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French Pages 552 [482] Year 2007
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Presses de l’Université du Québec Le Delta I, 2875, boulevard Laurier, bureau 450 Québec (Québec) G1V 2M2 Téléphone : (418) 657-4399 • Télécopieur : (418) 657-2096 Courriel : [email protected] • Internet : www.puq.ca Diffusion / Distribution : CANADA et autres pays Distribution de livres Univers s.e.n.c. 845, rue Marie-Victorin, Saint-Nicolas (Québec) G7A 3S8 Téléphone : (418) 831-7474 / 1-800-859-7474 • Télécopieur : (418) 831-4021 FRANCE AFPU-Diffusion Sodis
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Sous la direction de Henri Dorvil
2007 Presses de l’Université du Québec Le Delta I, 2875, boul. Laurier, bur. 450 Québec (Québec) Canada G1V 2M2
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Vedette principale au titre : Problèmes sociaux (Collection Problèmes sociaux & interventions sociales) Comprend des réf. bibliogr. et des index. Sommaire : t. 1. Théories et méthodologies -- t. 2. Études de cas et interventions sociales -t. 3. Théories et méthodologies de la recherche -- t. 4. Théories et méthodologies de l’intervention sociale. ISBN 2-7605-1126-X (v. 1) ISBN 2-7605-1127-8 (v. 2) ISBN 978-2-7605-1501-7 (v. 3) ISBN 978-2-7605-1502-4 (v. 4) 1. Problèmes sociaux. 2. Service social. 3. Problèmes sociaux - Cas, Études de. 4. Service social - Évaluation. 5. Action sociale. 6. Politique sociale. I. Dorvil, Henri. II. Mayer, Robert, 1941- . III. Collection. HN17.5.P76 2001
361.1
C2001-940944-3
Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIE) pour nos activités d’édition. La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à l’aide financière de la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC).
Mise en pages : Infoscan Collette-Québec Couverture – Conception : Richard Hodgson Œuvre : Walter Ophey (1882-1930). Maisons rouges dans une ville, 1921, Huile sur toile.
1 2 3 4 5 6 7 8 9 PUQ 2007 9 8 7 6 5 4 3 2 1 Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés © 2007 Presses de l’Université du Québec Dépôt légal – 4e trimestre 2007 Bibliothèque et Archives nationales du Québec / Bibliothèque et Archives Canada Imprimé au Canada
Cet ouvrage est dédié à la mémoire de Robert Mayer, Ph. D., cofondateur et ancien codirecteur de la collection Problèmes sociaux et interventions sociales (PSIS), professeur titulaire à l’École de service social et professeur émérite à titre posthume de l’Université de Montréal, qui a signé et cosigné de nombreux ouvrages témoignant de son intérêt pour la recherche et la pratique en intervention sociale.
Henri Dorvil
TA B L E D E S M AT I È R E S REMERCIEMENTS ................................................................................. XXI
Introduction L’INTERVENTION SOCIALE ............................................................... Henri Dorvil
1
PRÉSENTATION DES CONTRIBUTIONS ........................................... Partie 1 – Pensées contestataires, rationalités divergentes.............. Partie 2 – Théories et méthodologies de l’intervention sociale ..... Partie 3 – Nouveaux champs d’expertise et d’intervention............
5 5 8 10
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................
11
1 PENSÉES CONTESTATAIRES, RATIONALITÉS Partie
DIVERGENTES Chapitre 1 DE LA PRODUCTION DU SILENCE AUX INVITATIONS À L’ÉCHANGE DE SAVOIRS Le cas des pratiques en travail social ..................................................... Guylaine Racine 1. DE LA CRITIQUE D’UNE DOMINATION À LA RECONNAISSANCE DE LA PLURALITÉ DES SAVOIRS ....
17
21
X
PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
2. RÉFLÉCHIR AU SILENCE DES PRATICIENS ................................ 2.1. Pourquoi si tard ? ...................................................................... 2.2. Des apprentissages difficiles à défaire ..................................... 2.3. La recherche sur les savoirs d’action : éviter de produire encore plus de silence .............................. CONCLUSION : UNE INVITATION À POURSUIVRE LA CONSTRUCTION DE RÉCIPROCITÉS .......................................... BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................
27 28 32 37 39 40
Chapitre 2 LA PRÉVENTION DE LA TUBERCULOSE (TB) EN CONTEXTE PLURALISTE Une réflexion anthropologique .............................................................. Marie-Ève Carle 1. LA TB : UN PORTRAIT MÉDICAL .................................................. 2. LA TB : UN PORTRAIT ÉPIDÉMIOLOGIQUE .............................. 2.1. La TB : portrait canadien et québécois ................................... 3. ANTHROPOLOGIE, IMMIGRATION ET TB : QUELLES PERSPECTIVES ? ............................................................. 4. LES ENJEUX LIÉS À LA PRÉVENTION DE LA TB DANS LES PAYS DÉVELOPPÉS ....................................................... 4.1. Le dépistage des groupes à risque : le cas des immigrants .... 4.2. La surveillance des comportements à risque : le cas de la non-adhésion à la médication préventive ............ 5. L’ADHÉSION D’HIER À AUJOURD’HUI : LE CAS DE LA TB..... 6. LES COMPORTEMENTS À RISQUE : REGARDS COMPARATIFS ............................................................... 6.1. Les rationalités divergentes ...................................................... CONCLUSION ........................................................................................ BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................
45 46 47 47 49 54 54 56 58 63 65 68 69
Chapitre 3 PASSAGES À RISQUE Regard anthropologique sur la notion de risque dans les cycles de vie ............................................................................... Marguerite Soulière 1. LA SYMBOLIQUE DU RISQUE OU LA GESTION MODERNE DE L’INCERTITUDE ......................................................................... 1.1. Les sociétés occidentales aujourd’hui ..................................... 1.2. La notion moderne du risque..................................................
73
76 76 78
TABLE DES MATIÈRES
2. LA POLITIQUE DU RISQUE ET LA GESTION MODERNE DE LA NORMALITÉ ......................................................................... 3. PASSAGES À RISQUE ....................................................................... 3.1. Pathologisation de l’adolescence des garçons ........................ 3.2. L’effacement de la ménopause ................................................ 3.2.1. Le début ......................................................................... 3.2.2. Vingt-cinq ans plus tard ................................................ 3.3. Risque, incertitude et normalité .............................................. QUELQUES MOTS POUR CONCLURE .............................................. BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................
XI
80 82 83 87 87 88 91 94 95
Chapitre 4 FÉMINISMES, ÉTUDES DU GENRE ET ANALYSE DES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE Bilan et mises en scène pour l’intervention sociale .............................. 97 Maria Nengeh Mensah 1. BILAN D’UNE CULTURE FÉMINISTE ........................................... 99 2. LA DIVERSITÉ OU LA FRAGMENTATION ................................... 105 3. L’INTERVENTION FÉMINISTE MISE EN SCÈNE ........................ 109 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 115
Chapitre 5 LE TRAVAIL DU SEXE Oppression ou travail ? ............................................................................ Colette Parent et Chris Bruckert 1. LE NOUVEAU VISAGE DE LA TRADITION ................................. 2. LA « PROSTITUTION » COMME VIOLENCE CONTRE LES FEMMES .................................................................... 3. LE TRAVAIL DU SEXE COMME MÉTIER...................................... CONCLUSION ........................................................................................ BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................
119 121 123 131 137 138
Chapitre 6 L’EMPOWERMENT ET L’EXPÉRIENCE DE L’IMMIGRATION AU CANADA Multiples déterminants dans une réalité complexe .............................. 143 Bilkis Vissandjée et Lara Maillet BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 156
XII
PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
Chapitre 7 LES SCIENCES SOCIALES À L’ÉPREUVE DE LA PHILOSOPHIE .... 163 Alain Beaulieu 1. TYPOLOGIE ET ONTOLOGIE........................................................ 164 2. UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE ................................................ 166 3. LA QUESTION DU SCIENTISME ................................................... 169 4. SCIENTIFISATION DE LA POLITIQUE ......................................... 174 5. SENS DE L’ENGAGEMENT ET SENS CRITIQUE ......................... 179 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 181
2 THÉORIES ET MÉTHODOLOGIES
Partie
DE L’INTERVENTION SOCIALE Chapitre 8 L’INTERVENTION CLINIQUE AVEC LES FAMILLES ET LES PROCHES EN TRAVAIL SOCIAL Pour une prise en compte de la complexité .......................................... 187 Suzanne Mongeau, Pierre Asselin et Linda Roy 1. MISE EN CONTEXTE ........................................................................ 187 2. SE PENCHER SUR LA SINGULARITÉ DE LA RENCONTRE ...... 191 3. RÉFLÉCHIR À LA DEMANDE ......................................................... 193 4. PORTER ATTENTION AU CONTEXTE RELATIONNEL ET SOCIAL ............................... 198 5. COCONSTRUIRE DES HYPOTHÈSES À PROPOS DU PROBLÈME PRÉSENTÉ............................................................. 202 6. OUVRIR ENSEMBLE UNE VOIE AU CHANGEMENT ................. 206 POUR CONCLURE ................................................................................. 210 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 211
TABLE DES MATIÈRES
XIII
Chapitre 9 L’ACCÈS AUX SERVICES DE SANTÉ PAR LES UTILISATEURS DE DROGUES INJECTABLES VIVANT AVEC LE VIH De l’imaginaire de la rue à la réalité imposée ....................................... 215 Sylvie Beauchamp et Marie-Hélène Rousseau 1. LA SANTÉ PHYSIQUE ET PSYCHOSOCIALE ............................... 216 1.1. Santé physique .......................................................................... 216 1.2. Santé psychosociale .................................................................. 217 2. L’ACCÈS AUX SERVICES SOCIAUX ET DE SANTÉ .................... 218 2.1. Une question d’équité .............................................................. 219 2.2. Des programmes adaptés ......................................................... 220 3. L’EFFET ADAPTATIF DES CONDUITES IRRATIONNELLES ..... 222 4. LE RISQUE : UNE CONDUITE ADAPTATIVE ............................... 223 5. L’IMAGINAIRE ADAPTATIF ............................................................ 223 6. L’IMAGINAIRE PARADOXAL.......................................................... 225 7. PISTES D’INTERVENTION SOCIALE ............................................ 7.1. Histoire d’intervention ............................................................. 7.1.1. Mise en situation : une fissure de l’imaginaire ............ 7.1.2. La planification commune : l’apprivoisement de la réalité ....................................... 7.1.3. La médiation psychosociale : l’utilitaire adaptation.... 7.1.4. La situation de crise : effort extrême d’adaptation ..... 7.1.5. La trajectoire circulaire d’adaptation : le paradoxe de l’imaginaire.......................................... 7.1.6. L’opportunité concrète.................................................
226 226 226 227 228 229 229 230
CONCLUSION ........................................................................................ 231 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 232
Chapitre 10 LA SANTÉ MENTALE ET LES AUTOCHTONES DU QUÉBEC....... 237 Aline Sabbagh 1. POPULATION AUTOCHTONE DU QUÉBEC .............................. 238 2. SURVOL HISTORIQUE.................................................................... 238 2.1. Colonisation et évangélisation ................................................. 240 2.2. Écoles résidentielles .................................................................. 241 3. CONCEPTS DE SANTÉ MENTALE ET DE BIEN-ÊTRE : AUTOCHTONES VS EUROCANADIENS ....................................... 243
XIV
PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
4. L’ÉTAT DE LA SANTÉ MENTALE DES AUTOCHTONES D’AUJOURD’HUI .............................................................................. 4.1. Détresse psychologique, dépression et anxiété ...................... 4.2. Violence implosive .................................................................... 4.3. Violence explosive .................................................................... 4.4. Problèmes de dépendance .......................................................
246 246 247 247 248
5. PISTES D’INTERVENTION.............................................................. 249 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 251
Chapitre 11 L’INTERVENTION AUPRÈS DES MEMBRES DES GANGS DE RUE Mythes et réalités ..................................................................................... 253 Maria Mourani 1. ÉTAT DE LA SITUATION À MONTRÉAL ...................................... 254 2. UN PHÉNOMÈNE QUI A ÉVOLUÉ ................................................ 254 3. LES ALLIANCES CRIMINELLES ..................................................... 257 4. POUR UNE LUTTE EFFICACE CONTRE LES GANGS DE RUE : TROUVER LE JUSTE ÉQUILIBRE ENTRE PRÉVENTION ET RÉPRESSION ............................................................................... 258 5. L’INTERVENTION ............................................................................ 263 6. QUI SONT LES JEUNES QUI DÉCIDENT DE S’IMPLIQUER DANS UN GANG DE RUE ? .............................................................. 263 7. COMMENT INTERVENIR AUPRÈS DES MEMBRES DES GANGS DE RUE ? ...................................................................... 265 CONCLUSION ........................................................................................ 268
Chapitre 12 PROFILAGE DIAGNOSTIQUE ET TRAITEMENT DES TROUBLES MENTAUX Les attitudes de la société ....................................................................... 271 Henri Dorvil 1. BEAUTIFUL PATIENTS ARE GOOD PATIENTS ................................ 273 2. ÉTUDE DE CAS – AUTOBIOGRAPHIE DE PATRICIA DEEGAN... 275 3. REVUE DE LITTÉRATURE SUR LES ATTITUDES ....................... 3.1. Revue de littérature sur le logement ....................................... 3.2. Revue de littérature sur le travail ............................................ 3.2.1. Les obstacles structurels................................................
279 283 285 286
TABLE DES MATIÈRES
XV
3.2.2. Les obstacles cliniques, motivationnels, cognitifs, et ceux liés aux antécédents scolaires et de travail. .... 287 CONCLUSION ........................................................................................ 288 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 291
3 NOUVEAUX CHAMPS D’EXPERTISE
Partie
ET D’INTERVENTION Chapitre 13 LES STRUCTURES MÉDIATRICES Pour une réflexion sur le public non étatique ...................................... 301 Pierre-Joseph Ulysse 1. QUELQUES ÉLÉMENTS DE CONTEXTE ..................................... 302 2. UNE TYPOLOGIE SOMMAIRE ....................................................... 305 3. ENTRE LE LOCAL ET LE GLOBAL ............................................... 307 3.1. La mise en réseaux ................................................................... 308 3.2. Les limites des structures médiatrices non étatiques ............. 309 4. AU-DELÀ DES STRUCTURES MÉDIATRICES NON ÉTATIQUES ............................................................................. 311 4.1. Un processus de refondation du social ................................... 312 4.2. Une vision réflexive .................................................................. 314 CONCLUSION ........................................................................................ 316 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 316
Chapitre 14 L’ALPHABÉTISATION Un défi pour l’intervention sociale du xxie siècle ................................ 319 Danielle Desmarais 1. TRANSFORMATIONS DU SOCIAL, TRANSFORMATIONS DES RAPPORTS SOCIAUX ....................... 320 1.1. Trois niveaux d’analyse du social en transformation ............. 321 2. UN CHAMP NOUVEAU ET POLYVALENT D’INTERVENTION SOCIALE : L’ALPHABÉTISATION ................ 323 2.1. L’alphabétisation, une visée de participation et de développement de la vie citoyenne................................ 323
XVI
PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
2.2. Repères historiques du développement de l’alphabétisation au Québec ............................................... 2.3. Situations d’adultes peu ou pas à l’aise avec l’écrit ............... 2.3.1. Portraits d’adultes dits analphabètes ........................... 2.3.2. Parcours de jeunes adultes dits analphabètes dans l’univers de l’écrit ................................................. 3. L’ALPHABÉTISATION, POUR LUTTER CONTRE L’EXCLUSION ET PROMOUVOIR LE DÉVELOPPEMENT DE L’HUMAIN ................................................................................... 3.1. Une vision du devenir humain, individuel et collectif........... 3.2. La formation continue tout au long de la vie, une composante de l’intervention sociale communautaire .. 3.3. L’importance d’une intervention sociale globale .................. 3.4. Une pratique communautaire spécifique d’alphabétisation populaire .....................................................
325 327 327 329
331 331 332 333 334
CONCLUSION ........................................................................................ 337 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 338
Chapitre 15 LA FRACTURE NUMÉRIQUE Un problème social ?................................................................................ 341 Sylvie Jochems 1. LA FRACTURE NUMÉRIQUE : D’UNE DÉFINITION EMPIRIQUE AU DÉBAT PARADIGMATIQUE ............................... 342 1.1. Un concept ................................................................................ 342 1.2. Une définition en débat paradigmatique ............................... 344 2. INCOMPATIBILITÉ DE LA PROMESSE CYBERNÉTIQUE AVEC LES VALEURS DÉMOCRATIQUES ET CITOYENNES ....... 2.1. Le rêve et la promesse cybernétiques : le sens symbolique et métaphysique ........................................ 2.2. Du rêve à l’actualisation de la société de l’information : la mise en forme ....................................................................... 2.3. L’enjeu de l’évolution du concept : définition institutionnalisée et perplexité citoyenne .............
346 346 348 349
3. LES SOCIÉTÉS DES SAVOIRS PARTAGÉS : UNE RÉPONSE À UNE PROMESSE NON TENUE ? ..................... 354 3.1. Des pratiques d’appropriation sociale : vers une société de communication pour tous et toutes ....... 355 3.2. Appropriation politique : société civile, citoyenneté et gouvernance ..................................................... 356
TABLE DES MATIÈRES
XVII
3.3. Appropriation culturelle : identité et créativité ...................... 358 3.4. Appropriation économique : propriété et bien commun ...... 359 CONCLUSION ........................................................................................ 361 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 362
Chapitre 16 ENSEIGNER L’INTERVENTION SOCIALE EN CONTEXTE INTERCULTUREL Méthode et objectifs ................................................................................ 367 Lilyane Rachédi 1. QUELS SONT LES PRÉALABLES POUR ENSEIGNER L’INTERVENTION SOCIALE EN CONTEXTE INTERCULTUREL ?.............................................. 368 1.1. Un travail d’équipe et un projet de connaissance ................. 368 2. AXES ET CONTENU DU COURS D’INTERVENTION SOCIALE EN CONTEXTE INTERCULTUREL .............................. 2.1. Quels sont les objectifs et comment les atteindre ? ................ 2.2. Quel contenu transmettre ?...................................................... 2.3. Adapter nos outils à l’image de la diversité ............................
371 374 376 378
3. UN ENSEIGNEMENT POUR UN TRAVAIL SOCIAL ÉMANCIPATOIRE ? PRÉSENTATION DE QUELQUES PRINCIPES CLÉS POUR L’INTERVENTION AUPRÈS DES IMMIGRANTS ............................................................ 379 CONCLUSION ........................................................................................ 382 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 382
Chapitre 17 L’OBLIGATION JURIDIQUE D’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE ............................................ 385 Anne Saris 1. L’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE : QUELQUES PRÉCISIONS ESSENTIELLES ................................... 1.1. Le fondement juridique et le principe philosophique sous-jacent ................................ 1.1.1. Le fondement juridique sous-jacent ............................ 1.1.2. Le principe philosophique sous-jacent ........................ 1.2. La nature de l’accommodement raisonnable......................... 1.2.1. Ce que n’est pas l’accommodement raisonnable ....... 1.2.2. Ce qu’est l’accommodement raisonnable ...................
385 386 386 386 387 387 388
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PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
1.2.3. La finalité de l’accommodement raisonnable ............ 388 2. LES CAS D’OUVERTURE DE LA DEMANDE D’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE ET LE JEU DE LA RECHERCHE DE L’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE... 2.1. Les obligations de la partie demanderesse ............................. 2.1.1. La liberté subjective de religion : l’existence d’un principe religieux dans la tête du croyant et son interprétation subjective – l’affaire de la souccah (arrêt Amselem) .......................... 2.1.2. Le contrôle de la sincérité des croyances face au droit à la vie privée .................................................. 2.1.3. Quelles suites donner à l’arrêt Amselem ? ..................... 2.2. Les obligations de la partie défenderesse ............................... 2.2.1. Le « joker » de l’employeur – l’exigence professionnelle justifiée (EPJ) ...................................... 2.2.2. Une obligation de moyen reposant sur la notion d’équité ................................................... 2.2.3. Le choix des mesures .................................................... 2.2.4. La négociation à la recherche d’un compromis ......... 2.3. L’aboutissement : des solutions ad hoc très détaillées ............. 3. L’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE ET SES LIMITES .......... 3.1. La contrainte excessive : micro-analyse ................................... 3.1.1. Les facteurs de contrainte excessive ............................ 3.1.2. Comment vérifier que l’employeur a fait tout son possible ? .......................................................... 3.2. La contrainte excessive : macro-analyse et mise en œuvre..... 3.2.1. L’ordre public et les valeurs démocratiques québécoises et canadiennes.......................................... 3.2.2. L’atteinte aux libertés d’autrui vues sous l’angle des conflits de droits fondamentaux............................ 3.2.3. Les droits et libertés d’autrui et la place de la religion dans l’espace public face au principe de la neutralité de l’État ...............................................
390 392
394 395 397 400 400 402 403 404 407 408 409 409 415 417 417 419
421
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 423 JURISPRUDENCE ................................................................................... 424
TABLE DES MATIÈRES
XIX
Chapitre 18 LE TRAVAIL SOCIAL INTERNATIONAL Enjeux et défis ......................................................................................... 427 Marie Lacroix 1. L’ÉMERGENCE D’UNE PROFESSION INTERNATIONALE ........ 429 2. LA MONDIALISATION : DÉBATS ................................................... 432 3. LE TRAVAIL SOCIAL INTERNATIONAL : LE PROBLÈME DE LA DÉFINITION.............................................. 435 4. CADRES THÉORIQUES ................................................................... 437 4.1. La perspective du développement........................................... 437 5. LES DROITS HUMAINS ................................................................... 439 6. LA COMPÉTENCE INTERCULTURELLE AU CŒUR DES HABILETÉS SOCIALES ............................................................ 440 7. LES DÉFIS .......................................................................................... 441 8. PISTES POUR L’AVENIR .................................................................. 444 CONCLUSION ........................................................................................ 444 BIBLIOGRAPHIE .................................................................................... 445 NOTICES BIOGRAPHIQUES ............................................................... 450
REMERCIEMENTS À des degrés divers, tout livre constitue une œuvre collective où plusieurs personnes s’épaulent en vue de parvenir à un produit final. Mes premiers remerciements vont, comme il se doit, à tous les auteurs, hommes et femmes, qui ont répondu avec enthousiasme à l’invitation de la collection « Problèmes sociaux et interventions sociales ». Ces collègues viennent de milieux très divers de l’enseignement, de la recherche, de la gestion et de l’intervention : l’Université du Québec à Montréal, l’Université de Montréal, l’Université McGill, l’Université Laval, l’Université de Sherbrooke, l’Université d’Ottawa, l’Université Laurentienne de Sudbury, le Groupe de recherche sur les aspects sociaux de la santé et de la prévention(GRASP), le Groupe de recherche interdisciplinaire en santé (GRIS), l’Unité de pédiatrie interculturelle (UPI), le Centre hospitalier universitaire (CHU) Sainte-Justine de Montréal, le Centre de recherche Fernand-Séguin de l’Hôpital Louis-H. Lafontaine, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), l’Agence d’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé (AETMIS), les centres de santé et de services sociaux (CSSS), la Direction de la santé publique de Montréal, le Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Certains sont en fin ou à mi-carrière, d’autres en formation doctorale ou au début de leur vie professionnelle, et quelques-uns sont des sommités scientifiques reconnues sur le plan international. Merci en pile aux experts pour leur aide inestimable dans l’évaluation des chapitres du livre, et ce, en dépit de leurs horaires chargés. Du côté des XX et par ordre alphabétique, Louise Bouchard, Ph. D., directrice du programme de doctorat en santé des populations du Département de sociologie à l’Institut de recherche sur la santé des populations de l’Université d’Ottawa, Monique Carrière, Ph. D., professeure agrégée au Département
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PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
de réadaptation de la Faculté de médecine de l’Université Laval, Johanne Collin, Ph. D., sociologue et historienne des sciences, patronne du MEOS, l’équipe de recherche sur le médicament comme objet social, du GRASP et de la Faculté de pharmacie de l’Université de Montréal, Diane Verschelden, travailleuse sociale clinicienne et experte en thérapie familiale. Du côté des XY maintenant, Jacques Hébert, Ph. D., en service social, professeur agrégé à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, Alain D. Lesage, M.D., FRCP(C), DFAPA., professeur titulaire au Département de psychiatrie de la Faculté de médecine de l’Université de Montréal, Pierre-Joseph Ulysse, Ph. D. de sociologie, professeur adjoint à l’École de service social de l’Université de Montréal. Concernant la documentation, nous remercions sincèrement Chanel Boucher, documentaliste au GRASP, Louise Rolland, secrétaire de direction du Groupe d’étude sur l’interdisciplinarité et les représentations sociales (GIERSO), Marie-Ève Carle, doctorante en anthropologie de l’Université de Montréal, Marie-Pier Goyette, étudiante au baccalauréat en travail social à l’Université de Québec à Montréal, Richard Martin, cinéaste et... photographe. Un merci chaleureux s’adresse également et successivement à Micheline Cloutier-Turcotte, secrétaire des études supérieures à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, Marie-Élaine Arcand et Denise Doucet, étudiantes au baccalauréat en travail social de la même université et aussi à Simon Dorvil, mon ado de 14 ans qui m’a aidé à solutionner mes problèmes « générationnels » d’analphabétisme numérique. Nous remercions aussi sincèrement le Réseau de recherche en santé des populations du Québec (RRSPQ) pour sa généreuse subvention d’aide à l’édition d’ouvrages scientifiques qui a permis de mener ce projet à bon port. Mes derniers remerciements et non les moindres sont réservés à l’équipe dynamique des Presses de l’Université du Québec qui, depuis des décennies, a habitué la communauté universitaire au travail bien fait, voire à la perfection. Un merci spécial toutefois s’adresse à la directrice générale, madame Céline Fournier, qui, depuis toujours, fait confiance à notre direction scientifique. Henri Dorvil
INTRODUCTION
L’INTERVENTION SOCIALE Henri Dorvil
Sigmund Freud (1934, p. 702), médecin psychiatre, père de la psychanalyse, plus porté sur le cigare que sur l’alcool ou tout autre stupéfiant, disait : « Telle qu’elle nous est imposée, notre vie est trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons nous passer de sédatifs. » Ces échafaudages de secours, selon Théodor Fontane, sont peut-être de trois espèces : d’abord de fortes diversions, qui nous permettent de considérer notre misère comme peu de chose, puis des satisfactions substitutives qui l’amoindrissent, enfin des stupéfiants qui nous y rendent insensibles. L’un ou l’autre de ces moyens nous est indispensable. C’est aux diversions que songe Voltaire quand il formule dans Candide, en guise d’envoi, le conseil de cultiver notre jardin, et c’est encore une diversion semblable que le travail scientifique. Les satisfactions substitutives, celles par exemple que nous offre l’art, sont des illusions au regard de la réalité ; mais elles n’en sont psychiquement pas moins efficaces, grâce au rôle assumé par l’imagination dans la vie de l’âme. Les stupéfiants, eux, influent sur notre organisme, en modifiant le chimisme (p. 703).
Toutes ces considérations renvoient à l’éternelle double interrogation existentielle : le but de la vie humaine et les voies d’accès au bonheur ? Les êtres humains veulent être heureux et surtout faire perpétuer ces moments de bonheur, autrement dit, éviter douleur et privation de joie d’un côté, rechercher de fortes jouissances de l’autre. Il s’agit d’un préjugé favorable au principe de plaisir, une prééminence de ce dernier sur le principe de réalité faisant fonction en quelque sorte de rabat-joie. Toujours selon Freud :
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PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure que tout autre ; nous sommes enclins à la considérer comme accessoire, en quelque sorte superflue, bien qu’elle n’appartienne pas moins à notre sort et ne soit pas moins inévitable que celles dont l’origine est autre (p. 704).
Ce sont surtout les problèmes dérivés de l’environnement (2e menace) et des rapports avec autrui (3e menace) qui nourrissent le case load des intervenants sociaux. Chômage, situation d’oppression, déficit de pouvoir, cas d’isolement socioculturel, troubles identitaires, violence conjugale et/ou familiale, passivité/culpabilité, peur d’intimidation, difficultés spécifiques ou générales de fonctionnement social, constituent une panoplie assez représentative des problèmes sociaux traités dans les Centres de santé et de services sociaux ainsi que dans les organismes communautaires. Mais qu’est-ce que l’intervention sociale ? Selon un maître à penser dans ce domaine, (Mayer, 2002, p. 439), l’intervention sociale est un : processus selon lequel les travailleurs sociaux visent, par des activités planifiées, le développement personnel et social des personnes, des familles, des groupes, ou des collectivités qui les consultent. Parmi ces activités, les interventions suivantes sont propres aux travailleurs sociaux : l’évaluation psychosociale ; la mise en œuvre d’un plan d’intervention ; la liaison et l’encadrement des ressources, et la mobilisation et la création de ressources. Ces activités planifiées peuvent être accomplies selon des méthodes d’intervention individuelle, conjugale, familiale, communautaire ou de groupe.
Certains auteurs (Ion, 1998) voient dans l’apparition du terme générique intervention sociale, sa puissance d’attraction et le signe annonciateur de la fin du travail social. Il ne faut guère se méprendre. À mon avis, il faut y voir plutôt un témoignage du succès du travail social, de sa vivacité qui irradie, inspire un foisonnement en tout sens de l’action sociale de bas en haut, de gauche à droite. Quelle que soit l’appellation à la mode de ces emplois sociaux, médiateurs sociaux, familiaux, agents de relations humaines, agents de développement local, d’insertion sociale, de placement, de signalement, gestionnaires de cas, animateurs de quartier, etc., tous ces métiers du social en amont ou en aval, en rupture ou en continuité, se nourrissent à la source de l’un ou l’autre des deux volets du travail social : l’intervention sociale individuelle, ou l’intervention sociale collective à l’origine du travail social professionnel du début du xxe siècle. Le travail
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social demeure encore le noyau central de toutes ces activités de restauration et de promotion des individus, des groupes, et des communautés. Pour s’en convaincre, il faut juste examiner attentivement le processus méthodologique d’intervention sociale en travail social et sa prégnance déterminante sur l’intervention sociale en général. Tout d’abord la polysémie du terme Intervention. Selon l’usage courant, intervention signifie l’action d’intervenir, un acte par lequel un tiers prend part à une activité, à un fait. Ce terme s’utilise dans des champs très divers. Par exemple, une intervention chirurgicale au cerveau. Une intervention militaire suppose une force d’inter vention entre deux belligérants ou une force d’occupation d’un territoire qui appelle à la résistance, par exemple l’intifada, ou la guerre des pierres en Palestine contre la puissance nucléaire de la région. Au plus fort de la contestation estudiantine de mai 1968 jusqu’à la décennie suivante, plusieurs considéraient le travail social comme une force d’intervention, un tampon de la classe moyenne pour éviter un affrontement abrupt entre la classe riche et le prolétariat. Dans tous les cas, selon Barreyre et al. (1995, p. 240), il s’agit de l’action d’un groupe ou d’une personne visant à transformer quelque chose d’une manière volontaire, consciente et intentionnelle. L’idée d’inter vention est associée à d’autres actions telles que la médiation, l’arbitrage, l’interposition, l’ingérence. Comme le lecteur peut le constater, l’intervention dépasse assez largement les limites de l’entraide naturelle, de l’aide professionnelle. Pour Nélisse (1992), l’intervention sociale renvoie à toutes les actions des pouvoirs publics, dans le déroulement d’une situation ou d’une affaire en cours, visant à imposer une volonté extérieure susceptible de donner lieu à un ordre des choses différent de celui qui serait advenu sans elle. L’intervention sociale se rapporte à une intervention sur le « social » quelles que soient les manières diverses dont on peut comprendre ce « social ». Dans le domaine du travail social, ce terme est utilisé pour signifier et rendre visibles les actes posés par un professionnel du travail social pour modifier la situation des usagers (Barreyre et al., 1995). L’aide apportée par le travailleur social ne peut s’accomplir sans la participation active des intéressés eux-mêmes, car il s’agit d’un véritable « avec » où collaboration et partenariat sont en cause. La mission du travail social, comme de toute intervention sociale d’ailleurs, a changé. Un rappel cependant. Les Trente Glorieuses ne sont plus qu’un souvenir et l’État-providence dépérit de jour en jour. Comme l’avance Isabelle Astier (2007, p. 186) la société n’est plus la première redevable envers les individus et ces derniers doivent faire montre de leur adhésion pour être protégés. Il ne suffit plus de plier l’échine pour bénéficier de l’État-providence. Être actif, construire sa vie et produire son avenir au travers de projets est attendu en échange du filet minimal de protection. Le client passif du travail social est détrôné pour la figure de
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l’usager coopérant. Autrement dit, il s’agit d’équiper les individus afin qu’ils puissent prendre soin d’eux-mêmes, devenir en quelque sorte leurs propres entrepreneurs. Rompant en quelque sorte avec la méthode dominante du médecin (symptôme, diagnostic, traitement), le travailleur social « focalise sur les changements en cours, sur les forces en présence, sur les potentialités, et les dynamismes des personnes et des groupes ». Cette dimension changement, inhérente à la pratique du travail social, se retrouve par exemple dans la définition du travail social individuel et du travail social de groupe. Selon Bourgon et Gusew (2000), l’intervention individuelle en travail social vise, d’une part, à accompagner une personne dans ses souffrances afin qu’elle puisse leur donner un sens et, d’autre part, l’aider à obtenir le plus grand nombre de ressources possibles afin qu’elle puisse participer activement à son devenir individuel et au devenir collectif de la société en tant qu’actrice sociale. Quant au travail social de groupe, c’est une activité orientée vers un but, ce qui renvoie à une façon de procéder comprenant des tâches planifiées, ordonnées de façon méthodique et exécutées dans le cadre d’une pratique en travail social. L’intention du service social de groupe, continue l’auteur (Lindsay, 2000), est de provoquer un changement dont les buts sont voulus et planifiés, et dont les opérations sont en ligne directe avec ces buts. Jamais au cours de l’histoire de l’humanité, l’être humain n’a été autant aidé par des professionnels, des groupes communautaires et protégé par des politiques sociales. Opium du peuple ou non, les religions se multiplient, se diversifient et la plupart prêchent le parti pris en faveur des pauvres de l’Évangile, le sacerdoce de la prière pour soigner, l’espérance d’une vie meilleure dans un hypothétique autre monde. Et pourtant, le monde entier continue d’être perclus d’injustices sociales criantes. Le moment est venu de parler d’intervention sociale collective, de mouvements sociaux. Frileux, opportunistes, les pouvoirs publics ont tendance à tenir les problèmes sociaux à l’écart du débat politique. Ils ont promptement (et imprudemment) enterré non seulement tout l’héritage marxiste de contestation de la répartition inégale des biens matériels et symboliques mais aussi tous les mouvements sociaux1. C’est tellement plus confortable pour le système social de trouver des solutions individuelles tout en niant la genèse sociale des problèmes sociaux. Selon Neveu (1996), un mouvement 1. Mouvements sociaux anciens (mouvements ouvriers), nouveaux (féminisme, écologie politique, régionalisme, consumérisme, les actions syndicales, contre l’exclusion) ainsi que mouvements sociaux transnationaux (anti- ou altermondialisation, forum social mondial de Porto Alegre).
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social désigne une forme d’action collective concertée en faveur d’une cause, supposant l’identification d’un adversaire, employeur, gouvernement. En cela, un mouvement social se distingue a priori du groupe de pression ou du lobbying. Cependant, est prévue une forme d’organisation, voire un management. Ces groupes (Sommier, 2003 a et b ; Bajoit, 2003, p. 140) ont en commun leur position revendiquée d’être à la « marge » et de donner la parole à ceux qui en seraient privés : les personnes en situation de précarité économique, sociale et même physique, bref toute cette galaxie des « sans », les sans-papiers, les sans-logement, les sans-travail, les sans-voix, les sansreprésentation, les sans-identité ou les sans-existence tout court. À cette longue liste, on peut ajouter les groupes pour l’accès aux soins de santé, aux services de soutien à l’apprentissage, le groupe de lutte contre le sida. L’intervention sociale collective constitue le point de chute de toutes ces prises de position. Utilisant des notions de prise de pouvoir, leadership, participation, idéologie, conflit, consensus, évaluation, développement régional ou local, aménagement du territoire, planification, l’intervention collective vise une plus grande justice sociale en valorisant les droits des personnes et des collectivités et la réinsertion collective des personnes marginalisées.
PRÉSENTATION DES CONTRIBUTIONS Ce manuel est divisé en trois parties : pensées contestataires, rationalités divergentes, théories et méthodologies de l’intervention sociale, nouveaux champs d’expertise et d’intervention.
PARTIE 1 – PENSÉES CONTESTATAIRES, RATIONALITÉS DIVERGENTES En sciences humaines et sociales comme en sciences naturelles, les vérités sont loin d’être éternelles. Il y a révolution scientifique lorsqu’une théorie scientifique consacrée par le temps se trouve rejetée au profit d’une nouvelle théorie (Khun, 1972). Cependant plus souvent, il s’agit de combattre en quelque sorte la tyrannie de la vérité. Contrairement aux dogmes religieux, le périmètre de la science s’avère illimité. En philosophie, en sociologie, nous sommes habitués à des penseurs de grand calibre comme Foucault, Derrida, Deleuze, qui ont été des insoumis, des engagés, et qui ont présenté des pensées dites rebelles. (Sciences humaines, 2005) Ainsi en est-il du biopouvoir de Michel Foucault quand il parle d’une succession, mieux encore d’un enchevêtrement au-delà des époques de différents formes de contrôle social, passant de sociétés soumises au pouvoir du roi, aux sociétés caractérisées par des institutions de grand renfermement disciplinaire (prison, hôpital psychiatrique, armée, etc.) aux sociétés d’autocontrôle, d’autogestion
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de la vie et du corps2, de sociétés préventives étendant le pouvoir médicoinstitutionnel et non le réduisant. La doctrine libérale (Beaulieu, 2005) qui implique une décentralisation de l’exercice gouvernemental et donc aussi une meilleure autogestion de la vie des populations est inséparable de l’idée selon laquelle : des procédés de pouvoir et de savoir prennent en compte les processus de la vie et entreprennent de les contrôler et de les modifier. L’Homme occidental apprend peu à peu ce que c’est d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces que l’on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale. Pour la première fois sans doute dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n’est plus ce soubassement inaccessible qui n’émerge pas que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d’intervention du pouvoir (Foucault, 1976).
Nous retrouvons en anthropologie des courants de pensée de même parenté épistémologique qui présentent d’autres visions du monde, d’autres manières de voir qui prennent le contre-pied de la ou des théories dominantes. L’anthropologie a été pionnière dans la sensibilisation du monde biomédical aux savoirs locaux, aux dimensions communautaires, à l’ethnicité, à l’éthique, bref à l’impact des logiques des diverses communautés humaines, une force de résistance à l’ethnocentrisme. Selon Massé (1996), la rationalisation s’est imposée comme valeur dominante guidant l’analyse et la gestion des rapports que l’homme entretient avec la maladie. Elle est utilisée comme valeur étalon pour mesurer l’adéquation et le bien-fondé des pratiques préventives et des cheminements thérapeutiques et demeure la valeur phare des entreprises de rationalisation des services de santé, tant en Occident que dans les sociétés traditionnelles. Cette rationalité est utilisée à diverses fins instrumentales. Toujours d’après cet auteur, cette dictature de la raison soulève des enjeux sociaux, politiques et éthiques en face desquels l’anthropologie ne peut demeurer silencieuse. L’auteur plaide pour un pluralisme des savoirs, un pluralisme des logiques, une cohabitation de multiples réalités construites au travers desquelles navigue l’individu en quête du sens de sa maladie. Herzlich (1969), montre bien que les savoirs, les pratiques à propos de la santé et de la maladie ne constituent en rien 2. Cette économie dans la fonction disciplinaire, cette voie panoptique se rapproche assez du « besoin de punition » de Freud dérivant de la tension entre le surmoi sévère et le moi auquel il s’est soumis. Selon lui, la civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de l’individu en affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant surveiller par l’entremise d’une instance en lui-même, telle une garnison placée dans une ville conquise (« Malaise dans la civilisation », 1981, p. 80).
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l’exclusivité du corps médical. Les patients, les aidants naturels, les expertises ancestrales, profanes, voire l’entourage détiennent bel et bien un savoir sur la santé et la maladie sous forme de représentations, interface entre le psychologique et le social à l’intérieur d’une culture. Bref, il faut contextualiser la rationalité. Ainsi, la cohérence entre savoirs et pratiques ne doit plus être vue comme un objectif universellement valorisé et comme critère ultime définissant la rationalité ; elle devient plutôt le fondement d’une forme alternative de rationalité, la rationalité linéaire de type cause-effet (ou coût-bénéfice). L’appareillage professionnel, institutionnel, et légal de la santé publique, masque, derrière un discours aux prétentions scientiste et rationaliste, une entreprise normative qui, aux côtés de la religion et de la loi, définit le bien et le mal, le souhaitable et l’inavouable, les voies du salut individuel et le sanctionnable, ajoute cet anthropologue de l’Université Laval (Massé, 1998). Toujours à ce propos, déjà en 1977, Zola nous mettait en garde. « Le recours constant à l’idée de maladie comme moyen d’aborder les problèmes sociaux ne représente en rien l’abandon d’un cadre moraliste au profit d’une vision objective mais simplement d’une stratégie de rechange. » Assertion qui se trouve de plain-pied dans le courant de médicalisation des problèmes sociaux (Cohen, 2001) ou de conversion des problèmes sociaux en problèmes de santé. Au lieu de parler d’individus à risque comme le veut l’usage épistémologique dominant, il faut mettre l’accent sur les conditions qui rendent les gens à risque, les logements insalubres, le chômage élevé chez certains groupes sociaux, la discrimination, la violence, etc. D’où les limites inhérentes aux interventions qui visent à modifier uniquement les habitudes de vie au lieu de considérer la réduction des inégalités sociales. Sept chapitres s’insèrent dans cette ligne de posture théorique sinon radicale du moins critique. Guylaine Racine, qui a publié au début du xxie siècle un livre pour établir hors de tout doute la crédibilité du savoir expérientiel, revient sur son terrain de recherche de prédilection. Suivent deux doctorantes en anthropologie. La première, Marie-Ève Carle, s’intéresse à la prévention de la tuberculose en contexte pluraliste tandis que la deuxième, Marguerite Soulière, présente une réflexion sur la notion de risque dans les cycles de vie. Point n’est besoin de remonter jusqu’à Olympe de Gouges du siècle des Lumières, auteure de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, défenseure de la différence visible pour s’assurer que le féminisme prend le contre-pied des théories dominantes. Le féminisme se définit ainsi (Barreyre et al., 1995, p. 172) : « tout discours, lutte ou mouvement visant à l’égalité des sexes (permettant aux femmes d’obtenir des prérogatives
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et/ou des attributs masculins). » Cependant, il existe différentes formes de féminisme qui suppose d’autres définitions mettant l’accent, par exemple, sur d’autres manières de concevoir le monde, les rapports de pouvoir, la conscience de genre et l’affirmation de plus de la moitié de l’humanité. La sexologue Maria Nengeh Mensah livre dans son chapitre un féminisme en excellente santé dans le domaine de la théorie comme dans celui de l’intervention sociale. Quant à Colette Parent et Chris Bruckert de l’Université d’Ottawa, elles cernent les paramètres sociologiques du travail du sexe comme métier dans le secteur des services. Bilkis Vissandjée, de la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal, et Lara Maillet, démographe et doctorante en santé publique, étudient les mille et un contours de l’empowerment et l’expérience de l’immigration au Canada. Alain Beaulieu de l’Université Laurentienne de Sudbury pose des interrogations aux sciences sociales à partir de son poste de vigie de philosophe.
PARTIE 2 – THÉORIES ET MÉTHODOLOGIES DE L’INTERVENTION SOCIALE Cette partie se trouve au beau mitan de ce tome 4 de la collection « Problèmes sociaux et interventions sociales ». Il a été amplement question de l’intervention sociale dans l’introduction. Tous les auteurs de cette partie ont fait appel à une kyrielle de théories pour asseoir leurs méthodes d’intervention. Le premier chapitre se révèle un document de base, voire un vade mecum qui saura nourrir les réflexions, les pratiques des cliniciens, des intervenants sociaux, des étudiants, des professeurs et des chercheurs. Plus encore, il s’agit d’une encyclopédie du savoir rédigé par une équipe composée de Pierre Asselin et Linda Roy, et dirigée par Suzanne Morgeau, une collègue à l’École de travail social à l’Université du Québec à Montréal qui nous a toujours habitués au travail bien fait, voire à la perfection. Sylvie Beauchamp, de l’agence d’évaluation des technologies et des modes d’intervention en santé et Marie-Hélène Rousseau, travailleuse sociale du CHUM, s’intéressent à la problématique du VIH-SIDA en tant que penseures et intervenantes. Ce chapitre fort bien documenté va combler un vide dans les approches à l’égard de cette clientèle spécifique. Un autre domaine d’intervention qui souffre d’un manque flagrant d’expertise est celui s’intéressant aux peuples autochtones. Pourtant, ce sont les Premières Nations. Aussi vaut-il mieux ne pas appliquer sans tamisage les modèles théoriques d’origine occidentale, issus de la culture judéo-chrétienne. Il existe d’autres cultures et par le fait même d’autres façons de concevoir et d’expliquer le monde. La roue médicinale, issue de la culture amérindienne (Van de Sande et al., 2002) est un exemple d’une approche non occidentale. Le symbole représente les interrelations et l’interdépendance des humains
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avec l’ensemble des éléments de l’environnement ; ses principes constituants montrent comment on peut vivre en harmonie avec son environnement. Aline Sabbagh, psychologue en bureau privé, tient compte aussi de ce paradigme pour produire un scénario d’intervention auprès des peuples autochtones. Maria Mourani est criminologue, chercheure, militante et députée du comté d’Ahuntsic (Bloc québécois) à la Chambre des Communes à Ottawa. Elle est auteure d’un best seller sur les gangs de rue à Montréal. Avec ces cordes à son arc, elle était toute désignée pour rédiger ce chapitre. Comprendre au lieu de préjuger, de marginaliser, semble le leitmotiv de cette approche auprès des adolescents semblables à tous les ados du monde entier : corps fragiles en quête d’identité, manque flagrant de rites d’initiation et rejetons de classes prolétariennes. Nés dans un pays qui ne semble pas vouloir devenir le leur, ils contestent leur exclusion massive par tous les moyens. Ces jeunes en quête d’identité, de modèles à imiter se regroupent en sous clans caractérisés par des styles : fresh, emo, skater, rapper, punk, gothique, fake, nerd, richy, wannabe (I want to be), patriotique. De là à considérer ces gangs comme une pépinière du crime organisé, il n’y a qu’un pas. Or, ils ne ressemblent même pas aux casseurs des banlieues parisiennes. Ce n’est pas vrai que les gangs de rue constituent un vivier exclusif de délinquance. Il s’y trouve sûrement des talents qui peuvent s’épanouir ailleurs et autrement. Devenir des scientifiques, des gens de lettres, comme Dany Laferrière, Joël Des Rosiers, Stanley Péan, des stars du show business et du cinéma comme Morgan Freeman, l’acteur de génie d’Hollywood et activiste, Oliver Jones, Grégory Charles, Norman Brathwaite, Luck Mervil, Dan Bigras de l’émission de télévision Gang de rue, Anthony Kavanagh, Boucar Diouf, les Cowboys Fringants, le groupe Djakout Mizik, Curtis James Jackson (50 Cent) et Kennie West, des professionnels du sport comme Tiger Wood, Joachim Alcine, champion mondial WBA 2007 des super mi-moyens, Lewis Hamilton, le pilote étoile de la formule 1 en course automobile, Ray Emery, l’excentrique gardien du club de hockey les Sénateurs d’Ottawa, les deux premiers entraîneurs-chefs de race noire de l’association américaine de la NFL, Tony Dungy des Colts d’Indianapolis, Lovie Smith des Bears de Chicago. Quelques personnalités de prestige du monde féminin, la docteure Yvette Bonny qui, en 1980, a réalisé la première greffe de moelle osseuse au Québec sur une fillette de 12 ans, son Excellence Michaëlle Jean, la gouverneure générale du Canada, Yolande James, la première femme de race noire élue à l’Assemblée nationale du Québec et ministre d’un gouvernement au Canada, l’astronaute Julie Payette, Marlène Dorcéna, la grande dame de la musique haïtienne, Oprah Winfrey, Jennifer Lopez, Dee Dee Bridgewater, les sœurs Williams au tennis. Comme le soutient l’anthropologue Tousignant (2004), il y a une profonde tendance chez l’être humain
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à reproduire les comportements d’autrui. Ces jeunes en construction d’identité ont besoin de modèles de conduite et de réussite venant de leurs communautés d’appartenance et d’ailleurs. Au xxie siècle, on ne peut quand même pas leur enseigner comme autrefois : nos ancêtres les Gaulois étaient de grands gaillards aux cheveux blonds et aux yeux bleus… Ces jeunes en sloppy joe ont perdu pied, ils se sont désaffiliés, le système social les a abandonnés. Albert Jacquard disait : Je reproche aux Québécois d’avoir inventé le mot « décrocheur ». Il faut dire les « décrochés ». Parce qu’il y a une différence entre un « voleur » et un « volé ». En disant qu’ils sont « décrocheurs », on leur donne la responsabilité d’avoir décroché. Alors qu’ils ont été décrochés par un système qui n’était pas fait pour eux. Ils y ont peut-être mis du leur, ils ont peut-être des responsabilités. Sûrement. Mais il faut les appeler des « décrochés ». Essayons de les « raccrocher ».
Bref, ultimement, sous l’apparente neutralité des données chiffrées, c’est tout le problème de « l’inégalité d’accès au pouvoir économique et politique de certains groupes au nom de caractéristiques sociales ou biologiques présumées » dont il s’agit, pour parodier Schnapper (1998, p. 21). Un texte sur l’impact du profilage diagnostique sur le traitement des troubles mentaux, par Henri Dorvil, clôture cette deuxième partie de l’ouvrage.
PARTIE 3 – NOUVEAUX CHAMPS D’EXPERTISE ET D’INTERVENTION Cette dernière partie de l’ouvrage, et non la moindre, est inaugurée par un professeur de l’École de service social de l’Université de Montréal, Pierre-Joseph Ulysse. À vrai dire, les structures médiatrices, surtout les rapports entre l’État et le monde communautaire, ont été sinon tendues du moins incestueuses. Cependant, la nouveauté réside dans le niveau élevé des tensions, les contraintes financières imposées à ces groupes communautaires pour qu’ils rentrent dans les balises du projet commun fixées par L’État. Mais depuis quand la reine négociait-elle avec ses sujets ? Ce chapitre traite des rapports entre le jacobinisme gouvernemental et le tiers-état communautaire, le public non étatique, créateur de lien social, porteur des espoirs du peuple. Hier encore pour les Nations Unies, la priorité était d’alphabétiser le tiers-monde. Or, à l’exception des pays scandinaves du continent européen, toutes les sociétés occidentales dites avancées ont au moins un tiers de leurs citoyens handicapés dans l’exercice du langage des mots et des chiffres. 1.3 million d’adultes québécois ont des problèmes de lecture. Sans cet outil,
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l’être humain ne peut survivre dans un monde de compétition, n’a pas accès à la culture de son milieu d’appartenance. Bref, il est marginalisé, exclu. Danielle Desmarais, l’anthropologue de l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal, ouvre une nouvelle voie d’intervention en conjuguant les ressources du travail social et celles des sciences de l’éducation. Elle est l’auteure du livre L’alphabétisation en question aux éditions Quebecor. Comment en serait-il autrement ? Les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) aggravent les problèmes des analphabètes à cause de l’immensité des connaissances générée par le numérique. Or, cet outil devrait être un élément de valorisation, un vecteur d’inclusion sociale. Tel ne semble pas être le cas. Une autre professeure de l’École de travail social établit les paramètres socioculturels de la fracture numérique opérant dans les sociétés contemporaines. Il s’agit de Sylvie Jochems. Elle traite d’une autre catégorie d’analphabètes, les analphanets. Nouvelle professeure pour la nouvelle réalité interculturelle, Lilyane Rachédi se trouve investie de la mission de remise en question des préjugés, des stéréotypes dont la chape de plomb pesant encore sur la recherche, l’enseignement et l’intervention en milieu pluriethnique. Individualisme, multiculturalisme, religions et communautés, conflits ethniques, construction nationale, décidément, les questions identitaires se trouvent au cœur des mutations des sociétés contemporaines. Toujours dans ce même domaine, pour soutenir la fluidité des échanges entre cultures, tout accommodement s’avère souhaitable, mais doit-il être obligatoire pour autant ? Comment respecter les droits des minorités religieuses en préservant les valeurs communes ? La notion juridique d’accommodement raisonnable a fait son apparition dans le droit canadien en 1985. Elle impose à un employeur ou à une institution d’accommoder un individu qui serait discriminé sur la base de son origine ethnique, de sa couleur, de son âge, de son sexe, d’une déficience ou de sa religion. Il s’agit d’une approche à sens unique qui ne tient pas compte des droits collectifs ni d’autres enjeux sociaux importants. Yolande Geadah (2007) n’est pas d’accord avec ce type d’approche particulièrement pour éviter l’empiètement du religieux sur l’espace public. Et pour protéger la cohésion sociale. La collection PSIS voulant avoir l’heure juste sur cet enjeu d’une importance capitale s’adresse à Anne Saris, une docteure en droit de l’Université McGill qui enseigne à l’Université du Québec à Montréal, non pour avoir un jugement de Cour mais pour une expertise juridique sur cette immense question.
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Pour clôturer cette troisième partie du volume et pour des perspectives ouvertes sur le monde, PSIS demande à Marie Lacroix de situer le travail social dans le contexte international. De son observatoire à l’École de service social de l’Université de Montréal, elle s’est bâtie au fil des ans une solide réputation comme chef de fil dans ce nouveau champ.
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E I T R A P
1 PENSÉES CONTESTATAIRES, RATIONALITÉS DIVERGENTES
C H A P I T R E
1 DE LA PRODUCTION DU SILENCE AUX INVITATIONS À L’ÉCHANGE DE SAVOIRS Le cas des pratiques en travail social1 Guylaine Racine
L’invitation à rédiger un chapitre sur le thème des savoirs pratiques2 – aussi nommés les savoirs d’action, les savoirs d’expérience3 –, je l’ai comprise comme l’occasion de partager une série de réflexions qui m’habitent depuis quelques années et qui portent sur le silence des praticiens. Non pas que les praticiens ne parlent pas, au contraire ils parlent beaucoup, à beaucoup
1. Je voudrais remercier Ricardo Zúñiga des lectures attentives qu’il a bien voulu accorder aux premières versions de ce texte. Ses commentaires m’ont été très précieux. 2. Mes intérêts de recherche et les réflexions présentées dans ce chapitre ne portent pas seulement sur les savoirs des travailleurs sociaux, je préfère donc parler tout simplement de savoirs pratiques sans spécifier un groupe particulier d’intervenants sociaux. En outre – et j’y reviendrai plus loin –, si l’expression « savoir pratique » demeure souvent associée aux intervenants, c’est peut-être parce qu’on a oublié que ces savoirs se trouvent aussi dans le coffre à outils des chercheurs. 3. On voit actuellement se multiplier les efforts pour créer des typologies des savoirs professionnels. Les notions de savoirs de référence (les connaissances scientifiques, les savoirs codifiés, homologués, etc.) et de savoirs pratiques (les savoirs acquis ou produits par une pratique) sont aussi fréquemment utilisées pour illustrer les différentes sources de savoirs mobilisées dans l’action des praticiens.
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de monde et dans des contextes variés. Leur travail est un « travail de paroles », une mise en œuvre constante de techniques de communication. Le silence auquel je réfère ici est plutôt ce « malaise » à dire sa pratique et ses savoirs – un malaise maintes fois constaté par les formateurs et les chercheurs qui tentent de mieux comprendre l’action des praticiens et de rendre compte des savoirs mobilisés dans l’action. Si faire « parler » les praticiens sur leur travail est considérée comme une des voies permettant l’accès aux savoirs d’action et aux modes de production de ces savoirs, l’accès difficile au contenu des « boîtes noires » que semblent représenter ces savoirs est aussi un défi bien documenté4. Interroger les savoirs d’action n’est donc pas une tâche facile et, devant les obstacles rencontrés, on peut se trouver à « blâmer la victime » ou à diagnostiquer une difficulté à « dire sa pratique » ou « à énoncer ses savoirs » – une difficulté que l’on cherche souvent à surmonter par la mise en place de dispositifs (entretiens d’explicitation, récits de pratique, observations d’actes de travail, entretiens de recherche, etc.) pour faire parler les « silencieux ». Sans nier les obstacles réels que comporte toute « mise en mots » des savoirs incorporés à la vie et à l’action des personnes (Boutet et Gardin, 2001 ; Vermersch, 1994), je ne crois cependant pas que le « silence » des praticiens soit seulement le résultat d’une difficulté à énoncer ses savoirs, d’une absence de « mots pour le dire » ou d’un manque de dispositifs pour « faire dire ». Je crois qu’il est un silence qu’on leur a imposé et, dans une certaine mesure, qu’ils ont appris à s’imposer. Peut-être est-il aussi le silence qui s’installe quand on a l’impression de ne pas être entendu par des interlocuteurs qui ne parlent que leur propre langue. La première partie de ce chapitre sera consacrée à un bref rappel des travaux qui ont réinscrit les savoirs pratiques comme savoirs légitimes dans le champ de l’intervention sociale. Ces travaux suggèrent que les savoirs sur lesquels se fondent les interventions professionnelles sont pluriels et le produit de différentes pratiques (celles des chercheurs, des praticiens, des gestionnaires5). Cette différence entre les savoirs n’est toutefois pas une invitation à leur hiérarchisation, pas plus qu’elle ne peut justifier la monopolisation par l’activité scientifique du champ de la production des « seuls » savoirs légitimes pour l’intervention sociale. Comme le souligne Galvani (1999, p. 8), les savoirs produits d’activités de recherche « peuvent être libérateurs par leur pouvoir d’élucidation », mais « ils ont aussi un pouvoir
4. Voir entre autres : Barbier, 1996 ; Barbier et Galatanu, 2004 ; Borzeix et Fraenkel, 2001 ; Bourassa, Serre et Ross, 1999 ; Boutet, 2001 ; Boutet et Gardin, 2001 ; Couturier et Huot, 2003 ; Galvani, 1999 ; Faïta, 1995 ; Leclerc et Bourassa, 2000 ; Racine, 2000 ; Schön, 1994, 1991 ; Soulet, 1997 ; Vermersch, 1994 ; Vermersch et Maurel, 1997. 5. Ce n’est pas le thème de ce chapitre, mais les savoirs de vie des personnes sont une autre source de connaissances à articuler aux autres types de savoirs.
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d’oppression et d’exclusion lorsqu’ils ne reconnaissent pas les savoirs d’expérience et d’action [et qu’ils] s’imposent […] comme la seule description du monde ». Ainsi, bien qu’ils soient nécessaires pour alimenter la réflexion, les savoirs scientifiques ne peuvent pas prétendre remplacer les savoirs contextualisés, produits et modifiés dans l’action directe, sensibles à des variables qu’un devis de recherche peut exclure à volonté. Dans la deuxième partie de ce chapitre, je voudrais partager un ensemble de réflexions sur ce que je comprends comme la production du silence dans la pratique du travail social. Parce que je crois que les savoirs ne peuvent s’élaborer que dans l’échange, dans le débat et, à la limite, dans la controverse, il m’apparaît central de contribuer à développer des occasions d’échanges de savoirs entre les différents acteurs de l’intervention sociale. Tout comme il est essentiel pour moi de faire en sorte que les savoirs d’un praticien et de sa collectivité proche puissent s’incorporer aux dialogues des communautés plus étendues – qu’il s’agisse de l’équipe qui travaille à l’autre étage, de l’organisme situé trois rues plus loin ou de la communauté des chercheurs. Comme chercheure engagée depuis plusieurs années dans des activités d’explicitation et d’échanges de savoirs, je suis par ailleurs régulièrement confrontée à un paradoxe – celui de la coexistence d’intelligence et de silence dans l’intervention. Bien que les praticiens soient volubiles pour défendre l’existence de leurs savoirs, ce sont surtout les chercheurs qui parlent de ces savoirs, qui les prennent comme objet d’investigation et qui initient des démarches visant à faire « émerger l’inexprimé ». Les praticiens – producteurs de ces fameux savoirs – demeurent somme toute assez silencieux sur ce qu’ils savent, et ce, même lorsque leur « parole » est sollicitée. Il me semble important de mieux comprendre ce qui contribue à ce silence et les réflexions présentées en deuxième partie de ce chapitre vont dans ce sens. Elles sont ma façon de rappeler qu’audelà des défis méthodologiques à l’explicitation des savoirs issus de la pratique, il y a d’autres obstacles qui nous empêchent « d’entendre parler » les praticiens sur leurs savoirs. Les réflexions présentées dans ce chapitre s’enracinent dans un parcours personnel et professionnel qui a débuté il y a plus de vingt ans comme intervenante dans une maison d’hébergement pour femmes sans abri. Je veux référer brièvement à cette expérience parce qu’elle se pointe régulièrement le nez quand je cherche à récupérer ce qui a contribué à définir ma pratique. J’ai eu le privilège de travailler en tout début de carrière avec une petite équipe dynamique, touchée par la situation des femmes sans abri et pour qui l’incertitude et l’inconfort ne représentaient pas un problème, mais plutôt un atout : la possibilité d’explorer, de changer, d’apprendre, d’innover, de réfléchir sur soi, sur les autres et sur l’intervention. Pour les membres de cette équipe, les moments de doute et
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d’incertitudes qui caractérisaient la pratique quotidienne étaient des occasions d’apprentissage, de création ou de réinterprétation des expériences et des savoirs acquis. Une de mes collègues de l’époque avait ainsi décrit ce qui, pour elle, faisait l’intérêt de notre travail quotidien : Quand on ne sait pas, on est obligé de chercher, on n’a pas le choix que d’inventer notre pratique… […]. L’expérience, ça se bâtit à travers les événements. Quel que soit l’événement, […], ça t’apporte du nouveau, de la vie… Dès qu’il y a du nouveau, il y a quelque chose à apprendre, tu ne peux pas juste répéter ce que tu faisais, ce qui a marché la dernière fois. La situation a un rôle à jouer dans les décisions sur le comment intervenir et elle contribue tout au long parce qu’elle change tout le temps. On peut bien vouloir y appliquer ce qu’on sait déjà, mais ce qui a fonctionné avant ne fonctionnera pas nécessairement maintenant. Alors ce qu’on sait, ce qui va marcher, c’est justement de savoir faire face à l’imprévu… (Marie, intervenante, Auberge Madeleine, extrait d’entretien, 1999).
Il y avait aussi dans cette équipe un désir de créer des liens avec des intervenants œuvrant dans d’autres contextes de pratique. Il y avait un intérêt à « se parler », à échanger avec d’autres sur l’expérience collective qui était en train de se développer par rapport à l’intervention auprès des femmes sans abri. L’expérience était vue à l’intérieur de l’équipe comme étant quelque chose toujours en révision et qui supposait une mise en commun des ressources : les expériences de chacune étaient mises à la disposition des autres – non pas comme doctrine, mais comme répertoire d’exemples, de prototypes ou comme médiatrice de l’expérience individuelle (Dubet, 1994 ; Hervik, 1994 ; Lave, 1991 ; Racine, 2000). Cette expérience collective était aussi ouverte à d’autres communautés, dont celle des chercheurs ; elle était une expérience intéressée à « être contaminée » – mais non pas dominée – par les savoirs des autres parce qu’elle était consciente de ses propres limites et des apports que les autres peuvent faire, consciente aussi que la richesse de l’expérience d’un collectif s’affaiblit lorsque cette expérience reste en vase clos et n’est pas constamment stimulée par une ouverture vers l’extérieur. De mes expériences comme intervenante dans ce lieu de pratique, je garde les fondements d’une revendication qui ne m’a pas quittée depuis : l’absence de tranquillité6, l’imprévisibilité, le bruit et les tensions – donc le monde quotidien de l’intervention – peuvent produire un terrain fertile pour la réflexion tout autant que le cloître ou l’université. Mais je garde aussi le souvenir du peu de reconnaissance accordée aux pratiques et aux savoirs de ce milieu d’intervention. La blague
6. J’ai eu l’impulsion d’aller lire la définition du mot tranquille dans mon Petit Robert : « Où règnent des conditions relativement stables ; où se manifestent un ordre et un équilibre qui ne sont affectés par aucun mouvement soudain ou radical » (Nouveau Petit Robert, 1994, p. 2290). C’est le rêve d’une certaine science ! Et le contraire de l’intervention sociale…
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racontée entre nous à l’époque – mais il semble qu’elle soit toujours d’actualité7 – était de dire que nos savoirs, tout comme les personnes que nous recevions, vivaient à la marge. Depuis cette expérience de travail, d’autres activités ont bien sûr balisé mon parcours, principalement la formation et la recherche en travail social. Mais si les activités se sont transformées, elles continuent d’être animées par une résistance à la hiérarchisation des modes de production des savoirs. La question pour moi est moins d’opposer la pratique à la théorie que de travailler à la reconnaissance et au partage des savoirs issus des pratiques des intervenants sociaux. En ce sens, l’ensemble de mes activités peut se résumer à un objectif – celui de créer des espaces de paroles. Cette injonction a toujours été celle qui orientait mes échanges et mes travaux : l’absence d’une voix, soit celle provenant de l’expérience directe d’intervention, favorise une distorsion qui ne peut qu’appauvrir l’efficacité de l’action sociale transformatrice. J’ai ainsi centré mes efforts en insistant auprès des étudiants et des praticiens8 sur l’importance d’occuper l’espace qui est à eux dans l’analyse de leur pratique et dans la construction d’une parole qui provient de leur expérience9. Dans ce chapitre, je voudrais rester fidèle à cette option.
1. DE LA CRITIQUE D’UNE DOMINATION À LA RECONNAISSANCE DE LA PLURALITÉ DES SAVOIRS Le propre de la domination est de bloquer les apprentissages en décontextualisant le savoir dont se nourrit le pouvoir et en délégitimant tous les autres (De Munck, 1999, p. 13).
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à l’analyse des pratiques dans les années 1980, le contexte qui régnait alors en travail social10 en était un où les savoirs pratiques cherchaient à être reconnus par les interlocuteurs du
7. « Clientèles marginalisées, intervenants marginalisés, savoirs marginalisés… » est le titre d’une communication présentée en mai 2004 (ACFAS) par Bruno Bourassa et Chantal Leclerc – deux chercheurs du champ de l’éducation. 8. J’utilise l’expression parce qu’elle est « consacrée » pour parler des praticiens de l’intervention, bien que je crois qu’il serait pertinent de l’utiliser pour parler du travail des chercheurs qui, eux aussi, ont une pratique. 9. Leur expérience n’étant jamais une expérience purement individuelle, mais une expérience transformée par l’expérience des autres, par les rapports avec d’autres interlocuteurs. J’ai discuté ailleurs (Racine, 2000) des limites de la figure du praticien réflexif, compris comme producteur individuel de savoirs pour suggérer plutôt une construction collective des savoirs d’action qui ne peut pas se penser à « l’abri » des dimensions institutionnelles. 10. Mais aussi dans beaucoup d’autres disciplines professionnelles.
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monde de la recherche scientifique et de la formation académique. Les praticiens savaient qu’ils détenaient des savoirs pertinents – de fait, ils faisaient beaucoup plus confiance à leurs savoirs qu’aux savoirs dits théoriques – mais ils étaient aussi très conscients du peu de légitimité accordée à leurs savoirs par les acteurs du monde de la recherche et de la formation universitaire. Pour les chercheurs, les savoirs pratiques ont longtemps représenté des savoirs « préscientifiques », « non formalisés » et, surtout, dans lesquels il fallait « mettre de l’ordre ». Pour les acteurs des institutions de formation, la reconnaissance de l’existence de savoirs pratiques s’est longtemps limitée – et continue de se limiter11 – à la création de stages pratiques où, sans qu’on sache trop comment, les étudiants doivent apprendre à greffer à leurs savoirs scolaires des savoirs pratiques. L’idée que la « la science produit la connaissance et la pratique applique cette connaissance » (Scott, 1990, p. 564) a ainsi laissé des traces profondes dans notre compréhension de ce qui oriente l’intervention sociale et l’organisation des rapports entre la recherche, la formation et la pratique. Par ailleurs, de nombreux travaux ont cherché à ébranler les fondements positivistes des sciences sociales, incluant le travail social, et à réhabiliter la pratique comme lieu d’apprentissage, de validation, de sélection et de création de nouveaux savoirs12. Ces travaux soulignent la pluralité des savoirs en jeu dans l’action sociale et l’importance de mieux comprendre l’articulation entre ces savoirs qui s’inscrivent dans des champs différents : « [le] champ théorique des savoirs formels, [le] champ socioprofessionnel des savoirs d’action, [le] champ personnel des savoirs de vie) » (Galvani, 1991, p. 1). Pour plusieurs disciplines professionnelles, un des moments importants dans ce mouvement de reconnaissance des savoirs pratiques a été la parution du livre de Donald D. Schön en 1994 – « Le praticien réflexif13 ». S’appuyant sur les travaux de Dewey, Polanyi, Lewin et Schultz, Schön a
11. On n’a qu’à regarder l’investissement de ressources mises dans le développement de plans de formation très explicites quant aux savoirs de référence à enseigner par rapport à l’intérêt démontré envers les savoirs pratiques qui continuent d’être relégués à la marge des programmes de formation universitaire. Une fois la conscience apaisée par l’établissement d’un certain nombre de jours de stage et par des modalités de supervision de stages, il semble qu’il reste peu de temps pour sérieusement s’interroger sur la nature des savoirs pratiques ou sur leurs modes de transmission, par exemple. 12. Voir, entre autres, les écrits de : Barbier et Galatanu, 2004 ; Barbier, 1996 ; Berlin, 1990 ; Bourassa et Leclerc, 2004 ; Bourassa, Serre et Ross, 1999 ; Couturier, 2003 ; Dejours, 1993 ; Deslauriers et Hurtubise, 1997 ; Goldstein, 1990 ; Imre, 1985 ; Jobert, 2001 ; Klein et Bloom, 1995 ; Kondrat, 1992 ; Perrenoud, 2003, 2002 ; Sheppard, 1998 ; Stehr, 1991 ; St-Arnaud, 1992. 13. Paru tout d’abord en anglais en 1983 sous le titre The reflective practioner : How professionals think in action.
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permis à de nombreuses disciplines de parler à nouveau des savoirs pratiques et de leur redonner un statut et une légitimité à l’extérieur du monde des praticiens pour qui – et il faut insister sur ce point – ils avaient toujours occupé une place de choix. En parallèle aux écrits de Schön, bon nombre d’auteurs14 ont travaillé le thème des savoirs pratiques et ont contribué à créer un contexte propice pour que la voix des praticiens devienne crédible – ou tout au moins d’intérêt – pour le monde de la recherche et de la formation. Pour les fins de ce chapitre, je voudrais simplement rappeler quatre postulats qui traversent l’ensemble de ces travaux15. Le premier est la conviction qui fonde ces travaux : les intervenants professionnels sont loin d’être seulement les exécutants d’une action. La part d’indétermination que comporte toute situation d’intervention, la mise en échec des savoirs antérieurs sont quelques uns des éléments qui empêchent l’application d’une règle ou d’un modèle défini a priori. Le deuxième, découlant du premier, reconnaît le rôle des praticiens dans la construction des savoirs professionnels. Dans l’intervention, les praticiens sont quotidiennement amenés à intervenir dans des situations infiniment variées et qui se présentent rarement avec un mode d’emploi. Le rapport entre le général et le particulier doit constamment être renégocié. L’intervention des praticiens est ainsi balisée, construite et articulée dans l’action, en relation très étroite avec la délimitation des possibles d’une situation d’intervention particulière. Cette réflexion « sur l’action » et « en cours d’action » entraîne la création et l’articulation de nouvelles pratiques et de nouveaux savoirs qui orientent tout autant l’inter vention que les savoirs homologués16. La connaissance est donc toujours un produit de l’expérience, ce qui ne signifie pas pour autant que toute expérience produise des savoirs. En effet, comme l’ont souligné les auteurs qui ont tenté de cerner le processus de production des connaissances pratiques,
14. La production d’écrits sur les savoirs d’action est abondante et provient de nombreuses disciplines (par exemple, anthropologie, éducation, gestion, sciences infirmières, mathématique, médecine, psychologie, service social, sociologie, etc.). Faire une recension de ces écrits n’est pas le but de ce chapitre où je me contenterai d’évoquer quelques-uns des travaux qui ont jalonné mes réflexions. 15. Les points suivants reprennent des idées déjà développées ailleurs ; voir Racine (2000) et Racine et Legault (2001). 16. Cette affirmation ne signifie pas cependant que tout savoir, que toute connaissance, produit par l’expérience est en soi un acquis positif. Pas plus que cela ne signifie que les savoirs issus des pratiques d’intervention sociale vont nécessairement être « meilleurs » que ceux produits par les pratiques de recherche ou qu’ils sont les seuls éléments qui vont orienter l’intervention. Nos actions ne peuvent pas être comprises uniquement que comme une application de nos savoirs, quelle que soit la forme de ces savoirs ou la façon dont ils ont été produits. Autrement dit, les conduites humaines ne sont pas que des applications de « ce qu’on sait ». Je peux très bien « savoir » ce qui serait souhaitable de faire, mais ne pas le faire…
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l’expérience qui produit des savoirs est une expérience en rapport actif17 avec les données, avec le terrain, avec la vie et non pas une application de procédures prédéterminées. Le troisième postulat est celui des impacts de la prédominance de la rationalité technique sur l’organisation des rapports entre la recherche et la pratique. Comme on peut s’y attendre dans un modèle de savoir professionnel hiérarchisé, la recherche est séparée de la pratique tout en lui demeurant liée par des rapports d’échange très clairement définis. Les chercheurs sont censés mettre à la disposition des praticiens les sciences fondamentales et appliquées. Ceux-ci en tireront des techniques de diagnostic et de résolution de problèmes. De leur côté, les praticiens sont censés alimenter en problèmes les chercheurs qui, eux, pourront les étudier et vérifier l’utilité de leurs résultats. Le rôle du chercheur est distinct de celui du praticien et généralement on estime qu’il est plus important. La séparation hiérarchique entre recherche et pratique se reflète aussi dans le programme officiel de l’école professionnelle. Ici, le déroulement du programme suit l’ordre dans lequel les composantes du savoir professionnel sont « mises en pratique ». La règle, c’est voir d’abord ce qu’il y a de pertinent en sciences fondamentales et en sciences appliquées, pour ensuite en étudier les possibilités d’application dans les problèmes concrets rencontrés dans la pratique (Schön, 1996, p. 203).
Enfin, le quatrième postulat – peut-être le plus provocateur – est qu’il faut inverser le rapport conventionnel entre théorie et pratique. Les praticiens œuvrent dans des « terres marécageuses où les situations sont des « chaos » techniquement insolubles » (Schön, 1996, p. 201) et où les situations ne cadrent que rarement dans les catégories théoriques existantes pour « traiter » le problème. Par conséquent, l’incertitude, la singularité, l’instabilité – trois épouvantails pour l’épistémologie positiviste de la pratique – sont à prendre en compte (Fook, Ryan et Hawkins, 2000) dans tout effort de compréhension de la pratique qui se veut critique du modèle des sciences appliquées. Si le modèle des sciences appliquées est incomplet, c’est-à-dire s’il ne peut pas expliquer la compétence pratique dans les situations « divergentes », alors tant pis pour le modèle. Recherchons donc à sa place une épistémologie de l’agir professionnel qui soit implicite
17. Autrement dit, le fait d’avoir « quinze ans d’expérience » ne garantit pas la production de connaissances pratiques… ou théoriques… Les individus – indépendamment de leur profession – ont tous la capacité de répliquer des solutions qui ont fonctionné dans le passé, sans vraiment s’interroger sur leur pertinence face à une nouvelle situation ou à un nouveau contexte.
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dans le processus artistique et intuitif et que certains praticiens font intervenir face à des situations d’incertitude, d’instabilité, de singularité et de conflits de valeurs […]. Une fois qu’on a mis de côté le modèle de sciences appliquées qui nous amène à penser que la pratique intelligente est une application du savoir théorique destiné à résoudre des problèmes pratiques, il n’y a alors rien d’étrange à se dire qu’une certaine sorte de savoir est inhérente à un agir intelligent (Schön, 1996, p. 205).
Ce bref retour sur un champ important de réflexions, visait principalement à rappeler les efforts des trente dernières années pour défendre l’idée que l’action constitue la connaissance et que la capacité à théoriser et à faire des hypothèses (« Qu’est-ce qui adviendrait si… ? ») sont des outils qu’utilisent aussi les praticiens de l’intervention sociale. Dans plusieurs disciplines, dont le travail social, le regain d’intérêt pour l’étude des savoirs d’action a mené au développement d’une vision plurielle des savoirs qui fondent l’intervention sociale (Fook, 2000 ; Raisky, 1993 ; Hartman, 1990). Les écrits sur les savoirs issus de la pratique se sont ainsi multipliés18 et les recherches sur ce thème commencent à être reconnues comme recevables auprès des organismes subventionnaires et des milieux de recherche. Sans vouloir dire que la partie « est gagnée », un des constats que nous pouvons faire est que ce champ de recherche est devenu un lieu légitime d’investissement intellectuel et professionnel pour les acteurs des milieux académiques et de recherche. Plusieurs éléments ont contribué à ce changement de perspective. La transformation progressive du rapport entre théorie et pratique constitue un des facteurs explicatifs de la revalorisation des savoirs d’action. La remise en question des modèles traditionnels de causalité dans la production de l’explication scientifique a également ouvert la porte à une meilleure articulation des différents savoirs permettant ainsi de « […] rendre compte de l’interactif, du complexe, de l’inédit » (Barbier, 1996, p. 4). En outre, le fait que les savoirs communs ou les savoirs pratiques ont longtemps été dévalués parce qu’ils étaient considérés comme des savoirs « non-réflexifs […] faisant rarement l’objet d’élaborations discursives » (Mesny, 1997, p. 9) a aussi été remis en question, entre autres dans les travaux du courant postmoderne. Les figures du scientifique ou de l’expert ne suffisent donc plus pour rendre compte des différents espaces et positions où se produisent et se diffusent les savoirs. Dans un même ordre d’idée, il semble que l’on soit en train d’assister à des formes de démocratisation des lieux de création 18. Voir, entre autres, les écrits de : Barbier et Galatanu, 2004 ; Barbier, 1996 ; Berlin, 1990 ; Bourassa et Leclerc, 2004 ; Bourassa, Serre et Ross, 1999 ; Couturier, 2003 ; Deslauriers et Hurtubise, 1997 ; Goldstein, 1990 ; Imre, 1985 ; Klein et Bloom, 1995 ; Kondrat, 1992 ; Perrenoud, 2003, 2002 ; Sheppard, 1998 ; St-Arnaud, 1992.
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de connaissances qui privilégient la production de connaissances « pratiques » et qui favorisent l’exploration ouverte plutôt que la seule vérification des savoirs consacrés (Gibbons, Limoges et Nowotny, 1994 ; Nowotny, Scott et Gibbons, 2001). Le travail de légitimation des savoirs d’action n’est donc plus – depuis un bon moment – un travail isolé, une lubie d’un petit groupe de chercheurs et de praticiens. D’une part, plusieurs chercheurs mettent en place des dispositifs de recherche et de formation qui se veulent des démarches réelles d’accompagnement au travail d’explicitation et de formulation des savoirs d’action. Ces travaux visent à étudier la production des savoirs d’action, à identifier les différentes sources de connaissances des praticiens et à mieux comprendre l’articulation des différents savoirs en jeu dans l’action sociale. On voit aussi se développer bon nombre de projets de recherche qui ont pour objet l’analyse des pratiques – d’enseignants, d’intervenants sociaux ou d’intervenants de la santé – auprès de différentes populations (personnes âgées, personnes immigrantes, jeunes de la rue, etc.), et ce, dans des contextes de pratique variés. D’autre part, plusieurs équipes de recherche organisent leurs activités – ou tout au moins une partie – autour de l’échange des savoirs en insistant sur l’importance du transfert réciproque des connaissances entre chercheurs et praticiens. Bref, des projets qui, tous, soulignent l’importance de mettre en lumière les savoirs des praticiens ou tout au moins de les considérer. On pourrait donc s’attendre à ce que les praticiens voient dans ces occasions de parler de leurs savoirs des lieux à investir. Or, c’est très peu souvent le cas. L’expression « savoirs d’expérience » est belle, noble et cible bien l’objet qu’elle veut cerner. Depuis quelque temps, il en est beaucoup question : lors de colloques, d’ateliers, de congrès, de mémoires de maîtrise, de cadres théoriques, de demandes de subvention. […]. C’est dans ces différents lieux que les savoirs d’expérience s’exercent actuellement. L’expression « savoir d’action » ne semble pas encore « descendue » jusqu’aux praticiens. Ce n’est pas grave, puisqu’ils n’ont pas besoin de convaincre quiconque de leurs savoirs expérientiels ni pour pratiquer la réflexion-dans-l’action. Il leur suffit de l’exercer, d’en échanger les fondements avec d’autres praticiens réflexifs, sortes de personnages hybrides conscients de travailler dans des chemins marginaux mais riches de stimulation (Roy, 2001, p. 85).
Les propos de Roy nous rappellent, encore aujourd’hui, que les savoirs d’action « passent rarement la porte » des pratiques qui les ont produits, sauf pour des échanges avec quelques collègues – praticiens réflexifs sûrement – mais dont le travail d’analyse de leur action et d’élaboration de leurs savoirs continue de s’inscrire dans la marginalité.
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2. RÉFLÉCHIR AU SILENCE DES PRATICIENS Je fais partie de ces chercheurs qui ont décidé de s’investir dans le champ d’investigation que représente l’analyse des savoirs d’action des intervenants sociaux. Ma pratique s’inscrit également dans un contexte où les thèmes du partenariat et de l’échange des savoirs traversent les pratiques d’intervention et de recherche. Je passe ainsi beaucoup de temps à travailler de concert avec les praticiens pour élaborer des dispositifs permettant l’accès à leurs savoirs. Cependant, je suis souvent confrontée au fait que les praticiens répondent avec plus ou moins d’enthousiasme aux invitations à l’échange des savoirs qui leur sont proposées à travers des partenariats avec le monde de la recherche. Je suis également interpellée par ce qui m’apparaît parfois comme une « résistance » des praticiens à s’engager dans un travail de repérage de leurs savoirs expérientiels, dans des activités d’élaboration de leurs savoirs d’action. De fait, malgré les avancées vers la reconnaissance des savoirs pratiques et expérientiels, ce sont rarement les praticiens – à part quelques exceptions – qui vont initier des activités visant l’élucidation de leurs savoirs. Comment comprendre ce qui, à première vue, pourrait être interprété comme une absence d’intérêt à s’impliquer dans des entreprises visant la reconnaissance de leurs savoirs ? Comment comprendre – audelà des difficultés réelles à « mettre en mots l’implicite » (Vermersch, 1998, p. 1) – le « malaise » des praticiens à énoncer leurs savoirs, à parler de leurs pratiques ? Il y a évidemment plus d’une réponse à ces questions. Dans les pages qui suivent, je souhaite cependant proposer quelques pistes de réflexion qui représentent ma lecture – avec ce qu’elle a d’incomplet, de partiel et de partial – de ce qui contribue au « silence » des praticiens. Ce silence, je le comprends comme celui de ceux qui ont appris à se taire, comme le silence des gens bâillonnés. Le choix d’une image aussi forte est intentionnel : les gens bâillonnés ne sont pas nécessairement muets et on peut imaginer qu’ils se débattent pour dire quelque chose à travers leur bâillon. Mais quand le bâillon est composé de plusieurs épaisseurs de tissu, on peut en venir à croire que les efforts pour être entendu sont vains. La hiérarchisation des modes de production des connaissances, la représentation de la pratique qui continue de cantonner les praticiens dans un rôle d’exécutant, les structures infantilisantes de gestion et de contrôle administratif et les expériences de partenariats fictifs entre chercheurs et praticiens sont des réalités encore trop présentes dans le monde de l’intervention sociale pour que les praticiens acceptent sans méfiance les invitations à parler de leurs savoirs. Ces réalités sont pour moi de solides bâillons qui limitent la prise de parole des praticiens et qui contribuent aux difficultés qu’ont les praticiens à être reconnus – et à parfois aussi à se concevoir – comme des producteurs légitimes de connaissances.
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2.1. POURQUOI SI TARD ? Je voudrais commencer mes réflexions en confrontant un fait curieux : l’intérêt des chercheurs pour les savoirs des praticiens arrivent bien tardivement dans les disciplines professionnelles. Pourquoi si tard, alors que les praticiens ont toujours invoqué l’expérience, l’intuition, la créativité et la capacité de saisir le singulier pour résister à des définitions qui réduisaient leur intervention à une simple mise en œuvre de techniques et de savoirs théoriques préalablement acquis ? Pourquoi si tard alors qu’on sait déjà depuis un bon moment que l’apprentissage est d’abord un changement adaptatif face à des problèmes de vie et que le processus d’apprentissage ne se produit pas en vase clos ? L’histoire de la psychologie de l’apprentissage a déjà un siècle, durant lequel l’attention des chercheurs, d’abord centrée sur l’étude des souris en cage, s’est progressivement déplacée vers des études réalisées dans des contextes de vie. Et on se rend alors compte que beaucoup d’espèces apprennent des autres, par un apprentissage qui est social, qui est vicariant – parce qu’on apprend en observant les autres, en constatant les coûts et les bénéfices de leurs explorations. Il n’y aurait plus beaucoup de rongeurs dans le groupe si chacun devait apprendre « de sa propre expérience » pourquoi les oiseaux de proie sont si intéressés à s’approcher eux. Ainsi, l’expérience des autres, une fois observée, produit un apprentissage qui peut bénéficier à l’ensemble du groupe. Cette brève parenthèse – qui n’est pas un modèle d’érudition – voulait tout simplement rappeler que l’on sait depuis longtemps que nos savoirs sont des savoirs sociaux et expérientiels, des savoirs théoriques – mais aussi pratiques. Tout comme on sait que les universités ne sont pas que des monastères consacrés à la réflexion détachée du monde, mais qu’elles sont aussi des lieux où l’on forme des professionnels. Mais si on savait tout cela, pourquoi cela a-t-il pris si longtemps avant que les savoirs pratiques retrouvent leurs lettres de noblesse ? Il est utile de revenir à Dewey pour rappeler un biais historique qui a défini nos choix et priorités intellectuelles depuis des décennies : l’histoire de la déconnexion du travail et de la pensée. After a distinctively intellectual class had arisen, a class having leisure and in a large degree protected against the more serious perils which afflict the mass of humanity, its members proceeded to glorify their own office. Since no amount of pains and care in action can ensure complete certainty, certainty in knowledge was worshipped as a substitute. In minor matters, those that are relatively technical, professional, « utilitarian », men continued to resort improving their methods of operation in order to be surer of results. But in affairs of momentous value the requisite knowledge is hard to come by and the bettering of methods is a slow process to be realized only by the cooperative endeavor of many persons. The arts to be formed and developed
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are social arts ; an individual by himself can do little to regulate the conditions which will render important values more secure, though with shrewdness and special knowledge he can do much to further his own peculiar aimsgiven a fair share of luck. So because of impatience and because, as Aristotle was given to pointing out, an individual is self-sufficient in that kind of thinking which involves no action, the ideal of a cognitive certainty and truth having no connection with practice, and prized because of its lack of connection, developed. The doctrine worked out practically so as to strengthen dependence upon authority and dogma in the things of highest value, while increase of specialized knowledge was relied upon in everyday, especially economic, affairs. Just as belief that a magical ceremony will regulate the growth of seeds to full harvest stifles the tendency to investigate natural causes of their workings, so acceptance of dogmatic rules as bases of conduct in education, morals and social matters, lessens the impetus to find out about the conditions which are involved in forming intelligent plans (Dewey, 1977, p. 382) (Caractères gras ajoutés).
Mendel (1998) a lui aussi souligné les incidences d’une histoire de la philosophie qui est aussi l’histoire de la justification d’un ordre social : « les praticiens du réel n’existent guère dans les discours des « travailleurs du concept » (Althusser) ou de la théorie ; ils « vont au charbon » – l’expression est à prendre dans son sens littéral –, ils fournissent le combustible qui alimentera la machinerie intellectuelle des patriciens » (p. 13). La séparation de l’activité transformatrice et de l’idée qui l’a inspirée nous a ainsi légué une division du travail inégale entre « ceux qui pensent l’action » et « ceux qui la produisent ». Ce sur quoi je veux insister ici – comme beaucoup d’autres avant moi – ce sont les ancrages historiques de la division sociale du travail d’intelligibilité, une division qui marque toujours les rapports entre les chercheurs et les praticiens, même à notre époque où les professions de foi dans les rapports renouvelés et les partenariats sont de tous les discours. Les savoirs d’action ont payé le prix de cette division, et ils ont pendant longtemps été relégués aux oubliettes par des disciplines professionnelles plus préoccupées par leur statut social – très lié à la « scientifisation » de leur discipline – que par la revendication d’une pluralité des modes de production de connaissances. Évoquer, aujourd’hui encore, la question des rapports hiérarchiques entre la recherche et la pratique permet de rappeler que le praticien silencieux ne l’est pas seulement parce qu’il a de la difficulté à énoncer ses savoirs ; son silence s’inscrit dans une longue histoire de domination qui permet que perdure encore aujourd’hui l’idée qu’il y a des savoirs plus légitimes que d’autres et, surtout, qui peut rendre suspecte aux yeux des praticiens les invitations à l’échange de savoirs qui ne s’attardent pas aux rapports de pouvoir.
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Le rapport de réciprocité des savoirs – tant recherché dans les discours sur l’échange des savoirs – implique une réciprocité de reconnaissance entre des acteurs qui sont porteurs de différents savoirs. En ce sens, les chercheurs qui s’allient aux praticiens ont un travail à faire pour ne pas nier les racines historiques qui ont permis de prétendre à la supériorité de leurs savoirs et de marginaliser les autres. Il ne s’agit pas ici de rejeter les savoirs des uns au profit des savoirs des autres – on ne ferait qu’inverser la domination –, mais de rendre possible une dynamique de questionnements et d’apprentissages réciproques sur les savoirs de chaque protagoniste. Ce questionnement pourrait aussi inclure une question rarement posée dans le cadre des activités d’échanges de savoirs, soit celle du « qu’avons-nous appris ? » sur nos identités professionnelles respectives de praticiens et de chercheurs. Une réflexion sur cette question pourrait permettre de déconstruire certains de nos apprentissages. Lorsque je me surprends à rêver, il m’arrive ainsi d’imaginer une activité d’échange de savoirs qui débuterait par une réflexion sur nos façons de nommer le travail respectif des intervenants et des chercheurs. Comme première question pour lancer les échanges nous pourrions nous demander pourquoi le mot « pratique » sert surtout à nommer le travail des intervenants. Est-ce que la recherche ne constitue pas une modalité de l’action humaine ? N’est-elle pas aussi une « pratique » ? Bruno Latour, dans un très beau texte intitulé « Sur la pratique des théoriciens19 », insiste sur la nécessité de « reformater » « le mot pratique de façon à ce qu’il ne serve plus de pendant de cheminée au mot théorique » (1996, p. 132). Pour Latour, on « pense de façon aussi incorporée, tacite, matérielle, locale, discutée, tâtonnante, collective dans le bureau à air conditionné que dans l’atelier surchauffé » (1996, p. 138) et la théorie est, elle aussi, le produit d’une pratique. Nous avons toujours affaire à des pratiques – des corps habiles, des lieux équipés, des documents inscrits, des hiérarchies établies – et nous pourrons différencier ces pratiques par les produits qu’elles engendrent : pièce d’acier, réflexe conditionné, théorie mathématique, meeting, inculpation. Cela nous permet, sans coup férir, de redéfinir le mot théorie. Ce terme, ne désigne aucunement un procès mais seulement un produit. Bien que la confusion soit toujours faite – depuis Platon au moins et pour des raisons politiques –, cela ne la rend pas mois calamiteuse. On ne produit pas plus une théorie de façon théorique, qu’on ne produit une pièce d’acier de façon « acière », un réflexe conditionné de façon pavlovienne, un meeting politique de façon militante ou une inculpation de façon « inculpante ». On peut même prendre comme règle de méthode qu’il
19. Voir aussi Latour (1996, p. 133-135) pour sa critique de la distinction entre savoirs pratiques et savoirs théoriques.
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n’y aura rien de théorique dans la production d’une théorie, puisqu’il faut justement une pratique comme pour toutes les activités : des corps habiles, des collègues, des inscriptions, des lieux instrumentés, etc. On a honte de rappeler ces évidences mais il semble qu’on les oublie toujours en pensant que seuls les scientifiques n’auraient pas de pratique (Latour, 1996, p. 133).
On pourrait aussi poursuivre l’activité de réflexion entre les chercheurs et les praticiens en inversant, pour un court instant, leurs rôles et en demandant aux intervenants d’interviewer les chercheurs sur leurs savoirs ? Comment en arrivent-ils à produire les résultats de recherche présentés dans leurs articles et communications ? Est-ce que les chercheurs rencontrent des obstacles dans leur itinéraire méthodologique ? Peuvent-ils retracer cet itinéraire pas à pas ? Peut-être verrions-nous poindre alors, à travers les échanges autour de ces questions, des pistes indiquant que tant les chercheurs que les praticiens sont aux prises quotidiennement avec ce que Schön a nommé « les effets imprévus [de l’action qui] indiquent la réaction du « terrain » (1994, p. 172). Et que ni l’un ni l’autre ne peuvent échapper à l’obligation de « prendre acte » de la dimension d’une réalité étrangère à son moi et qui résiste très déplaisamment à ses désirs, à ces concepts, à ses théories, à ses projets » (Mendel, 1998, p. 14). Nous verrions peut-être aussi que chercheurs et praticiens sont confrontés dans leur travail à l’incertitude, à la distance entre « ce qu’on fait en théorie » et « ce qui se passe en pratique ». Enfin, nous pourrions terminer cette activité commune de réflexion en demandant aux chercheurs si les savoirs qui orientent leurs décisions méthodologiques sont toujours les savoirs qu’ils ont acquis lors de leur formation universitaire – des savoirs qu’ils ne font qu’appliquer. Encore une fois, les échanges nous permettraient peut-être de constater que les chercheurs, tout comme les praticiens, apprennent en affrontant des problèmes qu’ils rencontrent au cours d’activités qui mobilisent leur intérêt. Et que tant les chercheurs que les praticiens utilisent la pensée comme un outil qui leur sert à résoudre les problèmes de leur expérience vécue. Ceci nous amènerait sûrement à vouloir étudier les savoirs d’action des chercheurs. Est-ce que ces derniers – qui sont, après tout, des experts de la « mise en mots » de l’expérience – arriveraient facilement à expliciter le processus de construction de leur savoir ? Trouveraient-ils facile d’énoncer, sur commande, leurs savoirs pratiques ? Je crois qu’une telle activité de réflexion permettrait aux deux groupes d’interlocuteurs d’ébranler des constructions tronquées de leur travail. L’idée que le chercheur possède « l’intelligence abstraite – élevée au rang d’idéal » alors que le praticien carbure « à l’intelligence concrète, pratique, dégradée au rang de débrouillardise espiègle » (Zúñiga, 2004, p. 1) est une forme d’opposition particulièrement tenace et, surtout,
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comme le souligne Zúñiga, pernicieuse. Elle fait partie de ces constructions qui favorisent une séparation étanche entre les groupes producteurs de savoirs, qui seraient la communauté scientifique et les chercheurs, et ceux chargés de traduire et d’adapter ces savoirs dans une pratique sociale, soit les praticiens. Comme le suggère Zuniga (2004, p. 1), réfléchir ensemble aux ancrages historiques de cette opposition pourrait nous permettre de réaliser que : Les deux formes d’intelligence coexistent dans toutes les activités humaines transformatrices et dans toutes les formes de travail. Le défi est celui de reconnaître deux métiers, les chercheurs et les intervenants, chacun avec leurs propres exigences de qualification et de performance, mais qui doivent, tous les deux, utiliser les deux formes d’intelligence – pour travailler ensemble et dans le même chantier (Caractères gras de l’auteur).
Mais les activités d’échanges de savoirs continuent encore trop souvent de s’organiser, explicitement ou subtilement, autour de l’idée qu’il y a une façon de penser qui produit de « meilleurs » savoirs (plus fiables, plus objectifs, plus respectables), tout comme il y des modalités supérieures à d’autres pour communiquer, pour partager les savoirs. Dans un tel contexte, ce qui est proposé aux praticiens n’est pas une rencontre avec des interlocuteurs qui croient qu’ils pourraient apprendre – au sens fort du terme qui implique une transformation de celui qui apprend – quelque chose en s’intéressant aux façons de penser des praticiens ou à leurs façons de communiquer leurs expériences et leurs savoirs. Il s’agit plutôt d’une rencontre visant à imposer, même quand l’imposition se veut sympathique ou « adaptée », les façons de penser et de communiquer des chercheurs. Et les praticiens ne sont pas dupes. Pour ce qui est des transferts de savoirs, il est bien difficile que cela se fasse dans les deux sens, d’autant plus que ce sont deux logiques [celle de la recherche et celle de la pratique] qui cohabitent et que l’une considère l’autre comme étant un objet d’étude (Roy, 2001, p. 85).
2.2. DES APPRENTISSAGES DIFFICILES À DÉFAIRE Je voudrais poursuivre mes réflexions en relatant trois anecdotes. La première m’a été rapportée par un chercheur œuvrant dans une équipe de recherche affiliée à un hôpital et qui a travaillé durant quelques mois – au rythme d’une rencontre par semaine – avec un groupe de praticiens qui voulaient documenter leurs expériences d’intervention auprès de familles ayant un enfant hospitalisé en psychiatrie. À travers des récits de pratique constitués à partir de l’expérience du groupe, ces praticiens ont ainsi amassé
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un corpus assez imposant de données. Ce matériel a même été organisé pour en faire un « recueil de pratiques » dans le but de le diffuser à d’autres équipes de pédopsychiatrie. Mon collègue raconte par ailleurs avoir été très surpris quand les praticiens lui ont dit : « C’est intéressant ce qu’on a fait, mais peux-tu nous dire quand la vraie recherche va commencer ? » La deuxième anecdote m’a été racontée par une collègue intervenante dans un centre de réadaptation. L’équipe de praticiens dont elle fait partie a initié une réflexion sur l’analyse de leurs interventions. Les membres de l’équipe ont développé un projet d’atelier où chaque membre de l’équipe présentait à tour de rôle ses réflexions sur une expérience d’intervention qui lui avait posé un défi. Les échanges durant ces ateliers étaient enregistrés puis transcrits par un membre de l’équipe pour être de nouveau discutés en groupe lors de rencontres subséquentes. Ce travail, ces praticiens l’ont réalisé en surplus de leurs autres tâches habituelles. À un moment donné, ils ont jugé bon de demander à leur supérieur hiérarchique de diminuer un peu la tâche de deux des membres de l’équipe afin qu’ils puissent prendre quelques jours pour rédiger une synthèse des réflexions issues des ateliers. L’équipe a reçu la réponse suivante : « Mais il y a déjà quelqu’un dans l’équipe de recherche du Centre qui peut faire cela. Et si vous avez des questions sur vos interventions, on peut lui demander de les formuler pour en faire un projet de recherche. Ça fait partie de notre mandat d’établissement de faire du partenariat ». La dernière anecdote concerne deux demandes que j’ai reçues il y a quelques temps. La première venait d’un groupe de praticiens qui me demandait d’assister à leurs rencontres d’équipe sur une base régulière parce que, me disaient-ils, « si t’es présente, nos supérieurs vont accepter qu’on prenne régulièrement ce temps pour réfléchir à nos interventions plutôt que de le prendre pour des discussions administratives ». La deuxième demande m’a été faite par un chef de programme qui voulait former les nouveaux praticiens de son équipe et qui souhaitait que j’organise une activité où les praticiens plus expérimentés pourraient transférer leurs savoirs pratiques aux praticiens débutants. L’idée de favoriser l’échange de savoirs entre les deux groupes de praticiens était noble en soi, mais en décortiquant un peu la demande j’ai réalisé que cet échange de savoirs était compris par le chef de service comme un échange unidirectionnel – les anciens vers les nouveaux – ayant pour visée de rendre les nouveaux praticiens le plus productifs le plus rapidement possible : « tu sais, si les plus expérimentés passent leurs trucs du métier aux plus jeunes, ils sauront plus vite quelles sont les normes ici et on pourra leur donner plus de dossiers ». Lorsque j’ai approché quelques praticiens expérimentés pour évaluer leur intérêt, je me suis trouvée devant un groupe qui semblait assez réticent à participer à une telle activité. D’une part, ces praticiens ne souhaitaient
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pas « partager des pratiques » qui, comme l’un d’eux le disait, « s’éloignaient pas mal du mandat donné à l’équipe ». D’autre part, leur lecture de la demande formulée par leur supérieur leur indiquait – à juste titre – que la préoccupation à la base de cette demande était surtout une recherche d’efficacité. Qu’est-ce que ces trois anecdotes illustrent pour moi ? J’y vois tout d’abord les traces d’une conception de la pratique qui fait des praticiens des techniciens de l’action, suffisamment intelligents pour exécuter les tâches prescrites, mais à qui on ne peut pas tout à fait faire confiance pour effectuer l’analyse de leur travail. Le travail d’intelligibilité de l’action est ainsi compris comme étant « hors de portée » des capacités des intervenants qui, bien sûr, peuvent y participer, mais en autant qu’ils soient encadrés par des chercheurs. J’y vois aussi des modèles de gestion qui « déprofessionnalisent » le travail des intervenants et qui font d’eux les exécutants d’une action programmée par d’autres. Ces modèles de gestion reproduisent ainsi une conception de la pratique professionnelle qui n’inclut pas dans les tâches des praticiens les activités de conceptualisation, de recherche et de diffusion de leurs pratiques. Malheureusement, cette conception est parfois partagée par les praticiens eux-mêmes qui sont aussi porteurs d’une vision de la pratique qui fait d’eux les « spécialistes » de l’action alors que ce sont les autres qui « ont le temps de penser l’action et d’en parler ». Et cette vision de la pratique continue d’être perpétuée dans le monde de la formation professionnelle, avec comme résultat de reproduire des cohortes de finissants convaincus que la « vraie » pratique c’est l’action directe et que « penser l’action » est un luxe réservé à quelques praticiens « surdoués » ou marginaux. Cette image a des coûts : si les praticiens n’ont pas le temps de réfléchir à leur pratique, d’autres vont se charger de faire cette réflexion, de la diffuser et de l’imposer comme orientation aux pratiques. Les modèles de gestion infantilisants peuvent aussi contribuer au silence des praticiens par la mise en place de structures de contrôle administratif qui créent trop souvent un climat de peur où il vaut mieux cacher les pratiques réelles, les garder pour soi par crainte de « se faire juger, rabrouer ». Les intervenants apprennent ainsi à « cacher » leurs pratiques réelles aux yeux des autres (gestionnaires, chercheurs, bailleurs de fonds et, parfois même, collègues de travail) dont les questions ou les invitations à parler de leur travail sont perçues comme une menace à une pratique qui donne de bons résultats, mais qui n’est pas toujours conforme à la pratique « prescrite », à l’orientation du programme, au mandat de l’organisme, etc.. La défense de la marge de manœuvre nécessaire à toute action intelligente se fait par le repli sur soi, par le recours à des stratégies
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d’intervention qui peuvent être efficaces, mais qu’on préfère garder dans la clandestinité ou ne partager que dans des contextes perçus comme étant plus favorables au dévoilement. L’anecdote relatant les réticences des praticiens expérimentés « invités » à transmettre leurs savoirs illustre bien comment les enjeux que présente chaque situation de communication ont une incidence sur la capacité – et le désir – des praticiens à dire leur pratique, à être « moins silencieux20 ». L’échange de pratiques et de savoirs – source d’apprentissages professionnels – perd sa visée de réflexion sur la pratique lorsqu’il se trouve réduit par des préoccupations gestionnaires à un moyen de diffusion rapide de « bonnes pratiques » (au sens le plus pauvre du terme). La méfiance des praticiens devant ces échanges « imposés » de savoirs est une réponse tout à fait appropriée quand on regarde les finalités visées par de telles activités. Il ne s’agit pas ici de créer des espaces de dialogue sur la pratique, de favoriser une réflexion collective où l’expérience de tous est mise au travail, mais plutôt de « former » du personnel par le biais d’une activité qui – malgré sa nouvelle appellation – demeure inscrite dans une conception de la formation comprise comme transmission de connaissances entre ceux qui savent (et qui plus est dans ce cas « le savent d’expérience ») et ceux qu’on doit former, « ceux qui ne savent pas ». Ces anecdotes m’amènent aussi à me questionner sur les effets de l’intégration d’équipes de recherche dans les milieux de pratique. Comment les chercheurs, les praticiens et les gestionnaires comprennent-ils le rôle de ces équipes et des partenariats qu’on souhaite instaurer ? Idéalement, ces partenariats visent un enrichissement mutuel des pratiques de chacun, une mise en commun des savoirs, des échanges et des apprentissages bidirectionnels et le développement de procédures coopératives de recherche où la voix des différents protagonistes puisse se faire entendre. Mais quand on me demande – en tant que chercheur – de cautionner le travail de réflexion des praticiens par ma présence à leurs réunions d’équipe, n’eston pas en train de dire ou d’accepter que seule la recherche – ou ses représentants – peuvent transformer les réflexions des praticiens en des savoirs valides ? Que toute question sur la pratique doit nécessairement être transformée en question de recherche subventionnée pour obtenir la légitimité qui va permettre qu’on donne aux praticiens qui se la posent la
20. Couturier et Huot (2003, p. 109) ont d’ailleurs bien développé ce point : « En développant l’argumentation avancée par Ion et Tricart (1984), il serait possible de voir cet écart [entre le « dit » et le « fait »] comme le résultat de la mise en action d’une stratégie des intervenants et des intervenantes (Crozier et Friedberg, 1981) qui refuseraient de dévoiler à l’extérieur d’un cercle fermé trop d’informations sur la vraie nature de leurs activités. »
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possibilité d’obtenir du temps pour penser ? Que le travail d’intelligibilité de l’action est « l’acte réservé » de certains groupes sociaux au détriment d’autres groupes ? Enfin, ces anecdotes me rappellent l’existence d’expériences de partenariat qui contribuent à encourager le silence des praticiens. Des partenariats où les milieux de pratique sont vus comme des « fournisseurs des ressources » (connaissances, représentants du milieu, « trucs », informations, etc.) pour la réalisation du projet de recherche. Le partenariat apparaît ainsi comme une forme de « branchement au monde de la pratique », un monde qui est sollicité par les chercheurs qui demeurent les seuls juges de « leurs besoins » en termes de ressources – entendre les praticiens partenaires – que le milieu de pratique « va leur envoyer » pour participer à la recherche. Dans de telles expériences, la recherche n’est pas là pour s’incorporer à un monde : elle est là pour instaurer une domination, un « mieux être » imposé. Ce qui donne souvent des partenariats où – au pire – les intervenants sont considérés comme ceux qui doivent « être alimentés de connaissances » pour qu’ils « améliorent » leurs interventions ; et où – au mieux – les intervenants sont considérés comme les « antennes » de « ceux qui pensent », des antennes dont un des rôles est de « fournir » des questions aux équipes de recherche. Ces questions qui, par ailleurs, devront être transformées par les chercheurs et qui ne seront étudiées que si l’on obtient la subvention pour le faire. De telles expériences de partenariat ne sont en fait que des formes de « transferts de savoirs » unidirectionnels – vers les milieux de pratique – malgré les discours et les bonnes intentions. On se retrouve devant des modèles naïfs de partenariat qui nient leurs propres limites en se donnant l’illusion « de faire de la recherche proche du terrain » parce que les praticiens ont pu commenter la méthodologie du projet (cependant élaborée par ceux qui détiennent l’expertise pour le faire) et qu’ils pourront aussi participer à l’analyse des données en faisant partie du comité aviseur de la recherche, celui qu’on avise tous les deux ou trois mois des progrès et du déroulement des travaux. Il est ainsi rare que les résultats de ces partenariats soient l’aboutissement d’une réflexion commune des acteurs des milieux de pratique et des chercheurs. Dans ce contexte, l’intérêt mitigé des praticiens à s’impliquer dans les expériences de partenariat est peut-être la conséquence de leur lecture du champ qui leur confirme que leurs pratiques n’ont d’intérêt pour les chercheurs que pour leur fournir une autre base de données, à traduire et à interpréter.
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2.3. LA RECHERCHE SUR LES SAVOIRS D’ACTION : ÉVITER DE PRODUIRE ENCORE PLUS DE SILENCE Comme toute entreprise visant l’appropriation de pouvoir, les efforts de mise en mots des savoirs d’action peuvent aussi produire le silence chez ceux dont on cherche à entendre la voix. J’aimerais ici présenter quelques réflexions liées plus particulièrement au travail d’élucidation des savoirs d’action. Pour les chercheurs engagés dans ce travail, les savoirs d’action représentent un vivier de connaissances à explorer et à expliciter afin qu’ils puissent (re)trouver une place légitime dans le corpus de connaissances sur l’intervention sociale, être mis en dialogue avec d’autres formes de savoirs, devenir objets de délibérations. Mais l’accès aux savoirs d’action – comme on l’a mentionné – n’est pas chose facile : Une des difficultés […] tient à ce que seuls les savoirs théoriques déjà construits par le fruit d’un long travail sont déjà prêts à être formulés (c’est d’ailleurs leur caractéristique fondamentale). Les savoirs d’action et les savoirs d’expérience ont comme caractéristique d’être incorporés à la vie des personnes qui les portent. L’expérience et l’action doivent être réfléchies individuellement et collectivement, selon des modalités qui leur conviennent, pour que puissent se construire et s’exprimer les savoirs dont elles sont porteuses. Sans ce travail, l’expérience et l’action ne sont pas reconnues comme d’authentiques sources de connaissances (Galvani, 1999, p. 4) (Caractères gras ajoutés).
Devant le malaise des praticiens à mettre en mots leurs savoirs les chercheurs mettent en place des dispositifs visant l’explicitation, la verbalisation des savoirs d’action. Il y a certainement place à créer de tels outils qui peuvent signifier, pour les praticiens, des moyens de communiquer les savoirs incorporés à leurs pratiques, des savoirs qui ont comme caractéristiques d’être implicites – avec le risque conséquent de ne pas être reconnus comme savoirs légitimes. Mais en qualité de chercheurs, il est essentiel de nous attarder aux effets pervers que peut produire notre intention de faire « émerger » les savoirs d’action. Le désir de vouloir transformer les savoirs d’action en connaissances « intelligibles » pour le monde de la recherche comporte le risque de devenir complices d’une conception où toute réflexion sur la pratique devrait prendre la forme d’une recherche, menée par et destinée à la communauté scientifique. Le présupposé ici serait-il que seuls les chercheurs possèdent les « outils qu’il faut » pour réfléchir ou pour amener les praticiens à « prendre conscience » des savoirs qu’ils « ignorent posséder » ? Dans un même registre, l’idée que les praticiens doivent apprendre à intégrer les moyens d’expression et les outils méthodologiques des chercheurs pour pouvoir « dire » leurs savoirs, les diffuser, les partager est fortement
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ancrée dans nos pratiques de chercheurs. Le désir de vouloir incorporer les savoirs d’action au corpus de connaissances académiques peut nous amener à prendre le langage et la logique des connaissances académiques comme modèle et à imposer une forme de diffusion et de communication des savoirs qui se limite aux formes de diffusion des connaissances habituellement reconnues dans le monde académique. On risque ainsi d’imposer aux praticiens une démarche de production de connaissances, plutôt que de chercher à comprendre comment ils produisent leurs savoirs et quels sont les modes de partage de connaissances qu’ils privilégient. Si c’était le cas, serions-nous alors fidèles aux raisons qui, au départ, ont dynamisé le champ de l’étude des savoirs d’action, soit justement de chercher à créer des espaces pour les voix oubliées – en leur permettant de parler dans « leur langue » qui n’est pas « préscientifique » mais « pratique » ? Autrement dit, est-ce que le développement du champ de recherche sur les savoirs pratiques est porteur d’une contribution critique, transformatrice ou représente-t-il une académisation, une cooptation du champ qui fait des savoirs pratiques un autre sujet de recherche, disponible aux mêmes chercheurs, avec les mêmes méthodes ? Il ne s’agit pas pour moi de prôner l’exclusion des voix du monde de la recherche sous prétexte que d’autres ont moins eu l’occasion de s’exprimer. Ce que je souhaite souligner ici c’est qu’il faut éviter de consolider une structure où les chercheurs deviendraient les seuls acteurs aptes à étudier les savoirs d’action des praticiens et à en parler. Comme le souligne Roy (2001, p. 85), dans le contexte actuel ce sont surtout les chercheurs qui « ont le plus de temps à consacrer aux savoirs expérientiels » des praticiens, qui ont « plus d’opportunités pour en explorer les contours, plus de lieux pour en démontrer les processus, plus d’occasions pour en parler, plus de canaux d’expression pour en décrire les subtilités ». Les savoirs des praticiens risquent de demeurer sous tutelle, de continuer à être marginalisés et silencieux si l’on ne fait pas l’effort d’imaginer et de faire cohabiter des façons différentes de « dire les savoirs » et de les diffuser (Zúñiga, 2003). Ce sont les rapports de force entre groupes sociaux qui ont permis à certains de dicter les façons « comme il faut » de communiquer l’expérience, de la partager et de diffuser les savoirs qui en sont issus. Ce sont aussi à l’intérieur de ces rapports que se construit le silence des praticiens quand ils ont l’impression de ne pas être entendus. Ce silence qui est une stratégie intelligente face au sentiment d’être dépossédé de son expérience ou face à une entreprise de normalisation de ce qui constitue les façons correctes – entendre ici les normes de communication académique – de partager et de diffuser le savoir. Il ne s’agit pas de renoncer – comme chercheur – à mettre en place des démarches d’accompagnement à l’élaboration des savoirs d’action, mais plutôt de
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concevoir ces démarches de façon à ce qu’elles ne deviennent pas une raison de plus pour montrer que les praticiens ne savent pas comment « dire » leurs savoirs.
CONCLUSION : UNE INVITATION À POURSUIVRE LA CONSTRUCTION DE RÉCIPROCITÉS Il est souvent de mise de conclure un texte comme celui-ci – où on a beaucoup critiqué – par des souhaits de voir les choses se transformer, surtout quand on parle d’inégalités sociales et de rapports de pouvoir. Alors je souhaite vivement que l’on arrive un jour à établir une relation de réciprocité entre les différentes formes de savoirs. Mais en attendant ce jour, le silence des praticiens continue à me préoccuper et je crois qu’il nous incombe – praticiens et chercheurs – d’arriver à créer l’espace pour que la voix des praticiens puisse articuler son expérience. Un premier pas pour travailler ensemble à l’élucidation des savoirs des praticiens est de comprendre les différentes sources de leur silence, un pas auquel j’ai voulu contribuer dans ce chapitre. Un autre pas est de reconnaître et de nommer les différences réelles de pouvoir entre chercheurs et praticiens si l’on souhaite tenter de les surmonter. Malgré les discours sur les transformations des rapports entre la recherche et la pratique, la hiérarchisation des modes de production des connaissances a une histoire beaucoup trop longue pour qu’on puisse l’effacer seulement par de bonnes intentions ou par la mise en place de dispositifs pour faciliter la « mise en mots » des savoirs des praticiens. Un troisième pas est de développer des logiques de recherche qui visent à (re)tisser des rapports sociaux où l’autre est reconnu comme sujet de savoir (Law, 2006) et non pas comme étant seulement une « source de données » ; de développer des méthodologies plus flexibles, plus humaines et qui n’excluent pas – volontairement ou involontairement – le travail intellectuel des personnes qui ont produit les savoirs dont on veut rendre compte. Des méthodes, donc, qui cherchent vraiment à mettre en lumière la contribution des praticiens et qui ne se limitent pas à traduire académiquement leur expérience pour en faire un objet respectable. Enfin, un quatrième pas serait de tenter de développer une meilleure conscience des attentes des praticiens qui désirent s’investir dans des activités d’échange de savoirs ou de réflexion sur leurs savoirs. Que demandentils aux chercheurs ? Est-ce qu’il s’attendent à ce que le chercheur fasse émerger des savoirs dont eux-mêmes n’avaient pas conscience ? Est-ce qu’ils voient dans le chercheur un être dont la lucidité est tellement supérieure à la leur qu’il arrivera à expliciter des savoirs qu’eux n’arrivent qu’à balbutier ? Le chercheur idéal serait, ainsi, le découvreur de mondes inconnus,
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de perspectives transformatrices, de nouveaux regards. Les praticiens se cherchent-ils plutôt un scribe, celui qui mettra par écrit leurs savoirs ? Ou se cherche-t-il un passeur – au sens d’une « personne qui fait passer une frontière, une zone interdite » – qui permettra à leurs savoirs de traverser la frontière de la respectabilité académique sous la plume d’un chercheur qui se charge de les rendre « intelligibles » et de les raconter ? Sans vouloir prétendre mieux comprendre les demandes des praticiens à l’égard des chercheurs, je crois que très souvent leurs attentes sont plutôt de trouver un interlocuteur qui acceptera de se prêter au travail de mise en commun de savoirs acquis par le biais de différentes pratiques, de savoirs qui s’expriment dans une langue qui n’est pas tout à fait la sienne, mais qui n’est pas non plus si difficile à comprendre et, finalement, à partager.
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C H A P I T R E
2 LA PRÉVENTION DE LA TUBERCULOSE (TB) EN CONTEXTE PLURALISTE Une réflexion anthropologique Marie-Ève Carle
Cette réflexion s’inscrit dans une démarche prônant l’interdisciplinarité et tentant de faire le pont entre les approches biomédicales et celles proposées par les sciences sociales, plus spécifiquement l’anthropologie. Le regard sera porté sur l’exemple de la prévention de la tuberculose (TB) en contexte montréalais. Dans un premier temps, un bref retour médical sera fait sur la TB en tant que maladie. Ensuite un portrait épidémiologique sera dressé pour tenter de saisir l’ampleur de cette maladie au plan mondial. Par la suite, l’attention sera portée sur le lien entre la TB et les immigrants en sciences sociales, plus spécifiquement en anthropologie, dans le but de mettre en lumière les différentes perspectives pouvant être utilisées pour traiter de cette problématique. Suivra une discussion sur ce qui fait des immigrants un groupe dit à risque de développer la maladie. Finalement, la section suivante abordera plus en profondeur la non-adhésion thérapeutique sur le plan théorique et ensuite en lien avec la TB. Tout au long de cet exercice, l’analyse se fera de manière holistique, telle que promu par l’approche l’anthropologique.
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1. LA TB : UN PORTRAIT MÉDICAL Dans un premier temps, un rapide survol de la maladie facilitera la compréhension de l’ensemble des enjeux qui y sont liés, c’est-à-dire le dépistage des groupes à risque et la surveillance de l’adhésion à la médication. La TB est une maladie infectieuse causée par le Mycobacterium tuberculosis, que l’on nomme également le bacille de Koch. La plupart du temps, le bacille se loge dans les poumons et crée des cavités qui en viennent à détruire le tissu pulmonaire des porteurs1. La contamination par le bacille de Koch se fait principalement par les voies respiratoires, c’est-à-dire que la transmission est aérienne. Ainsi, une personne ayant contracté la forme active de la TB émet des gouttelettes dans l’air (en toussant par exemple) et celles-ci pourront être inhalées par les individus côtoyant le malade. En l’absence de traitement, un tuberculeux peut infecter en moyenne 10 à 15 individus par année. Ces derniers deviendront alors porteurs de la forme latente de la maladie. Les personnes ayant la TB-latente sont asymptomatiques et non contagieuses. Elles ne représentent donc aucun danger pour leur environnement ou pour elles-mêmes, car elles ne sont pas malades. Le passage de la forme latente à celle active se fait chez environ 10 % des gens porteurs du bacille tuberculeux. Il importe de signaler que 5 % des personnes infectées développeront la TB-active dans l’année suivant l’inhalation du bacille et un autre 5 % au cours de leur vie. La TB-active se développe, entre autres, à la suite d’un affaiblissement du système de défense de l’hôte relié à l’âge, la maladie, la malnutrition ou à la prise de médicaments immunosuppressants (Association pulmonaire du Québec, 2005). L’Organisation mondiale de la santé (OMS) ajoute que la TB est une maladie associée à la pauvreté qui touche surtout les jeunes adultes dans la force de l’âge (OMS, 2007, p. 1). Actuellement, un traitement préventif existe et permet de diminuer significativement le risque que l’infection se développe sous sa forme active. Ce traitement est au cœur de la réflexion proposée ici. Il est dit prophylactique et vise à prévenir le développement de la maladie. L’isoniazide est le médicament privilégié et il doit être pris quotidiennement pour une durée variant de 6 à 12 mois. Il vise à éliminer les microbes emprisonnés dans le corps et qui, tout en n’ayant aucun impact sur la santé dans l’immédiat, pourraient se libérer après une ou plusieurs années et devenir actifs
1. Bien que le bacille puisse également se loger dans d’autres parties du corps humain ; par exemple, les ganglions, les reins, la peau, les os et l’appareil de reproduction. La présente discussion porte spécifiquement sur la TB pulmonaire car, lorsque située dans des régions extrapulmonaires, la TB est non infectieuse.
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(Association pulmonaire du Québec, 2005)2. Par contre, l’un des principaux défis dans la lutte à la TB est l’adhésion au traitement. Actuellement, les études indiquent que près du tiers des patients ne compléteraient pas le traitement prophylactique de 9 mois et que cela pourrait contribuer au développement d’une souche multirésistante de la TB qui serait alors difficilement traitable. Une discussion sera faite par la suite (section 4) sur la question de la non-adhésion ainsi que sur certains enjeux qui y sont liés.
2. LA TB : UN PORTRAIT ÉPIDÉMIOLOGIQUE Au cours de l’histoire de l’humanité, une personne sur sept serait morte de la TB. Actuellement, The global plan to stop TB 2006-2015 est géré par l’OMS avec l’objectif d’enrayer cette maladie qui figure parmi les dix principales causes de mortalité à l’échelle planétaire(OMS, 2005b). À ce jour, on estime que le tiers de la population mondiale, soit 2 milliards de personnes, est infecté par le bacille tuberculeux. En 2005, bien que la TB soit une infection guérissable, elle a provoqué 1,6 million de décès, soit 4 440 par jour et 8,8 millions de nouveaux cas furent diagnostiqués (OMS, 2007). Présentement, l’OMS (2005b) prévoit que si la maladie n’est pas maîtrisée, elle tuera encore 35 millions de personnes au cours de 20 prochaines années. Finalement, il importe de signaler que 80 % des cas de TB s’observent dans 22 pays du monde, principalement concentrés en Afrique et en Asie du Sud-est, c’est-à-dire parmi les contrées les plus défavorisées de la planète (Borgdorff, 2002). Bien que cette maladie soit présente à l’échelle mondiale, la discussion qui suit portera quasi exclusivement sur la situation des pays développés et plus spécifiquement sur le Canada et le Québec. Dans les pays en développement la réalité étant tout autre, il s’avère impossible de s’y attarder ici.
2.1. LA TB : PORTRAIT CANADIEN ET QUÉBÉCOIS Au cours des années 1970, plusieurs spécialistes avaient prédit la disparition de la maladie en Occident et certains envisageaient même son éradication au niveau planétaire (Hanson et Freney, 2002). Or, on constate que depuis les années 1990, le nombre de personnes infectées a augmenté partout dans monde. D’ailleurs, cette épidémie de TB, avec sa concentration dans les contrées les plus défavorisées et sa résurgence parmi les pauvres des 2. La médication associée à la TB-active s’étend par sa part sur une période d’environ six mois et comprend généralement la prise de quatre antibiotiques : Isoniazid, Rifampin, Pyrazinamide et Ethambutol.
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pays industrialisés, étonne bon nombre de personnes au sein des organisations vouées à la protection de la santé publique (Farmer, 1997). Les causes évoquées pour expliquer le retour de cette infection sont principalement de nature biologique, c’est-à-dire l’avènement du VIH et l’apparition d’une souche multirésistante de la TB. Néanmoins, les causes sont également sociales, car cette maladie s’attaque principalement aux démunis ainsi qu’aux plus vulnérables. Limiter sa gravité à des considérations sanitaires serait donc beaucoup trop réducteur. Plusieurs raisons peuvent apporter une explication à cette triste réalité, par exemple les conditions de logement déficientes (surpeuplement, mauvais entretien, mauvaise ventilation, etc.), les mauvaises conditions de travail, une alimentation lacunaire, la double problématique TB/VIH-Sida ainsi que les migrations en provenance de lieux où l’incidence de la maladie est élevée. Actuellement, le Canada n’échappe pas à ce phénomène. En 2002, 1 634 nouveaux cas (5,2 pour 100 000) ont été signalés. Santé Canada (2004) rappelle qu’on identifie encore un nouveau cas toutes les six heures. Par contre, le nombre total de cas de TB n’a cessé de décroître au cours de la dernière décennie. Cette baisse ne reflète toutefois que la diminution des cas recensés dans la population non autochtone. Une réduction minime a été observée chez les Autochtones, alors que le nombre de cas est demeuré assez constant chez les personnes nées à l’étranger. Les immigrants sont donc considérés comme un groupe étant à risque de développer la TB et feront l’objet de la présente réflexion. En effet, les statistiques sont assez probantes quant au nombre de cas beaucoup plus élevés parmi ce groupe que dans le reste de la population. Actuellement, les personnes nées à l’étranger représentent plus 60 % des cas de TB canadiens alors qu’en 1980 ce pourcentage était de 35 % (Richards et al., 2004, p. 858). Le taux d’incidence est 10 fois plus élevé dans ce groupe que dans celui des Canadiens de naissance (26,6/100 000 vs 2,5/100 000) (Comité sur l’immunisation du Québec, 2000, p. 87). Cette augmentation concorde avec les changements effectués dans le portrait migratoire des 30 ou 40 dernières années. Jusqu’à la fin des années 1960, les immigrants provenaient majoritairement de pays où la prévalence de la TB était similaire à celle du Canada. Actuellement, l’Afrique et l’Asie – où le taux de prévalence est beaucoup plus élevé – sont les principaux continents d’origine des personnes venant s’installer au Canada (Gibson et al., 2005, p. 932). Au Québec, les tendances sont sensiblement les mêmes, soit 6/100 000. Néanmoins, pour la région de Montréal l’incidence est 10/100 000 et dans certains quartiers ce nombre est quatre fois plus élevé (Wanyeki, Olson et al., 2006, p. 501) Le pourcentage élevé d’immigrants à Montréal expliquerait ces différences. D’ailleurs, les statistiques sont assez éloquentes sur
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le sujet. En 2002, 58,2 % des cas de TB au Québec étaient enregistrés chez des personnes nées à l’extérieur du pays, et à Montréal ce pourcentage était de 80 % (Schwartzman, 2005). La réflexion suivante tentera de mettre en lumière les conditions qui font des immigrants un groupe à risque de développer la maladie et les raisons pouvant entrainer un comportement à risque tel que la non-adhésion ou encore le refus de la médication préventive. En effet, tel que prôné par l’anthropologie, la réflexion théorique proposée ici se veut holistique et tentera de porter un regard global et ainsi élargir la discussion sur ces enjeux liés à la prévention de la TB. Pour ce faire, il semblait pertinent de dresser un bref portrait des divers points de vue présents dans la littérature en sciences sociales, et plus spécifiquement en anthropologie, qui se sont penchés sur la question de la TB chez les immigrants.
3. ANTHROPOLOGIE, IMMIGRATION ET TB : QUELLES PERSPECTIVES ? Actuellement, dans les sciences sociales et plus spécifiquement en sociologie et en anthropologie, deux principales approches sont utilisées pour aborder la TB chez les immigrants : une approche dite culturaliste et une autre basée sur les inégalités sociales, c’est-à-dire l’anthropologie médicale critique. Ces deux approches seront brièvement décrites et ensuite appliquées au cas de la TB. Les approches culturalistes portent sur les attitudes et les comportements liés à la santé. L’insistance est parfois mise sur certains traits de personnalité (ou attitudes) qui agiraient à titre de facteur de protection contre l’exclusion sociale ou la discrimination (Cognet, 2002, p. 3). Ces études tendent également à établir le lien entre des pratiques culturelles spécifiques et leur impact sur la santé des individus ou d’un groupe donné. Les recherches sur l’adoption de pratiques communes dans le pays d’accueil (p. ex., tabagisme, alimentation plus riche en gras) sont aussi incluses dans cette perspective. L’ensemble de ces pratiques s’inscrit donc dans les approches culturalistes de la santé et permet de comprendre l’impact des facteurs culturels sur les comportements individuels. La question des représentations et des croyances devant la maladie s’inscrit dans ce type d’approche3.
3. Pour une discussion plus complète sur l’étude des facteurs culturels en lien avec la santé, voir, entre autres, Massé (1995), chapitre 4.
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Dans les études anthropologiques abordant une vision culturaliste de la TB, les croyances devant l’illness sont souvent comparées aux connaissances à propos de la disease 4. Plusieurs de ces études visent la modification des croyances et une éducation des populations en favorisant une adhésion à la biomédecine. Selon Ho (2004) : « Although medical anthropologists are increasingly critical of this empiricist assumption, the majority of recent anthropological studies of tuberculosis still interpret cultural factors with implicit empiricism » (Ho, 2004, p. 754). Par exemple, dans une étude portant sur des réfugiés vietnamiens récemment arrivés à New York, Carey et al. (1997) mentionnent : « Respondents correctly viewed TB as an infectious lung disease with symptoms such as cough, weakness, and weight loss […] Many respondents incorrectly believed that asymptomatic latent infection is not possible » (Carey et al., 1997, p. 112). Cette étude conclut qu’il faut optimiser l’éducation du patient afin de contrer l’effet des représentations incorrectes de la maladie et ainsi favoriser l’adhésion à la médication. Ces croyances sont ainsi perçues comme des barrières à la prestation de soins : « Salvation, via biomedicine, follows a conversion from indigenous beliefs to biomedical knowledge » (Ho, 2004, p. 755). Certains anthropologues, tout en étant conscients des limites du culturalisme, ont pu démontrer l’apport de cette approche dans une perspective plus globale impliquant les facteurs financiers, sociaux, structurels et géographiques. L’étude de Vecchiato (1997) suggère que : « […] instead of portraying traditional beliefs as a barrier to the delivery of biomedicine, the strength of the cultural approach comes from the ethnomedical concepts, such as contagiousness and dietary improvement, which can be brought to bear in shaping general health education » (Vecchiato, 1997, p. 196). Ainsi, la culture se doit d’être considérée dans un ensemble plus global incluant d’autres facteurs pouvant influencer le rapport à la maladie et à la prestation de soins. Ici, l’objectif n’est donc pas d’évacuer complètement les facteurs culturels, mais bien de resituer les facteurs individuels plus largement.
4. Selon Massé (1995), – le terme disease renvoie aux anormalités dans la structure ou le fonctionnement des organes ou du système physiologique et à tout état organique ou fonctionnel pathologique. Il s’agit de la maladie dans son acception biologique ; – le terme illness […] évoque les perceptions et les expériences vécues par l’individu relativement aux problèmes de santé d’ordre biomédical (diseases) ou à tout autre état physique ou psychologique socialement stigmatisé. Il correspond au vécu subjectif individuel d’un état de perturbation pathologique ; – le terme sickness correspond à la description de la maladie socialisée, du fait qu’elle est abordée comme représentation sociale et charge symbolique par l’ensemble du groupe social et qu’elle sous-tend les modèles étiologiques et les comportements préventifs ou de recherche d’aide.
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Pour ce faire, plusieurs anthropologues se concentrent sur une perspective plus macrosociale en mettant l’accent sur les conditions de vie des individus plutôt que sur leurs croyances. Fassin (2005), qui s’inscrit dans cette approche critique de l’anthropologie médicale, signale quatre lacunes associées au culturalisme qu’il considère comme une essentialisation de la culture et une surdétermination par le culturel. 1. Il nie aux autres leur aspiration à l’universel, oubliant qu’indépendamment de l’origine, deux individus peuvent partager les mêmes valeurs, représentations ou pratiques en ce qui a trait à la maladie et, plus généralement, au rapport au monde. 2. Il néglige les différences existant entre les individus dans leur appréhension du risque ou des soins et, plus largement, les différences intra-groupes. 3. En présumant d’une adhésion à des croyances surnaturelles, le culturalisme sous-estime la capacité des individus à déployer une rationalité dans le comportement préventif aussi bien que dans l’observance thérapeutique. 4. En évitant d’examiner les réalités sociales, économiques, juridiques qui forment le quotidien des individus, cette approche tend à négliger l’impact des inégalités et de la discrimination sur la santé et les comportements qui y sont associés (Fassin, 2005). Pour contrer les effets néfastes du culturalisme, l’auteur suggère deux avenues possibles : un travail d’historicisation ainsi qu’une inscription dans le social intégrant les inégalités sociales et plus globalement le politique. Il s’agit donc de lier les éléments macrosociaux (politiques d’immigration, conditions économiques, histoire des sociétés, etc.) aux phénomènes microsociaux qui influencent l’existence des individus (statut juridique, accès à l’emploi et au logement, place dans la société d’accueil, etc.). Ainsi, l’objectif n’est plus de mettre en lumière les « facteurs culturels » pouvant expliquer les divers comportements ou encore les « obstacles culturels » qui peuvent entraver le travail des différents intervenants, mais plutôt de comprendre la trajectoire des individus en terme d’intégration sociale en tant que « production de la société, qui en définit le contenu et les limites juridiques, économiques, politiques et culturelles » (Fassin, 2005). Cette approche prône donc la défragmentation du monde médical en réunissant l’ensemble des éléments entourant la santé des immigrants. Les inégalités sociales sont principalement utilisées pour expliquer les disparités entre les groupes ou les individus. En somme, l’apport est de permettre de penser le lien entre l’individu, l’environnement, le social et le politique de sorte que la santé devienne un analyseur social ainsi qu’un
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lieu d’enjeux politiques. Cette approche, développée particulièrement par Singer (1995, 2004), Scheper-Hughes (1990) et Baer (1997 a et b), n’aborde donc pas les fondements culturels des comportements des individus considérés, mais bien « les rapports de pouvoir existant au sein de la communauté, entre les communautés ainsi que les acteurs politiques et forces de pouvoir en présence » (Massé, 1995, p. 71). En prenant pour objet de recherche et d’intervention la maladie, et par surcroît la souffrance des êtres qui en sont affligés directement ou indirectement, l’anthropologie médicale critique s’intéresse, entre autres, à circonscrire les origines sociales de la maladie de même que les conditions sociales de production des connaissances qui y sont associées. Alors que la biomédecine et les sciences connexes considèrent la maladie comme une entité biologique saisissable, quantifiable, l’anthropologie considère qu’elle est d’abord et avant toute chose une construction, un modèle explicatif relevant d’une culture donnée. La maladie appartient à la culture et plus spécialement à ce que nous convenons de nommer la culture médicale (Roy, 2002, p. 22-23).
Pour l’anthropologie médicale critique, la maladie résulte donc de divers facteurs qui transcendent tous les aspects de la vie humaine : « […] il est impossible de saisir la complexité des réalités humaines en séparant nature et culture, tout comme il est illusoire de tenter de saisir la culture ainsi qu’on saisirait un objet inerte » (Roy, 2002, p. 23). Globalement, les individus sont donc inégaux devant les risques et plus spécifiquement devant la maladie de par certaines conditions structurelles. S’inscrivant dans cette approche, Farmer (1999, 1997, 2001, 2004) propose le concept de violence structurelle qui permet de porter un regard global sur les maladies infectieuses telles que le sida et la TB et ainsi contextualiser la souffrance humaine dans le corps biologique, mais aussi le corps politique et social. Pour le médecin anthropologue, cette expression réfère à « rubrique générale incluant une quantité d’offenses envers la dignité humaine : pauvreté extrême et relative, inégalités sociales allant du racisme aux inégalités de genre, et enfin les formes de violence les plus spectaculaires et qui constituent incontestablement des violations des droits de l’Homme […] » [Traduction libre] (Farmer, 2004, p. 8). De manière plus générale, l’auteur utilise l’expression « violence structurelle » comme synonyme de « structures sociales inégalitaires ». L’utilisation de ce concept consiste en une analyse d’un problème donné en le recontextualisant au plan géographique, historique et tout en prenant en considération différents facteurs sociaux que Farmer nomme des « axes » comme le genre, l’ethnie, la classe sociale, le statut légal (immigrant, demandeur d’asile),
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ou encore l’orientation sexuelle. Par exemple, dans le cas de la TB, les gens défavorisés seraient plus à risque de la développer de par le fait même qu’ils sont victimes de divers éléments : The poor have no options but to be at risk for TB, and are thus from the outset victims of « structural violence ». For many populations, chances of acquiring infection, developing disease, and lacking access to care are structured by a series of forces that we can now identify. […] Throughout the United States, increased indices of economic inequity seem to favour epidemics in blighted inner cities, already ravaged by related epidemics of AIDS, injection drug use, homelessness, and racism. Overt political violence and war, themselves usually a reflection of structural violence, have well known associations with increased rates of TB (Farmer, 1997, p. 349).
Les violences structurelles permettent donc de lier les inégalités sociales au développement des diverses maladies infectieuses en établissant un lien entre le local et le global, mais également entre les caractéristiques individuelles et la « gestion » qui en est faite dans une société donnée. Actuellement, la gestion des inégalités sociales et économiques faite par la santé publique s’inscrit dans la logique du risque et cela serait perceptible dans la prévalence de la maladie qui diffère selon les groupes sociaux. Pour Farmer, les violences structurelles sont donc au cœur de ces questions des groupes et des comportements à risque. Risk, then, can be said to be a measure of social violence, capturing how power distributes unevenly down the social ladder. […] Marked differences in morbidity and mortality from HIV and other preventable and treatable diseases, such as tuberculosis and malaria, thus indicate a situation of structural violence (Farmer 1997). Structural violence is visible in the steep gradients of social inequality that, by producing indecent poverty in an era of increasing wealth, expose the poor to fatal diseases. The health impacts of structural violence are compounded by lack of access to effective care for the powerless (Farmer, 1999, p. 255).
Par conséquent, pour les auteurs s’inscrivant dans ce courant théorique, la question de l’immigration se pose dans un contexte plus global et interroge non pas le caractère endogène de la TB parmi ce groupe, mais bien les éléments exogènes qui viennent influencer le développement de la maladie en terre d’accueil. In a recent study of the disease among foreign-born persons in the United States, immigration is essentially credited with the increased incidence of TB related disease. The authors note that in some of the immigrants’ countries of origin the annual rate of infection is up to 200 times that registered in the United States ; moreover, many persons with TB in the United States live in homeless shelters, correctional facilities, and camps for migrant workers. But there is no discussion of poverty or inequality, even though these are, along with war, leading reasons for both the high rates of TB and for
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immigration to the United States. « The major determinants of risk in the foreign-born population,” conclude the authors, “were the region of the world from which the person emigrated and the number of years in the United States » (Farmer, 1996, p. 263),
4. LES ENJEUX LIÉS À LA PRÉVENTION DE LA TB DANS LES PAYS DÉVELOPPÉS Actuellement, le retour de la TB engendre une surveillance accrue des autorités médicales qui vise principalement le dépistage parmi certains groupes ainsi qu’une vigilance envers l’adhésion à la médication (curative et préventive). Ces deux modes de surveillance s’inscrivent dans un contexte plus général de la gestion du risque en santé c’est-à-dire la construction de groupes à risque (le dépistage ciblé) et la prévention de comportements à risque (ici, la non-adhésion). Globalement, les efforts de la santé publique varient selon les ressources disponibles pour chaque pays, mais habituellement les pays favorisés encouragent le dépistage et le traitement de la TBlatente tout autant que celui de la TB-active. Cette première section tentera de mettre en lumière les éléments expliquant le lien entre immigration et TB et permettra ainsi de porter un regard plus global sur les conditions de vie de ce groupe dit à risque.
4.1. LE DÉPISTAGE DES GROUPES À RISQUE : LE CAS DES IMMIGRANTS Même si plusieurs groupes sont dits à risque de développer la TB, ici seul le cas des immigrants sera étudié5. Bien que les statistiques soient très significatives quant au lien entre la TB et les personnes nées à l’étranger, l’importance demeure tout de même de comprendre les facteurs qui font de ces individus un groupe à risque. Actuellement, certaines études mentionnent que le principal facteur expliquant ces taux élevés de TB dans les communautés immigrantes serait le fait que, dans la plupart des cas, ces personnes viennent de pays où la 5. À titre informatif, voici l’ensemble des groupes à risque de développer de la TB selon Santé Canada : 1) les personnes dont le système immunitaire est affaibli par l’infection au VIH, les maladies rénales terminales, le diabète, le cancer, les transplantations d’organe, la silicose, l’abus d’alcool ou de drogues et un faible poids corporel ; 2) les bébés, les enfants d’âge préscolaire et les personnes âgées, car leurs systèmes immunitaires sont plus faibles que celui des adultes en bonne santé ; 3) les personnes provenant de pays où la TB est répandue ou celles qui voyagent dans ces pays ; 4) les peuples autochtones ; 5) les sans-abris ; 6) les personnes vivant dans des établissements de soins de longue durée ou qui fréquentent des établissements correctionnels ; et 7) les personnes travaillant auprès de ces groupes (p. ex., les travailleurs de la santé).
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TB est endémique. En effet, 95 % des immigrants proviennent de régions où la prévalence de la maladie est très élevée (Santé Canada, 2001c). La TB serait donc endogène et « immigrerait » avec l’individu et cela expliquerait pourquoi les taux sont plus élevés dans les communautés immigrantes. Menzies (2000) ajoute également que le nombre d’années passées en terre d’accueil est un facteur pouvant influencer le développement de la TB. Par exemple, aux États-Unis, au Canada et en Australie, 45 % à 50 % de tous les cas parmi les personnes nées à l’étranger se sont développés dans les cinq premières années suivant l’arrivée. En 2000 au Canada, 10 % des cas de TB parmi les immigrants s’étaient développés dès la première année d’établissement, 17 % durant les deux premières années et 35 % durant les cinq premières (Menzies, 2000). Ainsi, bien que la TB soit une maladie à caractère social lié par exemple à la pauvreté ou encore à la malnutrition, il n’en demeure pas moins qu’une grande partie de la littérature portant sur le lien entre cette maladie et les immigrants aborde rarement les conditions de vie, et plus largement les conditions d’accueil de ces personnes. La section suivante tentera donc de mettre en lumière les aspects sociaux pouvant être associés à la TB chez les personnes nées à l’étranger et ainsi compléter ce qui est proposé par le monde biomédical. La littérature se penchant sur les déterminants sociaux de la santé ainsi que sur le contexte social ajoute que les conditions de vie souvent déficientes des immigrants doivent également être prises en considération dans la compréhension de cette problématique : « De nombreuses études indiquent que les conditions de vie après la migration, caractérisées par la pauvreté, l’itinérance, les conditions de logement inférieures aux normes, la toxicomanie, l’hygiène médiocre et la malnutrition, contribuent à la réactivation de la tuberculose chez les immigrants » (Kent, 1993 ; McSherry et Connor, 1993 cités dans Hyman, 2001, p. 27). Wanyeki et al. (2006) rappellent que le lien entre la maladie et la pauvreté est depuis longtemps reconnu. Ce lien se répercute inévitablement dans les conditions de logement et ces dernières stimuleraient la propagation aéroportée de l’infection tuberculeuse de par le surpeuplement ou encore la ventilation déficiente. Venant confirmer ce lien, les auteurs ajoutent que les groupes dans lesquels les taux de prévalence de la TB-latente sont élevés, par exemple les nouveaux immigrants, sont présents de manière disproportionnée dans les zones plus défavorisées. Hyman (2001) mentionne également le lien entre le stress associé à l’établissement dans un nouveau pays et la TB (Proust, 1971 ; GrenvilleMathers et Clark, 1979 ; Powell et al., 1981 ; Davies, 1995 cités dans Hyman, 2001). Les études indiquent que le stress affaiblit le système immunitaire
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et contribue à expliquer l’apparition de la TB dans les premières années suivant l’arrivée. Dans son étude canadienne sur la santé et l’immigration, Beiser (2005) mentionne qu’il faut en moyenne dix ans aux immigrants pour s’établir économiquement et qu’au cours de cette période, le tiers des familles vivent sous le seuil de pauvreté. Selon l’auteur, ces faits viennent valider l’hypothèse selon laquelle le stress lié à la réinstallation et l’exposition à des milieux malsains pourrait expliquer les taux élevés de TB chez les immigrants. Ainsi, l’hypothèse liée au stress d’établissement serait intimement associée à la qualité des conditions d’accueil à l’arrivée. Une intégration plus facile en ce qui a trait, par exemple, au logement et à l’emploi, pourrait limiter le développement de la TB chez les immigrants en diminuant le niveau de stress pouvant être associé à la précarité. L’accessibilité aux services de santé compte également au nombre des explications possibles. À titre d’exemple, Galabuzi (2002) note que les membres des groupes minoritaires sont souvent confrontés au racisme institutionnalisé dans le système des soins de santé. Ce dernier se caractériserait par : « des perceptions stéréotypées qu’entretiennent certains professionnels de la santé, des barrières linguistiques, le manque de sensibilisation aux différentes cultures, l’absence de compétences sur le plan culturel, les obstacles à l’accès et à l’usage des services et le financement inadéquat à l’égard des services de santé communautaires » (Galabuzi, 2002, p. 4-5). Ces facteurs pourraient donc expliquer le développement de la TB dans les communautés immigrantes de par la non-utilisation des services offerts due à l’une ou l’autre des raisons mentionnées ci-dessus. Ainsi, la pertinence d’aborder la TB en tant que phénomène à multiples facettes semble essentielle pour comprendre les enjeux à la fois médicaux et sociaux liés au développement de cette maladie en contexte migratoire. En effet, les facteurs mentionnés ci-dessus sont interreliés et ne peuvent être compris individuellement. La section suivante abordera la deuxième réaction du monde médical face à la prévention de la TB, c’est-à-dire la surveillance de l’adhésion à la médication. Encore une fois, il sera possible de s’apercevoir que cette problématique est elle aussi multicausale et qu’un regard global est nécessaire pour bien en saisir les particularités.
4.2. LA SURVEILLANCE DES COMPORTEMENTS À RISQUE : LE CAS DE LA NON-ADHÉSION À LA MÉDICATION PRÉVENTIVE Présentement, le développement d’une souche multirésistante de la TB pourrait être lié à la non-adhésion à la médication, qui est considérée comme un comportement à risque. Le contrôle de la prise du traitement
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est donc un des principaux enjeux liés au combat contre la TB. Bien que les chiffres varient d’une étude à l’autre, 20 % à 50 % des patients ne compléteraient pas leur traitement dans le cas d’une TB-active et ce chiffre serait de 33 % pour la TB-latente (Chrétien, 1995). De plus, la non-adhésion serait plus élevée chez les patients étrangers que chez les natifs. Bien que très peu d’explications soient données quant à ce risque accru, il est possible de penser que les raisons mentionnées dans la section précédente (conditions quotidiennes de vie (logement, travail, stress lié à l’immigration, racisme, stigmatisation, etc.) font que le traitement d’une maladie asymptomatique n’est pas une priorité dans les mois suivant l’établissement dans un nouveau pays. Cette vision de la problématique sera donc explorée plus en profondeur dans la section ci-dessous. Par contre, dans un premier temps, une discussion plus conceptuelle aura lieu pour bien saisir le sens du terme « adhésion ». En effet, le choix de ce concept n’est pas neutre et nécessite certaines justifications. Dans un premier temps, il importe de revenir sur la notion même d’adhésion. Il fut ici volontairement choisi d’employer ce terme et non pas compliance ou observance tel qu’habituellement utilisé dans la littérature médicale et sociale. Bien que ces concepts soient généralement utilisés comme synonymes, il demeure essentiel de tenter de mettre en lumière les différents sens pouvant être attribués à ces termes. En effet, actuellement la littérature sur cette problématique aborde quasi systématiquement la question de la terminologie liée à la prise de médicaments. Ces discussions portent principalement sur le choix du terme à utiliser : compliance, observance ou adhésion. Ce choix joue un rôle important dans la compréhension de cette problématique, car il met en jeu la place occupée par le patient dans le processus décisionnel. Pour débuter, voici une brève définition de chacun de ces termes se retrouvant à la fois dans la littérature médicale et sociale (Morin, 2001). Par la suite, la discussion portera sur la tendance actuelle et les enjeux qui y sont liés. 1. La compliance est « considérée comme renvoyant à une idée de soumission aux ordres des prescripteurs médicaux et à l’écart qui sépare la pratique effective du patient du comportement prescrit. On lui attribue souvent une valeur péjorative ». 2. L’observance est […] « le degré de concordance entre les recommandations du médecin et les comportements des malades. L’observance se définit avant tout comme un degré d’écart à une norme injonctive ou prescriptive ». 3. L’adhésion est « considérée comme un phénomène plus profond et complexe que le comportement manifeste évalué en termes de conformité. C’est un ensemble d’attitudes et de comportements à travers lequel s’exprime le rapport du patient au
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traitement et aux prescripteurs du traitement. […] L’adhésion thérapeutique désigne plutôt le degré d’acceptation et d’accord qui définit la position d’un sujet vis-à-vis de l’exécution d’une thérapeutique. Elle se définit donc comme une conduite intentionnelle appuyée sur une prise de position » (Morin, 2001, p. 6).
À travers ces définitions, il est possible de percevoir un passage d’un modèle plus paternaliste visant la soumission du patient à un modèle laissant place à son autonomie ainsi qu’à une négociation avec le médecin. L’adhésion permet le libre choix du patient et vient ainsi revalider sa rationalité malgré sa divergence avec celle du médecin. À partir de ce moment, les comportements à risque passent d’une action « irréfléchie » à une action logique. Bien qu’actuellement, l’adhésion tende à vouloir remplacer les deux premiers, cette tendance semble plus probante en sciences sociales qu’en médecine. En effet, certains articles laissent croire en une vision très « autoritaire » de la part des médecins : « When the doctor performs a service, the patient is obligated to reciprocate : first, by cooperating with the doctor in their interaction ; and second, by complying with the medical recommendations once he leaves the doctor’s office » (Trostle, 1988 cité dans Lerner, 1995, p. 1244). Toujours en lien avec la notion de pouvoir ou encore d’autorité médicale, le débat sur l’adhésion ne semble pas être réglé et demeure l’un des principaux objets de surveillance par le monde biomédical.
5. L’ADHÉSION D’HIER À AUJOURD’HUI : LE CAS DE LA TB Les médecins se sont en tout temps préoccupés de l’adhésion aux prescriptions, et ce, même avant d’avoir acquis des connaissances définitives sur les maladies : « Follow doctor order ! ». Par exemple, dans le cas de la TB, avant l’arrivée des antibiotiques, les médecins prescrivaient le repos au lit, l’air frais, et l’exposition à un climat particulier. Par la suite, avec une meilleure connaissance étiologique, les médecins commencèrent à prescrire des traitements d’une manière plus « autoritaire » (Lerner, 1995, p. 1424). À travers les époques, les expressions évoluèrent pour décrire les patients refusant de suivre les recommandations du médecin. Au début du xxe siècle, la non-adhésion était associée aux caractéristiques individuelles : pauvre, alcoolique, méchant, dépravé, etc. étaient tous des termes utilisés pour qualifier ces patients. À partir de la Deuxième Guerre mondiale, cette terminologie se transforma et on parla alors d’individu récalcitrant, désobéissant, etc. Lerner (1995) ajoute que cette transformation dans le vocabulaire n’est pas surprenante, car « les nouveaux agents antibiotiques ont
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considérablement augmenté l’autorité des médecins traitant la TB. Les patients qui ont négligé des recommandations thérapeutiques ont posé un défi direct à cette autorité » (traduction libre) (Lerner, 1995, p. 1425). Évidemment, le type de maladie influence la gestion faite de l’adhésion. Dans le cas de certaines maladies infectieuses, un consensus social est fait quant au caractère non tolérable de la non-adhésion. Le cas de la TB-active est un exemple de ce type d’infection. Par exemple, jusqu’aux années 1960, aux États-Unis la détention forcée était recommandée, en derniers recours, dans le cas des patients non-adhérents. Au Canada, la TB est une maladie à traitement obligatoire (MATO) : Article 83 de la Loi sur la santé publique : « Le ministre peut dresser, par règlement, une liste de maladies ou d’infections contagieuses pour lesquelles toute personne qui en est atteinte doit obligatoirement se soumettre aux traitements médicaux requis pour éviter toute contagion. Ne peuvent être inscrites à cette liste que les maladies ou infections contagieuses médicalement reconnues comme pouvant constituer une grave menace à la santé d’une population et pour lesquelles un traitement efficace pour mettre un terme à la contagion est disponible » (Québec, 2006).
La loi autorise donc le directeur de la santé publique à présenter « une requête afin d’obtenir une ordonnance enjoignant à la personne de se soumettre aux traitements. L’insistance peut alors aller jusqu’à la coercition manu militari, forme extrême de la procédure dite de thérapie sous observation directe » (Cognet, 2002, p. 11). Aujourd’hui, la littérature (toutes disciplines confondues) apporte plusieurs explications à ces comportements dits « à risque » : la compréhension de la maladie de la part du patient, les représentations de la maladie (gravité, contagion…), les effets secondaires du traitement, la qualité de la relation médecin-patient, la durée du traitement, l’efficacité perçue du médicament, les violences structurelles (politique, économique…), l’accessibilité aux soins de santé et au traitement. Les diverses réponses apportées varient donc entre des causes médicales, culturelles, sociales, environnementales, économiques ou politiques. Suite au dépouillement de bon nombre d’articles sur l’adhésion, il fut possible de ressortir cinq principales catégories (non exhaustives) d’explication de la non-adhésion. Dans un premier temps, les facteurs liés à la nature de la maladie occupent une part importante de la littérature. En effet, le fait que la TBlatente soit asymptomatique est parfois signalé comme un facteur nuisant à l’adhésion à la médication. Ces mêmes problèmes sont répertoriés dans le cas d’un diagnostic de HIV ou encore lors du traitement pour le cholestérol.
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Ainsi, la nature du diagnostic viendrait influencer l’adhésion. Par exemple, Menzies et al. (1993) mentionnent que dans le cas de la TB-latente, l’adhésion est plus basse que pour la TB-active. Disease characteristics may affect compliance rates. The greater compliance among patients with active disease may have been due to greater efforts at enforcing compliance on the part of physicians and nurses. However, higher compliance could also be attributed to the presence of symptoms, because compliance is usually lower with treatment for asymptomatic conditions, such as hypertension (Menzies et al., 1993, p. 36).
Deuxièmement, les facteurs liés au traitement, c’est-à-dire les effets secondaires liés à la prise des médicaments ainsi qu’à la perception de l’efficacité du traitement, sont souvent cités : « One of the reasons people reported not finishing the TB prophylaxis once they had begun was that the problems caused by the pills did not seem worth the potential benefit » (Gibson et al., 2005, p. 938). Techniquement, le patient est donc traité pour soigner une maladie asymptomatique et la médication provoque des effets secondaires. De plus, la durée du traitement influence également la possibilité d’être ou non adhérant. Dans le cas de la TB, le traitement varie entre 6 et 12 mois. Il est possible d’imaginer que les patients avec un traitement plus long sont plus à risque de ne pas compléter la prescription. Le fait de devoir prendre un cachet tous les jours fait également baisser le degré d’adhésion. Troisièmement, les facteurs liés au système de santé seraient également à prendre en considération. Un tel traitement va de pair avec une surveillance ponctuelle du médecin par l’entremise de nombreux rendez-vous. Par exemple, les facteurs tels que le temps de déplacement ou encore les coûts qui lui sont associés sont également à considérer. Dans une étude réalisée auprès d’immigrants fréquentant la Chest Clinic of San Francisco’s General Hospital plusieurs raisons furent mentionnées par ces derniers pour expliquer leurs absences aux rendez-vous : le temps de déplacement et l’emplacement de la clinique, l’enregistrement devant être répété à chaque visite, la rigidité dont font preuve les soignants en prenant des patients selon l’ordre d’enregistrement indépendamment des circonstances atténuantes, l’attente prolongée dans les salles surchargées et mal aérées, la présence de personnes ayant des problèmes d’alcool assises à côté des mères avec des enfants, les pratiques punitives du personnel, l’utilisation d’une terminologie médicale et technique de la part du médecin, etc. Le fait de ne pas considérer les familles en tant qu’unité fut également signalé comme un élément nuisible. Par exemple, les enfants et les adultes sont reçus par différents médecins et parfois même lors de rendez-vous différents (Rubel et Garro, 1992, p. 632).
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De plus, la qualité de la relation médecin/patient joue également un rôle dans le degré d’adhésion, comme l’illustre parfois le cas des immigrants. À cet effet, Menzies et al. (1993) rapportent que : However, when the patient did not speak the nurse’s mother tongue, but did speak the other official language of Canada (English or French), patient understanding was rated good in only 74 % of instances. When the patient understood neither English nor French, necessitating communication through a translator, in only 58 % of instances was the patient considered to have good understanding (Menzies et al., 1993, p. 34).
Quatrièmement, les facteurs liés aux représentations et à la compréhension de la TB viendraient aussi influencer les comportements devant cette maladie. Dans une étude auprès d’immigrants canadiens, Gibson et coll. (2005), une équipe multidisciplinaire composée de médecins et d’anthropologues, signalent que la TB a souvent été associée à un vice et à de mauvaises habitudes de vie telles que la consommation d’alcool et de tabac. Certains répondants signalèrent également qu’elle était en lien avec une négligence du corps et de ses besoins. Aussi, plusieurs personnes ont mentionné que la TB n’était pas une maladie contagieuse. Ces exemples apporteraient certaines explications quant au refus du traitement ou encore de la non-adhésion. En effet, une perception négative de la maladie peut entraîner une crainte d’être jugé par ses pairs et le fait de ne pas considérer la TB comme étant une infection contagieuse peut atténuer l’évaluation faite de sa dangerosité et de la pertinence du traitement. En ce sens, une étude menée en collaboration avec le Montreal Chest Hospital et la Direction de la santé publique auprès d’immigrants montréalais ajoute que : […] the lower reporting and compliance among reactors from Central or South American countries may have been because of the stigma and family rejection of those diagnosed to have tuberculosis. Fears of social and family rejection have been found to have a powerful negative effect on likelihood to report for evaluation of possible tuberculosis among Blacks in South Africa. Similarly, those born in Haiti may have been less likely to take therapy because tuberculosis is widely believed to result from supernatural forces that cannot be affected by medical treatment (Menzies et al., 1996, p. 313).
La perception de la maladie ainsi que sa compréhension influenceraient donc le degré d’adhésion. Dans une autre étude réalisée au sein d’une communauté multiethnique londonienne, les auteurs rapportent que : Although all respondents were merely taking chemoprophylaxis and did not have active TB, two had left their jobs because of their treatment, one said that he had not told his friends or family that he was taking any medicine and one student noted that his teacher was “very angry” that he was taking preventative treatment for TB. Most preferred that friends did not know anything about their situation. Two respondents thought that their family
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was taking more care of them and were worried or concerned. The prevailing stigma attached to even preventative treatment for TB is high (San Sebastien et Bothamley, 2000, p. 650).
Finalement, venant questionner l’idée que les représentations et la compréhension de la maladie peuvent influencer l’adhésion, Farmer (1996, 1997, 2001, 2004) utilise plutôt une approche centrée sur la question des inégalités sociales : We found that patients’ etiologic beliefs did not predict their compliance with chemotherapy. Similar disjunctions are reported elsewhere in the literature. For example, Rubel reported high rates of compliance among migrant tuberculous Mexican farmworkers in California, who attributed their symptoms to disorders ranging from bronchitis to « folk illnesses » such as susto. « Interestingly, interviews with these patients show a continued denial of their diagnosis of tuberculosis despite faithful adherence to lengthy treatment regimens and extensive education by clinical staff members » (Farmer, 1997, p. 351).
Pour Farmer, les facteurs influençant l’adhésion aux traitements sont de nature économique et politique et non pas culturelle. En effet, lors de ses nombreuses recherches en Haïti ce dernier remarqua que : « Among patients offered free and convenient care, compliance and outcome were strongly related only to whether or not patients had access to supplemental food and income (Farmer, 1997, p. 351). Bien que les recherches de Farmer soient principalement réalisées en Haïti et que le contexte économique et politique soit fort différent de celui qui accueille les immigrants au Québec, par exemple, il est tout de même possible de transposer sa vision à un contexte plus large visant l’intégration des facteurs structurels dans l’étude de la non-adhésion. Plusieurs explications sont donc possibles pour tenter de comprendre la non-adhésion. Souvent multifactoriel, ce phénomène mérite que l’on s’y attarde pour approfondir la compréhension de ce comportement défini à risque par le monde biomédical. Pour ce faire, il est nécessaire de contextualiser la réflexion à une échelle plus globale pour ainsi s’assurer de porter un regard holistique sur ce type de comportement. À la lumière de ces divers facteurs pouvant influencer la non-adhésion, le véritable défi consiste à tenter de conjuguer une approche tenant à la fois compte des éléments microsociaux et macrosociaux et ainsi prendre en considération à la fois les différences entre les divers groupes, mais également au sein des groupes. La vision proposée ici s’inspire donc d’une approche visant à intégrer les facteurs micro (âge, genre, etc.) en les resituant à un niveau macro (économique, politique, environnemental, etc.). Sans nier l’importance des facteurs culturels ou encore des représentations de la maladie dans la compréhension de la non-adhésion, il est ici proposé d’élargir la réflexion
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et ainsi percevoir la maladie comme un possible indicateur d’inégalités sociales et économiques. En effet, les approches plus culturelles, tout en permettant de comprendre l’univers individuel, négligent parfois la contextualisation nécessaire à une compréhension plus large des phénomènes liés à la santé. À la lumière de ces informations, il importe de demeurer critique face au concept de comportement à risque et s’assurer ainsi de saisir les enjeux qui découlent de son utilisation. La section suivante tentera donc de mettre en lumière une vision différente de ce concept en questionnant le rapport au risque ainsi que les logiques sous-jacentes aux comportements.
6. LES COMPORTEMENTS À RISQUE : REGARDS COMPARATIFS La notion de risque varie considérablement selon les disciplines. L’épidémiologiste n’utilise pas la même définition que le mathématicien, le sociologue ou encore l’économiste. Sans s’attarder à l’ensemble des disciplines, il est essentiel de spécifier les définitions utilisées par la biomédecine et l’épidémiologie ainsi que par la sociologie et l’anthropologie. Cet exercice permettra de bien cerner les enjeux qui entourent la prévention de la TB au sein de ces disciplines. La biomédecine et l’épidémiologie tentent d’établir une relation entre un symptôme et une lésion chez un patient alors que la biologie s’intéresse aux mécanismes qui prévalent au développement de ce type de lésion. « Dans cette perspective, la pensée cartésienne scientifique distingue le corps de la personne, établit une dichotomie entre le corps et l’esprit et sépare la personne de l’environnement humain et physique » (Coppieters et al., 2004). Pour l’épidémiologiste le risque d’une maladie est sa fréquence dans la population. Plus spécifiquement, c’est la probabilité de voir survenir un problème au sein d’une population précise et au cours d’une période donnée. La surveillance est donc au cœur de cette perspective. La surveillance doit avoir lieu à tous les niveaux du système de santé publique. Les données doivent être fournies à ceux qui définissent les politiques et mettent en œuvre les programmes. De façon plus précise, les objectifs d’un programme de surveillance sont d’orienter les interventions, estimer les tendances, identifier les groupes à haut risque, surveiller les changements dans les profils de transmission, évaluer les stratégies de prévention et générer des hypothèses pour la recherche future (Wobeser et al., 2000, p. 201). De plus, cette notion permet de comprendre l’inscription d’un
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problème sanitaire dans une population donnée et de discuter des interactions possibles entre les aspects sociaux et médicaux. Le caractère non aléatoire de la distribution des problématiques au sein de la population est l’un des postulats de base de la démarche de la santé publique. L’identification de certaines problématiques qui se concentrent à l’intérieur de certains groupes est alors possible et la prévention devient l’objectif à atteindre. Plus spécifiquement, il importe de tenter de comprendre le regard que pose le monde biomédical sur les comportements à risque. Dès que la technologie du risque s’empare d’un problème social, elle vise à définir des niveaux d’exposition au risque. Pour ce faire, elle analyse les probabilités en fonction des caractéristiques de certaines sous-populations ou encore en fonction de leurs comportements. La littérature médicale parle généralement de « comportements à risque ». Habituellement ces comportements sont cautionnés par la société, car cette dernière doit en assumer les conséquences (le cas des fumeurs est un bon exemple de cela). Actuellement, tout comportement qui ne correspondrait pas à ce qui est prôné par la médecine, et plus largement la santé publique, pourrait donc être considéré comme étant à risque. La lutte contre les comportements à risque, qui se base sur la logique économiste « coûts-bénéfices », fait de l’individu moderne un être visant l’optimisation de ses actions. « Ce postulat de rationalité se trouve d’ailleurs au cœur des divers modèles d’éducation à la santé, fondés sur le présupposé voulant que l’individu rationnel recherche un équilibre entre les bénéfices à retirer et les coûts (efforts, stress) entraînés par les pratiques préventives » (Massé, 2003, p. 33). Dans cette optique, tout « comportement à risque », tel que la non-adhésion à la médication préventive, se voudrait « irrationnel » aux yeux de la logique biomédicale. Pour la sociologie et l’anthropologie, la perception individuelle face au risque est mise en relation avec les comportements. Cela varie considérablement d’un groupe à l’autre voire d’une personne à l’autre. Plusieurs éléments peuvent influencer ce rapport au risque et l’évaluation qui en sera faite. Par exemple, la perception quant à la susceptibilité à la maladie et l’évaluation de sa dangerosité permet d’appréhender le seuil de risque qu’une personne est prête à assumer. Dans l’étude des comportements à risque, ces éléments sont fondamentaux pour expliquer la rationalité entourant les conduites. La diversité des points de vue relatifs à un risque donné ne dépend donc pas seulement du niveau de compétence technique de chacun et ne se limite pas à une opposition entre « l’expert » et le « profane » telle que souvent abordée par le monde biomédical. Ainsi, les opinions et les attitudes à l’égard des risques dépendent aussi des valeurs et de la culture
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auxquelles un individu adhère. Ce « biais culturel » rend souvent inopérants les arguments scientifiques, car il situe le débat à un autre niveau. Ce « biais culturel » peut être analysé à la lumière de deux points de vue. Dans un premier temps, la culture fournit un cadre de perception spécifique, qui détermine la manière dont les individus appréhendent l’univers qui les entoure, l’interprétation qu’ils font des informations et finalement, l’évaluation du risque encouru. Ensuite, les valeurs donnent un sens aux risques auxquels les personnes sont confrontées de sorte que : « à chaque culture correspond des ‘‘bons’’ risques qu’il convient de courir et des ‘‘mauvais’’ risques qu’il faut éviter » (Perreti-Watel, 2001, p. 62). Il importe de signaler qu’en sciences sociales en général, les notions de contrôle et de pouvoir sont intimement liées aux réflexions pouvant être faites sur le dépistage et la surveillance des populations. Le pouvoir exercé par la biomédecine relèverait de ce que Foucault appelle le biopouvoir. Ce pouvoir aurait des objectifs « anatomopolitiques » en ce sens qu’il s’intéresse à la manipulation des corps individuels ainsi qu’un pouvoir qui tend au « contrôle des populations ». Ce biopouvoir vise donc à la fois le contrôle de la vie publique et de la vie privée des individus (Foucault, 1975). Lorsque des populations entières résistent à l’application de la prescription, on ne peut se contenter d’argumenter dans le seul sens de l’ignorance des acteurs de ces populations. Ces phénomènes sont de notre point de vue des manifestations concrètes de la confrontation d’intérêts divergents qui vont bien au-delà de l’incompréhension et de la non-adhésion aux sacro-saints savoirs biomédicaux. Et dans cette perspective, le savoir biomédical, la prescription biomédicale, les rapports des instances relevant de la biomédecine avec les populations, doivent être appréhendés comme l’exercice de forces ayant pour objectif ultime le « contrôle des populations », leur soumission à des normes définies et appliquées depuis l’extérieur des milieux visés. En ce sens, les interventions biomédicales sont incontestablement des interventions politiques (Roy, 2002, p. 33).
La compréhension des comportements dits déviants s’intègre donc dans un contexte plus global ne se limitant pas à une compréhension individuelle et devant inclure des facteurs tels que les rapports politiques, l’histoire, l’économie, le racisme…
6.1. LES RATIONALITÉS DIVERGENTES L’analyse des diverses rationalités se veut une des bases fondamentales de l’anthropologie. La discussion suivante tentera d’éclaircir son utilisation possible dans le cadre de la compréhension des comportements à risque.
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Tel que mentionné précédemment, les explications apportées à la nonadhésion sont fort nombreuses et variées. Présentement, bon nombre d’études apportent des hypothèses associées aux différences culturelles ainsi qu’aux représentations de la maladie pour expliquer le refus ou la non-adhésion à la médication. Par exemple, le fait que la TB soit parfois considérée comme étant non contagieuse est souvent souligné comme un facteur nuisant à l’adhésion à la médication (Gibson, 2005 ; Menzies, 1996). Sans exclure la pertinence de ces facteurs en tant qu’explication possible, il importe toutefois de repositionner la non-adhésion ou encore le refus du traitement en considérant les facteurs qui font des immigrants un groupe à risque de développer la TB et ainsi repositionner le questionnement plus largement. Ainsi, les conditions d’accueil (logement, emploi, discrimination, accès aux services, etc.) se doivent d’être questionnées pour en déterminer l’incidence possible sur la non-adhésion. Une telle vision de la problématique permet de comprendre le rapport au risque, en termes de comportement à risque chez le patient, sous un nouvel angle et ainsi élargir les champs des explications éventuelles à la non-adhésion. En ce sens, Le Breton (1995) souligne que : « Chaque condition sociale ou culturelle, chaque région, chaque communauté humaine, assume des fragilités propres et alimente une cartographie particulière de ce qu’elle craint. Le risque est une notion socialement construite éminemment variable d’un lieu et d’un temps à l’autre » (Le Breton, 1995, p. 26). Quant à eux, Douglas et Wildavsky (1982) ajoutent que la construction du risque peut varier selon l’appartenance culturelle, mais également selon l’horizon temporel, c’est-à-dire la capacité à se projeter dans l’avenir. Par exemple, la précarité économique peut limiter la « perception du temps futur » alors que la sécurité matérielle l’augmente. Ainsi, les divers comportements sont donc raisonnés et vécus différemment et aucune logique n’est transposable à l’ensemble des individus. Chaque groupe (et/ou individu) construit ses risques dans ses propres limites de l’acceptable. Ce type d’approche permet de porter un regard plus holistique sur la problématique de la prévention de la TB en contexte migratoire. Les conditions de vie des immigrants récemment arrivés à Montréal sont parfois déficientes en ce qui a trait à l’insertion économique et sociale (conditions de logement, accès à l’emploi et aux services, discrimination, etc.) (Beiser, 2005 ; Legault et al., 1996 ; Hyman, 2001). Ainsi, sans évacuer les autres explications possibles telles que la nature de la maladie, la dynamique relationnelle, les soignants, les représentations de la maladie, il est ici proposé de prendre également en considération l’incidence que la satisfaction des besoins, tels que l’alimentation, le logement, la santé, l’éducation, l’emploi et l’insertion sociale, peut avoir en tant qu’élément pouvant favoriser l’adhésion à la médication préventive offerte dans le cas de la TB-latente.
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En effet, une telle proposition permet de mettre en lumière les différences intragroupes, mais également extragroupes en positionnant le questionnement d’une manière plus globale et en interrogeant la position d’un groupe donné au sein de la société d’accueil. L’insertion sociale et économique variant parfois selon la région d’origine, il importe de prendre en considération ces différences. Par contre, tout en évitant les généralisations, les différences entre les individus composant un groupe donné (p. ex. : niveau de scolarité, revenu, type de migrant, type de structure familiale, etc.) doivent également être considérées. Ainsi, la logique probabiliste, prônée par le monde biomédical, est donc une logique parmi d’autres. L’appliquer à des groupes précis, voire à une population entière, nie la diversité et la pluralité des perceptions possibles en imposant une ligne de conduite dite rationnelle ou logique. Tel que mentionné précédemment, le rapport au risque varie considérablement en fonction des caractéristiques individuelles de chaque personne (âge, genre, etc.) mais également en lien avec la précarité économique ou l’appartenance à un groupe donné. Les divers comportements sont donc raisonnés et vécus différemment et aucune logique n’est transposable à l’ensemble des individus. Chaque groupe (et/ou personne) construit ses risques dans ses propres limites de l’acceptable. Par conséquent, le risque épidémiologique est un construit social au même titre que les autres types de risques. Pour ces raisons, il s’avère problématique d’utiliser cette notion en tant que réalité absolue, car les pratiques sociales échappent en grande partie à cette logique probabiliste prônée par l’épidémiologie. De manière consciente ou inconsciente, les conduites à risque d’un individu ne sont pas toujours perçues ou vécues comme telles : « Cela ne nie pas l’existence du phénomène, mais sa formulation en termes de risque n’en est qu’une version parmi d’autres » (Fabre, 1998, p. 25). En abordant le rapport au risque et aux rationalités divergentes, Massé (2003) rappelle que : « L’anthropologie […] peut contribuer au débat sur l’éthique en balisant les limites d’une analyse strictement rationnelle des comportements reliés à la santé, en démontrant que les choix rationnels sont généralement influencés par des contraintes socioculturelles qui déterminent la valeur relative des diverses finalités des comportements » (Massé, 2003, p. 34). On ne peut donc pas se permettre de penser l’ensemble des comportements à risque en tant qu’irrationnels. En faisant des programmes de prévention et de promotion de la santé se basant sur la planification raisonnée du risque, il est donc possible d’engendrer un non-respect éthique des diverses logiques en jeu.
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Pour conclure cette section, il importe de mentionner que l’anthropologie a su sensibiliser le monde biomédical (et plus particulièrement la santé publique) aux réalités pluriethniques, aux dimensions communautaires, aux savoirs locaux ainsi qu’à l’inéluctabilité d’une approche contextualisée des comportements à risque (Bibeau, 1997). Par contre, bien que la discussion soit entamée, il n’en demeure pas moins que plusieurs questions restent en suspens et que la multidisciplinarité ne peut qu’en favoriser la résolution.
CONCLUSION Les différents enjeux liés à la TB sont donc indissociables les uns des autres et une analyse complète va de pair avec une vision holistique de la maladie et des différents facteurs qui y sont associés. La compréhension du local passe par celle du global et ne peut en être séparée. De plus, les mouvements migratoires, qui sont souvent associés à la recrudescence de la TB, doivent être réinterprétés à la lumière des trajectoires pré et postmigration pour tenter de comprendre qui migre, mais également quelles sont les conditions d’accueil par la suite. Au sein de la littérature, la vulnérabilité semble régulièrement associée à son caractère endogène, c’est-à-dire au corps biologique de l’immigrant alors que les conditions sociales, telles qu’elles furent discutées, peuvent jouer un rôle primordial dans le développement de la maladie. Au plan préventif, certains groupes sont dits à risque, mais il importe de se questionner sur la raison de cette vulnérabilité et sur les diverses conditions qui font de ces individus des « malades potentiels ». La question de l’adhésion interroge également les interprétations qui peuvent en être faites : sociale, culturelle et relationnelle sont toutes des possibilités proposées par la littérature. Ainsi, la question des groupes à risque et de l’adhésion vient positionner le corps individuel du migrant en resituant ses caractéristiques propres (biologiques, culturelles, etc.) ou encore son corps social, c’est-à-dire les conditions quotidiennes de vie, le racisme, l’exclusion sociale, la précarité économique, etc. Enfin, de par la diversité croissante des patients, il est important pour le personnel soignant de considérer l’impact des facteurs socioculturels sur la santé, sur les comportements qui y sont liés et sur la prise en charge des patients pour ainsi aider à fournir des soins centrés sur les besoins de ces derniers. L’anthropologie peut aider à atteindre ce but en mettant de l’avant des analyses micro et macrosociales des divers problèmes de santé et ainsi prendre en considération l’histoire, les relations de pouvoir endogènes et exogènes, l’économie, bref l’environnement dans son sens le plus large.
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Il est essentiel d’adopter une perspective socioculturelle qui permettra de « contextualiser » les actions des acteurs sociaux à partir d’un contexte doté d’ampleur et de profondeur. Par ailleurs, cette prise en compte des dimensions socioculturelles doit également considérer que, bien que tous les acteurs sociaux soient détenteurs de pouvoir, il existe au sein des sociétés des inégalités et des rapports de pouvoir qui invariablement ont des incidences au niveau micro et individuel (Roy, 2002, p. 25)
Par exemple, dans le cas de la TB, la prévention doit avoir lieu, mais les interventions mises de l’avant pour régler les problèmes pourraient aussi avoir une portée plus globale qui s’inscrit non seulement dans le corps biologique, mais également dans le corps social et politique. De plus, la question de l’adhésion est également un exemple pertinent de l’importance du macrosocial dans la compréhension des comportements dits à risque. La prise en charge médicale centrée sur le patient (plutôt que sur le traitement de la maladie) considère donc le malade dans son contexte biopsychosocial afin de répondre à ses besoins spécifiques et uniques qui permettent de lier les éléments microsociaux, qui, à un plan individuel, sont partie prenante du vécu des individus, aux éléments plus macrosociaux qui viennent teinter cette réalité.
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C H A P I T R E
3 PASSAGES À RISQUE Regard anthropologique sur la notion de risque dans les cycles de vie Marguerite Soulière
Depuis toujours, les événements des cycles de vie scandent le temps et chargent de sens l’être et le devenir des humains. Longtemps, et encore aujourd’hui dans bien des endroits du monde, l’imprévisible, le danger, la fragilité, le désordre voire le chaos entourant la naissance, la puberté, le vieillissement, la maladie et la mort ont été considérés, sans pour autant être souhaités, comme des remous qui jalonnent le cours de l’existence. C’est lors de ces moments d’incertitude que se manifestent le plus clairement aux individus, aux communautés et aux sociétés les enjeux de vie et de mort qui les traversent complètement. Depuis la nuit des temps les sociétés inventent des rituels pour souligner et faciliter les trois étapes du passage lors des cycles de vie : d’abord la mort d’une identité (état ou statut) ritualisée par la séparation ; ensuite la transition, associée au seuil (limen en latin), et symbolisée par la fragilité, la désintégration, voire la mort ; et finalement la réintégration, marquée par la reconnaissance par le groupe de l’acquisition de la nouvelle identité (statut ou état) (Van Gennep, 1960). À l’étape liminale, entre-deux, se rattache une suspension des règles sociales qui marque la non- appartenance tant au monde que l’individu est en train de quitter (l’enfance pour
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l’adolescent) qu’à celui qui l’attend (le monde des adultes). Dans ce nonlieu, la personne en transition est considérée comme symboliquement (ou réellement) dangereuse, tant pour elle-même que pour sa communauté (Turner, 1977, p. 108). Pour assurer la protection de l’individu et la stabilité du groupe, les sociétés mettent en place des systèmes d’accompagnement qui encadrent la personne vulnérable et orientent le désordre temporaire vers l’affirmation de la nouvelle identité. Apparaissant comme des brèches dans le déroulement des jours, des mois et des années, c’est souvent lors des événements des cycles de vie que se transmettent les valeurs fondamentales, que se renforcent et se reformulent les identités et que se consolident les réseaux d’appartenance. Variant à travers le temps et les lieux, ces dispositifs renvoient à la diversité des principes d’organisation sociale et politique des groupes qui les produisent. Aujourd’hui en Occident, la naissance, la puberté, la ménopause1, la maladie et la mort sont prioritairement prises en charge par le système de santé, institution pivot des nouvelles formes de gouvernementalité (Rose, 1999 ; Massé, 1998). Prenant le relais des autorités morales et religieuses, les experts en santé prescrivent, interdisent, dictent ce qui doit être fait et évité (Lupton, 1993 ; Massé, 1998 ; Laplantine, 1986, p. 375). La gestion sanitaire des événements des cycles de vie priorise et souvent se limite à la surveillance des écarts possibles par rapport à une norme institutionnelle, appuyée, « normalisée » par des études populationnelles (Foucault, 1997). Elle se fait le plus souvent au prix d’une désappropriation individuelle et collective. En lieu et place de l’inscription symbolique des événements des cycles de vie et de la célébration de leur potentiel de développement, une impressionnante opération de contrôle et d’évitement des déviances, donc des dangers potentiels, est mise en place. Au cœur de cette opération, le risque fait figure d’autorité. Bien qu’il jouisse de l’« aura de scientificité » qui entoure les données en chiffres aujourd’hui (Douglas, dans Lupton, p. 426 ; Peretti Wattel, 2000, p. 18), le risque n’est pas neutre. Il est à la fois posé comme donnée objective, calculé, tout en étant subjectivement construit et perçu. Ce qui devient à risque varie selon les époques, les lieux, les sociétés et les cultures. La perception des risques fluctue également suivant les personnes, les groupes, et leurs positions sociopolitiques (Douglas dans Calvez, 1993, p. 77).
1. Le passage entre la fin de la jeunesse et le début de la vieillesse chez les hommes commence à peine à être évoqué. Cela se limite encore le plus souvent aux clichés qui oscillent entre le démon du midi et le Viagra.
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La notion de risque a donc une histoire2, une trajectoire sémantique et politique. Son omniprésence dans le monde actuel et sa tendance naturelle à proliférer partout (Ewald, 1986, p. 20) reposent sur des fondements idéologiques, économiques et politiques propres à notre époque. Cette vision « à risque » du vivant, l’appel constant à cette logique pour situer les manières diversifiées d’être et de faire (Castel, 1981) et les projeter sur une échelle graduée du normal à l’anormal, voire au pathologique, tout cela produit des effets (et informe) sur le développement des identités des personnes, des groupes, des sociétés en Occident aujourd’hui. Ce texte est une réflexion principalement issue de deux recherches ethnographiques, une en cours en Estrie au Québec sur l’adolescence des garçons (Soulière, 2007) et une sur la ménopause menée à La Havane entre 1999 et 2000 (Soulière, 2001). Il en est ressorti un questionnement sur l’impact et la portée des discours du risque quand il s’agit d’adolescence et de ménopause. Déjà observées en sociologie et en anthropologie de la santé, les nouvelles formes de gestion des risques en cours aujourd’hui en Occident tendent à éliminer « certaines dimensions anthropologiques trop investies de sens pour se prêter à une instrumentalisation rigoureuse […] ainsi le caractère symbolique du langage, […] le projet de maîtriser son environnement social, […] l’intention de se réapproprier son histoire » (Castel, 1981, p. 204). Il est apparu en effet que la notion de risque fait fi du temps et de l’espace : elle ignore les ancrages particuliers des personnes, leurs multiples appartenances, leurs histoires individuelles et collectives. L’idée du risque se rapproche beaucoup plus de la peur de mourir que du désir de vivre. Qu’il s’agisse de changements de comportements ou d’entourage des adolescents, des transformations hormonales à la ménopause, toute transition est abordée d’abord en termes de pertes ou de dangers, de dysfonctionnements, de dérapages potentiels. Une distanciation par rapport à l’apparente inévitabilité de cette notion fut nécessaire, pour comprendre d’abord d’où venait cette appréhension morbide du vivant et ensuite pour saisir toute la richesse, la complexité et la diversité de l’expérience des personnes au-delà des dangers réels ou symboliques qu’elles peuvent courir lors des moments charnières de la vie. C’est en prenant appui sur ces recherches que je tente dans ce texte de poser un regard anthropologique sur la notion de risque. Je le fais avec les outils théoriques et méthodologiques développés par des anthropologues
2. « La notion de risque apparaît au cours du xvie siècle dans le contexte des jeux d’argent pour désigner la combinaison entre la probabilité d’un événement et les gains et pertes qui en résultent » (Calvez, 1993, p.75).
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médicaux qui superposent à une conception biomédicale du corps, de la santé et de la maladie des dimensions symboliques, politiques et expérientielles (Scheper-Hughes et Lock, 1987). Ces dimensions sont les trois axes d’inspiration de ce texte. Le texte se présente comme suit : après cette introduction, la première partie (sections 1 et 2) touche les ancrages historique, politique, économique et idéologique de la notion de risque dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui ; la seconde partie (section 3) présente l’application de cette notion aux événements des cycles de vie, plus spécifiquement, à l’adolescence des garçons et à la ménopause des femmes.
1. LA SYMBOLIQUE DU RISQUE OU LA GESTION MODERNE DE L’INCERTITUDE L’omniprésence de la notion de risque dans l’approche du vivant en général et du corps en particulier relève certes de son efficacité instrumentale (un concept mathématique simple et facilement utilisable) mais aussi symbolique. En effet, le risque ne désigne pas « une catégorie d’événements particuliers, mais une façon de se représenter les événements, de les objectiver, étendue sans cesse à de nouveaux objets » (Peretti Watel, 2000, p. 48). Les études transculturelles sur la santé, la maladie, et les conceptions corporelles ont démontré à quel point le corps est une métaphore qui illustre la vision du monde et les enjeux sociaux en cours dans les sociétés qui les produisent (Douglas, 1970). Les humains transposent le fonctionnement de leur société sur la manière qu’ils ont de concevoir leur corps, un corps en santé, un corps malade. Selon Janzen (1981, dans ScheperHughes et Lock, 1987, p. 20), on retrouve dans toute société une vision utopique de la santé qui se reporte et se projette symboliquement à la fois sur le corps et la société. Or, en Occident aujourd’hui, le risque est une notion permutable autour de laquelle s’articule autant ce qui relève du privé, de l’intimité individuelle (manger, boire, bouger, aimer, s’amuser, être parent, etc.) que de la sphère publique, des intérêts collectifs (protection de l’environnement, développement socioéconomique, etc.). D’intéressants liens sémantiques et politiques se dessinent ainsi entre les deux.
1.1. LES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES AUJOURD’HUI Au début des années 1980, après la croissance économique sans précédent de l’après-guerre, les sociétés occidentales modernes ont été forcées de faire face à l’incertitude. En effet la modernité s’était construite sur la base
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des certitudes promises par la rationalité positiviste. Les penseurs de la modernité voulaient mettre fin aux peurs irrationnelles générées par l’incapacité des humains à prédire et à expliquer les événements et le vivant en général autrement que par le surnaturel. La modernité, pensaient ces sociétés émergentes, allait capter le réel, le prédire, le gérer et le transformer en s’appuyant sur les promesses de vérité de la méthode scientifique. Le développement rapide et efficace de ces connaissances, au cours des deux siècles qui suivirent, permit effectivement l’explosion industrielle et technologique que nous connaissons et sur laquelle s’est bâtie la richesse de l’Occident. Cependant, une suite d’accidents technologiques majeurs survint au début des années 1980 (Three Mile Island, en 1979 ; Bhopal en 1984 ; Tchernobyl en 1986), suivie durant les années 1990-2000 de graves crises liées à la contamination du sang, des eaux et des animaux, dont il avait été impossible de prédire l’occurrence ni après coup de connaître la durée et l’étendue des effets dévastateurs (Burton-Jeangros, 2004). Deux piliers des sociétés occidentales se lézardèrent alors : la science comme certitude et le progrès technologique comme principe moteur du développement. Ces événements critiques marquèrent en Occident la transformation des sociétés industrielles en des sociétés du risque, faisant ainsi référence à « cette étape du processus de modernisation dans laquelle les risques sont le produit même du développement industriel et échappent au contrôle des institutions » (Burton-Jeangros, 2004, p. 41). Pour la première fois de l’humanité, nous dit Ulrich Beck (2001), la plus évidente menace qui pèse sur les sociétés du risque ne viendrait pas de l’extérieur mais plutôt de l’intérieur. Le risque d’accident nucléaire, de contamination de l’eau et de l’air, de la mort des forêts pèse désormais sur l’ensemble des membres des sociétés, dans une répartition (presque) égale et diffuse. Contrairement aux sociétés industrielles, organisées autour d’une logique de classes, qui poursuivaient un idéal d’égalité, les sociétés du risque recherchent avant tout la sécurité. Beck poursuit : « Tandis que l’utopie de l’égalité est riche d’une quantité d’objectifs de transformations sociales à contenu positif, l’utopie de la sécurité reste singulièrement négative et défensive : au fond, il ne s’agit plus d’atteindre quelque chose de bien, mais simplement d’empêcher que ne se produise le pire » (Beck, 2001). Ce climat d’incertitude et cette double perspective de menace intérieure et d’évitement du pire qui en découle se retrouvent également avec force au plan géopolitique et économique. Le nouvel ordre du monde, mis en place depuis la dissolution du bloc de l’Est, ébranle aussi les certitudes en regard du pouvoir des États-Nations et de leurs frontières. L’expansion des pouvoirs des institutions économiques transnationales (FMI, OCDE,
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BM), l’explosion des communications et des ententes de libre-échange, la mondialisation généralisée des marchés, les déplacements des populations et des entreprises, tout cela participe à une reconfiguration des forces géopolitiques et économiques et contribue au sentiment de perte d’emprise sur le présent et d’incertitude face à l’avenir. Les politiques institutionnelles, en éducation notamment, se développent sous la pression de vouloir « faire face à la puissante compétition mondialisée3 ». Se moulant de plus en plus à ces nouveaux impératifs, les États entretiennent un rapport au monde au sein duquel chaque nation est avant tout menacée d’être exclue et laissée pour compte dans l’échiquier mondial. Sous ce rapport, l’esprit du « Québec lucide4 » intègre brillamment la logique structurale des sociétés du risque : le Québec est menacé d’un important déclin économique, voire de disparition, pendant que la plus grande menace à sa survie se trouve à l’intérieur. Gare au Québécois rêveur, utopique, peureux, jouissif et paresseux ! On serait tenté de voir dans le rappel de la menace terroriste depuis le 11 septembre 2001, sous forme d’alertes intermittentes dont la teinte indique le taux de probabilité (de jaune à orange, à rouge…), une duplication imagée des nouvelles représentations des sociétés occidentales. Dans les sociétés du risque, le climat de menace reste très vivant. Même si le risque comme tel n’est pas palpable, il est toujours là sans vraiment exister (Peretti-Watel, 2000 ; Burton-Jeangros, 2004).
1.2. LA NOTION MODERNE DU RISQUE Issue de cette ambiguïté, la notion moderne du risque s’est développée dans un double discours : celui de la menace et du contrôle (Peretti-Watel, 2000). Le risque est une menace, renvoyant au potentiel destructeur (autodestructeur) de nos sociétés et implicitement à l’incertitude qu’il laisse planer. En écho à cette troublante et diffuse inquiétude, la notion de risque devient un outil de contrôle, un moyen rationnel d’avoir emprise sur le présent et de « coloniser le futur » au moyen de calculs probabilistes menés à grande échelle.
3. L’introduction des plans stratégiques évoque le plus souvent cette idée pour justifier les réformes et les restructurations. 4. En référence au manifeste « Pour un Québec lucide » signé par douze personnalités québécoises, dont l’ex-premier ministre Lucien Bouchard, et publié le 19 octobre 2005.
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C’est ainsi que la notion de risque s’est insérée dans toutes les sphères de la vie et est devenue aujourd’hui en Occident le concept-clé pour appréhender le monde. En plus d’être global, écologique, terroriste, financier, social et politique, le risque est aussi physique, psychologique, émotionnel, local, personnel, familial. C’est aussi dans le contexte des sociétés du risque, en lien avec la détérioration de l’environnement et les menaces de ratés technologiques, que le risque a connu un glissement sémantique (Lupton, 1993, p. 426). Au départ, le risque était une notion mathématique neutre, appliquée au calcul des probabilités. Il indiquait les chances que survienne un fait, positif ou négatif. Aujourd’hui, le risque est exclusivement synonyme de danger. Ce changement est issu de l’ampleur de la menace que cet indicateur peut signifier en termes de catastrophes écologiques et conséquemment, nous en sommes témoins de plus en plus, de drames humanitaires5. Le risque se définit maintenant comme « la probabilité que surviennent un danger potentiel et des conséquences indésirables » (traduction libre, Douglas dans Lupton, 1993, p. 426). C’est avec cette connotation de dangerosité que la notion de risque a envahi ces dernières décennies, le champ du social et de la santé. Observant ce changement dans ses études culturelles du risque, Mary Douglas (1990) a établi des parallèles entre la fonction symbolique du mal (sin, péché), de la contamination, de la souillure et celle de la notion moderne de risque. Dans toutes sociétés, ce qui est considéré comme souillé, pollué, contaminé est associé à quelque chose qui n’est pas à sa place, qui dérange l’ordre social et politique. La souillure, tout comme la notion de risque nous dit-elle, n’est pas une propriété neutre, mais bien une représentation toxique, néfaste ou fragile qu’on se fait d’un objet, d’une personne ou d’un groupe, d’un lieu, d’un produit, d’une conduite dans un lieu donné à un moment donné. Il en va donc de la protection de l’ordre social et idéologique de dépister, encadrer, contrôler et éventuellement exclure ce qui représente un risque trop élevé. Les catégorisations de ce qui est considéré « à risque » sont en ce sens historiquement et contextuellement construites et procèdent de mécanismes de régulation sociale. Le champ qui jouit de la plus efficace légitimité pour catégoriser les personnes, les conduites, les lieux, les nourritures, etc. est sans conteste la santé (avec le juridique qui la côtoie et la prolonge). Les institutions de santé, la santé publique notamment, traite des questions qui touchent l’ensemble des humains, qui traversent l’espèce humaine, comme la reproduction,
5. Les tsunamis dans le Sud-Est asiatique et le raz-de-marée à la Nouvelle-Orléans, notamment.
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la sexualité, la croissance, la maladie, la mort, incluant il va sans dire, les événements des cycles de vie. C’est ce que Foucault appelle le biopolitique. Sur un autre plan, qui rejoint et met en opération le biopolitique, la santé publique s’adresse aux corps individuels, véritable site privilégié pour exercer le contrôle social, pour interpréter l’ordre et le désordre, pour amener les personnes à s’éloigner des dangers et assurer leur sécurité, bref pour les discipliner à agir en conformité avec la norme établie (Foucault, 1997). Dans sa double efficience à la fois populationnelle et individuelle, la santé publique joue dans les sociétés du risque un rôle crucial dans les définitions du bien et du mal et dans le contrôle des personnes, des groupes, des conduites, des produits, etc. Elle est devenue l’instance première qui donne forme et force au corps politique (Lupton, 1993 ; Massé, 1998 ; Burton-Jeangros, 2004). Comment s’y prend-elle ?
2. LA POLITIQUE DU RISQUE ET LA GESTION MODERNE DE LA NORMALITÉ La notion de risque « est capitale dans le langage de la santé publique » (Salmi, 1993). Elle s’articule autour de la double rhétorique de la menace et du contrôle. Dans ce champ, la menace est « extérieure » (on pourrait ajouter à son contrôle) et se connote de l’impuissance qu’affiche cette institution à agir à un niveau macro-politique en matière de conflits, de gestion préventive de l’environnement et des conditions objectives d’existence (surcharge, stress au travail, pollution atmosphérique). En effet, la santé publique est plutôt silencieuse et regarde les états légiférer frileusement, captifs, plaident-ils, des conséquences économiques et politiques qu’entraîneraient à court terme d’éventuelles régulations (Lupton, 1993). Par ailleurs le contrôle des risques « intérieurs » s’exerce efficacement sur les individus. Les campagnes de sensibilisation de masse véhiculent l’idée que ce sont avant tout les personnes qui sont porteuses et génératrices de danger pour elles-mêmes (et pour les autres) à travers leurs habitudes de vie, leurs moyens de transport, leurs activités, leur travail, leurs amours, leurs plaisirs. Ici le risque, ou plutôt l’évitement des risques, devient une question de gestion personnelle et de responsabilisation individuelle. Les discours et les pratiques en santé publique (prévention et promotion de la santé) sont fondés sur l’épidémiologie qui se décrit comme « l’étude, dans des populations définies, de la distribution et des déterminants des maladies et d’autres états et événements concernant la santé ; et l’application
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de cette étude à la prévention des problèmes de santé » (Salmi, 1993, p. 63). La notion de risque en épidémiologie se définit comme la « probabilité qu’un événement va survenir, c’est-à-dire qu’un individu va devenir malade ou va mourir pendant une période donnée » (Salmi, 1993, p.64). Le risque est donc une probabilité de morbidité et de mortalité. Comme toute probabilité, le risque n’a de sens qu’appliqué à son objet, en l’occurrence une population, et pourrait difficilement rendre compte de la réalité d’un individu ou d’un groupe restreint (Salmi, 1993, p. 64). C’est pourtant sur les individus et les groupes que sont transposées et appliquées les informations populationnelles sans que soient pris en compte l’expérience des personnes, les contextes biographiques et sociohistoriques. L’épidémiologie (le calcul des risques) procède d’une mise en rapport de certains groupes de personnes, de certaines conduites, et de certains facteurs reliés. Le concept de « groupe à risque » provient de l’utilisation du risque, au siècle dernier, pour classer les individus en fonction des caractéristiques et des performances individuelles, comparées à la moyenne obtenue dans l’ensemble d’une population. Selon le sociologue statisticien Peretti-Watel (2000), « la moyenne est considérée comme norme et la société est conçue comme un système mécanique, dont le centre de gravité est l’homme moyen ». Ainsi la déviance peut-elle être statistiquement définie comme un écart significatif à la moyenne observée sur l’ensemble de la population. À l’intérieur des groupes à risque, les « comportements à risque » sont des caractéristiques plus spécifiques d’individus regroupés en souspopulation exposée à une plus grande probabilité d’occurrence d’un problème social ou sanitaire. Le risque devient alors synonyme d’anormalité, d’inadaptation ; celui qui s’écarte trop de la norme devient un risque (un danger) au sens large, qu’il s’agisse d’une personne atteinte d’une déficience ou d’une maladie mentale ou physique qui impose une charge, un coût à la collectivité, ou un délinquant qui la menace directement, comme une gang de rue6 criminalisée, par exemple. Sous ce rapport, Castel (1981) se préoccupe des nouvelles balises qui délimitent le normal et le pathologique. En effet, sous le couvert de la désinstitutionnalisation des problèmes psychiatriques, la frontière claire qui auparavant séparait le fou malade mental « à enfermer à l’asile » du reste de la population s’est effacée pour faire place à une gestion élargie du « normal ». Cette nouvelle gouvernance englobe de manière inclusive une population beaucoup plus large s’adaptant ainsi aux nouvelles exigences des sociétés néolibérales qui demandent aux individus des capacités remarquables d’autogestion et d’autorégulation. Cette reconfiguration (qui déborde
6. Je suis ici l’usage québécois traditionnel qui féminise le mot « gang ».
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largement le champ de la santé mentale) permet donc de former de nouveaux groupes à risque à partir des écarts, des lenteurs, des difficultés que posent certaines personnes à s’inscrire de plain pied dans un ordre social de production, de consommation et de communication. Les dispositifs de surveillance et de contrôle des individus et des groupes opèrent aujourd’hui, par ce que Foucault appelle les microphysiques du pouvoir. Il s’agit d’amener les personnes à intégrer la norme, à s’autocontrôler pour se conformer à ce que la société attend d’elles. Ce qui diffère ici des balises que les groupes humains ont de tout temps imposées aux individus c’est l’intention et le calcul dans la poursuite d’objectifs idéologiques et politiques particuliers et d’atteintes de résultats en matière d’économie (Rose, 1999). Ainsi en se préoccupant des intérêts individuels et collectifs par la prévention et de promotion de la santé, la santé publique assujettit les personnes à une norme, doublement construite, idéologiquement (normalité prédéfinie) et mathématiquement (reportée dans des calculs statistiques de moyenne). Le risque est d’une indéniable efficacité dans le processus d’assujettissement, dans l’incorporation de normes qui s’activent de l’intérieur. Il associe étroitement l’idée de mal, de maladie, de souffrance et de punition à la non-conformité aux prescriptions normatives, médicales et sociales. On assiste à une sophistication du corps politique auquel fait référence Raymond Massé (1998) quand il cite Lecourt : « Dans les sociétés libérales, le contrôle social passe donc par une honte intériorisée de ne pas être sain, énergique et productif, mais surtout de ne pas avoir tout fait en son pouvoir pour maintenir sa santé » (Massé, 1998, p. 161).
3. PASSAGES À RISQUE L’adolescence des garçons et la ménopause des femmes illustrent bien comment se construisent les représentations pathologiques lorsque le corps s’insère dans des espaces d’ambiguïté et d’incertitude. La mise en parallèle de ces deux événements du cycle de vie aide à comprendre qu’à travers ces moments se tisse une idéologie morbide du vivant. Derrière une série de prescriptions et de proscriptions pour la prévention ou la promotion de la santé, se lisent les paradoxes et les enjeux des sociétés occidentales d’aujourd’hui.
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3.1. PATHOLOGISATION DE L’ADOLESCENCE DES GARÇONS Au Québec (et en Occident), l’adolescence est d’emblée associée à une série de dangers (dépression, toxicomanie, décrochage, violence, suicide, sida). Renforcée par les médias, cette mise en avant des conséquences extrêmes des conduites des adolescents (masculins surtout) participe à construire une inquiétante image de la jeunesse, constituée en un nouveau groupe à risque, et d’en faire un problème de santé publique, et ce, malgré le fait que la grande majorité des jeunes se portent bien. Pourquoi faisonsnous aujourd’hui cette lecture si inquiétante, si problématique des conduites des jeunes ? Ce n’est pas nouveau que l’adolescence soit associée au danger, danger pour les jeunes eux-mêmes et pour la société en général. On pourrait même dire que c’est sur des peurs émergeant aux moments charnières des sociétés occidentales que s’est construite cette catégorie de l’adolescence. Le terme adolescence prend toute sa force, au point d’être associé à un nouveau phénomène de la modernité au xixe siècle, lors de l’ouverture des écoles secondaires pour les garçons de la bourgeoisie. Ces nouvelles institutions poursuivaient un double objectif : celui d’instruire les enfants de la classe privilégiée en les tenant à distance de l’espace public, et celui de garder sous surveillance ces jeunes pubères aux prises avec les tentations de la chair, de « contenir les forces souterraines de la génitalité à l’œuvre à cet âge ». Au xixe siècle, Foucault nous le rappelle dans « L’Histoire de la sexualité » (1976), la sexualité, considérée comme une sérieuse menace, tant pour les individus que pour la société devint objet d’intérêt, de recherche et de contrôle social. Dans ce contexte, l’adolescent devient porteur de danger, danger pour l’individu qui doit assumer sa capacité sexuelle et danger pour la société qui redoute les révoltes de ces êtres « excessifs ». C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que la notion d’adolescence en Occident prend de plus en plus d’espace dans la pensée sociale comme un intervalle significatif dans le développement psychologique et sociologique de la personne. À ce moment, une classe de jeunes se distancie de manière critique des valeurs dominantes de la société. La jeunesse est de plus en plus considérée socialement comme une masse étrangère, un groupe à part, une caste, une tribu, et plus sympathique, une sous-culture. À la fin des années 1950, l’adolescence est devenue un état légal et social, qu’il faut discipliner, encadrer et protéger (Passerini, 1996, p. 378). Durant les années 1960, la classe privilégiée de la société américaine s’inquiète des capacités de sa progéniture de poursuivre le rôle leader de leur pays dans le monde occidental. En toile de fond de ces préoccupations, le contexte de la guerre froide et ses « profondes anxiétés » liées à l’imminence possible
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d’un conflit atomique. Le procès et l’exécution des époux Rosenberg7 ainsi que l’envoi des missiles soviétiques vers Cuba exacerbèrent ces angoisses. À cela s’ajoutèrent les profonds changements qui commençaient à ébranler les sociétés occidentales à cette même époque : ruptures dans un ordre social hiérarchique et sectaire à travers de vastes mouvements de libération sexuelle, raciale, nationale et religieuse, notamment. L’adolescence devint donc la cible de l’expression des craintes et des angoisses inhérentes à ce moment de transition (Passerini, 1996, p. 387). Ces moments clés de la construction de l’adolescence en Occident nous montrent une catégorie sociale étroitement liée aux préoccupations sociopolitiques. L’adolescence apparaît d’une part comme un site pour cristalliser les peurs et les inquiétudes d’une société à ce moment de son histoire et de l’autre pour justifier un contrôle accru et assurer l’ordre et la stabilité sociale et politique. Aujourd’hui, alors que nous assistons à un autre temps fort des préoccupations au sujet de l’adolescence, c’est le discours de santé publique qui prend le relais de la mise en œuvre de mécanismes de surveillance et de contrôle. La compréhension du sujet se fait du dehors. Ce n’est pas tant l’expérience des adolescents dans un temps présent et un espace socioculturel donné qui est objet d’intérêt, mais plutôt l’interprétation hygiénique de leurs conduites. Tout devient objet d’inquiétude : la télé, Internet, la musique trop forte ou le texte des chansons, la consommation d’alcool, de drogues, de cigarettes, le trop de nourriture ou pas assez, l’excès ou le manque de sommeil ou de solitude ; la sexualité, les marquages corporels, les sports de glisse, les rassemblements, les cris, les bagarres. Bref, les conduites, les débordements fréquents à l’adolescence sont associés d’emblée à des risques d’accidents, de dérapages et de dérives. Les campagnes de prévention saturent l’univers des adolescents d’un ensemble de prescriptions et d’interdits qui balisent étroitement le souhaitable, l’acceptable et le tolérable. La promotion de l’adolescence saine se fait à partir de stratégies béhavioristes qui encouragent les jeunes à éviter tout comportement à risque qui pourraient nuire au développement optimal de leur corps et leur être en général.
7. Julius et Ethel Rosenberg furent jugés coupable d’espionnage au profit de l’URSS et exécutés en 1953. Ils auraient transmis des informations permettant à leur pays d’origine de confectionner la bombe atomique.
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Une herméneutique du risque émerge des discours inquiets et normatifs au sujet de l’adolescence. À la préoccupation de contrôler le présent et le futur des adolescents, qui transparaît à la surface, s’entremêlent celles plus complexes et plus diffuses au sujet d’un futur collectif (en tant qu’humanité, société, peuples et cultures etc.). En effet, les discours dominants en santé, éducation et intervention psychosociale, corroborés par les écrits sociologiques et psychanalytiques, s’harmonisent autour de trois thèmes principaux qui sont autant de signes récurrents dans la description et le marquage de notre époque : le brouillage des frontières générationnelles, l’effritement de la solidarité sociale et la perte de sens et de valeurs. Sur un autre plan, ce qui ressort du corpus de lecture sur la problématique des adolescents c’est une difficulté que partagent largement les adultes qui les entourent, à la maison, à l’école et dans la société en général. Il s’agit en fait de ménager un espace à l’incertitude propre au passage à l’adolescence. À défaut d’avoir une emprise sur un monde qui leur échappe et d’arriver ainsi à donner un sens, une direction aux adolescents en devenir, les adultes, les parents, les professionnels, les intellectuels se replient, se désolent et s’inquiètent. La mise en contexte (et en perspective) des discours qui se formulent, se réitèrent et s’intègrent comme des vérités (les discours du risque, notamment) au sujet des adolescents offre la possibilité de poser un regard différent et d’aborder l’adolescence de manière à se rapprocher du vivant. Pour illustrer cette potentialité, deux pistes issues des données de ma recherche en cours sur l’adolescence sont ici évoquées. La première est en lien avec les préoccupations entourant la variabilité des structures familiales, qui seraient, d’après le découpage du réel opéré par les institutions, un facteur de risque dans le développement des enfants. Suivant les données de cette étude, les adolescents nuancent cette connotation pathogénique des transformations familiales en évoquant une notion de famille souple et non exclusive. Pour eux, des relations significatives peuvent s’établir à l’extérieur des frontières de la famille, celle-ci n’étant pas considérée comme cadre de référence unique et central. Plus d’une histoire de « deuxième famille », de chaleur et d’écoute jalonnent les entrevues. Pour l’adolescent accueilli, cela correspond à un autre lieu de référence significatif qui complète sa famille immédiate, celle-ci pouvant être limitée sous certains rapports et appropriée sous d’autres. Que ce soit auprès d’amis, de professeurs, d’entraîneurs plus marquants ou encore dans une famille amie ou élargie, les jeunes démontrent une facilité à dépasser les limites de leur milieu familial immédiat et à bricoler, à même les ressources qui les entourent, un ensemble de références, de
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points de repères pour se forger leur identité et leur sécurité. Il y a tout lieu de croire que la catégorisation des adolescents en fonction de la structure de leur famille soustrait à la compréhension le sens véritable de cette donnée, à savoir les liens d’attachement et d’appartenance qu’entretient un jeune avec son milieu. En ce sens, il serait plus près du vivant de prendre en compte la nuance qu’apportent les adolescents dans la notion de famille et de s’ouvrir à la diversité de références significatives dans la vie d’un jeune avant de le catégoriser « à risque » ou non d’après son modèle de structure familiale. La deuxième piste inspirante à laquelle conduisent les données de mon étude questionne la manière de regarder et de penser l’adolescence. La porte d’entrée de l’adolescence est essentiellement un tableau sommaire de comportements ou de phénomènes qui risquent de toucher les enfants à ce moment de leur vie : consommation de cigarettes, de drogues, d’alcool, rapports sexuels non protégés, vitesse, jeux « extrêmes », décrochage scolaire, gangs de rue, taxage, violence, dépression, suicides, troubles alimentaires, grossesses, etc. L’attention première est ainsi portée sur ces composantes « à risque » de l’adolescence et sur l’accompagnement orchestré en fonction de la prévention ou de la correction des comportements. En abordant cette étape de transition selon une perspective de santé et de sécurité, l’ordre social est certes maintenu mais cela ne gomme-t-il pas la reconnaissance de l’adolescence comme étape de croissance ? En divisant les actions et les personnes en fonction des comportements (à éviter), cela n’esquive-t-il pas le sens et le contexte transitoire de l’adolescence ? Les adolescents sont étonnamment conscients du processus de croissance qu’ils sont en train de vivre. Ils recadrent constamment leurs débordements, leurs excès, leurs défections dans un espace clairement délimité dans le temps. Pour la plupart d’entre eux, l’âge, les responsabilités, les études ou le travail auront raison de leurs conduites, leurs expériences, leurs « premières fois ». Ce qui ne les empêche pas d’accorder une importance primordiale aux écarts, nécessaires, semble-t-il, à leur passage d’enfant à homme. C’est de cette manière qu’ils apprendront, disent-ils, à jauger leurs limites, à assumer les conséquences de leurs choix, à reconnaître ce qu’ils doivent faire et éviter de faire. Le temps de l’adolescence est tout approprié pour ce processus d’apprentissage, rendant désirées et souhaitables certaines expériences « à risque » qui de leur point de vue le sous-tendent. En prenant en compte cette notion d’adolescence en termes de processus, ce qui émerge des récits des jeunes, c’est que les conduites adolescentes pourraient être prioritairement abordées (et accompagnées si nécessaire) dans une perspective de mouvement et de développement plutôt que dans l’inquiétude, la colère, le déni et les tentatives d’en éloigner
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les jeunes. Une porte d’entrée sur l’adolescence à partir des comportements à éviter évoque trop rapidement le principe de « Tolérance Zéro » qui ne tient compte ni du contexte, ni du sens, ni des personnes. Cela insinue une vision de l’adolescence fragmentée, fragile et dangereuse et confronte la génération adulte à son impuissance à éviter aux jeunes ce qu’elle considère comme des conduites problématiques, voire toxiques. Considéré autrement, l’abord de l’adolescence en termes de processus de croissance inviterait plus aisément la société et ses institutions à la conscience et à une ouverture responsable face à la génération montante. La transposition intellectuelle et symbolique de l’incertitude et des inquiétudes face au devenir d’une société (et du monde en général) sur l’adolescence est au cœur de la construction occidentale du passage de l’enfance à l’âge adulte. Aujourd’hui, cette catégorie sociale à risque (pour elle-même et pour les autres) et la double connotation de fragilité et de toxicité qu’elle véhicule est en rapport avec un monde empli de paradoxes, un monde au développement boulimique où la domination, l’expansion et le profit sont sans limites. Les ravages, les incompréhensions, les redéfinitions de toutes sortes qui en découlent altèrent évidemment les ancrages socioculturels qui permettent de bâtir à la fois le présent et l’avenir. Un autre événement des cycles de vie, à l’autre bout du continuum, est l’arrivée des femmes à la fin de leur vie reproductive. Tout comme l’adolescence des garçons, ce changement important dans le corps et dans la vie des femmes d’âge mûr se reformule constamment autour de la rhétorique du risque.
3.2. L’EFFACEMENT DE LA MÉNOPAUSE 3.2.1.
Le début
La médicalisation de la ménopause (et par le fait même, sa pathologisation) correspond à l’arrivée sur le marché de nouvelles hormones de synthèse, après celles mises au point pour la contraception. Au début des années 1970, cela fait déjà une vingtaine d’années que certaines femmes consentent à faire l’essai de la thérapie hormonale. Le discours est violent, sans doute à la mesure de la résistance morale et religieuse qu’il rencontre. Comme le matraque la docteure Denard-Toulet dans son livre La ménopause effacée (1981) : « de la surveillance médicale à la ménopause, dépendent la conservation ou la dégénérescence, l’équilibre ou les désordres, la salubrité ou la maladie, la validité ou l’impotence de la deuxième moitié de la vie ».
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Outre la controverse ambiante (et qui perdure aujourd’hui) entourant les risques iatrogéniques de la substitution hormonale, la médicalisation de la ménopause généra un discours réducteur et négatif pour dire le corps des femmes. Représentées à partir des conceptions médicales du corps qui oscillent étroitement entre le normal et le pathologique, les femmes d’âge mûr en sont venues à être pensées (et à se penser elles-mêmes à ce moment de leur vie) en fonction des écarts qui les distancient de la normalité du corps jeune et reproducteur, en fonction des manques, des failles, des dysfonctionnements et des déficits. Dès lors, les femmes occidentales consultent un médecin quand elles se rendent compte de changements dans leur cycle menstruel. Ainsi la pathologisation de la ménopause confère au savoir médical une autorité sur l’expérience des femmes d’âge mûr, et de ce fait légitimise une étroite surveillance des femmes à ce moment de leur vie8. En effet, la normalisation de la ménopause passe par le dépistage et la prévention. Cela touche l’ensemble de la vie des femmes, les habitudes de vie, la diète, l’exercice, le travail, la vie familiale, la relation de couple, le rapport à soi, etc. Il passe aussi par la médication, la prescription des substituts hormonaux, suppléments vitaminiques, antidépresseurs et somnifères, ce qui multiplie et perpétue la surveillance et les contrôles médicaux.
3.2.2.
Vingt-cinq ans plus tard
Une étude plus attentive de l’immense vague d’intérêt pour la ménopause, qui déferla sur l’Occident dans les années 1990, démontre clairement à quel point la rhétorique du risque s’est infiltrée de manière intrusive dans le façonnement des personnes d’âge mûr aujourd’hui, avec les ambiguïtés et les contradictions que cela comporte. En premier lieu, le discours de décrépitude et de dégénérescence dut se réajuster en tenant compte de la volte-face féministe des années 1980. On le sait, les femmes firent du corps le site central de leurs revendications. 8. Une petite note quand même pour rappeler que la prise en charge sociosanitaire du corps et de la vie des femmes, allant parfois jusqu’à les pathologiser, commence dès la puberté. Est-il besoin de rappeler l’effroi que causent les G Strings et les camisoles spaghetti aujourd’hui et tout l’imaginaire de dépravation généralisée que cela suscite, à partir de quelques tristes histoires… Toute la vie reproductive des femmes est encerclée d’un système d’étroite surveillance médicale : examens gynécologiques, dépistage de cancers, d’infections sexuellement transmissibles, investigations pour problèmes de règles ou de fertilité ; viennent ensuite la médicalisation des suivis de grossesse, des accouchements, de l’allaitement et du postnatal, etc.
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En second, l’arrivée en grand nombre des femmes baby-boomers à l’âge de la ménopause. Celles-là qui depuis leur adolescence avaient revendiqué plus d’espace et de mieux-être représentaient une cible alléchante mais aussi plus difficile et plus critique. La publicité pour les thérapies hormonales de substitution se fit non moins agressive mais plus insidieuse. D’abord elle se dissimula derrière le déploiement magistral du discours de santé publique de bien-être individuel, ensuite, elle s’appuya sur une panoplie de pratiques technoscientifiques de dépistage (mammographies, évaluation du taux d’hormones, test densimétrique des os…). Les véhicules publicitaires empruntèrent multiples formes : livres, dépliants, conférences itinérantes, colloques, associations nationales et internationales de ménopause. Cette nouvelle présentation de la ménopause s’adresse aux femmes (et parfois aussi aux hommes !) tout autrement, en se fondant sur une logique du risque. D’abord dans ce nouveau discours sur la ménopause, les femmes d’âge mûr constituent un nouveau groupe à risque en se basant sur l’idée que la ménopause est une anomalie des temps modernes, un nouveau phénomène du fait du prolongement de l’espérance de vie9 (Lock, 1998, p. 41). La trentaine d’années de vie des femmes en deçà de leurs années de reproduction devient alors un nouvel objet de surveillance. Les compagnies pharmaceutiques s’intéressent particulièrement aux effets à long terme de la baisse d’estrogène. Elles prospectent un champ de plus en plus large de pathologies possiblement reliées. Outrepassant ou minimisant les controverses toujours existantes sur les risques de cancer associés aux hormones de substitution, le nouveau discours médical encourage fortement l’utilisation à long terme, non plus pour soulager les traditionnels symptômes de ménopause, mais pour prévenir une panoplie de maladies chroniques et dégénératives. Le corps ménopausé (en manque d’estrogène) est devenu à risque (en danger) de développer des maladies cardiovascu-
9. L’amélioration de l’espérance de vie à la naissance, qui est passée de 48 ans au début du siècle à plus de 80 ans aujourd’hui, est interprétée à tort comme l’apparition d’un nouveau phénomène : les femmes qui vivent une importante partie de leur vie au-delà de la ménopause. C’est souvent d’ailleurs sur cette prémisse que s’introduisent plusieurs articles sur la ménopause, campant ainsi la vie des femmes au-delà de leur période fertile comme une anomalie des temps modernes. Or les principaux déterminants de l’espérance de vie à la naissance sont les mortinaissances et la mortalité infantile. Ce qui illustre l’amélioration des indices d’espérance de vie, c’est beaucoup plus l’accroissement de la proportion de femmes qui atteignent 50 ans que celle qui vit au-delà de cet âge. À titre d’exemple, un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur les recherches sur la ménopause faites durant les années 1990 présente séparément l’espérance de vie à la naissance et celle au-delà de 50 ans dans quelques pays du monde. On constate des écarts allant jusqu’à 30 ans (entre 49,5 au Mali et 80,2 au Japon) dans un calcul fait depuis la naissance, qui se réduisent à 5 ans (27 et 32) pour le nombre d’années de vie après 50 ans (OMS, 1996).
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laires, le diabète, le cancer de l’ovaire, l’ostéoporose, la maladie d’Alzheimer, la dépression… La médicalisation de la ménopause paraît désormais incontournable, elle est proposée par la grande majorité des médecins et des gynécologues, formés à l’« evidence based medicine ». À partir de la ménopause, les femmes représentent aussi un risque social et économique. Si les millions de femmes qui arrivent à la ménopause signifient un potentiel d’affaires en or pour les compagnies pharmaceutiques, aux yeux des gouvernements, elles sont vues avant tout comme un fardeau économique. Dans le contexte de réajustements structurels, de coupures et de déficit zéro du tournant de siècle, la pression de « santé » sur la génération vieillissante des baby-boomers se manifeste clairement et sans subtilité. Comme en témoigne la docteure Champagne dans son livre sur la ménopause : Arrivant à l’an 2000, nous découvrons maintenant que, en remplaçant tout simplement ce que le corps cesse de produire en vieillissant, nous diminuons l’apparition de nombreuses maladies avec le remplacement des hormones stéroïdiennes. N’est-il pas plus logique de remplacer les hormones qui manquent que de traiter les conséquences de leur carence, qui sont le diabète, l’hypertension, les maladies cardio-vasculaires, le vieillissement des os et des tissus, la baisse de la libido et même les cancers ? Nous savons ce que coûtent les maladies, tant en qualité de vie qu’en charges sociales et en frais de soins pour les gouvernements. Imaginez les économies qui seraient réalisées si on retardait le vieillissement et ses affres ! Imaginez ce que risque de coûter la population vieillissante si l’on ne fait rien pour préserver sa santé (1999, p. 342-343) !
Paradoxalement, le discours « hormonal » s’adresse aux baby-boomers (hommes et femmes) dans leurs désirs de performance et de réalisation sociale, dans leur désir de rester jeunes, jouisseurs, en mouvement, désirables et désirants. « Comprendre soudainement qu’il y a une hormone du désir et des hormones du plaisir, quelle découverte et quel beau message à transmettre ! », nous confie cette médecin dans sa « bible » sur l’utilisation des hormones. Ce que produit la logique de risque entourant la ménopause, jumelée à une culture hédoniste et productiviste, c’est que ce nouveau discours façonne en quelque sorte la femme d’âge mûr dont les sociétés modernes occidentales ont besoin. Des femmes peu coûteuses en soins de santé, productives et consommatrices. Toujours situées dans des positions sociopolitiques centrales et déterminantes pour les sociétés, les femmes d’âge mûr créent des ponts entre la génération aînée et ses valeurs et la génération montante de laquelle elle reste à proximité (Soulière, 2001). Elles sont aussi sur le marché du travail, occupant de plus en plus souvent des postes
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de responsabilité. Si elles ont pris une retraite précoce, on les retrouve dans les écoles, les hôpitaux, les organismes communautaires, à œuvrer bénévolement. À la mesure de leurs moyens, elles sont consommatrices de biens et services de santé, de beauté, de loisirs et de voyages. Elles prennent soin de leur famille, que ce soit pour aider les grands enfants aux études ou dans leur début de vie de famille, créer des liens avec les petits-enfants ou s’occuper des parents âgés. Elles sont selon plus d’un aspect de plain-pied dans la production, la consommation, le social et le politique. Il devient plus que jamais politiquement et économiquement stratégique d’inciter les femmes à effacer leur ménopause, à intégrer toutes les pratiques de prévention, à prendre en charge leurs doutes et leurs souffrances. Tout cela maintient l’image d’une génération de femmes actives et jeunes, incarnant et perpétuant parfaitement la culture dominante de la santé parfaite, de la beauté et la jeunesse. Ainsi se définit aujourd’hui la normalité (extrêmement exigeante) des femmes d’âge mûr, en plein paradoxe entre le risque de dégénérescence et de mort et le culte de la santé parfaite et le mythe de l’éternelle jeunesse.
3.3. RISQUE, INCERTITUDE ET NORMALITÉ En faisant des parallèles entre les deux événements étudiés, il est possible d’apparenter et de croiser certaines catégories de données et faire ainsi ressortir leur appartenance aux mêmes références sociopolitiques et culturelles : 1) la perception du corps : le corps est potentiellement dangereux, la menace est à l’intérieur ; 2) la perception de la personne en transition : la personne génère potentiellement des coûts sociaux ; 3) la fonction de l’événement : cristalliser les peurs, les contradictions, les paradoxes, et les enjeux sociaux et politiques. Il ressort de ces constats un principe dual de fragilité et de toxicité : le moment de transition, d’inconnu, de déséquilibre, de désordre conduit la personne dans un espace d’incertitude où elle devient à risque. À risque de se faire contaminer, envahir ou détruire (par la diminution d’estrogène ou les maux des sociétés modernes), ou encore à risque de contaminer, envahir, détruire (par des coûts sociaux, la délinquance ou l’improductivité). Dans une logique propre aux sociétés du risque, ces représentations opèrent selon un mouvement circulaire. Elles orientent l’approche et l’accompagnement institutionnel (les interventions) lors de la ménopause des femmes et de l’adolescence des garçons. Les pratiques et les discours ainsi produits se réitèrent, débordent ces événements et refaçonnent notre perception du corps et des personnes (Lock, 1993).
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Figure 3.1
Conceptions du corps, des personnes et des pratiques entourant l’adolescence et la ménopause L’ADOLE SCENCE
Corps adolesce nt masculin :
L A MÉ NOP AUS E
Corps femm e ménopausée :
Morcelé , frag ile et toxique, victime et produit de s sociétés moderne s
Morcelé , improductif et c oûteux, fra gilisé par le manque d’e strogène
À risque de se perdre :
À risque de développer de multiples pathologies :
· · · · · ·
dépre ssion, suicide, acc idents, toxicomanie, décrochage, violence.
Surveillance accrue et pathologisation des conduites :
· mesure s disciplinaires et suspensions
· support par problématique
· programm es d’intégration et de raccrochage.
· dépre ssion, · maladies cardiovasculaires,
· diabète , · ostéoporose, · cancer de
Surveillance et pathologisation du vieillissement:
· technologie de dépistage ,
· prescriptions et médica tions,
· suivis et contrôles.
l’ovaire , À risque :
· de ne pas
· maladie d’Alzheimer.
s’intégrer,
· de perturber l’ordre social,
· de ne pas produire, ne pas reproduire,
· d’entraver la continuité.
À risque de devenir:
· un poids financier ,
· un fardeau social.
Dans cette transposition sur le corps d’une vision du monde « à risque », il s’agit, d’une part, d’éviter le pire, entourés que nous sommes d’une multitude de menaces potentielles et, d’autre part, de considérer la personne même comme dangereuse, ce qui justifie un contrôle accru des conduites, à l’aide entre autres des techniques de dépistage, de suivis médicaux et/ou psychosociaux. Cette double perception du corps et des personnes,
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à la fois potentiellement fragiles et toxiques, s’intègre et devient une évidence sur laquelle repose une très large part de la production des connaissances dans le champ biomédical et de l’intervention psychosociale. À l’interface de cette conception « à risque », voire pathologique, du vivant, « une nouvelle culture sanitaire » (Massé, 1998, p. 156) enchérit la notion de normalité. Être en santé se transforme en l’obligation de tout faire pour maximiser son potentiel psychique et physique (Canghuilem, 1970). Cette culture moralisante s’implante avec de plus en plus d’insistance et de résonance dans nos vies de tous les jours. Il en découle une double vision utopique de la santé. D’un côté, au-delà du silence, la norme est de tendre vers la pureté des organes nettoyés de toute souillure causée par les mauvaises habitudes de vie, et ce, malgré le fait que nous jouissons des meilleures conditions et espérances de vie. De l’autre, les technologies médicales de plus en plus nombreuses et sophistiquées de dépistage et d’intervention, pour l’accouchement entre autres, prolongent les processus naturels, prêts à les supplanter au moindre écart par rapport à la norme, et ce, malgré le fait que les taux de mortalité et de morbidité maternelle et infantile soient parmi les plus bas au monde, et que dans plus de 80 % des cas, les grossesses et les accouchements suivent leur cours sans problèmes (Lemay, 2005). Cela s’applique aussi bien au déroulement de l’adolescence, à la différence près que les interventions (quand elles existent) sont d’ordre psychosocial, et, il va sans dire beaucoup moins accessibles. C’est par ailleurs la même logique de l’évitement de tous les dangers possibles, nourrie par la peur que n’arrive le pire, qui se prolonge dans son interface, dans l’idée de maximisation, voire de perfection de la normalité. Si ce qui s’écarte de la norme est perçu d’emblée comme pathologique et nuisible au développement maximal, les manifestations d’autres possibilités d’être sont écartées, et ce, malgré le fait qu’elles possèdent une organisation et des normes propres. Les écarts de la norme sont donc avant tout conçus (et étudiés) comme des objets de déviance, quand il serait tout aussi possible de les voir comme des manifestations des différences qui existent au cours et au cœur de la vie. Dans nos représentations du vivant, le concept de normalité véhicule donc cette double tension entre la protection de ce qui a cours dans la majorité des cas ou des situations et celle d’idéal à atteindre, de progression sans fin dans un processus d’amélioration constante (Lock, 1993). Cette idée d’amélioration est une porte ouverte aux interprétations les plus extrêmes, une mise en garde que nous sert Ey dans Canguilhem : « The normal man is not a mean correlative to a social concept, it is not a judgment of reality but rather a judgment of value ; it is a limiting notion which defines a being’s maximum psychic and physical capacity. There is no upper limit to normality. »
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Dans cette époque que traversent les sociétés occidentales modernes, d’où émerge la puissance du concept de risque pour dire et interpréter le vivant, il devient alors « normal » de pathologiser ceux et celles qui ne s’inscrivent pas dans cette logique d’excellence sanitaire, qui, selon Ian Hacking (1990) « ceased to be the ordinary healthy state ; it became the purified state to which we should strive, and to which our energies are tending. In short, progress and the normal state became inextricably linked. »
QUELQUES MOTS POUR CONCLURE Les événements des cycles de vie, est-il nécessaire de le rappeler, sont « des interstices du système social » (Douglas). On retrouve en effet lors de ces étapes entre-deux une concentration de prescriptions et d’interdits, de catégories d’inclusion et d’exclusion qui sont étroitement en rapport avec la vision du monde, l’organisation sociale et économique, les relations de pouvoir, les rapports entre les sexes et les générations. Ces règles ont pour but de fournir des repères socioculturels et d’assurer l’ordre et la continuité. Ainsi lors de ces périodes de changement, chacun, chacune, et chaque génération comprend comment rester « à sa place », tout en intégrant un nouveau statut, une nouvelle identité ; et ce, malgré les bouleversements intérieurs et extérieurs que le changement suscite. L’incertitude et la désorganisation qui accompagnent les transitions créent par ailleurs des potentialités de croissance et de renaissance pour les personnes, pour les communautés et pour les sociétés. Encore faut-il reconnaître et investir cet espace liminal et aborder le processus de transformation comme une occasion d’ouverture, d’exploration et de connaissance. Les rituels de passage théâtralisent et célèbrent ces morts et ces naissances. Elles sont symbolisées par une régression à l’état de fœtus ou encore par la mue comme chez les crabes ou les serpents qui deviennent extrêmement vulnérables en perdant leur peau arrivée à maturité, et qui retrouvent toute leur force en incorporant la nouvelle peau reformée. L’écran de peur que fait plomber la rhétorique du risque sur l’incertitude tend à nous en faire oublier sa composante anthropologique et vivante : du désordre et du chaos émerge la création d’un nouvel ordre. Cette peur est créée et prise en charge par des institutions qui poursuivent des objectifs politiques et économiques en regard de la place, de l’être, de l’agir et du devenir des personnes.
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Si les étapes qui marquent les changements importants sont des sites et des moments privilégiés pour articuler et appliquer les discours et les pratiques dominantes, elles sont par ailleurs des occasions exceptionnelles de les contester, les reformuler, les réinventer (Lock, 1993). Ce qui traverse les événements des cycles de vie, quel que soit le contexte de déroulement de chacun d’eux, c’est leur potentiel commun d’expérience vivante du monde avec, et à l’intérieur de ce corps unique, son corps (Merleau-Ponty dans Grosz, 1994). Toujours ancrés dans le biologique, les événements du cycle de vie poussent le corps des personnes à inaugurer le mouvement, à suivre une voie imprévisible, parfois celle de la déroute, voire celle du chaos. L’entièreté de la personne se voit forcée de négocier avec ce corps-sensation, ce corps-tempête, ce corps-émotion, ce corps-désir, ce corps-souffrance, ce corps-libération. Arriver à le faire aujourd’hui dans les sociétés du risque, c’est faire la sourde oreille aux cris de tous les dangers, c’est se réapproprier personnellement et collectivement le sens de ces événements qui jalonnent le cours de l’existence, de la naissance à la mort. Peut-être n’est-ce qu’un petit pas dans la joie d’être en vie et dans l’espérance, mais nous en avons tant besoin !
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C H A P I T R E
4 FÉMINISMES, ÉTUDES DU GENRE ET ANALYSE DES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE Bilan et mises en scène pour l’intervention sociale Maria Nengeh Mensah
Les études féministes et le travail social qui ciblent les femmes au moyen d’interventions dites féministes sont au cœur des pratiques actuelles de divers milieux. Tant sur le plan de l’intervention auprès des individus, des familles et des groupes que sur celui de l’intervention auprès des communautés, les pratiques féministes font l’objet de mises en scène spécifiques. Ce chapitre prend comme points de départ et d’arrivée l’évolution de la pensée féministe et des études du genre, et en particulier le déploiement d’une praxis féministe autour de la catégorie « femmes ». Nous espérons ainsi dépasser le côté technique de l’intervention féministe pour la situer dans une perspective analytique, celle d’une réflexion critique sur le renouvellement des pratiques féministes individuelles et collectives qui visent la transformation des rapports de pouvoir traversant les rapports sociaux de sexe. Situons alors le plateau de notre orchestration : les études féministes. Né de la révolte des femmes à l’égard des normes et des conditions qui président à leur destin personnel et à leur confinement dans la sphère privée, le mouvement féministe contemporain est
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rapidement devenu un projet intellectuel et politique pour penser et agir le Nous femmes, annoncé par la parution du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949 et rendu possible à imaginer à la suite des premières grandes mobilisations collectives des années 1960 (Descarries 1998, p. 6).
Selon Louise Toupin (1997), il n’y a pas de théorie générale du féminisme mais plutôt des courants théoriques divers qui cherchent à comprendre pourquoi et comment les femmes occupent une position subordonnée dans la société. Lorsqu’on parle de « la pensée féministe », il ne s’agit pas de faire abstraction du visage pluriel des féminismes mais plutôt de faire appel à ce bloc de courants hétérogènes qui tentent d’expliquer pourquoi les femmes se retrouvent ainsi subordonnées. La révolte contre sa situation apparaît comme une condition sine qua non du féminisme. C’est pourquoi Toupin le définit comme suit. Une prise de conscience d’abord individuelle, puis ensuite collective, suivie d’une révolte contre l’arrangement des rapports de sexe et la position subordonnée que les femmes y occupent dans une société donnée, à un moment donné de son histoire. Il s’agit aussi d’une lutte pour changer ces rapports et cette situation (Toupin 1997, p. 3).
À partir de là, écrit-elle, les féministes divergent quant à savoir comment expliquer cette place subordonnée des femmes et comment changer cette situation. Les études féministes se sont progressivement imposées dans « l’univers des sciences de l’Homme » comme démarche critique et problématique du changement social. Le foisonnement des idées, le choix des thèmes et la teneur des débats en études féministes reposent, selon Descarries (1998), sur trois principaux courants de pensée, parallèles, constituant un corpus théorique très riche sur lequel se sont construites les études féministes. Il s’agit du féminisme égalitaire/universaliste, du féminisme radical et du féminisme de la fémelléité. Aujourd’hui d’autres perspectives dites « post » – poststructuralistes, postmodernes, postidentitaires, postcoloniales, posthumaines1, et même postféministes – sont venues à leur tour multiplier les courants de pensée en études féministes. Ces perspectives féministes « post » seront d’ailleurs contestées par nombre de féministes car les approches post remettent en question l’idée même d’une oppression commune à toutes les femmes, et donc de toute lutte féministe basée sur un projet politique commun.
1. Une excellente réflexion philosophique féministe à ce sujet se trouve dans Undoing Gender (Butler, 2004).
FÉMINISMES, ÉTUDES DU GENRE ET ANALYSE DES RAPPORTS SOCIAUX DE SEXE
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1. BILAN D’UNE CULTURE FÉMINISTE Sur le plan analytique, plusieurs approches féministes modernes se distinguent : les approches essentialistes, différencialistes, égalitaristes et radicales. Les premières naturalisent la différence des sexes, qu’elles situent au fondement de l’organisation des sociétés et de la structure psychique différenciée des individus. Les différencialistes et les égalitaristes affirment que si le sexe est une donnée biologique, la construction sociale des catégories hommes-femmes est variable. Les inégalités entre hommes et femmes peuvent être corrigées par des politiques adéquates et la gestion de la différence des sexes est inévitable. Les modes de pensée différencialistes sont dominants dans l’organisation des politiques publiques et sociales. Les féministes radicales contestent, elles, le caractère ontologique de la différence des sexes, et proposent de déconstruire ses mécanismes et de dépasser les notions de sexe biologique pour problématiser le genre. Les courants poststructuralistes, queer et postmodernes du féminisme introduisent l’instabilité des identités de genre et un questionnement direct des pratiques sexuelles dans leurs rapports aux stéréotypes de genre et à la norme. Plus récemment, de nouvelles approches féministes émergent du champ des études postcoloniales ainsi que des analyses de l’intersectionalité des dynamiques d’oppression révélant l’enchevêtrement des positions sociales liées au sexe/genre, au désir, à la classe, à l’ethnicité, à l’âge, au handicap, et à l’embarrassant « etc. ». Enfin, la nomination d’une approche posthumaine prolonge l’analyse des mécanismes de (dé)construction du genre en regard de la montée d’un discours sur les droits humains qui porte en lui des risques d’exclusion ou pire, de déshumanisation de ceux ou de celles qui ne s’y plient pas. Sur le plan de son histoire, différentes étapes du mouvement collectif de luttes féministes reposent sur la reconnaissance des femmes comme spécifiquement et systématiquement opprimées, sur l’affirmation que les relations entre hommes et femmes ne sont pas inscrites dans la nature, et sur la possibilité politique d’une transformation sociale. Il est communément admis que la première vague féministe, qualifiée de « mouvement historique des femmes », s’étend de la fin du xixe siècle aux années 1960 (Castro, 1984 ; Hirita et al., 2000 ; Dumont et Toupin, 2003). Elle a été marquée par des combats menés par des femmes d’exception qui ont eu accès à l’éducation et qui, du fait de leurs origines bourgeoises, jouissaient d’une certaine autonomie matérielle. Les revendications étaient celles des droits civils et du suffrage féminin. Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, en 1949, permet de rompre avec les visions naturalisées des femmes et sert de référence à l’émergence d’une pensée féministe en français en tant que telle. Pourtant, jusque dans les années 1960, les analyses des féministes restent essentialistes, les revendications des femmes familialistes. C’est à partir des
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années 1960-1970 qu’a lieu la rupture épistémologique dans la production des analyses sur les femmes, avec l’émergence des études féministes qui s’attachent à la déconstruction des rapports de domination. Une seconde étape de l’histoire féministe se dessine définitivement au milieu des années 1960, début des années 1970, et se fonde sur la reconnaissance de l’impossibilité sociale d’instaurer l’égalité dans un système patriarcal. Réfléchissant sur les gains des suffragettes et déçues par le fait que des changements substantiels n’aient pas suivi les changements des structures formelles, ces féministes se concentrent sur les relations sociales au sens élargi. Formées dans un contexte qui inclut déjà un programme pour l’émancipation légale et politique, les féministes de la « deuxième vague » se concentrent sur les situations d’oppression spécifique aux femmes et les institutions qui les maintiennent : la maternité, le mariage, la famille, l’hétérosexualité, etc. (Dumont, 1986 ; Toupin, 1997 ; Descarries, 1998). La seconde vague féministe est également une période active de création des premiers modèles féministes d’intervention qui, selon Coderre et Savard (2003), s’inspirent de trois lieux d’ancrage : les critiques du sexisme en psychothérapie, l’expérience des groupes de « prise de conscience » féministes (consciousness raising groups) et l’intervention radicale, elle-même fille du courant critique de l’antipsychiatrie. Psychologues, psychiatres et sociologues, inscrites dans divers milieux de recherche et d’intervention aux États-Unis, publient Women in Therapy, New Psychotherapies for a Changing Society (Franks et Burtle, 1974). Elles ouvrent ainsi de nouvelles pistes d’intervention individuelle sur des thèmes aussi diversifiés que l’alcoolisme, l’homosexualité féminine, le divorce, la santé mentale. Du coup, elles jettent un regard critique sur les approches d’intervention traditionnelles, telles la thérapie cognitive, la gestalt ou encore la théorie freudienne. La thérapie féministe, terme utilisé alors aux États-Unis, se définit dès lors comme une « forme alternative » au sexisme en thérapie pour les femmes. En remplacement du modèle servante/mère/épouse véhiculé par cette psychiatrie traditionnelle, les féministes américaines proposent un nouveau modèle : celui de la femme indépendante et autonome tant sur le plan affectif que financier, libre dans son corps et dans sa sexualité et capable de nommer et d’agir sur ses besoins à elle (Bourgon et Corbeil, 1990, p. 207).
Parallèlement, des groupes d’autoconscientisation se développent (Kirsh, 1974). Ces petits groupes, très différents les uns des autres, ont en commun certaines prémisses de la pensée féministe : la remise en question de la hiérarchie, le désir d’un mode de fonctionnement égalitaire et la valorisation de l’expérience « femme ».
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Ce sont des lieux d’expression, des moments forts pour partager, avec les autres femmes, des expériences personnelles. [On] retrouve, dans ces premiers groupes, l’essence même des fondements de l’intervention féministe : démocratie sororale, expertise personnelle et analyse sociale (Coderre et Savard, 2003, p. 189).
S’inscrivant en marge du milieu thérapeutique professionnel, l’intervention de groupe visant une prise de conscience féministe considère la thérapie comme une forme de contrôle social des femmes. À cet égard, l’utilisation politique de l’expérience personnelle s’inscrit également dans la foulée du courant de pensée critique de l’antipsychiatrie (Laing 1967, 1970) d’où naîtra un modèle radical d’intervention auprès des femmes appelé thérapie radicale. On retiendra de cette étape de l’évolution d’une praxis féministe plusieurs caractéristiques. Notamment celle « d’avoir réussi à arrimer le monde du savoir universitaire et celui du monde communautaire dans une démarche commune de réflexion sur l’intervention » (Coderre et Savard, 2003, p. 190). Ainsi, l’intervention féministe s’est développée autour de quatre principes : établir des rapports les plus égalitaires possibles, faire connaître la réalité des femmes, s’engager auprès des femmes et croire en leur potentiel. S’inspirant des principes égalitaristes populaires à l’époque, la thérapie féministe remet en question le rapport professionnel thérapeute/cliente, véritable concrétisation de la domination masculine, et propose en échange un rapport égalitaire fondé sur l’autonomie, la confiance, l’ouverture et le respect mutuel. L’intervention de groupes de type self-help contrebalance le pouvoir de la thérapeute, tout en permettant aux participantes de briser leur isolement, de se donner du soutien et de développer des réseaux d’entraide informels. […] Les femmes partagent leurs vécus spécifiques et prennent conscience des racines sociales de leurs difficultés. Ainsi, elles ne sont plus folles, névrosées, masochistes ou passives, mais plutôt victimes de leur socialisation, opprimées et coupées de l’écoute de leurs besoins réels (Bourgon et Corbeil, 1990, p. 208).
Une autre caractéristique de cette étape de l’évolution de la praxis féministe est l’apparition du féminisme institutionnel ou gouvernemental, ou féminisme d’État, ce qui indique la mise en place d’instances formelles dans les institutions et universités dès les années 1960 – telle la création de la Fédération des femmes du Québec (1966), du Conseil du statut de la femme (1973), de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes à l’Université Laval (1988) et de l’Institut de recherches et d’études féministes à l’Université du Québec à Montréal (1990). Dans une autre mesure, on assiste également à la professionnalisation de l’intervenante
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féministe, à l’institutionnalisation des services offerts par certains groupes de femmes ; et « les représentantes des groupes de femmes sont appelées à siéger sur toutes sortes de tables de concertation correspondant aux priorités étatiques de l’heure » (Toupin, 2003, p. 77). La fin des années 1980 est marquée par l’émergence de la notion de rapports sociaux de sexe, fruit de l’ensemble des avancées théoriques et pratiques des décennies précédentes. La question n’est plus seulement de déconstruire les mécanismes de la domination masculine pour s’en libérer et de critiquer la naturalisation des rôles assignés aux femmes, mais aussi d’approfondir la déconstruction des rapports entre sexe et genre et d’asseoir les bases d’une « science » des rapports sociaux de sexe. La notion de genre (gender) est souvent confondue avec celles des rapports sociaux de sexe ; toutes deux sont des outils d’analyse permettant de concevoir le sujet social et les relations de subjectivité à la socialité d’une autre façon : Un sujet constitué dans le genre, bien sûr, pas seulement par la différence sexuelle, mais plutôt à travers les langages et les représentations culturelles ; un sujet en-genré dans l’expérience de la race, de la classe et des relations sexuelles ; un sujet, par conséquent, qui n’est pas unifié mais plutôt multiple, et non tant divisé que contradictoire (De Lauretis, 2007, p. 40).
Les « études du genre » se généralisent dans la francophonie, au Canada et en France, non sans polémique. Faire l’étude du genre plutôt que l’étude féministe a été critiquée par certaines auteures parce que la nouvelle nomenclature tendrait à dépolitiser la question, en occultant la notion de rapport social (antagoniste) entre les sexes et celle de domination masculine, et qu’elle marquerait une récupération institutionnelle du mouvement féministe. [J]e me montre réfractaire à l’adoption de positions réductionnistes ou asociales dans lesquelles les énoncés, les pratiques et les projets seraient tous considérés comme équivalents sur la base d’un déconstructionnisme absolu qui n’habilite plus personne à « légitimement parler, étudier ou prétendre savoir quoi que ce soit en dehors de sa propre expérience » ou encore au nom d’un relativisme culturel sans nuance. […] Dans cette optique [les études féministes] doivent aussi éviter l’effritement illimité et autodestructeur des solidarités, car la survie du féminisme, comme discours et pratiques, dépend de l’existence même d’une base collective de réflexion et d’action relativement unifiée (Descarries, 1998, p. 33).
Pour d’autres, l’appellation études du genre semblerait préférable car elle permet d’inclure les interrogations sur la construction sociale des sexes et sur les identités sexuelles. Bien que le terme genre mette moins en avant les rapports de pouvoir que le concept de rapports sociaux de
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sexe, il ouvre à une analyse de la mobilité des identités qu’il permet de décliner. Le genre peut (et doit) être détaché du sexe biologique, puisqu’il le précède comme concept politique et socialement construit et qu’il est à l’origine de la division des humains en deux sexes biologiques (Hurtig, Kail et Rouch, 2002). Dans la mouvance des courants postmodernes ou déconstructivistes, émerge à la fin des années 1990 un nouveau courant critique du féminisme, dont la manifestation la plus visible se retrouve dans les théories queer et le cyberféminisme. Selon des féministes anglophones s’identifiant à la « troisième vague », un enjeu important concernant la définition de ce nouveau féminisme est de savoir s’il se situe sur un axe de continuité/changement, plutôt que de rupture, avec les vagues qui le précèdent (Alfonso et Trigilio, 1997). La troisième vague féministe serait caractérisée notamment par : une nouvelle compréhension du pouvoir des femmes et des filles et du changement social ; une mise en évidence des contradictions de l’héritage féministe des première et deuxième vagues, autant sur le plan théorique que pratique ; une politisation de la culture populaire et des nouvelles technologies de communication ; et la revendication d’une sexualité « positive » ouverte à toutes les expériences (Mensah, 2005b). L’émergence de la troisième vague correspond à une phase de transnationalisation du féminisme, que certaines datent de la conférence mondiale sur les femmes de Nairobi en 1985, lors de laquelle les femmes des pays du Sud furent fortement représentées. La désignation d’une troisième vague concorde avec la déconstruction de la catégorie « femmes » comme référent unique et monolithique d’une supposée position féministe dominante, sous l’influence des critiques de ces « femmes-qui-ne-comptentpas-comme-des-femmes » et les théories de la postmodernité qui font le procès des grands récits comme ceux de l’analyse marxiste et de la libération possible des femmes en dehors de l’emprise du pouvoir sous toutes ses formes. De ces critiques naît l’idée qu’aucune définition de l’oppression ne vaut pour toutes les femmes en tout temps, en tout lieu, en toute situation. Pour autant, la troisième vague ne peut être réduite ni au relativisme absolu ni à l’effritement autodestructeur des solidarités dont le postmodernisme est accusé, pour une raison majeure qui est que la politisation des enjeux propres aux femmes et à leur position de dominées reste à l’ordre du jour (Mensah, 2005a). Un survol du milieu à Montréal dans le cadre d’un projet de repérage des pratiques et des savoirs liés à la troisième vague du féminisme au Québec (Mensah et Bernier, 2005), nous a permis de constater qu’il existe plusieurs modalités et moyens d’expression dans divers contextes d’intervention ou d’action : d’abord face à l’antiféminisme et à la mondialisation, puis sur le
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plan d’une (re)lecture du passé du mouvement des femmes à la lumière des outils socioculturels mis à la disposition des féministes engagées dans l’époque présente. L’échelle du temps signifie le passage conflictuel d’une génération de féministes à une autre, née dans les années 1970 et 1980 et qui vit avec les acquis de la deuxième vague, tout en jetant un regard critique sur ses fondements et ses réalisations. Plus jeune, la nouvelle génération voudrait se démarquer. Mais la notion de troisième vague elle-même est polysémique. Par exemple, selon une des féministes rencontrées, Rachel, la troisième vague évoquerait une dépolitisation chez les jeunes femmes ; la victoire de l’individualisme et du discours néolibéral qui culpabilisent les filles pour les problèmes qu’elles vivent, alors qu’ils sont le résultat de rapports sociaux de sexe/classe/ethnicité. En revanche, son programme d’intervention au sein d’un organisme féministe consiste à bâtir des stratégies d’action individuelle et collective avec et auprès des filles âgées de 7 à 11 ans à partir des tensions observées à l’intérieur de la deuxième vague quant à la diversité identitaire des femmes. Rachel propose ainsi « l’abandon d’un discours victimisant au profit d’une intervention à multiples facettes : autonomisation des filles (mise en place de conditions qui favorisent des choix éclairés) et intégration des notions de militantisme, d’activisme et de participation politique. Ici, la notion d’autodétermination est au cœur de l’intervention car elle permettrait de créer une passerelle entre l’individu, la mobilisation et l’action politique directe. Une autre répondante, Julie, apprécie l’expression troisième vague parce que celle-ci permettrait de dépasser l’idée d’un conflit générationnel et mettre enfin l’accent sur un nouveau souffle du féminisme et l’actualisation de ses revendications. Sans être moins radicales que leurs « mères », les nouvelles féministes s’attaqueraient aux domaines de l’intimité et de la sexualité au quotidien, ce qui pour Julie ne doit pas être confondu avec de l’individualisme. Il est question d’un féminisme plus fragmenté qui investit certes des luttes davantage privées, mais aussi d’un féminisme qui souhaite un mouvement plus inclusif (des hommes, des multiples lieux d’oppression, des enjeux liés à l’environnement, l’altermondialisme, etc.). À son tour, Joanne explique : [Le féminisme d’aujourd’hui doit] inclure une réflexion sur l’orientation sexuelle, l’identité sexuelle et le comportement de genres performés en dehors de la cohérence d’une catégorie « féminin ou masculin ». Ainsi, la dimension idéologique et politique est plus englobante : elle dénonce l’hétérocentrisme et les conventions autour de l’identité de genre, de sexe, de race et de classe sociale (Mensah et Bernier, 2005, p. 19).
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Enfin, pour Nicole, une autre féministe engagée interrogée, l’expression troisième vague féministe renvoie au « cloisonnement progressif entre théorie et pratique dans l’histoire récente du féminisme », instauré par ce qu’elle appelle la « migration des savoirs féministes » ; c’est-à-dire la prolifération de discours scientifiques sophistiqués, encouragée par l’institutionnalisation du féminisme (Mensah et Bernier, 2005, p. 19). Outre le défi de réconcilier théorie et pratique, la troisième vague serait par ailleurs confrontée à l’élaboration d’un espace de mobilisation qui rejoindrait pluralisme identitaire, individualisme et action politique dans le changement social. Conséquemment, la troisième vague du féminisme est hybride, c’est-à-dire qu’elle est un lieu de rencontre des féminismes, desquels elle puise ses fondements et grâce auxquels elle adopte des positionnements multiples.
2. LA DIVERSITÉ OU LA FRAGMENTATION Une des zones d’ombre dans les théories féministes, dont l’émergence est plus récente, porte sur les questions de la diversité des identités et des pratiques. Ces débats questionnent le risque d’essentialisation du groupe « femmes » par le fait de poser le paradigme de l’oppression des femmes comme unique fondateur de l’ensemble des rapports sociaux. Cette discussion s’inscrit dans une dynamique postmoderne et « postféministe », selon Chantal Maillé (2000) où les débats théoriques se font en parallèle aux mobilisations du mouvement des femmes, témoignant d’une césure importante entre la théorie et la pratique. Cette dynamique représente l’un des bouleversements qui marque la troisième vague du féminisme. Les apports de la philosophe Judith Butler (1990, 2003) à cet égard sont incontournables. Il vaut la peine d’en donner les détails. Butler a posé les jalons de la déconstruction du concept d’identité dans la mouvance des études gais et lesbiennes aux États-Unis. Elle prolonge l’argument de Michel Foucault sur le pouvoir et la résistance, qui, selon elle, permet de comprendre comment des groupes minoritaires deviennent « complices » de leur oppresseur en réifiant son pouvoir, en s’identifiant aux buts poursuivis par les dominants. Elle développe l’idée controversée que le féminisme travaille contre ses buts explicites s’il considère la catégorie « femmes » comme une catégorie fondamentale. Elle considère que ce terme ne correspond pas à une unité naturelle, mais est au contraire une fiction régulatrice dont le développement reproduit les relations normatives entre le sexe, le genre et le désir, qui privilégient et naturalisent l’hétérosexualité. S’inspirant à la fois des théories élaborées par les féministes matérialistes et celles développées par Foucault, elle montre – comme Christine Delphy
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(1991) – que le genre est à l’origine du sexe et non l’inverse. Le sexe n’est pas une donnée biologique ontologique, sur laquelle viendrait s’inscrire les attributs du genre, qui divisent et hiérarchisent. On ne pourrait alors plus concevoir le genre comme un processus culturel qui ne fait que donner un sens à un sexe donné (c’est la conception juridique) ; désormais, il faut aussi que le genre désigne précisément l’appareil de production et d’institution des sexes euxmêmes. En conséquence, le genre n’est pas à la culture ce que le sexe est à la nature; le gen re c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle intervient la culture après coup (Butler, 2005, p. 69, souligné par l’auteure).
L’effet visible de cet appareil de production est défini par Butler comme la « performativité » de genre (performative theory of gender). C’est un système de répétition des normes, qui permet leur intégration, leur incorporation. La performativité de genre recouvre une part de mise en scène quasi théâtrale du genre, comme une performance, et une part d’énonciation de soi, performative. Le genre est performatif dans la mesure où il est l’effet d’un régime régulateur de différences des genres au sein duquel les genres sont divisés et hiérarchisés sous la contrainte. Les contraintes sociales, les tabous, les interdits et les menaces de punition opèrent dans la répétition ritualisée des normes, et cette répétition constitue la scène temporelle de la construction et de la déstabilisation des genres. Il n’y a pas de sujet qui précède ou exécute cette répétition des normes. Dans la mesure où cette répétition crée un effet d’uniformité de genre, un effet stable de masculinité ou de féminité, elle produit et déstabilise la notion de sujet elle-même, parce que le sujet n’est intelligible que dans la matrice de genre… Il n’y a pas de sujet qui soit « libre » d’échapper à ces normes ou de les négocier à distance ; au contraire, le sujet est rétroactivement produit par ces normes dans leur répétition, précisément comme leur effet (St-Hilaire, 1998, p. 66).
Le genre est donc une fiction culturelle, une stylisation répétée de manière extrêmement rigide et régulière qui se cristallise avec le temps jusqu’à produire l’apparence d’une substance d’une manière d’être naturelle. Il n’y a donc rien de réel en matière de genre, il n’y a pas d’identité de genre, car l’identité est constituée de manière performative par toutes les expressions qui sont censées être ses résultats. L’hétérosexualité ellemême n’est que le produit du système de sexe/genre. Elle est naturalisée par la répétition performative des identités de genre, définies par la norme.
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De plus, suivant cette logique, si le genre est performatif, non pas parce que c’est une mise en scène volontaire du sujet mais parce que cette mise en scène est réitérée, il fonctionne comme une précondition du sujet. La répétition n’est pas mise en scène par le sujet, ce n’est pas un acte singulier mais une production ritualisée, contrainte et encadrée par la force de la prohibition et des tabous. Ainsi le genre ne pourrait être comparé à un vêtement que l’on porte ou que l’on enlève en fonction des circonstances : la performativité n’est pas quelque chose que le sujet fait, mais un processus par lequel le sujet est constitué. Prenons comme exemple la toute première nomination performative à laquelle aucune et aucun d’entre nous n’a échappé (Butler, 1993). Avant la naissance, grâce à l’échographie – une technologie réputée descriptive alors qu’elle est prescriptive – ou après la naissance, on nous a assigné un sexe féminin ou un sexe masculin. L’idéal scientifique est d’ailleurs de parer à tout ambiguïté gênante en faisant si possible coïncider fécondation et assignation de sexe. On est tous passés par cette première table d’opération performative : « c’est une fille ! c’est un garçon ! » (Preciado, 2000, p. 94).
Que faire face à ces processus normatifs ? Pour Butler, la résistance à l’imposition du dispositif d’identité de genre consiste justement dans la théâtralisation ou la mise en scène de ses effets. Toutes les répétitions performatives qui ne reproduisent pas la norme, bien qu’elles en soient issues, mettent en lumière le caractère construit des genres. La répétition déplacée, parodique ou décalée de la performativité de genre permet sa dénonciation. Cette analyse en termes de performativité permet dans la pratique de singer ou de pratiquer les attributs de l’un ou de l’autre genre, indépendamment de celui auquel on est censé appartenir. C’est ainsi que les pratiques queer interviennent sur les relations entre sexe et genre en les poussant dans leurs retranchements, et qu’elles interrogent les fondements mêmes des catégories de sexe au-delà de ce que les féministes radicales ont amorcé. Le mouvement queer est né aux États-Unis, dans la mouvance des gais et des lesbiennes militantes : il est né de la contestation d’une unité des dites « communautés gaies », de l’activisme de la lutte contre le VIH/sida, dans un contexte social marqué par la répression caractéristique des gouvernements de Bush et Reagan (Higgins, 1998 ; Bourcier, 2000, 2001 ; Lamoureux, 2005). Il a été largement théorisé par les lesbiennes féministes, qui ne se reconnaissaient ni du féminisme radical ni des mouvements gais masculins. Il implique la prise en considération des groupes ou des individus les plus opprimés, minoritaires et marginalisés. Ce courant de pensée, s’il est fondamentalement individualiste, implique des stratégies d’alliance entre différentes minorités et un activisme politique contestataire de l’ordre dominant. L’un des arguments principaux de la réflexion queer est la contestation des
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catégories binaires qui fondent les cadres d’analyse du social – en particulier masculin/féminin, homo/hétéro, blanc/non blanc. L’homosexualité comme le féminin sont des catégories particulières construites pour justifier du général, de la référence, le masculin et l’hétérosexualité, qui sont, elles, des catégories premières soi-disant neutres et universelles. Queer ne voulait rien dire en français. Maintenant, il signifie le déplacement critique d’une insulte qui qualifiait les hommes homosexuels, les formes de sexualité « perverses » par ceux et celles qu’il stigmatise (Boucier, 2001). Il a été étendu aux lesbiennes et même aux hétérosexuelles pour en faire un point de ralliement et de contestation. En revanche, être lesbienne ou gai n’implique pas nécessairement d’être queer, car sont considérés comme non queer les gais ou lesbiennes qui prônent le mariage ou se battent pour entrer et être reconnus dans l’armée ou la police (Panthères roses, 2005). On l’aura compris, les queers peuvent se définir par leur capacité de résistance à l’ordre établi. Il faut souligner que le courant de pensée queer n’existerait pas sans le féminisme. Il reprend les théories féministes sur l’analyse du genre comme construction sociale, « performativité », entraînant une remise en cause radicale de toute forme d’essentialisme. Ce sont des féministes qui les premières ont dénoncé l’aspect asservissant des catégories. Les théories queer ont poussé plus loin le raisonnement. Monique Wittig (2001), par exemple, montrait dès le début des années 1980 que les rôles et les pratiques sexuelles qui sont naturellement attribués aux genres masculin et féminin sont un ensemble arbitraire de régulations inscrites dans les corps et qui visent à assurer l’exploitation matérielle d’un sexe par l’autre, ce qui la conduisait à affirmer sous forme provocatrice : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Les queers affirment aussi avec force que les concepts « homme » et « femme » sont des constructions sexistes, ce que disent les féministes les plus radicales. On voit qu’il existe des liens de filiation entre la pensée queer et le féminisme, et que les queers par leur esprit de provocation peuvent donner des moyens supplémentaires pour dénoncer les évidences hétéronormatives (Lamoureux, 2005). Pas étonnant que la pensée queer soit d’inspiration féministe, en particulier concernant la performativité, puisque ce sont les femmes surtout qui la mettent en scène et qui l’expérimentent. Les hommes n’ont aucun bénéfice à court terme à transgresser leur genre assigné. Il semble que, malgré ses limites, en particulier ses insuffisances en matière de conscience de classe et d’analyse des rapports sociaux et de la domination, les contre-pratiques queer, par leur existence même, nous obligent à voir dans les interstices de la norme des éclairages pertinents.
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En mettant l’accent sur les questions liées à la sexualité, à la multiplicité des marges, aux techniques de résistance par la transgression ou la parodie, les approches postmodernes et queer réinterrogent un cadre d’analyse féministe qui, bien qu’efficace, se trouve prisonnier de ses propres limites – risque de renaturalisation de l’identité « femme », en se cantonnant dans un registre normatif qui occulte les points de vue minoritaires.
3. L’INTERVENTION FÉMINISTE MISE EN SCÈNE À la lumière d’une telle compréhension de l’éclatement de la catégorie femmes, qu’est-il advenu des modèles d’intervention féministe développés il y a trente ans ? Cécile Coderre et Joanne Hart (2003) se sont penchées sur leur évolution afin de cerner comment les intervenantes féministes ont défini des pratiques d’intervention spécifiques et quels sont les défis auxquels elles sont confrontées. Les auteures évaluent la permanence des fondements de l’intervention féministe par le biais des propos recueillis auprès d’intervenantes qui mettent en application des principes féministes dans leur pratique. Pour favoriser des rapports plus égalitaires, par exemple, les intervenantes « reconnaissent qu’il existe un certain déséquilibre entre l’intervenante et la cliente, déséquilibre que l’on ne peut nier. Cependant, en restant consciente de ce déséquilibre et en le nommant, il devient possible de le diminuer » (p. 197). Certaines optent pour le « travail sur soi » ou le partage de « ce qu’elles vivent avec la cliente dans la mesure où cette dernière peut profiter du partage » (p. 198). D’autres traduisent leur croyance dans le potentiel des femmes en valorisant « ce que la femme est, ce qu’elle était et ce qu’elle deviendra » ou encore en misant sur « la capacité d’amener la femme à s’émerveiller d’elle-même à partir de ses forces et ses capacités » (p. 198). Quant aux outils d’intervention féministe, la roue du pouvoir et les cercles de la victimisation développés par Ginette Larouche (1985, 1993) sont apparemment encore très utilisés dans les ressources pour victime de violence afin d’accompagner les survivantes dans leur démarche. Une des participantes se sert de la roue du pouvoir pour aider la femme à identifier dans quelle sphère elle se retrouve et dans quelle sphère l’agresseur se situe. Pour cette dernière, la roue du pouvoir a l’avantage de démystifier certains éléments de la violence en plus de nommer toutes les formes de violence dont la femme peut avoir été victime. Une autre participante a mentionné se servir des cercles d’impuissance, de victimisation et de pouvoir dans le but d’expliquer aux femmes comment « on arrive à travers un conditionnement
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social à intérioriser certains messages et certaines réactions pour enfin arriver à porter seules les impacts de ceux-ci » (Coderre et Savard, 2003, p. 199).
Plusieurs intervenantes travailleraient aussi à partir de ce qu’elles nomment l’auto intervention comme moyen de redonner une voix aux femmes. Il s’agit essentiellement d’inciter les femmes à prendre conscience de certains comportements ou réactions entre les rencontres avec la ou les intervenantes. Le but étant de « rebrancher » la femme à chacune des facettes de sa personne (liées à sa corporéité, sa spiritualité, son intellect, etc.) qui auraient été fragmentées ou détruites par la situation vécue, en l’occurrence ici à la suite d’une agression à caractère sexuel. L’objectif de l’intervention féministe étant que la femme « fasse du sens » de son expérience et qu’elle puisse se « reconstruire » (p. 199). Les défis auxquels les intervenantes féministes sont confrontées sont nombreux. D’une part, il existe une certaine méfiance des ressources et des femmes face à l’intervention féministe. L’approche féministe a encore besoin d’être démystifiée puisqu’on y accole certains mythes et préjugés. Le plus grand problème qui découle de cela pour les intervenantes par rapport au type de travail qu’elles font est la non-reconnaissance de leur contribution, et ce, tant au sein de la communauté qu’au plan des différents paliers gouvernementaux et politiques. D’autre part, l’adaptation difficile du « modèle » et de ses « principes » auprès des femmes de différentes communautés culturelles de même qu’auprès des femmes ayant des problèmes de santé mentale, de gestion de la colère et de la violence portée par les femmes elles-mêmes, doit être soulignée comme révélant un défi majeur. Certains principes de l’approche féministe « s’appliquent difficilement aux femmes de différentes cultures ». Ainsi, puisque certaines de ces femmes n’ont que peu de droits civils et civiques dans leur société d’origine, elles semblent davantage désorganisées lorsque l’intervenante leur présente ses options (Coderre et Savard 2003, p. 200).
Du point de vue des femmes qui se situent à l’intersection d’une autre matrice de différenciation sociale, les points d’achoppement concernent l’intelligibilité d’un modèle d’intervention féministe conçu pour toutes les femmes victimes d’agression à caractère sexuel. Deux critiques ont été adressées à l’intervention féministe élaborée au cours du xxe siècle. Premièrement, d’avoir contribué à façonner un idéal féministe de la femme saine et épanouie, « un être social moderne qui place toutes ses chances de bonheur dans la consommation de biens
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et de services – dont la psychothérapie » (Bourgon et Corbeil, 1990, p. 208), et deuxièmement, d’avoir masqué la véritable nature politique de toute relation professionnelle sous des vocables égalitaristes et humanistes. L’adoption de cet idéal a eu un double effet. Tout d’abord, imposer un seul modèle à atteindre, soit celui de la femme parfaitement bien dans sa tête et dans sa peau, de préférence blanche, nordaméricaine, de classe moyenne, jeune, éduquée et au travail ; en réalité un modèle difficilement réalisable et peut-être même peu souhaitable pour la grande majorité des femmes. Ensuite, cet idéal a eu comme effet de rendre toutes les femmes susceptibles d’avoir besoin de thérapie ou d’intervention professionnelle – si féministe soit-elle – pour les guérir de leur condition maladive de femmes et pour les socialiser à de nouveaux rôles (Bourgon et Corbeil, 1990, p. 209).
Cela nous ramène aux enjeux soulevés par le pluralisme de la pensée féministe actuelle et la fragmentation de ces divers courants. Comment renouveler l’intervention destinée à s’attaquer aux questions touchant à la sexualité, notamment en matière d’identité sexuée et de violence sexuelle2, tout en limitant les aspects victimisants d’un féminisme universel déconnecté de la réalité multiple et parfois contradictoire des femmes ? Ce faisant, il s’agit de proposer un féminisme qui prenne en compte les différences entre les femmes et les différentes formes d’articulation du pouvoir des femmes, ainsi que du changement social. La troisième vague propose de travailler sur les bases d’un féminisme postvictimaire, multi-identitaire et développant le potentiel subversif des réalités oppressives. Ce sont les questionnements sur l’intersection ou les interactions qui réapparaissent. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas de voir comment se modélisent des systèmes d’oppression – comme l’ont fait Christine Delphy (1991) pour celui de classe et Colette Guillaumin (1992) pour ceux basés sur la « race » ; il s’agit aussi de voir en quoi ces dispositifs interagissent.
2. Aux États-Unis en particulier, le débat sur les sexualités a été virulent dans les années 1970-1980, à partir de la contestation des théories élaborées par des féministes telles qu’Andrea Dworkin (1981) et Catharine MacKinnon (1989) à qui leur rigidité sur les questions de sexualité comme étant irrémédiablement associée à la violence et à l’oppression a été reprochée. L’un des écueils que nous avons repéré est que la sexualité repensée par le féminisme de la 2e vague est probablement trop binaire et dichotomique, et qu’une démarche axée sur l’exercice du pouvoir par les femmes, mettant en avant les recherches sur l’autodétermination ou l’empowerment, serait plus constructive (Mensah, 2005 ; Mensah et Bernier, 2005).
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PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
Les féministes de la seconde vague ont élaboré de brillantes théories sur la convergence du système de classe et du système patriarcal. Cependant, les théories avancées soulignaient d’abord et avant tout les similarités entre les femmes et universalisaient une réalité vécue par seulement une portion d’entre elles (Pagé, 2005, p. 46).
La troisième vague est-elle plus souple dans son analyse des oppressions croisées car pouvant reconnaître les identités multiples et « situationnelles » de chaque femme et voir la combinaison de privilèges et d’oppressions qui s’inscrit en chacune de nous ? Sans pour autant glisser vers le relativisme, on doit reconnaître autant notre position d’oppresseur que celle d’oppressée afin de détruire les hiérarchies mises en place par ce que Geneviève Pagé (2005, p. 47) nomme « le système capitalo-néolibéral-patriarco-homophobosuprémaciste-blanc dans lequel nous vivons ». Et parce que de nouveaux groupes accentuent leur visibilité sociale aujourd’hui (les lesbiennes, les migrantes, les Autochtones et les travailleuses du sexe), l’on assiste « au déploiement des perspectives diversifiées de ces femmes dites “minoritaires”, soit celles qui se sentent exclues du féminisme “majoritaire” », selon Louise Toupin (2005, p. 80). Méthodologiquement donc, pour elle, un des préalables pour s’éloigner de la pensée féministe totalisante est de se mettre sur le « mode écoute », C’est aussi ce qu’annonçaient des travailleuses sociales en 1990 : Nos pratiques ont souvent servi à imposer une vision normalisante du monde à des femmes qui avaient des vécus et donc des visions différentes des nôtres. Il faut écouter les femmes qui jusqu’à maintenant sont restées sans voix, les femmes à la maison, plus âgées ou plus jeunes que nous, celles qui arrivent d’autres cultures, celles qui vivent un handicap physique ou mental. Au plan des pratiques, il est temps de se laisser personnellement questionner par ces femmes et d’amorcer une discussion sur le sens et la portée de nos différences. Ceci n’est pas une tâche facile pour les femmes de notre génération (Bourgon et Corbeil, 1990, p. 217).
La brève présentation du cyberféminisme nous servira de cas de figure, en guise de conclusion, afin de mettre en relief un type de nouvelles pratiques féministes à l’œuvre qui sont à notre avis justement en mode écoute des femmes minoritaires tout en composant avec divers systèmes normatifs et rapports de pouvoir. C’est en 1991, à Adelaïde en Australie, que quatre jeunes femmes intéressées par l’art et les théories féministes françaises créent l’association VNS Matrix. Dans leur premier texte, Manifeste cyberféministe du XXIe siècle, en hommage à Donna Haraway et à son révolutionnaire Simians, Cyborgs, and Women : The Reinvention of Nature (1991), elles jouent avec l’idée d’un cyberféminisme qui prône une sexualité futuriste dont elles sont les sujets,
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et s’approprient le vocabulaire des technologies et l’imaginaire du mouvement cyberpunk (Magnan, 1999). Le cyberféminisme reflète des pratiques d’intervention transformées notamment par l’usage accru des technologies d’information et de communication. En particulier, il se développe par l’utilisation d’Internet, des listes de discussion virtuelles et de la vidéo comme outil d’expression, d’analyse et de déconstruction (Nepton, 2004). Ces « femmes branchées » se soutiennent techniquement, elles mettent en réseau l’information concernant les femmes qui ne circule pas dans les médias dominants. C’est l’occasion de renouveler les pratiques et les modalités de l’action. Selon celles qui l’exercent, les conséquences politiques du cyberféminisme sont nombreuses : « contourner un système capitaliste de propriété par la diffusion démocratisée et au niveau de l’accès aux nouvelles technologies », « affirmer et démontrer que la sphère des technologies n’est pas un monde exclusivement masculin » et enfin « transformer le logiciel et l’outil informatique, car l’interface est pensée d’une autre manière » (Mensah et Bernier, 2005, p. 19). Même les plus âgées ont leur mot à dire au sujet du cyberféminisme, tel que le témoigne madame Ryerson, une Québécoise de 87 ans, membre des Raging Grannies et citée sur le site Web Cybersolidaires : « Vous pouvez utiliser vos ordinateurs pour vous organiser mondialement. Nous, on devait imprimer des pamphlets et les distribuer manuellement. Vous devez donc utiliser vos ordinateurs pour sauver le monde ! » (Nepton, 2004). Les pratiques cyberféministes encouragent les femmes à briser leur isolement, à découvrir leur potentiel dans le monde virtuel et réel, à s’exprimer et à affirmer leurs droits en partageant leur vécu personnel et collectif et en développant une conscience politique susceptible de faire émerger de nouvelles solidarités, locales et transnationales. En ce sens, ces pratiques ne sont pas sans rappeler les premières thérapies féministes américaines des années 1960 structurées « de façon à encourager les femmes à dépasser les comportements de dépendance ou de passivité et à acquérir de nouvelles compétences de leadership » (Bourgon et Corbeil, 1990, p. 207). Mais plusieurs aspects du cyberféminisme l’inscrivent dans une autre époque. Nicole Nepton, conceptrice et animatrice de Cybersolidaires explique. Afin d’orienter autrement la mondialisation et d’arriver un jour à faire en sorte que les filles et les femmes ne soient plus l’objet de discriminations, il faut nécessairement mieux nous relier du local au global, y compris dans nos langues maternelles (dans la toile, seulement 4 % des contenus sont en français), et publier dans Internet, apprendre à l’exploiter de façon proactive selon nos propres besoins. Ne pas mettre plus efficacement Internet au service du mouvement des femmes ne fait pas partie des options sensées, et particulièrement pour les femmes doublement marginalisées. Si
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nous ne le faisons pas, toutes choses ne demeureront pas égales par ailleurs, ce qui est d’autant plus vrai en pleine montée du backlash antiféministe, des intégrismes et de l’expansion d’une mondialisation néolibérale obsédée par la « sécurité » (Nepton, 2004).
Selon Nepton, c’est parce que la communication et le réseautage sont à la base des luttes sociales que les intervenantes féministes ont besoin de se rencontrer, d’échanger, de débattre, d’élaborer des stratégies, de sensibiliser et d’agir ensemble. Les nouvelles technologies d’information et de communication constituent à la fois un registre puissant et accessible « permettant de favoriser l’horizontalité, la transparence, la participation, le partage de ressources et de connaissances, le réseautage » et l’occasion « comme jamais auparavant de réaliser pleinement notre droit à la communication et à l’expression ». Par ailleurs, il faut savoir lire et utiliser l’ordinateur, avoir accès à l’infrastructure requise et être sensibilisées aux possibilités, aux processus de réalisation et aux implications du cyberféminisme pour les individus et les communautés concernées. Manifestement, « il y a de multiples fractures numériques : entre le Sud et le Nord, les femmes et les hommes, les filles et les garçons, les grands centres et les régions, les personnes handicapées et les autres, les personnes et organismes capables d’exploiter le potentiel offert par les TIC et les autres… ». C’est à se demander au bout du compte si le cyberféminisme, en même temps qu’il favorise l’éclatement des genres et la multiplication des modalités d’intervention, ne participe pas lui aussi au concours des inégalités. En outre, l’élan du cyberféminisme témoigne des effets inattendus et parfois contradictoires du renouvellement des pratiques d’intervention féministe. En sciences humaines, la praxis désigne une activité visant à modifier les rapports sociaux et plus spécifiquement les manières de penser cette transformation. Par ailleurs, l’idée de mise en scène renvoie à cette volonté d’assurer la réalisation de la pensée féministe dans la pratique. Les mises en scène féministes dont il a été question ici concernent les éléments conceptuels et pragmatiques qui se coordonnent ou sont coordonnés avant leur accomplissement effectif en intervention sociale. Il s’agit aussi des processus de répétition à l’œuvre dans le passage de la théorie à la pratique, du personnel au politique, du réel au virtuel. Au sens large, nous avons parlé de mises en scène pour souligner l’aspect des interventions sociales qui ne sont pas spontanées, mais bien ancrées dans des référents théoriques et épistémologiques donnés. Il est à souhaiter que ce travail social continue.
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C H A P I T R E
5 LE TRAVAIL DU SEXE Oppression ou travail ? Colette Parent Chris Bruckert
Dans une production antérieure (Parent, 1995), nous mettions en évidence les paramètres des théories sur le travail du sexe présentés dans les milieux académiques et dans le cadre de certains mouvements sociaux en Occident depuis le xixe siècle. Nous exposions tour à tour les analyses criminologiques traditionnelles, les pensées féministes du xixe et du xxe siècle et la position des regroupements des travailleuses du sexe et de leurs alliés. Aujourd’hui, en ce début du xxie millénaire, le travail du sexe demeure plus que jamais question d’actualité et de controverses et les réflexions théoriques continuent à alimenter les débats. Par contre, le cadre socioéconomique qui le marque s’est largement modifié et les paramètres des approches théoriques ont également subi des modifications. En effet, durant les années 1980 et 1990 en Occident, dans le sillage de la mondialisation des marchés, on a noté un déplacement d’une partie de la main d’œuvre vers les secteurs des services et de l’information et une hausse des emplois atypiques (temps partiel, court terme, emplois autonomes, agences de services temporaires) (De Sève, 1995 ; Phillips, 1997 ; Luxton et Corman, 2001). Les femmes, majoritairement reléguées dans des ghettos d’emplois féminins (secteurs des services, de la vente et du travail de bureau), dont les revenus sont inférieurs aux secteurs à prédominance masculine, en ont fortement subi le ressac. Elles ont dû faire face
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à un marché du travail « flexible », c’est-à-dire de plus en plus composé d’emplois temporaires et/ou à temps partiel. La situation économique d’un nombre important d’entre elles s’est détériorée d’autant plus que le nombre de femmes chefs de famille monoparentale s’est également accru durant cette période et que l’État s’est retiré en tout ou en partie de plusieurs programme sociaux (Maroney et Luxton, 1997). Pour nombre d’entre elles, le travail du sexe s’est donc inscrit comme une option de travail parmi d’autres dans un marché du travail sexué fortement compétitif. Mais la mondialisation a également eu des répercussions sur la migration des femmes des régions pauvres du globe, qui ont en grand nombre quitté leurs villages pour aller dans les villes de leur pays ou encore qui se sont dirigées vers des pays prospères afin de mieux gagner leur vie (Robinson, 2002). Appauvries, sans ressources, elles ont été vulnérables à différentes formes d’exploitation et certaines ont été prises dans des réseaux de trafic. Ce problème a soulevé l’émoi dans les pays occidentaux et la question du travail du sexe a vite été associée au problème de la traite. Dans cette nouvelle conjoncture, deux conceptions antagoniques du travail du sexe ont pris l’avant scène et polarisé les réflexions : d’abord celle du travail du sexe comme forme d’exploitation sexuelle dans le sillage de l’héritage du féminisme radical des années 1970. Cette première conception s’est étroitement associée au mouvement de panique morale relatif au « trafic des femmes et des enfants ». La seconde est celle du travail du sexe comme métier dans le domaine des services. Elle s’est développée dans le cadre d’une nouvelle perspective théorique en sociologie et en criminologie et a été accompagnée, parallèlement, par la constitution de regroupements des travailleuses du sexe dans les années 1980. Par ailleurs, en retrait de ces deux positions dominantes, on identifie toujours un troisième groupe de recherches qui prend appui sur une conception traditionnelle du travail du sexe. Aussi dans les sections qui suivent, nous présenterons ces trois conceptions du travail du sexe et en dégagerons le potentiel et les limites. Nous aborderons d’abord le nouveau visage des analyses traditionnelles, puis nous nous tournerons tour à tour vers l’approche néoradicale du travail du sexe et celle qui situe ces pratiques dans le cadre d’un métier de l’industrie du sexe. En ce qui nous concerne, notons que dans le cadre de nos recherches, nous privilégions la nouvelle conception du travail du sexe comme métier.
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1. LE NOUVEAU VISAGE DE LA TRADITION D’entrée de jeu, ce titre plutôt paradoxal veut mettre en évidence que nombre d’études récentes ont réhabilité une vieille approche traditionnelle en lui donnant, en apparence, un nouveau visage. Cela nous oblige à être vigilant pour pouvoir observer le poids et les pièges de la tradition. Prenons comme exemple l’imposant travail de Rose Dufour (2004) à partir des récits de vie de travailleuses du sexe de rue, soit vingt d’entre elles dans la région de Québec. L’auteure énonce d’entrée de jeu ses objectifs : répondre à la mission du Projet Intervention Prostitution qui est de venir en aide aux travailleuses du sexe. Pour ce faire, elle a choisi de mener une action-recherche1, c’est-à-dire une recherche axée d’abord et avant tout sur l’action. Elle affirme alors : « l’action a consisté à accompagner des “filles” pour faire le point dans leur vie par l’élaboration de leur histoire personnelle et la construction de leur généalogie, et entrer en contact avec leur vraie nature2 » (Dufour, 2004, p. 15). Dufour affirme avoir revêtu l’image de ce qu’elle considère comme étant une femme, une mère, une grandmère, une épouse sexuée, une amie et une chercheure pour développer une relation authentique avec chaque participante et produire une démarche où il y a deux personnes égales à la recherche du mieux être de l’une mais qui transforme tant l’une que l’autre. À l’évidence, le travail de Dufour (2004) se distingue par son souci de venir en aide aux femmes dans le cadre d’une perspective humaniste. Elle affirme, par ailleurs, qu’elle a agi à titre de chercheure et non d’intervenante ou encore de thérapeute. L’examen de sa démarche nous a toutefois amené à formuler un certain nombre de critiques. D’abord, elle invite des travailleuses du sexe à participer à son actionrecherche à la condition qu’elles soient sobres et surtout qu’elles soient prêtes à faire le point sur leur vie. Elle a refusé la participation de certaines qui voulaient bien faire le récit de leur vie mais préféraient ne pas s’engager dans une « démarche pour le mieux être ». Bien sûr, tout chercheur commence sa recherche à partir de certains présupposés et établit les paramètres de son échantillon, mais ce critère d’inclusion est plutôt moral ou thérapeutique que scientifique et le risque est grand d’introduire d’emblée un biais cognitif dans l’échantillonnage. En interviewant les travailleuses du sexe qui ont une autre conception de leur bien-être que la chercheure et qui ne voient pas la nécessité de s’engager dans une démarche incompatible avec leur travail, Dufour aurait pu trouver des récits de vie fort discordants
1. L’auteure a souligné ce terme. 2. Nous soulignons.
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quant à la représentation même de son objet d’étude, le travail du sexe. Qui plus est, sa démarche se limite au travail du sexe de rue, bien que ses conclusions embrassent l’ensemble des expériences des femmes dans l’industrie du sexe. Son étude ne répond donc pas aux exigences méthodologiques d’un travail de recherche mais apparaît plutôt s’inscrire dans un projet de relation d’aide avec des personnes qui ont accepté la perspective thérapeutique qui la chapeaute. Lorsqu’on aborde le cadre conceptuel de l’auteure, on peut dégager plus d’une dimension associée à l’analyse criminologique traditionnelle du travail du sexe. D’abord, elle met en évidence la dimension déviante du travail du sexe et en souligne les conséquences négatives pour les travailleuses du sexe. En adaptant pour ses propos une question qui a aujourd’hui une résonance interactionniste, elle se propose d’observer ce qui suit : « comment devient-on prostituée ? ». En partant du présupposé que toute personne est essentiellement façonnée à partir des relations interpersonnelles qu’elle a développées durant l’enfance, elle documente la construction des liens familiaux et de parenté. Elle s’appuie entre autres sur un présupposé théorique et causal de Proulx (1992) pour qui une personne qui subit la violation de ses frontières personnelles sous une forme émotionnelle, physique, d’inceste déguisé ou d’inceste, ne peut développer une bonne identité personnelle et communiquer son moi intime. Elle aborde également le thème du territoire urbain et prend en compte les éléments suivants : la proximité avec la rue, les bandes criminalisées, le travail du sexe, les travailleuses du sexe, les trafiquants de drogues, etc. Les femmes qui n’ont pas acquis certaines « valeurs solides » à travers les liens familiaux et de parenté seraient plus vulnérables à l’attrait de ce milieu. Selon Dufour (2004), le travail du sexe n’est pas un travail et renvoie à l’incapacité des individus d’entrer en relation avec les autres, même si à l’évidence il implique une prestation de services et exige une certaine capacité d’entrer en relation. Pour Dufour, les travailleuses du sexe (les femmes plus que les hommes) cèdent ce qu’elles ont de plus précieux sans rien obtenir en retour. On constate donc qu’au même titre que les criminologues traditionnels, elle définit le travail du sexe comme un problème relevant des incapacités des individus et dont on peut retracer la genèse à partir de facteurs psychosociaux. Et tout comme ces derniers, elle ne remet en cause ni l’État ni les lois qui les dépouillent de leurs droits de citoyennes. On peut aussi dire que son étude reconduit une conception substantialiste de la femme dans ses divers rôles sociaux (mère, épouse, etc.) et de la sexualité. En effet, si elle affirme qu’« étudier la prostitution féminine au Québec implique d’ouvrir un débat sur l’expression de la sexualité féminine et sur les rapports
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entre les hommes et les femmes chez nous » (Dufour, 2004, p. 17), elle articule son questionnement entre une conception de la sexualité limitée aux liens du mariage pour fins de procréation et une autre conception qui accepte son expression dans le cadre d’une relation affective véritable entre un homme et une femme. Il n’est nullement question de transgresser le cadre hétérosexuel ou d’envisager d’autres possibilités d’expérimenter la sexualité. Par contre, elle situe la question comme relevant des rapports sociaux de sexe et se distance ainsi des criminologues traditionnels pour qui les relations hommes-femmes trouvent leur fondement dans la nature de chacun des sexes. Son analyse ne la conduit toutefois pas à considérer les travailleuses du sexe comme partageant d’emblée le sort de l’ensemble des femmes dans nos sociétés dominées par les hommes. On constate alors que la perspective criminologique traditionnelle perdure toujours sous de nouveaux habits bien que, depuis l’émergence du féminisme occidental contemporain, ce soit l’approche féministe radicale – que nous verrons par la suite – qui ait développé un cadre théorique influent en matière de travail du sexe. Cette approche s’est intéressée à la question de la sexualité et elle a occupé l’avant scène des positions féministes en ce qui concerne le travail du sexe, la pornographie, et les violences contre les femmes. Nombre de théoriciennes radicales ont articulé leur pensée à partir de la contribution pionnière de Simone de Beauvoir3 (1949) sans toutefois en reprendre tous les éléments novateurs. Mais aujourd’hui plusieurs représentants de la position néoradicale semblent moins soucieux de développer et complexifier les fondements de cette approche en ce qui concerne le travail du sexe que de participer d’un mouvement social qui promeut l’abolition de la « prostitution ». Nous examinons ces éléments dans la section qui suit.
2. LA « PROSTITUTION » COMME VIOLENCE CONTRE LES FEMMES En 1949, Beauvoir propose un cadre théorique existentialiste qui tente de mettre en lumière que toute femme est constituée comme l’Autre, l’inessentielle par l’Un, par l’homme qui se définit lui-même comme sujet. Le destin, tant de la femme mariée que de la travailleuse du sexe, est de se
3. Pour une analyse détaillée de la contribution de Simone de Beauvoir en ce qui concerne le travail du sexe et son influence sur le développement de la pensée féministe radicale, voir Coderre et Parent (2001).
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soumettre au désir sexuel des hommes. « Il s’ensuit que la femme se connaît et se choisit non en tant qu’elle existe pour soi mais telle que l’homme la définit […] Son être-pour-les-hommes est un des facteurs essentiels de sa condition concrète » (Beauvoir, 1949, t. 1, p. 233). Dans ce cadre, la travailleuse du sexe appartient de plain-pied à la catégorie femmes. Les féministes radicales des années 1970 suivent Beauvoir dans son refus de considérer les travailleuses du sexe comme différentes des autres femmes : elles font partie de la catégorie femmes et partagent la destinée de l’ensemble de celles-ci. Mais si la travailleuse du sexe partage l’oppression des femmes, si sa sexualité en est une de service tout comme celle de la femme mariée, pour les féministes radicales, son sort est pire : le travail du sexe est le symbole de l’oppression des femmes. En somme, on opère de nouveau une distinction entre les travailleuses du sexe et la catégorie femmes. Les féministes radicales vont alors poser la « prostitution » comme une des institutions qui oppriment les femmes mais bientôt certaines auteures vont confondre les institutions et les expériences de victimation (viol, harcèlement sexuel, etc.). Or, ce développement pose problème. D’une part, on voit mal comment la « prostitution », sanctionnée par des lois et reléguée dans les circuits économiques clandestins pourrait être définie comme institution. D’autre part, cette approche associe les concepts d’oppression et de violence de sorte que le travail du sexe prend nécessairement figure d’abus, d’exploitation, de contrainte, voire d’esclavage. Par ailleurs, les féministes radicales suivent les traces de Beauvoir dans leur refus de condamner moralement les travailleuses du sexe ; plus encore, elles sollicitent leur participation et leur offrent un certain appui pour la reconnaissance de leurs droits. Féministes et travailleuses du sexe peuvent donc se retrouver côte à côte pour lutter contre certaines lois discriminatoires, contre le harcèlement policier, pour la reconnaissance des droits civiques des « prostituées », etc. Mais pour les féministes radicales, il n’est pas question de reconnaître le travail du sexe comme métier. Les analyses produites par les regroupements de travailleuses du sexe sont disqualifiées d’entrée de jeu et présentées comme l’expression de leur sexualité aliénée. Les féministes radicales se retrouvent alors dans l’inconfortable position de se présenter comme les sœurs des travailleuses du sexe tout en disqualifiant leur travail. Le mouvement néoradical des années 1990 opère une rupture plus large encore avec les regroupements des travailleuses du sexe. Sa cible est d’abord et avant tout le travail du sexe mis en cause comme forme de marchandisation des corps à l’échelle de la planète. En fait, ce mouvement établit une équation entre travail du sexe et traite, en entre travail du sexe et violence en dénonçant ce qu’il considère comme étant la « banalisation » de
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cette pratique. Les représentants se définissent comme des néoabolitionnistes, mais cette expression se réfère au travail du sexe lui-même et non à l’idée de sa légalisation. Voyons les grands paramètres de leur analyse et son attachement étroit à une orientation de « mouvement social ». D’abord la question est présentée dans son contexte international en lien avec la mondialisation (Barry, 1995 ; Jeffreys, 1999 ; etc.). Dans la mouvance de ce phénomène, le travail du sexe a connu lui-même une industrialisation et une internationalisation et est devenu, comme le souligne Poulin (2004), une « puissance économique incontournable ». Notons ici que le travail du sexe inclut la pornographie qui a connu un essor fort important depuis les années 1970 et est accessible maintenant dans les foyers à travers la télévision, la vidéo et l’Internet. Cette production pornographique inciterait à son tour au tourisme sexuel. Au total, le travail du sexe n’est qu’un des éléments d’une longue série de produits offerts sur le marché du sexe (Geadah, 2003). Selon Poulin (2004, p. 129), cette « puissance économique » opérerait par le biais du crime organisé parce que « la violence est décisive dans la production des ‘marchandises sexuelles’ que sont les personnes prostituées ». En bénéficiant de l’appui des milieux économiques et du pouvoir politique, les réseaux criminels auraient connu un essor remarquable. Toujours selon l’auteur, le travail du sexe entraînerait le développement de la traite et son contrôle par le crime organisé. Celui-ci maintiendrait son emprise sur la traite des femmes et des enfants au moyen « de la terreur », disputant ainsi à l’État le monopole de la violence4 (Poulin, 2004, p. 135). On constate que le concept de « violence » prend ici un sens très large et une tournure tautologique en plus d’être alarmiste. En effet, la « prostitution » est vue d’avance comme signifiant la présence de la violence et la violence comme caractérisant la prostitution. Dans le cadre de cette approche, la traite des femmes renvoie à « la prostitution et à toute migration aux fins de prostitution » (Toupin, 2002, p. 9). En fait, comme le souligne Toupin (2002), la traite des femmes est réduite au trafic sexuel et fait partie du problème général du travail du sexe. Par exemple, Geadah (2003, p. 27) affirme : « S’il est vrai que les conditions entourant la prostitution et le trafic sexuel varient d’un contexte à l’autre, la toile de fond demeure la même : celle d’une exploitation sexuelle qui porte atteinte de mille et une façons à l’intégrité physique et mentale des personnes concernées… ». Louis (2005) se fait plus explicite
4. Signalons, en passant, que l’État n’a jamais possédé le monopole de la violence par rapport à l’ensemble des individus et des organisations ; ce qu’il a réussi à s’attribuer à travers le temps c’est le monopole de la violence légitime.
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et plus radicale encore. Pour elle, la question de la « traite des êtres humains » s’est substituée à celle qui concerne le système prostitutionnel, empêchant ainsi l’étude de ce dernier qui en est essentiellement la cause. Elle critique également l’usage des termes exploitation sexuelle et esclavage qu’elle considère dangereux tant au plan théorique que politique. Selon celle-ci, ces termes font obstacle au développement d’une théorie spécifique du proxénétisme et occultent le concept d’oppression patriarcale. Selon Louis (1997), la « prostitution » est un système, soit le système prostitutionnel, qui met en relation des proxénètes, des clients et des personnes de tout âge, surtout des femmes. Il est à la fois l’expression des systèmes patriarcaux qui assurent la dépendance sexuelle des femmes et des systèmes marchands qui mettent des corps sur le marché économique. « Et c’est parce qu’il s’agit à la fois d’un « système » et d’un « marché » qui fonctionne selon la loi de l’offre et de la demande qu’il n’est pas possible de distinguer la prostitution du proxénétisme » (Louis, 1997). Mais, toujours selon cette auteure, on doit en reconnaître la spécificité conceptuelle si l’on veut pouvoir l’analyser et le comparer aux autres systèmes de domination comme l’esclavage, le racisme, le capitalisme, etc. C’est aussi en l’identifiant conceptuellement qu’on peut en poser « l’interdit absolu5 » et faire en sorte qu’il ne corresponde plus du tout aux « valeurs6 » d’une société, d’un État (Louis, 2006). L’auteure semble croire que la politique de criminalisation n’est pas un interdit absolu et que la prostitution, au lieu d’être stigmatisée, est perçue comme une « valeur ». Dans un raisonnement circulaire, elle écrit qu’en abolissant (comment ?) la possibilité de l’échange marchand, en abolissant le proxénétisme, on abolirait le travail du sexe. En somme c’est dire que si l’on abolit le travail du sexe on réussira à abolir le travail du sexe. On cible aussi le système de domination qui « légitime, légalise, organise, politiquement, économiquement, symboliquement, culturellement, doctrinalement l’échange sexuel marchand de personnes » (Louis, 2006). On reste sans savoir quel est et où se trouve ce système de domination qui non seulement « légalise » mais légitime ce travail qui est pourtant criminalisé et non reconnu comme tel dans les sociétés. Décrite de cette façon, la tâche en est une d’envergure maintenant que le système proxénète s’étend à l’ensemble de la planète sous la forme d’une nébuleuse d’associations de malfaiteurs de différentes tailles et qu’il soumet à ses règles des millions de femmes et d’enfants.
5. Nous soulignons. 6. L’auteure souligne.
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Dans le cadre de cette perspective morale, où la prostitution est reliée d’entrée de jeu à une forme de « domination » comme l’esclavage et le colonialisme, la distinction entre « prostitution volontaire » et « prostitution forcée » est récusée et considérée comme « fallacieuse ». Aucune donnée empirique ne peut alors contester la validité de la perspective et aucun autre cadre théorique ne peut mettre en doute cette manière de voir sans être immédiatement disqualifié comme une forme de domination ou de « fausse conscience ». Illustrons cette manière de construire le problème du travail du sexe dès le départ comme une forme incontestable de « violence ». Pour faire cette démonstration, Poulin (2004) se propose de présenter le processus de marchandisation des travailleuses du sexe qui sont à la fois vendues à des réseaux successifs de proxénètes et à des clients. Ce processus n’implique pas seulement le commerce des individus mais leur fabrication comme marchandises tant en aval qu’en amont. Selon Poulin (2004), en aval : Les personnes prostituées sont déshumanisées, puisque chosifiées, c’est l’aboutissement même de leur marchandisation. Elles appartiennent au possesseur de la marchandise, c’est-à-dire au proxénète. La très grande majorité des victimes de la traite des femmes sont violemment contraintes de se prostituer lorsqu’elles parviennent dans le pays de destination (Poulin, 2004, p. 149).
Poulin (2004) donne ensuite nombre d’exemples de femmes séquestrées dans des camps de soumission, soumises à des séances de viols, de tortures dans différents pays des Balkans, au Brésil, en Thaïlande, mais aussi dans les pays de l’Europe occidentale tels l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique. Selon les études consultées par Poulin (2004), entre 85 % et 90 % des personnes prostituées seraient sous la tutelle d’un proxénète. Lorsqu’elles sont brisées, elles leur rapportent d’énormes profits. Pour assurer la soumission au travail et maintenir le marché, la violence perdure sous forme d’enlèvement, d’agression sexuelle et de meurtre. Là encore, Poulin (2004) fournit un certain nombre d’exemples tirés d’études. Mais les marchandises que sont les travailleuses du sexe sont aussi formées en amont. Selon celui-ci, plusieurs auteurs invoquent la contrainte économique pour expliquer que certaines femmes choisissent de vendre des services sexuels. Mais pour celui-ci, s’il est juste de reconnaître la misère comme un facteur qui permet le développement du travail du sexe, « cela n’explique pas pourquoi certaines personnes « se prostituent7 » et d’autres se refusent à le faire même dans des conditions de grande précarité » (Poulin, 2004, p. 168).
7. Nous soulignons.
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L’auteur se tourne alors vers un déterminisme social et psychologique pour expliquer, à partir de l’histoire de la personne, ce qui la prédispose au travail du sexe. Et cette histoire est reconstruite comme composée d’un passé traumatique marqué d’expériences d’abus sexuels et physiques répétés. Certaines personnes vivraient alors des états de stress posttraumatiques. Ainsi derrière « l’apparence du choix » se cacherait une histoire qui obligerait à faire ce choix. Il n’existerait donc pas de travail du sexe choisi… Même la revendication de l’abolition de la « prostitution » est attribuée, paradoxalement, au droit des femmes à disposer de leur sexe, à disposer de leur corps. Notons ici un usage particulier de la notion de « droit ». Dans son sens « plein », la titulaire d’un droit dispose d’une alternative : elle peut, par exemple, vendre ou ne pas vendre sa maison, exprimer ou non sa pensée, etc. La personne est autorisée à faire ceci ou cela, mais n’est pas obligée de le faire. Dans un autre usage, la notion de droit se confond avec celle d’obligation, de devoir. Par exemple, lorsqu’un policier reçoit un ordre de la cour pour procéder à une arrestation, nous pouvons dire que « le policier a le droit d’arrêter X ». Mais nous pouvons aussi dire qu’il a le devoir de le faire, car il n’a pas la faculté de ne pas le faire8. Louis ne considère pas que les femmes sont titulaires du droit d’utiliser leur corps pour le travail du sexe, comme on n’a pas le droit de vouloir être « esclave ». Le « droit » dont elle parle est en fait un droit-obligation, celui de ne pas employer son corps de cette façon. Pour elle, la prostitution est la négation du droit de cette femme et pour le défendre, il faut l’empêcher d’entrer en prostitution. Louis considère que c’est la voie nécessaire pour : « briser […] l’idéologie selon laquelle une femme reçoit valeur et existence par le fait d’appartenir à un homme » (Louis, 1991). En ce sens c’est au système patriarcal qu’il faut s’attaquer. Mais on peut aussi se demander pourquoi Louis n’a pas inclus le mariage dans son observation et n’a pas proposé le droit de ne pas se marier, le mariage étant l’institution patriarcale par excellence. En somme, dans cette perspective, abolir le travail du sexe relève essentiellement des « droits humains » : celui du droit-obligation inaliénable à la possession [c’est-à-dire au « bon usage »] de son corps et de sa sexualité. Comme le travail du sexe réifierait nécessairement la personne, il en permettrait l’aliénation entière. Mais quelle est la place des travailleuses du sexe dans cette analyse ? Selon Louis (1991, 1997), on a eu, d’une part, beaucoup trop tendance à les ignorer, et d’autre part, on ne doit pas élaborer de politiques qui les
8. Sur ce double usage de la notion de droit, voir Pires (1998).
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concernent sans leur participation. Il ne s’agit pas de leur reconnaître le droit à « se prostituer » mais d’assurer la reconnaissance des droits de la personne qui leur sont niés (libre circulation, accès à la justice, etc.). Geadah (2003), quant à elle, reconnaît que certaines femmes retirent des bénéfices du travail du sexe, mais elle disqualifie immédiatement ces « bénéfices » en insistant sur la nécessité de distinguer les intérêts à court terme de quelquesuns des intérêts à long terme de l’ensemble des femmes. Comme on peut le constater, l’analyse néoradicale du travail du sexe se construit surtout à partir d’une critique morale du capitalisme et du patriarcat. Cette approche structurelle semble par contre tenir très peu compte des développements et avatars théoriques qui ont marqué les théories féministes radicales, marxistes et socialistes des années 1970 et 1980. Qui plus est, ancrés solidement dans une philosophie manichéenne et dans un cadre conceptuel rigide qui oppose les hommes aux femmes, les auteurs ignorent la divergence des points de vue sur la sexualité ainsi que les intérêts conflictuels des différents groupes de femmes. Sur les plans politique et juridique, encore une fois, le point de vue des travailleuses du sexe se trouve disqualifié. Opprimées et marginalisées, y compris par la manière de voir leur travail, elles n’ont pas voix au chapitre quand il s’agit de déterminer les paramètres de leurs problèmes ou quand il s’agit des mesures à prendre pour les résoudre. Du point de vue scientifique et méthodologique, les représentants de cette position semblent bien « savoir d’avance » ce qu’est le travail du sexe et être plus concernés par son abolition que par la compréhension du phénomène. L’utilisation qu’ils font des données empiriques est spécieuse et acritique. Car rien ne semble en mesure de pouvoir « falsifier » ou « corriger » la perspective. On s’alimente de la dénonciation réitérée par la succession des faits divers. Du point de vue politique, leur démarche n’en est pas une qui émerge de la base, des groupes de femmes dans la communauté ni de la diversité des femmes impliquées dans ces activités, mais la cause leur apparaît néanmoins juste et urgente et appelle à l’intervention musclée des décideurs publics. Pour convaincre ces derniers, on présente des données statistiques alarmantes mais qui sont basées sur des estimés dont on ne peut assurer la moindre exactitude. Par exemple, en 2000, NOW (National Organization for Women) estimait que 50 000 femmes et enfants étaient victimes de traite aux fins de « prostitution » annuellement aux É.-U. Ce chiffre était en fait tiré d’un document de O’Neil Richards (2000, p. 3) qui évaluait qu’entre 45 000 et 50 000 femmes et enfants étaient victimes de trafic aux É.-U. pour du travail dans les sweatshops, comme employé domestique, dans le secteur agricole, ou encore dans la « prostitution » (Chapkis, 2005). Poulin (2004, p. 158) affirme qu’entre 85 % et 90 % des travailleuses du sexe travaillent sous la direction d’un proxénète.
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Mais il ne justifie ses chiffres qu’en note de bas de page où il évoque les résultats de cinq recherches datant respectivement de 1982, 1985, 1990, 1994 et 2002 et il n’en présente ni l’échantillon (nombre, lieux de pratique) ni le type de travail du sexe ciblé. On voit mal dès lors comment il a pu en arriver à une telle généralisation. On retrouve également nombre de textes qui présentent des expériences de trafic qui ne peuvent que soulever l’indignation. Par contre, ces exemples sont souvent tirés de situations dans différents pays sans autre forme de mise en contexte historique, socioéconomique, culturel. Le problème est pris pour acquis et il est vu existant comme tel, indépendamment de ces éléments car d’emblée les « coupables » sont connus, c’est-à-dire les proxénètes, les clients, le crime organisé et leurs complices dans les sphères politiques et économiques. En fait cette position apparaît relever plutôt d’une prise de position morale que de données rigoureusement et soigneusement établies. Dans cette approche pour laquelle le travail du sexe est violence, la dimension relationnelle de ce travail disparaît au profit d’une définition des « prostituées », femmes et enfants9, comme des victimes. Réduites au statut de marchandises aux mains du système proxénète, elles n’en seraient pas moins affectées, pour certains auteurs, par un déterminisme psychologique et social. C’est de cette façon que Poulin (2004) réintroduit au plan individuel la différence entre les travailleuses du sexe et les autres femmes, telle que soutenue par l’approche criminologique traditionnelle. Pour éliminer le travail du sexe, les représentants de cette approche mettent de l’avant des changements juridiques tant au plan national qu’international. L’État, incriminé comme complice du système proxénète, peut devenir un allié. Au plan national, le droit criminel est alors posé, sans examen du potentiel et des limites du droit, comme l’instrument premier et incontournable de cette lutte. On doit reconnaître la responsabilité pénale des clients, lutter avec plus de vigueur contre le proxénétisme, abolir les lois qui pénalisent les travailleuses du sexe. Ils proposent également des mesures pour aider les travailleuses du sexe à se réorienter sur le marché du travail. Au plan international, on a fait appel à des changements aux conventions adoptées par l’ONU. La CATW (Coalition against Trafficking in Women) est l’une des principales porte-parole de cette position.
9. Notons qu’on a traditionnellement regroupé ces deux populations frappées d’incapacité juridique. Dans ce sillage, nombre d’auteurs offrent des réflexions, voire réalisent des recherches empiriques, en amalgamant ces deux groupes, pourtant fort différents, et refusent toute autonomie aux femmes.
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Enfin, les tenants de cette approche adoptent une définition de la sexualité qui suit la filiation des féministes radicales des années 1970. Selon Poulin (2004, p. 288) : « la relation marchande prostitutionnelle est construite sur le désir sexuel du client et non sur celui de la personne prostituée qui voit son corps et son sexe instrumentalisés […] ». Pour lui, dans cet échange particulier, la personne est réduite à l’état d’objet ce qui en permet l’aliénation complète. En somme, on maintient ici le lien traditionnel entre sexualité et identité personnelle. Dans ces circonstances, on comprend que la dissociation que les travailleuses du sexe opèrent entre travail du sexe et vie intime, incluant leur vie sexuelle (Parent, 2001), heurte les valeurs morales des tenants de l’approche néoradicale.
3. LE TRAVAIL DU SEXE COMME MÉTIER Dès le milieu des années 1970, un nouveau regard empirique et théorique sur le travail du sexe commence peu à peu à émerger en criminologie et en sociologie. Tout en bénéficiant en partie des apports féministes, cette perspective modifie le schéma d’observation du phénomène. Grosso modo, elle permet d’observer le travail du sexe à partir de la distinction travail reconnu/travail non reconnu et d’explorer le travail du sexe comme une forme de travail non reconnu et stigmatisé. En raison surtout de cette non reconnaissance, il est susceptible de se heurter à toute sorte d’abus, de formes d’exploitation et de violence. Dans le cadre de cette approche, les chercheurs se sont alors posés deux questions. D’abord qu’est-ce qui nous empêche d’observer le travail du sexe comme forme de travail et ensuite qu’est-ce qui nous permet de l’observer comme une forme concrète de travail « exclue » présentement par les systèmes politique et juridique ? D’abord le codage moraliste qui sert généralement de point de départ pour observer le travail du sexe constitue un obstacle majeur. Shaver (1994) a bien démontré le poids de ce piège dans les approches sur le travail du sexe. En effet, si l’observateur conçoit d’abord et avant tout le travail du sexe comme une forme d’exploitation indue, d’esclavage ou une forme de violence indépendamment des données empiriques (conditions de travail, rémunération, etc.), il ne pourra jamais observer ce phénomène comme pouvant être acceptable sur le plan moral. La notion de « travail » ne pourra pas faire partie de son schéma d’observation. Voyons ce qui se passe lorsqu’un observateur ne distingue pas entre esclavage et vente des services sexuels. Toute forme de vente de services sexuels devient un exemple d’esclavage et on peut alors faire l’impasse sur
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la théorie des rôles sociaux. Mais dans une société esclavagiste, le rôle social d’esclave s’oppose à celui de travailleur libre. Un esclave n’est ni un ouvrier ni un petit commerçant. On peut abuser sexuellement d’un esclave mais on peut aussi l’obliger à construire une pyramide. Alors, si l’on amalgame les notions d’esclavage et de « prostitution », on modifie les deux : la notion d’esclavage inclut le travail salarié d’une femme adulte libre et lucide qui vend des services sexuels et la notion de « prostitution » inclut la « réification » totale de la personne. La travailleuse du sexe peut alors être considérée comme une marchandise et le client essentiellement comme un abuseur. Dans ce cadre, on ne peut plus observer d’autres aspects de la relation interpersonnelle travailleuse/client (présence de liens affectifs divers, aide réciproque, relation tout à fait respectueuse et professionnelle, etc.). On comprend bien que cette perception peut contraster foncièrement avec les autoportraits de la travailleuse et du client. La première peut continuer à se voir comme une personne qui a des droits et qui n’est pas réductible à une marchandise tout simplement parce que ses activités salariées heurtent la moralité d’un observateur. Et la même chose vaut pour le client, pour le proxénète, etc. Mais l’observateur, s’il garde son schéma d’observation, n’apprend pas de ce qu’il écoute ou voit ; il attribue cette « erreur » aux personnes observées. Le même raisonnement s’applique à d’autres gommages conceptuels comme celui de « violence » et de « prostitution ». Si on exerce de la violence envers un ouvrier, ses activités salariées n’en constituent pas moins un travail et non le fruit de la violence. La nouvelle perspective distingue clairement entre le travail que fait la travailleuse du sexe et la violence (de différents types) dont elle peut faire l’objet. Le travail du sexe est reconnu comme un métier qui comporte des risques, qui est dans les termes de Sanders (2005), « a risky business ». Cette distinction entre métier et violence a permis à plusieurs chercheurs d’observer les risques du métier et les stratégies et mécanismes de défense déployés pour les contrer ou en neutraliser l’impact. Ceux-ci ont surtout étudié le travail du sexe dans la rue mais aussi dans des lieux plus protégés : quelques-uns dans le cadre de l’analyse de différentes composantes du métier (McKeganey et Barnard, 1996 ; Parent et Bruckert, 2005, 2006 ; Sanders, 2005) ou encore en ciblant directement la question des risques et en particulier de la violence (Mathieu, 2002 ; Plumridge, 2001 ; Whittaker et Hart, 1996). Ces auteurs ont considéré la violence de pseudo- clients, des souteneurs, du public ou encore entre collègues, mais ont également mis en évidence la violence dont les travailleuses sont victimes de la part des forces de l’ordre. Ils ont ainsi pu observer le poids des lois et de leur application au niveau des risques associés au travail du sexe.
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Le phénomène de la traite des femmes et de la « prostitution » a également bénéficié du nouveau schéma d’observation. En effet, les tenants de cette approche, dont Kempadoo (1998) et Doezema (1998), ont mis en lumière que le travail du sexe est une des formes de travail disponibles pour nombre de femmes des pays du tiers-monde affectés par la mondialisation. Celles qui se déplacent font partie des travailleuses migrantes, et souvent, des travailleuses migrantes illégales. Le gommage entre le concept de traite des femmes et celui de « prostitution » cède alors la place à une autre distinction : travail légal versus travail migrant illégal. La définition de la traite des femmes pour fins de prostitution prend place dans la question plus vaste de la traite des femmes en mettant l’accent d’abord et avant tout sur la coercition et en considérant les conditions de travail auxquelles les travailleuses migrantes peuvent être soumises. C’est en s’appuyant sur ces observations que Wijers et Lap-Chew (1997) ont proposé une définition de la traite des femmes qui distingue deux moments, soit celui du recrutement et celui du contexte de travail : l’un ou l’autre peuvent faire l’objet de violence, de coercition. Pour Wijers et Lap-Chew (1997), la traite des femmes renvoient à : Tous les actes liés au recrutement et au transport d’une femme à l’intérieur et à l’extérieur des frontières d’un pays pour l’obliger à travailler ou à offrir des services par le recours à la violence et aux menaces de violence, à l’abus de pouvoir ou à une position de domination, à la servitude pour dettes, à la duperie ou à d’autres formes de coercition (Wijers et Lap-Chew, 1997, p. 36 ; traduction dans McDonald, Moore et Timoshkina, 2000, p. 8).
Le travail forcé et les pratiques s’apparentant à l’esclavage pour leur part désignent : Le travail ou les services soutirés d’une femme, ou l’appropriation de son identité ou de sa personne physique, au moyen de violence ou de menaces de violence, d’abus de pouvoir ou d’une positon de domination, de servitude pour dette, de duperie ou d’autres formes de coercition (Wijers et Lap-Chew, 1997, p. 36).
À partir de ce contexte général, il apparaît tout à fait pertinent de considérer la question de la traite à partir des paramètres associés à la migration des travailleurs et travailleuses. S’il y a coercition, enlèvement, etc. dans les conditions de départ, la notion de trafic est employée ; si le départ est volontaire et sans contrainte, d’autres concepts sont mobilisés (par exemple, migration illégale). Même dans ce dernier cas, lorsque la travailleuse migrante arrive à sa destination, et en raison de son propre statut d’illégale, elle peut se trouver dans une situation difficile, se voir
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imposer des conditions de travail abusives, voire être soumise à des pratiques qui s’apparentent à l’esclavage par opposition à la situation d’une travailleuse libre de ce genre de contraintes et de manipulations. En privilégiant la distinction travail légal versus travail migrant illégal, on met l’accent sur la vulnérabilité de la travailleuse indépendamment du type de travail dans lequel elle s’est engagée. Ce type de distinction permet de court-circuiter l’observation « morale » qui accompagne traditionnellement les activités du travail du sexe et qui les disqualifient comme forme de travail. Doezema (1998) a bien saisi les pièges potentiels de la dichotomie « prostitution volontaire » et « prostitution forcée ». Si la travailleuse accepte de migrer pour travailler dans le secteur du travail du sexe, elle est responsable des mauvaises conditions de travail qui lui sont imposées. C’est la mauvaise victime…qui aurait dû savoir. Mais si une travailleuse accepte de migrer pour faire du travail domestique mais, arrivée à destination, se voit imposer des conditions de travail inacceptables, on n’exige pas qu’elle ait été dupée quant à son projet de travail pour la considérer comme victime. Pour observer la travailleuse du sexe migrante de plain-pied comme une travailleuse, il apparaît donc nécessaire de l’observer à partir de la distinction générale de travailleuse migrante illégale versus travailleuse non migrante jouissant de droits reconnus. Alors, une fois abandonnées certaines distinctions, et après en avoir introduit d’autres qui nous ouvrent la voie à l’observation du travail du sexe comme forme de travail, on peut se tourner vers l’appareillage conceptuel de la sociologie et de la psychologie du travail pour aborder les activités du travail du sexe comme forme de travail et les comparer avec d’autres formes d’activités professionnelles susceptibles d’éclairer ce phénomène. C’est la tâche à laquelle se sont appliquées nombre de chercheures vers la fin des années 1980 et surtout dans la dernière décennie du xxe siècle. La majorité des recherches10 ont porté sur le travail de sexe de rue et ciblé plus particulièrement les femmes (Jeffreys et McDonald, 2006 ; McKeganey et Barnard, 1996 ; Pryen, 1999 ; Shaver, 1996). Mais on s’est aussi intéressé au travail du sexe dans les salons de massage et les établissements érotiques (Parent et Bruckert, 2005), dans les messageries roses (Chaker, 2002), dans les bars comme danseuses érotiques (Bruckert, 2002 ; Bruckert et Parent, 2007), comme escortes (Lucas, 2005 ; Sanders, 2005), sur l’Internet (Sharp et Earle, 2003 ; Sanders, 2005).Quelques chercheurs se sont penchés sur le travail du sexe des hommes (Browne et Minichiello, 1995, 1996 ;
10. Notons que les références indiquées dans cette section ne visent pas à l’exhaustivité mais ont pour objectif d’orienter le lecteur, la lectrice, vers quelques-unes des productions pertinentes.
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Minichiello et al., 1998 ; Allman, 1999). D’autres ont mené des recherches à partir d’échantillons d’hommes et de femmes. Par exemple, Welzer-Lang et al. (1994) ont pris pour cible les travailleurs et travailleuses du sexe de rue ; Weinberg et al. (1999) ont comparé le travail du sexe de rue des hommes, des femmes et des transsexuels à San Francisco. En réalisant des recherches empiriques sur le travail du sexe comme métier, ces chercheurs abordent l’organisation de ce service selon différents paramètres (pays, contexte urbain, lieux de pratiques, sexe des travailleurs, etc.). Ils présentent les services offerts, les tarifs, les horaires, les relations de travail, les qualités et compétences requises, les raisons données pour le choix de ce travail, les lois et leur impact, les risques du métier et les mesures de protection adoptées. Certains auteurs analysent aussi le travail émotionnel impliqué dans cette forme de service aussi bien que les défis bien spécifiques de conciliation travail/vie privée ou travail/intimité associés au travail du sexe (Parent et Bruckert, 2005). On peut alors comparer, d’une part, les différentes formes de travail du sexe entre elles et, d’autre part, le travail du sexe et d’autres formes de travail dans le domaine des services (coiffure, psychothérapie, massage, travail des artistes, etc.). On peut également mettre en lumière comment la sexualité se trouve aussi présente dans nombre d’emplois, féminins surtout, (serveuses, modèles, actrices, infirmières, etc.) et est en même temps laissée dans l’ombre. Il y a ici un phénomène de double aveuglement : d’une part, on ne voit pas la dimension sexuelle dans les autres travaux et, d’autre part, on ne voit le travail du sexe qu’à travers le prisme de la sexualité (Parent et Bruckert, 2005). Dans le cadre de cette perspective, les travailleuses du sexe sont définies comme des actrices sociales capables de choix et d’action et non comme des victimes. Elles n’en sont pas moins des travailleuses qui présentent des profils très diversifiés. Au point de départ, le portrait de la travailleuse du sexe était largement circonscrit à la femme blanche vivant en Occident, ignorant dans cette foulée les rapports sociaux de « race » et d’ethnie aussi bien que la travailleuse du sexe du tiers-monde (Kempadoo, 1998, p. 10). Mais en étendant l’observation à l’échelle de la planète et en multipliant les recherches sur différentes formes de travail du sexe en différents milieux, le profil type éclate au profit d’une prise en compte d’une multiplicité de groupes de travailleuses du sexe dont le rapport au travail peut grandement différer. D’un côté, on retrouve les travailleuses du sexe qui se définissent comme des professionnelles, et qui considèrent que leur travail offre des possibilités de carrière excitantes. Certaines affirment constituer l’avant-garde des luttes féministes. Par ailleurs, pour la majorité des femmes sur notre planète, le travail du sexe représente une option parmi d’autres dans une liste limitée d’emplois plus ou moins intéressants. Il est
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évident que certains « choix » de départ tiennent compte des opportunités qui peuvent varier beaucoup. Les choix sont alors limités par celles-ci et s’adaptent en fonction de celles-ci. Je peux devenir psychologue parce que j’ai raté les examens de médecine, je peux m’orienter vers l’enseignement parce qu’il n’y a pas d’ouvertures pour les artistes de la scène dans ma région. Un peu partout dans le monde, les femmes choisissent le travail du sexe selon Cabezas (1998, p. 4) « pour les mêmes raisons que la plupart des gens qui travaillent dans des emplois ennuyeux, dangereux, où ils sont exploités… ». La travailleuse du tiers-monde, en principe plus vulnérable, n’en est pas moins une travailleuse qui compte tenu des contraintes structurelles sexuées auxquelles elle est soumise, est capable d’agir (agency) (Kempadoo, 1998). Qui plus est, elle n’en est pas moins une personne dotée d’une subjectivité propre, non réductible à la travailleuse du sexe occidentale. Par ailleurs, cette approche prend en compte que les travailleuses du sexe sont soumises aux mêmes contraintes structurelles de classe, de « race », de catégorie de sexe, etc. que les autres femmes dans leurs sociétés. Elles font partie de la catégorie femmes et partagent le sort de l’ensemble d’entre elles. Sur le marché du travail, elles occupent un travail féminin d’abord et avant tout et dépendent de la demande masculine (Schooten, 2005). Mais les travailleuses du sexe suscitent aussi des réactions en raison du caractère subversif de leur travail. Certaines chercheures qui s’appuient sur cette perspective ont mis en évidence comment le travail du sexe dissocie le lien savant aussi bien que culturel entre identité personnelle et sexualité (Parent, 2001 ; Parent et Bruckert, 2005). À travers leur travail, c’est la construction sociale de la sexualité qui est mise en cause. Par ailleurs, en reconnaissant que le travail du sexe est un métier, ces chercheures ont pu observer que la criminalisation de ces activités entraîne nombre d’effets pervers tant au niveau du travail que de la vie personnelle des travailleuses. Elles sont donc favorables à la décriminalisation de ces activités et à la reconnaissance des travailleuses du sexe comme des travailleuses qui ont les mêmes droits que tous les autres travailleurs et que toutes les autres citoyennes. Sur le plan international, les chercheures prônent également la reconnaissance des droits des travailleuses migrantes et la réinsertion de celles-ci dans les règles de droit. Comme travailleuses, les travailleuses du sexe migrantes doivent être protégées comme tous les autres contre l’exploitation et la discrimination. Les règlementations internationales qui protègent les autres travailleurs doivent également s’appliquer à celles-ci (Toupin, 2002, p. 40).
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En intégrant les travailleuses du sexe de plain-pied dans les rangs des travailleurs, on peut dissocier fermement la traite des femmes de celles des enfants et analyser la première à partir de la problématique des travailleuses migrantes. La distinction qu’on opère souvent entre « prostitution forcée » et « prostitution volontaire » pourrait ainsi être remplacée par celle d’abus, de coercition, de violence dans le cadre de l’exercice du travail, que ce soit dans l’industrie du sexe ou du secteur agricole ou des textiles.
CONCLUSION Comme on a pu le constater, les positions dominantes sur le travail du sexe sont à l’heure actuelle fort polarisées, mais la conception traditionnelle du travail du sexe en criminologie continue à faire sentir son influence sur les chercheurs. La vigilance doit être constamment au rendez-vous pour ne pas céder à certains pièges qui résistent au temps et à la critique. Par ailleurs, les chercheurs qui veulent s’assurer de la validité de leurs idées sur le travail du sexe, ne peuvent faire l’économie de les exposer à une vérification empirique rigoureuse. Cela vaut très certainement pour la position qui définit le travail du sexe comme violence : jusqu’à maintenant, emportée dans le tourbillon du mouvement social, ses arguments relèvent d’abord et avant tout de questions morales et font l’impasse sur la complexité de la problématique du travail du sexe. Mais cela vaut également pour la position qui définit le travail du sexe comme métier : nombre d’idées doivent être soumises aux différents contextes de travail qu’on considère le type de travail du sexe, les acteurs sociaux impliqués ou encore la localisation géographique. Il faut également prendre en compte que le travail du sexe est une forme de travail dans le domaine des services qui doit être analysé à partir des déterminants structuraux du marché du travail, des rapports sociaux de classe, de sexe, de « race », et de la construction de la sexualité dans nos sociétés. En mettant l’accent sur la complexité de la problématique et sur les vérifications empiriques, le débat actuel pourrait se réorienter vers un véritable échange théorique et faire avancer les connaissances sur le travail du sexe.
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C H A P I T R E
6 L’EMPOWERMENT ET L’EXPÉRIENCE DE L’IMMIGRATION AU CANADA Multiples déterminants dans une réalité complexe1 Bilkis Vissandjée Lara Maillet
Au cours des dernières décennies, le concept ou l’approche d’empowerment, généralement défini comme un processus permettant d’augmenter le sentiment de contrôle ou le contrôle réel sur sa vie et sa santé, a acquis une popularité croissante tant du côté des chercheurs2 et praticiens du domaine de la santé que de celui des décideurs (Rappaport, 1989 ; Laverack et Wallerstein, 2001 ; Daudelin et Vissandjee, 2001 ; Wallerstein et Duran, 2006). Cette définition a évolué dans un monde pluraliste qui a permis d’enrichir la compréhension de ce concept ou approche non seulement aux plans individuel, social et communautaire, mais également selon différentes perspectives, notamment psychologique, organisationnelle, sociale, éthique, communautaire et politique (Le Bossé et Lavallée, 1993 ; Le Bossé, 2003).
1. 2.
Je voudrais remercier Ricardo Zúñiga des lectures attentives qu’il a bien voulu accorder aux premières versions de ce texte. Ses commentaires m’ont été très précieux. Le masculin et le féminin sont utilisés de façon interchangeable ; le premier inclut le second par moment et vice-versa dans d’autres temps.
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Son application accrue dans le domaine de la santé s’inscrit dans une conjoncture historique particulière à la confluence d’au moins deux mouvements simultanés : d’une part, l’émergence de paradigmes critiques en sciences sociales et de la santé tels que les approches féministes, le constructivisme, le postcolonialisme et l’approche des déterminants sociaux de la santé dans l’élaboration des interventions de soins et, d’autre part, la reconnaissance d’une participation active des femmes, des hommes, des familles et des groupes au fil des réformes qui s’opèrent dans les systèmes de services de santé (Le Bossé, 2003 ; Hills, Caroll et O’Neill, 2004 ; Parpart, 2004 ; Luttrell, Quiroz et Scrutton, 2007). La popularité de l’empowerment ne s’appréhende pas uniquement par la présence accrue de paradigmes critiques et holistiques qui se sont développés au cours des dernières décennies. L’emballement pour cette approche s’est concrétisé, au cours des années 1970-1990, par l’élargissement de la conception de la santé afin d’intégrer les conditions de vie en tant que déterminants de la santé, mettant ainsi à l’épreuve la capacité du système de santé et de services sociaux à faire face aux demandes de plus en plus complexes d’une population qui se diversifie (Daudelin et Vissandjee, 2001 ; Bacqué, 2006 ; Jouve, 2006 ; Mendell, 2006). L’approche de l’empowerment préconise une prise de contrôle sur sa propre santé. Conjuguée à une perspective de prise en compte des déterminants sociaux de la santé, celle-ci semble toute désignée pour non seulement répondre aux impératifs des demandes, mais aussi pour rediriger et renforcer les ressources vers celles plus informelles que constituent la famille et les groupes communautaires, notamment ceux ayant une vocation d’aide à l’accès aux services aux nouveaux arrivants. Cela fait également écho à un ensemble de tendances sociales caractérisant ces dernières décennies : nouvelle philosophie d’intervention communautaire, de restructuration des soins et de promotion de la santé (Rissel, 1994 ; Falk-Rafael, 2001 ; Williams, Labonte et O’Brien, 2003) ; croissance du consumérisme dans le domaine des soins de santé ; avènement des programmes d’aide mutuelle et de « self-help » centrés sur la personne ; et utilisation accrue de l’Internet pour des informations médicales (Harris et Veinot, 2004). L’empowerment requiert ainsi des comportements et des interventions impliquant des efforts de synergie, de liens et d’action en interaction et en collaboration avec une utilisation réfléchie dans le partage des capacités individuelles et des ressources tant personnelles que de l’environnement. L’intérêt porté à l’empowerment traverse les frontières disciplinaires et s’étend ainsi à de nombreux champs d’intervention, teintant les discours et pratiques de domaines aussi diversifiés que ceux de la santé mentale, des soins infirmiers, de la médecine, du travail social, de l’éducation et du développement organisationnel.
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De plus, cette approche ne se limite pas aux domaines de la recherche et de l’intervention, mais transcende également les niveaux décisionnels des programmes et politiques des services sociaux et de santé. Le discours sur l’empowerment s’insère par ailleurs à bon escient dans les programmes de santé publique (Gravel et Battaglini, 2000 ; Kielmann, 2002 ; Parpart, 2004), notamment de prévention de la maladie (Kuokkanen et Katajisto, 2003), de promotion de la santé et d’éducation pour la santé (Perkins et Zimmerman, 1995 ; Doumont et Anjoulat, 2002 ; Kielmann, 2002 ; Le Bossé, 2003 ; Parpart, 2004 ; Jouve, 2006 ; Luttrell et al., 2007). Il s’agit de noter que l’empowerment est étroitement associé à la notion d’intervention (Thesen, 2005 ; Werner et Malterud, 2005), de par l’omniprésence dans le discours et dans les pratiques d’un empowerment peu interventionniste. Le sens réflexif du verbe empower3, peu à peu disparaissant, met à jour une mouvance vers une opérationnalisation de l’empowerment comme devant faire partie des pratiques reconnues comme « meilleures », c’est-à-dire basées sur des résultats probants (Gale, 1998 ; Ouschan, Jillian et Lester, 2000 ; Powers, 2003 ; Starkey, 2003). Un trait remarquable de nombreux écrits portant sur l’empowerment, dans le domaine sociosanitaire, concerne l’omniprésence des professionnels. Malgré les efforts discursifs pour atténuer leur rôle, ils ressurgissent constamment et, davantage encore, demeurent des acteurs centraux. Les pratiques professionnelles ne devraient cependant pas jaillir par « génération spontanée », mais devraient plutôt être pilotées dans un environnement encourageant le partenariat. Il est en effet souvent question, dans les écrits, de changements au plan des pratiques professionnelles et des modèles d’intervention afin de favoriser une certaine autonomie et prise en charge des personnes et des communautés tout en mobilisant leurs capacités, une telle mobilisation devenant ainsi le résultat indirect d’actions menées dans un but de redistribution des ressources et des capacités (Thesen, 2005 ; Werner et Malterud, 2005). Toutefois, cette présence de ceux et celles qui se doivent de contribuer à l’empowerment de leurs « clients » entre souvent en contradiction lors de la pratique. Voilà sans doute pourquoi on tire parti de façon plutôt abondante d’une rhétorique minimisante selon laquelle les intervenants n’empowerent pas les personnes (ils ne le pourraient pas) et ne font que faciliter un processus dans lequel ils sont engagées à « mettre leurs connaissances au service des personnes concernées » tout en « accompagnant le changement » (Le Bossé, 2003 ; Powers, 2003 ; Starkey, 2003). Il est clair que les professionnels n’interviennent pas dans un vacuum, qu’il soit institutionnel,
3.
Peut être traduit par autonomiser.
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idéologique, disciplinaire ou personnel, mais les comportements verbaux et non verbaux tendent à faire disparaître ces contenus présents dans les objectifs poursuivis. Comme le remarque Gibson : « The language of enabling can have the effect of masking this premodeling » (Gibson, 1991, p. 331)4. Cependant, à travers les discours concernant la place des professionnels dans l’empowerment, une ligne de conduite particulière dans les pratiques est tracée. Les façons de « faire » des professionnels doivent être fondées sur une série d’assises dont les principales et les plus communes consistent réellement à laisser aux personnes concernées le soin de définir le souci et les solutions à y apporter, encourager la participation sociale et une reconnaissance des capacités disponibles, adopter une attitude de coopération et de soutien, établir des rapports égalitaires et orienter sa pratique vers la cause principale du souci5 (Gibson, 1991 ; Rissel, 1994 ; Le Bossé, 2003). C’est lors de l’application de ces principes qu’un mur de contraintes institutionnelles (objectifs, missions et règlements des établissements, disponibilité des ressources), professionnelles et personnelles tend à apparaître et que des soucis naissent en ce qui concerne cette denrée si rare : le temps. Il y a aussi les horaires de travail conjugués au malaise devant la redéfinition de l’identité professionnelle, entre autres dimensions de ce concept ou approche parfois difficile à saisir (Le Bossé, 2003 ; Wallerstein et Duran, 2006). L’abondante littérature sur l’intervention, mais également sur les phases, stades et composantes de l’empowerment révèle un important travail non seulement de réflexion mais également d’opérationnalisation de ce concept complexe (Perkins, 1995 ; Daudelin et Vissandjee, 2001 ; Côté, Berteau, Durand, Thibaudeau et Tapia, 2002 ; Midgley et Ochoa-Arias, 2001 ; Powers, 2003 ; Harvey et Tummala-Narra, 2007). De façon générale, les efforts de compréhension sont orientés vers la maîtrise de l’approche pour la mettre en application le plus efficacement possible étant donné les contraintes actuelles du système de santé en constante restructuration. On décortique ainsi le concept ou l’approche d’empowerment afin de rendre les pratiques professionnelles plus efficaces ou plus fidèles à son modèle
4.
5.
Selon Maglacas, le changement de paradigme de la pratique infirmière en promotion de la santé, orientée vers l’empowerment, suppose l’acquisition d’habiletés et de connaissances aussi bien dans le domaine de l’empowerment des personnes que dans le domaine de la promotion de comportements « sains » (Gibson, 1991), s’il n’y a pas là de contenus et objectifs prédéterminés… En général, il est question de causes relevant du niveau macrosocial. On insiste sur l’importance du développement d’une conscience critique chez les intervenants autant que chez les usagers des services lors de l’intervention. Tel que discuté précédemment, une telle démarche implique une orientation prédéterminée de l’analyse du problème et, par suite, une orientation vers un certain contenu en ce qui a trait aux solutions.
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d’intervention afin de permettre l’atteinte plus aisée des objectifs de soins. Les réflexions sur les manières d’évaluer tant les pratiques que les résultats montrent également l’intégration de l’empowerment dans une logique ayant une nature plus technique (Rappaport, 1989 ; Rissel, 1994 ; Wallerstein et Duran, 2006). Ainsi, une certaine compétence visant le bien-être du soi-même, la prise de conscience, la motivation, l’information, la créativité, le pouvoir, les valeurs, la coopération, la participation active, le dialogue et la promotion, pour ne nommer que ceux-là, sont toutes des notions sous-jacentes aux différentes définitions accordées à l’empowerment. Certains écrits discutent du potentiel et de la participation des femmes et des hommes, lorsque pertinent, dans la quête d’un savoir, une quête se vivant de façon différenciée par les unes et par les autres. Outre les conjonctures historiques d’ancrage du concept ou de l’approche d’empowerment, il semble opportun de souligner que sa popularité a été, et est encore, fortement liée à des composantes de la pensée occidentale moderne, tout particulièrement à l’idéologie de l’individualisme associée à la présence d’un capitalisme de marché, à un désir de s’inscrire dans une perspective d’égalité des chances additionnée d’une valeur accordée à la rationalité, à l’autonomie et au mérite personnel (Skaff, Mullan, Fisher et Chesla, 2003). Selon cette perspective, il est attendu que les femmes et les hommes obtiennent des résultats positifs grâce à leur potentiel personnel et à une capacité d’agir et de s’adapter aux défis que la vie pose. La participation communautaire contribue au développement communautaire, qui peut être défini comme l’organisation de personnes et d’institutions dans le but d’apprendre à confronter et à résoudre des questions ancrées dans la communauté. Le développement et le soutien dans les communautés qui en seront issus, permettront une meilleure identification des priorités, la planification de solutions de rechange ou novatrices, leur implantation et, enfin, l’évaluation des progrès accomplis (Hills et al., 2004). Par exemple, la recrudescence des femmes sur le marché du travail accentue les questions relatives aux multiples fardeaux tant pour les femmes que les hommes (travail domestique et travail rémunéré, vie de famille, soutien familial…). De plus, l’espérance de vie augmentant, des soins de santé « adaptés » seront requis pour une population vieillissante au cours des prochaines décennies (Turcotte et Schellenberg, 2007). En ce qui concerne les aidantes dites « naturelles », leur rôle considérable dans la prestation des soins de santé au sein des familles et des collectivités est bien établi. Elles répondent non seulement aux activités du foyer, au travail domestique, mais également à des activités bénévoles (Guberman et Maheu, 1997 ; Lavoie, O’Neill et Goulet, 1999 ; Dilworth-Anderson, Williams et Gibson, 2002 ; Das, Emongo et Gregoire, 2003 ; Delgado, Di Giovanni,
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Del Poso, Retamal et Ungureanu, 2004 ; Conseil consultatif national sur le troisième âge, 2005 ; Dunbrack, 2006 ; Ducharme, Paquet, Vissandjee, Carpentier et Trudeau, 2007). Certaines recommandations, telles que prévoir des dispositions en vue de mettre en place des services de soutien répondant aux besoins tant des personnes aidées que des aidantes, ressortent de façon systématique, et ce, dans une perspective sensible aux différences entre les sexes et aux expériences d’immigration. Tel que mentionné précédemment, l’empowerment est directement lié à l’idée de promotion de la santé (Kok, Van Der Borne et Dollan Mullen, 1997 ; Bartholomew, Parcel et Kok, 1998 ; Cardaci, 2000 ; O’Neill, Dupéré, Pederson et Rootman, 2006). Dans la pratique, la promotion de la santé vise à favoriser chez les personnes l’apprentissage de modes de vie sains, à permettre aux communautés, notamment celles vivant des expériences d’immigration, d’aménager leur environnement, et à promouvoir l’inscription de la santé dans les politiques sociales et les décisions collectives. Cette idéologie s’appuie sur le renforcement d’idéaux démocratiques, comme la participation des citoyennes et citoyens, la correction des inégalités et l’adaptation des milieux aux besoins (O’Neill et al., 2006). Le fait d’élaborer des interventions visant à tenir compte des forces de personnes en transition dans une société hôte représente un défi de taille pour les systèmes de santé, particulièrement celui de s’ouvrir à d’autres secteurs dont l’action influence les déterminants de la santé (Frohlich et Potvin, 1999 ; Marmot, 2005 ; Marmot, Horton et Grant, 2005 ; O’Neill et al., 2006). La promotion entraîne ainsi une dynamique interactive. Elle implique l’échange, le partenariat et la concertation avec une population de plus en plus diversifiée. Il s’agit de mettre en place des stratégies visant à favoriser une participation pratique et utile des femmes et des hommes à la définition des problèmes, à la prise de décision et aux activités mises en place pour modifier et améliorer les facteurs les plus déterminants du maintien et de l’amélioration de leur santé. Promouvoir la santé des femmes et des hommes requiert ainsi la collaboration étroite de tous les secteurs de la société pour faire en sorte que l’environnement des personnes contribue à leur santé (Frohlich et Potvin, 1999 ; Fortin, Viens, Kaszap et Ajar, 2002). Ainsi, en accordant une place plus prépondérante aux personnes requérant des soins, les modes d’intervention doivent être redéfinis. Tel que discuté précédemment, le système de santé peut alors être soumis à des pressions contradictoires qui le mène à des négociations constantes avec ses partenaires en vue de produire des compromis entre des intérêts divergents : régionaux versus locaux ; professionnels versus usagers entre autres. Alors que le système de santé et des services sociaux est en transformation, une reconnaissance et une prise
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en compte des capacités des femmes et des hommes ainsi que de leurs communautés, notamment lors des expériences d’immigration, s’avère une exigence parfois paradoxale, mais qui s’impose malgré tout. Quelle doit être la nature de l’action ? La participation est pratiquement le seul critère d’activité observable qui ait fait l’objet d’études empiriques, mais, n’étant pas évaluée de manière précise, on ne sait pas si la participation constitue une caractéristique fondamentale de l’empowerment ou s’il s’agit simplement d’une forme particulière d’accès. Dans le cas des services de soutien à l’aide à la maison auprès des personnes vivant des expériences d’immigration, quels pourraient être les autres types d’activités susceptibles de conduire à de l’empowerment ? Considérant que l’immigration prend des formes différentes selon les personnes et les milieux, une personne qui change de milieu conserve-t-elle son vécu d’empowerment ? Existe-t-il des caractéristiques fondamentales associées à l’empowerment, quel que soit le niveau d’application ? Peu d’informations sur le processus conjugué entre l’expérience de l’immigration et de l’empowerment (durée, mode de développement) sont accessibles. S’agit-il de démarches continues, existe-t-il un niveau « idéal » d’empowerment qui rendra une expérience d’immigration réussie ? Ces deux concepts, empowerment et immigration, font appel à des actions dans une perspective de transformation ; l’empowerment présuppose une orientation dynamique et proactive de la santé qui devrait permettre aux personnes d’être conscientisées individuellement et collectivement au contrôle et au pouvoir qu’elles peuvent exercer sur l’ensemble de leurs ressources. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’importance de documenter et d’analyser le concept d’empowerment en lien avec la santé et la spécificité des genres féminin et masculin, d’une part, et des expériences d’immigration, d’autre part. Différents professionnels de la santé doivent, à leur façon, avoir un rôle déterminant dans le renouveau des systèmes de santé vers une plus grande accessibilité aux services, notamment dans un contexte de population vieillissante, d’une part, et diversifiée ethniquement et linguistiquement, d’autre part. Dans une perspective d’empowerment, ces professionnels élaboreront alors des interventions qui permettront aux personnes de garder un certain contrôle sur les événements qui vont affecter leur vie. Que deviennent alors les femmes et les hommes nouvellement arrivés au Canada vivant encore des moments incertains ? Que dire des forces sociales, politiques et économiques complexes qui modulent de façon différenciée la vie des femmes et des hommes ? Ne serait-il pas cohérent qu’une intervention orientée vers l’empowerment puisse consister tout simplement à ne pas intervenir ? Ou bien une telle position n’induit-elle pas une forme de déresponsabilisation ?
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Qu’en est-il des groupes vulnérables ? Qu’advient-il du droit aux services de santé et au soutien ? Qu’advient-il de la capacité des personnes, notamment celles qui vivent l’immigration, à mobiliser leurs ressources ? Un soutien par le biais d’un transfert de connaissances n’est-il pas requis pour permettre aux personnes de s’engager dans une démarche d’empowerment ? La définition donnée à l’empowerment, de même que le fait de le revendiquer ou non, est un débat et non pas une réalité « naturelle », universelle et immuable. Le risque de récupération du discours de l’empowerment en promotion de la santé, récupération d’un discours critique et émancipateur qui a déjà pris la forme d’un discours de marketing et de gestion participant d’une économie politique de marché, est grand (Smaje, 1995 ; Nazroo, 2003). Un tel écueil pourrait empêcher une transformation plus profonde des processus sociaux souvent teintés d’empowerment et qui sous-tendraient une bonne santé. Il est clair que le contexte d’application et la variabilité dans les interprétations et expériences de l’empowerment, surtout lorsqu’elles sont conjuguées à des expériences d’immigration et d’intégration, deviennent de véritables défis lors de l’élaboration d’une prestation de soins. Le sentiment d’être en contrôle de sa vie et la signification qui y est attachée diffèrent selon le temps, les cultures et l’histoire collective (Kielmann, 2002 ; Lefort, 2003 ; Yip, 2004). La multitude des relations de pouvoir ainsi que les valeurs et les normes associés à des pratiques culturelles, au-delà de la complexité de l’appartenance ethnique, créent des conceptions et applications diverses de l’empowerment, déterminant ainsi les choix disponibles dans une latitude variable d’un agir individuel. En d’autres termes, l’authenticité d’une liberté de choix peut se voir remise en question selon les conditions structurelles souvent inégalitaires au sein desquelles elle s’opère. Ces conditions sont traversées par certaines réalités, notamment le sexisme, le patriarcat, la discrimination ainsi que la vulnérabilité économique et sociale, voire une certaine coercition familiale (Messias, 2002). Par ailleurs, et tel que discuté précédemment, la variété des trajectoires et des statuts lors des expériences d’immigration affecteront sans équivoque cette capacité à créer et à mobiliser ce potentiel d’empowerment. Cela nous amène à réfléchir à la complexité des relations entre pays d’accueil et pays hôte, cadre de référence où la santé devient une expérience quasi transnationale dans la création des réseaux visant à maintenir cette santé tout en mobilisant cet « empowerment ». L’expérience de transnationalité se résume rarement à un projet d’établissement définitif dans le pays d’accueil ou à celui d’un retour permanent au pays d’origine. Des allers-retours s’installent et les trajectoires migratoires se caractérisent davantage par des mouvements dynamiques et multidirectionnels qui donnent place à des
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vies construites à travers les frontières nationales. En effet, l’expérience migratoire ne se présente généralement pas sous la forme d’un processus linéaire. Dans les faits, cette trajectoire est construite à travers des expériences d’intégration à degrés variables. Ainsi par les réseaux sociaux qu’elles se bâtissent, les personnes immigrantes peuvent à la fois faciliter l’accès aux soins de santé, mais aussi le contraindre. La circulation informelle d’informations relatives à la santé, le partage de croyances et de systèmes normatifs, ainsi que la mise en avant d’une identité culturelle sont des déterminants incontournables à cet égard (Martin, 2001). Les expériences de santé sont parfois complexes et multicausales, sur un plan à la fois individuel et collectif (Chen, Wilkins et Ng, 1996 ; Sheth et al., 1997 ; DaveySmith, 2000 ; Dunn et Dyck, 2000 ; Hyman, 2001 ; Kinnon, 2001). Les écrits sur l’état de santé démontrent que les nouveaux immigrants (qui sont depuis moins de deux ans dans le pays d’accueil, particulièrement ceux qui arrivent de pays non européens) perdent leur état de bonne santé après dix ans de résidence au Canada. La prévalence de bon nombre de problèmes chroniques et de cas d’invalidité de longue durée chez les immigrantes atteint des niveaux aussi élevés que chez les Canadiens de naissance (DaveySmith, 2000 ; Dunn et Dyck, 2000 ; Hyman, 2001 ; Vissandjée, DesMeules et al., 2004). Les raisons qui expliqueraient cet « effet de l’immigrant en bonne santé » chez les nouveaux immigrants incluent entre autres le biais de sélection lors de l’entrée au Canada et la présence de comportements sains à l’arrivée au Canada, comme un faible taux de tabagisme. Il y a encore une carence assez importante de données systématiques sur la façon dont l’interaction entre les déterminants sociaux de la santé, notamment le genre et les expériences d’immigration, serait à l’origine des différences dans les problèmes de santé vécus et perçus par une diversité de personnes vivant de multiples expériences à la fois. C’est ainsi que plusieurs études soulignent l’importance d’examiner la santé des femmes et des hommes en se penchant systématiquement sur des déterminants sociaux de la santé, notamment l’appartenance ethnique et les expériences de migration, en plus des déterminants plus classiques de la santé, afin de mieux circonscrire ces notions complexes (Chaturvedi et McKeige, 1994 ; Kinnon, 2001 ; Krieger, 1993, 2000 ; Krieger, Chen, Waterman, Rehkopf et Subramanian, 2003). C’est ainsi également que les potentiels individuel et communautaire voués à exercer des changements constructifs dans l’environnement des personnes vivant des expériences si variées soient examinés et reconnus. C’est donc ainsi qu’il devient impératif de se sensibiliser aux expériences différenciées, même si subjectives, des femmes et des hommes à titre d’experts de leur propre vie. Ceci explique les rouages sous-jacents à l’importance de l’implication des personnes et groupes concernés dans une redéfinition des programmes de maintien et de promotion de la santé au fur et à mesure que ces derniers évoluent.
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Le fait d’intégrer la diversité reliée à l’appartenance ethnique et aux expériences de migration dans les analyses sur la santé suppose la prise en compte de subtilités dans les distinctions des conditions de vie entre hommes et femmes (Fall et Turgeon, 1998 ; Fassin, 2001 ; Krieger, 1993, 2000 ; Krieger et Davey-Smith, 2000). La diversité se concrétise par des écarts entre les expériences et les perspectives des groupes hétérogènes de femmes et d’hommes. Des études ont révélé que les déterminants, comme la catégorie ou le statut lors de l’immigration, le pays d’origine, l’âge au moment de la migration et le fait d’avoir subi des traumatismes en période prémigratoire, façonnent l’identité de chaque personne. Cette identité, à son tour, agit sur la santé et le bien-être de la personne (Nazroo, 1998 ; Cooper, 2002 ; Vissandjée, DesMeules et al., 2004). Selon les données dont on dispose, les expériences de migration (en plus et au-delà de l’appartenance ethnique et des normes culturelles) sont autant corrélées avec la santé des immigrants que le degré de scolarité et la capacité d’accès aux ressources. En plus du nombre croissant d’études traitant de l’appartenance ethnique et de la santé, Cooper et Nazroo sont parmi les auteurs qui insistent sur l’appartenance ethnique comme étant une dimension négligée dans les études examinant la santé dans une perspective différenciée entre les sexes (DaveySmith, 2000 ; Kinnon, 1999, 2001). De la même façon, Kinnon, se basant sur son analyse documentaire, soutient que les expériences de migration n’ont pas été systématiquement étudiées sous l’angle de leur association avec la santé, et ce, dans une perspective sensible aux expériences différenciées des femmes et des hommes (Krieger, 1993, 2000 ; Nazroo, 1998 ; Kinnon, 2001 ; Hyman, 2001 ; Williams, 2002). La migration constitue une importante transition entre la terre natale et la terre d’accueil, qui entraîne avec elle des gains mais également des pertes matérielles et psychosociales (Meleis, 1997 ; Molines, 2000 ; Meadows, Thurston et Melton, 2001). Tel que mentionné ci-dessus, cette transition peut provoquer des bouleversements profonds dans la vie des femmes, des hommes, des familles et des groupes, entraînant des effets à court et à long termes sur la santé et le bien-être (Berry, Kim et Bosky, 1987 ; Gravel et Battaglini, 2000). Les besoins fondamentaux de la famille, les risques reliés au processus d’intégration et les forces mobilisatrices de chacune des personnes sont autant de facteurs qui peuvent affecter le degré de vulnérabilité des familles immigrantes dont les connaissances des ressources du pays d’accueil peuvent être limitées. Une telle vulnérabilité peut exposer les femmes et les hommes de façon différenciée à différents facteurs d’ordre structurel, interpersonnel, culturel et économique pouvant menacer leur santé et leur bien-être (Dunn et Dyck, 2000 ; Hyman, 2001).
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De façon générale, les expériences en matière de migration sont arbitrairement divisées en trois phases : les expériences prémigratoires comprennent les expériences vécues à partir du moment où la décision d’émigrer est prise (peu importe qui, dans l’unité familiale, prend la décision) ; les expériences liées à l’établissement concernent les événements qui surviennent après l’arrivée dans le pays d’accueil et jusqu’à 5 ans après la migration ; enfin, les expériences postmigratoires sont vécues 6 à 10 ans après la migration (Gravel et Battaglini, 2000 ; Miediema, Baukje et Tastsoglou, 2000). Chaque phase comporte différents processus d’intégration progressive. Il faut donc considérer que ces phases ont des effets différents sur la santé. L’étiquette « immigrante » ne fait pas qu’évoquer un statut juridique, elle sous-entend également un ensemble de réalités et d’expériences complexes. Souvent, des critères techniques, juridiques et sociaux sont trop vite associés à l’immigration (Krieger, 1993, 2000 ; Miediema et al., 2000 ; Meadows et al., 2001). Il importe de souligner que le terme « immigrant » désigne souvent une personne qui a soit obtenu le statut de résident permanent au Canada, s’accompagnant des droits conférés aux citoyens canadiens, soit est devenue citoyenne canadienne. Par ailleurs, lorsqu’on le considère dans son ancrage social, le terme « immigrant » semble désigner, de façon erronée la plupart du temps, des personnes de couleur, celles ayant un accent différent de la majorité de la société hôte, celles ne parlant pas très bien la langue officielle du pays hôte et celles vivant souvent en marge de la société pour des raisons économiques ou sociales (Masterson et Owen, 2006 ; Ouschan et al., 2000 ; Starkey, 2003). Les inégalités sociales en termes de santé, les pandémies, les flux migratoires, les systèmes géopolitiques et les relations qui s’ensuivent construisent cette complexité relative au maintien de la santé d’une personne. On ne peut se permettre d’attribuer cette perte de « santé » uniquement à la malchance ou à une mauvaise gestion d’un potentiel de départ. Cette perspective rejette l’entière responsabilité de son état sur le sujet, qu’il s’agisse d’une personne ou d’une collectivité, occultant les autres forces sociales en jeu. Sans vouloir nier la part de responsabilité qui incombe au sujet par rapport aux événements qui ponctuent sa vie, il n’en demeure pas moins qu’il devient pressant de reconnaître qu’un grand nombre de personnes vivant des expériences d’immigration, notamment les demandeurs d’asile, connaissent une situation d’impuissance grandissante devant certaines structures décisionnelles. En considérant l’empowerment selon une perspective de genre, on fait référence à un processus par lequel les rôles attribuables justement au « genre » sont redéfinis au cours de la trajectoire de transition sans pour autant qu’il y ait un choix ou un consensus dans ces « tâches » et « responsabilités » par les actrices et acteurs concernés. (Johnson, Mullick et Mulford, 2002 ; Nazroo, 2003 ; Goldinger, Kleider, Azuma et Beike, 2003 ; Webb, 2004 ;
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Munro, 2006). Étant donné l’hétérogénéité inhérente des femmes et des hommes qui vivent des expériences d’immigration, non seulement en ce qui concerne leur pays de naissance, mais aussi en ce qui a trait à leur pays d’origine, à leur trajectoire migratoire et à leurs expériences réelles de migration en lien avec les expériences de santé, les rôles à adopter dans la nouvelle société d’accueil se remodèleront, parfois en mettant en exergue une détermination à réussir, parfois en ne sachant plus comment mobiliser ses ressources. Un tel effet de balancier caractérisera constamment les expériences de transition dans les efforts d’intégration. Au-delà des barrières d’accès aux services, telles que la langue et la connaissance des services, à l’échelle communautaire, il est encore plus pertinent de cibler les forces des personnes vivant des expériences d’immigration, surtout celles arrivées récemment dans une nouvelle société, telles la résilience, la collectivisation et les ressources du réseau, mais aussi de s’attarder aux contextes de vie, afin de transcender un éventuel risque de victim-blaming (Côté et al., 2002 ; Vissandjee et Dallaire, 2003 ; Harris et Veinot, 2004). Par contre, des questions se posent. Il n’est pas dit qu’une personne nouvellement arrivée dans un pays, potentiellement très différent du pays d’origine, et vivant en situation de vulnérabilité désirera avoir un plus grand contrôle sur les décisions concernant son état de santé. Encore faut-il qu’elle veuille se pencher sur celui-ci, malgré des préoccupations économiques pouvant être un peu plus pressantes. Cette obligation de mobiliser des ressources, parfois imposée silencieusement, pourrait alors contribuer à une sensation d’angoisse face à de telles responsabilités qu’à un soulagement. En outre, le temps passé à se soigner ou à soigner ses proches devient un facteur ayant des conséquences sur le temps à investir vers une stabilité économique. Placées dans une telle situation, il a été démontré que les personnes vivant des expériences d’immigration osent encore moins consulter des professionnels (Hyman, 2001 ; Hills et al., 2004). De plus, le dévoilement de sa situation d’immigration, de tout un ensemble de circonstances et des options disponibles ne s’effectue pas sans risques tant pour la personne elle-même que pour son réseau et, par ricochet, pour l’intervenant en santé. Celui-ci pourra alors, dans une perspective de partenariat, jouer un rôle plus actif afin de faciliter l’identification des ressources et modifier l’environnement, tout en respectant les stratégies d’intégration des personnes et ainsi mettre en place des structures appropriées dans une perspective de partenariat. Suivre les stratégies basées sur les expériences antérieures des personnes est primordial pour obtenir une collaboration vers le maintien et l’amélioration de la santé. Former les intervenants à parler le même langage est crucial pour construire un partenariat sur des bases pérennes tout en assurant un sentiment de confiance lors des négociations pour le maintien et
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l’amélioration de la santé. Les buts et objectifs doivent êtres discutés en termes d’attentes, surtout en ce qui concernent les priorités lors des expériences de transition dans une société d’accueil. Les décisions sociales et économiques devront, autant que possible, être en harmonie, avec celles qui permettront de mobiliser les ressources pour la santé de la personne et de sa famille. Un tel partenariat permet l’instauration de bases pérennes tout en assurant cohérence et pertinence « culturelles » ainsi que sensibilité aux expériences d’immigration aux programmes à élaborer et instaurer (Laverack et Wallerstein, 2001 ; Parenteau, 2002 ; Vissandjée et Dallaire, 2002 ; Williams et al., 2003 ; Laverack, 2003, 2006 ; Wallerstein et Duran, 2006). Grâce à de telles concertations, les potentiels inexploités, ancrés dans la réalité des personnes, à la rencontre de différents points de vue, permettront de mieux déchiffrer la complexité des expériences de santé d’une personne, qu’elle vive ou non les défis de l’immigration. Les recherches sur la migration en tant que déterminant de la santé requièrent une analyse et un débat plus poussés sur les méthodes utilisées pour mesurer les variables de l’appartenance ethnique et de l’expérience de la migration. Si certains soutiennent que considérer l’appartenance ethnique et les expériences d’immigration relève d’une tâche complexe en raison de l’inconsistance dans les mesures, il nous semble important de se recentrer sur les conditions et principes proposés dans les mandats des interventions de soins de santé : une approche populationnelle ancrée dans la prise en compte des déterminants sociaux de la santé semble nécessaire (Fullilove, 1998 ; Falk-Raphael, 2001). C’est ainsi qu’il sera possible de contribuer aux programmes et politiques visant l’élimination des inégalités en termes de santé (Im, Meleis et Lee, 1999 ; Vissandjee et al., 2000 ; Hyman, 2001 ; Karlsen et Nazroo, 2002 ; Krieger, 1993, 2000 ; Nazroo, 1997, 1998, 2003 ; Favreau et Fréchette, 2006). Étant donné que les figures de l’immigration conjuguées à celles de la vulnérabilité sont polymorphes et n’agissent pas de manière isolée, il est essentiel de mettre en lumière les différents rapports de pouvoir en présence, de passer à travers un processus de conscientisation et de se pencher sur les « réelles » capacités et forces des personnes tout en dépassant les exigences « techniques » à la base de l’empowerment. Sans prétendre effectuer de recommandations explicites pour contourner les écueils mentionnés, certaines pistes de réflexion peuvent être avancées. Il importe de considérer la complexité des réalités que vivent les femmes et les hommes de façon différenciée, et la multiplicité des discours qui tentent de les circonscrire. Les stratégies d’empowerment, si elles se veulent fructueuses, doivent inclure des réflexions selon un processus continu et réflexif. Le dialogue, notamment dans les interventions exigeant un recours à de l’interprétariat, devient un impératif tant dans l’analyse des besoins et des capacités que dans les
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stratégies d’application. Il s’agit de se questionner sur la préséance des fins prédéterminées plutôt que sur des stratégies réfléchies misant sur les capacités et leur mobilisation ? Les expériences caractéristiques et les discours sur l’empowerment, étant nommés et compris sur un long continuum par les divers acteurs, mériteraient d’être davantage explorés, surtout en ancrant les analyses dans la diversité des expériences d’immigration. Ainsi les pratiques qui en découlent demandent à être mieux documentées, tant au plan personnel que grâce aux réseaux sociaux et au contexte qui les encadrent. La transformation du portrait démographique canadien exige une compréhension de l’empowerment qui soit sensible au genre, aux variations culturelles et aux expériences d’immigration s’il y a lieu (Messias, 2002 ; Vissandjee, Weinfeld, Dupéré et Abdool, 2000). La transformation du discours et sa mise en œuvre nécessitent d’être examinées en accordant une attention toute particulière au contexte qui les encadre. C’est dans cette constante confrontation entre le discours et le réel que se révèleront les stratégies et les décisions prises autour d’enjeux qui influent directement sur les conditions de vie de personnes vivant des expériences hétérogènes et diversifiées. Au-delà des diverses considérations professionnelles, faire preuve de sensibilité lors des interventions en milieu pluriethnique, linguistiquement diversifié et parsemé d’expériences d’immigration à degrés variables de succès, est une condition sine qua none à la reconnaissance du potentiel des femmes et des hommes à agir de façon positive pour et par ces mêmes personnes.
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C H A P I T R E
7 LES SCIENCES SOCIALES À L’ÉPREUVE DE LA PHILOSOPHIE Alain Beaulieu
Ce chapitre n’a pas la prétention de proposer une nouvelle méthode pour les sciences sociales, pas plus qu’il ne fondera une autre philosophie des sciences sociales. Il se propose plus modestement de problématiser certains rapports entre les sciences sociales et la philosophie en montrant de quelle manière l’approche et la conceptualité des sciences sociales peut contribuer à soutenir une philosophie « pour le temps présent ». Pour ce faire, nous tenterons d’abord une classification des sciences. Nous rappellerons ensuite quelques moments qui ont marqué le développement des représentations scientifiques, en particulier la redéfinition de la « nature » au xviie siècle (Descartes) et la « querelle des méthodes » à la fin du xixe siècle (Dilthey). Ce qui nous mènera au débat entourant les limites des entreprises de naturalisation des sciences sociales et aux dangers de dérives scientistes qui leur sont associées (Hayek, Popper). Nous tenterons finalement de situer les sciences sociales dans le contexte de la gestion technocratique de la société (Foucault, Habermas). Comme on peut le constater, le programme est ambitieux, mais nous espérons que cette contribution puisse offrir aux praticiens des sciences sociales, auquel est principalement destiné le présent ouvrage, une introduction à quelques problématiques fondamentales et constitutives de leur domaine de réflexion.
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1. TYPOLOGIE ET ONTOLOGIE On distingue généralement, d’une part, les sciences sociales qui prennent comme objet d’étude les faits sociaux et les sociétés (anthropologie, sociologie, démographie, criminologie, travail social, économétrie, relations industrielles, communication, etc.), et d’autre part, les « humanités » ou les disciplines dites « classiques », dont l’origine est nettement plus lointaine (philosophie, philologie, histoire, droit, grammaire, etc.). Mais cette classification est rapidement confrontée à ses propres limites. Le développement des savoirs nous a, en effet, amené à percevoir des connexions entre ces disciplines (par exemple, la psychosociologie, l’anthropologie philosophique, etc.) ou même avec les sciences naturelles (par exemple, la phonologie qui s’intéresse aux interactions entre le langage et la physiologie). À cette complexité s’ajoute une difficulté de nomination linguistique. C’est ainsi que la langue allemande se réfère aux « sciences de l’esprit » (Geisteswissenschaften) pour désigner l’étude scientifique des faits non physiques ou immatériels là où les langues française et anglaise évoquent plus spontanément les « sciences humaines et sociales ». Un autre exemple de cette différenciation nominale est donné par le titre de la fédération canadienne, qui regroupe l’ensemble des sociétés savantes œuvrant en ces domaines, appelée Canadian Federation for the Humanities and Social Sciences dans la langue de Shakespeare, et qui devient « Fédération canadienne des sciences humaines » dans celle de Molière. Ces indéterminations contribuent à alimenter le préjugé au sujet de la supériorité des sciences naturelles sur les autres sciences, les premières ayant une portée transculturelle, tandis que les secondes semblent davantage enracinées dans les cultures linguistiques ou nationales. Il y a bien une sociologie américaine et une sociologie française, mais évoquer une « physique allemande » ou une « chimie britannique » constituerait un non sens. Autre signe de cette hiérarchie attribuée aux sciences : les prix Nobel sont remis depuis 1901 à une majorité de sciences naturelles (physique, chimie et médecine). Les autres prix Nobel allant, depuis 1901, à la littérature et à la paix. Ce n’est que tardivement, en 1969, qu’une science sociale, en l’occurrence l’économie, fut nobélisée et ainsi en quelque sorte « ennoblie ». Sur le plan ontologique, on s’entend généralement mieux sur le sens à accorder aux « sciences de la nature ». Selon la conception moderne (XVIIe), ces sciences cherchent à déterminer avec exactitude les lois naturelles (lois de la gravitation, loi de la chute des corps, loi de la relativité, etc.). En revanche, ce qui fait l’unité et détermine les fondements des sciences sociales n’apparaît pas aussi clairement. Est-ce à dire que les sciences sociales n’auraient de scientifique que le nom ? Certains réfutent cette thèse en rappelant que plusieurs méthodes utilisées par les sciences sociales sont victorieusement empruntées aux sciences empiriques et adaptées à leurs
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champs d’étude. D’autres croient que les sciences humaines et sociales ne répondent tout simplement pas aux critères de la science, invoquant par exemple leur incapacité à prédire avec exactitude les réactions futures des hommes ou des sociétés. Les sciences naturelles prévoient l’heure et le lieu des éclipses avec la plus grande précision. Mais les lois du devenir de l’histoire restent incertaines, les sociétés, l’homme et l’humanité constituant des phénomènes aux comportements imprévisibles, et donc « par nature » irrationnels. Même la « science » économique, et plus précisément l’économétrie, qui mobilise la plus grande rationalité mathématique, demeure incapable d’affirmer avec certitude la réaction des populations face aux aléas des marchés, ou de déterminer la loi permettant de prévenir la hausse du chômage ou de l’inflation. Ces faits n’empêchent pas les sciences sociales d’être fortement valorisées et encouragées. Aucune politique gouvernementale n’est aujourd’hui rédigée sans consultation préalable auprès des spécialistes en sciences sociales. L’étude des sciences sociales apparaît même comme incontournable pour qui souhaite philosopher « sur le temps présent ». De nombreux passages entre les sciences sociales et la philosophie ont d’ailleurs été opérés. Pensons au philosophe Theodor W. Adorno qui participe à une enquête empirique psychosociale sur la personnalité autoritaire (Adorno et al., 1950) ou encore au sociologue Pierre Bourdieu qui consacre un livre à la pensée de Martin Heidegger (Bourdieu, 1988). Sans compter les emprunts du sociologue Max Weber à la méthode généalogique développée par Friedrich Nietzsche, ou encore les travaux de Michel Foucault et de Jürgen Habermas, situés à la frontière des sciences sociales et de la philosophie. En outre, de nouveaux champs de spécialisation interdisciplinaire tels que la philosophie des sciences sociales et l’épistémologie des sciences humaines ont fait leur apparition. D’où la nécessité de soumettre les sciences sociales à une critique philosophique, et de voir aussi quelles leçons la philosophie peut tirer des sciences sociales. Au moins trois choses étonnent le philosophe qui fréquente les sciences sociales. Ces trois sources d’étonnement peuvent être perçues par la philosophie comme autant de limites à la pratique des sciences sociales. Il s’agit de la distance prise par les sciences sociales à l’égard de leur propre histoire, de leur compromission parfois naïve avec les méthodes développées par les sciences exactes, et de la perspective critique qui fait malheureusement de plus en plus défaut aux sciences sociales. L’historicité, le positivisme et le sens critique sont pourtant au cœur des préoccupations philosophiques, soit pour s’en défaire ou pour les défendre. Mais l’approche, la conceptualité et le sens de l’engagement des sciences sociales peuvent aussi être bénéfiques pour toute philosophie qui entreprend une réflexion sur le présent. Ces différents motifs assureront la suite du chapitre.
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2. UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE Platon et Aristote excluaient la possibilité de penser la vie collective de manière indépendante par rapport à l’ontologie et à la cosmologie. L’esprit de système régnait alors et ce n’est que récemment dans notre histoire que des « savants » sont devenus spécialistes d’un champ particulier de la connaissance. La culture de l’« esprit universel » n’est plus dominante aujourd’hui. Nos systèmes d’éducation favorisent plutôt la formation de spécialistes et de techniciens. Ce qui peut s’expliquer par l’accélération du développement des connaissances. De nos jours, il est presque inimaginable qu’une seule personne en sache autant sur les recherches de pointe en neurosciences qu’en droit international. Des penseurs comme Descartes ou Leibniz furent pourtant, en leur temps, des précurseurs et des références pour l’élite intellectuelle aussi bien dans le champ des mathématiques (géométrie analytique pour Descartes et calcul différentiel pour Leibniz) que dans celui du questionnement métaphysique (Dieu, l’âme, la liberté, etc.). L’expérience de la modernité fait prendre conscience à la philosophie qu’elle n’a pas le monopole sur la vérité, qu’elle constitue une perspective parmi d’autres sur le réel. Revenons un instant à Descartes (1596-1650), car ses réflexions marquent un tournant décisif dans la conception occidentale de la science1. Avec lui naît ce qu’il est convenu de nommer la modernité scientifique fondée non seulement sur l’expérimentation et l’observation, mais aussi sur le projet d’une objectivation mathématique d’une nature qui devient entièrement mécanisée. L’une des tâches du philosophe ou du scientifique (ces deux professions ne se distinguent pas essentiellement à cette époque) consiste à mettre à jour les lois « objectives » de la nature en suivant les règles de la méthode (Descartes, 1966, seconde partie). Le but de cette mathesis universalis (Descartes, 1994, p. 27) consiste ultimement à « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, 1966, sixième partie). Ajoutons à cela que le monde physique recoupe pour Descartes les trois domaines de la médecine, de la mécanique et de la morale (1970, p. 42). La maîtrise de la nature s’identifie ainsi à la connaissance de la machine que constitue le corps humain, à l’élucidation du déterminisme auquel est assujetti la « matière étendue » (ou res extensa, c’est-à-dire tout ce qui est
1. Le philosophe anglais Francis Bacon (1561-1626) est souvent présenté comme le fondateur de la science moderne caractérisé par l’observation et l’expérimentation. Mais sa physique demeure en définitive qualitative. Le projet philosophique d’une « mathématisation de la nature », qui soulève encore aujourd’hui l’enthousiasme des scientifiques, revient pleinement à Descartes.
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extérieur à notre esprit en occupant une place dans l’espace tridimensionnel), et à une pacification des passions qui ne sont rien d’autre pour Descartes que des fluides corporels. Nous ne développerons pas ici les problèmes éthiques et métaphysiques relatifs à cette volonté de maîtrise rationnelle du monde physique, pas plus que nous n’entrerons dans les détails des rapports établis par Descartes entre la matière corporelle et l’esprit composé de la volonté et de l’entendement. Nous retiendrons principalement deux choses de la fondation cartésienne de la science moderne. Premièrement, la modernité scientifique se distingue radicalement du modèle antique de la science (épistémè), qui ne dépendait pas de la méthode expérimentale, en adoptant une attitude davantage « spéculative » vis-à-vis de la nature (physis). À titre d’exemple, Aristote expliquait l’élévation de la fumée ou la chute des pierres en soutenant que ces éléments retournent à leur lieu naturel d’existence. Plus tard, les alchimistes médiévaux avaient la conviction de faire de la science lorsqu’ils cherchaient à transformer en or un matériau qui n’en est pas. L’une des principales innovations de la science moderne, encore déterminante aujourd’hui, a donc consisté à dévitaliser la nature, dorénavant réduite a ce qui peut être calculé et expérimenté « objectivement ». Aucune force ne peut être considérée par notre science moderne comme « vraie » si elle ne peut pas faire l’objet d’une expérience mesurable en laboratoire. La conception dominante veut que pour nous, modernes, les mondes surnaturel et naturel n’entretiennent plus aucun lien de familiarité. Ainsi, la définition même de la connaissance ou de la science possède une valeur historique et par conséquent, dans l’absolu pourrait-on dire, notre modernité ne saurait avoir aucun privilège sur elle (Heidegger, 1971, en particulier p. 75-113). Notre deuxième remarque au sujet de la métaphysique cartésienne concerne l’unité de la méthode. Selon Descartes, la méthode doit valoir pour tous les savoirs. Sa bonne application peut, en principe, permettre de connaître aussi bien les réalités physiques (réfraction de la lumière, fonctionnement des organes, etc.) que métaphysiques (Dieu, âme, etc.). Cette seconde remarque est cruciale pour notre discussion puisqu’elle concerne directement le statut épistémologique à accorder aux sciences sociales dont l’origine remonte, pour la majorité d’entre elles, pas plus loin qu’au xixe siècle. La question de l’unité de la méthode se répercute dans un débat célèbre connu sous le nom de « querelle des méthodes » (Methodenstreit) qui a été lancé à la fin du xixe siècle par le philosophe allemand Wilhelm Dilthey (1833-1911). Attentif aux développements des philosophies de l’histoire (Hegel, Marx, évolutionnisme social de Herbert Spencer, etc.), contemporain de l’essor fulgurant des sciences humaines et sociales (invention de la sociologie par Auguste Comte, découverte de la psychanalyse par Sigmund Freud,
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etc.), mais aussi témoin des succès remportés par la technique et les sciences exactes (télévision, radio, voiture, électricité, mécanique quantique, etc.), Dilthey cherche à délimiter la méthode des sciences naturelles par rapport à la méthode qui concerne les « sciences de l’esprit », c’est-à-dire toutes les sciences qui étudient la réalité non matérielle. C’est à Dilthey que nous devons la distinction entre les deux méthodes valables pour chacun de ces deux types de science (Dilthey, 1947, 1988, 1992). Dilthey soutient que l’on peut connaître des réalités « spirituelles » (historiques, psychologiques, politiques, sociales, juridiques, religieuses, littéraires, artistiques, etc.) aussi bien que naturelles (chimiques, physiques, astronomiques, etc.), mais il ajoute que la connaissance qui prévaut dans la première sphère du savoir ne procède pas de la même manière que celle qui est donnée dans la seconde. D’où la fameuse différence établie entre comprendre (verstehen) et expliquer (erklären) : les sciences de l’esprit comprennent les phénomènes humains et sociaux alors que les sciences physiques expliquent les phénomènes naturels. Plus précisément, les sciences spirituelles comprennent leur domaine d’expertise par le biais d’une méthode herméneutique distincte de la méthode expérimentale adoptée par les sciences naturelles. Qu’en est-il de cette méthode herméneutique ? Les phénomènes qu’ont à comprendre les sciences spirituelles ne sont pas donnés dans le temps et dans l’espace à la manière d’une réaction chimique. Les sciences de l’esprit ne connaissent toujours que des expériences vécues (Erlebnisse) individuelles ou collectives dont il s’agit de comprendre la signification, non pas en soumettant la recherche au principe de causalité mécaniste qui détermine le monde externe et observable de la nature, mais plutôt par transposition dans le mouvement interne qualifié de « vital » de ce qui doit être interprété. Par exemple, la vitesse de croissance d’une plante s’explique par des causes déterminables (temps d’exposition au soleil, engrais, etc.), mais les motifs qui ont amené tel général à mener telle guerre, tel artiste à produire telle œuvre, ou encore tel système économique à prévaloir à telle époque sur un territoire donné se comprennent en interprétant ces phénomènes particuliers d’une certaine manière scientifiquement valable bien que non démontrable « en laboratoire ». Dans le monde de l’esprit, ce serait la somme des interprétations qui donnerait l’universalité au phénomène étudié. Toutefois, ces interprétations demeurent non totalisables. Le but des sciences humaines et sociales consiste à comprendre des phénomènes singuliers en les rapportant à des expériences vécues. On se retrouve alors devant un paradoxe. Comment peut-on connaître la vie « scientifiquement » et « objectivement » par une compréhension simplement « subjective » des expériences vécues ? Mais ce paradoxe n’est qu’apparent, puisque la vie échappe par définition (contrairement à la réalité empirique) à la stricte rationalité. Il faut chercher à comprendre le sens des productions
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historiques, sociales, humaines, etc., en sachant que toute tentative visant à les expliquer de manière purement rationnelle demeure impossible puisque ces productions « vitales » naissent librement en n’obéissant à aucun formalisme déterministe. Bref, la méthode expérimentale qui permet de décrire les lois de la nature remporte les succès qui sont les siens, et la méthode herméneutique s’applique à des domaines d’étude différents en pouvant elle aussi revendiquer un statut scientifique. Les limites de cette épistémologie résident en ceci que Dilthey suppose l’existence de règles universelles d’interprétation sans jamais en préciser la nature (ce qui aurait sans doute été contradictoire). Il y a au moins deux façons de résoudre ce problème : ou bien on défend, comme l’ont fait Heidegger et ses successeurs, l’universalité de l’herméneutique en soutenant que même les plus sérieuses explications des sciences naturelles sont relatives à un contexte historique d’apparition et à une tradition qu’il s’agit maintenant de comprendre (Heidegger, 1985 ; Gadamer, 1996), ou alors on tente de naturaliser les sciences de l’esprit en appliquant le modèle mathématique à l’étude des phénomènes humains et sociaux. Ce faisant, on prend toutefois le risque d’assimiler le désir de maîtrise des faits humains et sociaux à l’expression d’une forme de scientisme.
3. LA QUESTION DU SCIENTISME Rien ne semble plus difficile que de soutenir, avec Dilthey, l’absence de hiérarchie entre les méthodes. Le plus grand défi consisterait donc à accorder une même valeur de scientificité aux méthodes des sciences de la nature et à celles des sciences de l’esprit. Défi qui ne fut pas relevé par un auteur comme Fritz Machlup qui, bien que lui-même praticien des sciences sociales, propose quelques critères d’infériorité des sciences humaines et sociales sur les sciences naturelles, notamment en ce qui concerne l’invariabilité des observations, la vérificabilité des hypothèses et la constance des relations numériques (Machlup, 1956, 1994). Mais les préjugés vont parfois dans l’autre sens. Vers la fin de sa vie, le physicien et historien des sciences Thomas Kuhn a associé la relativité de l’objectivité des sciences naturelles à un système de valeurs et de croyances préalables que seule une sociologie des sciences permet d’élucider (Kuhn, 1970, postface ; Dubois, 1999). Dans une optique sans doute plus diltheyienne, d’autres théoriciens affirment que la scientificité des sciences sociales est assurée par des méthodes à la fois rigoureuses et indépendantes par rapport au mode d’investigation des sciences empiriques. Nous pensons ici à Max Weber pour qui les sciences sociales ont à comprendre des « idéaux-types » (État, capitalisme, éthique protestante, modernité, etc.) sous l’impératif d’une « neutralité axiologique »
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(Weber, 1965), ou encore à Claude Lévi-Strauss pour qui les sciences sociales ont pour tâche de mettre à jour les « règles du jeu » ou les « conventions nécessaires » qui régissent les structures de la vie collective (Lévi-Strauss, 1958). Les grandes réalisations en sciences sociales qui, de Marx à Lévi-Strauss, cherchaient non seulement à décrire, mais aussi à transformer rien de moins que les « visions du monde », ne sont plus en vogue. Les grandes questions qui dominaient, il n’y a pas si longtemps encore, les recherches en sciences sociales (Y a-t-il un sens à l’histoire ? Quel rapport y a-t-il entre le développement du capitalisme et l’histoire des religions ? Qu’est-ce que la modernité ?, etc.) sont de manière significative reléguées à la philosophie. Ce transfert a ouvert la voie, depuis quelques décennies, à deux transformations majeures dans la pratique des sciences sociales. On remarque tout d’abord le caractère de plus en plus local du questionnement (tel groupe social, telle région ou pays, tel problème de santé des populations, etc.). Ce qui contraste avec les perspectives plus vastes et holistiques ouvertes par les prédécesseurs qui s’intéressaient plus naturellement aux interactions entre les dimensions de la vie économique, religieuse, sociale, politique, etc. Et deuxièmement, cette « réduction » des problématiques est accompagnée par le développement de toute une batterie de tests et d’outils de mesure souvent très élaborés. Le recours à cette dimension de calcul empruntée aux sciences naturelles a investi massivement l’étude des phénomènes humains et sociaux jusqu’à constituer une sorte de norme pour la recherche. L’utilisation des logiciels d’études statistiques SAS et SPSS, de même que les analyses mathématiques multiniveaux, deviennent ainsi partie intégrante des travaux en sciences sociales en fournissant des données « certaines » sur lesquelles pourront s’appuyer les interprétations relatives à des questions précises et localisées concernant la vie humaine et l’organisation des sociétés. Si le philosophe se reconnaît rapidement des affinités avec Marx, Freud, Weber ou Lévi-Strauss, qui constituent des figures incontournables pour la pensée politique ou encore des moments importants dans le développement de la pensée métaphysique, il n’en va pas toujours de même avec les nouvelles pratiques des sciences sociales qui mobilisent l’art du calcul pour étudier l’homme ou les populations2. Les philosophes peuvent 2. Il faut sans doute faire remonter l’application des méthodes quantitatives à l’étude des phénomènes sociaux aux empiristes anglais du xixe siècle, et en particulier à J.S. Mill. Mais c’est au cours des dernières décennies que cette approche est devenue autonome, s’est raffinée et est intégrée à tous les milieux d’enseignement et de recherche en sciences sociales. Il y a aujourd’hui des chercheurs spécialisés dans l’étude des méthodes quantitatives en sciences sociales. Le sociologue Michel Freitag décrit cette réalité en évoquant les « nouvelles sciences sociales gestionnaires et technocratiques » (1998, p. 142). L’anthropologue Florence Piron décrit de manière critique le « Nouveau management public » (2005).
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s’intéresser au progrès des sciences naturelles (nombreux l’ont fait et continuent de le faire), mais ils jugent généralement qu’une idée ayant besoin du calcul pour être validée est mauvaise. Pour être considérée comme bonne, l’idée doit conserver son indépendance par rapport à la démonstration mathématique3. L’opinion populaire peut amener un gouvernement à modifier une loi ou à en créer une autre, mais aucune technique de sondage ou focus group n’a de légitimité quand vient le temps de saisir la signification d’un concept philosophique. Toutes ces interrogations relatives à l’éventuelle supériorité des sciences naturelles, à la transposition possible ou non des méthodes empiriques dans le champ des sciences humaines et sociales, nous conduisent à la question du scientisme qui peut être défini comme l’utilisation illégitime de l’approche mathématique dans l’analyse des réalités humaines et sociales. Trois erreurs sont régulièrement associées au scientisme (Shenfield, 1976) : l’objectivisme qui soutient faussement que l’homme et la société peuvent être étudiés à la manière des atomes en posant sur eux un regard extérieur, le collectivisme qui considère de manière erronée qu’une classe sociale, un groupe d’individus ou une nation forme une unité homogène, et l’historicisme qui suppose de façon non justifiable l’existence de lois qui gouvernent le comportement des collectivités. Les scientistes sont aux sciences sociales ce que les sophistes sont à la philosophie. Les sophistes prétendent être philosophes alors qu’ils n’atteignent jamais la vérité en cultivant l’art de convaincre du vrai ou du faux selon les circonstances, et le scientisme donne une impression d’indubitabilité en transposant l’attitude et les méthodes des sciences exactes à l’étude des phénomènes inexacts par définition (ou partiellement irrationnels) que sont les réalités humaines et sociales. Nous demandons à nouveau : N’y a-t-il de véritablement scientifique que ce qui étudie les réalités de la nature ? Faut-il restreindre l’investigation scientifique aux seuls objets naturels ? À l’« ère de la technique » où rien n’est vrai qui ne puisse être statistiquement démontré, n’outrepasset-on pas les limites de la science en cherchant à nous rendre « maîtres et possesseurs » de ce qui demeure non soumis au strict déterminisme ? Au cours des années 1940, dans un débat qui mérite d’être revisité, Friedrich von Hayek et Sir Karl Popper se sont confrontés à ces questions en leur apportant des réponses parfois divergentes mais toujours instructives. Hayek est économiste de formation (prix Nobel de science économique en 1974) et réputé pour sa défense des valeurs néolibérales. Les exemples donnés dans Science et scientisme. Essai sur le mauvais usage de la raison renvoient
3. L’exception étant ici les récentes tentatives en science cognitive et en philosophie de l’esprit visant à naturaliser les phénomènes mentaux (intention, conscience, langage, mémoire, etc.) qui ne pouvaient être auparavant qu’intuitionnés.
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donc chez lui à la sphère d’activité économique, et plus précisément aux limites de la détermination des lois permettant de diminuer les taux de chômage et d’inflation. Hayek est sensible au caractère imprévisible de l’action des collectivités. Les mathématiques, même les plus avancées, ne permettent jamais de prédire avec une certitude absolue la manière dont les populations réagiront face à telle annonce politique ou à tel changement dans le monde économique. Les prédictions dans ces domaines ne sont considérées par Hayek comme rien de plus que subjectives. Une boule de billard frappée sous un certain angle ira toujours dans une direction prédéfinie, mais les réactions sociales face aux transformations économiques demeurent impossibles à déterminer. Elles ne peuvent faire l’objet que d’une approximation, car le nombre de variables est trop grand pour que chacune d’elle puisse être considérée dans le calcul. Si bien qu’un même mouvement des marchés financiers peut entraîner, selon des circonstances non totalisables, deux réactions contraires. Une même réaction des populations à la fluctuation boursière peut même générer des interprétations divergentes de la part des analystes financiers et amener différents groupes de politiciens à adopter des mesures contradictoires. L’attitude des hommes en réponse au changement n’obéit à aucune loi de comportement prédéterminée. Il devient par conséquent périlleux de mobiliser les outils de mesure mathématiques pour une planification intégrale de la vie en société, là où règne un nombre inquantifiable de réactions irrationnelles qui échappent à tout effort de totalisation. Bref, le domaine des sciences sociales est forcé à la relativité. Tous les aspects d’une situation sociale ne peuvent être pris en compte, tout se passant comme si l’essentiel (motivation, intention, volonté, comportement, etc.) excédait toujours le champ de visibilité et de prédictibilité. À l’instar de Hayek, Popper dénonce l’objectivisme scientiste en sciences sociales. Toutefois, alors que Hayek défend le dualisme des méthodes (l’exactitude et la prédiction étant bien effectives dans le champ des sciences naturelles), Popper soutient l’unité méthodologique entre les sciences naturelles et sociales. Pour ce faire, il rejette l’approche inductiviste en affirmant le caractère hypothético-déductif de tout savoir (1978). Qu’elles soient formulées à l’endroit des réalités naturelles ou sociales, les hypothèses acquièrent une valeur scientifique de vérité dès qu’elles répondent au critère de falsificabilité. Dans Misère de l’historicisme, Popper montre que ce critère permet de considérer comme faux tous les savoirs totalisants du type de la dialectique historique. Cette critique s’étend aussi bien à la psychanalyse freudienne qu’à l’astrologie car ces « non savoirs » ramènent toutes les explications à un principe unique dogmatiquement conçu comme vrai et impossible à invalider. Ainsi, il n’y a pas de « science dialectique » parce que le marxisme n’admet pas que des événements politiques puissent
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conduire à autre chose qu’à la crise du capitalisme, il n’y a pas de « science psychanalytique » puisque le freudisme n’admet pas que le complexe d’Œdipe puisse être falsifié, et il n’y a pas de « science astrologique » parce que ses propositions soumises à la causalité entre le mouvement des astres et les comportements humains ne peuvent jamais être remises en question. En somme, toutes les « sciences » qui annulent la possibilité de contradiction de leurs principes ne sont que des « pseudo-savoirs ». En revanche, une théorie comme celle de la relativité est vraie, car elle ne procède pas par induction4 et parce qu’Einstein a lui-même formulé les critères de falsification de sa théorie en admettant que si les lois physiques ne sont pas partout les mêmes dans l’univers ou si la vitesse de la lumière n’est pas la vitesse maximale qui puisse être atteinte, alors sa théorie est fausse, ou elle doit à tout le moins être reformulée. Par conséquent, raisonne Popper, elle est vraie puisqu’elle est purement déductive en pouvant être invalidée. L’affirmation de la supériorité de l’approche déductiviste permet à Popper de juger comme non scientifique l’approche inductiviste qui n’admet toujours pour vrai, comme l’affirmait déjà David Hume au xviiie siècle (1983), que des savoirs probables fondés sur l’habitude des observations. En copiant le modèle des lois de la nature qui peuvent être induites à partir de l’expérience jusqu’à être (faussement) considérées comme des résultats scientifiques à portée universelle, les défenseurs de la dialectique historique, qui prédisent l’avènement de la révolution communiste, ou encore les psychanalystes qui annoncent que tout homme sera un jour ou l’autre prisonnier du complexe d’Œdipe, formulent des lois du devenir historiques qui ne sont rien de plus qu’incertaines et probables. Ainsi, au plan sociohistorique, sera considérée comme véritablement scientifique une science qui admet sa propre falsificabilité, c’est-à-dire son incapacité à prédire intégralement le futur. Les expériences empiriques ne peuvent servir qu’à falsifier les hypothèses et par conséquent, suivant la logique popperienne, à valider le savoir. Toute application de la méthode inductiviste, en science naturelle ou sociale, est en définitive considérée par Popper comme l’expression d’un malaise lié à l’objectivisme scientiste. Hayek et Popper pensent les moyens de combattre l’obscurantisme politique et le dogmatisme métaphysique sur le terrain de la théorie de la connaissance. Malgré l’opposition entre, d’une part, l’antinaturalisme de Hayek qui résiste à la transposition de l’idéal de mesure des sciences naturelles à l’étude des phénomènes sociaux, et d’autre part, le pronaturalisme de Popper qui défend plutôt l’unicité de la méthode déductiviste pour
4. L’une des preuves expérimentales de la théorie de la relativité a été établie quelques années plus tard par l’astronome Sir Arthur Stanley Eddington qui, à l’occasion d’une éclipse, observe que la lumière d’une étoile est attirée par la gravitation du soleil.
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toutes les sciences, les deux auteurs s’entendent sur la nécessité d’une critique de l’objectivisme scientiste en sciences sociales, établie au nom de l’impossibilité de soumettre le devenir des hommes et des sociétés à des lois déterministes. La société non soumise au joug scientiste constituera enfin une « société ouverte » (Popper, 1945) et libre par rapport à tous les savoirs de type autoritaire. Le message de Hayek et Popper consiste donc à favoriser les recherches en sciences humaines et sociales tout en protégeant leur indéterminisme (Popper, 1984). Ce débat est non seulement intéressant du point de vue des nouveaux enjeux épistémologiques qu’il révèle, mais il nous semble aussi avoir fondé une approche aussi déterminante que malheureusement oubliée consistant à penser ensemble la théorie de la connaissance et l’appareil de pouvoir politique en montrant les implications mutuelles entre le savoir scientifique et le mode de gouvernance des populations. Bien sûr, les positions politiques de Hayek et de Popper, inscrites dans l’alternative entre communisme et libéralisme, paraissent quelque peu dépassées. Toutefois, ces questions relatives à la politisation de la science et à la scientifisation de la politique demeurent, et doivent demeurer, actuelles. Elles réapparaissent ailleurs au cours des années 1960 dans un dialogue implicitement mené entre Michel Foucault et Jürgen Habermas.
4. SCIENTIFISATION DE LA POLITIQUE En 1966, Foucault fait paraître Les mots et les choses avec comme sous-titre : Une archéologie des sciences humaines. Ce livre suscite controverse et admiration en devenant rapidement un succès commercial. Il se termine par une annonce qui a fait couler beaucoup d’encre : la mort de l’homme, et avec elle, la fin des sciences humaines comprise par Foucault en un sens large qui englobe aussi bien la psychanalyse et la sociologie que la linguistique et l’ethnologie. Quels sont les enjeux de cette condamnation et que faut-il entendre par cet antihumanisme (que Foucault n’a pas inventé puisque ses réflexions poursuivent le mouvement de pensée nietzschéo-heideggerien) ? Nous ne reprendrons pas ici les détails de la complexe construction historique de Foucault qui, à partir de la Renaissance, suit le fil de la transformation des rapport entre les mots et les choses qu’ils désignent. Nous nous contenterons de présenter et de discuter certains résultats de ces analyses. Avec l’essor des sciences humaines, l’homme devient objet de connaissance scientifique. C’est ce que Foucault désigne par la « disposition anthropologique des savoirs » (1966, p. 353). S’il faut réveiller la connaissance de son néfaste « sommeil anthropologique », ce n’est pas d’abord en raison
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d’une éventuelle infériorité méthodologique des sciences humaines sur les sciences naturelles, mais plus exactement parce que les sciences humaines sont obnubilées par ce qui n’existe tout simplement pas, c’est-à-dire la « nature humaine » ou un « concept général de l’homme » (1966, p. 390). Conformément à la conception foucaldienne de l’histoire faite de discontinuités épistémiques, le questionnement sur l’homme fait suite à l’épistémè classique et à l’idéal de transparence des savoirs discursifs « sans sujet » qu’il véhicule. De la même manière qu’elles sont apparues, les sciences humaines sont également vouées à disparaître puisque rien n’est éternel, toutes les épistémè se succédant dans une suite de ruptures événementielles. Pour le dire un peu brusquement, mais toutes les dernières sections de Les mots et les choses sont orientées sur cette affirmation, c’est l’avènement du Surhomme prophétisé par Nietzsche qui vient signer l’amorce d’un nouveau départ à venir. Cette vision d’après laquelle les sciences humaines « ne sont pas des sciences du tout » (1966, p. 378) nous ramène, en réalité, à une conception assez traditionnelle de la pensée et de la science non encore humanisée. L’annonce de la mort de l’homme vient rappeler l’antériorité de la philosophie sur les sciences humaines. Dans la phase « généalogique » de sa pensée axée sur l’analytique du pouvoir (1975, 1976), Foucault réoriente sa critique des sciences humaines. Issues des Lumières, les sciences humaines ne font pas progresser l’humanité, mais elles sont plutôt les complices d’une nouvelle technologie de pouvoir qui tente de connaître la vérité sur l’homme pour mieux pratiquer sur lui un contrôle continu, de plus en plus subtil et par conséquent mieux tolérable aux yeux de tous. Les sciences de l’homme participent ainsi à une nouvelle manière de pratiquer la politique, plus précisément la « biopolitique » (1976), en contribuant à mieux « connaître » les hommes et faire vivre les populations par le biais d’une normalisation de leur existence. Les savoirs générés par les sciences sociales permettent ainsi aux gouvernements (qui dans cette optique ne se distinguent plus essentiellement des gouvernés) de corriger les écarts de conduites en les ramenant à une certaine norme collective. Au cours des années 1970 et 1980, Foucault prend donc ses distances par rapport à l’exigence du Surhomme en décidant de lutter avec les sciences humaines sur leur propre terrain. D’où son intérêt marqué pour la science politique (1997), la tradition des techniques de soi (2001) et l’économie politique (2004a/b). Dans ces travaux, Foucault n’ajoute pas simplement de l’eau au moulin des sciences humaines en cherchant à en savoir toujours davantage au sujet de cette fameuse « nature humaine ». Avec ce « concept général de l’homme », Foucault a définitivement rompu. S’il décide de revenir aux sciences humaines et de participer à leur développement après en avoir annoncé la fin, elles ne deviennent jamais pour lui une finalité. Dans ses
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nouvelles analyses de l’homme et de la société, Foucault défend invariablement une ouverture aux possibilités de transformation de soi et des visions de la vie en collectivité, une ouverture qui demeure conforme à la destruction de la « disposition anthropologique des savoirs » opérée en 1966. Apparaît alors le thème du contrôle non disciplinaire de soi et des autres qui parcourt tous les derniers textes de Foucault (Beaulieu, 2005). Développées principalement à partir des années 1980, et très en vogue aujourd’hui, les études épidémiologiques peuvent être considérées, du point de vue de l’analyse foucaldienne des nouvelles techniques de pouvoir, à la fois comme emblématiques et symptomatiques de notre actualité placée sous le signe d’une autonormalisation toujours plus grande et raffinée des populations. Bien sûr, l’épidémiologie a son utilité. Immense sans doute lorsqu’elle permet, par exemple, de prévenir la prolifération de virus potentiellement mortels à grande échelle. Mais les enquêtes sur les habitudes de vie des populations doivent être manipulées avec grand soin lorsqu’elles se donnent, ce qu’elles font le plus souvent, comme un savoir scientifiquement neutre et désintéressé. Nous ne tentons pas ici de nous inscrire dans un débat ouvert entre les partisans de l’épidémiologie biomédicale et les défenseurs de l’épidémiologie sociale (Zielhuis, Kiemeney, Krieger, Macdonald, McPherson, Kaufman et Siegrist, 2001). C’est plutôt la « science épidémiologique » elle-même qui est suspecte, car elle introduit le calcul dans l’objectivation de ce qui pourrait bien excéder tout effort de naturalisation, c’est-à-dire la vie des populations. L’épidémiologie fait preuve d’un manque de réflexion critique en établissant des corrélations entre les facteurs biosociaux et en accordant une définition arbitraire le plus souvent non discutée à des phénomènes tels que la vie, la santé ou le risque. Elle se permet alors de contourner des questions aussi fondamentales que nécessaires : Que signifie cette obsession du risque et ce désir immodéré de sécurité qui animent notre présent ? En quoi la « biostatistique » n’est-elle pas un outil de contrôle social ? Les études sur la vie des populations doivent toujours se demander « à qui » et « à quoi » serviront les données issues de la recherche. Ce qui les ramènerait directement sur le terrain de la politique dont elles s’éloignent trop rapidement au nom de la « science ». Cet effort de politisation de la recherche nous semble faire dangereusement défaut à la science, et en particulier aux sciences sociales qui cherchent à mesurer les conditions d’existence des collectivités. Tout protocole de recherche et tout rapport scientifique devraient inclure une section « politique » qui permettrait de rendre explicites les intérêts de la connaissance et de les soumettre à la discussion parallèlement aux résultats des recherches. Cette démarche est malheureusement rendue difficile par le contexte actuel de la recherche où les organismes subventionnaires, majoritairement administrés par l’État, exigent le plus souvent que les résultats puissent
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être facilement et rapidement appliqués. Les universités ressemblent alors à des « corporations dirigées par les forces du marché » (Readings, 1997). C’est dans ce contexte que les méthodes empiriques sont appliquées à l’étude de la société en rendant les résultats directement utilisables comme autant d’instruments servant à suivre l’évolution des populations pour mieux les gouverner. Ce qui soulève bien sûr plusieurs questions : L’université doit-elle s’adapter aux besoins de la société (comme c’est maintenant le cas), ou n’est-ce pas l’inverse qui devrait être le cas ? Quelle est la véritable vocation de l’université ? Doit-elle être le lieu de la recherche fondamentale ou offrir des services à la collectivité en produisant des savoirs de consommation ? Ces questions nous dirigent vers la suivante : Quelle fonction critique doivent exercer les sciences sociales à l’intérieur de la société ? À ma grande surprise, la direction d’un centre de recherche réputé en sciences sociales m’avouait candidement qu’il n’est pas « stratégique » d’utiliser le terme de « critique » dans une demande de subvention. Mais si ce ne sont plus les sciences sociales qui tentent une critique de la société, qui le fera ? La philosophie ? Mais cela supposerait que la philosophie puisse se substituer aux sciences sociales. Et nous serions à nouveau renvoyés à une conception traditionnelle de la réflexion scientifique. Une chose demeure certaine, c’est que les philosophes ne sont pas aussi allergiques que les spécialistes des sciences sociales à la critique et à son exercice, au moins depuis que Kant en a fait l’enjeu de la pensée elle-même. Ce qui nous amène à présenter quelques éléments de la théorie critique élaborée par Jürgen Habermas. Nul doute pour Habermas que les sciences qui se donnent la société comme objet d’étude doivent adopter une position critique. Connaissance et intérêt et La technique et la science comme idéologie, deux ouvrages parus originellement en 1968, et qui semblent nouer un dialogue souterrain avec Foucault, proposent ainsi une nouvelle typologie des sciences : à côté des sciences naturelles et des sciences humaines ou sociales, il y a les sciences critiques qui ont pour tâche de guider la transformation de la société de manière éclairée. Fidèle à l’esprit de l’école de Francfort, Habermas fonde la science critique sur un freudo-marxisme apte à « psychanalyser la société » en mettant à jour ses mécanismes idéologiques inconscients afin d’organiser l’émancipation des collectivités. La suite des travaux d’Habermas ouvrira sur le projet d’une « théorie de l’agir communicationnel » (Habermas, 1987) qui fonde la possibilité d’une discussion rationnelle dans l’espace public. Dans un chapitre intitulé « Scientifisation de la politique et opinion publique » (1973, p. 97 sq), Habermas dénonce la tendance actuelle vers une scientifisation de la pratique politique. Il présente ce phénomène comme une nouvelle étape dans ce que Weber désignait par la « rationalisation de la domination bureaucratisée » qui devient maintenant scientifiquement
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dirigée : « tout un pouvoir technique nouveau fait irruption au sein des formes existantes de la pratique vécue sans qu’on y soit préparé » (Habermas, 1973, p. 118). L’État finance la recherche en exigeant des scientifiques la production d’un savoir capable d’orienter les politiques. Dès lors, le but de la science (Habermas ne distingue pas ici les sciences naturelles et les sciences sociales) consiste moins à élargir la connaissance dans un souci d’universalité qu’à éclairer les choix de l’État gestionnaire. Cette forme d’administration de la recherche permet une rationalisation des décisions politiques qui peut difficilement faire l’objet d’une critique élargie puisque les chercheurs sont maintenant à la solde de l’État. Les responsables politiques commanditent des programmes de recherche et en retour les savants offrent à la politique un savoir instrumental « stratégiquement utilisable » (Habermas, 1973, p. 128). L’une des façons de briser ce cercle consisterait à « politiser la science » en donnant à la connaissance, à tout le moins aux milieux universitaires de recherche, la liberté et les moyens d’exercer une critique sociale. Mais les sciences sociales elles-mêmes doivent aussi lutter pour conserver cette indépendance d’esprit qui devrait d’ailleurs constituer l’une de leurs principales préoccupations. Force est de constater que c’est malheureusement l’inverse qui domine le champ de la recherche sur la société. Plusieurs études réalisées de l’intérieur même des sciences sociales parviennent néanmoins à dénoncer cette réalité de la recherche institutionnalisée (Freitag, 1998 ; Piron, 2005, Readings, 1997). Michel Freitag écrit : « Le mouvement dominant dans les sciences sociales non seulement les associe de plus en plus étroitement aux nouvelles instances technocratiques de régulation, mais elles tendent de plus en plus à se confondre avec ce qu’on pourrait désigner comme la nouvelle forme des “ appareils de domination ” » (1998, p. 143). L’auteur justifie l’usage des parenthèses entourant « appareils de domination » en précisant, dans une perspective toute foucaldienne, que l’ancienne distinction entre « pouvoir » et « société » est devenue inopérante dans notre « système de contrôle et de gestion généralisée du social ». Plus loin, l’auteur poursuit : « Les sciences sociales […] se reconvertissent en “ recherche ”, entendue de plus en plus en termes « opérationnels ». Pour l’essentiel, elles ont en effet délaissé, depuis une vingtaine d’années, leur fonction de légitimation sociétale et de formation pédagogique générale pour s’impliquer directement dans la gestion technocratique de la société » (p. 188). Cette critique peut être mise en parallèle avec ce que Foucault affirmait à propos de l’assimilation des sciences sociales à une nouvelle technologie politique (Foucault, 1994, p. 828). Foucault et Habermas offrent des solutions différentes au problème de la scientifisation de la politique : dénaturalisation radicale de l’homme qui conduit à une critique des dispositifs de pouvoir d’une part, et critique
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d’orientation freudo-marxiste qui débouche sur une théorie de l’agir communicationnel d’autre part. Mais ils dénoncent un seul et même phénomène : la dépolitisation de la recherche sur l’homme et la société. Les deux auteurs s’entendent ainsi pour affirmer que la pratique scientifique peut être bénéfique à condition que le programme politique d’émancipation qui la supporte devienne explicite.
5. SENS DE L’ENGAGEMENT ET SENS CRITIQUE Dans ce qui précède, nous avons surtout cherché à limiter les prétentions des sciences sociales, tout d’abord dans une perspective étymologique qui démontre leur ancrage culturel, ensuite d’un point de vue historique en montrant qu’elles regroupent un ensemble de disciplines, dont l’apparition est relativement récente, sous un angle épistémologique en référence au scientisme, et finalement selon une approche critique qui rappelle aux sciences sociales leur rôle émancipatoire. Et pourtant, nous croyons toujours à la légitimité des sciences sociales qui peuvent développer une conceptualité à la fois précise et inédite apte à décrire les réalités sociales mieux que les humanités ne l’ont jamais fait. Nous n’endossons pas les propos de Heidegger et de ses continuateurs selon lesquels les sciences sociales prennent vulgairement comme objet d’étude le domaine de « l’ontique » (qui concerne l’étant) au-delà ou à côté duquel il y aurait un univers ontologique plus fondamental. Au contraire, les sciences sociales peuvent devenir un puissant levier participant à la définition de notre être collectif le plus profond. Lorsque les sciences sociales gardent en mémoire leur provenance et évitent les autres dérives auxquelles nous avons fait référence, elles peuvent contribuer, suivant une expression forgée par Foucault, à soutenir et à alimenter le projet d’une « ontologie critique de nous-mêmes » ou d’une « ontologie du présent » (1994, p. 562-578 et p. 679-688). Nous osons même affirmer que l’étude des sciences sociales, bien menée, constitue un passage nécessaire pour qui souhaite philosopher aujourd’hui. Sans doute faut-il donner en partie raison à Marx lorsqu’il affirmait que la philosophie n’a fait qu’interpréter le monde5 et qu’il nous faille maintenant le transformer. Ce sont les sciences sociales qui peuvent inspirer à la philosophie un tel sens de l’engagement dans les événements, ce que la philosophie a trop souvent négligé et même dénigré pour se complaire dans la pure spéculation et dans l’histoire des idées (qui demeure néanmoins, elle aussi,
5. Hegel résumait cette orientation traditionnelle de la philosophie en évoquant la chouette de Minerve, symbole de la philosophie, comme ne prenant son envol qu’au crépuscule ou après le déroulement des événements.
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essentielle). C’est pourquoi, en somme, nous ne défendons pas un retour à la manière traditionnelle d’exercer la philosophie ou la science. Cela relèverait d’une attitude élitiste, voire passéiste. Au contraire, la philosophie ne doit pas rompre avec l’engagement auprès des problèmes présents, concrets et vivants. Les sciences sociales ont développé un rapport à l’actualité et un potentiel d’intervention qui peut servir de modèle à la philosophie. Mais les sciences sociales ne doivent pas se contenter d’isoler les problèmes en les excluant de leur contexte plus large et culturel d’apparition. Elles doivent dépasser le cadre de leur expertise pour développer une compréhension synthétique du monde ainsi qu’une perspective critique globale et indépendante par rapport aux savoirs de consommation. L’établissement de corrélations entre facteurs sociaux et/ou biologiques ne doit jamais constituer une fin en soi pour les sciences sociales. Cette réduction de la tâche des sciences sociales doit être évitée à tout prix au profit de l’intégration des problèmes sociaux dans un horizon qui dépasse le monde social pour englober des domaines avec lesquels les sciences sociales sont devenues moins familières (métaphysique, esthétique, vitalisme, tradition critique, etc.). Il est à souhaiter que ce devenir ne soit pas irrémédiablement à sens unique. Si les sciences sociales offrent encore un exemple d’engagement au philosophe, en retour la philosophie apprend aux sciences sociales à conserver un sens critique capable de les prémunir de l’intégration des connaissances dans une logique de contrôle et de consommation. La question n’est donc pas de savoir si les recherches en sciences sociales peuvent servir à quelque chose, mais à qui et à quoi elles serviront. Cet élargissement des problématiques doit aussi amener les sciences sociales à prendre un certain recul par rapport à leur objet d’étude afin de devenir plus créatrices, voire même visionnaires et intempestives. Il ne vient pas à l’idée d’un philosophe de déclasser les grecs par un penseur contemporain sous l’unique prétexte que ce dernier est « plus récent ». En sciences sociales, on assiste malheureusement à une course effrénée à la citation de l’ouvrage ou de l’article qui vient de paraître, disqualifiant de manière injustifiée et « non rationnelle » tout ce qui précède. Les sciences sociales considèrent trop souvent comme dépassés les textes qui ont plus de cinq années, et les bibliographies qui ne contiennent aucune référence aux recherches américaines sont déclarées suspectes. À cet égard, le philosophe qui ose soutenir l’actualité de certaines idées de Platon ou d’Aristote, vieilles de 2500 ans, peut donner l’impression aux praticiens des sciences sociales d’être complètement détaché du réel. Et pourtant, le sens de l’engagement dans le présent et le développement du sens critique ne sont pas absolument incompatibles avec la référence à des penseurs plus anciens. La réunion de ces conditions favorables au déploiement d’une responsabilité critique permettra à
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nouveau à la philosophie et aux sciences sociales de se rejoindre, non pas en se confondant mutuellement, mais en conservant une tonalité qui sera la leur.
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LES SCIENCES SOCIALES À L’ÉPREUVE DE LA PHILOSOPHIE
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E I T R A P
2 THÉORIES ET MÉTHODOLOGIES DE L’INTERVENTION SOCIALE
C H A P I T R E
8 L’INTERVENTION CLINIQUE AVEC LES FAMILLES ET LES PROCHES EN TRAVAIL SOCIAL Pour une prise en compte de la complexité Suzanne Mongeau Pierre Asselin Linda Roy
1. MISE EN CONTEXTE Le titre de ce chapitre situe d’entrée de jeu les finalités que nous poursuivons dans cet écrit. Il s’agit de se pencher sur une forme d’intervention particulière (l’intervention clinique), auprès d’un groupe particulier (les familles et les proches), dans un champ donné (celui du travail social). Il s’agit aussi d’identifier à l’intérieur de ces balises certaines dimensions qu’il importe de considérer si l’on veut rendre compte de toute la complexité de ce travail. Avant d’aller plus loin, des précisions s’imposent quant à certains termes employés dans le titre de ce chapitre et quant aux orientations que nous avons choisies de donner à cet écrit. Qu’est-ce que l’intervention clinique et pourquoi est-ce pertinent d’aborder l’intervention avec les familles et les proches sous cet angle ? Quelle est la pertinence de se pencher
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spécifiquement sur l’intervention auprès de ce groupe particulier que sont les familles et les proches ? Comment faire de l’intervention clinique avec les familles et les proches sans pour autant adopter une idéologie familialiste1, mais aussi sans renier la place que la famille prend dans la vie des gens ? En quoi le champ du travail social constitue-t-il un contexte particulier d’intervention auprès d’eux ? Comment, dans la pratique clinique avec les familles et les proches, rester cohérent avec les valeurs fondamentales qui sous-tendent la pratique du travail social ? Qu’entend-on par complexité ? Quelles sont les dimensions qu’il importe de privilégier si l’on ne veut pas évacuer trop rapidement une certaine complexité ? Le travail clinique fait appel au singulier et au particulier. Il exige de l’intervenant qu’il prenne à chaque fois le temps de poser un regard sur l’unicité de la situation présentée. Il implique de se colleter avec l’imprévu, l’inconnu et l’incertitude. Comme le rappelle Karsz (2004, p. 121), « la clinique suppose de la découverte, de l’invention, de la trouvaille ». En ce sens, la clinique se situe aux antipodes de tout savoir qui se veut absolu. Le travail clinique fait partie du quotidien de nombreux travailleurs sociaux. Qu’ils travaillent en centres jeunesse, dans les hôpitaux ou dans ce qu’on appelait auparavant les CLSC, les travailleurs sociaux doivent en effet rencontrer des personnes qui vivent des situations uniques et particulières et ils doivent dans l’immédiateté composer avec ces différentes situations. Or, paradoxalement, bien qu’au quotidien ils soient fréquemment amenés à faire de l’intervention clinique, on retrouve peu d’écrits portant sur la dimension clinique du travail social. Dans les dernières décennies, on retrouve surtout des écrits portant sur les problématiques, sur différents protocoles d’intervention, sur le processus d’intervention ainsi que sur les différentes approches utilisées en travail social. Différents facteurs peuvent expliquer la réticence à se pencher sur la dimension clinique du travail social. Le fait que le terme clinique ait surtout été utilisé par des courants psychologiques et psychanalytiques peut contribuer à expliquer que le champ du travail social, en voulant se démarquer de telles orientations, se soit éloigné de la dimension clinique. Le paradigme technique qui prévaut de plus en plus dans les milieux d’intervention en travail social (Renaud, 1997) a aussi eu pour effet d’appauvrir tout un travail de pensée autour de la clinique. La tendance actuelle est plutôt d’essayer d’uniformiser
1. Dans l’idéologie familialiste, la famille est perçue non seulement comme la source du bonheur, mais aussi du malheur. Dans une telle perspective, la famille devient la seule coupable lorsque les problèmes se présentent et les autres facteurs restent masqués (Desmarais, Blanchet et Mayer, 1982).
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l’intervention par la mise en place de protocoles standardisés et l’utilisation de données probantes, ce qui agit à l’encontre d’une posture plus clinique qui s’intéresse, elle, à l’unique et au singulier. On peut également noter comment, dans les dernières décennies, l’intervention clinique auprès d’individus et de familles a fini par être considérée comme dépassée, inutile et désespérante alors que l’intervention collective a été perçue comme le modèle qui « pourrait combler tous les manques » (Lebbe-Berrier, 1994, p. 41). Il n’est pas non plus évident d’établir des liens entre l’intervention clinique et certains grands principes du travail social tels que favoriser le changement social, rechercher une plus grande justice sociale, et soutenir une plus grande capacité d’action des personnes en perte de pouvoir, exclues ou marginalisées. Il apparaît plus évident de traduire ces grands objectifs dans l’intervention collective. Dans le cadre de cet écrit, nous tenterons toutefois, à chaque fois que possible, de traduire comment certains objectifs du travail social peuvent s’incarner dans l’intervention clinique. Ces quelques précisions portant sur l’intervention clinique nous amènent maintenant à porter notre attention sur l’unité d’intervention ciblée dans le cadre de cet écrit : le groupe familial et ses proches2. Outre le fait qu’on nous ait demandé, dans le cadre de cet écrit, de traiter spécifiquement de l’intervention auprès des familles et des proches, il nous est apparu important, comme travailleurs sociaux, de nous centrer sur cette unité d’intervention pour diverses raisons. Tout d’abord, dans les équipes de travail interdisciplinaires, on demande souvent aux travailleurs sociaux de s’engager auprès des familles. C’est souvent la porte d’entrée qui leur est offerte. Aussi, comme nous l’avons plusieurs fois constaté dans la pratique clinique, le groupe des familiers se manifeste fréquemment et spontanément lorsqu’un de ses membres est en traitement ou rencontre un intervenant individuellement. Les travailleurs sociaux sont également fréquemment appelés à intervenir lorsqu’un enfant ou un adolescent est en difficulté, ce qui implique que les parents soient rencontrés. Enfin, audelà de ces aspects plus pragmatiques, nous croyons, comme Onnis (1996), que le groupe « famille-proche » se situe à l’intersection de niveaux multiples (l’individuel, le collectif, l’institutionnel, le privé et le public…) et est donc, de ce fait, un lieu d’intervention significatif pour le champ du travail social qui, lui, doit veiller à établir des liens entre le micro- et le macrosocial.
2. Le lecteur notera que le terme « proche » a délibérément été ajouté à celui de « famille » car nous croyons qu’un tel regroupement correspond mieux aux réalités actuelles en nous permettant d’inclure dans l’intervention l’ensemble des personnes considérées comme significatives dans la situation présentée. Afin d’alléger le texte, le terme « familiers » (Asselin, 1996) sera toutefois à certains moments utilisé.
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Ces précisions, portant sur l’unité d’intervention ciblée dans le cadre de cet écrit, mettent bien en relief comment le champ du travail social constitue un contexte particulier d’intervention avec les familles puisque, alors que les milieux de pratiques sollicitent les travailleurs sociaux à s’engager dans un travail avec ces dernières, ceux-ci doivent, s’ils veulent rester cohérents avec les finalités du travail social, prendre en considération de multiples niveaux dans leur intervention. Les travailleurs sociaux doivent donc constamment naviguer sur une tension contradictoire : à la fois intervenir avec les familles et simultanément englober d’autres systèmes que le système familial dans la lecture de la réalité, et ce, afin d’éviter d’adopter uniquement une approche familialiste. C’est ici que l’idée de complexité prend tout son sens. Pour Morin (1990, p. 12), « la pensée complexe est animée par une tension permanente entre l’aspiration à un savoir non parcellaire, non cloisonné, non réducteur, et la reconnaissance de l’inachèvement et de l’incomplétude de toute connaissance ». Onnis (1991) rejoint ce point de vue en précisant ce qu’implique l’optique de la complexité, c’est-à-dire : la reconnaissance d’une multiplicité de niveaux du réel qui sont en même temps autonomes et en relation ; comme les pièces d’une mosaïque ou les fils d’une trame dont chacun garde sa propre singularité et spécificité, mais qui, en même temps reçoivent une forme et une signification uniquement dans le cadre du dessin général (p. 254).
Ces quelques définitions laissent apparaître toute la complexité, mais aussi toute la pertinence pour le champ du travail social, de maintenir une pensée complexe lors d’interventions. Comment en effet traduire dans l’intervention cette idée de complexité sans tomber pour autant dans la confusion ? Voilà un des grands défis de l’intervention clinique avec les familles et les proches en travail social : se pencher sur des situations à chaque fois singulières, toujours d’une grande complexité parce qu’impliquant plusieurs systèmes eux-mêmes en relation, sans pour autant s’enliser dans l’hyperactivité, le chaos ou la stagnation. C’est ici qu’il s’avère précieux d’identifier certaines dimensions qui, sans pour autant entraîner la mise en place d’une procédure standardisée, peuvent agir comme phare dans cet univers complexe et incertain (Pauzé et Roy, 1989). Bien que diverses sources d’inspiration aient été utilisées dans l’écriture de ce texte, le cadre théorique qui nous a particulièrement inspirés dans le choix des diverses dimensions à prendre en considération s’inscrit dans une perspective systémique et constructiviste. Nous avons tout particulièrement fait appel à ces théories, car elles permettent selon nous d’appréhender la complexité des situations présentées en travail social en accordant une place à la
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subjectivité, au contexte, à l’incertitude ainsi qu’à la contradiction (Asselin et Roy, 1995). Les dimensions retenues sont les suivantes : 1) se pencher sur la singularité de la rencontre ; 2) réfléchir à la demande ; 3) porter attention au contexte relationnel et social ; 4) coconstruire des hypothèses sur la fonction du problème présenté ; et 5) ouvrir ensemble une voie au changement. Bien que sur le plan de l’écriture chacune des dimensions soit présentée de manière séparée, nous sommes conscients que dans l’intervention, elles sont indissociables. D’ailleurs, les quelques exemples cliniques utilisés pour illustrer notre propos seront repris dans diverses sections. Nous amorçons notre parcours réflexif, quant aux diverses dimensions à prendre en considération, en nous penchant sur la singularité de la rencontre entre l’intervenant et le groupe familial, car la singularité de cette rencontre constitue le creuset dans lequel tous les autres éléments viennent se déposer.
2. SE PENCHER SUR LA SINGULARITÉ DE LA RENCONTRE On entend souvent dire dans les milieux d’intervention que « le principal outil de l’intervenant, c’est lui-même ». On entend également dire dans ces mêmes milieux que « dans l’intervention, tout se passe dans le cas par cas ». Dans un premier temps, nous pouvons être portés à accorder peu d’attention à de telles affirmations, croyant qu’elles ne peuvent être d’une grande utilité pour le champ d’exercice du travail social qui doit, pour certains, surtout viser des changements d’ordre structurel. Or, certains théoriciens et cliniciens (Elkaïm, 1995 ; Onnis, 1989), s’appuyant sur une pensée systémique et constructiviste, nous ont permis de mieux saisir la pertinence de telles affirmations. Le constructivisme nous propose « de voir le monde non comme une réalité à découvrir mais comme un phénomène que nous construisons sans cesse » (Amiguet et Julier, 1996, p. 191). Une telle idée a des conséquences importantes sur le plan de l’intervention. Elle implique que l’intervenant ne peut jamais avoir un regard objectif, neutre et extérieur sur la famille. Dans une telle perspective, il ne peut pas connaître en soi la réalité de la famille, car lui-même, à partir de son expérience, contribue à construire et à influencer la situation en présence (Elkaïm, 1995 ; Bilodeau, 2005). Le processus d’intervention résulte donc de la participation tant de l’intervenant que du système familial et devient, à tout moment et à tout égard, une construction à plusieurs. Certains concepts comme l’autoréférence, la résonance et les assemblages nous aident à mieux comprendre comment s’opère cette coconstruction de la réalité et précisent, par le fait même, en
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quoi chaque rencontre entre un intervenant et une famille est nécessairement singulière. Comme nous serons à même de le constater, ces trois concepts sont intimement reliés. L’autoréférence (Elkaïm, 1995, 2001 ; Pauzé, 1995) désigne le processus par lequel l’intervenant porte attention à son expérience et s’y réfère afin de mieux connaître et comprendre le système en présence. Dans cette perspective, ce qu’éprouve l’intervenant a un sens non seulement en fonction de son histoire personnelle et de ses propres constructions du monde, mais également par rapport à la situation et au contexte en présence. Pour s’avérer éthique, l’adoption d’une perspective autoréférentielle comporte cependant certaines exigences. Si l’intervenant souhaite qu’une rencontre féconde se produise entre lui et la famille, il doit tout d’abord, par rigueur, vérifier si ce qu’il ressent a une fonction non seulement par rapport à luimême, mais aussi pour la famille et les proches en présence. Une telle précaution lui évitera d’envahir les familiers avec sa propre histoire. De plus, l’intervenant doit être vigilant pour ne pas s’enfermer dans une vision unique de la réalité. En ce sens, s’inscrire dans une telle perspective exige un travail continu sur soi et sur son rapport aux autres. S’il veut éviter de rigidifier son intervention, il importe que le travailleur social se maintienne dans une posture de doute et d’incertitude face à ses propres construits (Bourgeault, 1999 ; Rousseau, 2002). Or, il s’agit là d’une mission délicate et périlleuse. Comment en effet ne pas s’enfermer dans des certitudes, sans pour autant devenir paralysé par un trop plein de questions ? C’est ici qu’il s’avère crucial que les intervenants trouvent des lieux qui leur fournissent des occasions d’être en contact avec des lectures différentes quant à une situation clinique rencontrée, tout en les aidant à approfondir leur voie singulière. Le travail de réflexion qui s’effectue dans un groupe de supervision constitue en ce sens un lieu privilégié pour se maintenir dans un tel mouvement. Le terme assemblage a été utilisé par Mony Elkaïm (1995) pour rendre compte de ce qui se passe lors de la rencontre entre différents systèmes en présence dans une situation donnée (l’intervenant, la famille, les proches, les institutions…). L’assemblage est un processus dans lequel sont impliqués, à un moment donné, d’innombrables éléments qu’on ne peut tous repérer. C’est l’assemblage qui permet aux singularités d’émerger tout au long du processus d’intervention et d’entraîner le changement. On peut donc appeler assemblage l’ensemble créé par différents éléments en interrelation dans une situation particulière. Quant aux résonances, elles se forment à l’intersection d’éléments qui sont communs aux différents systèmes en présence. Elles nous parlent de la manière singulière, originale et imprévisible dont les différents systèmes en présence se font écho. Le concept de résonance nous aide à comprendre comment, confronté à telle situation,
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un travailleur social va relever ce qui a un sens pour lui en fonction de ses propres constructions, alors qu’un autre va privilégier un aspect différent. En se situant dans une telle perspective, on comprend dès lors qu’il ne peut exister une seule bonne piste de travail. Autour de chaque situation clinique, l’intervenant doit plutôt découvrir le pont unique et singulier qui le relie au groupe des familiers (Elkaïm, 1994 ; Gagnier et Roy, 2006). Porter une attention à l’autoréférence, aux assemblages et aux résonances spécifiques s’avère d’une grande utilité sur le plan clinique. Cette pratique donne à l’intervenant des informations pertinentes sur les différents systèmes en présence. Sans nier les singularités de chacun, elle amène l’intervenant à se reconnaître d’une quelconque façon dans les autres et dans la situation présentée. Elle évite ainsi bien souvent que soit adoptée une attitude méprisante ou disqualifiante envers les parents. Dans cette perspective, tous les acteurs impliqués, l’intervenant comme les différents membres de la famille, doivent questionner leurs propres constructions du monde. Cette pratique permet donc d’entrevoir des possibilités de coévolution. Plutôt que de favoriser une autre forme de fuite de la rencontre, ce que déplore Bédard (1999) dans la conjoncture actuelle, elle fait en sorte qu’une rencontre significative avec les familiers puisse advenir. En ce sens, cette pratique favorise la création d’une alliance et d’une certaine solidarité. Elle nous amène également à reconnaître qu’il n’y a pas une seule voie pour parvenir au changement, ce qui implique nécessairement d’avoir à composer avec l’imprévisibilité de la rencontre. Les différentes portes d’entrée sont valables dans la mesure où elles ont un sens pour les différents acteurs impliqués. Enfin, les notions d’autoréférence, de résonance et d’assemblage nous permettent de mieux saisir en quoi les affirmations énoncées au début de cette section ne sont pas uniquement le fruit d’une intuition.
3. RÉFLÉCHIR À LA DEMANDE S’il y a un domaine où il importe de réfléchir à la question de la demande dans toute sa complexité, c’est bien dans le champ du travail social. En effet, on peut facilement constater dans la pratique clinique comment la plupart des demandes qui arrivent au travailleur social sont inbriquées dans un réseau très vaste et très complexe d’institutions et d’intervenants. Pourtant, en dépit de ce constat, on peut aussi identifier, que ce soit lors d’un travail de supervision ou d’intervention, les diverses manœuvres qui sont mises en place pour éviter d’aborder cette complexité. Les situations cliniques ne seront, par exemple, analysées qu’à partir de la première entrevue menée avec la famille et les proches, comme si tout se jouait en vase clos
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entre ces deux parties. En adoptant une telle vision, on aura tendance à se centrer très rapidement sur le problème de la famille, sans réfléchir à ce qui est véritablement demandé ou non demandé et en faisant fi de la façon dont les institutions peuvent participer au problème. Autre forme de simplification, on sera porté à croire qu’on ne peut amorcer un véritable travail avec la famille que si celle-ci formule une demande avec un grand « D », comme cela se présente dans un contexte de psychothérapie en bureau privé (Onnis, 1984). Or, les demandes qui surgissent dans les services publics se présentent, comme nous le verrons dans ce qui suit, bien souvent autrement. Le problème, c’est qu’en évitant ainsi l’analyse de la demande dans toute sa complexité, le travailleur social risque fort de se retrouver dans des impasses. Il s’inscrira par exemple dans un parcours répétitif qui ne fera qu’amplifier le problème ou rigidifier la situation, ou il s’agitera, cherchant désespérément et sans s’en rendre compte à répondre à des demandes contradictoires. Sur le plan clinique, l’analyse de la demande s’avère donc d’une grande utilité. Elle fournit à l’intervenant des indications précieuses quant à la place qu’il doit prendre ou ne pas prendre, tout en lui permettant en même temps d’entrevoir sa marge de manœuvre. Les informations qui émergent d’une réflexion sur la demande peuvent non seulement servir à comprendre la fonction du problème présenté, mais aussi à ouvrir des pistes nouvelles d’intervention. Plusieurs niveaux doivent toutefois être pris en considération et plusieurs distinctions doivent être faites si l’on veut bien saisir la demande dans toute sa complexité. Il importe en effet de réfléchir, comme le suggère Onnis (1984), aux rapports entre la formation de la demande et l’idéologie dominante. Prenons l’exemple du cancer, où l’idéologie dominante qui prévaudra dans les années 1980 se traduira dans un discours qui sera de moins en moins orienté vers la mort et le mal incurable, comme ce fut le cas à une époque antérieure, et de plus en plus orienté, avec les avancées de la technologie médicale, vers l’espoir d’une cure possible et vers l’importance de garder un bon moral dans cette lutte à gagner. C’est d’ailleurs, comme le soulignait Saillant (1988), ce que le célèbre slogan On peut vaincre le cancer cherchait à traduire de manière condensée. Il est facile de s’imaginer qu’un tel discours viendra en partie sculpter le type de demande qu’une personne malade et ses proches pourront faire dans le champ de l’oncologie. Comment en effet s’avouer souffrant dans un tel contexte (Mongeau et al., 2003) ? Dans cette même lignée, Onnis (1984) suggère également de questionner le rapport entre la demande et les services offerts. Selon lui, la demande est fréquemment construite en fonction du service auquel elle s’adresse. Par exemple, si des parents consultent dans un service de pédopsychiatrie pour leur enfant que le milieu scolaire aura qualifié d’hyperactif, leur demande s’exprimera très probablement sous la forme
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d’une demande d’intervention pharmacologique, car à notre époque les réponses fournies dans ces services vont en ce sens. Dans les équipes interdisciplinaires, la demande est également sculptée en fonction du rôle qui est attribué à chacune des professions. Par exemple, en milieu hospitalier, comme le rôle qui est dévolu aux travailleurs sociaux est d’améliorer les conditions de vie par l’octroi de ressources, les demandes qui leur arrivent ont souvent trait à des demandes d’aide matérielle (organisation d’un transport, d’une allocation financière pour un enfant malade), ou de relocalisation (placement d’un parent âgé). Le travailleur social peut répondre à la demande de manière mécanique et bureaucratique. Il se contentera alors de remplir les formulaires nécessaires. Il peut aussi, s’il veut éviter d’être réductionniste, se préoccuper en même temps du sens accordé à cette demande. Par exemple, la mère d’un enfant ayant été récemment diagnostiqué comme autiste peut retarder le moment où elle fera sa demande pour recevoir du gouvernement une allocation financière spéciale, car un tel geste signifie pour elle qu’elle doive admettre que son fils est « différent » des autres enfants. On voit ici toute l’importance pour le travailleur social impliqué dans cette situation de réfléchir avec la mère au sens de cette demande, plutôt que d’uniquement chercher à la convaincre de remplir les formulaires nécessaires. Autour de l’analyse de la demande, il importe aussi de reconstituer le circuit qui amène une demande de rencontre entre un travailleur social et une famille. Lebbe-Berrier (1988) et Chemin (1994) ont identifié un certain nombre de questions qui permettent d’identifier et d’analyser ce circuit. À qui la demande est-elle adressée ? Qui la fait et au nom de qui et de quoi ? Qui concerne-t-elle ? Pour quoi faire ? Pourquoi maintenant ? Ces quelques questions peuvent aider l’intervenant à débroussailler une demande et à explorer le sens de l’histoire dans laquelle il est amené à intervenir. L’analyse du circuit de la demande nous aide à distinguer la demande qui provient de la famille elle-même ou d’un de ses membres, la commande qui peut être implicite ou explicite, c’est-à-dire une demande qui provient d’un tiers (un référent ou une autre institution) et le mandat, soit un ordre donné par une instance habilitée à contraindre le travailleur social à intervenir (Belpaire, 1994, cité par Amiguet et Julier, 1996). L’analyse du circuit de la demande permet tout d’abord de constater qu’à l’intérieur d’une même famille, il peut y avoir plusieurs demandes, d’ailleurs souvent contradictoires (Asselin et Roy, 1991). Elle permet aussi de constater comment la demande n’émane pas forcément et pas uniquement de la famille. Bien des demandes proviennent souvent d’autres membres d’une même équipe de travail ou d’une autre institution. Le travailleur social est alors placé dans un contexte où il doit prendre place à la suite d’une intervention ou en parallèle avec d’autres intervenants. C’est ici qu’il importe de réfléchir
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à la notion de commande, qu’elle soit explicite ou implicite, et à sa fonction. Souvent, on intervient en croyant qu’on travaille à partir d’une demande que la famille a faite alors qu’on répond dans les faits à une commande implicite ou explicite faite par l’institution. Comme il y a plusieurs tentatives de triangulation autour de ces situations, l’analyse de la demande s’avère cruciale. Pour des systèmes en crise n’arrivant pas à métaboliser leurs tensions internes, il peut être tentant d’impliquer un système extérieur ou un intervenant de plus du même organisme. On peut en effet noter une forte tendance à référer les familles présentant une situation complexe à un autre intervenant du même service ou à un autre organisme : un psychologue, une ressource spécialisée. L’impuissance rencontrée, la peur ressentie face aux liens à créer, le fait dans la pratique clinique de toujours avoir à composer avec l’incertitude, peuvent développer ces réflexes de référer. C’est ce qui fait que, bien souvent, autour de situations complexes, on se retrouve avec une dizaine d’intervenants et plusieurs institutions impliquées. Sans nier la pertinence clinique d’effectuer à certains moments une référence, il importe de ne pas perdre de vue que cette pratique puisse constituer une autre forme de fuite de la rencontre. Bref, avec Chemin (1994), nous croyons qu’il importe de toujours se demander : que se passe-t-il maintenant pour que l’intervention d’un nouveau service ou d’un nouvel intervenant soit considérée comme nécessaire ? Que se passerait-il si cette nouvelle intervention n’avait pas lieu ? Dans de tels contextes, il y a alors parfois nécessité de coconstruire l’intervention avec le demandeur. L’exemple qui suit illustre plusieurs des aspects que nous venons d’aborder. Un travailleur social d’un CLSC est impliqué, à la demande du médecin et de l’infirmière de son équipe, auprès d’une famille (la famille Trudeau) où la jeune mère devenait enceinte d’un autre enfant dès que son dernier enfant commençait à marcher et à devenir ainsi autonome. Éprouvant des difficultés à métaboliser cette perte et se sentant abandonnée par son mari et sa famille d’origine, cette mère adoptait alors un comportement rejetant envers l’enfant qui amorçait son autonomie et développait alors une relation fusionnelle avec le nouveau bébé. Lors d’une supervision, en faisant l’analyse du circuit de la demande, ce travailleur social s’est rendu compte qu’il tentait dans son intervention de convaincre la mère de ne pas avoir d’autres enfants dans l’immédiat, car il avait reçu implicitement une commande de son équipe à cet effet. Ce travailleur social s’est alors rendu compte que la famille ne demandait rien, mais qu’il avait reçu une commande : convaincre la mère de prendre des contraceptifs. Cet intervenant a également constaté qu’il avait à son tour impliqué plusieurs autres intervenants dans cette situation, cherchant ainsi à masquer son propre sentiment d’impuissance. Il avait référé l’aînée de la famille, qui démontrait des signes d’agressivité envers les autres enfants de la maternelle, à l’équipe de pédo-
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psychiatrie qui avait effectué plusieurs évaluations auprès d’elle. Une référence avait aussi été faite à une ressource spécialisée pour hommes violents pour le conjoint qui commençait à tenir des propos violents envers sa conjointe. Enfin, la mère avait également été référée à un psychologue ainsi qu’à un groupe de jeunes mères pour améliorer ses compétences parentales. Cette situation met en relief comment, bien souvent, comme le souligne Lebbe-Berrier (1994, p. 56), « nous plongeons avec beaucoup de naïveté pensant que la demande » est celle de la famille ou d’un de ses membres alors que « des liens invisibles nous lient en fait d’une façon implicite à ces tiers absents » de la rencontre familiale. Elle illustre également comment il est tentant autour de situations complexes de morceler l’intervention et de multiplier le nombre d’experts. On saisit ici toute l’importance pour chaque intervenant de se situer en regard de la demande du groupe familial sans prendre pour acquis que la demande en provenance du réseau secondaire est celle des différents membres de la famille. Cette exploration peut d’ailleurs permettre au groupe familial de construire sa propre demande en la différenciant de toutes les autres. Dans le cadre d’un mandat judiciaire, il est clair que les familles n’ont pas fait une demande d’aide volontaire. Dans de tels contextes, reconnaître la non-demande, en signifiant que le refus d’être aidé est entendu, peut avoir des effets intéressants dans l’évolution d’une situation. Cependant, comme le rappellent Cirillo et di Blasio (1992), il ne faut pas confondre l’absence de demande d’aide avec l’absence de toute motivation au changement. Ces deux auteurs ont bien mis en évidence comment, par exemple, dans le cas d’un parent qui bat son enfant, le contexte en lui-même rend quasi impossible la formulation d’une demande d’aide, et ce, même s’il existe un souhait de se sortir de cette situation souffrante. Demander de l’aide, c’est se déclarer coupable, c’est choisir d’affronter aujourd’hui une sanction « en vue d’une aide incertaine demain » (p. 33). En fait selon ces auteurs, il serait absurde d’avoir de telles attentes envers ces parents. D’autant plus que, pour plusieurs, l’idée que l’on puisse résoudre un problème au travers de la communication verbale leur est culturellement inconnue. Selon Cirillo (1988), il serait injuste de ne pas offrir une aide à ces familles qui sont prisonnières de leur situation. Certains auteurs (Cirillo et di Blasio, 1992) suggèrent donc plutôt de considérer le signalement comme un instrument clinique servant à entrer en relation avec une famille difficile à atteindre autrement. Dans cette optique, le signalement peut servir à mettre un cadre visant le passage de l’aide contrainte à une demande en ouvrant un espace possible (Chemin, 1994). Bref, en faisant l’analyse de la demande dans toute sa complexité, on peut constater comment les travailleurs sociaux aussi bien que les familles sont soumis à diverses pressions et contradictions. Comme ces dernières
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ont une influence sur le travail à construire, il apparaît d’autant plus important d’en être conscient si l’on veut arriver à retrouver un certain pouvoir comme intervenant et si l’on veut aider les familiers à retrouver un certain pouvoir.
4. PORTER ATTENTION AU CONTEXTE RELATIONNEL ET SOCIAL Comme nous l’avons évoqué au préalable, le champ du travail social constitue un contexte particulier d’intervention clinique auprès des familles et des proches, car dans ce domaine, l’intervention ne peut se dérouler en vase clos. La situation familiale doit en effet être placée dans son contexte relationnel et social. Le mot contexte, défini comme l’ensemble des circonstances qui entourent un fait, vient du mot latin « contextus » qui veut dire assemblage et de « contexere » qui signifie « tisser avec ». Appliqué au champ de l’intervention clinique en travail social, le contexte peut se définir comme l’ensemble et l’assemblage des circonstances et des relations qui entourent une situation donnée. Pour Watzlawick et ses collaborateurs (1972), un phénomène demeure incompréhensible tant que le champ d’observation n’est pas suffisamment large pour qu’y soit inclus le contexte dans lequel ledit phénomène se produit. C’est le contexte qui peut donner sens à un événement. L’attention au contexte permet de situer un individu en relation avec l’entourage, de l’inscrire dans une histoire relationnelle plutôt que de le figer dans un diagnostic ou une problématique (Amiguet et Julier, 1996), de tenir compte de la culture dans laquelle la situation a lieu, ainsi que des circonstances immédiates entourant cette même situation (Landry Balas, 1999). Toutefois, sur le plan clinique, pour que la prise en compte du contexte soit effective, il importe de lui délimiter des frontières, démarche pour laquelle on ne retrouve aucun mode d’emploi puisqu’elle se réalise dans la rencontre entre l’intervenant et le groupe des familiers, et ce, avec les informations qui circulent entre eux. Certains auteurs comme Bédard (1999) et Moreau (1982) ont identifié des repères qui peuvent aider l’intervenant comme la famille à situer le problème dans son contexte relationnel et social. Des cliniciens, tenants de l’approche systémique, ont également élaboré des diagrammes qui peuvent aussi aider à situer le problème dans son contexte. Il s’agit du génogramme (McGoldrick, Gerson et Shellenberger, 1999), de l’éco-carte (Hartman, 1978) et de la carte institutionnelle (Lebbe-Berrier, 1988). Les repères, comme les diagrammes, sont présentés ci-après.
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Selon Bédard (1999, aussi cité dans Gauthier, Gauthier et Marchand, 2001), l’intervenant doit chercher à comprendre l’ensemble des liens entre la famille et la communauté tout autant que la dynamique interne de la famille, car les familles vivant une détresse sociale importante sont souvent aux prises avec un problème de double verrouillage : le système est verrouillé de l’intérieur et de l’extérieur. C’est d’ailleurs, selon lui, pour cette raison qu’on arrive rarement à dénouer les situations. Lorsqu’on fait une intervention familiale, quelle que soit la qualité de cette intervention, si la capacité d’intégration du système socioéconomique environnant ne progresse pas, on est bloqué, car l’espoir ne produira pas de résultats. Si, à l’inverse, on ne travaille que sur la communauté, on disposera peut-être de lieux d’intégration, mais ces gens-là ne seront pas prêts. Il faut donc déverrouiller le système, et créer des ponts (Bédard cité par Gauthier, Gauthier et Marchand, 2001, p. 13).
Ce double déverrouillage implique donc qu’à certains moments, les intervenants aient à travailler ensemble et qu’ils réfléchissent à leur place respective. Dans une telle perspective, on comprendra qu’il ne suffit pas de référer une famille à un autre organisme par un simple transfert d’informations ; il s’agit plutôt d’inscrire cette référence dans un réseau de sens et de trouver une façon de soutenir cette référence. De son côté, Moreau (1982), en développant l’approche structurelle, a identifié un certain nombre de questions qui peuvent nous aider à situer le problème dans son contexte relationnel et social. Quels sont les liens entre les conditions de vie des différents membres de la famille et leurs difficultés ? Quels sont les liens entre leurs conditions de travail et les difficultés qu’ils rencontrent ? Quels sont les liens entre le pouvoir et l’autorité que détiennent les différents membres à l’extérieur de la famille et ceux qu’ils privilégient à l’intérieur ? Quels sont les liens entre les communications que les familles ont à l’extérieur de la famille et celles que la famille privilégie à l’intérieur ? Le génogramme, l’écocarte et la carte institutionnelle sont des diagrammes qui nous aident à nous représenter visuellement les liens entre des personnes et différents systèmes. Ces diagrammes nous révèlent comment « ni les personnes ni les problèmes n’existent pas dans le vide » (Le Cardinal, 2004, p. 2). Les personnes comme les problèmes sont d’une manière singulière liés à des systèmes relationnels plus larges. En ce sens, ces diagrammes nous aident à maintenir une pensée complexe lors de nos interventions (Asselin et Roy, 1995). Le génogramme représente une constellation familiale sur au moins trois générations (Bowen, 1984 ; McGoldrick, Gerson et Shellenberger, 1999). Pour construire un génogramme, il faut, à l’aide de symboles choisis, dresser la carte de la structure familiale en précisant les
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liens biologiques et légaux qui unissent les différents membres de la famille, recueillir des informations sur la famille (données sociodémographiques sur les membres, événements critiques), délimiter les relations familiales (relations fusionnelles, conflictuelles, bris de relations…). Le génogramme remplit plusieurs fonctions. Il permet d’obtenir une image rapide de modèles familiaux complexes. Il fournit des informations sur la structure familiale, les relations actuelles et passées, les transitions familiales, les modèles répétitifs de relations à travers les générations, de même que des données factuelles. Ce diagramme procure donc à la fois des informations objectives, tout en révélant la vision subjective des membres de la famille. Le génogramme contribue à révéler de nouveaux sens aux événements passés, présents et futurs. Comme le souligne Golbeter-Merinfeld (2000), il introduit la dimension du temps dans l’histoire familiale. L’élaboration du génogramme entraîne à sa suite, de manière presque intrinsèque, toute une réflexion portant sur les caractéristiques du système familial impliqué. En ce sens, le génogramme fait apparaître la singularité de la famille. Frontières, règles, rôles, triangles, secrets sont, de manière informelle, interrogés ou simplement mis en évidence. Comme l’indique Ausloos (2004, p. 150), « l’intérêt du génogramme est qu’il permet de lever des secrets, de dévoiler un certain nombre de règles, de prendre conscience des rôles transmis, de sortir des triangulations ». Le génogramme peut être élaboré par l’intervenant qui prend note des informations au fur et à mesure qu’elles émergent ou par l’ensemble de la famille. Il importe toutefois de préciser que la réalisation du génogramme ne doit pas être considérée comme une nécessité. La démarche doit être porteuse de sens pour l’ensemble des sujets concernés sinon l’intervenant risque d’en faire une technique d’évaluation de plus parmi l’arsenal déjà existant. La figure 8.1 illustre le génogramme de la famille Trudeau dont il a été question lors de notre réflexion sur l’analyse de la demande. L’écocarte fournit une représentation visuelle des rapports que la famille établit avec des personnes autres que la famille. Ce diagramme permet de situer la famille dans son contexte social. Il décrit les liens que la famille entretient avec le monde extérieur, tout en en apportant des précisions sur la qualité de ces liens. Comme Hartman (1978) le soulignait, ce diagramme révèle des informations quant au soutien disponible ou manquant. Ces informations sont précieuses, car comme les études portant sur le soutien social l’ont révélé, le soutien matériel et affectif permet de passer plus facilement au travers des crises (Blanchet, 1992). L’écocarte met en évidence quelles sont les ressources à mobiliser de même que les ponts à construire. Comme pour le génogramme, les familiers peuvent participer activement à l’élaboration de l’écocarte, mais, ici encore, il ne s’agit pas d’inclure cette pratique dans un protocole standardisé. Bien
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Figure 8.1
Génogramme de la famille Trudeau
souvent, le génogramme est inclus dans la présentation de l’écocarte comme l’illustre la figure 8.2 (écocarte de la famille Trudeau). Lebbe-Berrier (1988) a, de son côté, proposé de rassembler de manière visuelle ce qu’elle appelle la carte institutionnelle. Ce diagramme illustre les liens présents dans le système d’intervention, et ce, en rapport avec la famille et son réseau. Il décrit les systèmes d’aide mis en place à l’égard de la famille, tout en apportant des indications sur la place que l’intervenant actuel est appelé à prendre. Il permet de refaire l’histoire de l’aide. Nous incluons quant à nous la carte institutionnelle dans l’écocarte, comme l’illustre la figure 8.2. La superposition des différents diagrammes permet d’obtenir des informations fort pertinentes quant à l’organisation et aux caractéristiques des systèmes en présence. Elle met visuellement en relief les assemblages et les résonances spécifiques dans la situation donnée. Ce travail permet d’identifier les personnes significatives qui gravitent autour de la personne pour qui on consulte. Par exemple, l’écocarte et le génogramme de la
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Figure 8.2
Écocarte de la famille Trudeau
famille Trudeau révèlent comment les personnes qui entourent la mère sont issues du réseau des intervenants, alors que le père n’a développé des relations proches qu’à l’extérieur de la famille. Ces diagrammes, par l’information qu’ils fournissent, facilitent l’élaboration d’hypothèses quant au problème présenté.
5. COCONSTRUIRE DES HYPOTHÈSES À PROPOS DU PROBLÈME PRÉSENTÉ Il nous apparaît très important de se pencher sur une situation familiale en étant dans un processus d’hypothèses et de réflexion, plutôt qu’en se situant dans un système où l’on classe la famille selon des grilles préétablies,
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car comme le souligne Bédard (2001, p. 20), plusieurs outils sont actuellement mis en place pour diagnostiquer la famille, mais « sans vraiment la rencontrer ». Une hypothèse, comme nous le rappelle Elkaïm (1985), n’est ni vérité ni diagnostic, mais une manière de construire le réel. Travailler à partir d’une hypothèse de départ, c’est donc enclencher un processus de recherche par essais et erreurs, les erreurs étant pertinentes parce qu’elles nous permettent d’affiner notre compréhension de la situation posant problème (Pauzé et Roy, 1989). Faire de l’intervention clinique en se plaçant dans un processus d’hypothèses et de réflexion implique donc, on le conviendra, de se maintenir à la fois dans une posture de doute et d’incertitude, tout en faisant des pas dans la compréhension du problème présenté. Avant de se pencher sur le « comment faire » dans la démarche d’élaboration d’une hypothèse, il convient toutefois de s’attarder sur cette notion de « problème présenté ». On retrouve plusieurs constructions théoriques autour de ce concept que l’on nomme d’ailleurs parfois « problème », parfois « symptôme ». Sur le plan de l’appellation, nous avons préféré le terme « problème » à celui de « symptôme », car le terme problème nous apparaît plus approprié à l’ensemble des situations qu’un travailleur social peut rencontrer, le terme symptôme nous semblant trop imprégné de la pensée médicale. Comment en effet parler d’emblée de symptôme dans une situation où une famille doit envisager le placement d’un parent âgé ? Comment parler de symptôme dans un contexte où une famille vit des difficultés financières importantes reliées à la maladie d’un de ses enfants ? Selon les époques et les différentes écoles de pensée en travail social et en systémique, les diverses constructions théoriques autour de la notion de problème ont mis l’accent soit sur son émergence, soit sur le sens qu’il peut revêtir. Enfin, plusieurs se sont attardés à sa fonction (Pauzé, Roy et Asselin, 1994). Le « problème » a tantôt été perçu comme ayant une fonction homéostatique, alors que d’autres auteurs l’ont plutôt compris comme une tentative de changement ou encore comme le fait d’une accumulation de solutions inappropriées ou d’un simple manque de ressources. Comme modèle explicatif de l’apparition d’un problème, nous avons retenu, comme proposition, une vision qui tente de prendre en compte la complexité de la situation étudiée. Nous étions en effet préoccupés de ne pas utiliser un modèle qui mettrait uniquement en cause le système familial comme seul système explicatif du problème. Le modèle choisi considère que l’apparition d’un problème est liée à une perte de souplesse dans les couplages structurels entre l’individu et le monde qui l’entoure (Pauzé, Roy et Asselin, 1994). Plusieurs éléments peuvent contribuer de manière circulaire à l’épuisement de la souplesse dans une famille, parmi lesquels les changements
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survenus, l’histoire de la famille, sa construction du monde, les conditions économiques, le réseau social de soutien et les loyautés à l’égard des autres systèmes relationnels. Après ces quelques précisions d’ordre plus théorique, nous allons maintenant nous pencher sur l’aspect méthodologique de la démarche. À cet égard, précisons que l’adoption d’une perspective de coconstruction constitue en soi un choix méthodologique. Elle permet de considérer l’ensemble des acteurs impliqués dans la situation comme des sujets et non comme des objets de l’intervention, car dans une perspective de coconstruction, la formulation d’une hypothèse n’appartient ni à l’intervenant ni aux différents membres de la famille, mais à leur rencontre (Amiguet et Julier, 1996). En ce sens, les uns et les autres devront sans cesse ajuster leur hypothèse en fonction des nouvelles informations qui vont circuler entre eux et des singularités de chacun. Cependant, comme le préconise l’approche de réseaux (Blanchet, 1992 ; Desmarais, Blanchet et Mayer, 1987 ; Blanchet, Edisbury et Petitclerc, 1995), il nous apparaît important, dans la mesure du possible, d’inclure dans ce processus de coconstruction de l’hypothèse non seulement les membres de la famille, mais l’ensemble des personnes significatives. Un tel processus favorise l’expression d’hypothèses multiples, voire parfois contradictoires, ce qui amène nécessairement les différents acteurs impliqués dans la situation à envisager le problème sous des angles différents. Ce processus a aussi bien souvent pour effet que la personne pour qui on consulte ne demeure pas la cible, car les différents niveaux de responsabilités relativement au problème présenté se départagent autrement. Il ne s’agit plus du problème d’un seul individu, mais bien du problème d’un ensemble de personnes et d’institutions en relations, ce qui permet de collectiviser les difficultés rencontrées. L’hypothèse systémique se construit en établissant des liens entre différents éléments. Ces liens doivent cependant être porteurs de sens pour les principaux acteurs impliqués. Bien qu’il n’y ait pas de procédure standardisée pour élaborer une hypothèse de départ, il peut toutefois s’avérer utile d’avoir en tête un certain nombre de questions qui peuvent guider l’exploration. Ces questions ne sont pas comme telles posées à voix haute, mais bien souvent les diverses personnes rencontrées fournissent spontanément des informations en ce sens. C’est à l’intervenant que revient toutefois la responsabilité de faire circuler cette information et d’établir des connexions entre les différents niveaux en présence. Quels sont les différents sous-systèmes impliqués dans la situation présentée (famille, institutions, personnes significatives) ? Quels sont les différents enjeux en présence qu’ils soient individuels, familiaux ou institutionnels ? Quelle est la place que chacun occupe ? Quels liens y a-t-il entre toutes ces personnes ? Quelle est l’histoire de cette famille ? Quels sont les changements qui ont précédé
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l’apparition des difficultés ? Y a-t-il un événement déclencheur qui a conduit à la demande d’implication du travailleur social ? Quelles sont les différentes tensions rencontrées par la famille ? Quelle est la place de celui pour qui on consulte ? Quel rôle veut-on faire jouer à l’intervenant ? Quel est son mandat ? Où se situe-t-il dans ce jeu interactionnel ? Qui définit que telle situation pose problème ? Comment le problème présenté est-il perçu, non seulement par la personne qui consulte, mais aussi par son entourage et par les intervenants ? L’exemple qui suit illustre l’importance, dans la formulation de l’hypothèse, d’établir des liens entre les différents systèmes impliqués. Jean est un adolescent de 15 ans. Il est enfant unique. Ses parents sont séparés depuis plusieurs années. Ils vivent une relation très conflictuelle. Jean s’est toujours senti tiraillé entre eux, de même qu’entre ses grands-parents maternels et son père qui sont également en conflit. Jean n’a plus de contact avec sa mère depuis plusieurs années. Il est hospitalisé dans un institut psychiatrique depuis un certain temps, s’étant présenté à l’urgence avec son père dans un état de grande confusion. Lors de son hospitalisation, Jean a été investi par plusieurs intervenants et soignants : éducateurs, médecins, infirmières, travailleuses sociales, professeurs, responsables d’ateliers… Comme il se porte mieux, il est question qu’il puisse recevoir son congé de l’hôpital, ce qu’il souhaite d’ailleurs. Or, voilà qu’il devient à nouveau très confus. Fréquemment, il rencontre sa travailleuse sociale et parle de son avenir de manière très confuse. Durant cette même période, la travailleuse sociale reçoit plusieurs appels en provenance des différents intervenants impliqués, tous souhaitant lui suggérer une quelconque issue concernant l’avenir de Jean. La travailleuse sociale se rend compte qu’à son tour elle devient elle-même confuse. Devrait-elle, considérant la situation familiale, faire une demande pour une famille d’accueil ? Devrait-on garder Jean hospitalisé ? Pourrait-il plutôt bénéficier d’un foyer de groupe, retourner vivre avec son père ou alors avec ses grands-parents maternels ? Le génogramme, l’écocarte de même qu’une rencontre réunissant plusieurs des intervenants impliqués, et ce, en présence bien sûr de Jean et de son père, ont permis de coconstruire l’hypothèse suivante : est-il possible que Jean soit confus pour rester loyal aux attentes multiples et contradictoires que les différentes personnes ont à son égard ? Au sein de l’institution, il semblerait donc que Jean se soit retrouvé dans une situation similaire à celle de sa famille où tous ont des divergences de vues en ce qui le concerne. C’est un exemple parmi tant d’autres qui illustre, entre autres, comment une hypothèse peut se construire à plusieurs et comment il importe aussi d’intégrer les contradictions dans la compréhension du problème présenté plutôt que de chercher uniquement à les aplanir.
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Même si l’on soutient qu’une hypothèse est une construction, est-ce à dire que toutes les hypothèses se valent ? Nous croyons que non. Pour qu’une hypothèse soit perçue comme pertinente, elle doit être assez proche de la manière dont les personnes construisent leur réalité, mais, en même temps, elle doit être aussi différente pour constituer en soi une information nouvelle (Pauzé et Roy, 1989). La question qui se pose est maintenant la suivante : comment la formulation d’une hypothèse peut-elle contribuer à déboucher sur une intervention significative pour les principaux sujets rencontrés ? C’est ici qu’il s’avère important de se pencher sur le processus de changement. N’est-ce pas ce souhait que quelque chose, quelque part, change, qui a justifié l’implication d’un travailleur social dans une situation familiale donnée ?
6. OUVRIR ENSEMBLE UNE VOIE AU CHANGEMENT Comme nous sommes déjà à même de le constater, en raison de notre réflexion autour de la demande et de la formulation d’une hypothèse, le changement s’avère un processus fort complexe et exigeant. Pour les familles comme pour les organisations, changer n’est pas simple, et ce, en dépit du fait que nous sommes à une époque où l’innovation est à la mode (Asselin, 1993). Comment donc, dans l’intervention clinique avec les familles et les proches, ouvrir un chemin au changement sans pour autant adopter une approche familialiste et tout en continuant de s’inscrire dans une optique de la complexité ? C’est à cette question que nous allons nous attarder dans ce qui suit. Le groupe du Mental Research Institute de Palo Alto, composé, entre autres, de Jackson, Watzlawick, Weakland et Fisch, a apporté une contribution significative à la compréhension du phénomène de changement. Watzlawick, Weakland et Fisch (1975) soutiennent qu’il y a deux niveaux de changement : le changement de premier ordre et celui de deuxième ordre. Le changement de premier ordre concerne les faits ou les événements comme tels, alors que le changement de deuxième ordre a trait à la signification accordée au dit changement. Le changement de deuxième ordre implique que l’on se penche sur ce qui constitue la clé de voûte du problème présenté (Watzlawick, Weakland et Fisch, 1975), ce qui nécessite un saut sur le plan logique. Ce type de distinction s’avère particulièrement important pour les travailleurs sociaux, car bien souvent les demandes qui leur sont adressées sont présentées dans un premier temps comme s’inscrivant uniquement dans un changement de premier ordre. L’exemple que
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nous avons donné au préalable, concernant la mère qui tardait à remplir les formulaires nécessaires à l’obtention d’une subvention spéciale pour son enfant autiste, constitue une illustration fort éloquente à cet égard. Le changement demandé par l’institution visait à rencontrer la mère pour qu’elle puisse recevoir une allocation spéciale (changement de premier ordre), mais comme la mère accordait une signification particulière à ce geste, l’intervenant a aussi eu à composer avec un changement de deuxième ordre. Cet exemple illustre d’ailleurs ce que Watzlawick (1991) avance lorsqu’il soutient que, dans l’intervention, la supposée réalité à laquelle nous avons affaire est toujours une réalité de second ordre que nous construisons en attribuant une valeur ou un sens à une réalité de premier ordre. Est-ce donc à dire que les problèmes présentés par les familles sont uniquement reliés à leurs constructions du monde et que le changement réside uniquement dans une modification de ces constructions ? Avant de préciser notre position à ce sujet, examinons ce qu’en pensent le groupe de Palo Alto et d’autres constructivistes. De fait, ces derniers perçoivent l’apparition et la persistance d’un problème comme le signe d’un enfermement dans une construction unique du monde. Pour eux, le problème s’amplifie, car il y a « toujours plus de la même chose ». C’est d’ailleurs dans ce même sens que Elkaïm (2001) suggère que, pour ouvrir un chemin au changement, il importe de favoriser d’autres représentations du réel plus souples et plus ouvertes, tout en étant très proches de la manière dont les personnes impliquées construisent la réalité. Il s’agit de coconstruire une vision des problèmes et de leurs solutions où les gens se surprennent à voir autrement, ce qui permet d’élargir le champ des possibles. Pour plusieurs, la circularisation de l’information (Selvini Palazzoli et al., 1983) constitue la voie royale pour assouplir les constructions du réel et élargir le champ des possibles. Des liens ont en effet été établis entre le changement et l’information. Pour Bateson (1979), l’information, c’est une différence qui fait une différence. L’information circule entre les éléments et les met en relation. C’est une donnée nouvelle qui modifie nos constructions du réel. Pour Ausloos (1992, p. 370), « l’information pertinente est celle qui vient du système pour retourner au système avec pour corollaire que le système possède cette information pertinente, mais que pour un certain nombre de raisons, cette information n’est pas accessible ou utilisable ». Pour ouvrir la voie au changement, l’intervenant doit donc faire circuler l’information, qui en même temps informe le système et devient par le fait même de l’auto-information. « Faire circuler l’information, nous rappelle Ausloos (2004, p. 30), n’est donc pas recueillir des données, mais faire découvrir aux membres de la famille des choses qu’ils ne savaient pas qu’ils savaient sur leur relation. » Les questions circulaires (Tomm, 1985), le génogramme
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(McGoldrick, Gerson et Shellenberger, 1999), l’écocarte (Hartman, 1978) et les sculptures familiales3 (Duhl, Kantor et Duhl, 1994 ; Onnis, 1996) sont des moyens de faire circuler l’information. Ils explorent, mais de manière différente, la circularité existant au sein du système familial et avec les autres systèmes en cause. Face à une situation posant problème, ils permettent de créer des liens entre les individus, les événements, les idées et les croyances. Ils suscitent la réflexion et mobilisent les capacités d’autosolution de la famille. Ils permettent ainsi à la famille comme aux autres systèmes impliqués de reconstruire la réalité de manière à ce que la relation au problème présenté ne soit plus la même. Cette brève présentation concernant la position des constructivistes sur un problème donné et sur ce qui peut amener un changement nous porte maintenant à préciser notre position à cet égard en tant que travailleurs sociaux. En nous appuyant sur notre expérience clinique, il nous apparaît effectivement fort important de créer un espace, durant l’intervention, pour y accueillir de nouvelles perspectives, faire circuler l’information, bref, d’ouvrir le champ des possibles. À cet égard, le fait d’associer les personnes de l’entourage à la démarche d’intervention peut avoir des retombées significatives dans la multiplicité et la richesse des solutions évoquées. L’intervenant qui se prive de cette association rétrécit son accès aux différents possibles surtout si l’on considère comme Ausloos (1992) que le rôle de l’intervenant est d’ouvrir des possibilités de choix. Cependant, comme Pauzé (1995), nous ne pensons pas que les différents problèmes rencontrés par les familles soient uniquement reliés à leurs préconstruits. Les difficultés auxquelles elles sont parfois confrontées, telles que la perte d’un emploi ou la maladie grave, sont des éléments de la réalité de premier ordre qui affectent circulairement la réalité de deuxième ordre. Comme travailleur social, il s’avère donc parfois important de soutenir un changement de premier ordre, et ce, en travaillant, de concert avec les acteurs concernés, à l’amélioration des conditions matérielles d’existence, ce qui ne signifie pas d’occulter pour autant le sens qui sera accordé à de tels changements. Aussi, nous croyons que le changement dépend non seulement des constructions du monde de la famille, mais aussi de celles des intervenants impliqués dans la situation et de leurs organisations, un aspect qui est d’ailleurs pris en considération par les constructivistes. Comment les intervenants et leurs institutions perçoivent-ils la responsabilité des familles à
3. La sculpture est la représentation spatiale d’une famille sous la forme d’un tableau vivant. Elle implique le modelage des physionomies et des postures, le jeu des rapprochements et des distances ainsi que la direction des regards (Onnis, 1996).
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l’égard du problème présenté ? Quelle est leur vision quant aux possibilités d’évolution ? Dans la pratique clinique, doit-on dissocier l’intervention visant un changement d’une période d’évaluation ? Les institutions ont tendance à adopter une perspective linéaire à l’égard des problèmes présentés. Les familles sont fréquemment perçues comme la source du problème. On leur attribue bien souvent la responsabilité du non-changement en les qualifiant alors de résistantes. On perd de vue que, dans une optique de la complexité, s’ouvrir au changement implique également de tenir compte non seulement de la famille, mais aussi du contexte. Les concepts d’assemblages, de résonances et d’autoréférence, de même que notre réflexion autour de l’analyse de la demande, ont bien mis en relief que le problème peut aussi se situer au point d’intersection entre la famille et une institution et non pas uniquement dans la famille comme telle. On retrouve en effet plusieurs triangles et coalitions dans des situations où plusieurs intervenants et institutions sont impliqués dans une situation familiale donnée. Parfois, les intervenants créent une collusion contre la famille comme nous avons pu l’observer dans l’écocarte de la famille Trudeau, parfois la famille elle-même est triangulée entre des intervenants et leurs institutions d’appartenance. Dans de tels cas, ouvrir un chemin au changement implique que les intervenants se repositionnent eux-mêmes différemment. Aussi, comme intervenants, l’utilisation de catégories diagnostiques, de même que certaines de nos conceptions quant à l’influence du passé sur le présent et l’avenir, sont autant de constructions qui peuvent nous empêcher d’entrevoir des possibilités d’évolution. Les choses se passent parfois comme si, à partir du moment où l’on a donné une étiquette à une personne, tout était dit et qu’il restait peu à faire : « attention ne mets pas trop d’énergie dans cette situation, n’oublie pas que cette mère-là, c’est une borderline ». À ce sujet, Ausloos (2004, p. 31) nous dit que : « notre regard diagnostique est le plus souvent photographique, et ne tient pas assez compte de l’évolution vitale, de la fluidité et du flux du temps ». Notre perception du temps intervient sur notre façon de susciter le changement. Pour Elkaïm (2001, p. 207), il s’agit de « dépasser l’opposition simpliste entre une vision de l’histoire selon laquelle des éléments du passé détermineraient automatiquement des éléments du futur et une lecture qui insisterait uniquement sur l’ici maintenant ». Selon cet auteur, pour comprendre le présent, les éléments du passé se révèlent le plus souvent nécessaires, mais non suffisants. Pour ouvrir un chemin au changement, il importe donc d’avoir une vision plus souple du temps. Une telle position implique de nous ouvrir à l’imprévisibilité. Enfin, concernant le moment dans une intervention où le changement peut s’amorcer, soulignons que les institutions ont souvent tendance à distinguer, voire à dissocier, dans la
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structure même des services, l’évaluation de l’intervention, car dans une telle logique le changement peut s’amorcer seulement lorsque l’intervenant aura toutes les informations en main. Or, si l’on se réfère à Bateson (1972) qui soutient que la forme de changement la plus simple est le changement de position, il ressort que le changement peut se mettre en branle dès le premier contact avec la famille ou avec la situation, dans la mesure par exemple, où l’intervenant se positionnera différemment autour de la demande.
POUR CONCLURE En amorçant la rédaction de ce chapitre, nous étions préoccupés par le fait d’établir des liens entre l’intervention clinique et certaines finalités du travail social. À l’intérieur de chacune des diverses dimensions traitées, nous avons à quelques reprises abordé cet aspect, mais de manière découpée. En guise de conclusion, nous aimerions revenir là-dessus, mais cette fois-ci de manière transversale. Il s’agira donc de préciser comment, dans son ensemble, la position clinique que nous avons privilégiée (la prise en compte de la complexité et l’adoption d’une perspective de coconstruction) rejoint certaines finalités du travail social. La recherche d’une prise en compte de la complexité permet selon nous d’aborder le travail social dans son essence même. N’est-ce pas une des préoccupations que le travail social devrait porter que celle de reconnaître la multiplicité des niveaux du réel et d’établir dans l’intervention des liens entre le micro et le macrosocial ? La prise en compte de la complexité nous oblige à sortir d’une approche familialiste, une approche qui a trop souvent contribué à ce que l’intervention clinique avec les familles soit associée à une vision psychologisante des problèmes sociaux. Les liens que nous avons établis entre la demande, l’idéologie dominante et les services offerts, de même que la mise en évidence dans la formulation de l’hypothèse des différents enjeux en présence, qu’ils soient individuels, familiaux, institutionnels ou sociaux, nous ont permis à la fois de maintenir une pensée complexe dans l’intervention, d’éviter l’écueil d’une approche uniquement familialiste, tout en restant cohérent avec les finalités du travail social. Il en va de même pour les notions d’assemblage et de résonance qui ont révélé qu’un problème peut se situer à l’intersection entre une famille et une institution et non pas uniquement dans la famille elle-même. La prise en compte de la complexité nous a aussi obligés à situer les problèmes présentés dans leur contexte social et relationnel, ce qui implique entre autres de se pencher sur les conditions matérielles d’existence et d’inscrire les sujets dans une histoire relationnelle plutôt que de les figer
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uniquement dans un diagnostic ou une problématique. Cette prise en compte nous a également amenés à être vigilants vis-à-vis de nos propres réflexes consistant à référer certaines situations à une ressource spécialisée. N’est-ce pas aussi une autre façon d’exclure que de suggérer à certains membres d’une famille d’aller consulter ailleurs (Roy, Le Toullec et Maugile, 2000) ? L’adoption d’une perspective de coconstruction représente également pour nous une façon de s’inscrire dans les finalités du travail social. N’estce pas en considérant les personnes devant nous comme des sujets et non comme des objets de l’intervention que nous pouvons participer à une forme de changement social ainsi qu’à une plus grande justice sociale ? N’est-ce pas en travaillant avec les familles et non sur elles que l’on peut contribuer à changer les rapports sociaux, à distribuer le pouvoir autrement et à soutenir une plus grande capacité d’action de la part de personnes bien souvent en perte de pouvoir ? N’est-ce pas en incluant les personnes significatives dans la formulation de l’hypothèse et la recherche de solutions que l’on peut resocialiser les difficultés et participer ainsi à la création d’une forme de solidarité sociale ? L’adoption d’une perspective de coconstruction contraint l’intervenant à sortir de son rôle d’expert, ce rôle où l’on sait ce qui est bien et bon pour les autres. En établissant des liens entre l’adoption d’une perspective de coconstruction dans l’intervention clinique et le champ du travail social, nous rejoignons ici Enriquez (1990) qui soutient que les microévénements sont aussi nécessaires au changement social que les macroévénements. Le changement social ne s’effectue donc pas uniquement au travers d’un changement de structures sociales. Le changement social exige aussi que les personnes vivent dans leurs liens avec les autres des rapports sociaux différents. Le changement social se joue dans et par la relation. Le changement est donc ce qui se passe au nœud et au cœur même de nos liens sociaux.
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C H A P I T R E
9 L’ACCÈS AUX SERVICES DE SANTÉ PAR LES UTILISATEURS DE DROGUES INJECTABLES VIVANT AVEC LE VIH De l’imaginaire de la rue à la réalité imposée Sylvie Beauchamp Marie-Hélène Rousseau
L’année 2006 marquait vingt-cinq ans d’efforts pour éradiquer l’épidémie du virus d’immunodéficience humaine (VIH). Malgré toutes les avancées scientifiques et certaines volontés politiques, l’épidémie du VIH et ses complications demeurent aujourd’hui un enjeu mondial en matière de santé publique, de droits et de libertés. Le programme commun des Nations Unies sur le VIH/SIDA (ONUSIDA) estimait qu’en 2005, approximativement 38,6 millions de personnes vivaient avec le VIH dans le monde. Quoique la prévalence du VIH varie substantiellement entre pays, puisque trois quarts des femmes vivant avec le VIH se retrouvent en Afrique subsaharienne, les personnes à risque1 ou laissés-pour-compte comme les
1. Le risque est ici préalablement défini comme la probabilité qu’une personne soit infectée par le virus du fait de ses comportements (p. ex., usage de seringues souillées, relations sexuelles non protégées avec des partenaires multiples), que ce soit consciemment ou non, ou du fait des agissements d’une autre personne (ONUSIDA, 2006).
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professionnels du sexe, hommes ou femmes, les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes, les utilisateurs de drogues injectables (UDI) et les détenus affichent des taux de prévalence de l’infection au VIH nettement plus élevés comparativement à la population en général (ONUSIDA, 2006). Les UDI constituent près du tiers des nouvelles infections dans le monde en dehors de l’Afrique subsaharienne. Entre 1997 à 1999 ils représentaient 30 % des nouveaux cas de VIH diagnostiqués au Canada (Santé Canada, 2003). Ce chapitre se concentre sur l’intervention anti-VIH auprès des UDI, sans dissection diagnostique ou par d’autres étiquettes sociales pouvant leur être apposées.
1. LA SANTÉ PHYSIQUE ET PSYCHOSOCIALE Compte tenu de leur état de santé et de leur statut marginal, les utilisateurs de drogue injectable infectés par le VIH (VIH+UDI). doivent s’adapter tant aux effets mortifères de l’infection qu’à ceux de leur environnement. Ces effets sont cumulatifs, au sens où l’état physique influe sur les conditions d’existence, qui à leur tour affectent la santé physique. L’intervenant social doit donc être sensibilisé aux conséquences de la précarité de la santé physique et psychosociale des VIH+UDI. Cette section résume les principales manifestations de l’infection du VIH au plan physique et psychosocial.
1.1. SANTÉ PHYSIQUE L’infection au VIH se manifeste, notamment, par une détérioration progressive du système immunitaire, rendant l’organisme plus vulnérable aux agressions virales, bactériennes, fongiques et protozoaires, ainsi qu’à certaines tumeurs cancéreuses. Il s’ensuit des maladies opportunistes à cet état de vulnérabilité immunitaire comme la pneumonie, l’infection au virus de l’herpès, la tuberculose et le cancer. L’infection au VIH conduit également à une détérioration du système nerveux, qui peut entraîner des troubles cognitifs, des convulsions, des troubles moteurs et sensitifs. Connues sous le vocable de neuro-sida, ces manifestations neurologiques de l’infection au VIH doivent être particulièrement prises en compte en pratique d’intervention sociale, puisqu’elles peuvent être interprétées indûment comme un trouble de comportement, voire un manque de motivation au changement. Par ailleurs, le partage de seringues souillées par les VIH+UDI particulièrement à risque les expose à être également infectés par le virus de l’hépatite C (VHC), ce qui complique grandement leur traitement médical (Merrick et al., 1998).
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1.2. SANTÉ PSYCHOSOCIALE Dans l’ensemble, les études épidémiologiques distinguent les personnes vivant avec le VIH selon des variables telles que le genre, l’âge, le type et la fréquence des relations sexuelles, l’usage de drogues injectables, l’instabilité domiciliaire, etc. Cette façon d’étudier les populations infectées par le VIH a permis de circonscrire leurs conduites à risque spécifiques selon une logique scientifique de catégorisation des vulnérabilités et de proposer des programmes de prévention conséquents. Ainsi ont été implantés des programmes de prévention comme ceux visant à éradiquer la transmission mère-enfant ou à promouvoir la santé sexuelle. Par contre, les VIH+UDI, comme probablement d’autres populations classifiées par cette stratification scientifique, ne font pas groupe à part suivant cette logique épidémiologique. Même si l’usage de drogue injectable, et conséquemment de matériel souillé, demeure une conduite à risque majeur de détérioration des conditions d’existence, la compréhension de la santé psychosociale des VIH+UDI ne peut s’y réduire en faisant fi du style de vie qui l’accompagne. Or, les VIH+UDI organisent leurs activités quotidiennes dans le but d’assurer leur survie et de se procurer leur ration satisfaisant leur dépendance aux drogues. Pour ce faire, ils commettent divers actes délictueux, tels que la sollicitation sexuelle, le vol à l’étalage et des fraudes mineures. Nombre d’entre eux sont sans domicile fixe, judiciarisés, sans contacts familiaux et sans rapports sociaux significatifs en dehors de la marge. Les plus intégrés socialement sont prestataires d’un revenu garanti par l’État. En conséquence, être VIH+UDI signifie d’abord être déviant par rapport à une norme de conduites institutionnalisées, dont la transgression est d’autant plus punissable qu’elle est régie par des règlements ou des lois (Becker ; 1963). Le stigmate et la discrimination conséquents deviennent dès lors des barrières à l’accès aux services de santé des VIH+UDI et un catalyseur de leur exclusion sociale. Il n’est donc pas étonnant de constater qu’à ces conditions d’exclusion s’ajoute une gamme de troubles psychiatriques allant de la dépression majeure, aux conduites d’agression et à la psychose (Booth et Zhang, 1997 ; Unger et al., 1997). L’évidence empirique des liens entre les conditions d’existence et la santé mentale a déjà été clairement démontrée et souligne l’importance fondamentale de ne pas limiter notre compréhension à la symptomatologie (Brown et Harris, 1978 ; McCarty et Hagan, 1992 ; Nathan et Langenbucher, 1999 ; Tousignant, 1992). Par ailleurs, compte tenu des conditions extrêmes dans lesquelles survivent les VIH+UDI, ces comportements étranges perçus de l’extérieur comme un trouble de santé mentale peuvent être compris comme l’expression d’un effort ultime d’adaptation pour y survivre (Beauchamp, 1999 ; Bourgeois, 1998 ; Mercier, 1988). Ainsi,
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les troubles de santé mentale peuvent non seulement être expliqués par des facteurs personnels et environnementaux, ils peuvent également être compris comme l’expression d’un effort extrême d’adaptation. En ce sens, Lefebvre et Coudari (1985) décrivent ainsi leur idéologie d’intervention : […] le contact se fait non pas dans une perspective analytique, psychothérapeutique ou symptomatologique, mais dans un contact avec la personne comme totalité (non disséquée). […] Cela veut dire que le délire, la détresse psychosociale et le lien sociopathique seront abordés comme l’expression la plus équilibrée dans l’immédiat (consciemment ou non) qu’a pu trouver la personne (compte tenu des circonstances, moyens et limites) pour exprimer son désarroi, sa souffrance, et entrer en communication avec autrui et soimême (p. 39-40).
Ainsi, l’intervention sociale auprès des VIH+UDI ne peut se limiter à réduire les méfaits liés aux comportements à risque. La santé psychosociale doit être comprise dans une dimension plus globale que la simple symptomatologie, en considérant les tentatives d’adaptation des VIH+UDI à leurs conditions extrêmes d’existence.
2. L’ACCÈS AUX SERVICES SOCIAUX ET DE SANTÉ En 1996, la lutte anti-VIH a été marquée par l’introduction de puissants antirétroviraux auxquels les populations nanties pouvaient dorénavant avoir accès. Depuis, les taux de mortalité et de morbidité associés au syndrome d’immunodéficience acquise (SIDA). ont chuté substantiellement dans les pays économiquement favorisés (Palella et al., 1998). L’intervention antiVIH est alors entrée dans un nouveau paradigme. Si, avant l’introduction de ces antirétroviraux, l’intervention se limitait généralement à la prévention de la transmission du virus et aux soins palliatifs, le traitement médical des personnes infectées était dès lors rendu possible. Le traitement au moyen d’antirétroviraux ne se résume pas à la simple prise d’une médication pour soulager des symptômes ou pour en éviter l’apparition. Pour en garantir l’efficacité, une observance thérapeutique, estimée approximativement à 95 %, est prescrite. Cette observance doit se continuer la vie durant, et ce, malgré les phases asymptomatiques de la maladie ou les effets indésirables possibles comme les nausées, les cauchemars, les diarrhées et les hallucinations. Des recommandations d’usage s’imposent comme boire beaucoup d’eau, conserver le médicament au frais ou celles à prendre après ou pendant un repas copieux. En dépit de la simplification des posologies et consignes, il n’est pas étonnant que comparativement aux autres populations vivant avec le VIH, les VIH+UDI soient
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moins observants quant à la prise de leurs antirétroviraux (Aloisi et al., 2002 ; Bouhnic et al., 2002 ; Lucas et al., 1999 ; Rouleau et al., 2000). Ils sont aussi moins enclins à entreprendre une thérapie et sont plus souvent et longuement hospitalisés (Broers et al., 1994 ; Johnston et al., 1995 ; Solomon et al., 1998 ; Strathdee et al., 1998). L’inobservance thérapeutique n’est pas sans conséquence. Elle peut conduire à une mutation génétique du virus et ainsi générer une résistance aux médicaments chez la personne infectée ou celles qui le seront (Routy et al., 2003). Dans un souci de santé publique, l’accès aux antirétroviraux est parfois retardé, voire refusé aux UDI. Le développement de la phase sidatique de la maladie et la mort qui s’ensuit leur est alors inévitable, si ce refus d’accès aux antirétroviraux perdure.
2.1. UNE QUESTION D’ÉQUITÉ La stigmatisation des VIH+UDI à l’égard de leur capacité d’observance thérapeutique soulève la question d’équité d’accès aux services sociaux et de santé. Or, cette notion d’équité est généralement comprise en termes de besoins des usagers et estimée selon une logique quantifiable. On y distingue l’équité dite horizontale, qui réfère au principe que des usagers ayant des besoins similaires devraient être traités également, de l’équité verticale qui propose que ceux ayant plus de besoins devraient recevoir plus de services (Dixon Woods et al., 2005). Cette façon de concevoir l’équité présuppose toutefois une parfaite adaptation des services aux besoins des usagers ; les difficultés d’accès des VIH+UDI devenant alors l’expression de leur inadaptation. L’inadaptation des VIH+UDI aux services sociaux et de santé peut être comprise par leur déviance par rapport à une norme que devrait respecter tout usager. Les VIH+UDI dérogent à cette norme par leur style de vie2 marginal, marqué par l’indigence, c’est-à-dire une pauvreté économique extrême et telle qu’ils sont incapables de combler leurs besoins vitaux (nourriture, hébergement, vêtements) sans un support social approprié (Bouhnic et al., 2002 ; Clarke et al., 2003 ; Estebanez et al., 2000), par la commission de divers actes délictueux comme le vol, la mendicité, la participation à l’industrie du sexe et la vente de stupéfiants (Booth et Zhang, 1997 ; Bourgeois, 1998 ; 2006 ; Smereck et Hockman, 1998 ; Susser et al., 1996), par la dépression et d’autres troubles de santé mentale (Dausey, 2003 ;
2. Style de vie : l’ensemble des valeurs et des pratiques spécifiques à un groupe d’individus, qui exercent un effet de cohésion entre ceux qui les appliquent et une différentiation ou une exclusion de ceux qui s’en abstiennent.
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Starace et al., 2002), par la consommation excessive d’alcool (Moatti et al., 2000 ; Samet et al., 2003), par le faible niveau de scolarité (Clarke et al., 2003) et par la consommation de drogue en soi (Bouhnic et al., 2002). Cette façon de concevoir l’inadaptation des VIH+UDI réduit la compréhension de leur style de vie à des facteurs de vulnérabilité personnelle, sans rendre compte des influences environnementales sur leurs difficultés d’accès aux services. Pourtant, l’influence environnementale sur ces vulnérabilités personnelles est connue, même si dans les faits elle tarde parfois à être reconnue. L’inadéquation entre les objectifs d’application des lois et les préoccupations de santé publique est un facteur environnemental majeur contraignant l’accès aux services. La prohibition de la drogue, le statut social et juridique et la stigmatisation conséquente des VIH+UDI, couplés à l’extrême pauvreté et à l’instabilité domiciliaire, accentuent l’inégalité des droits, du moins en matière de santé et de services sociaux (ONUSIDA, 2006). Faute de programmes spécialisés, ils sont à haut risque de s’enliser davantage dans l’exclusion sociale (Beauchamp, 2003 ; Bourgeois, 1998 ; Smereck et Hockman, 1998 ; Susser et al., 1996).
2.2. DES PROGRAMMES ADAPTÉS En reconnaissance des influences environnementales sur la vulnérabilité des VIH+UDI (et UDI), s’est développée l’approche pragmatique de réduction des méfaits lors de l’émergence et de la propagation du VIH/sida au début des années 1980. Les stratégies de prévention conventionnelles ont alors dû s’adapter aux caractéristiques de cette clientèle, en développant diverses approches novatrices telles que les dispensaires de seringues et de condoms et le travail de milieu. Toujours en opposition avec les fondements fonctionnalistes de l’inadaptation, différents programmes sont aujourd’hui mis en œuvre pour faciliter l’accès des VIH+UDI aux services sociaux et de santé tels que les traitements de substitution (Sambamoorthi et al., 2000), les équipes multidisciplinaires spécialisées (Bouhnic et al., 2002 ; Sherer et al., 2000 ; Tenner et al., 1998), les thérapies supervisées (Alwwod et al., 1994 ; Crespo-Fierro, 1997 ; Greenberg et al., 1999 ; Rouleau et al., 2000 ; Wall et al., 1995) ou directement observées (Altice, 2003 ; Farmer et al., 2001 ; Fischl et al., 2000 ; Hader et al., 2001 ; Lucas et al., 2002 ; Mitty et al., 2001 ; Therrien et al., 2003 ; Wohl et al., 2003). Tous ces programmes ont un point en commun : la volonté de freiner la discrimination et de faire valoir les droits des VIH+UDI, en mettant en place des stratégies de soins adaptées aux besoins et au style de vie de ces derniers, tout en facilitant ainsi leur accès aux services sociaux et de santé.
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Au Canada, deux stratégies novatrices peuvent être ici citées en exemple, l’une à Vancouver, l’autre à Montréal. À Vancouver, les autorités hospitalières étaient confrontées aux comportements de certains VIH+UDI qui dérogeaient aux règles de leur établissement, telles que l’injection de drogue lorsque hospitalisés, l’absentéisme aux rendez-vous médicaux ou l’arrêt de traitement prématuré. Ces comportements provoquaient deux principaux effets catalyseurs de leur exclusion des services. D’une part, ils conditionnaient le personnel traitant à les stigmatiser devant leur incapacité à recevoir ces services. D’autre part, ils entraînaient nécessairement des problèmes de santé à long terme et des séjours répétés en milieu hospitalier. Pour mettre fin à ce phénomène de porte tournante, les autorités en santé publique ont mis sur pied en 2005 un appartement ouvert 24 heures sur 24, où les VIH+UDI peuvent y recevoir les soins médicaux et les services sociaux qu’exige leur condition. L’évaluation de ce programme adapté montre une amélioration de la santé des usagers ainsi qu’un niveau de satisfaction plus élevé chez le personnel comme chez les usagers au cours de sa première année d’application (Vancouver Coastal Health Authority, 2005). À Montréal, la prévalence élevée de résistance aux antirétroviraux chez les VIH+UDI, laissait supposer une mutation du virus et une transmission de souches non traitables par les antirétroviraux disponibles. Alertées par ce problème de santé publique, les autorités sanitaires se sont jointes au réseau communautaire d’itinérance – SIDA et aux pharmacies de quartier pour développer une thérapie antirétrovirale directement observée (TADO). Les TADO, qui s’inspirent des expériences dans le traitement de la tuberculose auprès des groupes vulnérables ou vulnérabilisés, sont d’emblée définies comme un service où les patients reçoivent leur dose quotidienne sous supervision. Les TADO ont surtout été implantées en prison (Fischl et al., 2000 ; Wohl et al., 2003), dans certaines communautés comme en Haïti (Farmer et al., 2001), à New York (Hader et al., 2001), New Haven, Connecticut (Altice et al., 2003) et à Providence, Rhode Island (Mitty et al., 2001). À Montréal, la TADO ne se limitait toutefois pas à l’observation de la prise d’antirétroviraux. Elle visait également à contrer les difficultés d’accès aux services sociaux et de santé. Pour ce faire, les équipes hospitalières spécialisées se sont jointes au milieu communautaire pour s’intégrer au milieu de vie naturel des VIH+UDI, tentant ainsi de s’adapter à leur style de vie et de surcroît à leur trajectoire quotidienne d’utilisation des services communautaires. L’évaluation de la TADO, présente toutefois des résultats plutôt modestes quant à l’attrition et à la rétention des VIH+UDI. Malgré des efforts concertés pour implanter la TADO dans le réseau communautaire de Montréal, seulement 15 VIH+UDI y avaient participé au
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cours des six premiers mois d’application (Therrien et al., 2003). Favoriser l’accès des VIH+UDI aux services sociaux et de santé n’est donc pas une simple tâche.
3. L’EFFET ADAPTATIF DES CONDUITES IRRATIONNELLES La majorité des programmes de réduction des méfaits et d’accessibilité aux services sociaux et de santé est basée sur des données probantes en matière de comportements souhaités pour améliorer ou conserver sa qualité de vie en évitant, entre autres, des comportements à risque pouvant détériorer sa santé et celle des autres, en contractant, notamment le VIH, et en le propageant. Ces programmes reposent généralement sur le présupposé voulant que les VIH+UDI et les UDI sous-estiment les dangers pour leur santé, n’ayant pas développé de stratégies cognitives pour en comprendre les conséquences éventuelles et n’étant pas intrinsèquement motivés à changer leur comportement. Cependant, poser le problème sous l’angle des vulnérabilités prétendues des VIH+UDI amène à comprendre leurs comportements à risque en se concentrant sur les conséquences encourues et du même coup à faire fi des bénéfices alors acquis ou espérés (Ainslie, 1992 ; Beauchamp, 2003 ; Bourgeois, 1998 ; Walters, 1999). Par ce rationnel normatif, on oublie toutefois que les représentations que l’on se fait peuvent parfois être influencées par notre position dans l’espace social étudié (Bourdieu, 1979, 1972). Chacun de nous développe sa propre représentation des situations vécues. Pour le chercheur comme pour le professionnel de la santé, sa pratique est en soi une situation vécue. Leurs représentations peuvent se comprendre comme un système de classement exprimant des écarts différentiels entre leurs propres pratiques et celles observées chez l’autre. Toutefois, dans leur système de classement personnel, ils omettent parfois de considérer simultanément que l’observé classe également ses pratiques et les opérations qui les produisent. Les observateurs risquent alors d’être occultés par leur propre style de vie, établi comme référentiel dans le jugement qu’ils portent à l’autre. Par exemple, l’inobservance thérapeutique peut être perçue par le médecin traitant comme un acte irresponsable et un enjeu de santé publique, tandis que pour le VIH+UDI la même inobservance peut être perçue comme un répit aux effets indésirables ressentis ou une stratégie adaptative devant une mort annoncée. À ce titre, une réflexion sur cet écart différentiel entre l’observateur (chercheur et professionnel de la santé et des services sociaux) et l’observé (VIH+UDI) peut nous permettre de mieux comprendre le style de vie de ces derniers ainsi que leur difficulté d’accès aux services.
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4. LE RISQUE : UNE CONDUITE ADAPTATIVE Les conduites à risque peuvent être interprétées comme une propension à la recherche de sensations fortes qui caractérise certains individus (Zuckerman, 1994). Cette propension pourrait autant qualifier les UDI et leurs conduites à risque que les individus qui tentent de défier les lois de la nature en pratiquant des sports extrêmes. D’un point de vue rationnel, le partage de seringues souillées et le sport extrême auraient en commun la recherche ou le besoin de fortes stimulations qui amèneraient certains individus à se confronter à des épreuves ou à se commettre dans des situations dangereuses. Par contre, ces conduites à risque se différencieraient, d’un point de vue normatif, du fait que l’une est saine et l’autre pathologique ; la conscience du danger déterminant les frontières entre les deux. La persévérance du sportif dans sa capacité à gérer l’anxiété, à anticiper les risques en situation dangereuse est ainsi comparée à la recherche du plaisir pour le plaisir des UDI, où la stimulation serait répétitive et non liée à une quête génératrice de sens mais plutôt à un besoin (Gouyon, 2005). Si l’on transpose le regard sanitaire de l’observateur à celui des UDI, l’usage de drogue injectable et les conduites qui lui sont associées reprennent leur sens. Les conduites à risque peuvent être comprises comme des épreuves ordaliques mises en pratique dans le but de tenter sa chance et de vérifier son lien avec le destin. C’est à travers cette prise de risque répétitive que s’actualise une quête d’un droit d’existence, vécue comme une tentative de passage et d’accès à un monde meilleur. La prise de risque est ainsi perçue comme une épreuve potentiellement mortelle et non comme une conduite simplement autodestructrice, voire suicidaire. Elle s’inscrit dans un style de vie qui implique des actions répétées, possiblement dangereuses, mais aussi potentiellement exaltantes. La dépendance quant à elle, à ces actions répétées, s’expliquerait comme la chute au travers du processus même par lequel le sujet cherche à atteindre sa liberté (Valleur, 2001).
5. L’IMAGINAIRE ADAPTATIF D’un point de vue rationnel, les motivations conditionnant des conduites convenues comme socialement acceptables sont animées par un désir envers un objet extérieur choisi par l’acteur en fonction de la valeur potentielle qu’il lui accorde et du contexte d’opportunité qu’il perçoit. Ainsi pouvonsnous expliquer des conduites visant des récompenses conventionnelles comme rencontrer des amis pour combler la solitude, manger pour apaiser sa faim ou prendre des vacances pour éviter l’épuisement professionnel (Elster, 1989). Mais comment expliquer des conduites à risque dont les conséquences objectives sont probablement destructives pour l’acteur ?
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Posant comme postulat que l’être humain et social qu’est le VIH+UDI est animé par une motivation de survie et de plaisir, cette notion d’un désir pour une récompense demande d’être comprise en tenant compte des conditions d’existence des VIH+UDI, et ce, sans référence cartésienne aux motivations rationnelles établies. Les conditions d’existence des VIH+UDI peuvent être comparées à des situations perpétuelles de crises, dont les efforts extrêmes de survie sont tels que la mort omniprésente doit être quotidiennement apprivoisée. Dans ce contexte de survie, les conduites à risque peuvent être comprises par une croyance en l’efficacité d’une autorécompense par un objet émotionnel, au détriment d’une récompense par un objet concret inatteignable. Ce qui distingue la récompense par un objet concret de celle acquise par un objet émotionnel, c’est que cette dernière peut être obtenue grâce à l’imaginaire de l’acteur sans que le désir soit comblé de façon objective. L’imaginaire devient alors une fuite vécue comme une solution ultime d’adaptation. Il s’apparente à une contrée d’exil où le VIH+UDI peut trouver refuge, lorsque la rigueur des conditions d’existence impose l’insatisfaction des désirs dans le conformisme socioculturel. L’imaginaire ouvre donc à un monde qui n’est pas de ce monde perçu (Laborit, 1976). Puisque la récompense par l’imaginaire est auto administrée, l’accès à l’objet émotionnel relève du pouvoir de l’acteur et ne nécessite donc pas ou peu de stimuli extérieurs. L’accès à l’objet devient alors insignifiant, voire inutile au processus de gratification, car les émotions désirées peuvent être générées selon le bon vouloir de l’acteur en contrôle de son imaginaire ou sur la base d’une faible stimulation. Ce processus d’autorécompense peut être comparé à un jeu de « faire comme si », où certains acteurs sont si absorbés dans leur fantaisie qu’ils en négligent d’autres sources concrètes (Ainslie, 1992). Par son pouvoir d’autorécompense, l’imaginaire pourrait combler un besoin d’appartenance, même en solitaire ou un besoin d’amour, quand bien même rejeté. La satiété devient alors un état indissociable de l’émotionnel, même si le besoin n’est pas objectivement comblé par l’apport d’un objet concret. La récompense ne relève donc plus strictement d’une satisfaction par des objets concrets, elle peut être comprise dans un rapport de pertes et de profits qui considère l’apport des objets émotionnels représentés comme gratifiant (Ainslie, 1992). Si l’imaginaire fournit assez d’autorécompense pour que le VIH+UDI maintienne son investissement plutôt que de faire face à la réalité objective, cette stratégie adaptative pourrait se mécaniser et s’inscrire progressivement dans son style de vie, lui servant ainsi à assurer sa survie, à conserver son équilibre immédiat, à sauvegarder son identité personnelle et un minimum de goût de vivre en situation extrême d’existence (Estroff, 1985). Toutefois, l’imaginaire ne pourra jamais remplacer certaines récompenses concrètes, généralement d’ordre biologique (p. ex., la nourriture, la dépendance
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physique aux opiacés), qui demeurent en dehors de son contrôle. L’acteur devra alors nécessairement se satisfaire en substituant momentanément une part de son imaginaire au profit de la réalité objective.
6. L’IMAGINAIRE PARADOXAL Malgré son pouvoir adaptatif, l’imaginaire peut avoir un effet trompeur, puisqu’à trop être pratiqué il risque d’esquiver du même coup le pouvoir gratifiant des récompenses concrètes. Le paradoxe de l’imaginaire à la fois gratifiant et mortifère a été maintes fois soulevé, notamment en situation extrême d’existence. Les expériences concentrationnaires à Dachau et à Buchenwald montrent que l’imaginaire était un mécanisme de défense commun chez les prisonniers, voire un passe-temps utile. Toutefois, plusieurs s’y livraient systématiquement, jusqu’à en oublier leur conditions d’existence dans les camps et insidieusement inhiber leur potentiel adaptatif concret (Bettelheim, 1972). Le même effet fallacieux a été noté chez des immigrés exclus du Paris élargi, pour qui l’imaginaire d’un retour au pays d’origine les confine au ghetto d’accueil, et ce, malgré leur capacité financière d’en sortir (Bourdieu, 1993). La contrepartie inadaptée de l’imaginaire par l’usage de drogue a aussi été relevée chez des UDI montréalais. Bibeau et Perrault (1995). commentent ainsi ce paradoxe : La prise de la drogue doit être comprise sous le double aspect du poison et de l’antidote, à la fois dans son potentiel de pouvoir de mort et de pouvoir de vie – en ayant bien en tête que, une fois le processus de dépendance toxicomaniaque déclenché, le pouvoir de mort prendra toujours un peu plus le dessus sur celui de la vie, souvent réduite à un simple espoir mitigé de survie (peu importe s’il y a ou non précarité de la situation socio-économique). Aussi, dans le désœuvrement et l’automutilation du corps auxquels conduisent les pratiques du toxicomane, la maladie comme le sida, ne vient qu’ajouter au poids du pouvoir de mort, sans jamais le remettre en question (p. 116).
Même si certaines conduites irrationnelles et regrettables peuvent être motivées dans un objectif de satisfaction émotive, l’apport des récompenses concrètes ne peut être laissé pour compte dans une perspective adaptative. Comment alors expliquer la tendance de certains acteurs à conserver leur appétit pour un objet à effet destructif, malgré les gratifications concrètes et gratifiantes offertes ? Comment expliquer l’appétit insatiable pour les drogues injectables, lorsque d’autres plaisirs davantage bénéfiques sont disponibles ?
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Les théories rationnelles proposent une explication à ces conduites objectivement irrationnelles, en les considérant comme le résultat d’une ambivalence individuelle conduisant à des comportements contradictoires, au sens qu’ils sont à la fois désirés et appréhendés. D’un côté, ces comportements réfèrent à la fuite en avant, de l’autre à la fuite en arrière. Cette ambivalence devient le résultat de ce va-et-vient dans l’estimation des pertes et des profits encourus, basée à la fois sur le désir émotionnel et sur les conséquences rationnelles probables. Dans le cas de l’usage de drogues injectables, le désir émotionnel pourrait faire référence au sentiment d’appartenance (Bourgeois, 1998), malgré les conséquences concrètes connues par l’acteur (Roy et al., 1996). Au cœur de la compréhension des conduites perçues comme irrationnelles, se retrouve donc le choix symbolique pour une économie de soi ; l’imaginaire imposant sa valeur au monde concret, en dépit de son effet mortifère.
7. PISTES D’INTERVENTION SOCIALE Les personnes VIH+UDI vivent souvent dans des conditions de précarité psychosociale qui font en sorte que leur accès aux services sociaux et de santé, pour être efficace et maintenu, nécessite un long processus de réorganisation sociale. L’intervention sociale visera alors, sur le long terme, à permettre à la personne VIH+UDI de quitter progressivement l’imaginaire de la rue en stabilisant ses conditions de vie, en reprenant un certain contrôle sur sa consommation de drogue et en se forgeant un système de repères sociaux où pourront s’y tisser des liens significatifs. C’est dans ce continuum évolutif qu’un traitement antirétroviral viendra s’insérer. Dans l’objectif de transposer le cadre théorique précédant dans la pratique, l’histoire d’intervention qui suit illustre le rôle du travailleur social dans la trajectoire d’accès aux services sociaux et de santé d’une personne VIH+UDI.
7.1. HISTOIRE D’INTERVENTION 7.1.1.
Mise en situation : une fissure de l’imaginaire
Marc a 43 ans. Il vit au centre-ville de Montréal, sans domicile fixe, depuis près de 15 ans. Consommateur abusif d’alcool depuis le début de la vingtaine et de cocaïne par injection, il survit grâce à la mendicité. Il n’a aucun contact avec sa famille depuis plusieurs années et les seuls liens significatifs qu’il a tissés sont auprès d’un groupe d’UDI qu’il côtoie dans la rue. C’est au cours d’une participation à un projet de recherche clinique qu’il a appris son infection par le VIH et l’hépatite C. Il s’ensuit une situation de crise
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marquée par une augmentation de sa consommation d’alcool et de cocaïne et une détérioration de son fonctionnement au quotidien. C’est au cours de cette période de désorganisation qu’il est référé aux services sociaux hospitaliers. Toutefois, Marc ne se présente pas au rendez-vous prévu et multiplie par ailleurs les appels téléphoniques où il manifeste l’ampleur de sa détresse. C’est une semaine plus tard que Marc se présente à la clinique externe, intoxiqué et dans un état de détérioration physique qui laisse deviner une longue période d’itinérance avec une faible utilisation des refuges pour hommes et des ressources visant à combler les besoins de base (sommeil, alimentation, hygiène). Lors d’une première rencontre, l’attitude d’accueil et d’ouverture du travailleur social ainsi que le lieu de prestation des services seront déterminants pour la qualité du lien de confiance qui se tissera au cours du suivi à long terme. Cet apprivoisement mutuel, au travers duquel le travailleur social tentera d’apporter à la personne VIH+UDI un soutien concret dans cette situation de crise, sera le prélude au processus d’intervention. Le VIH et son traitement semblent alors loin dans la liste des problèmes identifiés : peut-être par difficulté d’acceptation de l’annonce de l’infection, par l’omniprésence de la détresse liée aux conditions de vie, par l’intensité de la consommation qui confine toutes les autres considérations au second plan ou simplement du fait que l’idée d’une mort annoncée passe au second plan face à la tentative de survie au quotidien. D’abord, des démarches concrètes visant à combler les besoins de base aussi fondamentaux que l’alimentation, le sommeil, l’hygiène et l’habillement sont essentielles. Ces interventions prendront la forme de démarches utilitaires telles que le renouvellement des pièces d’identité qui serviront à l’ouverture ou à la réouverture d’un dossier à la sécurité du revenu, une référence en hébergement dépannage, le règlement de la situation judiciaire et une information quant aux ressources existantes (centres de crise, hébergement, programmes de réinsertion sociale, centres de jour, logements sociaux, ressources de réadaptation en toxicomanie).
7.1.2.
La planification commune : l’apprivoisement de la réalité
Marc est référé en hébergement dépannage pour VIH+UDI afin de lui donner un temps de répit lui permettant de participer à son plan d’intervention. Il souhaite vivre en logement autonome malgré la possibilité d’un hébergement communautaire à moyen terme pour personnes vivant avec le VIH. Il avait d’ailleurs placé une demande pour un logement social il y a plusieurs années sans avoir pu mener cette démarche à terme. Il dit avoir à son actif plusieurs contraventions, obtenues pour ivresse et itinérance dans des lieux publics, qui demeuraient impayées. Après entente pour un
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PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
partage des responsabilités, Marc tente de réactiver sa demande de logement social et une demande d’information est déposée à la cour municipale concernant les amendes, pour lesquelles un mandat d’arrestation était en vigueur. Il apprend qu’un logement sera disponible pour lui très prochainement. Il est alors convenu que le séjour en hébergement dépannage peut être prolongé afin de lui éviter un retour à la rue avant son accès au logement. Une évaluation médicale avait été planifiée et un suivi médical pour le VIH et la santé en général est amorcé. Un encadrement en hébergement dépannage permet de combler les besoins fondamentaux et d’agir temporairement sur les conditions de vie afin de planifier la démarche personnalisée de réorganisation-stabilisation psychosociale. L’hébergement en milieu supervisé constitue un moment privilégié pour la convocation des différents acteurs des réseaux institutionnels et des milieux communautaires impliqués. Il s’agit de dépeindre un portrait commun de la situation et d’explorer les pistes d’intervention en réponse aux difficultés énoncées par la personne VIH+UDI, tout en privilégiant des objectifs concrets et réalistes favorisant des résultats que la personne en suivi sera à même de constater à brève échéance. Cela pourrait contribuer à rehausser son sentiment de compétence et à réduire l’ampleur ou la possibilité d’une situation d’échec.
7.1.3.
La médiation psychosociale : l’utilitaire adaptation
Marc est accompagné au Centre Local d’Emploi pour effectuer la réouverture de son dossier à la sécurité du revenu et demander un délai d’obtention de ses cartes d’identité. Cela rendrait possible la prolongation du séjour en hébergement pour lequel, contrairement à un séjour de dépannage en situation de crise, des frais s’appliquent. Marc est, ce jour-là, dans un état d’irritabilité qui le rend incapable de faire valoir calmement à son agente de la sécurité du revenu la nécessité de ce délai d’obtention de ses pièces d’identité pour la poursuite de son plan d’intervention. Il répète sur un ton agressif qu’il lui faut un revenu pour payer son loyer et qu’il est prêt à tout faire pour l’obtenir. La négociation de la travailleuse sociale avec son agente de la sécurité du revenu, qui démontre que l’obtention d’un logement social permettrait dans la situation actuelle de mettre fin à une longue période d’itinérance, est néanmoins fructueuse. Le travailleur social agit, dans de nombreuses situations, à titre de représentant de la personne VIH+UDI autant pour veiller au respect de ses droits fondamentaux (droit au revenu, à un service et un accès égalitaire) que pour intervenir efficacement auprès des instances gouvernementales dont l’aspect bureaucratique, par sa complexité, peut affecter la capacité de la personne VIH+UDI à mener à terme des démarches essentielles
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à son intégration sociale. Aussi, la façon de se présenter, de se faire valoir, d’expliquer sa situation et d’élaborer une argumentation de façon posée afin de justifier son point de vue est d’une grande exigence pour une personne en période de précarité psychologique et sociale.
7.1.4.
La situation de crise : effort extrême d’adaptation
Questionné avec empathie, Marc était à même de dévoiler la cause de son irritabilité : un ami avec qui il vivait sur la rue est décédé hier et il est désormais le seul survivant de ce groupe d’appartenance. Il ajoute en pleurant qu’il sera évidemment le prochain à mourir. La détresse psychosociale, exprimée sous forme d’agressivité et d’intentions suicidaires où la perte du goût de vivre est explicite, est une lourde charge émotive. Ces états, entendus et considérés par le travailleur social, peuvent devenir un levier pour une intervention visant un changement immédiat qui prendra différentes formes selon la sévérité de l’idéation suicidaire et le niveau d’élaboration d’un plan. Ces états doivent être partagés avec toute l’équipe d’intervention. Certains moments clés donnent accès à la dimension de la peur de la mort reliée à l’infection au VIH. Le fait de nommer cette peur et de rappeler l’existence de moyens possibles pour contrôler l’infection peut rassurer grandement et surtout alléger le poids de cette souffrance que la personne tente de fuir.
7.1.5.
La trajectoire circulaire d’adaptation : le paradoxe de l’imaginaire
Les intervenants du centre d’hébergement nous informent que Marc fonctionnait bien en début de séjour, mais que, depuis peu, sa consommation s’est intensifiée. Cela pose problème puisqu’il n’est plus à même de respecter les règles minimales de conduite et que cela perturbe les autres résidents, qui eux-mêmes sont à haut risque de rechute. Marc devient agressif quand on lui demande de modifier certains de ces comportements perturbateurs et une rencontre est planifiée pour faire une mise au point sur la situation et élaborer des pistes de solutions. Marc dévoile au cours de cette rencontre qu’il a tenté de réduire sa consommation parce qu’il est devenu intolérable pour lui de se sentir dans cet état d’épuisement autant physique que psychologique et de ne pas être à même de cesser. Il en est incapable puisqu’il éprouve des inconforts physiques et aussi parce qu’il n’arrive pas à refuser lorsque ses pairs de la rue lui offrent de consommer avec eux puisque sa consommation d’alcool et de cocaïne est intense et de longue date. Nous lui proposons de rencontrer un médecin de l’unité de désintoxication pour évaluer la pertinence d’un sevrage en milieu hospitalier. Il est suggéré par les intervenants que son revenu soit dorénavant
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administré par un organisme pour faciliter le contrôle de sa consommation, le paiement de son futur logement et faire en sorte qu’il maintienne cet acquis. Marc est en accord avec cette proposition et le processus d’admission à l’unité de sevrage est amorcé. L’accès à un sevrage sécuritaire et aux ressources de réadaptation en toxicomanie est proposé suivant l’évolution de la motivation à considérer cet aspect comme problématique et à l’aborder de manière active et concrète au cours du processus de changement. La question de la motivation est abordée, dans le cas de la consommation de drogue par injection et de l’infection au VIH, en relation avec le poids de la détresse psychosociale. La motivation au changement requiert une capacité à entrevoir des possibilités ou leviers de changement par la personne elle-même, mais dans les faits, on assiste bien souvent à un envahissement de ces capacités par l’ampleur et l’étendue de la détresse. C’est alors que des opportunités concrètes doivent être mises en relief.
7.1.6.
L’opportunité concrète
Le sevrage est psychologiquement difficile et Marc souhaite quitter l’unité de désintoxication à de nombreuses reprises. Le rappel du fait qu’il qualifiait lui-même sa consommation d’intolérable et que sa décision de cesser était en lien avec son projet de longue date d’emménager en logement, l’amène à réfléchir. L’imaginaire qui lui a servi de mécanisme d’adaptation pendant de si nombreuses années perdait peu à peu du terrain. Son séjour en unité de désintoxication prend fin et Marc intègre son logement. Il suit des cours d’alphabétisation et fait des travaux communautaires pendant plusieurs mois pour payer ses amendes et légaliser sa situation judiciaire. Arrive l’été, moment où pour lui, les risques de rechute sont plus prononcés. La consommation d’alcool et de cocaïne reprend subitement beaucoup de place dans sa vie et son état de santé se détériore : son système immunitaire s’affaiblit et son foie est en mauvais état. Un retrait du milieu en hébergement de crise lui est proposé pour tenter de l’aider à faire le point sur sa situation de santé et de consommation. Plusieurs semaines passent sans qu’aucun contact avec Marc ne soit possible, ne serait-ce que pour discuter de sa situation. Les efforts pour le rejoindre restent vains. Puis, l’information concernant Marc provient d’un centre de jour pour personnes itinérantes vivant avec le VIH-SIDA. Son état est inquiétant : il ne s’alimente plus, est constamment et lourdement intoxiqué et a des propos suicidaires. Une situation de crise a mis un terme à sa vie en logement ; une violente altercation avec son voisin provoque une remise
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en question de sa capacité à vivre seul en logement. Un hébergement dépannage est organisé conjointement avec les intervenants du centre de jour qui l’accompagnent, semi-conscient. Au cours de cet hébergement, Marc réduit de beaucoup sa consommation en demandant de lui-même que des règles strictes lui soient imposées. En rencontre pour le plan d’intervention, il mentionne qu’il serait prêt à considérer le fait de vivre en hébergement VIH, d’autant plus que son médecin lui a parlé d’une médication anti-VIH qu’il devrait débuter sous peu pour contrôler l’infection. Marc est conscient qu’il lui serait très difficile de suivre la posologie s’il ne vit pas en milieu encadré. Après un mois en hébergement dépannage Marc accède à l’hébergement VIH. Un séjour à moyen terme (environ 6 mois) lui est accordé et il s’adapte lentement. Il a repris ses cours d’alphabétisation, ses travaux communautaires et est fier de cette évolution. La médication débutée depuis trois mois donne déjà des résultats probants au plan immunitaire. Les intervenants gèrent sa médication, mais il a pris l’habitude de vérifier luimême l’horaire de la prise de médication et d’aller leur demander sa dose au moment prescrit. La particularité d’une intervention en VIH auprès d’UDI est un cheminement avec la personne vers une possibilité d’amélioration des conditions de vie, de traitement de l’infection au VIH dans un contexte de dépendance aux substances. Le développement de la motivation au changement qui lui est rattaché est un processus à long terme en soi. La variation de l’intensité d’intervention s’évaluera en fonction de l’état de santé d’une personne, de l’intensité de sa consommation (qui permettra ou non une mise en action à un moment donné du continuum d’intervention) et du niveau de détérioration de ses conditions de vie qui demanderont une réorganisation partielle ou totale. Les démarches concrètes visant à combler les besoins de base devraient constituer un point de départ pour permettre ensuite un travail commun pour une responsabilisation de la personne VIH+UDI tant au plan de ses conditions et de son mode de vie qu’au regard de sa santé.
CONCLUSION Laissés-pour-compte par les services sociaux et de santé à cause de leur style de vie, les UDI sont parmi les groupes les plus touchés par l’infection au VIH. Cette analyse propose de poser un regard sur leurs difficultés d’accès aux services, en ne limitant pas notre compréhension à ce qui les distingue de la norme, mais plutôt en considérant aussi leurs conditions extrêmes
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d’existence à la marge. L’imaginaire est traité comme une solution ultime d’adaptation, une contrée d’exil où l’on peut combler, même illusoirement, ses besoins. Paradoxalement, ce même imaginaire risque d’occulter la réalité objective et contribuer à leur fermer davantage l’accès aux services, les cristallisant ainsi de plus en plus dans l’exclusion sociale. Dans cette perspective, le rôle de l’intervenant social se situe dans l’interstice entre réalité intolérable et gratification illusoire. C’est dans cet espace que la personne VIH+UDI, ayant à composer avec l’ambivalence de sa propre relation à la norme, évoluera en présence de l’intervenant. Il ne s’agit pas simplement de faire respecter les droits humains fondamentaux d’accéder à des services, mais aussi d’amener ces personnes à être à même de tolérer que l’exercice de leur droit à l’existence et à l’égalité des conditions d’existence, prenne place au sein d’une réalité complexe face à laquelle, par une distance de confort insidieux, ils avaient jusqu’alors davantage privilégié la marge. La tentative de permettre l’accès aux services sociaux et de santé aux VIH+UDI s’inscrit donc aussi dans une démarche d’acceptation pour la personne de ce que comporte la réalité dans ce qu’elle a de plus mouvante et imprévisible. L’inclusion sensible des VIH+UDI fait appel au développement de leurs capacités d’adaptation à une existence telle que vécue dans l’ambivalence des deux mondes. Ce rôle de médiateur entre les mondes de l’imaginaire et de la réalité requiert un travail d’équilibriste où l’intervenant déploie ses ressources personnelles de patience, de persévérance et emploie son propre imaginaire créatif au profit du processus d’adaptation à la réalité, au cœur même de la crise.
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C H A P I T R E
10 LA SANTÉ MENTALE ET LES AUTOCHTONES DU QUÉBEC Aline Sabbagh
« Je pense souvent à mon ancêtre, à ce qu’il a dit, à sa culture, à ses idées. C’était mon compagnon. » Margaret Sam Cromarty1
Le terme « autochtone » signifie « né du sol lui-même » (Petawabano et al., 1994). On emploie ce terme au Québec pour désigner les Inuit et les Amérindiens (10 nations) car ce sont les premiers habitants connus sur le territoire québécois. Leur présence remonte avant l’arrivée des Européens au Québec il y a plus de 450 ans. Bien qu’on utilise le même mot « autochtone » pour les désigner de façon générique, nous remarquons que d’une nation à l’autre il y a diversité dans la culture, la langue, les traditions, les styles de vie, les croyances et le lieu de résidence. Cependant il y a des similitudes historiques qui ont apporté des changements rapides tant au plan culturel, politique, socio-économique qu’au plan de la santé physique et mentale.
1. Poète de la nation crie.
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Les populations autochtones ont en commun une façon de concevoir la santé mentale bien différente de la perception des Eurocanadiens. Dans ce chapitre, nous explorerons ces différentes perceptions. Mais, en premier lieu, nous brosserons, les grandes lignes de l’histoire de la colonisation et de l’évangélisation des Autochtones ainsi que son impact psychologique. Nous élaborerons quelques problématiques majeures affectant toujours la santé mentale de la population autochtone, et développerons quelques pistes d’interventions psychosociales.
1. POPULATION AUTOCHTONE DU QUÉBEC La population autochtone au Québec se chiffre à 80 172 personnes selon le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (2006). Sur l’ensemble du territoire québécois on dénombre 55 communautés autochtones : 14 communautés Inuit établies le long des côtes de la baie d’Hudson, du détroit d’Hudson et de la baie d’Ungava et 41 communautés amérindiennes résidant dans des réserves. Le Québec compte 10 nations autochtones sur son territoire (cf. carte géographique) : les Abénakis, les Algonquins, les Atikameks, les Cris (2e nation la plus nombreuse), les Hurons-Wendat, les Malécites, les Micmacs, les Mohawks (3e nation la plus nombreuse), les Innus (auparavant appelés Montagnais et qui constituent la nation la plus nombreuse), les Naskapis et les Inuit. Nombre d’Autochtones demeurent à plus ou moins long terme dans des centres urbains tels que les villes de Québec, Montréal, Hull, La Tuque, Val d’Or ou Chibougamau. Certains y vivent par choix et d’autres par nécessité : l’emploi, les études, les soins de santé ou diverses obligations. De plus, il y a les Métis. Aujourd’hui ce mot désigne les gens qui ont à la fois des ancêtres des Premières Nations et des ancêtres européens. Ces personnes se considèrent elles-mêmes comme des Métis (Commission de la Santé et des Services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador – CSSSPNQL, 2003). Ils se distinguent ainsi des membres des Premières Nations, des Inuits et des non-Autochtones. Les Métis n’occupent aucun territoire particulier. Plus des deux tiers d’entre eux vivent en milieu urbain (Gouvernement du Canada, 2006).
2. SURVOL HISTORIQUE On ne peut aborder la thématique de la santé mentale du peuple autochtone sans tout d’abord resituer son parcours historique.
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Figure 10.1
Les nations autochtones au Québec
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Les guerres, les épidémies, la dépossession territoriale, la colonisation, l’évangélisation et l’éducation obligatoire dans les pensionnats ont laissé des blessures et séquelles importantes sur différents plans : économiques, sociologiques, biologiques, psychologiques et spirituelles chez les peuples autochtones, et cela même si les rapports entre les Européens et les différentes nations n’ont pas été vécus avec la même intensité, au cours des mêmes périodes et de la même façon pour toutes les nations (Delâge, 1991). En effet, les jeux d’alliance, les guerres, les échanges commerciaux, les épidémies, pour ne nommer que cela, différaient d’une nation à l’autre. Il n’en demeure pas moins qu’il y a eu domination, colonisation et dépossession territoriales et culturelles dans toutes les nations autochtones à partir de l’installation permanente des Européens au xviie siècle.
2.1. COLONISATION ET ÉVANGÉLISATION Au xviie siècle, les missionnaires étaient chargés de convertir les Amérindiens et les Inuit au Christianisme. Certaines tribus ont été converties par des Anglicans et d’autres par des Catholiques, puis dans les années 1970 par des Pentecôtistes. Les Évangélistes « Born Again » se sont introduits dans les années 1990. Les missionnaires ont interdit les traditions culturelles telles que les cérémonies et rituels, la danse et le tambour. De plus, les guérisseurs traditionnels et les shamans ont été formellement interdits. Delâge (1991, p. 179) le spécifie en ces termes « saper l’autorité du shaman, le missionnaire conteste l’efficacité curative de ses pratiques médicales traditionnelles et prétend que les prières et les rites catholiques sont, même au point de vue physique, les plus efficaces ». C’est ainsi que les religieux s’employaient à inculquer aux Autochtones la foi et la religion. Ce qui importait alors, c’était d’assimiler2 les Autochtones aux valeurs chrétiennes des Européens. Toujours au xviie siècle les missionnaires français créent le concept de la réserve. La réserve a pour but de protéger les Amérindiens convertis de l’influence perverse de quelques français et « sauvages » qui ne sont pas de bons chrétiens. Les Amérindiens convertis sont mis dans une bourgade séparée de peur qu’ils n’imitent les mœurs de quelques-uns (Delâge, 1991, p. 297). Ainsi, les missionnaires et les agents du gouvernement contrôlent les allées et venues des personnes qui rentrent et sortent des réserves. Ceci a eu pour conséquence de sédentariser, de contrôler et de rendre les 2. Selon De Rudder (1993, p. 24), lors de l’assimilation « le groupe passerait par des phases ou stades qui le conduiraient progressivement, via des changements d’orientations et des valeurs, une reconstitution identitaire et l’adoption de rôles nouveaux, vers l’invisibilité, donc l’atomisation individuelle et la disparition en tant que collectif culturel distinct au sein de la société d’accueil ».
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Amérindiens dépendants dans plusieurs sphères de leur vie. « La perte de l’autonomie et du pouvoir s’est d’abord faite par la sédentarisation des communautés […]. En nous imposant un domicile fixe, en délimitant nos territoires et nos droits d’accès à la propriété privée plutôt que collective, on nous a privés d’une liberté d’action, d’un pouvoir de décision sur notre propre vie » (CSSSPNQL, 2003). Au Nunavik, l’évangélisation des Inuit par les missionnaires s’est produite assez rapidement et subtilement autour des années 1920. La présence des missionnaires coïncidait avec une période de grande famine et d’épidémies dont la tuberculose et la rougeole. Ainsi, les missionnaires ayant quelques connaissances médicales et des médicaments soignaient, nourrissaient et prêchaient l’Évangile à la population Inuit (Kirmayer et al., 1994), tout en bannissant les médecines traditionnelles et les chamans. La sédentarisation et le contrôle de la population autochtone ont permis d’appliquer les lois édictées vers la fin des années 1800. Ces lois avaient pour but d’assimiler les Premières Nations et les Inuit. La mise en application de ces lois a été déterminante. L’assimilation est devenue institutionnelle et les pensionnats se sont développés au début du xxe siècle de façon massive (CSSSPNQL, 2003). La conversion des Autochtones devait se faire dans toutes les sphères de leur vie. Leur organisation sociale, familiale, économique et politique devait se fondre à celle des colonisateurs français et anglais ainsi qu’au bon développement industriel du Canada. Lorsqu’on observe le parcours historique des Autochtones on ne peut s’empêcher de constater aujourd’hui l’effritement du tissu social, l’altération et l’appauvrissement de la culture et des traditions et la perte de repères culturels, identitaires et moraux. Ce qu’illustre clairement un homme d’affaires amérindien : Tous les jours de la semaine, de 9 h à 5 h je suis devant mon ordinateur, je fais des transactions, je discute avec des gens importants. La fin de semaine, je vais dans le bois, je chasse ou je trappe comme mes parents et mes grands-parents le faisaient, mais moi… qui suis-je dans tout ça ? Je me sens partagé entre ces deux mondes.
2.2. ÉCOLES RÉSIDENTIELLES Vers les années 1950 les pensionnats se sont formés dans tout le Canada : environ 130 au Canada en incluant le Québec (CSSSPNQL 2003). Ces pensionnats se trouvaient loin des réserves et des communautés autochtones, leur but premier étant d’assimiler la population à la culture dominante. De ce fait, les enfants autochtones étaient ainsi pris en charge par les ins-
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titutions durant toute l’année scolaire. Par conséquent, « le régime des pensionnats s’est avéré être une offensive concertée visant à éroder les coutumes fondées sur la culture, les associations, les langues, les traditions et les croyances » (Chrisjohn et Young, 1994). L’ethnocentrisme3 et le racisme régissaient ses institutions. Le terme ethnocentrisme désignera la tendance politique à privilégier sa propre ethnie, alors que le terme racisme désignera les pratiques sociales sous-tendues par : l’assomption de la notion de races distinctes ; l’affirmation de la supériorité héréditaire d’une race ; corollairement, son droit naturel d’imposer aux autres sa vision du monde et sa domination (Sterlin, 1993, p. 67).
La langue maternelle, les rituels et les cérémonies culturelles étaient prohibés. Les visites parentales et/ou familiales étaient interdites. Plusieurs enfants ont vécu des abus physiques, sexuels et psychologiques, dont le mépris de leurs origines et de leurs coutumes (CSSSPNQL, 2003). Selon l’enquête régionale sur la santé, plus de sept anciens élèves sur dix (71,5 %) ont été témoins de violence infligée à d’autres élèves. Plusieurs ont déclaré avoir eux-mêmes été victimes de violence sexuelle (32,6 %), de violence physique (79,2 %) et de violence verbale ou psychologique (79,3 %) (Gouvernement du Canada, 2006). Même si pour une minorité d’élèves il n’y a pas eu de violence physique, verbale ou sexuelle, il reste que l’abus de pouvoir, l’abus psychologique, le déracinement, la séparation d’avec les parents, l’acculturation4 et la déculturation5 ont existé pour tout le monde. Et cela même si parmi eux plusieurs mentionnent qu’ils ont tiré un certain profit tel qu’avoir appris à lire et à écrire, mais surtout avoir échappé à la famine et au froid. Les différents abus subis dans les écoles résidentielles ont encore maintenant un impact douloureux sur la vie personnelle, familiale et communautaire des Autochtones. Ces abus ont créé des souffrances et des traumatismes psychologiques importants qui se transmettent de génération en génération (D’Aragon, 2001). De plus, la séparation d’avec leurs parents et les membres de leur communauté a créé un « fossé culturel » important. Pour ainsi dire, les parents ne se reconnaissent plus en leurs enfants venus
3. Pour plus de précision, l’ethnocentrisme est une façon de décoder une autre culture avec ses propres modèles culturels, ses normes et ses valeurs. 4. L’acculturation est un processus par lequel un groupe humain assimile tout ou partie des valeurs culturelles d’un autre groupe humain. Comme le souligne Schnapper (1991), cet échange est souvent inégal car des rapports de pouvoir précis sont institués, rapports à l’intérieur desquels les personnes doivent s’insérer. 5. La déculturation est une perte de ses croyances et de ses valeurs culturelles, une perte de l’identité culturelle.
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passer l’été avec eux. Et les enfants, dont plusieurs ne parlent plus leur langue maternelle, se trouvent fort différents de leurs parents. Le processus d’acculturation et de déculturation s’est immiscé lentement et significativement dans les rapports intergénérationnels et interrelationnels. En plus de les avoir coupés de leur famille, les pensionnats ont ouvert la voie à des difficultés familiales en engendrant des générations de personnes très déficientes sur le plan des aptitudes parentales. En effet, tel que mentionné dans le document du gouvernement du Canada (2006, p. 173), « Bon nombre des diplômés des pensionnats reproduisent les mêmes schèmes de comportement (oppression, contrôle et violence) auxquels ils ont été exposés dans ces écoles lorsqu’ils étaient enfants. » Les derniers pensionnats ont été fermés en 1990 (CSSSPNQL, 2003). Selon l’étude de Valaskakis (2007), on ne sait pas exactement combien d’enfants ont été à l’école résidentielle, mais nous savons que de quatre à cinq générations d’enfants autochtones y ont été. Selon les données de Statistique Canada de 2001 (Valaskakis, 2007), il y a environ 105 000 à 107 000 Autochtones toujours vivants qui ont fréquenté l’école résidentielle ; 80 % de cette population est amérindienne, 9 % Métis et 5 % Inuit. Ainsi Statistique Canada estime que 86 000 survivants des écoles résidentielles sont encore en vie au Canada. Au Québec, le nombre exact d’Autochtones ayant fréquenté les pensionnats n’est pas connu mais vraisemblablement la génération des 25-55 ans semble avoir été marquée de façon significative par son séjour dans ces écoles.
3. CONCEPTS DE SANTÉ MENTALE ET DE BIEN-ÊTRE : AUTOCHTONES VS EUROCANADIENS La notion de la santé mentale est une notion eurocanadienne. Les mots de « santé mentale » n’existent d’ailleurs pas dans la plupart des langues autochtones. Pour la nation Inuit par exemple, il n’y a pas de termes pour santé et maladie mentale en inuktitut, la langue des Inuit. Par contre, il y a plusieurs termes selon les études ethnolinguistiques6 faites par Therrien (1995) et Kirmayer et al. (1994) qui expriment et définissent différents états de mal-être physique ou psychique.
6. Les études ethnolinguistiques de Kirmayer et al. (1994) et de Therrien (1995) approfondissent ces concepts.
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Jusqu’à tout récemment, la société eurocanadienne décrivait la santé mentale comme l’absence de maladie mentale. Le document du gouvernement du Canada (2006) mentionne que la santé mentale est située à l’une des extrémités du continuum, tandis que la maladie mentale se situe à l’autre extrémité. Aujourd’hui on ne se limite pas à une simple absence de maladie mentale. En fait la santé mentale telle que définie par la société eurocanadienne privilégie la primauté de l’individu sur le lien social et valorise la différenciation de la personne par rapport au collectif, à la famille et à la communauté. Elle prône l’autonomie et l’indépendance. La santé mentale est la capacité qu’a chacun d’entre nous de ressentir, de penser et d’agir de manière à améliorer notre aptitude à jouir de la vie et à relever les défis auxquels nous sommes confrontés. Il s’agit d’un sentiment positif de bien-être émotionnel et spirituel qui respecte l’importance de la culture, de l’équité, de la justice sociale, des interactions et de la dignité personnelle (Gouvernement du Canada, 2006, p. 2).
La perception traditionnelle de la santé et du bien-être chez les Premières Nations, les Inuit et les Métis est avant tout holistique et communautaire : l’individu est un tout indivisible qui fait partie d’un ensemble mis en place par quelqu’un de supérieur à lui, le Créateur. L’être humain est interdépendant et interrelié aux différents aspects de sa personne (corps, émotions, mental et spirituel) ; à sa famille, à ses ancêtres, à sa collectivité, à la terre (animaux, plantes, roches) et à l’univers. Ce qui fait que la maladie n’est en aucun cas isolable. Elle s’installe lorsque l’harmonie a été rompue entre les échanges des divers éléments de l’ensemble. Elle est une phase de l’ensemble dynamique de l’univers. Les Amérindiens représentent cette interdépendance entre l’individu et les différents éléments de la vie par le Cercle de la santé (CSSSPNQL, 2003) aussi nommé le Cercle sacré de la vie (Sioui, 1989). Le cercle de la santé illustré à la page suivante est une des interprétations schématisant la vision holistique et systémique de la santé et du bien-être des Premières Nations. Nous ne pouvons nous empêcher de souligner que pour plusieurs Autochtones la spiritualité et les ancêtres jouent un rôle central dans la conception de la santé et du bien-être des Autochtones. Chaque Inuk7 se voit attribué à sa naissance le nom d’un parent ou d’une personne de l’entourage qui est décédée. Cet éponyme joue le rôle de protecteur et d’allié qui est susceptible d’intervenir en cas de maladie ou de malheur (Therrien, 1995). Dans la même veine, les Amérindiens croient que lorsqu’une personne se guérit d’une blessure psychologique elle guérit aussi
7. Inuk est le terme donné lorsqu’on parle d’un seul « Inuit ».
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Figure 10.2
Le Cercle de santé des Premières Nations
Source : Réinventer un partenariat (CSSSPNQL, 2003, p. 25).
ses ancêtres. Les liens spirituels avec les ancêtres sont significatifs et transcendent les générations et le temps (Gouvernement du Canada, 2006 ; Kirmayer et al., 1994 ; CSSSPNQL, 2003). Ainsi comme le reflète Hammerschlag : La leçon la plus importante que j’ai apprise durant mon expérience avec les peuples indiens est que, pour survivre en santé, il faut avoir un lien à autre chose que soi-même, à quelque chose qui donne un sentiment fort et positif de fierté, de connaissance de soi. Ce sentiment d’appartenance est la variable fondamentale pour préserver la santé psychologique [traduction libre] (Hammerschlag, dans Kirmayer, 1994, p. 35).
Ces deux visions culturelles de la santé mentale (eurocanadienne et autochtone) ont certains points en communs : le bien-être d’une personne ne se limite pas qu’à la sienne propre ; la personne est apte à interagir sainement avec son entourage et elle est capable de respecter et de partager les valeurs de sa communauté.
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4. L’ÉTAT DE LA SANTÉ MENTALE DES AUTOCHTONES D’AUJOURD’HUI La plupart des auteurs (Charbonneau, 2001 ; CSSSPNQL, 2003 ; Duran et Duran, 1995 ; Gouvernement du Canada, 2006 ; Kirmayer et al., 1994) s’entendent pour dire que la situation vécue par les Autochtones est dramatique. D’ailleurs, les gouvernements (fédéral et provinciaux) reconnaissent de plus en plus les conséquences qu’ont eues les événements sociaux et historiques sur la vie individuelle et collective du peuple autochtone. L’oppression intense et prolongée, la sédentarisation, la perte d’autonomie et de pouvoir, l’ethnocentrisme, l’acculturation forcée, le choc culturel8, la déculturation, les différents abus et les violences perpétrées ont créé des blessures et traumatismes individuels et collectifs importants et profonds qui se transmettent de génération en génération. Ainsi, R. Kistabish, de la nation algonquine (Petawabano et al., 1996, p. 143) signifie en ces termes « […] l’abus de pourvoir, sous toutes ses formes, a donné naissance à un ensemble de poly-traumatisés. Plusieurs de mes contemporains […] sont de grands brûlés de l’âme, des damnés et des laissés-pour-compte. » Le Cercle sacré a été brisé et il le reste, malgré les efforts individuels et collectifs qui se font aujourd’hui. À ce titre, les recherches qui étudient l’état de santé mentale des peuples autochtones s’entendent pour dire que la détresse psychologique, l’anxiété et la dépression sont des problèmes majeurs dans la population autochtone. Lorsque ces derniers ne sont pas soignés de façon appropriée, il se développe alors des comportements destructeurs pour eux-mêmes et/ou pour leur entourage. Cela a pour conséquence des symptômes d’état de stress posttraumatique qui se chronicisent, des problèmes de violences implosives et/ou explosives qui s’enracinent et des problèmes de dépendance tels que l’alcoolisme et les toxicomanies qui s’accroissent. Dans les prochaines lignes, nous allons exposer brièvement ces problématiques qui nous apparaissent les plus criantes tout en étant conscients que d’autres problèmes existent également en santé mentale.
4.1. DÉTRESSE PSYCHOLOGIQUE, DÉPRESSION ET ANXIÉTÉ Les enquêtes régionales montrent qu’en 2001, 13 % des adultes des Premières Nations vivant hors réserve souffrent de détresse psychologique alors que 8 % seulement des Canadiens en souffrent. On retrouve 12 % de dépression 8. Le choc culturel est défini comme une réaction de malaise, de dépaysement, de frustration, d’anxiété, de rejet ou même de révolte qui apparaît chez les personnes qui, placées à l’occasion ou de par leur profession hors de leur contexte socioculturel, se trouvent à interagir avec des personnes d’une autre culture.
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majeure par rapport à 7 % pour les Canadiens. Selon le gouvernement du Canada, le taux de détresse psychologique et de dépression pourrait être encore plus élevé. Il ne semble pas y avoir eu d’enquête spécifique concernant les troubles anxieux. Mais tout nous démontre qu’une bonne partie de la population présente des symptômes anxieux et souffre d’état de stress posttraumatique avec ou sans agoraphobie et avec ou sans attaques de paniques. Car nous savons maintenant que plusieurs personnes ayant subi des abus dans les pensionnats souffrent toujours d’état de stress posttraumatique. Il a été démontré aussi que certaines de ces personnes ont développé des comportements déviants : violence physique et sexuelle ainsi que des problèmes de dépendance à l’alcool ou aux drogues. Cela a évidemment un effet collectif et communautaire dévastateur. Selon Duran et Duran (1995) et Aragon (2001), ces traumatismes se transmettent de façon dramatique de génération en génération tant que le processus de guérison n’est pas entamé.
4.2. VIOLENCE IMPLOSIVE Les taux de suicide dans les collectivités des Premières Nations sont deux fois supérieurs à la moyenne nationale. Chez les Inuit du Nord du Québec les taux sont de 6 à 11 fois supérieurs à la moyenne canadienne et ces taux ont quintuplé entre 1982 et 1996. Les jeunes dont un parent a fréquenté un pensionnat sont plus susceptibles d’avoir eu des idées suicidaires que ceux dont les parents n’ont pas fréquenté ces institutions (Gouvernement du Canada, 2006). L’importance du phénomène du suicide au sein de la population autochtone est d’autant plus grave que la mort d’une personne affecte non seulement sa famille et sa communauté mais aussi les personnes des autres communautés d’une même nation, et ce, à cause des liens familiaux et relationnels qui sont centraux à l’équilibre et l’harmonie de tous et de chacun. « Le suicide d’une personne de la collectivité brise le cercle des relations, ravive de profondes blessures psychologiques » (CSSSPNQL, 2003, p. 23).
4.3. VIOLENCE EXPLOSIVE La violence familiale est un problème de taille dans plusieurs nations amérindiennes et Inuit. Ces violences sont subies surtout par les femmes et les enfants. D’après le Centre national de prévention du crime, les taux de violence conjugale sont jusqu’à cinq fois supérieurs à la moyenne nationale. Les taux d’homicide entre conjoints sont 8 à 18 fois plus élevés chez les Autochtones que dans la population non autochtone du Canada. Les enfants sont souvent témoins de scènes de violence. Non seulement cela risque fort de les traumatiser mais aussi ils reproduisent plus tard les mêmes
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comportements (Gouvernement du Québec, 1991 ; Petawabano et al., 1996). Concernant les violences physiques et sexuelles infligées aux enfants et aux adolescents autochtones, les statistiques démontrent que 30 % des répondants Inuit9 indiquent avoir vécu au moins un abus sexuel ; 34 % des Premières Nations10 dont 14 % des garçons et 28 % des filles de l’actuelle génération des 12 à 17 ans ont été victimes d’abus sexuels. Au Québec, aucune étude de cette ampleur n’a été menée pour la population autochtone. Cependant, les observations faites par la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador laissent supposer que la situation est similaire (CSSSPNQL, 2003). L’étude faite par Kirmayer et al. (1994) avec la population Inuit nous explique en partie cette violence. Selon cette étude, les hommes semblent souffrir de stress dû à l’acculturation et découlant de leur incapacité à se trouver un emploi valorisant. Ce stress devient insurmontable et se traduit par des problèmes liés à la colère et à une difficulté de contrôler ses impulsions agressives. C’est ainsi que les femmes Inuit sont plus susceptibles d’être victimes de violence et cela les mènent évidemment vers un sentiment de détresse intense et de vulnérabilité.
4.4. PROBLÈMES DE DÉPENDANCE Le sujet de préoccupation général dans les communautés autochtones est le problème de la dépendance. L’abus d’alcool et de drogues perturbe l’harmonie et plonge les personnes, les familles et les membres de la communauté dans des situations dramatiques dont des problèmes de violence de tous genres (Petawabano et al., 1996). En 1997, 74 % des membres des Premières Nations estiment que la consommation d’alcool et de drogues pose un problème dans leur communauté, alors que 77 % de la population Inuit font le même constat en 2001 (Gouvernement du Canada, 2006). Ces informations et ces statistiques nous indiquent que le mal-être existe dans plusieurs collectivités autochtones. Cependant, on retrouve d’autres facteurs qui ont une incidence néfaste sur la santé mentale des Premières Nations et des Inuit. Ce sont la grande promiscuité des résidences, la proximité des membres d’une même famille nucléaire ou élargie, le surpeuplement faute d’un nombre adéquat de logement, les habiletés parentales déficientes, la négligence des enfants, la méconnaissance des droits et des responsabilités (CSSSPNQL, 2003), la rupture du lien inter-
9. Étude faite par Santé Québec en 1992 avec les communautés inuites. 10. Étude faite en Ontario en 1997 avec les communautés des Premières Nations (Gouvernement du Canada, 2006).
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générationnel (D’Aragon, 2001), le taux élevé de chômage, les faibles niveaux de revenu et de scolarité, la marginalisation sociale et politique, le peu de ressources professionnelles et traditionnelles.
5. PISTES D’INTERVENTION L’intervention en santé mentale auprès de la population autochtone est un domaine à la fois fascinant, enrichissant et périlleux qui nous interpelle dans notre humanité, nos racines culturelles et notre expertise professionnelle. Elle nous invite à nous dépasser en tant qu’intervenants. Cependant, elle vient aussi tester les limites de notre capacité d’ouverture à l’Autre différent de nous. Car comme Sterlin (1988, p. 80) le dit : « Ce que nous ne comprenons pas ou ne pouvons pas supporter de sa culture correspond souvent aux zones scotomisées et troubles de notre propre culture. » Le défi est donc d’être engagé dans la relation thérapeutique et de pouvoir garder en même temps une certaine distance critique suffisante pour éviter d’être submergé par des sentiments parfois contradictoires tels que l’impuissance, l’hostilité, la sympathie ou la révolte que certaines personnes peuvent déclencher en nous. Cohen-Emerique (2000) nomme cette distance nécessaire face à soi-même la décentration. Distance qui aide à mieux cerner ses cadres de référence, d’en prendre conscience en tant qu’individu porteur d’une culture et de sous-cultures différentes. Autrement, nous tomberions dans un contre-transfert qui nous amènerait à intervenir comme un colonisateur et nous adopterions une attitude paternaliste, ce qui est à l’antipode d’une relation saine, aidante et efficace. L’intervenant en santé mentale se doit de situer dans son contexte culturel, historique, politique et économique la personne qui le consulte. De plus, le respect, la reconnaissance et la valorisation des valeurs culturelles et traditionnelles (CSSSPNQL, 2003) ainsi que la compréhension de la vision holistique et religieuse des Autochtones est un préalable pour toute intervention en santé mentale. Il est essentiel que le cercle d’interdépendance entre les différentes entités soit continuellement présent, ou du moins le plus possible, lors des interventions. Plusieurs études démontrent que l’approche holistique et communautaire axée sur la culture et la spiritualité est plus efficace que les psychothérapies de type occidental et individuel. En effet, ce modèle thérapeutique valorise l’appartenance et la loyauté de la personne envers sa famille, ses ancêtres, sa communauté et sa nation. L’interdépendance de ses membres y est ainsi respectée. Autrement, le Cercle de santé est brisé.
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La médecine et les cérémonies traditionnelles sont d’autres aspects que tout intervenant travaillant dans un milieu autochtone devrait prendre en compte. Effectivement, pour plusieurs membres des Premières Nations, des Inuit et des Métis les cérémonies traditionnelles et les cercles de partage sont très significatifs. Il a été démontré par Valaskakis, (2007) que le traitement le plus efficace pour les Autochtones, ayant subi des traumatismes dans les écoles résidentielles (entre autres), est une combinaison de contacts avec les aînés, de cérémonies traditionnelles, de cercles de partage et de guérison et de médecine traditionnelle. Les guérisseurs traditionnels et les shamans sont évidemment ceux qui sont les mieux placés pour procéder à ces cérémonies. Ces guérisseurs traditionnels sont pour la plupart du temps reconnus par les membres des communautés et par les organismes autochtones. Toutefois, il ne faut pas tenir pour acquis que tous les Autochtones de toutes les nations ainsi que tout les Métis favorisent la guérison par les traditions ancestrales. L’impact de la colonisation et de la religion a conduit nombre d’entre eux, et spécialement les aînés chrétiens et très croyants, à voir d’un mauvais œil le retour aux cérémonies traditionnelles. Ils les perçoivent comme des rites pratiquement « sataniques » (Charbonneau, 2001). D’ailleurs, un bon nombre d’Autochtones préconisent une démarche thérapeutique qui tient compte de leur culture et de la médecine traditionnelle tout en profitant des psychothérapies contemporaines. Cependant tenir compte uniquement de la psychothérapie contemporaine n’apportera pas la guérison escomptée (CSSSPNQL, 2003). Le peuple autochtone a besoin des compétences professionnelles et humaines de l’intervenant en santé mentale. Ce dernier doit être capable de travailler conjointement et en collaboration avec les différents intervenants dont les interprètes et/ou les organismes autochtones pour le bien-être de son patient. Une collaboration est nécessaire car chacun est reconnu pour son expertise. Cet exemple illustre bien l’intervention conjointe, occidentale et traditionnelle, travail thérapeutique que nous pourrions être appelés à faire. Une dame crie dans la cinquantaine, dont le père est décédé à la suite d’une intervention chirurgicale mineure, mentionnait que ce dernier lui avait dit qu’il avait rêvé que quelqu’un lui avait jeté un mauvais sort afin qu’il meure. Il ajoutait que s’il mourrait à la suite de l’intervention chirurgicale, il aimerait qu’elle brûle certains habits et qu’elle mette une Bible sous son oreiller pour quelques nuits. C’est ce que cette dame a fait. Mais elle était très bouleversée et bien inquiète, d’autant plus que son fils consommait beaucoup d’alcool, et de plus en plus souvent, et cela depuis le décès de son grand-père. Depuis, cette dame s’interroge sur ce mauvais sort et se demande si ce n’est pas un sort lancé sur toute la famille. Elle désire
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savoir qui en est l’auteur et comment elle peut se protéger, protéger sa famille ainsi que sa famille d’origine (trois sœurs et deux frères). Tout au long de nos quatre rencontres, nous avons travaillé le deuil mais nous avons aussi exploré des avenues plus traditionnelles. Nous avons examiné ensemble comment elle pourrait se sentir mieux protégée par sa culture et ses traditions. Elle a donc rencontré un shaman amérindien. Ce dernier lui a recommandé deux cérémonies afin de se protéger et de protéger sa famille. Après ces rituels, cette dame et sa famille ainsi que sa famille d’origine se sont senties mieux protégées et plus sereines. Ainsi, elle a pu poursuivre son processus de deuil en psychothérapie. En conclusion, nous croyons que le respect, la compréhension, l’ouverture et l’implication de l’intervenant en santé mentale sont nécessaires pour rencontrer l’autre dans son identité culturelle. Mais il est tout aussi important que l’intervenant se découvre soi-même et soit conscient de sa culture, de ses codes, de ses valeurs et préjugés, de ses modèles etc. Car, comme le souligne si bien Cohen-Emerique, « la tolérance, la compréhension de l’autre comme être différent passe toujours par la découverte de sa propre identité sociale, culturelle et professionnelle » (2000, p. 163).
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C H A P I T R E
11 L’INTERVENTION AUPRÈS DES MEMBRES DES GANGS DE RUE Mythes et réalités Maria Mourani
Les gangs de rue sont devenus un véritable problème social. Du procès des gars de la rue Pelletier sans oublier les dix meurtres liés à des bandes de rue montréalaises durant les deux premiers mois de l’année 2007, les médias ne cessent de parler d’eux, et le sentiment d’insécurité de la population est de plus en plus vif. Du côté des agents de contrôle social et des politiciens, certains pensent que la présence de motards sur leur territoire mettra les citoyens à l’abri des bandes de rue, tandis que d’autres s’imaginent qu’en passant sous silence l’existence de ces bandes dans leur région, ils calmeront les inquiétudes. Alors, qu’en est-il au juste ? Les gangs de rue sont-ils les nouveaux maîtres du monde interlope ? Sont-ils immoraux, sans aucun code d’honneur, violents, impulsifs, incontrôlables ? Pouvons-nous espérer intervenir avec succès auprès de ces jeunes ? Non seulement les gangs de rue effraient, mais ils sont l’objet de nombreux préjugés. La conception de l’intervention auprès de leurs membres dépendant de certains mythes, nous tenterons d’expliquer le phénomène des gangs de rue en nous appuyant sur des réalités, pour apporter finalement quelques pistes de réflexions quant à notre vision de l’intervention auprès des jeunes membres des gangs de rue.
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1. ÉTAT DE LA SITUATION À MONTRÉAL Bien que les gangs de rue soient de plus en plus nombreux à Montréal, il n’en demeure pas moins que 99 % des jeunes qui se regroupent ne font pas partie d’un gang de rue. En outre, seulement 10 % de la criminalité juvénile est attribuable aux gangs de rue. D’après des statistiques du service de police de la ville de Montréal (SPVM), 20 % des membres de gangs de rue ont aujourd’hui entre 11 et 16 ans, 60 % ont entre 17 et 28 ans et 20 % ont entre 29 et 35 ans ou plus. Or, en 1985, 70 % des membres de telles bandes avaient entre 14 et 16 ans et 30 % avaient entre 17 et 28 ans. On constate donc que la population des gangs de rue à Montréal est vieillissante, ce qui explique le recrutement de membres de plus en plus jeunes. En dehors de Montréal, on a remarqué la présence de gangs de rue à Laval, Québec, Gatineau, Drummondville, Longueuil, Saint-Jérôme, Alma, SaintJean-sur-Richelieu, Jonquière, Repentigny, Trois-Rivières et Sherbrooke. De janvier à août 2005, le SPVM a rapporté 719 délits contre la personne reliés aux gangs de rue. La majorité des victimes étaient des hommes, et 91 % des agressions sexuelles avaient touché des femmes. Depuis 2002, on a relevé 397 tentatives de meurtre, dont 51 ont été commises en 2005. En 2006, le SPVM a procédé à 1 529 arrestations, impliquant 300 garçons et filles mineurs. Il a mené des enquêtes sur 85 agressions armées, 12 meurtres et 42 tentatives de meurtre. Finalement, au cours des deux premiers mois de l’année 2007, 10 meurtres en rapport avec les gangs de rue, s’ajoutant à plusieurs tentatives de meurtre et à des agressions armées, ont été commis à Montréal. Ces actes criminels sont-ils attribuables à une nouvelle guerre entre les Bloods et les Crips ou bien à des purges internes ? À la lumière des informations recueillies sur le terrain, nous tendons plutôt à penser qu’ils relèvent de purges internes. Ces purges pourraient découler de l’Opération Colisée, durant laquelle des membres et dirigeants du Clan Italien ont été arrêtés, ainsi que des lourdes sentences prononcées à la fin du procès des gars de la rue Pelletier. Des territoires ayant alors été laissés vacants, certains se seraient organisés pour les occuper au plus vite. Il est aussi à mentionner que durant l’été 2007, plusieurs membres des motards obtiendront leur libération. L’été risque donc d’être chaud à Montréal…
2. UN PHÉNOMÈNE QUI A ÉVOLUÉ À Montréal, les gangs de rue sont apparus approximativement dans les années 1980. Certains ont commencé à prendre de l’expansion vers les années 1990, grâce, entre autres, aux alliances qu’ils ont réussi à conclure
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avec certaines organisations criminelles. Pourtant, la majorité des études menées à l’époque considéraient plutôt que le phénomène des gangs de rue était lié à des facteurs ethniques et culturels. Autrement dit, les gangs de rue étaient les fruits de la désorganisation sociale, du choc des cultures et du manque d’adaptation des jeunes immigrants à la terre d’accueil. Or, l’analyse des liens et des réseaux de ces groupes met davantage en relief des facteurs autres que ceux d’ordre ethnique. Le phénomène des gangs de rue s’explique notamment par la volonté de maintenir le pouvoir entre les mains des membres d’une même famille, par le recrutement intrafamilial ou d’amis évoluant dans le même milieu ainsi que par la conclusion d’alliances qui favorisent l’expansion économique de certaines bandes. Par expansion, nous entendons un élargissement non seulement des réseaux – au Québec, au Canada et dans plusieurs pays du monde –, mais aussi des activités criminelles, ainsi qu’une amélioration du mode de fonctionnement en tant qu’organisation. En fait, certaines bandes majeures montréalaises ont réussi au fil du temps à construire des réseaux vastes et prospères, dans plusieurs grandes villes canadiennes (comme Toronto), dans des pays tels qu’Haïti, la République dominicaine et la Jamaïque, et aux États-Unis (pour former le triangle Port-au-Prince – Miami – Montréal, par exemple). L’histoire des gangs de rue à Montréal est marquée notamment par des arrestations policières, des alliances et des guerres. Du fait de ces aléas environnementaux, plusieurs gangs ont évolué vers un mode de fonctionnement de plus en plus organisé, et les élèves semblent vouloir dépasser les maîtres. Des batailles dans la cour de récréation pour un chandail volé ou pour épater les filles, ils sont passés aux guerres de territoire pour le contrôle du marché illicite. Naguère, très peu de bandes majeures dominaient ce marché ; c’étaient les organisations criminelles qui menaient la danse. Les bandes s’efforçaient de récolter une part minime du marché de la drogue et étaient éventuellement chargées de recruter des jeunes filles pour le marché de la prostitution. Les rapports de force n’étaient donc pas les mêmes qu’actuellement. Depuis l’opération policière Printemps 2001, qui a permis de mettre sous les verrous plusieurs têtes dirigeantes des Rockers (un chapitre des Hells Angels), les bandes de rue majeures ne cherchent plus à avoir la bénédiction des motards pour conquérir des territoires ou vendre des produits, elles occupent les espaces devenus libres à la suite d’arrestations et agissent à leur guise. Dans La face cachée des gangs de rue 1 (chapitre 1), l’histoire de la guerre entre les deux grandes familles antillaises, les Bloods et les Crips, nous éclaire sur différents points : la façon dont les limites territoriales actuelles 1. Mourani, Maria (2006). La face cachée des gangs de rue, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 216 p.
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entre les différents groupes ont été établies ; les liens avec les motards ayant contribué à l’apparition de nouveaux produits, comme la cocaïne et l’extasie, ainsi que des armes à feu ; la découverte de nouveaux réseaux et de nouvelles façons de faire ; l’élargissement des contacts ; etc. Elle nous montre comment les guerres et les alliances ont permis à certains gangs de rue de se développer progressivement, de mieux se placer face à la concurrence et de survivre dans un milieu où la loi du plus fort est toujours la meilleure. À Montréal, on a recensé une vingtaine de bandes de rue majeures, composées d’environ 300 à 500 membres. On sait qu’il existe aussi beaucoup de bandes émergeantes, mais on ne peut les dénombrer ni savoir combien de membres elles comprennent car elles sont d’une grande instabilité. Les bandes majeures sont généralement celles qui font la manchette. Elles sont constituées d’adultes et, parfois, d’adolescents âgés de 16 à 17 ans. Elles sont bien organisées et impliquées notamment dans le trafic de stupéfiants, la prostitution, les fraudes en tout genre et les vols de voitures. Elles encaissent des millions de dollars chaque année, visent la rentabilité économique et cherchent à dominer le marché illicite. À leurs yeux, le territoire est donc de première importance, puisque de son étendue dépendent leurs revenus. Certaines d’entre elles ont des liens avec le crime organisé et forment une famille. Une famille est un groupe de bandes qui partagent certains territoires, qui fonctionnent comme des cellules ayant leur propre mode de gestion interne (décentralisation), qui sont organisées en fonction de paliers générationnels, qui appartiennent à un même clan et dont l’âge des membres est très variable. Une famille peut réunir aussi bien des bandes majeures que des bandes émergeantes. À Montréal, deux grandes familles dominent, les Bloods et les Crips, qui se différencient par des couleurs, soit le rouge pour la première et le bleu pour la seconde. En ce qui à trait aux bandes émergentes, elles sont composées de mineurs âgés de 8 à 17 ans. Elles présentent une organisation qui varie en fonction de l’âge des membres et de leur appartenance ou non à une famille. Dépendantes des aléas environnementaux, elles risquent souvent de disparaître quand elles n’obtiennent pas l’appui de bandes majeures ou ne comptent pas dans leurs rangs des membres forts. Les jeunes membres d’une bande émergente, intégrée dans une grande famille ou non, accordent une énorme importance à leur image, car celle-ci peut leur permettre d’être recrutés par une bande majeure. Pour eux, il est crucial de gagner leur place et de se faire un nom afin d’être enrôlés dans les ligues majeures. Par conséquent, le territoire est à leurs yeux un symbole d’appartenance avant d’être une source de revenus. Les membres des bandes émergentes peuvent se faire quelques centaines de dollars par semaine, entre autres par le trafic de stupéfiants, par le recrutement de jeunes filles pour la prostitution et par le vol. Toutefois, la criminalité est peu structurée dans ces bandes, qui n’ont pas de liens avec des organisations criminelles.
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3. LES ALLIANCES CRIMINELLES Les gangs de rue montréalais ne sont pas tous liés au crime organisé. Un grand nombre d’entre eux n’ont même aucune relation avec une organisation criminelle. Mais le petit nombre qui en ont occupent une place de choix dans le marché illicite. Certaines bandes de rue ont compris que la réussite passe par des alliances et des partenariats avec les organisations criminelles, qui contrôlent ce marché depuis des décennies. Les relations entre les bandes majeures et les organisations criminelles sont de deux types. Lorsqu’une bande réside dans la même ville qu’une organisation criminelle de même appartenance ethnique, elle entretient avec elle une relation de type paternaliste. La relation paternaliste met en jeu des personnes faisant partie de la même famille, ayant des liens de parenté ou de copinage et étant de la même ethnie. Ces personnes sont donc unies par des liens « tribaux » et ont en commun un même mode de recrutement et des intérêts commerciaux. En ce cas, les membres des gangs sont utilisés comme soldats, revendeurs et recruteurs de filles pour la prostitution. Toute bande majeure liée au crime organisé par une relation de paternité a énormément de difficultés à mûrir, c’est-à-dire à évoluer vers un mode de fonctionnement beaucoup plus organisé, puisque ses meilleurs éléments sont intégrés, à l’âge requis, dans l’organisation criminelle qui la chapeaute. C’est ce qui explique la relation de dépendance observée entre les gangs affiliés et l’organisation criminelle « mère ». À Montréal, les bandes russes et asiatiques partagent respectivement des relations de type paternaliste avec la mafia russe et les Triades chinoises. Les meilleures recrues peuvent donc espérer être, à l’âge adulte, intégrées dans l’organisation à laquelle leur bande est rattachée. Les relations de partenariat unissent, quant à elles, des personnes différentes les unes des autres. Ces individus ont peu de liens de parenté et peuvent être ou non de la même ethnie. En pareil cas, les bandes majeures et les organisations criminelles n’ont pratiquement en commun que des intérêts commerciaux. Ce sont des relations de ce type qu’entretiennent, par exemple, les Crack Down Posses (CDP) et les Krazz Brizz avec les Rockers, ou encore les Bad Boy et les Bo-Gars avec le Clan Italien. Parfois, les membres de telles bandes sont recrutés pour exécuter des contrats d’assassinat. Cependant, les organisations criminelles ayant des relations de partenariat avec des gangs de rue ne recrutent pas forcément leurs membres dans ces bandes. Chez les Hells Angels et le Clan italien, le recrutement ne se fait généralement pas dans les bandes alliées (les CDP ou les Bo-Gars, par exemple). Du côté des Hells Angels, Gregory Wooley, membre fondateur des Syndicats, représente apparemment la seule exception à la règle. Quant aux Bandidos, qui portaient autrefois le nom de « Rock Machines »,
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ils enrôlaient parfois des jeunes des minorités visibles. Cependant, depuis la fin de l’année 2006, cette organisation criminelle a subi de lourdes pertes et est actuellement dissoute au Québec. La plupart des membres du chapitre de Québec sont soit en prison, soit au cimetière. La relative sélection « raciale » des organisations criminelles dans leur mode de recrutement a obligé les bandes affiliées à mûrir, puisqu’elles ne pouvaient espérer entrer dans ces organisations. Autrement dit, elles se sont transformées en des groupes de plus en plus organisés et tendant à ressembler aux organisations criminelles. Nous pensons qu’à partir du moment où une bande atteint cette maturité, elle ne devrait plus être considérée comme une bande de rue, mais plutôt comme une organisation criminelle. Plusieurs organisations criminelles ont débuté leur carrière en tant que bandes de rue. Ces bandes ont compris assez tôt que si elles voulaient rester sur le marché illicite, elles devaient tout bonnement trouver leur place et faire leur trou. Elles ont donc décidé de développer leurs propres réseaux et de multiplier les contacts. De telles bandes sont de mieux en mieux organisées et gèrent actuellement des berceaux de recrutement où des jeunes des minorités visibles peuvent gagner leur place. Elles sont devenues des bandes qui n’ont plus rien à envier aux motards et sont des modèles pour les jeunes qui choisissent de faire carrière dans le marché illicite et ne peuvent espérer être un jour recrutés par les Hells Angels, compte tenu de leur « race ». Ces bandes sont indépendantes et s’organisent en familles, au sein desquelles elles gèrent « l’entreprise » et forment leurs leaders ou leurs soldats de demain. Si des bandes de ce genre continuent à se multiplier au même rythme qu’actuellement, elles parviendront à faire émerger une mafia antillaise à Montréal, en collaboration avec leurs modèles, ces « hommes d’affaires » qui sont déjà sur la bonne voie.
4. POUR UNE LUTTE EFFICACE CONTRE LES GANGS DE RUE : TROUVER LE JUSTE ÉQUILIBRE ENTRE PRÉVENTION ET RÉPRESSION Pour combattre les gangs de rue, il est capital de trouver le juste équilibre entre prévention et répression. Investir massivement dans la répression en délaissant ou en minimisant la prévention est loin d’être la meilleure solution. Mieux vaut jouer sur les deux tableaux : par la prévention, on jugulera le recrutement de nouveaux membres et par la répression, on éliminera les acteurs chroniquement impliqués dans le marché illicite. La tactique de l’étau ! Le but de la manœuvre est d’empêcher, ou au moins de freiner le recrutement et de neutraliser les adultes actifs afin de provoquer un épuisement de la relève et un vieillissement des bandes. Cela revient à dire
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qu’il ne faut plus négliger les bandes dites émergentes, car dans quelque temps, elles seront peut-être des bandes majeures. Après tout, dans les années 1990, les CDP étaient une bande de « petits culs » qui jouaient aux durs à la sortie de l’école et maintenant, cette bande est une organisation majeure dans le marché illicite. En ce qui concerne la prévention, quels doivent être le but et les personnes visés ? La prévention doit avoir pour objectif de contrer le recrutement des jeunes et d’aider les mineurs à quitter les bandes dont ils sont membres. En faisant de la prévention auprès des mineurs plutôt qu’auprès des adultes, on aura plus de chances de réussir, car on peut présumer que, dans la plupart des cas, les mineurs ne disposent pas encore d’un réseau criminel très élaboré. Par conséquent, la prévention auprès des membres de bandes filles et bébés peut être utile. Et ce, même si ces bandes font partie des familles des Crips et des Bloods. L’âge aidant, les mineurs enrôlés dans ces bandes sont encore réhabilitables, mais la tâche pourrait se révéler bien plus difficile qu’avec des mineurs d’une bande ne faisant pas partie d’une grande famille. Car il ne faut pas oublier que, dans une famille, les bandes de mineurs sont en général sous le contrôle de bandes majeures constituées d’adultes ayant la charge de faire leur « éducation criminelle ». Faire de la prévention auprès de jeunes n’ayant aucun lien avec les organisations criminelles peut s’avérer beaucoup plus facile et beaucoup plus efficace que faire de la prévention auprès de jeunes ayant des liens avec ces organisations. En effet, nous avons constaté que dans les cas où une organisation criminelle aidait, contrôlait ou chapeautait une bande de rue, il était extrêmement compliqué, pour ne pas dire quasiment impossible, de faire de la prévention, surtout quand le jeune ciblé avait un membre de sa famille dans ladite organisation. Avoir un membre de sa famille dans une bande mère ou dans une organisation criminelle ayant une bande sous sa tutelle n’aide guère à envisager l’avenir ailleurs que dans le milieu criminel… Par conséquent, nous avons tout lieu de penser que face à un membre d’une bande mère, d’une organisation criminelle ou d’une bande très structurée, ou encore devant un adulte intégré depuis longtemps dans le réseau criminel, il serait plus efficace d’appliquer des mesures répressives plutôt que préventives. Il ne sert à rien de se bercer d’illusions, la prévention ne donne aucun résultat avec ces personnes-là. Il est beaucoup plus fructueux de dépenser de l’énergie et de l’argent, primo, pour faire de la prévention dans les écoles auprès des mineurs, des jeunes membres de bandes émergentes, des futures recrues des bandes émergentes et des jeunes impliqués dans des bandes de peu d’envergure et n’ayant aucun lien avec des organisations criminelles ; secundo, pour intégrer ces jeunes dans le marché du travail ; tertio, pour mettre en œuvre des programmes favorisant la réussite scolaire.
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Dans les autres cas de figure, la répression est beaucoup plus efficace que la prévention, mais cette option ne doit être vue que comme un dernier recours. N’oublions pas que la répression a pour ultime objectif de dissoudre les bandes structurées et bien organisées, donc de démanteler les réseaux créés par ces bandes. En démembrant ce genre de bandes, les policiers tentent d’enrayer le phénomène par le haut, c’est-à-dire en décapitant les têtes dirigeantes et leurs acolytes. Cette tactique ne peut être efficace si l’on ne s’attaque pas parallèlement, avec des programmes de prévention, au recrutement de la relève. Il ne faut jamais perdre de vue la tactique de l’étau. Et il faut veiller à ne pas tomber dans le profilage racial et la répression de groupes identifiés en fonction de leur appartenance ethnique. Par ailleurs, après toute opération d’envergure ayant mené à l’arrestation de membres de groupes criminalisés – qu’il s’agisse de gangs de rue ou de leurs alliés, les motards et les mafias –, les forces policières devraient continuer à surveiller les territoires des groupes démantelés afin de ne pas laisser d’autres groupes prendre la place laissée vacante. Dans ces zones à risque, la mise en application de programmes de prévention ne peut que contribuer à une amélioration de la sécurité. Les bandes de rue insensibles à la prévention sont celles constituées d’adultes et celles ayant des liens avec des organisations criminelles (ce qui est le cas des Ruffriders, par exemple). Dans cette catégorie, entrent notamment certaines bandes majeures intégrées dans une grande famille (telles que les CDP et les Bo-Gars) et celles ne faisant pas partie d’une famille, mais se trouvant sous la coupe d’une organisation criminelle de même origine ethnique qu’elles (comme les bandes russes et asiatiques). Cependant, il est important de ne pas traiter les individus selon un cadre rigide où tous les adultes seraient automatiquement exclus des programmes de prévention. Dans l’étude des êtres humains, on ne rencontre jamais l’absolu. En ce qui concerne la répression, elle ne doit surtout pas se résumer à des arrestations. La répression peut être exercée de différentes manières. Certaines méthodes sont draconiennes et aboutissent à des arrestations, d’autres sont plutôt stratégiques. Une bonne stratégie consisterait à repérer les points faibles des bandes majeures que l’on souhaite faire disparaître et à agir en fonction de ces failles. Prenons les Crips, par exemple. Quels sont leurs points faibles ou de dissension ? Une tension à l’interne dans la bande des CDP, une tension entre Saint-Michel et Pie-IX, un faible leadership, le désir de Wooley d’unir les rouges et les bleus (centralisation qui se ferait au détriment des autres dirigeants), des dirigeants avides de pouvoir, l’arrestation des motards durant l’opération Printemps 2001, etc. Devant de telles
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failles, il suffit de déployer des stratégies favorisant la division des groupes en place. Diviser pour régner ! Il y a autant d’actions à mettre en œuvre que de failles repérables chez une bande ou un ensemble d’organisations. Le phénomène des bandes de rue, en raison de sa complexité et de sa mouvance à la fois structurelle et organisationnelle, doit être abordé par les forces de police, toutes divisions confondues, de façon globale. Il est capital que la circulation de l’information entre les corps de police ne soit pas entravée par les querelles de clocher. Il faut en arriver à des actions concertées. Que ce soit au SPVM, au SCRS, à la SQ, à la GRC ou au SRCQ (Service de renseignement criminel du Québec), l’information doit constamment être mise à jour et transmise aux agents de contrôle social travaillant dans le domaine, car les bandes changent rapidement de nom et de territoire. L’heure est à la mondialisation de ce genre de criminalité. À Montréal, le SPVM a sa propre division du renseignement concernant les bandes de rue. Cette division travaille en concertation avec la division du crime organisé, les équipes de quartier et la division de la moralité. D’autres organismes non policiers sont également mis à contribution. Il faut donc s’arranger pour que tout le monde travaille avec les mêmes données, autrement dit pour que tout le monde soit sur la même longueur d’onde. Car la circulation de l’information n’est pas tout, il faut aussi que le phénomène des bandes de rue, continuellement en expansion, soit compris de la même façon par tous. Bref, il est indispensable que les escouades des différents paliers gouvernementaux et les organisations œuvrant auprès des jeunes travaillent en étroite collaboration et en toute transparence. L’escouade Sans Frontière, qui était constituée de différents corps policiers, dont la GRC, et qui a permis de mettre sous les verrous les gars de la rue Pelletier, constitue un bel exemple de collaboration. Malheureusement, elle n’a été créée que pour mener à bien l’enquête sur la rue Pelletier. Il est maintenant primordial que le ministère de la Sécurité publique crée un bureau spécial « Gangs de rue du Québec », qui veillera à centraliser les données et les organigrammes des réseaux, à favoriser la recherche dans le domaine et à centraliser toutes les enquêtes en cours ou antérieures quel que soit le corps policier les ayant conduites. Ce bureau pourrait être composé d’enquêteurs spécialisés dans les gangs de rue, de travailleurs de rue, de travailleurs sociaux, de responsables de centres jeunesse, mais aussi de chercheurs dont la fonction principale serait de concilier la pratique et la théorie, le travail quotidien sur le terrain et la conceptualisation des données. En fait, son efficacité dépendra de la diversité des intervenants le constituant et du travail en équipe. Ce bureau devra aussi devenir l’instance nationale qui fera le lien avec les différentes régions, le reste du
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Canada et les pays étrangers. Cette conception globale des forces d’intervention est fondée sur la nécessité de démanteler les réseaux gangs de rue/crime organisé déjà bien implantés à Montréal et dans l’ensemble du Québec. En impliquant des personnes de terrain, telles que des travailleurs de rue, dans le bureau spécial « Gangs de rue du Québec », il sera possible d’avoir accès à un grand nombre de renseignements que les policiers ont bien du mal à obtenir, mais que des intervenants de ce genre peuvent recueillir chaque jour grâce à la relation de confiance qu’ils établissent avec les jeunes. Les bandes de rue montréalaises ont beaucoup évolué, mais nos façons de faire n’ont pas suivi le mouvement. Ce phénomène doit être désethnicisé et vu sous l’angle du crime organisé. Pour l’enrayer, il faudra innover. Il faudra mettre au point des outils et des tactiques de prévention ainsi que de répression adaptés à chacun. Et garder en tête qu’on ne peut vaincre un adversaire dont on ne connaît pas l’histoire et dont on ne comprend ni le mode de fonctionnement ni ce qui explique ses actions et ses relations avec les autres. Les réseaux des gangs de rue peuvent nous apprendre beaucoup sur le fonctionnement et la naissance de ces bandes. Pour les combattre, nous devons penser comme elles ! Cela modifiera le rapport de force entre les agents de contrôle social et les acteurs du marché illicite. Toutefois, il ne faut pas oublier que toute entité qui se sent menacée crée de nouvelles méthodes d’adaptation à son environnement. Même si nous découvrons la recette infaillible, ce dont je doute fort, les bandes de rue s’adapteront constamment aux menaces sociétales. C’est la raison pour laquelle il est essentiel que le bureau spécial « Gangs de rue du Québec » ait des chercheurs en son sein ; grâce aux informations que ces chercheurs lui donneront, il pourra suivre l’évolution de ces groupes. Enfin, il est fondamental que la Loi antigang soit appliquée de la même manière dans tout le Canada. Au Québec, cette loi qui est née à la suite de la guerre entre motards dans la province et de l’homicide d’un jeune enfant dans le quartier d’Hochelaga a été bien utilisée contre les organisations criminelles. En janvier 2007, après l’arrestation des gars de la rue Pelletier, le juge Bonin a jugé coupables de gangstérisme des membres de gangs de rue ; c’était une première au Canada. La Loi antigang peut donc être appliquée contre des membres de gangs de rue, mais elle n’est pas utilisée dans le reste du Canada de la même façon qu’au Québec. Or, cela compromet la lutte contre les gangs de rue. Par conséquent, il est indispensable que la justice canadienne soit plus constante dans sa manière de juger ce genre de groupes. Il faut qu’elle considère le fait que les bandes de Toronto influent sur la dynamique des bandes montréalaises et vice versa. Depuis six ans environ, les gangs prennent de l’expansion et, surtout,
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créent des réseaux pancanadiens et internationaux. Alors, les agents de contrôle social – forces de police, gens de justice, ONG, etc. – doivent faire comme eux ; ils doivent travailler en réseau et agir de concert.
5. L’INTERVENTION En ce qui concerne l’intervention, il n’y a pas de recette infaillible ni de méthode meilleure que les autres. L’important, c’est de traiter chaque jeune selon ses particularités et de lui apporter l’aide nécessaire pour qu’il puisse utiliser ses forces dans le but de sortir de l’impasse. Posons-nous les deux questions suivantes : Pourquoi un jeune a-t-il envie de faire partie d’un gang de rue ? Pourquoi un jeune décide-t-il de quitter un gang ? Les raisons entourant l’entrée dans un gang de rue sont multiples et dépendent des besoins de chaque individu. Certains entrent dans une bande parce qu’ils espèrent y trouver une famille, d’autres parce qu’ils sont en quête de pouvoir, d’argent, de protection, de valorisation, d’amour ou d’amitié. D’autres encore y voient là un moyen d’épater les filles et de gagner assez d’argent pour s’offrir des bijoux, des Hummers, des grosses maisons, etc. Pour ce qui est de la décision de quitter un gang de rue, elle est loin d’être facile à prendre. Tout d’abord, elle nécessite de renoncer à vivre dans le luxe avec des tas de filles autour de soi. Difficile, car il s’agit là d’une existence palpitante. Cependant, cette existence réclame de vivre très dangereusement. C’est pourquoi la première raison qui pousse un jeune à quitter un gang est la peur de la mort. Cette peur peut être éveillée aussi bien par l’assassinat d’un ami membre de la bande que par le fait d’avoir été victime d’une tentative de meurtre ou grièvement blessé au cours d’une bataille entre gangs rivaux. La peur fait partie du quotidien des membres de gangs de rue, mais à partir du moment où elle les envahit totalement, ils ne peuvent plus accomplir leur tâche. D’après ce que nous ont dit d’anciens membres de gang, diverses autres raisons peuvent aussi conduire un jeune à se retirer de sa bande : la naissance d’un enfant, un déménagement ou le fait d’avoir trouvé la foi, Dieu dans un pénitencier. À propos d’incarcération, il est à noter qu’elle est plus ou moins efficace sur le plan de la réhabilitation, car elle facilite l’apprentissage des procédés criminels.
6. QUI SONT LES JEUNES QUI DÉCIDENT DE S’IMPLIQUER DANS UN GANG DE RUE ? Lorsqu’on cherche à déterminer qui sont les jeunes membres des gangs de rue, il est important de veiller à ne pas tomber dans le piège du « profil type ». À mon sens, vouloir à tout prix travailler avec des profils types ne
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conduit qu’à s’enfermer dans un carcan où on ne peut plus percevoir le jeune dans son individualité et sa différence. En outre, cette façon de procéder contribue à la stigmatisation des minorités visibles et au profilage racial. Les jeunes qui font partie des gangs de rue sont comme tous les jeunes ; dans un monde néolibéral où tout s’achète et se vend, ils visent la réussite financière. Cette réussite tant valorisée par la société ! Cependant, ils estiment que pour atteindre cet objectif, il existe d’autres moyens que ceux préconisés par la société, des moyens plus rapides et plus fiables. Ces jeunes sont des leaders. Ils sont intelligents, charismatiques, enjôleurs, idéalistes, loyaux et cyniques. Ce sont des jeunes en colère. Ils ont le sens de l’honneur et du respect, envers le gang bien sûr. Certains sont des décrocheurs, d’autres se présentent régulièrement aux cours. Certains ont des problèmes familiaux et de toxicomanie, d’autres s’entendent très bien avec leurs parents et ne touchent à aucune drogue. Ces jeunes proviennent de toutes les couches socio-économiques, même si un plus grand nombre proviennent des classes moyenne et faible. Ce sont des jeunes dont la société n’a pas su voir les grandes qualités et que les gangs ont su récupérer en leur offrant de plus grandes chances de réussir. Les membres de gangs de rue ne sont donc pas des monstres venus d’une autre planète ou de pays étrangers pour corrompre notre beau Québec. Ce sont des jeunes de chez nous qui tentent de survivre dans un monde polarisé entre le riche et le pauvre, le bon et le méchant, le « Québécois de souche » et « l’étrange », entre le « eux » et le « nous ». Ce sont aussi des jeunes qui ont un ou plusieurs membres de leur famille dans une bande de rue ou une organisation criminelle ; ou qui sont d’une lignée de membres de gangs de rue ; ou qui ont dans leur famille un martyre des gangs de rue, un homme qui a donné sa vie pour le groupe ; ou qui fréquentent beaucoup d’adultes ou des adultes ayant des activités criminelles ; ou qui ont l’habitude d’aller dans des lieux dont l’entrée est normalement réservée aux adultes (les bars et les clubs, par exemple) ; ou qui ont pour seuls modèles des criminels et des personnes violentes, comme Fifty cent, Maurice Boucher ou le Parrain ; ou qui n’ont pas peur de tuer ni d’agresser autrui ; ou qui vivent sur des territoires appartenant à des gangs de rue ; ou qui, en plus de certaines qualités utiles dans le milieu criminel, ont des liens de parenté avec des personnes qui intéressent les gangs de rue, comme des personnes dans le milieu des affaires ou dans le milieu juridique. Or, tous ces facteurs, dont la liste n’est pas exhaustive bien sûr, sont des facteurs favorisant l’entrée dans un gang de rue.
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7. COMMENT INTERVENIR AUPRÈS DES MEMBRES DES GANGS DE RUE ? Les intervenants auprès des jeunes membres des gangs de rue le savent bien : malheureusement, il n’y a pas de recette ni de solution miracle. Par ailleurs, on ne peut pas aider tout le monde. L’aide qu’on peut apporter en tant qu’intervenant est fonction de l’engagement du jeune dans un processus de réhabilitation ou dans des démarches préventives. En fait, le seul et unique sauveur demeure le jeune lui-même. Cependant, un jeune en pleine gloire criminelle sera peu réceptif aux interventions. Par ailleurs, l’impact que peut avoir un intervenant sur un jeune impliqué dans un gang de rue dépend, à mon sens, du lien de confiance qu’il établit avec ce jeune. Or, une relation de confiance ne peut s’instaurer que dans le respect du jeune, mais aussi du gang. Il est très important de ne pas dénigrer, de ne pas diaboliser le gang et de ne pas refuser d’en parler. Il faut être réaliste, un gang peut être très « tripant » pour un jeune. Prétendre le contraire ne ferait que renforcer l’amour envers le groupe et, par voie de conséquence, le sentiment de solidarité. De surcroît, dénigrer le gang reviendrait à dénigrer la famille du jeune – puisque tout membre d’un gang de rue considère sa bande comme une famille – et donc le jeune lui-même. Autrement dit, l’intervenant doit reconnaître que le gang apporte du plaisir et des satisfactions personnelles au jeune. En outre, il peut de manière très objective mettre en relief les réels côtés négatifs du gang. Il gagnera ainsi le respect du jeune, qui ne se sentira ni dénigré ni jugé, mais informé de façon impartiale. Par ailleurs, interdire au jeune d’écouter du gangster rap et d’en parler équivaudrait à refuser de travailler sur un champ important de son monde imaginaire. De toute façon, il le fera quand même. L’intervenant devrait au contraire écouter du gangster rap avec le jeune afin de pouvoir en discuter avec lui, de comprendre son monde symbolique et de confronter ainsi les messages de ce genre de musique avec les valeurs du jeune. Les jeunes en difficulté, et plus encore les membres des gangs de rue, ont une sainte horreur des intervenants jouant les moralisateurs ou s’attribuant un rôle parental. Ces jeunes ont des parents et souhaitent que ce soient ces derniers qui tiennent le rôle de père ou de mère. Lors d’une étude que nous avons menée en 2002 sur les patrouilleurs de rue de la Maison d’Haïti du quartier Saint-Michel, les jeunes patrouilleurs ont tous été très catégoriques quant à l’attitude à adopter avec des jeunes marginaux ou des membres de gangs de rue : négocier, écouter, observer, conseiller, être des modèles de référence, donner l’espoir d’un monde meilleur, font partie de leurs devises. Faire de la prévention pour éviter la répression policière aussi. En établissant un partenariat avec les forces
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policières, ils obtiennent un avantage dont d’autres intervenants de la rue ne bénéficient pas forcément : la possibilité d’être consultés sur les arrestations. Ainsi, ils peuvent discuter avec les policiers des mesures à prendre pour tel ou tel jeune. Ils peuvent également éviter les bagarres avant que la police n’intervienne et ne procède à des arrestations, ou éviter que des jeunes, souvent des enfants d’une dizaine d’années, ne soient victimes des gangs. Ces patrouilleurs de rue sont des jeunes qui, dès le départ, avaient une certaine crédibilité dans le quartier Saint-Michel et un bon potentiel, mais qui ne se projetaient pas forcément dans l’avenir ou utilisaient leur leadership négativement. En fait, la patrouille de rue n’est pas un métier qui s’apprend, c’est une expérience de vie. Les jeunes patrouilleurs apportent avec eux leur vécu. Ce ne sont pas des intervenants… ce sont des frères ou des sœurs. Face à un phénomène aussi complexe que celui des bandes de rue, il faut être très nuancé dans la mise au point des interventions. En d’autres termes, pour pouvoir doser et cibler l’intervention, il est fondamental de connaître les différents types de bandes, leurs noms, leurs signes distinctifs, leurs territoires et leurs particularités. Et comme ce phénomène est en constante évolution, il est indispensable de se tenir toujours au courant sur ces points-là. Par conséquent, tous les intervenants, les corps policiers et les organisations communautaires concernés doivent avoir non seulement de bonnes connaissances théoriques sur le sujet, mais aussi, et surtout, de bonnes connaissances pratiques. Ils doivent comprendre et connaître le phénomène des gangs. Sinon, comment pourront-ils déterminer si un jeune leur ment, si sa vie est en danger, s’il fait partie d’une bande intégrée dans une famille, etc. ? Si on ne sait pas que les Bloods sont une famille de gangs qui se démarquent par la couleur rouge et occupent les territoires, entre autres, de Rivière-des-Prairies et Montréal-Nord, comment pourrait-on croire et aider un jeune qui se dit membre des Crips, une famille adverse, et nous supplie d’empêcher son transfert dans une école de Montréal-Nord ? Vous pensez qu’il s’agit là d’une légende urbaine ? Vous avez tort, c’est un cas réel ; un jeune s’est fait tuer dans Montréal-Nord après son changement d’école. En résumé, la connaissance du terrain est fondamentale pour que les interventions soient efficaces. Cibler l’intervention permettra non seulement d’être plus efficace, mais aussi de ne pas stigmatiser certains jeunes ou certains groupes ethnoculturels. On évitera ainsi la répression inutile et les bavures policières, qui ne font qu’alimenter la colère, la méfiance et la haine des jeunes et de leur famille envers la société, en plus de créer un certain clivage social entre les zones qualifiées de ghettos et les autres quartiers, ainsi qu’entre la population d’accueil et les personnes issues de l’immigration. Cibler l’intervention favorisera le développement de relations de confiance et la conclusion
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d’alliances entre les intervenants, les policiers, les jeunes et leurs familles, mais aussi avec des communautés entières qui peuvent, elles aussi, aider à combattre les bandes dans leurs quartiers respectifs. Les relations de confiance seront très précieuses pour réconcilier les jeunes avec la société, souvent perçue comme rejetante, hypocrite et complice de leur délinquance. Par ailleurs, l’attitude plus juste des représentants de la société dominante à l’égard des bandes permettra de contrer le recrutement et, finalement, de dissoudre les bandes de rue. Toutefois, il faut bien garder en tête qu’il est impossible d’éliminer totalement la criminalité dans une société. En ce qui concerne les jeunes engagés dans un processus de réhabilitation, il devrait y avoir pour chacun un plan d’intervention personnalisé. Ce plan ne devrait pas seulement être axé sur le jeune, comme c’est le cas actuellement, mais aussi sur son gang. On pourrait y retrouver des données factuelles telles que le nom du gang ; le ou les territoires de ce gang ; l’appartenance à une famille (les bleus/les rouges) ; les liens avec d’autres groupes, dont des organisations criminelles ; le rôle du jeune dans le gang ; son ancienneté dans le gang ; son âge à son entrée dans la bande ; etc. On pourrait y mentionner également si des membres de sa famille font partie du même gang ou d’un autre gang et si ses parents savent qu’il est membre d’un gang de rue. Toutes ces données permettraient d’avoir un bon tableau de la situation et d’agir en fonction de ce que le jeune recherche dans la bande. La relation d’un jeune avec le gang de rue auquel il appartient peut être de différents ordres. Beaucoup de membres d’un gang considèrent ce dernier comme leur famille, mais quoi qu’il en soit, la majorité d’entre eux ont un besoin que le gang comble. Il est donc primordial de connaître le besoin de chaque jeune afin d’aider ce dernier à le satisfaire autrement que par l’appartenance à une bande. Il faut offrir aux jeunes d’autres solutions. Certains entrent dans une bande à cause d’une vision idéalisée d’un membre de gang qui aurait réussi. Ils sont en admiration devant le Parrain, le chef des Syndicats, les Hells Angels, ou les chanteurs de gangster rap. Les modèles de référence de ces jeunes sont pour la plupart des gangsters et les confortent dans leurs choix de vie. En fait, la grande majorité des jeunes que nous avons rencontrés sur le terrain se plaisent à dire qu’ils n’ont pas de modèles autres que des criminels. Cependant, l’image idéalisée du gangster reste plutôt fragile, car un grand nombre de jeunes ne savent pas ce qui les attend s’ils adhérent à un gang. Ils ont une image totalement fausse de la réalité. Ils n’attribuent à leur appartenance à la bande que des retombés positives, comme l’amitié, les relations avec des filles, l’argent facilement gagné, les beaux habits, le sentiment de se retrouver dans une famille, la puissance, le pouvoir, etc. Ils sont loin de s’imaginer qu’ils seront peut-être obligés un jour de tuer ou de blesser grièvement quelqu’un. Ils
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ne réalisent pas à quel point il est pesant de devoir toujours faire attention aux ennemis, les membres des gangs adverses, de vivre constamment dans la peur de mourir ou d’être blessé. Comme nous l’avons déjà mentionné, un bon nombre de jeunes décident de quitter le gang après avoir assisté à l’assassinat d’un membre ou échappé à une tentative de meurtre. Avec ce genre de clientèle, la relation d’aide nécessite en définitive d’être soi-même et de respecter ses limites ; de ne pas se mettre dans la position de la personne qui sait tout ; de ne pas juger ni condamner les jeunes et leur bande, mais de les respecter au contraire, même quand on leur expose notre opinion sur leurs choix ; d’être juste dans ses décisions et de toujours donner l’heure juste ; d’être à l’écoute ; de se faire respecter en faisant soi-même preuve de respect envers autrui ; d’observer le terrain ; de partager avec les jeunes des moments de plaisir choisis par eux ; de tenir toujours parole ; de donner des responsabilités aux jeunes afin qu’ils exercent leur leadership positif ; de ne pas avoir peur d’eux ; d’impliquer la famille dans le processus de prévention ou de réhabilitation ; de se garder des préjugés d’ordre ethnique ou racial ; de ne pas se donner pour mission d’être le défenseur de la société. Il faut être créatif, faire les choses autrement et, surtout, ne pas croire qu’on va sauver tous les jeunes. Cependant, il faut garder à l’esprit que chaque membre d’un gang de rue est un jeune dont les institutions sociales n’ont pas su voir les grandes qualités, contrairement au gang de rue.
CONCLUSION Depuis les années 1920, le phénomène des gangs de rue a donné lieu à diverses explications, fondées notamment sur de grandes études nordaméricaines menées dans différentes villes. Le recrutement, la désaffiliation, les caractéristiques des membres de bandes et la structure interne des bandes, entre autres, ont été longuement traités dans les conclusions de ces études. Une grande partie d’entre elles expliquent le phénomène des bandes comme un problème propre à certains groupes sociaux qui semblent composés de certains « types » de jeunes, généralement « carencés » socialement. Elles ont ainsi contribué à la stigmatisation de certains groupes d’individus, en l’occurrence la jeunesse issue de l’immigration, puisqu’elles expliquaient la formation des gangs de rue par le manque d’adaptation des jeunes immigrants et le besoin de protection dû aux conflits interethniques. Même si leurs auteurs nuancent leurs propos relatifs aux bandes actuelles, en avançant qu’elles ne seraient plus basées sur des préoccupations
L’INTERVENTION AUPRÈS DES MEMBRES DES GANGS DE RUE
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ethniques et de solidarité, mais qu’elles auraient plutôt des visées économiques axées sur le profit, il n’en reste pas moins que le phénomène des bandes de jeunes a été ethnicisé et le demeure. Or, toutes les bandes de jeunes ne présentent pas forcément une homogénéité ethnique ; elles ont même tendance à être de plus en plus multiethniques. En outre, l’homogénéité ethnique qu’on remarque dans certaines bandes semble davantage résulter d’un recrutement intrafamilial et de copinage que d’un manque d’adaptation des jeunes issus de l’immigration ou d’un besoin de « solidarité ethnique ». En effet, les acteurs tendent à intégrer dans leur groupe des personnes de leur quartier, de leur âge, de leur famille ou encore leurs meilleurs amis, donc des personnes qui leur ressemblent. Les bandes de rue ont beaucoup évolué, mais nos façons de faire n’ont pas suivi le mouvement. Ce phénomène doit maintenant être désethnicisé et traité comme n’importe quel phénomène d’organisation criminelle. Pour freiner l’expansion des gangs de rues, dont l’efficacité sur le plan criminel est de plus en plus grande, nous devrons faire preuve d’innovation. Nous devrons créer des outils ou des tactiques de prévention ainsi que de répression adaptés à chacun. Nous devrons comprendre comment chaque bande fonctionne, connaître son histoire et savoir ce qui explique ses actions et ses relations avec les autres. Pour ce faire, il nous faudra étudier les réseaux des bandes et les liens créés par les différents acteurs du marché illicite. Cela nous permettra également de mieux comprendre la multiethnicité de certaines bandes et l’homogénéité d’autres bandes. Partir de la prémisse que les relations sociales sont une dimension incontournable pour comprendre le fonctionnement des bandes nous a permis de porter un regard différent sur le phénomène des bandes de rue. Nous en sommes ainsi arrivés à la conclusion que les solutions doivent être spécifiques, donc fort éloignées du profilage racial et de la discrimination. Les bandes de rue sont très différentes les unes des autres, et leur efficacité criminelle dépend en grande partie des relations qu’elles ont su établir au fil du temps. Certaines sont plus intégrées que d’autres dans le marché illicite et ont su développer non seulement des techniques de travail, mais aussi des alliances stratégiques. L’analyse des dynamiques relationnelles, des rapports de forces et de pouvoir, ainsi que des liens créés nous a permis d’éclaircir les raisons relatives à la formation d’une bande, à sa survie et au recrutement des jeunes dans ces bandes. Elle nous a permis aussi d’aller au-delà des notions d’appartenance, de protection, d’immigration, de tendance groupale des adolescents, et de dépasser les explications d’ordre culturaliste.
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L’étude des liens nous éclaire un peu sur les différentes bandes du marché illicite. Elle nous permet notamment de voir que les bandes ayant des relations avec des groupes puissants, tels que des organisations criminelles, sont beaucoup plus enracinées dans le marché illicite que les autres bandes, qui ne sont en fait que des regroupements de jeunes s’adonnant à des activités illicites de peu d’envergure. Or, cette distinction entre bandes majeures et bandes émergentes est fondamentale, car on ne peut intervenir de la même manière auprès de ces deux types de bandes. Outre comprendre le phénomène des gangs de rue, il nous faut modifier constamment nos modes d’intervention en fonction de son évolution, puisque toute entité qui se sent menacée élabore de nouvelles méthodes d’adaptation à son environnement. D’où l’importance d’avoir un bureau spécial « Gangs de rue du Québec » pour continuellement suivre l’évolution des bandes, afin de mieux aider les travailleurs sur le terrain à cibler leurs interventions auprès des membres des gangs de rue et à les concevoir en fonction de chaque jeune mais aussi de sa bande. Néanmoins, il reste que l’intervention demeure liée à la volonté du jeune de s’en sortir et que la lutte contre les gangs de rue ne peut se faire sans concertation avec les différents acteurs sociaux, dont la population dans son ensemble.
C H A P I T R E
12 PROFILAGE DIAGNOSTIQUE ET TRAITEMENT DES TROUBLES MENTAUX Les attitudes de la société Henri Dorvil
Selon un expert de la Faculté de droit de l’Université de Windsor (Tanovich, 2006), Racial profiling occurs when law enforcement or security officials, consciously or unconsciously, subject individuals at any location to heightened scrutiny based solely or in part on race, ethnicity, Aboriginality, place of origin, ancestry, or religion or on stereotypes associated with any of these factors rather than on objectively reasonable grounds to suspect that the individual is implicated in criminal activity. Racial profiling operates as a system of surveillance and control. It « creates racial inequities by denying people of color privacy, identity, place, security, and control over (their) daily life. » It shares many similarities with previous systems of control such as slavery and segregation, both of which had a long history in Canada. As one scholar has pointed out, « racial profiling is best understood as a current manifestation of the historical stigma of blackness as an indicator of criminal tendencies. »
Le profilage s’avère une notion qui a migré des études ethniques à la sociologie de la santé. Un stigmate est une marque au couteau ou au fer rouge que l’on faisait sur la peau d’un individu (esclave, criminel, traître)
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pour le désigner à l’opprobre du public, car il était frappé d’infamie, il était rituellement impur. Cette marque physique, avec le temps, est devenue de plus en plus une marque sociale. Goffman (1975) précise : Un individu qui aurait pu aisément se faire admettre dans le cercle des rapports sociaux ordinaires possède une caractéristique telle qu’elle peut s’imposer à l’attention de ceux d’entre nous qui le rencontrent, et nous détourner de lui, détruisant ainsi les droits qu’il a vis-à-vis de nous du fait de ces autres attributs. Il possède un stigmate, une différence fâcheuse d’avec ce à quoi nous nous attendions. Quant à nous, ceux qui ne divergent pas négativement de ces attentes particulières, je nous appellerai les normaux.
Il existe plusieurs types de stigmates. En dehors des anomalies physiques constituant le premier type, viennent les différences de caractère qui, aux yeux d’autrui, prennent l’aspect d’un manque de volonté, de passions irrépressibles ou antinaturelles, de croyances égarées ou rigides, de malhonnêteté. Les personnes jugées mentalement dérangées font partie de cette catégorie où l’on retrouve également les prisonniers, les drogués, les alcooliques, les chômeurs, les suicidaires, les gens d’extrême gauche et jusqu’à tout récemment, les gais et lesbiennes. Un des stigmates les plus coriaces et les plus tabous est le Racial Profiling (sélection raciale), profil statistique construit à même des banques de données. Ce marqueur social construit sur un phénotype racial donne lieu à un genre de harcèlement policier qui consiste à contrôler et arrêter d’une manière intempestive les gens de race noire ou les hispanophones jusqu’à deux fois par mois, cinq fois plus souvent que les Blancs. Une jolie voiture conduite par un Noir, c’est une voiture de dealer. Même si 80 % des consommateurs de cocaïne aux États-Unis sont blancs, la police cherche de la drogue en priorité chez les Noirs et les Latino-Américains, en conformité avec le Drug Courrier Profile. D’ailleurs, c’est maintenant connu. Quand les policiers se mettent en parallèle des autoroutes, ils contrôlent la conduite automobile à même les plaques d’immatriculation. Quand ils garent leur voiture en retrait de manière perpendiculaire à la circulation automobile, ils contrôlent avant tout le profil racial. Ce problème est d’actualité et fait la une dans les journaux du Québec. Le Conseil interculturel de Montréal (Cauchy, 2006) a dévoilé un avis sur le profilage racial. Un jeune de la polyvalente Georges-Vanier d’origine haïtienne témoigne : l’autre jour, des policiers m’ont arrêté alors que je courais vers la station de métro pour attraper le dernier train. Il y avait plein d’autres personnes qui passaient mais les policiers ne faisaient rien. Si la couleur de la peau (les Noirs, Hispaniques, Asiatiques, Musulmans) signe en quelque sorte la ligne de démarcation et voue ces personnes au traitement discriminatoire, il en est de même du diagnostic psychiatrique qui enlève, à toutes fins pratiques, l’essence même de la nature humaine aux personnes usagères des services de santé mentale.
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Ce chapitre se divise en trois parties. Tout d’abord, un aperçu de la problématique générale de la beauté ; ensuite, une étude de cas relatant le témoignage d’une personne diagnostiquée schizophrène à l’âge de 17 ans et qui a eu à vivre avec ce stigmate plus difficile à traiter que la maladie elle-même. En dernier lieu, une revue de littérature récente décrira les attitudes de la société à l’égard des personnes présentant une maladie mentale (PPMM) pour ce qui concerne le logement, l’emploi ou les médias de masse.
1. BEAUTIFUL PATIENTS ARE GOOD PATIENTS Il y a de cela un quart de siècle environ (Nordhlom, 1980), une recherche confirmait les préjugés favorables que les travailleuses sociales, les psychologues, les médecins nourrissent à l’égard de leurs clients beaux et tranquilles. Il en est de même en cour de justice où les beaux accusés, les femmes « sexy », les gens instruits en général écopent de peines moins sévères (beautiful but dangerous). Selon Amadieu, un professeur de sociologie et de gestion des ressources humaines, être beau, c’est un atout dans la vie. Un individu doté d’une caractéristique qui a été perçue par les autres comme distinctive va déclencher un certain nombre de préjugés. On va lui prêter des qualités ou des défauts et, du coup, tout ce qu’il va faire ou dire ne sera pas évalué de façon juste. Il y a une sorte de flou ou de brouillard qui va auréoler cette personne et qui va faire qu’au fond, on ne verra pas les caractéristiques réelles de la personne. Cet effet de halo profite aux uns et nuit aux autres. Surtout, il brouille la perception et la vision des autres de ce que l’on est vraiment (2005, p. 31)
L’apparence a un impact sur l’insertion professionnelle et l’ascension professionnelle des individus. Dans deux cas de testing, j’ai constaté qu’un visage disgracieux ou une surcharge pondérale entravent l’accession à un emploi. Il existe aussi des travaux sur les déroulements de carrière. Les effets de la taille des individus ont été démontrés. Les gens de grande taille font de meilleures études, gagnent plus que des gens de petite taille (Amadieu, 2005, p. 31).
Il vaut mieux être né beau dans un milieu défavorisé que laid dans un milieu favorisé. Il est peu probable qu’un laid né dans un milieu favorisé connaisse un déclassement social dû à son handicap physique. Les images des gens beaux, minces, bronzés, souriants sont partout à la télévision, sur les pancartes publicitaires et deviennent au fil du temps la norme très largement dominante.
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Par ailleurs, depuis les philosophes de la Grèce antique, il existe une association entre la beauté du visage et celle de l’âme. Le stéréotype « ce qui est beau est bien » se manifeste sur plusieurs registres, incluant des dimensions sociales comme l’extraversion, la sociabilité aux compétences (intelligence, qualifications) sans oublier la santé physique, mentale, la grandeur, la puissance d’attraction sexuelle, etc. Si les effets de ces stéréotypes peuvent s’observer à l’évaluation scolaire, dans le processus d’embauche, ou pour des promotions, ils sont parfois déterminants dans les diagnostics et les pronostics médicaux, dans l’évaluation de la dangerosité et pour toute décision judiciaire. Par exemple, une recherche (Farina, 1986) établit que les malades mentaux qui sont les moins attirants ont un diagnostic plus sévère et sont hospitalisés plus longtemps. A contrario, les autorités hospitalières autorisent les plus attirants à vivre hors de l’hôpital pendant plus longtemps. Une autre recherche (Zebrowitz et McDonald, 1991) démontre que le degré d’attirance du plaignant a un poids déterminant sur la diminution des chances de l’accusé. Toute cette problématique doit être drapée dans l’individualisme contemporain nimbé de narcissisme où le flot d’images s’avère incessant, où le sensationnalisme prime. La surabondance des images (Denis, 2004, p. 176) fait écran à notre monde intérieur : il peut exister ainsi une sorte de toxicomanie des images, qui s’apparente à la traumatophilie et qui, comme tout recours à un toxique, vise à en réprimer les effets. La médecine est une discipline où le regard tient une place fondamentale, mais il s’agit d’un regard de pathologiste, d’emprise, d’étiquetage d’objet et non de compréhension de l’être humain dans toutes ses dimensions, d’empathie, d’acceptation inconditionnelle d’autrui. Le regard est au cœur de la condition humaine, disait Claudine Haroche (2004, p. 160). Le déni du regard est alors susceptible de provoquer la perte de l’intériorité et de déposséder la personne de ses attributs les plus fondamentaux. De là, l’importance des apparences, la recherche de notre part de l’attention qui deviennent des éléments déterminants dans le jugement porté sur un individu, et par ricochet sur notre identité. Il faut être regardé pour être reconnu. L’individu dit normal ou aux prises avec des troubles mentaux a un profond besoin d’attention et de regard. Comme je l’ai avancé en début de chapitre, le stigmate associé aux troubles mentaux s’avère très traumatisant et enlève aux personnes diagnostiquées l’essence même de la nature humaine associée à la rationalité et à la volonté. Si vrai qu’il faut se rétablir non seulement de la maladie mentale mais aussi des effets de l’étiquette « malade mental ». Les professionnels des services de santé mentale, les chercheurs (Link et Phelan, 1999), essaient de comprendre l’état des personnes diagnostiquées. Cependant, seule la personne ayant vécu le traumatisme du diagnostic et de l’internement
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psychiatrique est à même de l’exprimer authentiquement dans la force de la sévérité des conséquences. C’est le cas de Patricia E. Deegan, Ph. D, directrice de programme, Northeast Independant Living Program, Lawrence, Massachusetts et consultante au National Empowerment Center.
2. ÉTUDE DE CAS – AUTOBIOGRAPHIE DE PATRICIA DEEGAN L’autobiographie désigne simplement le récit rétrospectif écrit qu’une personne fait de sa propre vie, sans interlocuteur ou intermédiaire extérieurs. L’élément de définition le plus important à retenir de l’autobiographie (Létourneau, 1989) est qu’il s’agit d’un récit élaboré comme une réinterprétation de sa vie en vue de lui trouver un sens. L’acte d’écriture proprement dit est donc inséparable d’une prise de conscience (latente ou manifeste) et d’un effort d’intégration de divers épisodes dont chacun à été vécu de façon spécifique et sans s’inscrire nécessairement dans un projet de vie complet et logique. Le récit de Deegan (1993) répond justement à cette définition du document biographique. Au cours de mes réflexions devant alimenter mon témoignage, j’ai fait un retour en arrière dans ma vie quand j’étais adolescente et que je venais d’être diagnostiquée la toute première fois pour une maladie mentale grave. Je pensais à la première de mes deux hospitalisations et dans quelles circonstances on a associé mes problèmes à de la schizophrénie et trois mois après, lors de ma seconde hospitalisation, j’étais devenue une schizophrène chronique. Je m’étais dit que j’avais une maladie comme le diabète et que si je continuais à prendre mes médicaments neuroleptiques pour le reste de ma vie et si j’évitais des situations trop stressantes, je serais capable de m’y adapter. Je me souviens du moment où le psychiatre a prononcé ces mots, tous mes rêves d’ado volèrent en fumée. Plus question de jouer à la crosse dans l’équipe féminine des États-Unis ou de travailler dans le Peace Corps. Toutes ces fonctions de mon identité s’échappaient de ma personne. Un processus de déshumanisation, de dévalorisation s’opérait en moi : je n’étais plus une personne, je devenais une maladie. Je n’étais plus Pat Deegan mais une schizo. Un profond sentiment de solitude, de perte de valeur, de manque de dignité s’emparait de moi. Des membres du personnel des soins me donnaient des médicaments, prenaient ma tension artérielle, faisaient de l’ergothérapie, de l’occupation thérapeutique, des loisirs avec moi. Cependant, j’étais toute seule avec ma solitude, à la dérive sur une mer sans nom sans boussole ou gouvernail. Ça aurait été tellement réconfortant si quelqu’un était venu m’encourager en me disant par exemple : Tenez bon, vous allez vous en sortir. Et le plus profond sentiment de solitude
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venait du fait que beaucoup de gens me parlaient de mes symptômes, mais personne ne me demandait comment je me sentais. Personne ne venait à moi pour dire : Hey, vous êtes en train de vous diriger droit en enfer. Je sais que vous vous sentez totalement perdu dans un cauchemar. Je sais que vous ne pouvez voir aucun chemin au bout du tunnel. Cependant, j’ai été là où vous êtes en ce moment. Moi aussi, j’ai été étiquetée schizophrène et de toute une kyrielle d’autres diagnostics. Et je suis là à vous dire qu’il existe un chemin pour s’en sortir, que votre vie ne doit pas se dérouler à l’intérieur des institutions psychiatriques. Je suis dans les alentours à votre disposition si vous voulez m’en parler. Personne n’est venu à moi avec ces mots de réconfort. Tout ce que je savais de mon état était les stéréotypes que j’entendais à la télévision ou dans les films comme Vol au-dessus d’un nid de coucou (One Flew Over the Cuckoo’s Nest). Pour moi, à cette époque la maladie mentale signifiait Dr. Jekyll et Monsieur Hyde, des tueurs en série, des maisons de fous, des idiots, des schizos, des cinglés, des timbrés, des cas de camisole de force, des fous furieux. C’étaient ces idées qui me venaient à l’esprit et ce qui me paraissait le plus terrifiant dans tout ça, c’était que les professionnels m’envoyaient le message que j’étais l’une de ceux-là. Cela aurait été drôlement aidant d’avoir quelqu’un pour me dire que je pouvais survivre à la maladie mentale, que je pouvais me rétablir de cette maladie, construire une nouvelle vie. Cela aurait été le fun d’avoir des modèles à imiter, je ne sais pas moi, des gens qui sont déjà passés par là, qui ont réussi à s’en sortir et qui maintenant ont un bon boulot, ou qui sont en amour, qui ont un apart avec ou sans coloc ou même leur propre maison unifamiliale, ou enfin qui ont fait une contribution valable à la société. C’est dommage pour moi, ça ne m’est pas arrivé. Aujourd’hui j’ai la chance de dire ces choses que personne ne m’a jamais dites. Je veux parler avec l’ado de 17 ans, presque jeune adulte, que j’étais autrefois. Je veux lui dire ce que je sais maintenant, ce que je ne savais pas cette époque là. Je désire lui dire et aussi à tous ceux qui ont porté le poids du diagnostic de maladie mentale, qui ont souffert profondément, qui ont connu des moments de désespoir, à qui on a dit qu’ils n’avaient pas de valeur et qui se sont sentis seuls, abandonnés, à la dérive sur une mer morte et silencieuse. Une existence triste, monotone. Je tourne mon regard sur les vingt et un ans qui me séparent de mon adolescence. J’essaie de la voir…c’est difficile de la regarder. Je peux voir ses doigts jaunis par la nicotine. Je la vois ankylosée, bourrée de médicaments, traînant les pieds, ses yeux ne dansent pas. Le danseur s’est écroulé et ses yeux sombres regardent fixement nulle part. C’est le temps entre la première et la deuxième hospitalisation et elle retourne vivre chez ses parents. Elle se force à se lever du lit à 8 h du matin. Par
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automatisme, elle s’assoit sur une chaise, tous les jours la même. Elle fume des cigarettes. Cigarette sur cigarette. La fumée fait passer le temps. De 9 h à midi, elle s’assoit, fume et regarde au loin. Après, c’est l’heure du lunch. À 13 h, elle retourne se coucher jusqu’à 15 h. Elle retourne s’asseoir sur sa chaise pour fumer et regarder dans le lointain jusqu’à l’heure du souper. Après, elle retourne sur sa chaise à 18 h. En dernier lieu, l’heure tant attendue, l’heure d’aller au lit et de tomber dans un profond sommeil sans rêve. Le même scénario se répète le lendemain, de jour en jour, de mois en mois, tout un temps qui s’envole avec la fumée des cigarettes. Et quand je l’observe ce n’est pas tant la maladie mentale que j’observe. Je suis témoin d’une flamme de l’esprit humain qui chancèle. Elle perd la volonté de vivre. Elle n’est pas suicidaire mais elle veut mourir parce que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Ses espoirs, ses rêves, ses aspirations ont volé en éclats. Elle ne voit aucune issue pour accomplir les rôles dont elle avait rêvé. Son avenir se réduit au pronostic funeste de schizophrénie. Son passé disparaît comme un rêve qui appartenait à autrui. Son présent est vide. Non, ce n’est pas une maladie mentale que j’observe. Je vois une jeune femme dont l’espoir de mener une vie pleine et entière s’évanouit. Son esprit ne tient plus le coup, c’est une morte vivante. Ce que j’aimerais lui dire. Je me promène dans la chambre et je m’assois tout près d’elle. Je veux lui parler. Juste à cette pensée, ça me donne envie de pleurer. Patricia, je suis très peinée par ce qui vous arrive. Je peux voir que vous souffrez beaucoup. Votre souffrance ne m’est pas inconnue. Je sais que les professionnels qui vous traitent, ne veulent pas, ne peuvent s’approcher de votre souffrance. Cependant, il n’y a rien de mauvais ou de honteux dans ce que vous souffrez. Essayez de comprendre que la très grande majorité des professionnels ne peuvent pas tolérer la souffrance, nos sociétés ne peuvent pas supporter la crise. Ils préfèrent que l’on garde tout en dedans, c’est plus confortable pour eux. Souvenezvous de ce qui se passe dans les salons funéraires. Les gens qui veulent consoler les personnes endeuillées sont tellement anxieux qu’ils disent n’importe quoi. C’est effrayant de passer du temps avec quelqu’un qui vit une grande peine. Chaque être humain cache une peine, une blessure que l’on garde au fond de soi-même, que l’on refoule et qui peut refaire surface au contact des gens qui souffrent. Le seul moyen pour les professionnels de garder leur anxiété sous contrôle c’est de vous observer, de vous bourrer de médicaments et de garder une « saine » distance avec la source de vos souffrances qui risque de réveiller leur propre malheur. J’entends la colère de votre souffrance. Vous êtes en colère parce que vous avez été diagnostiquée pour une grave maladie mentale. Vous êtes en colère parce que vos amis sont normaux. Ils vont à l’école, à leurs rendez-vous et vivent leurs rêves. Vous vous dites :
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Pourquoi pas moi ? Pourquoi ça m’est arrivé ? Je ne connais pas la réponse à cette question. Je ne sais pas pourquoi vous avez eu cette mauvaise carte dans votre jeu ? Cependant ce que je peux vous dire par exemple c’est que vous avez été affublée d’un diagnostic, mais vous n’êtes pas une maladie. Vous êtes une personne humaine dont la vie est précieuse et d’une infinie valeur. Vous êtes à un moment critique. Les professionnels disent que vous êtes une schizophrène. Votre famille et vos amis ont commencé à voir en vous une schizophrène. C’est parce que le monde entier leur a mis sur leurs yeux des lunettes qui déforment la réalité et qui leur laissent l’impression que vous êtes une maladie. Que vous soyez en joie ou en peine, tranquille ou excitée, quelque soit votre comportement, votre entourage vous trouvera inquiétante et aura toujours à redire. Désormais c’est à travers la lorgnette du diagnostic que vous serez perçue. Si vous êtes triste, comme tout le monde peut l’être, on dira que vous êtes déprimée ; si vous manifestez votre désaccord quelques fois, l’on dira que vous manquez d’insight. Si vous manifestez la moindre autonomie, vous serez jugée comme une patiente qui ne coopère pas à son traitement et ainsi de suite. Combien de fois Elizabeth Taylor s’est mariée ? Sept ou huit fois, je crois. La pauvre femme manquait d’insight. Elle faisait preuve d’un jugement déficient. Elle n’apprenait pas de ses erreurs passées. Elle tombait toujours et chaque fois dans le même pattern. Va-t-on l’obliger pour autant à avoir un case manager ? Attention, vous êtes à un moment critique de votre vie. Résistez aux messages qu’on vous envoie de tout bord. Le grand danger qui vous guette, c’est que vous pourriez subir une métamorphose complète vous faisant passer d’un être humain à une maladie, de Patricia à schizophrène ou bipolaire ou autre chose du genre. Si la personne arrive à croire qu’elle n’est plus une personne mais une maladie, il n’y a personne dans votre for intérieur qui va se charger de votre rétablissement, de votre guérison, de bâtir la nouvelle vie que vous voulez vivre. Si vous croyez que vous êtes une maladie mentale, vous perdez votre pouvoir et ce sont les autres qui vont décider à votre place. Soyez vigilante, vous avez le droit d’être en colère, de vous indigner. Et si quelqu’un essaie de vous convaincre que votre colère est un symptôme de votre maladie mentale, c’est un menteur, ne le croyez pas. Quelques uns vont même essayer de vous donner des médicaments pour apaiser votre colère. Ne les prenez pas, c’est dangereux ça risque de briser votre esprit de résistance, de blesser votre dignité. Your anger is not a symptom of mental illness. Your angry indignation is a sane response to a situation that you are facing. You are resisting the messages you are being given. In and through your fiery indignation your dignity is saying : “No, I am not an illness. I am first and foremost a human being. I will not be reduced to being an illness or
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a thing. I will keep my power and save a part of myself that will, in time, be able to take a stand toward my distress and begin the process of recovery and healing. En psychiatrie/santé mentale, il faut se souvenir de ce constat comme d’un leitmotiv. C’est important de comprendre qu’il s’agit de se rétablir non seulement de la maladie mentale, mais aussi et surtout des conséquences d’avoir été étiquetée malade mentale. Je crois que beaucoup d’entre nous ont quitté les hôpitaux psychiatriques avec un violent choc posttraumatique, résultat du traumatisme et des abus que nous avons expérimentés ou dont nous avons été témoins durant notre séjour à l’hôpital psychiatrique ou dans des centres communautaires de santé mentale. Il faut nous rétablir du processus d’intériorisation du stigmate qui nous a emmaillotés, des effets aussi de la discrimination, de la pauvreté, de la citoyenneté de seconde classe. En effet, il n’y a pas de doute que le profilage psychiatrique ne vient pas tout seul et qu’il est enrobé dans un package deal qui inclut la pauvreté, le traumatisme, la déshumanisation, la dévalorisation, la déchéance de ses droits civiques et sociaux. Ainsi le processus de recovery doit marcher main dans la main avec le processus d’empowerment (prise de pouvoir sur sa vie). Le processus de rétablissement est politique et implique les plans social et économique, et les injustices humaines criantes que nous avons vues ou endurées. À mon avis, l’empowerment et le recovery signifient reprendre notre voix collective, notre fierté collective, notre pouvoir collectif. Finalement, Patricia, une dernière chose méfiez-vous des jugements de valeur qui sont la marque de commerce du système de santé mentale. L’on vous dira que vous êtes up ou que vous êtes down. Il n’y a pas d’attributs qui existent à l’intérieur des êtres humains. C’est tout simplement que le professionnel ou le travailleur communautaire est incapable de voir et de découvrir vos talents. Vous êtes un être humain, non une folle à lier. Vous portez en vous une précieuse flamme, l’esprit du Créateur. Ne baissez pas les yeux, regardez droit devant vous et marchez.
3. REVUE DE LITTÉRATURE SUR LES ATTITUDES1 Selon l’OMS (2001), les pays doivent formuler une politique générale de santé qui accorde une place prépondérante aux éléments concernant la santé mentale, « en raison notamment de la stigmatisation et des violations 1. Une partie de la revue de littérature qui meuble ce chapitre vient de Dorvil, H., Michaud, C., Morin, P. et Dubois, A. (2005). La stigmatisation des troubles mentaux dans les médias, dans le logement et l’emploi, 16 p. Cependant, toute imprécision et toute mésinterprétation sont de mon fait.
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des droits de l’homme dont sont victimes bon nombre de personnes atteintes de troubles mentaux et du comportement, et parce que celles-ci ont besoin d’une aide pour trouver un logement ou obtenir des allocations ». Malgré l’évolution des mentalités, les préjugés associés aux maladies mentales ont la vie dure et handicapent la réinsertion sociale des personnes qui en souffrent, notamment concernant l’emploi. Selon Goffman (1963, cité dans Stuart, 2003), la stigmatisation est une puissante expérience de discrédit et d’isolement social, associée à des sentiments de culpabilité, de honte, d’infériorité et à un désir de dissimulation. De plus, la « stigmatisation de courtoisie » est une stigmatisation par association avec des personnes stigmatisées, par exemple, par les membres de leur entourage qui maintiennent leur lien avec eux malgré leur dévalorisation et leur marginalisation. Stuart (2003) démontre, sondages à l’appui, que la maladie mentale est associée à la dangerosité et que les mentalités changent très lentement. Par conséquent la maladie mentale, pour la plupart des gens, doit être maintenue le plus éloigné possible (Star, 1955). Tout le problème de la stigmatisation réside dans la confusion entre « avoir une maladie mentale » et « être un malade mental », contrairement aux maladies biologiques (c’est-à-dire le diabète) où on distingue la maladie de l’individu (Gervais, 2004). Cette stigmatisation les discrimine et les exclut de plusieurs sphères de nos sociétés, tels que les services de santé, le logement et le travail (Knight et al., 2003 ; Alexander et Link, 2003 ; Green et al., 2003 ; Sieff, 2003). Wahl (2003) rapporte également une perte de la dignité et un retrait de participation à la société. La discrimination vient des pairs et de tous les niveaux de la société et elle atteint les individus dès le début de la maladie et pendant son développement. (Penn et Wykes, 2003). Dans des récits de vie collectés par Wahl (1999), les PPMM considèrent que la stigmatisation a non seulement un impact sur leur vie mais également sur leur rétablissement. La perception négative qu’ils ressentent les maintient dans le silence quant à leur condition de santé (famille, amis, collègues, propriétaires de logement ou employeurs) et les empêche souvent de demander des soins. Dans la lignée des récits de vie sur la nature et l’impact de la stigmatisation, tous les usagers (n = 27) des services de santé mentale (SSM) interviewés par Green et al. (2003) rapportent être affectés par la stigmatisation, quels que soient leurs diagnostics. La peur de la stigmatisation a été la plus commune des caractéristiques mentionnées (93 %) et serait plus restrictive pour eux que la discrimination (52 %). Les résultats de Angermeyer et al. (2003) vont dans le même sens. Les patients (n = 210) avec diagnostic de schizophrénie ou d’épisode dépressif anticipent la stigmatisation alors que les schizophrènes vivent plus d’expériences de stigmatisation. Selon les auteurs, les statistiques sur la réduction de la stigmatisation peuvent parfois cacher l’évitement de situations à haut risque de stigmates
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(travail et relations interpersonnelles) par les gens qui anticipent la stigmatisation. Au Québec, il semble qu’un changement des mentalités de la population québécoise se soit effectué durant la dernière décennie malgré une persistance de certaines craintes (St-Laurent et Clarkson, 1989). Deux ans auparavant, un membre de notre équipe (Dorvil, 1986) a évalué les attitudes des gens vivant près ou éloignés d’hôpitaux psychiatriques en milieux rural et urbain (L’Annonciation et Montréal). Les résultats démontrent une modification des préjugés de dangerosité et de peur des gens habitant près, ou travaillant dans un hôpital psychiatrique. L’intolérance est parfois voilée ou oscillante. En 1988, une étude effectuée par Dulac, Corin et Murphy sur les attitudes des Montréalais révèlent que 75 % considèrent la pathologie visible et 68 % croient qu’il est facile de reconnaître les usagers des SSM par des signes extérieurs (vêtements, la démarche, se parler seul…). Notre équipe (Dorvil et al., 1995) a effectué une enquête téléphonique (n = 899) portant sur les attitudes des Montréalais. Malgré tout, la maladie mentale est perçue comme une déviation par rapport à la norme. Ces résultats laissent entrevoir une certaine ambivalence quant à la tolérance et la crainte de gens vis-à-vis les personnes désinstitutionnalisées (Lamontagne, 1993 ; Dorvil et al., 1995). Ce phénomène du « pas dans ma cour » est connu du milieu et est une des conséquences directes des perceptions négatives (Crevier et al., 2004 ; Piat, 2000 ; Berger, 1997 ; Dear et Taylor, 1982). Paradoxalement, selon Côté, Ouellet et Caron (1993), le personnel en psychiatrie hospitalière a plus de réticence (56 %) que le grand public, ou selon Sevigny (1999), que les psychiatres. Selon plusieurs auteurs, la persistance des attitudes et croyances négatives vient de l’ignorance des gens face aux maladies mentales, surtout chez les personnes âgées (Wolff et al., 1999). Selon un Rapport de Santé Canada (2002), se greffent à l’ignorance la superstition et le manque d’empathie, faisant de la discrimination et de la stigmatisation une des plus tragiques réalités de santé mentale au Canada. Penn et Wykes (2003) ajoutent à ces causes l’image très stéréotypée que conserve la population sur les PPMM. Cette image est projetée en l’occurrence par les médias, est internalisée par l’auditoire et devient un mythe dont il est difficile de se défaire (Wahl, 1989 ; Gerbner, 1980 ; Mcquail, 1979). Dans nos sociétés modernes, dans lesquelles les médias et les communications sont consommés de façon grandissante par la population, autant par les enfants que par les adultes, cette influence est perceptible dans de multiples recherches comme étant une source primaire d’acquisition de connaissances (Paik, 2001). Or, tel que Scheff (1999) le mentionne, les médias créent et perpétuent les stigmates sur les PPMM. De même, selon l’association canadienne de la santé mentale (CMHA), les stigmates se modèlent à l’image de nos croyances sociales. Lors d’entrevues sur le sujet, des adolescents, collégiens et adultes
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reconnaissent l’influence des médias sur leurs perceptions des PPMM (Granello et Pauley, 2000 ; Lopez, 1991). Ce portrait négatif des médias aurait un impact direct sur la vie des PPMM. Plusieurs usagers (n = 32) dénonçaient la fausse représentation d’eux dans les médias, ce qui les empêchait de demander de l’aide et diminuait leur estime et leur confiance en soi (Philo, 1996). Philo et Secker (2003) rapportent également qu’une crainte existe envers les PPMM même si les gens interviewés n’ont jamais vécu d’expériences personnelles ou n’ont pas été témoins d’actes violents les mettant en cause. Selon Scheff (1999), ces représentations négatives se forgent dès la petite enfance par la cristallisation à l’école élémentaire de la signification du mot « fou ». Cette construction se poursuit tout le long de l’adolescence et de l’âge adulte. Par exemple, dans une étude de Wahl (2002) sur les médias pour enfants, les jeunes enfants avaient déjà acquis une attitude négative et de non-désirabilité d’être en contact avec des PPMM même s’ils n’avaient pas encore cristallisé les connaissances sur la maladie et les symptômes associés. Wahl (2003) constate que les images et références projetées par la télévision, les films (c’est-à-dire Disney), les bandes dessinées, les jeux vidéo et les vidéo musicales pour enfants et adolescents sont majoritairement négatives. Les réactions de la population face aux PPMM se reflètent alors en sentiments de peur, d’embarras, de colère ainsi qu’en comportements d’évitement et d’exclusion. Selon Wahl (2003, 1995), il existe tout de même des films ayant une position plus positive sur les PPMM, par exemple A Beautiful Mind (2001). Le cadre est défini comme étant la façon dont l’information est organisée, présentée et interprétée (Entman, 1993 ; Goffman, 1986 ; Gitlin, 1980). Sieff (2003) signale que le cadre projeté quant aux PPMM est majoritairement négatif. Il existe également quelques études sur l’impact de la perception du public sur les politiques gouvernementales. Certaines évidences indiquent qu’il y aurait un lien entre le portrait négatif des médias et la réponse des gouvernements sur les politiques en santé mentale (Olstead, 2002 ; Hallam, 2002 ; Rose, 1998). Le gouvernement pourrait suivre l’opinion publique lors de l’adoption de législations au lieu de tenir compte des besoins et de la souffrance des PPMM (Cutcliffe et Hannigan, 2001). À ce sujet, plusieurs actes de violences impliquant des PPMM ont été reportés dans les médias et s’en est suivie la mise en application de législations plus coercitives en Grande-Bretagne (Philo et Secker, 2003) et aussi en Ontario. Selon plusieurs auteurs, il faut diminuer la stigmatisation et la discrimination afin d’avoir des effets à long terme sur le cours du développement des problèmes de santé mentale (c’est-à-dire retrait et non-observance). Il existe déjà de nombreuses campagnes de sensibilisation et d’intervention dans la communauté dont le changement d’attitude par les contacts. Certaines recherches suggèrent que l’expérience personnelle (amis, famille,
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travail) avec des PPMM peut réduire les attitudes de stigmatisation envers eux, entre autres, la perception de la dangerosité et le désir de maintenir une distance sociale (Alexander et Link, 2003 ; Dorvil et al., 1995 ; Couture et al., 2003). Selon une étude de Read et Law (1999), le contact demeure une bonne intervention de déstigmatisation pour augmenter les attitudes positives, surtout les approches privilégiant les contacts avec les personnes utilisatrices en santé mentale dans un contexte d’éducation anti-stigmatisation (Stuart, 2003 ; Thompson et al., 2002). Il existe d’autres interventions pour contrer la stigmatisation soit un changement des attitudes négatives par l’éducation et la protestation civile ainsi que par des législations. Il y a également le récit de vie, qui, selon Lundin (2003), aide à contrer la stigmatisation des autres de même qu’elle permet de se réapproprier un certain pouvoir et une estime de soi.
3.1. REVUE DE LITTÉRATURE SUR LE LOGEMENT L’habitat nous inscrit dans un territoire, dans un mode d’existence sociale. Pour les personnes exclues de la sphère économique, elle constitue d’ailleurs le mode d’inscription privilégiée dans un plus vaste réseau et de ce fait représente l’un des éléments clés de toute politique sociale visant à contrer la pauvreté et l’exclusion sociale (Ulysse et Lesemann, 2004). La problématique de l’habitat pose également d’emblée des questions primordiales quant au rapport de l’être humain à l’espace et à l’appropriation de l’espace (Willcoks, Peace et Kellaher, 1989 ; Norman et Parker, 1990). Contrôle, territorialité, sécurité, ces concepts reviennent constamment dans la littérature sur l’habitat (Dupuis et Thorns, 1998). Tous et toutes nous aspirons à avoir un chez-soi ; celui-ci représente un désir légitime à l’intimité, à la sécurité, à la souveraineté d’un espace privé. Cela demeure pourtant hors de portée pour nombre de PPMM (Dorvil, Morin, Beaulieu et Robert, 2002, 2005 ; Kushel et al., 2003). En regard d’une époque où l’hôpital psychiatrique était encore et toujours le centre du dispositif, Tranchina pouvait écrire justement que « L’asile est la destruction de la sphère privée dans une société basée sur la propriété privée » (1976, p. 108). Nous n’en sommes plus là ; cette destruction de la sphère privée se poursuit toutefois mais en se déclinant différemment selon la logique de la transinstitutionnalisation où les personnes psychiatrisées sont traités comme des objets que l’on déplace (Castel, Castel et Lovell, 1976, comme l’affirme la Vérificatrice générale du Québec, 2004, p. 35-36) : « Présentement plusieurs personnes ayant des problèmes de santé mentale sont en attente ou à la recherche d’une ressource résidentielle qui répondent à leurs besoins… plusieurs personnes doivent vivre dans des conditions insalubres, voire dans la rue » (Vérificateur général du Québec,
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2004, p. 35-36). Pourtant le rapport Deschênes et Gagnon (1998) sur les personnes vulnérables susceptibles de bénéficier d’un régime de protection avait déjà clairement identifié les chambreurs comme des « personnes extrêmement fragiles qui ne sont pas détectées par notre système socio-sanitaire » (p. 22). Une recherche (Morin, Dorvil et Grenier, 2003) quant à l’univers des maisons de chambre a toutefois démontré que celui-ci n’est pas homogène d’un endroit à l’autre mais il est manifeste toutefois que la sécurité l’emporte sur l’autonomie définie par les propriétaires. Une recherche (Newill et Korr, 2004) effectuée auprès de 1 200 travailleurs sociaux aux États-Unis intervenant auprès des PPMM révèle d’ailleurs que l’un des aspects les moins satisfaisants de leur profession est de les retourner dans des « […] poverty stricken residences where they’ll be taken advantages of » (p. 304). Plus globalement le zonage, un mécanisme de division des sols et de ségrégation des populations, a joué un rôle majeur dans la reconfiguration des services d’hébergement et dans la reproduction de rapports sociaux fondés sur une distance vis-à-vis de la folie. Le zonage, comme technique de contrôle du territoire, est ainsi devenu l’instrument privilégié d’exclusion des populations marginalisées, aux États-Unis comme au Canada. Aux ÉtatsUnis et au Canada, c’est par le biais du zonage que les gouvernements locaux se sont occupés des résultats locaux de la désinstitutionnalisation et de la décentralisation des services. Les valeurs du mouvement de désinstitutionnalisation ont alors été confrontées aux normes dominantes de la société telle que les normes familiales et le respect de la propriété privée. Les règlements de zonage, conçus pour spécifier l’usage des terrains d’une municipalité, se sont transformés en outils majeurs de discrimination envers les personnes aux prises avec un trouble d’ordre mental. Nous sommes ainsi passés d’un isolement de jure réalisé par l’internement asilaire à un isolement de facto induit par les normes de zonage. Un processus de ghettoïsation non planifié s’est ainsi concrétisé dans plusieurs grandes villes d’Amérique du Nord, tant américaines que canadiennes et québécoises (Morin, 2001 ; Morin, 1994). Il ne suffit pas que la PPMM ait un chez-soi, l’environnement doit concourir à son inclusion dans la société. Ainsi la recherche qualitative de Yanos, Barrow et Tsemberis (2004) auprès de 80 personnes logées dans des appartements a révélé qu’un tiers de celles-ci estimait problématique leur intégration dans leur nouveau quartier, dû notamment à une intolérance à cause de leur différence. Une recension des écrits préparée pour le « Social exclusion unit » par Watson et Hacker (2003) sur le thème « Mental health and housing » a aussi permis de constater, en Grande-Bretagne également, les limites du logement comme vecteur d’inclusion sociale. Les recherches de Tarpey et Watson (1997) et de Ford et al. (1997) sont citées à cet égard. Des 500 personnes suivies dans un quartier par des équipes de santé mentale,
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14 % vivant dans leur maison ou en appartement et 26 % de ceux hébergés chez leurs parents ou des proches souhaitaient déménager. Les disputes avec le voisinage ou des allégations de harcèlement étaient le plus souvent nommées. Alors que les données probantes (Rog, 2004 ; Fakhoury et al., 2002) s’accumulent en faveur de la mise en œuvre généralisée du modèle du logement avec soutien dans la communauté, ce modèle se heurte à des résistances. Felton (2003) a ainsi mis en évidence un tel processus dans son étude de cas sur les difficultés d’implantation de ressources résidentielles pour les personnes sans-abri avec des problèmes de santé mentale. De même, Tsemberis et al. (2003), toujours avec un tel sous-groupe d’usagers, en regard de l’opérationnalisation d’un nouveau programme résidentiel, concluaient que « Implementing and disseminating social programs requires working with these structures of belief to find common goals and evidence that different stakeholders will find persuasive » (p. 315).
3.2. REVUE DE LITTÉRATURE SUR LE TRAVAIL Depuis le xxe siècle, le travail est devenu une valeur centrale de notre société. Mais il n’en fut pas toujours ainsi. Par exemple au xvie le travail, objet de mépris, occupait un temps minimal de la vie, étant dévolu sous forme de corvée aux esclaves, des non-citoyens (Delumeau, 1983). Au xviie, le travail s’inscrit d’emblée dans des activités de production de grande échelle. Il faut attendre le xixe siècle pour que le travail devienne l’activité créatrice par excellence, source d’épanouissement et lieu de réalisation de soi (Méda, 1998). Avec le xxe siècle, le travail devient le lieu de socialisation, d’apprentissage des règles sociales, de structuration des identités, d’organisation du temps, d’intégration sociale. Plus qu’un lieu pour subvenir à ses besoins ou acquérir la richesse, le travail devient créateur de liens sociaux et assure ultimement la cohésion sociale (Dorvil et al., 2001 ; Beaulieu, Morin et al., 2002). Freud (1930, 1970) écrivait : aucune autre technique de la vie n’attache aussi fermement l’individu à la réalité que le travail car il procure une place sécurisante dans la réalité et dans la communauté humaine. Étant donné l’unanimité sur les vertus du travail, ce n’est pas une surprise que le droit au travail ait été enchassé dans la Déclaration des droits de l’ONU (article 23) : « Everyone has a right to work, to free choice of employment, to just and favourable conditions of work and to protection against unemployment. » D’ailleurs Vostanis (1990) insiste à l’effet que le travail ne devrait pas être considéré comme un facteur indépendant dans la réadaptation, mais davantage comme un élément du processus de celui-ci. En faisant référence à Rowland et Perkins, il mentionne quatre cibles dans le travail : 1) le développement des processus de base comme la responsabilité,
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le jugement et la perception ; 2) l’amélioration de l’estime de soi ; 3) une baisse des hospitalisations ; et 4) le développement d’habiletés sociales et relationnelles. Malgré ces bénéfices, seulement 15 % des personnes utilisatrices des services de santé mentale occupent un emploi (Becker et al., 1994) alors que l’Organisation mondiale de la santé souligne que 90 % d’entre elles souhaitent exercer un emploi (OMS, 2000). Dans un tel contexte, on comprend la frustration de milliers de personnes classées malades mentales qui, au Québec, aspirent à retourner sur le marché du travail. Pour eux être sans travail, c’est se situer en marge de la société, se sentir inutile, dévalorisé, rejeté. Quelles sont les données de la littérature scientifique sur les obstacles rencontrés par ces PPMM dans cette quête de valorisation ? Ils sont de deux ordres a) structurels b) cliniques, motivationnels, cognitifs, et ceux liés aux antécédents scolaires et de travail.
3.2.1.
Les obstacles structurels
Une enquête sur la réadaptation psychiatrique par l’emploi dans le nordouest de Grande-Bretagne (Diffley, 2003) établit que les PPMM ont des taux élevés de chômage se situant entre 61 % et 73 %, même si la plupart ont le goût de travailler. Malgré le grand nombre de modèles d’aide (occupation thérapeutique, vocational rehabilitation, Clubhouse, supported employment, job placements) pour les PPMM qui veulent retourner sur le marché de l’emploi, plusieurs difficultés persistent. Bref, aider les PPMM à se placer sur le marché de l’emploi constitue un aspect de l’inclusion sociale mentionnée dans le National service framework for mental health en Grande-Bretagne. Richard Warner (2001) a étudié attentivement les facteurs discriminatoires et les mille et un ennuis qui découragent les PPMM à chercher un emploi. Il constate, dans un marché de travail compétitif dans le comté de Boulder au Colorado, que le taux d’emploi des gens atteints de psychose a augmenté autour de la moitié de la population. Un facteur crucial affectant les désincitatifs au travail semble être le montant du « earnings disregard », le montant de revenu gagné qu’un travailleur handicapé peut recevoir avant que ses bénéfices gouvernementaux se voient réduits ou discontinués. Augmenter le earning disregard peut aider à maintenir la personne handicapée en emploi, à décroître la pauvreté et à améliorer le quota en emploi des personnes psychotiques. Il est maintenant évident que les politiques publiques et spécialement celles en matière de santé mentale freinent la réinsertion en emploi et constituent la principale barrière à l’employabilité des PPMM. C’est pourquoi plusieurs chercheurs essaient d’infléchir les projets de loi en gestation pour contrer l’exclusion du marché du travail vécue par un grand nombre de personnes handicapées (Morin, 2004) ou rappellent à l’État le devoir d’un taux minimal de 6 % de salariés handicapés à fixer aux
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entreprises de plus de 20 personnes puisque leur insertion s’impose « au regard des évolutions démographiques et de leur conséquence sur les besoins de main-d’œuvre » (De Larminat, 2004), en plus de l’impératif de solidarité envers cette population fragilisée qui accuse un taux de chômage élevé de 40 %. Un autre obstacle est la forte discrimination qui frappe cette population handicapée en quête d’emploi (Ravaud et al., 1992). Les employeurs manifestent le désir d’embaucher cette catégorie de personnes, mais il n’y a pas de passage à l’acte, les bonnes intentions demeurant une mesure de résistance passive (Gibson, 1986). Sans diagnostic de maladie mentale, les personnes qui vivent des problèmes psychologiques sont aussi rejetées par leur milieu de travail (Alderson, 2004). En effet, elles installent souvent une distance entre ellesmêmes et celles avec lesquelles elles travaillent ou avec celles dont elles doivent s’occuper. Cette distance mène à une déshumanisation qui est blâmée par les collègues. Les problèmes psychologiques regroupent plusieurs problèmes de santé mentale considérés comme transitoires et liés au stress (Alderson, 2004). Les personnes en contact avec les patients seraient particulièrement à risque : infirmières, infirmières auxiliaires et préposés aux bénéficiaires (Lessard, 2005 ; Robitaille, 2001). La durée moyenne des absences est passée de 31,7 jours en 1993-1995 à 57,1 jours en 1998-1999 (Viens et al., 2002). La majorité des études cherchent à identifier les agents stressants menant à l’épuisement professionnel : le manque de contrôle, de latitude pour développer ses aptitudes, la complexité de la tâche, la quantité de temps fixée par l’employeur pour l’exécuter, le conflit et l’ambiguïté des rôles, le manque de soutien social, le harcèlement, la nonreconnaissance, les perspectives médiocres de carrière, la culture de l’organisation, l’impact du travail sur la vie privée (Vézina et al., 2004). Toutefois, peu d’études se sont intéressées au rétablissement ou à la réintégration professionnelle des soignants après une période d’absence pour problèmes psychologiques. À notre connaissance, seul Damasse et son équipe (2005) ont examiné la situation et ils l’ont fait sous l’angle des rapports au travail et ses conditions d’exercice.
3.2.2.
Les obstacles cliniques, motivationnels, cognitifs, et ceux liés aux antécédents scolaires et de travail.
De par les degrés de performance et de productivité qu’il exige, le marché régulier du travail est souvent perçu par les PPMM comme une sorte de roue qui tourne trop vite (focus group, 28 septembre 2000). Cette image est d’autant plus troublante que les structures du marché du travail dans les sociétés postindustrielles, comme le souligne Tausig (1999), tendent à se transformer pour faire apparaître un taux de plus en plus élevé de travailleurs en situation précaire d’emploi (contingent workers). Ceux-ci se voient
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offrir un salaire moins élevé, peu d’avantages sociaux, une opportunité moindre d’avancement dans la carrière et des chances moins grandes d’exercer un réel contrôle sur les conditions de leur travail. Dans ce contexte, plusieurs patients psychiatriques craignent de demeurer des stagiaires à vie (focus group, 14 juin 2002). Si l’on en croit ces personnes usagères, il s’agit d’un appel au secours pour leur permettre de sortir de ce labyrinthe. Becker et al. (1998) se sont penchés sur ce genre d’obstacles qui pèsent de tout leur poids sur la réinsertion en emploi de ces personnes. Une recherche signée de Casper et Fishbein (2002) a démontré que l’estime de soi pouvait être un prédicteur modéré de la satisfaction et de la persistance en emploi. Deux recherches effectuées au Québec (Corbière et al., 2002 ; Corbière et al., 2004) concluent que les antécédents de travail, le soutien social et l’estime de soi constituent le principal prédicteur du retour en emploi. Un mémoire de maîtrise (Grenier, 2002) a également mis en évidence l’expérience et l’absence du marché du travail comme de bons prédicteurs de l’employabilité d’une personne. D’autres études (O’Brien et al., 2003) vont dans le même sens. Quant aux déficits cognitifs, au moins deux études (Jones et al, 2001 ; McGurk, Mueser et al., 2003) ne trouvent pas qu’ils constituent un handicap à l’employabilité des personnes aux prises avec des troubles mentaux graves. Par ailleurs une recherche (Mueser, 2001) suggère que l’aide aux clients dans l’obtention d’un travail relié à leurs préférences est un important ingrédient de succès dans les programmes de supported employment.
CONCLUSION La maladie mentale affecte la vie de beaucoup de Canadiens. Elle a un impact sur les relations sociales, l’éducation, la productivité et, par-dessus tout, la qualité de vie. Approximativement 20 % des individus expérimentent une maladie mentale durant leur vie et les 80 % restants seront affectés par une maladie chez un membre de leur famille, un de leurs amis, un collègue de travail (Health Canada, 2002). En Grande-Bretagne, le stress, la dépression et l’anxiété liés au travail occasionneraient la perte de quelques 13,5 millions de journées de travail par an. Lauzon et Charbonneau (2000) mentionnent que les problèmes de santé mentale canalisent 5,12 milliards de dollars par année au Québec en frais reliés à la santé et à la perte de productivité. Par contre, il n’est fait nulle mention du chiffre ou du pourcentage exact de personnes avec des troubles mentaux graves sans emploi. La plupart des auteurs font référence aux études menées par l’OMS ou encore par les USA pour déterminer ce pourcentage. Selon l’OMS, 90 % des personnes « handicapées du psychisme », et aptes à réintégrer le marché du travail
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n’occupent pas un emploi rémunéré (OMS, 2000). Plus encore, le Comité sénatorial sur la santé, la science et la technologie (Comité Kirby), qui a produit une série de rapports entre 2001 et 2003, cautionne lui aussi les chiffres provenant soit de l’OMS soit des États-Unis pour les extrapoler à l’ensemble canadien. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 1995), la santé physique s’est améliorée à l’échelle mondiale mais l’état de santé mentale n’a pas changé ; au contraire, il se serait même détérioré. Cependant, en dépit de la prévalence des troubles mentaux et de leur complexité, on constate que l’utilisation des services en santé mentale est beaucoup moins spontanée et fréquente comparativement aux services de santé physique. En fait, 60 % à 80 % des personnes présentant une maladie mentale (PPMM) ne consulteraient pas, les justifications fréquemment invoquées étant la méconnaissance et l’inefficacité des services (Lesage, 1996). Mais il y a d’autres facteurs qui contribuent à cette situation. La stigmatisation de la maladie mentale ainsi que les préjugés à l’égard des PPMM entravent l’accès aux soins et aux services de santé mentale et contribuent fortement à exclure ces personnes des milieux du logement et de l’emploi (Philo, 1996 ; Wahl, 1999 ; Alexander et Link, 2003 ; Green et al., 2003 ; Knight et al., 2003 ; Sieff, 2003). Lorsque ces personnes ont déjà un logement ou un travail, la manifestation d’un trouble mental, par exemple un épisode dépressif chez des infirmières, entraîne leur dévalorisation (Caan et al., 2000) qui peut mener à des difficultés majeures de réintégration dans leur emploi. Il fut un temps, pas trop lointain, où toutes les personnes aux prises avec des troubles mentaux graves n’avaient qu’une seule résidence, l’hôpital psychiatrique. C’était l’époque de la solidarité mécanique de Durkheim qui correspond nécessairement à un état fort de la conscience collective, parce qu’une telle société, pour survivre, ne peut tolérer les dissemblances, l’originalité, les particularismes, autant chez les individus que dans les groupes (Rocher, 1968, p. 203). Elles s’habillaient de la même manière, une chemise grise, un pantalon vert olive, une casquette bien vissée sur le crâne et des souliers avec de fortes semelles. Chez les normaux aussi, du moins dans les villages du Québec vers les années 1960, il y avait homogénéisation au plan de l’habillement. Tout le monde commandait ses vêtements à l’aide du catalogue Eaton. La société mécanique est fondée sur la similitude des sentiments, des valeurs et des comportements entre les individus. Ceux-ci sont solidaires parce qu’ils sont pareils et interchangeables comme les molécules d’un corps inorganique (Piotte, 2005, p. 557). La division du travail engendre plutôt un nouveau type de solidarité basée sur la complémentarité de parties diversifiées.
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La rencontre d’intérêts complémentaires n’est pas en soi un principe d’individualisme pur, libéré de toute contrainte ; c’est plutôt un lien social d’un nouveau genre, c’est un autre principe de solidarité, ayant sa morale propre et engendrant un nouveau type d’organisation sociale. Parce que cette solidarité n’est plus basée sur la ressemblance des personnes et des groupes, mais sur leur indépendance, Durkheim lui donne le nom de solidarité organique. La diversité étant son fondement, ce type de solidarité suppose et même appelle une plus grande autonomie des personnes, une conscience individuelle plus étendue (Rocher, 1968, p. 204).
La désinstitutionnalisation des patients psychiatriques fait partie de cette nouvelle forme de solidarité. Aussi retrouve-t-on une diversification des résidences pour ce type de nouveaux citoyens et aussi une pluralité des types d’exercice professionnel engendrés par la division du travail. Cela contraste avec les ateliers protégés anonymes d’autrefois, tout comme des vêtements distinctifs pour exprimer la grande variance des personnalités différenciées. Pour revenir au monde de l’image, le cinéma, qui a l’avantage de la durée, est capable du meilleur comme du pire (Beaulieu et al., 2005, p. 2). Toutefois les médias d’information de masse (journaux, télévision, magazines, radio, etc.) posent le plus souvent sur la maladie mentale un regard déformé et sensationnaliste en introduisant un lien non fondé entre folie et dangerosité pour les autres. Cette inférence est statistiquement fausse. On sait que les personnes atteintes de troubles mentaux demeurent plus dangereuses pour elles-mêmes, mais proportionnellement moins dangereuses pour leur entourage et plus vulnérables vis-à-vis des autres. Les épisodes dépressifs et les psychoses favorisent en effet l’émergence de pensées suicidaires. Pourquoi alors les médias de masse s’empressent-ils de lier homicide et démence ? L’ignorance constitue une réponse valable qui n’explique cependant pas tout. Il y a aussi des intérêts financiers qui orientent la rédaction des faits divers. La désinformation que s’autorisent les médias grand public est conditionnée par l’audimat. Ces médias ont intérêt à laisser croire que les personnes dangereuses pour autrui sont aussi les plus radicalement différentes de la majorité. Les personnes classées malades mentales, qui ne constituent toujours qu’une minorité de la population, se trouvent ainsi toutes désignées pour incarner ce qu’il y a de plus socialement dangereux. Les fous deviennent la proie des médias de masse qui modulent insidieusement la réalité de manière à minimiser le risque d’identification du consommateur au meurtrier. Ce moyen subtil d’affirmer : « le danger est dans l’autre et pas chez toi » obéit à une logique de déresponsabilisation qui a des effets très concrets sur les attitudes et croyances des populations. Nos études ont montré que les collectivités se disent généralement en faveur du retour des patients
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psychiatriques dans la communauté, alors qu’une minorité accepterait d’avoir des ex-patients psychiatriques dans son voisinage. Les médias sont en partie responsables de ce syndrome NIMBY (Not In My Back Yard). Beaulieu et al. se réjouissent du fait qu’aujourd’hui les troubles psychiques (dépression, burn-out, troubles anxieux, etc.) sont régulièrement évoqués dans les médias. Toutefois, une part importante de la façon dont la maladie mentale est médiatisée (aussi bien dans les médias pour enfants que pour adultes) encourage le développement de nouveaux mécanismes de discrimination. Certaines productions médiatiques contribuent à dissocier le fou du criminel ou du malade incurable. Mais d’autres excellent dans l’art de stigmatiser à notre époque obsédée par le calcul du risque. La « gestion du risque » n’est pas seulement un précepte économique, elle affecte aussi notre rapport à l’« anormalité » et à la déviance sociale. C’est ainsi que les médias de masse attribuent gratuitement des potentiels de dangerosité pour autrui aux personnes fragilisées par la maladie mentale et vivant dans la communauté. Ces personnes sont alors perçues comme des terroristes en puissance qui risquent de déstabiliser l’ordre établi et contre lesquels il faut mener des « guerres préventives ». Certains journalistes se donnent pour mission de conscientiser le public sur la présence d’un danger qui, telle une cellule dormante, est à la fois parmi nous et hors de nous. Les médias de masse (publics et privés) participent ainsi à une entreprise de normalisation qui considère maintenant la « maladie mentale » comme un danger virtuel vis-à-vis duquel la population dite normale, pourtant la plus dangereuse pour autrui, doit exercer une méfiance de tous les instants.
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E I T R A P
3 NOUVEAUX CHAMPS D’EXPERTISE ET D’INTERVENTION
C H A P I T R E
13 LES STRUCTURES MÉDIATRICES Pour une réflexion sur le public non étatique Pierre-Joseph Ulysse
Les crises économiques des années 1980-1990 et les coupures drastiques opérées dans les programmes sociaux n’ont pas eu pour seul effet d’affaiblir les services publics ; elles ont surtout miné la confiance du « citoyen ordinaire » dans le système public québécois ainsi que l’illusion de vivre dans une société solidaire travaillant sans cesse sur la cohésion sociale et l’inclusion citoyenne. Groupes sociaux et organismes de base s’autoorganisent de manière à assurer des services de qualité à des populations démunies et exclues, et font émerger un ensemble de ressources alternatives aux institutions étatiques. Tout en jouant le rôle de vecteurs locaux d’intégration à la vie en société, ces structures médiatrices se donnent pour mission de répondre aux besoins de citoyens en situation de vulnérabilité et de combler ainsi les vides laissés béants par la crise de l’État providentiel québécois. Nombre d’entre elles – organismes communautaires, groupes de femmes, entreprises à but non lucratif, entreprises d’économie sociale – sont aujourd’hui financées à même des trésors publics pour réfléchir et intervenir sur des problèmes d’ordre individuel et collectif (chômage, pauvreté, exclusion, décrochage scolaire, violence conjugale), ou pour offrir des services de proximité dans les domaines de la santé et du bien-être, de l’éducation, du logement, de l’emploi, des loisirs et de la culture. Au-delà des rapports de cooptation qui peuvent exister avec le cadre étatique, on assiste à leur intégration à la conduite de l’action publique, et à une inter-
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dépendance accrue entre acteurs politiques et acteurs associatifs1 (Ulysse et Lesemann, 2004). De par leur inscription dans des schèmes de politiques publiques, les structures médiatrices facilitent les interactions entre les acteurs civiques et les paliers de gouvernement ; elles s’imposent comme des analyseurs des nouvelles dynamiques d’élaboration et de mise en place de l’action publique. La présente réflexion inscrit les structures médiatrices dans la sphère publique non étatique se constituant en interdépendance simultanée avec le privé et avec le public étatique. Elle les resitue au cœur des liens dialectiques – tensions, contradictions et totalité – entre le politique, le marchand et le solidaire, et tâche de cerner les interfaces dans leurs dimensions normative, politique et même morphologique. La première partie du texte reprend quelques éléments de contexte permettant de dégager une première piste de conceptualisation basée sur les nœuds d’articulation entre « le public étatique » et « le public non étatique ». La deuxième présente une typologie sommaire inspirée d’une enquête empirique menée à TroisRivières sur les stratégies québécoises de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (Ulysse, 2007). La troisième partie analyse les rapports des structures médiatrices non étatiques au double mouvement de localisation et de globalisation, alors que la quatrième les replace dans des dynamiques de société plus larges. Dans ce texte, nous nous intéressons à l’analyse des conditions d’émergence et des schèmes d’actions plutôt qu’à celle des régulations internes. Une telle décision s’inspire de l’idée de B. Malinowski (2002) qu’aucune réalité sociale ne peut être saisie en dehors de son environnement culturel, social ou matériel, tout comme l’on ne saurait se passer de l’observation des éléments du « contexte pragmatique » dans lequel s’inscrivent les structures médiatrices non étatiques.
1. QUELQUES ÉLÉMENTS DE CONTEXTE Les structures médiatrices non étatiques sont surtout redevables d’initiatives d’acteurs ne disposant pas de « légitimité élective », ou de réseaux d’acteurs partageant des affinités intellectuelles ou sociopolitiques (Maillard, 2004). Certaines dérivent des grandes mobilisations ayant ponctué la décennie des années 1990 au Québec, entres autres, la Charte d’un Québec populaire par Solidarité populaire Québec (1994), la Marche des femmes (1995), le Parlement
1. Dans cette perspective, M. Mendell et B. Lévesque vont jusqu’à parler de la « coproduction des politiques publiques ».
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de la rue par le CAPMO (1997) et la mobilisation construite autour du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté (1998) devenu aujourd’hui Collectif pour un Québec sans pauvreté (2003). D’autres ont vu le jour dans le domaine de la santé et de la santé mentale. Face aux mobilisations visant à humaniser les soins, l’État québécois institue un certain nombre de politiques à travers lesquelles il encourage les ressources locales à devenir des acteurs de services et à entrer dans des partenariats leur permettant d’assumer des fonctions plus larges que celles relevant de leur mission originelle. Citons, à titre d’exemple, la réforme du système de la santé intitulée Un système axé sur le citoyen (1989), la Politique de la santé et du bien-être et la mise sur pied des régies régionales (1992), la mise sur pied des plans régionaux d’organisation des services (PROS) et des plans de services individualisés (PSI) (1992-1995), le virage ambulatoire, les projets pilotes des réseaux de services intégrés (1995), le Plan d’action national de la santé publique (2004). Une troisième série de structures médiatrices forme, selon la terminologie de Vaillancourt et al. (2003), les piliers d’un « tiers secteur » rassemblant, sous le chapeau de « l’économie sociale », des milliers d’associations et de coopératives dans les domaines des services de proximité, du logement, de l’emploi, du développement local et du développement économique communautaire. Quant à la décision gouvernementale d’énoncer en 2001 la Politique de reconnaissance et de soutien de l’action communautaire autonome et de définir celle-ci comme « une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec », elle traduit sans ambages un désir de faire de la lutte contre la pauvreté et l’exclusion une responsabilité partagée portée par des structures médiatrices œuvrant auprès des territoires locaux2 (Gouvernement du Québec, 2001). Cette politique semble, mieux que son nom l’indique, symboliser « un autre jalon important dans les travaux collectifs qui conduiront à l’adoption d’une stratégie nationale de lutte contre la pauvreté3 », un outil permettant de répondre « aux exigences en matière de justice sociale, de solidarité, de pleine participation et surtout de qualité
2. Si l’adoption de cette politique est venue après plusieurs années de luttes et de demandes incessamment réitérées par les organismes communautaires, sa mise en application s’est accompagnée de débats passionnés quant à l’identité et l’autonomie des organismes communautaires, et sur les conditions selon lesquelles ceux-ci pourront continuer à agir comme des interlocuteurs valables et reconnus dans un système de financement étatique. Les différentes positions présentent la logique partenariale comme une arme à double tranchant. Si elle permet de sortir de la logique communautariste pour participer à une gestion plus large et plus efficace du social, elle provoque, accélère, fonde et justifie la dépolitisation des problèmes collectifs, ainsi que celle des principes comme la solidarité, la participation et la justice sociales. La pauvreté et l’exclusion apparaissent comme des problèmes devant être gérés au niveau local. Cette politique est remise en question avec l’arrivée du gouvernement actuel, qui est de tendance centre-droite. On est parvenu aujourd’hui à l’heure des bilans et à l’évaluation de sa pertinence. 3. Communiqué ministériel du 5 septembre.
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de vie et de bien-être collectif » (Gouvernement du Québec, 2001, p. 69). La Politique de reconnaissance peut, en conséquence, être vue comme une tentative d’agir aussi bien sur des contextes que sur des facteurs et des dynamiques générateurs de pauvreté et d’exclusion dans une perspective renouvelée, créatrice de lien social et ouverte sur l’avenir. Elle entend répondre à l’impératif que soient adoptées de nouvelles approches, que soient développées des pratiques d’intervention mieux adaptées aux nouvelles réalités et, enfin, que soient créés de nouveaux réseaux de partenariat et de concertation, aptes à renforcer les solidarités déjà existantes ou à faire éclore celles qui sont encore à l’état latent. Enfin, adoptée en décembre 2002, la loi 112 ou Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion établit un lien étroit entre le maintien dans la pauvreté et les rapports de pouvoir asymétriques, la pauvreté se trouvant ellemême redéfinie comme une violation fondamentale des droits de « l’être humain » à la pleine liberté et à l’égalité de dignité, comme une privation des moyens pour atteindre l’autonomie individuelle et pour exercer les droits de pleine citoyenneté4 (Gouvernement du Québec, 2002). Actuellement, les stratégies québécoises de lutte contre la pauvreté prennent forme, en amont, dans les revendications et les demandes de justice sociale portées de manière récurrente par une société civile organisée et engagée, en aval, dans les efforts de l’État québécois de répondre à ces dites revendications. Elles renvoient à cinq années de mobilisations intensives menées par le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté, et à la capacité de celui-ci d’impliquer un large éventail d’acteurs dans un mouvement dont la légitimité revient à recadrer la pauvreté dans les discours et débats publics, à en faire un problème de société plutôt qu’individuel et, enfin, à l’imposer comme une priorité de l’agenda politique. Les dynamismes institués aboutissent, plus souvent qu’autrement, à l’émergence de formes territorialisées de prise en charge ainsi qu’à l’établissement de nouveaux réseaux de solidarités au niveau des communautés locales. Évoquer ces éléments chronologiques et contextuels permet de situer notre réflexion dans le temps historique autant que de dégager une première piste de conceptualisation fondée sur la nécessité de cerner des modes d’articulation distincts entre le « public étatique » et le « public non étatique » (Pereira et Cunill, 1999) ainsi que sur celle de (re)penser les responsabilités respectives des acteurs investissant ces deux sphères. Cela resitue la compréhension des structures médiatrices non étatiques au creuset
4. L’article 2 du projet de loi 112 définit la pauvreté « comme « la condition dans laquelle se trouve un être humain qui est privé de manière durable des ressources, des moyens, des choix et du pouvoir nécessaires pour acquérir et maintenir son autonomie économique et favoriser son inclusion active dans la société québécoise ».
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des trois champs de force que représentent la mobilisation citoyenne, les politiques publiques et les stratégies d’intervention ; ce qui établit une distinction par rapport à ce que des auteurs français appellent les « institutions intermédiaires » (Laville et Sainsaulieu, 1997 ; Sainsaulieu, 2001). Car, s’il s’agit de tabler sur la capacité des acteurs locaux d’orienter l’action et de modifier la réalité à partir de leur savoir et de leurs expériences. Les structures médiatrices non étatiques se veulent des « projets structurants » développés dans une logique de résistance réfléchie et réflexive (Ulysse et Lesemann, 2005 ; Ulysse, 2004). La réappropriation des enjeux pratiques inférés par les politiques publiques n’apparaît possible qu’au prix d’une posture de distanciation critique face aux modalités gouvernementales de prise en charge dans les secteurs de la santé, du revenu, de la formation professionnelle, du logement et de la lute contre la pauvreté par la réinsertion en emploi. Aussi le fonctionnement des structures médiatrices non étatiques souscrit-il à la relation circulaire entre un processus de prise de parole (production de sens) et un processus de prise de pouvoir (structuration d’un champ de force) (Muller, 1995). Ce double processus multiscalaire traverse l’ensemble des mondes interconnectés au sein desquels se produisent et se reproduisent les enjeux de société, que ceux-ci soient d’ordre politique, économique, social ou culturel.
2. UNE TYPOLOGIE SOMMAIRE La notion de structures médiatrices non étatiques se trouve au cœur de nos travaux sur les stratégies québécoises de lutte contre la pauvreté et l’exclusion (Ulysse, Lesemann, Laserna et Echevarri, 2003 ; Ulysse et Lesemann, 2004 ; Ulysse et Lesemann, 2005). Cette appellation rassemble organismes et réseaux d’organismes dont le propre est de mobiliser des ressources internes à une communauté, de les articuler avec des contributions externes – matérielles ou symboliques – en vue de réaliser des projets de développement économique, social et humain, ou tout simplement d’accompagner les processus visant la réalisation de tels projets. Elle sert à désigner l’ensemble des mécanismes ne relevant ni de la compétence exclusive des sphères publiques ni de celle des sphères privées, ni de l’État ni du marché, mais plutôt définis dans la capacité des groupes en présence – acteurs étatiques, entreprises privées, organismes de base – de négocier leurs divergences et de faire émerger des pistes de solution appropriées aux problèmes collectifs que vit la société (Ulysse et Lesemann, 2004 ; Ulysse, Lesemann et Laserna, 2003). L’intégration des structures médiatrices dans une sphère autonome, soit celle du public non étatique, en fait des espaces
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relationnels mais surtout de contestation des inégalités sociales, des asymétries de pouvoir et de la redistribution déséquilibrée des ressources collectives. L’on peut, en référence à l’enquête de terrain menée à Trois-Rivières, avancer que les structures médiatrices non étatiques sont redevables de l’autonomie citoyenne, d’une culture de négociation et de compromis permettant la prise en compte d’une multitude d’aspirations à l’équité et à la justice sociale dans un monde globalisé et un contexte sociétal en pleine mutation (Ulysse et Lesemann, 2005). Elles synthétisent une hétérogénéité de pratiques sociales qui se modèlent et se reconfigurent au fur et à mesure que se recomposent les enjeux, que se nouent de nouvelles alliances et que sont atteints des compromis verticaux avec l’État et transversaux entre les acteurs de la pratique. Ces lieux se construisent à la jonction de la politique institutionnelle et de la politique non institutionnelle, tout en participant de la recomposition des rapports entre l’État, le marché et la société civile. Les principes et les normes émergent de l’implication d’acteurs – individuels et collectifs – dans des causes partagées, donc d’un processus itératif entre différents porteurs de changement social. Il importe néanmoins de distinguer plusieurs types de structures médiatrices. Celles de type généraliste aident les gens à acquérir des compétences leur permettant de s’adapter à la rigueur de l’économie marchande, de répondre aux exigences de la citoyenneté et de la solidarité dans une société individualiste. Cette première catégorie regroupe les organismes de développement de l’employabilité et de réinsertion en emploi, les groupes de défense des droits, ceux qui font l’éducation populaire et à la citoyenneté, les groupes anti-pauvreté, ceux qui œuvrent dans le domaine de la formation et de la qualification professionnelle. La seconde catégorie vise la satisfaction de besoins ponctuels et plus spécifiques tels les garderies populaires, les comptoirs alimentaires, les coopératives d’habitation, les associations de travail et d’économie familiale, les soins sociaux et services de santé, etc. Une telle catégorisation rejoint, à maints égards, la typologie ébauchée par Caroux voulant qu’il y ait des associations d’expression, des associations de gestion et des associations de revendication (Caroux, 1978). Les associations d’expression et de participation, qui rassemblent des personnes avec des centres d’intérêt communs, se rencontrent surtout dans le secteur des loisirs, du sport, de la culture ou, ultimement, dans le champ de l’aménagement urbain. Les associations de gestion émanent bien souvent de l’action des pouvoirs publics et s’engagent dans la production de services au public et de services de proximité à la population locale. Les associations de revendication se construisent autour de demandes portées par des groupes sociaux spécifiques contre l’État, les collectivités territoriales, les
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entités locales ou les promoteurs privés. Il peut s’agir des associations de consommateurs, de parents d’élèves, des groupes environnementalistes, des groupes de femmes ou des groupes de défense des droits. Le travail empirique révèle en fait que les structures médiatrices non étatiques fédèrent, tant du point de vue individuel que collectif, un ensemble de registres en tension (identitaire, économique, social, politique et culturel). Elles sont redevables de la syntonie entre les acteurs locaux, de la capacité de ces derniers de rendre leurs intérêts compatibles et de trouver des convergences dans leurs lignes d’action. Si les liens identitaires et affectifs au territoire et à la communauté servent bien souvent à expliquer le niveau d’engagement individuel et le sentiment de solidarité manifesté envers des gens démunis, la totalité des acteurs interrogés ont fait évoluer et ont évolué avec les organismes et les initiatives. En effet, au-delà de leurs compétences personnelles, ils ont construit leur crédibilité en s’identifiant à ces initiatives. La durée et la permanence dans l’action s’érigent ainsi en éléments d’analyse et de compréhension des schèmes de pratiques et du choix des priorités d’action. Cette dimension de la continuité spatiotemporelle s’avère d’autant plus importante qu’elle permet aux intervenants d’acquérir de vastes connaissances dans leurs champs de pratiques respectifs, sur les individus et sur les types de problèmes auxquels ceux-ci sont confrontés, et surtout de développer des habilités à engendrer des possibles, à négocier les enjeux et à contourner les difficultés. La durée et la permanence dans l’action symbolisent la principale source de légitimité pour ces leaders et ces organismes quant à la possibilité d’être des interlocuteurs crédibles face aux pouvoirs publics.
3. ENTRE LE LOCAL ET LE GLOBAL C’est de l’ordre des « impensables » de parler des structures médiatrices non étatiques sans prendre en considération le niveau local qui est « le lieu de vie, celui de l’action politique et de l’application des procédures, de la mise en œuvre des liens sociaux entre famille et pauvreté » (Autès, 2002). La déconcentration vers le niveau local conduit à des actions contingentes négociées qui semblent, à première vue, s’éloigner du modèle centralisateur de l’État-providence, tout en ouvrant le champ de la production et de l’application de la politique publique à des protagonistes autres que les grands acteurs politiques et gouvernementaux (Donzelot et Estèbe, 1994). Le niveau local s’impose comme le site de « la démocratie de proximité », le gage d’un renouveau démocratique axé sur la participation sociale et
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sur les pratiques de citoyenneté5 (McAll, 2004). Les structures médiatrices se développent comme des pôles de socialisation, des espaces de réaffirmation de la double culture québécoise de la coopération et de la solidarité, alors que la médiation sociale renvoie à la capacité des acteurs de terrain d’établir des circuits de communication, de créer de nouveaux référents pour l’action, de reconstruire les repères et les espaces d’ancrage d’identité, donc de faciliter le processus d’individuation à travers la mise en place de stratégies relationnelles de proximité.
3.1. LA MISE EN RÉSEAUX Le travail de médiation incorpore les acteurs locaux dans la définition des besoins et des priorités, dans la conception des actions de développement et d’amélioration de la vie quotidienne. Il s’intègre dans un ordre de création de sens et de significations, une entreprise de renforcement des liens de proximité entre différents types de réseaux sociaux ou de constellations de réseaux fonctionnant selon la logique partenariale entre le privé, le public, le communautaire ou l’associatif. L’intégration des échanges s’effectue autour d’initiatives civiques et de liens sociopolitiques basés sur la volonté, la solidarité et la coopération, selon les exigences même d’une société connexionniste (Bolstanski et Chiappello, 2000). Tirons de Lemieux que « les réseaux sociaux sont faits de liens, généralement positifs, forts ou faibles, tels qu’il y a une connexion directe ou indirecte de chacun des participants à chacun des autres, permettant la mise en commun des ressources dans le milieu interne. Il arrive que les connexions servent aussi à la mise en ordre des ressources par rapport à l’environnement externe, ce qui est caractéristique des appareils » (Lemieux, 1999, p. 18 ; Lemieux, 2000). Au-delà des connexions, ces réseaux trouvent sens et significations dans les liens que les individus développent et entretiennent entre eux. C’est du moins ce que suggère encore Lemieux dans sa vision des réseaux politiques : « un réseau n’est pas un simple agrégat d’acteurs dont les actions sont convergentes. Il faut qu’il y ait des mises en commun, qu’il s’agisse de normes, d’informations, de ressources monétaires ou de ressources humaines » (Lemieux, 1999, p. 86). Il demeure que le développement des réseaux de structures médiatrices non étatiques doit aussi tenir compte des dimensions telles la culture communautaire, les priorités locales, la nature des institutions publiques et privées environnantes, la compétence et le niveau d’engagement des acteurs
5. Le centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté, Centre affilié universitaire CLSC des Faubourgs, Montréal.
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mobilisés. On comprendra dès lors que ces réseaux ne sauraient être un mouvement naturel dans une société individualiste, voire individualisante. Ils se construisent sous la poussée des demandes sociales et ne prennent forme que dans la volonté des acteurs de se donner les moyens, soit de revendiquer des changements, soit de défendre des acquis, soit de se protéger de certains risques, soit de résister aux contraintes. Il s’agit non pas de renoncer aux régulations, mais d’en inventer des formes plus équitables, plus adaptées et plus efficaces, garantes des droits, des valeurs et des libertés. Il s’agit d’instituer de nouvelles formes de dialogue entre le citoyen et les institutions, d’étendre la sphère des débats publics et, finalement, de générer des formes non conventionnelles de participation citoyenne. Les réseaux de structures médiatrices non étatiques resituent les acteurs et leurs actions au cœur d’un jeu complexe de rapports matériels, symboliques et idéologiques. Complexité sociale dont les dimensions qualitatives procèdent d’une conflictualité créatrice de dynamiques relationnelles et de champs de possibles toujours en reconfiguration. Leur vertu est non seulement de faciliter la création de nouveaux repères et la mise en sens des rapports sociaux, mais surtout de tenter de reconnecter le politique au quotidien du citoyen.
3.2. LES LIMITES DES STRUCTURES MÉDIATRICES NON ÉTATIQUES Les structures médiatrices doivent, dans leur fonctionnement quotidien, répondre à d’importants défis, composer avec des tensions et gérer divers types de contradictions. Partant de là, nous avons pu identifier quatre grandes limites. Premièrement, tout en informant d’une défection par rapport au système sociopolitique institué, leur multiplication constitue une dénonciation de l’incapacité de celui-ci de favoriser le renforcement des liens sociaux et le maintien de la cohésion sociale. On dirait que l’État n’est plus en mesure de maintenir les spécificités des services publics en tant qu’espace producteur de normes collectives et créateur de droits individuels, mieux encore, d’assurer un développement axé sur la citoyenneté, sur la solidarité et sur la justice sociale. La rationalité instrumentale et le système impersonnel qui en résulte ne peuvent plus répondre de manière efficace à la diversification des demandes, des besoins et des revendications. C’est d’ailleurs dans ce contexte de crise que les structures médiatrices non étatiques en viennent à symboliser des modalités de réponses qui, se développant en aval de la globalisation, cherchent à atténuer sur le tissu social les impacts nocifs du chômage endémique, de la pauvreté, de l’approfondissement des inégalités sociales et des écarts de revenus entre les nantis et les démunis, donc à éviter la dualisation de la société québécoise à ses
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extrêmes. Aussi les structures médiatrices doivent être appréhendées dans leurs propres ambiguïtés quant à l’idéal démocratique et de citoyenneté égale et quant à leurs propres potentialités de favoriser l’émancipation individuelle et collective6. Deuxièmement, le travail de médiation est en partie redevable de la syntonie entre des groupes participant à des initiatives locales, et de leur capacité de rendre leurs intérêts compatibles et de trouver des convergences dans leurs lignes d’action. Il engage les acteurs locaux dans un processus de production de nouvelles solidarités, alors que nombre de structures médiatrices se pensent comme des lieux alternatifs et rétifs aux politiques néolibérales. Celles-là se développeraient dans une logique de réparation, de redressement des effets pervers des politiques nationales et internationales, de la correction d’une globalisation jugée inégalitaire, amorale et éthiquement condamnable. Le local et la proximité seraient devenus le locus d’un consensus contestataire au centre duquel se retrouveraient la solidarité sociale, la justice sociale et la démocratie participative. Or, les rapports de proximité s’engagent peu dans un processus de reconstruction de la société et d’atténuation des inégalités structurelles. Ils réfèrent davantage à une logique de réparation qu’à celle de la protection contre les risques sociaux, avec une possibilité de faire perdurer le climat actuel d’insécurité sociale. L’étude conduite à Trois-Rivières révèle, en troisième lieu, que les dynamiques d’action locale sont investies d’un niveau d’affectivité et d’une dose émotionnelle qui les personnalisent, rendant difficiles leur remise en question et la distanciation critique nécessaire face aux enjeux des luttes menées ou à mener. Cette dimension peut s’avérer d’autant plus forte que les structures médiatrices relèvent en majorité de la « culture de l’immédiat et du proche ». Finalement, le champ de l’action locale est peuplé d’une pluralité de dispositifs entretenant de faibles liens entre eux et entrant dans des alliances « molles », ceci quand les organismes ne sont pas carrément en compétition pour des « clientèles » et pour des ressources financières. Pour M. Parazelli (2001), la course au financement dépouillerait les structures médiatrices, notamment les organismes communautaires, de leur autonomie et de leur potentiel contestataire. Cessant d’être des protagonistes de l’action et dans l’action, celles-là seraient devenus des relais institutionnels pour les politiques étatiques et en symboliseraient, à maints égards, les nouvelles sources de légitimation. Plusieurs structures médiatrices
6. Nous émettons ici l’idée que la pérennité d’une action d’émancipation n’est garantie que dans un cadre organisé, voire institué qui, tout en facilitant l’investissement de multiples subjectivités, se donne les moyens de provoquer la reconfiguration des rapports de pouvoir asymétriques et inégalitaires.
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se contenteraient d’une position d’intermédiaire au sein des configurations locales de « la communautique » plutôt que de symboliser des contrepouvoirs et des forces de changement. S’il s’agit d’amener les gens à participer à la façon dont la vie est organisée autour d’eux, qu’en est-il des attentes sociales et politiques, de la participation citoyenne et de la construction de la démocratie sociale ? Peut-on transformer la société et la démocratie sans de profondes réformes institutionnelles, sans la redistribution du pouvoir décisionnel et des ressources nécessaires, ou sans que les citoyens disposent d’un réel contrôle sur les mécanismes des politiques publiques ? Ne doit-on pas chercher à établir de plus larges connexions entre droit de citoyenneté et bien commun, ou mieux encore à reconsidérer les manières de nous représenter le vivre-ensemble ? Ces quatre limites ne nient pas le fait que les structures médiatrices disposent d’une force de proposition et jouent un rôle d’interface dans la mise en place de nouvelles modalités de gestion politique, économique et sociale. Elles laissent plutôt croire que le travail de médiation ne saurait se limiter au fait de trouver des réponses aux demandes collectives et aux besoins de base de manière ponctuelle. Il doit s’étendre à l’impératif de renforcer l’autonomie du citoyen et sa capacité de participer aux prises de décision structurelles, donc répondre au double impératif de coordonner les leviers d’action au niveau local et de construire un projet plus large de société alternative axée sur la solidarité et la justice sociale. Le recadrage des enjeux et des priorités de l’action publique ne peut perdre de vue que les inégalités et les injustices sont le produit de rapports de pouvoir asymétriques transcendant les frontières du territoire local. Il importe alors d’intégrer dans l’analyse des structures médiatrices d’autres schèmes d’intelligibilité de la reconfiguration de l’État et d’autres réalités structurantes de la vie en société, notamment les mutations et les déséquilibres provoqués par le libre marché et la globalisation économique (Silvestro, 2003).
4. AU-DELÀ DES STRUCTURES MÉDIATRICES NON ÉTATIQUES Les structures médiatrices non étatiques se construisent à la charnière du public et du privé, du marchand et du non-marchand, du civil et de l’étatique, ainsi que dans la mise en rapport dialectique de la démocratie représentative et de la démocratie participative. Ces lieux de proximité questionnent les nouvelles modalités de production du lien politique, ce qui veut dire les façons de « faire et penser société ». Cherchant à ouvrir d’autres champs de possibles, la plupart d’entre eux se constituent en réseaux et souscrivent à la logique de l’action collective. Face aux incertitudes de l’époque contemporaine, ils aident le citoyen-acteur à se doter de
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repères plus ou moins conformes à ses valeurs, à ses cultures et à ses convictions. Silvestro soutient que « l’individuation des rapports sociaux et l’individualisation des rapports éthiques au monde ont fait en sorte de redéfinir le rapport au politique et l’engagement militant » (Silvestro, 2003, p. 73). La capacité des individus de choisir leurs lieux d’investissement a entraîné des « configurations singulières des rapports sociaux » et a fait émerger un ensemble de « nouveaux espaces de sociabilité » en dehors de la sphère étatique à proprement parler. Le lieu du quotidien semble de plus en plus se structurer dans un dialogue social et selon une dynamique de partenariat, de concertation et de négociation entre des forces sociales convergentes et divergentes.
4.1. UN PROCESSUS DE REFONDATION DU SOCIAL Nous inscrivons les structures médiatrices dans ce que des auteurs latinoaméricains appellent la « sphère publique non étatique » (el público no estatal) qui regroupe, du point de vue de Pereira et Cunill (1999), les « organisations non étatiques productrices de biens publics », entre autres, les écoles, les universités, les centres de recherche, les hôpitaux, les orchestres symphoniques. La sphère publique non étatique renvoie aux institutions de la société civile dont les activités sont en grande partie financées par les pouvoirs publics, sans pour autant que ces institutions elles-mêmes fassent partie de l’État. Le public non étatique, qui se situerait entre l’État et le marché, symboliserait le terreau de la « démocratie participative », l’axe des affaires publiques dont les modalités de gestion sont en principe soumises à la participation citoyenne (Pereira et Cunill, 1999, p. 26). Il offre l’opportunité de transformer l’État bureaucratique monopoliste et l’État néolibéral minimaliste en un État libéral social dont la vertu serait de mieux protéger les droits sociaux, de veiller au financement adéquat des infrastructures sociales et de garantir des services de qualité dans des secteurs tels que l’éducation, la santé ou l’assistance sociale, en introduisant la compétence et la flexibilité dans l’offre des services (Pereira et Cunill, 1999). La constitution d’une « sphère publique non étatique » ne recommande pas l’affaiblissement du pouvoir de l’État, mais la démocratisation des mécanismes de prise de décisions collectives et l’incorporation des réalités et des pratiques quotidiennes dans la gestion publique. Il persiste que l’État assume ses responsabilités en ce qui concerne la garantie des droits sociaux, économiques et culturels, ainsi que le financement des domaines d’activité (éducation, santé, logement, etc.) qui ne sauraient être livrés à la seule logique de marchandisation. Il revient également à l’État de créer les conditions favorables au plein emploi, notamment en investissant de manière adéquate et efficiente dans la formation et l’éducation, de
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promouvoir une administration publique transparente, imputable et efficace, en même temps que d’instituer de nouvelles formes de participation dans la dispensation, le contrôle et l’évaluation des services publics. Ce nouvel esprit public soumet autant la bureaucratie étatique que la gouvernance communautaire aux exigences d’un système de contrôle et d’équilibre étendu et renforcé (checks and balance), ce qui est déjà pratiqué dans le cadre des ententes partenariales conclues dans les domaines de la santé, de l’employabilité, de la formation professionnelle et des services d’insertion en emploi, mais qui demeure encore loin d’avoir atteint sa pleine maturité. Ainsi la sphère publique non étatique appelle à une relation autre entre l’État et la société civile, de même qu’à une réduction de l’abstraction bureaucratique qui sépare l’État du citoyen, dans la mesure où celui-ci ne se contente plus d’être seulement représenté mais veut aussi se présenter et être présent dans l’espace public7. On croirait alors dans un processus de refondation du social et du politique, processus dont la consolidation exigerait autant le respect des droits fondamentaux du citoyen que la capacité d’assurer un niveau minimal de solidarité et de partage des richesses collectives. Sa pérennisation impliquerait la réarticulation des dimensions économiques, juridiques et culturelles d’une manière susceptible de mieux assurer le bien-être collectif des citoyens au-delà des manifestations souvent répressives des structures marchandes de l’individualisme économique et du style de pouvoir tutélaire que l’État cherche à exercer sur la société. Il importera donc de reconfigurer l’espace public de manière à associer de nouveaux acteurs au jeu sociopolitique, ce qui postulerait du même coup une resignification du public par-delà l’étatique et le gouvernemental. L’enjeu est moins ici de parachever la compréhension d’une « démocratie inachevée » que de renforcer une « société civile organisée », engagée dans la protection du citoyen contre les risques sociaux. Au-delà des structures médiatrices non étatiques et des multiples formes de partenariat, c’est d’un nouveau modèle de société dont il s’agit : c’est la mise en place d’un État responsif dont la légitimité résidera dans sa capacité de résoudre les problèmes sociétaux, de répondre aux demandes des citoyens et de se rendre imputables tout en se donnant les moyens de rendre compte de ses actions et des résultats de ses actions (Léca, 1996).
7. Le « public » transcende ici l’étatique pour embrasser tous les moyens légitimes que la société se donne pour agir sur elle-même, en partenariat ou non avec l’État, selon le principe de la sauvegarde de l’intérêt public.
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4.2. UNE VISION RÉFLEXIVE Les structures médiatrices non étatiques se développent dans la continuité de l’idée qu’un « autre monde est possible », un monde axé sur la participation et la reconnaissance de l’altérité dans le contexte d’une démocratie multipolaire. Il importe non seulement de choisir les revendications contre le marché et la globalisation mais de fortifier les rapports sociaux transversaux à travers la coopération, la solidarité et le partenariat, dans une perspective de réconciliation entre l’individu et la société, entre l’être et l’être-ensemble. En tant que « praxis collective », les structures médiatrices sont elles-mêmes des construits sociaux, donc produites dans les interactions entre des acteurs porteurs d’identités, de valeurs, d’intérêts, de finalités et de rationalités, traversées autant par la communication que par la confrontation, autant par la concertation que par le conflit. En tant que « lieux de sens » et de mise en forme des rapports sociaux, leur importance réside dans leurs capacités stratégiques de contribuer à la restructuration du contexte sociétal (Giddens, 1998) et de faciliter la réappropriation des mécanismes décisionnels par des groupes marginalisés et exclus de la sphère du pouvoir politique et étatique. Il faut alors convenir que la notion de structures médiatrices non étatiques se place en porte-à-faux vis-à-vis les courants de pensée autopoïétique, dans la mesure où leur conceptualisation renvoie d’abord et avant tout à la vision d’une société réflexive axée sur les gestes et les comportements d’acteurs qui, dans leur quête pour une meilleure justice sociale, luttent, confrontent, contestent et proposent des alternatives. Une telle théorisation se distancie de la position selon laquelle rien de ce qui émane de l’État ne peut profiter aux pauvres, de même que de son corollaire voulant que tout ce qui s’accomplit bénéficie aux groupes dominants. Nous considérons que ces schèmes de pensée qui s’absolutisent dans le non-lieu social, économique, politique et culturel se rendent incapables de saisir les dynamiques des forces sociales en mouvement, encore moins d’en rendre compte. Ils sont alimentés d’un intellectualisme incapable de se décentrer ou de s’excentrer, d’un nombrilisme encore rattaché à une vision monolithique de l’État qui exclut les représentations des acteurs, leurs rationalités et leurs priorités, du jeu des confrontations stratégiques. Depuis la mise à mal de la vision hégélienne d’État omniscient au cours des années 1970, l’État se trouve soumis à un processus de délitement de son pouvoir social et n’est plus considéré comme l’instance de médiation ultime entre les individus et la société. Il se trouve en compétition avec plusieurs réseaux remettant directement en cause les politiques publiques et rejetant l’idée que le centre et la périphérie constituent des sphères séparées et distinctes de la société libérale capitaliste. Ce contexte de transformation appelle des regards croisés, ou des lectures qui croisent les rapports de pouvoir, quant
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au maintien des inégalités sociales et à l’analyse des mécanismes de légitimation des enjeux au fondement de la vie démocratique. Les structures médiatrices symbolisent, dans cette perspective, des lieux de la participation citoyenne à l’action publique, des pôles de tension dans le contexte actuel de réarticulation des sphères politiques, économiques et marchandes aussi bien que de transformation des rapports sociaux. C’est dans ce sens que la réflexion privilégie ce que nous désignons, faute d’une meilleure formulation, comme « l’idée de mesure » et « le sens de réalité » observés chez les acteurs de terrain quotidiennement confrontés à des problèmes d’inégalités, de chômage et d’exclusion, ainsi qu’à l’impératif de donner sens à la vie en collectivité. C’est sans dogmatisme et sans sectarisme que ces derniers rejettent le néolibéralisme à tous crins, ou refusent de donner au libre marché et à la globalisation une quelconque forme d’inéluctabilité. Mais, en lieu et place d’une posture purement idéologique, ils font la promotion de la justice sociale et de la participation de l’individu-citoyen dans le respect de son identité, de sa trajectoire et de ses droits. C’est non dans la radicalité politique et la vision totalisante mais à la jonction de l’engagement réflexif et de la responsabilité solidaire que se définissent les prises de position, que se dégagent les marges de manœuvre, que se conçoivent les formes de mobilisation et que se construisent les propositions alternatives dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Fondée sur la volonté manifeste de faciliter la réappropriation des grands enjeux sociétaux par le bas, la démarche contestataire s’institue comme un processus de connaissance qui invite à aller plus loin que le seul décryptage des problèmes sociaux. Les opinions émises dénoncent ce qui est perçu comme étant négatif autant qu’on reconnaît publiquement ce qui est évalué comme étant positif 8. Pour être libératoire, la mobilisation ne saurait se limiter à la contestation de la domination sans envisager l’action politique de l’émancipation, elle ne saurait se contenter de critiquer l’ordre social existant sans viser sa transformation. Déconstruire nécessite reconstruire, tout comme contester et proposer vont de pair et se renforcent mutuellement. Le titre « Résister c’est créer » d’Aubenas et de Bennasayag (2002) ne traduit-il pas encore mieux cette dimension cathartique de la médiation comme travail organisé et engagé dans les changements sociaux, cette décision de jouer sur le terrain politique plutôt que sur celui du moralisme et des complaintes récriminatoires.
8. Cette stratégie est particulièrement utilisée par le Collectif pour un Québec sans pauvreté. Elle explique bien ce que nous entendons par « l’idée de mesure et le sens de réalité ». Nous l’associons à la pensée bien connue que la victoire ragaillardit tout comme l’échec continuel démobilise et fait sombrer dans le fatalisme.
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CONCLUSION De par leur nature hybride, les structures médiatrices travaillent à amener les individus à développer les réflexes citoyens à participer aux débats publics autant qu’à s’impliquer dans des actions ayant pour finalités d’améliorer leur situation personnelle et, par surcroît, celle de leur communauté. Contrairement aux institutions étatiques anonymes et hyperspécialisées, elles sont construites d’abord et avant tout sur la relation de proximité. Elles se laissent percevoir comme des instances assurant le « relais vers » l’insertion des individus à la société, tout en étant traversées par les préoccupations de connecter le sens du progrès et les mécanismes de production de la richesse aux subjectivités et à la variété des expériences humaines. Deux questions leur sont sous-jacentes : une « question sociale » – qui consiste à refuser la pauvreté, les inégalités et l’exclusion comme étant inéluctables dans notre forme de société – et une « question politique » – qui est celle de l’avènement d’une société de citoyenneté et de solidarité. Conceptualiser les structures médiatrices comme relevant d’une sphère publique non étatique procède de la volonté de renouer avec une approche visant à réinterroger l’action publique et l’action sociale en tant que modes spécifiques de l’agir collectif, ainsi qu’à considérer le public comme un espace de cristallisation et de consolidation du pacte citoyen. La réinscription dans le non-étatique ne peut se renforcer que par la double action de mobilisation des individus (une action de proximité) et de transformation des rapports sociaux et des dynamiques structurelles (une action sociétale). L’enueu est justement de savoir dans quelle mesure les structures médiatrices sont en mesure de refermer les fractures et d’atténuer l’impact des inégalités structurelles sur le tissu social, particulièrement si l’on intègre dans la réflexion l’idée que l’économie globalisée d’aujourd’hui a besoin de la contestation pour se justifier de l’exclusion et de la pauvreté tout en trouvant les points d’appuis moraux qui lui font défaut.
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C H A P I T R E
14 L’ALPHABÉTISATION Un défi pour l’intervention sociale du XXIe siècle Danielle Desmarais
Le monde et l’aventure humaine nous apparaissent plus riches de potentialités, plus complexes, plus interdépendants, mais aussi sans doute plus incertains que jamais. Koïchiro Matsuura Nous ne pouvons pas prévoir le futur, mais nous pouvons le préparer. Ilya Prigogine
Au début de ce xxie siècle, des chercheures et des intervenantes sociales1 réitéraientun constatsouventes fois répété : au Québec seulem ent, plus de 1 000 000 d’adultes sontpeu ou pas à l’aise avec la lecture etl’écriture. Ces personnes vivent une stigm atisation et une m arginalisation, et les effets individuels et collectifs de ces phénom ènes, repérables dans les rapports sociaux, concernent tant le dom aine du travail social que celui de l’éducation.
1. La forme féminine est utilisée dans le but de souligner la forte prépondérance des femmes dans ce secteur d’activité et, secondairement, dans le but d’alléger le texte.
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Les propos de Prigogine, en préambule de ce texte, constituent une forme de réponse à ceux du directeur général de l’UNESCO cité précédemment. Ces assertions indiquent l’horizon dans lequel se situent les propos qui suivent. Le travail social et l’éducation constituent deux voies complémentaires par lesquelles nous pouvons préparer l’avenir, en misant sur le potentiel humain. Le travail social cherche à « comprendre, gérer et si possible résoudre […] les problèmes sociaux » (Carette, 2000, p. 2) et l’éducation nous permet de nous développer comme humains et de mieux vivre ensemble, pour donner du sens à la vie. L’alphabétisation, en tant que domaine d’intervention sociale éducative, exige une analyse critique des effets de stigmatisation dont sont victimes les personnes dites analphabètes ou illettrées. Un examen de l’expérience sociale des personnes dites analphabètes ou illettrées ainsi que l’histoire de ce champ d’intervention nous amèneront à redéfinir l’alphabétisation selon une prospective sur l’éducation élaborée par l’UNESCO à l’occasion du nouveau millénaire. L’alphabétisation, participant d’une formation de base inscrite dans une perspective d’éducation tout au long de la vie, peut ainsi contribuer au développement individuel et collectif.
1. TRANSFORMATIONS DU SOCIAL, TRANSFORMATIONS DES RAPPORTS SOCIAUX Le social est constitué par l’émergence de sujets-acteurs individuels. Ces sujets-acteurs occupent des positions différentes et complémentaires dans l’espace social, positions qui entraînent des tensions, des oppositions, des conflits. Les rapports sociaux constituent ainsi l’ensemble des positions distinctes et complémentaires occupées par les acteurs sociaux dans l’espace social. En travail social, nous distinguons prioritairement les rapports dits de classe (selon la conceptualisation marxiste) ou de groupe socioéconomique, de sexe (ou de genre), d’ethnie et de génération. Par ailleurs, les interactions entre les sujets-acteurs sont porteuses de contenus et de produits spécifiques, de l’ordre du culturel. Ces sujets, leurs interactions et leurs contenus, ainsi que leurs positions différenciées, s’inscrivent dans une histoire – et notamment dans une conjoncture spécifique, à la fois économique, politique et idéologique – qu’il faut tenter de retracer pour comprendre les enjeux sociaux actuels. « La question du pour quoi vivre, du comment vivre, ne peut recevoir de réponse concrète qu’en la situant au sein de la présente conjoncture » (Piotte, 1990).
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Les rapports sociaux façonnent le sujet-acteur et, dialectiquement, ce dernier peut à son tour les transformer, car il modifie les rapports sociaux à partir de la place spécifique qu’il occupe dans l’espace socioculturel. Dans la foulée de Bertaux (1976), une pratique sociale se définit comme la mise en actes, la trace concrète, dans la vie quotidienne, de la place objective occupée par les acteurs sociaux dans la structure sociale (rapports sociaux). Un problème social trouve son origine et son explication dans les rapports sociaux d’exploitation ou de domination ; il « entraîne un défaut d’intégration ou une sous-utilisation des ressources des divers milieux de vie » ainsi qu’une aliénation du sujet-acteur, victime de cette exploitation ou domination. Un problème social « remet en cause ces rapports sociaux, les positions ou histoires sociales qui en sont les effets et leur imbrication complexe dans la dynamique sociale concrète ». La solution durable de tout problème social nécessite « la mise en place d’un nouveau projet global d’orientation de la société, à travers ses organisations, ses institutions, ses mouvements sociaux, projet visant à plus d’égalité, plus de liberté, plus de citoyenneté » (Carette, 2000, p. 3).
1.1. TROIS NIVEAUX D’ANALYSE DU SOCIAL EN TRANSFORMATION Dans la foulée de l’approche clinique en sciences humaines (Desmarais et al., 2007), toute analyse qui vise à comprendre le social, ses tensions, ses oppositions et ses contradictions, pour guider l’intervention afin de réduire les inégalités, peut s’appuyer sur un découpage du social complexe en trois niveaux : le niveau micro-social, celui du sujet individuel ; le niveau mésosocial, celui des réseaux sociaux, des groupes informels, du lieu du travail, de la famille, etc. ; le niveau macro-social, celui des grands ensembles (l’appareil politique, les institutions scolaires, religieuses, syndicales, etc.). Ces niveaux, lieux privilégiés d’analyse du social, sont réunis dans une nécessaire articulation afin de comprendre les nouveaux enjeux, entourant l’alphabétisme et l’alphabétisation, créés par les transformations dans l’économique, le politique et l’idéologique, ainsi que les nouveaux horizons de sens qui s’en dégagent pour les sujets-acteurs, individuellement et collectivement. Nous vivons aujourd’hui dans un monde en profonde transformation. Ces transformations majeures – tant économiques que politiques et idéologiques – sont surtout liées à la restructuration de l’organisation du travail et à l’introduction des nouvelles technologies, de même qu’à la transformation du rôle de l’État et à la restructuration conséquente des politiques sociales et éducatives.
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Le néolibéralisme, triomphant depuis le début des années 1980, remet en question le compromis social qui s’était mis en place après la grande crise des années 1930. La principale manière pour les entreprises et l’État d’augmenter la flexibilité dans la production est de réduire les coûts de la main-d’œuvre, et entre autres, de précariser l’emploi. La précarisation affecte plus particulièrement les femmes, les jeunes et les immigrants. « Chez tous, la précarité renforce l’individualisme » (Piotte, 1990, p. 132). Avec l’internationalisation et la mondialisation, l’État-nation perd de sa force et de sa souveraineté, et les sociétés se dualisent entre celles dont l’économie se tournent vers un marché international et celles qui n’ont pas suivi le mouvement. L’espace politique est moins qu’antérieurement le lieu de luttes solidaires et collectives. « Les révoltes sont plus l’expression d’une juxtaposition de malaises individuels que d’une lutte collective et solidaire » (de Gaulejac et Toboada Leonetti, 1994, p. 43). Nos sociétés actuelles se caractérisent par des fractures multiples : entre travailleurs et chômeurs, mais aussi entre travailleurs à temps plein et travailleurs à temps partiel, entre diplômés et non diplômés, entre Québécois de souche et nouveaux arrivants, entre jeunes et vieux, etc. « Le contexte de société dite du savoir, caractérisée notamment par la demande accrue de compétences et la marchandisation de l’éducation, creuse un fossé entre ceux qui maîtrisent les compétences recherchées par le marché, et les autres » (Bélisle et Bourdon, 2006, p. 11). Pour de Gaulejac, nous sommes passés de la lutte des classes à la lutte des places. « La place n’est pas donnée a priori et [qu’]elle n’est jamais acquise définitivement. Il faut se battre pour l’obtenir et pour la conserver » (De Gaulejac et Toboada Leonetti, 1994, p. 44). Dubet, de son côté, affirme que les acteurs ne sont plus aujourd’hui considérés en fonction de leur classe mais en fonction de leur sexe, de leur niveau de formation, de leur style de vie, etc. Pour Dubet, à la suite des changements subis par l’économie et de l’apparition de la culture de masse, les rapports sociaux traditionnels de production sont peu à peu recouverts par un nouveau type de rapports : l’exclusion sociale à l’échelle nationale et internationale. Enfin, la dimension proprement idéologique du social, comprise comme des systèmes de valeurs ainsi que les modèles, discours et pratiques qui justifient ou questionnent les rapports économiques et politiques, est aussi le lieu de transformations profondes. Le culte de la performance produit ses effets au-delà de l’entreprise. La logique de l’excellence est à l’œuvre dans le sport, à l’école et traverse également l’univers familial. Il faut être performant sur tous les registres, aussi bien sur les plans professionnel, corporel, intellectuel, social, qu’affectif et sexuel (De Gaulejac et Toboada Leonetti, 1994, p. 37).
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Plusieurs sociologues ont noté un repli des sujets-acteurs dans la sphère privée et leur investissement massif dans les rapports amoureux et la famille. Pour Dubar (2000), un réexamen de la famille, lieu privilégié des pratiques de rapports sociaux de sexe, doit permettre de comprendre notamment le questionnement actuel ainsi que la diversification et la complexification de ces rapports sociaux de sexe. L’État intervient par la mise en place de politiques familiales qui entraînent, d’après certains sociologues, de nouvelles modalités -plus individuelles- du lien social « liant l’universalité du droit et la singularité des situations ». (Dubar, 2000, p. 75). Pour Dubar, ces nouvelles situations peuvent être porteuses d’un lien social qui ne soit plus d’ordre communautaire, mais bien d’ordre sociétaire, et rejoindrait la nouvelle fonction de la famille actuelle : celle de la construction des identités personnelles, c’est-à-dire plurielles, transitoires. Nous assistons au passage des formes identitaires communautaires à des formes sociétaires… Les transformations de la famille ne sont pas terminées ni jouées d’avance. « Elles sont inséparables des rapports sociaux de classe et de sexe, du processus d’émancipation des femmes et des hommes mais aussi de la question sociale » (de Singly, dans Dubar, 2000, p. 79). Dans ces ensembles sociaux hétérogènes, l’acteur « cherche à agir, individuellement ou collectivement, pour s’intégrer, utiliser les ressources des divers milieux ; élargir son autonomie » (Carette, 2000, p. 3). Pour Dubet, les pratiques de l’acteur social ne sont pas congruentes, elles sont plutôt hétérogènes et sont régies par chacun des ensembles dans lequel l’acteur agit. En réfléchissant à ses actions, l’acteur social se construit progressivement en tant que sujet, en tentant d’articuler les multiples dimensions qui le constituent (physique, historique, sociologique, anthropologique, psychique, etc.) et qui vont progressivement définir sa singularité (Enriquez et al., 1993, dans Renaud, 1997). « C’est à travers ce travail « qu’il peut construire son identité, en contrôlant ou en transformant la situation qu’il vit, en devenant le sujet de son histoire » personnelle, inscrite dans une histoire sociale. « S’il n’y parvient pas, il sera plus ou moins marginalisé ou exclu, plus ou moins exploité sans retour et plus ou moins dépendant-dominé » (Carette, 2000, p. 2).
2. UN CHAMP NOUVEAU ET POLYVALENT D’INTERVENTION SOCIALE : L’ALPHABÉTISATION 2.1. L’ALPHABÉTISATION, UNE VISÉE DE PARTICIPATION ET DE DÉVELOPPEMENT DE LA VIE CITOYENNE L’alphabétisation peut être définie comme « l’enseignement ou l’apprentissage de base du code écrit (lecture, écriture, calcul), généralement dans la langue maternelle, la langue dominante ou la langue d’usage d’une
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société » (Legendre, 2005, p. 41). Elle fait habituellement référence à « l’acquisition des connaissances et compétences de base dont chacun a besoin dans un monde en rapide évolution » (CONFINTEA 1997, idem). Plus qu’une visée scolaire d’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, un programme d’alphabétisation peut s’inscrire dans une perspective plus large de participation à la vie citoyenne, voire de développement communautaire. C’est du moins la perspective de l’éducation populaire qui a été reconnue par le Conseil supérieur de l’éducation, dans un avis de 1990. Cette formation de base est alors conçue comme un ensemble de connaissances, d’habiletés et d’attitudes fondamentales, applicables à des situations changeantes et multiples et qui demeurent les instruments indispensables de l’affirmation et du développement des personnes. Et l’alphabétisation constitue le noyau irréductible de cette formation de base (Conseil supérieur de l’éducation, 1990, dans Duchesne, 1999).
Par ailleurs, le Conseil supérieur de l’éducation reconnaît que les éducateurs et formateurs d’adultes ne sont pas les seuls acteurs interpellés par des visées de formation de base. « Le Ministère et les établissements d’éducation n’ont pas le monopole d’une telle éducation ; il y a des mandats d’éducation qui ne doivent pas nécessairement être réalisés par le système scolaire ou encore dans une perspective de scolarisation et d’obtention de diplôme (Conseil supérieur de l’éducation, 1990, dans Duchesne, 1999). L’alphabétisation peut ainsi se concevoir comme un levier de développement communautaire. En effet, certains organismes communautaires intègrent la formation de base dans un ensemble plus vaste, constituant un programme visant à donner aux personnes et à leurs communautés le pouvoir d’agir pour améliorer à la fois leur situation économique et leur qualité de vie. C’est le cas notamment aux États-Unis, comme le note Duchesne : La formation de base a des dimensions sociale, économique, politique et éducationnelle. Elle est liée à l’estime de soi, à l’autodétermination et à la capacité de modifier le niveau de connaissance d’une communauté. Les programmes communautaires de formation de base sont axés sur l’action, de façon à toucher tous les aspects de la vie des apprenants, surtout les « plus inaccessibles » (Ahern, 1996, dans Duchesne, 1999).
Ce type de formation de base, dite d’éducation populaire, a été développée par Paulo Freire au Brésil dans les années 1970 et visait à lutter contre l’oppression et la domination, en faveur d’une participation des masses populaires à la vie citoyenne, via une alphabétisation conscientisante, définie comme une
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[…] pratique de la liberté, qui est un acte de connaissance, une approche critique de la réalité. […] Pour que l’alphabétisation des adultes ne soit pas une pure mécanique et un simple recours à la mémoire, il faut leur donner les moyens de se conscientiser pour s’alphabétiser […], car, au fur et à mesure qu’une méthode active aide l’homme à prendre conscience de sa problématique, de sa condition de personne, donc de sujet, il acquerra les instruments qui lui permettront des choix […]. Alors, il se politisera lui-même » (Freire, 1974, p. 9).
Au Québec, environ 130 groupes d’alphabétisation populaire sont majoritairement regroupés au sein du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec (RGPAQ) et partagent une même vision idéologique de l’alphabétisation selon laquelle l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul entre autres est, au plan individuel, un moyen de développer la confiance en soi et, au plan collectif, un outil de prise de parole, d’expression sociale, de pouvoir sur son milieu et son environnement (Desmarais et al., 2003).
2.2. REPÈRES HISTORIQUES DU DÉVELOPPEMENT DE L’ALPHABÉTISATION AU QUÉBEC Le développement de l’alphabétisation a démarré avec la Révolution tranquille, durant les années 1960, dans la foulée de la préoccupation visant à augmenter la scolarisation des Québécois (Duchesne et al., 2002). Dans les commissions scolaires, on a mis l’accent sur l’établissement de mesures universelles de rescolarisation. Parallèlement, dans le milieu communautaire, l’alphabétisation s’est surtout développée au sein d’un réseau d’organismes d’éducation populaire. Durant les années 1970, ces deux courants d’éducation de base des adultes coexistent avec une formation professionnelle accompagnée d’une éducation de base pour adultes en marge du marché du travail, et aussi avec une approche caritative de l’alphabétisation pratiquée par des religieuses (Hautecoeur, 2006). Ce n’est qu’au début des années 1980 que le milieu scolaire commence à s’intéresser à l’alphabétisation en tant que telle, sous l’impulsion de l’Énoncé de politique sur l’école en milieu économiquement faible : l’école s’adapte à son milieu (1980) qui distingue l’alphabétisation des programmes de rescolarisation, de rattrapage scolaire et de formation professionnelle (Hautecoeur, 1990, dans Duchesne et al., 2002). Selon cette même logique, le rapport de la Commission d’étude sur la formation des adultes (Commission Jean), paru en 1982, consacre la légitimité de la formation de base qui inclut l’alphabétisation.
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D’après Duchesne et al. (2002), les années 1980 peuvent être qualifiées de période bipolaire du développement de l’alphabétisation car les milieux de l’éducation populaire et des commissions scolaires s’y impliquent parallèlement. « Cette période paraît toutefois se démarquer principalement par une institutionnalisation croissante des actions d’alphabétisation qui seront de plus en plus axées sur la scolarisation, et ce, de plus en plus en milieu scolaire » (Duchesne et al., 2002, p. 16). Au sortir de la crise économique du début des années 1980, cette décennie est marquée par des préoccupations de formation qualifiante où l’on tente d’harmoniser la formation générale des jeunes et la formation des adultes, et aussi de favoriser l’obtention d’un diplôme d’études secondaires. Par ailleurs, il faut noter, selon Hautecoeur (2006), que s’est tenu à l’UQAM en 1984 un colloque qui portait sur le thème de l’« alphabétisation communautaire », pour marquer une volonté de professionnalisation du mouvement « avec son entrée à l’université pour la formation des formateurs » (Hautecoeur, 2006, p. 92). Plusieurs événements vont alimenter l’évolution du champ de l’alphabétisation au début de la dernière décennie du xxe siècle, à l’occasion de l’Année internationale de l’alphabétisation, en 1990. Deux acteurs importants du champ de l’éducation vont critiquer l’orientation scolarisante de l’alphabétisation promue par le Ministère de l’éducation et défendre une approche de l’alphabétisation intégrée à la perspective de la formation de base : il s’agit du Conseil supérieur de l’éducation et de la Table des responsables des services d’éducation des adultes des commissions scolaires du Québec (TREAQ). L’avis du Conseil met de l’avant la nécessité d’une politique d’ensemble concernant l’alphabétisation et l’éducation de base en vue d’enrayer ou de réduire le phénomène croissant de l’analphabétisme. […] Selon le Conseil, la solution au problème de l’analphabétisme se retrouve davantage dans l’engagement par rapport à l’éducation de base que dans le développement de mesures de scolarisation ou de rescolarisation (Duchesne et al., 2002, p. 16).
Pour la TREAQ, « la priorité accordée par le Gouvernement à l’orientation scolarisante […] a pour effet direct de limiter pour certains adultes […] l’exercice du droit à des services d’alphabétisation tels que le leur reconnaît la Loi sur l’instruction publique de 1989 » (Duchesne et al., 2002, p. 16). En bref, le champ de l’alphabétisation est traversé par des visions contrastées, voire opposées, oppositions qui se reflètent dans les tensions entre les différents intervenants : « entre activistes et spécialistes de la lecture et de l’orthopédagogie, entre militants politiques et ingénieurs de la formation, entre écologistes de la différence culturelle et « psys » de la réhabilitation » (Hautecoeur, 2006, p. 93). Si plusieurs observateurs du
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champ déplorent le fait qu’aujourd’hui encore, le gouvernement québécois semble privilégier la scolarisation à la fois comme finalité et comme moyen de l’alphabétisation (Duchesne et al., 2002), certains signes prometteurs émergent grâce à l’UNESCO, qui met de l’avant la formation continue tout au long de la vie. Cette nouvelle approche globale de la formation des adultes sera présentée brièvement dans la troisième partie du présent texte.
2.3. SITUATIONS D’ADULTES PEU OU PAS À L’AISE AVEC L’ÉCRIT Les personnes inscrites dans des activités d’alphabétisation sont peu nombreuses. En 1998, le ministère de l’Éducation du Québec soutenait que le pourcentage de la population rejointe par les services d’alphabétisation n’atteignait pas tout à fait 2 % des personnes ayant un taux d’alphabétisme peu élevé (Ministère de l’Éducation du Québec, 1998) et en dépit des initiatives récentes, ce pourcentage n’a que peu augmenté, (Francke, 2005, p. 5). En 2000-2001, le ministère de l’Éducation du Québec recensait 11 814 personnes inscrites dans les programmes d’alphabétisation des commissions scolaires et 7 000 autres personnes qui auraient bénéficié d’une formation en alphabétisation dans un organisme communautaire (Ministère de l’Éducation, 2002, p. 7). Le ministère de l’Éducation, qui finance les deux réseaux, a octroyé quelque 15 millions de dollars en alphabétisation aux commissions scolaires en 2001-2002 et 9 millions aux groupes populaires (idem).
2.3.1.
Portraits d’adultes dits analphabètes
Les raisons qui expliquent ce très faible pourcentage d’adultes inscrits dans des activités d’alphabétisation sont multiples, mais la honte associée à l’ostracisme et à la marginalisation que vivent ces personnes y contribue certes largement. L’exemple de l’ancien entraîneur du club de hockey Canadien de Montréal est, à cet égard, flagrant. Jacques Demers, un entraîneur de hockey « au palmarès enviable, puis un commentateur respecté au réseau des sports » (Bégin, 2005, p. 2) s’est déclaré analphabète à l’automne 2005, dans une biographie autorisée au titre évocateur, En toutes lettres. L’homme de 61 ans, ayant derrière lui une brillante carrière, expérimente encore des troubles d’anxiété importants liés à ses difficultés majeures avec la lecture et l’écriture. Jacques Demers témoigne de ses stratégies pour masquer sa gêne et son tourment face à son handicap. Il s’est inventé un personnage de clown, notamment face aux journalistes. Sa situation exceptionnelle et ses ressources personnelles ne sont malheureusement pas le cas de la majorité des personnes dites analphabètes.
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Une recherche-action-formation2 menée auprès de plus de 100 jeunes adultes qui ont fréquenté un organisme d’alphabétisation populaire de 1996 à 2000 permet de tracer un profil de ces jeunes peu ou pas à l’aise avec l’écrit3. Par ailleurs, le récit autobiographique du parcours de 35 d’entre eux dans l’univers de l’écrit apporte des éléments de compréhension de la situation actuelle de ces jeunes adultes. Les trois quarts de ces jeunes adultes, majoritairement âgés de 16 à 18 ans, sont des garçons. Ils habitent principalement la rive sud de Montréal. Ils sont majoritairement d’origine québécoise et parlent tous le français. Plus des deux cinquièmes des jeunes demeurent chez leurs parents et le quart demeurent avec leur mère. La très grande majorité des jeunes proviennent d’une famille de deux enfants. Plus de la moitié des parents sont séparés et pour une moitié d’entre eux, depuis 11 ans et plus. Huit jeunes adultes ont eux-mêmes des enfants. Près du tiers des pères et des mères n’ont pas terminé leurs études secondaires. Les parents des jeunes ont une scolarité moindre que celle de l’ensemble des adultes du Québec et les mères des jeunes ont une scolarité moindre que celle des pères. La plupart des parents travaillent dans le secteur des services, de la manutention et des techniques. Plus de la moitié de ces jeunes n’ont pas de revenus et sont dépendants de leurs parents. Un cinquième des jeunes sont prestataires de la sécurité du revenu. Certains jeunes ont déjà occupé un emploi dont certains, au moment de l’enquête. La plupart des jeunes concernés ont occupé entre 2 et 10 emplois. Ils ont occupé des postes de commis, gardiens, personnes d’entretien ou comme camelots. Certains ont occupé un premier emploi très jeunes, à 10 ou 12 ans. Il s’agit d’emplois de courte durée (moins d’un an). Ils sont à la recherche d’un emploi principalement pour des raisons économiques. La moitié des jeunes considère que leurs problèmes en lecture et en écriture peuvent affecter leurs démarches de recherche d’emploi. L’emploi du temps quotidien de ces jeunes adultes inclut la télévision et la fréquentation des amis. Leurs passe-temps favoris sont le sport et la musique. Les jeunes ne lisent pas beaucoup et leur principale lecture est le journal. De fait, près de la moitié d’entre eux ne lisent pas du tout. Un jeune sur deux n’écrit pas ou le fait très rarement. Ils ont de la difficulté
2. Voir Desmarais et al., 2003. 3. Pour un portrait détaillé de ces jeunes, consulter le rapport de recherche : L. Audet, S. Daneau, D. Desmarais, M. Dupont, F. Lefebvre et E. Trottier (2002). L’appropriation de la lecture et de l’écriture : comprendre le processus et accompagner sa redynamisation. Une rechercheaction-formation en alphabétisation populaire, La Boîte à lettres de Longueuil, janvier, Annexe II.
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à calculer. À long terme, les principaux projets d’avenir de ces jeunes sont d’avoir une profession, une famille et un bon emploi. À court terme, ils désirent apprendre et acquérir une formation de base. Les jeunes ont constaté que la moitié des membres de leur famille éprouvaient des difficultés en lecture et en écriture. Seulement la moitié des jeunes se sont fait raconter des histoires quand ils étaient petits. La moitié d’entre eux avait hâte d’aller à l’école et le tiers des jeunes avait hâte de savoir lire et écrire. Au primaire, ils se sont sentis appuyés par leurs professeurs et par leur mère. Au secondaire, ils se sont sentis moins appuyés. Ils ne parlaient pas de ce qu’ils vivaient à l’école, ni au primaire ni au secondaire.
2.3.2.
Parcours de jeunes adultes dits analphabètes dans l’univers de l’écrit
En tant que processus complexe, l’appropriation de la lecture et de l’écriture (ALE), implique l’élaboration d’une relation individuelle et socioculturelle à l’écrit qui débute avant l’école, se modifie au contact de celle-ci et continue de se développer chez l’adulte en fonction d’un ensemble d’activités (Besse, 1995 ; Desmarais et al., 2003). Cette relation peut ralentir, voire se figer à la suite de problèmes de développement concomitants à des rapports sociaux conflictuels vécus par le sujet-acteur dans les espaces sociaux de la famille et de l’école, et à la suite d’événements ou de situations liés à ces mêmes espaces. Dès la petite enfance, certains événements précoces apparaissent déjà perturbateurs eu égard à l’appropriation de l’écrit. Ces jeunes peuvent vivre des difficultés assez sérieuses au niveau de leur développement psychomoteur pouvant entraîner des hospitalisations, des difficultés de langage (bégaiement, articulation ou d’autres problèmes de développement de la parole (troubles d’audition), etc. L’entrée dans le système scolaire constitue un événement marquant du parcours biographique dans l’univers de l’écrit. La majorité de ces jeunes adultes a vécu un parcours scolaire irrégulier au primaire et plus encore, au secondaire. Les ruptures vécues à l’école s’ajoutent à celles de l’espace familial. Ils ont fréquenté deux écoles ou plus au primaire. Le parcours biographique est de plus marqué par la qualité des relations avec les membres de la famille, les enseignant-e-s et les pairs. Le bien-être des sujetsacteurs en est tributaire. Durant l’étape de l’école primaire, les nombreuses difficultés psychosociales auxquelles sont confrontés ces jeunes à l’école sont exacerbées par des problèmes de santé ou des problèmes de développement psychomoteur
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pour la majorité d’entre eux. À ces difficultés s’ajoutent, pour le tiers d’entre eux, des problèmes de type cognitif (manque ou déficit de l’attention et pour quelques-uns, diagnostic d’hyperactivité), voire des troubles de comportement. Les dimensions affective et cognitive du rapport à l’écrit (notamment les significations accordées aux activités prescrites de l’écrit) interagissent étroitement avec les difficultés d’apprentissage et influencent les pratiques de lecture et d’écriture. Le passage à l’adolescence est symbolisé par l’entrée à l’école secondaire. Les problèmes de santé physique semblent moins handicapants à l’adolescence pour ces jeunes. Toutefois, les deux tiers des jeunes manifestent diverses difficultés de comportement et d’adaptation : « agressivité, hyperactivité, retrait social, dépression, etc. » (Goupil, 1990, p. 171) qui ne sont pas sans lien avec le stress vécu par certains enfants dans la famille (CSE, 2001, p. 3). La recherche menée auprès de ces jeunes adultes montre par ailleurs que l’école elle-même, à travers les relations avec les enseignantes et les pairs, est potentiellement porteuse de violence (Gaudreau, dans Goupil, 1990, p. 157). Plus de la moitié des jeunes qui manifestent des problèmes de comportement sont aussi aux prises avec la consommation de drogues. Certains de ces jeunes ont des idées suicidaires ou font des tentatives de suicide. Tout comme au primaire, une bonne majorité de ces jeunes sont malheureux à l’école. Ils s’y sentent inférieurs aux autres, brisés, découragés ; ils s’isolent, ressentent de la honte et du rejet et manquent de motivation, d’intérêt et de confiance en soi. La plupart ont interrompu leur parcours scolaire en formation initiale à 16 ans. Ils n’ont donc pas terminé leur secondaire. Les principaux motifs de retrait de l’école sont, dans leurs termes : « mis à la porte à cause de problèmes de comportement, trop vieux, trop d’échecs, absences trop fréquentes ». Bref, dans la foulée du primaire, une forte majorité de jeunes sont conscients de leurs échecs scolaires. Ils considèrent avoir eu des problèmes d’apprentissage et d’adaptation au primaire et au secondaire. Ils ont un mauvais souvenir de l’école, surtout au secondaire. Malgré des expériences pénibles à l’école secondaire, près des deux tiers d’entre eux tentent un retour aux études par la voie de l’éducation des adultes. Or ils sont refusés, car ils n’ont pas acquis les connaissances de base nécessaires [sic]. On les guide alors vers un organisme d’alphabétisation populaire.
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3. L’ALPHABÉTISATION, POUR LUTTER CONTRE L’EXCLUSION ET PROMOUVOIR LE DÉVELOPPEMENT DE L’HUMAIN L’alphabétisation, en tant que formation de base, se définit dans une perspective plus large d’intervention sociale qui puise dans quelques courants des sciences de l’éducation et dans une vision intégrée du travail social. Pour les travailleurs sociaux, la prévention des problèmes sociaux passe notamment par la lutte pour l’accès de tous et toutes à une formation de base et par l’inscription de cette lutte dans une vision du devenir humain, individuel et collectif. « Une autre vision du monde s’impose, fondée sur le renouvellement des ressources au lieu de leur disqualification et de leur épuisement » (Hautecoeur, 2006, p. 85).
3.1. UNE VISION DU DEVENIR HUMAIN, INDIVIDUEL ET COLLECTIF Le sens profond de l’éducation n’est-il pas, d’une part, de donner accès à l’être humain à une connaissance de sa condition et, d’autre part, d’apprendre à dire bonjour à l’autre, selon la formule simple et puissante de Petrella (2000), c’est-à-dire de développer le vivre ensemble (Carneiro, 2000) ? La connaissance de soi en tant qu’humain comprend deux volets selon Morin (2000) : apprendre à penser et se connaître soi-même d’une part et d’autre part, connaître les autres. Si l’on veut penser l’Homo sapiens sapiens de demain, selon Morin, il faut reformer la pensée, c’est-à-dire développer une pensée complexe, selon son expression, et cela pour tous les sujets-acteurs, dans tous les groupes sociaux. Pour Petrella en effet, une « autre éducation » passe par « l’objectif prioritaire d’apprendre à dire bonjour à l’autre » (Petrella, 2000, p. 13), car reconnaître l’existence de l’autre est important pour le « moi » et le « nous ». « Dire bonjour à l’autre », c’est aussi apprendre la solidarité, la capacité de reconnaître la valeur de la contribution − aussi peu qualifiée soit-elle par rapport aux critères de productivité et de rentabilité − de tout être humain au vivre ensemble. Par ailleurs, développer le vivre ensemble exige de former des citoyens à appartenances multiples (locale, nationale, continentale et planétaire) et de (re)connaître la place de l’humain dans le cosmos. Les signes du développement d’appartenances multiples sont déjà présents dans notre vie quotidienne ces dernières années. C’est ainsi que la mobilisation des Montréalais contre la guerre en Iraq a donné lieu à des manifestations publiques d’une ampleur que Montréal avait rarement connue. Les altermondialistes ont, dans le même esprit, réussi à mobiliser la population des grandes villes où ont eu lieu des rencontres du G8, y compris à Montréal.
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Pour Carneiro (2000), l’éducation pour tous, tout au long de la vie, ne peut être que sociale puisqu’elle s’appuie sur une vision renouvelée de la vie au sein de la Cité. L’invention de ce nouvel urbanisme sera susceptible de « stimuler l’intelligence humaine et l’apprentissage urbain. Nous devons, en d’autres termes, fonder un foyer urbain commun, au sein duquel l’homme soit le moteur de son propre apprentissage. C’est ce qu’Athènes appelait « la vie éducatrice » (Carneiro, 2000, p. 282). Comment, se demande l’auteur, en arriver là ? « En adossant le concept de ville à un contrat social renouvelé et inspiré de la notion de voisinage local, c’est-à-dire de communautés fortes. Il s’agit là de la condition préliminaire à l’établissement d’un gouvernement social apte à susciter la confiance et la convivialité humaine » (Carneiro, 2000, p. 282).
3.2. LA FORMATION CONTINUE TOUT AU LONG DE LA VIE, UNE COMPOSANTE DE L’INTERVENTION SOCIALE COMMUNAUTAIRE Dès les débuts de la décennie 1990, l’UNESCO a tenu une conférence sur l’éducation des adultes et l’alphabétisation. Cette conférence trace un bilan des pratiques et des perspectives d’avenir en rappelant certains principes fondateurs de l’éducation. Les nouvelles orientations sont réunies sous le vocable de formation continue tout au long de la vie. La vocation politique de l’alphabétisation y est évoquée, c’est-à-dire la défense des droits humains et l’amélioration des conditions de vie : « Une éducation libératrice vise d’autres buts que l’adaptation sociale et le rattrapage scolaire : elle doit mener à mieux voir et comprendre les causes de l’oppression, exprimer sans refoulement son identité et sa différence, renforcer la solidarité des exclus dans la revendication de leurs droits et l’amélioration de leurs conditions de vie » (Hautecoeur, 2006, p. 89). Rejoignant la mission du travail social, la position adoptée par l’UNESCO marque notamment une distance à l’égard des vieilles représentations de l’analphabétisme fondées sur le déficit, et met de l’avant la pluralité des pratiques linguistiques et culturelles. Enfin, l’UNESCO critique l’individualisation caractéristique d’une approche scolaire des programmes d’alphabétisation et recommande l’intégration des pratiques éducatives dans l’action communautaire, dans un but de changement social. L’alphabétisation n’est plus vue comme un secteur autonome ou un but en soi, mais comme un objectif particulier ou même éventuel de développement endogène des communautés (culturelles, ethnolinguistiques, locales, sociologiques…). Il faut aller voir ailleurs ce que l’on entend par formation de base dans un cadre de développement local, ou comment diverses communautés
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tentent de résoudre les problèmes majeurs qui les menacent à partir de ressources locales et d’initiatives créatrices (Hautecoeur, 2006, p. 95-96).
La formation tout au long de la vie exige par ailleurs de transformer la perspective temporelle dans laquelle on a jusqu’ici inscrit la formation. La formation des humains peut maintenant se déployer dans un temps long, mais légèrement raccourci, parce que les mécanismes cognitifs d’apprentissage et d’appropriation ayant été mis au jour (du moins partiellement !), nous développerons des stratégies qui permettront de gagner un peu de temps. De plus, il faut penser les activités d’alphabétisation et de formation continue dans de nouvelles combinaisons du temps direct et du temps différé. Enfin, nous pourrons envisager la formation dans « une géométrie variable ouverte », c’est-à-dire dont les objectifs et les valeurs seront revisités à chaque étape de vie, car « ils ne sauraient répondre à la même vocation à l’âge de 2, 18 ou 50 ans » (Delacôte, 2000, p. 279). Selon cette perspective, les espaces formatifs se multiplieront. Ils seront moins spécifiques « et de ce fait moins “sanctuarisés”, c’est-à-dire, in fine, moins protégés » (Delacôte, 2000, p. 280). Bref, l’alphabétisation, en tant que pratique d’intervention sociale, s’enrichit d’une vision de la formation continue tout au long de la vie, une formation plus souple, plus diversifiée, déployée dans de multiples espaces et avec des finalités variables selon les âges de la vie, sans oublier sa fonction critique des inégalités.
3.3. L’IMPORTANCE D’UNE INTERVENTION SOCIALE GLOBALE La formation pour tous, tout au long de la vie, appelle à une vision globale de l’intervention sociale. La lutte contre la pauvreté et l’exclusion ainsi que contre l’une de leurs composantes, les difficultés avec l’écrit, commande une intervention sociale solidaire à trois niveaux : au niveau microsocial du sujet-acteur (notamment une solidarité sur les différentes façons d’apprendre, comme le souligne Bélanger (1998)), au niveau des espaces méso-sociaux (la famille, lieu de la solidarité intergénérationnelle ; l’école, espace de solidarité entre pairs − enseignantes et apprenantes − ; le milieu de travail), et, enfin, au niveau macrosocial pour l’ensemble de la société, creuset de la solidarité nationale ou internationale. Dans la foulée de la conférence internationale sur l’éducation des adultes (Hambourg, 1997), deux missions sont dévolues à l’État dans la visée d’une éducation tout au long de la vie pour tous. En premier lieu, on préconise une délégation de pouvoir aux initiatives communautaires. Le rôle attendu de l’État est de faciliter l’initiative des citoyens en matière
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de développement local et de formation de base. « Ce principe suppose la mutation d’une conception dirigiste de l’éducation en une conception décentrée, ouverte aux différences, ainsi que le décloisonnement des programmes de formation suivant le modèle de “l’apprentissage durant toute la vie et au cœur de la société” » (Hautecoeur, 2006, p. 103), selon le rapport Delors (1996). En deuxième lieu, sous l’influence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), on observe une tendance très inquiétante à la privatisation des services de formation en concomitance avec une augmentation rapide des inégalités dans les démocraties de marché. Comme le souligne Hautecoeur (2006), on attend de l’État qu’il « assure plus fermement l’application des droits humains fondamentaux ainsi que le principe d’équité entre tous les citoyens » (Hautecoeur, 2006, p. 103-104). Le travail social a développé une diversité de modèles pour intervenir à chacun de ces niveaux sociaux : au niveau de l’intervention individuelle, le modèle dit de la libération ou de l’anti-oppression (Bourgon, 2004), au niveau de l’intervention de groupe4, le modèle dit d’éducation (Turcotte et Lindsay, 2001) et enfin, le modèle dit de l’éducation populaire, en action collective. Autant de modèles qui visent à « réduire la marginalisation chez les citoyens et les aider à affirmer leur autonomie » (Duval et al., 2005). La pratique du travail social se distingue en outre « par une reconnaissance explicite de l’influence des conditions de vie sur l’intégration sociale et l’adaptation » (Turcotte et Lindsay, 2001, p. 1).
3.4. UNE PRATIQUE COMMUNAUTAIRE SPÉCIFIQUE D’ALPHABÉTISATION POPULAIRE L’éducation est un puissant levier de prise de pouvoir sur soi, sur sa vie et sur ses choix, et de transformation du monde environnant. Déjà, à la fin du Moyen Âge, on jugeait l’éducation comme « le siège d’un troisième pouvoir situé entre l’Église et l’État », et des privilèges étaient accordés aux étudiants (Manguel, 1998, p. 91). L’éducation populaire, pour sa part, ne s’inscrit pas « dans la logique de compétitivité pour gagner » (Petrella, 2000, p. 7) que l’on retrouve dans les systèmes éducatifs présents. Elle a plutôt comme fonction de faire ressortir les « capacités spécifiques de chacun ». La relation à l’écrit, comprise comme une appropriation, celle de la lecture et de l’écriture (ALE) entre autres, s’est avérée porteuse d’un renouvellement des pratiques en alphabétisation populaire. L’ALE est envisagée
4. L’intervention de groupe est axée plus spécifiquement, quant à elle, « sur l’accroissement du pouvoir individuel et collectif » (Turcotte et Lindsay, 2001, p. 1).
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comme un processus qui traverse toute les étapes de vie du sujet-acteur et peut ainsi contribuer à son développement et à son autonomie à toutes ces étapes. De plus, cette relation peut aussi être redynamisée par un sujet-acteur qui s’y engage activement et qui y trouve du sens (de Villers, 1999), notamment par un accompagnement et un co-accompagnement formatifs. La recherche-action-formation qui a été menée avec de jeunes adultes dits analphabètes a montré que la redynamisation de l’ALE implique une intervention formative globale qui rejoint tant le sujet-acteur lui-même que les rapports sociaux et les conditions de vie caractéristiques de ses espaces socioculturels, de ses pratiques de lecture et d’écriture, et enfin, des différentes représentations de l’écrit qui le traversent et qui traversent les différents espaces socioculturels. L’approche globale mise en place dans un organisme communautaire comprend divers types d’intervention complémentaires, tels que présentés ci-dessus et organisés autour de la compréhension de la dynamique de l’ensemble des composantes de l’ALE. L’intervention de groupe se concrétise par le biais de projets ou d’ateliers dans lesquels le lire et l’écrire sont toujours présents. Une conscientisation individuelle et collective s’est effectuée, dans la foulée des postulats caractéristiques de l’intervention de groupe : 1) « les membres du groupe sont considérés comme des personnes dont les comportements sont influencés par leurs conditions sociales, économiques et politiques » ; 2) « la réalité des membres du groupe est abordée dans une perspective globale qui tient compte de leurs forces et de leurs compétences et ne s’arrête pas à leurs problèmes et à leurs limites » ; 3) « le groupe est considéré comme un soussystème dans un environnement plus large au sein duquel les membres entretiennent avec d’autres des relations multiples et diversifiées » (Turcotte et Lindsay, 2001, p. 1). Mentionnons à titre d’exemple l’atelier Autobiographie qui propose aux jeunes adultes apprenants une démarche réflexive sur leur parcours de vie, et notamment sur leur parcours scolaire, afin de comprendre leur rapport actuel à la lecture et à l’écriture, dans le but de formuler un projet qui soit porteur de sens eu égard à l’appropriation de l’écrit. Les jeunes qui ont accepté de s’engager dans cette démarche affirment que le passage d’un récit oral à un récit écrit s’avère indispensable pour conduire à une réflexion approfondie de l’ensemble des éléments qui les ont conduits à une non-maîtrise de l’écrit. L’ensemble des ateliers apporte un bagage aux jeunes adultes. • Ils prennent conscience qu’ils ont des connaissances, entre autres de l’écrit. Chaque adulte qui est passé par l’école sait quelque chose sur l’écrit. Comme le souligne Besse, « il n’y a pas de degré zéro du savoir lire et écrire (Besse, 1995, p. 86). Les jeunes adultes prennent de plus
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conscience de leurs capacités à apprendre (développement de la conscience de soi) et de la possibilité d’éliminer certains blocages dans leur rapport à l’écrit. • Ils apprennent à s’exprimer (le développement d’une structuration mentale et d’une capacité de communication, qui passe par la maîtrise du langage dans un contexte signifiant, donne une prise de pouvoir sur soi et incite aux transferts des acquis) ; ils peuvent aussi prendre des responsabilités (développement de leur prise en charge et de leur autonomie, et réinvestissement du lire et de l’écrire dans les activités quotidiennes). L’autonomie fait référence à l’autodiscipline corporelle (rester calme, écouter) et à l’autodiscipline mentale (savoir faire un exercice tout seul, savoir se débrouiller, etc.). L’autonomie renvoie à une conscience de soi ; cette conscience de soi conduit le jeune adulte à l’assurance qu’il peut quelque chose pour lui-même, qu’il peut agir pour son propre bien. Par le biais de la conscientisation effective dans les différents projets bâtis dans les ateliers, le jeune adulte entrevoit peu à peu des « petites zones d’autonomie » qu’il développe et qui se traduisent par des « petites zones de liberté » (Lefebvre, 1998) qui à leur tour s’ouvrent sur des zones plus élargies d’autonomie qui deviennent de plus grandes zones de liberté. Plus le jeune s’implique dans un processus autoformatif, plus il devient autonome, et progressivement, il acquiert de l’autonomie, puis la développe. • Ils se forment au travail d’équipe (développement de leur formation à la vie démocratique et implication dans la société). Les adultes dits analphabètes souffrent de solitude, voire d’isolement. Le désir de socialiser constitue d’ailleurs l’une des motivations qui conduisent ces personnes à s’engager dans un processus d’alphabétisation car « l’acte d’apprendre, c’est-à-dire de recevoir et de transmettre de l’information, de modifier ses connaissances et d’y greffer des éléments nouveaux, est intimement lié à la capacité de communiquer avec les autres » (De Coster, 1993 dans Boyer et Boucher, 1998). • Ils portent un regard critique sur leur situation et s’éveillent à d’autres réalités (prise de conscience de leur situation socio-économique, sensibilisation à leurs conditions de vie et à celles des autres ; prise de conscience de leurs comportements passés et présents puis volonté de changement ; prise de conscience d’être partie prenante de leur projet de formation, de devoir passer à l’action ; expérimentation de l’appropriation). En conclusion à cette section, nous citons un extrait du récit de formation d’un jeune adulte qui a participé à la recherche-action-formation conduite par un organisme communautaire d’alphabétisation populaire.
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EXTRAIT DU RÉCIT DE FORMATION DE JÉRÉMIE À 19 ans, après une année de fréquentation d’un organisme d’alphabétisation populaire où il s’est notamment engagé dans une démarche autobiographique de petit groupe sur le thème de l’appropriation de la lecture et de l’écriture, Jérémie écrit : Maintenant, avec du recul, avec tous les problèmes que ma jeune vie a vécus… Ces problèmes étaient des épreuves à surmonter. Il ne fallait pas de la force physique, plutôt de la force intérieure. C’est sûrement la plus utile, la plus indépendante et la plus forte. Avant, quand j’étais petit, je voyais la lecture et l’écriture comme une chose qui ne se mêlait pas avec les sentiments. Mais plus tard, j’ai découvert que je pouvais exprimer mes peurs, mes rages, mes peines, etc. C’est un des nombreux modes d’expression avec lequel on peut communiquer avec les autres (Audet et al., 2002, p. 478).
CONCLUSION Les transformations observées dans le social, plus spécifiquement depuis l’avènement du néolibéralisme, ont créé des fractures, ont démoli les solidarités, et ont tendance à individualiser et à isoler les sujets-acteurs dans leur besoin de se développer et de prendre leur place dans des espaces sociaux de plus en plus hétérogènes. Or ce besoin de se réaliser, de s’individualiser, est plus que jamais pressant pour le sujet-acteur, car c’est le propre même de la modernité avancée. Au cœur de ces transformations sociétales, les adultes peu ou pas à l’aise avec l’écrit sont victimes de stigmatisation et de marginalisation. Un examen de leur parcours dans l’univers de l’écrit montre que le nombre et la gravité des événements marquants, de même que les conditions de vie, à la maison et à l’école, ainsi que le type de cursus scolaire marquent le parcours biographique des sujets-acteurs qui vivent de plus des problèmes de développement psychosocial. L’alphabétisation, en tant que formation de base, se définit dans une perspective plus large d’intervention sociale qui puise dans les sciences de l’éducation et dans une vision intégrée du travail social. Participant d’une formation de base inscrite dans une perspective d’éducation tout au long de la vie et dans une perspective de développement communautaire, l’alphabétisation peut ainsi contribuer au développement individuel et collectif.
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C H A P I T R E
15 LA FRACTURE NUMÉRIQUE1 Un problème social ? Sylvie Jochems
Quel citoyen peut se dire libre des usages des banques de données : des dossiers-patients à la pharmacie, au travail, à la banque… ? Quels adolescents n’auraient pas encore succombé à la tentation du téléchargement de MP3 ? Quel professionnel peut se passer maintenant de son poste d’ordinateur pour rédiger, imprimer ou envoyer ses documents ? Même un grand nombre de célibataires forcent le destin en tentant de trouver l’âme sœur sur des sites de rencontre virtuelle. Les TIC (technologies de l’information et de communication) sont bel et bien de plus en plus présentes dans la vie quotidienne des québécois et québécoises : « En fait, presque tous les aspects de la vie quotidienne sont maintenant teintés de la couleur Internet : les communications, l’information, les loisirs, la vie sociale, etc. Et dire qu’il y a dix ans à peine, Internet nous était encore inconnu » (CEFRIO, 2005, p. 45). Cela dit, les TIC se définissent comme étant ces « moyens technologiques [tels] les ordinateurs de bureau, les ordinateurs portatifs, les logiciels, les périphériques et les liaisons Internet ayant des fonctions de traitement et de transmission de l’information » (Statistique Canada).
1. Je tiens à remercier ces personnes pour leur précieuse collaboration et générosité à partager leurs points de vue : M. François Huot, professeur à l’École de travail social, UQAM ; Mme Katherine Macnaughton-Osler, agente de développement des projets Netfemmes du CDEACF ; Mme Marie-Claude Laberge, adjointe de recherche ; et Mme Linda Denis, travailleuse sociale au CLSC Richelieu.
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Avouons-le, la promesse d’une société de l’information où les citoyens et les citoyennes accèderaient plus rapidement à davantage d’informations et de connaissances est très séduisante. Elle renforce notre instinct de puissance (Fischer, 2003). Tous les espoirs sont permis à l’heure où les avancées technoscientifiques nous font passer de la science fiction à la réalité. Il serait alors bien dommage de rater le virage technologique au moment même, d’ailleurs, où la compétitivité mondiale nous presse de nous positionner sur l’échiquier économique ! Toutefois, ci et là, on voit poindre des débats sur les enjeux sociaux que ces technologies soulèvent, qu’il s’agisse du contrôle social des identités par la biométrie, de la marchandisation des banques de données sur les renseignements personnels, de l’industrie florissante et excessivement lucrative de la pornographie, du trafic sexuel via Internet, de la sécurité et du harcèlement sexuel et commercial… Ces thèmes et questions ne sont que quelques exemples. Outre ces nouvelles réalités, qui pour certaines font déjà l’objet de recherches empiriques, nous voulons surtout souligner que la fracture numérique est un problème social, une situation, donnée ou construite, qui touche « un groupe d’individus, qui s’avère incompatible avec les valeurs privilégiées par un nombre important de personnes et qui est reconnue comme nécessitant une intervention en vue de la corriger » (Dumont, Langlois et Martin, 1994, p. 2). C’est bien ce dont il s’agit ici avec la fracture numérique puisqu’un nombre de plus en plus croissant de citoyens et de citoyennes sont non seulement perplexes mais aussi témoins des impacts sociaux des TIC qui induisent des infos-pauvres, des victimes d’exclusion. Nous souhaitons donc mettre en exergue cette promesse de progrès dite « cybernétique » en contraste avec la critique citoyenne à l’égard de la fracture numérique, encore dans l’angle mort des politiques et institutions, qui met pourtant en évidence un écart social et politique bien réel entre ceux et celles qui accèdent et utilisent ou non les TIC.
1. LA FRACTURE NUMÉRIQUE : D’UNE DÉFINITION EMPIRIQUE AU DÉBAT PARADIGMATIQUE 1.1. UN CONCEPT La discipline des communications a permis d’opérationnaliser ce concept. Le plus couramment, la fracture numérique se décompose en problèmes d’accès et d’usage des TIC. Lorsqu’on parle de TIC, on peut distinguer d’une part, les technologies en elles-mêmes, qui sont des instruments pour
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traiter les informations ou les données, et d’autre part, les informations, les données, les textes, les images, les sons et les documents multimédia qui sont traités et transmis au moyen de ces technologies (UNESCO, 2005). Évidemment, Internet est la TIC vedette à laquelle nous faisons référence. L’accès aux TIC n’est que la première condition à l’appropriation de ce nouveau mode de communication en réseaux.
Tableau 15.1
Quelques statistiques sur l’accès des ménages québécois aux TIC • 64,7 % des ménages québécois possèdent un ordinateur de table et le pourcentage équivalent a un lecteur DVD. • 14,9 % des ménages québécois possèdent un ordinateur portable et 7,2 % un ordinateur de poche. • 36 % des ménages québécois sont abonnés à Internet haute vitesse. • Ainsi, 35 % des ménages québécois disposent à la fois d’un ordinateur de table et d’un branchement haute vitesse. Indicateurs numériQC et NetTendances. CEFRIO-Alliance numériQC-Léger Marketing, 2005.
L’informatisation concerne l’accès aux ordinateurs, au branchement à la connexion Internet, etc. L’accès informatique est cette possibilité de pénétrer dans un centre informatique ou d’utiliser les ressources d’un système pour rechercher, obtenir ou traiter de l’information. Quant à l’accès à l’information, il s’agit de la possibilité de consulter un document ou d’obtenir l’information contenue dans celui-ci. Puis, l’accès aux télécommunications est cette possibilité d’utiliser une ligne de communication, installée entre le terminal d’un abonné et l’un des centres de commutation d’un réseau de télécommunication. Enfin, l’accès à Internet combine les trois accès précédents et se fait grâce à une connexion préalable (branchement) au réseau de télécommunication à partir de l’accès au matériel informatique qui décode et rend l’information accessible à l’ensemble des utilisateurs. Quant aux usages, il s’agit des façons d’utiliser un outil qui se manifestent avec récurrence sous la forme d’habitudes ancrées dans la vie quotidienne et qui témoignent que les diverses utilisations en question sont intégrées parmi les pratiques quotidiennes de tous ordres. Par conséquent, il s’agit d’habiletés de base, un savoir-faire, que des individus ou groupes ont acquis par l’exploration autodidacte ou par la formation. Josiane Jouët fait d’ailleurs la distinction entre l’usage, cette simple utilisation d’une
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Tableau 15.2
Quelques statistiques sur l’utilisation d’Internet par les québécois. • Nous savons qu’en octobre 2006, 67,3 % des adultes québécois utilisent Internet sur une base régulière. • En rétrospective, « le pourcentage d’internautes a nettement progressé au Québec » passant de 34,3 % en janvier 2000 à 44,6 % en décembre 2000, à 58,6 % en 2004 puis à 61,8 % en mars 2005. • En 2005, « au Québec, 44 % des adultes utilisent Internet à la maison dans le but de se divertir. La majorité (70 %) s’y adonne entre une et dix heures par semaine. Globalement, la moyenne de temps alloué à cette pratique se chiffre à 5,7 heures par semaine (jouer : 6,2 h ; se divertir : 5,7 h ; s’informer : 4,5 h ; apprendre : 4,2 h). • En 2005, 46 % des adultes québécois utilisent Internet comme source d’information à leur domicile. De plus, près de 40 % des adultes québécois se servent d’Internet à des fins d’apprentissage. Indicateurs numériQC et NetTendances. CEFRIO-Alliance numériQC-Léger Marketing.
technique, et la pratique qu’elle qualifie de notion plus élaborée « qui recouvre non seulement l’emploi des techniques (l’usage) mais les comportements, les attitudes et les représentations des individus qui se rapportent directement ou indirectement à l’outil » (Jouët, 1993, p. 371 citée par Millerand, 1999a, p. 4). La mesure actuelle de la fracture numérique au Québec dévoile davantage ces « écarts toujours importants qui subsistent entre les diverses strates démographiques de la société québécoise. Les femmes, les plus âgés, les moins instruits et les moins nantis sont encore relativement moins nombreux à emprunter l’inforoute. » (CEFRIO, 2005, p. 45). Comment peut-on alors interpréter une telle situation ? Ne s’agit-il que d’une période de transition vers l’actualisation de l’accès universel à Internet et l’avènement du village global ? S’agit-il, au contraire, d’une nouvelle expression de l’exclusion sociale et politique ?
1.2. UNE DÉFINITION EN DÉBAT PARADIGMATIQUE Nous postulons que le débat entre tenants du paradigme informationnel et du paradigme « des savoirs partagés » oriente la définition de ce qu’est la fracture numérique. Autrement dit, le concept de fracture numérique sera opérationnalisé selon une vision du monde de ceux et celles qui le définissent.
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Selon l’encyclopédie Universalis (2000), le paradigme est un « modèle concret devant guider une activité humaine et lui servir de repère ». De plus, Thomas Kuhn (1983) nous inspire un cadre explicatif davantage étayé. Ce concept a deux sens complémentaires. L’un est sociologique, analysant l’histoire des groupes scientifiques et disciplinaires, et l’autre est philosophique, considérant la dynamique de la science normale. Le sens sociologique des paradigmes « représente tout l’ensemble de croyances, de valeurs reconnues et de techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné » (Kuhn, 1983, p. 238). Kuhn met particulièrement l’emphase sur l’analyse historique des communautés scientifiques. En outre, les paradigmes sont ces phénomènes produits de la subjectivité et du rapport politique entre leurs membres. Le deuxième sens du terme paradigme, philosophique, est lié à la pratique de la science normale de ces groupes scientifiques : Le paradigme a des liens étroits avec la science normale [c’est-à-dire qu’il comprend] « certains exemples reconnus de travail scientifique réel − exemples qui englobent des lois, des théories, des applications et des dispositifs expérimentaux − [et] fournissent des modèles qui donnent naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche scientifique » (Kuhn, 1983, p. 30)
C’est bien de cela dont il s’agit. Nous sommes en période de changements paradigmatiques (Kuhn, 1983, postface) dans une conjoncture de mutation mondiale. Depuis la chute du mur de Berlin, les principaux repères symboliques, métaphysiques et méthodiques ne sont plus ceux des grandes idéologies du capitalisme industriel et de l’utopie socialiste. La société postindustrielle qualifiée d’informationnelle nous plonge dans une nouvelle ère, une période historique de latence. Il ne s’agit pas d’une rupture radicale mais bien d’une période de transition où différentes visions du monde se confrontent, anciennes et parfois nouvelles. Or, pour comprendre les problèmes sociaux contemporains, il est nécessaire de cibler les enjeux culturels. Il est tout à fait de mise d’observer et d’analyser les discours et rapports sociopolitiques entre les groupes défendant ces nouveaux paradigmes puisqu’ils influencent et orientent la définition des problèmes sociaux, tels que la fracture numérique et, par le fait même, les pratiques scientifiques et les pratiques sociales. Ainsi, l’usage d’un concept et de son opérationnalisation ne fait que traduire le paradigme dans lequel la communauté scientifique ou le mouvement social se positionne. Comme Kuhn l’écrivait d’ailleurs : la science normale a une forme a priori puisqu’elle « semble être une tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et inflexible que fournit le paradigme » (Kuhn, 1983, p. 46).
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2. INCOMPATIBILITÉ DE LA PROMESSE CYBERNÉTIQUE AVEC LES VALEURS DÉMOCRATIQUES ET CITOYENNES Par conséquent, dans cette deuxième partie, nous vous proposons de mettre en contraste deux visions du monde. D’une part, le paradigme informationnel domine largement les fondements de la société de l’information en devenir. D’autre part, certains acteurs sociaux revendiquent le développement d’une société de savoirs partagés où les valeurs démocratiques et citoyennes motivent leurs interventions et pratiques sociales.
2.1. LE RÊVE ET LA PROMESSE CYBERNÉTIQUES : LE SENS SYMBOLIQUE ET MÉTAPHYSIQUE Le paradigme informationnel, qu’on nomme aussi cybernétique, est un paradigme américain né de l’après-guerre et adopté en Europe à travers le structuralisme2 (Lafontaine, 2004, p. 86). Il faut d’abord comprendre que l’intention cybernétique, dans ce contexte d’après-guerre mondiale et à l’aube de la guerre froide, est de « suppléer aux faiblesses humaines en créant une machine capable de contrôler, de prévoir et de gouverner » (Lafontaine, 2004, p. 40-41). La cybernétique est cette science du contrôle et de la communication régie par trois concepts fondateurs : l’entropie, l’information et la rétroaction. Elle incarne une profonde motivation à assurer une sécurité certaine à l’humanité. Mais paradoxalement, c’est bien d’un antihumanisme dont il est question. L’appareil militaire s’ingénie à déshumaniser l’ennemi, à prévoir et à décoder ses tactiques. Ainsi, la « communication devient la problématique centrale [de la recherche militaire] et le soldat l’archétype du cyborg » (Lafontaine, 2004, p. 35-36). En outre, il faut bien saisir que le principe cybernétique de Wiener était déjà un posthumanisme3 pour lequel le posthumain est devenu la métaphore phare de ce paradigme : Contrairement à son pendant darwinien, l’évolutionnisme informationnel ne se limite pas au monde naturel. Les machines, comme les hommes, sont appelées à participer à la chaîne évolutive. [Cette idée est] soutenue autant par des prix Nobel que par des philosophes de renommée internationale. Alors que l’humanisme repose sur la reconnaissance de l’autonomie inaliénable du sujet, le posthumanisme place l’humain sous la tutelle hétéronome de la
2. Structuralistes européens : voir Levi-Strauss, Lacan, Foucault, Deleuze et Derrida. 3. Antihumanisme : Spinoza, Nietzsche, Heidegger.
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Tableau 15.3
Trois concepts fondamentaux de la cybernétique Entropie : « Tout système isolé tend vers un état de désordre maximal, ou vers la plus grande homogénéité possible, par le ralentissement puis l’arrêt des échanges en son sein », second principe de la thermodynamique qui se présente comme la loi régissant l’ensemble de l’Univers (Breton, 1990, p. 49 cité par Lafontaine, 2004, p. 1). Information : L’information est un principe d’ordre fondamental selon Wiener dès 1947. Il est ce « principe physique quantifiable dont on peut mesurer l’efficacité dans un système donné. Le langage binaire permet, sur une base probabiliste, de réduire l’incertitude liée à la transmission d’un message » (Lafontaine, 2004, p. 45). Rétroaction : « Étroitement lié à la notion d’information, il désigne le processus par lequel celle-ci est assimilée et utilisée afin d’orienter et de contrôler l’action » (Lafontaine, 2004, p. 46).
complexité. L’idée du posthumain procède d’une amnésie sociohistorique qui prend sa source dans le transfert cybernétique de la mémoire à l’intérieur de la machine (Lafontaine, 2004, p. 219).
En toile de fond, ses penseurs rêvent d’un monde meilleur. Pour Norbert Wiener, il s’agit d’« assurer le contrôle rationnel des décisions politiques et de mettre fin au secret et à l’exclusion sociale » (Lafontaine, 2004, p. 172). Teilhard de Chardin croyait en la noosphère, cette unification totale des esprits grâce à la technique et à la science. Pour Marshall McLuhan le village global, que les TIC matérialisent, représente cet idéal de convergence des consciences à l’échelle planétaire. Quant à Pierre Lévy, le cyberespace devient un territoire où peut se développer la synergie de l’intelligence collective. Même Raël voit en Internet une terre promise pour de nouvelles religiosités. En somme, le monde numérique se présente aujourd’hui comme la nouvelle utopie, la solution de remplacement marquant la fin des grandes utopies socialistes du xixe siècle : « Ayant mis fin à leur séculaire soumission à la nature ou à des dieux aussi puissants qu’inaccessibles, les hommes de l’âge du numérique croient reprendre enfin en mains leur destin, qu’ils prévoient glorieux ». C’est d’ailleurs en ces mots que l’artiste et philosophe Hervé Fischer (2003, p. 20) explique l’instinct de puissance à l’âge du numérique. Cela dit, nous pourrions croire que les technologies de l’information et de communication sont un objet de recherche qui rebute les disciplines sociales. Pourtant Céline Lafontaine, qui a dépoussiéré une épaisse littérature laissée à l’abandon, nous démontre que la cybernétique, cette science du contrôle et de la communication, mise de l’avant par Norbert Wiener en 1948, a eu des échos significatifs dans plusieurs disciplines sociales et humaines : « De la psychologie à l’automation en passant par la médecine,
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le droit ou l’histoire de l’art, des questions techniques aux réflexions philosophiques, toutes les disciplines semblent y avoir, d’une façon ou d’une autre, convergé [vers des congrès internationaux tels que celui de Namur en 1961] » (Lafontaine, 2004, p. 24). Détrompons-nous alors puisque de tout temps la technique a suscité une multitude de réflexions tant philosophiques que politiques. Et le phénomène de l’émergence des TIC provoque à son tour son lot d’interrogations et d’appréhensions alors que son importance est couramment comparée à l’avènement de nouvelles technologies telles que l’alphabet et l’imprimerie marquant de nouvelles ères de l’histoire humaine. Selon Céline Lafontaine (2004, p. 23), comprendre le paradigme cybernétique permet justement de « comprendre la nature des mutations technologiques et culturelles en cours ». Par conséquent, il mérite qu’on accorde une attention particulière à ses modalités de réalisation puisque cette promesse d’un monde meilleur, cybernétique en l’occurrence, s’incarne aujourd’hui dans la société de l’information.
2.2. DU RÊVE À L’ACTUALISATION DE LA SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION : LA MISE EN FORME La société de l’information fait référence à ces progrès technologiques que nous avons connus à l’aube du troisième millénaire (UNESCO, 2005, p. 17). En fait, Daniel Bell est réputé avoir mis de l’avant cette idée d’une société postindustrielle, qu’Alain Touraine nomme « société programmée », où se développe le rêve cybernétique. Bell rêve plus précisément d’une société sans idéologie, où la pensée serait réduite à sa plus simple expression afin de minimiser les risques de l’imprévisible auxquels le jugement intuitif nous soumet. Cette société serait alors basée sur une économie de services (voilà pourquoi elle est dite « postindustrielle ») où l’information serait la matière première du pouvoir scientifique et technologique : Une société soumise à une quintuple mutation : le déplacement de la composante économique principale (passage d’une économie de production à une économie de service) ; le glissement dans la structure des emplois (prééminence de la classe professionnelle et technique) ; la nouvelle centralité acquise par le savoir théorique comme source de l’innovation et de la formulation de politiques publiques ; la nécessité de baliser le futur en l’anticipant ; l’essor d’une nouvelle technologie intellectuelle tournée vers la prise de décision (Mattelart, 2001, p. 55-56).
Les organisateurs du premier Sommet mondial de la société de l’information (SMSI) considéraient d’ailleurs la révolution numérique comme une troisième révolution industrielle (Raboy et Landry, 2004, p. 156).
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Les médias et les TIC constituent alors pour la majorité des auteurs une infrastructure essentielle à la mondialisation. Serge Proulx l’explique par la triple évolution de ces techniques : la numérisation des signaux ; la convergence de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel ; et, l’émergence et la dissémination des dispositifs d’interactivité tant au plan de la production-création des contenus qu’à celui du design des interfaces (humain/ordinateurs) (Jauréguiberry et Proulx, 2002, p. 16). Proulx souligne que les médias et les TIC ont un triple rôle dans le processus de mondialisation. Premièrement, ils constituent un mécanisme essentiel de la mondialisation économique, c’est-à-dire qu’ils jouent un rôle fondamental dans les processus d’échange instantané et de diffusion planétaire en temps réel des données économiques et de la monnaie électronique qui assurent le fonctionnement quotidien des transnationales, la construction de l’interdépendance économique entre les États et la globalisation financière entre les différentes régions de la planète. L’économie-monde d’aujourd’hui est ainsi devenue l’économie capitaliste globalisée. Deuxièmement, les médias en tant que véhicules de contenus jouent un rôle capital dans la promotion de l’idéologie libérale globalitaire à partir des foyers privilégiés de diffusion que constituent d’une part, les grands États dominants de la Triade (Union européenne, Amérique du Nord et Asie) et d’autre part, les grandes entreprises transnationales. Troisièmement, il s’agit de l’hypothèse selon laquelle les nouveaux réseaux de communication participent à l’invention possible de nouvelles formes de solidarité citoyenne. Donc les nouveaux réseaux numériques (et en particulier, les dispositifs, protocoles et réseaux réunis sous l’appellation Internet) ont un rôle « politiquement vital » à jouer dans la dynamique de développement des forces sociales du changement (Jauréguiberry et Proulx, 2002, p. 16-18). À titre d’exemples, et afin d’éviter que cela ne tombe dans l’oubli, il est important de rappeler que des causes comme celles des Zapatistes, des manifestants de la place Tiananmen mais aussi des mobilisations telles que celles de Seattle en 1999 et le premier Forum social mondial à Porto Alegre en 2001 n’auraient pu passer à l’histoire sans l’utilisation sociopolitique d’Internet.
2.3. L’ENJEU DE L’ÉVOLUTION DU CONCEPT : DÉFINITION INSTITUTIONNALISÉE ET PERPLEXITÉ CITOYENNE Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), 2005, phase II : « Plan d’action » (Tunis), Article 8 : « Nous sommes conscients de l’ampleur du problème qui consiste à réduire la fracture numérique, cette opération exigeant des investissements adéquats et durables dans l’infrastructure et les services TIC, ainsi que dans le renforcement des capacités et les transferts de technologie pendant de nombreuses années. »
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Malgré cet engouement certain et des réalisations fort impressionnantes grâce à ces technologies, force est de constater que ces avancées ne sont pas sans provoquer quelques dommages collatéraux. En fait, la fracture numérique est d’abord perçue comme un problème de développement où les TIC constituent une ressource importante, voire centrale, pour les organisations et les sociétés. Autrement dit, il se dégage une constante, c’est-àdire que la fracture numérique est généralement liée à l’idée que le progrès technologique a une grande influence, sinon certaine, sur l’organisation et le développement des sociétés (Guichard, 2002, 2003 ; Camacho, 2006). Il faut d’abord souligner que le problème de fracture numérique a été soulevé notamment par le travail de l’organisme intergouvernemental pour l’informatique (IBI) mis sur pied par l’UNESCO, et ce, dans le contexte d’informatisation des sociétés durant les années 1960 et 1970 : 1978. IBI à l’UNESCO (organisme intergouvernemental pour l’informatique, Organisation des Nations Unies pour l’éducation, les sciences et la culture). « L’adoption de l’informatique par les pays du tiers-monde et la mise en place d’une politique en la matière leur permettra d’accéder au même niveau de développement que celui des pays industrialisés. L’expérience des pays industrialisés en la matière prouve que l’informatique, née du progrès, peut, en retour, accélérer le développement. Maîtrisée par les pays en développement, elle est en mesure, par une meilleure gestion des ressources, de contribuer à atténuer l’écart qui les sépare des pays nantis » (cité dans Camacho, 2006, p. 1).
S’en suivront de nouvelles politiques d’abord développées à l’échelle internationale. De plus en plus d’événements internationaux viennent ainsi ponctuer dans le temps l’importance de cette perspective. Malgré ces efforts, d’autres acteurs sociaux demeurent sérieusement perplexes à l’égard des envolées technoscientifiques. Nous rapportons alors ici quelques unes de ces critiques et propositions alternatives. L’une des critiques les plus récurrentes est celle de l’« illusion de la relation de cause à effet » (Camacho, 2006, p. 4 ; Jochems, 2004a, p. 17-19) entre l’accès à la technologie, son utilisation et la réduction de problèmes sociaux tels que la pauvreté. En toile de fond, cette conviction soutient, par exemple, que l’accès à l’information développe la connaissance, et celle-ci la richesse des sociétés. 2003 Sommet mondial de la société de l’information (SMSI), Phase I : « déclaration de principes » (Genève) Principe 25 : « Le partage et le renforcement du savoir mondial pour le développement peuvent être améliorés si l’on supprime les obstacles à l’accès équitable à l’information pour les activités économiques, sociales, politiques,
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sanitaires, culturelles, éducatives et scientifiques et si l’on facilite l’accès à l’information du domaine public, entre autres au moyen de technologies d’assistance conçues pour être universelles. »
Pour opérationnaliser l’analyse sous cet angle, certains proposent le concept de fracture cognitive qui est de plus en plus populaire auprès d’analystes de la fracture numérique (Wolton, 2002 ; Millerand, 2002 ; Guichard, 2003 ; UNESCO, 2005 ; Veenhof et al., 2005). Généralement, elle est étudiée par les sciences de l’éducation qui ont mis de l’avant ce champ de recherche sur les compétences générales en littératie dont les paramètres touchent la compréhension de textes suivis et schématiques, la numératie et la résolution de problèmes. De plus, la relation entre littératie et l’utilisation des TIC doit aussi prendre en compte des indices de connaissance selon l’utilité et l’attitude perçues à l’égard de l’ordinateur, la diversité et l’intensité de l’utilisation d’Internet, mais aussi selon l’utilisation de l’ordinateur en fonction de tâches précises (Veenhof et al., 2005). Plus précisément, la fracture cognitive est définie par deux dimensions : l’écart entre savoirs (potentiel cognitif) et l’écart entre les savoirs (inégale valorisation de certains types de savoirs par rapport à d’autres dans l’économie de la connaissance) (Unesco, 2005, p. 23). Mais en fait, la fracture cognitive traduit cette exigence de préserver des droits fondamentaux tels que la liberté d’opinion et d’expression (art. 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) ainsi que la liberté d’information, le pluralisme des médias ou la liberté académique ; le droit à l’éducation et son corrélat, la gratuité de l’enseignement de base et l’évolution vers la gratuité aux autres niveaux d’éducation (art. 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et art. 13 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) ; le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer aux progrès scientifiques et aux bienfaits qui en résultent (art. 27, alinéa 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme). En amont des données empiriques que permet d’opérationnaliser la fracture cognitive, la cause de ces écarts relève davantage d’une fracture politique alimentée par des intérêts technomarchands. Cette critique maintient qu’il faut dissiper l’illusion que l’accès à l’information pour tous serait le moyen « de transcender toutes les hiérarchies et les inégalités » (Wolton, 2002, p. 31) puisque : « […] ceux qui vantent le caractère central des systèmes d’information, leur rôle dans l’émancipation, ne doivent pas oublier qu’un tel discours est d’abord rentable pour les industries de l’information » (ibid., p. 32).
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En somme, si l’utopie technocentriste est obnubilée par la connectivité c’est-à-dire l’accès aux TIC (particulièrement Internet), le mouvement pour des savoirs partagés n’en demeure pas moins perplexe : « It should be obvious to anyone living outside a fictional Internet utopia that the poor people need clean water more than they need fast connectivity even though access to good information can help make water clean » (Steve Buckley, 2003 cité par Raboy et Landry, 2004, p. 162). De plus, derrière les apparences se cache une idée tout aussi controversée, celle de la neutralité de l’innovation technologique : « la société de l’information est la première où la technologie n’est plus étroitement associée à des valeurs culturelles et à des conceptions idéologiques du pouvoir et de la société » écrivait avec une certaine ironie, Alain Touraine (cité par Castells, 1998, p. 8). Retenons alors que de l’avis de plusieurs auteurs, il faut aborder les TIC en préservant, d’une part, une certaine distance avec l’idée miroitante du progrès et d’autre part qu’il faut le faire dans un esprit d’ouverture c’est à dire en y reconnaissant la complexité et l’indéterminé pour mieux comprendre les aspects sociaux et culturels de son impact sociétal. Il ne s’agit donc pas d’accuser les TIC, Internet en l’occurrence, de tous les maux. Peut-on dire que la technologie Internet constitue l’élément moteur du vaste mouvement de changements sociohistoriques que nous traversons pendant ces décennies comme sociétés et peut-être même comme civilisation ? Ce serait trop simple. […] On sait que l’innovation technique doit résonner à un contexte de société pour être retenue comme facteur déterminant de changement ; en même temps, l’innovation technique ne fait souvent qu’amplifier des caractéristiques ou des aspects du contexte social et culturel déjà existants. (Proulx, 2002, p. 22-23).
Donc, bien que la globalisation soit rendue possible par les technologies de l’information et de communication, nous ne pouvons passer sous silence la critique selon laquelle elle est la résultante de l’action humaine et de sa rationalité. Néanmoins, la conception prévalente actuellement sur la fracture numérique occulte le caractère historique de la société de l’information (Camacho, 2006, p. 5). A contrario, celle-ci n’est pas le fruit du destin et encore moins celui du hasard ou de l’évolution naturelle des sociétés humaines. La société de l’information n’est pas, en ce sens, le produit sine qua none du développement technologique mais bien l’actualisation matérielle d’une utopie, celle de la cité mondiale réticulaire c’est-àdire, telle que Manuel Castells la nomme, la société en réseaux à l’ère informationnelle : Cette évolution vers des formes de gestion et de production en réseau n’implique pas pour autant la fin du capitalisme. La société en réseaux, dans ses diverses expressions institutionnelles, demeure
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pour le moment, capitaliste. De surcroît, pour la première fois de l’histoire, le mode capitaliste de production détermine les relations sociales sur la planète tout entière (Castells, 1998, p. 527).
Par conséquent, l’utopie néolibérale est la source de motivation des « maîtres du monde », comme le dit si bien Jacques B. Gélinas (2000, p. 4247), à user des nouvelles technologies de l’information et des communications (TIC) pour bien asseoir leur pouvoir globalisé, partout sur la planète. Une deuxième critique que nous ne pouvons ignorer est celle de la « dictature des nombres » (Guichard, 2003) c’est-à-dire celle qui concerne les nombreux abus statistiques qui masquent ou même altèrent la complexité du rapport entre la technologie et la société. Les catégorisations englobent, de façon beaucoup trop sommaire, tout un éventail de pratiques, propres à des agences nationales peu fiables et pourtant responsables de ces statistiques (Guichard, 2002, p. 39). De surcroît, les rapports statistiques qui découlent de ces méthodes sont vraisemblablement les principaux outils pour ceux qui conçoivent les politiques de la société de l’information. Le culte du nombre reflèterait cette quête de la perfectibilité des sociétés humaines en mettant de l’avant la pensée du chiffrable et du mesurable (Mattelart, 2001, p. 5). Mais il apparaît alors crucial de développer et d’adopter une méthode descriptive de la fracture numérique qui faciliterait des analyses politiques et sociales moins biaisées par les intérêts marchands et institutionnels (Guichard, 2002, p. 38-40). Une troisième critique vise une certaine forme d’individualisme. L’idéologie néolibérale clamant les droits individuels, c’est aux individus que les bienfaits des TIC doivent bénéficier (Camacho, 2006). À l’inverse, toujours selon cette même logique, les individus sont responsables de leur rapport avec ces technologies. Par conséquent, il conviendrait d’apporter quelques bémols lorsque le profil-type de 14 % des foyers québécois nous est présenté comme « réfractaire » à Internet : Ces adultes qui ne possèdent aucun appareil ni service numériques vivent dans des foyers qui ont l’une ou l’autre des caractéristiques suivantes : ménages d’une ou deux personnes (81 %) ; sans enfant (91 %) ; majoritairement composés de personnes âgées de plus de 55 ans (65 %) ; individus sans aucun diplôme (59 %) ; revenu familial annuel inférieur à 15 000$ (43 %). Dix pour cent (10 %) des adultes de cette catégorie ont accès à Internet à leur travail (Alliance NumériQc, 2005).
Précisons que cette critique est émise sur la base d’une préoccupation sociale et politique face aux problèmes sociaux. Ce ne serait donc pas un manque de motivation ou de volonté de la part de ces foyers québécois qui
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expliquerait leur non-accès, ou leur non-utilisation de l’équipement numérique à domicile. La fracture numérique résulterait davantage de fractures sociales, politiques, culturelles et économiques (Camacho, 2006, p. 5 ; Wolton, 2002, p. 34)4, ce à quoi l’idéologie gestionnaire est peu sensible. Bien que notre exposé ne soit pas exhaustif, voilà quelles sont les principales critiques sur lesquelles se base un mouvement citoyen perplexe face aux arguments informationnels. Cela dit, ce mouvement déploie maintenant un nouveau projet alors que leurs pratiques sociales s’orientent vers le développement de sociétés de savoirs partagés.
3. LES SOCIÉTÉS DES SAVOIRS PARTAGÉS : UNE RÉPONSE À UNE PROMESSE NON TENUE ? En réponse au paradigme cybernétique où la fracture numérique est le problème d’une société de l’information encore imparfaite et à parfaire, les citoyens et les citoyennes des sociétés des savoirs explorent de nouvelles avenues symboliques et même métaphysiques : Dans des sociétés du savoir, les valeurs et les pratiques de créativité et d’innovation joueront un rôle important, ne serait-ce que par leur capacité à remettre en cause les modèles existants, afin de mieux répondre aux besoins nouveaux des sociétés. La créativité et l’innovation conduisent également à promouvoir des processus de collaboration d’un type nouveau, qui se sont déjà révélés particulièrement fructueux » (Ambrosi, Pimienta et Peugeot, 2005).
D’une part, le projet de société de communication suppose qu’elle est un « processus vital de l’être humain […] le socle d’un ordre social à visage humain. […] » et qu’elle doit être comprise comme un besoin essentiel et à la base de toute organisation sociale. Toute personne, où que ce soit dans le monde, quel que soit le moment, devrait avoir la possibilité de participer à des processus de communication et nul ne devrait être privé des avantages qu’ils offrent. Cela signifie que toute personne doit avoir accès aux moyens de communication et doit pouvoir exercer son droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit d’avoir des opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. De même, on doit aussi reconnaître le droit au respect de la vie privée, le droit d’accès à l’information
4. Nous en discuterons d’ailleurs plus loin dans ce texte.
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publique et au domaine public du savoir, ainsi que nombre d’autres droits de l’homme universels qui revêtent une importance particulière pour les processus d’information et de communication (extrait de la Déclaration de la société civile « Définir des sociétés de l’information centrées sur les besoins des êtres humains » cité par Raboy et Landry, 2004, p. 183-184).
À l’origine, c’est en 1969 que la notion de sociétés des savoirs est apparue sous la plume de Peter Druker mais aussi très souvent récupérée depuis par les tenants du paradigme informationnel. La définition qu’en donne la société civile s’écarte néanmoins radicalement de la thèse de la fin de l’Histoire. Selon eux, cette notion inclut « des dimensions sociales, éthiques et politiques bien plus vastes » (UNESCO, 2005, p. 17). Elle se déploie d’une part en réaction au paradigme informationnel qui mondialise une pensée unique et au projet capitaliste qui promeut le « tout économique ». Elle repose bien davantage sur une vision de la société propice à l’autonomisation, qui englobe les notions de pluralité, d’intégration, de solidarité et de participation. Ainsi, la société civile croit en la nécessaire reformulation d’une éthique sociétale de liberté et de responsabilité où les sociétés des savoirs seraient fondées sur le partage des savoirs : « Une société du savoir devrait pouvoir intégrer chacun de ses membres et promouvoir de nouvelles formes de solidarité, tant vis-à-vis des générations présentes que des générations futures. Il ne devrait pas y avoir d’exclus dans des sociétés du savoir, dès lors que la connaissance est un bien public qui devrait être disponible pour tout un chacun. » (Ambrosi, Pimienta et Peugeot, 2005). À ce nouveau projet, se juxtaposent de nouvelles pratiques sociales. En voici quelques exemples.
3.1. DES PRATIQUES D’APPROPRIATION SOCIALE : VERS UNE SOCIÉTÉ DE COMMUNICATION POUR TOUS ET TOUTES Les pratiques d’appropriation sociale des TIC, Internet en tête de liste, sous-tendent que la fracture numérique n’est qu’un leurre et qu’il faut davantage concentrer les énergies à analyser et à contrer les impacts sociaux d’une telle exclusion pour contribuer à bâtir une réelle société de communication. C’est donc sous l’angle des droits fondamentaux que les membres de ce mouvement considèrent que des groupes sociaux sont exclus et opprimés dans la société de l’information. Plusieurs analystes prévoient d’ailleurs que le taux fulgurant de nouveaux internautes ici comme ailleurs dans le monde se stabilisera dès lors qu’il ne pourra inclure la portion des groupes sociaux depuis longtemps marginalisés, pauvres et exclus. Donnons en exemple le fait que les personnes handicapées sont particulièrement
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défavorisées lorsqu’il s’agit d’accéder aux TIC. Le site Web Espace Associatif5 rend bien compte des difficultés à développer et à financer l’achat d’équipement spécialisé pour les personnes aveugles et amblyopes du Québec. Ce qui est une entrave importante pour leur autonomie dans les sociétés des savoirs partagés. Enfin, nous ne pourrions passer sous silence l’enjeu de la sécurité sur le Net qui se traduit de multiples façons. Le droit à la protection des renseignements personnels est constamment défié alors que des politiques de surveillance globale, renforcées par les évènements du 11 septembre 2001 et la guerre au terrorisme, se mettent en place (Hayes, 2005, p. 22). D’autre part, un nouveau type de harcèlement se pratique sur le Net, et ce, envers des femmes, des féministes et des groupes de femmes. La liste des défis liés à la sécurité et aux TIC est si longue que nous ne pouvons ici être exhaustifs. En somme, différents acteurs sociaux s’impliquent dans l’appropriation sociale des TIC. Leurs pratiques se multiplient et témoignent d’une grande créativité : prestations de services sociaux et communautaires en ligne, application d’une Netiquette, plateformes de revendications pour un Internet citoyen, inclusif et solidaire, etc.
3.2. APPROPRIATION POLITIQUE : SOCIÉTÉ CIVILE, CITOYENNETÉ ET GOUVERNANCE L’enjeu de la gouvernance globale rend compte de la nouvelle conjoncture dans laquelle nous nous trouvons maintenant puisque « la mondialisation nous fait passer d’une logique de boules de billard qui s’entrechoquent à une logique de flux qui se mélangent » (Laïdi, 2001, p. IV). Aidée par la diffusion des TIC, la mondialisation modifie considérablement notre rapport au temps et à l’espace. Les frontières n’ont plus la même importance. La gouvernance suppose alors que les enjeux politiques passent davantage « par des jeux de transactions entre acteurs de nature différente (États, entreprises privées et organisations non étatiques), plutôt que par une logique hiérarchique où un acteur – en l’occurrence l’État – dicterait sa conduite aux autres » (Laïdi, 2001, p. V). C’est pourquoi le Sommet mondial de la Société de l’information (SMSI) est l’un des terrains d’observation les plus intéressants pour quiconque cherche à découvrir les jeux et les tensions politiques à partir d’indicateurs de changements sociaux et structurels à venir.
5. Pour en savoir plus sur le projet Espace Associatif, consultez le site .
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Or, la société civile a eu fort à faire afin de s’imposer parmi les différents acteurs présents au premier SMSI : secteur privé, agences onusiennes et États. Et dans ce contexte, quatre sujets sont demeurés sensibles au premier SMSI : les droits de l’Homme et la liberté d’expression ; les droits de propriété intellectuelle ; le financement de la société de l’information ; et, la gouvernance de l’Internet (Raboy et Landry, 2004, p. 158). L’appropriation de l’espace politique au SMSI I fut ainsi le premier objectif des représentants de la société civile. Remarquons d’ailleurs qu’ils ont créé un précédent dans l’histoire des Nations Unies en institutionnalisant leur participation par la création du Bureau de la société civile, et ce, en prévision des rencontres à venir. Néanmoins, c’est avec un goût amer que les critiques s’expriment maintenant alors que le bilan de leur participation se résume à avoir été exclu premièrement du processus de délibération de plusieurs comités de travail et deuxièmement par le fait que la majorité de leurs propositions ait été ignorée. D’ailleurs, « une analyse effectuée en septembre 2003 par un groupe de bénévoles de la société civile démontre que 60 % des propositions de la société civile jusqu’à cette date avaient été complètement rejetées, que 15 % était “plus ou moins prises en compte” et que 25 % sont apparues dans la version la plus récente des documents » (Raboy et Landry, 2004, p. 164). Serge Proulx (2002) nous fait remarquer que cette société civile est en somme l’expression de l’émergence d’un nouvel acteur historique dans l’espace politique global. En marge de ces Sommets mondiaux officiels, cette « citoyenneté planétaire » s’est manifestée par l’organisation de sommets parallèles à Barcelone en 2000, à Buenos Aires en 2001 et à Montréal en 2002. Mais elle est aussi présente à travers différentes initiatives et projets citoyens et communautaires tentant de réinventer l’espace public et les règles de communication sociale et politique, voire même de délibération telle que le mouvement ATTAC, par exemple (George, 2002 ; Proulx, 2002). D’autre part, la fracture numérique risque également de se faire sentir dans la relation entre le citoyen et son gouvernement. C’est du moins l’un des aspects de l’appropriation politique sur lequel nombre d’organisations, telles que Communautique6, attirent notre attention. Le gouvernement en ligne exprime « de nouvelles façons de rendre les services publics plus accessibles, plus faciles à utiliser, plus efficaces ; de nouvelles façons de renforcer l’exercice des droits démocratiques par les citoyens ; le même effet de proximité pour tous, grâce à un réseau de connexions Internet à haute vitesse couvrant l’ensemble du Québec » (Gouvernement du Québec, 6. Enquête de Communautique sur le gouvernement en ligne, .
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site7 consulté en juin 2006). Or, une consultation effectuée en 2005 au Québec a permis de réaffirmer le point de vue selon lequel plusieurs citoyens et citoyennes ne souhaitent pas être considérés comme des « clients » des services gouvernementaux. En effet, ils craignent que nombre d’entre eux ne puissent accéder à l’information et aux services gouvernementaux, étant donné qu’un fort pourcentage de la population est non-utilisatrice d’Internet pour des raisons sociales et économiques bien que le gouvernement du Québec ait comme « principal objectif l’amélioration et la simplification de la relation entre l’État et les citoyens » (ibid.). Enfin, Communautique a, aussi dans cette perspective, animé une démarche qui a conduit à l’élaboration et à la signature d’une plateforme de l’Internet citoyen au Québec et dont les propositions suivantes sont les fondements : Que l’accès aux TIC soit un droit pour toutes et tous ; Que les politiques et les programmes définissent et soutiennent l’accès de façon globale ; Que l’accès à Internet et à son contenu soit considéré comme un service d’utilité publique essentiel aux individus et aux collectivités ; Que les politiques et les programmes reconnaissent et encouragent la place et le rôle du milieu communautaire et de l’économie sociale dans la démocratisation de la société de l’information ; Que l’on fournisse un financement conséquent et durable des projets et initiatives citoyennes8.
C’est pourquoi, insiste Dominique Wolton (2002, p. 35), c’est la communication politique et non technique qui doit s’imposer dans les sociétés des savoirs lorsqu’on s’intéresse à l’appropriation politique des TIC face à la fracture numérique.
3.3. APPROPRIATION CULTURELLE : IDENTITÉ ET CRÉATIVITÉ Le mode de développement informationnel, nous l’avons déjà compris, est principalement basé sur l’échange d’informations principalement à travers les activités d’éducation, de formation, scientifiques et marchandes. Or, les sociétés des savoirs donnent une importance capitale au sens critique et, qui plus est, à la curiosité intellectuelle. Elles valorisent la pluralité des points de vue et résistent à l’imposition d’une seule vision du monde. C’est pourquoi cultiver le doute envers le déterminisme technique que promeut la pensée cybernétique, technomarchande de surcroît, est un enjeu culturel d’importance pour ce contre-mouvement. Le doute permet d’articuler une
7. Site du gouvernement en ligne, Québec : . 8. Pour en savoir plus, consultez le résumé de la plateforme de l’Internet citoyen sur le site de Communautique. (consulté en juin 2006).
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autre vision du monde qui n’est ni présentée ni imposée comme la seule valable pour l’humanité. La critique des mots, des concepts, est à la base même des pratiques citoyennes pour des sociétés de savoirs partagés : […] aucune pédagogie d’appropriation citoyenne du milieu technique ne peut s’abstraire de la critique des mots qui, prétendument apatrides, n’ont de cesse de faire intrusion dans le langage commun et d’encadrer les représentations collectives. Par eux passent les glissements de sens des concepts de liberté et de démocratie en même temps que s’imposent à nous sous le signe de l’évidente nécessité ce qui est et, surtout, ce qui est censé advenir (Mattelart, 2001, p. 109).
En outre, favoriser la diversité doit pouvoir résonner en faveur de la créativité des citoyens et des citoyennes des sociétés des savoirs (UNESCO, 2005, p. 18). Dans cette direction, les revendications ciblent les contenus véhiculés par les TIC puisque ce n’est pas tant les modalités d’utilisation et leurs instruments qui font problème mais bien les idées et les symboles qui sont diffusés, en l’occurrence, l’accès à des contenus diversifiés. Par exemple, les groupes de femmes du Québec ont mis de l’avant des projets – Cybersolidaires, Projet Internet au féminin dont Netfemmes et PratInfos, Oregand et Studio XX pour ne nommer que ceux-ci9 – afin de rendre disponibles des contenus, d’une part francophones, et d’autre part, liés aux réalités et enjeux des femmes et du mouvement des femmes. De plus, la multiplicité des auteures est aussi une dimension à prendre en compte.
3.4. APPROPRIATION ÉCONOMIQUE : PROPRIÉTÉ ET BIEN COMMUN Depuis les années 1990, de nombreux mouvements sociaux et citoyens se sont élevés contre ce développement à primauté économique. Parmi ceuxci, nous reconnaissons de nombreux leaders intellectuels tels que Riccardo Petrella, Ignacio Ramonet, Bernard Cassen ou Jean Ziegler notamment10.
9. Cybersolidaires : ; Netfemmes : ; PratInfos : ; Oregand : ; Studio XX : . 10. Riccardo Petrella (1996) milite en faveur du principe du vivre ensemble où le patrimoine d’une société contribue à son identité, ainsi que le sentiment d’appartenance à une communauté, à un groupe social, à une région. Bernard Cassen, ancien directeur du journal Le Monde diplomatique, pour qui les transactions financières internationales contreviennent à la démocratie et à la souveraineté des États, a fondé le mouvement ATTAC pour le contrôle démocratique des marchés financiers et de leurs institutions, d’abord en mettant de l’avant le principe de la taxe Tobin. Ignacio Ramonet, actuel directeur du journal Le Monde diplomatique, a été à l’origine du mouvement ATTAC après avoir publié un éditorial mobilisateur en 1997. Il est l’un des principaux fondateurs et promoteurs du Forum social mondial de Porto Alegre. Jean Ziegler est quant à lui un universitaire suisse, sociologue, préoccupé par l’économie mondiale. Il a notamment écrit « Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent » en 2002.
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Dans ce contexte de contestation du « tout économique » et à l’instar de chercheurs en communication, nous pouvons maintenant mieux apprécier la culture du hack en ligne en dépassant nos préjugés à l’effet que les hackers ne sont que des pirates informatiques. Il appert qu’il est maintenant plus approprié de poser un regard nouveau sur ce phénomène du hack, en le renommant par exemple « mouvement informatique libre ». En effet, il se présente davantage comme « l’archétype » d’une nouvelle forme d’organisation productive, c’est-à-dire comme une alternative à la marchandise propriétaire, d’une part, et aux nouveaux modes de rapport au savoir, d’autre part (Bardini et Proulx, 2005, p. 32). Rappelons que dès les années soixante dix, l’équipement informatique faisait l’objet d’un nouveau marché. Suivront rapidement le commerce du logiciel, c’est-à-dire le marché du code, puis celui des savoirs informatiques incluant les services conseils et les services payants en ligne (ibid., p. 27). Parallèlement, deux mouvements de résistance se dessinent alors : le mouvement pour le logiciel libre (Free Software) et celui du code source ouvert (Open Source). Ce qui est intéressant dans ce mouvement pour l’informatique libre, c’est qu’il illustre, outre les enjeux liés à la propriété intellectuelle et aux droits d’auteur, cette résistance à la marchandisation de l’information qui, en l’occurrence, devrait être un bien commun : Des mouvements très importants s’exercent en sens inverse, conduisant au développement de nouveaux modes d’innovation et de création coopérative reposant sur le partage libre des connaissances et de leurs droits d’usage. Un moment considérées comme des curiosités ou des naïvetés de scientifiques ignorant les dures lois de la vie économique, ces nouvelles approches coopératives s’affirment maintenant comme plus productives, et surtout plus capables d’orienter l’innovation vers des objectifs d’intérêt général et propices à la diversité culturelle (Aigrain, 2005).
Aujourd’hui de nombreux groupes informels et organisations militent en faveur du « libre ». Par exemple au Québec, l’organisme FACIL tente justement de sensibiliser « le public en général sur l’importance des logiciels et systèmes d’exploitation libres, comme choix politique de consommation11 ». Et ce qui est notable dans ces pratiques d’appropriation économique des TIC c’est qu’elles témoignent de nouvelles formes d’expression culturelle. Bardini et Proulx (2005, p. 33) affirment d’ailleurs qu’elles contribuent à redéfinir ce qu’est la liberté et, qu’en ce sens, elles proposent de nouveaux principes à l’exercice de la démocratie. Plus concrètement, ces pratiques
11. Mandat et philosophie de l’organisme FACI, (consulté en juin 2006).
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misent sur la convivialité, l’accès universel et l’interactivité (Bardini, 2000b cité dans ibid., 2005 p. 28). Elles valorisent la coproduction de savoirs par une collaboration qui commande une certaine humilité au détriment du culte de la personnalité et de la propriété.
CONCLUSION La fracture numérique est un problème social, une situation, donnée ou construite, qui touche « un groupe d’individus qui s’avère incompatible avec les valeurs privilégiées par un nombre important de personnes et qui est reconnue comme nécessitant une intervention en vue de la corriger » (Dumont, Langlois et Martin, 1994, p. 2). Nous convenons que la fracture numérique pose un problème social qui résulte d’un ensemble de processus sociaux en interaction. Ce problème est polysémique et polymorphe puisqu’il est mis en lumière par les entrechocs des différents discours et intérêts actuels. Et pour comprendre le sens et la portée du concept de fracture numérique, nous ne pouvons faire l’économie d’une analyse de discours qui dévoile son sens métaphysique, symbolique mais aussi sociopolitique. Hervé Fischer constate que deux visions se confrontent, la technocosmogonie et la cosmogonie romantique : « La première exprime notre instinct de puissance surhumaine, l’autre, comme un contrepoison, notre conscience humaine fragile et réelle. Leur opposition et la naissance même de ces nouveaux projets cosmogoniques font écho à notre conscience aiguë de l’énigme du monde » (Fischer, 2003, p.339). Céline Lafontaine parle plutôt de la domination du paradigme cybernétique, celui d’une pensée machine, et insiste sur le fait qu’il a des antennes dans de nombreuses sphères de la société actuelle. Parallèlement, des acteurs de la société civile avancent le projet de sociétés de savoirs partagés : « La société civile s’inscrit dans un autre paradigme et articule de nouveaux concepts sur la vie en société et la communication entre les êtres humains. Il ne s’agit pas de bâtir une société de l’information plus équitable, il s’agit de travailler au développement d’une société de communication, de revoir les structures de pouvoir et de domination […] » (Raboy et Landry, 2004, p. 171).
Perplexes face à la promesse cybernétique, ces citoyens misent d’abord sur la critique des mots pour dévier l’action humaine vers d’autres possibles. Ils doutent que la dimension cybernétique, qui affecte le développement de la société de l’information, corresponde à leurs valeurs démocratiques :
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PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
Le projet réside dans ce que nous ferons de l’information, des risques et des potentiels qui lui sont attachés […] Face à cette réalité multiforme de l’ère informationnelle, des actrices et acteurs de tous pays tentent à la fois de prévenir des risques, d’étudier et proposer des alternatives, de vivre et promouvoir la complexité en refusant les logiques d’enfermement dans une conception monolithique des sociétés de demain (Ambrosi, Pimienta et Peugeot, 2005).
Nous sommes ainsi incités, tels des herméneutes, à rester alertes face aux multiples interprétations de ce que peut être la fracture numérique. La définition que prend la fracture numérique traduit une vision du monde puisque : « c’est le projet politique culturel qui donne sens à la technique, et non la technique qui crée le projet » (Wolton, 2002, p. 34). Là est le propos central de ce chapitre. Ce champ de recherches et de pratiques sociales étant en construction, il nous semble important d’être davantage au fait de cette tension paradigmatique qui oriente la problématisation de la fracture numérique comme problème social.
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C H A P I T R E
16 ENSEIGNER L’INTERVENTION SOCIALE EN CONTEXTE INTERCULTUREL Méthode et objectifs Lilyane Rachédi
Le Québec est aujourd’hui une société multiethnique, avec un taux de presque 10 % de sa population qui est immigrante. Tributaire de sa propre politique, le Ministère souhaite augmenter le volume des immigrants accueillis dans les prochaines années. Désormais, pour paraphraser Aziz El Jahidi, réalisateur de film, non seulement « Dieu est dans la ville » mais la diversité est aussi dans la ville. En effet, cette diversité est essentiellement importée par les immigrants qui charrient avec eux des religions, mais aussi des cultures, des modes de vie, des bagages différents. La pluralité actuelle n’est pas réductible à l’ethnie et la culture, elle s’élargit à la diversité au sens large. Même s’il s’agit de reconnaître cette diversité au sens large dans la société québécoise, en réalité, c’est surtout la ville de Montréal qui est cosmopolite avec un taux de plus de 26 % d’immigrants. Dans un contexte comme celui-ci, enseigner les relations interculturelles semble moins difficile pour des étudiants des universités montréalaises car ces derniers sont exposés quotidiennement à la diversité. À l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’École de travail social se donne comme objectif de former des travailleurs sociaux critiques et compétents face aux problématiques contemporaines. La dimension interculturelle devrait donc être transversale pour tous les cours offerts aux étudiants en travail social. Et plus particulièrement
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dans le cadre d’un cours sur l’intervention dans un contexte interculturel où l’on sait qu’il existe des approches différentes, des théorisations et des pratiques distinctes en travail social. Tel qu’il se pratique en Europe ou en Amérique du nord, ce travail est fortement teinté par les institutions (sociales, politiques, législatives, etc.) et les épistémologies référentielles des continents et des pays. Par ailleurs, l’intervention interculturelle reste la pratique de la population majoritaire vis-à-vis des populations et des phénomènes minoritaires. Le professionnel doit donc être formé à intervenir dans la marge et de fait il doit travailler à se soustraire à des modèles dominants pour apprivoiser la différence. Conséquemment, comment pouvons-nous prétendre former des intervenants compétents ? Dans un cours en intervention interculturelle, à partir de mon expérience d’enseignante, je propose un scénario possible qui permet de développer des connaissances théoriques et pratiques pour outiller les futurs travailleurs sociaux. Dans cet article, je présenterai dans un premier temps mon cadre épistémologique, la structuration de mes cours et les moyens déployés pour atteindre mes objectifs d’apprentissage. Dans un deuxième temps, pour faire suite au projet de connaissance dont je suis porteuse, je répondrai à la question de l’émancipation, et pour quel social je travaille ? Ceci sous tend un exercice d’identification de mes grands principes d’intervention en contexte interculturel. Ces principes sont irrigués par une éthique du travail social.
1. QUELS SONT LES PRÉALABLES POUR ENSEIGNER L’INTERVENTION SOCIALE EN CONTEXTE INTERCULTUREL ? 1.1. UN TRAVAIL D’ÉQUIPE ET UN PROJET DE CONNAISSANCE Pour envisager un enseignement qui tient compte de la diversité, nos descripteurs de cours doivent refléter cet aspect. Avant de regarder le contenu des cours, il y a donc des actions à entreprendre au plan institutionnel, dans le cadre de nos écoles de travail social. À cet effet, il est possible d’exploiter les marges de manœuvre offertes par les administrations universitaires pour actualiser et adapter nos contenus aux réalités contemporaines. Cette démarche institutionnelle reflète l’évidence des changements sociétaux et le souci d’adapter les connaissances transmises aux étudiants. À l’École de travail social de l’UQAM, la démarche collective de redéfinition des descripteurs a permis d’adapter au mieux le contenu des cours aux réalités contemporaines. Il est également important d’avoir une cohérence à l’intérieur du programme de formation. En ce sens, notre équipe multidisciplinaire s’est aussi engagée dans une démarche collective de réflexion sur les contenus théoriques et méthodologiques de l’ensemble des cours
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offerts aux étudiants. Ainsi, à partir de la description et du partage du contenu des cours offerts par chacun des collègues, des liens clairs peuvent être faits par rapport à l’ensemble des cours. Par exemple, le cours d’intervention sociale en contexte interculturel s’arrime assez facilement aux autres cours comme le cours sur Les rapports de sexe, vie privée et intervention sociale ou le cours d’Éthique et déontologie. De plus, puisque l’interculturalité est désormais une réalité transversale commune à toute la formation, cet aspect doit être porté collectivement et non pas uniquement à l’intérieur d’un cours. Finalement, permettre à chacun des professeurs d’avoir une vision globale et cohérente de la formation offerte est bénéfique aussi à nos étudiants. Ils ont ainsi une compréhension intégrée des connaissances transmises dans chacun des cours. Leur programme de formation semble ainsi moins saucissonné et devient plus signifiant et logique. En ayant une photographie de l’architecture globale du programme, la capacité de faire des ponts entre les cours peut aussi s’étendre aux diverses disciplines abordées par les étudiants dans leur parcours académique, qui n’est pas toujours linéaire. En ce qui concerne la formation pratique, l’école doit donc ouvrir et stimuler les possibilités de lieux de stage en contexte multiethnique. Ces stages ont besoin d’être publicisés auprès des étudiants et le discours des chargés de formation pratique par rapport à ces lieux de stage est déterminant. Il est déterminant dans le sens où l’étudiant évaluera alors la faisabilité et l’intérêt de travailler avec ces populations qu’elles soient immigrantes ou autochtones. Colporter exclusivement les barrières ou les difficultés dans le travail avec ces populations ne peut que démotiver les étudiants et accentuer les préjugés. Par contre, les chargés de formation pratique peuvent reconnaître ces difficultés et ces barrières tout en nuançant, en exposant entre autres, les richesses et les enjeux liés au travail avec ces populations diversifiées. De toute façon, ces dernières se retrouveront dans l’ensemble des services du réseau de la santé et des services sociaux. Ce niveau de transformation concerne l’équipe et les orientations qu’elle se donne. Au niveau de l’Université et des pédagogies d’enseignement, les transformations et adaptations sont plus longues. En ce sens, il est intéressant de s’arrêter sur les paradigmes1 qui supportent nos pédagogies et enseignements. Selon Paquette (1996), plusieurs paradigmes influencent notre vision éducative. Chacun des paradigmes sous-tend une vision particulière des attentes de la société à l’égard de l’école, une
1. Selon Thomas S. Kuhn un paradigme est « l’ensemble des croyances, des valeurs reconnues et des techniques qui sont communes aux membres d’un groupe donné ».
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conception spécifique du savoir et de l’apprentissage, et enfin un modèle typique d’élève. En ce qui nous concerne, ce sont surtout les différents paradigmes ainsi que les perceptions de « l’élève-apprenant » qui en découlent qui nous intéressent. Le premier paradigme est celui de l’encyclopédisme. Dominant dans nos universités, il se traduit « par une accumulation progressive des différents savoirs, lesquels sont présentés d’une manière linéaire et compartimentée » (Paquette, 1996, p. 46). L’élève doit absorber, se remplir des savoirs transmis. Le second paradigme est celui de l’individuation. Il fait la promotion du dynamisme des connaissances, de leur mutation et de l’interactivité. L’élève est considéré comme unique et on considère la diversité des projets individuels d’apprentissage. Le troisième et dernier paradigme est celui du marché. Ce dernier suggère que « les connaissances requises sont à définir selon l’évolution des critères d’employabilité » (Paquette, 1996, p. 48). Ici l’élève est un futur employé qu’il faut modeler au gré des besoins du marché du travail. Évidemment l’ensemble des professeurs se revendiquent du deuxième paradigme, celui de l’individuation qui est beaucoup plus respectueux de l’étudiant et de son apport dans les apprentissages. Mais dans les faits, nous dit Paquette, nous sommes encore majoritairement sous l’enseigne du premier paradigme de l’encyclopédisme. Ceci est d’autant plus vrai, pour nous les jeunes professeurs. L’obsession de la transmission du contenu peut effectivement envahir tout l’enseignement et du même coup nous couper de la dynamique interactive indispensable à l’intégration des apprentissages surtout pour un cours en interculturel. Cette obsession va souvent avec la volonté de tout prévoir et de tout contrôler pendant le cours. Ce désir de prévisibilité absolue est impossible et mieux encore il est inutile. Il est inutile car il nous empêche d’être imaginatif en avortant les possibilités d’action dans des situations inédites. En plus, nous dit Perrenoud (1999), l’imprévu est un analyseur de l’action et peut nous former à mieux anticiper. Quel est le rapport avec l’enseignement de l’intervention sociale en contexte interculturel ? Ce détour par les paradigmes et la prévisibilité est pertinent car il nous amène à ce qui se passe concrètement à l’intérieur de nos salles de classe avec les étudiants. D’abord, si on étire le point de vue de Paquette sur les paradigmes, on ne peut que constater l’ethnocentrisme de nos épistémologies d’enseignement. Nos méthodes d’enseignement et nos façons d’évaluer les connaissances correspondent à nos référents culturels. En passant, cet aspect nous est souvent révélé par les difficultés éprouvées par les étudiants étrangers qui composent les classes (leur façon d’apprendre, de rendre compte de l’intégration des connaissances, leur stratégie d’écriture, leur étonnement face au fait que les professeurs soient l’objet d’évaluation, etc.). Les échecs académiques vécus par ces étudiants étrangers interpellent fondamentalement « l’origine culturelle » de nos savoirs à l’Université et notre rapport à ce savoir. Force est de constater que nos épistémologies sont majoritairement occidentales
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et blanches. Pourtant, la présence des ces étudiants issus d’autres origines, formés dans d’autres universités, pourrait favoriser l’émergence d’une mixité des épistémologies. Là encore, comme tous les jeunes professeurs, nous héritons des paradigmes de nos prédécesseurs. Ce legs important et nécessaire ne doit pourtant pas empêcher nos questionnements qui mettent en évidence les limites de nos cadres de référence et leur effritement possible face aux phénomènes actuels. Ensuite, en ce qui concerne la prévisibilité, dans un cours qui aborde des sujets délicats (telle que la question religieuse à l’école), les discussions font émerger des débats importants qu’il est impossible de censurer sous prétexte de faire passer un contenu de connaissances. L’imprévisibilité de la tournure des discussions exige un climat de tolérance et une consistance de la part du professeur. Ceci n’est pas toujours facile mais les apprentissages tirés de ces débats sont souvent significatifs puisqu’ils ont été initiés par des pairs à partir de la confrontation et de l’argumentation des différents points de vue. L’implication des étudiants, si on la souhaite, génère alors inévitablement l’imprévisibilité. Qu’en est-il maintenant de mon cadre de référence pour enseigner l’intervention sociale et les relations interculturelles ? Mes années de formation en recherche, mon expérience comme praticienne auprès des immigrants, mes centres d’intérêts (histoires de vie des immigrants, immigration et région, littérature et immigration), et mon parcours interdisciplinaire constituent les fondements de mon projet de connaissance. Ces renseignements méritent d’être transmis aux étudiants afin qu’ils saisissent le cadre dans lequel je m’inscris et qu’ils puissent aussi en saisir les limites et le critiquer. De la même façon, les étudiants sont invités à compléter une biographie intellectuelle dès le premier cours. Cette biographie rend compte de leur parcours académique, professionnel et personnel.
2. AXES ET CONTENU DU COURS D’INTERVENTION SOCIALE EN CONTEXTE INTERCULTUREL La place du cours en interculturel est en deuxième année. De manière générale, cette année-là vise à permettre aux étudiants de développer des connaissances et habiletés nécessaires pour analyser les réalités et pour intervenir. Dès le premier cours, il est essentiel de replacer le cours dans le programme de formation et en lien avec les autres cours suivis la même session. Un rappel de ce qu’est le travail social et des définitions de l’intervenant et de l’intervention, telles que décrites par l’ordre professionnel
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des travailleurs sociaux, est fondamental. Cet arrêt sur les définitions invite les étudiants à se (re)questionner sur les finalités de leur métier et conséquemment sur le sens de leurs actions. D’emblée précisons donc ce qu’est l’intervention sociale et l’intervention interculturelle. Selon l’ordre des travailleurs sociaux du Québec, l’intervention sociale est « un processus, comprenant une diversité d’activités planifiées, qu’utilise le travailleur social dans le but de soutenir des personnes, des couples, des familles, des groupes, des collectivités ou des organisations dans l’atteinte de leurs objectifs de changement et dans la réponse à leurs besoins psychosociaux et communautaires. ». Donc, intervenir c’est soutenir, accompagner, pour changer et répondre à des besoins spécifiques. Pour ce qui est de l’intervention interculturelle, Abdellah Pretceille (1985) insiste sur le fait que l’interculturel se définit d’abord par rapport à une pratique et pour répondre à des problèmes de terrain. Axée sur l’intervention, la perspective interculturelle implique trois dimensions (Legault, 2000). La dimension subjectiviste postule que la culture d’une personne est éminemment unique et dépend de plusieurs aspects (l’âge, le sexe, les appartenances sociales, la trajectoire personnelle, etc.). La culture est alors intériorisée, subjective et non consciente. La dimension interactionniste suppose, elle, qu’il y a toujours deux acteurs en présence et la différence culturelle ne peut être érigée de façon absolue. Elle se pose toujours relativement à soi-même. Enfin, la dimension situationnelle implique qu’il n’y a pas seulement des différences de normes et de valeurs dans l’interaction entre des personnes de cultures différentes, mais qu’il y a aussi des différences de statuts. Il y a donc des rapports de pouvoir. De fait, les cultures s’inscrivent toujours dans l’histoire, l’économie, la politique, ce qui complexifie l’interaction. Ainsi, l’épistémologie interculturelle permet de penser l’articulation réciproque de la culture et de l’identité. Les dynamiques interculturelles et les processus de négociation identitaire sont identifiés et analysés pour les immigrants dans un contexte qui est de fait inégalitaire. À la suite de ces définitions préalables, quels sont les axes majeurs à partir desquels s’articule le cours ? Trois axes traversent l’ensemble du contenu de mes cours. 1. Élargissement des relations interculturelles à la notion de diversité au sens large. 2. Présentation des relations interculturelles dans un contexte politique, économique, historique et internationale et impact local de ces données contextuelles. 3. Articulation entre la recherche, la théorie et la pratique.
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En ce qui concerne l’élargissement des relations interculturelles à la notion de diversité au sens large, l’idée est de montrer qu’au Canada et au Québec, nous sommes tous des immigrants (à part les premières nations). « Nous avons tous découvert l’Amérique » comme le déclare l’écrivaine Francine Noël. De fait, ce « nous » est hétérogène et composé de différences. Ces différences fondent la diversité actuelle. Pour ramener à la réalité locale, des statistiques et une cartographie de la présence immigrante à Montréal permettent de constater la variété culturelle qui s’observe également dans l’architecture et dans l’urbanisme (Germain, 2004). On constate alors la diversité des lieux de culte, l’évolution des déplacements des communautés ethniques dans les quartiers de Montréal, et la participation des immigrants à la construction de cette ville. La ville est ainsi porteuse de cette histoire dense et riche. Travailler aujourd’hui dans le social c’est se préparer à reconnaître, comprendre et travailler avec cette diversité omniprésente. Les relations interculturelles doivent ici être présentées dans un contexte plus large qui intègre les situations vécues dans les pays d’origine. L’objectif est d’abord de montrer qu’en ce qui concerne l’immigration il y a des pays fournisseurs et des pays d’accueil. Il y a un découpage nord-sud, pays richespays pauvres qui draine des mouvements internationaux de population mais aussi des mouvements interrégionaux dans les pays d’origine. Les populations déplacées (Piché, 2005 ; Arevalo, 2006) augmentent et ces déplacements sont moins médiatisés et documentés. Il s’agit donc de remettre de la contextualisation mais aussi de l’épaisseur historique dans la présence des immigrants au Québec. Cette posture invite à considérer l’émigration et l’immigration. En intervention, il n’est plus possible d’ignorer les situations dans les pays d’origine. « L’avant » et « Là-bas » influencent les situations « Ici » et « Maintenant » (Sayad, 1991). D’ailleurs, les trajectoires migratoires ont un impact sur les modalités d’insertion des immigrants dans la société d’accueil (Vatz-Laaroussi et al., 2002). Ensuite, il s’agit de montrer que les relations interculturelles au Québec se déploient aussi dans un climat international plus ou moins propice à l’étranger, le différent, l’immigrant. Le 11 septembre est désormais une date clé dans l’évolution des relations internationales et l’élaboration de certaines politiques d’immigration et leur resserrement. De fait, l’impact local des conflits se mesure dans les relations interculturelles. Par exemple, des auteurs ont documenté une accentuation de la discrimination vis-à-vis de certaines populations au Québec depuis le 11 septembre (Renaud et al., 2002). La tendance « anti arabo-musulmans » émerge aussi de ces réalités-là. C’est cela que les étudiants doivent aussi connaître, parce que ces situations internationales sont source de marginalisation pour certaines populations ici à Montréal.
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PROBLÈMES SOCIAUX – TOME IV • Théories et méthodologies de l’intervention sociale
Enfin, trop souvent les mondes de la recherche et de la pratique sont considérés comme des univers distincts. Or, les frontières sont poreuses et ces deux mondes sont en interaction constante. Ils se transforment et s’enrichissent mutuellement. Dans ce cours, une ou deux recherches interculturelles sont illustrées dans leur processus méthodologique, leurs résultats et les innovations pratiques qu’elles ont inspirées. Elles sont pour la plupart des recherches actions qui impliquent aussi les acteurs immigrants dans la méthodologie (administration des entrevues, diffusion des résultats, etc.). Il s’agit aussi de montrer comment la recherche qualitative interculturelle s’intéresse au marginal et à l’exceptionnel (Vatz-Laaroussi) plutôt qu’aux grands ensembles et aux problématiques. Ces recherches sont pertinentes car elles montrent comment la marge interroge la norme et comment les solutions trouvées par les acteurs sont génératrices de sens. La recherche participe à l’avancée des connaissances. Ces connaissances permettent aux praticiens de mieux comprendre pour mieux intervenir. En même temps la recherche invite les étudiants à oser l’innovation dans leurs interventions et elle les initie au processus méthodologique. Cette initiation pourra peut-être stimuler des études de second cycle chez certains étudiants. Malheureusement d’ailleurs, les travaux de ces étudiants (thèses ou essais) sont sous utilisés dans nos cours. Pourtant, ces travaux foisonnent d’interventions ou de recherches riches et originales qui gagneraient à être intégrées aux connaissances transmises et diffusées auprès des étudiants.
2.1. QUELS SONT LES OBJECTIFS ET COMMENT LES ATTEINDRE ? Mon projet de connaissance repose ainsi sur plusieurs aspects. Un aspect théorique car il y a des connaissances de base à acquérir pour savoir intervenir (concepts, théorie générale en lien avec l’immigration, intégration, rencontre des cultures etc.). Un aspect analytique car il est important d’aborder la diversité comme un phénomène social et non exclusivement comme une problématique. Et enfin, un aspect pratique car il est important de proposer des approches et des modèles d’intervention qui constitueront une boîte à outils pour l’étudiant. L’objectif est qu’il s’approprie le contenu du cours pour construire leurs propres interventions. Mais, on peut aussi diffuser des interventions qui ont été modélisées par des professionnels, ou des étudiants à la maîtrise ou mises en place à la suite d’une recherche action. Même si c’est un cours axé sur l’intervention, il n’y a pas de recette pour intervenir et encore moins de recette culturaliste. Ce sont surtout des grands principes d’intervention qui sont présentées. Ces principes découlent directement de filtres, dont sont porteurs les professionnels, qui biaisent leurs interventions auprès des populations issues de différentes communautés culturelles (Vatz-Laaroussi et al., 2002).
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Étant donné que le professionnel est son premier outil de travail, la conscience de son identité personnelle et professionnelle est fondamentale. Puisque c’est dans le rapport à l’autre que l’identité s’expose et se construit, dans un contexte interculturel l’important est aussi de connaître et reconnaître son cadre de référence. Ces étudiants doivent être exercés à avoir une capacité d’autoanalyse. Le défi est de les aider à identifier leur grille de référence culturelle pour leur apprendre à se décentrer. Il s’agit en quelque sorte de faire de l’éducation interculturelle. L’éducation interculturelle souligne les efforts nécessaires à la fois pour le groupe majoritaire et pour le groupe minoritaire afin de parvenir à une vie harmonieuse entre les différentes cultures. Les efforts se situent sur plusieurs plans, dont celui de l’information et du développement des habiletés de communication. Dans le rapport Chancy (1985, p. 141), Ouellette définit l’éducation interculturelle comme suit : On peut appeler interculturelle, l’éducation qui vise à former des personnes capables d’apprécier les diverses cultures qui se côtoient dans une société multiculturelle, et donc d’accepter d’évoluer au contact de ces cultures pour que cette diversité demeure un élément positif, enrichissant de la vie culturelle, sociale et économique du milieu.
Finalement, le cours d’intervention sociale en contexte interculturel poursuit quatre grands objectifs : • amener à connaître les phénomènes sociaux actuels en lien avec la diversité au sens large (ethnique, culturelle, religieuse, etc.) dans la vie sociale québécoise et canadienne ; • permettre de définir et comprendre les problématiques sociales qui y sont rattachées ainsi que les enjeux sociaux qui en découlent ; • amener à avoir des connaissances spécifiques pour l’intervention en contexte de diversité ; • permettre d’avoir une réflexion plus documentée et autocritique par rapport aux relations interculturelles. Dans la perspective de l’école, à la fin de ce cours, l’étudiant doit être capable de : • contextualiser la présence de l’autre (l’immigrant, le réfugié ou l’Autochtone) dans la société québécoise et canadienne en tenant compte des réalités multiples (internationales, historiques, politiques, économiques, sociales, familiales, et individuelles) ; • saisir le processus de marginalisation et d’inclusion des minorités ; • mieux comprendre la diversité de la société pour mieux intervenir ;
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• s’approprier au moins une stratégie d’intervention auprès des populations multiethniques ; • faire preuve de créativité en osant adapter ses interventions en fonction de son propre style d’intervenant ; • faire les liens entre l’intérêt de la recherche et l’avancée des pratiques d’intervention auprès de populations diversifiées.
2.2. QUEL CONTENU TRANSMETTRE ? Cinq thèmes majeurs composent le plan de cours. Les différentes approches dans l’intervention sont abordées de manière transversale. D’abord une partie descriptive pose le contexte de l’immigration actuelle et passée : les raisons et les caractéristiques des migrations passées et actuelles au Canada et au Québec. En parallèle, le développement des politiques d’immigration au niveau fédéral et provincial et la politique de régionalisation de l’immigration sont présentés. Dans cette partie-ci est également exposée la diversité des immigrants notamment à travers les statuts et les spécificités (réfugiés, clandestins, travailleurs agricoles, mineurs non accompagnés). Cette partie permet d’étudier le processus migratoire avec ses étapes et d’illustrer une trajectoire-type de migration (du départ du pays d’origine jusqu’à l’obtention des papiers et la fréquentation des services sociaux et des institutions ici au Québec). Le cadre historique, politique et psychosocial étant posé, on peut alors aborder le deuxième thème portant sur les Autochtones à partir d’une perspective historique, sociale et juridique. Le traitement de la question autochtone permet de saisir qu’il existe une spécificité autochtone dans l’intervention sociale. À partir d’une approche historique (dates marquantes et événements constitutifs de l’histoire des relations avec les Autochtones : loi des Indiens, les pensionnats, les négociations territoriales, les traités), l’organisation sociale et politique (Ministère, financements, conseils de bandes, réserves, taxes, etc.) est présentée. Ensuite, les problématiques actuelles (exode des jeunes vers les grandes villes, alcoolisme, décrochage, revendications territoriales) sont abordées. Pour sortir de la problématisation continue des Autochtones, l’illustration d’une recherche valorisant les jeunes Autochtones qui réussissent à l’école permet de considérer également les stratégies et ressources des communautés2.
2. Vatz-Laaroussi, M., Levesque, C., Fasal, K., Rachédi, L., Montpetit, C. et Duchesne, K. (juin 2005). « Les différents modèles de collaboration familles-écoles : trajectoires de réussite pour des groupes immigrants et des groupes autochtones du Québec », rapport de recherche présenté au fonds de recherche sur la société et la culture du Québec, Université de Sherbrooke.
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Enfin, les ressources existantes et les spécificités de l’intervention auprès des Autochtones sont abordées soit par une personne ressource ayant travaillé auprès des Autochtones soit par une personne autochtone. Dans une troisième thématique, la Diversité et les enjeux sociétaux sont approfondis. Les problématiques de l’immigration (difficultés individuelles, familiales, intergénérationnelles et interculturelles) et les ressources des immigrants nous amènent à considérer les enjeux importants pour le développement d’une vie collective harmonieuse. À cet égard, plusieurs aspects sont identifiés : les jeunes, les gangs de rue, les personnes âgées et les soins palliatifs, la transmission intergénérationnelle, la violence et les communautés ethniques, les couples mixtes, l’adoption internationale etc. Cette partie permet d’aborder l’identité dans un contexte interculturel (Camilleri,1990 ; Vinsonneau, 1999). L’étudiant est interpellé aussi dans ses propres référents identitaires et conséquemment dans son rapport aux autres. La diversité religieuse est analysée à partir du concept identitaire. Ainsi le contexte d’application stricte des droits et des lois devient plus complexe et les réflexes de soumettre la minorité à la majorité sont moins rapides. La Chartre des droits et libertés et la notion d’accommodement raisonnable (cristallisée par des débats comme le Tribunal basé sur la Charia, le port du kirpan et du voile, l’installation de l’érouv pour les juifs, etc.) prennent une dimension différente. Cette dimension invite les étudiants à déplacer leur regard vers la religion comme partie intégrante d’une personne et non pas exclusivement comme une pratique et des rites qui voudraient s’imposer dans les institutions québécoises. Ce regard ne nie pas les difficultés réelles qu’amène la gestion du religieux dans l’espace public mais, il suggère une vision plus constructive et globale. Cette thématique se prolonge avec la suivante qui présente les rapports interculturels, le racisme et la discrimination. Les mécanismes d’exclusion sont abordés (définitions : races, ethnies, racisme, processus de marginalisation des immigrants, ethnocentrismes, préjugés, stéréotypes, etc.). Puis, les principes de l’antiracisme sont alors développés. Les mécanismes d’inclusion (intégration, facteurs liés à l’intégration, accessibilité des services, immigration et emploi, immigration et logement, immigration et école, réseaux ou ghettos etc.) clôturent cette partie-ci. Enfin, puisqu’il s’agit de former des professionnels responsables et aptes à accompagner des personnes, le dernier thème développe Les considérations éthiques et déontologiques dans le travail social. Elles sont présentées à partir des difficultés des travailleurs sociaux auprès des clientèles immigrantes. Avec ce point de départ, les étudiants réalisent que la responsabilité éthique suppose une confrontation identitaire mais qu’elle constitue aussi un pouvoir entre les mains de l’intervenant. Jacob (2002, p. 61) déclare à ce sujet : « La pratique professionnelle traduit une conception des rapports
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sociaux et une certaine façon de représenter l’autre, le citoyen, le civil, le client, le patient, le bénéficiaire, l’usager, notamment l’étranger, peu importe la qualification attribuée au sujet. C’est là le premier questionnement qui hante l’individu conscient du sens de sa pratique. » Le cours s’achève sur les risques de burn-out dans le travail social et sur les moyens de le prévenir. Ce contenu est mouvant et peut tout à fait être ajusté à l’actualité du jour et aux réactions des étudiants. Le savoir se construit en interaction avec les étudiants. L’homogénéité des étudiants au baccalauréat en travail social est l’une des limites dans le groupe que constitue la classe. Sans l’expliquer totalement, ce constat d’uniformité amène une série de questions dont une majeure sur l’accessibilité des programmes de travail social aux étudiants étrangers et sur le problème des équivalences de diplômes. Si le gouvernement souhaite accorder une place réelle aux immigrants pour contribuer au développement de la société, des changements structurels doivent être effectués. La situation de ces étudiants exigerait certainement un traitement au cas par cas mais il faudrait aussi une volonté collective d’intégrer des étrangers dans nos classes avec à la clé les efforts incontournables que devront assumer chacun des professeurs et des étudiants du groupe.
2.3. ADAPTER NOS OUTILS À L’IMAGE DE LA DIVERSITÉ Cette perspective d’enseignement exige de transformer nos outils pédagogiques. Le recueil de textes doit donc refléter la diversité. Les textes sont donc issus d’auteurs multiethniques (pays du sud et du nord). On peut aussi trouver un ou deux écrits-témoignages en langue étrangère (arabe, espagnol, ou portugais) qui ouvrent le recueil pour permettre aux étudiants de vivre une expérience de minorité tout en étant en situation d’incompréhension linguistique. On peut introduire également des extraits de résultats de recherches, des extraits de discours d’immigrants, et des extraits de romans d’auteurs immigrants et québécois qui traitent de l’interculturalité et de l’immigration, etc. Les références sont donc diversifiées et interdisciplinaires. Au-delà des textes, les personnes-ressources qui sont invitées pendant les cours sont aussi des personnes provenant de milieux différents : représentants du politique (représentant du MIQ), du social et les populations elles-mêmes. Les étudiants ayant terminé leur baccalauréat et qui sont actuellement dans un cursus de maîtrise peuvent aussi venir présenter leurs sujets s’ils travaillent sur la question de la diversité.
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Dans ce cours, lorsque c’est réaliste, on peut délocaliser l’enseignement en profitant du contexte montréalais. La programmation d’une sortie avec l’organisme d’éducation populaire l’Aut’Montréal permet de réaliser concrètement la diversité de Montréal. Cette sortie en autobus permet de sillonner le Montréal religieux et multiethnique. L’impact physique de l’immigration devient alors évident. On peut, à partir de cette empreinte, retracer l’histoire locale à travers la contribution des communautés au territoire montréalais (communauté juive, portugaise, etc.), les apports au plan économique (p. ex., les Chinois et la construction du canal Lachine) et les migrations des populations dans la ville et ses quartiers. Par ailleurs, nos universités foisonnent d’expertises. Le réseau universitaire peut être mobilisé pour partager des savoirs. On peut ainsi organiser des panels sur des sujets forts comme celui de la religion avec des professeurs d’autres départements, le tout au profit des étudiants. Cette conjugaison des savoirs autorise les étudiants à exploiter les connaissances des autres disciplines par rapport à des sujets donnés. De plus, le décloisonnement des disciplines enrichit les contenus qui se trouvent alors abordés à partir de points de vue différents. Enfin, l’univers de l’audiovisuel est un allié important dans nos enseignements. Les supports des films et des documentaires3 nous sont précieux pour illustrer des théories complexes et abstraites. Ces dernières se trouvent parfois incarnées à travers la mise en scène du quotidien des personnes. De fait, nombre de scénarios reflètent, dénoncent et critiquent les situations d’exclusion de certaines populations.
3. UN ENSEIGNEMENT POUR UN TRAVAIL SOCIAL ÉMANCIPATOIRE ? PRÉSENTATION DE QUELQUES PRINCIPES CLÉS POUR L’INTERVENTION AUPRÈS DES IMMIGRANTS Grâce à ces stratégies d’enseignement, mon approche éducative veut donner la parole aux acteurs et les sortir de l’invisibilité et du manque de reconnaissance. Le postulat de base est celui de l’existence de rapports de force entre les minorités et la majorité. En ce sens, la perspective interculturelle affirme un combat plus politique en prenant en compte des rapports de force dominants/dominés et elle favorise le pouvoir et les compétences des acteurs dans la société. 3. Par exemple, L’ange de goudron, Clandestins, La classe de Madame Lise, Hôtel Rwanda, Restera, restera pas, les documentaires d’Anais Obensawin sur la réalité des Autochtones.
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Finalement, cet enseignement en intervention interculturelle est-il émancipatoire ? Vise-t-il à former des intervenants libres de poser des actions en conformité avec leurs valeurs, une certaine éthique et un projet de société ? En contexte interculturel, ceci étant tracé de manière très grossière, nous avons un choix entre souscrire à l’assimilation des immigrants ou à une intégration qui serait citoyenne, c’est-à-dire qui entraînerait la participation effective des immigrants à la société. Si cet enseignement se prétend émancipatoire, cela suppose qu’il favoriserait la liberté et l’affranchissement des sujets, des populations multiethniques et marginalisées. Ma première préoccupation demeure celle des populations immigrantes. La deuxième est celle de former des professionnels à l’interculturel et enfin la dernière est de persister en adhérant à la vision d’une société ouverte et prête à assumer des transformations incontournables, pour mieux répondre à la diversité qui s’impose. Les transformations sont bien entendu réciproques et le Québec, comme les immigrants, gagneraient à entretenir et valoriser cette mixité émergente. Telle que je la conçois, plusieurs principes supportent l’intervention auprès des immigrants. Le premier principe est celui de la réhabilitation des histoires de vie. Mon objectif est de favoriser ainsi une « politique du Sujet » (Touraine). Ce processus de subjectivation permet d’échapper aux savoirs constitués et aux pouvoirs dominants. Il nous amène de l’objet au sujet, du spectateur à l’acteur. Ce sujet « capable » au sens ricoeurien, est un sujet qui a le pouvoir de dire, le pouvoir de faire, le pouvoir de raconter et de se raconter en dehors des voix officielles ou de celles qui prétendent parler au nom des « sans voix ». La voie royale pour faire émerger plus de subjectivité est celle de la narration des histoires de vie, celles des personnes mais aussi celles des familles. L’objectif est d’aller chercher la réalité construite et son sens au plus près des acteurs. Comme le déclare Boubeker (2003 : 27), il s’agit de « faire tenir ensemble, sans confondre les problèmes spécifiques que rencontre l’immigration avec ceux de la société au « nom des sans voix », sans pour autant tomber dans un subjectivisme postmoderne émancipé de tout lien d’allégeance ». Cette démarche peut prétendre s’inscrire dans un processus d’émancipation des personnes qui ont la possibilité ainsi de redonner du sens à leur trajectoire personnelle et familiale. Pourtant au Québec, l’immigrant semble exister dans la mesure où il a franchi les frontières de son pays d’origine. C’est ce point de repère que le pays d’accueil considère. Il est par conséquent apatride, aculturel et ahistorique. Pour considérer les problèmes rencontrés « ici et maintenant » la dimension historique exige d’être réintégrée. L’intervenant peut redonner une place au sujet historique et lui permettre de témoigner de sa réalité tout simplement en faisant preuve de curiosité. De la même façon, l’intervenant peut multiplier les occasions de raconter l’histoire locale aux immigrants.
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Convaincu de la valeur heuristique du sens commun, l’intervenant valorise et reconnaît le point de vue de ces acteurs, leur capacité à raconter, à comprendre et à analyser. Le second principe repose sur la reconnaissance de ce que VatzLaaroussi nomme le « nous familial ». La famille est en effet un référent et une ressource essentielle chez les immigrants. Malheureusement nos interventions telles qu’on les pratique au Québec privilégient essentiellement une approche individualisante (Vatz-Laaroussi, 2003). Pourtant les recherches montrent l’importance du projet familial dans la migration et les références familiales mises de l’avant par les jeunes. Ce familial a aussi des extensions à l’extérieur du pays et des réseaux transnationaux gravitent ainsi autour des personnes immigrantes. L’intervenant peut reconnaître le nous familial et activer au besoin les autres réseaux sociaux qui sont transnationaux. Finalement, le dernier principe propose d’offrir un espace de coconstruction qui prend en compte le savoir et le potentiel des personnes immigrantes, au lieu de « problématiser » la situation vécue. L’intervenant peut ainsi éviter d’interpréter ou de justifier tout problème par la culture, alors perçue comme statique, rétrograde ou contraignante. Ce nouveau regard s’attarde plus sur les stratégies élaborées et sur la complexité des situations. Il valorise les pratiques invisibles, les savoirs et les stratégies de ces populations. Il permet également de s’éloigner des approches culturalistes de l’immigration et de voir les familles immigrantes comme dynamiques et parties prenantes de leur intégration. Toutes les familles immigrantes sont porteuses de ressources et de potentiels d’adaptation et de changement. L’enjeu est de renverser les perspectives en passant de l’intervenant expert à la reconnaissance des expertises et compétences développées par les immigrants. Ceci suppose qu’on accepte de se mettre dans une position de non savoir pour stimuler le partage des savoirs. Cet espace peut émerger si le professionnel s’autorise une forme de créativité qui permet de sortir du normatif, et s’il n’hésite pas à utiliser une diversité de supports dans ses interventions. Cet espace émergera également si l’on considère que l’intervention non planifiée est correcte et si on s’engage aussi à intégrer sur le marché du travail social des professionnels issus des communautés ethniques. Le domaine de l’intervention interculturelle doit aussi être investi par ces personnes-là. Même si, comme le déclare Saïd (1999, p. 79), « Il n’est pas nécessaire d’être un immigré ou un expatrié pour penser en termes d’exil, pour donner libre cours à l’imagination audelà du conformisme et se tenir à distance de tout pouvoir central, dans cette marge où émergent les choses généralement perdues pour les esprits
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qui n’ont jamais voyagé », il n’en demeure pas moins que l’immigrant de par son expérience et ses différences peut contribuer grandement au développement et à l’enrichissement des pratiques interculturelles.
CONCLUSION La logique de contenu et la logique de transfert décrites dans cet enseignement de l’intervention en contexte interculturel correspondent à un paradigme interactionniste. Ce paradigme met en avant les liens, les interactions, les trajectoires, les histoires, les acteurs et leurs réseaux. Ainsi, enseigner l’intervention interculturelle exige de considérer une méthode de contextualisation permanente des phénomènes sociaux. La contextualisation se fait sur un axe diachronique et synchronique et lorsque la localité, comme la ville de Montréal, constitue un levier pour faire des apprentissages de la diversité, des connaissances peuvent circuler à partir des réalités immédiates, personnelles et sociales. Cela étant dit, l’enseignement de l’intervention sociale en contexte interculturel est tout aussi important en région, là où les immigrants ne constituent pas une masse critique. VatzLaaroussi (2000, p. 2) relève aussi cet aspect en déclarant « il en va tout autrement dans les régions du Québec où l’étranger reste exotique, où l’intervention interculturelle est éminemment minoritaire, où la formation interculturelle est une option peu fréquentée et où la recherche interculturelle reste souvent marginalisante pour ses acteurs ». En intervention l’objectif est d’accompagner les personnes, de produire du sens, celui que les personnes se donnent. L’immigrant, l’étranger devient alors plus proche et la distance s’atrophie progressivement pour laisser place à une possible rencontre interculturelle. L’interaction, l’échange, la réciprocité et la solidarité avec les populations diversifiées favorisera l’émergence d’un espace professionnel où l’exercice de la profession s’articulera avec une préoccupation éthique et sociétale. On pourra alors œuvrer pour le changement social, celui qui permet aux acteurs de rendre compte de leur réalité, de participer à la construction de l’Histoire, et de transformer leur réalité.
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C H A P I T R E
17 L’OBLIGATION JURIDIQUE D’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE Anne Saris
Depuis 2006, l’accommodement raisonnable fait les premières pages des journaux. De façon sous-jacente, se cache un débat sur l’identité québécoise, certains s’inquiétant de ce que la reconnaissance des particularismes communautaires (notamment religieux) aille à l’encontre des « valeurs québécoises » et conduise au délitement de la cohésion de la société québécoise. Face aux inquiétudes avancées par certains québécois, la Commission Bouchard-Taylor a été mise sur pied pour s’efforcer de faire le point sur les enjeux sous-jacents aux débats tournant autour de la notion d’accommodement raisonnable. Si la notion d’accommodement raisonnable pose des questions d’ordre juridique, politique et philosophique, son socle juridique n’en demeure pas moins essentiel, à tout le moins pour se situer par rapport au débat. C’est pourquoi, il nous a semblé important de faire le point sur ce que dit le droit de cette notion et surtout comment il l’encadre.
1. L’ACCOMMODEMENT RAISONNABLE : QUELQUES PRÉCISIONS ESSENTIELLES L’accommodement raisonnable est une notion qui se situe à la limite du droit, elle touche aussi le politique, voir la philosophie politique.
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1.1. LE FONDEMENT JURIDIQUE ET LE PRINCIPE PHILOSOPHIQUE SOUS-JACENT Selon José Woerhling, professeur de droit constitutionnel de l’Université de Montréal, l’accommodement raisonnable est « une obligation qui entraîne, dans certains cas, l’État, les personnes et les entreprises privées à modifier certaines normes, pratiques, et politiques légitimes et justifiées, d’apparence neutre, qui s’appliquent donc sans distinction à tous, pour tenir compte des besoins particuliers de certaines personnes appartenant à certaines catégories