Recherches d'histoire judéo-chrétienne (Études juives VI) [PDF]


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Zitiervorschau

MARCEL SIMON

Recherches d'Histoire Judéo -Chrétienne

PARIS

MOUTON & CO

LAHAYE

ÉCOLE PRATJ;QUE DES HAUTES ÉTUDES - SORBONNE SIXlbME SECTION :

SCIENCES

ÉCONOMIQUES

ET SOCIALES

ÉTUDES JUIVES VI

PARIS

MOUTON & CO

LA HAYE

A l'Académie N or~égienne des Sciences et Lettres à Oslo en témoignage de gratitude.

AVANT-PROPOS Le terme de judéo-chrétien est susceptible de plusieurs acceptions différentes. Dans son sens le plus précis, il s'applique à ceux des fidèles de l'Eglise ancienne qui s'efforçaient de concilier leur foi au Christ avec une stricte observance de la Loi mosaïque et qui prétendaient ainsi être Juifs en même temps que Chrétiens. Dans un sens plus général, et comme tous les composés de ce type, il caractérise les deux éléments ainsi juxtaposés, mais distincts, soit dans ce qu'ils ont de commun, soit au contraire par leur antagonisme : on pourra désigner comme ju~hrétien!l~ la tra~tion re~Kieus~ ~pirituel!e-, issue de ll! Bible, dont se réclament, à des titres divers, et les Juifs et les Chrétiens, et· qui est l'une des composantes de notre civilisation occidentale. Mm l'on parlera aussi de la polémique judéo-chrétienne, qui oppose l'um à l'aütre, à travers Ïes siècÏes, les- deux religions. C'est en raison même de cette diversité de sens que j'ai retenu, pour le présent volume, un titre que le lecteur trouvera peut-être, à première vue, obscur et amhigu. Il m'est apparu en effet que toutes les études réunies ici pouvaient être ainsi qualifiées, soit qu'elles mettent en lumière des faits d~ syncréti~me ent!e les deux religions, un certain judéo.christianisme, !WÏt qu'elles analysent, dans tel oq tel de ses aspects, la continuité qui les unit ou l'hostilité qui les dresse l'une contre l'autre. Le christianisme et le judaïsme occupent tour à tour le devant de la scène. Mais jamais la religion rivale n'est totalement absente. A travers leur antagonisme même a'p'pa:t:aît la survivance tenace des liens qui les unissent. Les deux religions n'ont pas cessé, au cours des siècles qui forment le cadre de mes recherches, de se côtoyer, de s'affronter et d'exercer l'une sur l'autre, dans les deux sens, des influences multiples et multiformes. Tous les articles ainsi groupés ont été publiés déjà dans divers périodiques ou recueils, dont on trouvera la liste dans la table des matières, et qui ne sont pas tous également familiers aux spécialistes de l'histoire du judaïsme ou du christianisme et des relations judéo-chrétiennes. Comme par surcroît plusieurs ont paru soit pendant la guerre, soit immédiatement après, à une époque où la diffusion des publications scientifiques ne s'effectuait pas de façon normale, il a semblé utile de les réunir en un volume. Plutôt que de les retoucher un à un, j'ai c~oiRi de les compléter par un ~adaendum qui fait état de ce qui a paru dans l'intervalle sur les différentes questions abordées. Je remercie lCII directeurs de revues et de maisons d'édition qui avaient d'abord accueilli ces pages d'avoir bien voulu m'autoriser à les reproduire ici.

RETOUR DU CHRIST ET RECONSTRUCTION DU TEMPLE DANS LA PENSÉE CHRÉTIENNE PRIMITIVE

Il existe un parallélisme frappant entre l'espérance juive relative

à Jérusalem et son Temple et l'attente de la Parousie dans le christianisme primitif. De même que la mort de Jésus n'a pas découragé ses fidèles, de même la confiance des Juifs n'est pas durablement ébranlée par la catastrophe de 70. Pour les uns, le sacrifice du Christ n'est que la condition nécessaire et le prélude de sa résurrection et de son retour cn gloire; pour les autres, la destruction de Sion prépare la voie à une restauration d'où elle renaîtra plus belle, plus grande, éternelle. Au Christ des nuées fait pendant la Jérusalem future; et tout comme les chrétiens appellent le retour du Seigneur - Maranatha - ainsi les Juifs prient chaque jour pour que revivent la Cité et le Lieu saints: « Fais miséricorde, Jahvé notre Dieu, en tes miséricordes nombreuses, à Israël ton peuple, à Jérusalem, ta cité, et à Sion, l'habitacle de ta gloire, et à son Temple, à ta demeure, et au règne de la maison de David, Messie de ta justice. Béni sois-tu, Jahvé, Dieu de David, toi qui bâtis Jérusalem» (1). L'espoir de voir renaître Sion n'exclut pas, en Israël, l'attente du Messie. De façon assez habituelle - le texte cité à l'instant le montre clairement - les deux choses vont de pair : la restauration de la Ville et du sanctuaire figure parmi les événements qui instaureront les temps messianiques; et si, selon la croyance la plus commune, l'Eternel doit en être lui-même l'artisan, d'aucuns y voient l'une des tâches réservées au Messie (2). Toutefois, après 70, et surtout après l'échec de Bar Cochba, c'cst Sion qui, visiblement, occupe dans les aspirations d'Israël la (1) Schemone Esre, 14, trad. BONSIRVEN, Le judaïsme palestinien au temps de JésusParis, 1935, II, p. 145. (2) Il y a d'ailleurs entre Messie et Sion comme une affinité de nature. L'un et l'autre sont revêtus de la 861;« divine. La théologie du Temple et la théologie du Messie se développent parallèlement, et confèrent parfois aux deux grandeurs les mllmes caractères, jusqu'à les rendre presque interchangeables. Sur ces interférences, cf. A. FEUlLI••;T,« Le discours de Jésus sur la ruine du Temple», Revue biblique, 1949, p. 70 ss., dont les conclusions sont d'ailleurs discutables. Chri~t.

R.CH.RCHD D'HISTOIRI JUDtO~HRtTIENNI

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premi~re place. La figure du Mellie, dan. certain. milieux, tend à "fllltomper. EUe n'a du reste jamais été universellement acceptée. Son rÔle, en tout état de cause, n'est que transitoire. Il est l'initiateur du Royaume; la Ville au contraire en est l'indispensable et durable fondement, le Temple rénové en est le centre concret et vivant. « Il y a une cschatologie sans Messie... Mais il n'y a point d'eschatologie .ans l'attente du grand rassemblement à Jérusalem, centre du monde, cité de l'avenir, cité de Dieu» (1).

Dans le christianisme, au contraire, bien qu'il ait accueilli, au prix d'une transposition de sens, l'idée de la Jérusalem nouvelle (2), c'est sur la personne du Christ à venir que se concentre l'espérance. Certes, les premières générations chrétiennes ont établi, tout comme les apocalypses juives contemporaines, une relation entre la catastrophe de 70 et le bouleversement final. Lorsque, dans le passage qui introduit l'apocalypse synoptique, Jésus annonce qu'il ne restera pas du Temple une pierre sur l'autre, les disciples n'hésitent pas un instant: « Disnous quand ces choses arriveront, et quel signe annoncera qu'elles vont s'accomplir» ; et Matthieu précise: « Et quel sera le signe de ton retour et de la fin du monde» (3). Déjà, avant même la catastrophe de 70, c'est une idée assez courante en Israël que le Temple n'est pas destiné à durer éternellement, mais qu'il sera, avant l'instauration des temps messianiques, détruit et remplacé par un sanctuaire plus parfait (4). Pour les chrétiens au contraire, la destruction est définitive. Elle marque d'éclatante façon l'abrogation de l'Ancienne Loi et la déchéance d'Israël. Pour n'avoir pas reconnu le Messie lors de sa première venue, le peuple pécheur est englobé, avec ses institutions rituelles, dans la condamnation du siècle présent. Temple et Messie s'excluent l'un l'autre, comme deux grandeurs antithétiques : il faut, pour que s'instaure le règne du second, que le premier disparaisse à jamais. Telle est du moins l'opinion des chrétiens de la Gentilité. Si elle a fini par prévaloir dans l'Eglise, eUe ne s'est pas imposée d'emblée à tous les fidèles. Il y a toutes raisons de penser que les chrétiens venus d'Israi:l partageaient sur ce point l'espérance des autres Juifs. Les premiers disciples étaient, nous dit-on, assidus au Temple (5). Irénée signale la dévotion que les Ebionites manifestaient à l'égard de Jérusalem : Perseverant in his consuetudinibus, quae sunt secundum legem, et judaico charactere vitae, ut et Hierosolymam adorent, quasi domus sil (1) A.

CAUSSE, ((

Le mythe de la nouvelle Jérusalem, du Deutéro-Esaïe à la

Ille Sibylle », Revue d'histoire et de phIlosophie religieuses, 1938, p. 397.

(2) (3) (4) 1931, (5)

'II &'\1(,) 'TEpOUl1IXÀ~fL, Gal. 4, 26; 'IEpoul1IXÀ~fL hOUPç &À'lJO~v00 OZOJ OZPXTt:J-rrxt 'l.m't"z &',1 dp~vn, iXTn't"z », il ne fait que copier la formule liturgique qui, au cours de la messe, renvoie les catéchumènes : 1tposÀOz't"e: o~ xrx1'e:XOU[l.e:vo~ Èv dp'~'J'n (Const. Apost., VIII, 6,14). Lorsqu'il leur donne sa paix - Xélt dp'~v'IJ [LOU [l.;:El'U[L {,J on songe naturellement au Christ johannique prenant congé de ses disciples : dp~v'YJv 't"~v È[L~v ôîôw(1.~ U(1.ï:v (Jean 14,27). Mais la liturgie, ici encore, s'interpose : ~ dp~v'IJ 't"0\) Ozou [l.;:El'u;J.WJ (Const. Apost., VIII, 11,8), c'est le salut de l'officiant à la fin de la messe. Toutefois, c'est comme dispensateur de la paix que déjà, trois cents ans avant le Christ, au lendemain de la mort d'Alexandre, les Athéniens invoquaient un de ses successeurs, Démétrios Poliorcète, élevé au rang de dieu sauveur: cc Les autres dieux habitcnt loin de nou'l, ou bien ils ne s'occupent nullement de nous. Mais toi, nous te voyon'l présent, non pas comme une idole de bois ou de pierre, mais en réalité. Nou'l t'adressons ces vœux : d'abord, ô très cher, procure-nous la paix, puisque tu en eo le seigneur » (1). Il Y a dans le texte du Pseudo-Callisthène, en même temps qu'un rappel direct du rituel chrétien, et à travers lui, une lointaine réminiscence de la liturgie païenne. Entre les deux, l'identité du titre souverain crée un lien: qu'elle soit du Christ, d'Alexandre ou du Poliorcète, cette paix, personnelle et presque personnifiée, c'est toujours etp ~v~ 1'O\) xupîou, pax Domini. Les termes que le rédacteur chrétien prête au Conquérant dans Alexandrie ne sont pas moins suggestifs: cc Il invoqua le Dieu unique, invisible, insondable, &0zw?'lJTOV, &vz;~xv[()("HOV». Ce dernier adjectif, emprunté aux Septante (Job 5,9; 9,10), figure à deux reprises sous la (1) JIymn.. cit{- par

GElINET-BoULANGER. Le Génie grec dans la religion, 1932,

. 47; ; d. nrti..l.. ùe WEINIIEICII ùans Neue Jahrbllcher fûr das Klassische Altertum,

f1. 1926, p. M("

IŒCIIEUCHES D'1IISTOllœ JUVtO.CHUtTŒNNE

plume de saint Paul pour caractériser les voies de Dieu (Rom. 9,33) et la richesse du Christ (Eph. 3,8). On le retrouve aussi, et c'est pour nous le fait intéressant, dans la liturgie des Constitutions, appliqué comme ici à Dieu lui-même, et accolé à un adjectif exactement synonyme de notre cx6ewpe't"oç : tXOpcx't"oç 't"TI cpuere~, &ve1;~xv[cxer't"oç xp[fLcxaw (VIII, 35,9). Enfin, lorsqu'Alexandre prie le Dieu des dieux, créateur des choses visibles et invisibles, 0'YJfLW\)PyÈ: opcx't"wv xcxt &opcÎ't"wv, il ne fait, cette fois encore, que reprendre les termes de la liturgie chrétienne : xner't"~v xcd o'YJfLW\)PYoV 't"WV cbt&v't"wv, dit le texte des Constitutions, et le symbole de Nicée : 7t&v't"wv opcx't"wv 't"e xcxt &oplhwv 7to~'yJ't"~v. Ce credo, les catéchumènes le récitaient au moment du baptême. C'est comme l'un d'entre eux que nous apparaît maintenant Alexandre : prosélyte juif, il est aussi le premier et le plus illustre des néophytes chrétiens. Et dans cette révélation anticipée de la vraie foi, il trouve les termes mêmes où s'exprimera, bien des siècles plus tard, le dogme de l'orthodoxie trinitaire : Testimonium animae naturaliter christianae, dirait Tertullien.

•• • C'est là, dans l'élaboration de la légende, une étape essentielle; ce n'est pas la dernière. Un texte, assez difficile à dater, de la Vie des prophètes du Pseudo-Epiphane (1), s'exprime au sujet du prophète Jérémie, dont une tradition, assez plausible, place la mort en Egypte (2), en ces termes :« Sa sépulture se trouvait à l'endroit où le Pharaon avait sa demeure. Mais nous tenons de deux vieillards qu'Alexandre de Macédoine, s'étant rendu au tombeau du prophète et y ayant été initié à ses mystères, transporta sa dépouille à Alexandrie en grande pompe; et, ce faisant, il chassa du pays la race des vipères et des reptiles des fleuves, et à leur place il introduisit ces serpents qu'on appelle argolaoi, c'est-à-dire chasseurs de serpents (Ocp~ofL&XO\)Ç), qui ont un sifflement très doux» (3). Cette étrange histoire apparaît de prime abord entièrement fantastique. Il n'est pas impossible cependant d'en préciser la genèse. Elle procède certainement d'une vieille tradition de la juiverie égyptienne relative à Jérémie et à sa sépulture. Le même écrit rapporte en effet que le prophète avait de son vivant obtenu par des prières la fuite des vipères et des crocodiles qui infestaient alors l'Egypte, et que la poussière de son tombeau possédait la propriété de guérir les morsures de

(1) Edition Schermann, Propheten und Apostellegenden, 1907 (collection des Texte und Untersuchungen, XXX, 3). (2) Sur ce point, CONDAMIN, Le Livre de Jérémie, 1920, introd. pp. XII-XIII. (3) § 25, SCHERMANN, p. 31 ss. On y trouvera aussi les variantes de ce texte, assez incertain dans le détail.

M.U.4NDHfo: 1.1.; GUANf). JUIF ET ClmÉTIEN

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eerpeatl. Tel est le point de départ. Mais comment expliquer cette baten'ention d'Alexandre? Démarche spontanée de l'imagination populaire, associant le prestigieux fondateur à tout ce qui, dans la ville et l l'entour, s'accomplit de merveilleux? Ce n'est pas, à coup sûr, impossible, d'autant que le culte que nous entrevoyons autour du pfttendu tombeau de Jérémie se situe aux confins indistincts de plusieurs religions: on peut tenir pour assuré que les païens s'y rencontraient avec les tenants du monothéisme dans un commun recours aux vertus thaumaturgiques du lieu. L'intervention légendaire d'Alexandre serait alors précisément l'indice d'une paganisation de ce culte. A y regarder de plus près, cependant, ce n'est pas de cela, semble-t-il, qu'il s'agit. Reportons-nous, une fois de plus, au Pseudo-Callisthène païen, qui, seul, permet d'expliquer certains détails du Pseudo-Epiphane. Il y est raconté, en effet, qu'au moment où l'on jetait les fondations d'Alexandrie un énorme serpent apparut et terrifia les ouvriers. Alexandre le fit tuer et enterrer dans un sanctuaire au centre de la ville: car ce reptile, terrible d'apparence seulement, n'était autre que l'Agathodaimon, qui devint le génie tutélaire de la cité. Pendant la construction de son temple, d'innombrables serpents sortirent de dessous une vieille pierre couverte d'inscriptions qui gisait là, et se glissèrent dans l'intérieur des maisons : « Et on les y honore comme de bons génies, wç &'yodjOùç acxtfLovCXÇ : car ce ne sont pas des animaux venimeux; bien au contraire, ils chassent ceux qui le sont n. Ce dernier trait suffirait à établir que c'est ici la source du Pseudo-Epiphane : son orpWfLcXxoUÇ, qui donne de l'énigmatique argolaoi une explication baroque, n'est évidemment que le démarquage inintelligent du texte païen, où ycXP dcr~v [oo6Àcx, &'ÀÀeX xcxt -reX aoxouv-rcx dvcx~ too6Àcx &'m:Àcxuvoumv (1,32). Il ne s'agit donc pas ici, comme on serait tenté d'abord de le supposer, d'un trait né de l'imagination populaire. L'intention, cette fois encore, ne fait point de doute : il s'agit, en judaïsant ou christianisant un épisode de la légende païenne, de faire au prophète, c'est-à-dire en dernière analyse à son Dieu, le mérite de ce que le romancier païen met au compte de l'Agathodaimon, l'expulsion des mauvais serpents par Jes bons. Le démarquage apparaît avec une égale clarté dans une autre recension, aSi'ez défectueuse du reste, de cette même vie de Jérémie. Il y est dit qu'Alexandre, ayant répandu les cendres du prophète tout autour de la ville - -rcxu-rcx ncxv-rcxxou -r'ijç n6Àswç xcx-rcxcrndpcxç xcxt xuxÀcp Tcxu'"n)ç cxù-rà nsp~Odç - en chassa, par ce moyen, les vipères. Il y a là une réplique évidente à l'épisode célèbre de la fondation d'Alexandrie, tel que le rapportent les auteurs païens (1) : les cendres du prophète remplacent la farine dont, suivant la version profane, Alexandre se servit pour délimiter la ville. Leur vertu magique trace ainsi autour de (1) Pseudo-Callisthène, J, 32.

.S6

RECIŒRCHES D'H1STOIIU-; JUDtO·CHlltTIENNE

la cité un cercle de protection contre les reptiles, et Jérémie est élevé de ce fait, par la volonté même du fondateur, à la dignité de patron et protecteur de la ville, en lieu et place de l'Agathodaimon : judaisation d'Alexandre et de sa légende, bien plutôt que paganisation de Jérémie. Judaïsation, ou plutôt christianisation. Sous sa forme présente, en effet, le texte est sans doute chrétien: cela ressort de la tendance générale du livre; et, dans cet épisode de translatio de reliques, Alexandre se comporte comme un évêque de l'ancienne Eglise (1). L'écrit de base, s'il y en a un, et le texte actuel sont également difficiles à dater avec certitude. Raconter que les cendres ont été répandues autour de la ville, c'est avouer, d'élégante façon, qu'à l'époque on ne savait plus où elles se trouvaient. Et ceci nous invite à placer le texte, ou du moins cette version particulière du texte, avant le VIle siècle. Car au VIle siècle la tradition chrétienne localise en toute précision, à la suite peut-être de quelque inventio miraculeuse, l'endroit où Alexandre avait déposé les reliques. C'est ce qu'atteste le passage suivant de Moschos : « Le Tétrapyle est aux yeux des Alexandrins un lieu des plus vénérables. C'est là en effet, disent-ils, qu'Alexandre, le fondateur de la ville, déposa, après les avoir rapportées d'Egypte, les cendres du prophète Jérémie ». (Pratum spirituale, 77, PG, 87, 3, col. 2929). Le monument dont il s'agit, le grand Tétrapyle, était situé, selon l'opinion communément reçue, au centre même de la ville, à l'intersection des deux rues principales (2). L'emplacement - marqué d'ailleurs, au témoignage d'autres auteurs chrétiens, par une chapelle (3) - est très caractéristique des prétentions judéo-chrétiennes de faire de Jérémie le patron de la ville. Si l'on se souvient que le temple de Sérapis et celui de l'Agathodaimon s'élevaient à proximité immédiate, la préoccupation qu'a le texte d'exorciser le lieu et d'installer le prophète à la place de ces idoles apparaît plus nettement encore. Mais, et nous touchons ici au mobile le plus profond de l'auteur chrétien, en intronisant ainsi Jérémie, Alexandre se destitue lui-même, non pas seulement à traversl'Agathodaimon, qui est son propre génie (4),

(1) On pourrait même songer à une confusion entre deux personnages homonymes et être tenté d'attribuer à Alexandre, prédécesseur d'Athanase sur le siège patriarcal d'Alexandrie (311-326), la translation prêtée ici au fondateur. Mais il est clair que nous sommes ici en dehors de l'histoire, en pleine légende. (2) Sur ce point, et sur la topographie alexandrine en général, cf. outre les articles Alexandrie du Dictionnaire d'archéologie chrétienne et du Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastiques une note de LUMBRoso, dans Bulletino di archeologia cristiana, 1877, pp. 52-53 et surtout AusFELD, Zur Topographie von Alexandria und Pseudokal· listhènes, l, 31-33, dans Rheinisches Museum, 1900, pp. 348-384. (3) Le texte essentiel est de Sophronius, P.G., 87, 3, col. 3560. Cf. AMELINEAU. Géographie de l'Egypte à l'époque copte, 1893, p. 30. (4) Le serpent joue un grand rôle dans la légende de la naissance d'Alexandrie. Ps.-Callisth. l, 1-12 : 6 yœp ~ptXXWV [3XCHÀLXOV Ècrn ~ij)ov. Le même auteur rapporte.

.4UXANDlŒ IJE GRAND, JUIF ET CHRÉTIEN

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mais dans sa personne. Le Pseudo-Callisthène rapporte en effet comment, après la mort du Conquérant, les peuples de son empire se disputèrent le privilège de recueillir chez eux sa dépouille. Sur l'initiative de Ptol~mée, on consulta l'oracle de Babylone, qui désigna comme lieu de .~pulture Memphis. Les cendres y furent effectivement déposées et y restèrent jusqu'au jour où l'&pxmpocp~,'YJ; ordonna de les transférer dans la ville fondée par le Conquérant. On lui éleva donc à Alexandrie un tombeau, qui est appelé le o"~u.~ d'Alexandre : x ott Èxe:'i: ~ew.jJe:v «nOv 11.e:yûmtpe:7tw::; (1). Sêma et Tétrapyle étaient presque contigus. Et notre texte de Moschos vise peut-être à détourner sur le second la dévotion qui à l'époque chrétienne continuait parfois, sans doute, de s'attacher au premier, ou à ses vestiges (2). Le transfert des cendres de Jérémie est en tout cas la réplique de celui des cendres d'Alexandre, et la condamnation du culte qu'on leur rendait. Opéré par le Héros lui-même, il équivaut à une abdication.

••• La carrière monothéisthe d'Alexandre ne s'arrête pas là. Il reparaît, enrichi de caractères nouveaux, dans la tradition juive ultérieure (3). La spéculation eschatologique en particulier lui assigne un rôle fort important: il tient enchaînés, au-delà du Caucase, les peuples barbares de la Transcaspienne; il lui appartiendra, à la fin des temps, d'ouvrir les portes de fer qui les contiennent et de lâcher ces hordes sur l'Occident; le jugement alors sera proche. On le retrouve aussi, avec des traits encore plus inattendus, dans la légende hagiographique chrétienne. Pour le Moyen Age latin, c'est son précepteur Aristote, père de la scolastique, qui l'initia à la vraie religion en même temps qu'aux sciences profanes. L'imagination orientale fait mieux encore. Dans la version copte du Pseudo-Callisthène, Alexandre boit aux sources des quatre fleuves du paradis; dans la version éthiopienne, le SaintEsprit lui révèle le mystère de la Trinité. En même temps, et dans les mêmes pays, la foi populaire le pare des traits d'un véritable saint, voire même d'un ascète (4). Enfin, il a trouvé sa place dans l'Islam même. ~uite de l'épisode des serpents dé~orrnais de~ sacrifices à Alexandre

à ln

cité plus haut, que les Alexandrins offrirent lui-même, 6qnoye:vû (1, 32). (1) Ps.•Caliisth., III, 34. Cf. PFISTER, Der Reliquienkult im Altertum, 1912,1, p.178, et Il. p. 434 ss. (2) Le Sêma fut détruit, soit au cours des troubles de la fin du Ille siècle, (BRECCIA. Alet:andria ad Aegyptum, p. 85), soit en même temps que le Sérapéum, à la fin du IVe ~iècle, par le patriarche Théophile (AusFELD. Zur Topographie... ). Il fut remplacé par utle 6gli~e dédiée aux prophète~ Elie et Jean-Baptiste. (3) Cf. en particulier. DONATH, Die Alexandersage in Talmud und Midraseh. 1873 et lh:lm." Britra~ zur Alexander~age», dans Zeitsehrift der deutsehen morgenlândischen Ge.ell.chafl. 1X. pp. 792 ~~. (·l) Cf. MILLKr, « L'ascensiotl d'Alexandre n, dans Syria, 1923, 1'1'.8:>·133.



III

IŒClIERCHES D'HISTOIRE JUDÉO.CHnÉTœNN/YLO\l (1)plCù\l... T'ii Yotcr't"p! ~W\I't"e:c;, 1tpac; 't"à 1totp6\1't"ot Ke:X1)\l6't"e:c;, ÙW\I xotl 't"P&.YCù\l oùllè:\I &[Le:L\lO\l IlLotxd[Le:\lOL, Kot't"à 't"a\l Tijc; &:cre:Àydotc; À6yo\l xot! ~\I 't"'ijc; &:1l1)'jlotylotC; {l7te:pooÀ~\I, ~ Ilè É1tlcr't"otV't"otL [L6\1o\l, Yoto"'t"pl~e:crOotL Xot! [Le:OUe:L\I (lre homélie, P.G., 48, 847-848). Le dan!!er est si pressant que la 6 e homélie remplace, un jour de fête solennelle, le panégyrique du martyr (saint Timothée, particulièrement vénéré à Antioche, le 8 septembre 387). (2) ~ù [L~ ÈX1to[L1te:U Gei;'> (l re homélie, 845). Sur le rôle des Juifs dans la querelle arienne, H.M. GWATKIN, Studies of Arianism, Cambridge, 1882, p. 57 ss. On sait que Paul de Samosate a prêché à Antioche: et /lé: ~TepOe; 1)fLrv 'Iou/lQ(roe; &\lQ(XtJ1tTeL 7ttXÀL\I 7tp60"umov XPLO"TLQ(VOÜ 7tepLtpe:pW\I, IIaüÀoe; 0 ~Q(fLoO"Q(TeUe; ... (CHRYSDSTDME, In Ps. 108, 1). (2) 3e homélie, de; TOUe; TOC 7tpWTa IItXO")(Q( V1)O"TeUOVTae;. Sur cette question, DUCHESNE, « La question de la Pâque au concile de Nicée », in RevuB des Questions historiques, 1880 (juillet), p. 5 ss. (3) L'initiateur de cette mode n'est autre que Constantin lui-même, grand bâtisseur à Jérusalem. L'Eglise s'organise alors, sous la double autorité du sacerdoce et de l'empire, sur le modèle de l'ancienne religion juive. On sait la popularité dont jouissent dans la pensée et l'art chrétien de l'époque Pierre et Moïse, conçus comme deux figures symétriques (Décoration du mausolée de sainte Constance, thème de la « traditio legis» à l'un et à l'autre de ces personnages, motif du passage de la Mer Rouge sur les sarcophages). Cf. le curieux document qu'est la lettre supposée écrite à Constantin, à la veille de sa conversion, par sa mère judaïsante, dans les Actes de S. Silvestre, in Sanctuarium seu Vitae sanctorum, éd. Solesmes, Paris, 1910, II, p. 515.

LA l'OLIMIQUE ANTlJUIJIE

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Alliance. Nous sommes au temps des premiers pèlerinage. en Palestine; et les récits de voyage qui nous ont été conservés nous apprennent que la dévotion des pèlerins s'adressait indistinctement aux souvenirs de la vie du Sauveur et à ceux des prophètes, patriarches ou rois d'Israël, considérés par l'Eglise comme de saints précurseurs (1). C'est là, est-il besoin de le souligner, un terrain de rencontre avec les Juifs, voire même peut-être, parfois, l'occasion de rapprochements syncrétisants. L'on s'en rendra compte en jetant les yeux sur un curieux passage de l'Itinéraire d'Antonin de Plaisance, pèlerin du VIe siècle, relatif à la sépulture des patriarches Abraham, Isaac et Jacob. Une basilique, nous dit ce document s'élève sur les tombeaux, qu'entoure un portique; l'espace découvert qui occupe le centre est divisé en son milieu par une balustrade; les chrétiens y ont accès par un côté, les Juifs par l'autre, apportant aux tombeaux leurs prières et leur encens (2). En même temps qu'il éclaire d'un jour intéressant ce qui apparaît dans le judaïsme comme l'ébauche d'un culte des saints, dû peut-être à l'influence chrétienne, ce texte nous fait toucher du doigt cette sorte de modus vivendi établi entre les deux cultes sur les lieux qui leur étaient également chers, l'Eglise chrétienne, maîtresse de ces lieux, y laissant libéralement accès à ses rivaux (3). Rapproché des témoignages contemporains relatifs aux tendances judaïsantes de la chrétienté palestinienne il indique, je crois, l'une des sources où elles se sont alimentées. Si maintenant nous revenons à Antioche, nous contaterons que quelque chose de fort analogue s'y est très vraisemblablement passé. La juiverie d'Antioche en effet conservait depuis longtemps sous sa garde le tombeau des sept frères Macchabées et de leur mère, martyrs de la foi juive sous Antiochus Epiphane, dont l'histoire est relatée au second des livres qui porte leur nom (4). Leur sépulcre était enclos dans l'enceinte d'une synagogue, la plus importante de la ville, celle du Kerateion, déjà signalée. Or nous possédons, relativement à ce

(1) Cf. E. LUCIUS, Die Anfange des Heiligenkults in der christlichen Kirche, Tübingen, p. 142 ss. et surtout A. BAUMSTARK, Abendlündische Palüstinapilger des ersten Jahrtausends und ihre Berichte, Koln, 1906, p. 34 ss. Sur cet enthousiasme palestinien au IVe siècle, J. BURCKHARDT, Die Zeit Constantins des Grossen, 2 e éd., Leipzig, 1880, p. 444 ss. (2) « ... Per medio discurrit cancellus, et ex uno latere intrant Christiani et ex alio latere Judaei, incensa facientes multa n. - La fête de la « depositio n de Jacob y est célébrée, nous dit encore le texte, « alio die de Natale Domini n, et attire une grande foule de Juifs: Antonini Placentini Itinerarium, 30, in C.S.E.L., t. 39, pp. 178-179. (3) Ceux-ci lui rendaient à l'occasion la politesse. C'est ainsi que les chrétiens pouvaient aller voir et toucher, dans la synagogue de Nazareth, « trabem ubi sedebat Jesus cum aliis infantibus n, ibid., 5, p. 161. (4) 2 Macch. 6, 18·7, 42. D'après MALALAS, Chronographie, 8, 324, les reliques des frères martyrs se trouvaient entre les mains des Juifs d'Antioche depuis le ne siècle avant Jésus·Christ ; elles leur auraient été remises sous le second successeur d'Antiochus Epiphane.

RECllERCIlES D'HiSTOllŒ JUDtO.CHRfTlENNE

tombeau et au culte qu'on lui rendait, un certain nombre de données qui, mises en rapport avec les homélies de Chrysostome et 1", mouvement judaïsant, les éclairent d'un jour fort intéressant. Nous apprenons tout d'abord, par une description arabe de la ville d'Antioche, datant sans doute du VIe siècle (1), que ladite synagogue, et avec elle le tombeau, passa aux mains des chrétiens à une date que l'on peut fixer approximativement : elle est antérieure à la prédication de Chrysostome, dont nous possédons plusieurs panégyriques des frères martyrs, prononcés dans leur église, aux environs de 385-390 (2). D'une part, un texte de saint Augustin, disant que « haee basiliea a Christianis tenetur» (3), semble indiquer que le moment où elle était aux mains des Juifs n'était pas très éloigné encore dans le passé. Ce que nous savons par ailleurs des mouvements d'antisémitisme populaire succédant en maints endroits, par réaction, au règne de Julien, permet d'inférer avec vraisemblance que le coup de main sur la synagogue eut lieu après 363, peut-être sous l'empereur arien Valens, peutêtre sous le patriarcat de Flavien, qui conféra le sacerdoce à Chrysostome et que ce dernier loue pour son zèle dans le culte des saints martyrs (4), pas très longtemps par conséquent, en tout état de cause avant 386. D'autre part, à la même époque, et plus précisément entre la fin du règne de Julien et l'année 412, le martyrologe officiel de l'Eglise syrienne - ou plus exactement la traduction syriaque de ce document, connue sous le nom de martyrologe de Wright (5) - introduit, à la date du 1er août, comme seuls représentants de l'Ancienne Alliance parmi les martyrs chrétiens, les sept frères Macchabées : ce qui, soit dit en (1) 1. GmDI, « Una descrizione araba di Antochia», in Rendiconti della R. Accademia dei Lincei, V, 6 (1897), p. 137 ss. L'Itinéraire d'Antonin de Plaisance (p. 190) signale lui aussi, parmi les martyrs ensevelis à Antioche, les sept frères Macchabées. Or nous savons que les reliques furent transportées à Constantinople en 551, pour être ensuite envoyées à Rome, comme don fait par l'empereur au pape. Ce détail invite donc à l'lacer dans la première moitié du VIe siècle la rédaction de l'Itinéraire. Sur ce point el pour tout ce qui concerne le culte des sept frères, cf. RAMPOLLA, cc Martyre et sépulture dcs Macchabées n, in Revue de l'art chrétien, 1899, p. 384 ss. et aussi MAAS, « Die Maecabiler aIs ehristliche Heiligen n, in Monatschrift für Geschichte und Wissenschaft des Judentum", 1900, p. 145 ss. (2) Quatre sermons, P.G., 50, 617 ss. et 63, 523 ss. (3) Serm. 300, 5. (4) De sancto hieromartyre Babyla, 3, P.G., 50, 534. L'accession de Flavien au patriarcat est de 381. Comme Chrysostome parle encore de la synagog-ue du Kerateion, on doit admettre qu'un autre édifice avait été construit par les Juifs ou mis à leur disposition, par compensation. (5) Texte dans LIETZMANN, Die drei iiltesten Martyrologien (Kleine Texte, 2). Mention est faite de leur sépulture: {( les martyrs d'Antioche, enterrés à Kerateia ». Cette indication n'a pas été retenue par le martyrologe hiéronymien. Sur ces calendriers, cf. ROSSIDUCHESNE, l'rlartyrologium hieronymianum, in Acta Sanctorum, 1890, II, p. 52 ss. H. ACHELIS, Die Martyrologien, ihre Geschichte und ihr Wert, Berlin, 1900. - E. EGLI, Martyrien und Martyrologien iiltester Zeit, Zürich, 1887. Même si, comme le pense Duchesne, le martyrologe grec vient de Nicomédie, il est incontestable qu'Antioche l'a fort('ment marqué et sans doute amplifié.

LA POLtMIQUE ANTIJUIVE

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passant, n'a pu se faire qu'à Antioche même. L'original gree de ce document est certainement antérieur à 386 : l'éclat avec lequel on célèbre déjà du temps de Chrysostome la fête des Macchabées suffit à le prouver. Nous possédons même un sermon de saint Grégoire de Nazianze en l'honneur de ces martyrs, prononcé, peut-être à Antioche, vers 375 (1). L'institution d'une fête officielle, précédée d'une vigile, doit évidemment être mise en relation avec l'obtention des reliques, c'està-dire en l'occurrence avec la prise de la synagogue. Mais on doit admettre inversement, que la dévotion à ces martyrs et à leurs reliques a préexisté à cet événement, et l'a même dans une assez large mesure déterminé: car pourquoi les chrétiens se seraient-ils emparés de l'édifice, sinon pour avoir bien à eux les reliques qu'il abritait? Comme d'autre part un mouvement comme celui que combat Chrysostome ne naît pas ex nihilo en un instant, mais ne représente qu'une crise plus aiguë d'un mal en quelque sorte endémique et chronique dans cet Orient du IVe siècle, on ne peut guère ne pas mettre en relation les deux séries d'événements : prise de la synagogue et culte rendu aux Macchabées d'une part, mouvement judaïsant et prédication de Chrysostome d'autre part. Il me reste à préciser rapidement dans quel rapport de dépendance elles se trouvent, à mon sens, vis-à-vis l'une de l'autre. Le culte rendu aux frères martyrs procède d'une double source. Il y a, d'une part, une démarche de l'Eglise que j'appellerai officielle, de ses chefs et de ses docteurs. Il s'agit pour eux d'illustrer, sur un cas précis, la continuité qui unit l'Ancienne et la Nouvelle Alliance, l'une étant essentiellement la préparation et la préfiguration de l'autre, et ses personnages étant considérés comme des prototypes des grandes figures chrétiennes, du Christ d'abord, puis de ses disciples: déjà Pierre est présenté comme le Moïse de la nouvelle Loi (2). Au moment des persécutions, c'est aux martyrs surtout que l'on trouve dans l'histoire d'Israël des précurseurs, des ancêtres, et singulièrement ces frères Macchabées, morts eux aussi pour leur foi: le rapprochement s'impose au point que leur histoire a pu donner naissance à des légendes hagiographiques chrétiennes qui mettent en scène, sur ce modèle, une mère et sept fils (3). Sous cet aspect, la dévotion aux sept frères n'est pas strictement liée au lieu de leur martyre. Le mouvement eommence dès le lUe siècle, alors qu'il y a encore des persécutions, et que l'on a besoin de modèles et d'exemples. Il ne faut pas s'étonner que le premier témoignage que nous en ayons vienne non pas de l'Orient, mais d'un (l) Oratio 15, dl; TOUl; MzxotooâoUI;, P.G., 35, 912 SS. (2) V AN DEN BERGH VAN EYSINGA, cc Saint Pierre, second Moïse» in Annale.! d'hi!foire du Christianisme (congrès Loisy), Paris, 1928, t. II, p. 181 ss. (:\) Légendes de sainte Félicité ct de sainte Symphorose, cf. EGu, op. cit., p. 91.

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RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.CHRtTIENNE

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de l'Eglise latine, saint Cyprien (1). Ce qui n'est encore chez lui que pieuse rhétorique, considérations édifiantes sur la valeur religieuse et mystique du chiffre sept, devient chez les Pères du IVe siècle acte d'hommage véritable: on compare les martyrs juifs tantôt à Etienne le protomartyr, tantôt à Pierre lui-même (2). Parallèlement, une démarche de la foi populaire, dont nous ne pouvons fixer avec précision la date initiale, mais qui n'est pas sans doute antérieure au IVe siècle, se développe, cette fois sur les lieux mêmes où la tradition place le supplice, et où est conservée la sépulture des sept frères. Il ne s'agit plus ici de ce qu'ils représentent, de préfiguration ni de symbole, mais essentiellement, sans doute, d'ajouter à la liste des saints dont on s'assure l'appui quelques noms de plus. Ce n'est plus la mémoire et l'exemple, que l'on vénère, ce sont avant tout les reliques. Il y a lieu de croire que le clergé encourage ce mouvement. Tout au moins le fera-t-il sans réserves, nous le savons par les panégyriques, une fois l'Eglise en possession des reliques. Jusque-là un délicat problème pratique se pose, et l'on peut imaginer quelque hésitation. Le public inculte, lui, n'hésite pas, et un glissement s'opère peu à peu. Ce qui était à l'origine culte de saints locaux s'élargit en mouvement judaïsant. Des frères Macchabées, comme de tous les saints et de leurs reliques, la foi populaire attendait avant tout des miracles, des guérisons (3). Or, ces guérisons, les rabbins, autour du tombeau, les font aussi, par des moyens qui leur sont propres, et que dénonce Chrysostome, amulettes et philtres. C'est dans la synagogue abritant le tombeau que l'on cherchait d'abord la guérison; on en viendra peu à peu à la chercher indifféremment dans l'une quelconque des synagogues. Les rabbins se substitueront aux martyrs comme agents du miracle. Et l'on attribuera une valeur efficace à tous les actes cultuels d'une religion si vénérable et si puissante. Au demeurant, c'est pour avoir accepté la mort plutôt que d'en enfreindre les rites que les martyrs Macchabées sont en honneur. Le seraient-ils donc si ces mêmes rites étaient vraiment, comme l'enseigne l'Eglise, périmés et sans valeur ? Je ne serais pas surpris que la prise de la synagogue par les chrétiens ait eu pour mobile, non seulement le désir de s'assurer la possession effective de reliques que l'idéologie officielle représentait comme chré(1) Ad Fortunatum, 11 ; epist. 58, 6. (2) Ainsi le vieillard Eléazar, martyrisé avec les sept frères, est appelé par Chrysostome Ô T'ijÇ 7t"IXÀIXLiiç 7t"pCùT6fLlXp'tUÇ, 1) IHTpou TOi) XOPUqJlX[OU TWV &7t"ocrT6ÀCùV dxwv (3 in Mach., P.G., 35, 627). (3) Cf. HARNACK, « Mârtyrer-und Heilungsakten », in Sitzungsberichte der Kôn. Preuss. Akad. der Wissensch., Phil. hist. KI., 1910, p. 106 ss, qui rapporte le témoignage de saint Augustin touchant 25 guérisons miraculeuses, opérées presque toutes par les reliques de saint Etienne (Civ. Dei, XXII, 8, 20). L'un de ces miracles est attribué par les fidèles à l'action combinée des reliques et d'une amulette portée par le malade sur les conseils d'un Juif.

LA POLlMIQVE ANTI1VIJIE

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tiennes - au point que saint Augustin s'indigne qu'un Juif puisee revendiquer les Macchabées pour sa foi à lui (1) - mais aussi, et peut~tre surtout, le besoin de couper le mal dans sa racine en supprimant "occasion de contacts dangereux avec les Juifs. Et je suis presque sftr que si l'Eglise d'Antioche a inscrit les Macchabées, seuls représentants, je le répète, de tout l'Ancien Testament. sur son martyrologe (2), c'est pour les neutraliser en leur imposant une étiquette dûment chrétienne, et pour maintenir dans les limites d'une stricte orthodoxie un culte susceptible, s'il n'était pas contrôlé, de si dangereux élargissements. Ces mesures n'ont pas suffi à endiguer le mouvement: les sermons de Chrysostome le prouvent, qui leur sont postérieurs, nous l'avons vu, de plusieurs années. Mais que les choses se soient passées comme je l'ai dit, et que le rapport entre les événements soit celui que je viens d'indiquer, voici pour l'établir deux faits qui créent, me semble-t-il, sinon une certitude absolue, du moins une très forte présomption. Récapitulant, dans sa huitième et dernière homélie les mesures qui lui paraissent propres à endiguer le fléau, Chrysostome déclare, à propos des guérisons dont se vantent les rabbins :« Si Dieu vous éprouve par la maladie, n'allez pas chez ses ennemis les Juifs, mais chez les martyrs, ses amis, qui sont puissants auprès de Lui ». Entendons, selon l'usage du temps, ces paroles dans leur sens littéral, et non pas comme une simple figure: aller chez les martyrs, c'est aller à leur tombeau, pour y chercher la guérison (3). Il ne s'agit donc pas de n'importe quels martyrs, mais des saints locaux et, si je puis dire, tangibles; il s'agit, pour Antioche, au premier chef, des Macchabées. Est-il aventureux de traduire:« N'allez pas à l'actuelle synagogue, mais seulement à l'ancienne» ? C'est dans cette perspective, éclairée par la situation que j'ai décrite, que l'opposition entre la vraie guérison, œuvre des saints, et la guérison que les Juifs opèrent par la vertu des démons et qui, dans la pratique s'est frauduleusement substituée à la première, prend tout son sens. D'autre part, plusieurs témoignages nous attestent que le culte rendu aux Macchabées ne s'établit pas dans l'Eglise ehrétienne sans

(1) Serm. 300, 3. (2) Saint Cyprien, dans le texte cité plus haut, rappelle et exalte d'autres martyrs de l'Ancien Testament: Abel, les trois jeunes Hébreux dans la fournaise, Zacharie tué dans le Temple, etc. Aucun n'a connu la popularité des Macchabées. Celle-ci est due sans doute au fait que les circonstances de leur martyre présentaient une analogie étroite avec celles des martyres chrétiens, et surtout à l'existence des reliques. Il est à noter par contre qu'ils sont totalement ignorés de l'art chrétien primitif, et de la liturgie funéraire qui l'a inspiré: cf. à ce propos STUHLFAUTH, cc Zwei Streitfragen der altchristlichen Ikonographie », in Zeitschrift für Neutestamentliche Wissenschcift, 1924, p.50. (3) P.G., 48, 937. Cf. HARNACK, op. cit.

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rencontrer de sérieuses résistances. Beaueoup de fidèles, considérant qu'ils étaient morts avant la venue du Christ, pour une religion qui n'était pas la religion chrétienne, mais seulement sa pâle esquisse, refusaient de les vénérer comme des saints. De eette opposition de principe nous ne retrouvons dans les écrits des Pères latins qu'un écho très affai· bli. Ainsi chez saint Augustin cette simple exhortation :« Nemo ergo dubitet, fratres mei, imitari Machabaeos, ne cun imitatur Machabeaos putet se non imitari Christianos») (1) ; il s'agit ici, au surplus, non pas de culte, mais d'imitation seulement. Chez les Pères grecs au contraire, et le fait est significatif, cette opposition est longuement et énergiquement réfutée, preuve qu'elle était elle-même énergique et obstinée. Saint Grégoire de Nazianze par exemple commence ex abrupto le pané. gyrique que je signalais tout à l'heure:« Et pourquoi les Macchabées? Car c'est d'eux que j'entreprends l'éloge. Beaucoup leur refu8ent leur hommage, parce qu'ils n'ont pas combattu leur combat après le Christ»; et de prouver ensuite qu'ils ont droit à la vénération de tous, parce qu'ils sont morts pour la foi de leurs pères (2). Vient ensuite cet argument curieux : « Ceux qui ont ainsi témoigné avant le Christ, et privés de son exemple, quelles prouesses n'auraient-ils pas faites s'ils étaient venus après lui!» De même Chrysostome, dans un de ses panégyriques, s'élève avec force contre ceux des fidèles qui, induits en erreur par les ennemis de l'Eglise, ne rendent pas à ces saints l'hommage qui convient, et se refusent à les ranger au même titre que les autres dans le chœur des martyrs, prétextant« qu'ils n'ont pas versé leur sang pour le Christ, mais pour la Loi et les prescriptions de la Loi, égorgés qu'ils ont été pour des viandes de pore) (3). On sent, à travers le réalisme de eette apostrophe, qui ne fait sans doute que reproduire les paroles mêmes des réfractaires, à la fois le courroux de l'orateur et aussi la méprisante obstination de ces opposants si tenaces. Que eette opposition, très atté· nuée en Oeeident, se soit manifestée avec virulence, ehez une partie de la population ehrétienne, préeisément dans la ville qui fut le berceau du culte des Macchabées, voilà qui n'est pas sans importance. Les Orien· taux n'avaient pas a priori, dans l'abstrait, plus de raisons que les Latins de s'élever contre ce culte; s'ils l'ont fait, c'est très probablement pour en avoir constaté, sur le vif, les dangers; et nous avons ainsi un fait de plus à l'appui de l'hypothèse que j'ai exposée. Il est curieux, à ce propos, de voir Chrysostome faire front de deux côtés à la fois: d'un côté contre ceux qu'égare le mal judaïque, de l'autre eontre ceux qu'aveugle une trop rigide aversion pour les ehoses juives. Il apparaît

(1) Senn. 300, 5. (2) Loc. cit., P.G., 35, 912. (3) o'n où UTtÈ:p Xp~(l"TO\) -co oŒwx t?lx.e:'Xv, IX).).' UTtÈ:p -co\) V6[.LOU X'Xl -CWV tv -cêîJ v6~ cr ypoqJf1tX-ewv, UTtÈ:p xmpdwv GtplXye:v-ce:ç xpe:wv (Hom. de Eleaz. et septem pueris, 7 ; P.G., 63, 525).

U P01.IMIQUB ANTIJUIVE

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ainei, sur cette question très particulière et concrète de pratique et de rites, comme le défenseur de cette « via media}) qui a été, en mainte circonstance, la voie de l'orthodoxie. Position en l'occurrence fort délicate : faut-il s'étonner qu'il n'ait pas voulu voir entre les faits, ou du moins n'ait jamais signalé, le lien qui certainement les unissait? L'épisode que je viens d'étudier ne représente qu'un cas particulier, et particulièrement net, de ce que j'appelais plus haut la mode judaïsante au IVe siècle. Elle a tantôt affecté des formes orthodoxes, tantôt déterminé des mouvements de pensée et surtout de pratique hérétiques: nous avons saisi sur un exemple le passage de l'un à l'autre. Au moment où l'Eglise chrétienne victorieuse s'organise définitivement comme un ritualisme et un nouveau légalisme, c'est là un dernier aspect du vieux problème des rapports entre les deux religions. A une époque où la séparation est depuis longtemps consommée en fait comme en droit, l'attirance juive continue de s'exercer très vivement sur la masse des fidèles: j'ai essayé d'en analyser le mécanisme. C'est dans cette même Antioche, il est curieux de le noter, où s'est opérée d'abord la rupture, où le terme de chrétien a pris naissance, que plus de trois cents ans après la question se pose, une fois encore, dans toute son acuité. Le judaïsme enre~stre alors son dernier grand succès. Il fournit du même coup à l'Eglise rivale un point d'appui nouveau pour le développement ultérieur de ses formes de dévotion et de culte (1).

(1) Il n'est pas impossible que la fête de Noël, introduite à Antioche presque en même temps que celle des frères martyrs, ait eu ici, à l'origine, elle aussi une petite pointe antijuive. On a signalé parfois l'influence possible de la fête de Chanukka, dite aussi des Macchabées, célébrée en décembre. Encore qu'il s'agisse là non des sept frères, improprement appelés ainsi, mais de la famille royale qui restaura le culte juif, on peut penser qu'à Antioche du moins le souvenir des martyrs n'était pas négligé en ce jour. La préoccupation d'arracher les fidèles à l'emprise rituelle du judaïsme est en tout cas très vraisemblable dans l'élaboration d'un calendrier chrétien complet.

LES SAINTS D'ISRAEL DANS LA DÉVOTION DE L'ÉGLISE ANCIENNE

L'histoire du culte des saints bihliques (1) dans l'Eglise chrétienne n'a pas, à ma eonnaissance, été faite encore (2). Elle fournirait cependant un chapitre fort curieux, non seulement à l'hagiographie chrétienne, mais à l'étude des relations entre christianisme et judaïsme. Je n'essayerai pas de l'écrire tout entier. Je voudrais simplement, dans les pages qui vont suivre, en réunir les éléments essentiels, en me limitant aux premiers siècles de l'histoire chrétienne. C'est du reste dans l'Eglise ancienne que cette forme particulière de dévotion connaît son apogée. Par la suite, à mesure que les bienheureux se multiplieront dans le christianisme même, on se détournera peu à peu de ces grandeurs vétustes que sont patriarches et prophètes. La conquête arabe, en isolant la Terre Sainte de la chrétienté, contribuera à les faire tomber dans l'oubli. Le fidèle moyen ne se doute généralement pas aujourd'hui qu'Abraham et Jacob restent pour l'Eglise des saints très authentiques, et qu'ils ont connu jadis, dans leur pays christianisé, une fortune assez remarquable.

••• Le mouvement qui intègre à l'Eglise triomphante les grandes figures de l'Ancienne Alliance et les propose du même coup à la vénération des croyants est presque aussi ancien que le christianisme lui-même. Il ne représente en effet qu'un aspect particulier de la mainmise chrétienne sur l'Ecriture juive. Il procède cependant d'une double origine, (1) Cet article reprend, sous une forme remaniée et amplifiée, une communication faite au Congrès International d'Etudes Patristiques d'Oxford (septembre 1951). (2) Quelques brèves études ont paru sur la question au cours des années récentes. Ainsi H.-I. MARROU, « Les Saints de l'Ancien Testament au Martyrologe Romain », in Mémorial J. Chaine (Bibliothèque de la Faculté Catholique de Théologie de Lyon, 5), Lyon, 1950, pp. 281-290; - Dom B. BOTTE, « Le Culte des Saints de l'Ancien Testament dans l'Eglise chrétienne », in Cahiers Sioniens, mars 1950, pp. 38-47 ; « Une fête du prophète Elie en Gaule au Vie siècle»., ibid., sept. 1950, pp. 170-177; « Abraham dans III Liturgie », ibid., juin 1951, pp. 88-95.

LES SAINTS D'ISRAEL

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l'une théologique, l'autre populaire. Il est d'autant plus nécessaire, pour une juste compréhension des faits, de bien distinguer ces deux facteurs, que leur action n'a pas commencé simultanément et s'est tantôt conjuguée, tantôt aussi contrecarrée. L'initiative est partie des docteurs. Les fidèles ont suivi, avec hésitation parfois, et parfois avec un enthousiasme excessif. Le phénomène par conséquent est complexe, et la courbe de son évolution assez capricieuse. A une époque où l'hagiographie chrétienne n'en est encore qu'à ses premiers balbutiements, on cherche dans l'Ancien Testament des exemples et des modèles. Telle est la préoccupation de l'Epître aux Hébreux, lorsqu'elle évoque « cette nuée de témoins» qui, d'Abel à David et aux prophètes, jalonnent l'histoire du peuple élu (1). Même point de vue chez Clément Romain : « Fixons nos regards sur ceux qui ont été les serviteurs accomplis de sa magnifique gloire. Prenons Hénoch qui, trouvé juste dans l'obéissance, fut enlevé de ce monde sans qu'on ait trouvé trace de sa mort... Noé, trouvé fidèle ... Abraham, appelé l'ami de Dieu (2)... Imitons également ceux qui ont circulé, vêtus de peaux de chèvre et de brebis, prêchant la venue du Christ, nous voulons dire les prophètes Elie, Elisée, Ezéchiel, et avec eux tous ceux qui ont reçu un bon témoignage... Abraham... Job... Moïse... David» (3). Chacun de ces personnages n'est encore, comme pour les Juifs, que le symbole d'une vertu, obéissance, humilité, piété, foi surtout; et chacun fournit ainsi à l'auteur, dans le cadre moraliste où s'exprime sa pensée, les éléments d'une petite homélie. Au désir de les imiter s'associe naturellement un sentiment de vénération profonde, d'où naîtra par la suite un culte. On s'y achemine dès lors que la théologie chrétienne leur assigne une place dans l'économie du salut et fait d'eux non plus simplement des modèles de vertu, voire les annonciateurs du Christ, mais bien, par une sorte d'anticipation surnaturelle, ses disciples authentiques, précurseurs et émules des apôtres, hérauts du Logos préexistant, et en même temps de ce christianisme primordial dont l'Eglise se plaît à retrouver, en marge des institutions du judaïsme officiel et avant elles, la tradition ininterrompue. Le passage apparaît très nettement dans les épîtres ignatiennes. Mettant les Magnésiens en garde contre « les fables surannées et inutiles» du judaïsme, Ignace leur écrit: « Les divins prophètes euxmêmes (6EL6"t"oc't"OL) ont vécu selon le Christ Jésus. Voilà pourquoi ils ont souffert les persécutions. C'est sa grâce qui les inspirait, pour persuader aux incrédules qu'il n'y a qu'un Dieu, et que ce Dieu s'est manifesté par Jésus-Christ son Fils, qui est son Verbe sorti du silence» (4) (1) llébreux Il. (2) Clément ROMAIN, Epitre aux Corinthiens 9,3 ; 10,1. (3) Ibid., 17,1; 18,1. (4) IGNACE d'ANTIOCHE, Magnésiens, 8,2.

UCll&B.CllBS D'1l1STOIB.E lUDto.cHRtT1ENNE

L'Epltre aux Philadelphiens est plus explicite encore : l'éloge des prophètes s'accompagne ici d'une invitation très précise à leur rendre hommage. Après avoir, en effet, dit sa vénération pour les apôtres, cc presbyterium de l'Eglise », l'auteur poursuit: « Aimons de même les prophètell. Car eux aussi, c'est l'Evangile qu'ils avaient en vue dans leun prophéties; c'est le Christ qui faisait l'objet de leur espérance et de leur attente; c'est leur foi en lui qui les a sauvés. Etroitement unis l Jésus-Christ, saints dignes d'amour et d'admiration, ils ont mérité de recevoir le témoignage de Jésus-Christ et d'avoir part à l'Evangile de la commune espérance». Ici encore, le passage se raccorde directement à quelques lignes contre les Judaïsants : « Si quelqu'un vous les interprète dans le sens du judaïsme, ne l'écoutez pas : mieux vaut entendre le christianisme prêché par un circoncis que le judaïsme par un incirconcis» (1). Si le message des prophètes rend au Christ un témoignage anticipé, d'autres parmi les grandes figures bibliques ont eu de lui une révélation directe : c'est le Christ qui est apparu à Abraham sous le chêne do Mambré, à Moïse dans le buisson ardent (2). Plus tard, c'est la Trinité que l'on reconnaît dans les trois personnages accueillis par Abraham: « Tres vidit, unum adoravit» (3). Parfois encore, à la lumière de l'exégèse typologique, on trouve dans les personnages de l'Ancienne Alliance la préfiguration du Christ : le sacrifice d'Isaac, par exemple, annonce

(1) Philadelphiens, S, 26, 1. A. LOISY, Remarques sur la Littérature Epistolaire d.. Nouveau Testament. Paris, 1935, p. 162, relève, dans le premier de ces textes ignatiens cc entre la partie relative aux prophètes et à leur parfait christianisme, et les premières lignes, où le judaïsme est condamné sans restriction comme rentrant dans la catégorilt des doctrines hérétiques, ... une contradiction flagrante ». De cette constatation, et de quelques autres, il conclut à l'interpolation et au remaniement :« marcionite mitigé 1) recouvert d'un cc badigeon catholique », telle est la formule qui lni paraît rendre compte des contradictions par lui relevées. Que les épîtres ignatiennes soient effectivement de celui dont elles portent le nom, et par conséquent du début du ne siècle, comme la grande majorité des critiques tend à l'admettre aujourd'hui, ou qu'il faille y reconnaître avec Loisy une compilation des environs de l'année 200, la question n'est pas, pour la présente étude, essentielle. Il convient tout au moins de souligner au passage que l'argumentation de Loisy à propos de notre texte n'est guère convaincante. Elle procède d'une conception très étroite de la logique, doublée d'une méconnaissance surprenante de la psychologie et des thèmes apologétiques des premiers auteurs chrétiens. Il me paraît significatif, et nullement contradictoire, mais très conforme au contraire aux habitudes de la pensée chrétienne antique, que l'affirmation du christianisme des prophètes aille de pair avec une attaque contre les judaïsants. C'est l'attitude complexe dont l'Eglise ne s'est jamais départie en regard de l'Ancien Testament: elle le revendique et le vénère, parce qu'il relate, pour qui sait le lire, non pas l'histoire d'Israël, mais sa préhistoire à elle; elle maudit en même temps ceux qui, aveugles à la réalité profonde de l'esprit, s'arrêtent aux apparences et à la lettre et « suivant aujourd'hui encore les préceptes du judaisme, avonent que nons n'avons pas reçu la grâce» (IGNACE, Magnésiens, 8, 1). Il faut vt'ftérer les prophètes parce qu'ils sont chrétiens; n'allez pas l'entendre autrement: voilà, en peu de mots, et très simples, la pensée d'Ignace. (2) Cf. p. ex. JUSTIN, Dialogue, 56, 22, et 60, 21. (3) Cf. Dom BOTTE, Abraham dans la Liturgie, p. 89.

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eeJui du Calvaire (1). Parfois enfin, l'interprétation typologique s'étend d'autres que le Christ, et les personnages du Nouveau et de l'Ancien Testament sont associés deux à deux, comme l'image et son ébauche: Baint Pierre est le nouveau Moïse, et l'iconographie chrétienne transpose parfois à son bénéfice les gestes accomplis par le législateur d'Israël; il fait jaillir sous sa baguette la source du rocher; surtout, il reçoit des mains du Christ le rouleau de la Loi nouvelle (2). De même, le vieillard Eléazar, martyrisé sous Antiochus Epiphane avec les sept frères Macchabées, est comparé par saint Grégoire de Nazianze à la fois à saint Etienne et à saint Pierre (3). Toutes ces démarches traduisent la préoccupation commune de souligner l'unité fondamentale et la continuité de la révélation. La lutte contre le gnosticisme en constitue le motif profond. Elles illustrent l'adage théologique : « Novum Testamentum in Vetere latet, Vetus Testamentum in Novo patet ». Dans les développements concrets de l'histoire sainte, les personnages de l'Ancien Testament sont peut-être en position subalterne par rapport à ceux du Nouveau, car ils n'ont, comme le dit l'Epitre aux Hébreux. que« l'ombre des biens à venir» (4). En revanche, dans les glorieus:ls perspectives où se situe l'Eglise triomphante, ils s'insèrent à leur place, sur un pied d'égalité totale, parmi les cohortes des bienheureux. Ecoutons encore Ignace d'Antioche : « Les prêtres déjà étaient vénérables; mais bien au-dessus d'eux est le grand-prêtre, chargé du Saint des Saints, l'unique confident des secrets de Dieu, la porte qui mène au Père, et par laquelle entrent Abraham. Isaac, Jacob, les prophètes, les apôtres et l'Eglise» (5). Et saint Irénée: « Comme ils étaient eux-mêmes membres du Christ, c'est en cette qualité que chacun prophétisait : un seul était préfiguré par tous, et leur message se rapportait à un seul» (6). La litUJ gie a sanctionné ces vues de la théologie: apôtres, prophètes, martyrs, telle est la division tripartite retenue par exemple par le Te Deum. Une telle division cependant n'est pas rigide. Il y a entre les diverses catégories des recoupements. Il y a en particulier des martyrs dans l'Ancien Testament, précisément parmi les prophètes, dont certains, à en croire une tradition empruntée au judaïsme, ont ajouté au témoi-

~

(1) Cf. J. DANIÉLOU, Sacramentum Futuri. Etude sur les Origines de la Typologie biblique, Paris, 1950. (2) Cf. VAN DEN BERGH VAN EYSINGA, « Saint Pierre, second Moïse n, in Annales d'H,stolTe du Christiamsme (Congrès Loisy), Paris, 1928, n, p. 181 ss. Saint Pierre et Moïse sont souvent représentés dans l'art chrétien, soit en position symétrique, soit en une figure composite unique, qui combine les caractères des deux personnages. (3) Hom. 3, In Mach., PG, 35, 627. (4) Hébreux 10,1. (5) Phi/ad., 9, 1. (6) Ad/J. Haer., 4, 23, 10.

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par de la parole celui du sang (1). L'Epitre aux Hébreux le souligne avec force: après avoir rappelé les prodiges accomplis par les prophètes, elle ~numère les persécutions et les tortures qu'ils ont endurées (2). Si la 'p~culation théologique s'est exercée d'emblée sur tous les justes de l'Ancienne Alliance, la dévotion chrétienne s'est tournée avec prédi· lMtion vers ceux qui avaient subi le martyre. Ainsi s'explique la fortune teNte particulière des frères Macchabées. Leur culte s'est développé en deux temps. Antérieurement à la paix de l'Eglise, en période de persécution, effective ou menaçante, ils sont pour les fidèles des modèles non seulement de foi, mais de courage et de' force d'âme. Il s'agit alors essentiellement de les imiter. Si on s'attache à eux plutôt qu'aux prophètes mentionnés par l'Epitre aux Hébreux, c'est qu'ils sont morts au cours d'une persécution véritable, très analogue dans sa forme à celles que connait l'Eglise au lUe siècle. Il n'est pas surprenant par conséquent que saint Cyprien les propose avec insistance en exemple aux futurs confesseurs de la foi (3). Plus tard, une fois le danger disparu, au IVe siècle, le thème de l'imitatio subsiste néanmoins: la sainteté et l'effort vers la sainteté sont de tous les temps. Mais d'autre part, c'est alors, au moment où se développe le culte des martyrs, forme première du culte des saints, que se concrétise la dévotion aux sept frères. Elle a pour point d'appui leurs reliques et leur tombeau, sur lequel s'élève, à Antioche, à partir de 370 environ, une église chrétienne. Vers la même date, le martyrologe de l'Eglise syrienne, conservé en traduction syriaque de 411, mais dont l'original grec remonte probablement au milieu du IVe siècle, les inscrit à la date du 1er août parmi les saints chrétiens. Ils y représentent seuls, pour l'instant, l'Ancienne Alliance (4). Nous savons, par divers témoignages, que le culte des saints juifs, et singulièrement des Macchabées, rencontrait un peu partout dans l'Eglise ancienne des résistances. Elles tiennent aux circonstances précises et aux causes du martyre des sept frères. Ils ont été suppliciés à cause de leur attachement au judaïsme, c'est-à-dire essentiellement à la Loi, à la Loi rituelle, et plus précisément encore, aux prescriptions alimentaires. Or, cette Loi, l'Eglise la proclame caduque. Elle rejette les judéo-chrétiens de toute nuance, qui prétendent se plier encore à ses commandements. Est-illégitime, dans ces conditions, est-illicite que l'on rende hommage à ceux dont on ne saurait prendre à son compte l'atti(1) Sur cette question, cf. H. J. SCHOEPS, cc Die jüdïschen Prophetenmorde n, in Aus frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 126-143. (2) Hébreux 11,35-38. (3) Ad Fortunatum, 11 (PL, 4, 667 55.) : Ep., 56, 6(PL, 4, 349 55.). (4) Cf. M. SIMON, « La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome et le mouvement judaïsant d'Antioche JJ, in Mélanges Franz Cumont, reproduit supra pp. 140 55.

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tude et les motifs? Ou, inversement, si la Loi valait qu'on mourût pour elle, ne mérite-t-elle pas d'être observée par les chrétiens comme par les Juifs? Peut-on honorer les martyrs de la Loi sans tenir la Loi? Imiter les saints d'Israël sans judaïser? Et l'attitude de l'Eglise en la matière n'est-elle pas contradictoire? Saint Jean Chrysostome, avec une verdeur de langage qui ne lui est pas inhabituelle, apporte un fidèle écho de ces objections: il s'élève vigoureusement contre ceux des chrétiens qui, induits en erreur par les ennemis de l'Eglise, refusent leur hommage aux Macchabées, prétextant « qu'ils n'ont pas versé leur sang pour le Christ, mais pour la Loi et les prescriptions de la Loi, et ont été égorgés pour de la viande de cochon» (1). Saint Grégoire de Nazianze, en termes plus voilés, évoque la même objection, lorsqu'il commence ainsi son panégyrique des sept frères: « Et pourquoi les Macchabées? Car c'est d'eux que j'entreprends l'éloge. Beaucoup leur refusent leurs hommages, parce qu'ils n'ont pas combattu leur combat après le Christ » (2). Il s'applique ensuite à prouver qu'ils ont droit à la vénération de tous, parce qu'ils sont morts pour la religion de leurs pères, et continue par cet argument curieux : « Ceux qui ont ainsi témoigné avant le Christ, et privés de son exemple, quelles prouesses n'auraient-ils pas accomplies s'ils étaient venus après lui ?» De même, un synaxaire jacobite, à propos de la fête des Macchabées, donne aux fidèles l'avertissement suivant: « Il convient que tu saches, ô mon auditeur, que nos pères chrétiens ont établi comme règle de faire une fête en faveur des justes de la Loi de la Thora, pour que nous sachions que nous n'avons pas abandonné l'œuvre de la loi de Thora en la rejetant, mais parce que nous sommes passés à une loi meilleure: nous admettons les justes de l'ancienne Loi à leur rang; nous ne les honorons pas plus que les pères de la nouvelle qui ont fait bien plus qu'eux» (3). Deux conceptions sont ici en présence. Pour l'une, il n'y a, à travers le déroulement de l'histoire sainte, israélite ou chrétienne, qu'un seul type de témoignage, celui qui est rendu, avant sa venue comme après, au Christ. Elle est clairement formulée par Ignace d'Antioche dans les textes cités plus haut : « Les prophètes eux-mêmes ont vécu selon le Christ Jésus ». De même, saint Cyprien, racontant le martyre des Macchabées, et comment l'un d'eux fut scalpé avant de mourir - « cutem capitis cum capillis detraxit», - continue ainsi: « Nam cum caput viri Christus sit, et caput Christi Deus, qui caput laniabat in martyre, Deum et Christum persequebatur in capite» (4). L'autre conception établit une distinction fondamentale entre les (1) (2) (3) (4)

Hom. de Eleaz. et septem pueris, 7 (PG, 63, 525). Oratio 15, dc; TOÙC; Mor.xxor.oodouc; (PG, 35, 912). Synaxaire Jacobite, 1er août (PO, 17, 712). Ad For/un., Il.

1..

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martyrs d'Israël et les martyrs de l'Eglise. Seuls, les seconds sont vraiment morts pour le Christ. Les autres ont péri pour la Loi, ou pour la justice, ou pour la vérité, ou pour une foi qui, si elle prépare et contient en quelque sorte implicitement la foi chrétienne, ne peut pas cependant s'identifier sans plus au christianisme. Saint Augustin le souligne avec force : « Propter Christum, id est propter confessionem nominis Christi, quo Christiani sumus, nemo mortuus est ante Christum : ne farte accurat vobis. Multi enim mortui sunt et martyres sunt, muLti prophetae toUa passi sunt. Non tamen ideo moriebantur, quia praenuntiabant Christum, sed quia peccata hominum dicebant in eos, et eorum iniquitatibus Liberius resistebant; et habentur inter martyres. Juste etenim, si non pro nominis Christi confessione, tamen pro veritate occisi sunt» (1). Cette opposition des deux conceptions traduit, en dernière analyse, sur un point particulier, l'opposition entre une exégèse strictement historique et positive, qui s'en tient au sens littéral des textes, et l'exégèse typologique, qui cherche sous la lettre le symbole préfiguratif, et qui, poussée jusqu'à ses conséquences extrêmes oublie parfois la lettre pour le symbole, et tend à effacer toute distinction entre l'Ancien Testament et le Nouveau, et à reconnaître aux vieux Israélites la plénitude du christianisme. Il est intéressant de voir saint Augustin par exemple hésiter entre les deux conceptions que je viens d'analyser, et s'efforcer avec plus ou moins de bonheur de résoudre l'opposition en une synthèse. Tout en posant en principe, nous venons de le voir, qu'il n'y a pas eu de martyrs proprement chrétiens avant le Christ, il s'applique ailleurs à nuancer sa pensée, précisément en ce qui concerne les Macchabées. Sans doute, ils sont morts pour un autre motif que les martyrs chrétiens :« [sti (les chrétiens) pro nomine Christi, illi pro Lege Muysi occisi sunt ». Cependant, ajoute-t-il, il faut les considérer comme des chrétiens avant la lettre :« Christiani fuerunt, sed nomen Christianorum postea divulgatum factis antecesserunt ». Et en voici la raison: « M/}rtui sunt illi pro no mine Christi in Lege veLato. Si de Christo Moyses scripsit, qui pro Lege Moysi veraciter mortuus est, pro Christo anima 'Il posuit. Machabaei ergo martyres Christi sunt ». On peut donc hien les proposer en exemple: « Nemo ergo dubitet, frates mei, imitari M J.chu,baeos, ne cum imitatur Machabaeos putet se non imitari Christianos» (2). Il est permis de faire des réserves sur cette dialectique. Nous noterons simplement pour notre part qu'elle traduit les hésitations de la pensée chrétienne antique devant un problème qui n'était pas de pure spéculation, mais comportait un aspect pratique singulièrement délicat. En effet, dans une chrétienté encore travaillée, de façon chronique, (1) Enarr. in Psalm., 140, 26 (PL, 37, 1832). (2) Serm., 300, 2, et 5-6 (PL, 38, 1379).

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surtout en Orient, par les tendances judaïsantes, le culte des saints d'Israël pouvait prêter à de dangereuses déviations. Il suffisait pour cela - car un tel culte est d'abord culte de reliques - que devinssent accessibles leurs tombeaux, les lieux où ils avaient vécu, les souvenirs concrets qu'ils y avaient laissés. Le mouvement s'épanouit au IVe siècle, lorsque la paix de l'Eglise et la sécurité matérielle restaurée font apparaître, comme une forme originale de la dévotion, les pèlerinages en Terre Sainte (1). L'attitude complexe de l'autorité ecclésiastique s'explique par les circonstances. Ses efforts tendent, par des voies diverses, à maintenir la dévotion des fidèles à mi-chemin entre deux excès : l'un consistait à refuser son hommage aux saints bibliques, considérant qu'ils étaient Juifs, et rien de plus; l'autre à les honorer d'un zèle intempestif et d'une imitation trop précise, comme pouvaient le faire les Juifs. Deux éléments ont joué ici un rôle déterminant : la démarche spontanée et souvent peu réfléchie de la piété populaire, volontiers syncrétisante, et l'existence, dans le judaïsme même, d'un authentique culte des saints.

••• Rien n'est plus suggestif à cet égard que de feuilleter les relations de voyage des premiers pèlerins occidentaux, depuis le très bref Itinéraire de Bordeaux, contemporain de Constantin, jusqu'à la correspondance échangée entre saint Jérôme et ses amies Paula et Eustochium, et, modèle du genre, la Peregrinatio Aetheriae, particulièrement riche en notations précises. La série se poursuit au VIe siècle avec l'Itinéraire d'Antonin de Plaisance, pour reprendre ensuite à l'époque des Croisades (2). On y voit avec quelle avide et méthodique curiosité, avec quelle piété aussi, les voyageurs se mettent en quête de tout ce qu'ont laissé de souvenirs, en Palestine et à l'entour, les personnages de l'Histoire Sainte. Le Christ, certes, est au centre de leur enquête. C'est sur ses traces surtout qu'ils font le voyage. Ils n'en englobent pas moins dans leur vénération ses disciples et leurs précurseurs, eux aussi justes et saints. Ils s'inclinent au passage devant leurs reliques et ne reculent pas, pour (1) Sur cette question, J. BURCKHARDT, Die Zeit Constantins des Grossen2, Leipzig, 1880, pp. 444-447; - A. BAUMSTARK, Abendlündisehe Paliistinapilger des ersten Jahrtausends und ihre Beriehte, Cologne, 1906, et surtout, plus récemment, B. KOETTING, Peregrinatio Religiosa, Wallfahrt und Pilgerwesen in Antike und alter Kirehe, Munster, 1950, qui consacre quelques pages (57-68) aux pèlerinages juifs. (2) Textes édités par GEYER, Itinera Hierosolymitana saee. IV- VIII (CSEL, XXXVI) Pour la Peregrinatio Aetheriae, appelée parfois Peregrinatio S. Silviae, voir aussi l'édition plus récente de H. PÉTRÉ (Sources Chrétiennes, vol. 21), Paris, 1948, qui situe l'écrit « aux alentours de 400, plutôt après qu'avant », et lm place l'origine en Galice plutôt qu'en Gaule. 11

la

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les atteindre, devant un détour long et fatigant. A la suite d'Elie, ils gravissent le Carmel, et desceudent jusqu'à la grotte sainte du Jourdain (1). Ils poussent une pointe jusque dans le Hauran,« propter visendam memoriam Sancti Job gratia orationis» (2) : les termes prouvent assez que ce n'est point là simple curiosité archéologique; saint Jérôme de même signale que ses pieuses correspondantes « vénèrent» les tombeaux bibliques, même lorsqu'elles ne font que les apercevoir de loin (3). Ceux des patriarches à Hébron et des rois à Bethléem, ceux, épars à travers la Palestine, des Juges et des prophètes ont leur place marquée dans tout itinéraire. Chacun de ces lieux saints, même lorsqu'aucune église n'y est encore édifiée, a sa liturgie: on y fait oraison, après avoir lu dans la Bible un passage approprié à l'endroit ou au personnage (4). Les tombeaux ne sont pas seuls à attirer la dévotion. Elle s'adresse à toutes les catégories de « reliques» : on vénère à Jérusalem la corne des onctions royales ; au pied du Sinaï la pierre sur laquelle Moïse a brisé les tables de la Loi; sur le mont Horeb, le buisson ardent, toujours vivace; à Haran le puits de Jacob; dans l'église de Galgala les douze stèles de pierre dressées par Josué après le passage du Jourdain (5). Ces lieux et objets sacrés ont généralement des vertus miraculeuses: les thermes d'Elie, sur la Mer Morte, guérissent de la lèpre; les pierres du Carmel protègent les femmes contre les fausses couches; miraculeux aussi les rameaux d'un sycomore planté par les patriarches, et ceux du chêne de Mambré (6) : pierres, sources, arbres, point n'est besoin de beaucoup de sagacité pour déceler dans ces rites, christianisés par transposition, sous le vernis ecclésiastique superposé au vernis juif, le tenace substrat de l'antique paganisme sémitique. Il en va de même, tout au moins dans le cas des patriarches, et lorsqu'elle est le fait non pas des pèlerins du dehors, mais des indigènes, de la vénération envers les tombeaux: elle n'est autre chose alors, dans son principe, qu'une forme de culte ethnique, rendu aux ancêtres lointains de la tribu ou de la race. "'., En face de ces manifestations spontanées de la religiosité populaire palestinienne, la position de l'Eglise cc enseignante» apparaît singulièrement délicate. Rendre un culte aux tombeaux des prophètes et des patriarches, aux lieux et aux choses associés à leur mémoire, ce n'est sans doute, en un sens, et en principe, que donner une expression concrète aux sentiments maintes fois exprimés par les docteurs. Pour qui voit dans l'histoire d'Israël une simple anticipation de celle de (1) (2) (3) (4) (5) (6)

Piacent. ltin, 31. Aether., 13. Paulae, 15. Aether., passim. BAUMSTARK, op. cit., pp. 39-40. Ibid., pp. 48·49. Anton. Peregr. Peregr. Peregr.

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l'Eglise, il est légitime et logique d'en vénérer les héros, dans la forme même adoptée vis-à-vis des saints chrétiens. Un écrit comme celui du Pseudo-Epiphane, qui dresse un catalogue complet et minutieux des lieux de sépulture des prophètes, dans l'intention très claire d'en faciliter la visite et d'orienter les fidèles, prouve assez que tel était en effet le point de vue des autorités ecclésiastiques: il ne pouvait sans contradiction être différent (1). Il n'en est pas moins vrai qu'en fait, sur place, chez la masse des fidèles qui d'emblée y participent, ce culte représente tout autre chose qu'une prise de possession réfléchie et conséquente, par laquelle seraient annexés au christianisme, après le Livre lui-même, les lieux, les objets et les personnes dont parle le Livre. Il s'agit bien plutôt du prolongement irrésistible de vieux rites préchrétiens, préjudaïques même, que leurs tenants continuent de pratiquer par atavisme autant que par ferveur chrétienne. Israélites de naissance ou Sémites de la périphérie pour qui les premiers patriarches représentent, au même titre que pour les Juifs, des grandeurs familières, et familiales, ils y apportent, après leur conversion comme avant, des dispositions assez différentes de celles que souhaiterait le clergé. En ce sens, l'Eglise subit ce culte, ou le tolère, plus qu'elle ne le suscite. Le problème pratique qui s'est ainsi posé à elle n'apparaît pas fondamentalement différent de celui qu'elle a dû résoudre à l'occasion de survivances païennes. Dans un cas comme dans l'autre, elle s'est efforcée, n'ayant pu extirper des dispositions trop profondément ancrées au cœur des fidèles, de leur imprimer tout au moins une allure chrétienne et une direction orthodoxe. La tâche était ici, en un sens, plus facile. Alors qu'il fallait, en effet, pour neutraliser une dévotion païenne, modifier autant que possible le rite où elle s'exprimait et, en tout cas, l'objet auquel elle s'adressait, substituer le saint au héros, exorciser les cc démons» païens, installer à leur place les puissances chrétiennes (2), un saint israélite, en revanche, pouvait être intégré à l'Eglise sans retouche, puisqu'il était d'avance chrétien. Mais d'un autre point de vue, la tâche était aussi infiniment plus délicate. Le danger inhérent aux survivances païennes n'était pas celui d'une apostasie, mais plutôt d'une sorte de contamination interne de l'Eglise elle-même, ou tout au moins d'une large partie des fidèles. Les convertis du paganisme risquaient, une fois les lieux et objets de culte pris en possession exclusive par l'Eglise, et christianisés tant bien que mal, non pas de redevenir païens,

(1) PS, EPIPHANE, De Prophetis, eorumque obitu et sepulturu (PG, 43, 393 ss.). Cf. BASILE DE SÉLEUCIE, Homélies, 2-16, sur les personnages illustres de l'Ancien Testament (PG, 85, 27 ss.). Sur le culte chrétien des prophètes, SCHERMANN, Propheten und Apostellegenden (Texte und Untersuchungen, 31, 3), Leipzig, 1907, p. 118 ss. (2) Parmi l'ahondante littérature relative à la question, cf. par exemple P. SAINTYVES Les Saint.~ successeurs des dieux, Paris, 1907, et H. DELEHAYE, Les Légendes hagiogrupllique. 2 , Bruxelles, 1906, pp. 168-240.

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mais de le rester, en dépit de l'étiquette chrétienne. Au contraire, en vénérant les saints juifs, les chrétiens de Palestine se trouvaient exposés à la promiscuité d'un rival beaucoup plus dangereux en l'occurrence que le paganisme. Les Juifs, solidement groupés en une communauté religieuse vivace, ne se laissaient pas arracher leurs héros : ils les sentaient bien à eux. Pour établir le bien-fondé de leurs titres de propriété, les Israélites invoquaient le témoignage de cette Ecriture dont les chrétiens reconnaissaient au même titre qu'eux l'autorité; ils pouvaient, gardant l'âme prosélytique, exploiter à leur bénéfice les dispositions hagiolâtriques des chrétiens : le culte des saints juifs risquait ainsi, à tout moment, de s'élargir en mouvement judaïsant, et ceci d'autant plus que les Juifs semblent avoir pratiqué ce culte avec une égale ardeur. Il existe en effet, dans le judaïsme des débuts de l'ère chrétienne, un culte des saints. Son développement a été longtemps gêné par la rigueur monothéiste sur le plan doctrinal et, sur celui de la vie rituelle, par l'unicité du sanctuaire: lorsqu'on s'est préoccupé de trouver les origines du culte chrétien des saints, c'est du côté de l'hellénisme et non pas du judaïsme qu'on s'est tourné d'abord (1). Il ne faudrait pas, cependant, exagérer la force inhibitrice du dogme : le monothéisme islamique n'a pas empêché la vivace floraison du culte des marabouts. Aussi bien y a-t-il là une démarche spontanée de la dévotion populaire, qu'une coupe à travers les religions permettrait de retrouver presque partout à cet étage. D'autre part, le Temple, à l'époque qui nous intéresse, n'existe plus. Est-ce à dire que le culte des saints représente en Israël une apparition tardive, voire même un fait d'emprunt? Peut-être convient-il, pour élucider la question, de distinguer dans ce culte, comme je l'ai fait pour le christianisme, deux formes assez différentes dans leurs origines et leurs manifestations. L'une, qui ne nous intéresse pas ici de façon directe, procède de la spéculation théologique, et plus spécialement apocalyptique. On sait comment, au contact des milieux païens, la pensée juive s'est attachée, dans les derniers siècles avant l'ère chrétienne, au problème des relations entre Créateur et création. Elle s'est efforcée de le résoudre en insérant, entre Dieu et le monde, des intermédiaires, attributs personnifiés de Dieu ou êtres célestes. C'est ainsi également que les grandes figures de l'histoire israélite ont été parfois élevées à la dignité de collaborateurs de Jahvé, et peut-être, dans les milieux les plus teintés de syncrétisme hellénistique, de véritables demi·dieux. Il ne pouvait être question, à moins de les supposer préexistants, de les associer à l'œuvre (1) Sur les racines juives du culte des saints, cf. les remarques de E. LUCIUS, Les Origines du culte des saints dans l'Eglise chrétienne, trad. E. J eanmaire, Paris, 1908, p. 192 ss., et M. von WULF, Ueber Heiligen und Heiligenverehrung in den ersten christlichen Jahrhunderten, Leipzig, 1914.

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de la création. En revanche, un rôle brillant pouvait leur être allllign~, non seulement dans la révélation, mais encore dans le drame final, au terme duquel un ordre nouveau s'instaurerait avec les temps messianiques (1). De fait, plusieurs des héros d'Israël ont été appelés à une fonction éminente dans l'élaboration du siècle à venir, et tout d'abord ceux que la Providence avait, par des voies miraculeuses, soustraits à la mort vulgaire et réservés ainsi pour une besogne dont il n'était pas impossible peut-être de percer le secret: Elie et Hénoch. A l'époque de Jésus, la croyance populaire même fait du premier le précurseur nécessaire du Messie : l'identification par les chrétiens de la première heure de Jean-Baptiste et d'Elie le montre bien (2). La fortune d'Hénoch a été par moments, et dans certains milieux, plus brillante encore : la littérature qui porte son nom en fournit un témoignage suffisamment éloquent. La spéculation rabbinique, de son côté, n'hésite pas à l'identifier à Metatron, le mystérieux comptable de Jahvé :« Hénoch fut enlevé et transporté par la Memra du Seigneur dans le ciel, et désormais Dieu lui donne pour nom Metatron, le grand scribe» (3). D'autres personnages ont bénéficié, à la suite de ces deux prophètes, d'une fortune analogue : Melchisédech, par exemple, qui figure parmi les« ouvriers» messianiques, et tout spécialement Moïse, le plus grand d'entre les fils d'Israël. Certains écrits suggèrent sa préexistence; d'autres, plus explicitement, indiquent qu'il a été lui aussi ravi au ciel: d'après Josèphe (4), il a disparu dans une nuée; l'Epître de Jude, 9, le présuppose, et il nous est parvenu des fragments d'un écrit intitulé l'Assomption de Moïse (5). L'Ecriture d'ailleurs fournissait à cette légende un point d'appui :« Personne jusqu'à ce jour n'a vu le tombeau de Moise» (6). On attend son retour, comme celui d'Elie, à la fin des temps : il est significatif que les deux personnages soient associés par l'Evangile dans la scène du Tabor (7) ; et peut-être faut·illes reconnaître

(1) Sur ces développements de la pensée juive, cf. BoussET·GREssMANN, Die Religion des Judentums im spathellenistischen Zeitalter, Tübingen, 1926, et surtout P. VOLZ, Die Eschatologie der jüdischen Gemeinde im neutestamentlichen Zeitalter, Tübingen, 1934, p. 186 ss. (2) Matth. 17, 10-13. Elie semble d'ailleurs avoir tenu une place de choix dans la dévotion chrétienne. Le Carmel et Siloé sont les deux points d'appui principaux de son culte; cf. C. Kopp, Elias und Christentum auf dem Karmel, Paderborn, 1929, et KJAER, «Excavations of Shiloh)), in Journal of the Palest. Orient. Society, 1930, p. 157 ss. Basile de Séleucie le qualifie de &ytoç, !J.ocxœptoç xoct !J.Éy')(ç : Orat., Il (PG, 85, 148). Il est possible que son culte se soit rencontré avec un culte païen d'Hélios. Sur la figure d'Elie dans la tradition juive, cf. art. Elijahu, Encyclop. Judaica, VI, 481. (:l) Targum Ps. Jonathan sur Gen. 5, 24. (4) Ant. Jud., 4, 8, 48. (5) Edit. E. KAUTSCH, Die Apokryphen und Pseudepigraphen des Alten Testaments, II, Tübingen, 1900, pp. 311-330. (6) Deutér., 34, 6. (7) Mattia., 17, 1·8.

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aussi dans les deux témoins dont parle l'Apocalypse (1). Enfin, Moïse a d'un saint véritable le rôle d'intercesseur : « Grand ange qui à toute heure prie et lève ses regards vers Celui qui règne sur l'univers; il le fait souvenir de l'Alliance des Pères et adoucit le Seigneur par ses adjurations» (2). On a peine à croire que, dans le cas de Moïse en particulier, cette spéculation ne se soit pas doublée, en Israël, de dévotion véritable. A mesure que s'amplifiait la vénération pour la Loi, la personne du législateur grandissait d'un mouvement parallèle, jusqu'à dépasser parfois les limites de l'humanité. Sans doute, dans le judaïsme orthodoxe de Palestine, on ne l'invoque pas, ni lui ni ses compagnons de gloire. Mais les sentiments que nourrit un Philon pour ce « grand mystagogue» du judaïsme sont ceux d'une piété profonde : par les dispositions du cœur, c'est bien là un culte (3). Et l'on est fondé à croire que la masse des fidèles y a joint, en bien des cas, les gestes extérieurs de la vénération, et les formules de prière. Pareille dévotion s'est créé une Légende Dorée avec toutes les apocalypses, visions, ascensions d'Abraham, de Moïse, d'Hénoch, d'Isaïe. Le récit de la passion des frères Macchabées, dans le second des livres qui porte leur nom, appartient déjà au genre littéraire des Acta Martyrum (4) et le Quatrième Livre des Macchabées est peut-être une homélie prononcée sur la sépulture même des sept frères (5). Les Vies des Prophètes, déjà mentionnées, du Pseudo-Epiphane, ont toute chance de remonter à un original juif (6). Si cet écrit a pu être facilement christianisé, c'est que les sentiments qui l'inspiraient étaient ceux-là même qu'éprouvaient les fidèles chrétiens. Il prouve aussi, en insistant sur la localisation de la sépulture des saints juifs, et dans certains cas au moins sur les miracles qui s'y sont produits, que ce culte ne restait pas confiné sur le plan de la pure dévotion spirituelle : il vit de reliques et de pèlerinages. En Israël, c'est aux lieux sacrés de l'histoire nationale et religieuse qu'il s'est épanoui. Nous rejoignons ainsi la seconde forme de culte des saints, celle (1) Apoc., 11, 3 ss. (2) Assompt. Moïse, 11, 16-17; cf. BOUSSET-GRESSMANN, op. cit., pp. 121-122. (3) Sur Moise, dans la pensée et la piété philoniennes, E. R. GOODENOUGH By Light, Light. The Mystic Gospel of Hellenistic Judaism, New-Haven (Connect.) 1935. Sur les fresques de la synagogue de Doura, Moise est représenté en dimensions surhumaines : A. GRABAR, « Le thème religieux des fresques de la synagogue de Doura n, in Revue de l'Histoire des Religions, 1941, 123, p. 144 ss. et 124, p. 1 ss. Une église chrétienne du IVt' siècle était dédiée à Moise sur le mont Nébo: S. SALLER, cc L'église du mont Nébo n, in Revue Biblique, 1934, p. 120 ss. (4) II Macch., 6, 18· 7, 42. (5) Cf. A. DUPONT-SOMMER, Le Quatrième Livre des Macchabées (Biblioth. de l'Ecole des Hautes Etudes, Section des Sciences Hist. et Philol., fasc. 274), Paris, 1939, pp. 20-25, et 67-75. (6) SCHERMANN, op. cit., p. 18 ss.

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qui naît spontanément de la dévotion populaire. Elle est, on peut l'affirmer, aussi ancienne que le peuple élu lui-même, puisqu'elle s'alimente aux traditions qui lui servent à expliquer ses origines. Mais durant toute la période de l'indépendance politique, ou plus exactement depuis la construction du premier Temple jusqu'à la destruction du second, elle s'est trouvée refoulée, semble-t-ü, en marge de la vie religieuse officielle, parmi les masses douteuses des Ame-ha-Aretz. Elle n'a pas été étouffée pour autant. L'on conçoit que les spéculations dont je viens de dire un mot aient réhabilité, auprès des milieux plus ou moins hellénisés, en donnant aux formes antiques un sens nouveau, ce culte primitif rendu aux pères de la nation. Ce n'est qu'aux débuts de l'ère chrétienne, selon toute apparence, qu'ü a acquis, joignant désormais aux patriarches prophètes, rois et confesseurs, droit de cité même dans le judaïsme palestinien orthodoxe. En ce sens, mais en ce sens seulement, ü représente un phénomène tardif. Sa diffusion traduit, à une époque d'asservissement à l'étranger, et surtout une fois le sanctuaire détruit, l'effort héroïque d'Israël pour se raccrocher à son passé. On a pu dire que jamais le Temple n'avait été aussi populaire qu'après sa ruine: ü est devenu alors, pour tout le peuple, le symbole même du passé perdu. Les lieux de pèlerinage de la périphérie ont bénéficié de ce même mouvement, qui englobe dans une ferveur identique tous les vestiges de l'antique splendeur. Peut-être même en ont-üs bénéficié de façon plus directe. Du Temple, en effet, ü ne restait que des pierres informes, bonnes tout juste à exciter des lamentations. Aux tombeaux des patriarches ou des prophètes, au contraire, rien n'avait changé; là, du moins, autour des grands ancêtres ou des grands inspirés, Israël pouvait se regrouper; ü pouvait, à leur contact réconfortant, retremper ses espérances. A cela s'ajoute la concurrence chrétienne. En prétendant annexer les saints bihliques, les chrétiens en ont incontestablement stimulé le culte dans le judaïsme même. Il a fallu cette tentative de transfert pour faire sentir aux Juifs, à un degré insoupçonné sans doute auparavant, combien leur étaient chères la mémoire et les reliques de leurs saints. A saint Augustin, qui revendique pour l'Eglise les frères Macchabées, un interlocuteur juif demande avec une surprise indignée: « Quomodo istos nostros vestros martyres computatis?» (1). On pourrait même croire que ce culte s'est développé en Israël à partir du christianisme, par une sorte de choc en retour, n'était, entre autres témoignages, le verset évangélique célèbre : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, qui bâtissez des tombeaux aux prophètes et ornez les monuments des justes» (2). Le mouvement, en fait, (1) Semw, 300, 3. (2) Mallh., 23, 21. Sur le culte des tombeaux dans le judaïsme de l'époque, JostPHE, Arn. Jud., 16, 7, 1 ; 1 Macch., 13, 27 8S.

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l'intervention du christianisme, qui n'a fait que l'amplifier. Il est possible qu'il soit né dans les milieux pharisiens, comme le suggère notre verset. D'autres témoignages en confirment la présence dans le judaïsme, aux premiers siècles de notre ère. A Antioche, une synagogue, plus tard transformée en église, ahritait la Ilépulture des frères Macchahées (1). Qu'elle ait été construite sur le tomheau, ou qu'au contraire on ait déposé les corps dans un édifice déjà existant, peu importe: il est évident, dans un cas comme dans l'autre que les reliques étaient jugées dignes de vénération. La démarche cultuelle que nous sommes en droit de postuler ici est clairement attestée en ce qui concerne le tomheau des patriarches à Héhron. Même après la mainmise chrétienne, les Juifs y venaient en pèlerinage. Antonin de Plaisance les y a vus encore au VIe siècle, séparés des chrétiens, dans la basilique, par une simple balustrade : « Per medio discurrit cancellus, et ex uno latere intrant Christiani, et ex alio latere Judaei, incensa facientes multa» ; ils s'y pressent en foule particulièrement dense le jour de la depositio de Jacoh, céléhrée simultanément par les deux religions, (( alio die de Natale Domini» (2). Mais l'exemple le plus éloquent à cet égard est celui du chêne de Mamhré, qu'entourait au IVe siècle une vénération unanime. Sozomène en parle en termes fort suggestifs : « Les indigènes y tiennent aujourd'hui encore, chaque année, à la saison d'été, une hrillante assemhlée, où viennent aussi les gens du reste de la Palestine, les Phéniciens et les Arahes. Ils s'y réunissent en très grand nombre pour leurs affaires, pour acheter et vendre. Tous célèhrent la fête avec empressement : les Juifs parce qu'ils se glorifient d'avoir Ahraham pour patriarche, les Gentils à cause du séjour qu'ont fait là les anges, les Chrétiens enfin parce que, alors déjà, était apparu à l'homme pieux Celui qui plus tard s'est manifesté, né de la Vierge, pour le salut du genre humain. Et ils honorent ce lieu par des cérémonies appropriées à leurs cultes respectifs : les uns prient le Dieu de l'univers, les autres invoquent les anges, font des lihations de vin, offrent de l'encens, sacrifient un hœuf, un houc, une hrehis ou un coq» (3). Ces renseignements se sont trouvé confirmés en tous points par l'archéologie. Des fouilles entreprises par les Allemands au Rhamet-elKhalü, identifié avec le Mamhré hihlique, ont mis au jour une douhle enceinte, l'une hérodienne, détruite en 70, l'autre de l'époque d'Hadrien (4). Elles englohaient certainement le puits et l'arhre présumés du (1) Cf. M. SIMON, La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome, supra, p. 147 SS. (2) Anton. Placent. ltin., 30, éd. Geyer, pp. 178-179. Cf. ltin. Burdig., éd. GEYER, p.25. (3) Hist. Eccles., 2, 4 (PG, 67, 944). (4) Compte rendu de Mader, in Revue Biblique, 1930, p. 104 ss. ; cf. F.-M. ABEL, « Mambré n, in Etudes Palestiniennes et Orientales (Conférences de saint Etienne, 1), 1910, p. 146 ss.

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patriarche, de même que l'autel de pierre où il était censé avoir .aori6~, et qui servait encore au IVe siècle pour les holocaustes et les libation•• On a trouvé à l'intérieur, entre autres objets, des ossements d'animaux divers, des pattes de coq, des fragments de statuettes romaines de dieux, des lampes votives s'échelonnant depuis Hadrien jusqu'à Constantin. Il n'y a donc aucun doute sur la réalité et l'importance de ce lieu de culte encore à l'époque chrétienne, ni sur l'ampleur de cette réunion annuelle, religieuse et commerciale à la fois, très analogue sans doute aux cc pardons» bretons ou aux cc moussem» du Maroc. C'est peut-être parce qu'il redoutait qu'elle fût l'occasion de sursauts nationalistes qu'Hadrien fit élever sur les lieux une nouvelle enceinte. La participation des païens, venus parfois de très loin, vaut d'être notée. On notera de même les efforts tentés par Sozomène pour distinguer non seulement les catégories de pèlerins, mais aussi, et de façon assez artificielle les motifs qui les amenaient à Mambré. Que le clergé se soit efforcé de persuader les fidèles qu'ils venaient là pour honorer le Christ préexistant, la chose est plausible, et s'accorde avec l'exégèse ecclésiastique officielle de Gen. 18,1-16. Que les fidèles aient eu la volonté de faire ainsi profession véritable et exclusive de christianisme, il est permis d'en douter. Il est également invraisemblable que les deux autres catégories de pèlerins aient eu une notion aussi précise des puissances particulières, Abraham ou les anges, qu'elles venaient respectivement honorer. Il est très vraisemblable au contraire que les uns et les autres, chrétiens compris, honoraient d'une même vénération superstitieuse, et peut-être avec les mêmes gestes, le numen local, l'arbre et le puits où se manifestait sa puissance : Sozomène lui-même signale comme une pratique commune aux trois cultes celle des ex-voto pour guérison. Et sans doute ce numen était-il alors identifié, de façon plus ou moins explicite, avec Abraham, patron du lieu, où son souvenir était partout présent. Si les Juifs célébraient tout naturellement en lui, comme l'indique Sozomène, leur patriarche, le père de leur race, les païens, de leur côté, n'avaient aucune raison de lui refuser le tribut de leur dévotion: Sémites, ils pouvaient au même titre que les Juifs le revendiquer comme leur grand ancêtre; Gréco-Romains, les tendances syncrétisantes largement diffusées à l'époque les prédisposaient à honorer le patriarche : on sait comment, un siècle plus tôt, Sévère Alexandre lui avait fait une place dans sa chapelle privée, aux côtés du Christ et d'Orphée (1). Et les chrétiens, qu'ils fussent issus d'Israël ou de la Gentilité, partageaient les mêmes sentiments. Abraham d'ailleurs figurait au nombre des saints; on honorait son tombeau tout près de là (1). Comment admettre que, vénérée à Hébron, la figure pitto(1) Histoire Auguste, Alex. Sev., 29, 2.

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resque et concrète du patriarche se soit, à Mamhré, effacée devant la notion toute théologique du Logos ? Dans l'énumération de Sozomène, les Juifs sont cités les premiers. Sans doute, enfants véritahles d'Ahraham, étaient-ils à l'époque les plus empressés à lui rendre hommage. C'est autour du judaïsme que s'organisent les assemhlées de Mamhré; c'est lui qui, en définitive, risquait d'en retirer quelque hénéfice. Un judaïsme composite, certes, tout pénétré d'infiltrations ou de survivances païennes, mais d'autant plus inquiétant peut-être que ses contours étaient mal définis, et qu'il représentait au surplus, pour les populations même chrétiennes de Palestine, le milieu religieux ancestral. Syncrétisantes par essence, ces formes de la dévotion populaire étaient susceptihles à tout moment d'entrainer les fidèles, en quête de miracles et de guérisons, hors des limites de la croyance et de la pratique orthodoxe, vers les rites et les ohservances de ce culte rival qui n'avait encore perdu, sur la terre de ses pères, ni sa force d'attraction, ni son désir de propagande. Il n'est pas surprenant, en conséquence, que le culte des saints juifs ait rencontré parfois dans l'Eglise les résistances signalées plus haut. Elles ont revêtu une acuité particulière à proximité des tomheaux et autres lieux de culte. Si, comme j'ai essayé de le prouver ailleurs, l'ample mouvement judaïsant qui, à la fin du IVe siècle, sévissait dans la chrétienté d'Antioche, doit être mis en rapport avec le culte local des Macchahées (2), on admettra volontiers, en se remémorant l'exemple de Mamhré, que l'opposition ainsi comhattue par les prédicateurs n'était pas de principe seulement, et ne se limitait pas à une seule ville. Elle devait hien plutôt tirer argument, partout où les Juifs rivalisaient de zèle avec les chrétiens dans la vénération de leurs lieux saints, de cette périlleuse promiscuité. Si les docteurs ont mis tant d'ardeur à la réduire, c'est qu'à leurs yeux les personnages de l'Ancien Testament sont de véritahles chrétiens avant l'heure. Il ne faut pas en conclure qu'ils ont méconnu les risques. A défaut de témoignage explicite, les précautions prises par l'Eglise orientale pour contenir le culte dans des limites compatihles avec la pratique et la foi orthodoxes prouvent assez qu'elle était pleinement consciente du danger.

** * Imprimer aux saints israélites et à leurs reliques un cachet de christianisme induhitahle, et essayer, du même coup, de décourager les (1) Sur le sanctuaire d'Hébron et ses rapports avec celui de Mambré, L. H. VINCENT et F. J. MACKAY, Hébron, le Haram·el·Khalil, sépulture des Patriarches, Paris, 1923. (2) M. SIMON, La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome, supra, pp. 149 ss.

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Juifs de les véuérer, tel est le problème. Diverses solutions ont été tentées. La plus simple consistait à s'assurer la possession exclusive, par occupation ou translation, du lieu ou de l'objet vénéré. Les chrétiens y ont eu recours chaque fois qu'ils l'ont pu. Ainsi à Mambré : pour parer aux promiscuités dangereuses, Constantin fit construire une église magnifique, dont l'enceinte englobait le chêne, le puits et l'autel, afin, dit Sozomène, « que rien d'autre ne s'y accomplît désormais que le culte divin conforme à la loi de l'Eglise» (1), Ainsi également à Hébron, où s'élevait au IVe siècle, nous l'avons vu, sur la tombe des patriarches Abraham, Isaac et Jacob, une somptueuse basilique. Ainsi encore à Antioche, où les fidèles mirent la main, à la faveur sans doute d'un remous d'antisémitisme populaire, sur la synagogue qui abritait les reliques des frères Macchabées (2). Il serait facile, et oiseux, de multiplier les exemples. Nous en rencontrerons d'autres chemin faisant. Les avantages de cette solution n'ont guère besoin d'être soulignés: il était plus aisé à la dialectique des théologiens de démontrer qu'en droit les personnages de l'Ancien Testament étaient chrétiens lorsqu'ils l'étaient devenus déjà en fait. Aux revendications des Juifs, la possession des reliques opposait un démenti péremptoire. Elle paraît du même coup, chez les fidèles, aux velléités judaïsantes. Pareil procédé toutefois n'était pas toujours possihle. Il fallait compter parfois, lorsqu'on se trouvait en présence d'Une population juive nombreuse, sur une résistance énergique. C'est ainsi que, lorsque les chrétiens essayèrent, sous l'empereur Marcien, d'enlever et de transporter à Constantinople les reliques des grands prêtres Eléazar et Phinéas, la tentative provoqua une véritable insurrection des Samaritains (3). De même, lorsqu'en 415, ils voulurent s'emparer du corps de Joseph, ils ne le cherchèrent pas « dans le cénotaphe traditionnel, ce qui eût été dangereux, mais fouillèrent un champ voisin où ne se manifestait apparemment aucun signe extérieur de sépulture» (4). Nous avons vu également qu'à Hébron même, une fois la basilique construite, les autorités ecclésiastiques laissèrent aux Juifs l'accès du tombeau des patriarches et se contentèrent de les isoler des chrétiens par une balustrade. Ainsi, aujourd'hui encore, les diverses confessions chrétiennes se côtoient autour du Saint Sépulcre, dont aucune n'a pu s'assurer la possession exclusive. L'Eglise cependant ne se résignait sans doute qu'à contre-cœur à ce genre de compromis, qui diminuait le risque, sans le supprimer (1) (2) (3) 1933, (4)

Hist. Eccles., 2, 4. Cf. E. LUCIUS, Les Origines du culte des Saints, p. 192, note 3. F.-M. ABEL, « Le puits de Jacob et l'église Saint-Sauveur n, in Revue Biblique. p. 395, n. 4. ABEL, op. cit., p. 395.

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entièrement. Pour annexer plus complètement les personnages bibliques, elle leur a associé parfois un saint chrétien. Ces couples hagiographiques, s'üs ont de toute évidence une valeur symbolique et illustrent la continuité qui unit, dans le plan providentiel, l'Ancienne Alliance et la Nouvelle, pourraient bien aussi, dans certains cas du moins, tendre à détourner les Juifs de la vénération des saints bibliques. Voici quelques exemples. Des fouilles entreprises en 1913, à proximité de Madaba, sur l'emplacement d'une ancienne église, ont fourni d'intéressantes précisions sur le culte rendu autrefois par les indigènes à Lot, neveu d'Abraham. La tradition juive ne tenait pas en particulière estime ce père incestueux, ancêtre de Moab et d'Ammon, races abhorrées (1). Il n'en avait pas moins été, pour sa justice, choisi par Dieu et arraché au cataclysme de Sodome. Accepté d'assez mauvaise grâce par Israël, son souvenir était au contraire activement honoré par les populations de la périphérie palestinienne, imparfaitement judaïsées et qui se réclamaient de lui: le culte qu'on lui rendait près de Ségor est certainement, comme celui d'Abraham à Mambré, sous sa forme primitive, pré-chrétien, voire pré-judaïque. On vénérait en lui le patron du territoire et le père de la race. Chez ces populations, que nous savons par ailleurs assez licencieuses la faute du patriarche - malgré soi ivrogne incestueux - n'était point pour nuire vraiment à son prestige (2). L'universalisme chrétien annexa de bonne heure, comme un précurseur parmi les Gentils, l'homme de Ségor. On passe sous süence l'épisode scabreux, on met l'accent sur les mérites du personnage et sur son élection par Dieu. Déjà, la Seconde Epître de Pierre propose « le juste Lot» en exemple aux fidèles (3). Clément Romain, vante son hospitalité et sa piété (4). Il était naturel, par conséquent, que l'Eglise s'efforçât, une fois converties les populations intéressées, de mettre la main sur le culte local et de le neutraliser. Elle n'y a qu'imparfaitement réussi. Le témoignage de l'archéologie est à cet égard très éloquent. La mosaïque exhumée dans le sanctuaire en question porte une décoration fort curieuse et, si l'on en juge par comparaison avec d'autres œuvres religieuses de l'époque, d'inspiration assez peu chrétienne: dans un décor d'arbres et d'animaux, on voit, escortées d'un joueur de flûte et d'une sorte d'Hercule armé d'une massue, deux femmes vêtues le plus sommairement possible. Le R.P. Abel a proposé avec beaucoup de vraisemblance d'y reconnaître les filles du patriarche (5). (1) Genèse, 19. (2) Sur ce culte, F.-M. ABEL, cc Croisière à la Mer Morte », in Revue Biblique, 1910, p. 110 8S. Sur Lot dans la tradition juive, art. Lot, in Encycl. Judaica, 10, 1123 88. (3) II Petr., 2, 7. (4) 1 Clem., 11. (5) ABEL, in Revue Biblique, 1914, p. 112 88.

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Un motif de vigne s'enroule à l'entour et semble comme un rappel discret de l'épisode bihlique. Et pourtant, aucun doute n'est possihle sur le caractère chrétien du monument et de son étrange décoration, Il est attesté par plusieurs inscriptions sur le pavement : « Saint Lot, reçois la prière de Roma, de Porphyria et de Marie, tes servantes», dit l'une. L'autre, au seuil de l'église, reproduit un verset biblique: « Alors on apportera des veaux sur ton autel» (1). Il n'est pas exclu qu'il faille l'entendre au sens littéral, et qu'il y ait eu, dans ce christianisme fortement syncrétiste des confins palestiniens, des survivances de culte sacrificiel. La troisième inscription, au centre de l'église, est pour nous plus intéressante encore. C'est en effet une invocation au « Dieu de saint Lot et de saint Procope». Le second personnage est un martyr chrétien. L'association de deux figures aussi différentes et aussi éloignées l'une de l'autre dans le temps est curieuse. Elle peut s'expliquer de façon satisfaisante par le désir qu'avait l'autorité ecclésiastique, en adjoignant à Lot un personnage authentiquement chrétien, d'orthodoxie et de moralité également irréprochables, d'exorciser l'inquiétant patriarche, dûment catalogué comme saint, et de conférer ainsi aux hommages qu'il recevait un caractère d'incontestable christianisme. C'est peut-être une préoccupation identique qui est à l'origine de certains au moins des couples hagiographiques que l'on relève à travers la Palestine. A Charris, résidence d'Abraham, une église s'élevait au IVe siècle sur l'emplacement de la maison du patriarche, mais elle se doublait d'un martyrium chrétien : « Ecclesia ubi fuit primitus domus Abrahae, nunc et martyrium ibi positum est, id est sancti cujusdam monachi nomine Helpidi» (2). Le cas de David est plus curieux encore. Jusqu'à l'époque d'Antonin de Plaisance, chrétiens et Juifs vénéraient de concert, le lendemain de Noël, la sépulture commune au grand roi et au patriarche Jacob. Par la suite -le fait est attesté au VIlle siècleà la faveur sans doute de l'homonymie, le patriarche est remplacé, dans la liturgie jérusalémite, par Jacques, frère du Seigneur et premier « évêque» de Jérusalem, que le calendrier local associe désormais au roi David à la même date du 26 décembre (3). Le corps de ce même Jacques aurait été, selon la tradition, déposé, sur sa demande, dans une memoria édifiée par lui, auprès de saint Zacharie, père du Baptiste, et de saint Siméon : le rapprochement est ici particulièrement riche de sens puisqu'il permet d'associer dans une même vénération le sacerdoce israélite et le sacerdoce chrétien, et illustre la continuité qui unit l'un à l'autre. L'Eglise a parfois usé d'un autre moyen encore, qui consistait à (1) Psaume 51, 21. (2) Peregr. AEtheriae, 20, 3, 5. (3) VINCENT-MACKAY, op. cit., p. 158. Cf. B. p.68.

KOETTING,

Peregrinatio Religiosa,

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détourner la dévotion des fidèles vers un lieu différent de celui sur lequel les Juifs s'étaient déjà acquis des droits. Tantôt c'est une tradition nouvelle qui se crée, sur la foi très souvent d'une vision, départie à quelque saint personnage, et l'on s'efforce alors de discréditer la tradition juive comme inauthentique et erronée : l'inventio des reliques de Joseph, déjà signalée, s'est vraisemblablement opérée ainsi. Tantôt au contraire le christianisme se contente d'opposer à la tradition juive une tradition déjà existante. Il régnait, en effet, dans ce domaine des traditions bihliques, une diversité comparable à celle qui se manifeste chaque fois que la vie d'un grand homme reste peu connue dans le détaü de ses événements et épisodes. De même que sept villes de la Grèce revendiquaient l'honneur d'avoir vu naître Homère, de même en Israël, on se disputait de ville à ville ou de district à district la possession des grandes figures de l'Alliance; et ces prétentions rivales multipliaient parfois, pour un même personnage, les lieux de naissance, de résidence ou de sépulture. Sans même parler des rivalités locales, querelles de clocher avant la lettre, qui opposaient les Juifs entre eux, ü faut souligner l'opposition aiguë qui, sur ce plan aussi, mettait aux prises la Judée et la Samarie: chacune revendiquait la possession intégrale et exclusive de tous les héros de leur commune histoire. C'est pour faire pièce aux Samaritains que les habitants de Jéricho, dans leur zèle pour la mémoire de Josué, avaient transposé hardiment à leurs portes l'Ebal et le Garizim, décorant de ces noms illustres deux modestes collines qui dominaient la ville (1). Inversement, pour ruiner le prestige d'Hébron et d'autres villes juives, les Samaritains localisaient sur leur propre territoire, à Sichem ou ailleurs, les tombeaux d'Adam, de Joseph, de Rachel, et d'autres personnages en très grand nombre (2). On invoquait de part et d'autre des textes de l'Ecriture; on apportait à les interpréter, lorsqu'üs ne parlaient pas un langage assez clair, une égale subtilité. De fait, ü est pratiquement impossihle, dans la plupart des cas, à l'historien non prévenu, de se prononcer sur la légitimité, ou plus simplement sur la vraisemblance, des deux traditions rivales: Josèphe lui-même, informé des deux localisations de la sépulture de Joseph, s'abstient avec prudence de choisir, et rapporte simplement que le patriarche fut enseveli « en Canaan» (3). Cette sage réserve ne pouvait satisfaire les fidèles de Palestine, dont la dévotion exigeait une certitude. Dans chaque cas particulier, deux (1) Cf. CLERMONT-GANNEAU, in Archaeological Researches, II, Londres, 1896, pp. 24-27 et 40-42. (2) VINCENT-MACKAY, op. cit., p. 145 ss. Aujourd'hui encore, les Samaritains placent Bethel et la vision de Jacob sur le Garizim; cf. Cl. Kopp, « La Béthel du Khirbet Garabe n, in Revue Biblique, 1953. p. 513. (3) Ant. Jud., 2, 8, 2.

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possibilités, et parfois plus, s'offraient à eux. Ce n'est peut-être pas absolument au hasard que les autorités religieuses locales se sont volontiers prononcées pour la tradition samaritaine. Saint Jérôme en particulier, grand spécialiste de topographie et d'archéologie palestiniennes, lui a plus d'une fois apporté le secours de son érudition et de sa dialectique. Lors même qu'il adopte la tradition juive, quand le choix est entre deux localisations différentes à l'intérieur de la Judée, il se prononce assez souvent pour la plus éloignée de Jérusalem, la plus obscure par conséquent, et peut-être aussi la moins dangereuse. De même, si, à vraisemblance à peu près égale, il endosse les revendications samaritaines, peut-être n'est-il pas insensible au fait que les fidèles risqueront moins à côtoyer des Samaritains, sectaires peu redoutables pour la foi chrétienne, qu'à se rencontrer avec Israël. S'il place à Hébron, sans beaucoup d'enthousiasme d'ailleurs, et en rapportant simplement la tradition rabbinique, la sépulture d'Adam, il signale également la tradition samaritaine qui la localise à Sichem (1). En revanche, il repuusse avec énergie une autre tradition, illustrée par des écrits apocalyptiques, reprise par certains milieux chrétiens, et qui finira par s'imposer dans l'Eglise orientale: celle qui place le tombeau du premier homme à Jérusalem, sur le Golgotha, considéré comme le centre du monde (2). S'agit-il de Joseph, contrairement à la version juive, recueillie par les Testaments des Douze Patriarches, qui le fait reposer« à Hébron, près de ses pères» (3), Jérôme le situe en toute netteté à Sichem, comme l'avait déjà fait Eusèbe; la même localisation reparaît sur la carte de Madaba, et dans la plupart des itinéraires de pèlerins, tout au moins, et ceci encore vaut d'être noté, dans les plus anciens d'entre eux; celui d'Antonin de Plaisance au contraire revient à Hébron (4). C'est à Sichem également que Théodose II cherche et trouve, dans les circonstances déjà mentionnées, les reliques du patriarche, qu'il fait ensuite transporter solennellement à Byzance. Enfin, et le cas est particulièrement intéressant, parce qu'il a déterminé entre Juifs et chrétiens une polémique extrêmement vive, saint Jérôme refuse aux Juifs tout droit à la possession des souvenirs relatifs à Melchisé· dech : c'est à Salem de Samarie, et non pas à Jérusalem, que s'élevait jadis le palais du prêtre roi; c'est là qu'on pouvait en voir encore, à l'époque, les ruines imposantes, et que s'élevait en l'honneur du saint

(1) Quaest. in Gen., 23, 2. (2) Cf. sur ce point, H. VINCENT-F.-M. ABEL, Jérusalem 2 , Paris, 1914, p. 187. (3) Test. Joseph, 20, 6, en contradiction avec les données bibliques, Josué, 24, 32, qui localisent la sépulture à Sichem. Cette indication est toutefois absente de certains des manuscrits des Testaments des Douze Patriarches. (4) S. JÉROME, Epist., 108, 13; 57, 10; EUSÈBE, Onomasticon, éd. K1ostermann, pp. 54, 150, 158; Itinera, éd. Geyer, pp. 20, 137, 179, 270; cf. VINCENT-MACKAY, op. cit., p. 150.

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pe-rsonnage une basilique chrétienne, visitée et admirée, vers le même temps, par Ethérie (1). Plus tard, au contraire - dès le VIe siècle dans l'Itinéraire d'Antonin de Plaisance - Melchisédech est réinstallé dans la résidence que lui avaient de tout temps assignée les Juifs, à Jérusalem, et, de façon plus précise, sur la colline du Calvaire. Les chrétiens ont finalement localisé à la même place, nous l'avons vu, la sépulture d'Adam, et aussi le sacrifice d'Abraham (2). En même temps, nous venons de le noter, Joseph rejoint à Hébron les autres patriarches. Ce regroupement vers le centre me paraît significatif des changements survenus entre temps, dans la situation religieuse de la Palestine. Jérusalem n'est plus, à ce moment, la ville des Juifs, mais la capitale prédestinée de l'universalisme chrétien. Dès lors qu'Israël dépossédé est impuissant à lui disputer les personnages et les lieux saints de l'Ancienne Alliance, l'Eglise victorieuse n'a plus de raison de s'inscrire en faux contre la tradition juive : dans le drame religieux que constitue, de la création à la rédemption et au jugement final, l'histoire de l'humanité et du monde, et qui, avant la mission terrestre du Christ, comme après, est un drame chrétien, joué par des acteurs chrétiens, il est bon que l'unité de lieu étaie l'unité d'action (3).

*** Mainmise sur les reliques, association avec un personnage chrétien, localisation différente de la localisation traditionnelle, tels sont les moyens divers par lesquels l'Eglise ancienne paraît avoir voulu à la fois affirmer son droit exclusif à la possession des saints bibliques et éviter le risque de contacts trop étroits avec les Juifs. Au reste, ces méthodes ne s'excluent pas réciproquement. Elles peuvent parfois se combiner deux à deux, voire toutes les trois. Le cas le plus curieux, à cet égard, est peut-être celui de Jérémie. D'après une tradition fidèlement conservée à l'époque antique dans l'Eglise comme dans la Synagogue, et d'ailleurs aSsez plausible, le prophète serait mort, martyr, en Egypte. L'écrit, déjà signalé, du PseudoEpiphane, donne des précisions intéressantes sur le culte rendu à son tombeau. Les Egyptiens l'auraient d'abord inhumé dans la résidence même du Pharaon, voulant par là acquitter la dette de reconnaissance qu'ils avaient contractée envers lui : car les prières du prophète avaient (1) M. SIMON, « Melchisédech dans la polémique entre Juifs et chrétiens et dans la légende », supra, pp. US ss. Cf. Peregr. ..Œlheriae, 13, 4 ; 14, 3, éd. Geyer, p. 56 ss. (2) Anton. Placent. Itiner., 19, éd. Geyer, p. 172 : « In latere est altarium Abrahae ubi ibal Isaac offerre, oblulit et Melchisedech sacrificium ». (3) Cf. M. SIMON, Melchisédech, p. 120 ss.

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débarrassé le pays d'une invasion de reptiles aquatiques et de vipères qui y semaient la mort. Et le texte ajoute: « Jusqu'à ce jour, tous ceux qui ont la foi vont prier en ce lieu, et prennent de la poussière du tombeau pour se guérir de la morsure des vipères et mettre les reptiles en fuite n (1). « Ceux qui ont la foi n, ce sont évidemment les coreligionnaires du rédacteur, donc les chrétiens, puisque l'écrit, sous sa forme actuelle, est chrétien par adoption. Mais il n'est pas sûr que l'écrit juif de base ait été remanié sur ce point; il est permis de supposer au contraire que l'expression désignait d'abord les Juifs, et s'est étendue ensuite aux chrétiens, sans pour autant nécessairement exclure les premiers. Il est clair en tout cas que le terme de mcr"t'ot n'a pas ici le sens précis et en quelque sorte technique qu'il revêt souvent, celui de « fidèles n. Il exprime en l'occurrence la foi, non pas en une vérité religieuse bien définie, mais simplement en la puissance miraculeuse du lieu; et celle-ci ne joue pas nécessairement au privilège exclusif d'une catégorie de fidèles. La tournure même employée ici, ocrOt dcr~v mcr"t'ot, au lieu de l'habituel ot mcr"t'ol, pourrait indiquer que les pèlerins se recrutaient dans des milieux religieux divers. La dévotion est certainement antérieure au christianisme, puisqu'aussi bien elle est née, d'après la tradition hagiographique qui l'explique, des bienfaits accordés par Jérémie de son vivant aux indigènes. Si l'on en juge d'après ce qui se passait à Mambré, on sera très tenté d'admettre que Juifs, et à l'occasion païens, continuaient à disputer aux chrétiens les grâces du prophète. Le même écrit raconte ensuite que les reliques ont été transférées plus tard à Alexandrie par Alexandre lui-même (2). L'origine de cette curieuse légende reste pour nous très obscure. Son sens du moins est clair : elle illustre, parmi bien d'autres récits du même genre, la vocation monothéiste que les chrétiens comme les Juifs se sont plu à prêter au Conquérant; en rendant ainsi hommage au prophète, c'est Dieu même qu'il honore. Il semble d'ailleurs que, chez le Pseudo-Epiphane, elle appartienne en propre à la couche rédactionnelle chrétienne, à en juger du moins par la formule qui l'introduit, et l'oppose à ce qui précède: « Quant à nous, nous avons appris... n (~[LÛC; 8è ~xoucrcx.[Lev). Il n'est pas impossible, dans ce cas, qu'elle réponde à une autre préoccupation encore. Ne tendrait-elle pas, en présentant le tombeau primitif comme vide, à détourner les fidèles d'y mêler leur vénération à celle des Juifs? La translatio par Alexandre jouerait dans ce cas le même rôle qu'ont joué parfois, en regard des localisations juives, les traditions samaritaines. Le Pseudo-Epiphane, sans doute, n'indique pas avec

(1) De Propheli5. 8 (PG. 43. 400) ; SCRERMANN, op. cil., 25. (2) Cf. M. SIMON, Ale%andre le Grand, Juif el Chrélien, supra, pp. 127

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netteté où s'est faite, dans Alexandrie, la seconde depositio. Mais la dévotion populaire exigeait des précisions et les a obtenues. La tradition chrétienne en effet a assigné à Jérémie pour tombeau définitif l'un des monuments les plus notoires d'Alexandrie, le grand Tétrapyle, portique situé, selon la localisation la plus vraisemblable, à l'intersection des deux artères majeures, au cœur même de la cité. Voici en effet ce que rapporte, vers la fin du VIe siècle, l'écrivain byzantin Moschus : cc Le Tétrapyle est pour les Alexandrins un lieu extrêmement vénérable. Ils disent en effet qu'Alexandre, le fondateur de la ville, apportant d'Egypte les reliques du prophète Jérémie, les y déposa» (1). Il y a donc lieu de supposer dans l'élaboration de cette légende, à un stade intermédiaire entre ceux que représentent respectivement le Pseudo-Epiphane ou sa source d'une part, Moschus de l'autre, une inventio miraculeuse, consécutive sans doute, selon le schéma habituel, à quelque vision, et qui aurait permis de retrouver ces reliques qu'on savait présentes dans la ville, mais dont l'emplacement exact était jusqu'alors oublié ou ignoré. Notre information ne s'arrête pas là. Nous savons par Sophronius, contemporain et ami de Moschus, que des miracles continuaient de s'opérer, en relation avec cette seconde sépulture comme autour de la première. Mais, et c'est pour nous le fait intéressant, ce n'est plus à Jérémie qu'on en attribue le mérite. Sophronius en effet raconte comment, à un certain patient qui les invoquait, les saints Cyr et Jeall ordonnèrent en songe d'aller à jeun se coucher dans le grand Tétrapyle, puis de prendre au réveil, dans la lampe qui brûlait en ce lieu devant une image du Christ, un peu d'huile, et d'en oindre ses membres malades. Le patient s'exécute. Pendant son incubation rituelle, il voit avec terreur un énorme serpent ramper vers lui; mais soudain paraissent les deux saints, qui mettent l'animal en fuite et lui broient la tête; au réveil, le malade prend l'huile, comme il lui a été prescrit, se rend au sanctuaire des deux martyrs, fait ses onctions, et est guéri (2). Du prophète, aucune mention. Mais il semble bien qu'une compréhension satisfaisante de l'épisode le présuppose, lui, le culte qu'on lui rendait antérieurement au Tétrapyle, et les miracles qu'il y opérait. Si en effet les deux saints guérisseurs ordonnent à leur client d'aller se coucher dans le Tétrapyle plutôt que dans leur propre sanctuaire, où s'opérera pourtant en définitive la guérison, c'est sans doute qu'il y avait là une officine de miracles également appréciée et vraisemblablement, à l'origine, concurrente. Il n'est pas difficile de déceler, dans l'épisode du serpent, un souvenir et une transposition de la légende de Jérémie, (1) Pratum Spirituale, 76 (PG, 87, 3, 2929). Sur le Tétrapyle et la topographie alexandrine, A. AUSFELD, « Zur Topographie von Alexandria und Pseudokallisthenes », l, 31-33, in Rheinisches Museum, 1900, p. 348 ss. (2) SS. Cyri et Joannis Miracula, 36 (PG, 87, 3, 3560).

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lIurvivance d'autant plus significative qu'il s'agit en l'occurrence d'un mal tout différent de celui auquel on cherchait remède chez le prophète. Sans doute le serpent est le symbole de tout mal, moral et physique. Mais qu'il intervienne précisément dans le seul des miracles attribués à Jean et Cyr où intervient aussi le Tétrapyle, le fait n'est peut-être pas entièrement fortuit. Les deux saints ont remplacé Jérémie comme agents du miracle : c'est d'eux que vient la recette miraculeuse, c'est chez eux qu'elle opère. Cependant, le Tétrapyle tenacement s'interpose, et en y paraissant, les saints chrétiens répètent, symboliquement transposé, le geste apotropaïque du prophète. Mais dans ce Tétrapyle, ce n'est plus, encore qu'il reste, d'après le témoignage de Moschus, très vénérable, au tombeau qu'on s'adresse, c'est à l'icône. Elle lui a été d'abord juxtaposée, comme un sceau d'indubitable christianisme mis sur le lieu, le culte et les miracles; puis elle a absorbé peu à peu, en l'amplifiant, la vertu thaumaturgique du tombeau; l'huile sainte en vient alors à jouer, comme instrument de guérison, le rôle que jouait autrefois, à la première sépulture, la poussière miraculeuse. Et le prophète rentre dans l'oubli. Le même sort est échu, en fin de compte. à la plupart des autres saints israélites. Le cas de Jérémie offre cet intérêt encore de montrer, sur un exemple particulièrement net, comment leur fortune chrétienne, en des limites chronologiques assez étroites, a grandi et pâli. II n'y a pas de raison de croire, malgré les méfiances que je signalais plus haut à l'égard de leur culte, que l'Eglise ait systématiquement travaillé à les bannir de la dévotion chrétienne : les précautions prises, et surtout le fléchissement progressif, à mesure qu'Israël perdait sa force d'expansion et que se réduisaient les contacts, du danger de contagion, rendaient superflue une action aussi radicale; elle eût été contraire, par surcroît, à la doctrine même de l'Eglise, qui assigne aux saints de l'Ancien Testament, à côté de ceux du Nouveau, une place dans les cohortes des bienheureux. Leur déclin résulte bien plutôt d'une évolution naturelle et spontanée. C'est devant la concurrence de rivaux plus jeunes, ici les saints Jean et Cyr, d'autres ailleurs, que les personnages bibliques ont peu à peu reculé, jusqu'à être finalement tout à fait délaissés. La victoire des nouveaux venus tient, non pas à la qualité plus précise de leur christianisme, mais à des vertus miraculeuses plus actives, c'est-à-dire, en dernière analyse, à leur nouveauté même. Ce n'est point, au reste, une victoire définitive: leur pouvoir, à mesure qu'ils vieillissent, s'émousse lui aussi, en même temps que la ferveur de leurs fidèles; ils cèdent alors la place à d'autres. Le processus se poursuit à travers tout le Moyen Age, et jusque sous nos yeux: le changement est la loi de ce type de dévotion. II n'en reste pas moins que, sur le plan qui nous occupe, la gloire puis le recul des saints juifs concrétisent deux étapes successives des relations judéo-chrétiennes : celle de la rivalité et des

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contacts précis, celle du repli d'Israël et de l'éloignement final. Peutêtre une autre conclusion se dégage-t-elle encore de cette étude : la pensée des Pères de l'Eglise exige, pour être pleinement comprise, surtout lorsqu'il s'agit de dévotion, qu'on la raccorde aux réactions de la religiosité populaire - domaine peu exploré encore, et qui certes mériterait de l'être davantage.

LE CHANDELIER A SEPT BRANCHES SYMBOLE CHRETIEN?

Dans l'article Lucerna du Dictionnaire des Antiquités, M. Toutain relève parmi les symboles le plus couramment employés sur les lampes chrétiennes antiques le chandelier à sept branches, « motif d'origine juive et qui devint chrétien» (1). Avec une égale netteté, Dom Leclercq, en conclusion de l'article Chandelier du Dictionnaire d'Archéologie chrétienne maintient « comme une règle archéologique l'absence du chandelier à sept branches sur les monuments chrétiens» (2). La première de ces affirmations n'est étayée d'aucune preuve. Les arguments invoqués à l'appui de la seconde peuvent ne pas paraitre décisifs. La question, maintes fois posée (3), reste ouverte. Je voudrais, dans ces pages, proposer une solution à ce petit problème d'iconographie chrétienne.

* ** Un premier fait est assuré, qui explique sans doute l'affirmation de M. Toutain : un certain nombre de lampes ornées du chandelier ont été trouvées dans des catacombes chrétiennes (4). Dom Leclercq l'a noté, mais pose fort justement la question d'origine: utilisés par des chrétiens, ces objets ont-ils été fabriqués par ou pour eux? On sera tenté de répondre comme lui par la négative, si l'on considère que le chandelier est, aux premiers siècles de notre ère, l'emblème religieux juif par excellence: il joue dans la Synagogue le rôle qu'ont joué dans l'Eglise le monogramme d'abord, puis la croix (5). C'est là un second fait qu'on n'a pas le droit de méconnaitre. Compte tenu de l'hostilité (1) DA, III, 2, p. 1329. (2) DAC, III, l, col. 219. (3) Pour la bibliographie - antérieure à 1911 - cf. DAC, wc. cit., col. 216. Se sont prononcés pour l'usage uniquement juif du symbole, entre autres de Rossi et C. Kauf· mann, pour un usage chrétien, le P. Delattre et S. Reinach. (4) Cf. p. ex., DELATTRE, « Lampes chrétiennes de Carthage », Revue de l'art chrétien, 1891, p. 298, nOS 409-417. (5) Innombrables figurations, p. ex. sur les inscriptions funéraires juives: cf. FREY, Corpus Inscriptionum Judaicarum, l, Rome-Paris, 1936, passim.

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qui dressait l'une contre l'autre les deux religions, il rend peu vraisemblable une utilisation habituelle par les chrétiens, et a fortiori une fabrication chrétienne d'objets ornés de ce signe (fig. 1). Elles ne seraient en effet concevables qu'au prix d'une interprétation nouvelle et spécifiquement chrétienne du symbole. Sans doute, les Pères ont volontiers retrouvé dans le candélabre l'image du Christ, de l'Eglise, de la croix; plus tard, on reconnaîtra dans ses sept branches les sept dons du Saint-Esprit; et l'imagination mystique du Moyen Age ira jusqu'à en faire l'image de la Vierge (1). Mais il est clair qu'aucune de ces interprétations - dont certaines sont exclues par leur date même - ne s'applique aux objets qui nous occupent. Formulées à propos de la Bible, elles ne représentent en l'occurrence qu'une application des méthodes de l'exégèse allégorique ou typologique qui, interprétant l'Ancien Testament tout entier en fonction du Nouveau, trouvera dans les rites, prescriptions et objets du culte juif, depuis le serpent d'airain et la circoncision jusqu'au brin de laine rouge placé sur les cornes du bouc émissaire, la figure des choses à venir. Le chandelier dont elle se préoccupe, c'est celui du Temple, tel qu'il est décrit dans le Livre Saint (2). Cette exégèse, toute rétrospective, ne vise nullement à légitimer l'usage chrétien du symhole, pas plus que les lampes où il est représenté ne sont à considérer comme une illustration de la pensée théologique de l'époque. Ce qui est figuré sur les lampes, c'est bien le chandelier lui-même et non pas ce que les Pères ont voulu y reconnaitre. Symbole du judaïsme pour les fidèles de la Synagogue, tout au plus pouvait-il, transposé dans l'imagerie chrétienne, y devenir celui de l'ancienne Loi. Le chandelier serait alors une figure non point synonyme mais en quelque sorte complémentaire ou symétrique de celle du Christ, ou de tel symbole spécifiquement chrétien; et leur juxtaposition signifierait les deux étapes de la révélation. Cette explication a été formulée par Salomon Reinach à propos d'une très curieuse lampe de Carthage, où se trouvent superposés le Christ triomphant et le candélabre rituel : image nous dit-on, de la Nouvelle Alliance s'appuyant sur l'Ancienne (3). Si séduisante que puisse apparaître cette explication, elle ne saurait, nous le verrons plus loin, être retenue. Et par ailleurs, cet unique exemple mis à part, le chandelier est à peu près toujours représenté seul sur les (1) Références patristiques, illustrant ces diverses interprétations, ap. DAC, loc. cit., col. 217, et MARTIGNY, Dictionnaire des antiquités chrétiennes2 , Paris, 1877, art. Candé· labre. (2) Exode, 25, 31-40; cf. 37, 17-24. Déjà la pensée judéo-alexandrine avait interprété le chandelier en allégorie non pas préfigurative, mais cosmique : pour Philon, suivi par Josèphe, il symbolise le feu éternel des astres, les sept planètes, les j ours de la semaine, les sphères célestes: Vita Mosis, 2, 9, 102, cf. :F. CUMONT, Recherches sur le symbolisme funéraire des Romains, Paris, 1942, p. 484 ss. (3) Rev. archéol., 1889, 1, pp. 412-413.

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lampes. Ou du moius, s'il est accompagué d'autres symboles, ce sont toujours des symboles juifs, loulab, ethrog, schofar (1). Jamais il n'est juxtaposé à une image proprement chrétienne. Or, si l'on conçoit bien un diptyque Ancienne et Nouvelle Alliances, - l'iconographie médiévale est pleine de ces parallélismes symboliques - on ne saisit pas pourquoi les chrétiens se seraient attachés si souvent à représenter l'Ancienne seule, et aU moyen d'un symbole qui était celui du culte rival et exécré. Aussi bien, et en cela Dom Leclercq a pleinement raison, il y a tout lieu d'admettre que les lampes dites chrétiennes, ornées du chandelier, sont sorties d'officines juives (2). Rien dans leur facture et leur ornementation ne les distingue des exemplaires certainement juifs. Et ce n'est point un hasard qu'elles aient été trouvées presque toujours dans les villes - Rome et Carthage par exemple - où existaient à l'époque d'importantes communautés juives. Ce fait étant acquis, il reste à expliquer l'utilisation chrétienne de ces lampes. On peut avec Dom Leclercq (3), admettre que certaines d'entre elles ont été dérobées, au même titre que d'autres objets, fonds de coupes dorés par exemple, par des fidèles peu rigoristes et peu scrupuleux dans quelque catacombe juive voisine de la catacombe chrétienne où on les a exhumées. Il est possible aussi qu'elles aient servi dans certains cas à des Juifs convertis. Leur usage s'expliquerait alors, toujours d'après Dom Leclercq, par des raisons d'ordre pécuniaire: « Une lampe, si peu qu'elle coûte, coûte toujours à acheter» ; le nouveau chrétien garde celle qu'il a, pour « la faire servir en un lieu où on ne s'avisait guère de lui demander autre chose, sinon d'éclairer» (4). C'est aussi l'avis de de Rossi, qui rappelle l'usage fait autrefois par les chrétiens de lampes païennes (5). Pareille argumentation ne me paraît pas décisive. La signification du chandelier dans l'usage juif était trop précise, trop spécifiquement religieuse pour que des convertis aient pu, sans éveiller les soupçons des autres chrétiens et de l'autorité ecclésiastique, continuer, même pour des raisons d'économie, d'en employer l'image. « Jamais, dit Dom Leclercq lui-même, un chrétien n'eût mis en action la théorie de ses (1) P. ex. A. REIFENBERG, Denkmaler der Jüdischen Antike, Berlin, 1937, pl. 63, l, 3 et 4. C'est un type de décoration extrêmement courant dans toutes les formes de l'art juif de l'époque: cf. p. ex. REIFENBERG, op. cit., pl. 63 (fresque de la catacombe de la Villa Torlonia) et 61 (relief de la synagogue de Priène) et FREY, CIJ, nOs 151, 200, 225, 234, 254, 283, etc. (2) On notera que le chandelier est totalement absent de la peinture et de la sculpture chrétiennes antiques. Pourquoi les arts mineurs feraient-ils seuls exception ? (3) Loc. cit., col. 217, qui donne des exemples. (4) Ibid., col. 219. (5) Roma Sotterranea, III, p. 616, à propos d'une lampe à chandelier trouvée dans la catacombe de Commodille.

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docteurs et n'eût voulu employer comme signe de sa foi le chandelier qui aux yeux de tous caractérisait le Juif» (1). D'autre part, invoquer avec de Rossi l'emploi de motifs païens c'est, me semhle-t-il, méconnaître la différence fondamentale qui les sépare de l'emblème juif. Des motifs païens qu'on rencontre parfois sur des monuments ou dans l'usage chrétiens, les uns sont susceptibles d'une interprétation symholique qui s'accorde avec les croyances fondamentales du christianisme - ainsi, dans la peinture et la sculpture, Eros et Psyché - ; les autres - amours, génies, ou même figures de divinités traditionnelles - se sont peu à peu dépouillés de leur signification religieuse précise : ils sont alors simplement « profanes» plutôt que positivement « païens». Ils supposent chez ceux qui les utilisent un certain laxisme; ils représentent une concession à la mode, ou simplement aux habitudes du {( siècle», plutôt qu'ils ne témoignent d'un attachement persistant envers la religion des Gentils (2). Il en va tout autrement pour le chandelier, qui reste, dans toute la précision du terme, un symbole de foi. Des chrétiens fort convaincus pourront aujourd'hui, s'ils sont amateurs d'art, orner leur salon d'un marbre antique, ou d'Un Bouddha, voire même faire sculpter sur leur pierre tombale un génie de la mort. Mais imagine-t-on un protestant arborant une médaille de la Vierge, ou un catholique la croix huguenote ? Et qui donc, voyant l'une portée par un converti du catholicisme, l'autre par un transfuge du protestantisme, pensera qu'ils aient voulu faire l'économie d'un nouveau bijou, et ne les soupçonnera aussitôt, et à bon droit, d'être restés marqués par leur ancienne religion? C'est sous cet angle, je crois, qu'il faut envisager la présence, dans les catacombes chrétiennes, du chandelier juif. On est en droit, me semble-til, d'y reconnaître l'indice d'un christianisme mal affermi, mieux encore, de tendances judaïsantes. Aussi bien, les lampes, sorties selon toute vraisemblance d'ateliers juifs, ne sont pas seules en cause : elles peuvent laisser place, dans certains cas, à quelque hésitation. Aucun doute n'est possible lorsqu'il s'agit de figures dessinées in situ, c'est-à-dire de grafitti. Les explications proposées par Dom Leclercq ou de Rossi ne sauraient leur être appliquées. La figuration du symbole juif répond ici à une intention déli· bérée. Et sans doute est-elle propre à expliquer aussi l'usage chrétien des lampes à chandelier. Dom Leclercq a attiré l'attention sur une inscription de Syracuse (1) Ibid., col. 217. (2) Le même phénomène peut être noté dans le judaïsme : Orphée est figuré dans la synagogue de Doura, Hélios et les signes du zodiaque dans celle de Beth Alpha. D'autre part, on a retrouvé des lampes avec l'image de Jupiter et Minerve dans la synagogue de Délos, avec celle de Vénus dans la catacombe de Monteverde : cf. art. Leuchter und Lampe, Encyclopaedia Judarca, X, col. 820.

Fig 2 - Im.cnptlOn de Syracuse (d'apres Dlc/ d'urch. chrellenne, art. Chandelier, col 219). Fig. 1. - Lampe a chandelier 'Il (d'apres A. REIFENBERG, Denkmaler der J üdlschen Anllke, pl 63, 2).

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Fig. 3. - Symbole JUIf de la catacombe de la Via Portuensls (d'apres FRI:Y, Corpus InscrzpllOnum Ju dalcarum, p. 494).

Fig 4 - r arnpL(III' III 11111 d, tarthage (d'J, Rômische Quartalschrift, 1900, pp. 195-196 ; cf. FREY, CIl., p. 468, n. 652. (2) Sur les tendances judaïsantes dans l'Eglise ancienne, cf. mon Verus Israël. Etude sur les relations entre Chrétiens et Juifs dans l'Empire romain, Paris. 1948, chap. XI et XII; sur la vertu prophylactique et apotropaïque prêtée au chandelier à sept branches, E. PETERSON, EI:E ElEO:E. Epigraphische, formgeschichtliche und religionsgeschichtliche Untersuchungen, Gottingen, 1936, pp. 279-281.

REMARQUES SUR LES SYNAGOGUES A IMAGES DE DOURA ET DE PALESTINE

Les synagogues à images de Doura et de Palestine ont suscité déjà une littérature extrêmement abondante (1). Des conclusions qu'on peut croire définitives ont été atteintes sur plusieurs points. C'est ainsi, par exemple, que l'on s'accorde assez communément aujourd'hui à reconnaître dans cette imagerie une manifestation non pas de groupements sectaires, mais du judaïsme orthodoxe : les textes rabbiniques qui ont été versés au débat, et qui autorisent explicitement la décoration peinte et les mosaïques, en fournissent la preuve (2). En revanche, l'on a jusqu'à présent négligé, me semble-t-il, deux éléments, étroitement associés du reste, susceptibles l'un et l'autre de jeter quelque lumière sur les problèmes que pose cet art religieux juif: ses rapports avec le christianisme, et sa relation avec la liturgie synagogale.

••• Ce n'est peut-être pas pure coïncidence si le judaïsme antique, que tous les témoignages invitent à considérer comme hostile à l'art figuré jusque vers le ne siècle, modifie ses positions au moment même où le christianisme commence à se répandre et à lui faire, en face du monde païen, une concurrence de plus en plus redoutable. On admet volontiers que l'art religieux juif éclaire les origines de l'art chrétien, et en représente à tout le moins l'une des sources : ce qui implique que le répertoire iconographique de la peinture chrétienne antique et ses procédés techniques sont, en partie au moins, empruntés à la décoration synagogale ou à d'autres formes d'art juif, miniatures par exemple, d'où serait dérivée cette décoration. (1) Cf. en particulier: E. L. SUKENIK, Ancient Synagogues in Palestine and Greece. London, 1934, et The Present State of Ancient Synagogue Studies, Jérusalem, 1949. (2) Textes cités dans M. SIMON, Verus Israël. Etude sur les Relations entre Chrétiens et Juifs dans l'Empire Romain,'Paris, 1948, pp. 43·44.

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L'hypothèse, - car ce n'est rien de plus pour l'instant - n'est pas en soi invraisemblable. Remarquons bien cependant que, dans l'état présent de notre documentation, l'art juif dans ce qu'il a de spécifique, commence après l'art chrétien. Sa création la plus ancienne, qui est aussi la plus remarquable, à savoir les fresques de Doura, est de quelques années postérieure aux peintures du baptistère chrétien de la même ville. J'entends bien que l'écart n'est pas considérable, qu'il faut tenir compte du hasard des fouilles et qu'une découverte nouvelle peut à tout instant renverser l'ordre des facteurs en nous apportant par exemple une synagogue du ne siècle. Il reste que pour l'instant Doura représente pour nous un commencement absolu. Il est certes invraisemblable qu'un ensemble aussi complet, et à bien des égards, aussi réussi, ait surgi tout fait dans une modeste bourgade-frontière, qui n'était pas à coup sûr un centre de création artistique. En art, pas plus qu'ailleurs, il n'y a de création ex nihilo. Nous pouvons, nous devons même, pour expliquer Doura, postuler une tradition déjà existante. Mais il y a toutes raisons de penser qu'elle n'était pas encore très ancienne. Les quelques spécimens d'art juif antérieurs à Doura ne sont juifs en quelque sorte que par destination, et ne constituent pas à proprement parler un art juif spécifique. A Rome, les fresques des catacombes juives et les quelques pièces de sculpture trouvées aux mêmes lieux n'offrent, mis à part les images d'accessoires rituels, chandeliers en particulier, qui n'exigeaient pas un effort très considérable de création, que des motifs païens plus ou moins adaptés (1). Il en va de même pour les synagogues galiléennes, en particulier celle de Capharnaum, dont la décoration sculptée est essentiellement la transposition de thèmes profanes (2). A Doura même, le sanctuaire qui a précédé la synagogue aux fresques, datée, on le sait, de 244, paraît n'avoir comporté qu'une décoration géométrique. Tous ces indices incitent à penser que la tradition picturale qui s'épanouit à Doura ne remontait pas très haut dans le passé. Les témoignages littéraires confirment cette impression. La première mention d'un art juif dans le Talmud se rapporte à R. Johanan, contemporain de Doura. Sans doute, l'autorité rabbinique n'a fait que ratifier, bon gré mal gré, un usage déjà établi. Et la Diaspora en particulier n'a pas attendu, pour peindre des images, que les rabbins de Palestine se fussent prononcés. Mais Josèphe, qui cependant représente un judaïsme assez accommodant, ne connaît point encore d'exception à l'interdiction biblique :« Notre législateur a interdit de fabriquer l'image (1) H. W. BEYER et H. LIETZMANN, Die jüdische Katakombe der Villa Torlonia in Rom, Berlin, 1930. (2) H. KOHL et C. WATZINGER, Antike Synagogen in Galilaa, Leipzig, 1916, et C. WATZINGER, Denkmaler Palastinas, t. II, Leipzig, 1935, pp. 107-115.

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de tout être animé, et à plus forte raison de la divinité» (1) : c'est donc au plus tôt au u e siècle que se situe le tournant (2). Pour faire dériver l'art chrétien de l'art juif, il faudrait que celui-ci fût incontestablement et largement antérieur à l'autre. Or, il n'en est rien. Les deux arts paraissent être nés à peu près simultanément, et s'être développés de façon parallèle. Sans aller jusqu'à renverser l'ordre des termes et dire que l'art chrétien est aux origines de l'art juif, on peut se demander si le développement du premier n'a pas contribué à fixer le second. On sait aujourd'hni que le judaïsme rabbinique a été beaucoup plus perméable, dans tous les domaines, aux influences du dehors, qu'on ne l'admettait communément. Ceci est vrai en particulier de l'usage du grec, largement répandu en Palestine, et même comme langue d'enseignement dans les écoles rabbiniques, jusqu'à une date assez avancée dans l'ère chrétienne (3). Mais lorsqu'ils parlaient grec, les rabbins ne faisaient que continuer une tradition qui a fini tout de même par s'éteindre. L'apparition d'un art figuré représente au contraire une innovation, que n'explique pas la persistance des influences hellé· niques. Pourquoi est-ce en pleine époque talmudique, alors que sur le plan de la doctrine et de l'observance le judaïsme tend à se raidir, que cet art se développe, et non pas à la belle époque du judaïsme hellénistique, au temps de Philon? Si, comme on le sait aujourd'hui, christianisme antique et judaïsme, bien loin de s'ignorer, se sont affrontés en une lutte serrée, et si les écrits rabbiniques sont pleins de polémique antichrétienne, on peut raisonnablement supposer que l'art synagogal de son côté apporte quelque reflet de ces controverses. Instrument de catéchèse, l'imagerie religieuse a pu servir aussi, chez les Juifs comme chez les chrétiens, de moyen de propagande. A Doura, où les multiples groupements religieux qui y coexistaient paraissent s'être fait une concurrence active, le paganisme est nettement visé dans l'épisode du sanctuaire de Dagon dévasté par l'arche et dans celui des prêtres de Baal. Le christianisme pourrait l'être de façon implicite par l'ensemble de cette imagerie, qui illustre, avec la souveraineté de Dieu sur son peuple, la pérennité de la vocation d'Israël. Je ne pré· tends pas, bien entendu, que la préoccupation de riposte au christianisme fournisse la clef de toute cette ample décoration, dont aucune exégèse

(1) Contre Apion, 2,75; cf. Ant. Jud. 17, 6, 2; 15, 8, 1; lB, 3, 1; Bell. Jud. 1, 33,2. (2) Le Quatrième Livre des Macchabées, qui semble dater du début du ne siècle, parle, en termes très prudents, de décorer le sanctuaire des frères martyrs d'une fresque représentant leur passion (17, 7) : ce pourrait être là le point de départ d'une orientation nouvelle du judaïsme en matière d'art religieux; cf. A. DUPONT-SOMMER, Quatrième Livre des Macchabées, Paris, 1939, p. 149. (3) S. LIEBERMANN, Greek in Jewish Palestine. Studies in the Life and M anners of Jewish Palestine in the JI·IV Centuries, New York, 1942.

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d'ensemble pleinement satisfaisante n'a encore été donnée (1). Je penH seulement qu'elle peut aider à en éclairer la genèse et le sens, et qu'eUe peut expliquer aussi le choix et le groupement de certains thèm•• Je ne retiendrai de Doura, à l'appui de cette hypothèse, que l'exemple du sacrifice d'Isaac, représenté ici en position centrale, au-dessus de la niche de la Thora, et sur lequel je reviendrai plus loin (fig. 5). Dans les synagogues palestiniennes c'est de mosaïques qu'il s'agit, et non plus de fresques. Leur décoration ne comptait, autant que nous puissions en juger, qu'une seule scène biblique par sanctuaire ou, lorsque la synagogue comportait des annexes, par pièce. Deux d'entre elles sont particulièrement intéressantes celle de Djérash-Gerasa et celle de Beth Alpha. La mosaïque de Djérash (Ive siècle) est ornée de motifs d'animaux qu'on pourrait croire purement décoratifs s'ils n'étaient accompagnés d'une colombe tenant dans son bec un rameau d'olivier, et de deux figures humaines où les inscriptions nous invitent à reconnaître Sem et Japhet. Il s'agit par conséquent de la sortie de l'arche (2). Pourquoi est-elle représentée? On ne se trompera pas, je pense, en l'expliquant par des préoccupations universalistes et prosélytiques. L'arche, qui sauve du désastre des spécimens de toute la création animée, symbolise l'alliance conclue par Dieu avec tout l'univers. Noé, père des races humaines, l'est aussi, avant Abraham, du monothéisme prêché à tous les hommes. Plus précisément encore, il est le patron des païens en mal de vérité, des « craignant Dieu» ou demi-prosélytes, qui se groupent autour des synagogues et judaïsent, sans toutefois aller jusqu'à la conversion totale. Ils ont pour charte les sept commandements dits noachiques, dont l'observance les situe à mi-chemin entre les goyim impurs et le peuple saint (3). La mosaïque retrouvée à Djérash décorait non pas la synagogue elle-même, mais le vestibule. Ce détail en confirme l'interprétation : elle symbolise les gens du dehors, qui s'approchent du seuil et entreront peut-être un jour dans l'alliance, figurée ici, comme dans bien des cas, par le chandelier flanqué de l'ethrog et du loulab. Il est également significatif que Sem et Japhet y soient représentés côte à côte. Le troisième frère, Cham, peut avoir disparu du fait d'une mutilation. (1) Parmi les tentatives les plus récentes, cf. E. L. SUKENIK, La synagogue de Doura· Europos et ses fresques (en hébreu), Jérusalem, 1947; I. SONNE, « The Paintings of the Dura Synagogue», dans HebrelV Union College Annual XX, 194.7, pp. 255-362; R. WISCHNITZER, The Messianic Theme in the Paintings of the Dura Synagogue, Chicago, 1948. (2) Doura : Comte DU MESNIL DU BUISSON, Les peintures de la synagogue de DouraEuropos, Rome, 1939, pl. XIII, 2. Djérash : E. L. SUKENIK, Ancient Synagogues in Palestine and Greece, London, 1934, pl. IX. Cf. H. BARROIS, « Découverte d'une syna· gogue à Djérash », Revue Biblique, 39, 1930, p. 256 ss. (3) Cf. J. BONSIRVEN, Le Judaïsme Palestinien au temps de Jésus·Christ, t. l, Paris, 1935, pp. 27 et 251.

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Il est plus probable que, maudit dans le texte sacré, il n'a pas été représenté. Quant à Japhet, il signifie, dans le symbolisme rabbinique, les Gentils de bonne volonté, et plus spécialement les Grecs et leur culture : l'espace lui est promis et sa beauté, - qui est celle de la langue grecque - habitera les tentes de Sem : entendons que les Grecs accéderont à la foi juive, sans pour autant renoncer à leur langue (1). Les inscriptions de la synagogue de Djérash, grecques dans le vestibule, araméennes à l'intérieur, apportent une saisissante illustration à cette idéologie universaliste, qui atteste la persistance tenace du prosélytisme juif en face de la concurrence chrétienne. Il est permis de supposer que les mosaïques de l'intérieur de la synagogue offraient une décoration plus spécifiquement israélite, adaptée au lieu et à la catégorie de personnes qui le fréquentaient. Tel est bien le cas à Beth Alpha, qui date du VIe siècle. On y trouve, traitée en un style extrêmement maladroit, une décoration sur trois registres : le premier figure les objets cultuels, armoire à Thora, Chandelier, ethrog, loulab, schofar; sur celui du milieu est représenté le char d'Hélios entouré des signes du Zodiaque; le troisième est occupé par le sacrifice d'Isaac (2). La figuration d'Hélios et du Zodiaque n'est pas exceptionnelle dans l'art juif. On la retrouve dans les synagogues d'Ain-Douq et d'Esfia. Elle illustre non pas des tendances syncrétisantes, car il est clair que le caractère de divinité païenne d'Hélios est ici perdu de vue, mais les préoccupations astrologiques dont nous savons par d'autres témoignages qu'elles étaient très fortes dans le judaïsme des premiers siècles de notre ère (3). Peut-être répond-elle à un autre dessein encore, sur lequel je reviendrai. On doit noter qu'à Doura aussi les accessoires traditionnels du culte et le sacrifice d'Isaac se trouvent associés, et ceci au cœur même de l'ensemble décoratif, mais« en dehors des cycles auxquels appartiennent toutes les autres peintures» (4), ce qui en souligne clairement l'importance : ils sont en effet représentés non pas sur l'un des murs, mais sur le ciborium qui précède la niche de la Thora. Les deux éléments du diptyque s'éclairent l'un l'autre. Leur juxtaposition doit souligner sans doute l'unité fondamentale du culte et du rituel juif : depuis le rite liminaire que constitue le sacrifice d'Isaac jusqu'aux liturgies (1) B. Meg. 9 b; Midr. Deut. r., 1, 1 ; cf. M. SIMON, Verus Israël, pp. 38 et 349. Le verset biblique (Gen. 9, 27) qui promet à Japhet une place dans les tentes de Sem est appliqué par les rabbins à la traduction de la Bible par Aquila. (2) E. L. SUKENIK, The Ancient Synagogue of Beth Alpha, Jérusalem-London, 1932, pl. VIII, IX, XIX. (3) Philon, De spec. leg. 1, 5 ; De vita Mos .. 2, 9 et 12; De opif. mundi, 38; Josèphe, Bell. Jud. 5, 5, 5; Epiphane, Adv. Haer. 16, 2. (4) A. GRABAR, « Le thème religieux des fresques de la synagogue dc Doura )), in Revue de l' Histoire des Religions, CXXIII, 1941, p. 145.

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du Temple et de la synagogue il y a, à travers le déroulement des siècles, marqué peut-être par le Zodiaque, une continuité organique (1). Si on la souligne ainsi, à Doura comme à Beth Alpha, la coïncidence n'est sans doute pas fortuite. Il y a là, semble-t-i1, un schéma fixe de l'iconographie juive. Et peut-être les préoccupations de polémique anti-chrétienne n'y sont-elles pas étrangères.

••• En effet la figure d'Abraham, celle d'Isaac, et plus spécialement l'épisode du sacrifice, ont été de très bonne heure utilisés par l'apologétique chrétienne et l'exégèse typologique de l'ancienne Eglise. Abraham, « père d'une multitude de nations» (Gen. 17, 5), est celui de l'humanité bien plutôt que celui d'Israël. Ce sont les Gentils, les chrétiens de l'avenir, qui sont bénis en lui. Sa postérité véritable, issue d'Isaac, c'est l'Eglise, et c'est le Christ: dans les promesses qui lui sont faites« il n'est pas dit: à ses descendants, comme s'il s'agissait de plusieurs; mais il est dit : à ta descendance, comme ne parlant que d'un seul, à savoir le Christ» (2). le sacrifice d'Isaac offre la parfaite préfiguration de celui du Christ. Il apparaît en effet « comme réunissant plusieurs circonstances figuratives de la Passion. Le Père consent au sacrifice et le Fils n'y oppose pas de résistance. Le Fils porte lui-même le bois qui doit servir à son immolation; enfin, le sacrifice d'Isaac et celui de Jésus s'accomplissent chacun sur une colline» (3). Le thème est abondamment développé par les Pères, qui s'ingénient à trouver dans chaque détail du récit biblique une image anticipée de la Passion: « El Isaac Christus erat, et aries Christus erat», écrit saint Augustin (4). Et saint Jean Chrysostome, après une analyse très poussée de l'épisode : 't"~ü't'~ SÈ 7t&\I't'~ -rU7tOç Èyé\lE:'t'o 't'où ~:J't'~upoù (5). Cette exégèse tend à démontrer que seul le Nouveau Testament donne la clef de l'Ancien, mais aussi que la Nouvelle Alliance abroge l'Ancienne, car les héros et les épisodes de l'histoire israélite ne sont que l'ombre des choses à venir. Commentant le verset du Quatrième (1) « On doit noter que la cabane, figurée à Doura, dans la scène du sacrifice, au sommet de la montagne, représente le Temple: car la tradition juive (cf. déjà II Chrono 3,1) identifie le Mont Moria et la colline du Temple.« Abraham et Isaac, selon le mot du Targum, précèdent ainsi, dans cette attitude de prière, les générations futures d'Israël réunies derrière eux et devant la Thora de la Synagogue», ce qui explique le rapprochement, sur le même panneau, des sacra du Temple et de ce sacrifice d'Isaac qui comprend une image du premier sanctuaire de Jahvé»: GRABAB, op. cit., p. 146. (2) Gal. 3, 17. (4) Dictionnaire d'Archéologie chrétienne, art. Abraham, II, 111. Sur cette question, cf. J. DANIÉLOU, « La typologie d'Isaac dans le christianisme primitif ». Biblica, 1947, pp. 363-393, et plus récemment la monographie de D. LERcH, Isaaks Opferung, christlich gedeutet, Tübingen, 1950. (5 Sermon 19, P.L. 38, 133. (6) In Gen. hom., 47, 3, P.G. 54, 432. 1:1

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Evangile (8, 56) : « Abraham votre père a tressailli de joie de ce qu'il devait voir mon jour: il l'a vu et s'est réjoui», Saint Jean Chrysostome explique qu'il l'a vu en la personne d'Isaac, figure du Christ, aLà 't'oü 't'U7tOU, aLà 't'~ç crx,Liiç (1). Dans la même ligne, l'épître aux Hébreux dit d'Abraham: « Ainsi, celui qui avait reçu les promesses, et à qui il avait été dit: C'est d'Isaac que naîtra ta postérité, offrit ce fils unique, estimant que Dieu est assez puissant pour ressusciter même les morts. Aussi le recouvra-t-il comme en figure, ll6ev a.tHOV x,od. èv 7ta.pa.[3oÀyj hOfL[cra.'t'o» (2). Il n'est pas étonnant dans ces conditions que l'épisode du sacrifice d'Isaac soit devenu un des thèmes favoris de l'antique iconographie chrétienne, avec sa double signification de symbole de salut et de préfiguration du Calvaire. Et c'est, me semble-t-il, sur cet arrière-plan que s'explique le mieux la forme juive du thème, attestée par les fresques de Doura et la mosaïque de Beth Alpha. Eclairées par la littérature rabbinique, elles apportent comme une protestation contre l'exégèse chrétienne. En effet, en regard des interprétations des Pères, qui ramènent l'alliance avec Abraham - et à laquelle Isaac est associé (3) - à une simple préfiguration, toute transitoire, de l'Alliance nouvelle, les rabbins en affirment la pérennité. Abraham, nous dit un Midrasch, dont l'alliance abrogea celle que Dieu avait conclue avec Noé, craignant qu'elle pût être à son tour annulée un jour au bénéfice d'un homme plus riche que lui en observances et en bonnes œuvres, s'en ouvrit à l'Eternel. « N'aie crainte, répondit Jahvé; je n'ai pas suscité dans la descendance de Noé de pieux intercesseurs; j'en susciterai dans la tienne. Même quand tes fils tomberont dans le péché, j'élirai parmi eux un homme capable de mettre un frein à la justice punitive en lui disant : « assez ». Il rachètera leurs fautes, il me sera garant pour eux» (4). En même temps que l'éternité de l'Alliance le texte affirme la valeur de rachat, pour l'ensemble d'Israël, des bonnes œuvres accomplies par les meilleurs des fils d'Abraham. Il est clair qu'il attaque, sans la nommer, la conception chrétienne du sacrifice rédempteur du Christ, fondement de l'Alliance nouvelle. Ce n'est pas tout. La liturgie synagogale et l'enseignement rabbinique attribuent au sacrifice, librement consenti, d'Isaac, une valeur rédemptrice, très analogue à celle que la théologie chrétienne reconnaît à la mort du Christ. Déjà Israël Lévi, soulignant ce parallélisme, illustré (1) Ibid. (2) Hébr. 11, 19. La typologie du sacrifice d'Isaac, clairement esqUlssee déjà chez Paul et dans l'épître aux Hébreux, prend tout son développement dans l'épître du Barnabé, chez Tertullien et Clément d'Alexandrie: DANIÉLOU, op. cit., pp. 370-389. (3) Gen. 17, 7 et 17, 19. (4) Midr. Canto r. sur 1, 14.

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par de nombreux textes, refusait d'y voir l'effet du hasard. Et du même coup il posait la question: cc Lequel, du christianisme ou du judaïsme, a réagi sur l'autre?» (1). A l'inverse de l'opinion professée jusqu'alors par d'autres critiques, qui considéraient la Synagogue comme tributaire en l'occurrence de l'Eglise, il déclarait : c( Issue de sa devancière, la nouvelle religion, sous ce rapport aussi, se rattache à l'ancienne. Il y a eu simple transposition, greffe sur la mort de Jésus de la conception qu'avait fait naître le sacrifice d'Isaac» (2). C'est à en fournir la preuve que s'applique son étude, dont les conclusions ont été reprises par un travail récent de M. Schoeps (3). L'un et l'autre pensent déceler l'influence de cette sotériologie rabbinique sur saint Paul. Le problème est un problème de chronologie : à quand remonte l'interprétation juive du sacrifice d'Isaac en acte rédempteur? Les textes invoqués sont des textes talmudiques, midraschiques ou liturgiques, tous postérieurs, et parfois assez largement, au début de l'ère chrétienne. Je ne puis pas entrer ici dans le détail de la démonstration tentée par Israël Lévi pour résoudre la difficulté. Ses arguments n'apparaissent pas décisifs. Ils n'ont convaincu ni le R.P. Daniélou, pour qui « les textes pauliniens invoqués, si les allusions au récit de la Genèse y semblent certaines, ne supposent pas par ailleurs une influence de la théologie judaïque» (4), ni même semble-t-il, M. Schoeps, qui tout en suivant de très près son devancier, est sensiblement plus prudent que lui : il se contente de tenir pour vraisemblable ce que Lévi considérait comme certain, et postule plus qu'il ne démontre l'antériorité de la tradition rabbinique. En fait, l'épisode du sacrifice d'Isaac tient déjà une place importante dans la pensée juive avant l'entrée en scène du christianisme. Mais il est alors conçu comme un modèle d'obéissance et de foi, non pas comme un acte rédempteur. Sans doute est-il déjà dans le livre des Jubilés (5) mis en rapport avec la Pâque: celle-ci commémore le sacrifice d'Isaac, qui aurait eu lieu, selon ce texte, le 14 Nisan. Mais pas plus que le sacrifice de l'agneau pascal, celui d'Isaac n'est encore interprété comme ayant valeur de rachat. Il est donc certain que l'importance assignée par la pensée juive à la figure et au sacrifice d'Isaac a orienté la spéculation typologique chrétienne. TI est possible même que çà et là une interprétation sotériologique du sacrifice se soit fait jour avant l'apparition du christianisme. Rien cependant ne permet, dans l'état présent de notre documentation, de l'affirmer. Et il suffit, pour expliquer les (1) ISR. LÉVI, « Le sacrifice d'Isaac et la Mort de Jésus ", Revue des études juives,

LXIV, 1912, p. 161. (2) Ibid. (3) H. J. SCHOEPS, « Paulus und die Aqedath Jischaq ", in Aus Frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 229-238. (4) Op. cit., p. 367. (5) Chap. 17·18, cf. ISR. LÉVI, op. cit., p. 166.

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développements de la pensée chrétienne sur ce point, du texte même de la Genèse. L'interprétation sotériologique de l'akeda présuppose assez vraisemblablement le christianisme. Même en admettant un point de départ pré-chrétien, il reste évident que le développement de cette spéculation a reçu de la christologie une impulsion nouvelle, et lui répond. Son plein épanouissement ne se conçoit pas sans elle. Il suffit pour s'en convaincre de noter tout ce que les textes rabbiniques, dont aucun n'est antérieur au Ille siècle, ajoutent aux données de la Genèse, enrichissant la figure et le sacrifice d'Isaac de traits visiblement empruntés au christianisme. De même en effet que l'exégèse chrétienne cherche dans le sacrifice d'Isaac une image de celui du Christ, de même, par une démarche inverse, Talmud et Midrasch, transposant sur le patriarche certains des caractères que la théologie ecclésiastique reconnaît au Christ, en sont venus à faire de l'un l'exacte réplique de l'autre. Si bien que la présence du sacrifice d'Isaac dans l'iconographie juive, et en particulier sa position centrale dans la décoration de Doura, traduit peut-être une préoccupation de riposte à la religion rivale. La naissance d'Isaac, déclarent les rabbins, provoque une joie universelle, car sans lui le monde n'aurait pu subsister (1). Tous les aveugles, paralytiques, muets et possédés furent guéris en cet instant (2) Plus tard Isaac va spontanément au-devant du sacrifice (3). Il en accueille la perspective avec joie, et repousse Satan, qui veut l'inciter à la révolte (4). Une autre tradition toutefois lui impute un moment de faiblesse: il implore la pitié de son père et fond en larmes à l'annonce du sacrifice (5). Il est difficile de ne pas songer, à propos de tous ces détails, à l'Evangile et aux divers épisodes de la vie et de la passion du Christ. Et lorsque le Midrasch, commentant Gen. 22, 6 {( et Abraham prit le bois de l'holocauste et le mit sur Isaac}), précise : {( comme quelqu'un qui porte sa croix sur son épaule », aucun doute n'est possible sur la réalité d'une influence chrétienne. Il est plus curieux encore de constater que d'après certaines agadot, Isaac fut enlevé au Paradis au moment du sacrifice et y resta trois ans (6), et que certaines autres le font effectivement mourir, consumé sur le bûcher. Ses cendres sont répandues sur le Mont Moria, mais une rosée céleste les ranime et Isaac revient à la vie : premier des martyrs il est aussi le premier des ressuscités (7). (1) Tanch. Toledot, 2. (2) Pessik. rabb. XLII, 177a. (3) Gen. ,. 55, 4; cf. b. Sanh. B9 b. (4) Midr. Ag. Gen. 52. (5) Mid,. haggadol, 34. (6) Mid,. hag~adol, 327. (7) Cf. Encyclopaedia Judaica, art. Isaak, VIII, 479·4BO, qui donne de nombreuses références.

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L'expression« la cendre d'Isaac» reparaît d'ailleurs à diverses reprises dans la littérature talmudique et semble bien indiquer que l'idée d'un sacrifice effectif d'Isaac, aussi réel et total que celui du Christ, était assez communément reçue à l'époque. Israël Lévi met cette croyance au compte d'une « hallucination mystique» (1). Mieux vaut peut-être y voir une réplique à la théologie chrétienne. On prêtait à la cendre d'Isaac une valeur de rachat pour les péchés d'Israël. Lorsque Dieu ayant, à la suite d'une faute de David, envoyé un ange pour détruire Jérusalem, « vit et se repentit, et dit à l'ange qui détruisait: « Assez, retiens maintenant ta main» (2), les rabbins se demandent ce qu'il vit, pour avoir ainsi changé son propos. « Rab dit : « Il vit notre père Jacob.» R. Johanan : «Il vit le sanctuaire. » Et R. Samuel: « Il vit la cendre d'Isaac, dont il est dit (Gen. 22, 8) : Dieu verra à trouver l'agneau» (3). Le rapprochement s'impose avec le passage du Midrasch cité plus haut: l'homme pieux issu d'Abraham, qui par ses mérites met un frein à la justice punitive, c'est Isaac lui-même. Et si certains rabbins prêtent au Temple la vertu rédemptrice que d'autres assignent aux cendres d'Isaac, on n'en comprend que mieux le rapprochement opéré par l'iconographie entre la scène du sacrifice et les objets du Temple: il se situe dans une perspective de salut.

••• C'est aussi ce que souligne l'usage liturgique de la Synagogue. Le sacrifice d'Isaac occupe une position centrale dans la liturgie du Nouvel An. Contrairement à l'indication de la Mischna, qui prescrit la lecture de Lévitique 23, l'habitude s'est établie partout de lire à cette occasion Gen. 21 et 22, c'est-à-dire l'histoire de la naissance d'Isaac et de son sacrifice (4). Ce dernier confère à la fête sa signification essentielle: « Pourquoi sonne-t-on à Rosch Haschana avec un schofar de bélier? Pour que Dieu se souvienne du sacrifice d'Isaac et nous agrée comme si nous étions sacrifiés nous-mêmes» (5). On aimerait savoir à quel moment s'est opérée l'introduction de l'épisode dans les lectures liturgiques du Nouvel An. Elle remonterait, selon certains, à l'époque de la lutte contre l'hellénisme, et serait conçue comme un encouragement à subir le martyre pour la Loi (6). Mais cette hypothèse se heurte au texte de la Mischna qui ne prévoit encore pour le Nouvel An que la lecture du passage du Lévitique relatif (1) (2) (3) (4) (5) (6)

Op. cit., p. 167. 1 Chron., 21, 15. B. Ber., 62 b. B. Megilla, 31a. B. Rosch Hasch., 16 a. J. BONSIRVEN, op. cit., II, p. 126, n. 1.

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à l'institution de la fête. Une interprétation plus plausible attribue la modification à Rab, qui vécut au début du Ille siècle (1). Et dans ce cas, la préoccupation de polémique antichrétienne pourrait bien ne pas y être étrangère. Le cas ne serait pas isolé. On sait que la récitation du Décalogue figurait dans la liturgie synagogale quotidienne et qu'elle en fut supprimée en réaction contre le christianisme « pour éviter qu'ils ne disent : ces commandements-là ont seuls été donnés à Moïse sur le Sinaï» (2). L'introduction de l'épisode d'Isaac dans la liturgie du Nouvel An pourrait répondre à une préoccupation analogue. Et sa figuration à côté des objets rituels du Temple bâti, selon la tradition, sur la montagne même du sacrifice, pourrait indiquer que c'est dans la ligne du judaïsme historique, et non point dans celle de la typologie chrétienne qu'il faut chercher la filiation authentique d'Abraham. Enfin, la présence de l'épisode du sacrifice dans la liturgie du Nouvel An rend compte aussi du fait que le Zodiaque et les figures des saisons voisinent dans la décoration de Beth Alpha avec l'image du sacrifice d'Isaac. Le Nouvel An, dans la perspective juive, est aussi l'anniversaire du premier jour de la création. Ainsi se trouve soulignée la pérennité du judaïsme, à travers le déroulement des saisons et des mois. Peutêtre une étude de la décoration, infiniment plus développée et plus riche, de la synagogue de Doura, en fonction du cycle liturgique de l'année juive, apporterait-elle aussi quelque élément nouveau d'explication et permettrait-elle de mieux élucider ce qui ne l'a été que partiellement jusqu'à présent (3).

(1) ZUNZ, Synagogale Poesie des Mittelalters, 1855, p. 81. C'est à Rab aussi que l'on attribue généralement, en accord avec la tradition rabbinique, la mise en forme des prières du Moussaf de Rosch Haschana, telles qu'elles sont encore récitées aujourd'hni, et qui mettent en relief l'Akéda et sa vertu rédemptrice. ISR. LÉVI, dans l'étude citée plus haut, s'efforce de montrer que le rituel s'est fixé sensiblement plus tôt, au moins dès le 1er siècle de notre ère, et en tire argument en faveur de sa thèse d'une influence synagogale sur l'interprétation du sacrifice du Christ en acte rédempteur. Son argumentation se heurte à de sérieuses difficultés. en particulier le silence absolu de la Mischna et sur le rapport '>chofar lb élier, et sur la lecture de l'Akéda le second jour de la fête. (2) J. Ber., 3 a, cf. M. SIMON, Verus Israël, p. 226, n. 6. (3) R. MEYER, ({ Betrachtungen zu drei Fresken der Synagoge von Dura-Europos », Theologische Literatur-Zeitung, janvier 1949, pp. 29 ss. étudie, entre autres figurations, celle du sacrifice d'Isaac. Il y voit une illustration de la bonté de Dieu, dont la Providence fait servir au salut des hommes même les épreuves qu'il leur envoie. Il explique ainsi la position centrale réservée à cet épisode dans la décoration de Doura. Représenté à Beth Alpha à côté du Zodiaque, il signifierait que ({ le temps et le destin sont, en dernière analyse, soumis à Dieu comme au maitre de l'histoire». Toute son argumentation repose sur le fait que le bélier est figuré, dans les deux cas, attaché, et non pas, comme l'indique le texte biblique, pris dans le buisson par les cornes, ce qni traduirait la croyance que le bélier avait été créé avant le commencement des temps en vue de ce sacrifice. C'est attribuer beaucoup d'importance à un détail de figuration et lui faire dire beaucoup plus peut-être qu'il ne signifie en réalité. L'interprétation est plus subtile et ingénieuse que convaincante.

NOTES ADDITIONNELLES

I. - La place du Temple dans la piété et dans la théologie du judaïsme et du christianisme naissant a fait l'ohjet de nomhreuses études au cours des années récentes. La question est traitée dans son ensemble, d'un point de vue à la fois historique et théologique, par Y.M.J. Congar, Le Mystère du Temple, (Lectio Divina, 22), Paris, 1958, qui donne de nomhreuses références hihliographiques. Il semhle assuré aujourd'hui que des fractions assez importantes d'un judaïsme plus ou moins hétérodoxe par rapport aux normes sadducéennes aussi hien que pharisiennes se tenaient à l'écart du culte officiel et parfois condamnaient explicitement le sanctuaire et ses rites. J'ai essayé de démontrer que l'attitude de saint Etienne (Actes, 7-8) se rattachait à un courant, pré-chrétien de pensée juive : Saint Stephen and the Hellenists in the ~ primitive Church, Londres, 1958. Dans le même sens, A.F.J. Klijn, Stephen's Speech - Acts VII, 2-43, in New Testament Studies, 1957, pp. 25 ss., qui trouve dans les écrits de Qumran des parallèles ou des antécédents à cette attitude et à l'idée, souvent professée dans le christianisme primitif, que la communauté des fidèles est le vrai Temple. O. Cullmann, L'opposition contre le Temple de Jérusalem, motif commun de la théologie johannique et du monde ambiant, in New Testament Studies, 1959, pp. 157 ss., cherche à étahlir une parenté, à cet égard, entre le Quatrième Evangile, le groupe des Hellénistes et les sectaires de Qumran. Il paraît difficile, en revanche, de suivre H.J. Schoeps, Theologie und Geschichte des Judenchristentums, Tühingen, 1949, pp. 222 ss., lQrsqu'il pe,nse pouvoir attrihuer à la première communauté jérusalémite ellemême, groupée autour de Jacques, l'attitude hostile au Temple que professent par la suite les écrits Pseudo-Clémentins. Cette opinion se heurte en particulier au témoignage d'Hégésippe (Eusèhe, Histoirel Ecclésiastique, 2, 23, 4 ss.) selon lequel Jacques passait ses journées en 1 prières dans le Temple, et qui recoupe le témoignage des Actes des Apôtres, 2, 46, relatif au groupe apostolique. Il semhle hien, en fait, qu'une proportion importante de fidèles d'origine juive ait professé vis-à-vis du Temple, même après 70, les mêmes vues que le judaïsme officiel et en ait attendu et espéré la reconstruction par Jésus, lors de sa Seconde Venue. Mali;! une répudiation ou une spiritualisation du Temple et de son culte n'est pas, pour autant, nécessairement, le f/!it ,des seuls chrétiens venus de la Gen.tilité. Les Judéo-Chrétiens eux-mêmes paraissent avoir été divisés sur la question, tout comme l'était le judaïsme considéré d'ensemhle. Les affinités précises entre les écrits de Qumran et ceux du Nouveau Testament laissent à penler

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que l'influence du judaïsme marginal sur la chrétienté primitive a sans doute été considérable. TI reste que la figure de Jésus et son rôle dans l'économie du salut ont conféré à l'opposition Messie-Temple une vigueur qu'elle n'avait pas revêtue jusqu'alors, même dans les milieux juifs les plus détachés des normes officielles. Cette opposition n'est d'ailleurs qu'un aspect d'une opposition plus générale entre le Messie et la Loi, le règne de l'un devant mettre fin au règne de l'autre. Elle a été heureusement mise en lumière par H.J. Schoeps, Paulus. Die / Theologie des Apostels im Lichte der jüdischen Religionsgeschichte, Tübingen, 1959, qui a tort cependant de la considérer comme admise par toute la pensée juive des débuts de l'ère chrétienne, alors qu'elle n'en caractérise que certains courants. II. - L'abondante littérature suscitée par la Lettre de Claude est, dans sa presque totalité antérieure à mon article. Quelques rares travaux ont paru depuis. Bibliographie complète dans V.A. TcherikoverA. Fuks, Corpus Papyrorum Judaicarum, II, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1960, pp. 36·37. Dans une lettre qu'il m'écrivait le 20 juin 1943, en réponse à l'envoi de mon article, Franz Cumont voulait bien trouver «très convaincants» les textes de saint Jean Chrysostome que je citais. Et il ajoutait : ({ La défense de faire venir des coreligionnaires de Syrie ou d'Egypte me paraît ressembler étrangement à l'interdiction d'appeler du dehors en Palestine de nouveaux Sionistes. Là aussi les Juifs cherchent à accroître leurs effectifs et les Arabes menacent, s'ils le font, de les massacrer tous. Les Anglais comme Claude voudraient maintenir le statu quo. » III-IV. - La question du judaïsme berbère ne semble pas avoir, depuis la publication de mon mémoire, retenu l'attention des chercheurs. Aucun des travaux récents sur la situation religieuse dans l'Afrique ancienne n'en fait état. En revanche, les problèmes relatifs à la situation linguistique ont été évoqués et discutés de divers côtés. La mise au point que j'ai proposée, dans mon article Punique ou Berbère? republié dans le présent volume, et qui nuance les positions que j'avais adoptées dans mon Judaïsme Berbère me dispensera d'y revenir à nouveau. Elle répond du même coup à la seule objection qu'avait opposée à mes conclusions antérieures le copieux compte rendu du Judaïsme Berbère paru dans Hesperis, XXXIX, 1-2, 1952, pp. 243-250 sous la plume de M. André Adam: l'auteur, souligne en terminant que mon argumentation «repose en grande partie sur la persistance de la langue punique en Mrique du Nord jusqu'à la conquête musulmane», et renvoie à l'article de Chr. Courtois que je discute dans Punique ou Berbère? (supra, p. 90), et «d'où il appert qu'à l'époque du grand docteur lingua punica désignait très probablement non pas la langue de Carthage, disparue dès le Ille siècle, mais la langue libyque, c'est-à-dire la langue autochtone, ancêtre de l'actuel berbère ». Je continue à penser que rien n'autorise

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à admettre la disparition du punique dès le lIIe siècle, qu'en fait latin, libyque et punique coexistaient, dans certaines régions, au temp. d• •aint Augustin et que lorsque celui-ci parle de punique c'est bien les exemples qu'il cite et les comparaisons qu'il fait avec l'hébreu le prouvent à l'évidence - de l'idiome carthaginois qu'il s'agit. Aucun ~lément nouveau ne m'a amené, depuis 1955, à modifier le point de vue exposé dans Punique ou Berbère? Jérôme Carcopino, qui avait déjà pris parti pour la thèse punique à propos du livre de Chr. Courtois, a intégralement maintenu sa position dans Profils de conquérantl, Paris, 1961, pp. 403 ss. V. - Le travaille plus récent publié sur Melchisédech et les spéculations suscitées par cette figure est, à ma connaissance, celui, strictement théologique d'ailleurs, de R. Panikker, Eine Betrachtung über Melchisedech, in Kairos, I, 1959, pp. 5-17. Il donne une bibliographie, catholique pour l'essentiel, et incomplète. Cf. aussi J. Daniélou, Le, Saints païens de l'Ancien Testament, Paris, 1956, pp. 129-137. VI. - Notations intéressantes sur la relation établie par la pensée juive et chrétienne entre Jérémie et Alexandre dans J. Noiville, Eon, Jérémie et Alexandre, in Annales de l'Institut d'Etudes Orientales (Fac. des Lettres d'Alger) I, 1934-35, pp. 98-144. Cet article, que j'ignorais au moment où j'ai rédigé le mien, arrive sur nombre de points aux mêmes conclusions que moi. Synthèse suggestive mais rapide, dépassant du reste le cadre de mon enquête dans Fr. Pfister, Alexander der Grosse

in den Offenbarungen der Griechen, Juden, Mohamedaner und Christen (Schriften der Sektion für Altertumswissenschaft b.d.Dt. Akad.der Wi,sensch.zu Berlin), Berlin, Akademie Verlag, 1956. Une explication convaincante du curieux terme argolaoi (supra, p. 134) a été fournie par C.C. Torrey, The Lives of the Prophets, Philadelphie, 1946, pp. 49 ss. : il ne s'agit de rien d'autre que d'une transcription de l'hébreu hargol (qui galope, qui bondit), nom d'une des espèces de sauterelles dont la Bible autorisait la consommation (Lév. Il, 22). La Septante traduit précisément le mot par èCf~op.ciX'l~. Appliquée à une sauterelle, l'appellation est fort bizarre. Elle s'éclaire si l'on sait que les Juifs alexandrins nommaient aussi hargola, par analogie, à cause des bonds très rapides qu'il exécute, l'herpestes ichneumon, mangouste des régions méditerranéennes, proche parent du Rikitikitavi de Kipling et grand ennemi des serpents. Cette double acception du mot cip'Y0Àoc~, dans le judaïsme alexandrin, expliquerait le ~Cf~(jP.rI:y;'1'; de la Septante, qui applique à l'un des deux animaux désignés comme hargola une épithète qui ne convenait qu'à l'autre. Il y a donc toutes raisons de penser que dans la version initiale de l'épisode relaté par le Pseudo-Epiphane, c'est d'ichneumons qu'il s'agissait. Mais ultérieurement, le sens du mot ocP'Y0Àoc~ n'étant plus compris, on imagina qu'il 8'agissait de reptiles, et on eut recours à cette étrange idée de l'impor-

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tation par Alexandre de bons serpents venus d'Argos. Cf. sur ce point, Jeremias, Heiligengriiber in Jesu Umwelt, Gottingen, 1958, pp. 108109, n. 6.

J.

VII. - J'ai élargi et approfondi mon étude sur la polémique antijuive de saint Jean Chrysostome dans mon Verus Israel, Paris, 1948, pp. 239-274. On trouvera des indications sur le culte local des frères Macchabées, qui me paraît avoir été l'un des points d'appui du mouvement judaïsant d'Antioche, dans quelques ouvrages publiés postérieurement à mon article, en particulier: W. Eltester, Die Kirchen Antiochias im IV. Jahrhundert, in Zeitschr.für die Neutest. Wissenschaft, 1937, pp. 283-286; F.M. Abel, Les Livres des Macchabées, Paris, 1949, pp. 381-384; E. Bammel, Zum jüdischen Miirtyrerkultus, in Theol. Lit. Zeitung, 1953, pp. 119-126, et plus spécialement J. Jeremias, Heiligengriiber, pp. 18 ss. Ce dernier rappelle fort justement que seule parmi les provinces ecclésiastiques de l'antiquité, l'Eglise syrienne a intégré trois livres des Macchabées dans son canon; il pense qu'elle a suivi en cela la communauté juive locale et que cette particularité s'explique par la vénération dont les tombes de ces martyrs étaient l'objet. Il date le IVe livre des Macchabées des environs de 35 après J .-C., ignorant visiblement l'ouvrage de A. Dupont-Sommer, Le Quatrième Livre des Macchabées, Paris, 1939, qui le situe un siècle plus tard. La chronologie adoptée par Jeremias pour l'histoire de l'édifice qui abritait les restes des frères martyrs, bien qu'il ne semble pas connaître mon article, est sensiblement la même que celle que j'ai proposée. Il ajoute cependant une précision intéressante (p. 22) : un ouvrage juif médiéval écrit en arabe, de R. Nissim ibn Schahin, signale que la Synagogue des frères Macchabées est la première qui fut construite - apparemment dans tout le monde juif - après la destruction du Second Temple: cf. J. Obermann, The Sepulchre of the Maccabean Martyrs, in Journal of Biblical Literature, 1931, pp. 250-265. Jeremias en conclut que cette synagogue, érigée après la ruine du Temple et la fin de l'indépendance, était pour les Juifs un symbole de continuité nationale et religieuse: « Les événements de l'an 70 n'ont, par conséquent, pas entravé le besoin qu'avaient les Juifs de vénérer les tombes saintes, ils l'ont au contraire fortifié n. C'est une conclusion à laquelle j'étais moi aussi parvenu : cf. supra, Les Saints d'Israël, p. 167. VIII. - T.W. Manson a repris et élargi, à partir de mon article, la question des saints de l'Ancien Testament dans Martyrs and Martyrdom, in Bulletin of the John Rylands Library, 39, 1957, pp. 463-484. Le livre de J. Jeremias, Heiligengraber, cité plus haut, se place essentiellement du point de vue de la topographie et de l'archéologie palestiniennes, mais comporte un chapitre final sur le culte des saints, les conceptions qui lui étaient inhérentes et ses manifestations dans la vie religitlUflC du judaïsme au début de notre ère. Quelques indications

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lIur ce point dans B. Kotting, Peregrinatio Religiosa, Wallfahrten und Pilgerwesen in Antike und alter Kirche, Regensberg-Munster, 1950, pp. 67-69. Cf. également l'article de E. Bammel, Zum jüdischen Martyrerkultus, cité plus haut : il voit un lien entre le développement dans le judaïsme d'un culte des saints et le changement intervenu, selon lui, dans les idées juives relatives aux morts et aux tombeaux, aux approches de l'ère chrétienne; le tombeau prend parfois l'allure d'un monument appelant la visite, en même temps que s'atténue, dans une certaine mesure, l'idée que la proximité d'une dépouille mortelle, même ensevelie, est un facteur d'impureté rituelle. L'auteur insiste également sur la relation entre vénération des prophètes et vénération des martyrs, les prophètes étant généralement représentés comme des martyrs : cf. à ce propos, H.J. Schoeps, Aus frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 126 ss. Les Vitae Prophetarum ont été rééditées par C.C. Torrey, The Lives of the Prophets, (Journal of Biblical Literature, Monograph Series, 1) Philadelphie, 1946. L'origine juive de l'ouvrage est aujourd'hui unanimement admise, de même que son caractère de guide pour pélerins aux tombes des prophètes: cf. J. Jeremias, op. cit., p. Il. IX. - Les problèmes relatifs à l'art religieux du judaïsme dans l'antiquité ont été réétudiés dans leur ensemble et dans tout le détail par J E.R. Goodenough, dans sa monumentale enquête Jewish Symbols in the Greco-Roman Period, VIII volumes parus, New York, 1953-58. Je n'ai pas à prendre parti ici sur la thèse de l'auteur, qui estime que tous les motifs empruntés à l'art païen ont, en passant dans le judaïsme, gardé une valeur symbolique et sont plus, par conséquent, que de simples éléments décoratifs. Je ne retiens que les points qui ont une relation directe avec les sujets traités dans le présent volume. L'auteur consacre un important chapitre à la menorah et à son symbolisme (vol. IV, pp. 71-98). Il mentionne mon article (p. 76, n. 54) et en accepte les conclusions. Le chandelier, estime-t-il, serait une image de Dieu lui-même, et non pas simplement du judaïsme. Pour ce qui est de son origine dans la symbolique israélite et juive, il considère comme « presque certain» qu'il représentait au départ un arbre, « l'Arbre de Vie» (p. 73). Y aurait-il une lointaine et vague réminiscence de cette identité originelle dans le fait que le chandelier ressemble parfois, sur les grafitti, à un arbre et en particulier à la palme (loulab) souvent représentée à côté de lui? Une très curieuse miniature médiévale chrétienne (Goodenough, op. cit., planches, fig. 10) représente la Vierge couronnée, trônant au sommet d'un chandelier à sept branches, se ramifiant chacune en trois à leur extrémité, qui, ici encore, ressemble fort à un arbre. On pourrait être tenté, à première vue, de penser qu'une telle figuration corrobore l'interprétation proposée par Salomon Reinach pour la lampe de Carthage (supra, p. 182) : La Nouvelle Alliance s'appuyant sur l'Ancienne. Mais il est clair que nous sommes ici dans une perspective

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totalement différente. Sur la lampe de Carthage, le chandelier est renversé et foulé aux pieds par le Christ ; ici il est debout et sert de trône à la Vierge. Mais la Vierge elle-même, Goodenough l'a bien montré (p. 96), n'a fait que se substituer dans cette imagerie à une figure juive: un passage du Zohar cité par l'auteur (p. 93) dit que lorsqu'on allume les sept lampes, Israël reçoit la lumière, cependant que «la Mère d'en haut» est couronnée, et «toutes les lampes reçoivent d'elle leur lumière». La Mère d'en haut pourrait être Sarah, que Philon compare explicitement à la menorah (de Congressu, 7, commenté par Goodenough, p. 85). Mais sans doute convient-il d'y reconnaître plutôt soit la Sagesse ou la Thora hypostasiées, soit la schechinah. La miniature en question ne représente probablement que la forme christianisée d'un motif allégorique autenthiquement juif, né de la mystique du Zohar. Goodenough signale d'ailleurs (vol. II, p. 102) la lampe de Carthage et, tout en indiquant qu'on y reconnaît généralement la victoire du christianisme sur le judaïsme, suggère qu'elle pourrait représenter aussi« Je christianisme avec ses fondations juives, dans l'Ancien Testament et dans l'histoire ». J'ai dit dans mon article pourquoi cette interprétation me paraissait exclue. Le même auteur mentionne en outre une inscription de Kissera en Byzacène, sur laquelle apparaissent, combinées en une image unique, la croix avec alpha et omega et la menorah. Si c'est bien d'une menorah qu'il s'agit, nous sommes en présence d'un nouvel exemple, particulièrement intéressant, à verser au dossier des emblèmes judéo-chrétiens ou judaïsants. Mais cette menorah - à cinq branches rectilignes - pourrait aussi être un arbre très schématisé, et nous serions alors, avec l'image de la croix arbre de vie, sur un terrain purement chrétien, sans influence juive. On pourrait enfin penser à une combinaison de la croix et de la palme triomphale, représentées parfois côte à côte, par exemple sur l'épitaphe d'une centaine Victoria au cimetière de Domitille : (cf. Cabrol-Leclercq, Dictionnaire d'Archéol. chrét. et de Liturgie, art. Croix, col. 3362). Du moins, si l'interprétation judaïsante ne s'impose pas de façon irrésistilile, elle n'est pas à exclure sans plus.

X. - La bililiographie des synagogues à images s'est considérablement accrue depuis dix ans. C'est Doura qui, normalement, retient le plus l'attention. En attendant le volume que Goodenough doit consacrer à ce sujet, l'étude d'ensemble la plus développée est celle de Carl H. Kraeling, The Excavations at Dura-Europos. Final Report VIII. Part I. The Synagogue, New Haven, Yale University Press, 1956. En ce qui concerne les origines d'un art figuré juif, l'auteur incline (p. 395) à les chercher dans des enluminures de manuscrits mettant à la portée des Gentils, dans la Diaspora, à des fins prosélytiques, des épisodes et récits de l'Histoire Sainte, et destinés à rivaliser, par la beauté de leur présentation, avec les œuvres païennes. Les premiers exemplaires

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pourraient remonter, à son avis, jusqu'au Ille siècle avant J.-C. Ce n'est que plusieurs siècles plus tard que cette décoration, devenue habituelle sur les manuscrits, serait passée dans les synagogues. L'initiativ~, ici, aurait été prise, peut-être, par des roitelets orientaux qui, à l'exemple de la famille royale d'Adiabène, convertie vers 30 apr~. J.-C., s'étaient fait juifs ou étaient en coquetterie avec le judaïsmfl et qui, soit pour leur propre usage, soit pour celui de leurs sujets juifs, auraient, principalement en Haute Mésopotamie et en Syrie Orientale, fait construire à leurs frais des synagogues décorées, appelées à rivaliser avec les sanctuaires païens (pp. 391-392). Ce n'est là, l'auteur le reconnaît, qu'une hypothèse. Elle est séduisante. Quoi qu'on en pense du point de vue de la chronologie, elle me paraît mettre l'accent de façon fort judicieuse sur l'élément de propagande religieuse inclus dans cette décoration, aussi bien - si l'on en admet l'existence - celle des manuscrits que celle de Doura et des autres synagogues. Je suis renforcé, après avoir lu Kraeling, dans ma conviction qu'il faut tenir compte, pour comprendre la synagogue de Doura, de ce contexte de concurrence non seulement avec le paganisme, mais aussi et surtout avec le christianisme. Kraeling consacre les dernières pages de son livre (pp. 398-402) à la question des rapports entre l'art juif et les premiers monuments de l'art chrétien. Il distingue dans le premier deux traditions différentes, l'une narrative, l'autre symbolique. La première retrace en images des cycles complets de récits bibliques (Doura). L'autre procède par scènes isolées (Gerasa, Beth Alpha). C'est à la seconde que se rattacherait l'art chrétien catacombal, où des scènes, isolées elles aussi, de l'Ancien Testament sont d'abord représentées, à l'exclusion presque totale d'épisodes néotestamentaires. L'auteur souligne en outr", fort justement, que dans l'ensemble narratif représenté à Doura la décoration qui orne la niche de la Thora et le dessus de la niche fait exception. Le symbolisme y apparaît à l'état pur avec la menorah, l'ethrog et le loulab, et aussi avec le motif central, où l'on reconnaît généralement une figuration du Temple avec l'Arche. Il en va de même pour la décoration, d'ailleurs très retouchée, au-dessus de la niche et où l'on peut reconnaître, avec Kraeling, l'arbre de vie paradisiaque. Quant au sacrifice d'Isaac, l'auteur le souligne, « le sujet est à coup sûr narratif mais sa fonction est clairement symbolique» (p. 362). Il explique la scène par deux traditions rabbiniques (p. 58). L'une identifie le lieu du sacrifice, le pays de Moriah (Gen. 22,2), avec la colline du Temple (2 Chrono 3, 1) : représentés côte à côte, le Temple, les accessoires rituels et le sacrifice d'Isaac signifieraient cette unité et cette continuité du culte juif, dans l'espace et dans le temps, dont j'ai fait moi aussi mention dans mon article, supra, p. 192. La seconde tradition suggère que « la akedcJa et la délivrance d'Isaac, et la promesse faite à Abraham pour récompenser son obéissance sont, en quelque manière, une garantie de pardon

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accordée par Dieu à Israël ». Et l'auteur mentionne à ce propos la liturgie du Nouvel An. Pour logique qu'il soit, le groupement réalisé à Doura représente cependant, du point de vue technique, une anomalie. En introduisant à côté des objets cultuels la scène du sacrifice, l'artiste semble avoir délibérément recherché la difficulté; et il l'a résolue fort maladroitement. Le type de composition le plus habituel en la matière consiste en effet à encadrer un élément central d'un autre motif, deux fois représenté de façon identique. M. Grabar, Recherches sur les sources juives de l'art paléochrétien, in Cahiers Archéologiques, XI, Paris, 1960, pp. 59 ss. mentionne la mosaïque de Nirim, où les lions de Juda flanquent la menorah, tandis que celle de N aaran « réunit deux menorah et, entre elles, l'Arche du Saint des Saints ». A Beth Alpha c'est la même arche, mais flanquée cette fois de deux lions. Pourquoi le peintre de Doura a-t-il rompu avec cette tradition, qui parait solidement établie, de composition rigoureusement symétrique, et « remplacé la seconde image de la menorah, celle de droite, par une scène historique que ni le genre descriptif de cette scène, ni le peu de place disponilile n'appelaient à cet endroit» ? (op. cit., p. 60). C'est, répond prudemment M. Grabar, pour des raisons que nous ignorons; mais il a « nettement l'impression d'avoir affaire à une initiative de la dernière heure ». Le problème est ainsi clairement posé, sinon résolu. Une solution nous est offerte par Goodenough, qui a consacré des pages intéressantes au sacrifice d'Isaac (op. cit., vol. IV, pp. 167-194). Ille fait à propos du schofar, parce que « akedah et schofar sont des symboles équivalents » et par conséquent interchangeables (p. 185). Ils le sont parce que la tradition juive n'a cessé de les associer étroitement, en particulier en rapport avec la liturgie du Nouvel An. Et si la akedah est représt'ntée à Doura dans le contexte décrit plus haut, à une place où l'on attendrait plus normalement un objet cultuel, « c'est pour cette simple raison qu'elle aussi avait une grande importance dans le culte juif: elle prend simplement la place du schofar» (p. 189). L'explication est ingénieuse. Mais est-elle suffisante? Je serais assez disposé à suivre Goodenough pour ce qui est de l'équivalence symbolique qu'il propose entre akedah et schofar, mais avec quelques réserves. Si l'on peut bien admettre que « les Juifs avaient la akedah présente à l'esprit lorsqu'ils représentaient le schofar », pourquoi, dans le cas de Doura, ont-ils cru devoir compliquer le problème technique qui se posait au peintre en lui enjoignant de représenter en clair la scène signifiée plutôt que de s'en tenir comme d'habitude au signe lui-même? Au reste, le schofar, lorsqu'il est représenté, l'est en général dans un ensemble, avec l'ethrog et le loulab, et comme eux en petites di.mensions, à côté de la menorah, figurée en plus grand. On imagine mal, un énorme schofar faisant à Doura pendant à la menorah, à l'endroit où est représenté le sacrifice d'Isaac. Ce serait là aussi une anomalie.

NOTES ADDITIONNELLES

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Goodenough évoque à plusieurs reprises le parallélisme entre le sacrifice d'Isaac et celui du Christ et par la même occasion, mais pour l'écarter aussitôt, l'hypothèse d'une influence possible du christianisme sur l'interprétation possible de la akedah (pp. 178-179). Il incline à penser que la tradition juive relative à Isaac est antérieure aux utilisations typologiques que le christianisme a faites de l'épisode (p. 179, n. 98). Il attribue en définitive au judaïsme hellénistique cc cette interprétation qui représente Isaac comme étant effectivement le sacrifice éternel, qui expie par ses mérites pour tous ceux qui soument dans le schofar» (p. 193). Les chrétiens, suggère-t-il, auraient fait disparaître le traité de Philon sur Isaac parce qu'ils y lisaient, touchant Son sacri· fice expiatoire et rédempteur, trop de choses qu'ils voulaient ne dire que du Christ seul. Et il conclut en disant que cc le Isaac de la akedah et le Christ de la théologie sont frères, fils des mêmes parents, hellénisme et judaïsme, bien que l'un puisse ressembler davantage à son père et l'autre davantage à sa mère» (p. 193). C'est là une idée chère à Goodenough : celle de l'imprégnation très profonde du judaïsme, et après lui du christianisme, par l'hellénisme et en particulier par une théologie de type mystérique. Je ne la discuterai pas ici. Peu importent, pour notre propos, les parents. Le fait qui compte, c'est que, effectivement, l'Isaac de la tradition rabbinique et le Christ de la théologie chrétienne se ressemblent comme des frères. H.J. Schoeps, Paulus. Die Theologie des Apostels im Lichte der jüdischen Religionsgeschichte, Tübingen, 1959, pp. 144-152, reprenant sous une forme plus développée les idées qu'il avait exposées dans Aus frühchristlicher Zeit, Tübingen, 1950, pp. 229-238, l'a souligné une fois de plus. Il ne fait pas de doute à ses yeux que les spéculations rabbiniques sur la valeur expiatoire du sacrifice d'Isaac représentent une des sources de la sotériologie paulinienne. J'ai dit déjà, dans mon article, les réserves qu'appelait à mon sens cette thèse. Je ne puis que les maintenir. Dans l'état présent de notre documentation, les textes juifs où apparaît dans toute sa netteté l'interprétation de la akedah en sacrifice expiatoire et proprement rédempteur sont tous postérieurs à l'entrée en scène du christianisme. Les éléments de cette interprétation sont peut-être présents dans le récit biblique lui-même. Mais rien n'autorise à penser qu'ils aient été utilisés dans ce sens avant saint Paul. Isaac n'est, au départ, que l'image de la soumission parfaite à la volonté de Dieu. Ce n'est que très progressivement qu'il tend à se muer en rédempteur. On ne peut aller ici au delà des hypothèses. Mais tout se passe comme si l'intervention du christianisme avait cristallisé ce qui n'existait encore dans la pensée juive qu'à l'état d'ébauche assez floue. Des religions rivales, aussi étroitement apparentées au départ que le sont le judaïsme et le christianisme, peuvent réagir au contact l'une de l'autre de deux façons différentes: ou bien elles accentuent délibérément ce qui les différencie et fait leur originalité; ou bien, par un mimétisme

208

RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.CHRtTIENNE

inconscient ou voulu, elles accusent les ressemblances, se modèlent dans une certaine mesure l'une sur l'autre, et s'efforcent de donner A leurs fidèles respectifs l'équivalent de ce qu'ils pourraient être tentés d'aller chercher ailleurs, auprès du rival. Il serait facile de citer, en les empruntant à l'histoire du christianisme comme du judaïsme, des exemples illustrant l'une et l'autre de ces réactions, qui ne s'excluent pas réciproquement. Goodenough a noté (p. 173) l'aversion de certains rabbins pour le principe des « mérites des Pères », et plus généralement des mérites vicaires de qui que ce soit. Cf. dans le même sens G.F. Moore, Judaism in the first Centuries of the Christian Era, l, Cambridge (Mass.), 1927, pp. 535-552. Il est sans doute légitime de mettre cette réaction en rapport avec les premiers développements du christianisme. Mais Goodenough comme Moore signalent et analysent la réaction inverse, qui consiste précisément à interpréter en termes sotériologiques le sacrifice d'Isaac. Le premier, citant le second, note que la akedah prend une place beaucoup plus considérable dans « la liturgie tardive, ainsi que dans le Targum palestinien et dans les midraschim les plus récents» (op. cit., p. 174, n. 62). Il semble difficile d'expliquer cette amplification par des motifs exclusivement internes au judaïsme. Elle va de pair avec les progrès du christianisme. C'est dans cette ligne, peut-être, qu'il convient de chercher l'explication de la scène du sacrifice d'Isaac à Doura. Est-il interdit de supposer, A l'origine de cette « initiative de la dernière heure », pour reprendre la formule de M. Grabar, des discussions soutenues par les Juifs du lieu avec leurs voisins chrétiens et le désir de montrer aux usagers de la synagogue qu'ils pouvaient eux aussi compter sur l'aide d'un « rédempteur» pour accéder, dans la pratique de la religion ancestrale, à la béatitude éternelle, symbolisée, au-dessus de la niche de la Thora, par l'arbre de vie paradisiaque?

TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos

7

1. -

Retour du Christ et reconstruction du Temple dans la \ pensée chrétienne primitive. (Aux Sources de la Tra-V' Chrétienne, Mélanges offerts à M. Maurice Goguel, Bibliothèque Théologique, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1950, pp. 247-257). . . . . . . . . . . . 9

II. -

A propos de la Lettre de Claude aux Alexandrins. (Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1943, pp. 175-183) . . . . . . . . . . . .

20

Le Judaïsme berbère dans l'Afrique ancienne. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1946, pp. 1-31 et 105-145) . . . . . . . . . . . . . . .

30

Punique ou Berbère? Note sur la situation linguistique dans l'Afrique Romaine. (Annuaire de l' Institut de Philologie et d'Histoire Orientales et Slaves, t. XIII, Mélanges Isidore Lévy, Bruxelles, 1955, pp. 613-629) . . . . . . . . . . . . . . .

88

Melchisédech dans la polémique entre Juifs et Chrétiens et dans la légende. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1937, pp. 58-93) . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

101

Alexandre le Grand, juif et chrétien. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1941, pp. 177-191) . . . . . . . . . . . . . . . . . .

127

La polémique antijuive de saint Jean Chrysostome et le mouvement judaïsant d'Antioche. (Annuaire de l'Institut de Philologie et d'Histoire Orientales et Slaves, t. IV, Mélanges Franz Cumont, Bruxelles, 1936, pp. 403-421) . . . . . . . . . . .

140

III. -

IV. -

V. -

VI. -

VII. -

110

VIII.

RECHERCHES D'HISTOIRE JUDtO.cHRtTIENNE

Les saints d'Israël dans la dévotion de l'Eglise ancienne. (Revue d'Histoire et de Philosophie Religieuses, 1954, pp.98-127) . . • . . . . . . . . . . . . . . -;-.

154

Le chandelier à sept branches, symbole chrétien ? (Revue Archéologique, 1949, Mélanges Charles Picard, pp. 971.980) . . • . . . . . . • . . . . . . . .

181

Remarques sur les synagogues à images de Doura et de Palestine. (Spiitantike und Byzanz - Neue Beitrage zur Kunst des ersten Jahrtausends n. Chr., Verlag für Kunst und Wis· senschaft, Baden-Baden, 1952, pp. 31-44)

188

Notes additionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

199

IX. -

X. -

ACHEVÉ LE

14

D'IMPRIMER

DÉCEMBRE

SUR LES

1962

PRESSES DE

L'IMPRIMERIE HÉRISSEY A

ÉVREUX

(EURE)

Numéro d'imprimeur: 2615. Dépôt légal: 4 e trim. 1962

~ ~

aTUDES JUIVES 1.. 1 S. REVAH, Spinoza et le Dr Juan de Prado. 1959.163 pp. 18,00 NF 2. BERNHARD BLUMENKRANZ, Juifs et Chrétiens dans le Monde 28,00 NF Occidental. 430-1096. 1960. 440 pp. COLLECTION

COLLOQUES ET CONGRÈS 1. PREMIÈRE CONFERENCE INTERNATIONALE D'HISTOIRE ECONOMIQUE. Contributions et Communications, Stockholm, Aot1t 1960. 594 pp. Texte en français, anglais, allemand, italien, espagnol. Nombreux graphiques 35,00 NF 2. LES ORIGINES DES VILLES POLONAISES. P. Francastel, éditeur. 1960. 242 pp. Nombreux plans. 30 photographies 35,00 NF 3. L'HISTOIRE ET SES INTERPRETATIONS. Entretiens autour d'Arnold Toynbee sous la direction de Raymond Aron (Cerisy-la-Salle, 15,00 NF juillet 1958). 1961. 240 pp. COLLECTION

SOCIÉTÉ ET IDÉOLOGIES Première Série: ÉTUDES 1. PAUL BOIs: Paysans de l'Ouest. 1960. 716 pp.

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3. ANDRÉ ARMENGAUD: Les populations de l'Est-Aquitain au début de l'époque contemporaine. 1961. 590 pp. 40 cartes et graphiques 66,00 NF 4. GEORGES DUPEUX : Aspects de l'histoire sociale et politique du Loir-et-Cher. 1848-1914. 1962.632 pages. Nombreux graphiques et cartes 69,00 NF 5. LOUIS GUINET: Zacharias Werner et l'ésotérisme maçonnique. 1961. 426 pp. 49,00 NF

Deuxième Série: DOCUMENTS ET TÉMOIGNAGES 1. ALFRED ROSMER : Le mouvement ouvrier pendant la première guerre mondiale. De Zimmerwald à la Révolution ~e. 1959. 252 pp. 30,00 NF 2. MAXIMILIEN RUDEL: Karl Marx devant le Bonapartisme. 1960. 167 pp. 12,50 NF 3. ALEXANDRE BENNIGSEN ET CHANTAL QUELQUEJAY : Les Mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie. Tome 1 : Le « Sultangaliévisme » au Tatarstan. Préf~œ Roger Portal 1960. 285 pp. 1 frontispice et 2 cartes .~ , 22,00 NF

PAR 1 S

MOUTON & CO

LA HAYE