Questions de sociologie [Reprise ed.] 2707318256, 9782707318251 [PDF]


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French Pages 143 Year 2002

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Table of contents :
Prologue ......Page 2
L'ART DE RESISTER AUX PAROLES......Page 4
UNE SCIENCE QUI DERANGE......Page 8
LE SOCIOLOGUE EN QUESTION......Page 17
LES INTELLECTUELS SONT-ILS HORS JEU ?......Page 29
COMMENT LIBERERLES INTELLECTUELS LIBRES ?......Page 32
POUR UNE SOCIOLOGIE DES SOCIOLOGUES......Page 38
LE PARADOXE DU SOCIOLOGUE......Page 42
CE QUE PARLER VEUT DIRE......Page 46
QUELQUES PROPRIETES DES CHAMPS......Page 55
LE MARCHE LINGUISTIQUE......Page 59
LA CENSURE......Page 68
LA «JEUNESSE» N'EST QU'UN MOT......Page 70
L'ORIGINE ET L'EVOLUTIO NDES ESPECES DE MELOMANES......Page 76
LA METAMORPHOSE DES GOUTS......Page 80
COMMENT PEUT-ON ETRE SPORTIF ?......Page 86
HAUTE COUTURE ET HAUTE CULTURE......Page 98
MAIS QUI A CREE LES CREATEURS ?......Page 103
L'OPINION PUBLIQUE N'EXISTE PAS......Page 111
CULTURE ET POLITIQUE......Page 118
LA GREVE ET L'ACTION POLITIQUE......Page 125
LE RACISME DE L'INTELLIGENCE......Page 132
INDEX......Page 134
TABLE DES MATIÈRES......Page 139
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Questions de sociologie   [Reprise ed.]
 2707318256, 9782707318251 [PDF]

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PIERRE BOURDIEU

Questions de sociologie

LES ÉDITIONS DE DE MINUIT

PROLOGUE

©

1984/2002 by LES ÉDITIONS ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 75006 Paris www.leseditionsdeminuit.fr

En application intellectuelle, application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre Centre français d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Parisl_ Paris). Toute autre forme de reproduction, duction, intégrale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l'éditeur.

ISBN 978-2-7073-1825-1 ISBN

Je ne voudrais voudrais pas faire faire précéder d'un long préambule écrit les textes reproduits ici, qui sont tous des transcriptions de discours oraux et destinés à des non-spécialistes. Pourtant, je crois nécessaire de dire au moins pourquoi /ivrer ainsi sous il m'a paru utile, et légitime, de livrer sous une forme plus facile mais plus imparfaite des propos qui, pour certains, abordent des thèmes que j'ai déjà traités ailleurs et de manière sans ailleurs sans doute plus rigoureuse et plus complète (1). sociologie diffère des autres sciences La sociologie sciences au moins sur accessibilité que l'on ne un point: on exige d'elle une accessibilité la physique ou même de la sémiologie sémiologie demande pas de la et de la philosophie. Déplorer l'obscurité, c'est peut-être aussi une façon de témoigner que l'on voudrait comprendre, ou être sûr de comprendre, des choses dont on comprises. En tout cas, pressent qu'elles méritent d 'être ëtre comprises. cas, sans doute pas il n'est sans pas de domaine où le «pouvoir des la «compétence» soit plus experts» et le monopole de la intolérable. Et la la sociologie sociologie ne vauvaudangereux et plus intolérable. savoir drait pas une heure de peine si elle devait être un savoir d'expert réservé aux experts. réservéaux Je ne devrais pas pas avoir besoin de rappeler rappeler qu'aucune science n'engage aussi évidemment n'engage des enjeux sociaux aussi que la sociologie. C'est ce qui fait la difficulté particulière et de la production du discours scientifique et de sa sa transmission. transmission. La sociologie sociologie touche à des intérêts, parfois vitaux. Et l'on ne peut pas compter sur les les patrons, les évêques ou les journalistes pour louer la la scientificité de travaux qui dévoilent les fondements cachés cachés de leur résultats. domination et pour travailler à en divulguer les résultats. Ceux qu'impressionnent les brevets de scientificite scientifzcité que les Pouvoirs (temporels ou spirituels) spirituels) aiment à décerner doivent savoir savoir que, dans les années 1840, l'industriel Grandin remerciait, la Chambre, Chambre, «les «les remerciait, à la tribune de la (1) Et auxquels j'ai renvoyé chaque fois, à la fin, pour que le le plus loin. lecteur puisse, s'il le souhaite, souhaite, aller allerplus

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savants véritables» qui avaient montré que l'emploi des enfants était souvent un acte de générosité. Nous avons toujours nos Grandins et nos «savants véritables». Et le sociologue ne peut guère compter, dans son effort pour diffuser ce qu'il a appris, sur tous ceux dont le métier est de produire, jour après jour, semaine après semaine, sur tous les sujets imposés du moment, la «renaissance «violence», la «jeunesse», la «drogue», la aenaissance du religieux», etc., etc., les discours même pas faux qui deviennent aujourd'hui des sujets de dissertation imposés aux lycéens. Pourtant, il aurait grand besoin d'être aidé y a pas de force intrinsèque dans cette tâche. Parce qu'il n :v scientifique est lui-même de l'idée vraie et que le discours scientiFuzue pris dans les rapports de force qu'il dévoile. Parce que la diffusion de ce discours est soumise aux lois de la la diffusion culturelle qu'il énonce et que les détenteurs de la compétence culturelle qui est nécessaire pour se l'approprier ne sont pas ceux qui ont le plus d'intérêt à faire. Bref. dans la lutte contre le discours des hautle faire. parleurs, hommes politiques, essayistes, joumalistes, le discours scientifique a tout contre lui : les difficultés et les lenteurs de son élaboration, qui le fait arriver, arriver, le plus souvent, après la bataûle; bataüle; sa complexité inévitable, propre à décourager les esprits simplistes et prévenus ou, simplement, ceux qui n'ont pas le capital culturel nécessaire à son déchiffrement; son impersonnalité abstraite, qui décourage l'identification et toutes les formes de projections gratifiantes, gratiF1I1ntes, et surtout sa distance à l'égard des idées reçues et des convictions premières. On ne peut lui donner quelque force réelle qu'à condition d'accumuler sur lui lui la force sociale qui lui permette de s'imposer. Ce qui peut exiger que, par une une contradiction tion apparente, on on accepte de jouer les jeux sociaux sociaux dont ilü (dlënonce (d)énonce la logique. Tenter d'évoquer les mécanismes de la mode intellectuelle dans tel tel des hauts lieux de la mode intellectuelle, utiliser les instruments du du marketing intellectuel, mais pour leur leur faire véhiculer cela même que que d'ordinaire d'ordinaire ils occultent, en particulier la fonction de ces instruments et de leurs utilisateurs ordinaires, essayer d'évoquer la logique logique des rapports entre le Parti Parti

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communiste et les intellectuels dans un des organes organes du Parti communiste destiné aux intellectuels, etc., c'est, acceptant d'avance le soupçon de la la compromission, tenter de retoumer contre le pouvoir intellectuel les les armes du pouvoir intellectuel en disant la la chose la la moins attendue, la la plus improbable, la la plus déplacée dans le lieu où elle est dite ; c'est refuser de «prêcher des convertis», comme fait le discours commun qui n'est si bien entendu que parce qu'il ne dit à son public que ce qu'il veut entendre.

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L'ART DE RESISTER AUX PAROLES* Q. Le discours bourgeois sur la culture tend à présenter l'intérêt pour elle comme désintéressé. Vous montrez au contraire que cet intérêt, et même son apparent désintéressement procure des profits. - Paradoxalement, les intellectuels ont intérêt à l'économisme qui, en réduisant tous les phénomènes sociaux et en particulier les phénomènes d'échange à leur dimension économique, leur permet de ne pas se mettre en jeu. C'est pourquoi il faut rappeler l'existence d'un capital culturel et que ce capital procure des profits directs, d'abord sur le marché scolaire bien sûr, mais aussi ailleurs, et aussi des profits de distinction -étrangement oubliés par les économistes marginalistes- qui résultent qu'il automatiquement de sa rareté, c'est-à-dire du fait qu'il est inégalement distribué. Q. Les pratiques culturelles sont donc toujours des stra-

Q. Si toute pratique culturelle est une mise à distance (vous dites même que la distanciation brechtienne est une mise à distance du peuple), l'idée d'un art pour tous d'un accès pour tous à l'art n'a pas de sens. Cette illusiod d'un «communisme culturel», il faut la dénoncer. -J'ai - J'ai moi-même participé de l'illusion du «communisme culturel» (ou linguistique). Les intellectuels pensent spontanément le rapport à l'œuvre d'art comme une participation mystique à un bien commun sans rareté. livre est là pour rappeler que l'ac~ès à l'œuvre Tout mon livre d'art requiert des instruments qui ne sont pas universeluniversellement distribués. Et par conséquent que les détenteurs de ces instruments s'assurent des profits de distinction profits d'autant plus grands que ces instruments sont plus rares (comme ceux qui sont nécessaires pour s'approprier les œuvres d'avant-garde). Q. Si toutes les pratiques culturelles, si tous les goûts

classe~t à une place déterminée détemlÎnée de l'espace social, il

*Entretien avec Didier Eribon à propos de La distinction, Libération, ration,33 et 4 novembre 1979, pp. 12-13. 12-13.

faut bien admettre que la contre-culture est une activité distinguante comme les autres? - li faudrait s'entendre sur ce que l'on appelle contre-Il culture. Ce qui est par définition difficile ou impossible. Il y a des contre-cultures: c'est tout ce qui est en marge hors de l'establishment, extérieur à la culture officielle: Dans un premier premier moment, on voit bien que cette contreculture est définie défmie négativement négativement par ce contre quoi elle se définit. Je pense par exemple au culte de tout ce qui est en dehors de la culture «légitime», comme la bande dessinée. Mais Mais ce n'est pas tout: on ne sort pas de la culture en faisant l'économie d'une analyse de la culture et des intérêts culturels. Par exemple, il serait facile facile de ~ontrer que le discours écologique, style roulotte, roue libre, randonnée verte, théâtre pieds nus, etc., est bourré d'allusions méprisantes et distinguées au «métroboulot-dodm) boulot-dodo» et aux vacances «moutonnières» des «p~tits- bourg~ois or~inaires». (Il faut mettre partout des guillemets. C ~st tres important: ce n'est pas pour marquer la distance prudente du journalisme officiel mais pour signifier l'écart entre le langage langage de l'analyse et

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tégies de mise à distance de ce qui est «commun» et «facile», ce sont ce que vous appelez des «stratégies de distinction» . - Elles peuvent être distinctives, distinguées, sans même défmition dominante de la «distincchercher à l'être. La définition «distinguées» les conduites qui se distinguent tion» appelle «distinguées» du commun, du vulgaire, sans intention de distinction. En ces matières, les stratégies les plus «payantes» sont celles qui ne se vivent pas comme des stratégies. Celles qui consistent à aimer ou même à «découvrir» à chaque qu'il faut aimer. Le moment, comme par hasard, ce qu'il profit de distinction est le profit que procure la différence,l'écart, rence, l'écart, qui sépare du commun. Et ce profit direct se double d'un profit supplémentaire, à la fois subjectif qu'il et objectif, le profit de désintéressement: le profit qu'il y a à se voir -et à être vu - comme ne cherchant pas le profit, comme totalement désintéressé.

le langage ordinaire, où tous ces mots sont des instruments de lutte, des armes et des enjeux dansles luttes de distinction).

Q.Mais alors, que pourrait être une véritable contreculture? . - Je ne sais pas si je puis répondre à cette question. Ce dont je suis sûr, c'est que la possession des armes nécessaires pour se se défendre contre la domination culturelle, contre la domination qui s'exerce par la culture et en son nom, devrait faire partie de la culture. Il s'agirait d'une culture capable de mettre à distance la culture, de l'analyser et non de l'inverser, ou, plus exactement, d'en imposer une forme inversée. C'est en ce sens que mon livre de culture et de contre-culture. Plus livre est un livre généralement, je pense qu'une véritable contre-culture devrait donner des armes contre les formes douces de la domination, contre les formes avancées de mobilisation, contre la violence douce des nouveaux idéologues professionnels, qui souvent s'appuient sur une sorte de rationalisation quasi scientifique de l'idéologie dominante, contre les usages politiques de la science, de l'autorité de la science, science physique physique ou science économique, sans parler de la biologie ou de la socioc'est-à-dire hautement biologie des racismes avancés, c'est-à-dire euphémisés. Bref, il s'agit d'assurer la dissémination des armes de défense contre la domination symbolique. Il faudrait aussi, dans la logique de ce que je disais tout à l'heure, faire entrer dans la culture nécessairement politique des tas de choses que la définition défmition actuelle et excluent ... de la culture et de la culture politique en excluent... Et je ne désespère pas qu'un groupe puisse entreprendre quelque jour un tel travail de reconstruction.

Q. Les marginalités, les mouvements de contestation, ne bousculeraient donc pas les valeurs établies? - Bien sûr, je commence toujours par tordre le bâton dans l'autre sens et par rappeler que ces gens qui se veulent en marge, hors de l'espace social, sont situés dans le monde social, comme tout le monde. Ce que j'appelle leur rêve rêve de vol social exprime très parfaitement une position de porte-à-faux dans le monde social : celle qui caractérise les «nouveaux autodidactes», ceux qui ont âge assez assez fréquenté le système scolaire jusqu'à un âge avancé, assez assez pour pour acquérir un rapport «cultivé» à la culture, mais sans en obtenir de titres scolaires ou sans en obtenir tous les titres scolaires que leur position d'origine leur promettait. sociale d'origine Cela dit, tous les mouvements de contestation de l'ordre symbolique sont importants en ce qu'ils mettent en question ce qui paraît aller de soi; ce qui est hors de question, indiscuté. Ils chahutent les évidences. C'était~ le cas de Mai 68. C'est le cas du mouvement C'étaitféministe dont on ne se débarrasse pas en disant qu'il bourgeoises» . Si ces formes de est le fait de « «bourgeoises» contestation dérangent, bien souvent, les mouvements qu'elles politiques ou syndicaux, c'est peut-être parce qu'elles vont contre les dispositions profondes et les intérêts spécifiques des hommes d'appareil. Mais c'est surtout parce que, ayant l'expérience que la politisation, la mobilisation politique des classes dominées doit être conquise, presque toujours, contre le domestique, le privé, le psychologique, etc., ils ont du mal à comprendre les stratégies visant à politiser le domestique, la consommation, le travail de la femme, etc. Mais ça demanderait une très longue analyse... analyse ... En tout cas, en laissant hors de la réflexion politique des domaines entiers de la pratique sociale, l'art, la vie domestique, etc., etc., on s'expose à de formidables retours retours du refoulé.

Q.Ne faut-il pas mettre l'accent sur le fait que vous ne voulez surtout pas produire une «culpabilité», une «mauvaise conscience» chez les intellectuels? -Personnellement, j'ai horreur de tous ceux qui visent à produire la «culpabilité» ou la «mauvaise conscience». Je pense que l'on n'a que trop joué, en particulier avec les intellectuels, le jeu sacerdotal sacerdotal de la culpabilisation. qu'il est très facile de se débarrasser de cette D'autant qu'il culpabilité par un acte de contrition ou une confession publique. Je veux simplement contribuer à produire des

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instruments d'analyse qui n'exemptent pas les intellectuels : je pense que la sociologie sociologie des intellectuels est un science du monde social, qui est faite préalable à toute science nécessairement par des intellectuels. Des intellectuels qui auraient soumis soumis leur propre pratique intellectuelle et ses produits, et non leur «être bourgeois», à une critique ses sociologique sociologique seraient mieux armés pour résister aux stratégies de culpabilisation qu'exercent contre eux tous les appareils et qui visent à les empêcher de faire faire ce qu'en tant qu'intellectuels ils ils pourraient faire faire pour et surtout contre ces appareils. Q. Mais Mais ne craignez-vous craignez-vous pas que vos analyses (par valeurs de virilité virilité dans le style exemple de la place des valeurs vie de la classe de vie classe ouvrière) ne viennent renforcer l'ouvriérisme? savez, quand j'écris, je crains beaucoup de - Vous savez, choses, c'est-à-dire beaucoup de mauvaises mauvaises lectures. Ce qui explique, on me le reproche souvent, la complexité de certaines de mes phrases. J'essaie de décourager à l'avance les mauvaises mauvaises lectures que je puis souvent Mais les mises mises en garde que je glisse dans une prévoir. Mais parenthèse, un adjectif, des guillemets, etc., ne touchent que ceux qui n'en ont pas besoin. Et chacun retient, dérange le dans une analyse analyse complexe, le côté qui le dérange moins. c'est Cela dit, je crois qu'il est important de décrire, c'est un fait social comme un autre, mais souvent mal compris classe par les intellectuels, les valeurs de virilité dans la classe ouvrière. Entre autres raisons, parce que ces valeurs, qui sont inscrites dans le corps, c'est-à-dire dans l'inconscient, permettent de comprendre beaucoup de conduites de la classe ouvrière et de certains de ses porte-parole. Il va classe vie de la classe classe de soi que je ne présente pas le style de vie ouvrière et son système de valeurs comme un modèle, un idéal. J'essaie d'expliquer l'attachement aux valeurs force physique, en faisant remarquer par de virilité, à la force exemple qu'il est le fait de gens qui ne peuvent guère compter que sur leur force de travail et, éventuellement, de combat. J'essaie de montrer en quoi le rapport au

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classe ouvrière est au caractéristique de la classe corps qui est caractéristique principe de tout un ensemble d'attitudes, de conduites, aussi bien la de valeurs, et qu'il permet de comprendre aussi façon de parler ou de rire que la façon de manger ou de marcher. Je dis dis que l'idée de virilité est un des derniers refuges de l'identité des classes classes dominées. J'essaie par ailleurs de montrer les effets, politiques entre autres, que peut avoir la nouvelle morale thérapeutique, celle celle que déversent à longueur de journées publicitaires, journalistes de magazines féminins, psychanalystes du pauvre, conseillers conjugaux, etc., etc. Cela ne veut pas dire que j'exalte les valeurs de virilité ni les usages usages que l'on en fait, qu'il s'agisse s'agisse de l'exaltation de la bonne (le côté brute, prédisposée aux services services militaires (le Gabin-Bigeard qui inspire une horreur fascinée fascinée aux intellectuels), ou de l'utilisation ouvriériste du style bon garçon et franc- parler qui permet permet de faire l'économie de l'analyse ou, pire, de faire taire l'analyse. Q. Vous dites que les classes classes dominées n'ont qu'un rôle passif dans les stratégies de distinction, qu'elles ne sont qu'un «repoussoir». Il n'y a donc pas, pour vous, de «culture populaire» . . question n'est n'est pas de savoir s'il y a ou s'il n'y a pas -La question moi de «culture populaire». La question est de pour moi ressemble savoir s'il y a dans la réalité quelque chose qui ressemble ainsi les gens qui parlent de «culture à ce qu'appellent ainsi question je réponds non. Cela dit, populaire». Et à cette question pour sortir de tout le cafouillage qui entoure cette notion dangereuse, il faudrait une très longue analyse. Je Ce que je pourrais dire en quelques préfère m'arrêter là. Ce phrases, comme tout ce que j'ai dit d'ailleurs jusqu'ici, pourrait être mal compris. Et puis j'aimerais bien, bouquin ... j'aimerais mieux, après tout, qu'on lise mon bouquin...

Q. Mais Mais vous signalez signalez bien la relation qui unit dans la classe classe ouvrière le rapport à la culture et la conscience politique. -Je pense que le travail de politisation s'accompagne souvent d'une entreprise d'acquisition culturelle, vécue 15

souvent comme une sorte de réhabilitation, de restaurase voit très très bien dans tion de la dignité personnelle. Cela se les mémoires des militants ouvriers de l'ancienne école. effets Cette entreprise libératrice me paraît avoir des effets aliénants, dans la mesure où la reconquête d'une sorte de dignité culturelle s'assortit d'une reconnaissance de la culture au nom de laquelle s'exercent nombre d'effets de domination. Je ne pense pas seulement au poids des titres scolaires dans les appareils; je pense à certaines formes de reconnaissance inconditionnelle, parce qu'inconsciente, de la culture légitime et de ceux qui la détiennent. Je ne suis même pas sûr que certaines formes d'ouvriérisme agressif ne trouvent pas leur principe dans une reconnaissance honteuse de la culture ou, tout simplement, dans une honte culturelle non maîtrisée, non analysée. Q.Mais est-ce que les changements du rapport au sysvotre livre ne sont tème scolaire que vous décrivez dans votre pas de nature à transformer non seulement les rapports à la culture mais aussi les rapports à la politique? croi,s, et je le montre plus précisément dans mon -Je crois, livre, que ces transformations, et en particulier les effets de l'inflation et de la dévaluation des titres scolaires, sont parmi les facteurs de changement les plus importants, en particulier dans le domaine de la politique. Je pense en particulier à toutes les dispositions anti-hiérarchiques ou même anti-institutionnelles qui se sont manifestées bien au-delà du système d'enseignement bacheliers et dont les porteurs exemplaires sont sont les OS bacheliers ou les nouvelles couches d'employés, sortes d'OS de la bureaucratie. Je pense que sous les oppositions apparentes, PC/gauchistes ou CGT/CFDT, et plus encore peut-être sous les conflits de tendances qui divisent aujourd'hui toutes les organisations, on retrouverait aujourd1lUi les effets de rapports différents au système scolaire qui se retraduisent souvent sous forme de conflits de générations. Mais pour préciser ces intuitions il faudrait faire des analyses empiriques qui ne sont pas foujours possibles. 16

Q. Comment peut se constituer une opposition à l'imposition des valeurs dominantes ? -Au risque de vous surprendre, je vous répondrai en citant Francis Ponge: «C'est alors qu'enseigner l'art de paroles devient devient utile, l'art de ne dire que ce résister aux paroles que l'on veut dire. Apprendre à chacun l'art de fonder sa propre rhétorique est une œuvre de salut public.» Résister aux paroles, ne dire que ce qu'on veut dire: parler au lieu d'étre parlé parlé par des mots d'emprunt, chargés de sens social (comme lorsqu'on parle par au sommet» entre deux exemple d'une «rencontre au responsables syndicaux ou que Libération parle de «nos» navires à propos du Normandie et du France) ou parlé parlés. Résister par des porte-parole qui sont eux-mêmes parlés. aux paroles neutralisées, euphémisées, banalisées, bref à tout ce qui fait la platitude pompeuse de la nouvelle rhétorique énarchique mais aussi aux paroles paroles rabotées, limées, jusqu'au silence, des motions, résolutions, plates-formes ou programmes. Tout langage qui est le produit du compromis avec les censures, intérieures et extérieures, exerce un effet d'imposition, imposition décourage la pensée. d'impensé qui décourage 'alibi du réalisme o~ du On s'est trop souvent servi deI de l'alibi masses» pour souci démagogique d'être «compris des masses» substituer le slogan à l'analyse. Je pense qu'on finit toujours par payer toutes les simplifications, tous les simplismes, ou par les faire payer aux autres. autres. Q. Les intellectuels ont donc un rôle à jouer? -Oui, évidemment. Parce que l'absence de théorie, d'analyse théorique de la réalité, que couvre le langage d'appareil, enfante des monstres. Le slogan et l'anathème conduisent à toutes les formes de terrorisme. Je ne suis pas assez naïf pour penser que l'existence d'une analyse rigoureuse et complexe de la réalité sociale suffise à rigoureuse mettre à l'abri de toutes les formes de déviation terroriste ou totalitaire. Mais je suis certain que l'absence d'une telle analyse laisse le champ libre. C'est pourquoi, contre l'antiscientisme qui est dans l'air du temps et dont les nouveaux idéologues ont fait leurs choux gras, 17

je défends la science et même la théorie lorsqu'elle a pour effet de procurer une meilleure compréhension du monde social. On n'a pas à choisir entre l'obscurantisme et le scientisme. «Entre deux maux, disait Karl Kraus, je me refuse à choisir le moindre». Apercevoir que la science est devenue un instrument de légitimation du pouvoir, que les nouveaux dirigeants gouvernent au nom de l'apparence de science économicopolitique qui s'acquiert à Sciences Po et dans les Business-schools, cela ne doit pas conduire à un antiscientisme romantique et régressif, qui coexiste toujours, dans l'idéologie dominante, avec avec le culte professé de la science. li s'agit plutôt de produire les conditions d'un nouvel esprit scientifique et politique, libérateur parce que libéré des censures. Mais est-ce que cela ne risque pas de recréer une Q. Mais barrière de langage? -Mon but est de contribuer à empêcher que l'on puisse Schoenberg·: dire n'importe quoi sur le monde social. Schoenberg un jour qu'il composait pour que les gens ne disait un puissent ,plus -plus écrire de la musique. J'écris pour que les gens, et d'abord ceux qui ont la parole, les porte-parole, ne puissent plus produire, à propos du monde social, du bruit qui a les apparences de la musique. Quant à donner à chacun les moyens de fonder sa Francis Ponge, d'être son propre rhétorique, comme dit Francis propre porte-parole vrai, de parler au lieu d'être parlé, cela devrait être l'ambition de tous les porte-parole, qui seraient sans doute tout à fait autre chose que ce qu'ils sont s'ils se donnaient le projet de travailler à leur propre ... dépérissement. On peut bien rêver, pour une fois fois...

UNE SCIENCE QUI DERANGE* Q. Commençons par les questions les plus évidentes: est-ce que les sciences sociales, et la sociologie en particulier, sont vraiment des sciences ? Pourquoi éprouvezvous le besoin de revendiquer la scientificité? - La sociologie me paraît avoir toutes les propriétés qui définissent une science. Mais Mais à quel degré? La question est là. Et la réponse que l'on peut faire varie beaucoup selon les sociologues. Je dirai seulement qu'il y a beaucoup de gens qui se se disent et se croient sociologues et que j'avoue avoir quelque peine à reconnaître comme tels. En tout cas, il y a belle lurette que la sociologie est sortie de la préhistoire, c'est-à-dire de l'âge des grandes théories de la philosophie sociale à laquelle les profanes l'identifient souvent. L'ensemble des sociologues dignes de ce nom s'accorde sur un un capital commun d'acquis, concepts, méthodes, procédures de vérification. li reste que, pour des raisons sociologiques évidentes -et entre autres parce qu'elle joue souvent le rôle de discipline refuge -, la sociologie est une discipline très dispersée (au sens statistique du terme) et cela à différents points de vue. Ce qui explique que la sociologie donne l'apparence d'une discipline divisée, plus proche de la philosophie que des autres sciences. Mais Mais le problème n'est pas là : si l'on est tellement pointilleux sur la scientificité de la sociologie, c'est qu'elle dérange. Q. N'êtes-vous pas amené à vous poser des questions qui se posent objectivement aux autres sciences bien que les savants n'aient pas, concrètement, à se les poser? cesse - La sociologie a le triste privilège d'être sans cesse affrontée à la question de sa scientificité. On est mille fois moins exigeant pour l'histoire ou l'ethnologie, sans parler de la géographie, de la philologie ou de l'archéologie. Sans cesse cesse interrogé, le sociologue s'interroge s'interroge et *Entretien avec Pierre Thuillier, La Recherche, Recherche, n° 112, 112, juin 1980, pp. 738-743.

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interroge sans cesse. Ce qui fait croire à un impérialisme sociologique: qu'est-ce que cette science commençante, balbutiante, qui se pennet permet de soumettre à examen les autres sciences! Je pense, bien sûr, à la sociologie de la science. En fait, la sociologie ne fait que poser autres sciences des questions qui se posent à elle aux autres de manière particulièrement aiguë. Si la sociologie est une science critique, c'est peut-être parce qu'elle est elle-même dans une position critique. La sociologie fait problème, comme on dit. On sait par exemple qu'on lui a imputé Mai 68. On conteste non seulement son existence en tant que science, mais son existence tout court. En ce moment surtout, où certains qui ont malheureusement le pouvoir d'y réussir, travaillent à la détruire. Tout en renforçant par tous les moyens la «sociologie» édifiante, Institut Auguste Comte ou «sociologie» Sciences Po. Cela au nom nom de la science, et avec la complicité active de certains «scientifiques» (au sens tenne). trivial du terme).

Q. D'accord: la sociologie apparaît comme agressive et

gênante. Mais Mais pourquoi faut-il que le discours sociologique soit «scientifique» ? Les journalistes aussi aussi posent des questions gênantes; or ils ne se réclament pas de la science. Pourquoi est-il décisif qu'il y ait une frontière entre la sociologie et un journalisme critique? -Parce qu'il y a une différence objective. Ce n'est pas une question de point d'honneur. li Y y a des systèmes cohérents d'hypothèses, des concepts, des méthodes de vérification, tout ce que l'on attache ordinairement à l'idée de science. En conséquence, pourquoi ne pas dire que c'est une science si c'en est une? D'autant que c'est un un enjeu très important : une des façons de se débarrasser de vérités gênantes est de dire qu'elles qu'elles ne sont pas scientifiques, ce qui revient à dire qu'elles sont l' «intérêt», la «politiques», c'est-à-dire suscitées par l'«intérêt», «passion», donc relatives et relativisables.

Q. Pourquoi Pou~quoi la sociologie fait-elle particulièrement problème? - Pourquoi ? Parce qu'elle dévoile des choses cachées et parfois refoulées comme la corrélation entre la réussite scolaire, que l'on identifie à l'«intelligence», et l'origine sociale ou, mieux, le capital culturel hérité de la famille. Ce sont des vérités que les technocrates, les épistémocrates -c'est-à-dire bon nombre de ceux sociologie et de ceux qui la financentqui lisent la sociologie n'aiment pas entendre. Autre exemple: montrer que le monde scientifique est le lieu d'une concurrence qui, orientée par la recherche de profits spécifiques (prix, Nobel et autres, priorité de la découverte, prestige, etc.) et menée au nom d'intérêts spécifiques (c'est-à-dire irréductibles aux intérêts économiques en leur forme fonne ordinaire et et perçus de ce fait comme «désintéressésa), c'est mettre en question une «désintéressés~), hagiographie scientifique dont participent souvent scientifiques et dont ils ont besoin pour croire à ce les scientifiques qu'ils font.

la question question de sa scientifiQ. Si l'on pose à la sociologie la cité, n'est-ce pas aussi parce qu'elle s'est développée avec avec un autres sciences? un certain retard par rapport aux autres - Sans doute. Mais cela devrait faire voir que ce «retard» tient au fait que la sociologie est une science spécialement difficile, spécialement improbable. Une des difficultés majeures réside dans le fait que ses objets sont des enjeux de luttes; des choses que l'on cache, que l'on censure, pour lesquelles on est prêt à mourir. C'est vrai pour le chercheur lui-même qui est en jeu dans ses propres objets. Et qu'il y a à Et la difficulté particulière qu'il faire de la sociologie tient très souvent à ce que les gens ont peur de ce qu'ils vont trouver. La sociologie affronte sans cesse celui qui la pratique à des réalités rudes; elle désenchante. C'est pourquoi, contrairement à ce que l'on croit souvent, souvent. et et au dedans et et au dehors, elle n'offre aucune des satisfactions que l'adolescence recherche souvent dans l'engagement politique. De ce point de vue, elle se situe tout à fait à l'opposé des sciences dites «pures» qui, comme l'art et tout spécialement le plus «pur» de tous, la musique, sont sans doute pour pour une part des refuges où l'on se retire pour oublier le monde,

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des univers épurés de tout ce qui fait problème, comme la sexualité ou la politique. C'est pourquoi les esprits formels ou formalistes font en général de la piètre sociologie. Q. Vous montrez que la sociologie sociologie intervient à propos

scientifiquement, qu'il utilise mieux le capital de concepts, de méthodes, de techniques accumulé par ses ses prédécesseurs, Marx, Durkheim, Weber, et bien d'autres, prédécesseurs, et qu'il est plus «critique», que l'intention consciente ou inconsciente qui l'anime est plus subversive, qu'il a plus intérêt à dévoiler ce qui est censuré, refoulé, dans le si la sociologie sociologie n'avance pas plus vite, monde social. Et si comme la science sociale en général, c'est peut-être, pour une part, parce que ces deux facteurs tendent à varier en raison inverse. Si le sociologue parvient à produire tant soit peu de vérité, ce n'est pas bien qu'il ait intérêt à produire cette vérité, mais parce qu'il y a intérêt -ce qui est très exactement l'inverse du discours un peu