R. Guardini de La Meělancolie [PDF]

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Zitiervorschau

De la mélancolie Romano Guardini

Couverture : © Jean-Marie Porté

À usage strictement privé © Editions du Seuil 1ère édition en 1953 Traduit de l’allemand par Jeanne Ancelet-Hustache

I

La mélancolie est quelque chose de trop douloureux, elle s’insinue trop profondément jusqu’aux racines de l’existence humaine pour qu’il nous soit permis de l’abandonner aux psychiatres. Si donc nous nous interrogeons ici sur son sens, nous disons déjà, par là même, qu’elle représente pour nous un phénomène d’ordre non psychologique ou psychiatrique, mais spirituel, que nous croyons en étroits rapports avec les profondeurs de notre nature humaine. Pour que l’on sente bien de quoi il est question ici, nous citerons d’abord quelques phrases empruntées aux écrits et aux notes d’un homme qui a lui-même été plongé dans une mélancolie profonde, en qui cette mélancolie ne fut pas seulement une puissance qui pénétra et opéra à l’intérieur de sa pensée et de ses actes, une tonalité intérieure qui vibra d’un bout à l’autre de son existence. Mais, au-delà de ces effets, cet homme l’a consciemment assumée comme point de départ de sa tâche morale, comme lice pour son combat religieux : j’ai nommé Søren Kierkegaard. Les phrases suivantes traceront les limites, montreront nettement les dimensions intérieures entre lesquelles se meut ce phénomène, le plus douloureux peut-être de tous les phénomènes humains. « Le terrible, c’est que la conscience d’un homme ait, dès l’enfance, subi une pression que toute l’élasticité de l’âme, toute l’énergie de la liberté ne peut pas supprimer. Le chagrin dans la vie peut certes exercer une pression et déformer la conscience, mais si le chagrin n’apparaît qu’à l’âge mûr, il n’a pas le temps de prendre cette forme constitutive, il devient un facteur historique, non pas quelque chose qui se situe pour ainsi dire en dehors de la conscience elle-même. Celui qui, dès son jeune âge, subit une telle pression, ressemble à un enfant qu’on retire avec les fers du corps maternel et qui garde constamment le souvenir des douleurs de la mère. » 1 « C’est ainsi que j’allai dans la vie, favorisé à tous points de vue par des dons intellectuels et par les conditions extérieures. On avait tout fait et on fit tout pour développer mon esprit aussi puissamment que possible. Plein de confiance – en un certain sens, car j’avais en même temps une sympathie et une préférence marquées pour la souffrance et pour tout ce qui était de quelque manière opprimé et souffrant – c’est ainsi que j’allai dans la vie, avec une attitude de fierté, presque d’arrogance stupide. A aucun instant de ma vie, je n’ai été abandonné par cette conviction : on peut ce que l’on veut, à l’exception d’une seule chose, à part cela absolument tout, mais sauf cette seule chose : rejeter le fardeau de la mélancolie qui me tenait en son pouvoir. Jamais (d’autres, certes, pourront prendre cela pour de la prétention, mais pour moi il en était véritablement ainsi, tout aussi vrai que ce qui suit, que d’autres à leur tour prendront pour de la prétention), jamais la pensée ne m’est venue qu’à mon époque quelqu’un vivait ou naîtrait qui me fût supérieur – et tout au fond de moi-même, j’étais 1. Journal, 1843. (Søren Kierkegaards Papirer udgivne af P. A. Heiberg og V. Kuhr, Gyldendalske Boghandel, Nordisk Forlag, Copenhague. Edition des papiers de Kierkegaard publiée à partir de 1909, tome 4, pp. 22-23.)

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pour moi même le plus misérable de tous. Jamais la pensée ne m’est venue à l’esprit que, même si j’avais voulu entreprendre les choses les plus stupidement risquées, je n’en aurais pas triomphé, à l’exception d’une seule chose, à part cela absolument tout, mais sauf cette seule chose : rejeter le fardeau de cette mélancolie dont j’ai à peine cessé un jour de sentir complètement le poids. Cependant, il faut entendre par là que j’ai été de bonne heure initié à cette pensée que vaincre, c’était vaincre au sens infini, ce qui, au sens fini, est souffrir, de sorte que, à son tour, ceci s’accordait avec ma pensée mélancolique la plus profonde qu’à vrai dire, je n’étais bon à rien au sens fini. » 2 « Il me semble que je suis un galérien enchaîné avec la mort ; chaque fois que la vie remue, la chaîne grince et la mort fait que tout se fane – et cela arrive à chaque minute. » 3 « C’est effroyable, cette impuissance spirituelle totale dont je souffre ces temps-ci, par cela même qu’elle est accouplée à une nostalgie consumante, presque un rut de l’esprit – et pourtant si dépourvue de contours que je ne sais même pas ce qui me manque. » 4 «L’existence entière me remplit d’angoisse, depuis le moindre moucheron jusqu’aux mystères de l’Incarnation ; elle est tout entière inexplicable pour moi, surtout soi-même ; l’existence entière est infectée pour moi, surtout soi-même. Grande est ma souffrance, sans limites ; nul ne la connaît sinon Dieu dans le ciel, et il ne veut pas me consoler ; nul ne peut me consoler, sinon Dieu dans le ciel, et il ne veut pas avoir pitié. » 5 « Je rentre à l’instant d’une société dont j’étais l’âme ; les mots d’esprit jaillissaient de ma bouche, tout le monde riait, m’admirait – mais je partis, et le tiret doit être aussi long que les rayons de la trajectoire terrestre… Je me retirai et je voulais me tuer d’une balle. Mort et enfer, je peux faire abstraction de tout, mais non pas de moi-même ; je ne peux même pas m’oublier moi-même quand je dors. » 6 « Ce qui me réconciliait avec ma destinée et ma souffrance, moi, hélas ! le prisonnier si malheureux et si tourmenté, c’était d’avoir reçu la liberté illimitée de pouvoir dissimuler : j’avais et j’ai reçu la permission d’être absolument seul avec ma douleur. Bien entendu, cela suffisait cependant à rendre peu agréable pour moi-même tout le reste dont j’étais capable. Cela étant donné (une telle douleur et une telle dissimulation), c’est affaire de tempérament individuel si l’on se tourne d’un côté ou de l’autre : si ce tourment solitaire, intérieur, se manifeste de façon démoniaque, se satisfait dans la haine des honmes et l’outrage à Dieu, ou dans son contraire. C’est ce dernier cas qui fut le mien. Aussi loin que se reporte mon souvenir, j’étais d’accord avec moi-même sur un seul point : je ne trouverais aucune consolation ni aucune aide auprès des autres. Rassasié des nombreux biens qui m’étaient par ailleurs accordés, ayant la nostalgie de la mort en tant qu’homme, souhaitant la vie la plus longue 2. Point de vue explicatif de mon œuvre. Synspunktet for min forfatter-virksombed (Søren Kierkegaards Samlede Vaerker udgivne af A. B. Drachmann, J. L. Heiberg og H. O. Lange, XIII, Gyldendalske Boghandel Nordisk Forlag, Copenhague-Christiana, 1906, pp. 565-566.) 3. Journal, 1837, Édition danoise, t. 2, p. 235. 4. Journal, 1840, Édition danoise, t. 3, pp. 26-27. 5. Journal, 12 mai 1839, Édition danoise, t. 2, p. 164. 6. Journal, 1836, Édition danoise, t. 1, p. 93.

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possible en tant qu’esprit, j’avais la pensée, dans mon amour mélancolique pour les hommes, de leur être secourable, de trouver pour eux une consolation, surtout la clarté de la pensée et en particulier à l’égard du christianisme. Très loin dans mon souvenir remonte cette pensée qu’il y a dans chaque génération deux ou trois êtres qui sont sacrifiés aux autres pour découvrir dans de terribles souffrances ce qui leur profite. C’est ainsi que je me comprenais mélancoliquement moi-même : j’étais élu pour cette mission. » 7 « Car mon malheur, qui remonte presque jusqu’à ma naissance et qui fut achevé par mon éducation, ce fut de ne pas être homme. Mais quand on est enfant – et les autres enfants jouent, plaisantent et font ce que font les enfants – et quand on est jeune homme – et les autres jeunes gens aiment, dansent et font ce que font les jeunes gens – être alors esprit, bien qu’on soit enfant et jeune homme – cruel tourment, plus cruel encore si, grâce à l’imagination, on sait accomplir ce tour de force de paraître le plus jeune de tous. Mais ce malheur s’atténue déjà à quarante ans, et il s’efface dans l’éternité. Je n’ai pas connu la spontanéité, par conséquent au point de vue purement et simplement humain je n’ai pas vécu ; j’ai tout de suite commencé par la réflexion ; je n’ai pas acquis un peu de réflexion avec l’âge ; je suis à vrai dire réflexion du commencement à la fin. Dans les deux âges de la spontanéité (enfance et jeunesse), adroit comme la réflexion l’est toujours, je me suis aidé moi-même, j’ai dû m’aider moi-même avec quelque chose de contrefait, et, alors que je ne me rendais pas encore compte de ce qui m’était donné, j’ai vécu la douleur de n’être pas comme les autres. » 8 « C’est singulier, la façon sévère qui règle en un certain sens mon éducation. De temps à autre je suis au cachot noir, et là je rampe dans la douleur et les tourments, sans rien voir, sans issue. Alors une pensée s’éveille soudain dans mon âme, aussi vivante que si je ne l’avais jamais eue auparavant, bien qu’elle ne me soit pas inconnue, mais auparavant je n’avais pour ainsi dire été marié avec elle que de la main gauche, maintenant je me marie avec elle de la main droite. Quand elle s’est ainsi fixée en moi, on me câline un peu, on me prend sur les bras, et, moi qui m’étais recroquevillé comme une sauterelle, je me remets à grandir, sain, replet, content, le sang chaud, souple comme un nouveau-né. Ensuite il me faut en quelque sorte donner ma parole de vouloir poursuivre cette pensée jusqu’au bout, je mets ma vie en gage et je suis attelé aux brancards. M’arrêter, je ne le puis, et mes forces tiennent bon. Ensuite arrive la fin et tout recommence. » 9 « Que de fois il m’est arrivé ce qui vient encore de m’arriver ! Je suis plongé dans la souffrance de la plus profonde mélancolie. L’une ou l’autre pensée s’enchevêtre pour moi de telle sorte que je ne puis la dénouer, et comme elle est en relation avec ma propre existence, je souffre indiciblement. Et alors, quand un peu de temps a passé, l’abcès crève en quelque sorte, et en dessous se trouve la productivité la plus agréable et la plus abondante, et juste celle dont j’ai besoin à ce moment-là. … Mais tout le temps que la souffrance dure, elle est souvent affreusement pénible. Pourtant, peu à peu, on apprend avec l’aide de Dieu à demeurer près de Dieu dans la foi, même au moment de la souffrance, ou tout au moins à revenir aussi vite que possible vers Dieu quand on a l’impression qu’il nous a abandonnés un petit moment pendant que l’on souffrait. Il faut bien qu’il en soit ainsi, car si l’on pouvait avoir complètement Dieu présent auprès de soi pendant qu’on souffre, on ne souffrirait pas du tout. » 10 7. Point de vue explicatif de mon œuvre, Édition danoise, p. 566. 8. Point de vue explicatif de mon œuvre, Édition danoise, p. 567. 9. Journal, 1843, Édition danoise, t. 4, pp. 33-34. 10. Journal, 1848, Édition danoise, t. 9, pp. 114-115.

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« Un matin, je me levai dans un sentiment de bien-être inaccoutumé, puis ce sentiment de bienêtre grandit contre toute analogie jusqu’à midi. A une heure juste, j’avais atteint son sommet et je soupçonnais le maximum vertigineux qui n’est plus indiqué sur aucune échelle du bien-être, pas même au thermomètre poétique. Le corps avait perdu sa pesanteur terrestre, c’était comme si je n’avais plus du tout de corps. Chaque fonction jouissait de sa pleine satisfaction, chaque nerf se réjouissait pour lui-même et pour l’ensemble, en même temps que chaque battement du pouls, balancier de l’organisme, ne faisait que rappeler et marquer le bien-être du moment. Je marchais comme en planant, mais non pas comme avec le vol de l’oiseau qui fend l’air et quitte la terre, mais comme l’ondulation des blés sous le vent, comme le bercement ivre de nostalgie de la mer, comme le glissement rêveur des nuages. Mon être était une pure transparence, comme la méditation profonde de la mer, comme le silence de la nuit satisfait de lui-même, comme le silence de midi dans son monologue. Chaque ambiance reposait dans mon âme comme une résonance mélodieuse. Chaque pensée s’offrait d’elle-même, et chaque pensée s’offrait d’elle-même avec la solennité de la béatitude, la pensée la plus folle non moins que l’idée la plus riche. Chaque impression était pressentie même avant d’arriver et se réveillait donc en moi-même. Tout mon être était comme épris de moi-même et tremblait dans un rapport fatal avec mon être. Tout en moi était présage et tout était transfiguré mystérieusement dans ma félicité microcosmique qui transfigurait tout en elle-même, même ce qui était le plus désagréable, même la remarque la plus ennuyeuse, même l’aspect le plus antipathique, même le choc le plus fatal. Comme je viens de le dire, à une heure juste j’étais au sommet où je soupçonnais le sommet suprême. Alors, soudain, quelque chose commença à me chatouiller dans un œil, cil, flocon, poussière, je ne sais, mais ce que je sais, c’est qu’au même instant je fus précipité dans un abîme de désespoir. » 11 « Il est une joie indescriptible qui nous brûle de part en part, inexplicable comme le cri de l’Apôtre qui éclate immotivé : “Réjouissez-vous, je le répète, réjouissez-vous.” 12 Non pas une joie pour ceci ou cela, mais l’exclamation qui remplit toute l’âme “avec la langue et la bouche et du fond du cœur” 13 : “Je me réjouis de ma joie, à cause de, dans, avec, chez, sur, de et avec ma joie” – refrain céleste qui soudain, dirait-on, interrompt le reste de notre chant, joie qui, telle une brise, rafraîchit et ranime, coup d’alizé qui, du chêne de Membré, souffle vers les demeures éternelles. » 14 « Du “poète”, on dit qu’il invoque la muse pour en recevoir les pensées. A vrai dire, tel n’a jamais été mon cas, mon individualité m’interdit même de le comprendre ; au contraire, j’ai eu besoin de Dieu chaque jour pour me garder de l’abondance des pensées. En vérité, donnez à un homme un pareil pouvoir de productivité et en même temps une santé aussi chancelante : il apprendra bien à prier. À tout moment j’ai pu accomplir ce tour de force, et je pourrais encore l’accomplir maintenant : je pourrais m’asseoir et continuer à écrire sans interruption jour et nuit, et encore un jour et une nuit, car ma richesse est assez grande. Si je le faisais, je serais brisé. Oh ! rien que la moindre imprudence de régime, et je suis en danger mortel. Mais quand j’apprends ainsi l’obéissance, accomplis mon travail comme tâche rigoureuse, tiens convenablement ma plume et écris soigneusement chaque lettre, je le puis. Et ainsi, maintes et maintes fois, j’ai eu moins de joie des pensées que je produisais que de 11. La Répétition, Gjentagelsen (Søren Kierkegaards Samlede Vaerker…, III, 1901, pp. 210-211.) 12. Saint Paul, Épître aux Philippiens, IV, 4. 13. Citation des Instructions aux veilleurs de nuit de Copenhague (Copenhague, 1784). 14. Journal, 19 mai 1838, 10 heures 1/2 du matin, Édition danoise, t. 2, p. 106.

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mon obéissance à Dieu. » 15 « Mais à un autre point de vue encore, pendant toute mon activité littéraire, j’ai eu besoin toujours davantage, jour après jour au cours des années, de l’assistance de Dieu, car il a été mon seul confident, et c’est seulement par cette confiance que m’inspirait la connaissance que Dieu avait de moi que j’ai pu oser ce que j’ai osé, que j’ai pu supporter ce que j’ai supporté, et trouver ma félicité à être, absolument à la lettre, seul dans le vaste monde, seul, car partout où j’étais, aux yeux de tous ou du plus intime, j’étais toujours revêtu de tromperie, et donc seul. Je n’étais pas plus seul dans la solitude de la nuit. Seul, non pas dans les forêts d’Amérique avec leurs effrois et leurs dangers, mais seul dans ce qui transforme même la plus horrible réalité en apaisement et en rafraîchissement : seul en la compagnie des plus cruelles possibilités ; seul presque avec le langage humain contre moi ; seul dans les tourments qui m’ont enseigné plus d’un commentaire nouveau au texte sur l’écharde dans la chair ; seul dans les décisions où l’on aurait pu avoir besoin d’amis, et, si possible, de toute l’espèce pour vous soutenir ; seul dans des tensions dialectiques qui conduiraient tout homme doué de mon imagination – sans Dieu – à la folie ; seul dans des angoisses jusqu’à la mort ; seul dans l’absurdité de la vie, sans pouvoir, même si je l’avais voulu, me faire comprendre d’un seul ; me faire comprendre d’un seul ? – non, il y eut des temps où ce n’était pas cela qui me manquait, de sorte que l’on ne pouvait pas dire : “Il ne manquait plus que ça…” – des temps où je ne pouvais même pas me faire comprendre par moi-même. Quand je pense que des années se sont écoulées de cette manière, je frémis ; si, un seul instant, je ne vois pas juste, je m’effondre. Mais si je vois juste, de sorte que, par la foi, je trouve le repos dans la confiance en la connaissance que Dieu a de moi, la félicité me revient. » 16 « Un homme a-t-il le droit de vouloir sa propre perte ? Non ! Pourquoi pas ? Parce que la cause en est dans le dégoût de la vie ou quelque chose de semblable, et alors, qu’il veuille bien la combattre. Ou bien c’est parce qu’il veut être plus qu’un homme. Car en vérité, il est des cas où même la raison humaine peut le reconnaître : un sacrifice produirait ici un effet énorme, préparerait une bonne place. Mais, pourtant, vouloir sa perte est quelque chose de trop haut pour un être humain. Vouloir sa perte est si haut que seul le divin peut avoir cette volonté avec une parfaite pureté. Dans tout être humain qui voudrait quelque chose de semblable, il y aura toujours une part de mélancolie. C’est donc ici qu’est la faute. Peut-être est-ce un vœu refoulé ou autre chose de semblable, dont, laissé à ses propres forces, il désespère (car à Dieu tout est possible), et sa passion se jette alors sur cette sorte d’héroïsme. Mais ceci n’est pas admissible. Un homme doit avouer ses désirs devant Dieu, essayer humainement de les réaliser, prier Dieu de bien vouloir le faire, et ensuite s’en remettre à Dieu s’il est possible qu’il aille à sa perte précisément par ce chemin. Bref, un homme doit être un homme. » 17 « Depuis mon enfance, j’ai été sous l’empire d’une immense mélancolie dont la profondeur trouve sa seule expression véritable dans la faculté qui m’a été accordée à un égal degré immense, de dissimuler celle-ci sous l’apparence de la gaieté et de la joie de vivre ; ma seule joie, si loin que remontent mes souvenirs, a été que personne ne pût découvrir combien je me sentais malheureux ; ce rapport (grandeur égale de la mélancolie et de l’art de feindre) signifie que j’étais laissé à moi-même et à mon rapport avec Dieu. Enfant, j’ai été élevé avec austérité et sérieux dans le christianisme et, du point 15. Point de vue explicatif de mon œuvre, Édition danoise, p. 559. 16. Point de vue…, Édition danoise, pp. 560-561. 17. Journal, 1851, Édition danoise, t. 10 3, pp. 459-460.

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de vue humain, d’une façon insensée. Dès ma première enfance, j’avais fait un effort trop grand pour moi – portant des impressions sous le poids desquelles le mélancolique vieillard qui les avait chargées sur moi avait lui-même succombé – un enfant, ô folie ! vêtu comme un mélancolique vieillard ! Chose effroyable ! Qu’y a-t-il d’étonnant si, à de certaines époques, le christianisme m’a semblé la plus inhumaine cruauté, bien que jamais, cependant, même quand j’en fus le plus éloigné, je n’aie perdu mon respect envers lui, fermement résolu, surtout si je ne choisissais pas de devenir chrétien, à ne jamais initier personne aux difficultés que je connaissais et sur lesquelles je n’entendais rien dire ni ne lisais rien. Mais je n’ai jamais rompu avec le christianisme et je n’y ai jamais renoncé ; je n’ai jamais pensé à l’attaquer ; bien plus, dès le temps où j’ai pu penser à l’emploi de mes forces, j’étais fermement résolu à tout faire pour le défendre, ou en tout cas pour le présenter sous sa forme véritable […] Ainsi, j’aimais le christianisme d’une certaine manière ; il était la chose vénérable à mes yeux – au point de vue humain, il m’avait certes rendu extrêmement malheureux. La cause en était mes rapports avec mon père, l’homme que j’ai le plus aimé – et qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie précisément que c’est celui qui vous a rendu malheureux – mais par amour. Son défaut n’était pas de manquer d’amour, mais de confondre un vieillard et un enfant. Aimer celui qui vous rend heureux, c’est pour la réflexion une définition insuffisante de l’amour ; aimer celui qui, par méchanceté, vous a rendu malheureux, c’est la vertu ! mais aimer celui qui, par amour, donc par suite d’un malentendu, mais par amour, vous rendait malheureux, c’est la formule donnée par la réflexion, qui n’a jamais été décrite à ce que je sache, mais qui est pourtant normale, de l’amour. » 18 « C’est merveilleux à quel point l’amour de Dieu me subjugue – ah ! je ne sais finalement aucune prière plus vraie que celle que je fais sans cesse et toujours : que Dieu veuille bien m’accorder de n’être pas courroucé envers moi parce que je le remercie sans cesse d’avoir fait et de faire, oui, de faire pour moi indiciblement plus que je ne m’y suis jamais attendu. Entouré de railleries, tourmenté au long des jours par la mesquinerie des hommes et même des plus proches, je ne sais rien faire d’autre ici, chez moi, ou au fond de moi-même, que remercier et remercier Dieu ; car je comprends que ce qu’il a fait pour moi est indicible. Un homme – et qu’est-ce donc qu’un homme pour Dieu ? un néant, moins qu’un néant, et voici qu’un pauvre homme qui est tombé depuis l’enfance dans la mélancolie la plus misérable, qui est pour lui-même un objet d’angoisse – voici que Dieu l’aide ainsi et m’accorde ce qu’il m’a accordé ! Une vie qui m’était à charge quoique, par moments, j’aie bien compris toutes mes dispositions heureuses, mais comme tout m’était rendu amer par le point noir qui gâtait le tout […] Dieu prend soin d’une telle vie. Il me laisse pleurer devant lui dans une solitude silencieuse, pleurer jusqu’au bout, et encore pleurer jusqu’au bout ma douleur, bienheureusement consolé parce que je sais qu’il se soucie de moi, et en même temps qu’il donne à cette vie de douleur une signification qui me subjugue presque, il me donne le bonheur et la force et la sagesse pour faire toutes mes prestations et pour faire de toute mon existence une expression pure des idées, ou bien c’est lui qui la rend telle. Car ainsi je comprends si distinctement (de nouveau pour une nouvelle joie au sujet de Dieu, une nouvelle occasion de le remercier) que ma vie est ordonnée. Ma vie a commencé sans spontanéité par une effroyable mélancolie, elle a été troublée dès ma première enfance dans sa base la plus profonde – une mélancolie qui m’a pendant un certain temps précipité dans le péché et la débauche et qui, cependant, humainement parlant, était presque plus insensée que coupable. C’est ainsi que la mort de mon père m’a arrêté absolument. Je ne pouvais pas croire que cette misère fondamentale 18. Point de vue…, Édition danoise, pp. 564-565.

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de ma nature pût m’être enlevée. C’est ainsi que je m’emparai des choses éternelles dans l’assurance bienheureuse que Dieu est amour, même si je devais souffrir ainsi toute ma vie, oui, j’en avais la certitude bienheureuse. C’est ainsi que je concevais ma vie. » 19

Nous pressentons, dans les textes ci-dessus, l’importance de ce qui est ici en question. La puissante ampleur de ce phénomène. La plénitude intérieure de sa force. En contact avec la pensée de cet homme – et, au delà, en partant du phénomène lui-même – nous essayerons d’en saisir la signification, un peu de la signification qu’il a pour l’être humain, pour le devenir de l’œuvre et de la personnalité. Ainsi donc, non pas du point de vue de la médecine psychologique, mais en cherchant son interprétation spirituelle. À vrai dire, je crois – pour anticiper quelque peu sur les conclusions – que nous devons considérer la mélancolie comme un état d’âme où se révèle, en somme, le point critique de notre situation humaine.

19. Journal, 1848, Édition danoise, t. 8 1, pp. 296-297.

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II

Nous procéderons avec prudence. Nous irons de l’extérieur vers l’intérieur, sans du reste prétendre pouvoir épuiser le sujet avec tout ce qu’il embrasse et contient. Son nom dit Schwer-Mut 20. Pesanteur de l’âme. Un fardeau pèse sur l’homme et l’accable au point qu’il s’affaisse, que la tension de ses membres et de ses organes se relâche, que les sens, les instincts, les représentations, les pensées se paralysent ; que la volonté se détend, que le désir et le goût de travailler, de lutter, diminuent d’intensité. Une entrave intérieure, venue de l’âme, pèse sur tout ce qui, d’ordinaire, jaillit, vibre et agit librement. La spontanéité de la décision, la capacité de tracer des contours nets et vigoureux, de porter sur les choses la main hardie qui leur donne forme – tout cela tourne en fatigue, en indifférence. L’homme n’est plus maître de la vie. Il ne participe plus à la marche en avant qui le presse. Les événements s’enchevêtrent autour de lui ; son regard ne sait plus les pénétrer. Il n’est plus capable de dominer un événement de sa vie. La tâche se dresse devant lui comme une montagne impossible à gravir. Partant d’un tel état d’âme, Nietzsche a caractérisé cet esprit de pesanteur, de mélancolie, comme le démon en soi. De là est née cette image nostalgique de l’homme « qui sait danser » et ce sentiment que la légèreté, la capacité de planer et de monter est la valeur suprême. Une telle vie est profondément vulnérable. Cette vulnérabilité ne provient pas essentiellement de déficiences de structure ou d’une insuffisance de force intérieure – bien que des éléments de cette nature puissent s’y ajouter – mais d’une sensibilité de l’être provoquée par la multiplicité des dons naturels. Les êtres simples, me semble-t-il, ne deviennent pas mélancoliques. Mais « simplicité » ne signifie pas ici un défaut de culture ou des conditions sociales modestes. Un homme peut être extrêmement instruit, avoir de hautes visées, des relations sociales multiples, déployer une vaste activité, et cependant être « simple » dans ce sens. « Multiplicité » désigne ici les oppositions intérieures et les tendances vitales, une tension entre les mobiles, un antagonisme réciproque des instincts, des contradictions dans l’attitude à l’égard des hommes et des choses, dans les exigences vis-à-vis du monde et de sa propre existence, dans les normes que l’on applique. Cette sensibilité rend l’homme vulnérable, en raison du caractère impitoyable de l’existence. Et, précisément, c’est ce qui est inéluctable en elle qui blesse ; la souffrance partout ; la souffrance des 20. Le mot allemand qui correspond à peu près à « mélancolie » ne signifie pas « humeur noire », selon l’étymologie du mot français. Schwermut, c’est-à-dire humeur lourde, pesanteur de l’âme, comme l’auteur va l’expliquer. Ainsi donc, « mélancolie » ne traduit « Schwermut » que par approximation. Ce terme m’a cependant paru préférable à quelque autre comme « tristesse » ou « dépression », à condition, bien entendu, qu’on le dépouille de ce que le romantisme français y a inclus de vague et de doucereux. « Melencolia » au sens de la « Mélancolie » de Dürer (J. A.-H.).

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êtres sans défense et des faibles ; la souffrance des animaux, des créatures muettes… En dernière analyse, on n’y peut rien changer. C’est inéluctable. C’est ainsi et demeure ainsi. Mais voilà précisément ce qui est pénible et lourd. On est blessé par les mesquineries de l’existence qui est souvent si laide, si plate… Le vide en elle. On voudrait dire : le vide métaphysique. C’est là le point où l’ennui se joint à la mélancolie. Et, à vrai dire, une certaine sorte d’ennui tel que le connaissent certaines natures. Il ne signifie pas qu’un être ne fait rien de sérieux, demeure oisif. Il peut traverser une vie très occupée. Cet ennui signifie que l’on cherche dans les choses, passionnément et partout, ce qu’elles ne possèdent pas. On cherche avec une sensibilité douloureuse et un défaut d’adaptation à ce que l’on pourrait nommer « bourgeois » au meilleur sens du terme : le compromis avec le possible et le sens du bienêtre. On cherche et on essaye de prendre les choses comme on voudrait qu’elles fussent, de trouver en elles cette densité, ce sérieux, cette ardeur et cette capacité d’accomplissement dont on a soif – et c’est impossible. Les choses sont finies. Mais toute finitude est une déficience. Et cette déficience est une déception pour le cœur qui réclame l’absolu. Cette déception s’amplifie et devient le sentiment d’un grand vide… Il n’est rien qui soit digne d’être. Et nulle chose n’est digne que l’on s’occupe d’elle. On est blessé par les insuffisances morales d’autrui, par le manque de distinction morale surtout, de noblesse d’âme, et blessé profondément en particulier par ce qui est bas et vulgaire. Nous avons toujours employé le mot « vulnérabilité » et, effectivement, c’est sur lui qu’il faut mettre l’accent. Il exprime la nuance particulière de la souffrance mélancolique. Elle n’est pas faite seulement de dégoût, ou de mécontentement, ou de douleur. Ces sentiments peuvent être pénibles, violents, exciter à une résistance passionnée. Mais toujours il peut y avoir en eux un élément de clarté qui stimule la force nécessaire pour soutenir une défensive résolue. Dans la mélancolie, au contraire, réside autre chose, un élément particulier qui, voudrait-on dire, porte l’élément douloureux jusqu’au point le plus sensible. La souffrance mélancolique a un caractère propre d’intériorité, une profondeur particulière, quelque chose que rien ne protège, qui est exposé à tous les risques. Une certaine force de résistance fait ici défaut, en sorte que l’élément douloureux s’unit à un autre élément à l’intérieur même de l’être. Cette proximité de la souffrance et, en même temps, un manque de proportion évident entre ce qui est, pourrait-on dire, l’effet douloureux normal provoqué par une certaine cause et la profondeur de son effet chez le mélancolique font comprendre qu’il s’agit ici de quelque chose de congénital. Ce n’est pas dans les circonstances et les chocs extérieurs qu’est le point crucial, mais dans l’être lui-même, dans une affinité élective, en quelque sorte, avec tout ce qui peut blesser. Cela peut aller si loin que le mélancolique ressent toute chose et tout événement, quels qu’ils soient, comme douloureux, que l’existence elle-même, en tant qu’existence, lui devient une souffrance : sa propre existence et le fait même que quelque chose existe. Un tel être n’a aucune confiance en lui-même. Il est persuadé qu’il est moins que les autres, qu’il n’est rien, qu’il ne sait rien. Et ceci aussi, non pas simplement parce qu’il serait insuffisamment doué ou qu’il aurait subi des échecs. Il y a là, bien plutôt, une conviction a priori, qui ne peut même pas être réfutée définitivement par la réussite, mais qui se sent confirmée par tout échec, bien au delà de l’importance réelle de celui-ci. Plus encore : un tel manque de confiance en soi engendre précisément les échecs. Il provoque le manque d’assurance intérieure, traverse et entrave le vouloir et l’action, rend vulnérable aux difficultés extérieures. Ce manque de confiance en soi est caractéristique tout spécialement vis-à-vis du prochain : dans la conversation, dans les relations sociales, dans le comportement en public. Peut-être faut-il en

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rapprocher le fait qu’un besoin de se faire valoir, particulièrement sensible, est ici blessé. Tout cela, du reste, n’exclut pas qu’un tel individu soit vaniteux ou fier, qu’il réclame d’être apprécié, entouré de considération. Ses pensées et son imagination sont peut-être même remplies de rêves où il se voit honoré, puissant, mêlé à des entreprises qui le mettent en vue… De même que la vulnérabilité précédemment décrite n’exclut pas que celui qui la porte en lui-même soit profondément accessible aux significations, aux valeurs multiples du monde, à sa beauté. Que le mélancolique subisse ce joug, qu’il soit si facilement blessé par l’existence, que sa faculté de s’apprécier et de s’affirmer lui-même soit si minime – tout ceci devient actif en quelque sorte et se tourne avec hostilité contre lui. Selon la psychologie moderne, ce que nous nommons « vie » n’a pas une signification simple. La vie serait bien plutôt dominée par deux instincts fondamentaux en opposition l’un à l’autre. D’une part, être là, s’affirmer, s’épanouir, réaliser une ascension. Et, d’autre part, vouloir cesser d’être, souhaiter son propre anéantissement. Il en est ainsi, probablement. Il semble en effet que, de ce point de vue seulement, se comprenne la façon énigmatique dont se comporte notre nature vivante. Si quelque chose la menace, elle se défend. Mais elle ne se défend pas seulement : quelque chose en elle se porte au-devant du danger. Ce qui la menace non seulement l’effraye, mais la séduit aussi. Notre nature vivante se met sur la défensive devant le danger et la mort qui, en même temps, l’attirent étrangement parce qu’en elle-même quelque chose l’y pousse. De là, une perspective s’ouvre sur les suprêmes rapports métaphysiques ; c’est ici qu’a son articulation un phénomène d’ordre spirituel : le « grand mépris » de soi-même, la volonté de s’anéantir pour que quelque chose de plus grand puisse naître. Tous ces éléments existent et doivent constituer la tension vivante. Mais, dans la mélancolie, ils menacent de dégénérer en facteur de destruction. Le désir d’anéantissement menace de l’emporter. La douleur et la mort acquièrent une dangereuse force d’attraction. La tentation est forte de se laisser aller à la dérive. Bien plus : cette volonté devient active et se tourne véritablement contre la propre vie de l’individu. Le désir de se torturer soi-même est un trait psychologique du mélancolique. Déjà, dans cette affinité avec les forces de l’entourage qui peuvent blesser, nous devinons un vouloir inconscient. Ce vouloir exerce un pouvoir de suggestion : l’individu se voit malade et crée ainsi la maladie. Il s’exerce aussi dans le tourment psychique qu’il se crée. Tout devient l’instrument de cette volonté muette, tout, même les choses les plus hautes qui, par nature, devraient uniquement exalter et combler la personnalité. Nous touchons ici à ce que notre existence humaine renferme de plus trouble : même les valeurs peuvent devenir des instruments de souffrance. Dire d’une chose qu’elle a une « valeur », c’est dire qu’elle est digne d’être, que son existence se justifie, qu’elle est précieuse, noble, haute. « Valeur » est donc une expression pour indiquer qu’une chose est positive, qu’elle possède un pouvoir d’accomplissement, qu’elle élève, qu’elle est riche de sens. Dès que nous considérons une valeur en elle-même, par exemple le « bon », le « juste », le « beau », elle se révèle exclusivement bonne, bienfaisante. Mais dès l’instant où cette valeur se situe dans la vie réelle, où l’homme réel en fait l’expérience, la pose en acte, elle peut avoir de multiples effets : apporter un accroissement, combler, mais en même temps menacer, bouleverser. À part Dieu qui est le Bien, la Valeur en soi, la Valeur absolue, on n’est sûr de la signification des choses et de leurs tendances que dans le domaine de l’idée pure, de la pensée pure – et, d’autre part, dans le domaine de la simple nature, avec les lois qui la régissent. Mais, si une valeur se situe dans la vie de l’homme, portée par la multiplicité de ses forces intérieures, soumise à son libre vouloir, l’effet produit par ce qui, en soi, n’a qu’une seule signification peut devenir multiple. Plus la valeur est haute, plus les conséquences

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qu’elle risque d’avoir sont multiples. Plus la valeur est haute, plus elle a de chances d’avoir un effet destructeur. Déduire qu’une prétention à la valeur est fausse en soi parce qu’elle a des effets dangereux, c’est là une conclusion erronée. Ce sont précisément les valeurs les plus hautes qui sont les plus dangereuses. Jamais les valeurs d’une certaine grandeur ne sont acquises par la simple évolution de la vie. Toujours il faut les payer par le bouleversement de l’être et le risque. C’est dans le domaine de la mélancolie que les effets présentent les oppositions les plus fortes. La nature mélancolique est particulièrement sensible aux valeurs, mais la tendance auto-destructrice en elle a besoin, précisément, de la valeur, comme de l’arme la plus dangereuse qu’elle puisse tourner contre elle-même. Je rappelle, par exemple, le mécontentement de certaines natures d’artiste à l’égard de leur propre création, mécontentement qui n’est justifié par aucun fait positif. L’accomplissement de l’œuvre – valeur très haute par conséquent – devient ici puissance destructrice. Ou encore l’impossibilité intérieure que représente l’exigence de justice chez certains types sociaux. La « valeur sociale » est a priori de telle nature qu’elle n’offre aucune perspective de réalisation et accable pour cette raison. Je rappelle l’effet destructeur terrible que peuvent avoir les deux valeurs qui déterminent la destinée intérieure de la personne : la valeur morale et la valeur religieuse. Il est difficile de trouver un exemple de ravage intérieur plus profond que celui de la conscience mélancolique pour laquelle le devoir devient un joug ; la volonté de pureté et d’accomplissement prend une forme impossible, sans rapport avec les forces et les conditions réelles. Elle voit la faute, où, pour tout autre, il n’y en a évidemment aucune, une responsabilité où font défaut toutes les conditions qui la déterminent. Elle applique des normes morales là où la nature est seule en jeu. Le danger qui peut naître des valeurs religieuses va peut-être plus loin encore. Le don de soi au sacré, le désir d’accueillir le divin dans sa propre vie, l’effort pour réaliser le Royaume de Dieu – rien que des tendances dont on pourrait pourtant croire qu’elles devraient uniquement libérer, dilater, élever – tout cela peut, chez le mélancolique, conduire à tous les modes d’angoisse et de désespoir, jusqu’aux formes ultimes du fanatisme ou de l’illusion que l’on est damné, ou de la révolte contre le sacré. C’est comme si une volonté cachée de destruction tournait ces valeurs – les plus hautes de toutes – contre la vie propre de l’individu, excluait leurs aspects positifs pour mettre en œuvre uniquement ce qui, en elles, provoque un bouleversement, constitue une menace 21. C’est ici surtout que réside le caractère énigmatique de la mélancolie : la vie se tournant contre elle-même, l’instinct de conservation, l’estime de soi, le désir de favoriser son propre bien pouvant être si étrangement traversés, rendus incertains, déracinés par l’instinct d’auto-destruction. On dirait que, parmi les traits caractéristiques de la mélancolie, l’anéantissement représente une valeur positive, est désiré, voulu. La tendance se manifeste là d’enlever à la propre vie de l’individu sa possibilité d’exister, d’ébranler ses points d’appui, de mettre en question les valeurs qui la justifient, pour aboutir ainsi à cet état d’esprit qui ne voit plus de justification à l’existence propre et se sent dans le vide et l’absurde – c’est-à-dire pour aboutir au désespoir. La psychanalyse a tenté de trouver à tout ce processus des racines sexuelles. Sans entrer dans ses exagérations et ses généralisations absurdes, qui créent de la réalité une image non seulement déplaisante, mais aussi vulgaire – en bien des cas elle a certainement raison. Le caractère profondément instinctif, on dirait volontiers organique, de ce phénomène, le laisse penser. Mais l’explication psychanalytique n’atteint qu’un certain niveau du problème. Les véritables racines se situent dans le domaine spirituel. Nous y reviendrons. Bien plus, quelquefois même, à certains moments, cette attitude vis-à-vis de soi-même affecte une forme en présence de laquelle il est difficile d’écarter 21. Tout cela ne veut donc pas dire que la valeur elle-même, en tant que valeur, détruise ou menace, mais que le désordre intérieur de l’homme déchu tend à donner à la valeur des effets ambigus.

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absolument la pensée du démonique : c’est quand le mélancolique se hait lui-même, littéralement et avec toute la violence de sa sensibilité… Bien qu’on voie et comprenne toute l’importance des mécanismes psychologiques – il y a des instants où cette question s’impose littéralement : qu’est-ce donc qui fait que la vie se tourne ainsi contre elle-même ? La conséquence est que le mélancolique fuit ses semblables, cherche à se cacher, aspire à la solitude. L’âme vulnérable s’efforce de s’écarter de ce qui la blesse. Pour elle-même, mais aussi – et ce trait est important dans la psychologie du mélancolique dont les dispositions sont souvent très profondément altruistes – pour ne pas faire de peine aux autres. Toute douleur qu’il inflige ne retombera-t-elle pas sur lui avec une violence redoublée ? N’ayant pas confiance en lui-même, il redoute d’être vu, discuté ; il craint que les autres ne percent à jour sa propre misère. Mais cette impulsion vient d’une région plus profonde encore : c’est le désir de plonger dans les profondeurs. Ce désir de se cacher le pousse à se tenir à l’écart des autres hommes. Le mélancolique ne se sent vraiment à l’aise que dans la solitude. Personne autant que lui n’a besoin de silence. Le silence est pour lui comme une présence, une atmosphère spirituelle qui lui permet de respirer, qui l’apaise et le met à l’abri. Au commencement de ses Etapes sur le chemin de la vie, Kierkegaard a parlé du silence et de la solitude en des pages qui sont parmi ses plus belles : « Dans la forêt nommée Gribs-Skov 22 est un endroit qui s’appelle le coin des huit chemins ; et celui-là seul le trouve qui est digne de le trouver, car aucune carte ne l’indique. Le nom même paraît aussi renfermer une contradiction, car comment la rencontre de huit chemins peut-elle former un coin ? Comment ce qui est public et fréquenté peut-il s’accorder avec ce qui est à l’écart et caché ? Ce que fuit le solitaire tient en effet son nom de la rencontre de trois chemins seulement : trivialité. Mais à quel point doit être triviale la rencontre de huit chemins ? Et cependant il en est ainsi : il y a effectivement huit chemins et pourtant l’endroit est très isolé, à l’écart, caché, secret […] Et la contradiction du nom rend l’endroit encore plus solitaire, la contradiction rendant toujours plus solitaire. Les huit chemins avec leur grand trafic ne sont qu’une possibilité – une possibilité pour la pensée, car personne ne suit ces chemins, sauf un insecte qui le traverse rapidement lente festinans. Personne ne suit ces chemins, seulement de temps en temps passe ce voyageur fugitif qui regarde sans cesse autour de lui, non pas pour voir quelqu’un, mais pour éviter tout le monde, ce fugitif qui, même dans sa cachette, n’éprouve pas la nostalgie qu’a le voyageur de recevoir un message de quelqu’un, ce fugitif que rattrape seule la balle mortelle qui explique bien pourquoi le cerf est maintenant silencieux, mais non pas pourquoi il était si plein d’inquiétude. Personne ne suit ce chemin, sauf le vent qui passe, lui dont personne ne sait d’où il vient ni où il va. Même celui qui se laisse tromper par l’appel séducteur du secret, là-bas, qui tente de captiver le promeneur, même celui qui suivrait l’étroit sentier qui invite à pénétrer dans le fourré de la forêt, celui-là même n’est pas là aussi solitaire qu’on l’est au coin des huit chemins que personne ne fréquente. Huit chemins et pas de voyageur ! C’est comme si le monde était mort et que le survivant soit dans l’embarras parce qu’il n’y a personne pour l’enterrer, ou bien c’est comme si l’humanité entière avait émigré par ces huit chemins et vous avait oublié là. Si ce que dit le poète est vrai : “Bene vixit qui bene latuit”, j’ai bien vécu, car j’ai bien choisi mon coin. Il est sûr aussi que le monde et tout ce qu’il contient n’apparaît jamais plus beau que lorsqu’on le voit d’un coin et qu’il faut le voir à la dérobée ; il est sûr aussi que tout ce que l’on entend dans le monde 22. Grande forêt au nord de Copenhague.

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et tout ce qui doit être entendu n’a nulle part une résonance aussi agréable, aussi enchanteresse que lorsqu’on l’écoute depuis un coin, lorsqu’on doit l’écouter à la dérobée. Bien des fois j’ai recherché ce coin ! Je le connaissais déjà, depuis longtemps déjà, mais c’est maintenant seulement que j’ai appris à ne pas avoir besoin de la nuit pour trouver le silence, car ici il y a toujours du silence, il fait toujours beau. Mais maintenant le plus beau, me semble-t-il, c’est lorsque le soleil d’automne s’y repose à la fin de l’après-midi, lorsque le ciel y rayonne d’un bleu nostalgique, lorsque la création y respire, après la chaleur du jour, lorsque la fraîcheur se dégage, lorsque la feuille de la prairie tremble voluptueusement tandis que la forêt s’agite doucement ; lorsque le soleil pense au soir où il se rafraîchira dans la mer, lorsque la terre s’apprête au repos et pense à rendre grâces à Dieu, lorsque, avant la séparation, ils s’entendent dans cette douce fusion qui rend la forêt plus sombre et le pré plus vert. Ô esprit aimable, toi qui habites ces lieux, je te rends grâces d’environner toujours mon silence de ta paix ; je te rends grâces pour ces heures que j’ai passées ici, occupé de mes souvenirs ; je te rends grâces pour cette cachette que je nomme mienne ! Alors que grandit le calme comme grandissent l’ombre et le silence : formule magique d’exorcisme ! Quoi de plus enivrant que le calme ; car, si rapidement que le buveur porte la coupe à ses lèvres, son ivresse ne croît pas aussi rapidement que celle du calme qui croît à chaque seconde. Et le contenu de cette coupe enivrante n’est qu’une goutte en comparaison de cette mer infinie de silence à laquelle je bois […] Mais, d’autre part, qu’est-ce qui disparaît aussi vite que cette ivresse pour peu que l’on parle ! Et quoi d’aussi écœurant que cet état lorsque tout à coup on en est tiré – pire que le réveil du buveur, quand, dans le silence, on a oublié de parler, timide au son du mot, bredouillant comme celui dont la langue n’a pas été déliée… » 23 Seule la nostalgie du silence éprouvée par le mélancolique a pu inspirer de tels accents. Son besoin constant de se réfugier dans la retraite s’exprime aussi dans toute la structure de son existence qui est pleine de coulisses et de masques. Sans cesse l’essentiel se dissimule derrière l’accessoire. Le savoir-vivre, une négligence élégante, des reparties, l’esprit réaliste, tout cela se transforme en façades derrière lesquelles se cachent un état d’âme tout différent, souvent un sombre désespoir. Il devient ici difficile de se communiquer, difficile de dire simplement ce que l’on pense, ce qui se passe en soi, difficile de nommer simplement par leur nom les choses intérieures. Elles sont trop chargées d’éléments extraordinaires et telles que l’on ne peut absolument pas admettre qu’un autre les comprenne. Elles paraissent à celui qui les vit monstrueuses en quelque façon, inouïes, étranges, terribles, peut-être laides, inadaptées au quotidien des hommes. Le problème de l’expression se manifeste ici, le problème de la coupure entre le monde intérieur et les choses extérieures. Pour le mélancolique, le monde intérieur et les moyens d’expression n’ont pas de commune mesure : l’esprit et le corps, l’intention et l’action, la disposition d’esprit et les résultats, le commencement d’une évolution et son accomplissement… d’une façon générale ce qui est noble ou bas, essentiel ou accessoire, capital ou contingent – ce sont là des dualités entre lesquelles le mélancolique voit se dresser un mur. Tragique est cette attitude à l’égard de l’expression, cette attitude par laquelle le moyen d’exprimer la pensée véritable dissimule celle-ci autant et plus même qu’elle ne la révèle. Ce caractère tragique peut même s’accentuer jusqu’à prendre une terrible acuité. Sur cet aspect de la mélancolie, Kierkegaard a dit des choses peut-être définitives (assertions à côté desquelles on ne peut probablement ranger que certaines figures de Dostoïevski) surtout dans son livre Le Concept de l’angoisse où il discute du démonique. Il le définit comme l’angoisse qui naît en présence du bien quand l’homme s’est ancré dans le mal. Si cet homme est mélancolique, cette angoisse devient 23. Etapes sur le chemin de la vie. In vino veritas. Stadier paa livets vei (Søren Kierkegaards Samlede Vaerker…, VI, 1902, pp. 21-33.)

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repliement sur soi-même. L’homme redoute toute communication de lui-même, tout regard que son prochain pourrait porter en lui. Et cela non seulement parce qu’il éprouve une angoisse devant les conséquences de cette mise au jour – ce ne serait là simplement qu’une mauvaise conscience – mais parce qu’il craint le bien, parce qu’il recule effrayé devant le bien en tant que bien. Or le commencement de tout bien est la « révélation » par laquelle l’homme se met en pleine lumière, la manifestation par l’aveu. Alors la mélancolie devient ce terrible mutisme où l’homme s’enferme dans son refus du bien. Il n’est pas bon de trop parler de ces choses, aujourd’hui surtout où la profonde souffrance de certains voisine avec l’impudence du bavardage en public. Nos littérateurs parlent volontiers et beaucoup du démonique. C’est la grande mode. Mais qui en parle ainsi ignore tout du démonique réel. Indépendamment du fait qu’il détruit les mots, le danger existe que ses propos pénètrent dans l’âme d’un être meilleur que lui, d’un homme grave qui souffre. Celui-là se garde bien d’en parler, mais il lui faut porter sa souffrance.

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III

Nous avons parlé de l’aspect pénible, négatif, de la souffrance, et de l’élément destructeur dans la mélancolie. Mais déjà, partout, nous avons entrevu de la grandeur, nous avons senti monter de cette détresse un élément précieux et noble. Cette pesanteur dont nous parlions – c’est le point d’où nous sommes partis pour pénétrer plus profondément vers le centre du phénomène – donne à toute activité une densité particulière, une profondeur propre. En présence d’un être, on devine facilement si ses racines touchent à la mélancolie. Une existence qui s’épanouit dans la clarté cause de la joie. Mais qui connaît cet autre domaine ne peut finalement vivre qu’avec des êtres et des pensées qui sont en contact avec ces profondeurs. La grandeur, la vraie, l’absolue grandeur ne peut exister sans cette pression qui seule confère à toutes choses leur pleine densité et qui porte les forces de l’être à leur véritable tension ; sans cette tristesse en quelque sorte congénitale, ce que Dante nomme « la grande tristezza » qui ne naît pas d’une circonstance particulière, mais de l’existence même. Et d’autre part cette pesanteur, cette sombre tristesse porte parfois un fruit infiniment précieux : que la pression se relâche, que cette prison intérieure s’ouvre, monte alors cette facilité de vivre, cette impression de planer, d’être porté, qu’éprouve tout l’être, cette transparence des choses et de l’existence, cette clarté du regard et cette infaillibilité dans la création de l’œuvre, telles aussi que Kierkegaard les a décrites. Nous avons parlé de ce désir intense de vivre dans la retraite et le silence. Il traduit non seulement la crainte de la rencontre avec la réalité qui blesse, mais encore, en dernière analyse, la gravitation intime de l’âme vers le grand centre, la poussée vers l’intériorité et la profondeur, vers cette région dans laquelle la vie sort de la confusion des contingences pour pénétrer en ce lieu protégé où, libérée de la diversité des manifestations particulières, elle demeure dans la simplicité multiple des profondeurs. C’est le désir de trouver sa vraie demeure en fuyant la dispersion pour entrer dans le recueillement de l’essence, d’échapper à l’existence extérieure pour se mettre sous le chaste abri du sanctuaire, de se réfugier hors du superficiel dans le mystère des profondeurs originelles, c’est l’aspiration des grands mélancoliques vers la nuit et les « Mères » 24. La mélancolie est une relation avec les fondements obscurs de l’être – et le terme « obscur » n’a pas ici un sens péjoratif. Il ne marque pas une opposition avec la bonne et belle lumière. « Obscurité » n’est pas ici synonyme de « ténèbres », mais d’une valeur vivante qui fait pendant à la lumière. Les ténèbres sont mauvaises, représentent un élément négatif, mais l’obscurité appartient au domaine de la lumière et elles constituent à elles deux le mystère de l’essentiel. C’est à cette obscurité qu’aspire la mélancolie, sachant qu’elle fait surgir les formes et les rend présentes dans leur clarté. 24. Ce domaine des « Mères » est la région mystérieuse où pénètre Faust pour évoquer l’image de l’Hélène antique (Faust, II, Acte I). Les commentateurs ont vu dans les « Mères » le symbole soit des Idées platoniciennes, soit des « types », essences qui méritent une durée éternelle, soit des monades ou entéléchies qui constituent l’être essentiel de chaque individu. Les allusions aux « Mères » sont très fréquentes dans la littérature allemande. C’est là une notion familière aux Allemands cultivés. (J. A.-H.)

De la mélancolie  –  27

Et, en opposition étrange, l’affinité avec l’espace infini, avec le vide des vastes étendues : la mer, la lande, les flancs dénudés des montagnes, l’automne qui fait tomber les feuilles et élargit les horizons, le mythe avec les siècles qui s’étendent à l’infini dans le passé. Espace sans limites à l’extérieur, vie intérieure cachée communient l’un à l’autre, l’un et l’autre symbole et lieu d’expériences profondes. Cette même mélancolie qui supprime les valeurs, vide de leur contenu les formes et les réalités, dépouille toutes choses de leur substance et va ainsi au vide et à la satiété, qui brise les soutiens de l’existence, tend ainsi à l’absurdité du désespoir, c’est de cette même mélancolie que surgit l’élément dionysiaque. C’est sans doute le mélancolique qui a les relations les plus profondes avec la plénitude de l’existence. Les couleurs du monde lui paraissent plus lumineuses et plus claires, sa musique intérieure a des accents plus intimes et plus doux. Il sent jusqu’au fond de lui-même la puissance des formes créées. De son être jaillit la surabondance du flux vivant, et son expérience est capable de lui révéler le caractère impétueux de toute existence. Mais toujours, me semble-t-il, en union avec la bonté, en union avec le désir que la vie ait pour fin la bonté, l’affabilité, et qu’elle soit bienfaisante aux autres. Je ne crois pas que le vrai mélancolique puisse être dur par nature : il est trop intimement apparenté à la souffrance. Certes, des mélancoliques ont été durs, voire impitoyables, mais c’est qu’ils le sont devenus par détresse intérieure, par angoisse, par désespoir. Ils n’ont pas trouvé de solution aux problèmes de leur moi. Rien ne devient aussi cruel que le désespoir qui ne voit plus d’issue. Alors, il est vrai, quand le mélancolique renonce à la bonté – et précisément parce qu’il est si profondément lié à la vie – quelque chose de particulièrement mauvais pénètre en lui. Quelque chose qui est mauvais à cause de la proximité, du contact, avec les fibres de la vie. Alors il est capable de causer aux autres la douleur que la vie lui inflige. Kierkegaard a également décrit cet aspect de la mélancolie sous les traits de Néron dans L’Alternative. Mais ceci nous permet de nous approcher de la valeur centrale de la mélancolie : dans sa substance la plus intime, elle est nostalgie de l’amour. De l’amour sous toutes ses formes et à tous ses degrés, de la sensualité la plus élémentaire jusqu’à l’amour suprême de l’esprit. L’impulsion de la mélancolie est l’Eros, l’exigence d’amour et de beauté. Cette exigence profonde et le fait qu’elle ne naît pas seulement d’un domaine partiel de l’être, mais de son centre même, qu’elle ne se limite pas seulement à des rapports et à des temps particuliers, mais pénètre l’ensemble, que l’être mélancolique tout entier est imprégné d’Eros et que l’Eros a ce caractère particulier d’aspirer à l’amour et à la beauté en même temps : à la beauté qui est elle-même quelque chose de profondément menacé et, là où elle se révèle, indique une crise du pouvoir-vivre – telle est la cause de la vulnérabilité dont nous parlions. Car la nature aimante est ouverte, prête à aller vers l’autre et à l’accueillir, à donner et à recevoir. Elle est confiante. Elle n’a pas de défense. Elle fait l’expérience de la douleur causée par la fugacité des choses : l’objet aimé lui est enlevé, la beauté vivante n’est jamais là qu’en passant, la beauté a la mort pour voisine. Mais, comme par une défense suprême contre ce mal, la nostalgie de l’éternel, de l’infini, de l’absolu lui est donnée. La mélancolie réclame ce qui est parfait en soi, à l’abri de toute atteinte, infiniment profond et intime, d’une distinction intangible, et noble, et précieux. C’est là l’aspiration à ce que Platon nomme la fin véritable de l’Eros, le Bien Suprême qui est en même temps le seul Réel, la Beauté même, impérissable et sans limites. Exiger de connaître cette réalité qui seule peut combler, l’accueillir en soi, être uni à elle, c’est là quelque chose de particulier que l’on peut suivre à travers toute l’histoire de la recherche et de la pensée humaines : l’insatisfaction spécialement vive causée par le fini. La volonté de prendre possession de cet absolu d’une manière

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propre et avec une intensité particulière dans son mode. Il ne lui suffit pas de le reconnaître, de l’accueillir dans ses actions par le vouloir moral. Elle aspire à l’union, au contact de nature à nature. Elle désire s’y plonger, boire et être rassasiée. C’est l’aspiration à une unité qui soit réalité. C’est à quoi tendent ces deux impulsions fondamentales de la vie qui ont chez le mélancolique une nuance particulière et sont entre elles en contradiction si douloureuse : le désir d’accomplissement et le désir d’anéantissement. Anéantissement de cette forme d’existence misérable qui n’est que terrestre et humaine, afin que cet Un soit tout en tout. Afin, précisément, que se réalise là le suprême accomplissement de la vie. Des paroles comme celles de saint Paul : « Je vis, mais ce n’est pas moi, c’est le Christ qui vit en moi », expriment, au plan supérieur qu’est le plan chrétien, la nostalgie la plus intime de cette forme d’esprit qui en paye le prix dans la mélancolie. C’est l’aspiration à l’absolu, mais à un absolu qui soit aussi le bien, le noble, c’est-à-dire ce qui, par nature, est l’objet propre et particulier de l’amour. Le mélancolique aspire à la rencontre avec l’absolu, mais avec un absolu qui soit amour et beauté.

De la mélancolie  –  29

IV

Mais d’autre part – et ici le cercle se referme – cette aspiration vers l’absolu s’unit chez le mélancolique à la certitude profonde qu’elle est vaine. La disposition d’esprit mélancolique est sensible aux valeurs et y aspire. Elle aspire à la quintessence des valeurs, au bien suprême. Mais c’est comme si, précisément, cette exigence se retournait contre elle-même. Car elle va de pair avec le sentiment qu’elle est impossible à satisfaire. Ceci peut se rattacher à certaines expériences : ne s’être pas montré à la hauteur de sa tâche, avoir négligé un devoir, fait mauvais usage de son temps, perdu une partie qui ne peut plus se jouer. Mais ce sont là uniquement des points d’attache pour des choses plus profondes, pour le sentiment d’une impossibilité, donné en quelque sorte a priori, en corollaire à cette nostalgie. L’impossibilité réside déjà dans la manière dont l’absolu est désiré : dans une impatience qui veut être trop vite satisfaite, dans une exigence d’immédiat qui ne voit pas les instances intermédiaires et s’engage dans un chemin extravagant pour le rejoindre… En tout cas, l’aspiration à la plénitude de la valeur et de la vie, à la beauté infinie, qui s’unit dans les profondeurs de l’être au sentiment de la fugacité des choses, du manquement, de la partie perdue, à la tristesse, à la désolation et à l’inquiétude qui s’insinuent dans l’âme et que rien n’apaise : telle est la mélancolie. Elle est comme une atmosphère qui baigne tout, comme un fluide qui pénètre tout, comme une amertume profonde et, en même temps, une douceur mêlée à tout.

De la mélancolie  –  33

V

Ceci nous amène à nous demander quel est le sens de ce phénomène et quel devoir il impose. Je crois que, au-delà de toute considération médicale et pédagogique, il est un signe que l’absolu existe : tel est son sens. L’infini se manifeste au cœur. La mélancolie révèle que nous sommes des êtres limités qui vivons côte à côte avec – laissons tomber le mot trop prudent, trop abstrait, que nous avons employé jusqu’ici, « l’absolu », et remplaçons-le par celui qui convient réellement ici – nous vivons côte à côte avec Dieu, nous sommes appelés par Dieu, invités à l’accueillir dans notre existence. La mélancolie est la douleur causée par l’enfantement de l’éternel dans l’homme ; peut-être dirons-nous plus exactement chez certains êtres destinés à sentir plus profondément cette proximité, la douleur causée par cet enfantement. Il est des êtres qui font surtout les expériences les plus naturelles à l’homme : demeurer dans une forme aux contours précis, dans une œuvre nettement délimitée, dans une vie aux joies et aux peines strictement mesurées. Ils sont au clair dans leur situation terrestre. Et lorsqu’ils ne succombent pas au danger que cette clarté présente – le sentiment de bien-être et l’étroitesse d’esprit ; lorsqu’ils comprennent que leur nature finie est le domaine où sont prises des décisions infinies, alors de telles existences sont belles et nobles. Il est aussi des êtres qui sont déjà, pour ainsi dire, comme de plain-pied « de l’autre côté », dont la vie n’appartient pas à la terre, étrangers ici-bas, dans l’attente de l’essentiel. La vie de ceux-là aussi est claire. Leur danger est de perdre le contact avec le réel, de ne se fixer nulle part, de manquer de sérieux. S’ils triomphent de ce danger, s’ils apprennent à demeurer fidèlement à la place qui leur est assignée, à être vigilants dans leur attente, sans renoncer pour autant au devoir quotidien, si insignifiant qu’il leur paraisse, alors leur existence aussi devient claire et belle. Mais il est aussi des êtres qui éprouvent profondément le mystère de la proximité, des êtres « à la frontière ». Leur nature tout entière veut qu’ils ne soient exclusivement ni ici-bas ni de l’autre côté. Ils vivent sur les confins. Ils font l’expérience de l’inquiétude qu’une sphère fait éprouver à l’autre – de même, ce sont eux qui portent en eux les pôles, la totalité de l’humain, mais, par là même aussi, la possibilité de la scission intérieure. Médecins et psychologues dissertent très pertinemment sur les causes et la structure interne de la mélancolie. Souvent, il est vrai, leurs considérations sont tellement banales que l’on n’arrive plus à les accorder avec la profondeur et la force que révèle réellement cette expérience. Ce qu’ils savent énoncer, c’est précisément la théorie de certaines couches de l’infrastructure, et rien de plus. Le sens véritable de la mélancolie ne se révèle qu’à partir du spirituel. Et voici, me semble-t-il, où il réside en dernier ressort : la mélancolie est l’inquiétude que provoque chez l’homme la proximité de l’éternel. C’est là ce qui le rend heureux et, en même temps, constitue pour lui une menace. Cependant, il faut distinguer. C’est encore Kierkegaard lui-même qui attire notre attention sur ce point. Il existe une bonne mélancolie et une mauvaise.

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Est bonne celle qui précède un enfantement de l’éternel. C’est la peine intérieure causée par la proximité de l’éternel pressé de se réaliser. C’est une invitation effective et constante – même lorsqu’elle n’est pas consciemment éprouvée – à accueillir dans sa vie personnelle l’infini qu’elle peut contenir, à l’exprimer par ses pensées et ses actes. L’invitation se fait particulièrement pressante quand le temps est venu, quand l’heure approche, quand il faut prendre une décision, mener à bien une œuvre, quand une nouvelle phase dans le devenir vivant de l’homme, une nouvelle percée de la forme spirituelle intérieure doit s’accomplir. Une telle création, un tel devenir naissent d’une peine intérieure ; celle-ci est en même temps la détresse d’une plénitude qui ne trouve pas d’issue, car elle représente l’angoisse de la vie devant les exigences que lui pose l’enfantement de ce qui veut prendre forme en elle. La vie sent qu’elle doit s’y résigner, abandonner la sécurité qui était précédemment sa part : quelque chose doit mourir afin qu’autre chose naisse. Cette création, ce devenir sont des ascensions, des points culminants où la vie se livre à l’extrême. Ils ne sont évidemment atteints que si, auparavant, on est passé par le point le plus bas. L’homme qui crée, qui produit des œuvres de vie, est différent de celui qui conquiert, maintient, domine et forme. Celui-là produit et atteint alors un sommet que celui-ci ignore. Mais en même temps il éprouve une incertitude. Il sait qu’il est l’instrument de puissances. Il a le sentiment d’être en quelque façon indigne et même méprisable. Tout créateur porte en soi quelque chose dont il a honte, qu’il découvre dès qu’il est en présence de ceux qui ne sont pas créateurs et qui, pour cette raison se sentent si sûrs d’eux-mêmes et ignorent les complications. C’est dans la mélancolie qu’est ressentie avec le plus d’amertume l’incertitude qu’implique la puissance créatrice. Il faut porter, supporter cette bonne mélancolie. C’est d’elle que naît l’œuvre, le devenir, et tout est alors transformé. Si elle n’est pas supportée, l’homme ne trouve pas la force de se concentrer dans l’œuvre et de se recueillir dans le devenir ; s’il n’a pas la générosité de se sacrifier, s’il ne sait pas courir le risque de renoncer, s’il n’a pas la force de faire une percée, si ce qui voulait venir au jour demeure en lui ou ne se réalise que d’une façon diminuée, alors s’éveille la seconde forme de mélancolie, la mauvaise. Elle consiste dans le sentiment que l’éternel n’a pas pris la forme qu’il aurait dû prendre, dans la conscience d’avoir failli, d’avoir joué et perdu. Elle traduit le sentiment du danger d’être perdu parce que l’on n’a pas accompli la tâche qui était imposée – c’est-à-dire salut éternel ou damnation éternelle – mais qui doit être accomplie dans le temps qui s’écoule et ne peut être rattrapé. Cette mélancolie a un autre caractère. Elle est mauvaise. Elle peut aller jusqu’à la perte de l’espérance, au désespoir qui fait que l’homme s’abandonne lui-même et considère qu’il a définitivement perdu la partie. Mais, même à l’égard de cette mélancolie, un devoir demeure. Ce qui a été fait ne peut pas être repris. Ce qui est perdu ne peut pas être directement regagné. Mais il y a quelque chose de plus haut : l’appel aux valeurs religieuses. La morale seule dit ceci : « Ce qui est fait est fait et tu en portes la responsabilité. Ce qui est perdu est perdu et tu en portes la responsabilité. Veille à bien faire la prochaine fois… » Mais c’est la formule abstraite. Or est-ce donc un sujet abstrait qui agit et non un sujet vivant, dans la cohésion vivante de son existence où un jour suppose le précédent, où un acte est la condition de l’autre ? Alors cette formule « Bien faire la prochaine fois » ne convient pas. Alors il ne suffit pas d’admettre simplement que ce qui est fait est fait et de passer à la suite. L’homme est un tout et agit toujours comme un tout. Ainsi, il faut que, de quelque manière, il domine le passé afin que la vie entière soit à la disposition de la vie nouvelle. Or il ne peut en être ainsi en vertu d’un acte exclusivement moral, mais uniquement par un acte religieux, et c’est le repentir. Le repentir est une

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rénovation devant Dieu. Il n’existe de véritable repentir que devant l’absolu, et non pas devant un absolu abstrait, un simple impératif ou une loi morale, mais seulement devant un être vivant, devant Dieu. Me repentir signifie que je prends le parti de Dieu contre moi-même, que je ne soutiens pas ma propre justice, mais que je me résigne à être coupable – me plaçant devant Dieu et avec lui. C’est là qu’est le processus vivant. En ce « devant Dieu et avec lui » s’éveille quelque chose de nouveau qui ne peut être analysé : derechef une naissance, un devenir. Par là, la déficience ne peut être supprimée, mais peut être dominée. Ce qui a été négligé n’est pas mécaniquement rattrapé, mais est reconquis à un niveau supérieur. Tout ce qui vient d’être dit concernait en quelque sorte les points critiques de la vie mélancolique, les points d’option. Il est plus important, parce que plus fondamental, d’atteindre le niveau auquel peuvent être dominés, d’une façon générale, les problèmes de toute cette existence. Ce sont les rapports avec la réalité. On constate en deux points surtout ce qu’ont de faux les rapports de la mélancolie avec la réalité : c’est la double tentation qu’éprouve l’homme en général, mais spécialement le mélancolique : se perdre dans le contact direct avec la nature et les sens – et se perdre dans le contact direct avec l’élément religieux. La première tentation montre le faux rapport avec les choses et avec soi-même. Tout est appréhendé directement et le moi propre considéré comme une fraction de la nature dans laquelle il veut dépenser directement ses forces vitales ; comme une immense unité, comme un courant unique, une grande transformation de forme en forme sans frontières précises nulle part. Tout ne fait qu’un : un seul être, une seule vie, une naissance, une impulsion, un sentiment unique, une unique souffrance… Toute la multiplicité des choses n’est que l’expression de l’Un qui se manifeste en mille formes. Et voici la grande tentation de s’y précipiter, de s’y laisser engloutir, et, selon l’état d’âme, d’en jouir, d’y faire des expériences sans fin, d’y épuiser ses possibilités… Ou encore de renoncer à soi-même par lassitude ou de se résigner à sa propre petitesse devant les grandes puissances… Voici la tentation de s’épuiser dans la création immédiate, dans la génialité d’une production qui coule à flots, où l’homme se sent un organe de la nature, le point d’éruption de puissances innommables ou l’instrument de l’esprit qui flue hors de tout lieu… Ou encore, plus haut sans doute que ces rapports avec la nature, et cependant projetant seulement au dehors leur antipôle constructif, voici la tentation de s’épuiser dans un titanisme de l’esprit, de la recherche sans répit, de la remise en question qui détruit tout et du doute qui mine tout… L’autre tentation va dans le sens d’un faux rapport avec l’absolu. Celui-ci aussi est appréhendé directement : comme un infini que l’on peut atteindre sans autres difficultés, comme une plénitude que l’on peut absorber directement en soi, comme un mystère au sein duquel on pénètre continuellement par la pensée, la contemplation, le sentiment, le désir ; comme un lointain sur lequel on met tout droit le cap – et, quelles que soient les expressions que l’on emploie, on considère que l’homme se trouve en relation directe avec l’absolu qu’il peut saisir sans autres difficultés, dans la piété ou l’impiété, dans la révolte ou le don de soi. Dans ces deux cas, on perd de vue le point capital : la limite, l’élément proprement humain. Comprendre que l’on n’est pas le monde, mais plus que lui. Non pas une fraction de la nature, mais autre qu’elle par essence. Non pas une vague dans le torrent, un atome dans le tourbillon, un organe dans le grand tout, mais un esprit, une personne qui a pouvoir sur elle-même, responsable d’elle-même ; l’image de Dieu, soumise à son appel et ayant reçu de lui la liberté en ce monde. Mais qui, d’autre part, n’est pas Dieu. Non pas une parcelle de Dieu, non pas une concrétisation de sa plénitude infinie,

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non pas une émanation fluant de son esprit – peu importe de quelle façon l’on réduit la différence essentielle, absolue, entre Dieu et l’homme – mais « absolument moins » que lui : sa créature. L’homme est la créature de Dieu. Il lui est donc impossible de se répandre en lui, sans plus, et il n’est pas permis de le tenter. Tout chemin vers Dieu passe par la conscience d’une distance infinie, par le respect, par « la crainte et le tremblement » de la créature. Mais l’homme est aussi l’image de Dieu : esprit et personne. Par là, il devient impossible d’être une fraction de la nature et il n’est pas permis d’essayer de le devenir. Tout au contraire, le plus intime de l’homme est extérieur au monde, face à Dieu, apte et destiné à percevoir son appel et à lui répondre. Et tout cela signifie que le sens de l’homme est d’être une frontière vivante, d’assumer une telle vie située aux confins et de la supporter jusqu’au bout. C’est ainsi qu’il est dans la réalité, dégagé des prestiges d’une prétendue unité avec Dieu sans intermédiaire, aussi bien que de l’identité sans intermédiaire avec la nature. Il y a là, des deux côtés, un abîme, une coupure. Le chemin vers la nature est coupé parce que l’homme est responsable devant Dieu. Par là, tout son rapport avec la nature est soumis au regard de l’Esprit, au devoir de dignité qui renferme une responsabilité. Son chemin vers Dieu est coupé parce qu’il n’est qu’une créature et, pour cette raison, doit aller vers Dieu selon son essence, en cet acte qui est à la fois une séparation et une union : l’adoration et l’obéissance. Toute assertion sur Dieu qui ne peut aboutir à un acte d’adoration est fausse, et fausse également toute attitude envers Dieu qui ne peut prendre la forme de l’obéissance. C’est là, c’est en cet état d’esprit que se caractérise l’attitude propre de l’homme. L’attitude de « frontière », qui, par là, précisément, est celle de la réalité. Elle est sincérité, courage et patience. Patience surtout. La véritable solution, il est vrai, est donnée seulement par la foi, par l’amour de Dieu. C’est seulement le mystère de Gethsémani – et, à l’arrière-plan, le sombre mystère du péché, avec tout ce qui en est la conséquence – c’est ce mystère seulement qui donne la véritable réponse : le Seigneur a été « triste jusqu’à la mort » et il a porté jusqu’au bout le lourd fardeau, conformément à la volonté du Père. C’est seulement dans la croix du Christ que se trouve la solution à la détresse de la mélancolie. Il ne pouvait plus en être question ici – et d’ailleurs, en terminant, j’ai pleinement conscience que tout ce qui a été dit est imparfait et fragmentaire. Mais je le laisse tel quel parce que je ne sais encore rien dire de mieux et parce que je crois bienfaisant de dire ces choses, même approximativement. Je n’ai pas pu non plus dire avec quelle profondeur sont posées les questions concernant la mélancolie dans les Épîtres de saint Paul et avec quelle profondeur les réponses chrétiennes y sont données. Par de courtes phrases, par des exclamations, par tout ce que l’on entend à la basse dans toute la discussion, par le coloris et la tonalité. Il y a là une véritable théologie de la mélancolie qui n’est compréhensible, il est vrai, qu’à celui « qui en a fait l’expérience ». C’est là aussi la réponse à ce qui, dans les problèmes de la mélancolie, ne trouve, à vrai dire, aucune « solution » ici-bas.

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