intégrés dans des sections spéciales de la police. » Le 9 juin suivant, par la circulaire 666, il attire l'attention des préfets, et surtout des intendants, sur la « nécessité d'une coordination plus étroite » de tous les services, « y compris la gendarmerie », face à la recrudescence d'attentats et d'actes de sabotage. Et prie les destinataires de « constituer d'extrême urgence, au siège de la brigade régionale de police judiciaire, une section nettement dégagée des affaires judiciaires de droit commun, qui sera uniquement chargée de la répression des menées communistes et terroristes, des menées antinationales de toute
nature, ainsi que de la centralisation, aux fins d'exploitation, de la documentation rassemblée par les polices locales et la gendarmerie. » « Cette section spéciale, qui sera dirigée par le commissaire divisionnaire, chef du SRPJ, comprendra de 15 à 20 fonctionnaires », ordonne-t-il, dépassant les vœux de Buffet. Les fonctionnaires en question doivent être prélevés sur le personnel de PJ « déjà spécialisé dans les affaires communistes », sur les RG et dans des sections judiciaires mises en place dans les grandes villes depuis la mi-mars. Les rapports établis par « ce nouvel organisme de police » doivent être expédiés de la zone Sud à l'hôtel Bellevue, siège de la PJ à Vichy, sous le timbre « Contrôle général des Affaires judiciaires à origine politique », et de la zone Nord au 61, rue de Monceau, à Paris. Le 11 juin, Buffet, devenu patron de la PJ, renchérit dans une circulaire aux commissaires divisionnaires. Le nouveau service portera le nom de « Section régionale des Affaires judiciaires à origine politique » : SRAJOP16… Lui qui fera bientôt la trouvaille du sigle SRMAN n'avait pas le génie des acronymes ! En ce mois de juin où devait en principe disparaître le SPAC, une organisation d'ampleur nationale aux buts similaires était en train de se mettre en place. Elle ne viserait pas seulement les communistes, mais aussi les cibles de l'ex-PQJ et de la police des SSS. D'où cette lettre de Bousquet au Commissariat général aux questions juives (CGQJ), le 18 juin 1942 : « Les opérations judiciaires et notamment les perquisitions nécessitées par l'application de la législation sur les Israélites seront faites par des fonctionnaires de mon administration agissant sous mon autorité. « À cet effet, j'ai décidé de créer à l'Inspection générale [future direction] de police judiciaire (contrôle des affaires politiques), une section spéciale17 », etc. Et cette confirmation au CGQJ, en juillet : « Il est institué à […] la PJ une section plus spécialement chargée de la lutte contre le communisme, une section chargée des affaires relatives aux questions juives, une section chargée des affaires relatives aux sociétés secrètes18. »
Bousquet peaufina son invention le 19 août, exposant aux préfets les avantages d'une meilleure centralisation des renseignements – en principe apanage des RG – aux SRAJOP. Il devait en résulter des « conditions de rendement plus favorables » et, disait-il : « Je suis convaincu que la mise en vigueur du plan de collaboration [entre services de police] que je viens de préconiser aura pour effet de renforcer notre dispositif de répression. » Le 11 septembre, la règle du jeu était nettement clarifiée par une énième circulaire reprenant les termes des courriers destinés au CGQJ : les SRAJOP pouvaient désormais être saisies par le CGQJ pour les descentes de police décidées en vertu des lois raciales. Le nom de SRAJOP fut abrégé le 21 novembre 1942 en SAP (Sections des affaires politiques) et chaque unité regroupée au siège de sa brigade régionale. La direction de la PJ, modifiée par une loi du 4 octobre, comportait désormais trois sous-directions : affaires criminelles (droit commun) ; affaires politiques (communistes, gaullistes, terrorisme, anarchisme, dépôts d'armes et, « d'une manière générale, répression de toutes activités ayant un caractère antinational et antigouvernemental ») ; surveillance du territoire en zone Sud. La nouvelle sous-direction des affaires politiques, sous la houlette du commissaire divisionnaire Mathieu, était subdivisée en trois sections qui se répartissaient la lutte contre les ennemis du régime, résistants compris. Les statistiques des résultats obtenus étaient scrupuleusement tenues à jour au secrétariat général pour la police. Le 6 janvier 1947, un policier chargé d'enquêter sur le rôle de Bousquet vis-à-vis des polices supplétives rendit compte à l'instruction de ce que CGQJ et SSS n'avaient guère recouru à la PJ : « Les sections spécialement chargées de ces affaires, rapportait-il, n'eurent à vrai dire aucune activité de cet ordre et furent en réalité occupées à des tâches différentes. » On peut se demander si l'esprit de corps n'influença pas ce commentaire, sachant que son auteur appartenait lui-même à la PJ. Laval et Bousquet donnèrent, il est vrai, un coup de frein à la chasse aux francs-maçons, et la SEC continua sa besogne néfaste sous l'égide du CGQJ. Mais les objectifs des SAP rejoignaient ceux des polices
auxiliaires : elles pouvaient très bien, de leur propre initiative, s'attaquer aux militants juifs communistes, par exemple. Écoutons le spécialiste Jacques Delarue, ancien policier devenu historien : « Il y eut peu de volontaires pour constituer ces services [les SAP], et leur activité fut variable selon la personnalité de leurs chefs et de leurs membres. Dans plusieurs régions, des relations clandestines furent dès le début établies avec la Résistance, alors qu'on pourchassa durement dans d'autres19. » De son côté, l'historien Denis Peschanski20 évoque ces arrestations opérées par la PJ hors de Paris (et un peu plus nombreuses en zone Sud) de mai 1942 à mai 1943. Un chiffre donné au conditionnel, concernant en majorité communistes et gaullistes : 12 549, dont 4 817 internements administratifs21. À Paris, 3 500 communistes auraient été arrêtés dans le même temps. Ainsi, les brigades du Tigre, créées en 1907, avaient été dévoyées de leur mission de lutte contre les crimes et délits de droit commun sous contrôle des parquets : la PJ de Vichy comportait bien une antenne active de police politique. Ensuite, aux juridictions compétentes, les sections spéciales, de continuer le sale boulot ! Bousquet nia ses interventions directes : « Le ministère n'était informé qu'a posteriori […]. C'était un domaine qui restait étranger, au moins sur le plan policier, à l'activité du secrétaire général. Il n'est pas d'exemple que je me sois personnellement immiscé dans un domaine qui concernait d'une part la politique générale du gouvernement, d'autre part l'autorité absolue des préfets, et qui, dans la plupart des cas, mettait en cause un principe que j'ai toujours respecté : celui de la séparation des pouvoirs22. » Dans son raisonnement, la réorganisation de la PJ n'avait en rien changé son fonctionnement ordinaire : « Le moins que l'on puisse dire, c'est que je n'ai jamais voulu accepter de prendre des mesures qui puissent augmenter même indirectement son activité23. » Lui, apôtre de la « réconciliation » entre Français face à l'occupant, était au-dessus de tout soupçon. Il prit toutefois la précaution de spécifier : « Ces dispositions furent adoptées par le gouvernement français agissant de sa propre
autorité et en dehors, du moins à ma connaissance, de toute intervention allemande24. » Entendre un acteur de Vichy exprimer avec tant d'entrain que les choix du régime ne découlaient pas exclusivement des circonstances de la défaite et de l'Occupation… Mais, en 1948, il ne fallait à aucun prix être mêlé à une affaire d'intelligence avec l'ennemi. « Dans la recherche du renseignement politique, les RG joueront leur rôle traditionnel avec des conséquences inhabituelles25 », écrit Jacques Delarue. Le préfet André Boutemy dirigeait les « grandes oreilles » de l'Intérieur depuis la fin de l'année 1941, ce qui lui coûtera un portefeuille de ministre sous la Quatrième République. Son sous-directeur, Jacques Saunier, secrétaire général du Tarn-et-Garonne en 1940, était de la même promotion que Bousquet, comme Yves Cazaux. Les relations avec le sous-ministre s'annonçaient excellentes. Les choses se gâtèrent seulement en juin 1943, lorsque Laval remplaça Boutemy par André Baillet, promoteur de la première Brigade spéciale, à Paris. Brutal et collaborationniste, ce simple flic, tout juste titulaire d'un certificat d'études, dut sa fulgurante promotion à son amitié pour Boemelburg et au fait que Laval avait connu son père, policier à Aubervilliers lorsqu'il en était maire. Baillet voulut donner aux RG des pouvoirs répressifs, à l'image de ce qui se passait à la PP. L'opposition de Bousquet l'en dissuada, et le maintien de Saunier permit au secrétariat général de garder le contrôle sur les RG. Baillet fit partie des condamnés à mort de l'épuration en 1945. À la Sécurité publique, Alphonse Perrier, nommé directeur en 1941 à cause de son ancienneté, continua à régner sur le corps des gardiens de la paix. Malgré les dénégations de Bousquet, ses démonstrations spécieuses, ses contradictions permanentes, légitimées, au moment où il les exprima, par sa situation d'inculpé, l'importance de son rôle à la tête de la Direction générale de la Police nationale n'était pas discutable. Même en n'ayant garde d'oublier que l'« essentiel de la législation répressive [était]
en place avant juillet 194026 », ainsi que le soulignent Denis Peschanski et Jean-Pierre Azéma, même en évaluant une marge de manœuvre limitée par l'occupant, même en relativisant une responsabilité personnelle diluée dans celle de l'appareil administratif, Bousquet était bel et bien le cerveau et le patron de la police. Invoquant ses incessants voyages entre Vichy, Paris et les intendances régionales, il dit : « Je ne pouvais dans le même temps organiser une police de plus de 150 000 hommes, lui assurer les moyens matériels dont elle avait besoin, me consacrer aux négociations interminables avec les autorités allemandes, et assurer dans des conditions normales le fonctionnement quotidien et régulier de mon administration27. » Il déléguait, personne ne le conteste. En revanche, il n'apprenait pas « après leur notification » la plupart des résolutions gouvernementales, comme il l'affirma en s'abritant derrière ses emplois du temps écrasants. Il était là, en première ligne, aux heures décisives. Une note du 2 juillet 1942 établit le premier bilan de son mandat : « Il est apparu indispensable au SGP [secrétariat général à la police], dès son installation, de réformer, renforcer et coordonner l'action des différents services de police chargés de la répression des menées antinationales et terroristes, jusqu'ici trop dispersés pour être vraiment efficaces28. » Ce que Michel Bergès commente, lapidaire : « Le sens du devoir dans les gestes, la conscience dans la poche. » 1 Cf. Dominique Rossignol, Vichy et les Francs-Maçons, Jean-Claude Lattès, 1981. 2 Cf. Philippe Bourdrel, La Cagoule, Albin Michel, 1992. 3 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 juin 1948. 4 Ibid. 5 Ibid. 6 Rapport du commissaire de police judiciaire René Riquet, 6 janvier 1947. 7 Bien que la SEC fût subordonnée, en ce qui concernait le contrôle des personnes, à la Préfecture de police, sous-direction des affaires juives. 8 Cf. Pierre Péan, Le Mystérieux Docteur Martin (1885-1969), Fayard, 1993. 9 Adjoint du colonel Groussard, le commandant Robert Labat, ensuite chargé de constituer le SSS, fut révoqué au retour de Laval. 10 Copie de cette note fut remise par René Bousquet à la Haute Cour de justice lors de son interrogatoire du 30 juin 1948, en même temps qu'une brève réponse autographe de Cado. Le document ne comporte ni en-tête ni cachet et présente des divergences avec un mémoire en
défense remis à l'instruction le 13 novembre 1945. Il est curieux que Bousquet ne l'ait pas communiqué plus tôt à la Haute Cour. 11 Une petite antenne de renseignements aux ordres du cabinet du Maréchal, vestige du SPAC première manière, vivota encore quelque temps, rue Godot-de-Mauroy, dans le quartier de la Madeleine. 12 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 juin 1948. 13 Lettre de Jean Buffet à son juge d'instruction, 2 septembre 1944. 14 Jean Zay, Souvenirs et solitude, Talus d'Approche, 1987. 15 Déposition de Robert Courtant, 14 juin 1948. 16 Buffet continuera pourtant à désigner les SRAJOP par les termes« sections de droit spécial », qui peuvent prêter à confusion. 17 Joseph Billig, Le Commissariat général aux Questions juives (1941-1944), 3 tomes, Éditions du Centre, 1955, 1957, 1960. 18 Ibid. 19 Jacques Delarue,« La police », in Le régime de Vichy et les Français, op. cit. 20 In« Exclusion, persécution, répression », ibid. 21 Pour la même période, le bilan imputé par les services allemands à l'ensemble de la police française est de 26 000 arrestations, 5 300 internements et plus de 133 000 perquisitions. Cf. Henri Longuechaud, Conformément à l'ordre de nos chefs…, Plon, 1985. 22 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 juin 1948. 23 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 8 octobre 1948. 24 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 1er octobre 1948. 25 « La police », in Le régime de Vichy et les Français, op. cit. 26 Denis Peschanski et Jean-Pierre Azéma,« Vichy, État policier », in La France des années noires, op. cit. 27 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 16 juillet 1945. 28 Cité in« Vichy, État policier », in La France des années noires.
14 Le « petit Montoire » de René Bousquet « Au mois d'avril 1942, je ne connaissais ni un fonctionnaire de l'ambassade d'Allemagne, ni un officier de l'hôtel Majestic, ni un fonctionnaire de la police allemande, ni un agent des services de propagande1. » En endossant ses nouvelles fonctions, René Bousquet ignorait une donnée essentielle : dans la sourde lutte qu'elles se livraient en zone occupée, la Gestapo venait de l'emporter sur la Wehrmacht. Tandis qu'il se figurait pouvoir faire mieux que ses prédécesseurs assommés par la défaite, qu'il escomptait sauvegarder, par un retour aux institutions, un peu plus qu'un semblant de souveraineté nationale, le secrétaire général n'avait pas réalisé que l'interlocuteur qui serait le sien avait changé. Ni mesuré les graves conséquences de ce changement qui affectait la définition même des contours de son action. Il connut sa douleur au bout de dix jours d'exercice aux Célestins. Le 28 avril 1942, juste comme il courait introniser son successeur à la préfecture de Châlons, le gouvernement français reçut notification d'une décision de Hitler : les pouvoirs de police, qui jusque-là incombaient à l'état-major de l'armée d'occupation, allaient être remis à un représentant personnel de Heinrich Himmler, chef de la SS et de toutes les polices allemandes. Au début de la guerre, à Berlin, l'ancien éleveur de volailles devenu grand manitou de l'ordre noir avait, selon la recette nazie du mélange administratif, réuni services d'État et services SS. Ainsi, la Sipo (Sicherheitspolizei), police de Sûreté – composée de la Gestapo, police politique, et de la Kripo, police criminelle –, et le SD (Sicherheitsdienst), organe de renseignements du parti, avaient-ils été fondus en un vaste
ensemble : le RSHA (Reichssicherheitshauptamt), Office central de sécurité du Reich, dirigé par Reinhard Heydrich. Parallèlement, Himmler avait aussi sous son autorité l'Orpo (Ordnungspolizei), la police d'ordre en uniforme, confiée à Kurt Daluege. Dans les pays occupés, l'organisation policière allemande fut calquée sur celle du RSHA, divisé en sept branches. La Gestapo proprement dite constituait la quatrième de ces sept branches, mais la terrible réputation qu'elle s'était forgée entraîna l'usage abusif de son nom. Les trois syllabes qui claquaient si bien désignèrent indifféremment tous les services, alors qu'il eût fallu dire Sipo-SD. En France, la victoire des SS sur l'armée, officialisée en cette fin avril 1942, était consommée depuis le mois de mars précédent. Jusqu'alors, l'influence de la Sipo-SD avait été surtout sensible à Paris et plus insidieusement, depuis septembre 1941, dans le reste de la zone Nord. Mais l'appareil policier d'occupation – police secrète de campagne et Feldgendarmerie – obéissait aux militaires et fonctionnait sur la base immuable de l'article 3 de la convention d'armistice, tyrannique : « Dans les régions occupées de la France, le Reich allemand exerce tous les droits de la puissance occupante. Le gouvernement français s'engage à faciliter par tous les moyens les réglementations relatives à l'exercice de ces droits et à la mise en exécution avec le concours de l'administration française. Le gouvernement français invitera immédiatement toutes les autorités et tous les services administratifs français du territoire occupé à se conformer aux réglementations des autorités militaires allemandes et à collaborer avec ces dernières d'une manière correcte […] » Autant dire que les Allemands avaient toute latitude de faire la loi comme il leur chantait. Quand ils ne siégeaient pas ouvertement dans les locaux administratifs, comme à la PP, ils ne se gênaient pas pour passer par-dessus la tête des préfets et adresser leurs ordres directs aux policiers. Dans les gendarmeries, on tapait les procès-verbaux en trois exemplaires, dont un était destiné au Feldkommandant local. Bousquet avait conscience de ces ingérences qu'il avait limitées au minimum en Champagne et qu'il espérait endiguer partout, maintenant
qu'il était aux commandes. Toujours habité par le souci de se situer sur un « plan apolitique », il voulait « substituer une seule responsabilité (la sienne) à celle des fonctionnaires subalternes2 ». C'était là le fond de son programme, et il y tenait autant qu'à faire cesser les fusillades d'otages. Sa troisième préoccupation était de barrer la route aux collaborationnistes qui guignaient le pouvoir. Il pensait pouvoir discuter avec les militaires. Avec les SS, c'était une autre histoire.
Pour installer à Paris le représentant qu'il venait de nommer en la personne du général Karl Oberg, Himmler dépêcha Heydrich. Le 5 mai, un Junker à l'empennage décoré d'une croix gammée atterrit au Bourget. Le maître de la police et de l'espionnage en descendit, sous la caméra des « Actualités françaises ». C'était un grand type svelte de trente-huit ans, portant beau malgré un tempérament nerveux et quelque chose d'étrangement féminin dans le visage et la voix. Ce SS mondain à la raideur caricaturale, cultivé, musicien, et qui se vautrait volontiers dans la débauche, était l'un des plus redoutables chefs nazis, au point qu'il commençait à faire de l'ombre à Himmler. L'allure d'un soldat prussien, Karl Oberg, affublé du titre ronflant de Höheher SS-und Polizeiführer, chef suprême de la SS et de la police, n'était pas bâti sur le même modèle. Ancien buraliste hambourgeois, il avait pour tout diplôme l'Abitur, équivalent du baccalauréat, et de bons états de service dans l'armée où il s'était enrôlé durant la Première Guerre. Très tôt séduit par les thèses hitlériennes, il avait fait carrière au sein du SD avant de devenir chef de la police, notamment à Radom, en Pologne. Il avait quarante-cinq ans, mais on aurait pu tout aussi bien lui en donner dix de plus. Le crâne, rasé, en pain de sucre, une bouille ronde, rose et joufflue, les yeux dissimulés derrière d'épais hublots de « Herr Doktor », le nez court et un ventre de buveur de bière : tout, dans son apparence, était disgrâce. Pourtant, qui aurait prévu en voyant ce sage père de famille (il refusait à sa femme un manteau de fourrure pour ne pas dilapider l'argent du Führer…) qu'il mériterait bientôt le surnom de « boucher de Paris » ? Oberg était très discipliné.
Le 22 avril précédent, Himmler l'avait convoqué pour lui recommander, en guise de viatique : « Veillez à ce que les troupes stationnées sur les côtes aient le dos dégagé3. » La définition de son poste et de ses rapports avec la Wehrmacht ayant été laissée, à dessein, dans le flou, il dépendait directement de Himmler, tout en étant habilité à s'acquitter de toutes ses tâches policières et de la « consolidation du germanisme » dans le ressort du Militärbefehlshaber qui commandait, de l'hôtel Majestic, l'armée d'occupation. Plus tard, après l'invasion de la zone Sud, il représenterait également les intérêts de ses services auprès du maréchal von Rundstedt, commandant du front de l'Ouest. Il avait en outre affaire avec l'ambassade du Reich, c'est-à-dire avec Otto Abetz, et bien sûr avec le gouvernement français. Arrivé à Paris, il prit ses quartiers dans un confortable hôtel particulier au 57, boulevard Lannes, non loin de la porte Dauphine. Une soirée fut donnée au Ritz pour lui présenter ses compatriotes. Auparavant, Heydrich, dont le séjour devait être bref, voulut rencontrer en sa présence des officiels français. Le défilé commença dans les bureaux du 72, avenue Foch, l'adresse de la Sipo-SD. Fernand de Brinon et le nouveau commissaire général aux Questions juives, Louis Darquier de Pellepoix, successeur de Xavier Vallat, vinrent ainsi saluer le gratin allemand. Le lendemain, 6 mai, ce fut au tour d'Hilaire et de Bousquet. Les opérateurs des actualités cinématographiques étaient encore à l'affût. La poignée de main du secrétaire général à Heydrich fut son petit Montoire.
L'image a fait et refait le tour des rédactions depuis la réouverture du dossier Bousquet. Ajoutée à d'autres photos où il posait aux côtés de SS, un sourire diplomatique accroché aux lèvres, elle a suscité beaucoup de commentaires que résume celui-ci, d'un journaliste de télévision : « L'homme qui riait avec les nazis »… Glose sommaire où le reproche affleurant touche davantage au symbole – la prestance du personnage et ses cols de fourrure n'y étaient pas pour rien – qu'au fond des choses. Un haut fonctionnaire sur le point de négocier pouvait-il arriver devant l'adversaire en faisant grise mine ?
Bousquet savait à quoi s'attendre. Non seulement l'organisation policière allemande allait changer, mais il était question que la police française passât entièrement sous sa tutelle afin d'assurer la sécurité de l'armée d'occupation. Dans cette perspective, les autorités du Reich avaient pour les militants collaborationnistes les yeux de Chimène. Si leurs projets aboutissaient, c'était la « polonisation » de la France. Pendant l'instruction de son procès, Bousquet ne se montra guère pressé d'aborder la discussion qu'il avait eue avec Heydrich ni de fouiller le chapitre de ses relations avec Oberg. Alors qu'il était régulièrement entendu par le juge depuis la fin du mois de mai 1945, il promit un mémoire sur ce sujet central pour le 23 octobre suivant ; le mémoire ne vint jamais et il se garda d'en reparler. S'il fut toutefois amené à évoquer Oberg à maintes reprises, il prononça le nom de Heydrich pour la première fois le 11 février 1946, après que le juge lui eut donné à lire les dépositions qu'il venait de recueillir de la bouche même d'Oberg. Celuici, arrêté en Autriche le 23 mai 1945 par les Américains, avait commencé à être interrogé par les forces françaises d'occupation à Baden-Baden, puis transféré à Paris en janvier 1946. Bousquet n'avait pas de raison de se jeter tout seul dans la gueule du loup. C'était au juge de se décider à le questionner sérieusement sur le sujet. Il le fit in extremis, deux mois avant la clôture d'une instruction qui durait depuis bientôt quatre ans (trois ans et demi pour les interrogatoires), le 1er septembre 1948. Dans un style vibrant et dithyrambique, Bousquet s'auto-décrivit pendant l'entrevue du 6 mai 1942 avec Heydrich. Il raconta par le menu comment, son hôte lui ayant exposé les décisions allemandes prévues, il avait riposté en déballant vigoureusement tous ses griefs, et terminé sur une note patriotique : « Ne demandez pas à des Français ce que vous, Allemands, vous vous refuseriez certainement à accomplir ou à supporter dans notre situation. » Plus tard, il fit revivre la scène aux jurés de la Haute Cour, en plus vibrant et plus dithyrambique, avec la réaction du général SS : « C'est un langage d'homme, monsieur Bousquet. Je comprends, en effet, quelle est
votre émotion. » Et encore : « Monsieur Bousquet, j'ai appris beaucoup. Vous êtes courageux. Vous m'avez parlé dans des conditions qui m'ont ému des questions des otages et des représailles. Je crois, en effet, qu'il faudrait mettre fin aux otages et aux représailles, mais je ne peux pas, moi, prendre d'engagement. Tout ce que je peux vous dire, c'est que, venu à Paris pour appliquer un ordre du Chancelier d'Allemagne, j'accepte que cet ordre soit différé. Je vais aller en rendre compte à Berlin. » Pourquoi Bousquet n'avait-il pas tenu à relater plus tôt cet entretien apparemment tout à son honneur ? Parce que, s'il y avait certainement déployé une belle énergie, s'il avait tenu tête à Heydrich autant qu'il le pouvait – et on sait qu'il ne manquait pas d'estomac –, les choses s'étaient passées un peu différemment, et le résultat n'était pas de ceux dont on a plaisir à se vanter. Surtout, le pari de négocier, non sans courage, avec l'ennemi, avait toutes chances de passer pour une collusion coupable aux yeux des juges. Dans une synthèse des activités d'Oberg établie sitôt après la guerre, à partir des déclarations de l'intéressé, par les services de renseignements militaires français en Allemagne, on lit ceci : « Heydrich a fait connaître à Bousquet l'ordre du Führer en exécution duquel la police française de la zone occupée était subordonnée au Höherer SS-und Polizeiführer, mais qu'Oberg et lui-même étaient d'avis qu'avec un peu de bonne volonté de part et d'autre, rien ne devait, dans la pratique, faire ressortir cette subordination. À cela, il y avait comme première condition une confiance étroite entre les hautes autorités des deux polices. Heydrich a fait ressortir à Bousquet [sic] que s'il se déclarait prêt à engager sa police aux côtés de la police allemande pour le maintien de l'ordre et pour combattre le communisme, les Allemands ne se mêleraient pas de l'organisation intérieure de la police française et qu'ils répondraient à son désir de ne pas la subordonner dans les actions engagées en commun, mais, au contraire, de la laisser agir sous son commandement propre et sous sa responsabilité. » Entendu pour la première fois à Paris par les RG le 15 janvier 1946, Oberg maintient : « Heydrich a fait part [à Bousquet] des ordres de Hitler
selon lesquels la police française de la zone occupée devait être placée sous la tutelle de la police allemande. Heydrich lui-même était cependant d'avis que l'application de cette mesure n'était pas nécessaire si Bousquet s'engageait à donner à la police française l'orientation favorable aux intérêts allemands et si une collaboration étroite et amicale s'établissait entre les deux services. Bousquet s'engagea à suivre cette dernière voie en demandant toutefois que les services allemands voulussent bien ne pas s'immiscer dans les services de la police française. Il exprimait aussi le désir de voir les deux polices opérer séparément. Satisfaction lui fut donnée. » Il ajoute, plus loin : « J'ai apprécié en lui [Bousquet] sa franchise, sa compétence professionnelle et les efforts qu'il a déployés pour maintenir ses services de police en dehors de l'influence directe allemande. » Oberg précise encore sa pensée, une semaine plus tard, dans le cabinet du magistrat instructeur du dossier Bousquet : « Heydrich lui a dit […] qu'à son avis, une telle tutelle [de la police allemande sur les services français] n'était pas nécessaire [s'il] pouvait donner en son nom personnel et en celui de ses collaborateurs l'assurance que la police française travaillerait sur une base de “ camaraderie policière ” dans le même esprit que la police allemande, c'est-à-dire lutte contre le communisme, les saboteurs de tous ordres, les terroristes. Si M. Bousquet pouvait donner cette assurance, Heydrich était d'accord pour répondre au vœu qu'avait exprimé le secrétaire général que la police allemande ne se mêlât pas des affaires intérieures de la police française et que les deux polices ne travaillassent pas en commun. » Il y avait donc une nuance importante entre le compte rendu de la rencontre du 6 mai 1942 fait par Bousquet six ans plus tard, et celui d'Oberg de début 1946, quand toute entente entre les deux inculpés était impossible. Le premier estimait que, par sa franchise et son patriotisme, il avait fait un peu plier Heydrich : « Je ne prétends pas l'avoir rallié à mes conceptions. Simplement, j'ai pu créer dans son esprit un doute. J'ai mis en échec une décision allemande4 » ; le second expliquait que Heydrich était arrivé dans les dispositions que Bousquet attribuait à sa propre intervention, que ce dernier n'avait rien mis du tout en échec, et
que chacun avait trouvé son compte au principe du « donnant, donnant » qui avait émergé. Il ne s'agirait pas d'ergoter à l'infini ni de donner gratuitement raison à Oberg contre Bousquet, mais on peut se demander quel bénéfice l'Allemand, dans sa position, aurait eu à tirer d'un mensonge sur ce point. S'il voulait mouiller Bousquet pour s'exonérer, n'avait-il pas plutôt intérêt à donner de son collègue Heydrich et de lui-même l'image de braves soldats-fonctionnaires prêts à se rendre aux doléances d'un bon Français ? Enfin, nazi de haute volée, le terrible Heydrich était-il homme à se laisser impressionner par un jeune sous-ministre ? Il ne semble pas que les conversations du 6 mai aient fait l'objet d'un procès-verbal, comme il en fut question selon Oberg. Pour celui-ci, elles avaient duré trois heures ; pour Bousquet, « de deux heures de l'aprèsmidi jusqu'à minuit ». Heydrich ne les départagerait pas : le 27 mai 1942, dans les faubourgs de Prague, il était tombé sous les balles de résistants tchécoslovaques. Dans un témoignage ultérieur, le 16 avril 1947, Oberg se rapprocha de la version qu'allait fournir Bousquet : « Heydrich a donné connaissance de ces ordres [la mise sous tutelle allemande] à Bousquet. Ce dernier a été choqué et a discuté pour obtenir l'annulation de tels commandements. Heydrich a proposé de laisser à la police française son action propre [etc.] » Georges Hilaire, en fuite au moment de ces explications, a tout de même laissé un écho qui résonne comme un léger indice, dans des mémoires écrits sous pseudonyme : « Bousquet a excipé avec beaucoup d'audace d'une convention personnelle qu'il disait avoir passée avec Heydrich5. » Qu'il disait avoir passée… Pourquoi pas : « qu'il avait passée » ? L'arrangement prétendument arraché par Bousquet, Heydrich en avait touché un mot auparavant à l'ambassadeur Abetz en lui disant qu'une « saine collaboration de la police française amènerait l'ordre et le calme,
et éviterait de casser inutilement de la vaisselle6 ». Et Oberg avait été choisi pour Paris précisément à cause de ses talents de diplomate. Afin de garantir la tranquillité de la Wehrmacht à l'Ouest sans retirer des forces du front de l'Est ni débourser un mark en plein effort de guerre, le Reich avait tout à gagner d'une police française qui filerait doux. Accepter de troquer l'autonomie policière contre la chasse aux ennemis communs, c'était pouvoir espérer, du côté français, sauver les meubles, mais cela revenait à s'associer très étroitement à la répression nazie. Le président de la Haute Cour brossa la situation aux jurés chargés de juger Bousquet en 1949 : « Vous savez le drame qui va se jouer. Deux chefs, l'un, de la police allemande, Oberg, soumis directement à Himmler, l'autre, Bousquet, relevant du ministère de l'Intérieur. Ils vont tous les deux prendre contact. Ils vont, ensemble, rechercher ce que celui-ci a voulu essayer de réaliser, c'est-à-dire de laisser ou de rendre à la police française une possibilité d'action qu'elle n'avait pas si on appliquait strictement les données de l'armistice. »
L'assassinat de Heydrich interrompit les pourparlers. Oberg laissa les relations policières franco-allemandes dans le flottement le plus complet : il avait à réorganiser ses services sur le schéma du RSHA, bientôt confié à Ernst Kaltenbrünner. Il le fit sans peine, admirablement secondé par le jeune commandant (SS Sturmbannführer) Herbert Hagen, initialement chargé des affaires juives, qui connaissait le terrain et allait lui servir d'interprète. Un personnage clef avait mâché le travail, le colonel (SS Standartenführer) Helmut Knochen : lui aussi parlait le français et avait été le cerveau de l'implantation du réseau Sipo-SD à Paris et de ses succursales à Bordeaux, Dijon et Rouen. Universitaire venu au nazisme par le biais du journalisme et des organes de propagande, spécialiste du renseignement, il avait trente-deux ans et de bonnes manières. « Le jeune homme qui prit en main les destinées de la police allemande à Paris était toujours le docteur en philosophie Knochen7 », souligne Jacques Delarue.
Investi de la plupart des pouvoirs de l'administration militaire, Oberg divisa sa police en deux, sur le modèle berlinois : d'un côté l'Orpo, de l'autre, la Sipo-SD qui restait le domaine de l'intellectuel Knochen. Beaucoup plus brillant que son supérieur, celui-ci devenait une sorte de délégué. Au Militärbefelshaber ne restaient que les pouvoirs de juridiction et les affaires locales telles que la fixation du couvre-feu, comme l'a observé l'historien allemand Eberhard Jäckel8. Boemelburg, qui dirigeait la Gestapo, voyait d'un très mauvais œil les velléités d'autonomie de la police française. Avant de se retrouver rue des Saussaies, ce policier de la vieille école, parfaitement francophone, avait été un des piliers de la commission internationale de police criminelle, ancêtre d'Interpol. Notons au passage que Heydrich avait proposé à Bousquet de rejoindre cette commission qu'il présidait, et que le secrétaire général n'avait pas donné suite. Himmler réitérera l'invitation, sans plus de succès. Comme Boemelburg tentait d'imposer ses vues autoritaires à Laval et accentuait de jour en jour la pression, Vichy, après tergiversations, décida que Bousquet devait renouer avec Oberg le dialogue entamé avec Heydrich. Bousquet, qui refusera jusqu'au bout les relations personnelles – hors service commandé – avec des représentants allemands, accepta la mission : par devoir, il serait l'interlocuteur privilégié d'Oberg, mais il excluait de jouer, à la faveur de leurs éventuels tiraillements, l'ambassade d'Allemagne, l'état-major et les SS les uns contre les autres. Il savait qu'une réconciliation se ferait trop facilement sur son dos. Il décida donc d'écrire au général SS. Celui-ci s'apprêtait – il en avait averti Laval – à poser publiquement le principe de subordination de la police française. Sous le poids de ce chantage à peine déguisé, la partie s'annonçait difficile. Dans un premier jet, le secrétaire général demanda audience et réamorça la négociation. S'il comprenait le point de vue allemand, il ne démordait pas du sien, en particulier sur la question cruciale des otages : « Le haut commandement militaire a pris au mois d'août 1941 des dispositions qui aboutissent à associer l'administration française à
l'arrestation et à la désignation d'otages. Dans les départements, je peux apporter le témoignage personnel que la tâche des préfets se heurte chaque jour à des difficultés […] et que certaines initiatives prises par les services allemands placent l'administration française dans l'impossibilité matérielle et morale de remplir sa tâche avec honneur. » L'affaire des otages champenois n'était pas cicatrisée. Suivait un réquisitoire où les abus de pouvoir de l'autorité militaire étaient passés en revue : ordres directs aux fonctionnaires français, menaces, dessaisissement de la justice française jusque dans des dossiers de droit commun. Le tout était accompagné d'une note récapitulant ces observations et suggérant une interprétation moins extensive de la convention d'armistice. Une sorte de compromis comme celui esquissé le 6 mai avec Heydrich. Il faut savoir qu'après avoir évoqué cet épisode, Bousquet remit à l'instruction un double de ce brouillon en le faisant passer pour la lettre parvenue à Oberg en guise de « premier contact », étant admis qu'il n'avait guère eu le loisir de lui parler devant Heydrich. Or, partie de Paris le 18 juin, en plein pataquès au sujet de la dissolution du SPAC, la première lettre9 du secrétaire général que put lire le chef SS était différente de ce projet qui, lui, n'avait jamais été envoyé. Écrite sur un ton nettement plus sobre, elle faisait allusion à un récent entretien entre son auteur et le destinataire. Bousquet avait en effet revu Oberg le 16 juin10 et ne tenait pas à ce que le juge le sache. Aussi avait-il préféré lui donner une version, au texte d'ailleurs plus musclé, accréditant son mensonge du « premier contact », puisque, antérieure à la conversation à cacher, elle ne comportait évidemment aucune mention de celle-ci. En annexe à la « vraie » lettre du 18 juin, une note résultant des débats de l'avant-veille jetait les bases de ce qui pourrait devenir un accord, non sans ménager adroitement des portes de sortie aux autorités d'occupation. Ce fut bientôt un ballet de rendez-vous. Des déjeuners réunirent le Français, l'Allemand et leurs interprètes tantôt chez l'un, tantôt chez
l'autre. Lorsqu'ils avaient lieu rue de Monceau, Raymonde Bousquet s'y joignait. Leguay et Knochen avaient toujours leur place à table. Oberg ne répondit officiellement à la lettre de Bousquet que le 23 juillet suivant : c'étaient les prémices d'une convention effectivement alignée sur les termes de la discussion avec Heydrich, et qui pourrait durer « même après la fin victorieuse de la guerre ». Cependant, dès le 18 juillet, Laval avait mis le Conseil des ministres au courant d'un accord intervenu entre Oberg et Bousquet. Le chef du gouvernement suivait pas à pas les efforts de son secrétaire général qui ne prenait aucune initiative sans lui en référer. Oberg, à n'en pas douter, faisait de même avec Berlin. Les deux parties étaient donc sur le point d'aboutir. Le 26 juillet, Bousquet transmet à Laval le récent courrier d'Oberg qu'il assortit d'une note très explicite : les propositions allemandes n'aggravent pas la situation, mais sont insuffisantes. Il s'offre à essayer d'obtenir des aménagements, malgré une marge de manœuvre infime, pour ne pas dire inexistante. Il faudra lâcher sur tel ou tel point afin de ne pas braquer l'adversaire. Le plus important est de parvenir à la reconnaissance de l'abandon de la politique des otages et des représailles collectives. Bousquet a alerté les préfets – enthousiasmés, selon lui, par la négociation –, mais a l'impression d'avoir épuisé ses dernières cartouches, et il suggère à Laval de reprendre le flambeau. C'est pourtant lui qui va encore répondre à Oberg par une note, le 29 juillet. Les minuscules rebondissements contenus dans cette correspondance relayée par Leguay et Hagen sont impossibles à détailler. Ils montrent de façon passionnante un Bousquet qui se bat comme un lion, exploite le moindre pouce de terrain concédé par Oberg et repousse autant qu'il peut les limites du bras de fer. Le 8 août, le chef de la police allemande convie à déjeuner « chez lui », boulevard Lannes, Bousquet, Hilaire, les préfets et les intendants de police de la zone occupée. C'est le grand jour11. Les tractations entre les protagonistes vont durer jusqu'au tout dernier moment et ces messieurs passeront à table avec plus d'une heure de retard.
Oberg, qui a placé à sa droite Alexandre Angéli12, préfet régional du Rhône, prend la parole. Il salue ses hôtes et fait valoir l'importance d'une collaboration policière internationale s'inscrivant dans la continuité de l'œuvre de Heydrich : « À ma grande joie, mon intention a trouvé l'approbation entière de M. le président Laval et de M. le secrétaire général Bousquet. Après quelques entretiens que j'ai eus avec [celui-ci], j'avais le sentiment que sous sa conduite énergique, le travail de la police française pourrait encore être sensiblement augmenté. Ayant obtenu sa pleine force de réalisation, [celle-ci] doit, sous sa propre responsabilité, contribuer à la lutte contre nos ennemis communs, communistes, terroristes, saboteurs, de concert avec les forces de la SS et de la police sous mes ordres. » Oberg annonce des directives écrites et conclut sur l'Europe nouvelle « dans laquelle le malfaiteur criminel et politique ne pourra troubler le travail de redressement des peuples ». Quelles étaient ces directives tellement disputées ? La police française apportait son appui aux services d'Oberg dans la bataille anticommuniste. Elle s'y adonnerait « non seulement en communiquant [à Oberg] tous les renseignements utiles, mais par toute autre coopération de la répression de tous ces ennemis du Reich, et également en livrant ce combat ellemême, sous sa propre responsabilité. » Un train de mesures avait été envisagé : le secrétaire général serait avisé de toutes les actions relatives à ce travail commun, de manière à obtenir une « direction unifiée et rigide de la police française » ; une collaboration étroite se manifesterait entre supérieurs hiérarchiques allemands, préfets régionaux et services subalternes français pour l'exécution des décisions de maintien de l'ordre et de sécurité publique. Jusqu'ici, Bousquet n'avait guère obtenu qu'une reprise en main, somme toute légère, de son administration. Sur les points énumérés à la suite, il avait en revanche eu gain de cause : la police française n'était plus tenue de désigner elle-même d'éventuels otages, et les « personnes arrêtées par elle ne [seraient] en aucun cas, de la part des autorités allemandes, l'objet de […] représailles » ; de plus, les ressortissants
français coupables de délits politiques ou de droit commun ne visant pas les intérêts du Reich seraient « frappés par les autorités administratives ou judiciaires françaises dans les conditions prévues par la loi française » ; enfin, la police française serait dotée d'un meilleur armement, de nouveaux GMR allaient être créés, ainsi que des écoles « pour augmenter le rendement et la puissance de choc de la lutte contre les ennemis communs ». À l'heure des digestifs, les Français prirent congé de leurs hôtes du boulevard Lannes et se rendirent rue de Monceau pour une lecture commentée du texte allemand, les préfets devant être à même de répercuter les nouvelles dispositions à leurs troupes. Un compte rendu de cette réunion, présidée par Bousquet, a été retrouvé dans les archives de la préfecture de Rennes. Il y est indiqué : « On ne pourra plus désormais s'abriter derrière l'attitude des autorités militaires allemandes pour réfréner l'action de la police. » Dans un style télégraphique, divers sujets sont encore abordés en vrac, certains édifiants : « Voyage de M. Bousquet auprès des Kommandeurs envisagé. Terrorisme : collaboration complète. Action de propagande politique : c'est l'affaire des polices françaises uniquement, qu'il s'agisse de propagande gaulliste, anarchiste ou communiste. GMR : 14 groupes vont être constitués immédiatement. […] Situation sera améliorée : une prime de combat pour chaque sortie. Problème d'installation des gardes et de leurs familles (opérations d'expulsion et de nettoyage pour décongestionner les villes). Problème de recrutement : un noyautage sera certainement tenté, n'accepter que sujets d'une sécurité absolue ; au moindre doute, écarter. […] Les GMR doivent être une troupe de choc et pas seulement de parade. […] Le secrétaire général est décidé à décentraliser au maximum l'administration de la police. […] Il est certain que l'organisation régionale, si elle aboutissait à créer autant de polices qu'il y a de régions, serait désastreuse. […] Dans quelques jours, préparer opération contre personnes qui prennent une position antigouvernementale ou gaulliste. Il y a des hommes qui pensent à faire tuer des Français plutôt que de faire tuer des Anglais. Nous prendrons les
devants. Préparer par région un certain nombre de mesures d'internement (quelques exemples haut placés, milieux universitaires, etc.). » Interrogé en 1948 sur ce document, Bousquet contesta son authenticité. Une circulaire, irréfutable celle-ci, avait été adressée par ses soins aux préfets régionaux cinq jours après l'accord, le 13 août 1942 : « Il me paraît souhaitable que vous informiez les parquets, en insistant sur le caractère exemplaire que doit revêtir désormais la répression des menées antinationales, des dispositions contenues dans la note [d'Oberg]. » Le même jour, une lettre aux préfets départementaux soulignait : « Il importe que, par une activité encore accrue et par les résultats qu'ils obtiendront, les services de police fassent la preuve de leur efficacité réelle. » L'ex-secrétaire général justifia cette littérature par les circonstances : il ne fallait pas froisser les susceptibilités de l'occupant qui avait l'œil sur les circulaires, car la décision d'Oberg était révocable à tout moment. Explication en contradiction avec cette autre réflexion : « Dans mon activité, il n'y a aucun double jeu. La politique en est absente. J'ai toujours défendu et sauvegardé mon indépendance personnelle, aussi bien à l'égard des Allemands qu'à l'égard du gouvernement13. »
Après la guerre, Oberg décrivit le protocole du 8 août 1942, passé à la postérité sous le nom d'« accord Oberg-Bousquet », comme un « gentlemen's agreement ». Bousquet récusa ces expressions en faisant valoir, à bon droit, qu'il n'y avait pas eu de signature et qu'il s'agissait d'une position formellement unilatérale : « La déclaration Oberg est […] la notification d'une décision allemande dont le caractère initial fut modifié grâce à l'action des autorités françaises14. » Mais il jouait sur les mots et ses arguments de fond furent moins convaincants : « Ce n'est pas un acte de collaboration, mais un acte de sauvegarde et de défense des intérêts français15. » Dans son esprit, sans doute ; mais, à l'arrivée, il devait convenir : « Je ne suis pas parvenu à faire accepter tout ce que j'aurais souhaité. C'est l'évidence […]. Je crois
cependant avoir obtenu plus qu'il n'était possible d'espérer16. » Soutenir, comme il le fit par ailleurs, que la déclaration d'Oberg ne comportait aucune contrepartie, réclamait pas mal de souffle ! La contrepartie n'étaitelle pas inhérente à l'accord ? « La police française apportera son appui aux services dépendant du commandant supérieur des SS et de la police dans le cadre de la mission de lutte contre les communistes, terroristes et les saboteurs, en mettant en œuvre tous les moyens à sa disposition »… À moins d'estimer légitime la lutte en question – raisonnement logique de la part d'un serviteur de Vichy –, c'était une victoire à la Pyrrhus. Comment suivre Bousquet dans cet écheveau de semi-vérités et de vrais mensonges ? Pour n'en citer qu'un, reprenons l'interrogatoire du 11 février 1946 où il dut mentionner le nom de Heydrich pour la première fois : survolant ses relations avec Oberg, en écho aux dépositions de celui-ci, il déclare au juge que les mots « communistes » et « saboteurs » ne figuraient pas dans la déclaration du général… (le juge ne vérifia pas), mais seulement dans le discours préalable qui était sa « couverture vis-àvis de son gouvernement ». Bousquet voulait-il en plus faire croire qu'il avait mis Oberg dans sa poche ? « Jusqu'à la fin, j'ai pu garder une certaine influence sur lui17 », dira-t-il encore. Il suffit d'écouter Oberg pour se convaincre que les choses étaient moins simples : « Le gros avantage [de l'accord], c'est que jamais je n'ai donné d'ordres à la police française, qui les recevait uniquement de Bousquet ; et, naturellement, je n'en ai pas donné à celui-ci. […] Je lui ai simplement expliqué quelquefois de prendre certaines mesures18. » Laisser à la police française la bride sur le cou faisait l'affaire d'Oberg. La Sipo-SD et l'Orpo ne totalisaient que 2 500 à 3 000 hommes. Helmut Knochen fut on ne peut plus clair là-dessus : « Si nous avons pu avoir en France une police moins nombreuse [qu'en Belgique et en Hollande], c'est parce qu'il y existait un gouvernement établi et une police officielle, au lieu d'une police auxiliaire comme dans les autres pays19. » On comprend dès lors que le sort des polices supplétives, sur lesquelles ils auraient dû compter sans la bonne volonté de Vichy, ait modérément ému les Allemands.
Au juge qui lui posait des questions sur cet aspect de l'accord, Bousquet répondit : « Nous entrons là dans un domaine d'interprétation20. » En mai, il avait demandé à Heydrich de ne pas « creuser un fossé de sang » entre la France et l'Allemagne. Par l'accord avec Oberg, qui contenait implicitement l'abrogation du « code des otages », il espérait avoir mis fin à l'un des pires cauchemars de la population de zone occupée. Le 11 août, trois jours après le déjeuner boulevard Lannes, 88 otages (on en annonça 93) furent fusillés au mont Valérien pour venger des aviateurs de la Luftwaffe tués le 5 août au stade Jean-Bouin, à Paris. La plupart des otages avaient été arrêtés avant cette date par la police française, pour des motifs politiques, et 57 d'entre eux n'avaient participé à aucune action directe contre les Allemands. Cette violation flagrante de l'accord se répéta le 17 septembre, avec 116 nouvelles exécutions consécutives à un attentat contre le cinéma Rex, réservé aux soldats allemands. Une autre vague de représailles eut lieu à l'automne 1943. Oberg argua que les ordres étaient venus de Himmler. Il est vrai que l'interlocuteur de Bousquet s'était rangé à l'avis de l'étatmajor qui jugeait excessives les fusillades massives exigées par Berlin. Cette position avait d'ailleurs été à l'origine de la récente démission d'Otto von Stülpnagel, remplacé à la tête du haut commandement en France par son cousin Karl Heinrich. Sans être hostile au principe des représailles – il avait lui-même fixé la proportion de quatre exécutions pour un soldat tué –, Oberg savait la méthode dangereuse à manier. Eberhard Jäckel, dont les travaux font autorité, a remarqué que, si les attentats ne cessèrent pas, « alors que 471 otages avaient été exécutés pendant les huit mois allant de septembre 1941 à mai 1942, le chiffre tomba à 254 […] de juin 1942 à décembre 1943, c'est-à-dire en dix-huit mois21 ». Cette relative « victoire » était cependant assombrie par les déportations croissantes de détenus classés Nacht und Nebel22 (« Nuit et Brouillard »).
L'invasion de la zone Sud, le 11 novembre 1942, obligea Bousquet à renouveler ses assauts auprès d'Oberg23 pour que l'accord finisse par être étendu à tout le pays. Le 16 avril 1943, dans les bureaux des Célestins, cette fois, le général prononça une déclaration solennelle reconduisant sensiblement les clauses du 8 août précédent. Les deux hommes avaient à nouveau ferraillé sur ce second accord : dans le texte final, les « directives » édictées par Oberg étaient devenues des « principes », le mot « collaboration » avait été remplacé par « coopération », mais la notion d'ennemis communs subsistait. À la liste de ceux-ci établie le 8 août étaient venus s'ajouter les « agents étrangers » et les véritables inspirateurs de toutes les exactions : « les Juifs, les bolcheviks et les Anglo-Saxons ». La division des tâches apparaissait plus nettement : aux Allemands la sécurité spécifique de leur armée, aux Français la sécurité intérieure. « J'espère que ces principes arrêtés en commun […] auront le même résultat heureux que la coopération dans la zone occupée », conclut Oberg. Bousquet se lança alors dans un long discours où, d'évidence, il cherchait à piéger l'adversaire. C'était en même temps un aveu d'échec : « Dans la plupart des affaires qui présentent pour les autorités allemandes et françaises le même intérêt, la notion de sécurité de l'armée allemande conduit les autorités allemandes […] à prendre possession des individus qui ont été arrêtés par la police française. Ainsi l'exception prévue dans nos accords du mois d'août tend à devenir la règle. […] Je vois mal l'intérêt de retirer aux autorités françaises le droit de juger et de punir des hommes qui ont cherché à abattre les institutions de leur pays, même si leur action est dirigée en même temps contre l'armée allemande. » En faisant miroiter de la sorte que l'ennemi commun s'attaquait à Vichy autant qu'à l'occupant, Bousquet parvint-il à soustraire des résistants aux griffes de la Gestapo, aux tribunaux allemands et aux poteaux d'exécution ? « C'est là une question à laquelle il est bien difficile de répondre », reconnaît Henri Longuechaud, auteur d'un ouvrage sur les forces de l'ordre sous Vichy24. Sans compter que, dans cette allocution qui lui donnait aussi l'occasion de revenir sur les problèmes d'armement de ses hommes, Bousquet avait dû pousser assez loin la servilité : coup de chapeau appuyé au « regretté général
Heydrich », gratifié d'une « magnifique intelligence » ; invocation de l'« œuvre utile » de collaboration « pour l'avenir des rapports entre nos deux patries » ; « agression anglo-américaine en Afrique du Nord et trahison de hautes personnalités françaises » ; désignation des coupables, « terroristes, communistes, Juifs, gaullistes, agents de l'étranger ». Il s'agissait certes de masquer une manœuvre, mais tout de même ! Sur le bilan des deux accords, la seule formule de Bousquet à laquelle on puisse souscrire est qu'ils n'induisaient « aucune aggravation » de la situation. Les « concessions importantes pour les intérêts français » qu'au dire d'Oberg le secrétaire général avait obtenues, étaient en réalité bien maigres. Il avait pu récupérer un brin d'autonomie pour sa police, mais contre des gages compromettants qui, entrant dans les vues politiques de Vichy, satisfaisaient surtout les forces d'occupation. Il n'y aurait pratiquement plus d'opérations de police mixtes, mais les Français se saliraient les mains tout seuls. Les subordonnés ne seraient plus tenus d'obéir dans n'importe quelles conditions aux Allemands ni de désigner eux-mêmes des otages. Pourtant, les modalités d'application (ordres à exécuter, renseignements à transmettre, livraisons de détenus, etc.) donneraient matière à d'infinies renégociations au cas par cas, ce qui en dit long sur la portée effective de l'entente. Du moins celle-ci permettaitelle d'atermoyer et facilitait-elle des tentatives de feintes – dont les Allemands n'étaient pas dupes, malgré la virtuosité de Bousquet. À malin, malin et demi : « Chacun se rendait compte du jeu de l'autre25 », dit Oberg. Le général SS n'en avait pas voulu à Bousquet « en tant qu'adversaire ». Il se prévalut même de relations « amicales » avec lui et assura avoir « toujours reconnu ses qualités et ses facultés extraordinaires de travail ». « Son ambition, qu'on lui a souvent reprochée comme personnelle, s'exerçait surtout au profit de la police française26. » Appelé à témoigner à son procès, jumelé à celui de Knochen en 1954, Bousquet ne se montra pas moins chevaleresque : « Je ne suis pas psychanalyste, mais je pense qu'Oberg est, comme tout Allemand, un homme discipliné, trop discipliné. Je ne suis pas certain que cet homme
soit au fond de lui-même à l'image de son aspect extérieur. Tenez, je me souviens de lui avoir dit un jour en plaisantant : “ Si l'on vous donnait l'ordre de me fusiller, vous le feriez, mais il n'est pas impossible que vous envoyiez ensuite des fleurs sur ma tombe… ” Il y a dans l'âme allemande des choses incompréhensibles pour nous27. » Bousquet avait sauté à l'eau, comme à Montauban en 1930, mais ses efforts faisaient penser à ceux d'un nageur débutant : beaucoup de moulinets pour un petit résultat. Vu de Berlin, pourtant, ç'aurait été encore trop. « On a dit qu'Oberg s'était jeté dans les bras de la police française, raconta Knochen. Dans nos services, on parlait de ce “ renard ” de Bousquet. L'expression était de Boemelburg28. » Dans ces conditions, pourquoi Himmler avait-il laissé son représentant élargir à la zone Sud le « fâcheux » accord ? On sait que le chef nazi avait une conception de la collaboration policière à sens unique, proche de celle de Goering dans le domaine économique : « Si les Français fournissent tout, et de bon gré, alors je dirai que je collabore. »
« Il s'agissait de maintenir et de durer », se défendra Bousquet. C'était là le programme de Laval, pour qui le verbe était roi : « Laval pense toujours s'en tirer, marchander, échanger, voire troquer, gagner du temps avec des paroles, écrit Raymond Tournoux. Négociateur-né, maquignon de tradition ancestrale, avocat des causes perdues, il persiste à prendre les palais gouvernementaux pour une forme supérieure du champ de foire29. » Dans le sillage de l'Auvergnat, essayer de « rouler les Fritz » en exauçant à l'avance leurs désirs supposés, en désignant des ennemis communs à abattre, c'était courir à la surenchère perpétuelle, droit vers l'État milicien contre quoi, justement, Bousquet se voulait le rempart. Cela renvoyait au choix pernicieux de la collaboration d'État, qui dépassait de beaucoup une simple collaboration technique rendue inévitable par l'armistice et acceptable pour la marche des services publics essentiels.
L'impeccable haut fonctionnaire, « nationaliste indépendant au sens le plus élevé du mot30 », avait glissé dans la marmite lavalienne sans peutêtre se rendre compte de l'enjeu idéologique dont il devenait le complice. Il expliqua au juge qu'il avait été pris sous les feux croisés des Allemands, des collaborationnistes et d'« autres Français qu'aveuglait le sectarisme politique31 ». Dans leur « aveuglement », ces derniers avaient pourtant compris que l'Allemagne de Hitler n'était pas celle de Guillaume II, ce que sa clairvoyance de technocrate « apolitique » lui interdisait de considérer. En les dénonçant de la sorte à un magistrat de l'épuration, Bousquet dérogeait à sa prudence coutumière et trahissait sa vision paradoxale d'une unité nationale appuyée sur l'exclusion. Une vision de centriste soucieux de ne contrister aucun élément pondéré du pouvoir, et ravalant au rang de vulgaires poseurs de bombes tous ceux qui se situaient à gauche de sa ligne de partage du monde, puis, bientôt, tous ceux qui n'entraient pas dans son schéma « raisonnable ». Aussi bien était-il prompt à admettre un compromis avec le vainqueur : il s'adaptait à toutes les circonstances, pourvu que tournât son administration. Son patriotisme, cautionné par le mépris qu'il avait des ultras de la collaboration, n'en souffrait pas. De cette manière il entendait résister. Il faut l'entendre lancer au juge : « Il m'importait peu que l'on parlât, dans un document allemand, des communistes, des Juifs ou de toute autre catégorie d'individus, du moment où rien ne mettait en cause les organisations de Résistance qui englobaient toutes les nuances de la pensée française32. » 1 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 juillet 1945. 2 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 3 août 1945. 3 Audition de Karl Oberg par les Renseignements généraux, 15 janvier 1946. 4 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 1er septembre 1948. 5 Julien Clermont, L'Homme qu'il fallait tuer, Pierre Laval, Les Actes des Apôtres, 1949. 6 Synthèse des activités du SS Obergruppenführer Karl Albrecht Oberg (extraits) établie par la direction des Bureaux de documentation français en Allemagne (commandement en chef français), octobre 1945. 7 Jacques Delarue, Histoire de la Gestapo, Fayard, 1962. 8 In La France dans l'Europe de Hitler, op. cit. 9 Cf. Serge Klarsfeld, Vichy-Auschwitz, 2 vol., Fayard, 1983, 1985. 10 Cf. chapitre suivant.
11 Certains historiens qui se sont intéressés à cet épisode l'ont situé à des dates différentes : la confusion tient probablement au fait que, dans la déclaration de ce qu'on a appelé le second accord Oberg-Bousquet (cf. infra), Karl Oberg cita par erreur la date du 29 juillet pour évoquer le premier accord. Les archives font cependant foi de la date exacte où celui-ci fut rendu public, le samedi 8 août 1942. Au début des années 1990, l'historien Denis Peschanski a eu accès, à titre exceptionnel, à un fonds d'archives du ministère de l'Intérieur intitulé« collaboration des polices ». Il a ainsi pu reconstituer la genèse de ces accords Oberg-Bousquet qui ne diffère pas de celle reflétée dans le dossier d'instruction de la Haute Cour de justice concernant René Bousquet. Cf. sa thèse à paraître sous le titre La France des camps (1936-1948), op. cit. 12 Selon une déclaration d'Oberg à son procès (la réunion ne devait pourtant concerner que les préfets de zone occupée). 13 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 17 juin 1948. 14 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 1er septembre 1948. 15 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 1er septembre 1948 16 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 3 septembre 1948. 17 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 18 Déposition de Karl Oberg, 5 février 1946. 19 Déposition de Helmut Knochen, 7 septembre 1948. 20 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 3 septembre 1948. 21 In La France dans l'Europe de Hitler, op. cit. 22 Cf. Annette Wieviorka, Déportation et génocide, Plon, 1992. 23 Dans une déposition du 20 février 1946, Oberg se vanta d'avoir réclamé pour Bousquet le poste de« chef de toutes les forces de police ». Il s'agit probablement de la décision publiée dans la presse et prétendument repoussée par Bousquet (cf. supra). 24 Conformément à l'ordre de nos chefs…, op. cit. 25 Déposition de Karl Oberg, 5 février 1946. 26 Ibid. 27 Procès d'après-guerre, dossier présenté et établi par Jean-Marc Théolleyre, La DécouverteLe Monde, 1985. 28 Confrontation de René Bousquet avec Helmut Knochen, Haute Cour de justice, 17 septembre 1948. 29 Le Royaume d'Otto, op. cit. 30 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 8 septembre 1948. 31 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 octobre 1945. 32 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 octobre 1945.
15 « Bousquet est prêt à mettre 10 000 Juifs à notre disposition » Le 28 octobre 1978, les lecteurs de L'Express découvrirent que Louis Darquier de Pellepoix, l'ex-commissaire général aux Questions juives, condamné à mort par contumace à la Libération, avait mené depuis lors une existence tranquille en Espagne, grâce à de bons amis franquistes. La justice française n'avait pas éprouvé le besoin de se pencher sur ce secret de polichinelle et de tenter une demande d'extradition. C'est un vieillard grabataire, quoique lucide, que le journaliste Philippe Ganier-Raymond avait déniché dans un village aux confins de l'Estrémadure et de l'Andalousie. Son antisémitisme n'avait pas pris une ride : « À Auschwitz, on n'a gazé que les poux ! » Outre le slogan négationniste devenu fameux, l'ancien collabo, au moment d'évoquer la rafle du Vél' d'Hiv', avait jeté l'anathème sur le secrétaire général à la police de Vichy : « La grande rafle, c'est Bousquet qui l'a organisée. De A à Z. Bousquet était le chef de la police. C'est lui qui a tout fait. » L'« affaire Bousquet » venait de naître. « Dès que nous avons été certains d'obtenir le procès de Cologne1, nous avons déclenché à la fin de l'année 1978 un processus pour que se tienne en France un procès qui n'a jamais eu lieu, celui de la politique antijuive de Vichy. » Dans l'introduction de la somme qu'il a consacrée au rôle de Vichy dans la « solution finale », Vichy-Auschwitz2, l'avocat Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles des déportés juifs de France (FFDJF), annonce franchement ses intentions.
Aux yeux du militant qui a démasqué les responsables impunis de l'appareil nazi de l'Occupation, l'antisémitisme de l'État français ne peut être jugé dans son ensemble qu'à travers cinq personnages : Pétain, Laval, Darquier de Pellepoix, Bousquet et Leguay. Ce dernier est le seul à n'avoir jamais été inquiété par les tribunaux. Le 15 novembre suivant la publication de l'interview du contumax, Klarsfeld dépose plainte contre Jean Leguay. Quatre mois plus tard, le 12 mars 1979, alors que le dossier de l'ex-milicien Paul Touvier est en suspens depuis six ans, l'ancien délégué de René Bousquet sera le premier Français inculpé de crimes contre l'humanité, rendus imprescriptibles par une loi de 1964 qui s'appliquera en 1983 à l'Allemand Klaus Barbie. Serge Klarsfeld ne cache pas que, par-delà Leguay, c'est Bousquet qui est visé. Lorsqu'il désigne les cinq acteurs illustrant chacun une facette complémentaire de la politique antisémite de Vichy, on comprend qu'en réalité, à côté du chef de l'État, du chef du gouvernement, et du fasciste enragé, les deux autres forment un tandem dont Bousquet est le numéro un. Mais la Haute Cour de justice a pratiquement acquitté celui-ci en 1949 et l'avocat estime à juste titre que le procès de sa responsabilité, et plus largement de celle de l'administration qu'il représentait, a été bâclé pour ce qui concernait spécifiquement la persécution des juifs. Ce coup de billard judiciaire qui tend à toucher Leguay pour atteindre Bousquet évite donc de se heurter à l'autorité de la chose jugée. Si la part prise par la police française dans la politique antisémite de Vichy n'a pas alors franchi la page de garde des manuels scolaires, il y a longtemps que des chercheurs s'y intéressent. En 1967, un livre3 préfacé par Joseph Kessel et destiné au grand public a minutieusement raconté la rafle du Vél' d'Hiv'. Les auteurs y ont rappelé les noms des hauts fonctionnaires impliqués dans l'organisation des arrestations du jeudi 16 juillet 1942. Des noms rayés de l'histoire : Bousquet, Leguay, Bussière… Au début des années 1970, l'historien américain Robert Paxton a revisité à son tour la France de Vichy avec un regard de pionnier qui éclaire la « plus grande honte » du régime4. Il publiera un peu plus tard, avec son collègue canadien Michael Marrus, un ouvrage qui fera date, Vichy et les Juifs5.
Klarsfeld a exploité les travaux de ses prédécesseurs, écumé des monceaux d'archives inédites, exploré le moindre recoin de mémoire refoulée. Il fond l'ensemble en deux volumes parus en 1983 et 1985 : reconstitution et analyse méthodique du mécanisme qui a abouti à la déportation de quelque 75 500 juifs de France, dont 42 000 en 1942, l'« année terrible », son grand œuvre demeure « la » référence6.
En 1941, la population juive vivant en France comptait aux alentours de 333 000 personnes, dont une légère majorité en zone Nord, surtout à Paris. Dès cette époque, l'idée d'une déportation à l'Est avait germé dans l'esprit des dirigeants nazis. Leur tactique avait évolué depuis 1940, où étaient préférées les expulsions de zone occupée : 22 000 juifs avaient été ainsi chassés d'Alsace-Lorraine, de même que 7 500 autres, en provenance du pays de Bade et du Palatinat, transportés en zone Sud, puis massés dans les camps d'internement situés au pied des Pyrénées – 3 000 d'entre eux allaient y mourir de faim et de froid. Au mois d'octobre 1941, toute émigration juive de zone occupée fut au contraire interdite. Pour satisfaire à l'obsession d'éliminer les juifs, l'hypothèse un temps envisagée par le Reich de les expédier à Madagascar avait été abandonnée. Le 20 janvier 1942, à la conférence de Wannsee, Heydrich avait exposé aux autorités nazies la « solution finale » qui consistait non plus à exclure les juifs d'Allemagne et des territoires occupés, mais à les évacuer vers l'Est. Une sorte de sélection naturelle s'opérerait par des travaux forcés, puis les survivants feraient l'objet d'un traitement spécial. Des expériences étaient en cours… Avant le retour au pouvoir de Laval, trois rafles de juifs avaient eu lieu à Paris aux mois de mai, août et décembre 1941. Elles avaient été faites en grande partie par la police française, sur ordre allemand. Près de 9 000 personnes, dont un quart environ de nationalité française, avaient été de la sorte enfermées dans des camps à Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Drancy, gardés par du personnel français, et à Compiègne, sous direction allemande.
En février 1942, le consul d'Allemagne à Vichy, Roland Krug von Nidda, était d'avis que le gouvernement français ne serait pas mécontent d'être débarrassé des juifs d'« une manière quelconque, sans faire de bruit ». Il s'agissait en l'occurrence des juifs étrangers, moins parce qu'ils étaient juifs que parce qu'ils étaient étrangers. C'était le « mascaret humain » dénoncé déjà en 1939 par Albert Sarraut. Quelques mois plus tard, Laval confiera à un diplomate américain que ces « Juifs étrangers avaient toujours posé un problème en France et que le gouvernement […] était heureux que le changement d'attitude à leur égard ait donné à la France l'occasion de se débarrasser d'eux7 ». Le 27 mars 1942, un premier convoi d'un millier d'hommes raflés l'année précédente – parmi lesquels des Français – quittait la région parisienne pour Auschwitz, destination de tous les juifs déportés de France en 1942. Il faut noter que, vers cette époque, l'amiral Darlan s'apprêtait à envoyer en Algérie un « nombre important d'israélites étrangers » de zone dite libre, sans qu'il soit possible de savoir si ce projet était dicté par des considérations humanitaires ou par un calcul pratique, afin de se délester du fardeau des immigrés. Serge Klarsfeld date de la rencontre entre Bousquet et Heydrich, le 6 mai 1942, le point de départ des exigences allemandes de déporter les juifs étrangers de zone Sud. Il appuie sa thèse sur un résumé du processus de règlement de la question juive en France, signé du consul général d'Allemagne Rudolf Schleier et télégraphié, le 11 septembre suivant, à Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich : « [Heydrich] a mentionné […] qu'il y aurait bientôt des trains pour transporter à l'Est, pour y travailler, les Juifs apatrides de la zone occupée qui se trouvaient dans le camp de concentration de Drancy. Bousquet a alors demandé à Heydrich si on ne pourrait pas faire partir en même temps les Juifs internés en zone non occupée depuis plus de dix-huit mois8. La question fut alors laissée en suspens par suite des difficultés de transport9. » À Paris, Knochen, Oberg et Hagen considéraient que la sécurité des troupes d'occupation devait avoir le pas sur la résolution du problème juif. Mais, autant ils se montraient « réalistes » pour la bonne marche de
leurs services, autant leur collègue Theo Dannecker, un jeune capitaine (SS Hauptsturmführer) proche d'Adolf Eichmann, était impatient d'en finir avec les juifs. Klarsfeld a défini ce fanatique qui avait, à Paris10, les mêmes prérogatives qu'Eichmann à Berlin, comme l'« architecte de l'infrastructure antijuive en France » : la mise au point du fichier des juifs à la Préfecture de police, c'était lui ; la création du CGQJ, lui aussi ; lui encore qui avait organisé l'UGIF (l'Union générale des israélites de France), représentation unique des juifs face aux pouvoirs publics ; lui, enfin, qui imposa le port de l'étoile jaune en zone occupée, le 29 mai 1942. Pour schématiser, Dannecker était aux chefs de la police allemande en France ce que Darquier de Pellepoix, militant d'extrême droite autrefois ligueur, était pour René Bousquet : un excité jusqu'au-boutiste. Début mars 1942, Heydrich avait prévu de déporter 6 000 juifs de France. Le 11 juin, au cours d'un briefing au bureau IV B 4 du RSHA, à Berlin, Dannecker avait avancé le chiffre de 100 000 (juifs des deux sexes, de seize à quarante ans) en provenance des deux zones, puis il avait imaginé un programme plus prudent, échelonné sur trois mois, à partir de la mi-juillet, visant 40 000 personnes. Ce dernier projet fut retenu par les autorités concernées. Le 16 juin 1942, une réunion se tint donc à Paris entre Oberg, Knochen et Bousquet. À l'ordre du jour, notamment : la livraison des juifs internés en zone Sud. Tout laisse supposer que ce fut la première vraie concertation entre les trois hommes, mais il n'en reste pas plus de traces directes que de celle du 6 mai avec Heydrich. Trois indices irrécusables attestent pourtant son existence : tout d'abord, un document préparatoire de Dannecker, daté de la veille et annoté ultérieurement de la main de Knochen – « Bousquet est encore réticent sur le chapitre des Juifs ; nous l'avons sérieusement travaillé au corps le 16.6 ; il veut effectuer une rafle sur la Côte d'Azur avec 500 agents et installer des “ camps ”11 » ; ensuite, contenue dans un mémorandum de Dannecker du 26 juin suivant, une allusion à des notes prises par Hagen « à l'issue de l'entretien qui a réuni, il y a une semaine environ, le SS Brigadeführer Oberg et le
SS Standartenführer Dr Knochen, d'une part, et le secrétaire d'État français à la police Bousquet, d'autre part » ; Dannecker rapporte que selon ces notes, aujourd'hui introuvables, qu'il a consultées, « Bousquet est prêt à mettre dans un premier temps 10 000 Juifs à notre disposition en vue de leur évacuation vers l'Est12 ». Enfin, troisième indice formel, dans un autre mémo de Hagen en date du 4 juillet 1942, deux références à la réunion précédente : « L'ensemble des questions abordées […] se référait à la conversation du 16 juin » ; puis « nous avons voulu savoir où en était l'évacuation des Juifs de zone non occupée, en vertu de l'accord conclu le 16 juin ». Deux éléments viennent compléter cette enquête conduite par Serge Klarsfeld. On se rappelle que le 15 juin, si Bousquet avait rédigé une note incitant Cado à plaider auprès de Laval la cause de la dissolution du SPAC, c'était que lui-même devait s'absenter de Vichy : il allait à Paris. On sait de surcroît que la lettre envoyée le 18 juin à Oberg, toujours de Paris, mentionnait un entretien récent avec le destinataire, à la différence du brouillon probablement rédigé quelques jours plus tôt. Il est donc clair que le 16 juin 1942, malgré ses cachotteries, Bousquet a abordé avec Oberg le futur accord entre les polices – ce que confirme le mémo de Hagen du 4 juillet –, ainsi que la question juive.
Le 26 juin, à Vichy, le même sujet fut discuté en Conseil des ministres, Laval annonçant l'avènement d'une période d'« échéances ». Des notes manuscrites, jointes au compte rendu dactylographié qui s'ensuivit, précisaient : « Ce matin, visite de Bousquet, qui a apporté un télégramme. M. Leguay a été prié par le capitaine Theodor Dannecker de venir le voir. Aux termes de l'accord, on devrait interner 10 000 juifs en zone libre. M.P. Laval déclare qu'il n'a jamais donné aucun accord. Erreur fondamentale13. Décision des autorités allem. d'interner 10 000 Juifs dans la région parisienne (40 % de Français). Réponse Laval : “ Je donnerai moi-même une réponse. Elle sera négative. ” » Une rencontre était prévue le même jour entre Laval et Oberg. Eut-elle lieu ou non ? Nul ne le sait, mais une chose est sûre : le chef du
gouvernement s'entretint le lendemain avec le ministre-conseiller de l'ambassade d'Allemagne, Rudolf Rahn. Rien ne filtra du tête-à-tête. Ce jour-là, 27 juin, un rapport du préfet régional d'Orléans indiquait à Leguay : « Le départ des Juifs du camp de Pithiviers a eu lieu le 24 juin au soir, sans incident. » Le contingent en question allait emplir les wagons du quatrième convoi à destination d'Auschwitz. Entre-temps, les négociations Oberg-Knochen-Bousquet avaient été relayées par des discussions entre Leguay et Dannecker : depuis le 25 juin, le délégué de la rue de Monceau s'efforçait de calmer la fougue de l'officier nazi et de temporiser. Le 26, l'adjoint de ce dernier, Heinz Röthke, notait : « Bousquet a fait dire que, lors de sa conversation avec […] Oberg et […] Knochen, on n'avait pas parlé d'un chiffre provisoire de 15 000 Juifs (cette affirmation est fausse !)14. » Le 29, nouvelle convocation de Leguay par un Dannecker trépignant qui veut entreprendre coûte que coûte l'« action de grande envergure à Paris », et essuie un refus catégorique du représentant français. Dans une note à ce propos, il indique que, selon le directeur de la PQJ (sur le point d'être supprimée), Bousquet se serait « montré très indigné » par le programme d'évacuation des juifs et « aurait violemment rejeté toute responsabilité en cette affaire ». Et Dannecker de conclure avec colère : « Cela tendrait à prouver que Bousquet mène double jeu. » M. X, fonctionnaire qui a suivi Bousquet depuis la fin des années 1930 et accepté de témoigner anonymement, a gardé un très vif souvenir de ces journées : « Quand Leguay revenait de ses rendez-vous à la Gestapo, on se disait qu'il allait se faire fusiller. » Le 1er juillet, Eichmann en personne vint à Paris. Enfermé dans un bureau avec Dannecker, au lendemain d'une séance de travail avec Knochen, il rédigea un rapport de mission aux intentions maximalistes, puisque y était envisagée, en dépit de l'hostilité française, la déportation rapide de tous les juifs de France par des convois qui ne tarderaient pas à être quasi quotidiens.
Le 2 juillet, une conférence se tint entre Bousquet, accompagné d'un interprète, d'une part, et, de l'autre, Oberg, Knochen, Lischka, Hagen, plus trois de leurs collègues allemands. À Hagen incomba la charge d'en rendre compte, ce qu'il fit le surlendemain. Sa relation, sous forme d'une longue note, a été retrouvée après la guerre par le Centre de documentation juive contemporaine, et citée, dans son livre15 sur le CGQJ, par le docteur Joseph Billig, en 1955. Serge Klarsfeld l'a reproduite in extenso dans ses travaux. Selon ce document daté du 4 juillet 1942, qui n'est pas à proprement parler un procès-verbal, l'ensemble des sujets abordés le 2 juillet se référait, on l'a vu, à la réunion du 16 juin précédent. On parla tout d'abord de ce qui allait devenir le premier accord ObergBousquet. La lettre envoyée par ce dernier le 18 juin avait été lue : ses suggestions étaient « encore à l'étude ». On évoqua la création d'écoles de police, réclamée par le secrétaire général, puis celle de GMR aux sièges des préfectures, avant de régler des questions ayant trait à la protection du réseau ferroviaire et au corps des pompiers de Paris. Quand la gendarmerie fut sur la sellette, Bousquet précisa qu'elle relevait de son autorité… Le septième thème de discussion porta sur les « polices spéciales ». Bousquet se déclara « prêt à instituer une “ section spéciale ” dans le cadre de la police générale et sous sa propre direction ». Une prochaine réunion fut convenue pour fixer les attributions respectives de ses services et de ceux de Darquier de Pellepoix. On en vint à l'« évacuation des Juifs de zone non occupée, en vertu de l'accord conclu le 16 juin », point déjà cité. La suite, traduite du jargon indigeste de Hagen, mérite pourtant une lecture attentive : « Sur la base du document [le télégramme consécutif au premier rendez-vous avec Dannecker] établi par Leguay, lui, Bousquet, aurait soumis la proposition [de déporter des juifs français et étrangers des deux zones] à Laval, qui aurait déclaré ne pas être au courant de la question. « À la suite d'une intervention du Maréchal, Laval a proposé que ce ne soit pas la police française qui procède aux arrestations en zone occupée. C'est au contraire aux troupes d'occupation qu'il voudrait laisser ce soin.
« Pour le territoire non occupé, Laval a proposé, en raison de l'intervention du Maréchal, d'arrêter et de transférer pour le moment seulement les Juifs de nationalité étrangère16. « Cette prise de position a amené le BdS [Befelshaber der Sicherheitspolizei und des Sicherheitsdienstes : Knochen] à déclarer qu'on était dans l'obligation de constater que, du côté français, on avait certes reconnu la nécessité du port de l'étoile jaune, mais que manifestement, on n'était pas encore parvenu à ce degré de compréhension de la question juive qui rendrait tout simplement évident le fait de procéder à des arrestations de Juifs. Le BdS a souligné qu'il fallait en déduire qu'à Vichy, on ne comprend pas encore le problème. « Là-dessus, Bousquet a déclaré que, du côté français, on n'avait rien contre les arrestations elles-mêmes, et que seule leur exécution par la police française était “ gênant17 ” à Paris. C'était là le souhait personnel du Maréchal18. « En réponse, le BdS a déclaré pour sa part que, dans tous ses derniers discours, le Führer n'avait insisté sur rien autant que sur la nécessité absolue d'une solution définitive de la question juive. C'est pourquoi seule cette conception-là sera déterminante pour les mesures que nous comptons prendre ici, et non pas celle du gouvernement français. Si le gouvernement français venait à faire obstacle aux arrestations, le Führer ne ferait certainement pas preuve de compréhension. « C'est pourquoi on s'est arrêté à l'arrangement suivant : puisque, à la suite de l'intervention du Maréchal, il n'est pour l'instant pas question d'arrêter des Juifs de nationalité française, Bousquet se déclare prêt à faire arrêter sur l'ensemble du territoire français, et au cours d'une action unifiée, le nombre de Juifs ressortissants étrangers que nous voudrons. Bousquet insiste sur le fait qu'il s'agit là, de la part du gouvernement français, d'une façon d'agir entièrement inédite et que l'on est conscient des difficultés qui en résulteront19. » Avant la fin de cette conférence, les Allemands interrogèrent leur hôte sur sa position vis-à-vis de la lutte contre la franc-maçonnerie : la même que vis-à-vis de la question juive, répondit-il jésuitiquement. Il chanta
même les louanges de l'amiral Platon – à l'énergie antimaçonnique « nécessaire » – qu'en réalité il ne pouvait pas souffrir. Le 3 juillet, à Vichy, le Conseil des ministres entérina, sinon la décision de procéder à des rafles, du moins le principe de la distinction entre juifs français et juifs étrangers, discrimination que le Maréchal estima « juste » et susceptible d'être « comprise par l'opinion ». Des notes manuscrites au crayon, en marge du compte rendu dactylographié du Conseil, résument les propos alors tenus par Laval : « Juifs. Difficultés avec les Allemands. Demande des SS de mettre dans les camps de concentration plusieurs dizaines de milliers de Juifs de Paris. Refus. Ils demandent, pour la zone libre, d'arrêter 10 000 Juifs à mettre dans camps de concentration. Il faut distinguer entre Juifs français et déchets expédiés par les Allemands eux-mêmes. L'intention du gouvernement allemand serait de faire un État juif à l'Est de l'Europe. Je ne serais pas déshonoré si j'expédiais un jour vers cet État juif les innombrables Juifs étrangers qui sont en France. J'évoque la question, je ne demande pas de décision. Je me borne à faire un recensement des Juifs [arrivés] en France depuis le 1.9.1939 (10 000 ?). » Dannecker n'avait pas attendu le résultat des pourparlers au sommet pour donner des ordres aux préfets régionaux de zone occupée : dès le 2 juillet, ceux-ci furent enjoints de faire arrêter par la police française, sous contrôle de la Sipo-SD, juifs français et étrangers. Ces opérations devaient s'échelonner du 6 au 8 juillet. C'était la réitération des rafles parisiennes de 1941. Les décisions convenues à l'échelon Oberg-Knochen-Bousquet furent officiellement avalisées avenue Foch dans l'après-midi du 4. Knochen et « ce fou de Dannecker », comme le qualifiaient ses propres collègues, reçurent Bousquet et Darquier de Pellepoix. Le secrétaire général fit part de l'accord de Pétain et de Laval « pour l'évacuation, dans un premier temps, de tous les Juifs apatrides séjournant en zone occupée et en zone non occupée ». Le forcing de Dannecker portait ses fruits. Un peu plus
tard dans la journée, Laval confirma qu'il donnait son feu vert à ces dispositions. Guidé par l'historien Benoît Verny20 (qui a inventorié, notamment, les fonds d'archives préfectorales – ayant trait à l'internement – aux Archives départementales du Loiret, pour la période 1940-1944), Marc Korenbajzer, militant de la mémoire, y a découvert un élément nouveau, maillon supplémentaire de la chaîne chronologique qui allait aboutir aux grandes rafles de cet été 1942. Il s'agit des notes manuscrites prises, le 6 juillet, par le préfet régional d'Orléans, Jacques Morane, au cours d'une conférence à laquelle celui-ci avait été convoqué, à Paris, avec ses collègues des deux zones. Cette conférence, préparée dès le début du mois de juin précédent, se déroula sous la présidence de Laval21, en présence des principaux représentants de l'administration centrale du ministère de l'Intérieur, du préfet de police Bussière, ainsi que du ministre de l'Agriculture et du Ravitaillement, Jacques Le Roy Ladurie, du secrétaire d'État à l'Agriculture et au Ravitaillement, Max Bonnafous, et de Jean Bichelonne, secrétaire d'État à la Production industrielle. Laval ouvre la séance en exposant ses principes de politique générale, puis Bousquet, après interventions des uns et des autres, prend la parole. Les notes de Morane ne sont pas faciles à déchiffrer. On peut néanmoins y lire : « note probablement 15 juillet approuvée par Himmler », indication suivie de « 4 principes » qui évoquent fort les accords ObergBousquet en cours d'élaboration. Suivent de nouvelles interventions et, tout à la fin des onze feuillets griffonnés par le préfet Morane, on lit encore : « Juifs. « Dannecker 20 000 – 40 % de Français. – z.o. « + 10 000 en zone libre. « + Juifs étrangers en zone libre – plan police « – Juifs français [illisible] – plan de statut national. « Il n'est plus question des Juifs français. « – Juifs apatrides22 – opération va commencer en zone occupée le 1323 – police française arrêtera et groupera. L'Union des Israélites prendra
les enfants provisoirement en charge. « – Faire tout de suite le recensement24. » Si Marc Korenbajzer est remonté jusqu'aux notes du préfet Morane, c'est qu'il avait auparavant pris connaissance, aux Archives de France, du dossier de préparation de cette réunion du 6 juillet, ainsi que de son compte rendu, daté du 1525. Il a trouvé deux brouillons de celui-ci, plus la version définitive à laquelle se trouvait agrafée une note du préfet Cornut-Gentille, délégué du ministère de l'Intérieur, adressée au directeur de cabinet de Georges Hilaire. Avec ces mots : « Je vous confirme que c'est à la demande expresse de M. Bousquet que les questions touchant le Secrétariat Général à la Police ont été aussi brièvement résumées. » Et, en effet, la version définitive stipule : « M. Bousquet fait un exposé d'ensemble des questions intéressant le Secrétariat Général pour la Police, et traite notamment les problèmes touchant le maintien de l'ordre et la Police Économique. » Pas la moindre allusion aux dispositions concernant les juifs, telles que notées par le préfet Morane. Volonté de dissimuler26 assez réussie : jusqu'à la récente trouvaille de Marc Korenbajzer, personne n'avait eu vent de cet aspect de la conférence du 6 juillet 194227. Conférence qui confirme, certes, la teneur des réunions franco-allemandes antérieures, mais qui complète la chronologie du sujet et implique en même temps – et plus tôt qu'on ne le pensait – davantage de hauts fonctionnaires français28. La vilaine besogne logistique fut aussitôt assurée par une commission ad hoc dont Bousquet, ravi de « mouiller » un ennemi politique qui, il faut dire, prêtait à l'emploi, imposa la direction à Darquier. Lui-même y était toutefois représenté par Leguay, aux côtés de fonctionnaires de la PP. On répartit posément les consignes déshonorantes. Le 9 juillet, Leguay demanda à Darquier confirmation écrite de son « accord verbal », manifestant à nouveau le désir qu'avait l'Intérieur de faire porter le chapeau au CGQJ. La grande rafle du Vél' d'Hiv' n'était plus qu'une question de jours. Au Conseil des ministres du 10 juillet, le rapporteur inscrivit : « La question juive a fait l'objet d'un échange de vues entre le chef du
gouvernement et le général Oberg. En ce qui concerne la zone libre, le général Oberg limiterait sans doute ses demandes initiales à la remise à disposition des autorités allemandes des Juifs apatrides. » Dans les ajouts manuscrits, il était spécifié : « Le général Oberg demande que leur soient rendus les Juifs apatrides de zone occupée et de zone libre. […] Pour les autres Juifs – ceux qui sont rentrés depuis septembre 1939, aucun inconvénient : les renvoyer aux Allemands (50 000, dit P.L., mais pas de chiffre certain). P.L. a dit à Tuck [chargé d'affaires de l'ambassade des États-Unis à Vichy] : “ Voulez-vous reprendre les Juifs étrangers ? ” Tuck a répondu : “ Nous avons 5 millions de Juifs, c'est suffisant. ” » Dans un recueil de notes rédigées en prison, édité à titre posthume, Pierre Laval justifia sa politique à l'égard des juifs étrangers par le marchandage que lui avaient imposé les occupants : « “ La police doit se mettre à notre disposition, sinon nous arrêterons les Juifs, qu'ils soient ou non Français. ” C'est ce que m'avait dit le général Oberg. Je voulais avant tout, à défaut de mieux, défendre nos nationaux, et c'est dans ces conditions que notre police, si elle intervint, eut à agir sous la contrainte et la menace de voir frapper les Juifs français. […] Je ne pouvais agir autrement que je l'ai fait sans sacrifier nos nationaux dont j'avais d'abord la garde. Le droit d'asile n'a pas été respecté. Comment pouvait-il l'être dans un pays occupé par l'armée allemande et comment les Juifs pouvaient-ils être protégés dans un pays où sévissait la Gestapo29 ? » La veille du 16 juillet où, à l'heure du laitier, des policiers français vinrent frapper aux portes des familles juives de Paris et de sa banlieue, René Bousquet pria par écrit son ami Amédée Bussière de passer à l'action. Il continua à se défausser sur Darquier en spécifiant au préalable : « Monsieur le commissaire général aux questions juives ayant donné son accord à l'exécution de cette opération par les services de police français… » Et, deux précautions valant mieux qu'une, il rappela à son correspondant que les dispositions à prendre devaient l'être « dans les conditions définies au cours des conférences auxquelles vous avez été appelé à participer ». Tout le monde était dans le bain.
On connaît le résultat de la rafle qui se prolongea le 17 juillet 1942 à Paris : 12 884 arrestations, dont 5 802 femmes et 4 051 enfants – 3 000 Français par le droit du sol. M. X fut, dans un second rôle, l'un des acteurs de la préparation de ces journées. Le jeudi noir, il se rendit à son bureau comme d'habitude – comme Darquier, Bussière, Leguay, et, à Vichy, Bousquet. « Que vouliez-vous que nous fassions ? dit-il aujourd'hui. C'étaient des opérations de basse police. Les flics ne sont pas malins, vous savez. On leur dit de faire quelque chose, ils obéissent. » En 1957, Jean Leguay devait écrire : « Il est inutile de préciser que l'arrestation de 20 000 Juifs par la police parisienne n'eut pas lieu30. » À 7 000 près… On se souvient aussi de la phrase de Bussière sur sa « communion d'idées » avec Bousquet : « Nous nous entendions comme larrons en foire pour duper et contrer les occupants. » Le 18 juillet, tandis que dans les locaux de l'île de la Cité, les fonctionnaires se hâtaient de faire les comptes du « ramassage des Juifs », Bousquet envoya aux préfets de zone occupée un pli personnel et confidentiel. Il y était question d'un avis d'Oberg publié dans la presse, « visant la répression des attentats terroristes et décidant des mesures contre les membres de la famille des auteurs de ces attentats lorsque ceux-ci, après identification, seront en fuite ». Bousquet s'était renseigné : il ne fallait pas dramatiser cet avertissement, inspiré « par la volonté de ne pas confondre l'ensemble de la population française, dont [Oberg] appréciait le calme et la dignité, avec la petite minorité d'agitateurs qui, à la solde de l'étranger, s'efforçait de créer du désordre ». C'est par cette circulaire que Bousquet annonça à mots couverts la proche conclusion de l'accord qui fixerait l'« action indépendante des deux polices contre les ennemis de l'ordre public ». Aux préfets de faire savoir autour d'eux, par des « conversations privées », le sens positif à attribuer à l'avis allemand qui ne tendait qu'à « châtier les vrais responsables », pour le bien-être du plus grand nombre. Brave Oberg !
Comme s'acheminait vers Auschwitz le premier convoi alimenté par la rafle, sept jours après le déclenchement de celle-ci, Au Pilori – feuille ultra que Bousquet haïssait – publia un extrait de journal-fiction « d'un Français moyen » : « 14 juillet 2142. Une nouvelle merveilleuse parcourt les rues de Paris. […] Le dernier Juif vient de mourir. Ainsi, c'en est donc fini avec cette race abjecte dont le dernier représentant vivait, depuis sa naissance, à l'ancien zoo du bois de Vincennes, dans une tanière […]. J'avais personnellement toujours peur qu'il ne s'évade, et Dieu sait tout le mal que peut faire un Juif en liberté31. » 1 En 1980, Herbert Hagen, Kurt Lischka, suppléant de Knochen, et Ernst Heinrichsohn, secrétaire de Lischka, y seront respectivement condamnés par la cour d'assises à douze, dix et six ans de prison. 2 Op. cit. 3 Claude Lévy, Paul Tillard, La Grande Rafle du Vél' d'Hiv', coll. Ce jour-là, Robert Laffont, 1967. 4 In La France de Vichy, op. cit. 5 Op. cit. 6 La Shoah en France (Fayard, 2001) réunit en 4 volumes Vichy-Auschwitz, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France et Le Mémorial des enfants juifs déportés de France. 7 In Vichy et les Juifs, op. cit. 8 Souligné par l'auteur. 9 Traduction officielle utilisée par la commission d'instruction de la Haute Cour. 10 En France, le service allemand de répression antijuive avait été conçu, au sein de la Gestapo, sur le modèle de la section IV B 4 du RSHA de Berlin. 11 Souligné par l'auteur. 12 Id. 13 Souligné par l'auteur. 14 Id. 15 Le Commissariat général aux Questions juives, op. cit. 16 Souligné par l'auteur. 17 Sic. En français dans le texte. 18 Souligné par l'auteur. 19 Souligné par l'auteur. 20 Chargé de recherches au Cercil (Centre d'études et de recherches sur les camps d'internement et la déportation juive dans le Loiret).
21 Cette conférence fut présentée dans la presse, le 7 juillet 1942, conformément à un communiqué officiel, comme réunissant« pour la première fois à Paris l'ensemble des préfets régionaux ». 22 Voir infra, note 1, p. 274. 23 Le 10 juillet, la date de la rafle du Vélodrome d'Hiver sera repoussée du 13 au 16 juillet au cours d'une ultime réunion de la commission ad hoc dirigée, côté français, par le CGQJ. 24 Peut-être le recensement des moyens logistiques, mais plus probablement le recensement des juifs susceptibles d'être arrêtés (étrangers et apatrides), et non pas le recensement des juifs tel qu'entendu en 1940 et 1941. 25 Toutes ces archives, départementales et nationales, ont ensuite été minutieusement analysées par Benoît Verny. 26 Et de dissimuler non seulement les décisions d'arrestations de juifs, mais sans doute aussi l'ensemble des tractations policières avec Oberg, que Bousquet annoncera aux préfets de zone occupée le 18 juillet (voir infra, p. 243). 27 Entretien de Benoît Verny avec l'auteur, 2 juillet 2001. 28 Parmi eux, le préfet régional (Angers) Jean Roussillon. Dans le livre qu'Yves Cazaux a consacré à son ami (René Bousquet face à l'Acharnement, op. cit.), et qu'une phrase – « René Bousquet n'est-il pas dans son rôle en sauvegardant en priorité des Français ? » – résume mieux qu'un long discours, apparaît un témoignage recueilli le 8 mai 1945 :« J'ai assisté avec tous les préfets de la zone occupée à une conférence de Monsieur Bousquet, alors secrétaire général de la police. Au cours de cette conférence, monsieur Bousquet rappela les instructions qu'il avait déjà données et au terme (sic) desquelles les préfets devaient refuser leur concours et celui de la police aux opérations d'arrestations concernant les juifs. »On se frotte les yeux en lisant le nom de l'auteur de ces propos : Jean Roussillon, ancien préfet régional. 29 Laval parle…, À l'enseigne du cheval ailé, 1948. 30 Cf. La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 31 In La Grande Rafle du Vél' d'Hiv, op. cit.
16 Un épais brouillard de mensonges Le système de défense adopté par Bousquet à la Libération lui réussit fort bien. Si, à l'audience de son procès, il s'engagea pour le moins maladroitement sur le terrain de la question juive (« Je ne suis pas et je n'étais pas antisémite, je le dis. Mais, même si je l'avais été, je crois que j'aurais trouvé en moi-même assez de raison et de bon sens pour ne pas l'être au moment où les Allemands occupaient notre territoire »), tout au long de l'instruction qui précéda, il fit preuve d'une habileté remarquable. Confronté à Cado le 8 juin 1945, trop tôt pour avoir eu le temps de s'organiser, il éluda le problème : « Là, je ne peux rien dire, parce que, n'ayant pas appartenu aux Conseils gouvernementaux et n'ayant pas assisté aux conversations de Paris à ce sujet, je manque d'éléments d'information. » L'été 1945, il élabora une attitude plus convenable. À l'automne, après avoir remis à l'instruction un mémoire en défense qui ne négligeait plus cet aspect, il inversa les rôles, attendant le juge avec la patience du chasseur embusqué. Le magistrat fut lent à venir… Peut-être voulait-il connaître les conclusions du procès de Nuremberg avant d'amener son prévenu à parler des persécutions raciales ? Il ne s'y résolut qu'en 1947. Bousquet procéda alors par petites avancées adaptées à chaque nouvel interrogatoire. Cela pouvait aller du silence à l'indignation offensive, en passant par la fable éhontée, quitte à multiplier les contradictions. Cela consistait beaucoup à charger le voisin, en particulier Darquier, qui ne l'avait pas volé. Le simple fait qu'il ait eu à traiter avec Oberg pour la pseudoautonomie de sa police jetait à bas sa thèse tendant à minorer le rôle, « strictement administratif », qui avait été le sien. Le juge ne parut pas y
prendre plus garde qu'il ne contesta la modestie de la part prise par l'ancien chef de la police dans les mesures contre les juifs : les rafles de zone occupée n'étaient pas de son ressort, et il avait conseillé à Bussière de ne pas s'en mêler, proposant même de le couvrir. Les arrestations qui avaient suivi immédiatement, en zone libre, il n'y était pour rien. On l'avait tenu à l'écart des décisions. Bousquet accumulait les mensonges, loin de se douter qu'il était en train de s'administrer à lui-même un poison à effet retard. Près de quarante ans plus tard, sa stratégie allait se révéler désastreuse face à la persévérance des chercheurs, en particulier de Serge Klarsfeld. Pour mesurer l'écart entre faits avérés et discours de l'ex-secrétaire général, il convient de laisser la parole à celui-ci, par des morceaux choisis de son dossier de Haute Cour, cités dans l'ordre chronologique. Extraits du mémoire en défense remis le 13 novembre 1945 « On ne peut m'attribuer aucune responsabilité dans les mesures qui ont frappé les Israélites. D'une part, la législation antisémite est antérieure à ma nomination. D'autre part, j'ai systématiquement refusé de m'occuper des questions juives. […] « J'ai accepté par contre, comme il était naturel, et à de multiples reprises, d'intervenir à Paris en faveur d'Israélites. Jusqu'au moment où ces attributions m'ont été retirées, soit jusqu'au mois de novembre 1942, j'ai fait accorder aux Israélites toutes les facilités dont ils avaient besoin pour quitter la France vers l'étranger1. […] « J'ajoute, sur le plan général des déportations des Israélites étrangers, que je n'ai jamais eu à participer aux conversations engagées à cet effet sur l'initiative des autorités allemandes. La question fut traitée par le commissaire général aux Questions juives, puis évoquée devant le chef du gouvernement qui en référa au Conseil des ministres et au chef de l'État. » Extraits de l'interrogatoire du 22 juillet 1947
« Il y avait eu en juillet ou août 1942 une décision dont je dirai un jour ce que je sais, aux termes de laquelle tous les Juifs étrangers de zone libre avaient dû être transférés en zone occupée sous la menace d'une arrestation générale des Israélites français. […] « Je n'ai pas la prétention de pouvoir vous expliquer la genèse complète d'une affaire dont je n'ai connu que certains éléments. « En juillet 1942, M. Hilaire […] m'a prévenu que le chef du gouvernement avait décidé de Paris la convocation immédiate des préfets régionaux [pour les informer de la décision]. […] « Il y eut à cette époque, entre le gouvernement français et les autorités allemandes d'une part, entre le chef du gouvernement et le CGQJ d'autre part, un échange de correspondance. Je l'appris parce que M. Laval m'ayant demandé de lui fournir les renseignements que détenait le ministère de l'Intérieur sur le nombre de Juifs étrangers se trouvant en zone libre, il constata qu'il y avait de grosses divergences entre ces chiffres et ceux qui lui étaient remis d'autre part. […] « Les recensements d'Israélites auxquels il avait été procédé en 1941 étaient connus du CGQJ et j'eus personnellement les plus grandes difficultés pour défendre les statistiques de mes services, qui étaient manifestement inexactes. « Encore que le chef du gouvernement ne soit pas dupe de la position que je prenais, je ne peux qu'attirer votre attention d'un mot sur ce que fut à cette époque le drame de conscience que je connus. On me disait : “ Si vous parvenez à faire échapper un certain nombre de milliers d'Israélites, les Allemands vont dénoncer leur accord et procéder en zone libre à l'arrestation des Israélites français. ” C'est un sujet sur lequel je n'insiste pas. […] « Si la France […] était dans l'impossibilité de défendre des étrangers sans sacrifier ses nationaux, ce n'est pas à moi que l'on peut en faire le reproche. » Extraits de l'interrogatoire du 1er août 1947
« Au cours de mon précédent interrogatoire, je vous ai dit que c'était à la fin du mois de juillet [1942] que les préfets régionaux et moi-même avions été mis au courant de la décision prise par le Maréchal et par le gouvernement de se soumettre aux exigences allemandes concernant les Israélites étrangers de zone Sud […]. Cette précision est rigoureusement exacte mais je dois cependant la compléter en précisant que dès le début du mois de juin 1942, […] il fut question des Israélites étrangers résidant en zone Sud. […] « Au cours de mon précédent interrogatoire, je vous ai indiqué que, selon les instructions données par le chef du gouvernement aux préfets régionaux à la conférence de juillet 1942 – le 27 ou le 28 –, il était prévu que les départs des Israélites étrangers auraient lieu sans aucune dérogation, sauf s'il y avait opposition faite par certains pays européens saisis par le Quai d'Orsay […]. Aussitôt après cette conférence – et c'est la première fois que j'ai eu à aborder cette question avec M. Laval, puisqu'elle n'était pas de mon ressort –, je lui ai montré qu'une [telle] mesure […] allait créer une situation fort grave. […] « Je vous rappelle que le secrétaire général […] n'était pas le chef de la police française. […] Il n'était, sur le plan français, que le chef, ou plus exactement le contrôleur d'une fraction de l'administration centrale du ministère de l'Intérieur. […] « Je n'aurais certainement pas gardé le souvenir des faits2 auxquels font allusion les documents dont vous m'avez donné lecture s'ils ne m'avaient été remis aujourd'hui en mémoire. […] « La police a pu avoir à opérer sur l'ordre des autorités allemandes des arrestations de Juifs étrangers […]. Mais je tiens à vous rappeler que, conformément à la déclaration Oberg – dont je prouverai qu'elle fut, au moins sur ce point, rigoureusement appliquée –, à aucun moment les préfets n'étaient habilités soit à faire procéder à des opérations mixtes avec la police allemande, soit à laisser conduire par la police française des opérations de quelque nature que ce soit pouvant conduire à des représailles de la part des autorités allemandes. » Extraits de l'interrogatoire du 14 mai 1948
« À aucun moment au cours de cette rencontre [du 6 mai 1942, avec Heydrich] il ne fut question des problèmes juifs, ni en ce qui concerne les Juifs français, ni en ce qui concerne les Juifs étrangers. […] « Je pourrai, au moment voulu, vous montrer par des documents incontestables que l'affaire du transfert en Allemagne des Juifs étrangers originaires d'Autriche, de Tchéquie et d'Allemagne, a été réglée à Berlin et portée à la connaissance du gouvernement français, si mes souvenirs sont exacts, à la fin du mois de mai 1942, et précisément par l'ambassade d'Allemagne, dans des conditions qui lèveront tous les doutes qui pourraient exister sur l'origine purement allemande de cette décision et sur le caractère particulier qu'elle a pris au moment où elle a été notifiée au gouvernement français. » Extrait de l'interrogatoire du 24 juin 1948 « Le général Stülpnagel m'a reçu à une date qui se situe entre le 28 juin et le 2 juillet [1942]. Je peux donner cette précision parce que ma réception fut antérieure à la date à laquelle le gouvernement allemand a notifié à M. Laval la décision de régler définitivement le problème juif en France. Or cette notification est du 27 ou du 28 juin [sic]. » Extrait de la confrontation Bousquet-Knochen du 17 septembre 1948 « J'ai fait préciser cette responsabilité [du CGQJ dans la remise des juifs étrangers] dans une réunion qui s'est tenue le 6 juillet 1942 dans le bureau du Dr Knochen et à laquelle j'avais été convié à la demande de M. Darquier. C'est la seule fois où j'ai rencontré Dannecker. » Extraits de l'interrogatoire du 29 septembre 1948 « Substituant quelquefois ma responsabilité plus lointaine à celle des préfets dans un domaine où j'aurais pu ne pas intervenir, j'ai arraché peu à peu l'administration française à la tutelle dans laquelle elle se trouvait, au moment même où le problème juif passait au premier rang des préoccupations du gouvernement allemand. […]
« Les Allemands […] s'étonnaient que tout à coup, le concours de l'administration française leur soit refusé pour procéder à des arrestations de Juifs. […] « Chaque fois que je l'ai pu, j'ai défendu les Juifs étrangers. « Quant aux Juifs français, je suis prêt à vous fournir la preuve que, pendant le deuxième semestre de 1942 et toute l'année 1943, c'est à moi qu'ils doivent d'avoir sauvegardé collectivement leurs libertés et leurs biens. […] « Le 12 juillet 1942, j'ai fait rapporter par l'intermédiaire du colonel Knochen l'ordre donné par Berlin de déporter, avant la fin juillet, tous les Juifs français de zone occupée. […] « Ainsi la situation apparaît-elle de la façon suivante : à partir de 1941, et sous le signe du code des otages, rafles générales de Juifs et exécutions à titre de représailles ; en 1942 et 1943, abrogation du code des otages, sauvegarde des Juifs français et protection des Juifs étrangers chaque fois que cela fut possible. » Extraits de l'interrogatoire du 30 septembre 1948 « Il est absolument inexact que le 6 mai 1942, lorsque j'ai vu moimême Heydrich, celui-ci ait fait allusion à la question juive. […] Il me déclara seulement qu'il avait pris contact avec les autorités françaises compétentes et que le gouvernement français ne lui paraissait pas attribuer à ce problème l'importance qu'il comportait, ni être prêt à soutenir comme il convenait l'action du CGQJ. Ce fut une déclaration incidente sur laquelle ne s'engagea aucune discussion. « Cependant, il n'était pas permis de ne pas sentir l'orage qui s'approchait. C'est la raison pour laquelle, toute affaire cessante, j'ai demandé et obtenu […] l'isolement du CGQJ et la suppression de la police antijuive. […] « Pendant tout le mois de mai et de juin 1942 se poursuivirent des conversations entre les services allemands et M. Darquier. Officiellement, je n'en ai rien su, sinon l'existence d'un désaccord profond entre M. Darquier et M. Laval. […]
« Dans les derniers jours de juin 1942, M. Laval fut convoqué à l'ambassade d'Allemagne. Il devait faire part ensuite de cet entretien au Maréchal d'abord, au Conseil des ministres ensuite. Il déclara que le gouvernement français était mis en demeure : 1o de soutenir l'action de Darquier en lui donnant les pouvoirs et les moyens nécessaires ; 2o de satisfaire sans tergiverser aux exigences allemandes concernant le règlement du problème juif. […] « Le gouvernement allemand avait décidé : 1o la déportation de tous les Juifs français et étrangers de zone occupée ; 2o la remise de tous les Juifs étrangers de zone libre en application de l'article 19 de la convention d'armistice3. « Le programme allemand comportait le transfert en Allemagne de 100 000 Israélites de zone libre et de zone occupée pendant le mois de juillet 1942. Ce chiffre devait être maintenu pendant le mois d'août. Il passait à 150 000 à partir du mois de septembre, de telle sorte que le transfert de tous les Juifs français ou étrangers résidant en France devait être terminé avant le 15 octobre. […] « Un Conseil des ministres se réunit et prit la décision suivante : 1o défense et protection des Juifs français sur l'ensemble du territoire ; 2o pour les Juifs étrangers, contestation des chiffres donnés par le CGQJ, auxquels étaient opposés ceux donnés par le ministère de l'Intérieur. Sur le principe, le Conseil […] constata l'impossibilité dans laquelle il se trouvait de refuser la remise des ressortissants allemands dont le sort était réglé par la convention d'armistice. « Au contraire, pour les Israélites étrangers qui n'étaient pas ressortissants allemands, le gouvernement français décidait de surseoir à toutes décisions jusqu'à ce que le gouvernement du Reich lui ait donné connaissance des accords internationaux que ce dernier déclarait avoir souscrits avec plusieurs pays d'Europe, alliés ou neutres, pour réaliser le regroupement des Juifs. […] « À la fin du mois de juin ou dans les tout premiers jours de juillet, […] je fus moi-même informé du développement de la situation tel que je viens de vous en faire l'exposé. […]
« Nous sommes donc au début de juillet 1942. Jusqu'à ce moment, toute cette affaire s'est déroulée en dehors du ministère de l'Intérieur et naturellement en dehors de moi-même ou de mes collaborateurs. Elle a été conduite par le commissaire général aux Affaires juives et reprise à un moment donné par le chef du gouvernement lui-même. […] « Du 2 au 5 juillet, j'étais absent de Vichy. Le 5, à mon retour, M. Laval me fit part de nouveaux incidents qu'il avait eus avec M. Darquier. À ce moment pesaient sur le pays une incroyable pression allemande et une menace, qui paraissait proche, de constitution d'un cabinet Doriot. […] « M. Laval ajouta que M. Darquier devait avoir, à une date que je crois pouvoir situer au 6 ou 7 juillet, une conférence avec les Allemands au sujet des Israélites français ; [les Allemands] lui avaient demandé de désigner un fonctionnaire représentant le ministère de l'Intérieur pour y assister. J'ai dit à M. Laval que j'irais moi-même. « Je crois que cette réunion eut lieu le 7 juillet4, peut-être le 8. Elle se tint dans le bureau de Knochen. J'y trouvai Darquier et Dannecker. C'était la première et la seule fois que je devais me trouver en présence de ce dernier. […] « Il me demanda si j'étais au courant, d'une part des exigences allemandes, et, d'autre part, des décisions du gouvernement français. Je lui répondis que je les connaissais, mais que le Conseil des ministres s'était borné à reconnaître la validité des exigences allemandes seulement au sujet des ressortissants allemands se trouvant en zone libre, et que, d'autre part, il entendait s'opposer à toute action contre les Juifs français sur l'ensemble du territoire. « Dannecker entra dans une violente colère […]. Il me parut ne pas être exactement informé de la position française et se référer sans cesse aux exigences allemandes. […] « Je demandai alors les raisons pour lesquelles M. Darquier, comme il en avait le droit, avait demandé la présence d'un fonctionnaire de l'Intérieur. « À ce que me répondit Dannecker, je compris tout de suite qu'il s'agissait de la question des 50 000 Israélites ressortissants allemands
dont M. Darquier et ses services avaient déclaré qu'ils se trouvaient en zone libre. « Je répondis que ce chiffre était faux et qu'il n'y avait pas en zone libre plus de 10 000 ressortissants allemands, la majeure partie étant constituée par les expulsés du Palatinat et du pays de Bade en octobre 1940. […] « Je maintins ma position et nous eûmes avec Dannecker une altercation d'une telle violence que Knochen dut intervenir pour lui imposer silence. […] « D'autre part, s'agissant des ressortissants allemands, je proposai qu'une aide et un contrôle de la Croix-Rouge française, en application d'une sorte de conséquence du droit d'asile, puissent faciliter l'installation de ces familles juives en Galicie. Je pensais permettre ainsi au gouvernement français d'apprécier la sincérité des déclarations allemandes. « Bien entendu, Dannecker éluda cette question. Puis il parla de l'organisation matérielle des transferts comme si tout le problème était définitivement réglé. […] « Il fut ensuite question du rôle des administrations, et particulièrement de la police française. Dannecker insista lourdement sur les dispositions de l'article 3 de la convention d'armistice. […] « Pour la zone Nord, je définis la position du ministre de l'Intérieur : ou les Allemands seuls, ou les Français seuls. Mais, à aucune condition, ni d'opérations mixtes, ni à plus forte raison subordination de la police française aux services allemands, comme cela s'était passé en 1941. « Pour la zone Sud, je fus obligé d'opposer un refus formel à la prétention allemande de créer, pour le recensement et le regroupement des Juifs étrangers, des commissions de contrôle allemandes5 auxquelles auraient participé les services régionaux et départementaux du CGQJ. […] « Je rendis compte de cette conversation à M. Laval qui adopta entièrement mon point de vue […]. Considérant que cette affaire avait une importance primordiale, il quitta Vichy aussitôt pour se rendre à
Paris, probablement le 9 juillet. À son retour, il déclara […] qu'il avait maintenu intégralement la position que j'avais prise. […] « M. Laval me déclara alors, à tort ou à raison, que j'étais le seul à pouvoir assurer la protection de nos compatriotes en exerçant une vigilance constante à la fois sur les initiatives allemandes et sur celles du CGQJ. J'étais là en observateur. Ce n'était une tâche ni agréable, ni très facile. […] « Dans les derniers jours de juillet, M. Laval convoqua les préfets régionaux pour les mettre au courant des décisions définitives au sujet de la remise des ressortissants allemands. […] « M. Laval ne me demanda, pas plus d'ailleurs qu'à aucun fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, d'assumer un rôle quelconque dans l'exécution des mesures […]. « M. Laval non seulement ne me demanda pas de me préoccuper de l'exécution, mais il me conseilla expressément de m'en tenir éloigné […]. « L'exécution des mesures décidées par M. Laval fut effectuée par les préfets régionaux avec la collaboration non seulement de la police et de la gendarmerie, mais aussi de l'armée. […] « Mon rôle personnel s'est limité dans toute cette affaire à une défense très stricte, je pourrais même dire très restrictive du point de vue du gouvernement français devant les autorités allemandes avec lesquelles j'ai été en rapport. […] « Si l'on veut apprécier le résultat de mon action personnelle sans que je songe à tirer le bénéfice de ce qui ne m'appartient pas, je pense que l'on pourra reconnaître que c'est à moi que l'on doit la sauvegarde des Juifs français et celle des quatre cinquièmes des Juifs étrangers qui échappèrent aux autorités allemandes. […] « Il fut accepté et reconnu qu'en zone occupée, l'application des décisions allemandes serait confiée à la police française agissant en pleine indépendance. Ceci aboutit dans la pratique à limiter le nombre des arrestations dans des conditions telles que les autorités allemandes s'en inquiétèrent. Je n'ai pas eu à me préoccuper, bien entendu, de ce qui s'est passé à Paris dans le rayon d'action de la Préfecture de police. Dans les départements, la question a été réglée par les préfets sans, à ma
connaissance, aucune intervention du ministère de l'Intérieur. En tout cas, sans aucune intervention personnelle de ma part. » Extraits de l'interrogatoire du 1er octobre 1948 « J'ai été le défenseur constant et l'agent d'une politique de protection à l'égard de l'ensemble des Israélites. C'est à moi que le gouvernement s'est adressé sans cesse lorsqu'il s'est agi de donner à cette protection une forme précise et courageuse. […] « Si les mots français ont un sens, cela veut dire que je prenais, comme fonctionnaire et comme homme, une attitude qui s'appelle Résistance. On ne résiste qu'en s'opposant. » Extraits de l'audience du 22 juin 1949 « J'ai appris pour la première fois et avec précision quelle était la volonté allemande alors que M. Laval, le 29 juin 1942, rentrait de Paris où il avait eu des conversations qui me paraissaient l'avoir mis dans un état tel que tout le monde pensait à Vichy, à ce moment, qu'il était sur le point de donner sa démission. […] « Les autorités allemandes […] demandaient que l'on donne les pleins pouvoirs à Darquier de Pellepoix. […] « J'apprends en même temps que ce que les Allemands demandent, c'est la remise de tous les Juifs étrangers de zone libre, dans le cadre d'une action d'ensemble portant sur les Juifs français et étrangers de zone occupée. […] « Il y avait donc un problème qui était dramatique : d'abord, le problème des Israélites français ; ensuite, la question permanente du droit d'asile. […] « C'est là où, pour la première fois, on m'a demandé d'intervenir. J'ai été, un jour, convoqué par le chef du gouvernement […]. Il me demanda – ce qui n'était pas une tâche particulièrement agréable – de veiller attentivement à ce qu'allait être à Paris l'action du CGQJ. C'est la raison pour laquelle, le 30 juin, j'ai envoyé au représentant du ministre de l'Intérieur à Paris une courte note dans laquelle je lui indiquais ceci : que
les engagements qui sont ou qui seraient pris par M. Darquier de Pellepoix à l'égard des Allemands me paraissaient d'ores et déjà comme ne devant pas engager la responsabilité du gouvernement. « Le 1er juillet, il y eut une conférence allemande à Paris, et le grand chef de la police antisémite de Berlin y assistait personnellement. « Bien entendu, je n'y ai pas été convié, mais tout ce que j'en ai su me permit de penser que l'on faisait état de la résistance de plus en plus grande dont on sentait qu'elle se manifestait quelquefois au sein du gouvernement et, généralement, dans les administrations françaises. « Le jeudi 2 juillet, le Conseil des ministres fut saisi de cette affaire. […] [Vient ensuite l'exposé de la position officielle, du rôle d'interposition qu'on lui demanda de jouer, et du chantage allemand : juifs étrangers de zone libre contre juifs français de zone occupée. Bousquet parle enfin d'une intervention par laquelle il aurait empêché le départ de convois6.] « Par conséquent, messieurs, ma première intervention dans ce domaine a été pour sauver la totalité des Israélites français de la zone occupée. « Puis, à la suite des conversations gouvernementales, auxquelles je n'ai pas participé, la question s'est posée et le gouvernement a été mis en demeure de recenser et de remettre aux autorités allemandes l'indication [du nombre] des Juifs ressortissants allemands. « Je n'ai eu personnellement, dans cette affaire, aucun rôle à jouer, pour cette raison très simple qu'elle était placée sur le plan gouvernemental ; que le chef du gouvernement y était intéressé comme ministre des Affaires étrangères et comme ministre de l'Intérieur. […] « Les opérations auraient dû porter sur 56 000 Israélites. Pratiquement – et je suis tout à fait d'accord avec vous, c'est beaucoup trop –les Allemands s'emparèrent de 10 410 d'entre eux, dont 9 850 étaient incontestablement de race allemande7. »
Habituellement, un enquêteur ne se lasse pas d'entendre répéter l'histoire qui l'intéresse : voie royale pour découvrir le petit détail qui cloche. Mais, devant cette anthologie des boniments de Bousquet, destinés à dissimuler son rôle dans l'action antijuive de Vichy, on est tenté de jeter l'éponge. Si l'on suit son récit, en juillet ou en août 1942, une décision est prise sous la menace allemande d'arrêter les juifs français : on va plutôt livrer aux nazis les étrangers, y compris ceux de zone libre. Les préfets sont informés le 27 ou le 28 juillet, précise-t-il avant de dater la notification des exigences allemandes du 27 ou du 28 juin. Comme il évoque cet épisode, il lâche la date du 2 juillet, sans que l'on comprenne pourquoi. À moins d'envisager l'énigme sous l'angle du lapsus d'un homme empêtré dans ses mensonges : au cours de l'interrogatoire où il laisse malencontreusement échapper ce 2 juillet8, il fait remonter sa première conversation avec Oberg au début du mois de juin. On sait qu'en vérité, celle-ci a eu lieu le 16 juin, bien qu'il l'ait lui-même située après le 18 dans son échafaudage autour des accords policiers. Soudain, il s'attribue le mérite d'avoir fait renoncer Knochen à la déportation des juifs français, le 12 juillet. Bousquet est acculé. Le juge lui a présenté maints documents qu'il a eu le plus grand mal à justifier. De dérobade en dérobade, il a dû infléchir ses propres affirmations. Sa crédibilité est en danger. Écueil supplémentaire : les dates qu'il avance sont susceptibles d'être confrontées aux comptes rendus ministériels retrouvés dans les malles du Maréchal. Ses manœuvres dilatoires ne peuvent plus durer. Il va opter pour une version à laquelle il se tiendra jusqu'au bout, à quelques légères variantes près : début juillet, il a bien voulu servir de « tampon » en rencontrant Dannecker. L'entretien, houleux, s'est déroulé à Paris le 6 (puis le 7 ou le 8). Même champion de vitesse, on ne peut être partout à la fois : le 7 juillet, il se trouvait à Tulle, cela figure au dossier. Même si l'on est un as de la défense, on ne peut tout maîtriser : Le Roy Ladurie, qui a signalé le voyage en Corrèze au début de l'instruction, a été entendu à la demande de Bousquet…
Bousquet passe-muraille, déjouant les pièges du temps et de l'espace, ne dévie pas de sa ligne, s'obstine à assener les contre-vérités, époustouflant. Tous ses gestes furent courageux, ses efforts méritoires, ses interventions heureuses. Il épuise les clichés jusqu'à devenir une vivante vignette du Bien. Peut-être finit-il par se convaincre lui-même. Les causes du malheur, monsieur le juge, il faut les rechercher ailleurs. Ah, si on l'avait écouté !… Les dépositions de Cado durent donner au greffier de la Haute Cour le sentiment d'enregistrer une version stéréophonique des propos de Bousquet. Oberg, lui, battit des records d'amnésie. Après s'être défaussé sur Abetz, il convint d'avoir été finalement sommé par Himmler de s'occuper des juifs allemands : il avait rencontré Laval à cet effet en octobre ou novembre 1943. « Cette affaire particulière n'a pas été abordée par Bousquet et moi-même au cours de la conclusion de nos deux accords d'août 1942 et d'avril 1943, dit-il. Avant le 11 novembre 1942, je n'ai personnellement donné aucun ordre ni transmis aucune directive pour obtenir la livraison […] des réfugiés étrangers allemands ou autres, aryens ou juifs, des déserteurs allemands, polonais, autrichiens, etc., résidant en zone libre9. » Il n'en démordit plus. Knochen était affligé à peu près du même syndrome. Il lui revint tout de même que Vichy n'avait pas trop compliqué la tâche allemande dans l'application des mesures contre les juifs, et que la police française avait pris seule les choses en main. Il chargea plus spécialement Laval des péchés de décision, mais les plaidoyers d'outre-tombe de l'ancien président, assurés par les soins de sa fille et de son gendre, ne furent pas d'un grand secours pour la connaissance exacte du déroulement des événements. Quant à Otto Abetz, le moins que l'on puisse dire est que les souvenirs n'encombraient guère sa mémoire. René Bousquet était parvenu à passer sous silence ou à noyer dans un fatras de dates tout ce qui risquait d'attester son implication, directe ou
indirecte, dans les préludes à la déportation des juifs de France. Exercice grandement facilité par la prudence des dirigeants français : rien n'avait été consigné à ce propos, sinon, de manière imprécise, les débats ministériels10. Verba volant… Dès lors, il pouvait rejeter sur d'autres la responsabilité des choix de Vichy et, devant leurs conséquences tragiques, se poser en simple exécutant ayant eu à cœur de les atténuer. Pour prouver que Bousquet avait été au contraire responsable au premier chef, l'argumentation de Serge Klarsfeld s'est principalement développée autour des documents allemands, en particulier des trois suivants : le télégramme de Schleier indiquant que Bousquet avait proposé à Heydrich, le 6 mai 1942, la livraison des juifs étrangers de zone libre ; les échos de la réunion du 16 juin suivant où, selon Dannecker, Bousquet avait promis 10 000 juifs ; enfin, rédigé par Hagen, le compte rendu de la réunion du 2 juillet au cours de laquelle Bousquet s'était brusquement déclaré prêt à faire arrêter, dans les deux zones, le nombre de juifs étrangers voulu par les Allemands (20 000 en zone occupée et 10 000 en zone libre), puisque Pétain ne voulait pas entendre parler d'arrestations de juifs français. Klarsfeld s'est beaucoup concentré, dans ses travaux, sur le paragraphe qui relate cet épisode, l'analysant comme le résultat d'un froid calcul politique de Bousquet, disposé à céder sur toute la ligne pour ne pas mettre en péril sa négociation parallèle sur la police. Autrement dit, les juifs étrangers avaient été le prix de l'accord Oberg-Bousquet. La simultanéité des pourparlers rend l'hypothèse plausible. « Notre conviction intime, écrit Serge Klarsfeld, est que Bousquet agit là de sa propre initiative. » Et le président des FFDJF va contester l'existence du sordide marché souvent évoqué par les historiens : juifs français de zone occupée contre juifs étrangers de zone occupée et de zone libre. Bousquet a transformé en « prétendu marchandage » une reculade faite de son plein gré, estime Klarsfeld. Il est vrai que l'offre de confier les arrestations à la police française – y compris en zone « libre » – sans assurances formelles, en contrepartie, sur le sort des juifs français, a de quoi laisser rêveur. Il est vrai aussi que les chances de
contrarier le programme nazi eussent été accrues en laissant se débrouiller la police allemande, notoirement insuffisante. Mais affirmer que Bousquet fit seul tout le chemin ne peut reposer en effet que sur l'intime conviction, car nul ne sait quelles furent les consignes données par le chef du gouvernement, ministre de l'Intérieur, à son subordonné. Pour mettre en évidence l'« initiative » prise par Bousquet, Klarsfeld se base notamment sur le fait que Laval, le 26 juin, en Conseil des ministres, nie avoir consenti à l'arrestation prochaine de 10 000 juifs de zone libre. Et sur un extrait, déjà mentionné, du compte rendu de la conférence du 2 juillet, quand Bousquet, avant de rendre les armes, a exposé le point de vue gouvernemental : « À la suite d'une intervention du Maréchal, Laval a proposé que ce ne soit pas la police française qui procède aux arrestations en zone occupée. C'est au contraire aux troupes d'occupation qu'il voudrait laisser ce soin. Pour le territoire non occupé, Laval a proposé, en raison de l'intervention du Maréchal, d'arrêter et de transférer pour le moment seulement les Juifs de nationalité étrangère. » Ainsi, en suggérant de mettre ses hommes à contribution, Bousquet aurait fait fi des préventions gouvernementales. Cette interprétation ne prend en compte ni l'entrevue préalable de Laval avec Rahn, le 27 juin, ni celle qu'il eut peut-être avec Oberg, le 29, ni d'autres tractations éventuelles avec l'ambassade : on ne sait ce qui s'y échangea. Mais cette absence de traces empêche d'être péremptoire sur la sincérité de la position de Laval décrite le 2 juillet. Serge Klarsfeld convient d'ailleurs que le chef du gouvernement a aussitôt soutenu Bousquet et entériné, le surlendemain, l'arrangement du 2 juillet, « élargi en quarante-huit heures à tous les Juifs apatrides des deux zones ». À force de mentir, de se contredire, de s'autocomplimenter et de crier au loup, Bousquet, au moins complice actif d'une politique criminelle, prête à de plus graves soupçons. Fut-il pour autant le véritable instigateur de la participation policière française à la persécution des juifs sous le régime de Vichy ? Cela peut paraître secondaire au regard des drames engendrés par les pourparlers franco-allemands de l'été 1942. Même si
Bousquet s'était contenté de servir de porte-parole à Laval, il eût été indéfendable. La question de sa responsabilité personnelle demeure pourtant primordiale, non seulement pour reconstituer la genèse des décisions, mais aussi parce que c'est en se penchant sur elle que la justice, en 1993, fit un pas significatif dans le sens du renvoi de René Bousquet en cour d'assises. Jean Leguay mort en 1989 sans avoir été jugé11, les efforts des parties civiles se reportèrent alors sur Bousquet. À l'abri de l'autorité de la chose jugée, et ne craignant donc pas un nouveau procès, celui-ci avait pris sous son bonnet toute l'imputation des faits reprochés à son ancien délégué. Mais, en 1991, l'ex-secrétaire général fut à son tour inculpé de crimes contre l'humanité. Il avait fallu un fait nouveau pour rendre la plainte recevable, et le dossier de Haute Cour contenait la plupart des pièces mettant en cause René Bousquet dans l'arrestation et la livraison des juifs de France. La plupart des pièces, sauf une : le compte rendu de la conférence du 2 juillet 1942 établi deux jours plus tard par Hagen. À présent que Bousquet est mort et qu'il n'y a plus d'enjeu judiciaire, cette date va-t-elle rester sous la loupe de l'Histoire ? Demeurera-t-elle plus décisive que l'ensemble des pourparlers de l'été 1942, lorsque la législation française avait, depuis deux ans déjà, fait des juifs les parias de la société ? Examinons une dernière fois les principaux documents allemands révélant le rôle spécifique de Bousquet. Le télégramme de Schleier selon lequel, le 6 mai 1942, Bousquet avait lancé d'emblée l'idée de livrer les juifs étrangers de zone libre, fut rédigé le 11 septembre, soit quatre mois après l'entrevue Bousquet-Heydrich. Knochen, présent le 6 mai, raconta : « Heydrich a fait connaître à Bousquet ce qu'il attendait de lui pour le règlement de la question juive. Bousquet n'a élevé aucune protestation, se contentant de faire un rapport à Laval. Il s'était déclaré d'accord sur le fond12. » À nouveau entendu, Knochen dit plus sobrement que Heydrich avait, ce jour-là, parlé sans plus de la question juive, et que « Bousquet
s'était contenté d'enregistrer [ses] suggestions13 ». Bousquet, on le sait, nia tout engagement. Parole française contre parole allemande. Le rapport de la réunion du 16 juin, habilement escamotée par Bousquet, n'a pas été retrouvé. Malgré le préjugé défavorable lié à l'attitude de Bousquet, les commentaires ultérieurs de Dannecker relatant la promesse de 10 000 juifs sont à nuancer par l'annotation manuscrite de Knochen, déjà citée : « Bousquet est encore réticent sur le chapitre des Juifs ; nous l'avons sérieusement travaillé au corps le 16.6 ; il veut effectuer une rafle sur la Côte d'Azur avec 500 agents et installer des “ camps ”14. » Puis par la remarque de Röthke, le 26 juin : « Bousquet a fait dire que […] on n'avait pas parlé d'un chiffre provisoire de 15 000 Juifs (cette affirmation est fausse !). » Ces éléments peuvent aussi bien traduire le revirement d'un homme qui aurait parlé à la légère que signifier le double jeu pressenti par Dannecker. En ce cas, l'ignorance de Laval, au Conseil des ministres du 26 juin, aurait été feinte. Car Bousquet mentant à Laval pour ne pas avouer qu'il avait outrepassé son mandat… on a peine à y croire ! L'Auvergnat était trop rusé et trop bien renseigné pour ne pas s'en apercevoir. Avait-il organisé lui-même une mystification ? En ce domaine, toutes les pistes sont envisageables, jusqu'à celle d'une parole intempestive de Bousquet fournissant au gouvernement l'occasion bienvenue de se débarrasser des « déchets » immigrés. Il faut s'habituer à l'idée désagréable que, dans cette galerie de trompe-l'œil, le portrait du premier coupable risque de rester à jamais masqué. « Laval a mis avec nous la question juive sur le plan “ affaires ” et a toujours cherché à s'en servir comme d'une monnaie d'échange. Discutant toujours sur le ton badin, il a fréquemment dit : “ Pourquoi ne faites-vous pas travailler les Juifs ? Je vous donne tous les Juifs, mais laissez-moi les travailleurs français. ” Il essayait ainsi d'éviter l'envoi en Allemagne de travailleurs français15. » C'est Knochen qui parle. Laval, maître manipulateur, pouvait se laisser porter par une vague de mensonges pour faire traîner les choses et tâcher d'obtenir des compensations. Enfin, quelle foi accorder au document relatant la fameuse conférence du 2 juillet ? En admettant que ces notes, qui ne prétendaient pas à l'exhaustivité, eussent été conformes à ce qui s'était dit, on constate que
Bousquet avait été plus prolixe sur les questions strictement policières que sur l'évacuation des juifs. Et qu'il mentit au moins, comme à son habitude, sur sa position à l'égard des francs-maçons. Il concède ex abrupto le concours de la police française. L'ambition du sous-ministre l'aurait emporté sur toute autre considération, y compris l'élémentaire prudence d'un fonctionnaire qui aimait à se couvrir vis-à-vis de ses supérieurs ? Bousquet serait parti la fleur au fusil à ce rendez-vous parisien où l'attendaient sept hautes personnalités allemandes ? Quand on sait combien Laval était jaloux de ses relations avec Berlin, il est difficile de croire, là encore, qu'il n'eût pas auparavant précisé à son représentant la marge de manœuvre dont il disposait. Rappelons-nous les accords Oberg-Bousquet. D'après le préfet Bussière, Laval avait donné là-dessus « carte blanche » au secrétaire général : « Si René Bousquet, mandaté par Pierre Laval, pouvait tenter une offensive de grand style pour annihiler, en partie au moins, les effets de cette convention [d'armistice] en ce qui concerne son domaine propre ! […] Dès juillet 1942, il engage des pourparlers16. » Or nous savons que Laval avait été scrupuleusement tenu au courant de leur avancement. Il n'est pas imaginable que, le 2 juillet, il en soit allé autrement. Bousquet brûla-t-il les étapes convenues ? En tout cas, Laval ratifia. L'aurait-il fait d'une décision qu'il réprouvait ? Dannecker relata l'ultime phase de l'arrangement, matérialisée par la grande réunion du 4 juillet. « Bousquet a certainement déclaré ce que Dannecker a inscrit, dit Serge Klarsfeld, car le compte rendu de la réunion [était] destiné à Knochen, participant vigilant à ces tractations. » C'est oublier que Dannecker était sur le point d'être proprement éjecté par Knochen, justement. On peut à l'inverse se demander, avec Marrus et Paxton, si Dannecker ne donna pas aux déclarations de Bousquet la « couleur de ses propres désirs ». Une seule certitude parmi tant d'interrogations : le cercle rapproché de Laval, Bousquet et les siens en tête, qui ne passaient pas pour des antisémites idéologiques, avait sombré dans l'antisémitisme d'action17. 1 En fait, les visas de sortie accordés à des ressortissants de nationalités« déportables »furent annulés, en zone libre, le 17 juillet 1942. Cf. télégramme secret no10663. 2 Il s'agit des brutalités commises au moment de l'arrestation à Paris, en février 1943, de quelque 1 500 juifs étrangers, parmi lesquels des vieillards et des malades hospitalisés. Cf. infra, p. 297.
3 L'article 19 stipulait :« Tous les prisonniers de guerre et prisonniers civils allemands, y compris les prévenus et condamnés qui ont été arrêtés et condamnés pour des actes commis en faveur du Reich allemand, doivent être remis sans délai aux troupes allemandes. Le gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants allemands désignés par le gouvernement du Reich et qui se trouvent en France de même que dans les possessions françaises, les colonies, les territoires sous mandat et sous protectorat. » 4 Jacques Le Roy Ladurie, ministre de l'Agriculture et du Ravitaillement d'avril à septembre 1942, déposa devant la Haute Cour, le 21 août 1945 : dans ce témoignage favorable à Bousquet, il fit référence à un voyage officiel de Pétain à Tulle auquel le même Bousquet avait participé, le… 7 juillet 1942. 5 Le 4 juillet 1942, malgré une protestation platonique, Bousquet ne put s'opposer à la décision de Dannecker d'entreprendre une tournée d'inspection des camps de la zone libre. Cette atteinte à la souveraineté de l'État avait connu un précédent durant l'été 1940, avec la visite de la commission Kundt : celle-ci avait eu pour effet de libérer les prisonniers allemands partisans de Hitler et de laisser derrière les barbelés leurs compatriotes résistants. 6 Il s'agit du report des convois de zone Nord exigés par Dannecker le 2 juillet : aux termes de l'arrangement franco-allemand, ces convois qui devaient transporter juifs français et étrangers partiront un peu plus tard, chargés des étrangers (et de juifs français ayant commis des infractions à la législation antijuive) arrêtés par la police française, ce qui, strictement dans ce cadre, en diminua les effectifs. Orateur émérite, Bousquet gonfle les prévisions antérieures à l'arrangement afin de présenter sous un meilleur jour la portée de celui-ci. 7 René Bousquet semble ici faire allusion aux transferts de zone non occupée, car le nombre total de juifs déportés de France durant l'année 1942 s'élève à 42 000 (et à 17 000 en 1943). Selon les statistiques établies par Serge Klarsfeld pour l'été 1942, 10 500 juifs déportés provenaient de zone non occupée. Quant à la proportion des victimes de nationalité allemande, elle est évaluée à environ 7 000 personnes pour l'ensemble de la période de l'Occupation. 8 Il situera ensuite« le jeudi 2 juillet »le Conseil des ministres du vendredi 3 juillet. 9 Déposition de Karl Oberg, 3 décembre 1947. 10 D'où l'intérêt, de ce point de vue également, des notes manuscrites du préfet Morane, voir supra, p. 239. 11 Fait unique dans les annales judiciaires, l'ordonnance de non-lieu de 1989 se prononça pourtant sur sa culpabilité pour crimes contre l'humanité. 12 Audition de Helmut Knochen, 4 janvier 1947. 13 Déposition de Helmut Knochen, 6 mai 1947. 14 Son prédécesseur Chavin n'avait pas agi autrement, l'été 1941, et le préfet Ribière rêvait d'ouvrir un camp dans son département des Alpes-Maritimes. 15 Audition de Helmut Knochen, 4 janvier 1947. 16 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 17 Marc Olivier Baruch souligne le« primat de l'obéissance »dans la« parfaite réussite administrative »des mesures d'exclusion qui avaient préludé à cet antisémitisme d'action :« C'est, pour résumer, la dialectique de l'obéissance et de la conscience qui se trouve ici mise en évidence : plus encore que le juriste, l'administrateur a joué, avec la froideur du professionnel plutôt qu'avec
la passion de l'idéologue, son rôle dans la mise en place du processus d'exclusion. »Cf. Servir l'État français, op. cit.
17 « Parcourant les campagnes, les Israélites… » Comment l'enfant chéri de La Dépêche, élevé dans l'idéal radicalsocialiste laïc et républicain, avait-il pu, même à regret, basculer à ce point dans le camp de l'intolérance ? Si les sages préceptes d'Irénée Bonnafous n'avaient pas été tous emportés par les contraintes ou la griserie de la haute fonction publique, qu'est-ce qui le retenait de démissionner ? Après quoi courait-il ? On avait assisté à ses glissements progressifs, agrégés autour de l'antibolchevisme. De la hantise du péril « moscoutaire » à la xénophobie, première facette du racisme, il n'y avait pas loin. Dans le secret de sa conscience, René Bousquet ne pouvait se cacher qu'il allait de concessions en compromissions, mais il n'était pas homme à s'avouer vaincu. Confiant en Laval, il se trouvait conforté dans son obstination par les avis extérieurs. Les marques de soutien qui avaient salué sa nomination étaient encore toutes fraîches à sa mémoire, malgré la brusque accélération du temps depuis son arrivée aux Célestins. Que de décisions importantes en deux mois ! Au début de l'été 1942, ses amis continuaient bien volontiers à l'encourager. C'était si commode, de connaître quelqu'un de haut placé à l'Intérieur ! Les penchants ambitieux du jeune secrétaire général n'en demandaient pas tant : il finirait par s'en sortir, par remonter – à la suite de Laval – cette vilaine pente de faillite. N'avait-il pas toujours été le premier, le meilleur ? Il fallait rester pour rendre service, parer au plus pressé, ne pas lâcher la proie pour l'ombre, éviter au pays la mainmise des ultras parisiens, les Doriot et consorts. À la Libération, ce dernier argument sera usé à l'envi par les vichyssois pour justifier leur maintien
en place. De Pétain au plus obscur serviteur du régime, la parabole du paratonnerre, du paravent, voire du bouclier, fera florès. N'était son anticommunisme viscéral, Bousquet n'était pourtant pas arrivé à son poste, à la mi-avril, dans de mauvaises dispositions d'esprit. Certes, l'autorité faisait partie de sa fonction, mais pas à toute force : on se rappelle sa note incendiaire à Vallat lorsqu'il s'était agi de faire porter la mention « Juif » sur les cartes d'identité, en Champagne. Le 25 avril 1942, tout juste installé au secrétariat général, il avait décidé de rationaliser les modalités de paiement des sommes dues aux internés employés dans les camps, afin de réparer le retard chronique des règlements. Pour son malheur, l'ambiance qui régnait dans le « bocal des vaincus de 1936 » incitait peu à la justice, moins encore à la mansuétude. Lors de la conférence des préfets régionaux qu'il présida avec Hilaire à Vichy, le 29 mai suivant, il se produisit un micro-événement révélateur de ce climat. Bousquet, ce jour-là, se fit l'écho du souhait exprimé par Laval d'engager une révision générale des internements administratifs : « Des hommes sont encore incarcérés pour des motifs mal définis », dit-il, soulignant la « gravité de [cette] mesure exorbitante du droit commun ». Il énuméra les trois cas où l'application s'imposait : coupables d'atteinte à la sécurité intérieure ou extérieure de l'État ; « asociaux », c'est-à-dire condamnés de droit commun multirécidivistes ; et gros poissons du marché noir. Les Français qui n'entraient pas dans ce champ pourraient être vite libérés, proposa-t-il, avant de demander à ses interlocuteurs « s'il ne conviendrait pas de renvoyer devant les juridictions civiles un certain nombre d'affaires pour lesquelles les tribunaux militaires sont actuellement compétents ». La réaction des préfets aurait découragé la meilleure volonté : le Toulousain Léopold Cheneaux de Leyritz, premier à répondre, ne vit aucun inconvénient à la suggestion, « d'autant plus, expliqua-t-il, que les juridictions civiles sont souvent plus sévères que les juridictions militaires ». Ses collègues lui emboîtèrent le pas.
Devant pareille unanimité, comment Bousquet, qui aimait plaire, aurait-il pu résister ? Le 15 juin, dans sa note à Cado au sujet de la dissolution du SPAC, ses accents sont ceux d'un homme offusqué par le revirement de Laval, et prêt à se démettre. De même, le projet de lettre préparé pour Oberg, avant le 16 juin, est plein de mordant. Cela laisse supposer qu'il gardait pleinement foi en sa mission et n'avait pas succombé à la contamination du milieu, jusqu'à sa rencontre avec les Allemands de Paris. Le 10 juin, à quelques jours de ces pourparlers, il chargea le directeur du camp de transit des Milles, aménagé dans une briqueterie désaffectée près d'Aix-en-Provence, de faciliter l'émigration des « Israélites incorporés dans les formations homogènes de travailleurs », et s'en ouvrit au préfet des Bouches-du-Rhône. Deux inspecteurs devaient être nommés pour rechercher, dans une quinzaine de camps de zone libre, les juifs étrangers « en état de quitter le territoire », l'examen de leurs dossiers devant être confié aux services spécialisés des Milles. Douze jours plus tard, Bousquet ne se faisait plus d'illusions et écrivait confidentiellement au même préfet : « J'appelle votre attention sur les entraves multiples et les difficultés matérielles qui réduisent à l'heure actuelle, dans de très sensibles proportions, les possibilités de départ des [étrangers]. Aussi je vous prie d'adresser aux chefs de camps intéressés des instructions confidentielles1 pour qu'ils tiennent les internés ou les hébergés au courant de ces difficultés et qu'ils les invitent à ne pas engager, pour la rémunération de démarches dont l'Administration ne peut se porter garante, des dépenses qui risqueraient de s'avérer par la suite exagérées, eu égard aux résultats obtenus. » Nonobstant la langue de bois, on ne pouvait être plus transparent. S'il fallait situer précisément la « chute » de Bousquet ou sa défaite, la date à retenir ne serait ni le 6 mai 1942, ni le 2 juillet suivant, mais bien le 16 juin, dont on n'a retrouvé aucune trace documentaire directe susceptible de devenir pièce à conviction. Ce jour-là, les négociations franco-allemandes portèrent – pour autant que l'on sache – sur la
collaboration policière et le sort des juifs ; au cours de ces discussions, Bousquet aurait promis – avec ou sans la bénédiction de Laval – 10 000 juifs étrangers. Il y a un « avant » et un « après » 16 juin : passé cette date, le secrétaire général apparaît comme résigné. Tandis que des discussions simultanées étaient menées sur le fonctionnement des polices et la suppression éventuelle des forces supplétives, le gouvernement de Vichy progressait inexorablement dans la voie de la livraison aux nazis des juifs étrangers de zone occupée, et, résolution plus compromettante encore, de zone dite « libre », par ses propres forces de police. Pour expliquer cette dégringolade, il faut rappeler le contexte dans lequel se débattait Laval : menace permanente d'exécutions d'otages ; ordres allemands de rafles sous contrôle de la Sipo-SD ; imminence, en zone occupée, de départs de nouveaux convois mêlant juifs français et étrangers ; souci de ménager une opinion de plus en plus chancelante. À Berlin, Eichmann énonçait ses diktats. À Paris, Dannecker, qu'Abetz se plaisait à présenter dans les salons comme le « bourreau des juifs », conjuguait son hystérie haineuse à celle de Darquier de Pellepoix. Tout concourut à pousser les dirigeants français, entraînés par la collaboration, au pire calcul, considéré et présenté comme un moindre mal. Un pari perdu d'avance, Knochen ne tarda pas à le remarquer : « Il va sans dire que les deux catégories de Juifs [français et étrangers] vont être déportées. » Obnubilé par les succès hitlériens dans la guerre, devenue mondiale en décembre 1941 avec l'attaque japonaise de Pearl Harbor, Laval allait en venir sous peu à souhaiter publiquement la victoire de l'Allemagne2. L'affaissement consommé, Bousquet définitivement happé par l'engrenage, c'en était fini des manœuvres dilatoires.
Après la grande rafle des 16 et 17 juillet, à Paris, on s'attaqua au reste de la zone occupée tout en commençant à regarder vers la zone libre, conformément aux engagements pris. Bousquet fut le chef d'orchestre du transfert, au nord de la ligne de démarcation, des juifs étrangers, d'abord
puisés dans le réservoir des camps d'internement, puis purement et simplement raflés. Comme il le souligna dans un télégramme-circulaire, « seule la direction générale de la Police nationale est qualifiée pour donner des ordres au sujet de ces opérations ». Henry Cado, principalement soutenu par le 9e bureau de la Police du territoire et des étrangers, que dirigeait un nommé Fourcade, fut le premier instrument d'exécution des mesures arrêtées. Il déposa sur ce sujet le 9 décembre 1947 : « Je crois me souvenir qu'au moment de l'arrivée au ministère de M. Bousquet, les Israélites étrangers de zone Sud étaient rassemblés dans des camps – restant entendu qu'il y en avait de nombreux qui bénéficiaient d'un régime de faveur et avaient été laissés en liberté. Aucune mesure n'est venue postérieurement modifier cette situation, si ce n'est qu'un certain nombre de ces Israélites ont été envoyés en zone Nord3. » Qu'en termes choisis… Le directeur général adjoint avait donc oublié les piles de télégrammes secrets signés de sa main, durant l'été 1942, lorsqu'il donnait aux préfets de zone libre toutes les directives d'organisation des premiers convois à destination de Drancy. Préparatifs minutieusement affinés à mesure qu'approchait la date du départ. Tout avait été prévu : assiettes, gobelets, paille et eau potable gracieusement fournis, couvertures à récupérer (propriété de l'État). Dès le 29 juillet, Cado suspendit visites et permissions dans les camps, exigeant qu'on renforçât la surveillance. Il indiquait : « SNCF prend dispositions pour que regroupements aient lieu hors gare. Vous munirez chef escorte liste partants cinq exemplaires (m'en adresser copie) avec mission de faire donner décharge par autorités allemandes. » Bureaucratie et prudence ne perdaient pas leurs droits. Pingrerie rond-decuir non plus : brocs et seaux hygiéniques seraient « descendus du train et entreposés en gare à dernière station avant ligne de démarcation », spécifiait-on au bureau du matériel. Le 1er août, dans un énième télégramme de Cado apparut une phrase qu'on se prend à relire, tant le libellé en est effarant : « Peu avant passage ligne démarcation, chef escorte devra avertir Israélites que leurs biens et, cas échéant, leurs enfants seront confiés aux soins de l'UGIF. » Cas échéant ! Le même jour, le même homme est formel : « Appel partants
sera effectué le plus tard possible – Chef escorte prendra contact veille au soir avec chef de gare afin connaître quai embarquement. » Trois jours plus tard : « Inviter chef escorte à redoubler de précautions pendant arrêts. » Le 5 août, les instructions revêtent un « caractère strictement confidentiel ». Elles ont trait à la première rafle de zone libre : « Vous informe qu'Israélites allemands, autrichiens, tchécoslovaques, polonais, estoniens, lituaniens, lettons, dantzigois, sarrois, soviétiques et réfugiés russes entrés en France postérieurement au 1er janvier 1936, incorporés Groupes TE [travailleurs étrangers], hébergés centres Service Social étrangers, centres comités privés ou centres UGIF, placés centres regroupement Israélites en application circulaires 3 novembre 1941 et 2 janvier 1942, ainsi que ceux en résidence libre, seront transportés en zone occupée avant le 15 septembre. » Suit une liste de onze cas faisant exceptions. Le 12 août, alors que trois convois ont déjà déchargé leur cargaison humaine à Drancy, que Bousquet et Oberg ont célébré leur accord policier, Fourcade s'enquiert des « reçus des états des biens laissés par les partants ». Comme l'administration française est diligente ! Le 14 du mois, on se préoccupe des convois à venir qui comprendront les membres des GTE ainsi que leurs familles. Les exemptions sont cependant explicitées. Puis, soudain, le vent tourne : le 18 août, de onze exemptions, on descend à six. Bousquet a signé. Il était convenu qu'on n'appréhenderait pas les parents ayant des enfants de moins de cinq ans : l'âge plafond est abaissé à deux ans, ce qui revient à sacrifier, avec leurs parents, les enfants de deux à cinq ans – ils auront été épargnés… l'espace de treize jours ; en outre, la faculté de laisser en zone libre les enfants de moins de dix-huit ans est supprimée. Il n'y aura plus aucun « cas échéant ». « Vous rappelle impérieuse nécessité prendre mesures police extrêmement sévères en vue rendre efficace opération projetée et prévenir tout incident », conclut le froid communiqué. (À l'audience de son procès, Bousquet expliquera en long et en large la subtile distinction entre un document « signé » et un document « visé » : bref, il rejettera toutes les responsabilités sur Laval.)
L'« opération projetée » a été annoncée quelques heures plus tôt par Cado : « Mesures arrestations et regroupement prévues par dépêche 5 août adressée sous pli personnel et télégramme-circulaire du 14 auront lieu mercredi 26 août […]. Tenir cette date rigoureusement secrète. » Le 20 août, c'est Robert Dangelzer, directeur de cabinet de Cado, qui signe pour son supérieur : « Vous prie me proposer éventuellement par télégramme sous timbre “ cabinet ” l'internement administratif personnes dont attitude ou actes entraveraient exécution mes instructions sur regroupement Israélites. » Bousquet lui-même donne des instructions supplémentaires par une circulaire sur les « agissements des Juifs » : « Parcourant les campagnes, ces Israélites s'efforcent de se ravitailler […] en se livrant à un marché noir inadmissible, de nature à compromettre l'approvisionnement du pays », écrit-il. Qu'on les interne ! Le 22 août, Bousquet à nouveau, toujours plus dur : « Vous n'hésiterez pas à briser toutes les résistances que vous pourrez rencontrer dans les populations et à signaler les fonctionnaires dont les indiscrétions, la passivité ou la mauvaise volonté auraient compliqué votre tâche. D'autre part, dans les jours qui suivront l'opération projetée, je vous demande de faire procéder à des contrôles extrêmement sévères et à des vérifications d'identité par d'importantes forces de police afin de libérer totalement votre région de tous les Juifs étrangers dont le regroupement est prévu par ma lettre du 5 août et correspondances postérieures. » Cado, d'un ton mûri par l'expérience, conseille de son côté : « Il vous appartiendra fixer heure déclenchement ces opérations au moment qu'il (sic) vous paraîtra le plus opportun. Vous signale toutefois intérêt qu'il y aurait à ce que celles-ci aient lieu au petit jour, de préférence vers 4 ou 5 heures. » On est à l'avant-veille de la date fatidique du 26 août. Le 27 août, tandis que la grande rafle bat encore son plein, Fourcade télégraphie au préfet de Toulouse : « Vous confirme que seuls enfants moins 16 ans non accompagnés ne sont pas soumis mesures regroupement Israélites. En conséquence, enfants entre 2 et 16 ans dont parents ne bénéficient pas exemption doivent être soumis à ces
mesures. » Dans l'année 1942, 6 000 enfants que leurs parents n'auront pas eu le droit de confier à des œuvres d'assistance seront ainsi déportés. Le 27 août encore, Ernst Heinrichsohn, adjoint de Röthke, note après s'être entretenu avec Leguay : « Le vendredi 28.8.1942 sera déporté le 25 000e Juif. »
Opérations, regroupements, transports : des mots nets, secs, sobres. Les fonctionnaires ne se laissent pas aller aux débordements langagiers des activistes de l'antisémitisme. Ils tiennent scrupuleusement à jour les statistiques au fur et à mesure des transferts de juifs saisis dans les camps ou dans les villes, tentent de rattraper les fuyards, établissent des prévisions comme ils le feraient pour un budget. Le 30 août, sous la signature de Bousquet : « Attire votre attention sur écart sensible entre nombre Israélites étrangers recensés et nombre arrêtés. Poursuivre et intensifier opérations police en cours avec tout personnel police et gendarmerie disponible. Recourir à rafles, vérifications identité, visites domiciliaires, perquisitions », etc. Ordres confirmés et réitérés la semaine suivante par Dangelzer. Les rouages sont bien huilés, les bureaucrates disciplinés, les gardiens de camps zélés, les chefs d'« escorte » vigilants, les cheminots compétents. Ils sont en zone libre. Ils obéissent tout de même, dans leur écrasante majorité. Inertie, attentisme. Personne ne le leur reprochera à temps. On fera silence : a-t-on besoin de parler des trains qui arrivent à l'heure ? Ils arrivent à l'heure, mais, aux yeux de la Gestapo, leurs cargaisons sont encore insuffisantes. Bousquet a eu beau juger « préférable d'arrêter tous les Juifs en une seule grande rafle, que de procéder à plusieurs rafles isolées, lesquelles permettraient aux Juifs de se cacher ou de fuir à destination des pays neutres frontaliers », il a eu beau veiller personnellement à la bonne marche de l'entreprise, les résultats sont « décevants ». Il faudra élargir les catégories de « déportables ». Fin octobre, 10 500 juifs de zone libre auront été livrés4. « Une Saint-Barthélemy sèche5 », écrit Raymond-Raoul Lambert qui dirige alors l'UGIF-Sud.
Au ministère de l'Intérieur, de l'hôtel des Célestins à l'hôtel de Russie, tout le monde a trempé dans la logistique. Des noms dans les organigrammes : Roger Lefebvre, l'ancien collaborateur de Paul-Boncour en charge du personnel ; Pierre Couty, un de ses collègues ; Alphonse Perrier, autrefois aux voyages officiels, à présent à la sécurité publique ; les hommes du cabinet de Cado, entre tant d'autres. Certains se fondront dans l'oubli ou la retraite, certains réapparaîtront au Who's Who quelques années plus tard. Dans son journal, Raymond-Raoul Lambert note, le 3 novembre 1942 : « Cette phrase entendue au ministère de l'Intérieur me revient à la pensée. Elle caractérise la lâcheté du régime qui accepte les ordres de Berlin : “ Vous savez bien que la décision est prise ailleurs, nous ne sommes que le bras séculier qui frappe. ” Phrase à retenir le jour où sera jugé Cado, secrétaire adjoint à la police qui fut, sous Blum, sous-préfet de Narbonne. » Lambert, s'il n'avait payé de sa vie le fait d'être né juif, eût été effaré d'apprendre que le dossier Cado serait classé par la justice en 1949. Le magistrat chargé du cas de Bousquet ne prêta pas attention à une brève lettre qui dormait dans les archives de la préfecture de ClermontFerrand versées à l'instruction. Adressée au préfet Paul Brun par le futur inculpé, elle était datée du 11 août 1942, donc contemporaine du premier accord Oberg-Bousquet. Elle mettait en évidence que, dans le processus de mise en œuvre des persécutions antisémites, responsabilité collective n'allait pas sans responsabilité individuelle : « Mon Cher Ami, « Je te demande instamment de prendre en main, personnellement, la question du logement de la police et plus spécialement des GMR. « Le Président Laval tient absolument à ce que, dans un délai très court, les services de police et leurs familles soient confortablement installés. « S'il est besoin, procède par réquisition, ou expulse soit des israélites, soit des personnes venues depuis peu dans ta Région6. Il est indispensable d'aboutir dans les moindres délais.
« Amicalement à toi. René Bousquet7. » Le haut fonctionnaire de trente-trois ans, débarqué un peu « chien fou » à Vichy, avait fini d'acquérir, en quatre mois, tout le cynisme requis par son poste. Tant de détachement ! Tant de cœur à l'ouvrage ! Il n'y a plus de double jeu qui tienne. Il n'y a plus qu'une question qui rejoint les thèses les plus pessimistes : quelles qu'aient pu être les pressions allemandes, avec ou sans contrepartie, les responsables de l'administration française, Laval, Bousquet et Cado en tête, n'étaient-ils pas ravis de se débarrasser d'étrangers qu'ils n'avaient pas invités ? Ils avaient l'air tellement soulagés de retourner à l'envoyeur, sous couvert de « préférence nationale », ces familles déjà marginalisées ! N'étaient-ils pas enchantés de l'aubaine, eux qui frémissaient à l'évocation des « hordes » ayant envahi le pays soit pour fuir les nazis, soit parce que les nazis les avaient eux-mêmes « déversées » en France ? Pour entretenir le mensonge selon lequel il s'était maintenu dans le strict cadre de la convention d'armistice, Bousquet, devant la Haute Cour, parla plus souvent des juifs allemands que des « apatrides8 ». « Bousquet a même le front de prétendre avoir fait libérer des dizaines de milliers de Juifs étrangers internés, s'indigne Serge Klarsfeld. Pour le démontrer, il compare les statistiques de ces internements quand il a pris son poste à celles de son départ, en décembre 1943, sans préciser qu'entre-temps, la quasi-totalité d'entre eux n'étaient plus dans ces camps, parce qu'ils avaient été déportés9. » De même que Cado avait « cru » se souvenir que des juifs étrangers des camps de zone Sud avaient été « envoyés » en zone Nord, Bousquet jugea en effet habile de donner à la Haute Cour cette version toute personnelle de la manière dont avaient été vidés les camps. Il raffina son exposé : « Pour la période […] du 6 mai 1942 au 31 juillet de la même année, j'ai fait prononcer 4 000 libérations d'Israélites étrangers, 1 300 au camp des Milles et 2 030 au camp de Gurs10. » Des chiffres aussi précis… Il y a de quoi être ébranlé !
Un professeur agrégé spécialiste de l'histoire du camp de Gurs, Claude Laharie11, apporte sur ce point des informations bien différentes : « De septembre 1940 à la Libération, dit-il, le nombre total des libérations d'internés – presque tous Juifs étrangers – à Gurs a été de 1 710 : encore faut-il spécifier que les neuf dixièmes ont eu lieu avant12 1942. De mai à fin juillet 1942, le nombre de libérations a été insignifiant : on pourrait les compter sur les doigts d'une main. Quant aux 1 300 libérations avancées par Bousquet pour le camp d'émigration des Milles, il me paraît tout aussi extravagant. » L'« effet de réel » mijoté par l'ancien chef de la police laisse pantois.
Les SS n'avaient pas réclamé les enfants juifs de moins de seize ans. L'idée, qu'ils entérinèrent, avait été émise par Laval dans une « intention d'humanité ». Lorsque femmes et enfants furent arrêtés pour la première fois, durant la rafle du Vél' d'Hiv', il s'ensuivit ce qu'on appela, en langage officiel, des « scènes déchirantes » : les enfants furent littéralement arrachés aux bras des mères qui allaient être embarquées dans les trains pour Auschwitz. Laval se préoccupait du retentissement de ces drames sur l'opinion. Et puis, qu'allait-on faire de tous ces gosses, de toutes ces bouches à nourrir ? L'« intention d'humanité » procédait d'un raisonnement de même nature que celui qui avait conduit à faire arrêter les juifs par des policiers français, pour sauvegarder la souveraineté nationale. Sur le caractère « humanitaire » de ce qui ressemblait fort à un alibi, et sur la sincérité de l'intention de ne vouloir pas séparer les familles, le projet de réquisitoire rédigé contre Bousquet en 1993 est implacable : « La lettre adressée le 3 août par Leguay au préfet d'Orléans éclaire suffisamment la question. Dans ce document, il est en effet demandé à l'autorité préfectorale de ne pas faire partir les enfants internés aux camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande dans les mêmes convois que […] leurs parents. » Comment pouvait-on prétendre qu'ils allaient se rejoindre quand de nombreux enfants n'étaient pas en âge de décliner leur nom ? Quand on ne savait même pas où on les envoyait ?
L'été 1942, après la fermeture des voies ordinaires d'émigration, l'UGIF implora Bousquet de laisser encore partir une cinquantaine d'enfants munis de visas pour les États-Unis. En même temps, un « plan beaucoup plus ambitieux naquit des conversations entre Laval et le chargé d'affaires [américain] H. Pinkney Tuck », comme l'ont raconté Marrus et Paxton : mille visas d'entrée pour des enfants et la possibilité d'en obtenir cinq mille autres, « sous réserve de l'approbation des autorités françaises ». Mais celles-ci, à force d'atermoyer, de réclamer des garanties (l'arrivée à bon port des enfants ne donnerait lieu à « aucune espèce de propagande » pour ne pas déplaire aux Allemands, etc.), allaient tout faire échouer. Bousquet déclara dans un premier temps qu'il ne délivrerait que cinq cents visas de sortie, puis restreignit cette concession aux orphelins exclusivement, et non point aux enfants de déportés sur le sort desquels « il n'y avait aucune information ». « Nous ne voulons pas que des enfants traversent l'Atlantique et laissent leurs parents en Pologne », prétexta-t-il. Le 9 novembre, lorsque la situation fut enfin près de se dénouer, le début du débarquement allié en Afrique du Nord interrompit les relations avec Washington. L'émigration ultérieure de quelque trois cent cinquante enfants se fit clandestinement, mais ne fut le fait ni de Bousquet, ni de Laval.
L'extraordinaire tartuferie avec laquelle le secrétaire général avait feint de prôner la réunion des familles, et finalement empêché le départ des enfants à destination du Nouveau Monde, soulève la question de fond, devenue le titre d'un livre de Stéphane Courtois et Adam Rayski : Qui savait quoi ?13. Parmi les recommandations données aux préfets en vue du transfert des internés en zone occupée, Cado avait pensé à celle-ci, particulièrement odieuse : « Y aura lieu ne pas révéler intéressés véritable destination mais les informer se rendent dans autre camp voie aménagement. » La déportation, à entendre les Allemands, était placée sous le signe du travail : ils avaient expliqué aux dirigeants français qu'ils envisageaient la création d'un État juif, une sorte de « paysannat », quelque part en Pologne.
Le moins que l'on puisse dire est que Laval, Bousquet et leurs comparses ne se montrèrent guère curieux de cette destination. Si de faibles indices, telle une commande de « 5 000 paires de chaussures de travail » passée au ministère de la Production industrielle par le CGQJ en septembre 1942, purent accréditer la version officielle, comment le gouvernement de Vichy ne fut-il pas intrigué qu'on expédie à l'Est vieillards et enfants, inaptes à servir de main-d'œuvre ? Si, malgré tout, Cado avait cru à la fable de l'État juif, pourquoi éprouvait-il le besoin de le cacher aux « intéressés » ? Les autorités françaises évoluèrent d'ailleurs sur la conduite à tenir puisque, le 22 août 1942, l'intendant de police de Limoges communiqua au préfet régional la dernière directive14 du contrôleur général Surville, concernant les personnes prochainement raflées : « Lors de leur arrivée au camp, il conviendra de faire connaître aux Israélites qu'ils seront dirigés sur l'Europe centrale, spécialement en Galicie, où les autorités allemandes envisagent de constituer une grande colonie juive. Il y aura lieu d'insister sur les assurances données par le Reich, concernant le traitement bienveillant dont les Israélites seront l'objet, et de leur laisser entrevoir qu'ils auront vraisemblablement la possibilité de se faire envoyer, par la suite, les objets mobiliers qu'ils auront laissés en France. » Au juge d'instruction, Bousquet se plaignit d'avoir été victime d'une « véritable escroquerie » de la part des Allemands. Au jury de la Haute Cour, il tint ces propos : « Quand on parlait devant eux de déportation ou d'arrestation de Juifs, ils protestaient. Le mot qu'il fallait employer, le seul dont ils acceptaient qu'il soit employé, c'était le mot de “ transfert ”, ou le mot de “ regroupement ”, ou le mot de “ rapatriement ”. Il y avait là, par conséquent, un camouflage certain d'une opération dont nous savons aujourd'hui où elle devait conduire, dont on pouvait même probablement, à l'époque, soupçonner qu'elle pouvait avoir de graves inconvénients. » Une perspective qui n'entrava pas pour autant ses décisions. Aujourd'hui, un proche de Bousquet plaide : « Comment vouliez-vous que la déportation l'ait surpris ? Depuis le début de la guerre, les Allemands promenaient les Juifs à travers l'Europe. » C'est une façon de
voir les choses. Mais Bousquet qui, à l'en croire, avait déjoué depuis le début les projets de l'occupant grâce à son bon sens naturel, lui qui, mû par une sorte de prescience, se targue d'avoir pris des mesures allant précisément à l'encontre des vues allemandes les plus secrètes, avait en l'occurrence singulièrement manqué de flair. La veille de la rafle du 26 août, le Consistoire central rédigea une note de protestation : « Le programme d'extermination a été méthodiquement appliqué en Allemagne et dans les pays occupés par elle, puisqu'il a été établi par des informations précises et concordantes que plusieurs centaines de milliers d'Israélites ont été massacrés en Europe orientale ou y sont morts après d'atroces souffrances, à la suite des mauvais traitements subis15. » Cette note, dont Laval eut peut-être connaissance, resta confidentielle, mais elle prouve qu'il y avait des hommes informés et lucides. À Montauban même, Mgr Pierre Théas avait réagi aux arrestations massives, comme d'autres prélats, notamment l'archevêque de Toulouse, Mgr Saliège. Il écrivit une lettre pastorale lue en chaire dans tout le diocèse, le dimanche suivant la grande rafle de la zone libre : « À Paris, par dizaines de milliers, des Juifs ont été traités avec la plus barbare sauvagerie. Et voici que dans nos régions, on assiste à un spectacle navrant : des familles sont disloquées, des hommes et des femmes sont traités comme un vil troupeau et envoyés vers une destination inconnue, avec la perspective des plus graves dangers. Je fais entendre la protestation indignée de la conscience chrétienne et je proclame que tous les hommes, aryens ou non aryens, sont frères […]. Les mesures antisémitiques actuelles sont un mépris de la dignité humaine. » Parmi les canaux d'information dont disposait Vichy, certains rapports d'ambassadeurs français en poste à l'étranger abordèrent, au cours de l'été 1942, les conditions de déportation des juifs et les intentions de l'ennemi. Il y avait aussi les services d'écoute des radios étrangères. « À partir du début juin 1942, écrit Denis Peschanski, la BBC se fait l'écho des rapports transmis par le biais du gouvernement polonais à Londres sur les premières évacuations massives des ghettos vers les camps de la mort. À la même BBC, dans une émission de la France libre, Jean Marin évoque
le 1er juillet 1942 le massacre de 700 000 Juifs polonais et parle de chambres à gaz16. » Le 8 août 1942, toujours par la voix de la BBC, André Labarthe lance, au nom de la France libre17 : « Alors la France devient terre de pogrom, terre de honte ? Alors en France on martyrise les Juifs, on détruit les familles, on arrête, on déporte, on écrase, on piétine les innocents ? Laval livre du Juif aux Allemands, du Juif mort ou vif. » « La plupart d'entre nous ne “ savons ” que ce qui correspond à notre attente et à nos catégories de pensée », soulignent Marrus et Paxton. Personne n'aurait l'idée de reprocher à Bousquet d'avoir ignoré, du moins au début, le caractère industriel de l'extermination des juifs par les nazis. Les chambres à gaz commencèrent à fonctionner à Auschwitz à la mijuillet 1942 ; plus tard, lorsque des informations commencèrent à filtrer, la réalité, qui défiait le sens commun, fut repoussée par beaucoup jusqu'à l'ouverture des camps. Chez les vieux fidèles de Laval ou de Bousquet, c'est toujours le même refrain, sur un ton plus ou moins gêné : « Ils ne savaient pas. » Mais qu'est-ce donc qu'ils ne savaient pas : la mort assurée, ou la manière d'assassiner ? Que les méthodes nazies aient passé l'entendement est une chose, que le gouvernement de Vichy ait livré en pleine conscience des juifs à leurs bourreaux en est une autre. Un homme aussi avisé que Bousquet savait qu'en fourrant hommes, femmes et enfants dans des wagons à bestiaux, il n'allait pas améliorer leur sort. N'avait-il jamais entendu parler des tueries de masse, après l'invasion nazie en Union soviétique ? Propagande judéo-bolchevique ! Tout ce qui pouvait contrecarrer le programme concerté en haut lieu le laissait de marbre. Qu'adviendrait-il de ces dizaines de milliers de gens pour lesquels les SS avaient écarté sa suggestion – il n'avait d'ailleurs guère insisté – de permettre à la Croix-Rouge d'intervenir ? Il y a tout lieu de penser qu'à ce moment, il s'en fichait éperdument. Le 9 septembre 1942, à Vichy, le pasteur Marc Boegner, président de la Fédération protestante de France, fut reçu par le chef du
gouvernement : « J'ai donc vu Pierre Laval et, dès l'entrée, je lui ai tout dit de ce que je me proposais de lui dire. Sa réponse tenait en deux courtes phrases : “ Je ne puis faire autrement ” et “ Je fais de la prophylaxie ”. […] Tous les Juifs étrangers devaient partir. Ce serait autant de gagné pour la France, qu'ils avaient envahie sous des gouvernements dont elle payait les fautes. Et cela, c'était de la prophylaxie ! […] Que pouvais-je obtenir d'un homme à qui les Allemands avaient fait croire – ou qui faisait semblant de croire – que les Juifs emmenés de France allaient en Pologne du Sud pour y cultiver les terres de l'État juif ? Je lui parlais de massacre, il répondait jardinage18. » Le lendemain, le pasteur, dont les interventions en faveur des juifs furent inlassables, frappa à la porte de Bousquet. Dans des Carnets19 qu'il tenait d'une plume alerte, il a restitué son long entretien avec le secrétaire général : « J'ai trouvé un homme intelligent qui expose calmement et clairement ce qu'il fait et pourquoi il le fait – quelque opinion qu'on ait sur son action – et qui écoute son interlocuteur. » Après avoir entendu les justifications de Bousquet sur les mesures prises, le pasteur Boegner évoque les méthodes d'arrestation : « Des faits abominables se sont produits. – Dénégation de Bousquet : “ Évidemment, une opération de ce genre ne peut se faire en douceur, surtout lorsqu'il faut faire vite. ” » Le pasteur demande à Bousquet ce qu'il compte faire au sujet des juifs qui se sont cachés pour échapper aux rafles : « Nous les chercherons. – Alors ce sera la chasse à l'homme, avec chiens policiers et le reste ? – Nous les prendrons là où ils sont. – Vous allez braquer l'opinion publique partout où il y a des Juifs cachés. – Nous devons les chercher. Les Allemands savent tout ce qui se passe de ce côté. Ils savent que nous devions leur donner tant d'étrangers, qu'ils n'en ont reçu que tant, que les autres sont cachés dans les couvents et dans les fermes. La nuit dernière encore, j'ai bataillé avec eux pour sauver des Juifs français. Nous devons chercher les étrangers qui sont dans la zone non occupée. » Bousquet reste inflexible : pas la moindre dérogation. « À plusieurs reprises, [il] me dit : “ Le rôle de l'opinion publique est de s'émouvoir.
Celui du gouvernement est de choisir… ” “ La critique est facile, quand on n'a pas la responsabilité. ” […] Je fais observer que, d'après nos renseignements les plus sûrs, les enfants sont enlevés à leurs parents en Allemagne et que les maris sont séparés des femmes. – Dénégation formelle de M. Bousquet. Je devrai rapporter de Genève des précisions indiscutables. » Coriace, le religieux aborde le chapitre des condamnés politiques : « “ Vous avez envoyé ces hommes au poteau ! ” M. Bousquet me regarde et, après un silence, me répond : “ Il y a, monsieur le pasteur, des raisons d'État, et puis il faut, à la dernière minute, sauver la tête d'un Français… Tous les États ont dû faire cela, tous les pays en guerre l'ont fait. – C'est possible, répondis-je, ça n'en est pas moins abominable ! ” […] « Une parole de Bousquet : “ L'impopularité actuelle du gouvernement sera un de ses plus beaux titres de gloire dans l'avenir. ” Il estime que, quelle que soit l'issue de la guerre, le problème juif devra être résolu. Les Allemands transfèrent en ce moment des centaines de milliers de Juifs des nations qu'ils occupent en Pologne du Sud. Mais le problème est international. En France, Bousquet voit les Juifs français incorporés à la nation française avec des obligations strictes et des droits limités. Est-ce le ghetto qu'il souhaite ? » En écho à cette conversation, Renée Poznanski, historienne qui enseigne à l'université de Beer Sheva, en Israël, a retrouvé la trace d'une entrevue à Vichy de Robert Kiefe, secrétaire personnel du président du Consistoire central, avec Bousquet20, le 7 novembre de la même année : à Kiefe, inquiet du sort d'une famille juive déportée, Bousquet n'hésite pas à répondre qu'elle cultive la terre près de Cracovie ! Pour les autres, il ne sait rien, convient-il tout de même. Il clôt l'entretien, au début duquel il a bien précisé qu'il n'était pas antisémite, par ces mots : « Les Juifs s'assimilent moins facilement que les Espagnols ou les Italiens. »
Les rafles de l'été 1942 avaient mécontenté tout le monde : les Allemands, déçus par les résultats, et l'opinion publique21, choquée par l'incapacité de Vichy à limiter les exigences de l'occupant à la zone… occupée. Reflet de ces réactions, l'humiliation suintait des rapports des préfets. Il n'était pas jusqu'à Darquier de Pellepoix qui ne ronchonnât, comme le constata Raymond-Raoul Lambert, le 26 août 1942 : « Il ne me cache pas son dépit d'être en dehors du circuit pour les mesures de déportation, décidées par le président, organisées par la police… Curieux régime où les victimes sont prises à témoin pour constater le désordre administratif22 ! » Enfin, les protestations du clergé exaspéraient en haut lieu. Bousquet ne manqua d'ailleurs pas de revendiquer ensuite l'origine de ce mouvement d'humeur, confiant à son juge qu'il en avait lui-même suggéré l'idée au cardinal Suhard, l'archevêque de Paris autrefois attaché au diocèse de Reims. Trou de mémoire ou pieux mensonge ? Le 3 septembre 1942, Bousquet avait affirmé à Oberg que pour mater l'insubordination du clergé, il avait, en accord avec Laval, fait bloquer tous les crédits consentis par l'État à l'enseignement catholique. La veille de cet entretien, Laval avait, de son côté, continué à promettre à Oberg le règlement de la question juive, mais avec une certaine réserve : « Il n'en va pas de la livraison des Juifs comme de la marchandise dans un Prisunic », avait-il dit. L'Auvergnat craignait-il de perdre définitivement sa légitimité aux yeux de l'opinion ? La chasse aux juifs ralentit et les convois furent provisoirement suspendus. Avec sa bonne conscience habituelle, Bousquet s'en attribua le mérite : « Les opérations ne reprirent jamais que sous une forme limitée et sporadique23. » En réalité, toute une série de mesures aggravantes furent adoptées à l'encontre des juifs après l'invasion de la zone Sud, qui permettait de surcroît des arrestations directes par les Allemands. La colère des milieux ecclésiastiques s'était apaisée en octobre 1942, dès l'arrivée des subventions aux Églises. Dans le cœur des Français, le sort des juifs étrangers avait été supplanté par celui des jeunes gens soumis au travail obligatoire depuis le 4 septembre.
Durant le premier semestre 1943, les juifs qui réussirent à gagner les pays fascistes ou de mouvance approchante, Espagne, Portugal et Italie24, eurent plus de chances de s'en sortir qu'en France ; et quand ils ne purent s'expatrier, ils trouvèrent leur meilleur refuge dans les huit départements du Sud-Est occupés par l'armée italienne jusqu'à la capitulation du maréchal Badoglio, au début du mois de septembre. Ce fut alors la ruée vers la région de Nice – et, à l'entrée de la Wehrmacht, le désastre. Le nouveau préfet des Alpes-Maritimes, Jean Chaigneau, celui-là même qui avait accueilli Bousquet dans le Tarn au moment de l'exode, eut beau détruire les listes dont il disposait, des milliers de juifs furent tout de même pris au piège. L'Abwehr, le service de renseignements allemand, fit un rapport sur une lettre confidentielle prétendument adressée à Chaigneau par Bousquet, le 28 juillet précédent, lui demandant de permettre à « 17 000 Juifs fixés dans son département » d'en partir librement et de leur garantir « les mêmes droits » qu'aux ressortissants français. Information tout aussi invérifiable que la suite du rapport : « Bousquet a chez lui des documents concernant une vaste organisation communiste fondée récemment en France. [Il] n'a pas osé transmettre les dossiers à un service allemand, car il craint les suites qu'aurait, de la part des ennemis de l'Allemagne, une pareille décision25. » Tout ce que l'on sait sur l'attitude de l'administration niçoise d'alors est que Jean Chaigneau, qui ne passait pas pour hostile au régime et comptait parmi les amis de Pierre Cathala, avait déclaré aux organisations juives locales : « Je n'admettrai désormais aucun acte arbitraire à l'égard des Juifs se trouvant même dans une situation irrégulière ou illégale. Je ne veux pas laisser aux Italiens le noble privilège d'être les seuls défenseurs de la tradition de tolérance et d'humanité qui est pourtant celle de la France26. » Le 28 juin 1948, Henry Cado retrouva un soupçon de mémoire pour déclarer au juge chargé d'instruire l'affaire Bousquet : « Lorsque le gouvernement eut pris la décision de livrer aux Allemands les Israélites étrangers de zone Sud pour éviter l'arrestation immédiate de tous les
Israélites français de Paris et de la région parisienne, cette décision fut appliquée par les services du secrétariat général à la police avec le maximum de mauvaise volonté. » Malgré tant de modération, 17 000 juifs furent déportés de France durant l'année 1943. 1 Souligné par l'auteur. 2 Voir supra, p. 176, note 2. 3 Souligné par l'auteur. 4 Sur 42 000 juifs déportés en 1942, on dénombre 6 500 Français, dont 5 000 à partir du mois de juillet : des enfants, et aussi des adultes ayant commis des infractions à la législation antijuive. René Bousquet avancera qu'au 1er octobre 1943, 10 410 juifs avaient été livrés… au lieu, toujours selon lui, de quelque 50 000. Il estimera en outre que plus de 3 000 d'entre eux avaient été libérés après criblage, grâce au jeu des exemptions dont il s'attribuera le mérite. 5 In Carnet d'un témoin (1940-1943), établi, présenté et annoté par Richard Cohen, Fayard, 1985. 6 Souligné par l'auteur. 7 Le même jour, rapporte l'historien Jean Estèbe, René Bousquet« écrit une lettre personnelle »au préfet régional de Toulouse, Cheneaux de Leyritz,« lui demandant de loger confortablement les GMR ; si besoin est, ajoute-t-il, “ procédez par réquisition, ou expulsez, soit des israélites, soit des personnes venues depuis peu dans la région ! ” ». Toulouse 1940-1944, Perrin, 1996. Le tutoiement en moins, c'est la copie conforme du mot adressé au préfet Brun. 8 Comprenant juifs allemands et autrichiens, déchus de leur nationalité par Hitler, mais aussi tous ceux qui ne bénéficiaient plus d'aucune protection consulaire depuis que leurs pays avaient été envahis : ainsi des juifs polonais, qui furent de loin les plus nombreux à être déportés de France. 9 In Vichy-Auschwitz, op. cit. 10 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 septembre 1948. 11 Auteur d'une monographie : Le Camp de Gurs, Infocompo, 1985. 12 Souligné par l'auteur. 13 En collaboration avec Philippe Burrin, Claude Lévy, Denis Peschanski et Renée Poznanski, La Découverte, 1987. Cf. les chapitres« Que savait Vichy ? »et« Que savaient les Français ? »de Denis Peschanski, repris in Vichy 1940-1944, Contrôle et exclusion, Complexe, 1997. 14 Juste après cette indication :« Lorsque les Israélites exprimeront le désir de régler leurs notes d'hôtel ou leur loyer, toutes facilités devront leur être données pour ce faire. » 15 In Vichy-Auschwitz, op. cit. 16 Vichy 1940-1944, Contrôle et exclusion, op. cit. 17 « Moins explicable est le fait que, passé l'été 1943, ces émissions n'aient presque plus jamais dénoncé les persécutions antisémites », note Jean-Louis Crémieux-Brilhac, in La France Libre, Gallimard, 1996. 18 In Le Royaume d'Otto, op. cit. 19 Présentés et annotés par Philippe Boegner, Fayard, 1992.
20 Compte rendu manuscrit de Robert Kiefe, appartenant au fonds Maurice Moch (archives du Consistoire central pendant la Seconde Guerre mondiale), déposé à la bibliothèque de l'Alliance israélite universelle, à Paris. Renée Poznanski, qui a aimablement communiqué cette information à l'auteur, a publié un ouvrage de référence, Être Juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Hachette, coll. La Vie quotidienne, 1994. (Réédité sous le titre Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Hachette Littératures, 1997.) 21 Lire que ce sjet Pierre Laborie,« 1942 et le sort des Juifs. Quel tournant dans l'opinion ? »in Annales ESC, mai-juin 1993, no3, reprit in Les Français des années troubles, Desclée de Bronwers, 2001. 22 Carnets d'un témoin (1940-1943), op. cit. 23 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 septembre 1948. 24 Sur la comparaison entre politiques française et italienne à l'égard des juifs et sur une discussion que René Bousquet eut à ce sujet avec Oberg, le 8 janvier 1943, lire Renée Poznanski, Les Juifs en France pendant la Seconde Guerre mondiale, op. cit. 25 Archives de Berlin communiquées à la Haute Cour de justice. 26 Cf. André Kaspi, Les Juifs pendant l'Occupation, Le Seuil, 1991.
18 « Je n'en sais absolument rien » Les jurés de la Haute Cour assistèrent à un numéro de haute voltige de Bousquet lorsque fut lue à l'audience une note qu'il avait écrite à Cado le 1er juillet 1942 : « Veux-tu d'urgence faire faire une enquête sur un certain Isidore Hirchfeld, demeurant Palais-d'Azur à Juan-les-Pins, qui se livrerait à une propagande gaulliste très active ? Les trois frères de ce Juif ont émigré en Amérique au moment des événements de 1940. Il ne serait pas impossible qu'Hirchfeld ait des relations avec certains services anglais. Veux-tu voir ce que c'est et m'en parler afin d'envisager, éventuellement, son internement ou sa mise en résidence obligatoire ? » On aurait pu croire qu'après cela, Bousquet allait déclarer forfait. Eh bien, pas du tout ! Il s'en servit au contraire pour tourner la situation à son avantage : « C'est une formule que j'ai employée sans cesse ; on la retrouve dans presque tous les documents de cette nature. Il y en a très peu au dossier. Quand j'étais obligé (parce que je n'étais pas toujours le maître, et quelquefois on me demandait en effet d'exercer des surveillances sur un certain nombre de personnes)…, quand j'étais obligé de transmettre ces instructions, j'y mettais toujours une formule qui n'est pas habituelle : “ Veux-tu m'en parler… ” “ Veux-tu voir… ” Cela voulait dire : “ Veux-tu ne rien faire avant que je sois au courant… ” » Est-il besoin de préciser que jamais, à aucun stade de l'instruction, Bousquet n'avait parlé de ce code secret ? Il continua sans se démonter : « Si vous le désirez – et alors là, je vais tomber sur le plan personnel de ce que je pourrais appeler les “ interventions personnelles ” (sic) –, je suis prêt à en parler, cela ne me gênerait pas du tout. Je puis vous donner la liste des gens qui ont pu se trouver à Vichy dans une situation gênante et que, par mon action personnelle, j'ai pu sauvegarder, à qui j'ai pu éviter
un certain nombre d'ennuis. […] J'ai dit à l'instruction, dès 1945, que je n'étais pas de ceux qui donnaient des polices d'assurance contre les risques d'une inculpation odieuse, et je vais rester aujourd'hui sur ce plan. Si cela me faisait plaisir, je pourrais remplir ce prétoire et amener ici par centaines et par centaines les Israélites, français ou étrangers, qui ont eu recours à mes offices dans le danger. Mais ce n'est pas cela qui m'intéresse. J'ai, sur ce plan comme sur un certain nombre d'autres, des éléments d'appréciation à fournir à la Haute Cour, en restant sur le terrain des faits. » Dans le domaine des « faits » à décharge, voyons ce qui figure au dossier judiciaire. Bousquet l'avait dit : il se battrait sur le fond ; invoquer tel ou tel cas particulier ne l'intéressait pas. Il laissa donc au fidèle colonel Marty le soin de voler à son secours avec des exemples « personnels ». Le 16 juillet 1948, René Marty témoigna devant le juge d'instruction : « Chaque fois qu'un Israélite est venu au cabinet de M. Bousquet, il y a trouvé protection. Pour illustrer cette déclaration, qu'il me suffise de vous dire qu'un jour où un Israélite […] venait d'être, sur l'injonction du cabinet du Maréchal, frappé d'un arrêté d'internement, M. Bousquet, qui savait tous ses téléphones surveillés, me donna des instructions pour retarder de quelques heures l'envoi du télégramme d'internement et faire partir de toute urgence un émissaire […] dans le Tarn, pour […] prévenir [l'intéressé]. L'émissaire s'appelait Forchino Joseph et était garçon de courses chez Van Cleef et Arpels. […] Plusieurs centaines d'Israélites ont ainsi trouvé aide et assistance auprès du secrétariat général à la police. Tout ce qui a été fait l'a été par M. Bousquet, mais d'accord avec lui (sic). Je lui rendais compte chaque soir de notre activité pour protéger les Israélites. » René Marty compléta sa déposition huit jours plus tard : « En ce qui concerne la question juive, les arrestations d'Israélites, soit individuelles, soit massives, et leur livraison aux Allemands, tout ce que je peux dire, c'est que M. Bousquet a par tous les moyens cherché à en minimiser les effets, ce qui explique d'ailleurs la campagne dont il a été l'objet de la
part de Darquier de Pellepoix. Et je cite à l'appui de ma déclaration trois cas entre des centaines qui ont bénéficié au grand jour, au vu et au su de tout le monde, de la protection de M. Bousquet : c'est le cas […] cité plus haut (sic), de Mme Puissant Van Cleef, et de M. Salomon. Mme Puissant est décédée, mais les deux autres personnes que je cite ne manqueraient pas de venir apporter leur témoignage. « En fait d'arrestations massives, je n'ai de souvenance précise que d'un coup de main que les Allemands essayèrent de faire sur des enfants d'Israélites à Lyon. Le cardinal Gerlier s'y étant opposé par le truchement d'un de ses prêtres dont le nom m'échappe, M. Bousquet, aussitôt alerté, prit fait et cause pour le cardinal et le couvrit entièrement. » Des « deux autres personnes » évoquées par le colonel Marty, Robert Salomon1, aujourd'hui décédé, aurait pu venir témoigner. C'est son fils Jean-Pierre2 qui raconte : « Avant guerre, mon père était lié à René Bousquet. Ils s'étaient connus par un ami commun originaire du SudOuest. Mon père était “ coulissier ” à la Bourse de Paris, l'équivalent des courtiers d'agents de change. Je me souviens parfaitement des visites des Bousquet à la maison, près de Saint-Germain-en-Laye, en 1937 ou 1938. Ma sœur et moi étions encore gamins, nous avions une dizaine d'années, et il nous faisait sauter sur ses genoux. Nous l'adorions. Un soir d'orage où, pendant que nos parents dînaient, nous nous étions cachés dans l'escalier parce que le tonnerre nous effrayait, il est sorti de table pour nous chercher, pour nous rassurer. « La guerre est arrivée. À l'été 1940, nous sommes allés habiter près de Châteauroux, en zone libre. En 1941, je crois, nous avons été dénoncés par des voisins, mes parents accusés de gaullisme. Cette première alerte a été sans conséquence. Le fait que nous étions israélites n'entrait d'ailleurs pas en ligne de compte. C'est en 1943 que la situation s'est vraiment aggravée pour nous. Ma mère appartenait à un réseau de Résistance qui se chargeait de faciliter l'évasion de pilotes anglais abattus en France. La Gestapo est venue à la maison, un jour où mes parents se trouvaient heureusement à Lyon. Ma sœur et moi nous sommes égaillés dans la campagne berrichonne en attendant leur retour. Cette fois, il a fallu partir
en catastrophe, plus au Sud. Après nous avoir mis à l'abri, mon père a pris la décision d'aller à Vichy trouver Bousquet – lequel lui avait promis qu'il pouvait compter sur lui – pour lui demander de l'aide. C'était en juin 1943. Il a eu une conversation avec le colonel Marty qui lui a dit que René Bousquet, en train de recevoir Geissler, l'un des chefs de la Gestapo, ne pourrait le voir. Mon père est reparti de Vichy profondément déçu par ce qui lui paraissait, pour le moins, un manquement à l'amitié. Nous avons passé toute la fin de la guerre à fuir, de cachette en cachette. « Dans les années 1960, alors que j'étais entré dans un organisme financier, j'ai revu René Bousquet à l'occasion d'une réunion de travail. À l'issue de la séance, je me suis présenté et il s'est exclamé : “ Dites à votre père combien je serais heureux de le revoir ! ” Je lui ai répondu assez vertement. » Le magistrat de la Haute Cour, en 1948, ne fit pas rechercher Robert Salomon pour le convoquer et connaître son point de vue, pas plus que « l'autre personne » citée par René Marty. S'il avait sollicité le témoignage du premier, son fils aurait peut-être eu la réponse à la question qu'il s'est posée, avec le temps : « René Bousquet n'avait-il pas, malgré son refus de recevoir mon père, pris des dispositions pour qu'il ne nous arrive rien ? Mes parents étaient traqués par la Gestapo, tout de même ! Mais à y réfléchir, s'il avait fait un geste, notre rencontre ultérieure aurait été pour lui l'occasion de me le raconter. » L'allusion du colonel aux enfants juifs épargnés à Lyon renvoie à un épisode qui eut lieu dans les derniers jours d'août 1942 : des familles raflées dans la région lyonnaise avaient été rassemblées à Vénissieux en vue de former un convoi pour Drancy. Intervint alors l'Amitié chrétienne, un mouvement d'entraide placé sous le double patronage du pasteur Boegner et du cardinal Gerlier, le pétainiste archevêque de Lyon, en liaison avec des œuvres juives. Ses animateurs, l'abbé Glasberg et le R.P. Chaillet notamment, parvinrent à convaincre les parents d'abandonner une centaine d'enfants entrant dans le champ des exemptions primitivement prévues par Vichy.
Le samedi 29 août, à peine le convoi emportant les adultes venait-il de quitter Vénissieux que le préfet Angéli s'aperçut qu'il avait été mal informé des nouvelles directives de l'Intérieur : les exemptions avaient été supprimées ; les enfants devraient rejoindre leurs parents dès le lundi. Le cardinal Gerlier éleva aussitôt une protestation, arguant que les familles avaient délégué leurs pouvoirs à l'Amitié chrétienne. Embarrassé, le préfet obtint de Vichy un sursis au départ des enfants mais apprit au même moment que ceux-ci avaient été « enlevés » par l'Amitié chrétienne. Il eut beau tempêter, le R.P. Chaillet refusa – avec l'approbation du primat des Gaules – de révéler où on les avait emmenés. Cela valut au père jésuite une assignation à résidence en Ardèche. Les enfants étaient sauvés. Pendant ce week-end tumultueux, Yves Lyon, un observateur juif qui travaillait avec l'Amitié chrétienne, se précipita à Vichy en compagnie du responsable de l'OSE (l'Œuvre de secours aux enfants) pour la zone Sud, le Dr Joseph Weill. Celui-ci a raconté comment tous deux tâchèrent de fléchir les autorités des Célestins : « Après avoir frappé à toutes les portes timidement entrouvertes et violemment repoussées quand on sut l'objet de notre visite, nous trouvâmes enfin en la personne du substitut Pomaret, attaché au cabinet, un homme compréhensif et sensible. En apprenant les péripéties de ce drame, il répondit simplement d'une voix tremblante : “ Nous sommes encore en France, quand même ! ” et il nous accompagna partout, jusqu'à ce que […] nous obtenions le coup de téléphone libérateur enjoignant au préfet de lâcher sa proie. Nos amis lyonnais n'étaient pas demeurés oisifs entre-temps. Quand les cars de police se présentèrent [au home], malgré le coup de téléphone – renié par le préfet –, [ils ne trouvèrent] pas un seul enfant3. » Le « substitut Pomaret » dont parle Joseph Weill n'était autre qu'André Poumarède, le camarade de lycée appelé par Bousquet à son cabinet. Yves Lyon l'avait approché grâce à Georges Hilaire, le secrétaire général à l'administration. À la Libération, André Poumarède eut à justifier de son activité antérieure au 12 novembre 1942, date de sa démission, devant une commission d'épuration – il ne subit d'ailleurs aucune sanction. Voici ce qu'il déclara à propos des enfants de Vénissieux : « Vers la fin août 1942,
j'ai reçu la visite de M. Yves Lyon […] et d'un de ses amis, docteur en médecine. Ils désiraient faire séparer les enfants des parents israélites envoyés par trains entiers de la zone libre à la zone occupée. Immédiatement, je m'employai à faire constituer un convoi de ces enfants cachés à Lyon à destination de la Suisse où ils devaient être en sécurité ; j'obtins l'agrément de M. Bousquet et satisfaction fut accordée à M. Yves Lyon4. » Yves Lyon apporta lui-même son soutien au fonctionnaire (avec lequel il resta par la suite en relations), le 2 septembre 1944 : « Je puis dire que le fait que vous étiez alors […] au cabinet de cette infâme crapule de Bousquet nous a rendu de grands services. […] Vous m'avez aidé, en août 1942, sur la demande de Georges Hilaire, à sauver quatre-vingt-douze petits enfants juifs (fils d'étrangers déportés) qui étaient cachés par l'Amitié chrétienne à Lyon […]. Vous avez réussi […] à obtenir la décision administrative qui nous a permis de les conserver à l'abri. » Robert Vaquier, l'ami commun de Bousquet et de Poumarède, écrivit de son côté : « J'ai eu l'occasion de me rendre à plusieurs reprises à Vichy. […] Il était de notoriété publique que M. Poumarède était le “ terre-neuve ” des Juifs traqués et des membres de la Résistance. […] J'ajoute que M. Bousquet était parfaitement au courant des activités de M. Poumarède et l'a toujours couvert. » Au dossier d'André Poumarède, une autre attestation émane d'un certain Pierre Salmon que le substitut avait aidé à se soustraire aux lois raciales. René Bousquet fut interrogé sur ce que certains ont appelé « la nuit de Vénissieux » : « En aucune occasion je n'ai été saisi autrement [que de loin] de l'affaire dont vous me parlez », répondit-il au juge. « Savez-vous ce que sont devenus les enfants ? – Je n'en sais absolument rien. À aucun moment et sous aucune forme je ne suis intervenu, n'ayant pas de raison de traiter une question qui n'était pas de ma compétence. Cependant, et en faisant toutes les réserves sur l'identité des personnes, je vous signale qu'à une date qui se situe exactement à la veille ou à l'avant-veille de la fermeture par la Suisse de
sa frontière devant l'afflux des Israélites, soit le 14 ou le 15 septembre, j'ai reçu à Vichy, à la demande de l'ambassade suisse, la visite d'un délégué de la Croix-Rouge helvétique qui est venu me demander de prendre des dispositions pour permettre […] le passage d'un convoi de quatre-vingt-quinze enfants israélites accompagnés de quatre personnes majeures […]. J'ai aussitôt signé un sauf-conduit5. » S'il parlait là de l'évacuation relatée par André Poumarède, elle ne l'avait pas spécialement marqué. Il avait signé en homme pressé, comme à son habitude. Rien d'étonnant à cela, il faisait confiance au jeune magistrat : il l'avait lui-même nommé à l'effet d'être agréable aux solliciteurs du clan toulousain ou montalbanais. Les largesses dépassaient le cadre imposé, mais ce n'était pas de nature à le troubler. Quand il se départait de sa dureté professionnelle, Bousquet avait de la générosité. À l'hôtel des Célestins comme naguère dans la Marne, les subordonnés pouvaient faire des exceptions à la règle : il fermait les yeux. Fit-il davantage, comme le soutiendra un autre de ses fidèles, tant en Champagne qu'à l'Intérieur ? Dans son unique déposition de 1945, Pierre Saury dira : « En décembre 1941, M. Bousquet [alors préfet de Champagne] m'envoya à Dijon en vue de préparer l'évasion éventuelle de deux Israélites, les frères Lisca, qui auraient été internés à la prison allemande de cette ville. Transférés dans un autre camp, ils parvinrent d'ailleurs à s'évader. » Alors qu'il était entendu sur les relations qu'il avait pu entretenir avec Bonny et Lafont, les gestapistes français de la rue Lauriston, Bousquet reconnut avoir rencontré le second à deux ou trois reprises et précisa : « Ayant assisté à une intervention que je faisais par téléphone en faveur de deux Israélites, les frères Spira, arrêtés par les Allemands, [il] m'offrit spontanément de les faire libérer ou évader. […] Je ne donnai pas suite à cette conversation6. » On sait que Pierre Saury s'était chargé des contacts avec la rue Lauriston, et Bousquet convint quant à lui : « Lafont a été un agent de renseignements dont je mentirais si, quelles que soient les circonstances, je ne reconnaissais qu'il a rendu certains services7. »
Des coups de main, directs ou indirects, le secrétaire général ne manqua donc pas d'en donner. Des fonctionnaires juifs furent maintenus à leurs postes, tel Maurice Lévy-Balensi8, ingénieur employé au secrétariat d'État aux Communications. D'autres, volontairement éloignés, continuèrent à être payés sur des fonds secrets. Jacqueline Aubinder9, licenciée de l'Intérieur avant l'arrivée de Bousquet, obtint par l'intermédiaire de Poumarède un titre de séjour de complaisance grâce auquel elle put se recaser dans le privé ; Bousquet ordonna en outre qu'on détruisît son dossier de police. La chanteuse Mireille10 n'hésita pas à venir le trouver à Vichy, en septembre 1943, pour plaider un relâchement de la répression du maquis en Corrèze où son mari, Emmanuel Berl, s'était abrité. En août 1942, ce fut vers Bousquet, entre autres, que se tournèrent les amis de Pierre Javet11, collaborateur de l'éditeur René Julliard, arrêté parce qu'il était juif : il fut vite relâché. Yves Cazaux a produit, en annexe à son hagiographie12 de Bousquet, divers fac-similés de documents, certains inédits. Ainsi, à la rubrique qu'il a intitulée « Des Juifs témoignent en faveur de René Bousquet », peut-on lire une note officielle du 13 octobre 1943, confirmant une invitation faite au préfet du Tarn de « libérer immédiatement » du camp d'internement de Saint-Sulpice-la-Pointe M. Israël Allègre, « conformément aux instructions de M. le Secrétaire Général à la Police ». Il y eut probablement d'autres passe-droits, d'autres interventions en faveur d'amis ou de personnes convenablement recommandées. Des Français, pour la plupart. Au mois d'août 1942, lorsque Bousquet évita la déportation à un juif autrichien du nom de Reichenberg, il le fit à la demande du Maréchal, pour satisfaire à une requête du nonce apostolique. À commencer par Laval, l'« homme des sauvetages individuels13 », selon une formule de François Mitterrand, quel fonctionnaire de Vichy n'avait rendu des services ? Les certificats de bonne conduite vinrent ensuite gonfler les dossiers de l'épuration14.
Le Carnet de Raymond-Raoul Lambert relate les démarches tentées jour après jour auprès d'Henry Cado et de ses directeurs de cabinet successifs, Robert Dangelzer, puis, à l'automne 1942, Jean-Paul Martin. Dans son journal, l'économiste Charles Rist raconte lui aussi une visite qu'il dut faire à Paris, rue de Monceau, le samedi 29 août 1942 : « Alerté par une carte angoissée de la pauvre Mme B. [Mme Bamberger, la mère d'un de ses collaborateurs], j'ai demandé un rendez-vous au chef de cabinet du directeur de la Sûreté générale. J'ai été reçu très courtoisement par M. Léger. En apprenant que Mme B. était mère d'un naturalisé ayant combattu pour la France et actuellement prisonnier, il a tout de suite déclaré qu'elle devait être exceptée des mesures prises. “ Seulement, m'at-il dit, vous arrivez un peu tard. Les mesures sont en cours d'exécution. D'autre part, pour des raisons que vous comprenez, je ne puis ni téléphoner, ni télégraphier sur un cas de ce genre, ni même envoyer une note à Vichy, toutes ces notes étant examinées à la ligne de démarcation. Il faut donc attendre la venue à Paris de M. Bourguet [il s'agit bien sûr de Bousquet], c'est-à-dire lundi ou mardi de la semaine prochaine. ” Je lui dis que j'ai été informé seulement depuis deux jours de ce qui se préparait. Il me dit : “ En effet, nous avons tenu tout cela très secret. ” J'insiste pour qu'il agisse aussi énergiquement que possible. Le malheur est que la mère de B. est allemande. Je dis à Léger qu'elle doit avoir près de soixante ans, sinon plus. Il me dit : “ Cela ne suffit pas pour la protéger ”15. » Durant son mandat, Bousquet échappa d'autant moins aux quémandeurs qu'il était un puissant sésame pour accéder à Laval. « Mon beau-père avait le soutien des grands juifs », affirme aujourd'hui René de Chambrun. Dans son vocabulaire d'avant-hier, les « grands juifs » désignent la grande bourgeoisie assimilée. Mais, en regard de la politique générale d'exclusion et de persécution, la multitude de services non négligeables rendus à des « grands » – ou à de moins grands – constitue une maigre, très maigre réparation.
Bousquet s'est prévalu de certaines de ses bienveillances pour justifier des ordres inadmissibles. Le juge lui présenta une note adressée au
commissaire de police de Vichy, le 23 janvier 1943 : « Comme suite au rapport […] concernant l'application de la loi prescrivant l'apposition de la mention “ JUIF ” sur les titres d'identité et d'alimentation délivrés aux Israélites, j'ai l'honneur de vous faire connaître qu'il y a lieu de mettre les étrangers figurant sur ce document en demeure de se soumettre à la loi sous peine d'internement. » La note avait été signée par Jean-Paul Martin, le nouveau directeur du cabinet de Cado issu de la Police du territoire et des étrangers, qui avait remplacé Dangelzer, promu sous-préfet d'Autun. Avançant les dérogations accordées à Jacqueline Aubinder, à Maurice Lévy-Balensi et « même à des Israélites étrangers » pour leur permettre de résider dans l'Allier, département interdit aux juifs, Bousquet riposta : « Lorsque les services de police de Vichy ont signalé que les Israélites étrangers dont nous ne pouvions ignorer l'existence, puisqu'ils avaient un ordre de séjour de la police, se refusaient à se plier à l'application de la loi, j'aurais été dans une position insoutenable si j'avais toléré cette situation16. » Une nouvelle fois, il s'en tira. Mais fallait-il le croire ? Comment se fier aux propos d'un homme capable d'atteindre des sommets dans l'art du mensonge (et, répétons-le, il en avait le droit pour se défendre) ? Comment interpréter encore l'arrêté d'internement administratif à Vals-les-Bains qu'il avait pris, sans le dater, à l'encontre de Benjamin Crémieux, réfugié à Toulouse ? Qu'aurait-il trouvé à dire si le juge lui avait rappelé cet arrêté17 classant parmi les « individus dangereux pour la Défense nationale ou la Sécurité publique » le critique littéraire, traducteur de Pirandello, membre du prestigieux comité de lecture de la NRF, qui avait fait découvrir au public français Italo Svevo et Alberto Moravia18 ? Qu'il avait envisagé cette mesure pour son bien ? Qu'elle visait son activité résistante et non sa judéité, et que, de toute façon, elle n'avait pas été appliquée ? Car ce fut à Marseille qu'on arrêta Crémieux, le 28 avril 194319, avant de le déporter à Buchenwald où il devait mourir en 1944. Bousquet, qui revendiquait devant la Haute Cour de s'en tenir aux faits, lut-il plus tard le journal tenu par Jean Zay à la maison d'arrêt de Riom où les miliciens vinrent le chercher pour l'assassiner, le 20 juin 1944 ? L'ancien ministre radical-socialiste du Front populaire, qui ne s'était pas laissé dévoyer, écrivait, le 29 septembre 1943 : « On me notifie un ordre
de Vichy, signé du secrétaire général de la police Bousquet, qui confirme les nouvelles instructions à mon égard : il précise même que je ne pourrai recevoir de journaux et de livres, toucher ma ration de tabac, que par l'intermédiaire du surveillant-chef. Mes vivres seront “ soigneusement contrôlés ” ; on devra pratiquer dans ma cellule des “ fouilles fréquentes et minutieuses ”20. » L'ex-secrétaire général à la police préférait soulever, par des cas bien choisis, le débat qui ne pouvait que l'avantager : Vichy avait-il le droit de risquer de perdre des Français pour sauver des étrangers ? Sur ce terrain, il était sûr d'ébranler la justice de son pays, de lui imposer silence et de noyer son propre rôle. Le 29 septembre 1948, il cita au juge deux exemples « pris au hasard » : « En octobre 1943, à la veille de mon départ, les Allemands donnèrent l'ordre à la gendarmerie française de procéder à l'arrestation de tous les Juifs dans le département de l'Orne. Quand je fus informé, cet ordre avait déjà été exécuté. Je protestai immédiatement auprès du général Oberg et j'annonçai que je me rendais sur place pour faire procéder à la libération de tous les Juifs injustement arrêtés. Au cours de mon voyage, je fus informé que ma protestation avait été accueillie et que tous les Juifs étaient libérés. » Le 29 octobre 1943, effectivement, des juifs français arrêtés quelques jours plus tôt dans l'Orne par les forces de l'ordre françaises – alors que, dans l'Eure, le préfet n'avait obéi aux injonctions allemandes « que » pour les juifs étrangers – furent relâchés21. Ceci compensait-il cela ? D'ailleurs, de nombreuses arrestations de juifs français par la police française s'étaient déjà produites – désapprouvées par Bousquet, mais trop tard. Le second exemple qu'il donna dans la foulée est plus difficile à élucider : « À la même date, le préfet de police de Paris reçut l'ordre de procéder à l'arrestation de Juifs étrangers. Seule la police française devait intervenir. Je lui demandai de refuser en déclarant que je prenais la responsabilité de ce refus et en invoquant la solidarité administrative qui, en ouvrant la porte à un précédent, risquait de désorganiser la résistance que les services français menaient sous mon impulsion. Le préfet de
police maintint son refus jusqu'au moment où il reçut du gouvernement français un ordre impératif. » Si c'était vrai, il était bien tard, là encore. Bousquet n'avait pas eu cette indignation au moment du Vél' d'Hiv', ni les 10, 11 et 12 février 1943, lorsque son ami Bussière, le préfet de police, avait fait rafler à Paris et en banlieue 1 569 juifs étrangers, en majorité des vieillards, des malades hospitalisés et des enfants, notamment des orphelins recueillis par l'UGIF, qui furent conduits au lugubre camp de Drancy. Il fallut que cette rafle revînt aux oreilles du Maréchal pour que le chef de la police se décidât à demander des éclaircissements à Bussière. JeanPaul Martin écrivit à Jean Leguay le 9 mars 1943 : « Je vous serais obligé de bien vouloir faire procéder à une enquête sur les faits signalés. » L'inspection générale des services fut saisie et ses conclusions parvinrent à Martin un mois plus tard, accompagnées d'un mot du cabinet de Bussière : « Mes services, qui n'ont agi que sur ordre formel [des autorités allemandes], se sont efforcés d'éviter toute rigueur inutile et d'atténuer dans toute la mesure du possible les conséquences les plus pénibles des opérations qui leur étaient prescrites. » Sur les efforts humanitaires de la PP, le rapport de l'IGS est éloquent. Soupçonné d'avoir arrêté dans le XXe arrondissement un couple d'octogénaires presque aveugles, les Wastbrat, un agent auxiliaire explique à la police des polices : « Ni l'un ni l'autre n'était aveugle […]. En descendant les escaliers, le nommé Wastbrat ayant allumé une cigarette qui est tombée, il s'est baissé et l'a ramassée, ce qui prouvait bien qu'il voyait clair. » Mme Wastbrat meurt quinze jours plus tard à Drancy. Dans le même quartier, une Polonaise de soixante-dix-neuf ans a été embarquée à demi nue par des gardiens de la paix. Le rapporteur de l'IGS note, après avoir entendu ceux-ci : « Impotente partielle (pieds déformés), cette étrangère refusa tout d'abord de suivre les gardiens, puis elle mit la plus mauvaise volonté à se vêtir. Ce sont les agents et la concierge qui l'habillèrent alors qu'habituellement elle s'habillait toute seule, sauf en ce qui concerne ses chaussures qu'elle ne pouvait lacer. »
Après l'énumération de nombre d'autres cas, suicides, malaises, décès, etc., le document se termine par ce commentaire : « Au cours de ces diverses arrestations opérées soit à domicile, soit dans des établissements hospitaliers, gradés, inspecteurs et gardiens de la paix, conscients du devoir pénible auquel ils étaient astreints, agirent non seulement avec tact et correction, mais encore avec humanité. […] Quant aux enfants, ils n'ont jamais été séparés de leurs parents, dont ils suivirent le sort. » Dans les premiers jours de juillet 1943, le camp de Drancy, au nord de Paris, passa entièrement sous le contrôle d'un ancien secrétaire personnel d'Eichmann, le SS Aloïs Brunner22. Une brute. Les plaintes ne tardèrent pas à affluer à l'hôtel du Parc et aux Célestins. Le 20 juillet, Bousquet dicta une vigoureuse note à l'intention de Knochen. Il avait retrouvé sa voix d'avant le 16 juin 1942 pour vitupérer l'internement et la déportation d'« Israélites d'origine française et d'étrangers vivant en France depuis de longues années et ayant toujours respecté les lois de notre pays ». Citant des scènes de torture – sans toutefois prononcer le mot – rapportées par des informateurs, il réclamait une « enquête impartiale et sévère » sur Drancy. Avant de conclure : « Le gouvernement français espère encore que les renseignements qui ont été fournis au ministère de l'Intérieur ne traduisent pas la réalité, bien qu'il ait toutes les raisons de les croire sincères et exacts. » La réponse de Knochen parvint à Bousquet, via Leguay, le 14 août : « Je vous informe que M. de Brinon, ambassadeur, a été avisé officiellement que l'occasion vous serait donnée de visiter le camp de Drancy. » Le rendez-vous était fixé le 18 août au matin : « Vous aurez le droit de questionner en toute liberté les internés au sujet des mauvais traitements qui, paraît-il, leur auraient été infligés. » Bousquet et Leguay se concertèrent par téléphone. Puis Leguay rédigea un mot qu'il fit porter avenue Foch, dûment traduit, sous pli « très urgent » : « Le secrétaire général à la police me prie de vous remercier de votre offre d'effectuer librement la visite du camp de Drancy en compagnie de M. le capitaine Brunner. Il me demande de vous faire connaître qu'il considère que votre réponse constitue une mise au point
des échos qui avaient été rapportés à M. le Maréchal Pétain et dont j'avais été, auprès de M. le commandant Hagen, l'interprète. Il me charge de vous faire savoir que, dans ces conditions, il tient à décliner votre proposition de visite, se refusant à paraître mettre en doute, par une vérification sur place, les indications que vous voulez bien lui donner. » Ponce Pilate… Bousquet conta cet épisode au juge d'instruction en ayant soin de s'appesantir sur sa démarche auprès de Knochen plutôt que sur son attitude ultérieure. Voici comment il justifia celle-ci, à première vue incompréhensible : « J'avais appris […] entre-temps que les services de la propagande allemande avaient été alertés et devaient me demander, à ma sortie du camp, de faire une déclaration officielle pour démentir les affirmations qui étaient portées sur la situation des Israélites au camp de Drancy. Je ne pouvais laisser en ma personne compromettre l'administration française sous l'Occupation dans un problème aussi grave que celui-là23. » Au pire, il avait commis une lâcheté ; au mieux, c'était un aveu d'échec. En tout cas, les sévices infligés aux internés de Drancy, et qu'il ne semblait nullement mettre en doute, auraient dû le rendre un peu plus sceptique sur la destination finale des déportés. Il est vrai qu'à l'été 1943, la plus grande part du mal était faite. L'élément à décharge le plus concret figurant dans le dossier de Bousquet est constitué par une autre note adressée à Knochen, le 26 novembre 1943, ayant trait à la consultation par la police allemande, en zone Sud, des listes de juifs français établies par les préfectures. C'est une fin de non-recevoir catégorique opposée par le secrétaire général : « Pour les services de police et l'administration française, le fait d'être Israélite ne constitue une présomption de responsabilité ni en matière politique, ni en matière de droit commun. Il ne peut même comporter une aggravation de cette responsabilité dans la mesure où un Juif est poursuivi pour un crime ou un délit puni par notre législation pénale. » Bousquet se servit abondamment de cette pièce pour prouver sa sollicitude à l'égard des juifs français. Mais, à l'époque où il l'avait
signée, tout était déjà joué, et elle illustrait simplement la vanité de l'exécrable marchandage antérieur, juifs français contre juifs étrangers. On peut penser que ce refus tardif fut dicté, chez Bousquet, par un désir de se racheter ou par la conscience qu'à ce moment, il n'avait plus rien à perdre. La peur du gendarme entra peut-être aussi en ligne de compte dans ce ressaisissement, la situation internationale y incitant : il était plus facile de faire les gros yeux aux occupants après les défaites d'El-Alamein, de Stalingrad, et la capitulation de l'Afrikakorps en Tunisie. À cause de considérations de ce genre, Laval lui-même venait de faire volte-face et de repousser le projet – auquel Bousquet fut mêlé dans des circonstances assez peu claires – de dénaturalisation des juifs français24. Un assagissement bien opportuniste.
Dans les minutes du procès de Haute Cour, on s'aperçoit que, le 22 juin 1949, devant un jury apathique, Bousquet eut beau jeu de faire un exposé flatteur de son rôle dans la question juive. Quand il eut fini, alors que personne ne cherchait à en savoir plus et que l'audience allait être levée, son avocat se dressa sur son banc : « Voulez-vous me permettre simplement une lecture de trois lignes pour terminer cet exposé ? » Et il révéla la note du 26 novembre 1943, glissant à la suite cette appréciation : « Un acte de courage qui n'était pas très habituel à cette époque – je puis en apporter le témoignage personnel car, ici même, dans ce Palais, tout le monde ne pensait pas comme M. Bousquet ! » L'absolution ne suffisait pas à l'inculpé. Il voulait des félicitations… On en revient à se demander si, finalement, Bousquet n'avait pas cru à sa propre version des faits. Si, de la propension méridionale qu'il avait toujours eue à broder, il n'avait pas glissé insensiblement dans la mythomanie. C'est la même impression que l'on ressent à écouter son camarade anonyme, ce M. X qui le suivit depuis les années 1930 et participa d'assez près à l'action antijuive de Vichy. La même inconscience se dégage de ses propos lorsqu'on lui demande ce qu'il pense aujourd'hui, avec le recul du temps, de cette action, et qu'il répond, après un silence
étonné : « Ce n'était pas nous. C'étaient les Allemands. Personnellement, j'ai sauvé vingt ou vingt-cinq Israélites à cette époque. Vous me croirez si vous voulez, mais pas un n'est venu ensuite me remercier. » Les historiens ont dressé le bilan des persécutions antisémites en France sous l'Occupation : sur quelque 75 500 personnes déportées (dont 24 000 Français, parmi lesquels 7 000 enfants nés en France de parents étrangers), seules 2 500 survécurent. En proportion, le taux de mortalité des juifs hollandais ou belges fut beaucoup plus élevé, puisque les trois quarts des juifs vivant en France échappèrent au massacre, et tout particulièrement les juifs français, pour des raisons qui demeurent controversées. « En chiffres absolus, toutefois, le nombre de victimes françaises reste l'un des plus hauts, écrit Henry Rousso. La politique menée par le gouvernement de Vichy a constitué un facteur aggravant : plus des quatre cinquièmes des Juifs déportés ont été arrêtés par des uniformes français25. » D'où la question de Michael Marrus et Robert Paxton, demeurée éternellement sans réponse : « Combien de morts y aurait-il eu en moins si les nazis avaient été contraints d'identifier, d'arrêter et de transporter eux-mêmes, sans aucune assistance française, chacun des Juifs de France qu'ils voulaient assassiner ? » 1 Le récit qui va suivre permet de penser qu'une homonymie n'est guère probable. 2 Entretien avec l'auteur, 25 juin 2001. 3 Joseph Weill, Contribution à l'histoire des camps d'internement dans l'anti-France, CDJC, 1946. 4 Cet extrait du dossier d'épuration d'André Poumarède a été aimablement communiqué à l'auteur par son fils Jacques Poumarède, de même que les témoignages suivants, inédits. 5 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 1er août 1947. 6 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 3 mai 1948. 7 Ibid. 8 Procès-verbal d'audition, 21 mars 1946. 9 Déposition du 26 avril 1945. 10 Cf. Bernard Lecornu, Un préfet sous l'occupation allemande, France-Empire, 1984. 11 Cf. Jean-Claude Lamy, René Julliard, Julliard, 1992. 12 René Bousquet face à l'Acharnement, op. cit.
13 Entretien avec l'auteur, 30 juin 1994. 14 Dans cet ordre d'idées, Marc Olivier Baruch (Servir l'État français, op. cit.) cite Raul Hilberg – en prenant soin de souligner que« ce qu'il écrit, parlant des fonctionnaires allemands impliqués dans la réalisation du génocide, […] peut être décalqué, en faisant évidemment toute la différence qui s'impose entre l'extermination et l'exclusion, à leurs homologues français chargés d'appliquer, entre 1940 et 1944, la législation antisémite de Vichy. »Hilberg écrit :« Le bureaucrate allemand établissait une distinction très nette entre son devoir et ses sentiments personnels. Il certifiait qu'il ne “ haïssait ” pas les Juifs, il allait même parfois jusqu'à s'écarter du droit chemin pour accomplir quelque “ bonne action ” au bénéfice de ses relations ou amis juifs. […] Ces “ bonnes actions ”, bien que négligeables comparées aux mécanismes de destruction que ces individus mettaient en place au même moment, jouaient un rôle psychologique considérable. Elles séparaient le “ devoir ” des sentiments personnels. Elle préservaient un sentiment d'“ honnêteté ”. Celui qui détruisait les Juifs n'était pas “ antisémite ”. »La Destruction des Juifs d'Europe, Fayard, 1988. Réédition Gallimard, coll. Folio Histoire, 1991. 15 Charles Rist, Une saison gâtée. Journal de la guerre et de l'Occupation, 1939-1945, établi, présenté et annoté par Jean-Noël Jeanneney, Fayard, 1983. 16 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 22 juillet 1947. 17 À la connaissance de l'auteur, le seul commentaire au sujet de cet arrêté figure dans un rapport de police du 24 août 1945 (dossier d'instruction de la Haute Cour) accompagnant sa découverte, et où il est écrit :« M. Crémieux, qui avait tenu des propos contre le gouvernement et en faveur de la Résistance, avait été l'objet d'une mesure d'internement sur ordre du chef du gouvernement. » 18 Cf. Pierre Assouline, Gaston Gallimard, Balland, 1984. 19 Cf. Jean Paulhan, Choix de lettres, II, 1937-1945, Gallimard, 1992. 20 Souvenirs et solitude, op. cit. 21 Cf. Serge Klarsfeld, Le Calendrier de la persécution des Juifs en France, 1940-1944, FFDJF, 1993. 22 Repéré en Syrie par Serge Klarsfeld en 1982, il a fait l'objet de demandes d'extradition de la part de l'Allemagne, de l'Autriche et de la France, sans succès. Le 2 mars 2001, il a été condamné par contumace pour crimes contre l'humanité, par la cour d'assises de Paris, à la réclusion criminelle à perpétuité. 23 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 1er octobre 1948. 24 Ils furent néanmoins plusieurs milliers à être privés de la citoyenneté française par une loi du 22 juillet 1940 qui avait institué une commission de révision de toutes les naturalisations intervenues depuis 1927. 25 Henry Rousso, Les Années noires, Gallimard, coll. Découvertes, 1992.
19 La chasse aux « pianistes » Le principal chef d'accusation retenu contre René Bousquet à la Libération ne fut pas la question juive, mais une affaire assez peu glorieuse mêlant collaboration et services spéciaux, la « mission Desloges », aujourd'hui tombée dans l'oubli. Pour rester au chapitre des statistiques, si détestables soient-elles, un quart des débats du procès Bousquet fut consacré à cette histoire, soit quatre fois plus que le temps passé à examiner les persécutions antisémites. Le procureur général avait annoncé la couleur : « Le seul fait sur lequel j'insisterai… » Auparavant, le juge d'instruction avait fait preuve d'une opiniâtreté inaccoutumée, interrogeant dix fois Bousquet sur le sujet, revenant à la charge tant et plus. Des commissions rogatoires avaient été lancées tous azimuts, des dizaines de témoins entendus, des confrontations organisées. Les Renseignements généraux avaient rendu des rapports pointilleux, appelant à la rescousse DST et SDECE. Oskar Reile, l'ex-numéro deux de l'Abwehr en France, fut débusqué dans un camp de prisonniers en Angleterre ; de même l'ambassadeur Rahn, consigné dans la zone d'occupation américaine en Allemagne. Bousquet, de son côté, avait élaboré un volumineux mémoire présenté comme un « exposé objectif des faits ». Durant l'audience, les deux seuls témoins de l'accusation cités à la barre, dont le colonel Paillole, le furent pour évoquer la fameuse mission. Bon pied bon œil, Paul Paillole, qui frôle aujourd'hui1 allégrement les quatre-vingt-dix ans, n'a rien perdu de sa verve ni de sa stature d'antan, quand il était une sorte de condottiere du contre-espionnage (CE)2. Officier de carrière entré dans les services spéciaux en 1935, il a été parmi les premiers à s'atteler au combat contre les espions de Hitler, les
traîtres de la « cinquième colonne ». Après la défaite de 1940, il organise le CE clandestin3 sous couvert d'une entreprise de « Travaux ruraux » (TR)4, tandis qu'on le charge officiellement du Service de sécurité militaire (SSM) à Vichy. Sympathisant du général Giraud – rival de De Gaulle –, il rejoint Alger après l'invasion de la zone libre par la Wehrmacht. Pour unifier services traditionnels et BCRA (Bureau central de renseignements et d'action) de Londres, dirigé par le colonel Passy, on crée, sous les ordres du gaulliste Jacques Soustelle, la DGSS, Direction générale des services spéciaux, ancêtre de la DGER (Direction générale des études et recherches), puis du SDECE et de l'actuelle DGSE. Paillole accepte de s'y fondre en qualité de chef du contre-espionnage. Mais il donne sa démission en novembre 1944, lorsque de Gaulle décide d'une mesure qu'il juge absurde : la scission du CE en deux, le SSM passant sous l'autorité militaire et les TR demeurant à la DGER. Le maître de la manipulation bifurque alors vers l'exportation d'armes avec un autre résistant, le prince André Poniatowski5. Il créera en 1953 l'influente Amicale des services spéciaux de la Défense nationale. Désormais retiré dans une somptueuse propriété d'Île-de-France en bordure d'un parc où paissent des moutons, il tient à rappeler le contexte de l'affaire qui lui valut de témoigner contre l'ex-secrétaire général à la police : « À son retour au pouvoir, Laval nomme ministre de la Guerre le général Bridoux, qui avait été mon instructeur d'équitation à Saint-Cyr : une réputation de brutalité, d'autorité, avec cette grossièreté de bon aloi qui est l'apanage des cavaliers. Écarté, réduit au commandement en chef des forces armées, l'amiral Darlan manifeste un ressentiment profond et tente de contrer Laval à chaque instant. Le général Revers6, chef d'étatmajor, exploite cette situation : nous qui étions dans le collimateur de Laval, Darlan nous ménage. En même temps, il veut continuer à s'attirer les bonnes grâces de l'occupant. Au 2e Bureau de la Marine, il existe une cellule de renseignements dirigée par l'amiral Dupré, dont l'ambition est de s'associer aux services allemands contre l'Angleterre. À la demande de l'amiral Canaris [grand patron de l'Abwehr à Berlin], de son délégué en France, le colonel Rudolph, et de l'adjoint de celui-ci, le colonel Reile, Darlan dépêche Dupré pour une concertation à l'hôtel Lutétia, siège de l'Abwehr à Paris. Mis au courant, Bridoux exige d'y être aussi représenté
et désigne son plus proche collaborateur, le général Delmotte. Quel est l'objet de ces conversations auxquelles participe l'amiral Canaris ? Les Allemands savent que des agents britanniques et la plupart des chefs d'organisations en liaison avec Londres se trouvent en zone libre, et que des postes émetteurs y fonctionnent clandestinement ; ils en ont localisé certains, veulent repérer les autres et les mettre tous hors d'état de nuire. Voilà l'origine de la mission Desloges. J'ajoute qu'en août 1942, après ce qui venait d'arriver à Dieppe [le raid anglo-canadien manqué], les hommes de l'entourage de Laval, comme René Bousquet, ne croyaient pas en la victoire des Alliés. »
Assailli par ses accusateurs, Bousquet demeura imperturbable. Sa défense, pour une fois, ne varia pas d'un pouce : il avait été mis devant le fait accompli. Au mois de juillet 1942, Darlan lui avait parlé d'un projet selon lequel le ministère de l'Intérieur allait devoir établir des cartes d'identité françaises à des Allemands et détacher auprès d'eux des fonctionnaires en vue d'une mission en zone libre ; il s'agissait de détecter des émetteurs radio. Bousquet comprit qu'une négociation qui le dépassait était en cours. L'enjeu semblait être l'augmentation des effectifs de l'armée d'armistice. Il fit une réponse évasive en s'abritant derrière son ministre. Consulté, Laval dit tout ignorer du projet. En réalité, la discussion engagée entre autorités militaires avait été portée parallèlement sur le terrain gouvernemental : Laval, toujours soucieux de complaire à Abetz, avait donné un accord de principe. Quelques jours plus tard, le général Delmotte annonça à Bousquet qu'il avait affecté un officier de liaison à la mission allemande, le capitaine Desloges. Les choses se précisaient. Bousquet suggéra d'adresser l'officier à Henry Cado. Le capitaine Pierre Desloges était né avec la poisse. Orphelin, il s'était engagé dans l'infanterie à dix-huit ans, en 1923, après des études ratées.
On l'avait alors envoyé occuper la Ruhr pendant deux ans. Il n'avait pas appris l'allemand. Sous-lieutenant en 1930, il s'était orienté vers les transmissions, puis avait été instructeur à l'école de Versailles. Il s'était battu dans les Ardennes en 1939 et, depuis l'armistice, il poireautait dans un régiment en Indre-et-Loire. Le général Delmotte avait songé à lui en cette fin d'été 1942 à cause de son passé dans les transmissions. Desloges était loin de se douter qu'il laisserait son nom à une mission qu'il n'avait ni souhaitée, ni bien comprise. Ce fut Cado qui baptisa l'opération « mission Desloges », pour bien marquer ses distances vis-à-vis d'une entreprise qui n'était pas de son fait. Après l'entrevue Cado-Desloges, Bousquet eut l'occasion de se plaindre à Laval : on demandait à ses services de fournir des papiers de complaisance à un commando allemand de plus de deux cents hommes ; d'accréditer un militaire qui sommerait les préfets d'assurer tout un appui logistique : réquisitions de logements, etc. C'était inadmissible. Laval répliqua : « C'est le ministère de la Guerre. Ne m'embêtez plus avec cette histoire ! » Du côté allemand, la mission reçut le nom de code « Donar », dieu de la foudre et « patron » de la radio. Une idée de Boemelburg, locomotive de l'affaire. Car les experts de l'Abwehr, bien entraînés à la chasse aux opérateurs clandestins – comme ils venaient de le montrer en liquidant les « pianistes » de « l'Orchestre rouge7 » à Berlin, Bruxelles et Amsterdam –, travaillaient avec la Gestapo. La mission Donar était composée non seulement d'éléments de l'Abwehr et de la Funkabwehr, sa filiale d'écoute et de repérage radio, mais aussi du SD et de l'Orpo. Arriva le mois de septembre. Cado et les siens remplirent de vraiesfausses cartes d'identité – les Allemands avaient tout de même fourni les photos –, des laissez-passer, des permis de conduire, de port d'arme, des cartes grises au nom… du ministère de l'Intérieur. Celles-ci, réclamées aux préfectures des départements correspondant aux immatriculations souhaitées (la demande invoquait des « raisons spéciales de police »), furent délivrées aux frais de l'administration centrale. On rédigea des liasses d'ordres de mission : « Les occupants de la voiture no … sont
dispensés de justifier leur identité. Ils ne devront être en aucun cas l'objet d'une fouille ou d'un interrogatoire. Les autorités civiles et militaires sont priées de leur prêter assistance en cas de besoin. Le véhicule ne doit pas être fouillé. » La panoplie du parfait espion assuré tous risques ! Face à ses juges, Bousquet fut « au regret de n'avoir gardé aucun souvenir » de ces détails. Il se rappela en revanche que certaines indications aberrantes avaient été volontairement portées sur les documents d'identité afin d'éveiller l'attention de policiers susceptibles de contrôler les envoyés spéciaux et d'ébruiter leur présence. Avec les ordres de mission, le risque était mince, mais enfin… Sa démonstration ne fut guère probante. Les enquêteurs ne relevèrent que de rares erreurs sur les listes conservées dans les archives8 de Vichy – quelques lieux de naissance situés dans des départements inadéquats, et, à la rubrique « signalement », une injonction inhabituelle : « voir photo ». Appelé à déposer9, Robert Dangelzer s'accrocha pourtant à cette version de mentions délibérément « fantaisistes » et cita sans sourciller l'exemple de Saint-Étienne… « dans la Loire ». Aux Célestins, les bonnes intentions prenaient parfois un tour cocasse. Pour choisir les accompagnateurs de la mission Donar-Desloges qui devait se déployer à Lyon, Marseille, Montpellier et Pau, Cado passa la main à l'inspecteur général de la Surveillance du territoire10. Seize policiers français – on eut soin de cacher que c'étaient des spécialistes de la radio en relation avec le 2e Bureau – furent répartis dans les quatre groupes de la mission. Officiellement, ils étaient là pour éviter les fuites et les frictions avec les autorités locales. Des garanties avaient été données : la détection des émetteurs clandestins revenait aux Allemands, les perquisitions, arrestations éventuelles et actes de procédure consécutifs – immédiatement transmis à Vichy – resteraient du ressort français, avec l'aide des brigades de Surveillance du territoire ou d'autres services sur place. Un seul Allemand aurait le droit d'assister à ces différentes étapes de l'action, sans jamais intervenir directement. Le
sacro-saint principe de Bousquet – « pas d'opérations mixtes » – était presque sauf. Le 21 septembre, le capitaine Desloges se rendit à Moulins, sur la ligne de démarcation, pour accueillir les « policiers-touristes du SD » décrits par Jacques Delarue11 : trente voitures dont trois fourgons gonio. Il guida la caravane jusqu'au casino de Charbonnières-les-Bains où Boemelburg fit d'emblée un scandale à cause de l'inconfort. Dans les hôtels réquisitionnés alentour, le personnel avait déserté, les lits n'étaient pas faits. « Ici, on se fout de nous ! » s'écria le capitaine Geissler, représentant de la Gestapo à Vichy, qui avait tenu à être du voyage. Pour une arrivée discrète, ce fut une arrivée discrète : Desloges emmena dîner au restaurant une douzaine d'officiers dont, à part Boemelburg et Geissler, pas un ne parlait français ; les soixante-quinze autres, sous-officiers et soldats en majorité, furent dirigés sur un autre établissement. Le 25 septembre, un rapport anonyme frappé du cachet « très secret » conta cette soirée : « L'arrivée du convoi à Charbonnières a produit une mauvaise impression sur la population qui croyait à un stage des élèves d'une école de police. Le soir, d'ailleurs, une partie de la population était aux fenêtres, écoutant “ brailler ” M. Boemelburg qui, en pleine rue et dans sa langue maternelle, donnait des ordres à ses subordonnés. Il ne fait actuellement aucun doute sur (sic) la nationalité des membres du groupe, et seule leur mission semble encore ignorée. » Le malheureux Desloges ne fut pas le seul à être débordé. Les policiers de la Surveillance du territoire, le plus souvent tenus à l'écart des voitures gonio, ne mirent guère à profit leurs compétences, et au lieu de s'acquitter seuls de la partie répressive, ils jouèrent bientôt les utilités : les Allemands ne résistèrent pas à faire eux-mêmes le coup de poing chez les « pianistes ». Peu avant que ne débute la mission, Paul Paillole, alors commandant, avait été averti par ses hommes. Il avait tenté en vain de faire renoncer Delmotte au plan concerté. Une maigre promesse lui avait été concédée : on demanderait à Bousquet de lui fournir des moyens équivalents à ceux
procurés aux Allemands, afin de neutraliser leurs effets. Paillole n'entendit plus jamais parler de cette promesse. Il est difficile de comprendre ce que les moyens en question auraient pu lui apporter : n'était-il pas lui-même équipé pour fabriquer tous les faux papiers désirés ? Son témoignage au procès Bousquet apporte un embryon de réponse : il croyait que les Allemands avaient été nantis de fausses cartes de police, documents toujours précieux. Le commandant dut se contenter d'alerter autant que possible ses contacts. Il estimait à une trentaine le nombre de liaisons clandestines existant entre la zone non occupée et l'Angleterre, la quantité d'appareils étant obligatoirement plus élevée. L'expédition allemande fit des dégâts notables : dix ou onze postes détruits et une trentaine de personnes appréhendées. Sept d'entre elles, étrangères – dont deux officiers anglais –, furent livrées aux Allemands et déportées, malgré l'engagement préalable qu'aucun prévenu ne serait transféré en zone occupée. Les autres opérateurs furent emprisonnés, principalement à Castres. Les arrestations les plus nombreuses et les plus graves eurent lieu à Lyon, capitale de la Résistance. À Marseille, le réseau « Alliance12 » faillit être décapité : sous un de ses innombrables pseudonymes, MarieMadeleine Fourcade fut interpellée en même temps que le commandant Faye et cinq des leurs. Au terme d'une garde à vue rocambolesque dans les bureaux marseillais de la Surveillance du territoire, la célèbre MarieMadeleine réussit à s'enfuir pour Londres, entraînant avec elle trois policiers ! Le groupe de Montpellier fit chou blanc sur toute la ligne tandis que celui de Pau étendit avec un certain succès ses recherches jusqu'aux environs de Vichy. Mais, compte tenu de l'ampleur du déploiement allemand, c'étaient là de maigres résultats. Vue sous cet angle, la mission apparaît comme un échec : une bruyante cohorte fait une descente en zone libre, pourtant déjà truffée d'agents allemands moins désinvoltes ; munie de tous les papiers imaginables – alors qu'un ordre de mission la met à l'abri de tout contrôle –, œuvrant dans des conditions de sécurité absolue, elle est tout juste capable d'arrêter trente personnes ! Les motifs mêmes de toute cette entreprise semblent soudain obscurs. Grâce à la convention d'armistice, il aurait été si facile aux autorités allemandes de mettre le gouvernement de
Vichy en demeure de faire cesser les émissions clandestines. On serait tenté de se rallier à cette réflexion narquoise de Laval à propos de l'octroi des fausses identités : « J'ai l'impression que ce qui les intéresse surtout, ce sont les cartes de tabac et de ravitaillement. » Des professionnels de la guerre secrète ? Hum ! La réalité de la mission Donar-Desloges fut moins risible. Il s'agissait, en prévision de l'opération « Attila » (l'invasion de la zone Sud envisagée de longue date), d'un calcul à tiroirs : limiter les sources de renseignements des Anglais en annihilant rapidement, quitte à n'être pas discrets, les postes clandestins, mais aussi établir une tête de pont policière. Puisque les Français étaient d'accord pour s'y prêter, les occupants auraient eu tort de se gêner. Dès qu'ils eurent franchi la ligne de démarcation, une fraction d'entre eux disparut dans la nature. Certains filèrent à la frontière suisse, d'autres passèrent la Côte d'Azur au peigne fin et menèrent de petites enquêtes d'opinion : quel était l'état d'esprit de la population vis-à-vis des juifs, des communistes ? D'autres encore prirent langue avec des militants collaborationnistes, recrutèrent de bonnes âmes. Le chef du service radio de la Surveillance du territoire dit même qu'à son avis, certaines détections avaient été moins techniques que « gonio-concierges ». L'invasion de la zone Sud ne signa la fin de « Donar » qu'en apparence. Ses anges gardiens français furent renvoyés dans le courant du mois de décembre 1942 et nombre des « missionnaires » allemands se fondirent alors dans le paysage. Ce fut l'ère du Funkspiel, autrement dit de l'« intox radio » : après s'être emparé d'un émetteur assez vite pour que l'opérateur ne pût lancer un message à sa centrale, le jeu consistait soit à « retourner » celui-ci, soit à se substituer à lui. Des parachutages d'armes furent ainsi interceptés, des réseaux de Résistance démantelés, des hommes et des femmes envoyés au poteau d'exécution ou en déportation. Le Funkspiel constitua un des prolongements terriblement dévastateurs de la mission Donar. Imaginée par les responsables du renseignement militaire, puis récupérée par la Sipo-SD, elle avait contribué à parachever l'implantation de celle-ci en zone Sud.
La Haute Cour centra son accusation sur cet épisode pour plusieurs raisons. La première était la coïncidence dans le temps avec les accords Oberg-Bousquet. Ce dernier n'avait-il pas été tenté de faire une fleur à son interlocuteur ? Bousquet, Oberg, Knochen et quelques autres s'étaient bien réunis au cours de cette période où ils ne manquaient pas de sujets de conversation, mais rien ne permit de prouver que, sur ce point précis, le secrétaire général était allé au-devant des exigences des SS. Il se battit bec et ongles avec les juges : sa participation, indéniable, avait découlé d'une décision avant tout militaire, qui ne lui avait point appartenu. On voulait « créer une atmosphère » contre lui, il s'était vu obligé, devant cette « injustice permanente » – il avait l'habitude : les Allemands l'avaient toujours chargé de « tous les péchés d'Israël » –, de « mettre les points sur les “ i ” ». Le 12 juin 1942, il avait fait signer à Cado une circulaire secrète aux préfets de zone non occupée : les permis de conduire délivrés au personnel allemand des commissions d'armistice porteraient dorénavant une mention spéciale à l'encre rouge, pour éviter toute confusion. Trois mois plus tard, le même homme aurait-il pu pistonner de bon cœur des espions et des policiers nazis ? Son ami Dangelzer raconta à l'instruction qu'un jour, un gendarme, ayant arrêté un des membres de la mission et jugé son identité suspecte, avait téléphoné au ministère pour demander des instructions. Bousquet s'était exclamé : « Ils commencent à m'empoisonner, avec cette histoire ! Ils ne m'ont pas demandé mon avis pour s'embarquer sur cette galère. Qu'ils se débrouillent ! » D'autres incidents de ce genre s'étaient produits. Un fonctionnaire de la Production industrielle, par exemple, écrivit en décembre 1942 au cabinet de Cado qu'un de ses ingénieurs des Ponts et Chaussées des Basses-Alpes avait découvert, à l'occasion d'un contrôle de circulation, des conducteurs porteurs d'un bien curieux ordre de mission. Pouvait-on lui expliquer de quoi il retournait ? Embarrassé, Jean-Paul Martin décrocha son téléphone, puis rendit compte : « J'ai indiqué verbalement qu'il ne m'était pas possible de répondre par écrit à la lettre ci-jointe, mais que
l'autorisation dont avaient excipé les occupants du véhicule considéré était parfaitement régulière. » La justice avait d'autres griefs que la délivrance de vrais-faux documents par l'Intérieur ou la désignation de policiers français pour accompagner les Allemands. Les copies des actes de procédure consécutifs aux arrestations de la « mission Desloges » avaient finalement été communiquées à la Gestapo. De plus, l'hôtel des Célestins avait servi de boîte aux lettres aux hommes de Boemelburg : quelque deux cents télégrammes allemands chiffrés étaient passés par le canal radiotélégraphique reliant les préfectures au ministère ; Bousquet s'était ensuite chargé de les remettre à Geissler. Bousquet démontra que la communication des procédures avait été inévitable : les Allemands voulaient connaître les suites données à leurs interventions – il ne leur avait toutefois livré que des dossiers édulcorés. S'il avait dû se transformer en facteur entre les agents de « Donar » et la Gestapo de Vichy, ç'avait été sur l'insistance de Laval. Il avait d'ailleurs « conçu l'espoir de pouvoir obtenir la traduction de ces télégrammes », pesé le pour et le contre, puis s'était ravisé : « J'ai appris, d'une part, que la police allemande utilisait plusieurs chiffres, et je me suis rendu compte, d'autre part, que les dangers auxquels m'exposait une telle opération étaient très supérieurs aux avantages que je pouvais en retirer13. » Réaction frileuse, typique du vieux fonds « rad-soc » qui le poussait en tout à arrondir les angles plutôt qu'à prendre parti. Au même moment, il s'était demandé s'il ne devait pas démissionner. Il développa devant les jurés les doutes qui l'avaient traversé : « Je me suis posé longuement, patiemment et attentivement la question. Nous nous la sommes posée à plusieurs ; nous avons pensé que démissionner chaque fois que le gouvernement prenait une initiative qui pouvait nous choquer, cela pouvait nous entraîner très loin. Nous ne pensions pas, à ce moment-là, que nous puissions être tenus pour responsables de négociations qui s'étaient passées en dehors de nous. » Comme naguère dans la Marne, sa
conclusion avait été qu'il ne devait pas abandonner son poste : « J'aurais été un lâche. » Il continua sa péroraison sur le thème, cher entre tous, de la procrastination. Une « coopération » avec les vainqueurs avait permis de temporiser, laissé espérer des garanties. À chaque élément défavorable qu'on lui présentait, il trouvait à opposer des avantages. Lorsqu'on lui rappela les dommages causés par la « mission Desloges », les arrestations, la livraison des sept étrangers, il les déplora, mais il tira des arguments de certaines évasions ultérieures – les membres du réseau « Alliance », en particulier le commandant Faye, lui avaient dû la liberté. Arguments aussi invérifiables que discutables, car en exécutant les ordres venus de plus haut, il ne pouvait prévoir qu'il réussirait ensuite à en limiter les conséquences. Pourtant, c'était vrai, il n'avait pas été mêlé à la décision originelle. Il l'avait probablement même désapprouvée, et son rôle dans cette affaire avait été en effet secondaire : il avait consenti, à contrecœur, à délivrer de faux papiers et à « prêter » seize policiers au-dessus de tout soupçon. Le reste n'avait été qu'un effet de l'engrenage où, pour une fois, il ne s'était pas jeté de son plein gré. Il avança d'autres éléments à décharge : quelques agents doubles avaient été appréhendés au cours de la mission – les Allemands étaient donc déjà bien renseignés ; dès la mi-octobre, la radio de Londres avait mis en garde ses auditeurs contre l'expédition ennemie en zone libre ; enfin, le capitaine Desloges lui-même avait bénéficié d'un non-lieu14. « C'est un lampiste que vous poursuivez ! » explosa l'avocat de Bousquet. Le président ne l'entendait pas de cette oreille : « Non, ce n'est pas un lampiste ! Les lampistes ne rentrent pas dans les compétences de la Haute Cour de justice. » À l'audience, on sentit que les magistrats étaient fatigués d'entendre l'inculpé dissimuler ou minimiser ses responsabilités, détourner le cours des débats, invoquer la signature de l'armistice qui n'avait pas été de son fait, répéter que son rôle s'était « borné » à ceci ou cela. Le terrain de la « mission Desloges » n'était sans doute pas le plus indiqué pour
incriminer Bousquet, mais on avait touché à la Résistance – en zone libre, qui plus est – sans chercher à court-circuiter préalablement le commando allemand. Les contre-feux allumés en cours de route l'avaient été par des subalternes. La brusque obstination du procureur général obligea parfois Bousquet, pris en flagrant délit d'exagération, à battre en retraite. Cela réveilla les débats, jusqu'ici occupés par ses monotones monologues. Cela donna lieu à de savoureux échanges à fleurets mouchetés (« Vous étiez un lampiste avec une lampe sans huile ») ou à de divertissantes algarades : LE PROCUREUR : La preuve n'est nullement faite que, si des erreurs, qui dans un très petit nombre de cas ont pu nuire aux Allemands, ont été commises, ces erreurs soient dues à votre initiative : elles sont dues à l'initiative de sous-ordres qui se trouvaient associés, de par vos instructions, à une œuvre qui leur répugnait. BOUSQUET : Vous êtes ennuyé, monsieur le procureur général, de trouver devant vous un haut fonctionnaire qui a fait son métier de Français. Vous voudriez le dissocier de l'administration qu'il a dirigée. Vous n'y parviendrez pas. Ce n'est pas vrai, monsieur le procureur général. LE PROCUREUR : Répondez ! BOUSQUET : Je n'accepte pas l'observation que vous venez de faire. LE PROCUREUR : Je vous pose une question et vous n'y répondez pas. BOUSQUET : Je suis en train de répondre. LE PRÉSIDENT : Vous n'êtes pas en train de répondre. Vous êtes en train de dire des choses désagréables à monsieur le procureur, ce qui n'avance à rien. […]. BUET : Je n'ai jamais dit que toutes les indications portées sur les cartes étaient systématiquement fausses.
Bousquet ne fut pas très à l'aise pour justifier l'ordre qu'il avait donné aux fonctionnaires de la Surveillance du territoire, à l'automne 1942, lorsque celle-ci avait été incorporée à la Police judiciaire, de cesser toute relation avec le 2e Bureau. Celui-ci, on l'a vu, abritait, sous la couverture des Travaux ruraux, le contre-espionnage clandestin de Paillole. Ce rappel fut l'occasion d'aborder devant le jury une histoire que le colonel n'avait pas digérée. Au mois d'octobre 1942, le préfet de Toulouse signale à l'Intérieur qu'un enlèvement a eu lieu dans sa ville. Le cerveau du kidnapping est un commissaire, Robert Blémant, révoqué de la Surveillance du territoire marseillaise, et qui épaule les TR – il est le chef du groupe Action pour le Sud-Est – depuis leur création. Le kidnappé s'appelle Jean Bernolle : inspecteur de police à la brigade mobile de Reims jusqu'en mai 1942, il s'est reconverti dans des activités plus juteuses. Un mystérieux « Pierre » l'a présenté à son ex-collègue Jacques Bonny et à Henri Lafont. Depuis, il fait du renseignement pour le compte des Allemands, travaille dans des bureaux d'achats et roule pour lui-même : chantages, dénonciations, vols. La crapule avérée. D'où ce projet d'arrestation peu réglementaire. Bernolle est livré par Blémant aux policiers de Marseille. Le voilà coffré à l'« Évêché », l'hôtel de police. Il se met à table, mais ne dit pas que, parmi ses nombreuses activités, il sert d'indicateur à des gens du ministère de l'Intérieur. Un coup de téléphone de Bousquet, et le voici relâché. Paillole, furieux, se rue chez le général Revers. Bousquet est convoqué par le chef d'état-major. Paillole raconte à la barre de la Haute Cour : « M. Bousquet m'indiqua avec une certaine verdeur que je m'occupais de choses qui ne me regardaient pas. » Pour sa défense, l'exsecrétaire général se défausse sur Buffet, l'ancien directeur de la PJ, condamné à mort et exécuté en 1944. Bernolle et Blémant qui, aux yeux d'Henry Cado, « ne valaient pas plus chers l'un que l'autre15 », n'auront pas un destin très enviable. Le premier, après avoir cessé de plaire, aurait disparu dans un camp de concentration16. Le second fit partie de ces résistants – de 1943 à 1944, il fut le patron de la sécurité personnelle du général Giraud – qui ne surent
pas négocier le virage du retour à la vie civile. Ses liens avec la pègre l'obligèrent à quitter vraiment la police après la fin de la guerre, et il fut abattu en 1965 par des tueurs du clan Guérini17. Dans le milieu des « services », l'affaire Bernolle, ajoutée à la « mission Desloges » (au cours de laquelle avait été détecté un émetteur du SR Air) et à l'ostracisme dont Bousquet avait frappé les clandestins du contre-espionnage (les tenant à distance, les traitant comme une joyeuse bande de pieds nickelés), alimenta un mépris durable envers l'exsecrétaire général. Le fait qu'à partir d'octobre 1942 les arrestations d'agents allemands ralentirent singulièrement ne pouvait qu'alourdir le contentieux avec le colonel Paillole. Un contentieux éternel depuis la révélation récente de la ténébreuse affaire Keller18, qui fait dire aujourd'hui au vieil espion : « En 1949, je n'imaginais pas l'ampleur de sa trahison… » D'autres cas où des gestapistes français avaient dû leur salut à Bousquet furent examinés par la Haute Cour. En mai 1943, un Français, agent de l'Allemagne, Henri Porteau, condamné à mort, mais dont la peine avait été commuée en travaux forcés à perpétuité, vit cette peine à nouveau réduite (vingt ans) sur intervention du secrétaire général. Marcel Déat et Georges Albertini avaient supplié Laval, se justifia Bousquet. Le même mois, ce dernier avait réintégré dans les cadres de la police régionale d'État un certain « Jany » Batissier, inspecteur de la Sûreté suspendu sans traitement en 1938 : sa sœur était la maîtresse de Geissler, chef de la Gestapo de Vichy où Batissier devint « capitaine Schmidt »… Mais Bousquet n'était pas inquiet. Il avait dans son dossier des témoignages qui valaient de l'or. En particulier une lettre du 4 février 1946, rédigée, était-il spécifié, à la demande de l'avocat du prévenu : « Je tiens à préciser que pendant tout le temps où M. Bousquet a occupé ces fonctions [de secrétaire général], alors que j'étais moi-même dans la Résistance, chargé par le Comité d'Alger de l'organisation des services de la Sécurité militaire en France, j'ai à diverses reprises pu constater que des ordres avaient été donnés par M. Bousquet pour que les mandats
d'arrêt décernés à la demande des Allemands contre certaines personnalités de la Résistance ne fussent pas exécutés. Étant l'objet moimême de l'un de ces mandats, je n'ai, jusqu'à l'arrivée de Darnand, jamais été inquiété par la police française. » La lettre était signée du général Henri Navarre, ancien collègue du colonel Paillole dans les services spéciaux. 1 Entretien avec l'auteur, 18 mars 1993. 2 Il a raconté ses souvenirs dans Services spéciaux (1935-1945), Robert Laffont, 1975. 3 La partie visible du CE était constituée par les Bureaux des menées antinationales, ou BMA (à ne pas confondre avec le SRMAN policier), officiellement chargés de protéger l'armée d'armistice contre les menées anglaises et gaullistes. Leur action fut très controversée mais il est certain qu'ils favorisèrent pour une part la lutte contre l'occupant. 4 L'entreprise fut rendue possible grâce à un haut fonctionnaire du ministère de l'Agriculture, Robert Préaud, qui s'éloigna de l'administration en avril 1942. Il témoigna en faveur de René Bousquet sur la période durant laquelle celui-ci avait été préfet (déposition du 23 août 1945). 5 Cf. Roger Faligot, Rémi Kauffer, Les Résistants, Fayard, 1989. 6 Bientôt chef de l'ORA, l'Organisation de résistance de l'armée, d'inspiration giraudiste. 7 Cf. le célèbre livre de Gilles Perrault, Fayard, 1989 (édition revue et augmentée). 8 Ce dossier de la Direction générale de la Police ainsi qu'un album de photographies des Allemands furent à l'origine de toute l'enquête. 9 Le 12 mars 1948. 10 Créée au lendemain de l'affaire Dreyfus, la Surveillance du territoire fut dirigée par un contrôleur général de la Sûreté, puis, en 1941, uniquement en zone libre, par un inspecteur général de la Police nationale. Un décret du 10 février 1939 répartit les tâches respectives de cette police du contre-espionnage relevant de l'Intérieur, et du 2ème Bureau de l'état-major relevant de la Défense : en temps de paix, la première était chargée du CE sur le territoire national, alors qu'incombait au second le CE hors des frontières ; en temps de guerre, le 2ème Bureau devait assumer la direction de la lutte à l'intérieur et à l'extérieur du territoire. En octobre 1942, l'inspection générale de la Surveillance du territoire fut transformée en sous-direction et absorbée par la Police judiciaire, elle-même devenue Police de sûreté. Elle devint direction à part entière – DST – du ministère de l'Intérieur en novembre 1944. 11 In« Kommandos en zone libre », article paru dans le numéro 27 (hors série) de la revue Historia, 1972. 12 Directement lié à l'Intelligence Service, ce réseau fut d'abord dirigé par le commandant Loustaunau-Lacau, puis, après l'arrestation de celui-ci en juillet 1941, par Marie-Madeleine Fourcade et le commandant Faye (tué en septembre 1943). Un des exploits d'« Alliance »fut d'assurer, le 5 novembre 1942, le départ en sous-marin pour l'Afrique du Nord du général Giraud, évadé de Königstein. Les arrestations causées par la mission Desloges eurent lieu le lendemain, 6 novembre. 13 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 10 avril 1948.
14 Le général Georges Delmotte, lui, fut condamné par la Haute Cour, le 3 juin 1948, à deux ans de prison et à la dégradation nationale à vie. 15 Déposition d'Henry Cado, 8 juillet 1948. 16 C'est ce que prétendit René Bousquet. Pourtant, une note de police datée du mois de mai 1948 indique qu'il avait à ce moment un homonyme à Fresnes, détenu depuis la Libération pour atteinte à la sûreté de l'État… 17 Cf. James Sarazin, Dossier M… comme milieu, Alain Moreau, 1977. 18 Cf. infra, p. 591.
20 Maintenir et durer « Il faut rendre cet hommage à Bousquet que c'est un fort joli garçon et élégant et admiré des femmes qui aiment les jolis garçons. La Portugaise princesse de Broglie, au premier aspect, s'en est sentie K.O., surtout l'hiver, quand le grand col de fourrure de sa pelisse faisait un cadre à sa beauté. Plus joli garçon que bel homme. « Avec ça ambitieux, même arriviste. « Son départ en rush vient des inondations du Tarn à Montauban. A parcouru les eaux en barque. A sauvé sinistrés. Sur la même barque que lui, il y avait un jeune homme d'Action française qui a payé sa bravoure par la mort. Bousquet a eu l'habileté de survivre, me dit le bâtonnier Arnal, toulousain, avocat de Gamelin, frère de celui connu à Montpellier. « Au lycée, a toujours voulu être capitaine de football, quoique très médiocre joueur. « Dans la vie aussi, malgré médiocrité, occupe place de premier plan. « Va à Bourrassol1, sans en informer le ministre de la Justice, dont dépendaient cependant le château et son personnel (supériorité de l'Intérieur, de la police) pendant le procès. Rend visite aux accusés. Daladier, m'affirme Jacques Fourcade2, déclare que Bousquet est un sûr, sur qui le radicalisme peut compter. « Lorsque le procès de Riom fut suspendu, Guy La Chambre3 adressa demande de liberté provisoire. Cora Madou, femme de Guy La Chambre, ancienne chanteuse, très fidèle dans cette épreuve, avait fait une démarche auprès de Mme Laval […]. « Bousquet se rend à Bourrassol, va voir Guy La Chambre, l'invite à partir tout de suite. Met à sa disposition une Citroën 15 CV, une autre
voiture si c'est nécessaire pour ses valises, etc. Le lendemain, la Cour refuse liberté. (Elle avait déjà refusé à Guy La Chambre d'aller à Marseille pour les obsèques de sa belle-mère.) « Joie enfantine à étaler son tableau de chasse, le nombre d'arrestations depuis l'Occupation totale par les Allemands. Sur invitation cordiale de Laval : “ Dites au Conseil combien vous avez arrêté de gens ”… Ils pensaient l'un et l'autre que la qualité d'un gouvernement se connaît au nombre des gens qu'il met sous les verrous […]. « À propos de l'arrestation de Weygand4, dit au Conseil : “ Ce qui m'ennuie particulièrement, c'est qu'ils ont gardé mes quatre-z-agents5. ” Silence de pudeur6. » Joseph-Barthélemy, dans ce portrait au pas de charge de celui qu'il surnommait « notre Fouché 1943 », glissa une litote qui peut paraître superflue : « Ne sommes pas amis. » Malgré cette animosité et de légères erreurs factuelles, on ne pouvait viser plus juste que ne l'avait fait le garde des Sceaux limogé par Laval en mars 1943. La « Portugaise princesse de Broglie » n'a guère marqué la chronique vichyssoise, mais Bousquet s'était acquis, c'est vrai, une solide réputation de séducteur. Ses multiples activités et ses déplacements, ajoutés au parfum d'indiscrétion qui flottait autour de l'hôtel du Parc, interdisaient les liaisons dévorantes. Il se débrouillait en homme de pouvoir, sachant tourner le compliment sans en avoir toujours la manière. « Il aimait les femmes, mais c'était un papillon. Le genre de garçon qui ne s'attache pas », dit Marguerite T., son amie de la faculté de droit qui resta longtemps sa confidente7. Elle-même, venue le consulter aux Célestins pour tirer d'embarras un ami, reçut un accueil enjoué : « Ah ! le joli chapeau ! » C'était moins de retenue qu'elle n'en attendait d'un quasiministre, lequel la dépanna sans barguigner. Derrière la façade affectueuse, pourtant, il ne perdait pas le nord. « Il m'a relancée après son procès parce qu'il avait besoin d'un coup de main professionnel. À service, service et demi », se souvient Marguerite, qui ne s'offusqua pas : telle était la coutume toulousaine. Elle se brouilla avec lui bien des années plus tard, « pour une bêtise ». Plus tard encore, lorsque éclata
l'« affaire Bousquet », en 1978, elle fut abasourdie : « J'ai ressenti ce que doivent ressentir des parents qui découvrent que leur fils est un assassin. J'étais contente de ne plus le voir. » Il est probable que la plupart de ses amis ne surent – ou ne cherchèrent pas à savoir – quel rôle exact il avait joué lorsqu'il dirigeait la police de Vichy. La thèse de l'« inévitable » – en sacrifiant dix personnes, Bousquet en sauvait cent – avait arrangé tout le monde. Au cœur de l'Occupation, le « conseiller d'État » ne voulait pas seulement charmer les dames. Avec une assurance qui dédaignait la contradiction, il tenait à convaincre l'entourage – et à se convaincre luimême – que son action tout entière était bénéfique. On aurait pu lui appliquer cette remarque d'Emmanuel Berl à propos de Laval : « Il doutait de lui d'autant moins que, seul parmi ses rivaux, il n'était pas entraîné vers le scepticisme par un excès de culture8. » Gonflé de ses certitudes, il exerçait sa haute fonction tout en continuant à naviguer, à tout hasard, entre lavalisme et radicalisme. L'expérience du pot-pourri administratif montrait que les deux se pouvaient concilier et laissait entrevoir un possible retour à un régime de son goût : la République d'autrefois, l'autoritarisme en plus. Le 16 septembre 1942, jour où il donna à Guy La Chambre le stupide faux espoir d'une prochaine mise en liberté provisoire, il profita de sa visite à la bastille champêtre de Bourrassol pour s'entretenir pendant deux heures avec Daladier. L'ancien président du Conseil confia à son journal l'important point de vue du « jeune ministre de la police » sur la situation générale : « La politique de Montoire voulue par Laval a été rendue impossible par son arrestation le 13 décembre. […] Bousquet poursuit : Reprendre la politique de Montoire se heurte maintenant aux pires difficultés. Le pays est divisé. Il ne comprend pas. Les uns poursuivent une politique réactionnaire sans se soucier des faits, les autres voudraient renvoyer les Allemands se faire foutre sans songer que nous sommes désarmés. La masse ne pense qu'au ravitaillement. Le gouvernement est pris entre les Allemands, qui sont à la fois exigeants et méprisants, et
l'opinion française qui se nourrit d'illusions et poursuit des chimères. Du moins Bousquet a-t-il obtenu, selon lui, la fin des fusillades d'otages. « Il croit que les Allemands sont très forts. Ils ont organisé les territoires conquis en Russie en y obtenant d'énormes récoltes de blé. Après avoir atteint la Volga et le Caucase, ils organisent encore mieux leur front pour l'hiver en Russie. Puis ils envahiront l'Irak, la Syrie et la Palestine, tandis que Rommel attaquera l'Égypte par l'Ouest. L'Angleterre sera définitivement chassée de la Méditerranée. Puis l'Allemagne organisera l'Europe selon les plans du brain trust qui travaille auprès d'Hitler et dira aux Américains : “ Voulez-vous la paix ? Non. Venez donc vous battre9. ” » La vision de Bousquet, en tous points conforme à celle de Laval, était celle d'un homme prêt à composer avec son vainqueur, au mépris de l'opinion. Une vision de préfet, mieux versé dans les questions agricoles que dans la géopolitique. Un mois plus tard, à Albi, lors de la prestation de serment de fidélité au Maréchal de quatre groupes de GMR – les groupes mobiles de réserve –, il prononça un discours flétrissant la « propagande étrangère » : « Il ne faut pas attendre d'au-delà des frontières la résurrection que nous souhaitons. C'est de chez nous qu'elle sortira. La France n'est pas à Londres. La France qui cherche sa liberté est ici, sur le sol héréditaire. Le maréchal Pétain est le seul homme qui puisse nous aider à faire l'union nationale et à donner à la France une âme nouvelle, jeune et énergique. Derrière lui, la France entière peut s'engager. Un homme comme lui ne saurait la mener toujours que sur le chemin de l'honneur10. » À la date du 23 octobre 1942, en écho au dire de Joseph-Barthélemy, le général Bridoux, ministre de la Guerre, consigna dans son journal11 les résultats policiers énumérés en séance du Conseil : « 5 480 agents communistes arrêtés ainsi que plus de 400 terroristes de marque ; plus de 40 tonnes d'armes découvertes ; 800 individus inculpés de menées antinationales, en particulier à Lyon, Marseille, Montpellier. » Le général précisa que sur proposition de Laval, le gouvernement avait rendu hommage à l'œuvre et au dévouement de la police et nota : « Avant de terminer, il [Laval] pousse une pointe vigoureuse contre les 2es Bureaux et
annonce que la question sera traitée dans son ensemble au retour de l'Amiral. » Les rapports entre politiques et militaires ne s'amélioraient pas. Quant à l'« Amiral », c'était Darlan, bien sûr, parti au chevet de son fils malade à Alger où le débarquement allié allait le surprendre, le 8 novembre.
Lorsque la Wehrmacht mit à exécution l'opération « Attila », rebaptisée « Anton », en franchissant la ligne de démarcation, le 11 novembre 1942, Laval se trouvait à Berchtesgaden, convoqué par Hitler. L'Auvergnat essayait de préserver une pseudo-neutralité : obtenir des garanties de l'occupant et éviter d'entrer en guerre contre les AngloAméricains. En fait de garanties, il eut l'occupation totale. Bousquet se cramponna, c'était logique, au vieux principe radical, un des seuls qui lui restaient : maintenir et durer. « Il est certain que si une résistance militaire avait été possible ou si même, étant impossible, elle avait été décidée, les quelques forces qui dépendaient du ministère de l'Intérieur auraient pris leur place dans ce combat, assura-t-il. C'est une question sur laquelle j'avais ma position personnelle, mais je n'ai pas eu à la formuler parce que le problème lui-même n'a pas été posé12. » Un homme dans les dispositions qui l'avaient conduit depuis le début, derrière Laval, à donner de bon gré aux Allemands ce qu'il craignait de se voir réclamer, ne pouvait avoir d'autre réflexe. Le secrétaire général se plia donc aux ordres de n'opposer aucune résistance aux troupes du maréchal von Rundstedt. Il le fit à contrecœur, toutefois. Au consul général Krug von Nidda, croisé dans les couloirs de l'hôtel du Parc où la nuit avait été blanche, il décocha une phrase assassine. « Je crois même me rappeler qu'il ne me donna pas la main, en signe de mécontentement13 », témoigna le ministre d'Allemagne. Oskar Reile, chef-adjoint de l'Abwehr, raconta également : « La seule fois où j'ai vu le chef de la police française se situe immédiatement après l'occupation de la zone Sud. J'ai alors demandé à Bousquet que ses services collaborent avec les miens dans un sens général. Il a refusé en arguant qu'il était de son devoir de garder son indépendance, et ceci
malgré que je lui aie laissé entrevoir qu'il serait plus tard dans l'obligation de collaborer avec la Sipo-SD14. » Le 13 novembre, Bousquet prépara une note relatant, à l'intention de Laval, les exigences du colonel Reile. Il aurait pu les résumer ainsi : mainmise absolue des envahisseurs sur police et justice françaises. « J'ai répondu que je ne discutais même pas ces propositions et qu'au nom du gouvernement, je ne pouvais accepter que le principe de la totale indépendance de la police française. J'ai précisé que si satisfaction n'était pas donnée, je ne pourrais conserver mes fonctions. » Après une discussion avec Oberg, il crut avoir obtenu gain de cause. La prééminence de la Gestapo sur la Wehrmacht n'était pas un vain mot, et Oberg savait ce qu'il pouvait attendre du secrétaire général. Si celui-ci, on l'a vu, monta alors en grade, coiffant son homologue de l'administration – bien qu'il se défendît ensuite d'avoir accepté –, c'est qu'il était le mieux à même de faire régner l'ordre en ces heures cruciales. La veille, 12 novembre, il avait pris la précaution d'envoyer un télégramme secret, signé par Dangelzer, à ses préfets d'une zone libre qui n'était pourtant plus qu'un souvenir : « Vous précise que toutes opérations de police ne peuvent et ne doivent être effectuées que par la police française agissant en pleine indépendance et conformément instructions et lois françaises. » Pendant la même période, rendant compte des incidents qui allaient aboutir à l'arrestation du général Weygand, il improvisa un morceau de bravoure que Laval ne dut guère goûter. Après avoir expliqué comment il venait de refuser aux Allemands de prendre une « mesure de police » contre le général en disgrâce, il écrivit : « À mon avis, aucune considération ne doit empêcher le Maréchal et vous-même de montrer clairement au gouvernement allemand que vous avez la volonté de fermer vigoureusement la brèche que l'on a essayé de pratiquer. « S'il en était autrement, vous vous trouveriez demain devant des exigences semblables ou plus graves, vous resteriez impuissants devant les menaces qui s'exerceraient sur les fonctionnaires et sur l'ensemble du pays. La démission du gouvernement serait une démission de fait.
« Je vous ai dit avec franchise le drame de conscience qui était celui d'un grand nombre de fonctionnaires. Deux ans d'administration en zone occupée me permettant de mesurer la gravité de la situation devant laquelle ils vont se trouver. L'exemple et les encouragements doivent leur venir du gouvernement lui-même, sur lequel ils ont les yeux fixés et dont ils attendent qu'il sauvegarde une indépendance relative sans laquelle leur tâche deviendrait vaine et inutile15. » Un beau discours qui eût été plus beau encore sept mois auparavant. Mais, du discours à la réalité… « Vous savez combien j'aime mon fils. Eh bien ! lorsque les Allemands envahirent la France, j'aurais préféré voir mon fils mort plutôt que de voir mon pays ainsi vaincu16. » Cette phrase de Bousquet revint à Liliane Heurtaut, l'une des demoiselles de son secrétariat, au moment de déposer devant la justice. Pas plus que sa collègue Alice Guérin, elle n'avait oublié les noires journées de novembre 1942. Toutes deux affirmèrent au juge que, sitôt la zone libre envahie, Bousquet avait arraché à Geissler, le chef de la Gestapo de Vichy, la promesse que ne seraient inquiétés ni les Alsaciens-Lorrains réfugiés dans le Sud et considérés comme déserteurs allemands, ni les prisonniers de guerre évadés qui y avaient trouvé asile, ni les détenus politiques. Geissler pouvait toujours promettre : ce qui intéressait d'abord la Gestapo, c'étaient les ressortissants allemands ou des pays occupés – ou en guerre avec l'Axe –, juifs de préférence. Cela valait bien un semblant de concession. Et, répétition des mesures qui frappaient les juifs en tant que tels, les SS réclamèrent un recensement général, la communication des listes d'étrangers, puis, inéluctablement, leur livraison, ce mot qui seyait à leur mentalité de magasiniers du crime. Vichy obéit. Dès le 26 novembre (veille du désarmement de l'armée d'armistice et du sabordage de la flotte à Toulon), on centralisa les listes dans les intendances de police. On inscrivit les Allemands, les Autrichiens, les Sarrois, les Dantzigois, les Polonais, les Tchèques, puis plus tard les Belges, les Hollandais, les Danois, les Norvégiens, les Lettons, les Estoniens, les Lituaniens, les Yougoslaves, les Grecs, les Luxembourgeois, les Soviétiques, les « apatrides d'origine russe », les
Anglais, les Américains. On excepta les Alsaciens-Lorrains – ce qui n'empêcha nullement des « bavures ». On communiqua docilement les listes à la Gestapo. La convention d'armistice avait le dos large et la « liberté » de la zone Sud avait déjà été tellement bafouée ! Bousquet prêta à nouveau sa police pour les arrestations. « Dans la majeure partie des cas, se justifia-t-il, il s'agissait de remises effectuées à la demande ou avec l'accord des intéressés, soit qu'ils revendiquent (sic) la nationalité allemande, soit qu'ils aient accepté sous une forme quelconque de se mettre au service du Reich17. » Bref, à l'entendre, on n'avait rendu aux nazis que des volontaires, des collabos ! La suite de son plaidoyer mérite d'être citée : « C'était pour le ministère de l'Intérieur un problème dont je n'ai pas besoin de souligner la gravité. Nous étions naturellement opposés à la remise à l'Allemagne d'étrangers dont la presque totalité avait eu, avant ou pendant la guerre, des difficultés avec nos services de police et qui pouvaient ainsi songer à faire exercer ensuite des représailles sur des fonctionnaires qui avaient fait leur devoir. » « La presque totalité… » Et les autres ? Bousquet aurait voulu faire croire qu'il avait livré des agents allemands, alors que l'on sait combien ceux-ci – qui n'avaient d'ailleurs rien à craindre de leur employeur – furent protégés par l'Intérieur à partir de l'automne 1942. Si l'on se fie à une enquête réalisée en 1947 par les Renseignements généraux sur commission rogatoire du juge, on dénombre quelque cent quarante étrangers ou Alsaciens-Lorrains, hommes et femmes, la plupart internés ou détenus, ayant fait l'objet, sans leur consentement, d'un ordre de remise aux autorités allemandes durant l'ère Bousquet. Pour soixanteet-onze d'entre eux, l'ordre était intervenu après le 11 novembre 1942. Encore ces évaluations ne tiennent-elles pas compte du nombre, inconnu, d'« Allemands de race (sic) » groupés au camp de Nexon, en HauteVienne, et remis à la fin juin 1943 « en vue de leur rapatriement ». Outre ces étrangers livrés de force, les RG ont relevé quarante-six ordres de remises d'étrangers ou d'Alsaciens-Lorrains avec leur assentiment, dont trente-quatre après le 11 novembre : seule la moitié de ceux-ci semblaient véritablement d'accord pour partir, les autres ayant eu à exprimer leur demande par écrit et devant deux témoins. Cela donne, pour la période
d'occupation totale, et sachant que ces chiffres sont certainement incomplets, soixante et onze livraisons forcées, contre dix-sept volontaires. La ficelle utilisée par Bousquet était aussi grosse que son évocation d'arrestations d'agents doubles pour minimiser les dégâts de la « mission Desloges ». Aussi grosse que la définition des menées antinationales qu'il hasarda un instant devant son juge : ces menées qu'il avait réprimées, ce n'étaient ni celles des juifs, ni celles des communistes ou des résistants, mais celles… des activistes pro-allemands ! avait-il eu un moment le front de prétendre, lui qui répétait qu'il fallait « s'entendre sur les mots ». Les mots dont il se gargarisait, les belles paroles dont il étourdissait le magistrat instructeur : « On peut bien admettre que la résistance d'un haut fonctionnaire français ne pouvait pas suffire à faire aussi facilement abandonner par le gouvernement du Reich des exigences qui étaient directement liées à la conduite de la guerre. C'eût été vraiment trop commode […]. Je crois que la situation aurait été dramatique s'il ne s'était trouvé quelqu'un au ministère de l'Intérieur pour prendre, dès le 11 novembre 1942, la position qui fut la mienne18. » Ce quelqu'un, ce héros solitaire, c'était lui. Il ne voulait pas payer pour les erreurs de ses prédécesseurs, ceux qui avaient signé l'armistice et son damné article 19, invoqué à l'envi. Le juge demanda des explications sur la remise de détenus français que cette clause ne concernait pas. Il ne fut sans doute pas surpris d'entendre Bousquet répondre derechef qu'il s'agissait pour la plupart d'agents de l'Allemagne ou de déserteurs de la LVF, la Légion des volontaires français contre le bolchevisme : des traîtres, des salauds qu'on ne pouvait lui reprocher d'avoir lâchés. Les autres, ceux qui avaient été remis pour avoir commis des attentats contre l'occupant, par exemple, il ne s'en était jamais chargé, si ce n'est, bien sûr, pour tenter d'atténuer la rigueur de leur sort. Les Britanniques et Américains de zone Sud qu'il avait assignés à résidence, puis, par une circulaire du 10 novembre 1943 (il avait rempli sa mission jusqu'au bout), assujettis à des contrôles hebdomadaires ?
Balayés, oubliés : « Je n'ai joué aucun rôle dans l'exécution de ces mesures. » S'ils avaient été regroupés et envoyés en zone Nord19, à SaintDenis et à Compiègne, cela regardait Laval, non plus en sa qualité de ministre de l'Intérieur, mais comme ministre des Affaires étrangères. En dépouillant ces kilomètres d'autocélébration – alors que la situation s'y prêtait si peu –, on a pitié du greffier de la Haute Cour qui, assistant aux interrogatoires de Bousquet, fut obligé de les transcrire. Certains préfets comprenaient les ordres de travers : aux uns, les Allemands réclamaient les Alsaciens-Lorrains et les réfugiés ayant servi dans la Légion étrangère, en principe exemptés ; aux autres, ils imposaient des exigences différentes. Pour les aider à y voir plus clair, l'administration centrale avait multiplié les circulaires. Au cabinet de Bousquet, à celui de Cado, chacun avait mis la main à la pâte, y était allé de son télégramme, de sa note : Dangelzer, commandant au préfet du Jura une « enquête discrète » sur un Autrichien – était-il juif ou aryen ? – qui intéressait Geissler ; Morrier, chef de cabinet de Cado, prenant la relève de cette enquête ; Martin, autorisant le préfet de Limoges à communiquer à la police allemande la liste des ressortissants des « pays en guerre avec l'Axe ou occupés par l'Allemagne et l'Italie, qu'ils soient juifs ou non », avec cette touche d'indulgence : « Ne devez pas communiquer listes nominatives Juifs étrangers autres nationalités ni a fortiori Juifs français » ; Martin encore, recommandant au préfet de Valence – par téléphone et par écrit – la même attitude vis-à-vis des « Israélites apatrides » ; ordonnant à la PJ de rechercher les auteurs français d'un attentat antiallemand ; relayant auprès de l'administration pénitentiaire la décision gouvernementale de remettre à la Gestapo tel déserteur allemand détenu à Limoges. Mais personne n'était responsable. La nationalité espagnole était l'une des rares à n'avoir pas été visée par le recensement et ce qui s'ensuivait. Cado consentit à faire une exception pour les anciens « Espagnols rouges ». À la fin de l'année 1942, il donna le feu vert à l'intendant de Limoges pour faire parvenir à la Gestapo les listes qui venaient d'être établies. Comme souvent, il termina sa dépêche
par une formule de matamore destinée à le couvrir : la mesure était exceptionnelle et ne saurait « avoir la portée d'un précédent ». Les « Espagnols rouges » furent versés à l'organisation Todt, maître d'œuvre de la construction du « mur de l'Atlantique ». Les préfets régionaux, départementaux, les intendants de police, l'ensemble de la hiérarchie décentralisée était enjointe de « répondre favorablement » aux demandes allemandes : consultation des fiches de ravitaillement à Toulon, de celles des Chantiers de jeunesse à Limoges, des effectifs policiers ailleurs, du tableau de bord des forces de l'ordre (« Nous n'avons rien à cacher »), etc20. Tout n'était que listes, inventaires, bordereaux, documentation. Pendant ce temps, Bousquet faisait de la haute politique avec Oberg, négociant la reconduction de leurs accords pour la zone Sud. Accords à sens presque unique sur lesquels l'occupant trouvait encore le moyen d'empiéter. Et l'on continuait d'interner à tour de bras – avec les étrangers, c'était d'autant plus facile qu'aucune formule administrative n'était requise –, de céder, de « donner satisfaction ». En juillet 1943, on réorganisa le fichier des étrangers dans les préfectures, étendu à « toutes les catégories » et « strictement tenu à jour ». La Sipo pouvait y puiser à satiété. On pourra objecter que l'administration de Vichy n'avait pas d'autre issue : la France était entièrement sous le contrôle de Berlin et de Rome. Ni les accords avec Oberg, ni la meilleure volonté du monde n'y auraient pu rien changer. Du moins Bousquet s'obstinait-il à « limiter les dégâts ». Dans les GMR, on enrôlait des Alsaciens-Lorrains qui avaient jusque-là constitué une forte proportion de la petite armée d'armistice à présent démobilisée. Police et gendarmerie demeuraient la force unique du régime et le contrepoids aux velléités militaro-policières des extrémistes de droite. On y rendait des services… Oui, mais au niveau de responsabilité du sous-ministre de l'Intérieur qui essuyait quotidiennement les affronts de l'occupant, c'était se satisfaire de bien peu. Il paraît que c'était pourtant cela, être patriote, lorsque le voisinage de Laval – nanti des pleins pouvoirs depuis le 17 novembre – vous bouchait la vue !
Bousquet n'était pas de ceux qui abjuraient, comme Darlan dont le retournement avait fait passer l'Algérie vichyssoise dans le camp allié. En bon radical, il haïssait Giraud le réactionnaire, l'homme des ralliements tardifs. De Gaulle, avec sa particule pourtant peu nobiliaire, commençait à lui inspirer une phobie. À ses yeux, l'Empire n'était pas en train de se libérer grâce à l'opération « Torch », il était en train de glisser sous la coupe anglo-américaine. Il ne fallait donc pas s'attendre qu'il suivît le mouvement de certains hauts fonctionnaires qui, à l'instar de son camarade André Poumarède, quittaient le navire. Encore moins qu'il imitât des inspecteurs des Finances tel Maurice Couve de Murville, profitant d'une mission officielle en Espagne pour rejoindre Alger. Rue de Rivoli, Pierre Cathala, navré, vit ainsi partir les meilleurs des siens. La souplesse de son échine, son attachement personnel à Laval, auquel il n'aurait jamais fait d'ombre, l'empêchaient d'approuver. Sa bonhomie veule le poussa à la résignation. Le banquier Jacques de Fouchier, alors directeur de cabinet aux Finances et sur le point de filer à Alger, a raconté la scène des adieux au ministre qui se lamenta, les yeux embués de larmes : « Je savais bien que vous étiez comme beaucoup de Français qui n'aiment pas la politique de Pierre. Mais vous rendez-vous compte de la portée d'une telle démission, dans un pareil moment ? Et moi, dans quelle situation me laissez-vous ? Je vous considérais comme des amis, jamais je n'aurais cru que vous m'abandonneriez ainsi, au beau milieu des pires difficultés21. » Malgré une grande connivence avec les déserteurs des Finances, Jean Jardin, le directeur de cabinet de Laval, fit, comme Bousquet, le choix de rester à son poste. Ses alibis étaient les mêmes : fidélité, service de l'État, volonté d'aider. « Le double jeu a permis de jeter le manteau de Noé sur beaucoup de choses », dit aujourd'hui Fouchier22. Autant Bousquet était demeuré proche de son ancien et sentimental protecteur Cathala, autant il n'était pas du cercle chic dans lequel évoluait l'aimable Jardin. Il n'avait pas renâclé à lui signer un port d'arme de complaisance (Jardin se sentait menacé après avoir publiquement traité de « mauvais con » un jaloux23), mais leurs relations s'en tenaient aux
nécessités professionnelles. Autour de Laval gravitaient des coteries bien distinctes qui souffraient du même aveuglement. Au lendemain de l'invasion de la zone Sud, Bousquet avait cru pouvoir protéger les Alsaciens-Lorrains, les prisonniers évadés et les détenus politiques. On a vu que Geissler n'avait pas tenu sa parole d'épargner les premiers, en dépit de la livraison des étrangers. Les prisonniers évadés, eux aussi, avaient toujours autant à redouter la Gestapo24. Quant aux détenus politiques – par là, il fallait entendre les personnalités tenues pour responsables de la défaite –, on les « transféra » tout bonnement en Allemagne : Léon Blum, Édouard Daladier et le général Gamelin furent saisis par la police d'Oberg au début d'avril 1943, en même temps que l'ancien secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux. Paul Reynaud et Georges Mandel venaient déjà de subir le même sort. D'autres figures de l'ancien régime, le vieux président Albert Lebrun notamment, attendraient la fin de la guerre en déportation – sauf Mandel, rendu au gouvernement de Vichy et assassiné par des miliciens. Guy La Chambre, lui, continuait à moisir à Bourrassol : le 17 février 1943, Bousquet l'y avait astreint à résidence par un arrêté contresigné de Jean-Paul Martin « pour ampliation » (le terme administratif consacré indiquant une copie conforme, celle-ci destinée à l'intendant de police de Clermont-Ferrand). « Hier, à 16 h 30, M. Bousquet, conseiller d'État, secrétaire général à la police, accompagné de diverses personnalités allemandes, a fait visite à M. Herriot, l'informant de son transfert imminent, de celui de sa femme et de sa domestique en Seine-et-Marne. M. Herriot a ensuite été examiné par un médecin-colonel allemand, lequel a conclu à un état de santé permettant de faire le déplacement prévu. Ce matin à 10 heures, M. Herriot, sa femme et sa domestique ont quitté Évaux dans deux voitures automobiles conduites et gardées par les autorités allemandes. » Le 31 mars 1943, le directeur de l'établissement d'Évaux-les-Bains, centre d'internement creusois pour hôtes de marque généralement en provenance de celui de Vals-les-Bains (Ardèche), eut de quoi étoffer son rapport journalier. Il moucharda au passage une protestation adressée à Buffet, le patron de la PJ, par le journaliste Roger Worms – autrement dit Roger Stéphane, son pseudonyme25 –, lui aussi interné dans la froide
bâtisse thermale : « Lorsque, sur interrogation, je vous déclarai que je m'étais évadé de Fort-Barraux par crainte d'être livré aux Allemands, vous m'avez répliqué : “ Jamais nous n'avons livré de prisonniers politiques aux Allemands, jamais nous n'en livrerons, nous les protégerons plutôt. ” Je vous laisse deviner ma pensée aujourd'hui que deux de mes cointernés26 ont été emmenés, après le président Herriot27 ! » Les Allemands ne jugeaient pas souhaitable pour leur image de faire mourir d'émotion le radical septuagénaire. C'était ce que Laval leur avait fait valoir pour les dissuader d'expédier outre-Rhin son vieil ennemi, qu'il ménageait à des fins politiques. Ils exigèrent alors de le soumettre à une visite médicale, histoire de ne pas perdre la face. « C'est moi-même qui, à la demande de M. Chichery28, président du parti radical, ai sollicité l'autorisation de me rendre à Évaux pour y être présent au moment où le président Herriot serait examiné », revendiqua ensuite Bousquet. « J'ai quitté Paris en avion avec le colonel Knochen […]. Nous sommes arrivés à Évaux […] après un voyage difficile qui nous obligea à atterrir à Orléans. […] J'ai demandé au colonel Knochen de me laisser seul avec le président pour annoncer avec tous les ménagements possibles, à un homme de cet âge et de cette qualité, la décision qui le menaçait. […] Je l'ai vu longuement et j'ai parlé avec lui à cœur ouvert. C'est un mauvais souvenir de cette période, encore qu'il ait montré beaucoup de courage et, à mon égard, des sentiments qui me touchèrent29. » Herriot fut provisoirement conduit à l'asile de Ville-Évrard, puis dans un hôpital psychiatrique de la région de Nancy, à Maréville. Rentré à Vichy, Bousquet se remit en route, le lendemain, pour Bourrassol, avec Knochen. Il avait obtenu la permission d'emmener Victor Deshusses, l'ancien attaché de cabinet de Daladier, passé à son service. Selon Schleier, le second d'Abetz, qui tenait scrupuleusement Berlin au courant des plus minces faits du jour, le secrétaire général voulait « informer personnellement les prisonniers, et en particulier Daladier, de la mesure envisagée », c'est-à-dire de leur déportation. « Vers 10 heures, Bousquet, ministre de la Police, et Génébrier30, l'air navré, pénètrent dans ma chambre, racontera Daladier. J'ai
immédiatement compris que Vichy a capitulé. Bousquet le confirme, dit que Laval s'est longtemps opposé, mais la Gestapo soutient qu'il existe un projet anglo-américain de nous enlever. Bousquet m'explique que nous serons logés dans une maison convenable, que nous pourrons correspondre par son intermédiaire, que je pourrai faire venir quelqu'un auprès de moi en Allemagne. Je le remercie, mais la question est autre. Je n'ai rien à redire à la décision des Allemands, mais beaucoup plus sur l'attitude du gouvernement de Vichy qui est le seul responsable31. » Bousquet porta la même mauvaise nouvelle à Gamelin, mais ne vit pas Blum… « J'allais voir M. Léon Blum lorsqu'une note qui me fut portée de Vichy m'apprit que, ce matin-là, des troupes allemandes s'étaient emparées de M. Jouhaux [à Évaux], malgré l'opposition des services français, et alors que j'espérais encore que les interventions de M. Laval aboutiraient. J'ai demandé au colonel Knochen de partir immédiatement avec l'avion qui attendait à Vichy, afin d'alerter M. Laval. Je crois même me souvenir que, sur l'aérodrome, j'ai eu à l'égard du colonel Knochen quelques mots désagréables qui n'étaient pas dans ma méthode habituelle32. » C'était l'échec sur toute la ligne. Pour ajouter à sa morosité, Bousquet perdit un collaborateur des plus dévoués : Deshusses lui remit alors sa démission, par solidarité avec Daladier. Bousquet arrivait à un tournant de sa carrière où il ne croyait de plus en plus qu'en lui-même, mais on n'en finira jamais de se demander ce qui le retenait de prendre ses jambes à son cou. Chaque jour apportait une nouvelle gifle, marquait un nouveau progrès de l'avachissement vichyssois. Comment un homme aussi calculateur pouvait-il envisager de rester encore un instant le valet d'un syndic de faillite ? Fallait-il qu'il eût des œillères solidement arrimées, et l'appétit du pouvoir chevillé au corps ! Se laissa-t-il convaincre par la rumeur sur une arme secrète aux mains de Hitler et qui devait donner à l'Allemagne la victoire prédite par Laval ? On ne doute pas qu'il attendait de voir de quel côté le vent allait tourner. Si l'avenir donnait raison à Laval, sa carrière était assurée : on le bénirait d'avoir si habilement collaboré. Si les choses se présentaient autrement – et à condition d'empêcher les communistes de tirer les
marrons du feu –, il pourrait arguer qu'il n'avait été qu'un modeste fonctionnaire un peu monté en graine ; qu'il s'était maintenu dans les formes légales pour l'indépendance de sa police et le bien-être des « nationaux ». Lui, le jeune Français exemplaire décoré de la Légion d'honneur, retrouverait le cadre préfectoral dont il ne s'était jamais éloigné, celui, né de l'improvisation administrative et du hasard, si bien moqué par Jean Zay : « Tout chef de cabinet sans diplôme – ou presque – [devait] normalement finir préfet pour peu qu'il eût quelque entregent et un peu de protection parlementaire33. » 1 Gentilhommière délabrée où étaient détenus les accusés du procès de Riom, aux abords de la ville. 2 Avocat, plus tard député, ami de Joseph-Barthélemy. 3 Ministre de l'Air de 1938 à 1940. 4 En novembre 1942, par les Allemands. 5 Les policiers arrêtés en même temps que le général furent relâchés au bout de vingt-quatre heures. 6 Extraits des carnets de Joseph-Barthélemy présentés en annexe à ses mémoires, op. cit. 7 Entretien du 1er novembre 1993. 8 In La Fin de la IIIe République, op. cit. 9 Édouard Daladier, Journal de captivité, 1940-1945, Calmann-Lévy, 1991. 10 Cf. L'Écho du Maroc, 16 octobre 1942. 11 In dossier d'instruction de René Bousquet, Haute Cour de justice. 12 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 1er juin 1948. 13 Déposition de Krug von Nidda, 25 août 1947. 14 Déposition d'Oskar Reile, 8 décembre 1947. 15 Pièce non datée, dossier d'instruction de René Bousquet, Haute Cour de justice. 16 Déposition de Liliane Heurtaut, 26 avril 1945. 17 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 septembre 1948. 18 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 septembre 1948. 19 D'après l'enquête des RG déjà citée, leur nombre était resté inconnu. 20 Dès le 8 juillet 1942, Cado avait autorisé les préfets de zone libre,« dans un esprit de collaboration », à fournir aux commissions allemandes de contrôle les renseignements qu'elles demandaient : effectifs des unités de police urbaine, noms et fonctions de leurs officiers, noms des officiers de GMR. 21 In Jacques de Fouchier, Le Goût de l'improbable, Fayard, 1984. 22 Entretien avec l'auteur, 22 avril 1993. 23 Cf. Pierre Assouline, Une éminence grise, Jean Jardin (1904-1976), Ballant, 1986.
24 « Laisser ce point en suspens, indiquait un télégramme allemand du 25 novembre 1942. Il nous reste toujours la possibilité de nous emparer de ces personnes si elles déploient contre nous une activité politique. » 25 « J'ai conservé le pseudonyme sous lequel j'ai fait de la résistance – nom de guerre, nom de plume. »Roger Stéphane, Tout est bien, Quai Voltaire, 1989. 26 Il s'agissait de Jouhaux et de Loustaunau-Lacau. 27 Après un séjour au centre d'internement, Édouard Herriot venait d'être transféré dans une villa voisine. 28 Proche de Laval, il fut assassiné par des maquisards en août 1944. 29 Confrontation Bousquet/Knochen, 17 septembre 1948. 30 Chef de cabinet de Daladier, très fidèle pendant la détention de celui-ci, il sera préfet de Seine-et-Oise, puis préfet de police sous la IVe République. 31 In Journal de captivité, op. cit. 32 Confrontation Bousquet/Knochen, 17 septembre 1948. 33 In Souvenirs et solitude, op. cit.
21 « Je veille » L'univers de Bousquet, c'était la préfectorale et Laval. Quand il se trouvait aux Célestins, en fin d'après-midi, il filtrait les appels téléphoniques et les visites de fâcheux en tous genres désirant parler au chef du gouvernement, rentré à Châteldon. Il l'y rejoignait parfois, partageant un moment de son intimité familiale. Ses rares sorties parisiennes se résumaient à des dîners en petit comité à Matignon. Comme Laval, il avait la réputation de peu priser les mondanités : un inévitable déjeuner de temps à autre à l'hôtel du Parc, sur invitation du Maréchal, et tout était dit. Il connaissait la société vichyssoise, mais personne ne pouvait se vanter de le connaître vraiment. Pas même ses plus proches collaborateurs, Henry Cado, Jean Leguay, « Jo » Léger, Jacques Saunier, ou ses fidèles obligés, tels le colonel Marty et Pierre Saury. Peu d'anecdotes croustillantes circulaient sur son compte. Les indiscrets ne trouvaient que son destin hors série à se mettre sous la dent. Que pouvait-on dire d'un homme qui avait le travail pour religion et la fonction publique pour passion ? Entre discussions avec les SS, séances du Conseil, conférences aux préfets et aux intendants, directives aux subordonnés, manifestations officielles, inaugurations d'écoles de police, tournées d'inspection, remises de décorations aux GMR – démonstrations de lutte et de saut périlleux à la clef –, coups de chapeau ici et là, il avait juste le temps de s'engouffrer dans sa voiture, de sauter dans un train ou un avion. Une vie de voyageur de commerce. Les brèves périodes sédentaires étaient consacrées au vaste chantier de la réorganisation policière. Pour cela, Bousquet se reposait sur les préfets
et, plus encore, sur les intendants. Il fallait sans cesse réexpliquer les nouvelles dispositions, faire face aux questions inattendues qui surgissaient ici et là, adapter, peaufiner le règlement, sur fond de pénurie et de tensions permanentes avec l'occupant. Outre les questions de police générale, déjà lourdes en temps ordinaire, le secrétaire général avait à traiter tout le volet politico-stratégique lié aux circonstances : telle nouvelle disposition allait-elle être admise par les Allemands ? Pour permettre à telle autre de passer sans trop de mal, n'avait-on pas intérêt à donner des gages sur des points jugés secondaires ? Il ne fait aucun doute que Bousquet, sec, autoritaire, mais compréhensif, défendait ses troupes du mieux qu'il pouvait et manifestait vigoureusement la volonté de préserver leur indépendance dans le respect de ses accords avec Oberg. « Vous n'êtes tenus à aucune obligation (agrément ou compte rendu) vis-à-vis des autorités allemandes pour l'administration du personnel des polices régionales d'État », souligna-t-il en mai 1943. Il les encourageait, leur laissait une relative liberté d'action dans l'exécution des décisions, sinon dans l'élaboration de celles-ci, et les « couvrait », méthode infaillible pour s'attacher des fidélités durables. Organisateur-né, il était parfaitement à la hauteur de l'ambitieux programme de transformation et de modernisation de la police. Ses succès incontestables dans ce domaine déterminèrent grandement son comportement répressif et son incapacité à regarder la vérité en face. De tant de responsabilités, la tête lui tournait. À période exceptionnelle, mesures exceptionnelles : comme les cadres faisaient défaut pour gérer les effectifs gonflés par l'étatisation des polices, il recourut au recrutement sur titres, destiné à renforcer en particulier la PJ. Le 6 mai 1943, un décret signé de Laval – qu'au ministère on appela « décret Bousquet » –, non publié au Journal officiel, dispensa ainsi de concours, et de la patience nécessaire pour sauter les échelons, les candidats à la fonction de commissaire. Il y eut aussi des promotions spectaculaires, des affectations immédiates, sans stage de formation préalable. On abaissa l'âge minimal d'entrée dans la police. Le personnel féminin fit même son apparition dans les corps urbains afin de soulager les gardiens de la paix des tâches mineures, leur permettant de se consacrer à plein temps au maintien de l'ordre.
Ces embauches massives n'excluaient pas la circonspection. Une circulaire mit en garde contre l'« introduction d'éléments douteux dans la police ». Des sanctions furent prises contre ceux-ci, des révocations prononcées. Les fonctionnaires les plus appréciés étaient naturellement les zélés spécialistes de l'acharnement contre les « terroristes ». Lorsque les écoutes téléphoniques ou les interceptions postales du Contrôle technique1 révélaient un « mauvais état d'esprit », c'était l'internement administratif – de courte durée, mais tout de même ! – presque assuré. Le 24 août 1942, Bousquet écrivit au préfet Brun, celui qu'il tutoyait deux semaines plus tôt en lui suggérant d'expulser des juifs pour loger ses GMR : « Le Président me prie d'intervenir auprès de vous pour vous demander de m'adresser, sous pli personnel, une note afin de lui faire connaître le nom des fonctionnaires de la Police, et plus particulièrement des fonctionnaires d'un grade élevé, sur lesquels le gouvernement ne peut pas compter de façon totale et absolue, soit en raison de leur attitude passée, soit en raison de leur tendance actuelle. » Laval redoutait-il toujours un complot, ou ses préventions étaient-elles plus générales ? Des indemnités inhabituelles furent distribuées, primes, gratifications, allocations de récompense pour policiers méritants, décorations, aiguillettes d'argent, médailles, etc. La PJ et les GMR en furent les principaux bénéficiaires. Il fallait créer l'émulation. Bousquet réclamait des noms, ici encore. Il invoqua par la suite la compensation de disparités criantes, le souci de maintenir un niveau de salaire décent et le remboursement des frais de déplacement. En sus des traditionnels fonds secrets destinés à rétribuer les indicateurs, une ligne de « crédits spéciaux » fut accordée à l'Intérieur par Cathala en septembre 1943. Elle représentait quelque cinq millions de francs – hors le budget total d'environ quatre milliards – et fut partagée entre le directeur de la PJ, qui en reçut les deux tiers, et le colonel Marty. Celui-ci parla d'arbres de Noël pour le personnel. D'autres fonctionnaires, entendus à ce sujet par le juge à partir de 1945, citèrent à l'unisson les mêmes deux ou trois inspecteurs recherchés par la Gestapo qu'on aurait continué à payer clandestinement. On ne sut pas à quoi avait été réellement employée cette caisse noire.
À la Libération, un sous-directeur de la PJ ayant appartenu au réseau de résistance Ajax – dirigé par Achille Peretti – accusa Bousquet d'avoir fait « toute sa politique » de ces traitements de faveur dont seuls avaient bénéficié, selon lui, les fonctionnaires bien orientés. Sur ces reproches et sur l'activité administrative de Bousquet en général, le témoignage le plus convaincant fut celui de l'ex-chef du personnel, Roger Lefebvre. Sans pour autant désavouer son ancien patron, il expliqua : « Bousquet aurait vraisemblablement gagné à entendre et à suivre certains de ses subordonnés qui, soustraits par leurs fonctions aux suggestions politiques ou aux ambitions […], lui auraient permis quelquefois de modifier ou d'ajourner certaines décisions, de corriger les impulsions d'un caractère par moments aussi impulsif qu'épris d'une autorité qui n'était pas suffisamment mûrie par l'expérience2. » Fonctionnaire classique, Lefebvre n'avait pas apprécié les avancements exceptionnels ni les récompenses, mais les avait estimés compréhensibles. Il avait en revanche désapprouvé l'autorité croissante des intendants de police, souvent d'ex-commissaires nommés par Bousquet. Le tort de celui-ci était d'avoir marqué « trop de confiance en ses propres facultés de contrôle, trop d'abandon à ses représentants régionaux, de n'avoir pas réfléchi que la confiance apparente dont il jouissait pouvait lui être retirée, et d'avoir ainsi forgé des armes [pour] son successeur ». En 1944, avec Joseph Darnand, il apparut « combien il est dangereux de déroger à un statut ». Bousquet récusa cette interprétation. Non, il n'avait jamais pensé : « Après moi le déluge ! » Il s'était au contraire « efforcé de fragmenter suffisamment l'organisation du ministère », en prévision d'assauts collaborationnistes auxquels s'opposerait l'« autodéfense de cellules multiples et indépendantes de l'administration centrale3 ». Il voulait bien regarder la décentralisation dans ce qu'elle avait d'heureux, mais il n'était pas question d'aborder sa dimension de leurre derrière lequel avait pu s'abriter l'hyper-concentration des pouvoirs. Tout n'était pas exaltant dans le métier de sous-ministre. À moins d'avoir un solide appétit administratif, commenter la différence entre un
district et une circonscription, par exemple, présentait un intérêt modéré. Les centaines de circulaires à signer ayant trait à la vie quotidienne des commissariats étaient fastidieuses : uniformes, insignes, cartes de ceci ou de cela, congés divers, déménagements, achats de bicyclettes, de véhicules, de pneus, entraînement sportif, cours de jiu-jitsu et de judo, maniement des armes (les néophytes avaient tendance à se blesser), tout y passait. Cado eut sa part de cette paperasserie assommante. À intervalles réguliers, il fallait répéter aux fonctionnaires qu'on attendait d'eux des résultats : en décembre 19424, on leur réclama un état statistique mensuel de leurs activités en matière de répression non seulement des communistes et des anarchistes, mais aussi, désormais, des gaullistes et des activistes « probritanniques ». Il fallait veiller à ce que les grèves fussent écrasées, les champs de courses débarrassés des indésirables, les bals clandestins liquidés, les cabinets d'occultisme fermés – à cause des risques de « prédictions tendancieuses sur les événements mondiaux » –, les avortements punis, les postes de TSF branchés sur Radio Londres repérés, les journaux allemands bien exposés, les détenus sûrement transférés, les machines à écrire volées répertoriées – pour dépister les éventuels auteurs de tracts –, les codes utilisés par les « terroristes » cassés, les colombophiles surveillés, les pièges des noms propres espagnols déjoués au sein des fichiers – Bousquet était expert –, les signalements diffusés, les gardes à vue améliorées. Ce n'était pas une partie de plaisir. On n'en oubliait pas les convenances. « J'attacherai du prix à ce que ces cérémonies se déroulent dans le plus grand ordre et revêtent un caractère de solennité », avait recommandé Bousquet en juin 1942 : il faisait allusion aux prestations de serment de fidélité au Maréchal organisées dans les préfectures. Après ces festivités, les fonctionnaires devaient confirmer leur engagement par écrit, en double exemplaire, l'un adressé aux Célestins. L'échange de saluts entre gradés français et avec les Allemands fut aussi strictement réglementé.
On a vu combien les prérogatives du secrétaire général avaient peu à peu enflé : au printemps 1943, il avait hérité la direction de la Garde (exGarde mobile républicaine rattachée depuis 1940 à l'armée d'armistice), soit bientôt 6 000 hommes. À la même époque, il avait décidé de constituer les GMR en une nouvelle direction indépendante, forte de 13 000 hommes. En comptant la gendarmerie, passée sous la coupe de Laval – en fait, la sienne –, et ses policiers, ceux de la garde des communications et de la PP inclus, il était à la tête de 120 000 hommes. Ces effectifs très importants, et jusque-là jamais atteints, étaient pourtant inférieurs à ceux espérés par l'Intérieur. On créa le Service technique du maintien de l'ordre (STMO), sorte d'état-major capable de coordonner les opérations décidées et de répartir l'envoi des différentes forces sur le terrain. À l'automne 1943, l'administration pénitentiaire quitta le giron du ministère de la Justice pour celui de l'Intérieur, mieux à même, pensa-ton, d'endiguer les problèmes d'insécurité dans les prisons surpeuplées (le nombre des détenus de droit commun était passé de 18 000 en 1939 à 50 000 en 1943, et celui des politiques, on s'en doute, n'était pas en régression). Bousquet plaça au sommet de cette administration Jean Esquirol, déjà croisé à la sous-préfecture de Reims. La direction générale des camps, elle, dépendait de l'Intérieur depuis l'origine. Le service du Contrôle économique, organe interministériel créé en janvier 1942, avait été transformé, à l'instigation de Bousquet, en direction placée sous sa propre autorité. Probablement avec l'aval de Cathala, il choisit d'y nommer un inspecteur des Finances, Jean de Sailly. Ce service était chargé, comme son nom l'indique, de poursuivre les infractions en matière économique : sa police, plutôt réduite (deux cents agents environ), surveillait les prix, veillait au respect du rationnement, pistait les « mercantis », faisait la chasse au marché noir sous toutes ses formes. Les litiges graves étaient déférés aux parquets, le reste se réglant à coups d'amendes ou de transactions directes. Bousquet menait tout de front. La police économique n'occupait qu'une faible part de son temps – et la Haute Cour ne trouva rien à lui reprocher
sur ce chapitre –, mais il manifestait une vraie passion pour le maintien de l'ordre, portant une attention spéciale aux écoles de police qu'Oberg l'avait autorisé à créer dans les régions, à condition qu'y fût privilégié l'enseignement de la « lutte contre le communisme, les Juifs, la francmaçonnerie et autres groupes d'ennemis ». Sa vraie fierté, c'étaient les groupes paramilitaires – il avait un faible particulier pour les GMR. Avec la faconde qu'on lui sait, il se vanta d'avoir constitué une force de « 25 000 hommes de cadre », ce qui aurait permis d'envisager la mise sur pied instantanée d'une armée dix fois plus nombreuse. Officiers et sous-officiers de l'armée d'armistice s'étaient, il est vrai, recasés en nombre dans ces unités en principe policières, dont la direction était assurée par des généraux et l'entraînement strictement militaire. On transfusa les éléments les plus sportifs des corps urbains dans les GMR. Bousquet se montrait très vigilant sur leur utilisation et admonestait les préfets : il fallait renoncer à les poster en faction stupide devant des bâtiments. On n'émiettait pas des « troupes de choc », bon sang ! On ne les traitait pas comme de la vulgaire « flicaille » ! On les gardait soudées pour la lutte – à pied ou à cheval – contre le terrorisme, les patrouilles en armes, les barrages mobiles dans les zones troublées. Avait-il organisé de la sorte, non pas la garde prétorienne que prétendaient les méchantes langues, mais une avant-garde destinée à appuyer, le moment venu, la libération du pays ? « À la barbe des Allemands, une armée nouvelle est née5 », affirma-t-il au juge en présentant les formations paramilitaires de Vichy comme des bastions de résistance dont il aurait dû, si le destin n'en avait décidé autrement, prendre le commandement. On aurait voulu pouvoir croire, une fois au moins, qu'il disait vrai. Mais si certains GMR se rallièrent plus tard aux combats de la Résistance ou comptèrent quelques éléments de celle-ci dans leurs rangs, la majorité n'en fut pas moins employée contre les maquisards. Le successeur de Bousquet les utilisa ainsi, au plateau des Glières par exemple, pour prêter main forte à la Milice. Un ancien chauffeur de Bousquet raconta : « Alors que je revenais de Toulouse en [sa] compagnie […], nous nous sommes arrêtés au passage à niveau de Tulle qui était toujours gardé par un groupe de GMR. Voyant
M. Bousquet, les GMR se mettent au garde-à-vous. M. Bousquet descendit alors de voiture, leur dit qu'il n'était pas là en service officiel et leur offrit quelques cigarettes. Puis il leur dit textuellement ceci : “ Écoutez, mes amis, je vous demande gentiment de ne jamais tirer sur les maquisards. S'ils tirent sur vous, ou bien débinez-vous, ou alors, si vous êtes attaqués isolément et s'il s'agit de défendre votre vie, alors, je vous laisse le soin de la décision que vous aurez à prendre. N'oubliez pas, et ceci, je vous le demande instamment : Je ne veux pas voir de sang couler entre Français ”6. » Les ordres officiels donnés par Bousquet n'avaient pas cette ingénuité digne de la « Bibliothèque rose ». Le 25 novembre 1943, il écrivait aux préfets : « Il a été constaté qu'au cours d'opérations de police, la mise en œuvre d'un armement réduit, servi par des fractions de GMR décidées, a suffi pour disperser des bandes de “ terroristes ” très supérieures en nombre et en armement. Ce résultat prouve que l'armement collectif dont sont dotées ces bandes n'est souvent qu'un épouvantail […]. Il est malheureusement constaté, également, que beaucoup d'agressions de postes de GMR […] aboutissent au désarmement de nos gardiens sans qu'il y ait la moindre résistance de leur part. Tout le monde s'abrite derrière des comptes rendus où il est question de pistolets mitrailleurs et de masques. […] Je continuerai à récompenser tout acte de courage et de dévouement, mais je me montrerai particulièrement impitoyable pour tout acte de faiblesse. » Dans ce texte, il était fait appel au « loyalisme de nos hommes », glissement sémantique qui substituait l'engagement militant à l'exigence de loyauté. La circulaire montrait en tout cas qu'il risquait d'en cuire aux GMR manquant de cœur à l'ouvrage. Esbroufe à l'intention de l'occupant ? C'est ce que soutint Bousquet. Il présenta aussi le STMO comme l'amorce du futur grand état-major de l'armée de libération. « C'est, dit-il, l'opération permanente de camouflage à laquelle est condamné tout pays occupé par l'ennemi et dont l'armée est dissoute7. » Mais que penser de cette circulaire aux préfets signée René Bousquet, le 3 décembre 1942 ? « À la suite des opérations de démobilisation de l'armée d'armistice, il est à prévoir que se produiront de nombreuses candidatures à des emplois dans la Police nationale. […] Il importe de veiller à ce que les mêmes critiques ne
puissent être adressées à la Police, qui ont valu aux formations militaires leur sort présent. Vous voudrez bien veiller à ce qu'en aucun cas ne puissent se reconstituer à l'intérieur des formations dépendant de mon autorité des unités ou des fractions d'unité de l'armée de terre, de mer ou de l'air. » Double jeu, là encore ? Le colonel Charles Dupuy, directeur du STMO, fut décrit par René Marty comme un militaire irréprochable, « en rapport constant avec le général Revers [chef de l'ORA]8 ». Dans sa déposition devant la Haute Cour, le colonel Dupuy ne dit mot de ces accointances. Quant à la Garde, les Allemands étaient tenus au courant de tous ses déplacements, indiscrétion peu compatible avec les arrière-pensées revendiquées a posteriori par Bousquet. Celui-ci avait pressenti pour la diriger le général Jean Perré, connu à Châlons-sur-Marne pendant l'hiver 1939-1940. Ce camarade de promotion du très collaborateur général Bridoux (ministre de la Guerre) avait jadis, selon ses propres dires9, « guerroyé contre les bolchevistes » en Pologne. Il venait de présider le tribunal militaire de Clermont-Ferrand qui avait condamné les passagers du Massilia10, Pierre Mendès France, Jean Zay… À ses yeux, la Garde devait faire figure d'« une petite Reichswehr qui, quoi qu'il arrivât, serait précieuse pour les reconstructions futures11 ». Lui aussi attendait de savoir de quel côté tournerait le vent. À la Libération, la Garde ne mourut point : elle se rendit in extremis aux raisons de la Résistance12. Au cours de l'enquête sur la « mission Desloges », on apprit qu'en mai 1943, le général Perré avait été à l'origine d'un projet d'arrestation – qui échoua – d'un résistant, chef d'escadron13 de la Garde. De quoi éclairer encore les dissensions qui existaient, au sein du ministère de la Guerre, entre nationalistes qui attendaient clandestinement leur heure et culottes de peau de la collaboration, rangées derrière Bridoux. L'entourage de ce dernier, prêt à toutes les compromissions pour augmenter les effectifs de l'armée d'armistice, puis, après la dissolution de celle-ci, le 27 novembre 1942, pour sauvegarder les forces qui pouvaient l'être, regardait d'un œil attendri les manœuvres du civil Bousquet, ce policier en chef qui se piquait de militarisme. Les actualités cinématographiques le filmèrent à l'école d'officiers d'Aincourt, en Seine-et-Oise, en train de remettre aux GMR de Lille,
Rennes et Nancy, qui avaient noms respectivement « Flandres », « Bretagne » et « Lorraine », un fanion orné de la devise brodée : « Je veille ».
Ces 120 000 hommes qui dépendaient de l'Intérieur, et plus spécifiquement les groupes paramilitaires, il fallait les armer. De même que pour l'augmentation des effectifs, Bousquet soumettait de continuelles demandes à Oberg et essuyait refus sur refus. Il exposa longuement au juge comment il avait contourné l'interdit allemand : « À côté de l'armement régulier auquel j'avais fait subir d'importantes majorations par la création de stocks camouflés, il existait des stocks plus considérables encore, qui se chiffrent par centaines de tonnes, et que je destinais à l'armement des forces qui auraient pu être encadrées par les GMR et par la Garde. Ces stocks provenaient soit de réserves de l'armée que j'avais pu soustraire aux recherches allemandes, soit de réserves de l'armée de l'air […], soit enfin de stocks constitués par des prélèvements effectués dans les dépôts allemands et italiens, dans des conditions dont je dois avouer qu'elles ressortissent à la législation de droit commun. « D'autre part, et particulièrement avec le concours du colonel Roblin, […] des stocks importants appartenant à des organisations de Résistance furent momentanément confiés à la sauvegarde du ministère de l'Intérieur lorsqu'ils étaient menacés par les recherches allemandes. Ils étaient ensuite restitués lorsque le danger était passé. « J'ajouterai simplement qu'à mon départ : « 1o La majeure partie de l'armement régulier, mais excédant les contingents alloués par les Allemands, fut remise, sur mes instructions, à des organisations de Résistance qui m'avaient été représentées comme donnant toutes les garanties nécessaires. M. Favier, d'une part, et le colonel Roblin, d'autre part, se chargèrent de ce travail. « 2o L'armement autorisé par les Allemands et se trouvant en stock dans les magasins d'armement fut détérioré sur mes instructions pour qu'il ne puisse servir à la Milice.
« 3o Les armes de guerre furent confiées à la Garde et particulièrement au colonel Roblin14. » Le commissaire Paul Favier, responsable du matériel d'armement de la police, expliqua de quelle façon, depuis 1941, il avait chapardé toutes les armes et munitions possibles dans les dépôts de l'armée française sous contrôle allemand, avec la bénédiction du cabinet de Darlan. Cette pratique avait continué au temps de Bousquet, mais, les réserves s'amenuisant, il avait fallu, à sa demande, recourir à des achats clandestins en Suisse, en Italie et en Espagne, pour une somme totale d'environ cinquante millions de francs. Henry Cado payait avec les deniers de Cathala. Le colonel Marty supervisait. Toujours selon Favier, on cachait le matériel chez les GMR. En 1943, cinq tonnes avaient par ailleurs été livrées au maquis de Treignac, en Corrèze. À l'automne de la même année, les Allemands avaient exigé un état de l'armement : on leur avait fourni un récapitulatif falsifié. Ils s'étaient alors emparés du surplus correspondant, en échange, chuchotaiton à Vichy, d'un contingent supplémentaire de gardiens de la paix. Juste avant le départ de Bousquet, Favier avait, disait-il, saboté environ cinq mille armes de poing – afin de ne laisser à la Milice que quelques mousquetons et pétoires hors d'usage – et expédié dix tonnes de matériel (il n'en spécifia pas la nature) au maquis de Chouvigny, dans l'Allier. Le tout en accord avec Bousquet. « Sur ces entrefaites, la Milice a arrêté aux environs de Vichy une partie du maquis Mandar15. Un des membres de ce maquis a fini par avouer que je leur avais donné des armes16. » Paul Favier fut arrêté par la Gestapo en avril 1944. Entendu une première fois en mars 1945, Favier avait donné un récit bien moins avantageux pour Bousquet. Il se ravisa en 1948 ; en cours d'audition, il se reprit même sur la date de la saisie d'armes par les Allemands : réflexion faite, il situait celle-ci plutôt après le départ de Bousquet… Cado, lui, avait évoqué les achats clandestins dès ses premiers interrogatoires, à l'automne 1944. Le 19 juillet 1948, le colonel Marty confirma le témoignage du commissaire Favier, ajoutant que les achats avaient porté sur de l'armement lourd (en contravention avec la convention d'armistice) transporté par camions « sous d'inoffensifs choux
et betteraves », dans l'attente de l'heure H. À la Libération, cela avait représenté « un très gros appoint pour les Forces françaises de l'intérieur » : « C'est en particulier grâce aux fusils mitrailleurs de Favier que la préfecture de Police put tenir jusqu'à l'arrivée de la 2e DB », dit-il. Bousquet, à son tour, souligna qu'avant de quitter l'Intérieur, il avait confié « six tonnes d'armes et de munitions17 » au chef des Voyages officiels, Jean Roure, lui demandant de les mettre à la disposition de la police parisienne. Jean Roure, reconverti en simple employé de commerce, déposa très favorablement pour l'ex-secrétaire général, mais n'évoqua à aucun moment cette mission dont il aurait été chargé. Le seul à n'avoir pu être entendu sur cette question des armes fut le lieutenant-colonel Roblin. Membre de l'état-major de la Garde, il assurait, semble-t-il, la liaison entre celle-ci et le cabinet de Bousquet, via René Marty. Il aurait été le mieux placé pour témoigner des activités résistantes de la Garde et de l'éventuel soutien apporté par le secrétariat général. Hélas, arrêté par la Milice en juillet 1944, il avait été étranglé dans sa cellule. Malgré le caractère un peu confus de cet épisode, il ne fait aucun doute que Darlan d'abord, puis Bousquet et les siens, anciens officiers d'active ou civils, avaient cherché à subtiliser et à dissimuler ses armes prohibées. C'était un réflexe normal de la part d'hommes qui, si paradoxal que cela puisse paraître, se sentaient viscéralement « antiboches ». Quelle part d'initiative Bousquet prit-il aux achats clandestins ? « Toute cette action si importante s'est faite sous ma seule direction et par des moyens que je suis seul à connaître à la fois dans leur ensemble et dans leur détail », claironna-t-il avant de poursuivre, soudain modeste : « C'est une question dont je pourrais éventuellement tirer parti dans l'intérêt de ma défense, mais il n'entre pas dans mes vues de mettre en valeur mon activité personnelle dans les divers domaines où j'ai eu la satisfaction de me rendre utile à mon pays18. »
Au début d'août 1942, Bousquet invita les préfets à déclencher des perquisitions afin de découvrir les détenteurs d'explosifs et d'armes,
passibles depuis peu de la peine de mort. Décidé à contrecarrer les tentatives de sabotage des moissons, il proposa l'année suivante d'armer la population et de programmer des tours de garde. Les circulaires de ce cru – certaines secrètes –, émises au fil des semaines, donnent un aperçu du climat qui régnait au ministère de l'Intérieur. Les appels à intensifier la lutte contre communisme, terrorisme et gaullisme se faisaient toujours plus pressants. Les « Mouvements unis de résistance », les MUR, ne tarderaient pas à être eux aussi dans le collimateur. « Faites-moi parvenir des propositions d'internement », répétait Bousquet. Pour limiter les abus, seuls le ministre, les préfets régionaux et lui-même avaient pouvoir décisionnel en la matière, plaida-t-il ensuite. L'internement administratif avait d'ailleurs du bon : il évitait que les Allemands ne se saisissent euxmêmes des personnes visées… N'était-ce pas pour cette raison qu'il avait exigé qu'en fussent systématiquement frappés tous les justiciables de tribunaux spéciaux laissés ou remis en liberté ? En 1943, lorsqu'il avait déploré par écrit, au nom de Laval, l'« indulgence excessive » des juges tenus de châtier les internés ayant tenté de s'évader, était-ce donc par inadvertance ? Inlassablement, point par point, l'ex-secrétaire général réfuta les interprétations « tendancieuses » qui auraient pu germer dans l'esprit du magistrat instructeur. « J'entends bien qu'on pourrait tirer parti de telle ou telle consigne, disait-il, mais… », et il dévidait son chapelet d'arguments automatiques. Les rondes, les patrouilles, les surveillances, les menaces, le « flicage » généralisé, l'usage élargi des armes : des artifices destinés à calmer certaines protestations allemandes. De la poudre aux yeux ! En enjoignant aux préfets de signaler aux occupants les « vols d'avions, parachutages, etc. », il n'avait pas intimé d'ordre, il avait transmis une information… Même chose avec l'autorisation de placarder les affiches du SOL dans les préfectures, les intendances, les commissariats. Il fallait bien comprendre : rien de reprochable n'avait été commis, tout n'avait été que ruse. Surtout, il ne fallait pas confondre l'état de grâce qui avait duré d'avril 1942 à décembre 1943 avec ce qui s'était passé avant et après. Lui, Bousquet, avait raccommodé l'administration, évité la nomination d'un gauleiter, et placé des garde-fous en prévision du futur. Comme on le dit de certains arrondissements parisiens, il y avait eu le
« bon Vichy », patriotique, le sien, à distinguer de l'État policier ultérieur. Allait-on l'accuser d'avoir appliqué la loi ? Il n'était pas responsable des décisions relatives au STO. Après l'échec du volontariat – la « Relève », inaugurée en juin 1942, stipulait le départ en Allemagne de trois ouvriers contre le rapatriement d'un prisonnier –, la conscription de main-d'œuvre était devenue obligatoire. Puis, le 16 février 1943, avait été institué le Service du travail obligatoire, désastreux pour l'image déjà détériorée de Vichy qui, depuis le mois de novembre, devait payer quotidiennement cinq cents millions de francs au titre des « frais d'entretien des troupes d'occupation ». La France avait à compenser les énormes pertes subies par l'Allemagne à Stalingrad où le maréchal von Paulus venait de capituler. Bousquet s'était désolidarisé des mesures impopulaires touchant à l'envoi forcé de travailleurs outre-Rhin. Les Allemands eux-mêmes l'avaient soigneusement tenu à l'écart, l'interdisant d'avion un jour qu'il avait voulu s'en mêler. Il avait assisté à une seule entrevue de Laval avec Fritz Sauckel, le pourvoyeur de main-d'œuvre du Reich, et sa présence avait été mal accueillie. Il avait abaissé à dix-huit ans l'âge d'entrée dans les GMR pour permettre aux aspirants policiers d'échapper au STO. Tous les services de l'Intérieur avaient abrité des réfractaires. Le 1er mai 1943, Laval s'était adressé directement aux préfets, leur conférant les pleins pouvoirs afin de faire respecter les engagements pris vis-à-vis de Sauckel. Mais, tout en restant éloigné des négociations, le secrétaire général avait eu à cœur de surveiller leur développement. Ainsi Raymonde Bousquet raconta-t-elle à un chauffeur que son mari ne dormait plus, qu'on lui administrait des piqûres de remontant, et qu'« après beaucoup de démarches et de discussions, il avait réussi à soustraire cinq cent mille ouvriers (sic) au départ obligatoire19 ». Les proches sont souvent le meilleur public. Un certain nombre de documents de l'Intérieur, ici encore, hypothèquent l'action déclarée du sous-ministre : mises en demeure des jeunes gens concernés de se présenter au départ, chasse aux « défaillants », contrôles tous azimuts, prescription d'interner les
insoumis puis de les expédier d'office, ordre de révoquer les fonctionnaires à l'origine d'admissions de complaisance dans la police, rappels que seront immédiatement assujettis au STO ceux qui quitteront le rang. Les mêmes expressions revenaient : « intensifier recherches », « unifier listes », « sévérité exemplaire », « succès indispensable ». Le 19 mars 1943, Jean-Paul Martin autorisa la consultation du fichier des démobilisés par les autorités allemandes ; le 28 juin, René Marty incita à la « destruction systématique de tous aménagements intérieurs de logements et de tous abris découverts au cours opérations recherche groupes défaillants » ; le 21 juillet, Henry Cado attira l'attention du préfet de Tulle sur le risque de voir ceux-ci se disperser et gagner « par petits paquets » les départements voisins. Bousquet, face au jury de la Haute Cour, choisit de mettre en avant une « circulaire d'habileté » par laquelle il avait court-circuité la rétroactivité de la loi du 16 février : dans la police, en effet, les candidatures déposées avant cette date avaient continué d'être acceptées. « Peut-être n'ai-je pas été suffisamment un fonctionnaire à manches de lustrine qui respecte – ô combien – la valeur des textes, mais il faut quelquefois se donner à soimême des armes de défense20 », dit-il. Mais pourquoi s'était-il plaint, le 21 juillet 1943, des « jeunes Israélites [restant] dans l'oisiveté la plus complète » et avait-il ordonné de les mettre au boulot ? Pour en remontrer une fois de plus aux Allemands ? Il dit probablement la vérité sur un point : la police fut un indéniable refuge de réfractaires au STO. Mena-t-il là double jeu par conviction personnelle ou parce qu'il se rendait compte que, sur le terrain, gendarmes et policiers commençaient à tirer au flanc ? Lui-même, empêtré dans ses propres ambivalences, disant blanc aux uns, noir aux autres, savait-il où il voulait en venir, tandis qu'il bichonnait ses troupes de « libération » et les envoyait à la poursuite des « individus vivant en marge de la société », des « hors-la-loi » ? « En ce qui me concerne, il n'y a que les résultats qui comptent. […] Je veux bien être comptable des résultats, bons ou mauvais, mais je pense
tout de même que l'on ne voudra pas discuter sur les moyens que je jugeais [utiles] de voir employés pour empêcher que la guerre civile se déchaînât sur la France21. » La guerre civile : ces trois mots sont la réponse aux questions que l'on pourrait encore se poser sur le maintien du secrétaire général à son poste en 1943, alors que la déconfiture de Vichy crevait les yeux. Dans les hautes sphères, la hantise de la guerre civile avait supplanté celle des fusillades d'otages. Elle était devenue le moteur de l'action policière. Elle justifiait tout : l'obsession qu'on y avait de la conspiration ; le secret dont on entourait les opérations ; la méfiance conseillée aux préfets et aux intendants (ils devaient par exemple vérifier que les ordres donnés par téléphone émanaient bien du ministère) ; le soin avec lequel étaient examinées les mutations ; cette volonté que Bousquet avait de ménager les formations paramilitaires, dans l'attente d'une mission valable ; les réquisitions de civils qu'il suggérait pour décharger les GMR ; les instructions pratiques détaillées données à ceux-ci pour la « capture de groupes armés tenant la campagne ». Seule une minorité de réfractaires se firent combattants dans le maquis, mais celui-ci s'implanta et survécut grâce à la sympathie partagée qu'inspirèrent les jeunes en fuite. Une dynamique était lancée. « Les grands jours des maquis et les grandes tragédies étaient encore dans les limbes : à la fin de 1943, on était loin de l'insurrection nationale en France22 », écrit l'historien Harry Roderick Kedward. On en était loin, mais les hauts fonctionnaires de Vichy commençaient à trembler. Aujourd'hui, lorsqu'on demande à M. X, l'anonyme membre de la préfectorale, collègue de Bousquet, s'il éprouve des regrets d'avoir vécu cette époque si près du pouvoir, et ce qu'il a pu en retirer, il répond : « Nous avons évité la guerre civile. » 1 Cf. Antoine Lefébure, Les Conversations secrètes des Français sous l'Occupation, Plon, 1993. 2 Déposition de Roger Lefebvre, 12 juin 1945. 3 Lettre au juge d'instruction, 11 décembre 1947. 4 Marc Olivier Baruch a retrouvé des propos tenus à la presse par Laval le 13 décembre 1942, à l'occasion du deuxième anniversaire de sa déchéance provisoire. Propos« de nature à mettre un terme à la légende de Laval républicain » :« Je suis décidé à poursuivre et à imposer [ma] politique. Je briserai toutes les résistances, oui toutes ces résistances, vous m'entendez, c'est clair. Déjà plus de mille hommes ont été arrêtés par mes soins […]. Je continuerai, sans faiblesse […] et
je n'aurai aucune considération pour l'âge, les souffrances, les personnes. Vous avez connu un Laval auréolé par la légende parlementaire. C'est un autre Laval qui est aujourd'hui devant vous. Déjà un certain nombre de mesures ont été prises contre les Juifs. Je suis décidé maintenant à épurer l'administration de tous ceux qui sont restés fidèles au Front populaire. Je ne ferai pas surveiller, car cela ne sert à rien, je ferai arrêter, voilà tout. Il faut que le pays opte entre ma politique et le communisme. Aucune entente entre ces deux confessions n'est possible. » Et comme l'a fait remarquer M. O. Baruch,« que l'entourage immédiat du chef du gouvernement ait été fait non d'hommes politiques mais de hauts fonctionnaires apparaît […] plus comme un indice de professionnalisation que de républicanisation. […] Au nom du devoir d'obéissance et du primat de l'autorité, des hommes nourris dans la tradition républicaine et qui pouvaient en partager les valeurs n'eurent pas de difficultés à appliquer des mesures qui en violaient ouvertement les principes. »Servir l'État français, op. cit. 5 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 juillet 1948. 6 Déposition de Robert Buisseret, 21 mars 1945. 7 Déposition de René Bousquet (dans le cadre de l'instruction du procès des responsables du STMO), 15 septembre 1946. 8 Déposition de René Marty, 16 juillet 1948. 9 Cf. le témoignage de Jean Perré in La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 10 Le paquebot à bord duquel s'embarquèrent régulièrement pour Casablanca, en juin 1940, vingt-sept parlementaires, accusés ensuite de désertion. 11 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 12 Pour une partie de ses cadres : le reste des effectifs fut incorporé à la gendarmerie le 14 août 1944. 13 Il s'agissait d'André Hugon, détaché à la Sécurité militaire et officiellement en congé d'armistice : en réalité, ce capitaine était chef de poste des« Travaux ruraux »de Lyon (CE clandestin du colonel Paillole). 14 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 juillet 1948. 15 Il s'agit, semble-t-il, d'un maquis de l'AS, l'Armée secrète, dans la région de ChâtelMontagne, à l'est de Vichy (Chouvigny se trouvant à l'ouest), dont le chef civil s'appelait André Mandart. Ce maquis fut infiltré par la Milice. Cf. Georges Rougeron, Quand Vichy était capitale (1940-44), Horvath, 1983. 16 Déposition de Paul Favier, 17 juillet 1948. 17 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 4 août 1948. 18 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 juillet 1948. 19 Déposition d'André Loste, 22 mars 1945. 20 Audience du 23 juin 1949. 21 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 octobre 1948. 22 Cf.« STO et maquis », in La France des années noires, op. cit.
22 Détours du patriotisme « Dans l'esprit de M. Bousquet, il y avait trois sortes de “ maquis ” : le premier, qu'il appelait le “ maquis Sauckel ”, constitué par les réfractaires au STO et que la police française devait ignorer ; le deuxième, constitué par les cadres de l'Armée secrète, qu'il fallait conseiller et aider pour qu'ils ne se découvrent pas prématurément, ce qui aurait provoqué des représailles sans aucun bénéfice en contrepartie ; le troisième, constitué par des repris de justice et des gens sans aveu qui rançonnaient les paysans, pillaient les récoltes, faisaient peser sur le pays un régime de terreur. “ Ceux-là, disait-il, il faut les mettre à tout prix hors d'état de nuire, sinon notre malheureux pays verra reparaître les grandes compagnies et les routiers de jadis. ” “ D'ailleurs, ajoutait-il, si les Allemands n'avaient pas été assez cons pour enlever au paysan français son fusil de chasse, ce maquis-là n'aurait pas existé ”1. » Rapportée par le colonel Marty, cette définition des « trois maquis » était celle qui avait cours dans le cercle lavalien. Quelle attitude René Bousquet avait-il adoptée vis-à-vis des maquisards ? Il s'en expliqua dans un mémoire en défense2 décrivant comment la situation avait évolué au long de son mandat, abstraction faite – il eut soin de le préciser – des « petites opérations locales » du ressort des préfets. Dès septembre 1942, les Allemands manifestent de l'inquiétude à propos de la Savoie et du Limousin : le secrétaire général commence par feindre d'ignorer l'existence du maquis, puis par minimiser son importance, ce qui n'est pas alors trop difficile. Quand l'évidence devient impossible à nier, au printemps 1943, il change de tactique : « Je n'ai cessé de soutenir avec succès que l'activité de la Résistance était dirigée contre le gouvernement français seul, afin de pouvoir maintenir sur ce
plan une position absolue de non-coopération avec les autorités du Reich3. » Bref, brandissant les accords Oberg-Bousquet en vertu desquels les Allemands ne doivent réprimer que les actions directement menées contre leurs forces d'occupation, il soutient que la dissidence est un problème d'ordre intérieur à régler par la police française : les manifestations plus ou moins violentes que l'on peut constater visent d'abord et avant tout Vichy. Pour faire valoir ce point de vue, il orchestre à grand bruit « quelques opérations massives et spectaculaires » contre le maquis. Le « luxe de publicité » dont il entoure celles-ci est tel que les maquisards ont le temps de s'enfuir. D'août à décembre 1943, la recrudescence d'attentats rend de plus en plus intenable ce jeu de la souris Bousquet avec le chat Oberg. Le premier s'accroche aux accords franco-allemands, mais le second grogne et piaffe. Bousquet invente un nouvel argument : « Je [lui] reprochai de n'avoir point autorisé la police française à disposer d'un armement suffisant pour faire face à des organisations dont j'exagérai l'importance et la puissance, après l'avoir minimisée4. » Il retarde ainsi l'intervention, fait durer, fidèle à la vieille méthode de Laval, et s'arrange pour flanquer par terre tout effet de surprise lorsque l'Allemand, n'y tenant plus, lance ses blindés : gendarmes, Garde et GMR sont déjà sur le terrain. Tant que Bousquet se maintint à la tête de la police, il n'y eut pas de ces boucheries qui ensanglantèrent le paysage de l'année 1944. On peut tout aussi bien attribuer cet état de fait à sa politique du « bouclier » qu'à l'attente du débarquement allié chez ceux du maquis – sans parler des complicités nouées entre ces derniers et certains policiers qui se faisaient un devoir de les avertir des opérations à venir. Celles, sporadiques, que Bousquet affectait d'avoir laissées à la responsabilité des préfets, avaient été encouragées par ses circulaires. À la lecture des directives données par le secrétaire général, la nuance entre « bandits » et « bons résistants » ne saute pas aux yeux. On se heurte ici à la même difficulté d'interprétation que pour le comportement de Laval, tour à tour protecteur et répressif, démentant en paroles des ordres qu'il venait d'écrire. Bousquet profita-t-il des conférences aux préfets et aux
intendants pour distribuer un antidote à ses consignes officielles ? Rien n'est moins sûr. La hantise du péril bolchevique demeurait immuable, la « propagande étrangère » étant susceptible de s'infiltrer partout. À Paris, rue de Monceau, le directeur de cabinet lui-même, Joseph Léger, ouvrait l'œil en permanence. Le 22 août 1942, il recommanda aux préfets de zone occupée de « redoubler de vigilance », tous les sabotages imaginables étant à redouter. Quelques jours plus tard, dans une note rédigée sur la foi d'informations recueillies de la bouche d'un indicateur, il mit en garde contre de possibles évasions de militants communistes emprisonnés ou internés. La pénurie de cadres du Parti était en cause : « Le résultat de cette situation ne s'est pas fait attendre et on considère au Comité central que l'appareil communiste est “ coiffé en zone non occupée par les dirigeants du mouvement gaulliste ”. » Il fallait se méfier de tous. Les arrestations de dirigeants de l'ex-PC battaient leur plein, on le sait, au nord de la ligne de démarcation, au point que le général von Stülpnagel adressa des félicitations à Bousquet dans les premiers jours de novembre, par l'intermédiaire de Fernand de Brinon. Bousquet contesta plus tard avoir été félicité de la sorte : l'enthousiasme du Militärbefelshaber se rapportait aux prouesses des Brigades spéciales de la PP, et regardait par conséquent Bussière (qui reçut à deux reprises des gratifications en marks). Brinon, interrogé sur cet épisode, refusa de répondre. « Je ne parlerai plus jamais, dit-il au commissaire venu le solliciter. Je regrette de vous faire cette déclaration. J'ajoute que la meilleure manière de vous éviter ces dérangements est de m'exécuter rapidement5. » Son souhait fut exaucé trois semaines plus tard.
Déterminé comme il l'était à écrabouiller les « terroristes » – même si les méthodes du SPAC ou des BS lui levaient le cœur –, comment Bousquet aurait-il pu distinguer entre FTP et autres ? Il y a tout lieu de penser que les très nombreuses arrestations, celles dont il se vantait en
Conseil des ministres, touchèrent vite, indifféremment, résistants des villes et résistants des champs, communistes et non communistes. La commission d'instruction de la Haute Cour trouva la trace d'une « opération massive et spectaculaire » contre le maquis durant la période où il avait été sous-ministre. Le 12 mai 1943, dans une dépêche, signée de sa main, adressée au préfet régional de Limoges, il était question d'une « opération de nettoyage du département de la Corrèze et, éventuellement, des départements voisins ». Il avait désigné pour la diriger l'intendant de police Cussonac, un ancien commissaire divisionnaire qu'il venait de promouvoir (et qui sera exécuté à la Libération). Le double but à atteindre était fixé en ces termes : « Remettre, chaque fois que cela sera possible, à la disposition des services du travail les réfractaires ; arrêter et, s'il le faut, briser par la force toute résistance des bandes communistes. » Interrogé par le juge sur ce document, Bousquet expliqua qu'il l'avait écrit sous la dictée de Laval afin d'empêcher une action des troupes allemandes. Il s'agissait d'une « parade » à une « situation de tension permanente ». Pour démontrer à son interlocuteur que les éventuelles cibles de sa police n'étaient pas des résistants, il tira argument d'un télégramme du 21 juillet6 suivant faisant allusion à des « groupes armés » : n'était-il pas universellement reconnu qu'à cette époque, les « forces organisées de la Résistance ne disposaient pas d'armes ni de munitions » ? Un raisonnement à couper le souffle. « Par contre, dit-il, il s'était constitué dans cette région, comme ailleurs, quelques bandes puissamment armées, composées en majorité d'étrangers, et parmi lesquels se recrutaient les agents de la police allemande qui parvinrent, à un moment donné, à décimer ou à faire arrêter la presque totalité des chefs de la Résistance7. » La police, en somme, ne pourchassait que des provocateurs ! Le magistrat instructeur lui présenta d'autres pièces attestant la réalité d'un ratissage du département de la Creuse, limitrophe de la Corrèze, qui avait abouti à l'arrestation de cinquante-deux personnes, dont vingt-trois
« terroristes », entre le 1er et le 19 août 1943. « Ce sont des mesures locales que je n'ai pas connues », répliqua sobrement l'inculpé. Le témoignage d'André-Jean Faure, préfet de Limoges8 en avril et mai 1943, lui fut d'un grand secours : « Une des difficultés angoissantes surgies en Limousin, qui excitait la colère des Allemands, était la présence de nombreux résistants sur le plateau de Millevaches. Tous les transfuges du STO et notamment les ouvriers de la manufacture d'armes de Tulle s'[y] réfugiaient9. » Le préfet Faure, aussi célèbre pour ses gilets fleuris que pour un disgracieux strabisme divergent, conta à la justice comment, une nuit de mai 1943, il avait été alerté de l'envoi imminent de deux compagnies de SS équipées de mitrailleuses lourdes : il s'était précipité à Vichy « sans désemparer » et avait obtenu de Bousquet « qu'il arrachât au général Oberg le contre-ordre attendu ». D'où une opération à grand tralala montée sitôt après, colportée dans tout le corps préfectoral10. Faute de connaître les endroits précis où celle-ci avait pu se dérouler, le SRPJ de Limoges chargé d'enquêter sur l'affaire en 1946 déclara forfait. On dut s'en tenir à l'hypothèse qu'il n'existait pas de lien entre la lettre du mois de mai et le télégramme de juillet, sans rapport non plus avec les événements creusois. Un autre témoignage rendit service à Bousquet, celui de Robert Buisseret, le chauffeur que son franc-parler avec les GMR avait tellement marqué. Il se rappela une pittoresque balade au maquis de Meymac, en Corrèze, où les maquisards avaient attaqué des GMR, justement. Cela se passait au début de 1943 : « Nous étions seuls et nous avons traversé tout le maquis. Nous avons rencontré plusieurs maquisards armés qui ont bien vu la voiture de M. Bousquet, laquelle était munie de la cocarde tricolore. Il n'y a eu aucune animosité de leur part contre nous. Je dois d'ailleurs dire que chaque fois que la police faisait une opération contre le maquis, M. Bousquet faisait prévenir les maquisards, et ceux-ci le considéraient comme un ami11. » Un ami, vraiment ? Bousquet faillit avoir moins de chance une nuit, au volant de sa Delahaye, comme il traversait un bois. Le chien-loup Major qui somnolait à ses côtés se dressa brusquement, gronda et s'élança par la vitre ouverte de la puissante auto. Bousquet pila… à point nommé : un câble avait été tendu en travers de la route.
La Haute Cour examina une autre affaire ayant trait à la Résistance en Savoie et Haute-Savoie. Avant d'en détailler les tenants et les aboutissants, Bousquet tint à informer le juge que, peu après son installation à l'Intérieur, il avait dépêché son lieutenant Pierre Saury à Annecy12 où le SOL, antichambre de la Milice, venait de malmener l'universitaire François de Menthon, l'un des chefs historiques du mouvement Combat : en mai 1942, des activistes lui avaient fait prendre un bain forcé dans un bassin de la ville. À force de parlementer, Saury était parvenu à apaiser les esprits, et Bousquet avait pu, dit-il, éviter d'autres tracas au militant démocrate-chrétien. Au début du mois de mars 1943, l'agitation soulevée par le STO à Thonon-les-Bains faillit, cette fois, provoquer une intervention italienne. Bousquet demanda alors à André Boutemy, le directeur des RG, naguère en poste dans la région, d'aller y faire un tour. Boutemy s'acquitta fort bien de sa mission, ramenant le calme en deux temps, trois mouvements. Dans le courant du mois d'avril, Jean-Paul Martin quêta, en toute amabilité, l'agrément du préfet de Haute-Savoie pour la constitution de « groupes spéciaux de défense du territoire recrutés au sein de la Légion et en dehors du SOL13 ». Le maintien de l'ordre était assuré. Mais, à la fin du mois de mai, Boutemy, on s'en souvient, fut remplacé par le sinistre Baillet, des Brigades spéciales. La première idée de celui-ci fut de se rendre en Savoie et en Haute-Savoie pour y organiser un coup de filet géant. Bousquet réussit à le convaincre de se laisser escorter par un policier « sûr » que lui recommandèrent Boutemy et son ami Saunier. Au cours du déplacement, Baillet renonça à son projet initial, mais se mit en tête d'établir des listes d'« individus à interner », classés par catégories : suspects de gaullisme, de communisme ou de « sympathies agissantes » pour la Résistance. À la mi-juillet, une réunion eut lieu au cabinet de Cado à laquelle participèrent Baillet, Buffet – le directeur de la PJ –, l'intendant Cussonac, son collègue Barthelet, également nommé par Bousquet, et le chef de la Gestapo, Geissler. Baillet tenait une liste de 411 noms ;
Geissler, une autre de 103 noms. Cent cinquante-neuf noms furent retenus de la première, et ceux de la seconde intégralement maintenus. L'histoire se solda par 83 arrestations à partir de la liste Baillet, et 26 à partir de la liste Geissler. En Savoie et Haute-Savoie, des policiers résistants avaient sonné l'alarme. Les arrêtés d'internement furent signés par Bousquet. « J'estimais qu'il était déloyal de faire porter localement par des préfets le poids d'une responsabilité qui n'était pas la leur14 » – telle fut sa justification. Mais l'ex-secrétaire général avait, comme à son habitude, « donné » des deux côtés. En ces mois de mai-juin 1943 où la situation savoyarde l'avait tellement mobilisé, il était intervenu, à la demande de Georges Hilaire, en faveur de l'écrivain et critique d'art Jean Cassou15, résistant de la première heure replié à Toulouse : celui-ci, sous le coup d'un internement consécutif à une peine de prison, fut libéré le 13 juin. En septembre 1943, Bousquet confia à son ami notaire Robert Vaquier, l'ancien clerc montalbanais, de passage à Vichy, que les Allemands s'apprêtaient à attaquer le maquis du Puy-de-Dôme « avec 4 000 SS armés de lance-flammes16 ». Vaquier, n'écoutant que son patriotisme, courut en parler à un fonctionnaire du secrétariat d'État aux Communications, lequel alerta à temps une personne bien placée. Aux Célestins, René Marty était en relations avec une organisation implantée dans l'Allier, au voisinage de celle d'André Mandart. Un inspecteur de police alsacien servait d'officier de liaison. « Quand une opération était en route, M. Bousquet ou le plus souvent moi-même, nous disions sous un prétexte quelconque à cet inspecteur de venir surveiller notre bureau dont nous nous absentions pour un moment. Sur la table, bien en évidence, nous laissions le plan de l'opération dont l'inspecteur prenait connaissance. Il avertissait ensuite le colonel Rossat17. » L'intéressé confirma : « J'ai pu ainsi éviter au moins six fois le contact avec les forces de police envoyées contre nous18. » Le colonel Fernand Rossat, ancien chef de groupe de la garde des communications, avait monté une section du mouvement Ardents qui participa aux combats de la Libération dans la montagne bourbonnaise. En marge de la Résistance
gaulliste, les « Ardents avaient tenu à préserver fermement leur indépendance en ne se rattachant à aucune autre formation, écrit Georges Rougeron. Ils attribuèrent au souci de se tenir à l'écart de tout embrigadement politique le refus de leur reconnaissance par le CNR [Comité national de la Résistance]19. » Une position qui devait convenir à Bousquet. Il faut intégrer à cette rubrique des « bons tuyaux » la déposition déjà évoquée de Pierre Saury, en 1945, au sujet de son service officieux de surveillance des collaborationnistes : « Jamais M. Bousquet ne demanda à ce service de lui fournir des renseignements sur les organisations de Résistance. Copies de toutes les notes de renseignements […] établies étaient d'ailleurs remises régulièrement au BCRA, réseau Praxitèle, et au service clandestin de Sécurité militaire en France du colonel Navarre. » On se souvient du certificat de bonne conduite fourni par ce dernier. Au cours de l'audience de son procès, en 1949, Bousquet résuma ainsi son attitude dans le domaine du renseignement : « Ayant eu, en deux ou trois circonstances, en 1942, des informations pouvant avoir une valeur militaire, j'avais dit à un de mes collaborateurs : “ C'est tout de même dommage d'avoir des informations pareilles ; il est dommage que les Français qui sont à Londres, et qui doivent avoir une tâche difficile, ne puissent pas les avoir. ” Et il m'a dit : “ M. Bousquet, mais ce n'est pas impossible. Nous pourrions peut-être les faire passer à l'OCM [Organisation civile et militaire]. ” J'ai dit : “ La seule chose que je vous demande, parce que je ne suis pas amateur de double, de triple jeu, c'est de me laisser en dehors de toutes les opérations. Je n'ai pas besoin de police d'assurance pour l'avenir. La seule chose que je vous demande, c'est que, dans les informations que vous recueillerez, chaque fois que ces informations pourront permettre à des Français, fussent-ils à l'étranger, d'y défendre leur pays et d'y défendre la France, vous leur devez ces informations et je vous prie de les leur transmettre. ” » En 1948, le sous-directeur du personnel au ministère de l'Intérieur, Henri Larrieu, fit part au juge d'instruction de ses impressions sur Bousquet. Bon camarade de celui-ci, Montalbanais comme lui – mais les
deux hommes s'étaient connus à Paris en 1930, chez Marcel Héraud –, il avait, grâce à cela, occupé le poste d'intendant de police à Dijon durant toute l'année 1943. En septembre, le secrétaire général l'avait convoqué à Vichy : « Certains renseignements étaient parvenus à Laval, d'après lesquels le maquis prenait une extension considérable dans l'Yonne où il n'y avait aucune répression, ce qui était exact mais dangereux pour moi. Bousquet m'a mis au courant. Je lui ai répondu, parce que j'avais une certaine confiance en lui, que j'estimais que les intendants n'avaient pas à faire de la répression et que je n'en ferais pas. Il m'a déclaré : “ J'ai été obligé de vous convoquer mais votre attitude est la bonne, n'ayez aucune crainte. ” Encouragé par ces paroles, je lui ai fait quelques confidences […]. Je lui ai dit que j'étais en contact avec la Résistance – en réalité, j'y étais entré officiellement en novembre 1942 –, il n'en a pas paru surpris. Évidemment, tout cela était dit à mi-mot parce qu'à cette époque on ne s'entretenait pas ouvertement, même avec des personnes qu'on connaissait. Mais, en me quittant, Bousquet m'a tapé sur l'épaule en me disant de rentrer tranquillement chez moi. Tant qu'il a été au secrétariat général, je n'ai pas été inquiété […]. Je l'ai mis au courant de l'arrestation d'un parachutiste que j'avais pu faire passer en Suisse et il m'a approuvé20. » La suite de ce témoignage, qui se voulait pourtant favorable, écorna l'image du Bousquet créateur d'une armée résistante camouflée : Larrieu affirma qu'à l'école de police de Plombières, lui-même avait pris l'initiative d'entraîner ses hommes en vue des combats de la Libération, et ajouta : « Je n'ai pas dit cela à Bousquet, mais il était assez intelligent et perspicace pour le comprendre. » Le secrétaire général n'aurait donc pas été, comme il le prétendait, l'instigateur des ralliements de policiers à la Résistance ? On se souvient encore du substitut Lespinasse, de Toulouse, qui avait requis la peine capitale contre le fondateur de la 35e brigade des FTPMOI. Ce grand ancien du lycée Ingres, présenté par le garde des Sceaux Maurice Gabolde – l'homme des sections spéciales – comme un « magistrat doux et charitable qui s'était acquis une honorable réputation en dirigeant des œuvres de relèvement de l'enfance coupable21 », avait été
abattu le 10 octobre 1943. Le samedi 23 octobre, ce fut au tour de l'intendant Barthelet d'être assassiné à Toulouse, attentat commandité par Alger. Le secrétaire général prononça un discours-fleuve aux obsèques de son ancien protégé, côtoyé peu auparavant dans le cadre savoyard et qui, avant sa nomination en Haute-Garonne, avait mis la main à la pâte dans la « mission Desloges » : « La seule consolation que nous voudrions avoir serait la certitude que ce n'est point par une main criminelle française que Roger Barthelet a versé son sang pour une patrie qu'il aimait. […] Tel est l'homme […] à l'égard duquel, par la voie de leur radio dissidente, gaullistes et communistes multipliaient les appels au meurtre. Tel est l'homme qu'une sournoise propagande dénonçait à la vindicte de nos néo-patriotes. […] Ainsi, à quelques jours d'intervalle, deux hommes tombent sous le coup des balles terroristes. Hier, c'était l'un des plus grands espoirs22 de la magistrature française, l'avocat général Lespinasse. […] On tue, on pille, on vole, aux accents d'une propagande dissidente déchaînée qui, parlant au nom de l'étranger dont elle vit, semble avoir perdu dans l'exil qui se prolonge l'essentiel des qualités qui marquent le génie de notre race. On voudrait, pour mieux crucifier la France, ajouter les horreurs de la guerre civile aux ravages de la guerre tout court. […] Contre le terrorisme qui monte, contre le communisme qui l'inspire ou qui l'exploite, contre les forces étrangères qui l'animent, [le gouvernement français] luttera avec une volonté froide et implacable. Ceux qui, ici ou au-delà des mers, menacent, condamnent et exécutent, doivent réfléchir sur l'ignoble conséquence de leurs actes. […] Les forces françaises du maintien de l'ordre restent dans le pays l'expression vivante de la souveraineté nationale. […] Confiante dans la sagesse et le patriotisme du chef vénéré que la Providence nous a donné, ambitieuse d'aider le chef du gouvernement, M. Pierre Laval, à poursuivre une tâche à laquelle l'Histoire rendra hommage, la Police française partage l'existence quotidienne de notre population. […] Elle met à son service le meilleur d'elle-même. » Devant le juge, Bousquet eut toutes les peines du monde à justifier cette oraison funèbre. Il marchait sur des œufs : « Assez gravement malade » au moment des faits, il avait tout de même remplacé au pied
levé Philippe Henriot, l'orateur en chef de la collaboration, pour l'empêcher de représenter le gouvernement. Il n'avait pas parlé en son nom personnel. « Modifiant presque de fond en comble le projet Henriot, j'ai soumis au gouvernement un texte que j'eus beaucoup de mal à défendre. Dans le climat de 1943, on souhaitait quelque chose de plus net et de plus catégorique. Il faut en effet, pour l'apprécier, reprendre ce texte dans son intégralité. […] Je pourrais naturellement attirer votre attention sur l'interprétation que l'on peut donner à de nombreux passages où, tenant compte d'une situation de fait et parlant suivant des directives qui s'étaient affirmées par une discussion du texte lui-même, je me suis efforcé d'adresser un dernier appel à la sagesse. Dans la situation qui était la mienne en fin 1943, c'était un testament23. » Et quel testament ! Dans son système de défense, au chapitre « Résistance », Bousquet voulut-il tirer parti, après coup, des ravages de la Milice qui s'étaient produits lorsqu'il n'était plus aux commandes, et justifier d'un même mouvement ses accords avec Oberg – alors que l'absence de grands affrontements entre partisans et forces de l'ordre, durant son mandat, avait été plutôt conjoncturelle ? Ou avait-il sincèrement tenté de protéger certains maquis contre les occupants, lui qui n'avait pas fait grand cas des victimes de la « mission Desloges » ? Comme l'intendant Barthelet, il aimait son pays et avait un sens aigu de la légitimité, celle du régime qu'il servait. Il se faisait une certaine idée de la Résistance, et une idée encore plus précise des ennemis de l'intérieur. Lorsqu'il proclamait sa « volonté d'empêcher coûte que coûte toute intervention de la force publique qui pouvait conduire à la guerre civile s'ajoutant à l'occupation étrangère24 », il signifiait simplement que son rôle à lui était de maintenir l'ordre établi par Vichy. Pour ce chantre de la « conciliation » et de la « réconciliation » nationale menacée par l'étranger sous toutes ses formes, certains Français – ceux qui n'étaient ni communistes ni trop hostiles à Laval – étaient plus Français que d'autres, aux cas particuliers près qu'on lui soumettait directement : « On ne faisait jamais appel à lui en vain », soutiennent ses proches.
Yves Cazaux, son ami de toujours, lui-même alors honorable correspondant des services spéciaux clandestins, a aujourd'hui cette phrase : « Pour les résistants de Vichy, René Bousquet était la garantie suprême25. » 1 Déposition de René Marty, 12 mars 1945. 2 Cf. mémoire du 13 novembre 1945. 3 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 8 septembre 1948. 4 Cf. mémoire cité. 5 Déposition de Fernand de Brinon, 25 mars 1947. 6 Cf. chapitre précédent, p. 352. 7 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 10 septembre 1948. 8 Il assura cet intérim tout en conservant, jusqu'en juillet 1943, la direction des camps d'internement dont il avait été nommé inspecteur général en septembre 1941. 9 Déposition d'André-Jean Faure, 9 août 1948. 10 Cf. Pierre Trouillé, Journal d'un préfet pendant l'Occupation, Gallimard, 1964. 11 Déposition de Robert Buisseret, 21 mars 1945. 12 Dans la Savoie voisine, Paul Touvier était alors un des patrons du SOL. Cf. Laurent Greilsamer, Daniel Schneidermann, Un certain Monsieur Paul, l'affaire Touvier, Fayard, 1989. Le 20 avril 1994, l'ancien milicien a été condamné à la réclusion perpétuelle pour crime contre l'humanité. Il est mort le 17 juillet 1996. 13 Dès avant 1943, la Légion française des combattants, très« antiboche »et« Maréchal, nous voilà ! », entretenait des rapports aigres avec le SOL, de tendance plus« dure », en passe de donner naissance à la Milice (cf. Jacques Delperrié de Bayac, Histoire de la Milice, 1918-1945, Fayard, 1969, rééditée en 1994). Le 10 mai 1943, René Bousquet écrivit au directeur de la Légion, Raymond Lachal, que les groupes spéciaux de Haute-Savoie, représentant l'« élite de la population », constituaient« un des plus fermes soutiens de la Révolution nationale » : la manœuvre visait à tenter de freiner la Milice. 14 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 26 juin 1948. 15 Cf. Laurence Bertrand Dorléac, L'Art de la défaite, 1940-1944, Le Seuil, 1993. 16 Lettre de Robert Vaquier au juge d'instruction, 9 août 1945. 17 Déposition de René Marty, 16 juillet 1948. 18 Déposition de Fernand Rossat, 16 mars 1945. 19 In Quand Vichy était capitale (1940-44), op. cit. 20 Déposition d'Henri Larrieu, 30 juin 1948. 21 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit. 22 Pierre Lespinasse avait largement la soixantaine… 23 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 octobre 1948. 24 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 juillet 1948.
25 Entretien du 3 février 1994.
23 La rafle du Vieux-Port Les Allemands tournaient autour du pot depuis quelque temps : ils rêvaient de s'en prendre à Marseille que, depuis Berlin, les nazis regardaient comme le « Chicago » de l'Europe. Ils n'étaient pas les seuls à cristalliser de la sorte leur obsession de « purification » autour du grand port méditerranéen. Dès 1941, Lucien Rebatet parlait de « Marseille-laJuive » dans le très collaborationniste Je suis partout : « Cette populace bâtarde, écrivait-il, cette vulgarité huileuse, olivâtre, qui est le fruit d'on ne sait quels baroques et impurs croisements, cette mixture de Bicots, d'Arméniens, de Maltais, de Smyrniotes, l'unique coin de France où la décadence de la race par le métissage soit vraiment un fait1. » Dans la revue municipale d'octobre 1942, l'académicien Louis Gillet présentait les vieux quartiers de la ville comme « un des cloaques les plus impurs où s'amasse l'écume de la Méditerranée ». « Décrépitude », « pourriture », « lèpre », « gangrène », « enfer vermoulu », « charnier en décomposition », « empire du péché et de la mort », tels étaient les mots dont se gargarisait ce condisciple de Charles Péguy pour faire frissonner ses lecteurs et leur demander : « Ces quartiers jadis patriciens, abandonnés à la racaille, à la mort et à la honte, quels moyens de les vider de leur pus et de les régénérer2 ? » Henry Du Moulin de Labarthète avait gardé un piquant souvenir du voyage de Pétain à Marseille en décembre 1940 : « Toute la lie du port semblait s'être donné rendez-vous : marlous, proxénètes, escarpes, bicots épileptiques, débardeurs rongés de petite vérole, un vrai décor à la Carco3. » D'entrée de jeu, Marseille avait été promue « capitale de l'“ anti-France ” », pour reprendre l'expression du chercheur Christian Oppetit4.
Le dimanche 3 janvier 1943, en fin d'après-midi, une bombe éclate dans une maison de tolérance marseillaise. Quelques minutes plus tard, à une encablure de la Canebière, c'est la salle à manger d'un hôtel qui est dévastée par un engin explosif. Les deux établissements ont en commun leur hospitalité à l'égard de l'occupant. On ramasse des morts, des blessés. Branle-bas de combat à l'hôtel de Noailles où le général Mylo, commandant allemand de la place, a installé son état-major : couvre-feu immédiat. Le préfet régional Joseph Rivalland est sommé de désigner sur-le-champ des otages à exécuter. Ancien militaire, ce haut fonctionnaire, qui fut le prédécesseur de Bousquet au secrétariat général à la police, n'a pas froid aux yeux : « Il n'y a qu'un otage ici, c'est moi », réplique-t-il. Le lendemain, l'état de siège est décrété à Marseille et le préfet récalcitrant mis en demeure de répercuter à ses subordonnés la décision prise au niveau le plus élevé de la Wehrmacht : placée sous contrôle allemand, la police marseillaise doit procéder à deux mille arrestations. Rivalland refuse. L'affaire fait déjà grand bruit à Berlin. L'état-major de liaison a télégraphié à l'OKW, le haut commandement de la Wehrmacht, un rapport alarmant qui est tombé sous les yeux de Hitler. Dans la lutte qui les oppose aux SS, les militaires ont-ils voulu jouer un mauvais tour à la Sipo-SD ? La réaction ne se fait pas attendre. Karl Oberg reçoit un télégramme cinglant de Himmler : « Je ne comprends pas que vous ne m'ayez pas tenu au courant de l'état des choses à Marseille. Le Führer est très énervé et mécontent. Il a décidé ce qui suit : le quartier du VieuxPort, qui est connu pour être un refuge de la pègre internationale, doit être immédiatement évacué par la population ; en même temps que l'évacuation, on procédera à une visite à fond du quartier du port pour y découvrir des passages souterrains et des dépôts cachés ; sur quoi, pour des raisons militaires, le quartier sera abattu par le génie de la Wehrmacht. Vous vous rendrez immédiatement par avion à Marseille et y
attendrez le général d'armée Daluege que j'envoie là-bas personnellement par avion, et qui me fera personnellement un rapport5. » Un ordre du Führer ne se discute pas. Oberg se précipite à Marseille – en train, toutefois – et retrouve Kurt Daluege. Le grand patron de l'Orpo, la police d'ordre en uniforme, est porteur d'une lettre de Himmler encore plus désagréable que son télégramme. Mais, ce mercredi 6 janvier, les deux hommes découvrent une ville calme, impression confirmée par des conversations avec le consul von Spiegel et leurs collègues nazis : le colonel Griese, qui commande le 10e régiment SS cantonné sur place depuis un mois, et Rolf Mühler, ex-animateur de la « mission Desloges » et nouveau chef du SD local. Oberg et Daluege rentrent à Paris. Dans les souvenirs du premier, René Bousquet est convié à dîner boulevard Lannes le jeudi soir. Selon Bousquet, il ne s'agit nullement d'une invitation, mais d'un entretien en urgence accordé à sa demande expresse : il souhaite intercéder en faveur de Maurice Sarraut6 que la Gestapo vient d'arrêter à Toulouse. La Dépêche a beau se conformer aux règles de la censure et donner de réels gages de complaisance vis-à-vis du régime, elle n'en est pas moins considérée par les collaborationnistes comme un symbole de la « démocrassouillerie ». Son vieux directeur est accusé d'avoir une « attitude antiallemande » et d'entretenir des liens avec la « résistance espagnole ». Bousquet a mis sa démission dans la balance : si on ne relâche pas Sarraut, il s'en ira. Oberg accepte donc de le recevoir dans l'après-midi du jeudi 7 janvier, mais un brouillard à couper au couteau empêche l'avion de décoller à temps de l'aérodrome de Vichy-Rhue. Le secrétaire général n'arrivera boulevard Lannes que tard dans la soirée. La discussion avec les responsables SS ne porte donc pas sur la situation marseillaise, mais sur le cas de Maurice Sarraut, lequel, grâce à Bousquet, sera libéré peu après. C'est incidemment que le visiteur apprend le récent voyage de Daluege dans le Midi. On ne lui en dit pas plus. Oberg attend de savoir si le compte rendu du chef de l'Orpo va ou non infléchir la position de Himmler.
Le 8 janvier, Rivalland téléphone à Vichy. Où en sont les démarches dans les sphères gouvernementales ? Qu'en est-il de son refus d'obtempérer à l'injonction allemande ? « Ça va mal7 », lui répond laconiquement Bousquet. En fin de journée, Georges Hilaire, le secrétaire général à l'administration, rappelle le préfet pour lui annoncer qu'il est « juilletisé », autrement dit limogé en application de la fameuse loi du 17 juillet 1940 selon laquelle tout fonctionnaire peut être relevé sans qu'on lui en indique le motif. Exit Rivalland. Entre-temps, Daluege est rentré à Berlin et a vu Himmler. Celui-ci ne varie pas d'un pouce et le fait savoir à Paris. Oberg convoque alors Bousquet et, dira-t-il, l'informe du projet d'évacuation et de destruction du Vieux-Port. Il lui demande de n'en parler qu'à Laval. Tout au long de sa défense, Bousquet niera : « J'affirme de la façon la plus nette que, si j'ai appris qu'une décision allemande allait provoquer à Marseille des opérations de police particulièrement importantes, je ne savais en aucune manière qu'elles doivent (sic) porter spécialement sur le Vieux-Port. De même, j'ignorais qu'il puisse s'agir de l'évacuation d'une partie de la ville8. » Si l'on se fie à cette version, Oberg, lors de ce rendez-vous de janvier, se serait contenté d'évoquer une possible intervention policière. Bousquet l'aurait senti « dépassé par les événements » et en aurait référé au chef du gouvernement. À Marseille, le successeur de Rivalland a été désigné. Ce sera Lemoine9, le préfet régional de Limoges. Il se met en route le lundi 11, tandis que Rivalland plie bagage. La passation de pouvoirs est expédiée. Le préfet sortant monte dans un train de nuit à destination de Vichy. À ce moment, René Bousquet et les hauts fonctionnaires des Célestins ne savent-ils vraiment rien de précis ni de très alarmant sur les intentions allemandes ? Les dépositions de Joseph Rivalland permettent de penser le contraire. Peu après la Libération, celui-ci dira : « À mon arrivée à l'hôtel du Parc [le 12 janvier], je vis quelques minutes M. Bousquet qui me dit que […] les Allemands voulaient faire subir à [Marseille] le sort de Prague […]. Avant mon départ de Vichy10, j'appris que de grandes
opérations de police allaient avoir lieu à Marseille. J'appris cette information le 12 janvier 1943, au ministère de l'Intérieur11. » Le « sort de Prague »… Une allusion aux épouvantables représailles qui avaient suivi l'assassinat de Heydrich en mai 1942. Lors d'une seconde déposition, déjà citée, dans le cadre du procès Bousquet, Rivalland n'en démord pas : « J'arrivai à Vichy le mardi 12 janvier vers midi et me rendis immédiatement à l'hôtel du Parc où je rencontrai presque aussitôt M. Bousquet qui paraissait en tenue de voyage12. » Ces minces détails auront leur importance. Ce même mardi 12 janvier, à 16 h 30, Jean-Paul Martin, le directeur de cabinet de Cado, envoie un télégramme secret aux préfets de la région lyonnaise et du Sud-Est : « Secrétaire général à la police accompagne général allemand Oberg voyageant strict incognito. Quitteront Paris par wagon spécial train régulier 12 janvier 19 h 10 […]. Arrivée Marseille 9 h 50. » Le « plan no 1 », soit une série de mesures de sécurité exceptionnelles, est déclenché. Dans quelles conditions ce voyage a-t-il été décidé ? C'est tout l'objet du débat qui va s'instaurer pendant la procédure judiciaire. Au cours de sa première audition sur commission rogatoire d'un juge marseillais, Bousquet déclare qu'Oberg a reçu de Berlin un ordre de mission pour se rendre à Marseille et que Laval l'a alors prié d'accompagner le chef SS. Il réitère peu ou prou cette explication dans ses interrogatoires ultérieurs. Entendu à son tour, Oberg présente les choses différemment : Bousquet, bel et bien informé par ses soins – à Paris, entre le 8 et le 12 janvier – de l'ordre impératif émanant de Himmler, veut négocier ; il propose de substituer la police française à la police allemande pour l'exécution des opérations. Lui, Oberg, acquiesce. Bousquet suggère alors qu'ils aillent ensemble à Marseille pour une mise au point générale. À partir de ces déclarations d'Oberg, faites en 1946, Bousquet est embarrassé. Il finit par reconnaître que c'est en effet à son instigation – et à celle de Laval – qu'Oberg l'a accompagné à Marseille, et non pas l'inverse. L'objectif n'était donc pas, comme il l'a soutenu jusqu'ici, d'« informer le chef du gouvernement du but du voyage d'Oberg »…
Bousquet n'en persiste pas moins à assurer qu'il ignorait tout du véritable plan allemand13. Il savait que quelque chose de grave se tramait, sans plus, et qu'il devait épauler le trop nouveau préfet. Il s'embrouille dans les dates et, lorsque le juge lui fait part de la seconde déposition de Joseph Rivalland, par laquelle celui-ci maintient ses premiers dires, voici sa riposte : « Il est exact que, par des informations parvenues directement au gouvernement et provenant des milieux militaires allemands, on disait à cette époque que la situation de la ville de Marseille, après les nouveaux attentats qui y avaient été commis, nécessitait une intervention comparable à celle qui avait eu lieu à Prague14. » Malheureusement, quelques lignes du procès-verbal de cet interrogatoire ont sauté. On ne saura donc pas si Bousquet continue à nier farouchement avoir croisé Rivalland le jour de son départ pour Marseille, ou s'il évite d'en parler. Tenons-nous-en à sa version primitive – celle, ensuite rectifiée, selon laquelle il suivit Oberg à la demande de Laval. Il était à Paris au moins la veille du départ pour Marseille, dit-il. Mais une petite phrase semble le trahir : « Aussitôt après la décision du chef du gouvernement me demandant de me rendre à Marseille, et dans la même journée, je quittai Vichy pour Paris15. » La date et l'heure de la « décision » (en fait, la proposition à Oberg) sont connues par le télégramme de Martin : 12 janvier, 16 h 30. Le témoignage de Rivalland est fort plausible, même si Bousquet croit se rappeler qu'il a fait réserver ses places le 11 janvier (précaution bien peu vraisemblable de la part d'un quasi-ministre).
Le mercredi 13 janvier au matin, un petit comité d'accueil attend Bousquet, Oberg et leur suite sur le quai de la gare Saint-Charles. Lemoine, qui tutoie le secrétaire général, est là avec du personnel de la préfecture et l'intendant de police Maurice de Rodellec du Porzic, un capitaine de vaisseau comme les affectionnait Darlan. Les Français filent à la préfecture. Peu après, une estafette allemande se présente pour les conduire jusqu'à une villa du Roucas-Blanc, quartier qui longe la Corniche, où un agent du consulat a pris ses quartiers d'hiver. Outre Bousquet, Lemoine et Rodellec du Porzic, le préfet des Bouches-duRhône René Chopin fait partie de la délégation attendue par Oberg.
Bousquet insiste pour que Pierre Barraud, le préfet de la ville, se joigne à eux. En arrivant à la villa, c'est à un véritable aréopage allemand que se trouvent confrontés les cinq Français. Autour d'Oberg, il y a l'incontournable Hagen, le colonel von Schweinichen, chef de l'Orpo en France, le commandant Odewald, chef de la Kripo (une des branches de la Sipo-SD), le colonel Griese, à la tête du régiment SS à Marseille, Rolf Mühler, le commandeur du SD local, un représentant militaire ainsi que le maître de maison, plus deux ou trois personnages venus de Berlin. On fait asseoir tout le monde autour d'une table de conférence sur laquelle a été déroulé un plan de Marseille. La zone du Vieux-Port y est délimitée au crayon rouge. D'une voix sèche, Oberg lit une note. Hagen traduit : Marseille est un « repaire de bandits internationaux », le « chancre de l'Europe ». Pour des raisons de sécurité militaire, Himmler ordonne que les quartiers du Vieux-Port soient épurés, évacués, et « détruits par la mine et par le feu ». Les habitants seront transférés dans des camps de zone Nord – synonymes de déportation assurée. La police allemande mènera les opérations. C'est un ultimatum. Pierre Barraud, abasourdi, prend la parole, dit qu'à son avis ce ne peut être qu'une « galéjade », argumente. Le seul point qui retiendra favorablement l'attention de son auditoire allemand est… la défense du patrimoine historique. Dans cette affaire, Barraud se montrera un admirable avocat de la cause des vieux bâtiments ! On n'a pas beaucoup entendu Bousquet. Le voici qui aborde le thème désormais familier de l'indépendance de sa police : « J'ai ajouté que […] le concours [de l'administration française] ne pouvait être attendu que dans la mesure où il n'y aurait pas d'intervention directe allemande et également dans la mesure où on lui donnerait les moyens de sauvegarder les intérêts de la population française16. » Chacun y va de sa protestation, les Français essayant de grignoter des concessions. Le périmètre visé ne pourrait-il être réduit, l'évacuation des immeubles dissociée de leur destruction, les habitants laissés en zone Sud ? La suite des débats est remise au lendemain, promesse de contrepropositions à la clef : Bousquet a le devoir d'avertir au préalable le chef
du gouvernement. Du moins a-t-il la satisfaction d'avoir entrebâillé une porte et réussi à y glisser un pied pour l'empêcher de se refermer. C'est en tout cas ce qu'il racontera. À l'annonce faite par Oberg ce 13 janvier, l'attitude du secrétaire général en a étonné plus d'un, tant du côté allemand que du côté français. Rolf Mülher : « J'ai eu l'impression que cette affaire n'était pas nouvelle pour M. Bousquet et qu'il avait déjà dû en entendre parler17. » Maurice de Rodellec du Porzic : « Je fus surpris de voir que M. Bousquet n'intervenait pas devant ces exigences. Son attitude était peut-être déterminée par le fait qu'il savait déjà de quoi il s'agissait […]18. » Pierre Barraud : « Aucune objection de fond n'a été soulevée ni par Bousquet ni par Lemoine19. » Bousquet a-t-il « encaissé » en boxeur endurci le coup assené par Oberg, avant d'essayer de reprendre l'avantage ? A-t-il ainsi agi en négociateur chevronné, maître de ses nerfs, puis, comme il le prétendra, tenté d'ouvrir la bouche, aussitôt interrompu par Oberg ? S'il avait vraiment ignoré les intentions allemandes, n'aurait-il pas dû avoir une réaction plus prompte ? Jusqu'au bout, Oberg affirmera : « Il est incompréhensible pour moi qu'il dise qu'il n'a été mis au courant qu'à Marseille20. » En sus des témoignages de Rivalland et des commentaires des uns et des autres, quelques menus faits militent en faveur de la thèse du chef de la Gestapo. Cette constatation de Pierre Barraud : « Devant moi, M. Bousquet avait déclaré qu'il ignorait l'objet de cette réunion. Cela ne l'a pas empêché de me demander de l'accompagner au moment où il allait partir, en me déclarant : “ Vous représentez la ville de Marseille, il faut absolument que vous assistiez à cette conférence. ” Je pense donc qu'il savait bien de quoi il s'agissait21. » Pur jus de crâne ! rétorquera Bousquet : « Si d'ailleurs j'avais été informé, il n'y avait aucune raison pour que je ne mette pas au courant mes collègues en qui j'avais pleine confiance22. » Qu'il connût en effet de longue date Lemoine, Barraud et Chopin (lequel ne se montrera pas
désobligeant pendant l'enquête) n'exclut nullement qu'il ait pu leur avoir caché un secret. La polémique tournera court avec Barraud, qui atténuera ses propos dans une lettre au juge de la Haute Cour, puis les rétractera complètement : « À l'époque, je n'ai pas pensé, lorsque Bousquet est arrivé à Marseille avec le général Oberg, que celui-ci l'ait mis au courant de ses projets. C'est beaucoup plus tard, après la Libération et même mon arrestation, qu'ayant causé de cette affaire avec d'autres prévenus, nous en sommes venus à nous dire qu'ayant fait le voyage avec le général Oberg, Bousquet devait être au courant de ce qui allait se passer. Mais ce n'était là qu'une hypothèse et une simple supposition23. » Notons que Barraud, inculpé en liberté provisoire, prononce ces phrases au cours d'une confrontation avec Bousquet. Il profite de l'occasion pour demander au magistrat de poser à l'ex-secrétaire général certaines questions dont les réponses serviront sa défense. La scène se passe à Fresnes en 1945, période où chacun est occupé à sauver sa propre peau. Lorsque le juge se décidera à réentendre Maurice de Rodellec du Porzic, il apprendra que celui-ci est décédé en détention. Quant à Lemoine, il a eu la prudence de prendre le large. En 1948, il refera surface pour passer devant la Haute Cour en sa qualité d'ex-secrétaire d'État à l'Intérieur (en 1944) : l'accusation ne retiendra pas les tractations de janvier 1943 à Marseille, estimant qu'il y faisait figure d'« auditeur libre24 ». Rien d'autre ne filtrera de l'éventuelle négociation antérieure au 13 janvier. Bousquet jurera ses grands dieux que pas un instant, dans le Paris-Marseille, il n'a réussi à arracher la moindre confidence à Oberg. Il a même chargé deux inspecteurs des Voyages officiels d'écouter aux portes pour capter quelques bribes de conversation. C'est en tout cas ce qu'il dit en 194825. L'un de ces inspecteurs-espions, Marcel Courtès – dont on ne sait s'il comprend l'allemand26 –, a effectivement fait allusion au déplacement marseillais en 1945 : pas un mot de la prétendue consigne n'apparaît dans sa déposition27… Le juge ne cherche pas à entendre Liliane Heurtaut, la secrétaire qui semble avoir accompagné son patron le 13 janvier 1943.
Après avoir quitté la table de conférence franco-allemande, ce même jour, Bousquet et les siens s'enferment à la préfecture. Le ton des discussions est animé. À lire les témoignages ultérieurs, chacun ou presque s'apprête alors à démissionner. Le temps de l'épuration venu, chacun s'emploiera à charger le voisin. Un fait est certain : à l'époque, personne ne quitte son poste. Le capitaine de corvette Robert Auzanneau, chef de cabinet de Rodellec du Porzic et tout aussi breton que lui, se souvient de l'exaspération manifestée par Bousquet : « Savez-vous qui est le général Daluege ? dit-il. C'est lui qui fut chargé de la répression à Prague, après l'assassinat de Heydrich ; et savez-vous ce qu'il fait des fonctionnaires qui résistent à ses ordres ? Il les fusille28 ! » Les victimes potentielles de Daluege se rallient donc à l'idée raisonnable que la police française doit procéder seule aux opérations. Barraud échafaude un contre-projet minutieux, car il sait les Allemands amoureux de l'ordre. Rodellec du Porzic suggère de ratisser toute la ville pour détourner l'attention du Vieux-Port. La proposition, qui montre surtout la « bonne volonté », pour ne pas dire l'allégeance française, est acceptée. « Il serait bien étonnant de ne pas découvrir au moins huit mille indésirables29 », renchérit Lemoine (selon Auzanneau, c'est également le sentiment de Bousquet : six à huit mille). Son directeur de cabinet, le sous-préfet Dop – qui se fit remarquer dans la collaboration – joue les mouches du coche. Pas un de ces messieurs ne songe que, s'ils avaient vraiment les moyens de frapper un grand coup, les Allemands n'auraient besoin de la permission de personne. Bousquet et Lemoine sont pendus au téléphone avec Laval, sans crainte des écoutes, semble-t-il. Le lendemain matin, Oberg et son escorte se présentent à la préfecture, cette fois – protocole diplomatique oblige. Bousquet intercepte son homologue allemand, le temps d'un bref tête-à-tête. Il lui expose le schéma à double détente envisagé : la police française se chargera de faire toutes les descentes possibles ainsi que de l'évacuation du VieuxPort. Celle-ci sera présentée à l'opinion comme une mesure exigée par les autorités allemandes.
La réunion générale qui suit est beaucoup plus détendue que celle de la veille. L'arrangement sur lequel les deux groupes tombent d'accord est le suivant : la police allemande n'interviendra pas ; le périmètre évacué sera réduit à la partie des quartiers nord du Vieux-Port délimitée par la rue Caisserie ; après un délai préparatoire d'une dizaine de jours, les rafles, fouilles, perquisitions et contrôles en tous genres, élargis aux autres quartiers, précéderont ceux du Vieux-Port proprement dit ; viendra enfin la phase « évacuation » du secteur visé ; après « criblage », les « individus » appréhendés resteront aux mains de la police française. Il n'est pas question de la phase « destruction », comme si elle allait de soi : une idée allemande à laisser exécuter par les Allemands. Un seul participant, Rolf Mühler, parlera d'un déjeuner donné en l'honneur des Allemands à la préfecture, ce 14 janvier. La première tranche de sa mission accomplie, Bousquet peut rentrer à Vichy. Là-bas, c'est de nouveau à Jean-Paul Martin qu'échoit la tâche de donner aux préfets le signal du « plan no 1 » : Bousquet et Oberg prendront le même train du soir et se sépareront à Lyon, le second continuant seul jusqu'à Paris. Avec Lemoine, le secrétaire général – qui niera cette implication – a le temps de distribuer les rôles : les opérations de police à Rodellec du Porzic ; l'évacuation à Barraud, ainsi que l'inventaire de ses chers « immeubles d'intérêt historique » à préserver ; l'hébergement des évacués à Chopin. Le 16 janvier, Geissler, représentant d'Oberg à Vichy, notifie officiellement à Bousquet que Berlin a accepté son programme. Cet empressement indique le soulagement des Allemands, ravis d'économiser leurs troupes au moment où von Paulus est pris au piège de Stalingrad. Le surlendemain, Himmler confirme à Oberg : « Je désire une solution radicale et totale du problème de l'épuration à Marseille. Nous n'avons plus aujourd'hui assez d'hommes pour maintenir pendant de longues périodes [d'importants effectifs] des forces de l'ordre et de la police de sécurité en de tels points chauds. Vous voudrez bien me soumettre dans les délais les plus brefs votre plan pour [cette] épuration […]. En l'élaborant, vous voudrez bien tenir compte que j'exige ce qui suit :
« 1o Arrestation des grandes masses criminelles de Marseille et transfert dans des camps de concentration, de préférence en Allemagne. J'envisage là un chiffre rond de cent mille environ. « 2o Destruction radicale par explosifs du quartier criminel. Je ne veux pas que des vies allemandes soient risquées au cours de combats dans des passages et des repaires souterrains. […] « 3o La police française et la garde mobile devront effectuer la majeure partie du travail. La porcherie de Marseille est une porcherie française. La police française et la France doivent bien comprendre qu'elles nous doivent la plus profonde reconnaissance30. » Un rappel de routine – la barre placée au plus haut, comme de coutume – qui sous-entend qu'Oberg n'aurait pas rendu compte à son supérieur de tous les détours des récents pourparlers. Craint-il de perdre la face en révélant qu'il compose un tant soit peu avec le vaincu ?
Du ministère de l'Intérieur, les ordres fusent. GMR, Garde, gendarmes et policiers commencent à converger en masse vers les Bouches-duRhône : huit mille policiers en tenue et onze cents inspecteurs appelés en renfort de toute la zone Sud et de Paris sont attendus par le préfet régional assisté de son état-major habituel – intendant, divisionnaires de la PJ (alors police de Sûreté), des RG, de la Sécurité publique, responsables du matériel, du ravitaillement, etc. Le 18 janvier, alors qu'Oberg prend connaissance de la lettre de Himmler, un commissaire de police marseillais transcrit des instructions dans une note intitulée « Recherche des indésirables de Marseille ». Le « but de l'opération » y est spécifié : « Épuration de Marseille en une seule nuit. Arrestation de huit mille personnes. » Il s'agit de la première partie – celle qui ne concerne pas le Vieux-Port – du plan Bousquet. Celle-ci comprend : « Visite complète de tous les immeubles de certains îlots désignés, complètement cernés […] ; rafles à domicile sur adresses ; rafles dans les quartiers de banlieue. » La liste des « individus à appréhender » est longue : « Les repris de justice, les souteneurs, les clochards, les vagabonds, les gens sans aveu, toutes les personnes
dépourvues de carte d'alimentation, tous les Juifs, les étrangers en situation irrégulière, les expulsés autorisés, toutes les personnes ne se livrant à aucun travail régulier depuis un mois. » On les rassemblera à la prison des Baumettes. Le gratte-papier termine ainsi sa rédaction : « La présente note ne sera pas diffusée. Elle sera lue aux fonctionnaires désignés [l'état-major de Lemoine] après qu'ils auront prêté serment de n'en divulguer les dispositions qu'aux collaborateurs indispensables à la préparation de l'opération – ceux-ci devront également prêter serment. » Il serait dommage de mettre en péril pareille horlogerie policière par des bavardages ! Les dates d'intervention sont bientôt arrêtées en haut lieu : nuit du 22 au 23 janvier pour les rafles en ville ; nuit du 23 au 24 pour les rafles dans le quartier du Vieux-Port ; journée du 24 pour l'évacuation des habitants.
Le samedi 23 janvier, Bousquet est de retour à Marseille par chemin de fer avec l'intendant Cussonac, personnage important de la Sécurité publique (l'homme des futurs « nettoyages » en Corrèze), et Buffet, le grand chef de la PJ. Alice Guérin, une de ses dévouées secrétaires, le rejoint par la route. Pierre Aviron-Violet, le jeune polytechnicien adjoint au colonel Marty, a été envoyé en éclaireur afin de superviser une partie de la logistique : répartition des forces, etc. Depuis la veille au soir, les grandes manœuvres battent leur plein dans une atmosphère encore alourdie par l'impressionnant dispositif que les Allemands viennent de déployer dans le quartier du Vieux-Port. Vendredi soir, un nouvel attentat s'est produit dans un tramway transportant des soldats allemands. Ce matin, le régiment du colonel Griese a bouclé toutes les issues avec chevaux de frise, fils de fer barbelés, tanks, mitrailleuses en batterie, lance-flammes prêts à l'emploi : une mise en place qui, à l'origine, n'était programmée que pour le soir. On a dit adieu aux accords Oberg-Bousquet interdisant les opérations mixtes.
Ailleurs, et en particulier dans le quartier de l'Opéra, la police française arrête chaque fois que c'est possible. Dans les cinémas, dans la rue. Huit cents bars ont été fermés. Grâce aux fichiers, on frappe bien sûr chez les juifs. Des serruriers se tiennent aux côtés des fonctionnaires pendant ces « visites domiciliaires ». Indistinctement, on embarque hommes, femmes, enfants, vieillards. Parfois, on laisse une mère avec des petits en bas âge, mais on a soin de lui arracher les aînés. Les hommes de la PP dépêchés sur place retrouvent l'ambiance des 16 et 17 juillet derniers à Paris, pendant la rafle du Vél' d'Hiv'. Les mêmes yeux inquiets, les mêmes espoirs, la même confiance dans les képis français. Le « criblage » – le tri destiné à séparer le bon grain de l'ivraie – a lieu à la prison des Baumettes. En fin d'après-midi, ce samedi, un bras de fer oppose Bousquet à Oberg, déjà à pied d'œuvre à Marseille depuis vingt-quatre heures. Il semble qu'à cet instant, l'Allemand soit revenu sur le prétendu engagement antérieur de laisser en zone Sud (un camp militaire vient d'être choisi à Fréjus) les Marseillais interpellés ou évacués. Trente trains seront dirigés sur Compiègne : telle est la menace, d'après Bousquet. Il semble que, comme à leur habitude, les protagonistes fassent un pas l'un vers l'autre : à condition de garder les Français arrêtés, le secrétaire général concède de livrer les étrangers, notamment les déserteurs allemands et italiens, et les auteurs d'attentats antiallemands. Oberg récusera cette présentation des faits et parlera de seize trains pour Fréjus. Comment cerner la vérité dans les récits flous et contradictoires de deux menteurs ? Bousquet, à l'entendre, occupe la soirée à « briefer » ses policiers, à protester contre l'envahissement de l'hôtel de ville par plusieurs centaines de soldats allemands. Puis, avec Lemoine et Oberg, il inspecte les quartiers du Vieux-Port. Tard dans la nuit, il rentre se coucher à la préfecture, tandis que les perquisitions se poursuivent, conformément au plan convenu, mais sans grand résultat. Vers 4 heures et demie, un coup de fil le tire de sa somnolence : Barraud lui annonce d'une voix blanche qu'à la gare d'Arenc, d'où est prévu le transfert d'évacués sur Fréjus, les Allemands ont décidé que les convois partiront tous pour Compiègne.
Bousquet rappelle Barraud peu après : que celui-ci se rassure, Hagen vient de donner un démenti formel, c'est bien à Fréjus qu'iront les trains.
Dimanche 24 janvier, 6 heures du matin. Rue par rue, ruelle par ruelle, des voitures équipées de haut-parleurs sillonnent le Vieux-Port cerné par un cordon de policiers français et une ceinture de GMR venus se poster à l'avant du barrage allemand : « Habitants du quartier, pour des raisons d'ordre militaire et afin de garantir en toutes circonstances la sécurité de la population, les hautes autorités allemandes ont décidé de procéder à votre évacuation. Préparez-vous immédiatement à quitter votre domicile, n'emportez que des bagages à main […], vivres pour quarante-huit heures […]. Votre hébergement sera assuré. Des indemnités vous seront payées. Soyez calmes et disciplinés […]. Fermez à clef votre logement en partant. » Les Marseillais du Vieux-Port ont deux heures pour faire leurs paquets pendant que les uniformes français se ruent dans les escaliers en colimaçon. En fait de tireurs embusqués et de « bandits » tant redoutés par les Allemands, ils ne découvrent que des familles en pyjama. Les fouilles si prometteuses ne révèlent ni souterrains ni dépôts clandestins. Seule trouvaille marquante, dans une cave : une génisse imperturbable… Maurice Lherm, le policier toulousain admiratif de Bousquet à ses débuts31, se rappelle la chambre d'un artisan de la cambriole qui y avait amassé six cents clefs. Pauvre butin. Le service d'ordre chargé de canaliser les habitants chassés de chez eux et de prévenir les mouvements de panique n'est pas strictement policier. Requis de la Défense passive et membres du SOL se font un devoir de conduire leurs concitoyens jusqu'aux tramways qui les attendent quai du Port, rebaptisé quai Maréchal-Pétain. Direction la gare d'Arenc. Bousquet arrive lui-même vers 8 heures et quart à la gare maritime qu'il découvre investie par un bataillon SS en tenue de combat : mitrailleuses, fusils-mitrailleurs, chiens policiers. « Je ne prétends pas qu'il soit agréable d'être expulsé de son foyer, mais je n'ai assisté à aucune scène de quelque nature que ce soit (sic) et
j'ai été au contraire le témoin de remerciements que les évacués formulaient auprès des fonctionnaires qui avaient aidé à rendre cette évacuation aussi humaine que possible32. » Cette image d'Épinal qu'il décrit au juge, Bousquet l'a vue en rêve, car dans la gare, d'où il ne va guère bouger de la journée, les remerciements ne sont pas plus à l'ordre du jour que sur le Vieux-Port. Un train à quai est gardé par les nazis avec une vigilance toute particulière, de même qu'aux abords quelques autocars. Bousquet aperçoit Oberg en civil (« pour ne pas donner l'impression que l'opération était dirigée par les autorités allemandes33 », dira l'intéressé). Il s'avance vers lui. Jacques Delarue, alors jeune policier résistant, est témoin de la scène : « Même pour un spectateur placé aussi loin que je l'étais, il était évident que Bousquet adressait une sorte de prière à Oberg34. » Le secrétaire général parlera d'une altercation plutôt que d'une supplique. Oberg n'a pas tenu parole. Le convoi sous bonne garde est en instance de départ pour Compiègne : 1 642 personnes. Bousquet sait que ces gens embarqués à bord de wagons à bestiaux ne correspondent pas tous à ses critères vichyssois : ce ne sont pas tous des étrangers ni des « terroristes » ; 782 sont juifs « mais » français, en très grande majorité – Serge Klarsfeld le démontrera35. Dans l'esprit de Bousquet, persuadé de défendre les « nationaux » en sacrifiant les autres, pareille atteinte à la souveraineté de l'État est insupportable. Il réclame un « criblage » plus scrupuleux sur le quai même. Oberg s'absente pour en référer à Himmler, dit-il. Bousquet profite de l'intermède pour faire descendre « un certain nombre de personnes36 », selon ses propres termes – Oberg dira « une trentaine » (dont une femme enceinte), et Jacques Delarue « cent vingt à cent trente ». Ces épargnés provisoires regagneront, paraît-il, le centre-ville. Oberg revient avec la réponse de Himmler : « Nein. » À destination, c'est promis, chaque cas sera examiné, on renverra ceux qui n'auraient pas dû partir. Mais maintenant, il faut respecter le programme et l'horaire. Les portes des wagons sont tirées, plombées. Le convoi s'ébranle.
Pour tenter d'y voir clair dans cette tragédie, il faut se reporter aux événements de la nuit précédente et de la veille. Au cours des rafles générales qui se sont étalées du vendredi 22 janvier au soir jusqu'à ce dimanche matin, 400 000 Marseillais37 auraient été contrôlés, un chiffre énorme38 compte tenu d'une population totale estimée à un peu plus de 700 000 habitants. Le nombre de personnes réellement appréhendées s'élève à 5 956 dont, après vérification, 3 977 ont été relâchées. Sur les 1 979 restantes, 337 ont été internées ou emprisonnées (dans le cadre des lois françaises). Les 1 642 restantes, après ces sordides soustractions, sont donc celles qui vont partir pour Compiègne le dimanche 24 au matin. À ce propos, écoutons trois témoignages. MAURICE DE RODELLEC DU PORZIC, l'intendant de police : « La police française appréhenda des individus qui furent envoyés aux Baumettes pour examen de situation. Je ne me souviens plus du nombre des arrestations opérées. Dans la journée du samedi 23 janvier, je fus prévenu que le fichier constitué aux Baumettes pour le criblage avait été enlevé par les Allemands. Je protestai auprès de M. Bousquet. « D'autre part, dans la soirée, M. Auzanneau me fit connaître que M. Bousquet lui avait parlé d'un train qui devait partir pour Compiègne et qui serait composé des personnes appréhendées au cours des opérations. J'essayai aussitôt de joindre M. Bousquet ; je n'y parvins que vers 22 heures. Je lui manifestai mon indignation et je lui dis que je n'exécuterais pas de tels ordres. M. Bousquet me fit connaître que les craintes étaient mal fondées, puisque le criblage qui aurait lieu à Compiègne serait fait par une commission française. Je n'obtins rien de M. Bousquet. « Je m'adressai alors à M. Lemoine pour que ce dernier tente une démarche auprès de M. Bousquet. Celui-ci n'eut pas plus de succès. « Prévoyant que tous les individus qui seraient appréhendés seraient conduits à la gare d'Arenc pour composer le train de Compiègne, je donnai l'ordre à M. Auzanneau de se rendre aux Baumettes pour diriger sur Arenc les personnes en situation irrégulière et éviter le pire. Autant
que je puisse me souvenir, treize à quatorze cents personnes furent envoyées à Compiègne. « D'autre part, un certain nombre d'individus appréhendés se trouvaient au commissariat central. Les Allemands tentèrent de s'emparer de ces individus pour les conduire à la gare d'Arenc39. » ROBERT AUZANNEAU, le chef de cabinet de l'intendant de police : « Vers 18 h 45, [le commissaire de police chargé du criblage aux Baumettes] me téléphona pour me dire que les Allemands […] s'étaient emparés du fichier […]. Vers 19 heures, alors que M. de Rodellec était occupé à l'extérieur, M. Bousquet me convoqua dans le bureau de M. Lemoine, présent. Il me demanda alors le nombre d'arrestations opérées la veille [nuit du 22 au 23 janvier]. Je lui indiquai 1 865 personnes. Il me demanda ensuite le nombre d'arrestations que l'on pouvait prévoir pour la nuit suivante. Lui ayant répondu que je n'en avais aucune idée, il me dit que de toute façon, le total serait très inférieur à ce qui était prévu, c'està-dire six mille, et qu'il ne voyait pas comment serait rempli le train de Compiègne qui devait partir le lendemain à 7 heures. « Je lui manifestai aussitôt et très vivement ma surprise d'apprendre qu'un train pour Compiègne était prévu, puisque, jusqu'ici, il n'en avait pas été question […]. M. Bousquet me fit remarquer que cela ne me regardait pas, qu'il en faisait son affaire, qu'au demeurant, il avait obtenu des Allemands […] qu'une commission de criblage française fonctionnerait [au camp de Compiègne]. Je lui fis remarquer alors que, sur les 1 865 personnes arrêtées la veille, très peu […] méritaient d'être classées indésirables. Un grand nombre d'erreurs avaient été commises et un criblage sérieux était nécessaire. [Les Allemands ayant pris le fichier, la tâche se révèle impossible.] M. Bousquet me dit simplement : “ Débrouillez-vous. ” « Je me tournai alors vers M. Lemoine et lui fis observer qu'il s'agissait de ses administrés, qu'il avait le devoir de défendre. Je n'en obtins aucune réponse. Je remontai alors dans mon bureau où M. de Rodellec rentra peu après. Je lui rendis compte de ce que je venais d'apprendre. Il essaya aussitôt d'atteindre M. Bousquet mais n'y réussit pas. [Dans la soirée, à l'hôtel de ville, nouvelle démarche d'Auzanneau et de Rodellec, nouvel échec.]
« Vers 23 h 30, M. de Rodellec […] m'ordonna de me rendre aux Baumettes et, pour éviter le pire, de faire partir pour la gare d'Arenc, où était stationné le train de Compiègne, environ le quart du nombre prévu, soit 1 500 personnes choisies parmi les individus en situation irrégulière. En arrivant aux Baumettes, j'appris que 635 personnes étaient arrivées dans la nuit, ce qui portait à 2 500 la population du centre de criblage. J'en ai désigné 1 400, choisies, comme je vous l'ai dit, parmi les individus en situation irrégulière. Ces 1 400 personnes furent transportées en cars des Baumettes à la gare d'Arenc […]. « Je ne fis partir le convoi [des Baumettes] que quand il fut complètement constitué. C'est ainsi qu'il n'arriva à la gare d'Arenc qu'à 9 heures au lieu de 7 heures le dimanche matin […]. « Au moment de mon arrivée à la gare d'Arenc, j'appris qu'un autre convoi d'environ 300 personnes était arrivé précédemment, venant du commissariat central40. » CHARLES HAZEMANN, commandant chargé de mission au ministère de l'Intérieur, sous-directeur délégué aux Transports et à l'Armement : « Envoyé à Marseille pour mettre au point toutes les questions de transport et de ravitaillement, je me suis mis en liaison étroite, dès mon arrivée, avec l'ingénieur en chef de la SNCF, M. Goletti, et le poste central de la gare Saint-Charles qui avait reçu des Allemands l'ordre d'envisager trois hypothèses pour les destinations de sept trains d'évacués du Vieux-Port et qui devaient quitter la gare d'Arenc le dimanche matin à partir de 10 heures, à intervalles de une heure trente environ. « Hypothèses : A – Châlons, Compiègne, l'Allemagne ; B –Fréjus ; C – Sète. « Le samedi matin, j'appris […] que M. Bousquet avait obtenu des Allemands que tous les convois soient dirigés sur Fréjus où l'on faisait aménager en hâte […] des locaux […]. « D'autre part, ainsi que M. Goletti, j'admettais l'hypothèse C comme étant invraisemblable. Les Allemands feraient jouer soit A, soit B. « Suivant les prescriptions ferroviaires alors en vigueur, un préavis de six heures devait être donné au poste de commandement pour le départ
des trains. « L'heure de départ […] n'est arrivée qu'à 4 heures du matin par téléphone, confirmée par écrit […]. C'était l'hypothèse A qui était adoptée, à savoir sept trains pour Compiègne et l'Allemagne […]. « À 4 h 30, je me précipite à l'hôtel de ville où je trouve M. Barraud […]. « Vers 8 h 45 [à la gare], M. Bousquet me dit qu'un seul train sera dirigé sur l'Allemagne, les six autres sur Fréjus. C'est une promesse allemande, et il me demande d'en vérifier l'exactitude – en me remerciant de l'avoir prévenu cette nuit –, les Allemands lui ayant déjà promis qu'aucun train ne partirait en Allemagne. Il est d'autre part à noter que le poste de commandement de la gare Saint-Charles n'a reçu le contrordre allemand qu'à 9 h 45. […] Je puis donc dire que M. Bousquet a évité à six trains, soit au moins 5 000 Français, d'être dirigés sur l'Allemagne. « D'autre part, je tiens encore à préciser que, vers 9 h 30, des autocars amenant des hommes, des femmes et des enfants […] qui devaient être chargés brutalement par les Allemands dans les différents wagons, M. Bousquet a fait descendre, de sa propre initiative, d'un car légèrement en retrait de la rame, deux femmes et quatre enfants de trois à huit ans, et les a placés à une centaine de mètres du quai d'embarquement en leur disant de rester là et de dire que c'était M. Bousquet qui les avait placés ainsi si quiconque leur demandait le motif de leur présence. « Ces femmes et ces enfants ont, le soir, été dirigés par une autre rame sur Fréjus41. » Si l'on comprend bien, le transfert en zone Nord d'une partie des Marseillais ne fut pas un accident de parcours, un tardif traquenard tendu par les nazis ou une lubie passagère ayant germé sur le coup de 4 heures du matin, le dimanche, dans le cerveau d'Oberg. Ce fut l'aboutissement d'un plan savamment prémédité. Les témoignages de Rodellec du Porzic et d'Auzanneau sont à prendre avec précaution : voilà deux hommes connus pour leurs opinions vichystes (le premier, chrétien réactionnaire, serviteur zélé de l'État
français, le second, plus foncièrement antisémite). Lorsqu'ils sont entendus par la justice, en octobre et novembre 1944, le premier est malade – il mourra bientôt – et c'est le second qui, pour ainsi dire, dirige les débats. Pointilleux, Auzanneau a conservé des documents qui lui permettent de répondre avec beaucoup de précision aux questions. La concertation avec son ancien patron est facilitée du fait que tous deux sont détenus à Drancy en cette fin d'année 1944. Bousquet dédaignera leurs dépositions : Rodellec du Porzic dit qu'il a failli démissionner de son poste ? C'est vrai, reconnaît l'ex-secrétaire général, mais la rafle de Marseille n'avait rien à voir avec cette tentation. L'intendant de police était seulement contrarié : il espérait pour Auzanneau une promotion qui n'arrivait pas – une « mesquinerie », jette Bousquet. Quant aux affirmations des deux Bretons qu'un contingent d'arrestations aurait été fixé à l'avance, elles sont simplement fausses. Tout aussi fausses que leurs allégations au sujet du convoi pour Compiègne. Et Bousquet de chercher le motif de tant de malveillance : « Dans la nuit du 23 au 24 janvier, les Allemands […] s'emparèrent des fiches qui avaient été établies à la prison des Baumettes. Interrogé par moi le 24 janvier, M. Lemoine m'affirma qu'il n'avait pas été prévenu de cet incident par son intendant de police. J'eus la preuve que cela était vrai, puisque M. Lemoine fit devant moi des observations sévères à MM. Rodellec et Auzanneau qui avaient commis, en cette circonstance, une incontestable faute de service. C'est probablement ce qui explique qu'ils aient voulu, l'un et l'autre, se décharger sur d'autres non point d'une responsabilité qu'ils n'ont pas à mes yeux – car il est possible que cet incident ait été inévitable –, mais d'une faute qui eut incontestablement des répercussions assez sérieuses42. » Que n'a-t-il parlé plus tôt ? L'affaire du fichier est très importante, en effet, mais, à l'époque où Bousquet tient ce discours, Rodellec du Porzic, mort et enterré, ne risque plus de le contredire. Auzanneau, subalterne déchu mais blanchi, cultive sa nostalgie de marine quelque part sur des rivages inconnus. Le juge ne fait même pas mine de le rechercher. Si, véritablement, l'intendant de police et son chef de cabinet avaient démérité, comme le dit Bousquet, Lemoine n'aurait pas manqué de signaler ce manquement à Laval, ne serait-ce que pour se couvrir, dans le
rapport « personnel et confidentiel » qu'il lui adresse le 30 janvier 1943. Mais le préfet relate toute l'affaire du Vieux-Port sans faire la moindre allusion à la « faute » des deux fonctionnaires. Oberg, en tout cas, est d'accord avec Bousquet : aucun contingent d'arrestations n'avait été fixé à l'avance !
Cité par les deux compères, le chiffre de six à huit mille arrestations que Bousquet aurait envisagé à deux reprises – le 13 janvier, puis la veille de l'évacuation – donne cependant à réfléchir. Il coïncide avec les instructions de « recherche des indésirables » du 18 janvier. Il coïncide aussi avec la capacité de transport – sept trains, dixit Hazemann – prévue jusqu'à la dernière minute en gare d'Arenc. Faute d'informations supplémentaires, notamment sur l'aspect strictement « ferroviaire » de l'épisode, on en est réduit à l'interprétation. Revenons d'abord sur les prémisses de la décision. Même en admettant qu'à la Libération, les subordonnés aient eu le réflexe de « charger » leurs chefs absents (Lemoine dans la nature, Bousquet retenu en Allemagne), on ne peut qu'être frappé du sentiment partagé par Barraud, Rodellec du Porzic et Auzanneau : tous trois pensent qu'avant de venir à Marseille, Bousquet « savait ». Or, si les deux Bretons ont pu se concerter à Drancy, il n'en va pas de même pour Barraud, incarcéré quelques mois à Marseille. Les explications fournies par Bousquet sur son voyage en train avec Oberg ne sont pas convaincantes : mensonges, puis thèse habile s'insérant dans les méandres du dossier sans entrer en contradiction violente avec les éléments de celui-ci (c'est toute la défense de Bousquet !), mais hautement improbable. La version d'Oberg – « Bousquet avait épuisé à Paris, devant moi, toute son argumentation43 » – est beaucoup plus rationnelle. Si l'on continue à essayer d'interpréter les circonstances, Bousquet, averti de l'« ordre du Führer », tâche de parlementer. Ne pourrait-il s'entendre avec Oberg sur le terrain déjà éprouvé de la livraison des étrangers ? Les grandes rafles de juifs en zone Sud, l'été précédent, ont été « décevantes » : 1 928 personnes déportées du camp des Milles, près
d'Aix-en-Provence, vers Drancy44, quand la population juive des Bouches-du-Rhône était évaluée à 18 346 personnes, dont 8 000 étrangers45 résidant principalement à Marseille… À Marseille où les arrestations n'ont justement pas donné les résultats escomptés ! Bousquet ne renoncera jamais au concept de « Français innocents » – une notion d'ailleurs inusable… Il fait la soustraction : ce serait bien le diable si l'on n'arrivait pas à trouver six à huit mille étrangers – « indésirables » – à troquer contre le renoncement à une intervention allemande directe sur le Vieux-Port. Oberg, dont la cote à Berlin est en baisse, ne peut qu'être séduit. Quel autre sens donner à l'approbation par Bousquet d'un coup de filet étendu à toute la ville ? Il n'a même pas eu besoin de lancer lui-même l'idée. Les subordonnés lui facilitent la tâche : en échange de la réduction du périmètre à détruire, ils sont prêts à multiplier les arrestations. Mais, dans le courant de l'après-midi du 23 janvier, lorsque Bousquet apprend que celles de la nuit précédente n'atteignent même pas le chiffre de deux mille, il est bien obligé de l'avouer à Oberg. Le prétendu bras de fer qui va les opposer porte là-dessus plutôt que sur un brusque revirement de l'Allemand. Oberg mise sur ses six à huit mille déportés qui prouveront à Himmler son efficience et son souci de participation à la solution finale. Or, dans le « meilleur » des cas, Bousquet aura à peine de quoi lui fournir le contenu d'un train. Moins de deux mille Marseillais ont été interpellés, dont on ne sait encore s'ils entrent dans les catégories déportables : étrangers, juifs ou non, et auteurs d'attentats directs contre les troupes d'occupation. C'est aux alentours de 19 heures que Bousquet a réclamé un bilan à Auzanneau (mais, avec Lemoine, il sait déjà fort bien à quoi s'en tenir). Presque simultanément, à la prison des Baumettes, les Allemands s'emparent des fiches de « criblage ». Il faut croire qu'Oberg, rendu furieux par le laxisme des Français, a opté pour le coup de force. Au même moment encore, les SS investissent l'« Évêché », cœur policier de Marseille, et s'y saisissent de trois cents personnes. Rien de tout cela n'était prévu au contrat Bousquet-Oberg, mais le premier n'ayant pas tenu ses engagements… « Ce même jour, samedi 23 janvier, à 22 heures, dit Robert Auzanneau, nous nous rendîmes, M. de Rodellec et moi, au quartier du Vieux-Port.
Moi-même, je montai dans le bureau de M. Barraud [à l'hôtel de ville]. Dans [ce] bureau […] arrivèrent peu après moi MM. Bousquet, Lemoine et Dop, chef de cabinet de ce dernier, puis le général Oberg, accompagné du major Hagen et de deux officiers allemands. Je tentai alors une nouvelle démarche auprès de M. Lemoine pour éviter le départ du train de Compiègne. Je ne pus rien obtenir de lui. Il me confirma que le nombre d'individus devant composer le train était de six mille. Il ne me dit pas qui avait fixé ce chiffre. Vers 23 h 30, M. de Rodellec entra à son tour dans le bureau et fit, lui aussi, une démarche analogue auprès de M. Bousquet. Celui-ci le pria vivement d'exécuter ses ordres. Après avoir examiné une fois de plus la gravité des conséquences d'une telle mesure, il m'ordonna de me rendre aux Baumettes46 », etc. C'est alors qu'Auzanneau va désigner, au jugé (au faciès ?), puisqu'il n'a plus de fiches, les « individus » à embarquer pour la gare d'Arenc, embarquement qui se déroule sous étroit contrôle allemand. Quel intérêt Auzanneau et Rodellec du Porzic auraient-ils eu à inventer cette histoire ? Aucun. S'ils avaient avantage à plaider que le choix opéré parmi les personnes à transférer tendait à minorer le nombre de celles-ci, ils avaient plus avantage encore à ne rien dire du tout, à se contenter d'indiquer qu'ils avaient obéi aux ordres. Or, ni l'un ni l'autre n'hésitent à relater les circonstances du transfert des Baumettes à la gare. En outre, la sélection décrite par Auzanneau sera confirmée par d'autres témoins. Où en est Bousquet à ce moment ? Il arpente le quartier du Vieux-Port avec Lemoine et Oberg. S'il sait, par l'intendance de police, que les Allemands ont « emprunté » le fichier – révélation niée sur le tard –, il sait aussi, évidemment, qu'on embarque les gens des Baumettes. Peutêtre ignore-t-il encore l'intrusion à l'« Évêché ». Il se trouve en présence d'un cas de figure inédit, les Allemands n'étant pas intervenus jusqu'alors dans une opération d'ampleur. Réussit-il à obtenir d'Oberg la suppression des convois, impossibles à remplir, pour Compiègne, c'est-à-dire des sept trains évoqués par Hazemann, sauf un ? Tout au moins sait-il que ce dernier, le fameux train qui partira quelques heures plus tard, est maintenu. Il en est convenu dès 1945 en racontant comment, on l'a vu, il avait dû concéder les déserteurs et autres étrangers. Il confirme au juge en 1948 : « Finalement, le général Oberg fit savoir que les autorités
allemandes transféreraient à Compiègne les étrangers et les personnes qui auraient pu se rendre coupables d'attentats. M. Lemoine et moi-même rendîmes compte de cette conversation à M. Laval le samedi 23 janvier vers 19 heures47. » Mais, à cette heure avancée de la nuit, sachant que l'on embarque des personnes qui n'ont pas été préalablement « criblées », comment envisage-t-il la suite ? Oberg lui promet-il un « criblage » à la gare ? C'est probable. Lemoine raconte à Laval : « Les fiches ont été accaparées par la police allemande de 19 heures à 24 heures », et se reprend quelques lignes plus loin, spécifiant que « le fichier [a] été emporté par la police allemande et n'[a] pas été restitué48 ». Sur place, à Arenc, Hazemann balance toujours entre deux hypothèses : Fréjus ou Compiègne. Lorsque, au petit matin, Bousquet donne à Barraud – alerté par Hazemann – tous les apaisements sur la destination des trains, il s'agit d'une feinte. Du côté français, seuls Laval, Lemoine et lui-même doivent être dans la confidence. Tant pis si, dans la précipitation, il a laissé échapper quelques mots à des sous-fifres ! Oberg n'a toujours pas donné le contrordre pour les six autres trains, espérant un contingent plus important en provenance des Baumettes ou de l'« Évêché ». L'origine de l'altercation avec Bousquet réside sans doute là. Oberg n'a « que » 1 642 personnes – dont 300 capturées à « l'Évêché » – à entasser à destination de Compiègne. Bousquet, lui, a deux motifs de colère : d'une part, la gare est envahie par un bataillon SS, ce qui est déshonorant pour un champion de l'indépendance policière ; d'autre part, il s'aperçoit que les voyageurs forcés n'ont pas été triés à l'aide du fichier des Baumettes et que nombre d'entre eux sont Français. C'est ce qui explique ce soudain élan de compassion vis-à-vis de quelques mères de famille. Puis il ment à Hazemann, comme il a menti à Barraud : aucun train ne devait partir en zone Nord ! Et Hazemann d'en conclure en bonne logique que, si les six autres trains ont pu demeurer en zone Sud, c'est grâce à Bousquet. Cette légende va bien servir le héros de la gare d'Arenc. Une question subsiste : si la police française avait, ainsi que le projetaient Bousquet et Oberg, arrêté six à huit mille étrangers, si, par conséquent, la série de sept trains était partie pour Compiègne, comment les autorités françaises et allemandes comptaient-elles évacuer ensuite à
Fréjus les habitants non déportables du Vieux-Port ? Charles Hazemann parle des « destinations de sept trains d'évacués » : cela n'exclut pas qu'il y eût d'autres trains prévus ultérieurement. Les archives de la SNCF feront peut-être un jour la lumière.
Le dimanche 24 janvier, en gare d'Arenc, au moment où le convoi des 1 642 s'éloigne, les évacués du Vieux-Port commencent à affluer. Ils sont embarqués au fur et à mesure, et très probablement leurs trains font-ils la navette entre Marseille et Fréjus. Vingt mille habitants sont ainsi expulsés du quartier historique : cinq mille « personnes honorablement connues », petits fonctionnaires, médecins, etc., obtiennent, après avis de commissions bivouaquant dans les cafés du port, l'autorisation de rester à Marseille. Elles logeront chez des parents ou des amis. Les quinze mille autres sont envoyées au camp de Caïs, ancien lieu de regroupement des troupes coloniales, sommairement aménagé par le préfet Chopin. Au bord de la voie ferrée, le secrétaire général surveille toujours les départs. Oberg confiera au juge : « Bousquet, que je connaissais bien, témoignait par l'expression de son visage et le tremblement de sa mâchoire que c'était là la mesure la plus douloureuse que je lui aie jamais demandée. Il était souvent [sur le point de] pleurer49. » Ailleurs50, il le décrira « très ému », « excité », « les larmes aux yeux ». Ce trouble qui submerge Bousquet se manifeste en particulier au moment de faire descendre du train pour Compiègne – ou de l'autocar les amenant à quai, dans la version d'Hazemann – les quelques femmes et enfants qu'il a tenté d'épargner. Il faut dire que la réalité d'un embarquement sans retour est une expérience nouvelle pour le secrétaire général. C'est la première fois qu'il assiste en direct à l'exécution de mesures décidées dans la paix d'un bureau. Au lieu de listes abstraites, de noms de papier, il voit charger devant lui, dans les wagons, avec la brutalité qu'on réserve habituellement aux animaux de boucherie, des centaines d'êtres humains. Il ne peut invoquer la fatalité ou les éléments, comme à Montauban en 1930 ; il ne peut rejeter la responsabilité, comme pendant l'exode, sur le seul envahisseur.
Les jours précédant les rafles, photographes et artistes peintres ont été interdits de Vieux-Port. Ce dimanche, les nazis effectuent un reportage consciencieux sur le remplissage des trains – auparavant, ils en ont immortalisé les préparatifs avec cet art de la mise en scène qui leur est propre. Restera le portrait épanoui d'un Bousquet à col de fourrure, l'allure d'un danseur mondain égaré parmi les SS. Au début de l'après-midi, le modèle s'échappe de la gare, le temps d'une conférence de presse à la préfecture. Les directeurs de journaux sont soigneusement alimentés en informations sur l'« opération de salubrité européenne » encore en cours. À 17 heures, tout est fini, tant à Arenc que sur le Vieux-Port entièrement vide. Eugène Baudouin, l'urbaniste conseil de la ville, peut procéder au relevé des bâtiments à préserver. Le lendemain, lundi 25 janvier, Oberg et Bousquet font un dernier tour de piste. L'évacuation a « pleinement réussi », constate Lemoine qui les escorte. Le préfet Barraud, lui, muni de la liste établie par Baudouin, guide à travers les rues désertes un lieutenant SS, architecte au service de Berlin. Avant de quitter Marseille, Bousquet laisse des consignes : l'« épuration » n'est pas terminée ; les arrestations doivent se poursuivre – elles dureront jusqu'au 29 janvier ; seuls les « sujets allemands et italiens » et les auteurs d'attentats contre les troupes d'occupation seront remis aux autorités allemandes, répète-t-il. Puis il prend la route, non pas pour Vichy où il ne se rendra que le surlendemain, mais pour Toulouse. Il va s'enquérir de Maurice Sarraut et humer l'air revigorant du pays natal. Le rapport que Lemoine commence de rédiger à l'intention de Laval est un chef-d'œuvre du genre. Les opérations de police, note-t-il, « se sont déroulées sans aucun incident et, dans son ensemble, la population saine de Marseille les a accueillies avec satisfaction malgré la gêne momentanée qu'elles ont pu apporter à la vie quotidienne ». Les braves gens ont « applaudi » à ces mesures, réclamées « depuis fort longtemps » : celles-ci ont permis de « se débarrasser d'une pègre qui ternissait fâcheusement le bon renom de la cité phocéenne ». « Il est de
toute justice, ajoute-t-il, de signaler que les forces de police ont fait preuve, dans l'accomplissement de cette délicate mission, d'un esprit de discipline et d'un tact qui méritent d'être soulignés. » Le tact remarqué à maintes reprises, en particulier à Paris… Lemoine se félicite aussi de ce que l'évacuation ait pu être « menée à bonne fin sans aucun incident, et strictement dans les délais impartis à l'administration française ». « C'est là incontestablement, écrit-il, un succès qui ne peut que rehausser heureusement son prestige aux yeux des autorités allemandes. » Il sait trouver les mots qui iront droit au cœur de Laval. Dans les jours à venir, le fonctionnaire s'y engage, les services du ravitaillement récupéreront la viande et les denrées alimentaires abandonnées par les commerçants du Vieux-Port. Puis on ramassera les meubles, les métaux non ferreux, le matériel des services publics et les éléments architecturaux de valeur. On ne perd pas la tête, à la préfecture. « Ce rapport serait incomplet si je n'ajoutais que, sans mon ami Bousquet qui a dirigé les négociations entre l'administration française et les autorités allemandes avec infiniment d'autorité, de tact et d'intelligente compréhension, je me serais trouvé, en raison de ma toute récente installation à Marseille, dans une situation compliquée […]. Grâce aux relations de M. Bousquet avec le général Oberg et les autorités allemandes compétentes, de nombreuses difficultés qui auraient pu compromettre le succès de cette affaire ont été aplanies. » Lemoine n'a oublié personne. « Il n'y a pas eu de décès ni de blessés », se réjouit-il enfin. Le camp de Fréjus ne tardera pas à être dégagé après dissémination des sans-logis dans la région. Les déclarations de Bousquet au juge, cinq ans plus tard, s'harmonisent en tous points avec le rapport de Lemoine : « Les opérations de police furent conduites à Marseille avec modération puisque, finalement, seuls avaient été retenus quelques centaines d'individus, pour la plupart étrangers, souvent condamnés ou relégués, ainsi que les personnes dont la situation rendait nécessaires quelques vérifications […]. Un grand nombre d'entre elles ont été rapidement relâchées par la suite51. » Et puis,
dit-il, il faut se rappeler qu'on en a profité pour faire un peu de ménage dans les milieux PPF qui, à Marseille notamment, rimaient avec le « milieu » tout court. On a réussi, le 23 janvier 1943, à mettre sous les verrous le célèbre nervi du doriotiste Simon Sabiani, Carbone, qui formait avec son complice Spirito un tandem comparable à celui de Bonny et Lafont rue Lauriston. Le gangster a malheureusement été libéré peu après sur intervention allemande… Au passage, l'ex-secrétaire général glisse : « Je n'avais pas à me préoccuper du camp de Fréjus qui fut un centre d'hébergement probablement convenable, puisque le préfet régional éprouva certaines difficultés à obtenir qu'un grand nombre d'évacués veuillent bien accepter de le quitter. Il est vrai qu'ils y étaient nourris52. » Il est vrai surtout qu'ils étaient terrorisés. Ils venaient de tout perdre et ne savaient pas où on allait les emmener.
Malgré l'optimisme de Lemoine et de Bousquet, l'affaire n'est pas terminée pour tout le monde. Raymond-Raoul Lambert, à la tête de l'UGIF-Sud, multiplie les démarches en faveur des juifs raflés – la moitié environ des 1 642 du convoi de Compiègne –, « en grande majorité des Juifs parfaitement honorables, [embarqués] avec les filles publiques du port, les condamnés de droit commun et des Noirs sans état civil », notet-il dans son journal. « Parmi les déportés se trouvent des passagers venus à Marseille pour la journée sans linge et sans manteau, des anciens combattants, des jeunes filles, des malades, des vieillards en traitement, un pulmonaire 100 % prisonnier libéré, des rapatriés, la femme d'un aveugle déportée avec les cartes d'alimentation de son mari, la veuve de guerre d'un capitaine d'artillerie, des familles entières établies à Marseille depuis plusieurs générations, des pères de sept et huit enfants53. » Lambert téléphone à Vichy où il obtient « confirmation officielle » de Jean-Paul Martin qu'aucun texte n'interdit aux juifs français de circuler en zone libre. La police continue pourtant à barrer les quartiers de Marseille. Les autorités religieuses juives protestent auprès de Pétain et de Laval. Sans succès. Le grand rabbin René Hirschler fait un rapport54 au
Consistoire central. Il y détaille les conditions de transport des 1 642 – juifs ou non – dont on est sans nouvelles : après la nuit passée aux Baumettes et dans les camions de transfert, évidemment pas de siège dans les wagons, même pas de paille, seulement le parquet sale. Les policiers français ont jeté aux « voyageurs », pour vingt-quatre heures et pour cinq personnes, une demi-boule de pain, un camembert et une petite boîte de sardines. Rien à boire, pas une goutte d'eau. Une femme âgée s'évanouit : elle est larguée sur le ballast. Les jours suivants, René Hirschler tente de pénétrer au camp de Caïs avec Israël Salzer, grand rabbin de Marseille : refoulés. Personne ne peut entrer dans l'enceinte gardée par les Français. Les deux religieux aperçoivent un train sous surveillance SS : 800 personnes, parmi lesquelles des femmes et des enfants au biberon, qui vont également être convoyées jusqu'à Compiègne. « À partir du camp de Royallieu, le 10 mars 1943, 786 Juifs arrêtés à Marseille (dont 570 de nationalité française) sont acheminés, via Drancy, vers les camps d'extermination de Sobibor et Auschwitz dont personne ne revint55 », écrivent Robert Mencherini et Christian Oppetit. D'autres déportés du Vieux-Port seront versés à l'organisation Todt pour construire des fortifications dans les îles anglo-normandes. Six cents autres prennent en avril 1943 le chemin d'Oranienburg-Sachsenhausen56. D'autres encore celui de Mauthausen et de Buchenwald. Oberg avait promis de renvoyer de Compiègne les « bons éléments » qui ne correspondaient pas aux critères de déportation en vigueur. Le 29 janvier, un commissaire de police marseillais et deux inspecteurs sont envoyés à Royallieu. Rodellec du Porzic et Auzanneau attendent le retour du trio, une fois son travail accompli, pour rendre effective la démission qu'ils ont remise à Lemoine. « Je n'avais pas confiance dans les promesses que m'avait faites M. Bousquet », dira l'intendant. Le 18 février, 42 personnes sont libérées de Compiègne. Les deux Bretons quittent aussitôt la préfecture : même pour eux, qui n'en étaient pas à leur coup d'essai en matière d'application des lois antijuives, les rafles de Marseille ont marqué la limite du supportable.
Ici encore, Bousquet va trouver moyen de se mettre en valeur. Dès qu'il a revu Oberg, raconte-t-il, il est intervenu en faveur d'« une jeune fille israélite », immédiatement sortie de Royallieu : « À 5 heures, j'envoyai ma voiture personnelle avec un collaborateur pour chercher cette jeune fille. Je la reçus dans mon cabinet : je lui remis l'argent nécessaire pour son voyage. […] Cette jeune fille, que je ne connaissais pas avant cette entrevue, était une avocate inscrite au barreau de Marseille57. » Oberg lui aurait ensuite assuré avoir mis tout le monde dehors, à l'exception de « trois cents Allemands et Italiens »… Rue de Monceau, Jean Leguay a été chargé de suivre le dossier des libérables du second convoi, dit Bousquet. Mais c'est du premier que Leguay va parler aux enquêteurs ! « Je n'ai pu obtenir aucun résultat pour les Israélites (600 environ58), pour la plupart étrangers […]. Les autres personnes arrêtées furent progressivement libérées. Mais les Allemands n'informaient jamais les autorités françaises de ces libérations que nous apprenions le plus souvent soit par la Croix-Rouge, soit par le sous-préfet de Compiègne […]. En juillet, cependant, les interventions pressantes n'aboutissant qu'à des réponses dilatoires, je suggérai à M. Bousquet d'accomplir personnellement une nouvelle démarche […]. Elle fut faite et 80 personnes environ […] libérées à ce moment […]. Il fut indiqué à ce moment à M. Bousquet que tous les évacués de Marseille [du premier] convoi étaient libérés59. » Il est étrange que l'administration, d'ordinaire si méticuleuse, ait seulement conservé la trace de 42 libérations. Jean Leguay, à bonne école, ment sur les chiffres, sur les nationalités. En fait, il n'a rien obtenu du tout. Ses explications à propos du deuxième convoi sont encore plus vagues. Le 29 janvier 1943, Pierre Barraud, délié du secret qui pesait sur les préparatifs de l'évacuation, rend compte de son action au conseil municipal. Le doyen présidant la séance réagit à cet exposé : « Je me fais l'interprète du conseil municipal pour vous remercier de tout ce que vous avez fait pour essayer de sauvegarder le patrimoine marseillais et pour essayer d'adoucir le plus possible le sort de la population si éprouvée. […] Il y a une question qui préoccupe le conseil municipal qui voudrait s'associer, je ne dirai pas aux protestations, car il n'y a pas lieu de
protester, mais à l'expression de l'émotion que nous avons ressentie, de façon à ne pas prêter le flanc à la critique qui s'est d'ailleurs déjà fait sentir. » La municipalité se soucie davantage de la sauvegarde du patrimoine que des vies humaines. Crainte suprême : le qu'en-dira-t-on. Il faut attendre la fin de la séance pour entendre la seule femme présente hasarder cette question : « Et les petits enfants n'ont pas trop souffert ? » « J'espère fermement que les innocents déportés sans raison seront rendus à leur foyer, mais aussi que les fonctionnaires responsables d'une telle catastrophe seront punis », confie Raymond-Raoul Lambert à son journal. Sur plus de 2 000 personnes emmenées à Compiègne, on a vu que 42 seulement sont revenues. L'autre souhait de Lambert ne sera pas non plus exaucé. Rodellec du Porzic et Auzanneau vont bénéficier de non-lieux, de même que Barraud, plus tard réintégré dans le service public. René Chopin, le préfet organisateur de l'hébergement à Fréjus, sera muté d'office une semaine après l'évacuation ; sa révocation prononcée par Vichy en décembre 1943 (il a refusé un poste en HauteSavoie, qui l'aurait obligé à réprimer la Résistance) lui vaudra une paisible suite de carrière préfectorale après la Libération. Lemoine, jugé devant la Haute Cour en juin 1948, écopera de cinq ans d'indignité nationale dont il sera relevé dans le même mouvement, comme René Bousquet un an plus tard. Jean Leguay est mort sans avoir été jugé. Au ministère de l'Intérieur, à Vichy, personne n'a rien vu ni entendu au sujet du Vieux-Port. Près de 10 000 policiers ont été déplacés de toute la France, sans bruit. Henry Cado ouvre le parapluie Bousquet, comme à son habitude. Le colonel René Marty en fait à peu près autant60. « C'était une mesure humanitaire pour empêcher les Allemands d'intervenir par la force61 », affirme Maurice Lherm. Aucun de ces hommes n'a souhaité les rafles marseillaises. Mais, sans les fichiers de la préfecture, sans l'estampille « JUIF » sur les papiers d'identité, sans la police française, sans les GMR, la Garde et les
gendarmes, les Allemands auraient-ils tenté une opération qui risquait d'enflammer l'opinion ?
Après l'évacuation du Vieux-Port, les pillards eurent quelques jours pour se goinfrer des restes laissés par les habitants. Le 1er février 1943, tandis que les familles dispersées recouraient aux avis de recherche dans la presse, tandis que les rapatriés de Fréjus tâchaient de se reloger, les troupes du génie allemand commencèrent à disposer leurs explosifs. La destruction dura dix-sept jours. Dix-sept jours d'un fracas qui blessa loin les quartiers alentour. Quand tout fut fini, sur quatorze hectares, 1 200 immeubles avaient été réduits en poussière. Quelques bâtiments émergeaient des décombres, ceux que l'architecte SS, dans un « grand esprit de compréhension », avait bien voulu épargner : l'hôtel de ville, l'église Saint-Laurent, la Maison Diamantée aux pierres à facettes, et des hôtels en bordure du Vieux-Port. Des façades… comme des symboles d'hypocrisie. Parmi les habitations encore debout, on remarqua l'hôtel Franciscou, propriété récente de l'urbaniste Eugène Baudouin… Un doute commença à planer au-dessus des ruines. « Ainsi se trouve-t-on dans le cas rare d'une mesure de guerre coïncidant avec des projets adoptés depuis longtemps par la municipalité et le gouvernement, et déjà en cours d'exécution. » Tels furent les commentaires qu'inspira la démolition du Vieux-Port à l'hebdomadaire allemand Signal, dans son premier numéro d'avril 1943. Le commissaire de police chargé d'enquêter après la guerre sur les responsabilités dans l'affaire du Vieux-Port, Jean Dautun, mit le doigt sur de troublantes combinaisons financières. En 1941, une filiale de la Banque de Paris et des Pays-Bas, la STF, avait pratiquement éjecté de Marseille une société, la SOGIMA, qui, jusque-là, s'était réservé l'exclusivité des programmes immobiliers de la ville. L'origine de cette éviction tenait autant à la gourmandise excessive de la SOGIMA et au caractère décevant de ses réalisations qu'au fait qu'il s'agissait d'une
entreprise juive. En 1943, une société anonyme se substitua à la STF : la Régie foncière et immobilière de la ville de Marseille déposa ses statuts le 25 janvier, soit au lendemain de l'évacuation du Vieux-Port. Par l'intermédiaire de filiales, deux banques tiraient les ficelles de la Régie : le Crédit lyonnais et surtout la Banque de Paris et des Pays-Bas, présidée par le très vichyssois baron André Laurent-Atthalin, ami personnel de Laval. L'été 1943, pour couper court aux rumeurs, Pierre Barraud publia une série d'articles non signés. Et, comme cela ne suffisait pas, la décision fut prise, en accord avec Laval, d'empêcher la Régie de s'immiscer dans les travaux relatifs au périmètre détruit dans le Vieux-Port. Cette décision ne laissa pas de surprendre, puisqu'elle vidait la Régie de sa raison d'exister – la responsabilité de tous les travaux de première nécessité – sans pour autant restreindre le champ d'activité des banques-mères. À côté de cela, les dossiers d'indemnisation des évacués restèrent en souffrance. Pour sa défense, Oberg fit valoir que les Français avaient été de mèche avec lui. Il soutint qu'au moment des négociations, Barraud lui avait présenté un plan d'aménagement des vieux quartiers, élaboré par l'architecte Baudouin. Mais, ajouta-t-il, « je n'ai jamais entendu parler d'une immixtion de la Banque de l'Indochine ou d'une autre banque dans cette affaire62 ». Le commissaire Dautun poussa ses investigations aussi loin qu'il le put, rendit des rapports extraordinairement fouillés, relança l'affaire tant et plus. Jamais il ne put prouver que la décision de raser le Vieux-Port avait été dictée par une volonté de spéculation immobilière. Les signes avant-coureurs d'une opération contre Marseille – installation d'un régiment SS, photographes nazis sillonnant les rues plusieurs semaines avant les « négociations » – indiquent cependant que les attentats du 3 janvier 1943 avaient seulement servi de prétexte. « Depuis six mois, Hagen n'avait que Marseille à la bouche. Heureusement, ça ne s'est pas su », dit X, notre vieux préfet anonyme, semblant sous-entendre par là que l'hypothèse de tractations antérieures ne manque pas de bon sens.
Pour justifier la destruction du Vieux-Port, les Allemands avaient invoqué des raisons de sécurité militaire. Mais les édifices épargnés et les monceaux de gravats – qu'ils ne déblayèrent pas – transformèrent le quartier en terrain d'embuscade idéal. En réalité, ils avaient frappé là où, croyaient-ils, se trouvaient réunis leurs ennemis, dans une sorte de cour des miracles géante. Des ennemis communs à ceux qu'habitaient tous les phantasmes d'un nouvel ordre moral. Il faut lire cette remarque de PierreHenry, parlant des « postes préfectoraux de réputation fâcheuse » : « Marseille, agitée par la destruction de ses affectionnés taudis63. » René Bousquet avait espéré un fin marchandage qui apaiserait les Allemands. Les choses avaient mal tourné. De « braves gens » en avaient fait les frais. Il fallait se montrer discret. En 1945, il écrivit à Laval, emprisonné comme lui : « Pour Marseille, on cherche toujours à prouver que nous étions au courant de l'opération projetée par les Allemands et que nous en connaissions le détail. Sur ce point, je suis tranquille. L'affaire de Marseille se dégonfle d'ailleurs peu à peu et bientôt elle passera au bilan dans le côté “ décharge ”64. » Ce n'était pas une forfanterie. Le 21 juin 1949, à l'audience de son procès, le greffier de la Haute Cour lut à voix haute l'acte d'accusation stipulant, à propos de l'évacuation du Vieux-Port : « Il ne semble pas qu'à l'occasion de ces faits une part de responsabilité puisse être retenue à la charge de Bousquet. Son intervention apparaît comme heureuse. » 1 Cité in Marseille, Vichy et les nazis. Le temps des rafles, la déportation des Juifs, sous la direction de Christian Oppetit, Amicale des déportés d'Auschwitz et des camps de Haute-Silésie, 1993. 2 Cf. Jacques Delarue, Trafics et crimes sous l'Occupation, op. cit. 3 In Le Temps des illusions, op. cit. 4 Conservateur en chef aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône. 5 Déposition de Karl Oberg, 8 février 1946. 6 Dans le cadre de la procédure marseillaise contre les responsables de l'affaire du Vieux-Port, et dans ses premiers interrogatoires par la Haute Cour, René Bousquet a situé par erreur cette arrestation au mois de décembre 1942. Il s'est ravisé ultérieurement. Maurice Sarraut fut en réalité arrêté dans les premiers jours de janvier 1943. 7 Déposition de Joseph Rivalland, 23 juillet 1948. 8 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 4 octobre 1948. 9 Le prénom de celui-ci varie selon les sources : Antoine, Marcel ou André Jean… Son témoignage au Hoover Institute (in La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit.) est
signé« Jean-Marcel Lemoine ». 10 Joseph Rivalland (1893-1965) partit le jour même se mettre au vert dans sa propriété savoyarde. Nommé conseiller-maître à la Cour des comptes, il devint, dans le courant de l'année 1943, contrôleur général de l'administration de l'armée. Brièvement incarcéré à la Libération, il enseigna à l'ENA de 1946 à 1956, fut chargé de mission au ministère de la Défense, délégué du ministre pour l'administration de l'armée de terre, et président de chambre à la Cour des comptes. 11 Déposition de Joseph Rivalland, 6 décembre 1944 (procès de responsables marseillais). 12 Déposition de Joseph Rivalland, 23 juillet 1948. 13 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 4 octobre 1948. 14 Ibid. 15 Déposition de René Bousquet, 14 juin 1945 (procédure marseillaise). 16 Déposition de René Bousquet, 14 juin 1945 (procédure marseillaise). 17 Audition de Rolf Mühler, 30 janvier 1947 (communiquée au juge d'instruction de Bousquet par Roger Wybot, directeur de la Surveillance du territoire). 18 Audition de Maurice de Rodellec du Porzic, 5 décembre 1944 (procédure marseillaise). 19 Interrogatoire de Pierre Barraud, 12 octobre 1944. 20 Déposition de Karl Oberg, 9 février 1946. 21 Interrogatoire de Pierre Barraud, 12 octobre 1944. 22 Déposition de René Bousquet, 14 juin 1945 (procédure marseillaise). 23 Confrontation Bousquet/Barraud, Haute Cour de justice, 1er décembre 1945. 24 Cf. Combat, 30 juin 1948. 25 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 5 octobre 1948. 26 Selon Jacques Delarue, Marcel Courtès parlait allemand. Entretien avec l'auteur, 5 janvier 1995. 27 Déposition de Marcel Courtès, 27 mars 1945. 28 Déposition de Robert Auzanneau, 7 novembre 1944 (procédure marseillaise). 29 Déposition de Maurice de Rodellec du Porzic, 5 décembre 1944 (procédure marseillaise). 30 In La France dans l'Europe de Hitler, op. cit. 31 Cf. chapitre 2, p. 50. 32 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 5 octobre 1948. 33 Déposition de Karl Oberg, 14 février 1946. 34 In Trafics et crimes sous l'Occupation, op. cit. 35 Cf. Marseille, Vichy et les nazis, op. cit. 36 Déposition de René Bousquet, 14 juin 1945 (procédure marseillaise). 37 Ce bilan porte sur l'ensemble des opérations du 22 au 27 janvier 1943, mais les arrestations ont été essentiellement réalisées dans la nuit du 22 au 23, la rafle du Vieux-Port proprement dit ainsi que les opérations ultérieures ayant donné, en proportion, de faibles résultats.
38 Jacques Delarue a rectifié avec bon sens ce chiffre en lui ôtant un zéro :« 40 000 vérifications d'identité », écrit-il dans Trafics et crimes sous l'Occupation. Le chiffre de 400 000 a pourtant été pris à la source : il provient du rapport du préfet Lemoine au chef du gouvernement, établi le 30 janvier 1943. 39 Déposition de Maurice de Rodellec du Porzic, 5 décembre 1944 (procédure marseillaise). 40 Déposition de Robert Auzanneau, 7 novembre 1944 (procédure marseillaise). 41 Déposition de Charles Hazemann, 26 mars 1945. 42 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 5 octobre 1948. 43 Déposition de Karl Oberg, 27 février 1946 (procédure marseillaise). 44 Cf. Jacqueline Ribot in Marseille, Vichy et les nazis, op. cit. Serge Klarsfeld, pour sa part, cite le chiffre de 1 495 juifs transférés de la région de Marseille à Drancy entre le 5 août et le 22 octobre 1942 (Le Calendrier de la persécution des Juifs en France, 1940-1944, op. cit.). 45 Cf. Renée Bensousan in Marseille, Vichy et les nazis, op. cit. 46 Déposition de Robert Auzanneau, 7 novembre 1944 (procédure marseillaise). 47 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 5 octobre 1948. 48 Rapport du 30 janvier 1943. 49 Déposition de Karl Oberg, 9 février 1946. 50 Dépositions de Karl Oberg des 14 et 27 février 1946 (la seconde dans le cadre de la procédure marseillaise). 51 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 5 octobre 1948. 52 Ibid. 53 Carnet d'un témoin, (1940-1943), op. cit. 54 In Vichy-Auschwitz, op. cit. 55 In Marseille, Vichy et les nazis, op. cit. 56 Cf. Amicale d'Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, Minuit/Plon, coll.« Terre humaine », 1982. 57 Déposition de René Bousquet, 14 juin 1945 (procédure marseillaise). 58 Sic. 59 Déposition de Jean Leguay, 21 mars 1945. 60 Dans une circulaire aux préfets signée de son nom, le 7 février 1943, celui-ci tire pourtant les« enseignements »des opérations marseillaises en vue d'autres importantes actions« susceptibles d'être menées un jour ou l'autre ». 61 Entretien du 11 mai 1993. 62 Déposition de Karl Oberg, 9 février 1946. 63 Histoire des préfets, op. cit. 64 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit.
24 Un mariage, un enterrement C'est l'histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein. Entraîné par Laval, son pacifisme et son anticommunisme, René Bousquet n'avait pas vu d'autre issue que de foncer tête la première dans la collaboration. Les Allemands, comme cela était prévisible, jugeaient pourtant qu'il manquait d'entrain. La rafle de Marseille avait été l'illustration même de ce dialogue de sourds, néanmoins parvenus à s'entendre sur le dos des étrangers. Et l'on sait qu'avec le Vieux-Port, la manœuvre avait échoué de toutes parts : Français déportés au préjudice de la pseudo-souveraineté de Vichy, et convois en nombre insuffisant du point de vue nazi. Placée sous le signe de la Milice naissante et sous celui de l'arrestation – fugitive mais inquiétante – de Maurice Sarraut, l'année 1943 commençait bien mal pour le jeune chef de la police. Dès le 5 février, Pierre Limagne écrivit dans ses Éphémérides1 : « Il est question de remplacer Bousquet, pas assez sûr aux yeux des Allemands, par un quelconque Déat ou Doriot, ou même par un quelconque Darnand. » On n'en était pas là. Le sous-ministre pouvait encore sauver les apparences : après avoir inauguré l'hôtel de police de Reims où il était très populaire, fait un détour par Châlons et glorifié l'opération marseillaise, le voici, au mois de mars, escortant Oberg et Knochen à l'hôtel du Parc, le temps d'une entrevue de « huit minutes2 » avec le Maréchal ; le voici à Bruxelles en train de négocier le rétablissement d'une fiction de frontière entre la Belgique et les départements du Nord ; le voici trouvant la force, en présence d'Oberg et de diplomates allemands, de blaguer sur la Gestapo, moins « performante » que les préfets napoléoniens ! Mais, à la même époque, apprenant que Reynaud et Mandel ont été enlevés du fort du Portalet par les Allemands, Bousquet
s'exclame devant un remplaçant de Geissler : « Je préfère aller à la pêche plutôt que de laisser faire de pareilles choses3 ! » Le 3 avril, Himmler arriva à Paris. Le chef de la SS était allé la veille inspecter le quartier détruit de Marseille, puis, après un détour forcé par Cognac pour cause de brouillard, il avait rendu visite à von Rundstedt et Stülpnagel au Majestic. Bousquet, prévenu le jour même (un samedi), fit en toute hâte le voyage depuis Vichy. À cause des rapports tendus entre Sipo-SD et ambassade d'Allemagne, Rudolf Schleier, l'adjoint d'Abetz, n'apprit le séjour de Himmler que le 6 avril, soit le surlendemain du départ de celui-ci. Il télégraphia aussitôt aux Affaires étrangères à Berlin : « Bousquet s'est déclaré très satisfait de la compréhension qu'a témoignée à l'égard de la France le Reichsführer SS, compréhension qui dépasse encore celle manifestée par Heydrich. […] Himmler a écarté Doriot d'un geste de la main significatif. […] [Il] s'est exprimé d'une façon positive sur l'activité de Bousquet et lui a demandé de continuer comme il avait fait jusqu'ici. Himmler a également offert à Bousquet son appui dans la question de l'armement de la police et a laissé ouverte la possibilité d'une nouvelle entrevue avec Bousquet. La rencontre a duré de samedi soir à dimanche matin 3 heures. » Le 7 avril, Schleier reprit, toujours à l'intention de Ribbentrop : « L'entretien avec Bousquet a duré plus de cinq heures et a porté surtout sur toutes les questions concernant la police […]. Le Reichsführer a été impressionné par la personnalité de Bousquet et il partage maintenant, manifestement, la conception représentée jusqu'ici par Oberg, à savoir que Bousquet est un collaborateur précieux dans le cadre de la collaboration policière, et qu'il serait un adversaire dangereux s'il était poussé dans un autre camp. Bousquet est une personnalité si forte et si active qu'il jouera certainement à l'avenir, dans la politique française, un rôle qui dépassera le cadre de son activité actuelle. » Telle était du moins la version véhiculée par Oberg, par Laval, et peut-être par Bousquet luimême. Dans la synthèse4 établie en octobre 1945 par les Forces françaises d'occupation en Allemagne, on peut lire cette confidence d'Oberg sur la
rencontre ultra-secrète à laquelle il avait assisté, ainsi que Knochen : « Le combat contre le communisme international fit la plus grande partie des sujets de conversation au cours du repas. » Bousquet commentera pour son juge d'instruction : « Cette conversation [avec Himmler] n'entraîna aucune aggravation de la situation5. » Au fond, c'était la reproduction du fameux entretien avec Heydrich. Le second accord Oberg-Bousquet, prorogation du premier, étendu à la zone Sud, fut officialisé le 16 avril suivant. Le secrétaire général avait donc obtenu un semblant de garantie. Il avait en outre réussi à décliner une invitation de Himmler à la commission internationale de police criminelle, le simili-Interpol nazi. « En fait, déclara Jean Leguay, si M. Bousquet avait pu arracher aux Allemands les dispositions favorables contenues dans la note Oberg [les accords Oberg-Bousquet], ce résultat, malgré ses conséquences très importantes, fut sans lendemain. Très vite, les Allemands se ressaisirent et manifestèrent progressivement à l'égard de M. Bousquet une méfiance qui se transforma en hostilité6. » Les mois qui suivirent furent jalonnés d'incidents, d'empiétements à répétition sur les prérogatives des Français, et d'autant de menaces de démission proférées par Bousquet. Ce dernier était tributaire à la fois d'Oberg et de Laval, dont il subissait par contrecoup les avanies. L'Allemand, tâcheron discipliné choisi pour sa propension à arrondir – relativement – les angles, mais aussi pour son manque d'envergure, mécontentait Berlin : de mai à septembre 1943, il ne séjourna à Paris que par intermittence, affligé d'une opportune furonculose qui nécessita opération et convalescence ; auparavant, il était allé plaider à Wiesbaden la cause d'un meilleur armement de la police française, sans résultat, les Italiens s'y opposant. Laval, lui, devait se garder d'un nouveau 13 décembre. La crise Pétain-Laval s'envenima du printemps à la fin de 1943, le Maréchal essayant par deux fois de se débarrasser de l'homme-à-lacravate-blanche. Lors du premier accès, en ce mois d'avril, Bousquet se rangea aux côtés de Laval, sans cesser pour autant de revendiquer son indépendance. L'Auvergnat, tout à son rêve d'un statut d'associé avec l'Allemagne, fut reçu pour la dernière fois par Hitler le 29 avril : il revint les mains vides. C'est vers cette date qu'on aurait défendu à Bousquet
d'emprunter la voie des airs : « Les autorités allemandes interdisaient dorénavant l'utilisation de l'avion qui me permettait de me rendre de Vichy à Paris. Le matériel fut même saisi, jusqu'à […] l'avion personnel du chef du gouvernement. À M. Laval, qui demandait les raisons de cette mesure, les Allemands répondirent que c'était dangereux de laisser un avion à ma disposition7. » « Les salauds ! » écuma Bousquet sous le regard admiratif d'une de ses secrétaires8. Le 29 avril, tandis que Laval écoutait les récriminations habituelles du chancelier du Reich, la famille Bousquet maria son cadet dans le Tarn-etGaronne. Louis, le frère de René, épousa Geneviève Bozouls, « Ginette » pour les intimes, la fille du pharmacien de Lafrançaise, bourgade située à vingt kilomètres de Montauban. Hasard étymologique, la mariée portait le nom d'un des anciens fiefs aveyronnais de sa belle-famille. Sur les pas de son aîné, le jeune Louis Bousquet venait de passer sa licence en droit à Toulouse. Il avait été dispensé par la chancellerie épiscopale de publier les bans de mariage dans sa paroisse montalbanaise : avec un parent à Vichy, mieux valait éviter tout ce qui pouvait passer pour de l'ostentation. La chronique « Hyménée » de La Dépêche se fit l'écho de la cérémonie à l'église de Lafrançaise, énumérant amis et proches venus en « long cortège » : Émile, l'« honorable notaire », et sa femme Adrienne, les Lortal, les Carné, les Bozouls, les Poutansant – plus quelques autres notables : un général et un médecin-colonel de la garnison de Montauban, le secrétaire général de la préfecture, le maire de Lafrançaise et celui de Montauban, Joseph Bourdeau, dont on apprendra plus tard qu'il aidait activement des résistants, notamment Michel Debré (dont il deviendra l'ami et le collaborateur9). Raymonde Bousquet était là aussi avec son fils Guy, mais sans son mari, retenu à Paris « par de pressantes occupations », à en croire le journal de Maurice Sarraut. Un commerçant de la région, alors enfant de chœur, se rappelle avoir servi la messe ce jour-là. À la sortie, un avion survola la noce, on agita des mouchoirs vers le ciel : « C'était René Bousquet », lui dit-on.
Un mois plus tard, le secrétaire général se trouva à nouveau sur la sellette. Dans un télégramme à Ribbentrop, le 29 mai, Schleier fit état du nombre croissant de personnalités en train de passer à la « dissidence ». Bousquet était en cause. Son laxisme devenait manifeste. Laval, rapporta Schleier, avait assuré au consul Krug von Nidda qu'il allait reprendre luimême les choses en main : « Il apparaît certain que le président, bien qu'il ne le dise pas, n'a plus pleinement confiance dans son chef de la police. » Existait-il de réelles divergences de vues entre Laval et Bousquet, ou bien le premier feignait-il de lâcher le second avec lequel, récemment encore, à Châteldon, il s'entretenait de sa sécurité ? Écoutons la réponse de Bousquet au juge : « Vous avez noté un jour, en paraissant y attacher de l'importance, qu'un rapport allemand faisait état de mon dévouement à M. Laval. Je vous avais indiqué que placer mon activité administrative sous le signe du dévouement à un homme, c'est-à-dire d'une disposition à le servir en toutes circonstances, constitue une altération de la réalité. C'est une servitude dont je n'ai jamais eu à subir l'affront et qui heurte la notion que j'ai conservée de la fonction publique. Je pense donc qu'ayant attaché de l'importance à une première information, vous voudrez bien noter au passage celle dans laquelle M. Krug observe que le président Laval n'a plus pleinement confiance dans son chef de la police10. » Ruse de défense ? Devant les jurés de la Haute Cour, Bousquet, roué, impénétrable, affirmera au contraire sa fidélité à Laval. Toujours est-il que, tant à l'ambassade d'Allemagne que chez les SS, il n'était plus en odeur de sainteté. Le 29 mai, Schleier télégraphia la suite de son rapport à Berlin, sitôt après avoir parlé avec Knochen : « Depuis quelques semaines, Bousquet n'est plus aussi sûr de lui qu'il l'a été dans le passé. » Certes, reconnaissait Knochen, les statistiques des arrestations opérées par la police française comportaient « des chiffres dignes d'être retenus », mais Bousquet avait changé. Il se plaignait plus que jamais du manque d'effectifs, d'équipements, et, à deux reprises au cours des quinze derniers jours, il s'était montré « disposé à se retirer ». Le télégramme soulevait de vieilles – et de moins vieilles – rancœurs, présentant un Bousquet désenchanté : durant la crise de Pâques, il ne s'était pas « attaché clairement à Laval » ; l'on devait aussi constater que la Résistance progressait au sein de la police, et ce, dans tout le pays.
Pourtant, concluait Schleier, Knochen n'avait pas de solution de rechange. Il fallait garder Bousquet pour le moment. Ici commençait à poindre la manœuvre lavalienne – signe d'une connivence constante avec Bousquet, et non pas de la prise de distance évoquée a posteriori par celui-ci : faire avaler aux Allemands qu'il était préférable de maintenir l'actuel secrétaire général, malgré ses défauts, plutôt que de se lancer dans la formation longue et hasardeuse d'un successeur. Bousquet était en sursis. « Ce n'est pas moi qui changeais, dit-il, ni mon action qui avait été modifiée. C'est le temps qui passait et les événements qui évoluaient, m'obligeant à prendre, à Vichy, des positions plus dures et, à Paris, des positions qui n'étaient pas toujours conformes à celles qu'officiellement au moins affichait le gouvernement français11. » Le mois de juin s'écoula sans changement : Allemands sur la réserve, mais résignés pour raison technique. Bousquet n'en réussit pas moins à convaincre le général von Stülpnagel de ne pas augmenter, comme il l'envisageait, le prélèvement de blé. Une question qui n'était nullement de son ressort officiel, mais l'agriculture l'avait toujours tellement passionné ! L'été venu, et en l'absence d'Oberg, Knochen et Krug von Nidda décidèrent de remettre à plus tard des mesures prévues contre certaines personnalités politiques. L'idée de transférer Herriot en Allemagne, par exemple, fut écartée : des réactions finalement plus néfastes qu'autre chose étaient à redouter. Dans le rapport de Schleier à ce sujet, le 23 juin, Bousquet fut mis en cause à travers le cas Sarraut, cette fois : « Maurice Sarraut a d'étroites relations avec le secrétaire général pour la police qu'il a soutenu et encouragé depuis sa jeunesse. Bousquet doit aux deux Sarraut principalement sa carrière rapide jusqu'au poste de préfet, et il se déclare ami personnel de Maurice Sarraut. Bousquet a déclaré au SD [Knochen] qu'il comprenait notre attitude négative et nos doutes au sujet des Sarraut, mais, à plusieurs reprises, il a souligné que les deux sont aujourd'hui inoffensifs et que leur journal, la Dépêche de Toulouse, depuis le début de l'Occupation, écrit dans un sens collaborationniste. Mais un certain nombre d'indices montrent que les Sarraut travaillent en secret dans un sens hostile aux intérêts allemands, de telle sorte que,
malgré les objections soulevées par les répercussions éventuelles de l'arrestation des Sarraut sur Bousquet, il faut [s'en tenir à l'idée] d'inclure dans l'action prévue aussi bien Maurice qu'Albert Sarraut. » Action reportée, donc, mais pas abandonnée. De passage à Paris, Kaltenbrünner, le successeur de Heydrich, entrevit tout de même l'ami des Sarraut dans le bureau de Knochen, avenue Foch. Il lui renouvela l'invitation de Himmler : n'avait-il pas envie de venir visiter les installations policières du Reich ? Bousquet parvint encore à se dérober. Karl Oberg fit une brève apparition en France au début d'août, passant par le Sud-Est pour gagner l'Italie où Mussolini venait d'être démis. Bousquet s'arrangea pour l'intercepter à Lyon et lui faire part, sous la forme d'une note, de ses doléances. Sur le thème rebattu de la souveraineté française en zone Sud, il mit une fois de plus sa démission dans la balance. Quelques jours plus tard, Jean Leguay fut convoqué par Knochen : Oberg était « étonné et mécontent » du ton de la note de Bousquet. Aux Italiens, le chef de la Sipo-SD venait d'ailleurs de déclarer sa méfiance envers le Français. Le 7 août, celui-ci assista à une entrevue Laval-Sauckel sur le STO et, on s'en souvient, sa présence fut mal perçue.
Le 17 juin 1948, Bousquet tendit un document au magistrat instructeur : « Cette note m'a été donnée par un informateur personnel », dit-il. Il s'agissait du compte rendu d'une lettre de transmission de Hagen ainsi que du résumé d'un rapport allemand sur la police française, le tout adressé le 13 août 1943 aux représentants régionaux SS12. À lire les dix pages de la note, on ne peut s'empêcher de se demander pourquoi l'« informateur personnel » de Bousquet, au lieu de lui remettre tout bonnement une copie des deux pièces, avait tenu à exploiter celles-ci à sa guise. Son développement coïncide si parfaitement avec les arguments de défense de l'ex-secrétaire général !… Tout y est : maintien de fonctionnaires de l'« ancien régime », mollesse policière vis-à-vis de la Résistance, crainte d'une collusion avec les forces alliées pour « tomber
sur le dos des troupes d'occupation » en cas de débarquement, caractère paramilitaire suspect des GMR, danger d'un armement nettement supérieur aux besoins, stocks camouflés, etc. L'indicateur avait pris la peine de traduire des passages in extenso : « Les expériences faites jusqu'à présent ne permettent pas encore de conclure que la lutte contre le mouvement de résistance nationale est contrecarrée par le directeur de la police, spécialement par le secrétaire général Bouquet (sic) lui-même, suivant un plan prévu. D'un autre côté, il est hors de doute qu'il existe de grandes sympathies justement dans les sphères supérieures de la police avec ce mouvement […]. Le secrétaire général […] a défendu la conception que l'organisation française de résistance n'était pas dirigée contre la sûreté des troupes, mais qu'elle avait pour but de renverser le gouvernement français actuel, afin de motiver par cela que la lutte contre ces organismes devait être laissée également dans le territoire occupé à la police française seulement. […] La direction de la police française, qui est caractérisée aujourd'hui par le secrétaire général Bousquet, apparaît en premier lieu comme nationale française, dans le sens d'une poursuite rigide des intérêts français. […] On a l'impression que [les relations entre policiers et Résistance] n'ont pas été faites sans l'assentiment muet ou même à l'instigation du gouvernement ou du secrétaire général à la Police. » Les Allemands étaient sans nul doute préoccupés par l'état d'esprit de la police française, mais pareil tableau arrivant si opportunément… C'était trop beau !
Le lundi 23 août au matin, Laval fit savoir à Bousquet que le Maréchal – qui l'avait pourtant reçu trois semaines plus tôt – le tenait pour responsable du manque d'énergie de la police. « M. Laval m'ayant déclaré que ma seule présence au ministère de l'Intérieur risquait d'avoir pour l'administration et pour le pays des conséquences fâcheuses en raison de l'hostilité réelle qui m'environnait dans l'ensemble des milieux allemands et dans des milieux vichyssois influents, il m'offrit d'exercer à un autre poste des fonctions plus importantes et, sur le plan personnel, plus
intéressantes. […] Je refusai toute compensation et demandai ma mise en disponibilité13. » Bousquet fila à Paris et, de là, décida d'aller se ressourcer à Montauban. Au passage de la ligne de démarcation, à Vierzon, on le retint plus que de raison. Ce n'était pas très bon signe, mais enfin, on le laissa repartir. Arrivé chez ses parents, il put remâcher les événements qui l'avaient conduit dans cette impasse. À Paris, les ultras de la collaboration avaient quelques raisons, outre la rivalité qui les opposait, de le honnir, lui, le partisan de la « Gueuse ». Jean Leguay témoigna : « M. Bousquet n'hésita pas à faire arrêter et interner [en février 1943] les directeurs du journal Au Pilori, Jean Lestandi et Maxime de Sère, ainsi que Jean Azéma, de Radio-Paris. Malgré les menaces allemandes, ils ne furent libérés qu'après plusieurs mois d'internement. Il avait fait interner également [en novembre 1942] Jean Filliol, du MSR, ami de Deloncle et ancien cagoulard. La campagne collaborationniste se déchaîna contre [lui]14. » Il avait beaucoup aidé les francs-maçons, et beaucoup combattu l'amiral Platon. Les démêlés homériques des deux hommes donnaient lieu à des jeux de mots sur les protestations fort peu « platoniques » de l'amiral. Derrière son monocle, celui-ci avait vu d'un très mauvais œil le démantèlement de sa police antimaçonnique. Fin 1942, Bousquet avait fait arrêter son représentant en zone occupée, Jean Marquès-Rivière. Déjà croisé, ce fanatique, scénariste du film de propagande Forces occultes, travaillait pour l'Allemagne. Vite remis en liberté, il avait, pour se venger, chargé son délégué dans la Marne, un certain Brassart, de fouiner sur les liens de Bousquet avec la maçonnerie marnaise. La riposte ne s'était pas fait attendre : le 30 janvier 1943, Brassart avait été coffré à son tour. Les relations entre le chef de la police et l'amiral n'étaient pas allées en s'améliorant. Ce dernier, poussé par Pétain, complotait en outre contre Laval. Durant le mois de mars, il avait échangé correspondance et mots aigres avec Bousquet. Le 26, privé de son titre de secrétaire d'État auprès du chef du gouvernement15, il avait été nommé par le Maréchal à la tête du conseil de l'ordre de la Francisque, puis assigné à résidence en zone Sud sur ordre de Laval. Dans le monde en vase clos de l'hôtel du Parc où manigances et chausse-trapes se succédaient d'heure en heure, le Dr
Ménétrel, médecin personnel de Pétain et chef de son secrétariat particulier, ici ligué à Fernand de Brinon, n'était pas le dernier à intriguer contre le clan lavalien. Non content de pourchasser les séides de l'amiral Platon, Bousquet s'était efforcé, comme naguère dans la Marne, de réintégrer aux Célestins ou au Contrôle économique nombre de fonctionnaires francs-maçons. Il avait aussi pris sous son aile certains collègues de la préfectorale persécutés par l'extrême droite, tel Jean-Émile Vié, fils de préfet, en poste à Tunis : « M. Vié avait été arrêté en Tunisie par les Allemands à la demande du PPF. Ramené en France, j'avais pu obtenir qu'il soit remis aux autorités françaises sous réserve qu'il soit interné dans un camp de concentration. Non seulement je n'ai pas tenu cet engagement, mais je l'ai aussitôt et publiquement appelé auprès de moi16. » Bientôt sous-chef de bureau à l'Intérieur, Vié sera connu du monde administratif de l'aprèsguerre comme un protégé de Michel Debré. Bousquet avait eu d'autres occasions d'afficher son mépris de la collaboration parisienne, même s'il lui arrivait d'avoir de mauvaises fréquentations. Ainsi donnait-il du « cher ami » à Jean Luchaire, le directeur des Nouveaux Temps, sponsorisé par l'ambassade d'Allemagne, qu'il tutoyait, à qui il rendait de menus services et dont il en recevait. Mais c'était pour la « bonne cause ». De même que ses rencontres avec Henri Lafont, par l'intermédiaire du fidèle Pierre Saury. On ne l'avait vu qu'une ou deux fois, en octobre 1942, participer à un déjeuner de « la Table ronde », un de ces repas d'affaires franco-allemands organisés au Ritz par le prince de Beauvau-Craon, président du Cercle interallié, chaleureusement appuyé par René de Chambrun : il s'agissait de mettre en présence fonctionnaires, financiers et industriels – du bâtiment à la chimie, en passant par le gratin de la haute couture –, afin d'encourager les bonnes relations économiques. Sur l'immense table ronde dressée pour la circonstance, on alternait cartons rouges (français) et bleus (allemands) auprès des couverts : ainsi pouvaient s'engager de fructueuses conversations. Parmi la cinquantaine de personnalités conviées en même temps que Bousquet se trouvaient Henri Ardant, président de la Société générale, le secrétaire d'État à la Production industrielle Jean Bichelonne, André Dubonnet, des établissements du
même nom (« Dubo, Dubon, Dubonnet »), Lucien Rebatet, auteur du best-seller de l'Occupation (Les Décombres), le marquis Melchior de Polignac, directeur de la maison de champagne Pommery, côtoyé dans la Marne par le secrétaire général, et le représentant parisien de la firme allemande de produits chimiques IG-Farben, celle-là même qui fabriquait le stabilisateur du gaz Zyklon-B et avait installé un complexe à Auschwitz. À part ces quelques faux pas, Bousquet n'avait jamais été pris en flagrant délit de relations privées compromettantes. Oberg avait évoqué17 une amitié louche qui aurait lié le secrétaire général à un nommé Dassonville, propriétaire de cinéma également en bons termes avec Knochen : la Haute Cour ne s'y attarda pas. En zone Sud, Bousquet n'avait pas de meilleurs rapports avec la Milice, les « hommes nourris de la moelle des lions » qu'Abel Bonnard appelait de ses vœux, aux ordres de l'ex-cagoulard Joseph Darnand, surnommé par le même « Jo le déménageur » (il dirigeait autrefois une entreprise de transports à Nice). En ce mois d'août 1943, Bousquet avait mis en garde18 l'ancien combattant héroïque, sur le point de revêtir l'uniforme allemand, et s'était heurté à un mur : Darnand venait de prêter serment à Hitler dans les locaux de l'ambassade, rue de Lille. Les francs-maçons protégés, les collaborationnistes tenus à distance, l'indépendance française brandie à tout bout de champ, l'extension progressive du maquis qu'on accusait police et gendarmerie de tolérer, le manque de conviction dans le bien-fondé du STO, les actions de la Résistance plus voyantes, l'existence de celle-ci de plus en plus difficile à nier (le général Delestraint avait été arrêté par la Gestapo au mois de juin, et Jean Moulin pris au piège de Caluire : un chef de la police ne pouvait l'ignorer), l'obstination à mêler le moins possible les forces de l'ordre françaises à la persécution des juifs français : autant de reproches que les Allemands pouvaient faire à Bousquet, aggravés par le travail de sape de l'entourage du Maréchal. Après des débuts prometteurs, le jeune secrétaire général avait perdu de son allant à collaborer. Il gênait, et, derrière la porte, les zélés pro-nazis n'attendaient qu'un mot pour se ruer à sa place. Dans son exil momentané à Montauban, la situation générale lui donnait aussi à réfléchir. La conscience du risque représenté par le choix
de Vichy s'aiguisait depuis la chute de Stalingrad. La fin de la campagne de Tunisie, la contre-offensive soviétique, la capitulation italienne imminente, tout indiquait que l'Allemagne était en train de perdre la guerre. L'assassinat de Darlan (le 24 décembre 1942) et l'arrestation récente de Pucheu à Alger avaient de quoi tourmenter un serviteur de l'État français. Et la répression nazie qui s'exerçait en France dans un dédain absolu des accords passés avec Oberg19 contribuait à faire détester un peu plus Laval. Bousquet aurait dû se rendre à l'évidence que son patriotisme antiboche, pour sincère qu'il fût, ne suffisait plus. Vouloir demeurer en toutes circonstances fidèle à ce qu'il avait cru être le « centre consensuel », c'était désormais s'exposer de toutes parts à la suspicion et à la haine. « Ce manque de fermeté, dira-t-il, ne pouvait être en fait que la manifestation d'une volonté bien arrêtée de ne pas m'associer directement ou indirectement, activement ou passivement, à des opérations qui conduiraient la France à s'entre-déchirer elle-même sous les yeux de l'étranger qui l'occupait20. » Il parlait de son « manque de fermeté » vu par les Allemands : du côté de la Résistance, on aurait pu lui retourner la critique. Pour son malheur, et tout centriste qu'il était, il ne pouvait être à la fois dedans et dehors. Mais, trop compromis par sa fonction, trop marqué par sa formation, par sa « modération » originelle, il ne pouvait sauter le pas, choisir ouvertement un autre camp. Sans doute se berçait-il d'illusions sur une possible troisième voie qui ne serait ni allemande ni « gaullo-communiste ». Il s'arrangeait avec ses convictions républicaines et radicales en prônant toujours et encore l'indépendance nationale, en refusant les cours martiales, en donnant des coups de main ici et là à des résistants non communistes, à des hommes qui refusaient le « terrorisme ». Il se justifierait par la suite en interprétant à sa façon les consignes de prudence données par la radio de Londres. Il ne voulait pas que coule le sang français, lui, si impliqué dans les crimes administratifs du régime. C'était tout le paradoxe d'un haut fonctionnaire qui, sans sadisme ni antisémitisme de conviction, pensait faire la part du feu, en livrant des étrangers ou des militants, et œuvrer contre un déferlement communiste.
À Vichy, Laval s'était ravisé. Il rappela Bousquet. Bousquet accourut. Sens du devoir ? Volonté d'essayer de faire contrepoids à la Milice ? Peur de la victoire soviétique ? Confiance en son mentor ? Fidélité ? « Il me répétait qu'il resterait tant que Laval aurait besoin de lui », raconte X, son ancien collègue préfet. Il resta donc, malgré les conseils de proches inquiets. Même le colonel Marty était partisan de mettre la clef sous la porte.
L'ambiance s'assombrissait à l'hôtel des Célestins. Rue de Monceau également, où l'on vit arriver Louis Bousquet, le jeune marié, sur le point d'être envoyé en Allemagne au titre du STO avec le groupement des Chantiers de la Jeunesse auquel il appartenait. Pas question de passe-droit pour le frère du sous-ministre : « Je ne demanderai rien aux Allemands en faveur de Louis, car ils ne manqueraient pas de me demander une contrepartie21 », expliqua René Bousquet au colonel Marty. Le cadet dut montrer l'exemple, exactement comme Jean-Claude Cathala, requis lui aussi en ce mois de septembre en dépit de son nom et du petit boulot qu'il avait conservé tant bien que mal à l'Intérieur. Bien avant l'entracte montalbanais, Bousquet se savait surveillé par les Allemands, en particulier depuis qu'Oberg, sur lequel il était persuadé d'avoir gardé « une certaine influence », était absent. Knochen, le véritable cerveau de la Gestapo en France, se montrait moins « maniable ». Selon le témoignage – invérifiable mais convaincant – de Marguerite Bello, la brave Margot restée dévouée depuis la Marne, un étrange Français du nom de Hoyaux avait ses habitudes rue de Monceau où il venait chaque jour, accueilli à bras ouverts par une collaboratrice de Georges Hilaire, le secrétaire général à l'administration. Fin 1942, le bonhomme s'était vanté de pouvoir faire libérer à volonté n'importe quel prisonnier. Au printemps 1943, Joseph Léger, directeur du cabinet parisien de Bousquet, avait pu vérifier qu'il ne mentait pas : il venait de faire profiter son propre frère des bonnes grâces de Hoyaux. Marguerite Bello avait également un frère prisonnier, mais elle eut moins de chance
que Léger. À la fin du mois de juin, son affaire se transforma en chantage lorsqu'un officier allemand en civil se présenta chez elle. Voici quelle fut la conversation entre la demoiselle et ce visiteur, un certain capitaine SS « Schmitt » ou bien – et c'est plus probable – « Schmidt22 », adjoint de Knochen : « Je connais très bien M. Bousquet avec qui j'ai fait un voyage officiel en avion un jour de brume et où nous avons dû atterrir à Orléans23 au lieu de Vichy. C'est un homme très intelligent. – Oui, c'est un homme supérieur. […] – Votre frère n'est pas dans la catégorie de ceux qui peuvent revenir, mais je vais voir à cela. C'est un service qu'il faut que je demande24. » Deux jours plus tard, Schmidt se fit plus clair : « Vous êtes bien secrétaire de M. Bousquet. C'est un grand homme, très intelligent, mais voilà, on ne sait jamais ce qu'il pense lorsqu'il a un entretien avec nous. Nous aurions besoin de connaître sa pensée25. » Le rendez-vous tourna court. Bousquet, averti, devint blême. Au mois d'août, il plaça Léger en disponibilité… Cet épisode fut peut-être à l'origine de la tentative de départ pour l'Espagne, en octobre, de l'ex-directeur de cabinet. « Jo » Léger s'était mis en tête de rallier Londres, moins par vocation résistante que parce qu'il avait senti le vent tourner. Dans des conditions qui demeurent obscures, il se fit prendre à la frontière, et les Allemands le ramenèrent à Paris. Leguay ayant appris qu'il était enfermé à Fresnes, Bousquet parvint, au bout de trois semaines, à obtenir son élargissement. Léger resta caché dans la capitale jusqu'à la Libération. Les équipes de l'administration centrale changeaient, de nouveaux visages apparaissaient. Maurice Toesca, futur homme de lettres, avait été nommé intendant de première classe, à la disposition du secrétaire général à Paris : on l'avait promu directeur adjoint du cabinet de Bussière, à la PP26. René Coldefy arriva rue de Monceau pour veiller à la bonne organisation de la police d'État en zone Nord, en particulier dans les départements de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne. Auparavant, il avait été nommé sous-préfet d'Autun, en remplacement de Robert Dangelzer, l'ancien directeur de cabinet d'Henry Cado. Celui-ci, après un bref
passage à l'intendance de police de Toulouse, avait été mis « en disponibilité sur sa demande » : en réalité, dénoncé par les services de l'amiral Platon à cause de son appartenance à la franc-maçonnerie, il avait frôlé la révocation. Restait, autour de René Bousquet, la fidèle petite garde, moins Joseph Léger : à Paris, Leguay et Saury ; à Vichy, Marty, Cado et Jean-Paul Martin, ainsi que les directeurs centraux. Le 10 septembre, un détachement de la MOI abattit en plein Paris Ritter, l'adjoint du « négrier » Sauckel, pourvoyeur du STO. Une semaine plus tard, Laval échappa de justesse à l'explosion d'une machine infernale dissimulée dans un tas de sable, au bord de la route de Châteldon. Le 21 septembre, Bousquet réclama à Oberg, enfin de retour, une augmentation des effectifs de police et de leur armement. La réponse lui fut donnée au bout d'un mois : pour les armes lourdes, c'était toujours non. Cependant, les Allemands se disaient d'accord pour un renforcement des effectifs et des armes légères. À ce moment, et à ce moment-là seulement, Bousquet songea-t-il à équiper des unités en vue d'appuyer un éventuel débarquement allié ? On a vu combien l'argument se révélait bancal, comparé à la hantise du péril communiste qui habitait les décideurs vichyssois. Mais le fait est qu'à partir du mois d'octobre, Bousquet se montra plus attentiste. Il fit ce que Laval lui demandait. Il n'avait pratiquement plus voix au chapitre. Knochen s'était d'ailleurs plaint de lui à Oberg, sitôt celui-ci revenu. Le patron de la Sipo-SD put éprouver le changement survenu chez le « renard » Bousquet : celui-ci, sentant son éviction prochaine, multipliait désormais les plaintes. « Je ne peux laisser confondre la police française avec des éléments qui s'abritent derrière la protection de certains services allemands pour commettre des actes qui tombent sous notre législation de droit commun, lui écrivit-il le 15 octobre. Si la valeur de cette déclaration n'était pas admise par les autorités allemandes informées, je me déclarerais quant à moi dans l'impossibilité de défendre plus longtemps les intérêts dont j'ai la charge. » La veille, il avait rouspété contre un mini-défilé de la LVF, du PPF et d'autres groupuscules pro-nazis aux Champs-Élysées, manifestation qui avait dégénéré. Le 23 octobre27, lors d'une réunion à Paris, il refusa de discuter avec Oberg. C'était la dernière fois que, dans
l'exercice de ses fonctions, il voyait son homologue allemand. Ce fut le commencement de sa véritable disgrâce. À Vichy, Pétain n'avait pas renoncé à son idée fixe de chasser Laval. Il ne voulait pas être éclaboussé par l'impopularité de son chef du gouvernement et cherchait le moyen de renforcer la légitimité de Vichy, pourtant en bien piteux état, face à de Gaulle, devenu le maître d'Alger depuis l'élimination de Giraud. Le Maréchal, qu'agitaient des projets de constitution, était sous haute surveillance. Les Allemands se demandaient s'il ne risquait pas d'imiter Badoglio, lequel, après la destitution de Mussolini, avait noué un pacte avec les Alliés. Le 3 novembre, Schleier télégraphia à Ribbentrop. La situation militaire allemande s'aggravant et la Résistance grandissant, il y avait du remaniement ministériel dans l'air : « Laval songe à confier l'Agriculture à un spécialiste et le Ravitaillement éventuellement au secrétaire général à la police Bousquet, contre lequel le maréchal Pétain avait soulevé ces derniers temps des objections à cause de sa jeunesse et parce qu'il avait agi d'une façon trop douce contre les terroristes. Mais Laval n'a pas encore discuté le changement de poste de Bousquet avec le chef des SS et de la police. « Au cours d'un entretien que j'ai eu aujourd'hui avec le Gruppenführer Oberg, ce dernier m'a déclaré qu'il ne voyait actuellement aucun intérêt à ce qu'un changement se produise dans le secrétariat général à la police. Il veut que Bousquet continue à avoir la responsabilité de la police. Mais si, pour des raisons de politique intérieure française, un changement s'avérait nécessaire, alors il faudrait que Bousquet disparaisse du gouvernement, étant donné que, dans un autre poste qu'à la police, il échapperait trop au contrôle constant des Allemands. Il n'est pas question en particulier du ministère du Ravitaillement, étant donné qu'avec la répartition des denrées alimentaires, il aurait en main la clef la plus importante de l'opinion du peuple français et pourrait l'utiliser dans certaines circonstances, à un moment critique, sous une forme insupportable pour nous. »
Dans le charabia du traducteur assermenté – car cette version était destinée à la Haute Cour –, on décèle la méfiance croissante d'Oberg, qui conviendra néanmoins : « Je n'avais personne sous la main qui pût le remplacer28. » Mais qu'il n'ait pas été question de proposer à Bousquet une autre affectation tombe sous le sens. « Il est probablement inexact que M. Laval ait songé à cette époque à me confier le ministère du Ravitaillement, remarquera l'intéressé. Il savait parfaitement qu'à cette nomination le gouvernement allemand ne souscrirait jamais, mais il est possible qu'il ait fait une telle allusion pour voir quelle était la réaction29. » La lune de miel de 1942 était bien finie, où Laval pouvait lui offrir la place de Jacques Le Roy Ladurie, puis de Max Bonnafous, à l'Agriculture. La suite du télégramme de Schleier, le 3 novembre, indique que Laval commençait à lorgner en direction d'une solution républicaine : « Comme l'a d'ailleurs exposé le président Laval au ministre von Krug, il a conscience que l'État actuel [représenté par] Pétain est non seulement [au bout du rouleau], mais encore rejeté par le sentiment public français. C'est pourquoi il [Laval] envisage une transition graduelle vers la formation d'un gouvernement républicain pour lequel il faudrait, certes, créer encore les conditions préalables au point de vue droit constitutionnel. Un élargissement du cabinet, à une date ultérieure, sous forme d'entrée d'anciens parlementaires dans le gouvernement, servira à préparer ce but. Ces parlementaires seront réunis dans un “ conseil restreint ”, ils feraient partie du cabinet comme ministres d'État sans portefeuille. Laval pense en cela à des chefs républicains de partis et à des députés bien connus comme Chichery, Bonnet, de Monzie, Faure, qui sont en faveur d'un rétablissement de la République française. Mais, pour exécuter ce revirement, il faut que Laval surmonte tout d'abord la résistance du Maréchal en tant que chef de l'actuel “ État français ”, et convainque les personnalités nommées ci-dessus et qui, jusqu'ici, ont refusé de le suivre. » Albert Chichery, ancien président du groupe radical à la Chambre, siégeait à présent au Conseil national, aux côtés de Georges Bonnet, le ministre des Affaires étrangères de Daladier, et de quelques autres radicaux vichyssois, comme Lucien Lamoureux, ainsi que de l'ex-SFIO
Paul Faure. L'anticommunisme et le pacifisme avaient conduit à Vichy ces hommes qui ne doutaient de rien : « À l'automne 1943, écrit Michèle Cointet, ont lieu de nouvelles actions s'insérant dans la stratégie de Vichy pour se maintenir au pouvoir grâce aux Américains dont le débarquement était attendu. Il s'agissait, à Alger, de jouer une carte giraudo-pétainiste et, à Vichy, de revenir à une constitution républicaine. Sarraut aurait approuvé […] la constitution de 1943 [envisagée par Pétain]. Le 13 décembre 1943, les Britanniques reçoivent un télégramme de Lucien Lamoureux : “ Lamoureux demande prévenir ministre Queuille [passé à Londres] que [ce] parti attend heure libération et reste favorable à Résistance. ” Henri Queuille réagit en écrivant au général de Gaulle que Lucien Lamoureux n'a aucune qualité pour représenter le parti radical et qu'une telle démarche ne vise qu'à sauver Vichy30. » En ce début de novembre 1943, ce que Laval envisageait comme un simple remaniement était le début d'une crise beaucoup plus profonde. « Parallèlement, explique l'historien Marc Ferro, Pétain laisse Ménétrel tenter une nouvelle opération qui devrait à la fois endormir les Allemands, affaiblir ou éliminer Laval, et constituer une ouverture vers Washington. Pour la deuxième fois, l'amiral Platon se trouvait au sein de la “ conspiration ”31. » La crise se matérialisa le 13 novembre avec la tentative que fit Pétain, toujours pour contrebattre Alger et évincer définitivement Laval, d'annoncer à la radio le règlement de sa succession par une modification de la constitution et un retour à l'Assemblée nationale. Cette revendication de légitimité était surtout destinée à faire pièce au discours récemment prononcé par de Gaulle lors de la séance inaugurale de l'Assemblée consultative d'Alger. En réalité, le Maréchal comptait se cantonner dans une prudente neutralité. Ce que le facétieux Galtier-Boissière nomma une « petite farce » de Pétain à Laval fut pris très au sérieux par les Allemands : ça y était, Pétain se prenait pour Badoglio ! Il fut interdit d'ondes et, à la place de son allocution, on passa aux auditeurs un extrait de l'opérette Dédé. Le Maréchal s'enferma dans une bouderie prolongée.
La Marschallkrise eut de graves répercussions et précipita le remaniement que Laval s'était efforcé de limiter. Pétain allait en outre être affublé d'un ange gardien allemand, von Renthe-Fink – son nom aussitôt déformé en « Rintintin » –, veillant à ce que tout se passe selon les vœux de Berlin. Bousquet, bien sûr, n'allait pas tarder à faire les frais de tout ce remueménage, la crispation des Allemands à son égard, savamment attisée par les collaborationnistes, ayant atteint son paroxysme. Depuis l'hôtel Thermal où, le mois précédent, les services des Célestins avaient été transférés, il se paya le luxe d'un baroud d'honneur. On se souvient notamment de son refus, signifié à Knochen le 26 novembre, de laisser consulter les listes de juifs français dans les préfectures32. En ce même mois, au cours d'une discussion plus houleuse que de coutume, il fit devant Laval le procès de la conception des RG qu'avait Baillet, l'épouvantable directeur parachuté six mois plus tôt, on le sait, au poste de Boutemy : à ce moment, Bousquet avait dû refuser à son ami Jacques Saunier, sous-directeur des RG, sa mutation, lui demandant de rester pour « sauver les meubles si nécessaire33 ». C'est ainsi que Saunier avait recommandé un policier sûr au moment des importants troubles dans les Savoie ; c'est ainsi qu'il avait lui-même enquêté plusieurs fois à Montauban « sur l'activité politique d'Irénée Bonnafous qui, d'après les RG, travaillait à la reconstitution du parti radical-socialiste dans la région34 ». La mission exigeait du doigté ! À présent que Bousquet se savait fichu, il n'hésita pas à tourner ostensiblement le dos à Baillet. « [Celui-ci] déclara alors qu'il n'avait plus de raison de demeurer à son poste et qu'il demandait sa réintégration à la préfecture de Police [où il avait créé les Brigades spéciales]. Je déclarai alors que c'était la seule solution. Le chef du gouvernement, au lendemain même de cette réunion, convoqua M. Bussière, préfet de police, pour demander sa réintégration35. » Il était bien temps, a-t-on envie de dire. Et la succession de Baillet, alors que Darnand se profilait à l'horizon, ne vaudrait guère mieux. N'oublions pas non plus que jusqu'au bout, Bousquet signa des textes compromettants.
Le jeudi 2 décembre, vers l'heure du dîner, la nouvelle tomba, glaçante : Maurice Sarraut venait d'être assassiné devant sa villa des Tilleuls, à Saint-Simon, faubourg toulousain. Comme son chauffeur Portola s'apprêtait à franchir le portail, un homme avait « jailli d'une encoignure », racontera plus tard Albert Sarraut qui, à ce moment, attendait son frère à la maison. La voiture avait été arrosée de plusieurs rafales de mitraillette, et Portola touché. Le vieux directeur de La Dépêche s'était écroulé. Maurice Martin du Gard, correspondant du quotidien à Vichy, rapportera le macabre récit recueilli peu après de la bouche d'Albert : « “ Le pouls battait encore, mais il ne prononça pas un mot ; son visage, atteint à la mâchoire, à la tempe, ruisselait de sang. Je l'emportai dans mes bras, je buvais son sang sur sa joue. Les médecins appelés ne purent que constater sa mort… ” À ce moment, Albert Sarraut sort de sa poche une petite feuille blanche, comme une enveloppe de carte de visite : il la déplie, c'est la moitié du lorgnon de son frère, un morceau de la monture et un verre embué de sang séché, et il fond en larmes36. » À l'hôtel du Parc, le Maréchal eut cette phrase : « C'était un grand Français en réserve. » Jean Baylet qui, en sa qualité d'administrateur et de principal actionnaire de La Dépêche, était membre du Comité d'organisation de la presse créé par l'État français, se trouvait à Vichy au moment de l'attentat, ainsi que Joseph Barsalou, l'un des rédacteurs alors fixé à ClermontFerrand, et Roger Perdriat, normalien à l'accent morvandiau représentant le journal dans la capitale provisoire. Tout le monde fila à Toulouse. Le cercueil était exposé dans le célèbre hall de la rue Bayard, entièrement tendu de noir. Jean Baylet fit renvoyer la couronne offerte par la Kommandantur. Les funérailles eurent lieu le 6 décembre à Carcassonne, ville des Sarraut, sous une pluie torrentielle. Pierre Cathala avait été désigné pour représenter officiellement le gouvernement. René Bousquet était accouru à titre d'« ami personnel du défunt » – il tint à ce qu'on précisât cette
provocante qualité dans la presse. Lucien Caujolle, jeune sous-lieutenant qui avait épousé une petite-fille de Maurice Sarraut et travaillait à La Dépêche depuis la dissolution de l'armée d'armistice, aujourd'hui37 semiretraité du groupe Hersant, se souvient de Bousquet venu « en grande tenue, cape et casquette ». Peu au fait des secrets du monde radical, il demanda à Baylet : « Comment se fait-il que Bousquet soit là ? – Il devait quelque chose à Maurice », lui aurait répondu le dauphin présumé. La fine fleur du radicalisme et de la préfectorale assista à la messe d'enterrement en l'église Saint-Vincent. Le sous-préfet de Narbonne, Chérif Mécheri, Berbère fort repéré à cause de ses origines, mais bientôt préfet de Haute-Vienne et ayant des accointances avec la Résistance, put ainsi serrer la main de Bousquet, qui lui était et lui resterait un ami très cher. Tout le monde s'interrogeait, à commencer par Alfred Fabre-Luce : « Qui a fait le coup ? Le maquis blanc, le maquis rouge, la Milice, les Allemands ? Toute la nation se pose la même question en apprenant le meurtre de Maurice Sarraut, grand maître du parti radical. Les deux camps en revendiquent l'honneur. Radio Brazzaville qualifie le défunt de collaborateur, tandis que Je suis partout le qualifie de gaulliste38. » La Dépêche était l'ambiguïté même. Après une courte hésitation, Maurice Sarraut avait emboîté le pas au Maréchal tout en conservant à son quotidien le sous-titre de « Journal de la Démocratie ». Par deux fois, des émissaires de la droite la plus réactionnaire avaient voulu lui acheter son précieux bien contre des sommes extravagantes et un asile assuré en Suisse. Sarraut avait refusé. Après l'invasion de la zone Sud, n'ayant pas voulu se saborder, il avait dû suivre les consignes de plus en plus infamantes de la censure. Une de ses filles avait épousé un Bunau-Varilla, la famille des propriétaires du très collaborationniste Matin. En même temps, sa nièce Lydie était mariée à Jean Sain-teny (Georges Scapini avait été témoin à leur mariage en 1933) qui appartenait au réseau « Alliance ». L'extrême complaisance du journal envers Vichy n'avait pas épargné tracas et perquisitions à la rédaction ainsi, on l'a vu, qu'une arrestation
provisoire du patron. Nombreux étaient ceux, en effet, qui comptaient sur le grand Maurice, lequel rendait régulièrement visite à la veuve Doumergue, pour passer de Pétain à un régime nouveau : la plupart des partisans de la « troisième voie » appuyée sur d'anciens parlementaires. Il semble que Sarraut n'en garda pas moins ses distances avec les radicaux vichyssois qui rêvaient de restaurer le parti à leur manière. Il continuait à manier l'art du compromis, substituant à son centrisme (« ni droite, ni gauche ») une posture plus adaptée pouvant se résumer par la devise : « ni vichysme ni gaullisme ». Une position intenable. Le 9 janvier 1943, Joseph Lécussan, le directeur aux Questions juives de Toulouse, officier de marine cagoulard et brute alcoolique, signala au directeur de la Section d'enquête et de contrôle, qui avait remplacé la PQJ : « Madame Baylet, 52, boulevard de Strasbourg, femme d'un administrateur de La Dépêche (et plus gros actionnaire), est d'origine juive. Elle n'a pas été recensée. Préciser sa situation juridique et donner tous renseignements sur son statut matrimonial. » Jean Baylet s'était marié au début de l'année 1941 avec Évelyne Isaac, d'origine pied-noir (ses grands-parents avaient fui l'Alsace en 1870 pour ne pas devenir Allemands), qu'il avait connue, paraît-il, en allant prendre les eaux à Axles-Thermes. Il fallut donc cacher la jeune femme. Lécussan, qui aimait à exhiber une étoile de David en peau humaine, n'était pas du genre à plaisanter. Il devint chef régional de la Milice à Lyon et s'y s'illustra par des crimes atroces, en particulier l'assassinat, le 10 janvier 1944, du président de la Ligue des Droits de l'homme, Victor Basch, juif et francmaçon, et de sa femme Hélène39. La Dépêche ne pouvait donc cautionner Vichy que jusqu'à un certain point. En réalité, outre l'âge (soixante et onze ans en 1940), c'était ce défaut de vues à long terme, déjà sensible avant-guerre, qui avait mené Maurice Sarraut au naufrage de la collaboration. Cette foi politicienne dans la durée, aussi, et cette incapacité à percevoir la dimension idéologique du nazisme. L'on vivait encore sur le schéma de la guerre de 1914-1918. Maurice Sarraut avait, rappelons-le, applaudi à la nomination de René Bousquet à la police. Ainsi, espérait-il, c'en serait fini de la chasse aux préfets républicains – et la suite ne lui avait pas tout à fait donné tort. De
plus, si La Dépêche obéissait à Vichy, emplissait ses colonnes sous la dictée, elle procurait aide et assistance à des familles recherchées, fournissait un appui logistique à des feuilles clandestines, distribuait de fausses cartes de démarcheurs en publicité pour faciliter les déplacements d'agents de la « dissidence », et comptait dans ses rangs d'authentiques résistants. D'autre part, Maurice Sarraut et Jean Baylet entretenaient des liens avec les milieux hispanisants, le second utilisant ses relations pour faciliter quelques passages en Espagne. « Je n'ai pas connu de personnalités politiques [les frères Sarraut] qui, sous l'Occupation, aient vécu dans une atmosphère plus dangereuse40 », dira Bousquet. « Je n'ai jamais assisté à des actes concrets qui puissent faire penser que Jean Baylet était résistant, témoigne de son côté Lucien Caujolle. Notre résistance, à La Dépêche, c'était de faire établir un faux certificat de baptême à quelqu'un de proche, avec l'aide d'un commissaire de police. Nous n'avons pas fait sauter de train. Nous étions contre la Milice et les salauds, c'est tout41. » Voilà quelqu'un qui ne réinvente pas sa propre histoire, mais, à l'époque, ce culte du service rendu pouvait se révéler inestimable. Le mois précédant l'attentat, les frères Sarraut avaient été prévenus, grâce à Bousquet, que les doriotistes les avaient inscrits sur une liste de gens « à abattre », avertissement que Maurice n'avait pas voulu prendre assez au sérieux. Après les obsèques, les cadres de La Dépêche tinrent un conseil dans une propriété audoise de la famille Sarraut. Il fut décidé de demander à Albert d'accepter de reprendre le flambeau de la direction : « Il a chiquement dit oui », se rappelle Caujolle. Bousquet s'employa à tenir la promesse qu'il venait de faire à son ancien ministre : quoi qu'il en coûtât, « justice serait faite ». Le préfet Léopold Cheneaux de Leyritz passa par-dessus la tête de l'intendant PPF Charles Hornus42, fils d'un chirurgien montalbanais et ancien adjoint de Barthelet, qu'il avait remplacé. L'enquête fut rondement menée et les assassins aussitôt identifiés : ce n'étaient ni des gaullistes ni des communistes, mais bel et bien des miliciens qui avaient fomenté leur projet avec la LVF, le MSR et la Gestapo. Parmi eux figurait l'avocat Jean Collomb, chef régional de la Milice à Toulouse, ancien condisciple de René Bousquet à la faculté de droit. Bousquet fit arrêter les complices, le
tireur à la mitraillette ayant fait l'aller et retour Paris-Toulouse, puis s'étant réfugié sous la protection des SS. Joseph Darnand fut convoqué à l'hôtel Thermal par Bousquet qui lui fit vertement savoir que, dans cette affaire, il remonterait aussi haut qu'il le faudrait. Mais les jours du secrétaire général étaient comptés. Les miliciens furent bientôt relâchés.
Le 29 novembre, trois jours avant l'assassinat de Maurice Sarraut, Ribbentrop, au nom de Hitler, avait exigé de Pétain une soumission totale et un remaniement ministériel « sans délai », « dans un sens acceptable pour le gouvernement allemand, et garantissant la collaboration ». Il fallait des « personnalités sûres ». Le Maréchal capitula devant ce qui sonnait comme un ultimatum. À la mi-décembre, totalement vassalisé, il n'était plus que le « dessus de cheminée » naguère moqué par Laval. Le 9 du même mois, Otto Abetz, remis de la maladie qui, convenant à son statut diplomatique, l'avait éloigné des affaires, télégraphia un rapport secret et chiffré à Ribbentrop dans lequel il était précisé, en vue du remaniement, que Bousquet ne pourrait être maintenu qu'à la condition qu'il appuyât pleinement les mesures policières prévues – « ce à quoi il ne faut pas s'attendre », soulignait l'ambassadeur. « J'ai téléphoné au général Oberg au sujet de cette question, raconterat-il plus tard. Il m'a répondu qu'il était impossible que Bousquet reste à son poste, parce qu'il y avait des preuves que non seulement il tolérait, mais qu'il avait organisé des centres de résistance dans la police43. » Oberg essaiera de rejeter une part de la responsabilité de la décision, émanant en fait de Himmler, sur le chef du gouvernement : « Laval me rendit visite et ne s'opposa pas le moins du monde au rappel de Bousquet, mais s'opposa de toutes ses forces à la nomination de Darnand. […] Beaucoup plus tard, j'ai découvert le jeu de Laval. Personnellement, il voulait l'éloignement de Bousquet parce qu'il sentait que celui-ci prenait trop de pouvoir en sa qualité de chef de toutes les forces de police44. » En réalité, Laval, voyant que les jeux étaient faits, affecta de lâcher celui qu'il savait de toute façon perdu – et peut-être chercha-t-il par là à le
protéger –, car il voulait obtenir la nomination du préfet Lemoine, qu'il savait bien vu des Allemands, pour tenter de neutraliser Darnand et sa cohorte de « durs », désormais inévitables. Le 27 décembre, Pierre Limagne remarqua que si, depuis peu, Bousquet avait pris l'habitude, « comme Staline », de publier des bilans policiers de plus en plus fréquents, « bulletins de victoire » récapitulant les nombreuses arrestations opérées, c'était sans doute parce qu'il allait s'en aller. Joseph Darnand fut nommé secrétaire général au maintien de l'ordre le 30 décembre45. On intercala entre Laval et lui le nouveau secrétaire d'État à l'Intérieur Lemoine. Bousquet fit ses adieux au Maréchal qui, au dire46 de Laval lui-même, avait fini par confondre le ministre en titre et son secrétaire général. Celui-ci dit aussi adieu à ses troupes, ses contrôleurs généraux et ses intendants, étrillant au passage la Milice. Ce départ, affirmera-t-il, était « inscrit dans [s]on destin ». À Paris, Marguerite Bello brûla des dossiers et Pierre Saury se dépêcha d'en empaqueter d'autres. À Vichy, on fit de même. Le jour de l'an, le rituel de la passation des pouvoirs fut abrégé : « Quand j'ai pris mes fonctions le 1er janvier 1944, relata Darnand, M. Bousquet m'a présenté ses collaborateurs et, après m'avoir passé rapidement les services, s'est retiré, suivi de tous les collaborateurs de son cabinet, m'abandonnant des locaux vides dans lesquels il n'y avait plus un dossier, ni de dactylo, ni même un planton ; il n'y avait même plus une feuille de papier. Je pensais trouver, comme c'est l'habitude, des fonds secrets : le coffre-fort était vide47. » Bousquet prit rapidement la porte. « J'ai donc quitté Vichy après avoir refusé toute compensation administrative de quelque nature qu'elle soit. J'ai mis fin à ma carrière. J'ai refusé, et du Maréchal et du chef du gouvernement, la rosette de la Légion d'honneur qu'ils m'avaient offerte48. » Le seul présent qu'il accepta fut une carte d'identité que lui glissa le colonel Marty : la place du nom avait été laissée en blanc. 1 Op. cit. 2 Interrogatoire de Karl Oberg par les Renseignements généraux, 15 janvier 1946.
3 Déposition de Rolf Mühler, 21 mai 1947. 4 Synthèse des activités du SS Obergruppenführer Karl Albrecht Oberg, op. cit. 5 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 3 juin 1948. 6 Déposition de Jean Leguay, 21 mars 1945. 7 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 3 juin 1948. 8 Déposition de Liliane Heurtaut, 26 avril 1945. 9 Cf. Michel Debré, Trois Républiques pour une France : Mémoires, vol. 1, Combattre, Albin Michel, 1984. 10 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 8 juin 1948. 11 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 8 juin 1948. 12 Il est fort plausible que le résumé fût inspiré d'un rapport d'Oberg sur« l'attitude actuelle de la police française », transmis ultérieurement (le 19 août 1943) à Berlin. Sans être un élément à décharge pour Bousquet – notamment au chapitre de la collaboration policière dans la lutte contre les communistes –, ce document exposait les difficultés croissantes rencontrées par Oberg sur le terrain, et ses doutes vis-à-vis du secrétaire général. D'où, peut-être, le parti pris par l'« informateur personnel »d'en livrer des morceaux choisis. Et dans la synthèse finale d'Oberg, on pouvait lire :« Il ne semble pas pour le moment dans notre intérêt de renvoyer le secrétaire général à la police. Mais on ne peut pas compter sur sa loyauté en cas d'événements sérieux. »Cité par Denis Peschanski, La France des camps (1938-1946), op. cit. 13 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 15 juin 1948. 14 Déposition de Jean Leguay, 21 mars 1945. 15 Lors de ce remaniement ministériel, Maurice Gabolde remplaça Joseph-Barthélemy à la Chancellerie. 16 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juillet 1945. 17 Interrogatoire de Karl Oberg par les RG, 15 janvier 1946. 18 Cf. Histoire de la Milice, op. cit. 19 Retrouvée dans les archives du BCRA, une note du 27 août 1943 indiquait :« Le 25 août, les préfets régionaux ont été convoqués directement par les autorités SS, qui leur ont signifié la dénonciation des accords Bousquet-Oberg portant sur la collaboration des polices allemandes et françaises. […] Les occupants ont passé par-dessus [l]a tête [du secrétaire général à la police], et cela est venu confirmer les indications qu'on avait déjà sur la disgrâce de Bousquet auprès des Allemands. Laval essaie cependant de maintenir son secrétaire général en le plaçant dans une demi-ombre. » Le 8 septembre, nouvelle note de même source :« M. Bousquet, véritable ministre de la Police au cours des derniers mois, vient de tomber en disgrâce. M. Bousquet, jeune arriviste qui n'avait pas craint de jouer 100 % la carte allemande, paraît suspect lorsqu'on constate qu'il n'aboutit à aucun résultat. » Cité par Marc Olivier Baruch, Servir l'État français, op. cit. 20 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 17 juin 1948. 21 Déposition de René Marty, 24 juillet 1948. 22 Il peut s'agir du Dr Julius Schmidt, effectivement jeune adjoint de Knochen.
23 Allusion probable à la visite de Bousquet et Knochen à Édouard Herriot, fin mars 1943. 24 Récit contenu dans une plainte déposée contre Hoyaux par Marguerite Bello, 3 septembre 1944. 25 Ibid. 26 Jean-Marc Berlière, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Bourgogne (CNRS) et spécialiste de l'histoire de la police française aux XIXe et XXe siècles, a rétabli, pour corriger une notice nécrologique de Maurice Toesca parue en 1998, la véritable date d'arrivée de celui-ci à la PP – où il resta jusqu'à la Libération : début juin 1942, et non pas ultérieurement comme on le laissa croire au moment de l'épuration (il fut mis à la retraite d'office par décret du 18 janvier 1946).« L'autre Maurice Toesca », par Jean-Marc Berlière, Le Monde, 13 février 1998. 27 Denis Peschanski cite, à cette date, la conclusion du compte rendu fait par Leguay d'une rencontre avec deux collaborateurs d'Oberg :« J'ai eu le sentiment très net […] qu'ils étaient très satisfaits de leurs élucubrations. La jovialité particulière de leur attitude ne s'est pas démentie pendant toute notre conversation. Leur amabilité habituelle se nuançait d'une certaine ironie et de la satisfaction intérieure que procure une plaisanterie bien réussie. » 28 Déposition de Karl Oberg, 20 février 1946. 29 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 15 juin 1948. 30 In La Reconstruction du Parti radical, 1944-1948, sous la direction de Gilles Le Béguec et Éric Duhamel, actes du colloque des 11 et 12 avril 1991 organisé par la Société d'histoire du radicalisme, L'Harmattan, 1993. 31 Marc Ferro, Pétain, Fayard, 1987. 32 Voir supra, p. 299. 33 Attestation de Jacques Saunier, 16 janvier 1946. 34 In mémoire de maîtrise de Jean-Paul Trinquier, déjà cité. 35 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juillet 1945. (En janvier 1944, Baillet accéda à la direction de l'Administration pénitentiaire.) 36 La Chronique de Vichy, 1940-1944, op. cit. 37 Rédigé en 1994. (Entretiens avec l'auteur à partir du 19 janvier 1993.) 38 Journal de la France, 1939-1944, op. cit. 39 Joseph Lécussan, condamné à mort, fut exécuté le 25 septembre 1946. 40 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 10 juin 1948. 41 Entretien avec l'auteur. 42 Condamné à mort et fusillé à la Libération. 43 Déposition d'Otto Abetz, 6 décembre 1945. 44 Déposition de Karl Oberg, 20 février 1946. 45 À ce moment, la réorganisation de la police avait été si bien menée que Bousquet laissait à la Milice« un appareil de répression sensiblement […] plus performant que celui dont il avait hérité en avril 1942 ». Marc Olivier Baruch, Servir l'État Français, op. cit. De son côté, Denis Peschanski, évoquant le bilan dressé par Bousquet, le 21 septembre 1943, de la mission de la police française (et suivi de revendications), écrit :« On trouvait là les fondements du secrétariat
général au maintien de l'ordre […]. Si l'entrée en force de la Milice au cœur du pouvoir politique et administratif allait sans nul doute modifier le profil du régime, le long mémorandum de Bousquet conforte ceux des historiens qui récusent l'idée d'une différence de régime et parlent de radicalisation. »La France des camps (1938-1946), op. cit. 46 Cf. douzième audience du procès du maréchal Pétain, 4 août 1945. 47 Interrogatoire de Joseph Darnand, Haute Cour de justice, 6 août 1945. 48 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 17 juin 1948.
25 « La Milice va me descendre » « Parlait perpétuellement du général Oberg, chef occupant, avec lequel se vantait des relations les plus cordiales. Cependant, ce serait autorité occupante qui aurait demandé son départ. « Serait dans la retraite, se préparant à devenir un des hommes du Front populaire. « La Maréchale l'avait trouvé très bien, à un dîner chez moi, et avait trouvé mal Hilaire qui lui était cependant bien supérieur1. » À la retraite lui aussi, ce vieux grognon de Barthélemy continuait à ramasser les miettes de ce qui se racontait à Vichy. À quoi Bousquet allait-il employer son chômage forcé ? On murmura qu'il avait refusé un poste de ministre à Monaco ou quelque autre lot de consolation, soit par volonté de garder les « mains propres », soit que les Allemands eussent opposé leur veto. Lui-même dira au juge : « J'avais donc sacrifié ma situation. Il me restait à défendre ma liberté et ma vie. Surveillé par la Gestapo et la Milice […], j'étais de toutes parts l'objet de menaces précises […]. Si je n'avais eu en vue que ma sécurité personnelle, j'aurais dû et pu me réfugier dans la clandestinité. J'ai continué cependant à lutter à visage découvert, avec les moyens dont je disposais encore. J'ai défendu mes anciens collaborateurs menacés. J'ai fait en sorte que l'action de la Milice ne puisse se développer qu'avec lenteur dans le maximum de difficultés2. » Au lendemain de son départ, un curieux malintentionné interrogea René Marty : « Bousquet est-il rentré à Paris ? – Il a besoin de repos et il doit aller se reposer incognito loin de toute agitation3 », lui répondit sèchement le colonel.
« Comme il se savait menacé par la Milice, il demanda au président Laval d'avoir deux policiers à sa disposition à Paris, témoigna un inspecteur en 1945. De janvier à juin 1944, j'ai accompagné M. Bousquet dans tous ses déplacements hors de Paris. Il ne redoutait un attentat contre lui ou les siens que du côté milicien. Pendant un séjour sur la Côte d'Azur, nous avons été plusieurs fois suivis par des miliciens ou par la Gestapo4. » La première semaine de janvier, le secrétaire général déchu fila avec femme et enfant à Nice où l'attendait son camarade Jean Chaigneau, le préfet régional. La famille fut logée à l'hôtel Negresco. L'on tâcha de se détendre, de respirer. Par précaution, Bousquet se tenait toujours à distance des siens pendant les promenades. Il n'utilisait pas la voiture avec chauffeur laissée à sa disposition, mais se déplaçait à moto. « Je rappellerai simplement – il parle ici à l'intention du juge – que, le 13 janvier 1944, M. Henri Queyrat, l'un des chefs du PPF, déclarait devant les militants de la quinzième section : “ Il est à souhaiter que quelques miliciens gratifient M. Bousquet d'une rafale de mitraillette. Encore un que nous ne pleurerons pas ! ” J'étais informé de ces propos par une note qui me fut communiquée le 22 janvier 1944 par M. Bussière, préfet de police. J'étais habitué à de telles menaces, même lorsqu'elles prenaient une forme plus précise. À diverses reprises, j'ai été l'objet de tentatives d'attentats ayant toujours la même origine. […] À aucun moment, par contre, je n'ai reçu la moindre menace de la part de la Résistance5. »
Le séjour dans le Midi fut de courte durée. Bousquet avait à faire à Paris. « À la fin du mois de janvier 1944, un nouvel incident éclata. Avant de quitter l'Intérieur, j'avais fait libérer un journaliste, connu pour son activité gaulliste, dont les Allemands exigeaient en vain depuis plus d'un an qu'il soit remis entre leurs mains. Je savais que cette exigence allait être formulée à nouveau dès mon départ et que la vie de ce journaliste, que je ne connaissais point, était en danger. Je pris donc abusivement, et sans aucune intervention, la décision qui justifia le
télégramme du 28 janvier 1944, adressé par M. Knipping [représentant de Darnand en zone Nord] au chef de cabinet de Darnand à Vichy6. » Que disait ce télégramme ? « Avant de quitter la direction de la Police nationale, monsieur René Bousquet a fait remettre en liberté l'agent gaulliste Jean Nocher, rédacteur à La Tribune de Saint-Étienne, chez lequel il avait été découvert des mitraillettes parachutées par des avions britanniques. Jean Nocher était interné depuis dix-huit mois environ à Évaux-les-Bains. Il est probable, si ce n'est déjà fait, qu'il ne tardera pas de (sic) rejoindre la dissidence. » À l'audience de son procès, en juin 1949, Bousquet évoqua cette affaire « importante », juste après avoir parlé de la libération de Jean Cassou en juin 1943 : « M. Jean Nocher avait été arrêté avant mon arrivée au ministère de l'Intérieur pour sa participation au mouvement “ Combat ”. Je m'excuse pour la première fois de citer des noms, je n'aime pas le faire, mais je suis tout de même obligé, quelquefois, de prendre des exemples. » Bousquet disait vrai : Jean Nocher, de son véritable nom Gaston Charon, directeur, à la Libération, du quotidien stéphanois L'Espoir – fondé par lui-même dans la clandestinité – dont la une, parée d'une croix de Lorraine, affichait ses positions gaullistes, avait en effet été sauvé grâce à lui. « Pendant la détention de mon père, nous habitions un appartement à Évaux, sur le même palier qu'un milicien, raconte aujourd'hui7 son fils Yvan Charon, journaliste. Ma mère, Simone Crémieu, était agent de liaison d'un réseau de Résistance rattaché à “ Combat ”. Elle est allée trouver Bousquet à Vichy, sur les conseils de René Seyroux8, l'un des adjoints de mon père dans la Résistance. Bousquet l'a reçue et n'a fait aucune difficulté pour lui promettre que, tant qu'il serait à son poste, il ne livrerait pas son mari ni d'autres personnes dans le même cas, et qu'il s'arrangerait pour le faire libérer. « Il a effectivement tenu parole : au mois d'octobre ou novembre 1943, on a brusquement annoncé à mon père qu'il était libre. Nous avons dû partir en catastrophe, car la Gestapo avait prévu de l'enlever dans la journée. La voiture à bord de laquelle il s'est enfui avec nous était d'ailleurs celle que des résistants avaient projeté d'utiliser le jour même pour l'enlever, à l'occasion d'un rendez-vous chez le dentiste où devaient
le conduire ses gardiens. Dans ma famille, j'ai toujours entendu dire que René Bousquet avait agi spontanément, qu'il avait lui-même approché, en 1943, la mouvance gaulliste à laquelle appartenaient mes parents. Je ne sais par quel intermédiaire il était passé, mais ce dont je suis sûr, c'est que, pour une femme dans la situation de ma mère – agent de liaison gaulliste, institutrice révoquée parce qu'elle était juive –, aller à Vichy était extraordinairement dangereux. Je ne pense pas que Seyroux l'aurait laissée partir s'il n'avait eu certaines garanties. Bousquet cherchait à assurer son avenir, ce dont mon père a bénéficié9. » À cette occasion, dira Bousquet, la Milice tenta de le faire traduire devant une cour martiale. Un rapprochement avec les gaullistes ? La tentative de revirement laisse rêveur : impossible de déterminer si Bousquet voulut par là se racheter ou s'il agit par opportunisme à un moment où grossissaient les rangs de la Résistance. Quand on se rappelle son discours d'octobre 1943 aux obsèques de l'intendant Barthelet… Bousquet glissera au juge : « Il est même des cas où l'on voulut prouver que ma responsabilité personnelle pouvait être engagée, par exemple lorsque j'obtins du gouvernement français la libération de M. Viénot, député des Ardennes, qui aussitôt après quitta la France pour se rendre à Londres. J'avais fait prendre cette décision sur l'intervention de son frère, Me Viénot10. » À l'audience du procès de 1949, à nouveau, l'avocat de Bousquet déclara : « [Un document favorable à la défense] concerne quelqu'un que vous connaissez tous. C'est mon confrère André Viénot, qui m'a écrit la lettre suivante : « “ Monsieur le Bâtonnier, « “ Ayant appris que vous défendiez aujourd'hui M. Bousquet devant la Haute Cour, je crois pouvoir vous révéler un fait intéressant. « “ En novembre 1942, mon frère Pierre, ancien sous-secrétaire d'État aux Affaires étrangères, était détenu à Évaux-les-Bains. Je représentai au gouvernement de l'époque que cette détention était préjudiciable à sa santé et demandai son transfert en Haute-Savoie où il pourrait se soigner. « “ Cette demande fut renvoyée à l'examen de M. Bousquet qui ne fit aucune difficulté, recommandant l'adoption de la mesure que je
sollicitais. Bien plus : la surveillance dont fut entouré mon frère a été si faible que celui-ci put rejoindre aisément, après quelques semaines, un champ d'aviation clandestin d'où il s'éleva pour l'Angleterre. « “ Vous savez qu'une fois arrivé à Londres le général de Gaulle le nomma ambassadeur du Comité d'Alger. Je ne sais si M. Bousquet avait pu pressentir les intentions de mon frère, mais il me paraît certain que les dispositions qu'il avait prises sciemment constituaient pour un détenu un permanent désir d'évasion. « “ M. Bousquet devait bien supposer que mon frère n'était pas […] homme à n'en pas profiter. ” » Pierre Viénot, ancien sous-secrétaire d'État du Front populaire, avait fait partie des passagers condamnés du Massilia. À la mi-avril 1943, porteur d'un message de soutien d'Édouard Herriot à de Gaulle, il rejoignit Londres en même temps que le ministre Henri Queuille, exdéputé radical-socialiste de la Corrèze. Ambassadeur à Londres du CFLN (Comité français de libération nationale), il accompagna le débarquement triomphal du général de Gaulle à Bayeux, première ville de France libérée par les Alliés, en juin 1944, et mourut peu après11. En février 1944, Bousquet revit Oberg à Paris. C'est du moins ce que soutint ce dernier, précisant : « Il me dit que les bruits étaient faux d'après lesquels il aurait cédé la place à Darnand en faisant de la résistance passive12. » Bousquet n'allait évidemment pas dévoiler son double jeu devant lui ! Peut-être essaya-t-il d'utiliser encore une fois le général SS. Écoutons Jean Leguay : « Lorsque M. de Vogüé fut condamné à mort par un tribunal allemand à Reims, à la suite d'un procès auquel la presse collaborationniste a donné une large publicité, M. Bousquet, alors secrétaire général à la police, intervint personnellement avec violence et avec courage (j'en ai été le témoin) auprès des Allemands et contribua à obtenir la grâce de M. de Vogüé, qui est à l'heure actuelle déporté en Allemagne13. » Leguay mélangeait un peu les dates : le comte Robert de Vogüé, directeur des champagnes Moët-et-Chandon et chef d'un groupe de résistance à Épernay, fut arrêté en novembre 1943, mais son procès eut
lieu en mars de l'année suivante, alors que Bousquet n'était plus à la tête de la police. (Dans ses mémoires, Joseph-Barthélemy a noté à ce propos que le marquis Louis de Vogüé, président de Suez, venu plaider la grâce de son fils à l'hôtel du Parc, fut accueilli par ces mots du Maréchal : « Hé, bonjour, monsieur de Vogüé, quel bon vent vous amène ? ») Robert de Vogüé obtint effectivement une commutation de peine, sans qu'il soit possible d'établir si Bousquet y fut ou non pour quelque chose. À son retour de déportation, il déposa, on l'a vu, en faveur de l'ancien préfet de Champagne, ne parla pas de l'intervention alléguée par Leguay, mais déclara : « Les Allemands […] n'étaient pas dupes de l'autorité de Bousquet, j'en veux pour preuve l'interrogatoire que j'ai subi en janvier 1944 de la part de la Gestapo, au cours duquel les agents de la Gestapo ont dit devant moi à son sujet : “ Nous savons très bien que si la Résistance est organisée et développée de la sorte, c'est qu'elle a bénéficié de l'appui plus ou moins déguisé de Bousquet. Il nous a roulés. Maintenant qu'il est parti et que Darnand le remplace, la gendarmerie travaillera avec nous au lieu de travailler avec vous. ” J'en conclus que Bousquet était, au moins dans ses sentiments, d'accord secrètement avec la Résistance14. » Retourné à la vie ordinaire, Bousquet conserva des contacts avec Cathala, resté au gouvernement, et même avec Laval. Le contraire eût été étonnant. « Bougnaparte », comme le surnommait Déat, était plus seul que jamais. Jean-Claude Cathala a été marqué par une visite à Matignon avec son père, en janvier 1944, pendant une permission : « Laval, dans un bureau glacial, sinistre, à peine éclairé, m'a demandé : “ Alors, c'est vrai qu'on nous déteste ? ”15 » Bousquet voyagea hors de Paris, le plus souvent sans sa famille. « Lorsqu'il nous emmenait, dit son fils Guy, il nous faussait compagnie, sans doute pour aller voir les GMR (Groupes mobiles de réserve) qu'il considérait comme sa création16. » Comment reconstituer l'emploi du temps d'un homme habité comme lui par le culte du secret ? Sur cette période où il n'était plus en situation de haut fonctionnaire, le précieux dossier de la Haute Cour n'offre qu'un mince secours. Revit-il ses anciens
collègues de l'hôtel Thermal ou de la rue de Monceau ? C'est probable, ce n'est pas certain. Henry Cado, désormais préfet hors cadres, fut nommé au mois de mars 1944 délégué général au Comité d'organisation des matériaux de construction et terres à feu, à Paris, relevant du ministère de la Production industrielle (tenu par Jean Bichelonne). Jean Leguay quitta l'hôtel des chocolats Menier pour la préfecture de l'Orne. Joseph Léger, on le sait, était dans la nature. Marguerite Bello resta un temps à Paris. Pierre Saury, d'après le témoignage actuel de sa veuve, accepta un poste d'intendant de police à Lyon, à la demande du colonel Navarre, et fut révoqué immédiatement par Vichy, sans traitement. Bousquet affirma au juge que son homme de confiance « était membre de la Résistance depuis 1942, […] en contact avec les services militaires de renseignement17 ». On se rappelle le propre témoignage, en 1945, de l'ancien instituteur catalan SFIO qui avait autrefois soutenu les républicains espagnols : « Copies de toutes les notes de renseignements […] établies [par le service parallèle de la rue de Monceau] étaient d'ailleurs remises régulièrement au BCRA, réseau Praxitèle, et au service clandestin de Sécurité militaire en France du colonel Navarre. » Pierre Saury fut en effet immatriculé au réseau « Mabro », rattaché à la centrale Praxitèle18 (dépendant du BCRA), du 1er avril au 30 septembre 1944, sous l'indicatif « Paule – RAF 633 [ou 563] », en qualité d'agent P1, c'est-à-dire d'agent régulier mais non rémunéré (à la différence des agents P2, rétribués, et P0, seulement occasionnels). Le cloisonnement faisant partie des impératifs de sécurité, Pierre Serandour19, le dernier chef – sous le pseudonyme de « colonel Prax » – de la centrale Praxitèle, à l'époque de Saury, ne connaissait pas la plupart des agents de ses réseaux. Il n'a pas davantage rencontré l'ex-intendant de police, mais se souvient néanmoins que le préfet Roger Génébrier appartenait à « Mabro ». Aujourd'hui20, en ouvrant le cahier dans lequel furent consignées, à la Libération, toutes les indications utiles à la liquidation du réseau, il réalise que Génébrier fut affilié, lui aussi, le 1er avril 1944, et découvre que Saury était agent du sous-secteur parisien de « Cagnon », le pseudonyme de… Victor Deshusses ! Génébrier et Deshusses étaient également agents P1. « Ce jour-là, il y eut un gros arrivage de radicaux ! » s'exclame Serandour. Des
radicaux farouchement daladiéristes : Deshusses et Génébrier, on l'a vu, avaient été de proches collaborateurs de l'ancien président du Conseil. Bien avant que Deshusses quitte le cabinet de Bousquet21, il était en liaison avec l'ambassade américaine et avait tenté d'organiser une évasion de Daladier ; quant à Génébrier, il évoquera un projet similaire avec la complicité d'un réseau britannique du Special Operation Executive (SOE)22. Il faut noter la présence, au sein de « Mabro » et aux mêmes dates que le groupe de la préfectorale, d'une autre figure du radicalisme, le Dr Pierre Mazé, inconditionnel entre tous de Daladier : cet ancien député du Finistère, ministre dans le dernier cabinet Sarraut, secrétaire général du parti en 1937, fut le principal animateur d'une commission clandestine de neuf résistants radicaux pendant l'Occupation ; arrêté plus tard par les Allemands, libéré en 1945, il sera jusqu'à sa mort, au printemps 1946, le véritable maître du parti radical. Comment Pierre Saury rejoignit-il « Mabro » ? Il y a fort à parier que ce fut par l'intermédiaire de Deshusses. « Il donnait probablement des renseignements politiques et a dû être récupéré d'un autre réseau qui s'était cassé la figure, déduit Serandour, sinon je ne vois pas comment il aurait été d'emblée agent P1. » Un avis que partage le général Maurice Belleux, spécialiste du renseignement aéronautique du BCRA, aujourd'hui23 secrétaire général du Comité des anciens chefs de réseaux des Forces françaises combattantes. Cet ancien patron du SDECE en Indochine – dans les années 1950 – n'a pas oublié qu'en 1942, alors qu'il était basé à Lyon et protégé par le réseau « Ajax » d'Achille Peretti, il fut mis en garde par deux fois, de manière anonyme, contre des menaces d'enquêtes qui pesaient sur lui : « Cela venait de Vichy, de l'entourage de Bousquet », précise-t-il. Ces informations ne permettent pas de savoir exactement quelles furent, au début de l'année 1944, les activités de Pierre Saury, mort en 1973, titulaire de la croix de guerre avec étoile d'argent au titre de la Résistance, marque d'une conduite courageuse pendant la drôle de guerre. Son nom de résistant, « Paule », était le prénom de sa future seconde épouse (il était divorcé), sœur du maire d'Évian révoqué par Vichy, arrêté pour faits de Résistance et mort en déportation. Temps qui fuit, souvenirs qui s'estompent : celle-ci affirme ne rien connaître de plus.
« Au moment où il quitta le secrétariat général à la police, [M. Bousquet] me demanda d'emporter avec moi, afin de les mettre en lieu sûr, tous les dossiers et notes de renseignements afin que ceux-ci ne puissent pas servir à la Milice », dit Saury dans sa déposition de 1945. Où passèrent les dossiers en question ? Bousquet revit-il à Paris l'agent P1 Saury ? Mystère. Jacques Saunier, le sous-directeur des RG que Bousquet avait connu en même temps qu'Yves Cazaux – qui, lui, s'était prudemment contenté du service des Beaux-Arts à la préfecture de la Seine et continuait à renseigner Alger, via Paillole –, perdit son poste. Jean-Paul Martin, le directeur de cabinet de Cado, dut lui aussi, bien sûr, changer d'affectation en ce début 1944. Saunier, Cazaux et Bousquet étaient tous trois nés en 1909 ; Martin, de quatre ans leur cadet, avait rejoint le petit clan en 1936, sous le Front populaire, lorsqu'il était entré à la Sûreté nationale comme simple rédacteur auxiliaire, après des études de droit et de sciences politiques. À Sciences-po, qui s'appelait encore l'École libre des Sciences politiques, il s'était trouvé dans la même promotion que Georges Pompidou, Paul Delouvrier, François Ceyrac, Jacques de Fouchier, Claude Gallimard et Jean-Émile Vié. La carrière préfectorale le tentait : en 1938, il figura sur la liste d'aptitude au poste de chef de cabinet de préfet, ce qui lui valut de devenir rédacteur, niveau équivalent dans l'administration centrale. Au début de l'Occupation, avant d'arriver chez Cado, il fut successivement rédacteur au 7e bureau de la Police du territoire et des étrangers, responsable des passeports et visas sous la direction de Fourcade – dont le 9e bureau, on l'a constaté, joua un rôle très actif dans l'exécution des mesures prises à l'encontre des juifs étrangers –, puis sous-chef de bureau chargé de surveiller la ligne de démarcation et son franchissement par les étrangers. Devenu directeur de cabinet du directeur général adjoint, ce célibataire endurci, qui habitait alors à l'hôtel Gallia, bénéficia d'un avancement exceptionnel : chef de bureau de troisième classe, il fut promu sous-préfet de première classe en moins d'un an. Henry Cado fit à son sujet une note testamentaire, le 24 décembre 1943 : « M. Jean-Paul Martin occupe depuis plus d'un an le poste de directeur du cabinet à la Direction générale de la Police
nationale. Il a su, dans ces délicates fonctions, faire preuve d'un ensemble de qualités qui le classe au rang des plus brillants et des plus solides fonctionnaires du ministère. « C'est un fonctionnaire d'avenir qui doit accéder aux plus hauts postes. Il m'a apporté une collaboration précieuse qui ne trouvera qu'une juste récompense dans une promotion rapide au grade de sousdirecteur. » En fait de récompense, Martin reçut un cadeau empoisonné : on le nomma chef de cabinet de Lemoine, le préfet régional – désavoué en 1940 et 1941 par les ministres Pomaret et Peyrouton – une Laval venait de placer au secrétariat d'État à l'Intérieur pour faire office de tampon avec Darnand. Au printemps 1944, Bousquet fit aménager une issue de secours dans la cave de l'avenue Camoëns, sortie discrète que son fils utilisera, jeune homme, pour filer à l'anglaise. Mais l'ambiance n'était pas à la frivolité en ce mois d'avril où la phrase qui revenait le plus souvent dans la bouche de l'ex-secrétaire général était : « La Milice va me descendre. » Il cacha une mitraillette sous les lattes du parquet et demanda à un des inspecteurs qui montaient la garde devant chez lui de bien vouloir mettre à l'abri un fusil de chasse, un Colt et des cartouches : « Il s'attendait à une perquisition de la part des Allemands et il ne voulait pas que [ceux-ci] trouvent ces armes […] car, prétendait-il, “ ils se serviraient de ce prétexte pour me fusiller ”. La Milice faisait souvent des surveillances à proximité du domicile de M. Bousquet24. » Vers cette époque, Guy Bousquet, âgé de neuf ans, aperçut deux miliciens en train de tabasser un vieillard. Il comprit alors qu'il ne pouvait plus, comme auparavant dans des circonstances similaires, téléphoner à son père pour qu'il envoie des policiers réguliers. Son père venait luimême d'échapper à un guet-apens dans les Jardins du Trocadéro : avec son agilité habituelle, il avait réussi à semer ses poursuivants en escaladant un mur. À Montauban, Me Émile Bousquet et sa femme étaient également en butte aux menaces anonymes.
La campagne déclenchée par l'extrême droite prit une tournure de plus en plus inquiétante, notamment sous la plume de Dominique Sordet, ainsi croqué dans les mémoires de Du Moulin de Labarthète : « Transfuge de L'Action française, directeur de l'agence Inter-France, ancien officier, je crois, et critique musical de valeur, mais bien le plus plat valet qu'il m'ait été donné de rencontrer. Ce garçon gras et flasque, au regard fuyant, à la dialectique insinuante, partageait avec le colonel Alerme le triste privilège d'avoir ouvert à Vichy la première agence de presse allemande25. » Le 13 avril 1944, dans la lettre confidentielle d'information que Sordet adressait à ses abonnés26 – des « cadres » se devant de « connaître les ressorts et les péripéties » de la crise qui venait de secouer le royaume de Vichy –, il consacra une longue page au sous-ministre détrôné : « M. Bousquet n'est pas sans qualités et sans mérites. Physiquement courageux, sportif, élégant cavalier, pilotant lui-même sa voiture à un train d'enfer, il a pris de l'ascendant sur ses hommes. Sa bonne mine, son air ouvert lui ont valu des sympathies allemandes. Dans le poste auquel il a été élevé, de grandes ambitions politiques lui sont venues. On imagine volontiers que, s'il a eu le temps de lire depuis deux ans, il aura médité l'histoire du trop habile Fouché édifiant sans scrupules sa fortune sur les services rendus simultanément aux Bourbons et à Napoléon. « M. Bousquet a des attaches étroites avec la démocratie toulousaine, et c'est ce qui va le perdre. S'il est bien obligé par ses fonctions de servir une politique française de coopération avec la puissance occupante, ses sympathies profondes vont aux ennemis de l'Allemagne. Les étrangetés de son comportement s'expliquent par son indécision intérieure, l'indécision de tant de Français chargés de responsabilités, à une heure où la première des choses est de savoir où l'on va et ce qu'on veut. René Bousquet a fait jadis des débuts éclatants dans sa carrière de fonctionnaire préfectoral en montrant qu'il savait nager. Lors des inondations du Midi, il s'est jeté à l'eau pour ramener à la rive quelquesuns de ses concitoyens. Il voit dans la péripétie historique à laquelle il se trouve mêlé l'occasion, pour un débrouillard comme lui, de se sauver à la nage. Il prend des assurances du côté des Alliés. Il laisse Giraud filer en Afrique. Il laisse de Lattre de Tassigny s'évader. En même temps, il
cherche à donner l'impression qu'il maintient l'ordre en France. Sa police est insuffisamment armée pour combattre le terrorisme qui monte. Ce ne sont pas les Allemands, défiants malgré tout, et à juste titre, qui vont fournir des armes à une police commandée par M. Bousquet, à une police dont ils ne savent pas si un jour elle ne se retournera pas contre eux. [Une moitié de la police n'est pas sûre, écrira un jour Marcel Déat, et on n'est pas sûr que l'autre moitié soit sûre.] Le manque d'armes ? M. Bousquet ne le regrette pas trop : valable raison pour laisser le maquis s'organiser, pour expliquer à tout le monde qu'on n'y peut rien, et pour cultiver la répugnance bien connue de M. Laval pour les effusions de sang. Quand un homme public se trouve dans un tel porte-à-faux, à une heure cruciale où l'action ne souffre ni équivoque, ni délai, ni faiblesse, il est inévitable qu'il se casse la figure. Devenu suspect à tous, M. Bousquet a dû s'en aller devant la montée du désordre. Mais les conditions de son départ le condamnent. Obligé de céder sa place à Joseph Darnand, il se comporte en mauvais joueur, pour ne pas dire pis. […] M. Bousquet n'était pas au service de la France. Il était au service de la Démocratie. » Quelques mois plus tard, pareille fresque – dont l'auteur était en fuite – vaudrait à Bousquet brevet de Résistance. Le lendemain de l'envoi de cette lettre confidentielle, Je suis partout renchérit : « Il est admis partout que, si le maquis a pu s'organiser en France, la faute en incombe principalement à M. Bousquet (du gang Sarraut). […] Le bruit court à Vichy que M. Bousquet a définitivement pris le large. On voudrait être sûr qu'il ne s'agit là que d'un bobard. » Le 20 avril, dans l'hebdomadaire Au Pilori, Jean Marquès-Rivière étancha sa soif de vengeance, fiches à l'appui, en gratifiant son vieil ennemi d'un article intitulé « Le grand responsable du terrorisme en France : René Bousquet ». Voici des extraits de ce morceau d'anthologie fasciste : « Qui a assisté aux premiers essais de maquis et qui n'a rien fait pour les dissocier irrémédiablement ? Le vrai responsable, le seul responsable est René Bousquet qui dirigeait alors la police en France […]. Connaissant René Bousquet, il faut rejeter la négligence ou le laisser-aller. C'est un plan, et un plan machiavélique, qu'a établi, derrière son bureau doré, ce rejeton de la Troisième République ; Bousquet a accepté le maquis ; il l'a favorisé, il en a aidé le développement. »
Retraçant la carrière du « pur enfant radical-socialiste » au « crâne ambitieux », Marquès-Rivière poursuivait : « On l'appellera désormais le paillasson de Sarraut […]. L'activité de Bousquet, avant 1940, fut celle de tous les politiciens corrompus de la Troisième : passe-droits, décorations, petites et grandes histoires étouffées […]. Le petit Bousquet était coutumier du fait [le trafic de décorations] […]. Les Sarraut ne lâchent pas leurs hommes comme cela, et Bousquet […] se fit le serviteur de cette camarilla toulousaine maçonnisante radicale-socialiste et parlementaire. Ami des maçons, Bousquet le fut toujours […]. Maçonnisant, judéophile et anglophile […]. Nous savons la trahison permanente de ce malhonnête homme. Car, en liaison avec Londres par Genève et la centrale de Groussard27 en particulier, Bousquet jouait le double jeu politique, classique en beaucoup de coins ministériels à Vichy et ailleurs. […] Dès l'arrivée de Bousquet, ordre fut donné aux directeurs des camps d'internement, ainsi qu'à M. André Faure, inspecteur général des camps, d'étudier d'urgence les dossiers de toutes les personnes internées pour gaullisme en vue de leur libération ; de nombreux gaullistes militants, futurs organisateurs de l'armée secrète, furent ainsi remis en circulation. »
Au vitriol du collabo antimaçonnique, tout passait : « Bousquet revenait dans la Marne chez ses amis, francs-maçons pour la plupart ; sa voiture et une autre de la police ramenaient de Paris champagne et ravitaillement, et on n'a pas oublié de si tôt les bals clandestins où le bellâtre montalbanais serrait de près certaines jeunes femmes de la haute société marnoise qui se faisaient une gloire d'accepter les faveurs de ce don Juan de bazar toulousain. […] Bousquet était le représentant occulte de la centrale Sarraut à Vichy. […] Le nombre inusité d'officiers démobilisés, de membres du Deuxième Bureau, signait la manœuvre radicalo-gaulliste “ embouscaillée ” au service de Londres. […] Bousquet peut maintenant raser les murs à Montauban ou sur le littoral méditerranéen ; il peut s'appeler Bertin à Nice ou à Cannes, et voyager dans une voiture de la police sous la protection d'un inspecteur. Méprisé par les Anglais, honni par les communistes, rejeté de Vichy, il est
maintenant dans la situation de Pucheu ; il en subira le sort, un jour ou l'autre. » Pucheu avait été fusillé un mois plus tôt (malgré ses efforts pour se défausser sur le « sémillant Bousquet », à en croire Maurice Martin du Gard28). Marquès-Rivière, quant à lui, sera condamné à mort le 1er juin 1949… Pour couronner cette campagne de haine, le National Populaire claironna bientôt que Bousquet était à Fresnes ! Le 1er mai, celui-ci, rentrant d'un week-end passé dans sa propriété marnaise d'Heiltz-leHutier, lut l'étonnement dans les yeux d'un pompiste qui s'exclama : « Je vous croyais arrêté ! – On m'a accordé une permission de quelques heures », plaisanta l'exsecrétaire général, propos immédiatement transmis à Vichy par les RG locaux29. Le National populaire publia peu après un rectificatif. « Alors qu'il avait quitté la vie publique et que j'étais redevenu moimême un simple particulier, traqué, certes, mais pouvant enfin me livrer sans contrainte à l'action résistante, j'eus l'occasion de revoir Bousquet à plusieurs reprises, en particulier au lendemain de la publication […] d'un article infect de Marquès-Rivière intitulé, je crois, “ Bousquet le maquisard ”. Je lui témoignai à cette occasion ma sympathie ; il ne me cacha pas qu'il considérait cet article inspiré par la Milice comme un véritable appel au meurtre30. » Ainsi parla au juge l'ancien subordonné de Bousquet dans la Marne, Richard Pouzet. À l'instar du comte de Vogüé, cet ex-secrétaire général de préfecture, arrêté quelque temps plus tard, entendra prononcer le nom de Bousquet dans la chambre de torture de la rue des Saussaies : avant de le déporter, on lui fera grief d'avoir fréquenté le trop républicain chef de la police. Celui-ci n'avait pas bonne presse à Paris, mais, alors que les journaux ultras s'y déchaînaient contre lui, Combats, l'organe de la Milice, ne lui accorda pas une ligne, ce qui demeure inexplicable.
À la mi-mai, une quinzaine de préfets – dont cinq régionaux – furent arrêtés par la Gestapo avant d'être à leur tour déportés. Parmi eux figuraient notamment Jean Chaigneau, l'hôte de Bousquet à Nice, et Jacques-Félix Bussière (qui ne reviendra pas), cousin du préfet de police de Paris. On reprochait à certains leurs relations trop suivies avec le NAP (le Noyautage des administrations publiques). Cela donnera l'occasion à Georges Hilaire, secrétaire général à l'administration, de cracher sur la Résistance dans ses mémoires publiés sous pseudonyme : « Au printemps 1943, de nombreux fonctionnaires se découvrent, à Vichy, une âme de “ résistants ”. Ordonneau, obséquieux personnage de l'entourage du Président [Laval], recopie fiévreusement, la nuit, des dépêches qui sont le secret de polichinelle. De Chalveron31, autre personnage consulaire, est un agent de recrutement du NAP […]. Sa mission et celle de quelques autres de ses amis est d'enregistrer les noms des hauts fonctionnaires qui sont partisans de la Résistance ou tout bonnement à la recherche d'une garantie d'avenir. Le chef, Nègre32, est dénoncé, puis arrêté. Les carnets tombent entre les mains de Gessler33, chef de la police allemande à Vichy. De nombreux préfets y sont inscrits. Ils sont arrêtés et dirigés sur Compiègne34. » Le méprisant Hilaire obtint en février 1944 le poste qui convenait à ses penchants d'artiste : sous-chef de bureau à l'administration centrale des Beaux-Arts. Bousquet tâcha de faire parvenir des colis à ses infortunés collègues, mais, à ce moment, c'était à sa propre peau qu'il devait songer : « Le 12 mai 1944, dira-t-il, M. Laval m'avait fait conseiller de quitter la France pour la Suisse, afin de me mettre à l'abri du double danger que je courais du côté des miliciens et du côté des Allemands. Le 16 mai, je fus convoqué chez Knochen. C'était au lendemain de l'arrestation des quatorze préfets. Knochen me déclara que les autorités allemandes pensaient que j'étais moralement le chef responsable de l'attitude de ces fonctionnaires. Pour me mettre à l'abri de la mesure d'arrestation que demandaient les militaires allemands, Knochen me proposa de signer une déclaration approuvant la politique du gouvernement. Je refusai. Je
prévins M. Lemoine […] et je le priai de hâter ma mise en disponibilité définitive35. » Les finances de Bousquet commençaient alors à être moins brillantes. Le salaire du secrétaire général avait culminé aux alentours de 15 000 francs mensuels en 1943, brusquement grossi d'un versement exceptionnel à son départ, au mois de décembre, puis il était redescendu au taux plus raisonnable de 13 000 francs à compter de mars 1944. En cette fin de mai, il se tarit pratiquement. Bousquet avait pris sa décision : il se ferait rayer des cadres préfectoraux et ouvrirait un cabinet d'avocat, la profession qu'il avait failli embrasser du temps de Poincaré. Pour l'instant, il allait faire le point avec son père, à Montauban. Il laissa sa femme Raymonde à Paris. La capitale était devenue trop dangereuse pour leur fils : celui-ci, confié aux soins de Marguerite Bello, fut conduit dans la Marne, à Sézanne, chez un hôtelier de leurs amis. Même pour l'enfant du pays, Montauban n'était plus un asile sûr. Pour en administrer la preuve au juge d'instruction de la Haute Cour en 1945, René Marty raconta un épisode méconnu de ce séjour montalbanais : Un soir, René Bousquet emmène sa belle-sœur Ginette se changer les idées au cinéma. Sur le chemin du retour, il aperçoit un uniforme allemand et, dans l'obscurité, reconnaît celui qui le porte : un ancien du lycée Ingres, comme lui. Il n'a pas le temps de réagir qu'un coup de feu retentit. On vient de lui tirer dessus… et de le manquer. Le nazillon détale. « Bousquet n'en a soufflé mot à personne, ajouta le colonel, et c'est par sa belle-sœur, Mme Louis Bousquet, que j'ai appris l'incident. Peu de jours après, son père, Me Bousquet, notaire à Montauban, recevait un carton anonyme ainsi conçu : “ Ton fils est un traître responsable de la mort de Philippe Henriot, nous l'abattrons car il n'aura pas toujours auprès de lui l'ange gardien qui l'a protégé l'autre nuit36. ” » L'ennui, pour Marty et surtout pour Bousquet, c'est que Philippe Henriot, l'orateur vedette de la collaboration, fut assassiné par des résistants le… 28 juin, donc après que Bousquet eut quitté Montauban ! L'attentat contre ce dernier eut peut-être lieu, mais, à vouloir trop bien
faire, l'ami indéfectible avait démoli sa propre démonstration. Peut-être confondit-il aussi la date de l'éventuel attentat avec celle d'un fait rapporté par plusieurs témoins amis de Bousquet : au lendemain de la mort d'Henriot, le portrait de celui-ci, voilé de crêpe noir, fut exposé dans la vitrine d'une permanence du PPF, à Toulouse, à côté d'un carton portant une inscription vengeresse contre Bousquet. Le juge ne remarqua pas l'erreur de date commise par Marty. Une question se pose : pourquoi Bousquet, si exposé, si attaqué, si haï, ne chercha-t-il pas à fuir, ou pour le moins à se « planquer » ? Cette autre déposition de Marty, qu'on doit évidemment prendre avec précaution, apporte un embryon de réponse : « Dans le courant du mois de mai 1944, M. Bousquet, sentant la surveillance allemande se resserrer autour de lui, prévenu par ailleurs qu'il serait ou arrêté, ou assassiné par la Milice, s'était rendu à Montauban pour embrasser ses parents. En regagnant Paris, de préfecture en préfecture, grâce au concours des préfets et des forces de police qui lui étaient restées fidèles – car dans tous les bureaux des GMR, s'il n'y avait plus la photographie de Bousquet, secrétaire général, il y avait la photographie de la remise par lui du fanion de l'Unité –, M. Bousquet avait eu de nombreux contacts avec des éléments du maquis qui lui demandaient de se mettre à leur tête. Il différa sa réponse. En effet, il savait que son frère, qui avait été amené en Allemagne en 1943 avec la formation de Camps de jeunesse à laquelle il appartenait, était l'objet d'une surveillance toute spéciale, et il ne doutait pas que ce serait sur cet innocent que s'abattrait la vengeance des Allemands37. » Rien ne permet de croire que le maquis ait fait une telle offre de service à Bousquet. En revanche, l'éventualité de représailles allemandes contre son frère put retenir l'ex-secrétaire général de prendre la poudre d'escampette. Il y avait aussi sa femme et son fils à protéger, ses parents et sa grand-mère maternelle presque nonagénaire, Élisa Lortal, vivant à présent sous leur toit. Sans compter que, bien sûr, le danger ne résidait pas uniquement du côté nazi ou pro-nazi : en se mettant au vert, Bousquet risquait de se trouver nez à nez avec des résistants moins enthousiastes à son égard que ceux décrits par le colonel Marty.
Il aurait de toute façon fallu prendre des dispositions plus tôt. L'opération « Overlord » avait commencé. Les troupes alliées étaient en train de débarquer sur la côte normande, les parachutistes dégringolaient comme des confettis. Comment Bousquet voyait-il son avenir ? Qu'avaitil l'intention de faire ? « Le temps m'avait manqué pour me mettre à l'abri des recherches allemandes et y soustraire ma famille38 », alléguera-t-il. À propos du voyage de retour à Paris, qui se situe entre le 7 et le 9 juin, X, notre préfet anonyme, croit se rappeler que « René fit une étape chez son copain sous-préfet à Brive, un dénommé Chaussade – futur directeur de cabinet d'Henri Queuille à la présidence du Conseil, sous la Quatrième République –, afin de rejoindre le maquis par son intermédiaire ». Bousquet lui a-t-il raconté cette histoire ? S'agit-il d'une rumeur du petit monde préfectoral ? Interrogé, Pierre Chaussade, préfet honoraire, n'a aucune peine à rassembler ses souvenirs de 1944, lorsqu'il avait partie liée avec la Résistance : « René Bousquet m'a téléphoné à la sous-préfecture. Il se trouvait à la gare de Brive où son train, arrivant de Montauban, était en panne. Il m'a demandé de l'aider : il était très pressé de rentrer à Paris. Je lui ai trouvé une place dans la voiture de quelqu'un qui allait à Périgueux ; de là, il a rejoint Bordeaux, puis Paris, par le chemin de fer. C'est au cours d'un dîner, longtemps après la guerre, que je l'ai revu et qu'il m'a raconté la suite de son périple. Mais, en 1944, nous n'avons à aucun moment fait la moindre allusion à la Résistance. Nous ne nous étions d'ailleurs pas fréquentés depuis le début de la guerre. Par la suite, je l'ai retrouvé de manière épisodique chez des amis communs dans la Marne où j'ai été préfet, et dans des réunions d'une filiale d'Indosuez que je présidais39. » Pourquoi Bousquet avait-il tellement hâte de rentrer à Paris ? L'explication selon laquelle son tempérament le poussait à être perpétuellement pressé est un peu juste. « Il était sur le point de prêter serment au barreau », avance son fils. Autant dire qu'on n'en saura pas plus.
Surprise ou pas, ce qui attendait Bousquet était très déplaisant. Vers huit heures, le soir du 9 juin 1944, Pierre Cathala arriva en trombe avenue Camoëns avec son chauffeur, sa secrétaire et un inspecteur des voyages officiels : « La Gestapo vient d'arrêter votre père », annonça-t-il à Bousquet d'une voix que l'affolement perchait plus haut que d'habitude. Au même moment, les Bousquet s'aperçurent que leur immeuble était cerné. René dit à Raymonde : « Ça y est ! Je suis fait40. » Des hommes en uniforme vinrent le chercher. On l'engouffra dans une voiture.
Dans la nuit du 8 au 9 juin, à Montauban, trois Allemands s'étaient présentés à la porte de l'étude Bousquet, rue Michelet, et avaient ordonné qu'on leur ouvre : ils auraient alors demandé si René Bousquet était là41, avant d'embarquer Émile. Le notaire avait été emmené à la caserne de Pomponne, un quartier nord de la ville, où il s'était trouvé en présence d'autres notables dans sa situation. Il y avait là Mgr Pierre Théas, l'évêque dont la lettre pastorale fustigeant les traitements infligés aux juifs était restée gravée dans les mémoires ; il y avait aussi Irénée Bonnafous et son gendre Roger Delnomdedieu ; il y avait le préfet de Moselle, replié à Montauban, et un lieutenant-colonel de gendarmerie. Dans ses carnets, Mgr Théas nota avec bonne humeur : « Voici M. Bonnafous : il m'embrasse ! Je réalise l'importance et le symbole de ce geste : le baiser de Bonnafous à l'évêque de Montauban ! Vraiment, il valait la peine d'aller en prison42 ! » Moins sainte lecture que celle de ce rapport des RG de 1946 : « Le 9 juin 1944, à 13 h 30, M. [Émile] Bousquet et les autres personnalités précitées, détenues avec lui, ont été transférées à Toulouse à la prison Saint-Michel. Le lundi 12 juin 1944 au début de l'après-midi, M. Bousquet a été remis en liberté par les Allemands et a regagné son domicile à Montauban. Les motifs de l'arrestation de M. Bousquet par les Allemands ne sont pas connus de façon précise ; toutefois, les nombreuses arrestations effectuées ce même jour non seulement dans le département du Tarn-et-Garonne, mais encore dans toute la région, permettent de supposer que M. Bousquet a été arrêté comme otage. Mais
la présence de M. René Bousquet à Montauban dans les jours précédents, et notamment jusqu'au 6 juin 1944 inclus, laisse supposer que M. Bousquet Émile a été arrêté au lieu et place de son fils. M. René Bousquet ayant été arrêté à Paris dans la soirée du même jour, 9 juin 1944, il semble que les Allemands ont libéré son père, comme le bruit en a couru à l'époque, n'ayant plus de raison de le garder emprisonné. » Des suppositions : telles sont en effet les seules conclusions auxquelles on en soit réduit. Faut-il suivre l'argumentation de René Marty ? « On reconnaît bien là la méthode allemande qui s'assurait deux otages de marque : le père et le frère de M. Bousquet qui était déjà en Allemagne au titre du STO dans un emploi particulièrement pénible et dans une ville soumise à d'incessants bombardements43. » Ou faut-il penser, comme certains, qu'Émile Bousquet avait été appréhendé simplement à cause de ses attaches radicales, que l'arrestation concomitante de son fils n'était que pure coïncidence ? En ce cas, pourquoi les Allemands auraient-ils libéré le notaire ? Irénée Bonnafous fut lui-même relâché, il est vrai, mais c'était en raison de son grand âge : le vieux « rad-soc » frôlait les quatre-vingts ans – presque vingt de plus qu'Émile. « Dès que j'ai connu cette mesure qui avait été prise [contre Me Bousquet] par le Kommandant de la sécurité à Toulouse, dira de son côté Oberg, je l'ai fait rapporter. Cette arrestation avait eu lieu par suite de l'établissement d'une liste de personnes dont on n'était pas sûr en cas de débarquement et parmi lesquelles on avait dû faire figurer Bousquet et sa famille. Plus exactement, j'ai appris plus tard que le père de Bousquet figurait sur cette liste44. » À la prison Saint-Michel de Toulouse, Émile Bousquet retrouva nombre de personnalités, certaines résistantes, certaines moins, d'autres pas du tout. Parmi celles-ci, le maire vichyssois Haon, le banquier Courtois de Viçose, Albert Sarraut et Jean Baylet. Que s'était-il passé à La Dépêche depuis l'assassinat de Maurice Sarraut, auquel avait succédé son frère ? Le journal avait continué à
s'enfoncer dans l'obéissance à Vichy. Cela ne l'avait d'ailleurs pas complètement prémuni contre les rappels à l'ordre des autorités. Le 13 avril 1944, Albert Sarraut écrivit à Laval une lettre dont il produisit des extraits, en 1947, dans un mémorandum adressé au parti radical et à Édouard Herriot : « Veut-on supprimer La Dépêche, selon les injonctions que vous en font tels placards ostentatoires qui étalent dans les rues de Toulouse la provocation de leur publicité privilégiée ? Alors, qu'on le dise ! « Désire-t-on qu'excédée par un régime de défaveur intolérable, La Dépêche se supprime elle-même ? Je vous déclare que je n'ai pas envisagé jusqu'à présent le dessein de suspendre sa publication […]. Tout paraît possible, dans les temps que nous vivons. Pourtant, une chose ne l'est pas : c'est d'obtenir d'un journal comme La Dépêche qu'il fasse litière de tout un passé de traditions, de convictions et de principes qui sont l'expression de sa conscience et son patrimoine d'honneur […]. « Elle a continué sa publication pour appeler autour de la Patrie meurtrie l'union de tous les cœurs français. Elle a d'autre part gardé à son fronton le signe de sa foi républicaine. Sur ces deux points, qui ne se contredisent pas, elle n'a ni équivoqué, ni transigé. » Un texte stupéfiant lorsqu'on sait combien le quotidien s'était mis au diapason des exigences allemandes. Mais, en 1947, tous les arguments pour se justifier étaient bienvenus. Ce que les résistants allaient surtout reprocher à la direction, outre d'avoir prospéré sous l'Occupation, ce serait d'avoir bradé l'énorme capital de confiance dont jouissait le journal, d'avoir facilité la propagation d'idées vichystes sous le label « Journal de la Démocratie ». Ainsi Pierre Bertaux45, commissaire de la République pour la région de Toulouse, écrivit-il au sujet du sabordage auxquels les directeurs n'avaient pas voulu se résoudre : « L'une des principales raisons avancées par les dirigeants de La Dépêche était qu'en sabordant leur journal, ils auraient réduit un nombreux personnel au chômage. Tout d'abord, ce n'est pas évident ; le journal aurait sans doute été réquisitionné et aurait continué à fonctionner, mais cette fois sans que le pavillon couvre la marchandise, et chacun aurait su que La Dépêche réquisitionnée n'avait
plus aucun rapport avec La Dépêche traditionnelle. Cette considération était précisément celle qui était la base même de l'esprit généralisé de collaboration symbolisé par Pétain : personne n'a jamais accusé Pétain d'avoir nourri une pensée favorable aux Allemands, mais d'avoir en fait couvert de son pavillon à sept étoiles une politique de collaboration46. » La Dépêche fut suspendue quelques jours par les autorités vichyssoises en ce printemps 1944. La rédaction essaya alors de prendre un virage tardif. Voici comment Albert Sarraut en rendit compte dans son « mémo » aux radicaux : « Le résistant Jean Cassou, représentant du Comité d'Alger et désigné pour prendre, à la Libération, le poste de commissaire de la République dans la Haute-Garonne [victime d'un attentat, il fut remplacé au pied levé par Bertaux], est de passage à Toulouse. Jean Baylet le voit et, nettement, lui pose la question : “ Voilà la situation, voici les avantages et les risques du sabordage. Nous sommes prêts à faire ce vous nous direz. Pour nous, nous sommes traqués : le sabordage est la solution la plus sûre. ” « Et Jean Cassou répond à Jean Baylet : “ Il ne faut pas livrer l'instrument à l'ennemi. Restez, et reparaissez. La décision que je prends ne préjuge pas du jugement qui pourra être porté sur vos actes antérieurs, notamment sur le fait que vous ne vous êtes pas sabordé. ” « Baylet lui répond qu'il s'expliquera en temps et lieu sur ce point, mais qu'il n'admettra pas, en tout cas, d'observations sur ce qui aura paru dans La Dépêche après la date présente, car, pour paraître, il faut en effet se soumettre aux pressions chaque jour plus rudes de la censure. « Cassou acquiesce, offre une attestation écrite et signée que Baylet refuse, la parole de Cassou lui suffisant. » Reconstruction méridionale ? La version de Cassou, livrée dans un « réquisitoire47 » dressé plus tard par les mouvements de Résistance, puis reprise dans son livre par Pierre Bertaux, diffère un tant soit peu : « Je lui ai donné l'ordre de reparaître sous réserve de nouvelles exigences par trop inacceptables. Il est entendu aussi que sa suspension, produite in extremis, n'apporte rien à son actif. La Dépêche subit les conséquences de l'attitude qu'elle a prise pendant une période de collaboration molle à
quoi a succédé une période de collaboration dure. C'est ce que j'ai fait observer. Bref, le problème actuel ne touche en rien le problème général de La Dépêche, qui reste entier. » L'« ordre » donné par Cassou fut-il ou non écrit ? Le journaliste René Mauriès, engagé à La Dépêche après guerre, affirme que, devant ses hésitations de résistant à accepter un poste dans ce journal passablement marqué, Jean Baylet lui tendit un dossier : « J'y ai lu une lettre de Cassou insistant auprès de Sarraut pour empêcher La Dépêche de se saborder, afin de sauvegarder les installations ultramodernes – des rotatives Marinoni, en particulier – de l'entreprise48. » Quoi qu'il en soit, La Dépêche n'avait pas attendu ce quitus de Cassou pour déraper, ouvrant notamment ses colonnes à la Milice49 après l'assassinat du patron par celle-ci ! Désormais, elle ne chercherait plus à freiner sur la pente de la collaboration – ce qui ne l'empêcherait d'ailleurs pas, d'après Pierre Bertaux, de prévoir, à la veille de la Libération, de gros titres : « Vive de Gaulle ! Vivent nos Alliés ! Vive la République ! » Il lui en coûterait. Mais on n'en était pas là, ce 9 juin 1944 où les notables du pays toulousain battaient la semelle dans la cour de la prison Saint-Michel. Lucien Caujolle se souvient que, le matin, il réussit à pénétrer dans l'enceinte pour porter un chandail à Albert Sarraut. Transféré à Compiègne, l'ancien ministre fut déporté peu après en Allemagne du Nord, ainsi que Jean Baylet, le gendre de Bonnafous et leurs autres compagnons de détention – Mgr Théas échappant miraculeusement à ce sort. Ils furent envoyés au camp de concentration de Neuengamme, l'un de ceux qui compta proportionnellement le plus grand nombre de Français. Comme quelque trois cent cinquante de leurs concitoyens, Sarraut et Baylet y eurent le statut de « Proeminenten », « déportés d'honneur » bénéficiant d'un régime spécial selon lequel ils étaient dispensés de travailler. Dans ce camp où le taux de mortalité était effrayant, il ne faut pourtant pas imaginer qu'ils connurent une condition enviable. Entendu dans le cadre de l'instruction du dossier Bousquet, Albert Sarraut déclara : « Je partageai le sort très dur de mes compagnons de
déportation jusqu'à la fin janvier 1945. À cette date, et malgré un précédent refus de ma part, je fus retiré de ce camp en raison de mes anciennes fonctions au gouvernement français. On m'emmena à Hirschegg (Tyrol), dans une résidence relativement confortable où je retrouvai diverses personnalités françaises, et notamment M. FrançoisPoncet. Très déprimé, j'avais alors maigri de trente-trois kilos ; je réussis néanmoins à reprendre quelques forces jusqu'au moment de la libération50. » Aussi faut-il nuancer le propos de Pierre Bertaux, qualifiant de « bourgeoise » la déportation de Sarraut et de Baylet : certes, ceux-ci ne furent pas exterminés, mais le caractère « bourgeois » de leur déportation tient davantage au fait qu'ils ne furent pas arrêtés en tant que résistants, mais en qualité de notables, qu'à leurs conditions d'existence – aux privilèges tout relatifs – à Neuengamme. Dans sa déposition, s'il ne « chargea » pas Bousquet, Albert Sarraut ne se montra pas non plus spécialement chaleureux à son égard. « Bousquet ne m'était pas inconnu51, dit-il, car il avait été préfet alors que j'étais ministre de l'Intérieur. Originaire de Montauban, il connaissait particulièrement bien mon frère Maurice. » Albert parla de la promesse faite par l'ancien secrétaire général à la police de retrouver les assassins de ce dernier et conclut : « En ce qui touche M. Bousquet, je suis tout à fait convaincu qu'il a été étranger aussi bien à mon arrestation qu'aux mesures de mouchardage prises contre moi pendant mon séjour dans les Pyrénées-Orientales et à Toulouse. »
De Paris, le soir du 9 juin, Bousquet avait été emmené à Neuilly dans ce qu'on appelait la « villa Boemelburg », où avait séjourné le chef52 de la Gestapo. Il y croisa le général Delmotte. « Après avoir été fouillé minutieusement, dit Bousquet, j'ai été enfermé dans une petite pièce dont la fenêtre comportait de solides barreaux. Là, deux officiers allemands et un Français m'ont présenté un questionnaire auquel j'ai refusé de répondre. On m'a laissé avec un papier
et un crayon une heure pour le faire. À ce moment-là, j'ai maintenu mon refus. « J'ai su depuis que, pendant ce temps, M. Cathala s'était rendu auprès de M. Laval. M. Laval a téléphoné à Abetz qui a tout d'abord déclaré que je n'étais pas arrêté. M. Laval a insisté […]. Dans la nuit, M. Abetz a rappelé M. Laval pour lui dire que j'avais été arrêté sur un ordre de Berlin, qu'il ne pouvait rien faire, que je ne serais pas maltraité et que mon père serait libéré ultérieurement. « Pendant tout ce temps, des allées et venues incessantes avaient lieu autour de la villa de Neuilly. J'ai pu reconnaître des voitures françaises et au moins deux membres importants de la Milice. Pendant tout ce temps, des coups de téléphone que je percevais étaient échangés en allemand. Visiblement, il se passait quelque chose d'anormal. « Vers onze heures du soir, une alerte eut lieu. On me fit descendre dans une cave où je fus gardé par une sentinelle, mitraillette au poing […]. Vers quatre heures du matin [après la fin de l'alerte], j'ai reçu la visite d'un officier allemand plus calme et plus courtois qui me déclara que j'étais arrêté en raison de mon attitude passée, mais il me fit comprendre que je n'avais rien à craindre. « J'ai vécu là huit jours, constamment enfermé. Comme les autres détenus, je sortais vingt minutes par jour, toujours gardé par des SS mitraillette au poing53. » Marguerite Bello, apparemment dans la Marne, fut prévenue de l'arrestation de Bousquet par le colonel Marty : « Je suis arrivée avenue Camoëns à dix heures du soir, où j'ai trouvé Mme Bousquet en pleurs54. » Guy Bousquet, lui, se souvient qu'il était en train de pêcher au lancer au bord d'un cours d'eau quand on est venu le chercher. « Le lendemain, reprend Marguerite, je me suis rendue chez le colonel […] Knochen […] pour faire remettre des vêtements et des provisions à M. Bousquet. » Ce 10 juin, dans la Haute-Vienne, la division Das Reich massacrait la population d'Oradour-sur-Glane. Plus tard, René Bousquet invoquera ce martyre pour mettre en relief l'importance des accords passés avec Oberg : en proposant de collaborer et de faire soi-même le travail, on
avait, à l'entendre, évité que le pays entier ne fût transformé en un gigantesque Oradour. Oberg, dans un récit qu'il réitéra à divers interlocuteurs, présenta l'arrestation de Bousquet comme une générosité accordée à celui-ci : « On peut me croire ou non, mais j'ai agi par amitié pour Bousquet, et parce que je n'ai voulu à aucun prix qu'il lui arrive quelque chose tant que je serais à mon poste55. » Un attentat communiste se préparait contre Bousquet, expliqua Oberg. Idée si intolérable pour ce grand cœur qu'il avait décidé de mettre en « sécurité » son « ami » à Neuilly, dans une sorte de « prison pour gens de marque », et d'intercéder auprès de Himmler pour offrir au Français l'hospitalité germanique. « Himmler me répondit qu'il était d'accord, confia Oberg aux RG, et que Bousquet séjournerait en Allemagne avec sa famille, et en qualité d'hôte du Reichsführer. » Dès qu'il connut la réponse de Himmler, Oberg s'empressa, selon ses dires, de porter la bonne nouvelle à Bousquet en déjeunant avec lui à Neuilly. On allait lui trouver une « maison convenable avec jardin ». « Bousquet me déclara qu'il lui était très pénible de quitter son pays en ce moment. D'autre part, il demandait que sa femme et son fils ne l'accompagnent pas, parce que ses parents et ses beaux-parents étaient âgés, malades, et avaient besoin de soins56. » Himmler refusa – et pour la sécurité de la famille, et parce qu'il ne voulait pas qu'on lui demande ensuite des permis de visite. Écho comparable de la part de Frida Oberg, l'épouse du général SS : « Himmler demanda l'arrestation de Bousquet, mais, grâce à l'intervention de mon mari, il lui fut possible de vivre à Paris sans être inquiété. C'est seulement après l'invasion que mon mari convoqua Bousquet et lui conseilla de se rendre en Bavière où une maison lui avait été réservée57. » Du « roman-feuilleton » ! s'écriera Bousquet. Deux versions des événements du mois de juin vont ainsi coexister. Dans celle du Français, l'Allemand vint à la villa Boemelburg au bout de huit jours : « Je me suis trouvé en présence d'un général Oberg qui me parut plus gêné que moimême. Il se borna à me dire que le gouvernement allemand avait décidé pour raisons politiques de me transférer dans le Reich où je serais
accompagné de ma femme et de mon fils. Il ne me parla à aucun moment d'une invitation de Himmler, ce qui, vraiment, dans les conditions matérielles où je me trouvais, eût été paradoxal. J'ai protesté contre le sort fait à ma femme et à mon fils, car je croyais qu'ils étaient eux aussi arrêtés58. » Entre-temps, Raymonde Bousquet avait entrepris des démarches auprès des autorités allemandes – « à l'insu de son mari », témoigna Marguerite Bello : elle tenait absolument à partir avec lui. « C'est Mme Bousquet qui a pris sur elle de forcer la porte du général Oberg et d'obtenir pour son foyer le même traitement que Mme Léon Blum et Mme Weygand », renchérit le colonel Marty, auquel Bousquet expliqua : « J'aurais préféré partir seul en vous laissant Raymonde et le petit, car, seul, je me serais toujours débrouillé pour rentrer59. » « M. Bousquet a été très dépité lorsqu'il a appris que sa femme et son enfant partaient avec lui », ajouta la secrétaire. Selon Bousquet, Oberg parla tout d'abord d'un camp à Godesberg, puis il fut question d'une autre destination. Au cours du procès d'Oberg et de Knochen, en octobre 1954, Bousquet améliora sa narration. Le chroniqueur judiciaire du Monde le rapporte ainsi : « Invité par le commissaire du gouvernement à parler enfin de sa propre arrestation par les Allemands, M. Bousquet jette d'une voix brève : “ On m'a reproché de trop parler de moi. Je dirai donc que cette arrestation fut un accident du travail. ” Cependant, M. Bousquet a précisé que l'ordre de l'appréhender vint de Berlin sur l'insistance de Darnand. Il a ajouté : “ On devait même me remettre à la Milice, et j'ai su plus tard qu'un transfert avait même été envisagé avec un petit arrêt en forêt de Fontainebleau qui devait mettre fin à l'activité du gêneur que j'étais60. ” » L'allusion à l'assassinat de Georges Mandel par des miliciens (le 7 juillet 1944) était transparente. Le 19 juin, on ramena Bousquet avenue Camoëns, le temps de faire ses valises sous l'œil attentif de plusieurs SS. Oberg se vanta d'avoir mis alors à la disposition de la famille sa voiture personnelle, son chauffeur et, pour servir d'interprète, le SS Schmidt – sans doute le charmant personnage qui avait tenté de faire
chanter Marguerite Bello. Une seconde voiture suivait avec, à son bord, le Dr Stindt, qui avait reçu Bousquet à Neuilly, et les bagages. « En fait, affirma Bousquet, Schmidt me déclara que c'était la voiture qui avait emmené M. Mandel en Allemagne et qu'il avait été chargé de l'accompagner comme il le faisait pour moi aujourd'hui61. » Toujours cet art de choisir des exemples que les morts ne contrediraient pas… Les deux autos firent halte à Châlons-sur-Marne, attendant de connaître l'itinéraire qu'on devait leur indiquer (Oberg, lui, parlera d'une étape faite à la demande de Bousquet…). Un ami châlonnais de Guy Bousquet, dont les parents étaient très liés aux siens, se rappelle : « Place Sainte-Croix où nous habitions, nous nous étions mis à la fenêtre. Nous avons aperçu leur voiture, et le bras de Raymonde qui nous faisait signe par la vitre ouverte. » Le 20 juin, Jean Zay fut enlevé de la prison de Riom et assassiné par des miliciens. André Baillet, vieille connaissance, avait ordonné, en sa qualité de nouveau directeur de l'administration pénitentiaire, le transfert au cours duquel fut exécuté l'ancien ministre radical, tout comme il allait organiser celui de Georges Mandel dix-sept jours plus tard… La famille Bousquet, elle, fut installée en Bavière, à une trentaine de kilomètres de Munich, dans un minuscule village, Ober-Allmannshausen, adossé à une montagne, tout au bord du lac Starnberg. Selon Oberg, l'accompagnateur Schmidt rentra à Paris chargé d'une lettre de remerciements signée de Bousquet. Celui-ci dit plus sèchement : « J'ai été enfermé ensuite seul dans une villa où j'ai été gardé jusqu'à la minute même où sont arrivées des troupes américaines. C'était la villa où avait été arrêté le comte Ciano [gendre de Mussolini] avant d'être fusillé. Ma femme et mon fils ont partagé mon sort. Nous avons connu une existence rude et nous avons moralement souffert, car nous n'avons jamais pu ni recevoir des nouvelles des nôtres, ni leur en envoyer, mais nous n'avons pas été maltraités62. » Pour Oberg, c'était une « invitation » ; pour Bousquet, une « déportation ».
Quelles furent les véritables conditions de cette assignation à résidence ? Il est très difficile de le savoir exactement. À l'audience de son procès, Bousquet, craignant qu'on le soupçonne de s'être délibérément placé sous protection allemande, rappela : « Si effectivement ma femme et mon fils m'ont accompagné en Allemagne, mon fils a eu, à huit ans, le triste honneur d'être arrêté par les SS dans une maison de la Marne où il s'était réfugié. Il avait huit ans, et Oberg a reconnu qu'il avait été emmené en Allemagne malgré mes véhémentes protestations. Ce n'est pas moi, par conséquent, qui l'ai demandé. Vous pensez bien que je n'aurais jamais demandé de faire partager mon sort par les miens. Vous savez que mon père, deux jours avant, était lui-même aux mains de la Gestapo. « Il est vrai que j'ai été enfermé dans une villa, en Allemagne, où avait d'abord été enfermé le comte Ciano. Je vous donnerai simplement ce détail qu'il y a été enfermé quinze jours avant d'être fusillé. C'était une maison qui, en Allemagne, n'avait pas bonne réputation. » Dans une villa voisine de celle des Bousquet habitait Hanns Johst, président de l'Union des écrivains du Reich, interné et interdit de publication après la guerre. On prête à ce représentant de la littérature nazie d'avoir été l'auteur de la fameuse formule immortalisée par Goebbels : « Quand j'entends le mot culture, je charge mon revolver ! » Guy Bousquet avait neuf ans. Il se rappelle que la maison d'OberAllmannshausen était constamment gardée par deux Allemands et qu'il était le seul de la famille à avoir le droit de sortir. « Je ne sais à quoi mes parents s'occupaient. Sans doute mon père me faisait-il des dictées. Je jouais avec deux petits sous-marins en plomb que les enfants du comte Ciano avaient laissés. » Oberg assurera : « Le frère de Bousquet, qui était travailleur en Allemagne, fut muté dans une firme [ferme ?] voisine, de telle sorte qu'ils pouvaient facilement se rencontrer. » « Oui, il est arrivé peu avant la Libération », reconnaît Guy. Louis Bousquet convient qu'en effet il fut rapproché des siens, mais, fidèle à la discrétion familiale, il refuse d'en dire plus, si ce n'est que son frère et lui-même se trouvèrent à la merci des déchirements entre différentes factions au sein de la SS.
À Paris, Laval n'avait pas renoncé à une transition institutionnelle dans le calme. Le 12 août 1944, il alla chercher Herriot à Maréville et tenta de le convaincre de former un gouvernement républicain qui se substituerait à de Gaulle, tout en assurant l'impunité aux hommes de Vichy. La manœuvre échoua et les Allemands emmenèrent Herriot en Allemagne, conformément à leur projet initial : « La libération [d'Herriot] fut décidée, je crois, par l'ambassadeur Abetz, pour faire plaisir sans doute à Laval, dit Oberg. Il avait fait cela de sa propre initiative et c'est ce qui explique la nouvelle arrestation d'Herriot peu après, et son transfert en Allemagne, décidé par les autorités supérieures à Berlin63. » Pour Pétain et Laval, ce fut alors le départ : Belfort, Sigmaringen… « Nous avons entendu parler des bombardements sur Munich par nos gardiens, raconte Guy Bousquet. Puis nous avons vu arriver les chars américains. Nous étions fous de joie. Nous avons été emmenés au QG américain et invités à la table des officiers. » En cette mi-mai 1945, Louis Bousquet choisit de rentrer en France à vélo. (Libéré peu auparavant, Jean-Claude Cathala, de son côté, retrouva Paris sous la neige.) « Les Américains ne nous ont pas bercés d'illusions. Mon père savait à quoi s'en tenir sur ce qui l'attendrait à son retour. » Mansuétude du vainqueur ou, plus probablement, tentative de « retournement » ? Les Américains proposèrent à René Bousquet de le faire passer aux ÉtatsUnis avec sa famille. « Mon père n'a pas hésité une seconde. Il a dit : “ Je rentre en France. ” Nous devions prendre un avion que nous avons attendu plusieurs heures sur un petit aérodrome. L'avion n'est pas arrivé. Nous avons pris la route. Nous avons d'ailleurs su par la suite qu'un attentat avait été prévu contre cet avion à bord duquel nous ne sommes pas montés. Sur le chemin du retour où nous avons été remis aux Français, l'ambassadeur Scapini nous a rejoints. Nous nous sommes arrêtés pour déjeuner. Je me souviens du bandeau que Scapini, aveugle de guerre, avait sur l'œil. »
Ce 17 mai 1945, Guy Bousquet passe sa première nuit parisienne au dépôt, pelotonné sur un banc. 1 Joseph-Barthélemy, Ministre de la Justice, op. cit. (Il fait probablement ici allusion à une supposée reconversion de Bousquet après la Libération, tournant en dérision ses amitiés radicalessocialistes.) 2 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 octobre 1945. 3 Déposition de René Marty, 12 mars 1945. 4 Déposition de Marcel Courtès, 27 mars 1945. 5 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 3 août 1945. 6 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 octobre 1945. 7 Rédigé en 1994. 8 Mort dans un accident de voiture à la Libération. 9 En annexe de son ouvrage René Bousquet face à l'Acharnement (op. cit.), Yves Cazaux a reproduit le fac-similé d'une lettre de Simone Nocher adressée à l'avocat de Bousquet, le 23 juin 1949, soit au cours même du procès de celui-ci. La coïncidence de dates s'explique sans doute par le fait que les témoins de la défense (voir infra, p. 510), avant que Bousquet ne renonçât à les produire (voir infra, p. 522), furent« libérés jusqu'à l'audience utile », selon Guy Bousquet (entretien avec l'auteur, 22 juin 2001) : une exception à l'usage selon lequel, le jour de leur citation, ils doivent demeurer consignés dans la salle des témoins jusqu'à leur passage à la barre. La lettre de Simone Crémieu-Nocher confirme la teneur générale des propos tenus par son fils – hors la supposée approche opérée par Bousquet de« la mouvance gaulliste »familiale –, et retranscrits dans la première édition de ce livre, en 1994. Elle précise que Jean Nocher [contrairement aux allégations de Bousquet situant le fait« avant [s]on arrivée au ministère de l'Intérieur »] fut arrêté« par la police française […] le 29 septembre 1942 », qu'il« fut livré à la police allemande au début de mars 1943, puis rendu de nouveau à la police française, pour comparaître devant le Tribunal d'État, qui l'acquitta le 10 avril 1943. Après ce jugement, à sa sortie de prison, il fut à nouveau remis aux autorités allemandes [en vertu d'une levée d'écrou émanant du ministère de la Justice], puis, à cause de son acquittement, rendu à la police française, qui l'interna au camp d'Évaux-les-Bains ». Simone Crémieu-Nocher se rendit à Vichy par deux fois, et fut reçue par René Bousquet qui lui donna« sa parole que tant qu'il serait là [s]on mari ne serait pas livré aux autorités allemandes ». Celui-ci fut libéré le 30 décembre 1943. Dans sa lettre, Simone Nocher ajoute qu'après la Libération le ministre de l'Intérieur fit parvenir à son mari le télégramme de Knipping (cité p. 435). Télégramme à la suite duquel« Darnand avait donné l'ordre à Buffet, directeur de la Police de Sûreté, de lancer contre Jean Nocher un mandat d'arrêt télégraphique général ». Un autre témoignage (9 janvier 1946) favorable à Bousquet produit par Yves Cazaux, celui de Marcel Grandcler, résistant affilié au réseau de Pontcarral (A.S.) – en poste au cabinet du secrétaire général à partir d'octobre 1943, poste qu'il conserva ensuite auprès de Darnand –, confirme encore :« La veille de son départ, Monsieur Bousquet remit l'instruction d'envoyer par T.S.F. l'ordre de libérer immédiatement Monsieur Jean Nocher. » 10 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 8 juin 1948.
11 Andrée Viénot, sa veuve, occupa des fonctions ministérielles sous la Quatrième République. Militante SFIO, elle s'associa à la fondation du PSA, Parti socialiste autonome, avec Édouard Depreux, en 1958, pour protester contre la politique algérienne de la SFIO. L'année suivante, le PSA allait donner naissance au PSU. 12 Déposition de Karl Oberg, 20 février 1946. 13 Déposition de Jean Leguay, 21 mars 1945. 14 Déposition de Robert de Vogüé, 6 septembre 1945. 15 Entretien avec l'auteur. 16 Entretien avec l'auteur. 17 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 21 juillet 1945. 18 Sur l'historique de cette centrale, la dernière de la« série hellénique »(elle succéda notamment à Périclès, Phidias, Prométhée, etc.), chargée d'acheminer à Londres le courrier des réseaux, de transmettre par radio des renseignements militaires et de rechercher des terrains d'atterrissage pour les Lysander, on peut se reporter à l'ouvrage de Roger Faligot et Rémy Kauffer, Les Résistants, op. cit. 19 Ancien député radical du Front populaire, Pierre Serandour vota les pleins pouvoirs au Maréchal en juillet 1940 et entra dans la Résistance dès mai 1941. Après guerre, il fit carrière aux Finances et prit sa retraite de trésorier principal des hôpitaux de Paris en 1973. 20 Entretien avec l'auteur, 4 mai 1994. 21 Lorsque Daladier avait été arraché à Bourrassol dans les circonstances que l'on sait. 22 Cf. Élisabeth du Réau, Édouard Daladier, 1884-1970, Fayard, 1993. 23 Entretien avec l'auteur, 23 février 1994. 24 Déposition de Marcel Courtès, 27 mars 1945. 25 In Le Temps des illusions, op. cit. 26 L'exemplaire de la lettre versé à la Haute Cour était destiné à Marcel Déat. 27 Il s'agit du colonel Georges Groussard, ancien chef de l'école militaire inter-armes de SaintCyr, ancien cagoulard, passé à la Résistance. Cf. supra, p. 194. 28 Cf. La Chronique de Vichy, 1940-1944, op. cit. 29 Cf. La Marne et les Marnais à l'épreuve de la Seconde Guerre mondiale, op. cit. 30 Déposition de Richard Pouzet, 7 août 1945. 31 Allusion à Bernard de Chalvron, diplomate de carrière qui, avec Suzy Borel, future épouse de Georges Bidault, appartenait à un petit groupe du Quai d'Orsay en contact direct avec Londres. Chalvron y créa ce qui, sous l'égide de Claude Bourdet, allait devenir le NAP. Il fut arrêté et déporté. 32 Journaliste, Maurice Nègre avait créé à Vichy un réseau efficace de noyautage des ministères appelé Super-NAP, parce qu'il visait le sommet des administrations. 33 Il s'agit en fait de Geissler. 34 In L'Homme qu'il fallait tuer, Pierre Laval, op. cit. 35 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 octobre 1948.
36 Déposition de René Marty, 12 mars 1945. 37 Déposition de René Marty, 24 juillet 1948. 38 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 30 octobre 1945. 39 Entretien avec l'auteur, 5 mai 1994. 40 Déposition de René Marty, 12 mars 1945. 41 Selon le propre témoignage de René Bousquet dans l'interrogatoire du 11 octobre 1948. 42 Pierre-Marie Théas, Mes prisons et leurs premiers lendemains, mémoires dactylographiés. 43 Déposition de René Marty, 12 mars 1945. 44 Déposition de Karl Oberg, 20 février 1946. 45 Universitaire, ancien directeur de cabinet et ami de Pierre Viénot. 46 Pierre Bertaux, Libération de Toulouse et de sa région, Hachette, 1973. 47 La Résistance présente« La Dépêche », opuscule non daté vendu à la Libération« au bénéfice des déportés de la presse clandestine ». 48 Entretiens avec l'auteur à partir du 10 novembre 1992. René Mauriès est mort le 23 mai 1999. 49 Cf. André Laurens, Une police politique sous l'Occupation. La Milice française en Ariège, 1942-1944, CDDP, Foix, 1982. 50 Déposition d'Albert Sarraut, 28 mai 1947. 51 Cela nuance les propos tenus par René Bousquet à l'historien Jean-Pierre Husson, cf. supra, p. 87. 52 Boemelburg était alors sur le point de remplacer à Vichy Geissler, tué par des résistants le 12 juin 1944. 53 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 octobre 1948. 54 Déposition de Marguerite Bello, 9 mars 1945. 55 Déposition de Karl Oberg, 20 février 1946. 56 Ibid. 57 Déclaration de Frida Oberg, dossier Oberg (2ème tribunal militaire de Paris) constitué par la Mission de recherche des criminels de guerre, novembre 1945. 58 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 octobre 1948. 59 Déposition de René Marty, 12 mars 1945. 60 Jean-Marc Théolleyre, Procès d'après-guerre, op. cit. 61 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 octobre 1948. 62 Interrogatoire de René Bousquet, Haute Cour de justice, 11 octobre 1948. 63 Déposition de Karl Oberg, 12 mai 1947.
26 « Ne t'inquiète pas, ça ira » Fresnes, troisième division, troisième étage. Le transfert du secrétaire général déchu eut lieu au matin du vendredi 18 mai 1945, dix jours après la capitulation allemande. C'est une chose de savoir qu'on va être poursuivi par la justice de son pays ; c'en est une autre que de se retrouver brutalement derrière les barreaux. Le premier contact avec la détention n'eut pas pour Bousquet le pittoresque des Soixante jours de prison1 de Sacha Guitry, autre épuré célèbre, embarqué au poste en pyjama jaune citron et coiffé d'un « panama exorbitant », les pieds chaussés de « mules de crocodile vert jade ». Il avait pris la mesure de la réalité la veille, au Dépôt, quai de l'Horloge : lui, l'ancien patron, on le regardait comme un collabo. Ses biens avaient été placés sous séquestre et un mandat d'arrêt lancé contre lui le 24 janvier 1945. Dès le 31 octobre 1944, la commission d'épuration du ministère de l'Intérieur, réunie en séance plénière sous la présidence de M. Jeanjean, avait conclu qu'il avait « mis toutes ses qualités, qui sont réelles, au service de l'ennemi » ; en outre, son séjour en Allemagne « dans des conditions particulières dont ne bénéficient pas les déportés politiques » avait fait très mauvais effet. Le 6 décembre, il avait été révoqué sans pension, et son dossier transmis à la justice militaire ainsi qu'à la Grande Chancellerie de la Légion d'honneur. Il était en train de tout perdre. Dans le quartier pénitentiaire où on le conduisit, malgré l'exiguïté de la cellule (six mètres carrés) et son équipement rudimentaire (bat-flanc, tablette articulée au mur, tabouret enchaîné, cuvette béante et robinet d'eau froide), le dépaysement ne fut pas aussi complet qu'on aurait pu le
penser. Le Tout-Vichy et le gratin de la collaboration parisienne étaient à Fresnes. Bousquet retrouva son ami Amédée Bussière et d'autres figures qu'il connaissait bien – politiques, préfets, journalistes, hommes de lettres et artistes : à son étage cohabitaient notamment Adrien Marquet, le ministre de l'Intérieur qui avait « juilletisé » tant de fonctionnaires en 1940, son successeur Marcel Peyrouton, le ministre de l'Économie Yves Bouthillier, celui de l'Agriculture, Max Bonnafous, et plusieurs secrétaires d'État – Paul Baudouin (Affaires étrangères), le général Bridoux (Défense), Paul Marion (Information), Georges Dayras (Justice), François Chasseigne (Ravitaillement) –, les amiraux de Laborde et Robert. Au fil des mois et des arrivées, Bousquet allait croiser encore, entre autres, le Dr Ménétrel, le cagoulard Gabriel Jeantet, Gaston Bruneton, chef du Service de la main-d'œuvre française en Allemagne, Georges Prade, vice-président du conseil municipal de Paris, Marcel Bucard, chef de file du francisme, Joseph Darnand – incarcéré dans une travée distincte, face à la cellule de Pierre Laval – et son adjoint Max Knipping, Jean Luchaire, Bunau-Varilla, André Castelot et même le chanteur Milton, celui qui autrefois interprétait si bien La Caravane… Dès le 19 mai, la toute jeune République du Sud-Ouest, quotidien du MLN (Mouvement de libération nationale) qui venait de s'emparer des bureaux de La Dépêche, à Toulouse, se fit un plaisir d'annoncer l'arrestation de Scapini et de Bousquet : « Scapini n'a pas déclaré grandchose, écrivit un échotier, mais Bousquet est plus prolixe : “ Les services que j'ai rendus compensent largement mes erreurs. C'est parce que j'ai refusé de diriger les opérations contre le maquis que la Gestapo est venue m'arrêter et m'a déporté. ” Il a ajouté, d'autre part, que Doriot n'avait nullement trouvé la mort au cours d'un raid aérien, mais qu'il avait été exécuté par la bande Sabiani. » Peut-être Bousquet avait-il fait ces confidences aux policiers, mais, officiellement, on ne l'avait pas encore interrogé. Après la nuit passée au Dépôt, et à présent qu'il avait discuté avec ses voisins de division, il savait à quoi s'en tenir : il était passible de la Haute Cour de justice instituée par une ordonnance du 18 novembre 1944. La meilleure preuve qu'il n'était pas préparé à un traitement de ce genre est que ni lui-même ni sa famille n'avaient trouvé d'autre avocat
que Félix Carné, son beau-père, pour l'accompagner devant le juge d'instruction qui allait lui notifier son inculpation. Cette première comparution eut lieu le 23 mai 1945, moins d'une semaine après son retour d'Allemagne. Il fut extrait de Fresnes en même temps qu'Yves Bouthillier, et emmené au Palais-Bourbon où siégeait la commission d'instruction de la Haute Cour. À travers la vitre grillagée du fourgon cellulaire, il aperçut, en arrivant, Joseph Léger, son ancien directeur de cabinet, qui se tenait à l'entrée. Le préfet X, notre témoin anonyme, toujours bien placé, assista à la scène : « Bousquet a lancé : “ Qu'est-ce que tu fais là ? Tu es député ? ” » Léger, sorti de sa cachette depuis la Libération, rôdait dans les couloirs de l'Assemblée, grappillant toutes les informations qui pouvaient l'aider à améliorer sa situation : lui aussi venait d'être révoqué de la préfectorale ; dans l'espoir d'obtenir une révision, il s'efforçait de faire valoir que Vichy avait déjà pris la même mesure à son encontre à la fin 1943. Il comptait sur Edgar Faure (bientôt procureur général adjoint du tribunal militaire international de Nuremberg), parent de sa femme, pour l'aider à plaider sa cause. Bousquet et Léger purent bavarder un moment à l'étage des commissions parlementaires où logeait la Haute Cour. À entendre X, ce fut Bousquet qui rassura son ancien directeur de cabinet : « Ne t'inquiète pas, ça ira. Tout ça s'arrangera. » On le pria ensuite d'entrer, ainsi que Me Carné, dans le cabinet d'instruction no 273. Il fit ici la connaissance de Charles Mitton, président de chambre à la cour d'appel de Paris avec lequel il aurait – mais pouvaitil s'en douter ? – de réguliers tête-à-tête trois ans et demi durant.
Le président Mitton, petit homme fluet et sec aux cheveux aussi raides que sa moustache, allait sur ses soixante-cinq ans. Fils unique d'instituteur, il était né dans la Nièvre, mais sa mère, d'origine alsacienne, s'était résolue, après un veuvage précoce, à retourner vivre avec lui dans le Haut-Rhin, devenu « terre d'Empire ». C'est là qu'il fut élevé et apprit à parler aussi bien le dialecte de la région qu'un peu d'allemand – le moins
possible, car il appartenait à une famille attachée aux valeurs républicaines de la France. Licencié en droit en 1905, après son service militaire dont il était sorti capitaine de réserve, Charles Mitton commença par prêter serment au barreau avant de décrocher, en 1908, un poste de juge suppléant en Normandie. Mobilisé en 1914, il fut affecté trois ans plus tard à la justice militaire. Lorsqu'on le démobilisa en 1919, il n'était pas complètement rétabli d'une diphtérie et n'avait qu'une idée : rentrer au pays. Ses supérieurs se rangèrent à l'avis que l'humidité du pays d'Auge ne convenait pas à sa santé, et le mutèrent à Mulhouse. Il passa dix ans en Alsace, gravissant les échelons du métier : simple juge, puis juge d'instruction. Les notes annuelles portées dans son dossier personnel2 étaient élogieuses. On l'y décrivait « intelligent », « sérieux », « compétent », « laborieux » – ce qualificatif devant être interprété en bonne part –, « distingué, expérimenté, énergique et indépendant ». Un « bon magistrat », au civil comme au pénal, ayant toute l'autorité nécessaire à la fonction. Sa vie privée ne souleva « aucune critique », bien qu'il se fût marié un peu tard, à trente-deux ou trente-trois ans. Mitton avait un oncle lié à un député de Colmar. Ce fut peut-être par l'entremise de celui-ci qu'un sénateur écrivit en sa faveur à quelque haute personnalité, et que Poincaré se montra bienveillant à son endroit. Ce fut peut-être aussi parce qu'il venait de traiter avec succès une affaire de complot autonomiste contre la sûreté de l'État. En 1929, il fut nommé juge d'instruction de la Seine, ce qui était, écrivit-il en rendant grâce à ses bienfaiteurs, « l'ambition de toute [s]a vie ». Peu après, il redevint simple juge pour avoir oublié de boucler, à son départ de Mulhouse, un dossier d'escroquerie et une affaire d'avortement. Justifiant ces lenteurs par un travail écrasant, augmenté des difficultés du bilinguisme, il n'en démissionna pas moins de son cabinet d'instruction. La suite de sa carrière n'en fut pas affectée : président de section à la Seine en 1934, vice-président de tribunal en 1936, conseiller de la cour d'appel de Paris en 1938, il fut mobilisé en 1939 comme officier de justice militaire. L'année suivante, il exprima le souhait de demeurer à Paris pour mieux assurer l'éducation de ses deux enfants. À l'instar de ses pairs, il prêta serment au maréchal Pétain le 2 septembre 1941. Il avait déjà souscrit, au mois de juin précédent, une déclaration de non-
appartenance à une société secrète : lui qui, autrefois, à Caen, avait été initié à la franc-maçonnerie, affirma que le Grand Orient l'avait radié en février 1940. Il continua à plaire, si l'on en croit une notice de son dossier daté de mai 1942, puis celle-ci, du 12 février 1943 : « Rien ne permet de douter de son adhésion aux principes de l'ordre nouveau et de sa fidélité à la personne du chef de l'État. Il a toutefois appartenu à une société secrète, avec laquelle il déclare avoir rompu toute attache. » Au mois de mai de la même année, il devint vice-président de chambre à Paris, puis président, le 1er juin 1944, avant d'être désigné pour participer à la commission d'instruction près la Haute Cour dans les domaines touchant à l'information et à la politique intérieure. À lire les différentes lettres qu'il adressa à sa hiérarchie, on sent un homme inquiet et scrupuleux, au classicisme dépourvu d'envergure. Pas plus dans le cadre de la Haute Cour que dans celui des juridictions ordinaires il n'existe de classement des affaires en fonction des magistrats qui les ont instruites. Aussi est-il impossible de déterminer si Mitton était ou non surchargé au moment de se pencher sur le cas de René Bousquet. On sait seulement qu'en sus de celui-ci, il hérita du dossier de Darnand, dont l'instruction fut brève, puisque l'ancien chef du maintien de l'ordre et de la Milice fut condamné à mort le 3 octobre 1945 et exécuté une semaine plus tard. Mitton frôlait l'âge de la retraite mais tenait, semble-t-il, à suivre jusqu'à son terme la procédure intentée contre Bousquet : il esquissa une manœuvre de mise à la retraite anticipée à l'automne 1948, de façon à pouvoir ensuite être rappelé à l'activité, puis il s'aperçut qu'il pouvait plus simplement demander une prorogation, ce qu'il fit. Il reçut une réponse positive le 13 janvier 1949, avalisée par le président de la République, Vincent Auriol, le président du Conseil, Henri Queuille, et le viceprésident du Conseil, ministre de la Justice, André Marie. C'est en 1950 que Charles Mitton cessa de travailler. Il devait mourir cinq ans plus tard. Pourquoi ce magistrat fut-il choisi pour instruire l'affaire Bousquet ? Les rudiments d'allemand qu'il possédait entrèrent-ils en ligne de compte, alors qu'on allait lui confier un dossier dans lequel la Gestapo serait omniprésente (mais il y avait des interprètes et des traducteurs) ? Il n'était
en tout cas nullement familiarisé avec les arcanes du ministère de l'Intérieur. L'institution de la Haute Cour, étroitement sous la coupe du pouvoir politique, recèle des mystères impénétrables. Le président de la commission d'instruction, Pierre Bouchardon, rappelé de la retraite pour la circonstance, avait jadis instruit l'affaire Caillaux. Alfred Mallet, ami et biographe de Laval, dit à son propos : « Il a été encensé par l'Action française. A-t-il tellement changé ? Les avocats montrent à Laval une interview “ littéraire ” parue dans l'organe fasciste Je suis partout, le 22 juin 1942. Une phrase fait sourire l'inculpé : Bouchardon y “ manifeste le même mépris pour le Cartel des gauches et pour les Juifs ”3. » Louis Noguères, président de la Haute Cour, décrit ce président de chambre honoraire à la Cour de cassation comme un « grand serviteur de l'État, éminent par sa culture, […] ami de longue date [du] procureur général Mornet4 ». À près de quatre-vingts ans, André Mornet, qui requerra la peine de mort contre Pétain, avait lui aussi repris du service après avoir, en vain, brigué un siège au procès de Riom et accepté de devenir, en 1942, viceprésident de la commission de révision des naturalisations… C'était lui qui, d'une écriture tremblée, avait, le 22 janvier 1945, requis l'ouverture d'une information et ordonné de délivrer un mandat d'arrêt contre Bousquet.
Dans le cabinet du juge Mitton, l'ex-secrétaire général à la police s'entendit signifier, ce 23 mai 1945, qu'il était inculpé d'atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l'État, d'intelligence avec l'ennemi et de trahison. Il annonça qu'il choisissait Me Carné pour le défendre et fit remarquer que, contrairement aux stipulations du mandat d'arrêt, il n'avait jamais été « en fuite », mais s'était trouvé prisonnier des Allemands jusqu'à l'arrivée des troupes américaines. Il fut alors officiellement placé sous mandat de dépôt et ramené à la PJ, quai des Orfèvres, pour une procédure dans les règles. Son manteau de voyage encore sur le dos, il eut droit à la rituelle photo, puis on le conduisit au Dépôt, quai de l'Horloge, où, quelques jours plus tôt, ses bagages et ceux de sa famille – six valises, plus un gros sac – avaient été consignés. Un
fonctionnaire s'affaira à la fouille sans découvrir le moindre document, mais l'ancien sous-ministre ressentit sûrement du désagrément à voir ses effets personnels étalés de la sorte. On lui fit également les poches, lui laissant généreusement les 315 francs qui s'y trouvaient. À présent, il pouvait être écroué en toute légalité. Dans son bureau du Palais-Bourbon, Mitton signa un avis de cessation de recherches à diffuser par les services de la PJ. La situation ne s'annonçait pas très brillante. À Fresnes, l'exécution de l'écrivain Robert Brasillach, en février, obsédait autant les esprits que les premiers verdicts, sévères, prononcés par la Haute Cour. Bousquet apprit peu à peu d'autres mauvaises nouvelles. À Montauban, son père avait été arrêté à la fin d'août 1944 et libéré un bon mois plus tard. C'était Noël Duplan, un jeune résistant, contemporain et camarade de Louis Bousquet, qui avait donné l'ordre d'appréhender le notaire. Les choses n'étaient pas allées bien loin, le seul reproche retenu portant sur une malheureuse histoire de verre de vin servi à un Allemand venu apporter un pli à Mirel, la maison de campagne des Bousquet. Mais cela en disait long sur les risques encourus par les membres de la famille. En outre, si Émile Bousquet avait pu se remettre à l'ouvrage – les insertions de ses actes notariés dans les journaux d'époque l'attestent –, l'existence même de son étude était désormais menacée. En butte aux pressions de la Chancellerie, Me Bousquet allait rendre les armes au mois d'août 1946, vendant purement et simplement l'affaire qui avait été la fierté de sa vie. « Mon grand-père qui, par ailleurs, était incapable de rancœur, en a toujours voulu à François de Menthon5, alors garde des Sceaux, qui était intervenu pour l'obliger à démissionner, raconte Guy Bousquet. Je ne l'ai vu se mettre vraiment en colère qu'une seule fois, bien plus tard : le jour où j'ai projeté d'inviter à une surprise-partie un parent de François de Menthon6. » Comme le dit aujourd'hui le préfet X, Bousquet, en 1945, avait intérêt à « amuser le tapis ». Bref, il allait falloir, élémentaire prudence, s'arranger pour faire traîner la procédure, le temps que les choses
s'apaisent, et réfléchir à une stratégie. Il allait surtout falloir trouver un avocat solide, et Bousquet savait fort bien que son beau-père, tout bâtonnier qu'il avait été, ne ferait pas le poids dans une affaire aussi politique et aussi parisienne. Félix Carné, veuf depuis 1940, aspirait peutêtre aussi à la tranquillité. Bousquet avait besoin d'un défenseur discret et efficace, susceptible de suivre ses propres directives, car, il en était déjà persuadé, le meilleur avocat de sa cause, c'était lui-même ! Le 28 mai, cinq jours après sa première comparution devant le juge, il sut gré à Me Pierre Doublet, avocat parisien qui allait bientôt engager à son service le jeune Louis Bousquet, d'accepter de se charger de sa défense. Le 7 juin suivant, après le premier interrogatoire auquel il avait assisté, Félix Carné écrivit de son côté au président Mitton : « Obligé momentanément de regagner Montauban, je viens vous prier […] de bien vouloir autoriser mon secrétaire Me Louis Bousquet, avocat au barreau de Tarn-et-Garonne, à me remplacer durant mon absence pour assister M. René Bousquet. »
Comment Louis Bousquet connut-il Pierre Doublet, comment le choix se porta-t-il ensuite sur celui-ci pour l'associer à la défense de René Bousquet ? C'est très difficile à dire. Louis Bousquet n'est pas bavard et si, dans l'annuaire du Conseil de l'ordre des avocats, son inscription au barreau remonte à 1941 – il avait vingt ans –, on sait qu'à son mariage, en 1943, son état-civil portait seulement l'indication d'une licence en droit. Fit-il des études fulgurantes ? C'est fort possible. « J'étais stagiaire pendant la guerre », lâche-t-il. Ce qui contredit une autre de ses déclarations : « C'est à cause de mon frère que je suis devenu avocat. Sans lui, je serais sans doute resté à Montauban. J'aurais été notaire7. » Le fait est que, peu après son retour, à bicyclette, d'Allemagne, on le retrouve au cabinet de Pierre Doublet, sis dans un immeuble bourgeois du boulevard du Montparnasse. « Doublet était célibataire et me considérait un peu comme son fils, consent-il à expliquer. Nous avions des amis communs. J'ai proposé son nom à mon frère parce qu'il ne me paraissait pas trop spectaculaire, mais très sérieux8. » On l'aura compris, il ne faut
pas attendre davantage d'informations de ce peu disert « fils adoptif » : une fois de plus, Louis Bousquet ne dérogera pas au culte familial du secret. C'est Paul Paillole qui ouvrira incidemment une piste en déclarant : « Doublet travaillait avec Édouard Depreux » ; et qui racontera une bien curieuse histoire. Au sein de ses Travaux ruraux, pendant l'Occupation, Paillole avait recruté un jeune agent que nous appellerons par son seul prénom, Maurice. Pour résumer, Maurice eut un destin un peu comparable à celui de René Hardy : arrêté par la Gestapo, il aurait été, selon Paillole, soumis à un chantage ; des arrestations en chaîne survinrent au lendemain de sa remise en liberté. Jugé à huis clos par un tribunal militaire en 1950, Maurice fut néanmoins acquitté9. « Doublet le défendait, affirme Paillole (qui eut lui-même, par la suite, recours aux services de l'avocat). Il était très minutieux, très fouineur : pas un grand orateur, mais très influent dans la franc-maçonnerie. » Et Paillole d'en déduire : « Bousquet l'a choisi parce qu'il était familier de l'organisation policière allemande, à cause du procès de Maurice10. » L'explication est invraisemblable, Maurice ayant été jugé après Bousquet. Interrogé, Maurice accepte de commencer à raconter : « Doublet et moi, tous deux originaires de Saint-Jean-d'Angély, étions très amis. C'était quelqu'un d'aussi fidèle que désintéressé, et très discret. Son meilleur ami était un célèbre professeur de langues orientales, mais bien peu pouvaient se vanter de vraiment le connaître. Depreux lui avait mis le pied à l'étrier. Il avait aussi un frère magistrat surnommé “ le Chacal ”… » Maurice s'apprête à narrer son expérience de Fresnes, où il croisa Bousquet et les « constructeurs du mur de l'Atlantique », lorsque la communication téléphonique est coupée : la femme de Maurice a-t-elle horreur de le laisser remuer le passé ? Est-ce à son instigation que l'ancien agent, double ou pas, laisse aussi le courrier sans réponse ? Doublet avait-il travaillé avec Depreux, résistant irréprochable, pilier de la SFIO, ministre de l'Intérieur en 1946 et futur fondateur du PSU ? Louis Bousquet se contente de répondre : « Au palais, ma robe était accrochée au portemanteau voisin de celui de Geneviève Depreux. » Celle-ci, fille d'Édouard Depreux, explique que son père était ami de faculté du frère magistrat de Pierre Doublet11. Après guerre, lorsque
Depreux fut membre de l'assemblée consultative provisoire, puis des deux assemblées constituantes, il abandonna son cabinet d'avocat ; probablement passa-t-il alors sa clientèle à Pierre Doublet. Selon Jacques Depreux, frère de Geneviève, ce dernier dut reprendre dès 1942 la clientèle de son père, entré dans la clandestinité : « Effectivement, Henri Doublet, “ le Chacal ”, frère de Pierre, avait été condisciple de mon père ; Pierre était lui-même surnommé “ le Chien ”, et ils avaient une sœur qu'ils appelaient “ la Chèvre ”. Politiquement, mon père avait des réserves à l'égard du magistrat, qui n'était pas spécialement de gauche… » Me Yves Jouffa, président d'honneur de la Ligue des Droits de l'homme, se souvient parfaitement que Depreux, homme de très grand scrupule, avait fermé son cabinet personnel après être devenu député, et qu'il avait confié sa clientèle à son ancien collaborateur Pierre Doublet12. Un petit-cousin de l'avocat, qui l'a connu, raconte enfin : « Pierre Doublet était le cadet d'une famille de juristes et de fonctionnaires de Saint-Jean-d'Angély. Son père y était principal d'un collège. Son frère, Henri, avait terminé sa carrière président de cour d'appel. Né vers 1910, Pierre a fait des études de lettres et de droit à Paris. Il a ouvert son cabinet à Montparnasse avant la guerre. Je ne sais pas ce qu'il a fait pendant l'Occupation. Il a toujours été très proche de Depreux. C'était un homme doué d'une très grande curiosité intellectuelle et possédant un savoir encyclopédique. Sans être du tout mystique, il se passionnait pour l'histoire des religions et des cultures orientales. Il vivait seul – certains le disaient homosexuel, mais personne n'a jamais vraiment su ce qu'il en était. Il avait beaucoup de charme, adorait sortir, paraître dans d'élégants costumes, rouler dans de belles voitures, envoyer d'énormes bouquets de fleurs : un train de vie formidable, mais peu d'argent. Il avait horreur de se battre. Ce n'était pas un plaideur, il préférait arranger les affaires en négociant. Dans les années 1950, il a été avocat de la Sécurité sociale, parce qu'un de ses cousins en était directeur. Il a également dirigé une lettre juridique sur la protection sociale. Radicalisant, il a été candidat de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste) aux législatives de 1967, à La Rochelle, mais s'est heurté à la candidature de Michel Crépeau. Il a connu François Mitterrand. C'était un original,
mystérieux et attachant. Il est mort il y a quelques années dans un train entre Paris et Mâcon, ce qui a donné lieu à une rumeur de suicide, mais je crois qu'il était simplement au bout du rouleau, physiquement usé parce que ses affaires avaient périclité13. » Au conseil de l'ordre, on apprend que la clientèle de Pierre Doublet a été reprise par Me Claude Fourgoux : « Je connais Louis Bousquet et mon père connaissait René Bousquet, s'empresse de préciser celui-ci, mais je ne connaissais pas Doublet. Les contentieux des caisses de retraite et de prévoyance des cadres dont il s'occupait me sont revenus, car je traite moi-même ces questions, et mon client, l'AGIRC (Association générale des institutions de retraite des cadres), a jugé plus rationnel de rapatrier tous les dossiers à mon cabinet14. » Me Fourgoux ne sait rien de plus. Sur les photos du procès Bousquet, on aperçoit l'énigmatique Pierre Doublet. Il y a quelque chose du pierrot lunaire dans la forme et la pâleur de son visage. « Il semblait toujours nager dans un univers intersidéral, se rappelle François Cathala, fils aîné du ministre, lui-même avocat retraité. C'était un drôle de type, pittoresque, qu'on disait spécialisé dans les affaires d'espionnage : Deuxième Bureau, etc. J'ai l'impression que Louis a travaillé chez lui après que la famille l'a désigné pour défendre René. Ils ont dû penser qu'un avocat de cette nature, sachant négocier sans théâtre, était parfait pour un procès politique. Il était sympathique et évanescent. Il habitait l'appartement où se trouvait son cabinet. C'était un demi-poète, très Montparnasse… Louis nous racontait qu'il se levait à onze heures, le matin, et prenait son bain en ouvrant le courrier, toujours impatient de savoir si des chèques étaient arrivés15. » Notre préfet X n'est pas en reste : « Doublet a recasé à son cabinet des membres de la préfectorale en délicatesse avec les épurateurs de l'Intérieur, assure-t-il. Il a fait travailler Darbou, l'ancien préfet du Vaucluse que Laval avait rappelé auprès de lui, à l'Intérieur, en 1944 ; et Esquirol16, qui avait été à Reims, dans l'Ardèche et à l'administration pénitentiaire. » Hormis le petit-cousin, parfaitement au courant, tous ces interlocuteurs paraissent tomber des nues à l'évocation du plus célèbre procès plaidé par Doublet : celui, en 1954, de Karl Oberg et Helmut Knochen ! Me Eugène Agostini, quatre-vingts ans, retraité du barreau de Marseille, est l'unique
survivant du groupe d'avocats qui assurèrent la défense des deux nazis : « J'étais le plus jeune, dit-il. J'étais civiliste et, à la Libération, je me suis intéressé à la défense des Allemands, d'un point de vue strictement juridique. Cela posait toutes sortes de problèmes de droit international inédits. À cette époque, c'était la Croix-Rouge qui nous saisissait. Pour le procès du général Oberg, j'ai été contacté par l'ambassade d'Allemagne, à cause des affaires dont je m'étais chargé antérieurement. Je me souviens de Me Doublet, car, évidemment, nous nous concertions. Je ne saurais dire à quel moment de l'instruction il est intervenu17. » Il est bien dommage que Me Agostini, dont la plaidoirie décente et habile (il eut pourtant la tâche la plus lourde, avec le chapitre des persécutions raciales) fut très remarquée, ne sache plus la date à laquelle Doublet se joignit à la défense d'Oberg et de Knochen. L'instruction du dossier de ces derniers commença en France alors que celle concernant René Bousquet était déjà en cours. On n'ose pas imaginer que Doublet eût commis l'imprudence d'accepter tous ces clients en même temps : un avocat doit veiller à ne point défendre simultanément des causes aux intérêts contradictoires. Louis Bousquet affirme qu'il ne savait pas que Doublet, son ancien patron, avait plaidé pour Oberg et Knochen. Une ignorance vraiment stupéfiante : d'une part, le procès fit grand bruit ; d'autre part, René Bousquet, dont Louis resta toujours l'avocat, fut appelé à la barre des témoins pendant le procès des SS. Louis Bousquet ne retrouve la mémoire que pour parler d'un obscur ouvrage technique commis par Pierre Doublet18. Récemment19, le petit-cousin de l'avocat a appris que, après le décès de celui-ci, des membres de sa famille ont découvert, en débarrassant son appartement, un document révélant que Pierre Doublet avait travaillé pour le SDECE – étiquette des services secrets français de 1945 à 1981, date à laquelle il fut remplacé par l'actuelle DGSE. Le témoin ne possède malheureusement pas davantage de précisions. Faisant le vide dans l'appartement de l'avocat, la famille a jeté le mystérieux document avec l'ensemble de ses archives, sans penser qu'elles présentaient peut-être un certain intérêt. Il n'y a probablement pas lieu de se lamenter : est-il
imaginable qu'un éventuel agent du SDECE eût conservé des papiers liés à des activités par définition secrètes ? Doublet espion ? Sur fond de guerre froide, l'avocat de René Bousquet, de Karl Oberg et d'Helmut Knochen, aurait-il rempli, à un moment ou à un autre, quelques missions pour les « services » ? Il est difficile de l'affirmer. On peut seulement constater que, dans les années 1960, il apparut encore dans une affaire mêlant monde du renseignement et relents de la Seconde Guerre mondiale. C'est Pierre Péan qui l'a découvert, au détour de son enquête sur Jean Moulin20. À cette occasion, Pierre Péan a retracé l'itinéraire d'un agent de l'Abwehr, le comte Alexander von Kreutz, né à Saint-Pétersbourg en 1907 et naturalisé allemand en 1930. Cet aristocrate, recruté à Berlin par l'amiral Canaris21 au début de la guerre, fut bientôt affecté à Paris, sous les ordres d'Oskar Reile22, à l'Abwehr IIIF : cette branche du renseignement militaire hitlérien était consacrée, notamment, à la pénétration des SR23 adverses. Ainsi Alexander von Kreutz s'attela-t-il, entre autres, au démantèlement du réseau de résistance du Musée de l'Homme. Pour infiltrer les milieux « ennemis » (avec une préférence marquée pour les communistes), Kreutz recrutait à tour de bras dans les partis collaborationnistes, en particulier au PPF. Selon la thèse avancée par Pierre Péan, c'est aussi l'un de ses agents français qui pourrait avoir été à l'origine de l'arrestation de Jean Moulin, à Caluire. Après la guerre, Kreutz, rentré en catimini en Allemagne, fut fait prisonnier le 3 août 1945. Au printemps suivant, les services secrets américains le récupéraient pour leur propre compte, et ce jusqu'en 1947. À la suite de quoi il partit s'installer en Espagne, tout en continuant à voyager à travers l'Europe, et restant à la disposition du BND, les services secrets de l'Allemagne fédérale, via son ancien supérieur de l'hôtel Lutétia, Oskar Reile, qui y avait lui-même opéré son rétablissement. Dans son livre sur Jean Moulin24, Pierre Péan cite un article de presse du mois de juillet 1955 relatif aux négociations franco-allemandes sur le sort d'Oberg et de Knochen25. Il y est question de la réapparition d'un personnage dont « personne n'avait plus jamais entendu parler » : « Kreutzer [il s'agit en fait de Kreutz], l'homme le plus secret de
l'Abwehr. Lui seul connaissait le fin du fin de la collaboration en France pendant l'Occupation, et pourrait confondre des personnalités françaises de la banque, de l'industrie, voire de la politique qui passèrent miraculeusement entre les mailles de la justice à la Libération. » À ce stade, on en est aux rumeurs : une hypothèse aussi plausible qu'invérifiable, paysage d'où Pierre Doublet est absent. Mais Pierre Péan a consulté un dossier de Kreutz chez la veuve de celui-ci. En 1963, Kreutz, hôtelier à Algésiras, reçoit une lettre de son vieux compère Reile, dans laquelle il apprend que, le 31 août 1951, le tribunal militaire de Paris a lancé un mandat d'arrêt contre lui et l'a jugé par contumace le 7 mars 1956 : on l'accusait d'avoir participé, en août 1944, à l'assassinat de cinq résistants français. Avant de parvenir à Kreutz, l'information est remontée jusqu'à Reile par l'intermédiaire du colonel Paillole, lequel a renoué des contacts26 avec son ancien adversaire. Au nom de l'anticommunisme, sans doute. Toujours est-il que, pour se laver de l'accusation qu'il réfute, Kreutz va trouver… Pierre Doublet. « C'est Monsieur Paillole qui nous l'a recommandé », affirme sa veuve, Olga de Kreutz27. De son côté, Paul Paillole ne se souvient ni de Kreutz ni de cette recommandation. Il reparle de Doublet, « homme de dossiers plutôt que de prétoire », qu'il appréciait, chez qui il allait déjeuner. Il évoque à nouveau sa discrétion, son savoir-faire : « Il a fait surface à la Libération. Les services l'ont peut-être fait travailler. J'y suis peut-être pour quelque chose28. » Rien de très précis, mais quoi de plus normal au bout de si longtemps ? Quant à Olga de Kreutz, malgré les années, elle se rappelle bien le cabinet de Me Doublet à Montparnasse (« deuxième étage, gauche »), resté un ami pour elle et son mari29. Et de fait, à la lecture de ses archives, Pierre Péan30 a mesuré combien Pierre Doublet avait bataillé pour défendre son client. C'est d'ailleurs à son avocat qu'Alexander von Kreutz écrivit, le matin de l'infarctus qui allait l'emporter, en 1980 : « Toute cette bêtise humaine m'a gâché la vie après la guerre, quand j'étais en pleine possession de mes capacités ; maintenant, à 72 ans, je ne peux que voir le côté ridicule de cette “ affaire ”31. »
René Bousquet eut donc d'emblée trois avocats : son frère, Pierre Doublet et, à titre purement formel, Félix Carné. Au printemps 1946, il s'en adjoignit deux autres : Lucienne Scheid et Henri de Segogne. Au dire de l'entourage familial, Me Scheid, avocate à la cour d'appel de Paris, proposa spontanément ses services. Me Yves-Frédéric Jaffré, qui défendit Laval, se souvient de cette consœur « strasbourgeoise, gradée en droit et remarquable conférencière32 ». François Cathala n'a pas non plus oublié cette « intellectuelle, célébrité du palais, faite pour l'éloquence d'apparat », qui fut première secrétaire de la conférence du stage. « Elle appartenait à la juiverie vichyssoise », ajoute-t-il33. Ce vocabulaire dépourvu d'aménité fait référence aux fonctions qu'occupa Lucienne Scheid au sein de l'UGIF, à partir de 1942 : directrice du service juridique, elle y fut membre du conseil d'administration de zone Nord jusqu'à l'été 1944 où elle sollicita un congé maladie avant de démissionner. Dans un témoignage rédigé à Fresnes en novembre 1947, Xavier Vallat, prédécesseur de Darquier de Pellepoix au CGQJ, la présenta comme quelqu'un ayant mis « crânement son talent et sa science juridique au service de ses frères34 ». Interviewée par Maurice Rajsfus35 en 1978, Lucienne Scheid a expliqué qu'elle était entrée à l'UGIF par l'entremise du magistrat Raymond Lindon (qui, lui, se tint à l'écart), beau-frère d'André Baur, ce dernier ayant présidé l'organisme en zone Nord avant d'être déporté et assassiné à Auschwitz. Sur les dirigeants de l'UGIF, citons l'historien André Kaspi : « Ce sont des hommes et des femmes qui appliquent la loi, le cœur lourd, dans un esprit de dévouement, sans comprendre toutes les implications de leur attitude, dans l'incapacité de prévoir l'avenir. Ils espèrent sauver ce qui peut être sauvé. Ils n'ont pas perdu confiance dans le gouvernement de Vichy ni dans les interventions qu'ils feront auprès de lui. Ils ont accepté de mettre la main dans l'engrenage sans deviner que la plupart d'entre eux y perdront leur vie et leur âme. Ils sont tombés dans le guet-apens et ne s'en aperçoivent pas36. » Mais après la guerre37 ? Henri de Segogne, dernier avocat élu par Bousquet, exerçait auprès du Conseil d'État. Cet éminent juriste avait été, en 1941, directeur de cabinet de François Lehideux (neveu par alliance de Louis Renault), alors délégué général à l'Équipement national avant de devenir secrétaire d'État
à la Production industrielle de Pétain. Bousquet chargea Segogne d'intenter les recours nécessaires pour tenter de récupérer ses titres et décorations. De tous ses défenseurs, le plus dévoué fut sans l'ombre d'un doute Louis Bousquet, cet autre lui-même. Il venait à Fresnes presque tous les jours et, sous l'œil d'un surveillant posté derrière une vitre, s'entretenait à perdre haleine avec son aîné dans le parloir particulier aménagé pour les personnalités, au rez-de-chaussée de la troisième division. Ses contemporains décrivent le jeune homme qu'il était alors comme un joyeux luron, frétillant, plein d'un entrain et d'une énergie – trait familial – à couper le souffle. À soixante-dix ans passés, aujourd'hui38, c'est un avocat évidemment plus posé, mais tout aussi vigoureux (« Je me porte comme un gardon »). Le cheveu noir, les yeux perpétuellement attentifs derrière les lunettes, costume classique sombre et bracelet-montre en cuir rouge, cet homme robuste, qu'on dit capable des pires coups de gueule, possède une rondeur dans les gestes et l'expression qui dément la brusquerie des propos. La voix, agrémentée de ce qu'il faut d'accent méridional, est plus chaleureuse au naturel qu'au téléphone. Sympathique, Louis Bousquet concilie cynisme et affabilité. Voilà quelqu'un qui parle avec la rugosité désabusée de celui qui en a vu de toutes les couleurs, sans jamais se laisser abattre. Sa religion ? La même que son frère : le travail. Louis Bousquet est un avocat d'affaires – son cabinet était, ces dernières années, l'un des principaux de la place de Paris – qui se vante de n'avoir jamais pris plus d'une semaine de vacances d'affilée depuis 1945. Le week-end, les jours fériés, il travaille. La particularité de son cabinet – mais aussi la faiblesse de sa cuirasse ? – est d'avoir eu pour principal client Francis Bouygues, lui aussi lointain descendant d'une lignée de paysans des confins du Massif central. Depuis les débuts du bâtisseur d'empire, dans les années 1950, Louis Bousquet s'est tenu auprès de lui, dans l'ombre. Il a fait partie de ce carré de fidèles qui ont survécu à toutes les tempêtes et qui, paraît-il, se comptent sur les doigts d'une main. Les biographes de Citizen
Bouygues39, Élisabeth Campagnac et Vincent Nouzille, ne s'y sont pas trompés : « Le plus secret [de ses collaborateurs] ne figure pas dans les plaquettes et n'appartient pas au groupe stricto sensu, écrivent-ils. Mais son pouvoir est d'autant plus fort qu'il est discret. Depuis des décennies aux côtés de Francis Bouygues, l'avocat Louis Bousquet conseille, oriente et tempère. […] À la tête d'un cabinet qui a grossi avec l'entreprise, organisé “ à l'américaine ”, avec des équipes de juristes spécialisées dans chacun des domaines du groupe, cet homme de loi est devenu l'avocat personnel et l'ami de Francis Bouygues. “ Une éminence grise, rapporte un haut responsable qui en parle sur le ton de la confidence. Il n'y a pas une grande opération, pas un licenciement, pas un éloignement de personne, pas une transaction où il ne soit amené à prodiguer ses services, à donner son avis. C'est un super-juriste et beaucoup plus que cela : un stratège et un messager. ” […] Néanmoins, son influence a des limites : il aurait tenté en vain de retenir son ami de foncer dans la course à TF1. » Dans les rédactions de journaux parisiens, l'association entre le roi du BTP et l'orfèvre en contentieux a donné naissance à une légende sur leur première rencontre : Louis Bousquet, jeune étudiant habitant une chambre de bonne, aurait, une nuit qu'il révisait ses examens, entendu gratter à sa porte ; Francis Bouygues aurait paru, lui demandant la permission de rester jusqu'à l'aube pour surveiller de la lucarne de la chambre – donnant sur un de ses chantiers – l'heure d'arrivée des ouvriers ! Peu importe la façon dont les deux hommes se sont vraiment connus. Retenons cette phrase de Louis Bousquet : « Si Bouygues m'a choisi, c'est moins pour mes connaissances juridiques que pour ma manière de vouloir faire. » La manière efficace d'un bourreau de travail qui se félicite d'attraper la grippe en période de fêtes – pas de temps perdu –, qui préfère toujours la transaction aux effets de manches, et se flatte de ne jamais faire parler de lui dans les médias. « Avocat de TF1, je n'ai rien contre la communication, mais pas en ce qui concerne ma vie personnelle40. » Louis Bousquet a pourtant dû se montrer à la télévision, le soir de l'assassinat de son frère, évoquant notamment, on l'a vu, l'épisode des
inondations de 1930. Il a plaidé que René Bousquet, à Vichy, avait tenté de s'opposer aux prétentions allemandes : « Et dans ces circonstances qui sont… qui sont tragiques – il ne s'agit pas… nous ne sommes pas glorieux, attention ! –, il a fait ce qu'il a pu. Bon. Après ça, qu'est-ce qui lui restait, maintenant ? Il lui restait le regret douloureux de ne pas avoir fait plus. Mais il avait fait véritablement tout son possible […]. C'était un homme courageux. […] Je considère, pour ma part, que dans ses fonctions de secrétaire général à la police, il a continué à avoir une conduite honorable et courageuse. Et c'est pour cela que, tant que j'aurai un peu de force, je défendrai sa mémoire. » Aujourd'hui41, Louis Bousquet s'interdit de se poser la question de savoir ce qu'il aurait fait s'il s'était trouvé à la place de son frère. Il regrette, bien sûr, que celui-ci n'ait pas occupé un poste moins exposé. « Lui et moi, nous nous comprenions. Des hommes simples. Si j'avais été notaire à Montauban, j'aurais essayé d'être maire, radical-socialiste ou pas, par la filière traditionnelle : conseiller municipal, etc. Je n'aime pas tellement les choses abstraites. Et puis, je suis devenu avocat, je suis venu à Paris et je m'y suis plu. Paris réussit assez bien aux gens du SudOuest. » D'où vient ce caractère secret des Bousquet ? « Mon frère était comme les fonctionnaires de son époque. Moi, comme un avocat », grommelle-til. La seule chose qui ne soit pas secrète, c'est l'affection profonde qui les unissait. Un moment, Louis, parlant de la générosité de René, dit de son ton râleur mais chargé d'admiration : « C'est un frère !… » 1 Éditions de l'Élan, 1949. 2 AN, 770067, art. 330 (B 3430). 3 Pierre Laval, op. cit. 4 Louis Noguères, La Haute Cour de la Libération (1944-1949), Minuit, 1965. 5 François de Menthon fut garde des Sceaux de septembre 1944 à juin 1945 (puis ministre de l'Économie de juin à décembre 1946). Aussi est-il probable que la vente de l'étude Bousquet, intervenue en août 1946, fut l'épilogue d'un processus amorcé un an plus tôt. 6 Entretien avec l'auteur. 7 Entretien avec l'auteur, 5 janvier 1993. 8 Entretien avec l'auteur, 5 avril 1994. 9 En 1975, Maurice, défendu par Me Doublet, obtint la saisie du livre de Philippe Bernert, Roger Wybot et la bataille pour la DST (Presses de la Cité), qui faisait état de sa condamnation à mort et
de son exécution ! 10 Entretien du 18 mars 1993. 11 Dans ses Souvenirs d'un militant (Fayard, 1972), Édouard Depreux raconte :« À partir du milieu de 1943, les recherches, heureusement mal coordonnées, de la Gestapo et de la Milice me contraignirent à errer de ville en ville et, lorsque j'étais à Paris, de gîte en gîte. J'ai, à maintes reprises, habité dans la chambre mise à ma disposition par mon vieil ami Henri Doublet, magistrat. » 12 Entretien avec l'auteur, 1993. (Yves Jouffa est mort le 13 janvier 1999.) 13 Entretien avec l'auteur, 18 mai 1994. 14 Entretien avec l'auteur, 8 juin 1994. 15 Entretien avec l'auteur. 16 Jean Esquirol, qui resta ami avec René Bousquet, se reconvertit par la suite dans les« relations publiques »d'une société de promotion immobilière de Neuilly, dont Achille Peretti était maire, et y emporta des marchés publics. 17 Entretien avec l'auteur, 16 septembre 1993. 18 La Collaboration, l'épuration, la confiscation, les réparations aux victimes de l'Occupation, LGDJ, 1945. 19 Entretien avec l'auteur, 15 mars 2001. (Les paragraphes qui vont suivre, au sujet de Me Doublet, ne figuraient pas dans la précédente édition.) 20 Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, Fayard, 1998. 21 Cf. supra, p. 305. 22 Cf. supra, p. 303. 23 Services de renseignements. 24 Vies et morts de Jean Moulin, op. cit. 25 Ceux-ci, condamnés à mort à Paris en 1954, seront graciés en 1958, et libérés en 1962. Cf. infra, p. 569. 26 Le colonel Paillole confirme qu'il revit Reile après que les Anglais eurent libéré celui-ci.« On lui a prêté des possibilités qu'il n'avait pas, dit-il. C'était un ancien commerçant recruté et formé à la va-vite par Canaris. Ce n'était pas un spécialiste. Il avait peu d'informations sur les Soviets. Je le définirais comme un “ honorable correspondant ” titularisé. »Entretien avec l'auteur, 12 juillet 2001. 27 Entretien avec l'auteur, 11 juillet 2001. 28 Entretien avec l'auteur, 12 juillet 2001. 29 Entretien avec l'auteur, 11 juillet 2001. 30 Entretien avec l'auteur, 27 juin 2001. 31 Pierre Péan, Vies et morts de Jean Moulin, op. cit. 32 Entretien avec l'auteur, 9 avril 1993. 33 Entretien avec l'auteur. 34 In La Vie de la France sous l'Occupation, op. cit.
35 Cf. Des Juifs dans la collaboration. L'UGIF (1941-1944), EDI, 1980. 36 In Les Juifs pendant l'Occupation, op. cit. 37 À la suite de la première édition de ce livre, le fils de Me Scheid a eu l'amabilité de communiquer à l'auteur quelques éléments d'information supplémentaires qui, ajoutés à la consultation des archives publiques, permettent de donner un aperçu biographique moins succinct de sa mère, décédée en 1991 : née à Strasbourg en 1911, Lucienne Scheid devint, en 1936, la première femme nommée, en effet, première secrétaire de la conférence du stage ; en 1939, à Paris, lors de la mobilisation de ses confrères (parmi lesquels Léon-Maurice Nordmann, du réseau du Musée de l'Homme, qui sera arrêté et fusillé en 1942), elle accepta de se charger bénévolement de leurs affaires. À cause du numerus clausus imposé aux professions libérales par la législation antisémite, elle fut radiée du Tableau des avocats en 1941. Le Conseil de l'Ordre demanda néanmoins son maintien en vertu de l'article 8 du second statut des juifs du 2 juin – qui permettait une éventuelle dérogation pour ceux ayant« rendu à l'État français des services exceptionnels ». (Selon son dossier aux Archives nationales, AN 19940307, art. 74, le Conseil de l'Ordre avança son« mérite professionnel éminent ».) D'après son fils, elle resta avocate, ce qui ne fait aucun doute :« La cour d'appel de Paris ratifia cette décision », affirme-t-il. Mais sur l'aboutissement effectif de la dérogation, les documents d'un dossier conservé aux archives de la Justice (FA 1478 A) sont trop partiels pour se prononcer avec certitude. (Lire aussi sur le sujet Robert Badinter, Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (1940-1944), Fayard, 1997.) L'entrée de Me Scheid à l'UGIF, dit son fils, ne lui fut d'aucune protection : elle porta l'étoile et fut internée, en mai 1942, au camp de Mérignac. Elle dut sa libération à une intervention de son ancien patron, demeuré au Palais (précisons que cet avocat ne passait pas pour un adversaire du régime). Parallèlement, elle organisa avec quelques confrères une filière de faux papiers.« Deux mois avant la Libération, elle apprit qu'on allait l'arrêter avec tous les siens […], car son mari […] était à l'époque à Londres, au BCRA […]. Tout était prévu de longue date pour une fuite rapide, sous de faux noms, chez des amis. Nous fûmes sauvés. » Le fils de Me Scheid ignorait tout de ses relations avec René Bousquet (entretien avec l'auteur, 20 juillet 2001), y compris cette lettre qu'elle adressa à son client, au lendemain du procès, le 27 juin 1949, et dont le fac-similé figure parmi les annexes du livre d'Yves Cazaux (René Bousquet face à l'Acharnement, op. cit.) :« Cher Ami, […] Je tiens très fort à vous dire toute mon admiration. Le verdict ne me satisfait pas tout à fait, mais en réalité, qu'importe ! Quand on est comme vous l'un des deux ou trois types – pour ne pas dire le seul – de sa génération qui la dépasse en flèche haute, haute, et au regard du talent et au regard du courage et au regard de la générosité, tout le reste et surtout ces petites misères n'ont pas grande importance. Je regrette seulement, et du fond du cœur, tout ce que vous avez eu à souffrir avant d'être jugé et dont nous devons tous avoir honte. » 38 Entretien du 5 janvier 1993. 39 C'est le titre de leur ouvrage, Belfond, 1988. 40 Entretien du 5 janvier 1993. 41 Ibid.
27 Des kilomètres de notes à la bougie La police s'était mise au travail dès l'ouverture de l'information judiciaire par le procureur Mornet. Avant même le retour de Bousquet, les fichiers des RG avaient été fouillés, on avait exploré son casier judiciaire – vierge – et récolté de la documentation dans les archives de Vichy. En exécution d'une commission rogatoire du président Bouchardon (28 février 1945), des témoins avaient été entendus. Sitôt l'inculpé sous les verrous, le juge Mitton délivra de nouvelles commissions rogatoires à la PJ, sous les ordres du commissaire Mathieu, docteur en droit et ancien avocat. Dans le cadre de la procédure, déjà bien avancée, concernant le Vieux-Port, un juge de la cour de justice de Marseille fit mine de vouloir à son tour inculper Bousquet : Me Doublet mit immédiatement le holà, arguant que son client n'était passible que de la Haute Cour ; il voulait bien s'exprimer sur l'affaire marseillaise, mais en tant que témoin. La ronde des interrogatoires démarra le 4 juin. Bousquet, dans les débuts, se rendit au cabinet du juge Mitton accompagné de son frère et de Me Doublet. Le rituel était immuable : on l'extrayait de Fresnes, on le conduisait au Palais-Bourbon dans les premières heures de l'après-midi, et, encadré de ses deux anges gardiens, il casait tant bien que mal ses longues jambes dans le petit bureau, puis racontait, racontait. Le greffier, assis sur des caisses de dossiers, notait à la main l'interminable récit de l'ex-secrétaire général. L'« interrogatoire » débutait immanquablement par cette formule : « Veuillez poursuivre vos explications. » Lorsque le juge estimait que cela suffisait, que le greffier avait une crampe au poignet, on renvoyait Bousquet à sa prison et on préparait une
convocation à poster aux avocats pour la séance suivante, généralement une semaine plus tard. Bousquet n'avait guère le temps de broyer du noir dans sa cellule, ce qui, de toute façon, n'était pas dans sa nature. « Il prenait la détention du bon côté, affirme un ancien surveillant, Paul Slusarensky. Il était toujours avenant, jovial, remontait le moral de tout le monde. Il écrivait beaucoup, sans doute pour préparer sa défense1. » Bousquet, en effet, prenait des kilomètres de notes, travaillant le soir à la bougie, quand la lumière électrique s'éteignait. « Le matin, à la distribution du café, on voyait des robes de chambre admirables, des pyjamas soyeux côtoyer de modestes maillots de corps », écrit Christian de La Mazière dans son livre de souvenirs2. Cet ancien volontaire de la Waffen SS, témoin mémorable du Chagrin et la Pitié, est resté fidèle à ses idées d'« ancien combattant de l'Europe » et porte toujours au revers de son blouson l'insigne de la division Charlemagne… Proche de la droite la plus extrême, La Mazière, qui manie aussi bien l'humour que la nostalgie, et se définit aujourd'hui comme un « sceptique de bonne humeur », n'a rien oublié de son séjour à Fresnes où il fut bibliothécaire-adjoint d'occasion. « Bousquet ne frayait pas, dit-il. Il voulait préserver son statut de “ déporté ”. Il allait souvent à l'infirmerie pour subir un mystérieux traitement. Il restait élégant, le col ouvert, mais en costume. Il était arrivé précédé d'une véritable légende : c'était le type rusé qui avait roulé les Allemands3. » Officiellement, les hôtes de la troisième division ne bénéficiaient d'aucun accommodement particulier : ils prenaient le petit déjeuner comme tout le monde, à 7 heures et demie, avaient droit à une promenade quotidienne et à deux douches hebdomadaires. Officieusement, leur régime était plus souple que celui des droit commun. Ils pouvaient se rendre visite d'une cellule à l'autre, les portes restant ouvertes dans la journée. Paul Slusarensky, spécialement affecté à la surveillance de Laval – dont il est resté un inconditionnel – faisait circuler sous le manteau un cahier d'écolier transformé en livre d'or. René Bousquet y inscrivit un mot gentil, le 3 juillet 1945, signé d'un « futur ancien détenu à Fresnes » : « Un sourire sous une casquette, un bon cœur sous un uniforme. Gardez votre sourire, monsieur Paul, nous le gardons aussi. Et maintenant, je
vous en prie, fermez “ provisoirement ” la porte sans vous presser. » « Monsieur Paul » recueillit ainsi soixante-dix autographes. Pour la petite histoire, une deuxième collection a pris la relève de celle qu'il avait constituée en 1945 : le premier spécimen se nomme Pierre Lagaillarde… « Il y avait une certaine bonne grâce réciproque », témoigne François Cathala qui alla en toute quiétude saluer l'ami de son père : « Il était magnifique, bronzé. Il faisait de la gymnastique. Il plaisantait4. » Son frère Jean-Claude se souvient aussi de lui avoir fait porter une cartouche de cigarettes anglaises : « Il racontait qu'il lisait des récits historiques à l'eau de rose, les mémoires de la duchesse d'Abrantès ou du conseiller Pasquier [préfet de police de l'Empire]5. » Au cours du mois d'août 1945, peut-être parce qu'il attendait le résultat des enquêtes ordonnées, peut-être parce que l'été était là, peut-être enfin parce que d'autres inculpés le mobilisaient, le juge Mitton n'interrogea Bousquet qu'une seule fois. Celui-ci mit à profit son temps « libre » pour préparer un mémoire en défense, établir des listes de témoins dont il suggéra l'audition, et faire battre le rappel des amis par ses avocats. Au début du même mois, l'annonce du retour d'Espagne de Laval amorça également un nouveau tournant de son destin. Il écrivit aussitôt à Josée de Chambrun, la fille du « Président » : « Chère amie, « Je viens d'apprendre la nouvelle. C'est triste. Je ressens et je partage votre inquiétude. Mais, savez-vous, l'exil est une horrible chose qui détruit les organismes les plus vigoureux, mine les énergies et annihile les volontés les mieux trempées. L'existence loin de vous, dans des temps si difficiles, eût été une épreuve à laquelle vos parents n'auraient pas résisté. Je les connais assez pour en avoir la certitude. « La bataille ici sera rude, mais il n'y a jamais eu de batailles fatalement perdues d'avance. Votre mère vous aura auprès d'elle. Pour votre père, les fluctuations de la vie politique répondent bien souvent à des lois qui défient la logique. Il faut faire traîner, gagner du temps6, penser que les examinateurs n'ont à leur disposition qu'une documentation incomplète et qu'ils attendent de leurs clients que ceux-ci
soulèvent les lièvres. Autrement di