Pratiquer La Psychopédagogie. Médiation, Groupes Et Apprentissage [PDF]

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Zitiervorschau

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AUTEURS

PRÉFACE INTRODUCTION. POURQUOI LA PSYCHOPÉDAGOGIE ?

V VII 1

Serge Boimare

1. La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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LISTE DES

7

Serge Boimare

2. Maths et mètis(se)

27

Marc-Olivier Roux

3. Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit

51

Évelyne Schembri

4. Entre trop près et trop loin...

71

Didier Chaulet

5. Ces images qui nous parlent... Parlons-en ! Coraline Mabrouk

91

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Sommaire

IV

S OMMAIRE

6. « Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

111

Évelyne Lévy

7. Binta, à la découverte de soi

131

Catherine Thibaud Privat

8. À la recherche de Claudia

153

Colette Boishus

9. Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ?

195

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BIBLIOGRAPHIE

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TABLE DES MATIÈRES

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Laurence Bouvet

COLETTE BOISHUS Orthophoniste.

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SERGE BOIMARE Enseignant et psychologue.

LAURENCE BOUVET Psychanalyste. DIDIER CHAULET Psychomotricien. ÉVELYNE LEVY Professeur des écoles. CORALINE MABROUK Orthophoniste. MARC-OLIVIER ROUX Psychologue.

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Liste des auteurs

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DES AUTEURS

L ISTE VI

ÉVELYNE SCHEMBRI Orthophoniste et graphothérapeute. CATHERINE THIBAUD PRIVAT Orthophoniste.

dès 1925, dans « Ma vie et la psychanalyse » évoque la possibilité pour des enfants de bénéficier d’un traitement alliant l’influence analytique à des méthodes pédagogiques : « Il existe encore des ennemis de l’analyse, je ne sais par quels moyens ils pourraient empêcher ces psychanalystes pédagogues d’exercer leur activité. »

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F

REUD,

Par la suite, pédagogues et psychanalystes furent nombreux à s’intéresser à cette alliance pour aider les enfants en difficulté. Citons, par exemple, Ernst Schneider, Oscar Pfister, Hans Zulliger, Siegfrid Bernfeld, August Aichhorn ou encore Anna Freud. L’histoire de la psychopédagogie est aussi intimement liée à l’histoire des Centres Médico Psycho Pédagogiques (C.M.P.P). Ces établissements médico-sociaux proposent des soins aux enfants et adolescents qui présentent des difficultés psychologiques, scolaires, de comportement, de langage, etc. Dès le milieu des années quarante, au Centre Claude Bernard, (premier C.M.P.P créé en 1946), ce travail est assuré par des professionnels de l’Éducation Nationale. Ces enseignants ont une formation psychopédagogique axée sur les grandes étapes du développement et les besoins

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Préface

VIII

P RÉFACE

psychophysiologiques et affectifs de l’enfant. Il est demandé à ces professionnels d’avoir entamé une démarche analytique personnelle.

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Le psychopédagogue analyse les difficultés d’apprentissage et propose des réponses qui visent une approche globale des difficultés de l’enfant. C’est en ce sens que l’acte psychopédagogique se différencie de l’acte pédagogique. L’effet recherché n’est pas uniquement une amélioration des résultats scolaires ; il vise un travail psychique à effet thérapeutique. Le psychopédagogue qui s’intéresse au vécu de l’enfant à l’école, travaille avec lui, à partir de médiations choisies en fonction de son intérêt ; il s’agit parfois de s’appuyer sur des exercices scolaires. L’important est la manière de mener cette activité. L’effet thérapeutique de cette rencontre se fonde notamment sur la restauration narcissique chez l’enfant. Carmen Strauss, psychopédagogue au C.M.P.P de Strasbourg, évoque une évolution de la prise en charge psychopédagogique à partir des années soixante-dix. Pour que l’enfant accède au registre symbolique, développe la pensée et renoue avec les apprentissages, la bienveillance des adultes et la mise en confiance chez l’enfant sont insuffisantes. L’enfant doit être confronté aux expériences du manque, de la frustration, et de la solitude. Le psychopédagogue devient alors, selon l’analyse qu’en fait Serge Boimare : « non plus celui qui donne une relation valorisante mais aussi celui qui sépare et qui marque les limites ». Aujourd’hui la psychopédagogie propose deux grands types d’intervention, l’une proche de la rééducation psychopédagogique marquée par une orientation cognitive, davantage liée aux programmes scolaires, travaillée avec des médiations spécifiques ; l’autre s’apparente aux thérapies à médiation culturelle et utilise des supports choisis pour approcher

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Dans les années cinquante, au C.M.P.P de Strasbourg, Maurice Debesse, directeur médical, met en place la pédagogie curative. La pédagogie est alors une médiation et non un support pour transmettre le savoir ; c’est une pédagogie qui repose sur la connaissance psychique de l’enfant.

Préface

IX

les difficultés psychiques de l’enfant, afin qu’il réinvestisse, dans un second temps, l’activité de pensée.

Cependant, cette tradition alliant approche pédagogique et compréhension psychanalytique s’est perpétuée au Centre Claude Bernard au moment même où l’approche globale des troubles des enfants et des adolescents que nous rencontrons est actuellement parfois remise en question. Ce que Serge Boimare a écrit dans son introduction à la première édition de ce livre reste d’actualité. La nouvelle génération a bien pris le relais afin d’aider ces jeunes que nous recevons « à créer ces liens entre l’intérieur et l’extérieur, qui leur manquent pour pouvoir penser ». © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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L’équipe des psychopédagogues du Centre Claude Bernard est composée aujourd’hui de professionnels ayant une formation initiale et un parcours professionnel divers. Depuis la diminution des mises à disposition des postes de l’Éducation Nationale, les enseignants spécialisés, rééducateurs en psychopédagogie, ou les psychologues scolaires ne sont plus les seuls à pratiquer la psychopédagogie. Des psychologues, orthophonistes ou psychomotriciens se sont formés à l’utilisation de ces médiations.

La créativité de chacun de ces professionnels leur permet d’utiliser des médiations toujours plus diversifiées, sans lesquelles nous ne pourrions aider certains de ceux qui sont en mal de pensée. Enfin, la question de la formation des professionnels, qui s’est posée d’emblée en 1946, reste aujourd’hui une préoccupation majeure des psychopédagogues. Si la psychopédagogie n’est pas encore une discipline validée par un diplôme, un groupe de professionnels du Centre Claude Bernard propose depuis 2015 une formation spécifique sur « les difficultés d’apprentissage et les médiations psychopédagogiques ».

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Quelle que soit l’orientation, il y a prise en compte, sans les interpréter dans la séance, des mouvements transférentiels et contre transférentiels, issus de cette rencontre.

X

P RÉFACE

Cette formation ouverte aux professionnels du soin et de l’éducation contribue au travail de transmission des savoirs et s’inscrit dans une recherche sur l’évolution de la psychopédagogie.

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Frédéric VALENTIN Psychologue Directeur administratif et pédagogique du Centre Claude Bernard.

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Natalie BAYLE Psychiatre Directrice Médicale du Centre Claude Bernard

Introduction

L A PSYCHOPÉDAGOGIE , UN OUTIL THÉRAPEUTIQUE ANCIEN POUR LES ENFANTS D ’ AUJOURD ’ HUI

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Serge Boimare

Le Centre Claude Bernard a été créé en 1946 sur l’idée d’une alliance entre pédagogie et psychanalyse. La priorité était alors de venir en aide aux adolescents qui avaient du mal à reprendre leurs études après la période troublée de la guerre. D’emblée les fondateurs du Centre, Messieurs Berge et Mauco, avancent une idée qui paraît alors révolutionnaire : « la difficulté d’apprentissage est avant tout un symptôme d’inadaptation. Elle ne peut être comprise et traitée sans prendre en compte la personnalité globale de l’enfant1 . »

1. « Qu’est-ce que la pédagogie curative ? », M. Debesse, Publication du CNDP, Juillet 1954 et « Pédagogie curative scolaire et psychanalyse », J. Méry, ESF, 1978.

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Pourquoi la psychopédagogie ?

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P RATIQUER

LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Le chemin de la psychopédagogie s’ouvrait, Maurice Debesse et Janine Méry allaient contribuer à le baliser.

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L’école doit non seulement s’adapter à une révolution des techniques de communication, mais elle doit surtout apprendre à composer avec des élèves qui sont sollicités en permanence par des informations exceptionnelles et qui n’ont pas toujours été initiés à l’épreuve de la frustration. Cette évolution n’est pas sans conséquence sur les demandes qu’adressent les familles au Centre Claude Bernard. Dès leur premier appel téléphonique, quatre parents sur cinq évoquent d’emblée les difficultés que rencontre leur enfant pour affronter les exigences de l’apprentissage. Comment apprendre quand on n’a pas été entraîné par les premières expériences éducatives à supporter l’attente et la règle ? Comment se risquer à réfléchir quand on ne supporte ni le manque, ni la solitude ? Sans ces compétences psychiques fondamentales, la confrontation avec le doute est vite vécue comme une remise en cause. Elle vient réveiller des idées de frustration, d’auto-dévalorisation, de persécution. Ces sentiments parasites vont freiner le travail de liaison nécessaire à la pensée. Souvent, ils déclenchent en prime des dérèglements de comportement qui inquiètent les enseignants. Sans doute ne s’agit-il pas là d’une pathologie nouvelle. Depuis la création du Centre, nous avons toujours connu ces dysfonctionnements révélés par les contraintes de l’apprentissage. Mais nous devons à l’évidence, constater qu’ils se sont généralisés. Quelle que soit la pathologie de nos patients, ils viennent désormais s’inscrire comme une donnée majeure. Dans le tableau des symptômes, les troubles de l’agi ont pris le pas sur des troubles plus intériorisés. Bien entendu, cette particularité va questionner nos pratiques de Centre Médico-Psycho-Pédagogique (CMPP). Elle va mettre en évidence leurs limites et la nécessité de les faire évoluer.

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Depuis cette époque, les conditions de vie ont considérablement changé. Les principes concernant l’éducation des enfants doivent faire face à une nouvelle organisation de la famille. Les enfants eux-mêmes ont parfois du mal à savoir où se trouve l’autorité.

Pourquoi la psychopédagogie ?

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L A PSYCHOPÉDAGOGIE , UN OUTIL THÉRAPEUTIQUE QUI DÉPASSE LES SPÉCIALITÉS Pour répondre à ce défi, des professeurs, des orthophonistes, des psychologues, des psychomotriciens du Centre Claude Bernard se rencontrent chaque semaine depuis près de vingt ans. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Pour autant, la palette des aides rééducatives que nous connaissons bien dans nos CMPP n’offre pas une bonne alternative. Elle va aussi se trouver contestée par beaucoup de ces enfants. Même quand ils sont en confiance et demandeurs d’aide, nous les voyons encore continuer à s’agiter ou à s’endormir trop vite. Même quand ils annoncent leur désir d’apprendre et leur souci de combler leurs lacunes, nous les voyons continuer à ne pas écouter et à oublier d’une séance sur l’autre ce que nous leur transmettons.

Ils se sont appelés « le groupe des psychopédagogues ». Une quinzaine de personnes au total. Deux fois par mois, ils croisent leurs observations avec celles des psychanalystes du Centre. Leur réflexion est toujours alimentée par un travail clinique en cours. Dans cet ouvrage, neuf d’entre eux ont accepté, dans un article court, de faire part de leur expérience. Nous allons pouvoir vérifier à quel point la spécialité de chacun est bousculée et doit être soutenue par d’excellentes compétences relationnelles et une créativité permanente. Que faire avec celui ou celle qui ne demande rien ? Que proposer à celui ou celle qui s’enferme dans le mutisme ? Comment faire évoluer la relation avec celui ou celle qui se montre violent à la moindre contrariété ? etc.

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Comment amorcer une aide psychologique avec des patients qui vivent l’intérêt porté à leur monde interne comme une intrusion ? Comment nouer une relation thérapeutique avec ceux qui ne fournissent pas une production personnelle en parole, en dessin, en jeu... suffisante pour amorcer un travail psychique ?

4

P RATIQUER

LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Autant de rencontres incertaines où nous allons voir se construire au fil des séances, triangulées par ce que nous appelons la médiation, une relation transférentielle. Là où la technique rééducative ou psychothérapeutique était prise en défaut, la souplesse, l’ouverture, l’invention du psychopédagogue doivent être au rendez-vous.

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DU TRAITEMENT PSYCHOPÉDAGOGIQUE Le conte ou le jeu, l’image ou le groupe, l’écriture ou le corps, les mathématiques ou la philosophie, vont s’avérer des détours de choix pour, d’abord, aller chercher cet intérêt trop accaparé par la curiosité primaire pour pouvoir se porter sur les règles et les lois qui organisent la connaissance. Première étape donc pour la psychopédagogie : réussir à fabriquer des ponts entre un objet culturel et un désir de savoir trop imprégné par l’égocentrisme pour accepter de se détourner des préoccupations personnelles. C’est lorsque ce premier palier de l’intérêt est trouvé que la richesse du « support médiateur » doit donner un second souffle au travail psychopédagogique. Permettre enfin à ces enfants et à ces adolescents de donner du sens, de donner une forme, de mettre du scénario sur ce qui les inquiète et les préoccupe. Le jeu, l’image, l’histoire, la métaphore... vont être des alliés de choix pour franchir cette seconde étape, qui doit être celle de la réconciliation avec le monde interne. Sécuriser, enrichir un capital de représentations pour pouvoir aider ceux qui ne pouvaient accéder au temps de suspension nécessaire à la pensée. C’est ce qui va permettre d’atteindre le troisième palier de la psychopédagogie. Cette fois, chaque thérapeute va pouvoir déployer les apports propres à sa spécialité. Ces articles nous montrent bien comment chacun, avec sa

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L ES TROIS TEMPS

Pourquoi la psychopédagogie ?

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technique, n’hésite plus à apporter une règle, à donner des repères, à dégager une loi, à proposer un savoir, à faire une interprétation...

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Sans doute la psychopédagogie est-elle engagée sur des voies qu’il sera de plus en plus nécessaire d’emprunter dans les années à venir. Une nouvelle génération de psychopédagogues vient d’intégrer le Centre Claude Bernard. Ils ont déjà une formation de professeur, de rééducateur, de psychologue ou de psychanalyste. Il est évident qu’ensemble ils vont renouveler la forme et les outils de ce type de traitement, mais parions que leur priorité restera toujours la même : aider les enfants et les adolescents à créer ces liens entre l’intérieur et l’extérieur, qui leur manquent pour pouvoir penser.

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Si la bonne médiation permet de traiter avec l’infantile et les préoccupations primaires, elle ne s’y enlise pas. Elle contient aussi en elle la clé qui ouvre la porte pour s’en dégager et aller sur le chemin de l’universel.

Quand la psychopédagogie s’appuie sur la mythologie

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Serge Boimare

A PPRENDRE À PARLER ... POUR RÉDUIRE L ’ ÉCHEC SCOLAIRE !

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La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires

Discussion autour d’un conte Quand des adolescents ne savent pas se parler

« Joue pas les intellos, si t’avais un mouchoir avec des gouttes de sang magiques, tu t’en servirais en premier. » « Il n’y a que les bouffons pour préférer un mouchoir à de l’argent. » « On voit que tu connais rien à la vie, avec de l’or et de l’argent on fait ce qu’on veut mon pote. »

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Chapitre 1

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P RATIQUER

LA PSYCHOPÉDAGOGIE

« Et un cheval qui parle, c’est rien peut-être ? Alors tu t’écrases. »

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Cette discussion animée a lieu entre cinq adolescents, tous des garçons, dans un groupe de soutien psychopédagogique que j’anime une fois par semaine au Centre Claude Bernard. Lorsqu’elle a lieu, nous n’en sommes qu’à notre troisième rencontre et je tente de faire une évaluation de leurs compétences pour lire, écrire et parler. Je viens de leur demander de se mettre d’accord, alors qu’ils avaient des avis divergents, sur l’idée principale du début d’un conte de Grimm bien connu : La gardeuse d’oies. Avec beaucoup de réticence et de peine, comme je le décrirai par la suite, ils venaient de lire seuls la première page du texte. Dans le début de ce conte, environ une douzaine de lignes d’introduction, nous apprenons qu’une princesse, fille unique, doit quitter sa mère qui, elle, est veuve, pour aller se marier avec le prince du pays voisin qu’elle ne connaît pas. Pour moi, l’idée principale était bien là, elle annonce un événement grave et fort : la séparation entre une mère et sa fille qui s’aiment beaucoup, et la sexualité qui se profile avec un inconnu, dans un mariage arrangé où l’on fait passer l’intérêt général avant celui de la jeune fille. À ma grande surprise, les adolescents qui ont lu seuls ces lignes d’introduction ne sont pas du même avis que moi. Un seul d’entre eux sur les cinq penche pour le mariage de la princesse comme idée principale, les quatre autres se rabattent sur des éléments de l’histoire que je considérais comme secondaires. Au moment du départ en effet, la mère remet à sa fille sa dot, avec beaucoup d’or et d’argent. Un beau cheval blanc qui parle et un mouchoir avec trois gouttes de sang qui ont le pouvoir de lui venir en aide si elle rencontre des problèmes sur la route. D’où cette discorde et ces propos véhéments évoqués en introduction.

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« Les sous c’est encore plus important qu’un cheval magique, n’importe quoi ! »

La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires

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Quand le moindre désaccord se transforme en conflit

La façon de ponctuer son point de vue d’une pique qui veut rabaisser l’autre : « joue pas les intellos », « n’importe quoi », « bouffon », « tu connais rien à la vie », « écrase-toi », nous montre que la confrontation verbale n’est jamais loin d’un affrontement physique. Il ne manque ici que le classique « pédé », ou quelques remarques sur la sexualité des mères, pour que la panoplie des insultes soit complète. Quand les savoirs fondamentaux ne sont pas maîtrisés

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Par contre, j’avais l’espoir que chacun puisse au moins justifier avec quelques arguments son point de vue. Je dois vite constater que cela n’est possible pour aucun d’entre eux. Pour faire valoir son idée, chacun s’emploie à parler fort, à empêcher l’autre de s’exprimer en empiétant sur sa parole, en ne le laissant pas terminer sa phrase, voire en prenant un ton menaçant ou méprisant.

Les adolescents qui sont dans ce groupe ont entre 13 et 14 ans. Tous ont deux points en communs. Le premier est d’être en échec dans leur collège de quartier, au point de ne pas pouvoir prétendre au Brevet des collèges car ils ne maîtrisent pas les savoirs fondamentaux. Rien de ce qui concerne les études ne les intéresse. Aucune matière, aucun professeur, aucune activité ne semble avoir grâce à leurs yeux. On dirait qu’ils sont dans le vide, excepté pour critiquer l’organisation du collège et se plaindre d’injustice à leur égard. Leur second point commun, nous venons d’en avoir un aperçu, est de ne pas savoir parler et de dévaloriser l’expression orale. De nombreux exemples viennent me montrer que bien s’exprimer est souvent assimilé par eux à un signe de faiblesse, quand ce n’est pas à un risque de féminisation.

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Je ne comptais pas sur cette discussion pour qu’un accord se fasse quant à l’idée principale. Il y a longtemps que je fais ce genre de groupe et je sais d’expérience qu’il faut au moins une année de travail pour en arriver à cette étape.

10

P RATIQUER

LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Finalement, il faut que le sujet soit déjà connu par l’autre pour qu’il y ait un semblant d’échange. La pédagogie, toujours face aux trois mêmes questions

Chaque année, lorsque je débute l’un de ces groupes de soutien psychopédagogique, les trois mêmes questions me reviennent : "

"

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!

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Dans ces conditions le désaccord, même minime, ne peut être traité que par la rupture de communication. Elle est souvent signifiée par un propos injurieux qui commence par : « va te faire... », le plus étonnant étant encore que personne ne semble s’en offusquer.

Pourquoi des adolescents, normalement intelligents, en sont-ils arrivés à des capacités d’échange aussi réduites après une dizaine d’années de fréquentation de l’école ? Existe-t-il un lien entre cette pauvreté de l’expression verbale et l’échec scolaire qui les concerne tous ? Que vais-je pouvoir faire pour les aider à se dégager de ce handicap qui, selon toute évidence, rend difficile leur insertion scolaire et sociale, avant même de parler d’insertion professionnelle ? L’empêchement de penser, autre hypothèse pour expliquer la pauvreté langagière

Bien entendu, les carences du vocabulaire et la pauvreté syntaxique sont ici faciles à repérer. Dès la première rencontre avec ces adolescents, elles apparaissent essentielles. Elles vont très vite orienter les propositions que nous pourrions être tentés de faire pour les aider.

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À 14 ans, ils n’ont toujours pas franchi l’étape du langage argumentaire. L’échange entre eux ne peut être que pauvre, les phrases stéréotypées sont utilisées à tout propos et hors de propos, les mots déformés ou raccourcis, les grossièretés banalisées, sont les moyens de communiquer les plus usités. Ils ne leur permettent jamais d’expliquer une idée et encore moins de tenir compte de ce qui a été dit par l’interlocuteur.

La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires

11

Mais c’est un piège dans lequel je refuse de tomber maintenant, car je le constate toujours depuis que je fréquente ces adolescents ascolaires : derrière le manque de compétence ou de connaissances nécessaires à la maîtrise de la langue parlée, se cache aussi un fonctionnement intellectuel singulier, aménagé et équilibré sur un évitement de la réflexion. C’est cela que j’appelle « empêchement de penser ».

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Qu’est-ce que l’empêchement de penser ? Comment le reconnaître ?

L’empêchement de penser se traduit par une sous-utilisation de la réflexion. Il est marqué par un souci d’éviter, ou de contourner, le temps du doute indispensable au fonctionnement intellectuel. Il peut se présenter sous des formes diverses, être responsable de comportements variés (j’en donnerai quelques exemples à la fin de ce chapitre). Mais les enfants touchés par le phénomène ont toujours un point en commun, qui explique et justifie ce fonctionnement singulier. Dès qu’ils font un retour à eux-mêmes pour mobiliser leurs capacités réflexives, ils déclenchent du même coup des sentiments parasites qui perturbent leur fonctionnement intellectuel et les inquiètent. Ce mécanisme est terrible, car il transforme le temps de la construction et de l’organisation nécessaire pour apprendre en temps de déstabilisation et d’insécurité. Pour en dire plus, tant que les enfants touchés par l’empêchement de penser n’ont pas la réponse immédiate à la question posée, et qu’ils doivent s’appuyer sur leurs représentations pour faire des hypothèses, construire un raisonnement, imager la phrase à lire ou le problème posé, ils déclenchent simultanément des émotions excessives où nous allons retrouver très vite des peurs infantiles, des idées d’auto-dévalorisation et de persécution, et des sentiments de frustration qui pervertissent le

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Pour moi c’est bien cet évitement du retour à soi, nécessaire à l’élaboration de l’idée, qui porte la responsabilité de cette situation désastreuse où nous trouvons toujours associés de l’échec scolaire, de la difficulté à communiquer et des troubles du comportement.

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

moment de l’apprentissage et réduisent bien souvent les compétences intellectuelles. C’est donc pour éviter ce parasitage que ces enfants inventent très tôt des stratégies diverses de contournement du temps de la réflexion. Bien entendu, ces stratégies vont réduire les possibilités d’apprendre, mais aussi les capacités d’échange en ne permettant plus à ces enfants un appui sur la boucle réflexive qui est déterminant pour le passage vers le langage argumentaire.

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Pour illustrer mon propos, je vais continuer à vous parler de ces adolescents que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans mon groupe de soutien psychopédagogique et qui sont sans aucun doute, comme je vais tenter de le montrer, de vrais empêchés de penser. Nous avons déjà vu, en introduction, à quel point leur difficulté à s’appuyer sur la réflexion, quand il leur faudrait argumenter, transforme un désaccord sur l’idée principale de La gardeuse d’oie en une situation quasi conflictuelle. Nous allons voir, maintenant, à quel point l’inquiétude déclenchée par la confrontation avec un temps de recherche et d’élaboration provoque du malaise et vient dérégler leur comportement. Avant d’en arriver à ce simulacre de débat déjà évoqué, je leur avais demandé de lire en silence, chacun pour soi donc, les douze premières lignes du conte de Grimm et d’en dégager l’idée la plus importante. Comme je leur avais demandé un silence complet pendant les deux minutes de la durée de l’exercice, chacun, face à son texte que j’avais pris soin de photocopier, j’ai pu observer leur façon de procéder dans ce temps de lecture silencieuse. Temps particulier, où chacun doit se concentrer pour fabriquer ses images avec le texte écrit, où chacun dans la solitude, même s’il est parmi les autres, doit faire appel à ses représentations pour comprendre le sens d’une dizaine de lignes. Cette évaluation des compétences en lecture, je la fais à chaque fois que je commence un groupe de soutien psychopédagogique avec des

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L’empêchement de penser dans la lecture silencieuse

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adolescents. Elle me donne des indices particulièrement riches pour savoir où ils en sont dans la maîtrise de la compréhension du texte écrit, bien sûr, mais me permet aussi de voir comment ils se comportent devant ce temps de solitude qu’impose la lecture silencieuse. Vous allez voir que cette fois encore, il va en être de même.

Voici un aperçu des événements qui ont perturbé ces trois minutes de lecture silencieuse. Signalons d’abord des agitations individuelles qui se diffusent dans le groupe ; comme se balancer sur sa chaise, passer d’une fesse sur l’autre, reculer sa chaise, donner des coups de genou dans les pieds de la table pour la faire bouger, faire trembler la table avec les mains... Puis des altercations du style : bouge pas, tais-toi, arrêtez vos conneries, ça empêche de travailler, t’es pénible, calme-toi, écrase-toi. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Nous sommes tous assis autour d’une grande table et, malgré mes encouragements et mes appels réitérés au calme, tout est bon, tous les moyens sont utilisés pour éviter et attaquer ce temps de suspension où chacun doit faire un retour à lui-même dans le silence.

L’un a dit qu’il faisait froid, un autre a sifflé, un troisième a roté. Plusieurs déclarations à haute voix peuvent surprendre : « j’ai pas que ça à faire » dit l’un d’entre eux avant de commencer l’exercice, « est-ce que je peux écouter de la musique ? » demande un autre. « Est-ce que je peux aller aux toilettes ? », « le silence m’empêche de me concentrer » dira l’un d’entre eux alors que nous avions eu droit à 10 secondes de répit. Je dois intervenir une dizaine de fois pour dire : « allez, silence, restez tranquilles, on continue, il ne reste plus qu’une minute... », etc. Si je n’avais pas fait cela, le groupe aurait explosé et ne serait pas allé au bout de sa tâche.

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Au cours de ces deux minutes annoncées, qui finalement vont durer trois minutes, pour permettre à tous de venir à bout du texte, je vais voir des perturbations successives et variées qui, au bout du compte, ne vont jamais permettre plus de quelques secondes de concentration.

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Finalement, malgré tous ces incidents, nous arrivons, après trois minutes environ, au bout de la tâche demandée. Apparemment, tous les cinq ont lu le texte.

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C’est parce qu’il y avait ce désaccord que j’ai eu l’idée de leur demander de discuter ensemble, afin de dégager l’idée principale que nous allions retenir pour le groupe. Je ne reviens pas sur l’échange qui a eu lieu. L’empêchement de penser dans l’écriture

Pour terminer cette évaluation, je leur ai demandé d’écrire un texte très court, une phrase ou deux tout au plus, pour dire ce qu’il allait arriver à la princesse dans la suite du conte. Je passe sur les réticences du départ, où il m’a été dit que cet exercice était bidon, où il m’a été demandé si c’était obligatoire et où j’ai accepté de ne pas lire les fautes d’orthographe. En effet, chez tous sans exception, je vais voir des verbes non accordés avec le sujet et des mots écrits phonétiquement. Globalement, un niveau d’orthographe correspondant à un début de CM1. Voici les cinq réponses que j’ai obtenues, tous ayant finalement accepté d’écrire : " "

" " "

La princesse va profiter de son or pour mener la grande vie. Le prince va être trop moche pour elle, elle va pas en vouloir de son mari et elle va revenir. Elle va se faire dépouiller par son prince. Elle va enfin savoir ce que c’est que le sexe. Elle va vouloir commander les autres avec son cheval et ses gouttes de sang.

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Je fais donc le tour du groupe pour que chacun puisse donner son idée principale. C’est ici que je suis surpris de constater qu’un seul d’entre eux seulement penche pour le mariage de la princesse avec un inconnu. Deux pensent que c’est une fille qui a reçu beaucoup d’or et d’argent. Un que c’est une princesse qui a un mouchoir magique avec des gouttes de sang, un que c’est une fille qui a reçu un cheval qui parle.

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Les quatre conséquences majeures de l’empêchement de penser

La concentration impossible

La première conséquence de cette peur d’entrer dans le temps du doute, et la plus visible pour les professeurs, c’est un comportement troublé par le relais trop vite passé au corps. Pour échapper à l’inquiétude que déclenchent en eux les deux minutes de concentration demandées pour rechercher l’idée principale, le comportement de ces adolescents en groupe est caricatural. C’est un feu d’artifice. Ils utilisent pratiquement toutes les possibilités d’évitement que permet le corps. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Le plus grave ici, c’est qu’ils vont être détournés de leur rôle habituel d’outils servant à la conquête du savoir, pour devenir des moyens de le fuir.

Instabilité, agitation, sensation de froid, régression, besoin d’aller aux toilettes, d’écouter de la musique, agression des voisins. Il ne manque ici que l’endormissement et les troubles psychosomatiques pour que le tableau de ces stratégies d’évitement, qui impliquent le corps, soit complet. Une curiosité marquée par les préoccupations primaires

Le second point commun des empêchés de penser touche cette fois aux particularités de leur curiosité.

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L’observation de ces adolescents, qui ont en commun de ne pas pouvoir s’appuyer sur leur dimension interne pour construire dans ce temps d’élaboration, est très riche pour comprendre le travail de sape que provoque l’empêchement de penser sur les quatre piliers de l’apprentissage : le comportement, la curiosité, le langage et le fonctionnement intellectuel sont perturbés par l’inquiétude et le malaise.

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Ce mécanisme va leur coûter cher en termes d’apprentissage, car il les empêche de se dégager des préoccupations personnelles pour aller vers le général et d’accepter le rôle de la règle et de la loi. Les outils utilisés par ce désir de savoir, qui ne décolle pas vers la sublimation, restent centrés sur le « voir » et « l’entendre ». Ils sont toujours mis en route ou activés par les ressorts les plus infantiles de la curiosité que sont le sadisme, le voyeurisme et la mégalomanie. Lorsqu’il leur faut retrouver l’idée principale, les jeunes gens du groupe plongent sur des idées annexes, l’or, les gouttes de sang, le cheval qui parle. Ce n’est pas parce que leur technique de lecture est insuffisante – peutêtre l’est-elle aussi – mais c’est avant tout parce que leur désir de savoir est capté par des éléments de l’histoire qui flattent la curiosité primaire. Jeux vidéo, feuilletons violents, films pornographiques, oui. Règle du participe passé, théorème de Thalès, non. Pour les intéresser, les sujets doivent donc permettre d’en revenir très vite à des préoccupations qui évoquent des histoires de sexe, d’argent ou de violence. Un langage qui ne permet pas d’argumenter

La troisième conséquence grave de l’empêchement de penser va concerner cette fois le langage qui, comme nous l’avons vu dans l’exemple introductif, n’arrive pas à franchir le seuil de l’argumentaire. Enchaîner deux arguments, prendre un exemple, questionner l’interlocuteur pour l’aider à mieux s’expliquer, s’appuyer sur le discours de l’autre pour contrer un argument ou l’enrichir, n’est pas possible. Seul l’échange dans la connivence, le déjà-connu par l’autre, est envisageable. Pour moi, il est vraiment regrettable que la pédagogie ne prenne pas véritablement en compte ce handicap. Cette étape de l’argumentaire est primordiale sur le chemin des apprentissages. Ceux qui ne la franchissent

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Ce passage difficile, ou impossible, par le monde interne, les amène à renforcer et à réactiver la curiosité primaire pour satisfaire leur besoin de savoir.

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pas vont avoir beaucoup de mal à maîtriser les savoirs fondamentaux. Non seulement l’utilisation d’un langage qui ne repose pas sur l’activité réflexive donne un échange et une communication pauvre, comme il est facile de le remarquer avec les adolescents ascolaires, mais, de plus, ce langage ne joue pas son rôle pour stimuler et structurer la pensée. Il ne permet pas de construire et de fortifier la boucle réflexive qui est très souvent sollicitée dans l’apprentissage.

Trois stratégies méritent d’être repérées : le conformisme de penser, l’association immédiate et le besoin de certitude. Le conformisme de penser consiste avant tout à limiter l’investigation, à inhiber ou à ralentir le fonctionnement intellectuel en ne s’engageant pas dans l’inconnu ou la recherche. Ce sont souvent des enfants qui aiment bien faire et refaire ce qui est maîtrisé. Qui manifestent peu d’intérêt et de curiosité. Qui aiment bien appliquer des recettes, qui sont soucieux de la forme. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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La quatrième conséquence de l’empêchement de penser, c’est la mise en place de stratégies de contournement du temps de la réflexion, qui finissent par marquer et par déterminer le fonctionnement intellectuel.

C’est ici que l’on trouve parfois des pseudo-débilités, utilisation défensive des stratégies appauvrissantes et déjà maîtrisées. L’association immédiate est un autre moyen de ne pas se poser et d’aller vite pour griller le temps de suspension et ses effets négatifs. Cette fois, nous avons affaire à des enfants qui vont très vite d’une idée à l’autre, qui savent faire des digressions, parfois avec intelligence et humour à partir du double sens d’un mot ou d’un son. Ces feux follets, qui ont souvent la réponse avant que la question ne soit posée, développent parfois une intelligence rapide qui nous trompe. Ces deux groupes vont avoir des difficultés avec l’apprentissage de la lecture. Les premiers souffrent de la méthode syllabique, qui les maintient dans ce souci excessif de la forme. Les seconds souffrent de la

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Un fonctionnement intellectuel qui ne connaît plus le doute

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méthode globale, qui encourage leur défaut principal : aller vite en inventant et en faisant travailler la mémoire plutôt que maîtriser les étapes de la technique. Le besoin de certitude, cette fois l’apprentissage ne peut se faire que dans la maîtrise et le contrôle. Le fonctionnement mental se rigidifie, le fait de ne pas savoir devient une remise en cause excessive, qui se retourne souvent en contestation plus ou moins violente du cadre.

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Chez les plus âgés, le doute déclenche rapidement des idées de persécution et un besoin d’associer la pensée à la faiblesse ou à la féminisation. Il faut savoir aussi que certains des enfants qui connaissent ce parasitage de la réflexion continuent leur activité d’apprentissage, avec une pensée infiltrée par l’affect. Le dérèglement est cette fois visible. Il est souvent interprété comme un manque de confiance, une peur de se tromper. Ce sont souvent des enfants gentils, demandeurs, qui nous donnent envie de les aider.

É COUTER , PARLER ET ÉCRIRE ... POUR RENOUER AVEC LA PENSÉE ET SE RÉCONCILIER AVEC L ’ APPRENTISSAGE Avec les cinq adolescents de mon groupe psychopédagogique, le but du soutien qui leur est proposé peut être énoncé clairement : tenter de les réconcilier avec l’école et avec eux-mêmes. Faire en sorte que le collège ne soit plus pour eux le lieu qui cristallise les oppositions, les rejets, les démissions. Mais l’échec rencontré pendant toute la scolarité a aussi laissé des traces : perte d’estime d’eux-mêmes d’abord, manque de confiance envers les adultes qui les guident ensuite. L’émergence rapide d’idées d’auto-dévalorisation et de persécution dès qu’ils sont en difficulté en est une preuve.

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Chez les plus jeunes, le besoin de certitude est souvent accompagné par des idées d’omniscience ou de toute puissance.

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Comment faire bouger cette situation ? Comment aider ces jeunes gens à retrouver une confiance minimale, nécessaire au fonctionnement intellectuel alors qu’ils continuent à évoluer dans un environnement où tout et tous pointent leurs insuffisances ?

!

Les trois voies du soutien pédagogique

Pour cette remise en marche des rouages de la pensée, trois voies complémentaires sont à privilégier. Elles vont rythmer chacune des séances. Il s’agit du nourrissage par la culture pour la première d’entre elles, de l’entraînement à parler pour la seconde et de l’entraînement à écrire pour la troisième. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Nous allons voir que le seul espoir d’une réconciliation avec eux-mêmes et avec le savoir repose, selon moi, sur une remise en marche des rouages de la pensée.

Ces trois étapes du travail psychopédagogique sont dépendantes l’une de l’autre et elles doivent s’enrichir mutuellement. Écouter, d’abord, pour alimenter la machine à penser

Le premier temps de la séance est réservé au nourrissage culturel. Chaque séance de psychopédagogie débute donc par un temps de lecture de textes fondamentaux, que je fais moi-même à haute voix et qui dure de 15 à 20 minutes. L’objectif de ce premier temps est double, d’abord apprendre à écouter, c’est-à-dire apprendre à faire de l’image avec des mots entendus ; et ensuite mettre des mots et du scénario sur ces inquiétudes qui se

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N’oublions surtout pas qu’avec les adolescents « empêchés de penser », nous ne pouvons plus parier sur un rattrapage scolaire sous forme d’entraînement supplémentaire ou d’exercices pour apprendre à apprendre. C’est comme cela que nous en avons fait des réfractaires à l’apprentissage.

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déclenchent trop vite quand ils sont confrontés à la démarche intellectuelle.

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Ils doivent d’abord être capables de retenir l’intérêt d’enfants ou d’adolescents qui ont parfois du mal à entrer dans une histoire et qui ont perdu l’habitude d’écouter quand on s’adresse à eux dans un groupe. Ils doivent ensuite offrir cette possibilité de mettre du mot et du scénario sur des émotions et des inquiétudes qui peuvent se déclencher avec la pensée et les contraintes de l’apprentissage. Mais ils doivent aussi, et c’est sans doute cela le plus délicat, donner le fil pour s’en éloigner. Car c’est bien dans cet entre-deux, dans cette capacité à se rapprocher et à s’éloigner des émotions et de la curiosité primaire, que se trouve l’espace nécessaire au fonctionnement intellectuel.

Le défaut majeur des empêchés de penser est bien là, ils ne peuvent pas faire des liens entre leurs ressentis, leurs émotions et les savoirs proposés en classe. Il est donc primordial que semaine après semaine, mois après mois mais aussi année après année, leur soient apportées à jet continu, des images à partir des mots lus, entendus et partagés avec les autres. C’est ainsi que nous allons permettre aux enfants et aux adolescents qui évitent la pensée de mettre enfin de la forme et du contenu sur des peurs qui, habituellement, les obligent à se disperser ou à disparaître quand elles s’imposent à eux. C’est ainsi que nous allons les amener à décoller de préoccupations trop personnelles. Le rôle des textes fondamentaux : qu’ils prennent la forme de mythes ou de contes, de fables ou de romans initiatiques, qu’ils mettent en récit la vie d’un héros, la quête ou l’épopée d’un groupe, qu’ils nous parlent d’une période de notre histoire, de l’histoire de nos croyances ou de

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Bien entendu, cette lecture quotidienne doit être celle de récits, suffisamment forts et adaptés au public auquel ils sont destinés. Trois qualités sont demandées à ces récits :

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nos civilisations, les textes fondamentaux savent nous présenter sous des formes diverses, que nous pouvons adapter à l’âge des enfants, des scénarios multiples, qui répondent aux questions fortes qui intéressent tous les enfants et qui agitent particulièrement ceux qui n’ont pas l’usage de la pensée.

sont la séparation, l’amour et la mort.

L’histoire de l’homme et des civilisations nous montre que l’esprit humain a eu besoin de réponses à ces questions fortes pour pouvoir se mettre en marche et se structurer. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour les enfants et les adolescents qui ont besoin de se réconcilier avec la pensée et qui sont, de ce fait, en échec à l’école ? © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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➙ les origines, ➙ le désir confronté à la loi et à l’attente, ➙ le conflit entre générations, ➙ l’organisation du groupe social, ➙ les sentiments éprouvés devant les grandes épreuves de la vie que

Parler, ensuite, pour faire fonctionner la machine à penser

Le second temps de la séance, 15 à 20 minutes également, consiste à entraîner ces adolescents à débattre et à argumenter. Ce travail se fait toujours en s’appuyant sur ce qu’ils viennent d’entendre dans le premier temps du nourrissage culturel. Cet échange entre eux, toujours guidé et conduit par moi, a deux buts principaux. D’abord, faire que les représentations nouvelles apportées par le récit puissent se greffer et se structurer. Ce temps de parole va incontestablement y contribuer. Mais c’est aussi comme cela qu’ils vont apprendre à faire ce retour à eux-mêmes et à renforcer ces liaisons

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Quand on fréquente régulièrement ces textes fondamentaux et quand on les lit aux enfants et aux adolescents, on voit que cinq thèmes reviennent de façon récurrente dans tous ces grands récits, qui sont à la fois capables d’intéresser et de mobiliser les capacités réflexives :

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entre l’intérieur et l’extérieur, qui leur manquent tant quand ils veulent communiquer une idée et apprendre.

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Ce moment d’échange doit être organisé autour de deux temps forts. D’abord, resituer et remettre en forme ce qui a été entendu par tous. Ensuite, confronter les points de vue autour d’une question propice au débat, qui ne manque jamais d’arriver avec ce type de textes. Le premier temps du débat va permettre à chacun de reformuler avec ses propres mots ce qu’il a entendu. Cette reprise donne l’occasion de marquer les étapes du récit, d’en faire la synthèse et le résumé, d’éviter les malentendus et les contresens, de dégager les questions posées par le texte. Le support du dessin, du jeu mimé peut, ici, être d’un grand secours pour ceux qui parlent peu. Ces outils les aident à prendre leur place dans l’échange. Cette étape de la construction collective ne doit jamais être escamotée. Elle joue un rôle majeur dans la dynamique du groupe. Non seulement elle permet à chacun de faire valoir son apport, mais elle autorise aussi ceux qui n’avaient pas bien compris ou ceux qui avaient décroché pendant la lecture à renouer le fil. C’est ainsi qu’ils retrouvent leur appartenance à l’ensemble et qu’ils se préparent au travail écrit qui va suivre. Mais cette activité linguistique ne serait pas complète si ce premier temps de l’échange n’était pas prolongé par un débat, autour d’une question forte amenée par le récit. Chaque texte, quand il a une valeur universelle, laisse une part importante au regard et à l’interprétation personnelle.

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C’est grâce à cet exercice, quand il se fait régulièrement, que se donne l’habitude de la réflexion. Il faut environ une année de travail, soit 30 à 40 rencontres, pour que ces adolescents puissent en arriver à un débat de type argumentaire. Cette étape est primordiale, elle nous montre que la boucle réflexive est en train de se construire et de se renforcer.

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C’est ici que très souvent un dialogue se met en place autour d’une confrontation des idées personnelles, des préjugés que chacun porte en lui, avec les valeurs universelles qui organisent la vie individuelle et collective.

C’est grâce à cet exercice quotidien que la pensée s’organise et se structure, et que se donnent les moyens de s’appuyer sur les capacités réflexives. En tout cas, c’est ici que les premiers progrès se remarquent. Soyons patients, ils sont longs à arriver (environ 6 mois). Soyons confiants, ils sont difficiles à évaluer. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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En partant de ces questions qui surgissent de la lecture proposée à tous, nous évitons la monopolisation de la parole par les plus favorisés sur le plan culturel, nous réduisons le risque de voir arriver des exemples trop personnels. Lorsqu’une lecture a su mobiliser les intérêts et les questions des enfants, non seulement la confrontation des points de vue dans le débat et la recherche d’arguments sont facilitées, mais il existe aussi dans ce moment d’échange une circulation fantasmatique très favorable à ceux qui ont du mal à s’exprimer.

Écrire, enfin, pour renforcer la machine à penser

En s’appuyant sur les premiers progrès réalisés grâce à cette capacité nouvelle de faire un retour à soi pour accéder à l’argument, le troisième ressort de la psychopédagogie, qui a été mis en place dès la première séance, peut pleinement jouer son rôle. Il s’agit désormais de prolonger la discussion par la rédaction individuelle d’un texte écrit de trois à dix lignes, dont le sujet reprend toujours une question ayant émergé du débat.

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Pourquoi Ulysse refuse-t-il l’immortalité ? Pourquoi le corbeau est-il sensible aux flatteries ? Pourquoi les dieux ne veulent-ils pas donner le pouvoir aux hommes ? Pourquoi les trois petits cochons ne font-ils pas la même maison ? Pourquoi le Petit Chaperon rouge écoute-t-il le loup plutôt que sa grand-mère ? etc.

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Nous l’avons vu, les empêchés de penser provoquent habituellement ici une cassure qui les conduit tout droit à l’échec scolaire. Cette étape de la confrontation à la réflexion, face à la solitude que réclame l’écrit, est donc une épreuve de vérité qui va permettre d’évaluer les effets du travail préparatoire. Ne nous précipitons pas, ces effets bénéfiques nécessitent généralement une année de travail pour se faire sentir. Toutefois, nous constatons beaucoup plus rapidement que des adolescents intéressés, nourris et sollicités pour parler, se comportent différemment devant le temps de suspension nécessaire à la pensée. Afin d’entrer dans ce temps d’élaboration si effrayant pour certains, qui vivent la réflexion comme un saut dans le vide, cette approche psychopédagogique leur offre, dès les premières semaines, deux parachutes dont ils vont pouvoir se servir. Le premier : des images nouvelles leur sont fournies par le nourrissage culturel. Elles vont pouvoir les aider à supporter ce contrecoup des sentiments parasites qui les dérèglent. Le second : l’entraînement des capacités réflexives, grâce au débat, vient renforcer progressivement ces liaisons intérieur/extérieur beaucoup sollicitées dans l’écrit. Ils vont pouvoir commencer à s’en servir. Ce passage à l’écrit est donc un bon moyen pour renforcer et entraîner les compétences psychiques, pour stimuler la capacité imageante mise en mouvement lors des deux premiers temps. C’est lors de cette troisième étape que vont pouvoir se faire naturellement les apports techniques, qui permettront de renforcer les savoirs fondamentaux nécessaires à une utilisation normale de langue écrite et parlée.

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Ce troisième temps fort de la psychopédagogie, qui dure lui aussi de 15 à 20 minutes, ne doit pas être négligé. L’expression d’idées personnelles à travers l’écrit donne à ces adolescents la possibilité de s’initier à cette solitude indissociable de l’effort intellectuel. La lecture à haute voix, qu’ils acceptent presque toujours de faire de leur production écrite, est un moment très riche qui valorise et concrétise cet effort que chacun a dû faire pour mettre en ordre ses idées et réussir à en laisser une trace écrite.

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En guise de conclusion, il me paraît intéressant de donner des nouvelles de ces cinq adolescents qui avaient tant de mal à lire et à échanger sur le début de La gardeuse d’oie.

Ils ont perturbé les vingt premières minutes de lecture à haute voix que je faisais, en bougeant, en plaisantant, en taquinant les autres, etc. Le temps de l’échange qui suivait, comme celui de l’écrit, s’en est trouvé appauvri et parfois même sans intérêt. Au bout de la cinquième rencontre, j’ai même dû abandonner une lecture des meilleurs moments du Voyage au centre de la terre, avec lequel j’avais débuté le temps du nourrissage culturel, pour en revenir à la lecture de contes de Grimm. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Avec ce groupe, le moment le plus délicat, disons le plus difficile à gérer, s’est situé dès les premières séances. Deux d’entre eux avaient pour habitude de ne pas écouter la parole de l’adulte lorsqu’elle ne les concernait pas individuellement et directement.

Ces récits plus courts, à la structure plus simple, aux personnages plus typés, avec des préoccupations plus archaïques, leur convenaient mieux. Cette capacité à pouvoir écouter en groupe a demandé presque trois mois pour se régler. Nous sommes alors passés à la lecture de textes sur la vie de quatre héros de la mythologie grecque, Persée, Héraclès, Thésée et Phaéton. Ils se sont avérés d’excellents supports pour l’échange entre eux. Les premiers progrès visibles sont d’ailleurs venus de ce côté. Au bout de six mois environ, la capacité à pouvoir débattre et argumenter avec des exemples est apparue. Dans le même temps, le groupe est devenu beaucoup plus facile à gérer, les altercations, les grossièretés, les menaces ont très nettement diminué. Le plaisir de l’écoute et de la confrontation

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Il faut d’abord signaler que tous sont restés deux années au groupe de soutien psychopédagogique. Cela peut paraître étonnant, car certains d’entre eux avaient développé un absentéisme chronique dans leur collège. Leur présence a été régulière et chacun a participé à environ soixante-dix rencontres.

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des points de vue est devenu évident et il a été le moteur de nos séances jusqu’à la fin du groupe. Des progrès nets dans la capacité à écrire ont pu être évalués au cours de la deuxième année. Ici, l’élément déclencheur est venu de la lecture à haute voix de leur production écrite.

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Bien entendu, il n’y a pas eu de miracle. Ce travail psychopédagogique arrive trop tard pour pouvoir infléchir le parcours scolaire de ces adolescents en échec depuis le début de leur scolarité. Toutefois, il faut relever que pour tous, les activités de lecture et d’écriture sont devenues envisageables. Le rejet, voire le dégoût, qu’ils m’avaient montré lors des premières rencontres, s’est estompé. Chez tous aussi, un meilleur comportement, marqué par une plus grande acceptation de leur difficulté, une baisse du sentiment d’injustice, et une meilleure capacité à coopérer dans un groupe, ont été remarqués par leurs professeurs et leurs parents.

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Cette communication aux autres, et à moi, de leurs idées couchées sur le papier à travers la lecture, a beaucoup contribué à la cohésion du groupe. Les moqueries se sont même transformées en soutien très net pour celui d’entre eux qui écrivait le plus difficilement.

Chapitre 2

Marc-Olivier Roux

C

un enfant qui se trouve en difficulté avec les apprentissages mathématiques ? Quelles médiations mettre en place pour lui permettre d’y trouver davantage de réussite ? Comment introduire un peu de jeu dans une relation aux mathématiques quelquefois douloureuse ou conflictuelle ? OMMENT AIDER

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Quand la psychopédagogie s’appuie sur les mathématiques

La présente contribution suggère des pistes de réflexion au travers du cas d’un enfant dont les difficultés d’acquisition posent la question de l’intrication des facteurs cognitifs et psychologiques impliqués dans les apprentissages mathématiques. Le récit d’un parcours conjoint en psychopédagogie des mathématiques illustrera certains aspects de cette pratique et de ce qu’elle peut apporter à un enfant à un moment donné de son développement.

1. Référence à la mètis (intelligence rusée) chez les Grecs anciens.

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Maths et mètis(se)1

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« C’est une vieille histoire » me dit d’emblée la mère de Joanne lorsque je la rencontre pour la première fois. Sa fille, âgée de 9 ans, est alors scolarisée en CE2 et a des difficultés dans les apprentissages mathématiques depuis longtemps déjà. En revanche, ses bons résultats en français (lecture, etc.) sont reconnus par tous (famille, école). Je rencontre Joanne pour un bilan psychopédagogique dans la perspective de déterminer si une aide peut lui être apportée en regard de ses difficultés d’apprentissage en mathématiques. D’emblée, elle se présente à moi comme une enfant vive et volubile, s’exprimant bien et suscitant la sympathie. Physiquement, elle est manifestement issue de l’union de deux continents, métissage qu’elle est seule à porter dans sa famille, à la différence de ses demi-frères nés d’une première union du côté maternel. Les parents de Joanne sont séparés depuis plusieurs années mais entretiennent de bonnes relations. Joanne voit régulièrement son père. J’apprends qu’elle a consulté il y a quelques années pour des troubles attentionnels et qu’elle a rencontré dans sa première enfance des difficultés d’orientation et de repérage temporo-spatial. La naissance de Joanne avait été un peu difficile sur le plan médical (souffrance néonatale avec hypoxie). Une consultation en ville, effectuée quelques mois auparavant, avait donné lieu à un bilan psychologique. Les résultats, dont je n’aurai connaissance qu’après-coup, attestent d’une intelligence tout à fait dans la moyenne des enfants de son âge, Joanne obtenant même des notes très supérieures aux épreuves conceptuelles verbales. Comparativement, les épreuves visuo-spatiales apparaissent moins réussies, de même que celles faisant appel à la mémoire de travail et à la vitesse de traitement. L’examen de personnalité décrit Joanne comme une enfant créative, indemne de trouble psychopathologique, capable d’élaborations riches et originales, pouvant s’appuyer sur des représentations de

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J OANNE , ENFANT VIVE ET CRÉATIVE

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figures parentales rassurantes et protectrices. Des difficultés d’attention et de concentration sont retrouvées.

D ES DIFFICULTÉS SINGULIÈRES FACE

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Au moment du bilan logico-mathématique, effectué alors qu’elle est âgée de 9 ans et termine une année de CE2, Joanne se montre participante et concentrée. Elle exprime une certaine anxiété vis-à-vis des mathématiques, qui la mettent en échec à l’école. La lecture comme l’écriture des nombres ne posent pas de problème. Cependant, il apparaît que les aspects conceptuels de la numération ne sont pas du tout maîtrisés. Joanne n’arrive pas à associer les représentations matérialisées de groupements par 10 ou 100 avec l’écriture d’un nombre. En fait, j’observe que cette enfant manque singulièrement d’aisance dans la manipulation des nombres en général. En ce qui concerne la pratique des opérations, Joanne effectue avec succès des petits calculs. Elle peut s’appuyer sur une bonne mémorisation des doubles et des moitiés, ainsi que sur sa connaissance des techniques opératoires enseignées en classe. À ce propos, j’apprends qu’il lui arrive de faire des erreurs dans la disposition des chiffres en colonnes lorsque les opérations sont posées. En ce qui concerne le sens de l’addition et de la soustraction, ceux-ci ne sont pas encore acquis dans toute leur généralité. Je constate que sa compréhension de la logique des classes et des relations d’ordre est très bonne pour son âge (inclusion parties/tout, relations plus grand/plus petit...), en tout cas au niveau verbal. En revanche, lors d’une activité mettant à l’épreuve ces mêmes relations d’ordre, mais au niveau pratique avec du matériel à manipuler (sériation de 10 bâtonnets à ranger du plus petit au plus grand, intercalation), Joanne se révèle beaucoup plus hésitante. Lors d’activités relatives à la logique des quantités et des grandeurs (conservation de la quantité, etc.), je remarque que Joanne accompagne spontanément son

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AUX MATHÉMATIQUES

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« U N TEMPÉRAMENT ARTISTE » La reproduction par le dessin d’une figure géométrique complexe se révèle difficile pour Joanne. Sa production manque d’organisation et les proportions ne sont pas respectées. Cependant Joanne m’indique qu’elle se sent à l’aise en dessin figuratif et artistique, activité qu’elle investit dans le cadre de ses loisirs. Je me demande alors quelle est la part du contexte dans la manifestation des difficultés instrumentales suspectées plus haut : celles-ci n’apparaissent-elles que lorsqu’il s’agit de mathématiques ? Ou bien faut-il penser que leur existence n’empêche pas l’expérience d’une satisfaction subjective, lorsque Joanne produit un dessin d’elle-même ou pour elle-même ? Au cours de la prise en charge, la mère de Joanne confirmera le tempérament « artiste » de sa fille, à l’image de son père. Madame ayant, elle, davantage les pieds sur terre. Pour compléter le bilan, et au vu de ce qui est apparu jusque-là, je propose à Joanne une activité qui explore la sensorialité tactile. Cela se déroule de la façon suivante : l’enfant pose sa main sur la table, les doigts écartés et il ferme les yeux. Avec un stylo, on touche un ou deux de ses doigts. L’enfant doit alors désigner, en le(s) montrant, quel(s) doigt(s) vien(nen)t d’être touché(s). En ce qui concerne Joanne, les confusions apparaissent nombreuses à cette épreuve. Elle se révèle en grande difficulté pour désigner correctement le doigt qui a été touché, quelle que soit la main concernée, et obtient un résultat très médiocre pour son âge.

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raisonnement d’un discours intérieur et qu’elle a besoin de dénombrer effectivement les collections pour affirmer que le nombre n’a pas changé suite à la modification de la disposition spatiale des quantités en présence. Au vu de l’ensemble de ces éléments, je me pose la question d’une possible implication de difficultés instrumentales dans la manière dont cette enfant « appréhende » les mathématiques. À ce propos, Joanne me confirme qu’il lui arrive souvent de se tromper lorsqu’elle dénombre des carreaux dans des quadrillages sur son cahier de classe.

U NE PRÉSENCE QUI S ’ ÉCHAPPE

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Mon attention, à l’issue du bilan, est donc attirée par la coexistence chez cette enfant d’acquisitions mathématiques scolaires (connaissances verbales mémorisées, techniques opératoires, lecture/écriture des nombres) et de lacunes conceptuelles (numération, sens des opérations). Est également notable la dissociation entre son très bon niveau en logique verbale et son manque d’aisance au niveau pratique, spatial et corporel (manipulations, graphisme, discrimination digitale). Je fais alors l’hypothèse qu’une difficulté dans le premier développement de Joanne au niveau psychomoteur, notamment sur le plan des fonctions visuospatiales et motrices, a pu empêcher une construction assurée de la logique des quantités, domaine où ces fonctions sont largement sollicitées. Ce qui peut avoir gêné l’acquisition des concepts numériques de base et des premiers apprentissages mathématiques à l’école primaire. L’investissement important du langage dont Joanne fait preuve n’a pu que partiellement compenser le manque d’aisance vis-à-vis des nombres. Je laisse par ailleurs ouverte, à ce moment, la question de la façon dont Joanne vit la « vieille histoire » du rapport qui la lie aux mathématiques.

Les difficultés rencontrées par Joanne dans son appropriation des mathématiques me semblent donc réelles et importantes, dans la mesure où elles touchent les aspects conceptuels du nombre et des opérations. Leur mauvaise intégration à cet âge risque de compromettre les apprentissages à venir (fin de l’école primaire puis collège). Je parle à Joanne, seule puis en présence de sa mère, de la possibilité d’une aide psychopédagogique centrée sur les mathématiques, où l’on pourrait reprendre certaines notions et/ou questions mathématiques restées en suspens. J’indique qu’il s’agit d’un travail distinct de ce qu’elle peut faire en classe mais qu’elle pourra évoquer ce qui la préoccupe à ce sujet. Joanne semble intéressée par cette proposition. En concertation avec le médecin consultant, c’est donc une psychopédagogie qui lui est proposée. L’opportunité d’une aide plus globale (psychomotricité, psychothérapie)

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n’apparaissait pas à l’ordre du jour, pour Joanne et sa famille, à ce stade de la prise en charge.

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Si le bilan avait une dimension ponctuelle, directive et structurée, les séances consacrées au travail psychopédagogique lui-même se sont déroulées de façon plus ouverte et étendue dans le temps. Leur contenu s’est nourri de ce que j’ai pu proposer à cette enfant, mais aussi de la manière dont elle y a réagi et des questions qu’elle a amenées. Durant la première année de prise en charge, dont je vais relater maintenant les temps essentiels, Joanne est venue très régulièrement, arrivant généralement avec beaucoup de choses à dire. Son discours est labile et associatif, émaillé de digressions dessinées (croquis, gribouillages), parlées (elle me coupe volontiers la parole, chantonne) ou agies (agitation ponctuelle, excitation motrice). Elle est très présente dans la relation, tout en me donnant l’impression qu’une partie d’elle-même résiste à s’engager, s’oppose et a besoin de s’échapper. Ses réalisations s’en ressentent. C’est ainsi qu’au début, et indépendamment des difficultés que lui posent certaines techniques opératoires (cf. infra), Joanne semble avoir du mal à faire aboutir ses procédures de calcul, laissant régulièrement une faute, oubliant des retenues... De même, son implication dans la résolution de problèmes est variable en fonction des moments. On retrouve là sur le plan cognitif les difficultés attentionnelles notées lors des consultations précédentes. D’un point de vue psychodynamique, la question peut aussi se poser du sens que pourrait prendre cet engagement ambivalent, avec sa composante anxieuse, lorsque Joanne se retrouve devant quelqu’un comme moi, et face à une discipline comme les mathématiques. Nous y reviendrons.

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Je reçus donc Joanne une fois par semaine à partir de la rentrée scolaire du CM1, sa mère et elle ayant par ailleurs des rendez-vous avec le médecin consultant. Le père de Joanne, sollicité, a donné son accord pour une telle prise en charge. Il n’a pas pu se déplacer mais était informé de l’évolution par Joanne elle-même.

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Pour rendre compte du travail qui nous a réunis, Joanne et moi, durant l’année du CM1, je choisis de le découper, un peu artificiellement, en plusieurs rubriques en fonction des dominantes qui nous ont occupés durant les séances. Ces rubriques correspondent néanmoins approximativement aux différentes périodes qui ont scandé l’année scolaire.

Dès les premières semaines, j’ai engagé Joanne dans un travail soutenu portant sur la numération. Une part conséquente des séances y était consacrée. Afin d’élaborer la dimension conceptuelle de la numération (sens du nombre, numération de position...), différentes médiations pédagogiques furent mises à contribution et associées entre elles : représentations analogiques (matériel constitué de petits cubes unités se groupant en dizaines et en centaines), représentations symboliques (manipulation d’argent avec fausses coupures de 1, 10, 100 et 1 000 euros), représentations langagières (étiquettes portant l’écriture des constituants élémentaires de la numération). Nous avons ainsi travaillé l’articulation entre le nombre et la quantité, le codage de quantités représentées par des nombres écrits en chiffres, la valeur des différents chiffres dans l’écriture des nombres, le calcul mental utilisant les propriétés de la numération (n + 10, n + 100, etc.). Un jour, au cours d’une de nos activités consistant à figurer un nombre au moyen de quantités et à deviner quel nombre se trouve représenté par telle configuration de dizaines, centaines et/ou milliers, Joanne annonce qu’elle va me faire deviner un nombre particulier. Il s’agit en l’occurrence d’un nombre à quatre chiffres, dans lequel je reconnais l’année de sa naissance. Je le lui dis. Elle acquiesce. Je lui demande si elle se souvient ou si on lui a raconté des choses sur sa naissance. Elle évoque un nouveau-né que l’on manipule avec violence à l’hôpital pour qu’il se mette à respirer... Était-ce là un moment clé de cette « vieille histoire » évoquée par sa mère comme associée (sur le plan réel et/ou imaginaire) à la relation aux nombres de cette enfant ?

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L E NOMBRE DE NAISSANCE

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Interpellé par ce que Joanne rapporte là, je lui dis qu’une telle scène d’hôpital peut avoir légitimement suscité de l’émotion, voire de l’angoisse, chez l’ensemble des personnes concernées par ce moment fort. Puis nous convenons ensemble du fait que, maintenant, on voit clairement qu’elle, Joanne, respire tout à fait bien et est bien vivante. Je me dis aussi que, au-delà de l’aspect historique de ce « souvenir », Joanne fait peut-être un lien implicite entre ses débuts dans la vie et ce qu’elle ressent de la situation actuelle ou de la relation qui nous unit à ce moment, elle et moi, en ce début de prise en charge psychopédagogique, avec ce qu’elle en attend ou en redoute. Je lui indique donc qu’on pourrait voir également dans ces manipulations vigoureuses imposées à un bébé pour qu’il naisse, une parabole de la violence inhérente à toute éducation ou apprentissage, lesquels, pour faire advenir un sujet, nécessitent que soit prodiguées « à la fois affection et agression » (pour reprendre une formule d’Edgar Morin). Une autre fois, alors que nous nous faisions mutuellement deviner des nombres à l’aide d’indices mathématiques, je lui rappelle qu’il existe des nombres pairs et des nombres impairs. Joanne annonce alors avec assurance : « pairs, c’est l’anagramme de Paris ». Je lui fais remarquer que Paris est la ville où elle habite avec sa mère, et où habite son « père ». Un autre moment, l’étude d’un nombre à trois chiffres m’amène à évoquer avec elle le chiffre zéro. Je lui montre que, placé au sein d’un nombre, le chiffre zéro permet de marquer une place en l’absence de représentants de la classe en question (dans 504, par exemple, le zéro marque la place de dizaines « qui ne sont pas là »). J’insiste sur le fait que cette place continue d’exister, même si elle est actuellement inoccupée, et qu’il faut bien la marquer/garder faute de quoi tout le nombre se trouverait modifié (504 n’est pas 54). Nous en venons à évoquer l’origine du nombre zéro. Joanne a des idées sur la question : elle me rapporte une histoire scandée par la naissance de Jésus-Christ et l’apparition de l’écriture, thème abordé récemment dans sa classe. Je remarque qu’elle insiste à ce propos sur la continuité affirmée d’une filiation.

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Le matériel de numération sera l’occasion pour Joanne de se livrer à des manipulations tantôt ludiques, comme le ferait un jeune enfant, tantôt mathématiques, par exemple quand elle entreprend de composer et décomposer des quantités, de les traduire en écriture chiffrée, etc. Un jour, Joanne m’interroge : « d’où viennent les chiffres qu’il y a dans le 10 ? ». Comme c’est la fin de la séance, je suggère qu’on reparle la prochaine fois de cette question importante. Je la raccompagne auprès de sa mère et entends Joanne poser à celle-ci la même question. Je dis à sa mère, la prenant à témoin : « Joanne se pose des questions ». © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Je lui propose alors qu’on raconte ou qu’on imagine ensemble l’histoire de l’origine des nombres, telle qu’elle ou moi pouvons nous la représenter. « Qu’est-ce que tu imagines ? » lui demandai-je. Elle propose (peut-être défensivement face à une question énoncée trop directement) : « un lapin et des carottes »... et ne développe pas son idée. Je lui raconte alors l’histoire mythique du berger de l’antiquité qui s’occupait de troupeaux de moutons et comptabilisait leur évolution au fil des péripéties de la vie agreste. Elle enchaîne brusquement : « les moutons qui sont nés ! », et se lance dans un récit imaginaire qui se termine par l’évocation implicite du concept de correspondance terme à terme, concept éminemment mathématique mais énoncé par elle de façon personnelle : « pour chaque poule, il faut une graine ». Correspondance particulièrement fondatrice en l’occurrence.

Nous reprenons le sujet lors de la séance suivante. Joanne s’interroge : « les nombres sont apparus dans quel continent ? ». Je lui présente à cette occasion un livre illustré où est retracé le circuit historique suivi par les nombres depuis leurs précurseurs jusqu’à leur écriture moderne, circuit partant de la Mésopotamie pour arriver en Europe du Nord, en passant par l’Espagne. Joanne se met soudain en colère : « c’est pas logique ! ». Qu’est-ce qui n’est pas logique ? Elle m’explique : « quand on change de pays, on se casse la tête à faire comme ça, et après il faut changer ! ». Je remarque que lorsqu’elle parle des mathématiques, Joanne les décrit souvent en termes de « casse-tête ». Je lui demande : « tu voudrais que ce soit comment ? ». Ce qu’elle voudrait : un seul peuple, une seule langue, un seul pays. Elle s’énerve franchement :

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« on ne peut jamais communiquer avec son pays ! On doit se forcer à apprendre une autre langue ! ».

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Environ deux mois après le début de notre travail en commun, j’ai introduit des activités mettant à contribution le corps et le rapport à l’espace. J’avais vérifié que Joanne pouvait identifier les constellations du dé ou des dominos sans avoir besoin de dénombrer chaque élément un à un. Cependant, la représentation des nombres de 1 à 10 sur les doigts n’était pas automatisée, ne l’avait sans doute jamais été. Or, du point de vue du développement, représenter corporellement les petits nombres peut constituer un point de départ pour l’élaboration de procédures de calcul rapide, appelées ultérieurement à être mentalisées. Il me semblait important de voir s’il était possible à Joanne d’établir un ancrage corporel des petites quantités sans que cela provoque trop de confusion ou d’angoisse. Ainsi, nous avons recouru aux doigts comme outil de représentation mathématique, bien qu’en théorie cela ne fût plus tout à fait de son âge. Sur ma sollicitation, mais durant des temps courts, Joanne s’entraîne donc à produire des configurations de doigts : montrer six doigts d’un coup, quatre doigts... J’insiste notamment sur les quantités 7 et 8, très mal distinguées et source de confusion chez elle. Lorsqu’elle doit produire des nombres avec les doigts sans regarder ses mains, même le 3 n’est pas assuré. Je lui ai proposé de décalquer sa main sur une feuille blanche, activité qu’elle a spontanément utilisée comme point de départ pour diverses expérimentations sur les ombres que projetaient ses doigts sur la feuille de papier. Par la suite, Joanne a pu découvrir et produire sur ses mains les différentes décompositions de 10. J’ai proposé de les valider par des collections de 10 jetons que Joanne a entrepris de partager de différentes façons (8 et 2, 6 et 4...). Mais, pour cette enfant qui sait par cœur que 6 + 4 font 10, dénombrer 10 jetons posés sur une table s’est révélé

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C OMPTER AVEC LE CORPS

Nous avons ensuite fait le lien entre les nombres sur le corps (les doigts) et la numération étudiée par ailleurs : comment représenter 45 avec les doigts ? 45 c’est « quatre 10 et cinq 1 », donc on peut ouvrir quatre fois les deux mains puis lever 5 doigts. Réaliser cela les yeux fermés est longtemps resté source de nombreuses erreurs.

D ISCOURS RIGOUREUX , GESTES MALADROITS

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une tâche paradoxalement difficile et aux résultats aléatoires. Joanne devait s’y reprendre à plusieurs fois, sautant un jeton, en comptant un autre deux fois... On comprend qu’elle se trompe souvent lorsqu’il lui faut, en classe, dénombrer des petits carreaux dans des quadrillages. Il a fallu lui faire déplacer les jetons au fur et à mesure qu’elle les comptait pour que le nombre annoncé coïncide avec la quantité effective de jetons sur la table et pour qu’une certaine confiance puisse gagner Joanne dans sa façon d’appréhender les quantités. En situation fonctionnelle de dénombrement, Joanne fera régulièrement, encore à 11 ans, des erreurs à 1 près : elle compte 10 ou 8 jetons quand il y en a 9, dénombre visuellement 5 paquets pour 6 paquets alignés, etc.

Plus tard dans l’année, je présente à Joanne différents dessins représentant schématiquement des avions dont une seule aile est dessinée, et qu’il faut donc compléter. D’un point de vue notionnel, il s’agit là d’un travail implicite portant sur la symétrie axiale, dans une mise en forme qui sollicite la projection du corps propre et de son axe vertical sur un espace plan. Joanne saisit tout de suite de quoi il retourne : « non, pas les axes de symétrie ! » gémit-elle, montrant en passant qu’elle possède du vocabulaire mathématique, mais rappelant également la dissociation, apparue dès le bilan, entre ses connaissances verbales et ses difficultés au niveau des réalisations pratiques. Courageusement, Joanne s’efforce de dessiner l’aile symétrique de chaque avion. Je la vois imprimer de nombreuses rotations à la feuille, multiplier les prises de repères approximatives, pour obtenir finalement des réalisations graphiques très décevantes. À cette occasion, Joanne

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Le programme de construction qu’elle a étudié en classe est ainsi intelligemment restitué, Joanne énonçant les différentes étapes dans un ordre logique. On voit que cette enfant a une prise intellectuelle sur l’exercice, même si la réalisation manuelle est en deçà de ce qu’elle conçoit mentalement. À ce moment, l’expression qui revient dans sa bouche n’est cependant pas la formule mathématique canonique et indique quelque chose de personnel : « on transmet la distance ». Face à ce genre d’exercices, j’engage Joanne à s’aider de la verbalisation pour appuyer et orienter son action, procédure qu’elle utilise spontanément, on l’a vu également lors du bilan, quand elle a des tâches pratiques à réaliser. À l’occasion de problèmes rencontrés en classe portant sur la notion de périmètre, je reprends avec Joanne la notion de mesure en lui faisant mesurer effectivement des longueurs d’objets présents dans notre bureau, à l’aide non pas de la règle graduée en centimètres et millimètres, mais de gabarits trouvés sur le corps : mesure en pas, en longueur de pouce... Joanne s’empare de cette activité pour rechercher activement diverses unités corporelles à projeter et pour en explorer les variations : empan, largeur de sa main... Elle demande à écrire sur une feuille les résultats de ces diverses mesures à médiation corporelle, afin d’en garder la trace, et emporte précieusement la feuille avec elle à l’issue de la séance.

U NE RENCONTRE QUI FAIT BOUM Parallèlement aux activités décrites ci-dessus, il arrive que Joanne commence une séance en évoquant des activités mathématiques faites en classe le jour même. Elle est parfois sous le coup d’une certaine anxiété face à des exercices scolaires qui l’ont mise en difficulté, de par leur forme et/ou leur contenu.

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accompagne ses gestes maladroits d’un discours mathématique qui, lui, est rigoureux et précis. Il lui sert spontanément de guide pour orienter son action.

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Ainsi, Joanne tient-elle un jour à me montrer, en le reproduisant approximativement de mémoire, un graphique étudié en classe. Je finis par reconnaître la structure déformée d’un tableau à double entrée. Elle y ajoute le nom de grandes villes choisies dans le monde entier. Puis Joanne entreprend de m’expliquer comment fonctionne ce tableau et de quoi il parle, mais son discours est confus. Elle se plaint, du reste, de n’y avoir rien compris en classe. Je lui demande si, parmi les villes qu’elle a inscrites, il y en a qu’elle connaît, où elle est déjà allée, mais cela ne retient pas son attention. Elle ne fait apparemment pas le lien entre les éléments qui sont portés sur les bords du tableau (villes et pays) et les cases présentes à l’intérieur. Je lui fais repasser de deux couleurs différentes respectivement une ligne et une colonne. Notre attention est alors attirée par le point d’intersection des deux lignes colorées. Je montre qu’une case du tableau matérialise l’intersection d’une ligne et d’une colonne. Je lui fais suivre du doigt ligne et colonne afin de faire saisir à Joanne la notion de case comme intersection, avec la double détermination (une ligne, une colonne) qui lui donne son sens. Joanne réagit à cette activité par une phrase péremptoire, que je mets quelques secondes à comprendre : « il l’a connue là, et après il s’est pas gêné, il a continué son chemin ! ». Elle enchaîne : « le petit bonhomme, il marche, ils vont bien se rencontrer... boum ! » et elle produit un bruit de collision. Mettant ainsi en mots (et en sons) une représentation personnelle essentielle associée à ses propres origines dans la vie. Je me demandai si la confusion initiale de Joanne face à l’objet mathématique « tableau à double entrée » avait été provoquée, ou renforcée, par la surcharge imaginaire qu’elle y projetait. On peut également faire l’hypothèse que le travail en séance d’une représentation mathématique jusque-là incompréhensible (du fait que son appréhension se heurtait au « point faible » de Joanne sur le plan cognitif, à savoir ses difficultés spatiales) a permis de faire émerger une structure symbolique – le tableau à double entrée – à même de figurer et de rendre dicible pour cette enfant un élément important de son histoire telle qu’elle essayait de se la représenter.

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

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Au beau milieu de la séance suivante, à brûle-pourpoint, Joanne me demande : « le Père Noël, il passe dans quels pays ? » Je lui demande ce qu’elle en pense. Elle s’interroge : en France ? en Asie ? Je lui fais remarquer que la France et l’Asie sont deux lieux importants pour elle, associés à l’un et l’autre de ses deux parents. J’ajoute, en passant, que dans « Père Noël », on entend le mot « père ». Surprise de Joanne. Je suggère : peut-être, lorsqu’elle se pose des questions sur la France et sur l’Asie, voudrait-elle en parler à son père ou à sa mère ? Elle élude, puis dit que son père n’est pas souvent disponible et que, de toute façon, « les parents, ils sont toujours occupés », phrase qui peut être entendue à plusieurs niveaux : en référence au désir et à l’interdit de savoir (elle ne se sentirait pas autorisée à poser des questions sur ce sujet à la maison ?), à la représentation qu’elle se fait de la relation parentale dont elle est issue (le « boum ! » de la séance précédente, associé ici à une interrogation sur ce que font les parents quand ils sont « occupés » ensemble), à un sentiment d’exclusion vis-à-vis de la vie privée des adultes à laquelle elle n’a pas accès... À la fin de la séance, je propose à Joanne qu’on récapitule les questions qu’elle se pose, de façon à les reprendre la prochaine fois si elle le souhaite. Elle en fait la liste, commençant par une nouveauté : !

! !

pourquoi y a-t-il toujours le nombre 6, partout, ou alors le nombre 600 ; c’est le nombre le plus utilisé en France, à son avis ; elle se demande pourquoi... et ça la perturbe ; dans quels pays passe le Père Noël ? pourquoi n’est-ce pas la même heure en Asie et en France ?

À la séance suivante, Joanne demande à ce qu’on s’occupe d’abord de la question du 6. Pourquoi toujours le 6 ? Je lui propose d’associer sur ce nombre, de dire à quoi il pourrait faire penser. Sans succès au début. Puis Joanne finit par me dire que ce nombre se rapporte pour elle à un souvenir : le 6 juin dernier (= 6/06), elle a assisté à ce qu’elle appelle une « grande réunion » chez le psychologue qui lui avait fait passer des tests, et où plusieurs personnes ont discuté à propos d’elle. Elle admet qu’elle s’est sentie angoissée dans une telle situation. Une fois cette

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angoisse reconnue, explicitée, partagée avec moi, la question du chiffre 6 n’a plus paru troubler Joanne.

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Vers le milieu de l’année scolaire, Joanne rapporta des préoccupations très précises centrées sur les techniques opératoires qui lui étaient à ce moment-là enseignées en classe. Je la voyais entreprendre de m’expliquer avec fébrilité des procédures calculatoires dont elle ne se rappelait que des bribes, qu’elle mélangeait entre elles et qui la laissaient au final désemparée. Son malaise et sa confusion retentissaient même sur ses acquis antérieurs. C’est ainsi que l’étude, faite à l’école, de la technique de la « multiplication » à deux chiffres rendit Joanne confuse au point qu’elle ne savait plus faire une opération à un chiffre. Il est vrai que la pédagogie dispensée en classe avait fait le choix de présenter en parallèle plusieurs techniques concurrentes pour une même opération (techniques anciennes et/ou utilisées dans d’autres pays) avant de se centrer sur la procédure classique actuelle. Il est vrai également que plusieurs de ces techniques ont la particularité, redoutable pour des enfants comme Joanne, d’imposer des calculs réalisés en diagonale, contrainte spatiale à laquelle elle mit beaucoup de temps à s’accoutumer. En la matière, il me semble que ce n’étaient pas les aspects conceptuels de l’opération multiplication qui constituaient un obstacle à la réussite de Joanne (j’avais pu vérifier qu’elle avait compris le sens sous-jacent à la technique de la multiplication), mais plutôt : !

!

d’une part, les aspects instrumentaux liés à l’organisation spatiale de l’algorithme opératoire sur la feuille (aspects qui lui posèrent à nouveau problème plus tard, quand elle eut à apprendre la technique de la division) ; d’autre part, les résonances personnelles possiblement associées au mot « multiplication » et à une situation où Joanne se trouvait

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M ULTIPLICATIONS À RÉSONANCE GÉOGRAPHIQUE

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Dans l’esprit de Joanne, comme ça l’est pour beaucoup d’écoliers, il était symboliquement important de savoir faire une multiplication à deux chiffres, et d’être reconnue scolairement comme sachant le faire. Je lui proposai de l’entraîner à la réalisation d’une telle procédure, mais en commençant par la procédure canonique finale. Je lui indiquai que c’était celle qui était la plus largement répandue et que nous pourrions ensuite explorer les autres techniques si elle le souhaitait. Nous nous sommes ainsi centrés sur l’exécution de l’algorithme et sur son automatisation. L’usage d’aides instrumentales diverses (chemins tracés à l’avance de différentes couleurs, écriture de l’opération dans un quadrillage composé de gros carreaux, verbalisation des différentes étapes à suivre) s’est révélé indispensable et a accompagné ce travail de longue haleine... finalement couronné de succès. Durant cette période, je remarquai que Joanne faisait moins de digressions pendant les séances. Elle restait plus longtemps concentrée sur les aspects notionnels des objets mathématiques que nous étudiions, même si elle mettait un point d’honneur à y introduire régulièrement un peu de fantaisie, transformant d’un coup de crayon, par exemple, tel nombre écrit sur sa feuille en une paire de lunettes, tel rectangle en jardin fleuri. Cependant, les préoccupations personnelles de Joanne trouvèrent encore l’occasion de s’exprimer à l’occasion des sollicitations directes ou indirectes qu’elle rencontrait en classe. À ces moments, Joanne me prend à témoin en quelque sorte de ce qui est compliqué à gérer pour elle, ou amène à nouveau en séance ce qui n’avait pas été suffisamment entendu par moi jusque-là. Par exemple, à l’occasion de l’apprentissage d’une procédure de calcul mental, elle m’explique qu’une de ses condisciples, enfant adoptée, utilise une technique propre à son pays d’origine. Nous avons alors parlé ensemble de la richesse que constituent les apports de plusieurs cultures, nous avons convenu en même temps qu’il était

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confrontée à plusieurs démarches d’origine (géographique notamment) différente, source d’un « choix » impossible ou angoissant.

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important que chacun trouve la procédure qui lui convient, et qu’adopter celle propre à un pays n’empêche pas d’avoir des attaches avec un autre. Ce fut l’occasion pour Joanne d’évoquer sa double appartenance culturelle et l’origine géographique distincte des deux familles dont elle est issue.

Joanne fait partie de ces enfants pour qui les mathématiques ne sont pas une matière neutre sur le plan émotionnel. Elle me fera part à intervalles réguliers, tout au long de l’année, de son rejet des mathématiques. Cela, sans que ça l’empêche d’en faire, et indépendamment des résultats scolaires qu’elle obtient. Quand je la félicite d’avoir réussi une activité de calcul par exemple, elle tient à préciser : « oui, mais j’aime pas les maths ». Il semble important pour elle d’affirmer une telle position, et que j’en sois le témoin, comme si à travers moi elle s’adressait à quelqu’un d’autre. De mon côté, je lui dis que personne n’est obligé d’aimer les mathématiques, et que si tout le monde en fait, dans le monde entier, on peut tout à fait les pratiquer sans les aimer plus que ça. « Les mathématiques je les déteste », « il n’y a rien de pire que les maths », « c’est nul », énonce-elle. Mais elle ne sait pas dire pourquoi. Petit à petit, Joanne parviendra quand même à mettre des mots sur son sentiment de révolte. Elle parle alors à nouveau de « casse-tête », se plaint de « la logique » des mathématiques et « des gens qui se compliquent la vie ». Je lui fais remarquer que ce sont là des expressions aux connotations extensives qui peuvent s’appliquer à bien des choses hors du domaine mathématique, ou même scolaire. Un jour, elle me lance : « c’est peut-être la faute du Père Noël si on a des maths ; et comme le Père Noël n’existe pas, c’est la faute des parents ; et des arrière-grands-parents ! ». Moi : « tu sais quelque chose

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« C’ EST DE LA FAUTE DES ARRIÈRE - GRANDS - PARENTS SI ON A DES MATHS ! »

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de tes arrière-grands-parents ? ». Elle élude. Je lui demande : « comment c’était, les mathématiques, pour tes parents, quand ils allaient à l’école ? » et je l’interroge sur la façon dont ses deux parents se situent par rapport aux mathématiques, selon elle. Elle m’explique que son père, féru de littérature, n’aime pas les maths et que dans la famille de celui-ci « tout le monde est nul en maths ». Ce serait au contraire la « matière préférée » de sa mère. Sans me prononcer sur l’exacte réalité d’une telle distribution des rôles dans sa famille, je lui commente qu’il peut être compliqué pour un enfant de se trouver confronté à deux représentations aussi dissemblables, associées à des personnages qui « comptent » autant l’un que l’autre. Je suggère qu’on peut se sentir pris entre deux feux, en ayant du mal à imaginer qu’on a le droit d’aimer des deux côtés. Ultérieurement, j’entendrai Joanne dire, comme en passant, qu’il y a les mathématiques qu’elle aime bien et les mathématiques qu’elle n’aime pas, ce qui me semble une manière intéressante de conserver une division tout en l’aménageant autrement et en l’assouplissant quelque peu.

« L E BONHOMME DES MATHS » Vers la fin de l’année scolaire, à la suite d’un échange informel avec moi, Joanne entreprend de dessiner ce qu’elle appelle « le bonhomme des maths ». Elle le représente sous l’aspect d’une figure humaine dessinée à la 6-4-2. « Il est bizarre, il appartient au monde des chiffres » dit-elle. Je ne commente pas les échos transférentiels de sa remarque. Puis elle se demande s’il y a un bonhomme pour chaque pays. Ouvrant à nouveau le livre illustré auquel nous nous étions référés naguère, je lui montre que l’écriture des chiffres est maintenant la même dans bien des pays du monde. Ces mêmes dernières semaines, ainsi que durant le début de l’année scolaire suivante, je propose à Joanne d’essayer de produire elle-même des énoncés de problèmes. Elle peut imaginer puis écrire des énoncés de son cru comme si elle était une maîtresse qui prépare des exercices

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J OANNE À L ’ ISSUE D ’ UNE ANNÉE DE TRAVAIL

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Joanne s’implique activement dans le travail, y consacrant un temps certes limité mais sans digressions. Elle s’applique à respecter une logique partageable par autrui. C’est l’occasion pour nous de reprendre et de préciser, à partir de situations concrètes et en s’appuyant sur le langage, différents aspects du sens des opérations sollicitées dans les problèmes arithmétiques scolaires.

À la fin de la première année de psychopédagogie, la mère de Joanne m’indique que sa fille termine son CM1 avec des résultats scolaires qui, s’ils ne dépassent pas la moyenne, se sont nettement améliorés en mathématiques. Ses enseignants louent les efforts qu’elle a fournis pendant l’année, même si certaines activités sont toujours difficiles pour elle (géométrie) ou hasardeuses (résolution de problèmes). Comme je le lui avais suggéré, la maman passe moins de temps à s’occuper des devoirs à la maison. Elle trouve sa fille plus apaisée et moins anxieuse vis-à-vis des mathématiques. Elle a remarqué que Joanne n’a plus peur d’aller à la boulangerie avec de l’argent pour acheter le pain. Sur ce point, Joanne est très fière de ce qu’elle considère comme une victoire, qui la valorise à ses propres yeux. Le travail ne s’est pas arrêté là. Par la suite, Joanne évoquera parfois, implicitement, ce qui la préoccupe, mais cela ne parasite plus son comportement ou ses réalisations mathématiques. Bien que la géométrie, la lecture de tableaux ou de graphiques ainsi que la représentation des nombres restent des points difficiles pour elle, Joanne poursuit une scolarité où les mathématiques sont devenues une matière qui l’intéresse intellectuellement et qu’elle peut maintenant travailler en y trouvant

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scolaires pour ses élèves. Joanne se prend au jeu et je constate qu’elle parvient à construire des histoires à la fois imaginatives et structurées, au contenu sinon neutre du moins sans débordement affectif ni connotations personnelles transparentes.

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

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La relation qui est faite ici de la première année de psychopédagogie des mathématiques montre, je pense, que les activités et les échanges intervenus durant les séances ont été l’occasion pour cette enfant, non seulement de reprendre contact avec un certain nombre d’apprentissages dont la construction ne s’était pas faite en temps voulu, mais aussi d’aborder et de commencer à élaborer certaines questions qui la traversaient, influant sur son développement personnel comme sur son investissement scolaire. L’évolution de Joanne au décours de la prise en charge indique, me semble-t-il, que, pour avancer, elle avait besoin que soit à la fois perçu ce qu’elle n’avait pas construit dans ses apprentissages mathématiques, et écouté ce qu’elle avait à dire. À partir de la prise en compte des aspects aussi bien psychologiques que cognitifs sous-jacents aux difficultés d’apprentissage de Joanne, la dynamique du travail a convoqué différentes démarches : construction de concepts, mise en perspective culturelle, rééducation instrumentale, apprentissage de procédures, accueil d’un questionnement subjectif, mise en mot des émotions ressenties et de représentations inconscientes, production de liens associatifs, élaboration de contenus symboliques, assouplissement de positions d’identification. C’est cet ensemble, à mon avis, servi par le cadre protégé et protecteur des rencontres régulières intervenant en dehors du milieu tant scolaire que familial, qui a aidé Joanne à prendre du recul, à gagner une certaine confiance dans sa capacité à maîtriser des savoir-faire scolaires, mais aussi à pouvoir vivre avec les mathématiques et à les mettre au service de son développement.

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une certaine réussite, attestée scolairement. Ce qui peut témoigner d’une « désensibilisation » de son rapport aux mathématiques et de leur inscription dans un processus de sublimation. Une aide psychothérapeutique a pu se mettre en place à l’occasion de l’entrée dans l’adolescence.

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L A PSYCHOPÉDAGOGIE DES MATHÉMATIQUES COMME MÉDIATION

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Bien sûr, la pratique psychopédagogique décrite ici constitue une modalité parmi d’autres. Elle n’est pas la seule à être pertinente et elle n’est pas valable dans tous les cas. La nécessaire prise en compte de l’individualité de chaque enfant impose que la psychopédagogie des mathématiques ne se positionne pas comme une pratique monolithique dont le déroulement serait connu à l’avance. Elle doit s’adapter aux enfants et aux adolescents que l’on rencontre, ainsi qu’à la façon dont chacun d’eux se situe par rapport aux mathématiques comme discipline scolaire, comme corps de savoirs conceptuels et comme « forme symbolique » (Cassirer) faisant partie de la culture. La pratique décrite ici correspond en tout cas à une façon d’aborder l’implication des facteurs psychologiques et cognitifs qui contribuent à singulariser la rencontre entre un sujet et les apprentissages mathématiques. Elle défend l’idée qu’une prise en charge psychopédagogique peut faire intervenir différents types d’activités et mettre en œuvre différentes modalités d’échange avec l’enfant. Je voudrais, à cette occasion, tenter de préciser ce qu’est, pour moi, la psychopédagogie des mathématiques, en mettant l’accent sur quelques points qui me paraissent caractéristiques de cette pratique. La psychopédagogie des mathématiques est une prise en charge que l’on peut proposer à des enfants qui rencontrent des difficultés dans les apprentissages, à l’école ou au collège notamment. Elle inclut l’abord des contenus notionnels (numériques, géométriques...) référés directement

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La relation du parcours entrepris avec Joanne illustre, me semble-til, quelques aspects du travail qui peut se faire en psychopédagogie des mathématiques. À ce propos, je remercie vivement cette enfant d’avoir donné l’opportunité, par la richesse de sa personnalité et de sa participation en séance, que soient mis en lumière plusieurs de ces aspects.

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Au fil de la rencontre régulière entre l’enfant et l’adulte, dans un cadre institutionnel qui a la particularité – irremplaçable, à mon sens – de n’être ni scolaire ni familial, se trouve mise en scène la relation que le sujet entretient avec les mathématiques, la façon dont il les comprend ou ne les comprend pas, la manière qu’il a d’en faire ou de ne pas pouvoir en faire. Si l’on admet que la causalité d’un « symptôme » mathématique est souvent plurielle et surdéterminée, il s’ensuit que différents niveaux de compréhension et d’action sont alors sollicités, qui ne s’excluent pas l’un l’autre. En effet, considérer que les difficultés rencontrées par certains élèves au cours de leur scolarité peuvent avoir des ressorts multiples (cognitifs, psychologiques...) et intriqués me semble une position théoriquement raisonnable et cliniquement en accord avec ce que je perçois des enfants qu’il m’est donné de rencontrer. Quant à la question de la relation causale unissant, à l’origine, les facteurs psychologique et cognitif (l’un a-t-il provoqué l’autre ? l’un a-t-il constitué un point de cristallisation pour l’autre ? les deux sont-ils apparus indépendamment l’un de l’autre ?), elle est peut-être plus théorique que déterminante pour la pratique. Il arrive fréquemment qu’à un moment donné de l’histoire d’un enfant les différentes déterminations finissent par s’enchevêtrer et que leur retentissement devienne mutuel. D’où la participation de plusieurs dimensions au sein de la pratique psychopédagogique : !

!

la remédiation notionnelle de contenus mathématiques précis (en référence à la didactique des mathématiques), l’entraînement instrumental des opérations logiques et fonctions cognitives impliquées dans les apprentissages mathématiques (en référence à la psychologie du développement et à la neuropsychologie),

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ou indirectement au scolaire, mais aussi la prise en compte des fonctions cognitives (spatiales, langagières...) impliquées dans les apprentissages mathématiques, ainsi qu’un travail d’élaboration de contenus symboliques et de contenants psychiques liés à la relation que l’enfant entretient avec la discipline en question, avec la scolarité, et/ou plus largement avec le savoir.

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!

la prise en compte du rapport singulier que l’enfant entretient avec les mathématiques et de la place que celles-ci occupent dans son histoire, réelle ou imaginaire (en référence à la psychanalyse), la mise en perspective des mathématiques comme science, avec son cheminement historique et les défis pour la pensée que constituent certaines notions (en référence à l’épistémologie et à l’histoire des mathématiques).

U NE HISTOIRE DE RENCONTRES ...

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L’articulation, dans des proportions variables selon les sujets, les problématiques et les moments dans le travail, de ces quatre dimensions imprime une tonalité spécifique à chaque prise en charge.

Suivant sa dynamique propre, la rencontre entre l’enfant et le psychopédagogue, avec ce qui se manifeste au travers de leurs échanges, peut être l’occasion de reprendre certains aspects des apprentissages mathématiques en général ou de tel apprentissage particulier. Cela intervient au décours d’une élaboration psychique conjointe où un interlocuteur est là pour recevoir les questions qui lui sont transférentiellement adressées, et pour les faire rebondir de manière à ce que le sujet puisse les élaborer à sa façon. Il s’agit donc d’instaurer une médiation « pédagogiquement outillée », tout en se laissant surprendre et porter par ce qui se passe concrètement en séance. Alors, des éléments restés « en souffrance », tant au niveau conceptuel, cognitif que psychique, peuvent être mis à jour, remis en circulation et soumis à un certain travail. L’abord explicite de contenus mathématiques, indispensable dans la majorité des cas, s’accompagne ainsi d’une élaboration souvent plus implicite. Laquelle peut concerner aussi bien les aspects instrumentaux impliqués dans les apprentissages (fonctions cognitives, opérations logico-mathématiques), que la conflictualité intime et l’investissement imaginaire qui animent le sujet dans son rapport aux mathématiques.

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La façon dont se distribuent l’explicite et l’implicite, le cognitif et le psychologique n’est pas prévisible a priori, ceux-ci se répartissant différemment selon les cas. Quoi qu’il en soit, médiation pédagogique et médiation psychique cheminent en interaction pour aider l’enfant à progresser dans son développement.

Quand la psychopédagogie s’appuie sur l’écrit Évelyne Schembri

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Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit

« L’identité humaine se construit comme une fugue à trois voix : âme – corps – esprit1 . »

U

souffre, il ne s’exprime pas correctement, il ne lit pas ou n’écrit pas. Nous le recevons pour l’aider avec des « médiations », des outils techniques. Il ne s’agit pas de « faire entrer » les enfants dans ces techniques, mais d’en disposer, au gré des mouvements qui naissent de cette relation si singulière. N ENFANT

Notre responsabilité va au-delà de l’aspect instrumental : si l’enfant nous parle à travers ses difficultés, nous devons être là pour accueillir cette parole. 1. Marie-Claude Defores et Yvan Piedimonte, La constitution de l’être, Bréal, 2009.

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Chapitre 3

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Mon propos est d’illustrer cette conviction par la présentation de récits qui relatent le parcours de deux enfants, à des niveaux d’évolution très différents, mais pour lesquels les projets thérapeutiques se rejoignent : grâce à des médiations appropriées, offrir la relance des processus de pensée.

En effet, dans de nombreux cas, les confusions touchant le langage me semblent pouvoir figurer la projection, sur le support de l’écrit, d’une incompréhension des liens de filiation, d’une question posée à propos du fonctionnement des relations intrafamiliales. Cette hypothèse de travail a accompagné en arrière-plan ma compréhension des difficultés de Paul dont les séances font l’objet de cette première partie. !

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Dans mon expérience auprès des enfants présentant des symptômes de forme dyslexique et dysorthographique, lorsqu’il y a une prédominance des substitutions, des déplacements, des ajouts ou des omissions de phonèmes, j’ai relevé une redondance dans mes observations.

Quand l’écrit est une langue étrangère

Je rencontre Paul au milieu de sa scolarité primaire, il a alors 8 ans. C’est un enfant vif, agréable, au développement harmonieux, qui consulte exclusivement pour des difficultés relatives à l’acquisition du langage écrit. Lors de notre première entrevue, il m’explique qu’il confond des lettres et qu’en dehors de ce souci, ça va plutôt bien. Il se vante même de ses compétences en mathématiques et fait l’inventaire de ses succès auprès des filles de l’école. J’apprends par ailleurs qu’il a le souvenir d’un vécu laborieux de son année de cours préparatoire, dans un contexte de mésentente avec

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L ES MOTS DE PAUL

Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit

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Le texte qu’il écrit le jour où nous faisons connaissance est fourni en erreurs du même type : nous remarquons ensemble qu’indépendamment des fautes d’usage et d’accord, des lettres sont déplacées, remplacées, omises ou ajoutées.

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Ainsi, malgré son aisance dans le maniement du langage oral, cet enfant se comporte face à l’écrit comme s’il s’agissait d’une langue étrangère dont il ne pourrait pas s’approprier les règles. Puisqu’il s’exprime correctement, je suis surprise lorsqu’il ne lui vient aucun mot pour me dire quel sport pratique l’un de ses frères : il utilise un mouvement, il semble taper sur quelque chose. Je m’étonne de cette définition corporelle d’une occupation dont je saurai par la suite qu’elle n’évoque ce geste que pour l’enfant. Il y a là un vrai message de la part de Paul et il participe à mon étonnement quand nous apprenons la réalité : son frère pratique la natation. !

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Mon attention est attirée par une première transformation à l’écriture de son nom de famille, dans lequel il a déplacé une lettre. Imaginons le petit Paul Verlaine qui écrirait son nom « Verliane »... Il n’est pas anodin de trébucher de la sorte sur son patronyme à un âge relativement avancé de la scolarité. Lorsque c’est le cas, on peut se demander si l’enfant ne pose pas d’emblée une question à propos de son identité, de sa filiation.

« Trop de choses dans la tête »

Je ne souhaite pas réduire à un défaut de son stock lexical cette absence de mot, car s’il est tout à fait important d’amener un enfant à nommer correctement, il est également essentiel de valider une information, de légitimer une connaissance même lorsqu’elle arrive, comme c’est le cas

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l’enseignant. La lecture est aujourd’hui acquise, mais reste hésitante, avec en particulier des substitutions de phonèmes et, comme il dit : « j’aime pas lire ».

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ici, sous un emballage peu convenable du point de vue de la norme linguistique.

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Lorsque nous étudions ses erreurs de lecture et d’écriture, Paul a une première réaction de retrait : il est trop incompétent pour espérer pouvoir se corriger, il détourne la tête. Cette affaire de rigueur dans le langage écrit ne le concerne pas. A-t-il une hypothèse au sujet de cette difficulté à lire et à écrire ? Il en a une : « j’ai trop de choses dans la tête », me dit-il, sans pouvoir m’en dire davantage pour le moment. Étant donné sa scolarité plutôt satisfaisante malgré ce problème, je décide de ne pas aborder frontalement la lecture. Je préfère orienter mes interventions autour de son attitude vis-à-vis de l’écrit, avec l’idée de l’aider à modifier son a priori négatif dans ce domaine. Ce choix me paraît d’autant plus s’imposer qu’il fait lui-même un lien entre son souci et l’envahissement de son espace psychique. Il y aura donc immédiatement deux clés sur notre partition : les exercices, les jeux concrets avec le langage écrit, et les représentations qui ne manqueront pas de déborder de son trop-plein dans la tête. Je sais d’expérience que les deux plans se côtoient ou se confondent selon les moments. Je me tiens donc prête à suivre le mouvement. Nous allons passer plusieurs séances à jouer avec les mots, les sons, à opérer volontairement les transformations qu’il a coutume de voir surgir à son insu lorsqu’il déchiffre et écrit. Ce paradoxe – jouer à faire consciemment ce qu’il subit habituellement – va créer un déséquilibre profitable, puisqu’il se détend et que ses erreurs de lecture vont se raréfier.

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Il me renseigne sur un savoir informulable et doit sentir que je l’ai entendu et que je désire résoudre avec lui l’énigme qu’il cache. Le « bon » mot de vocabulaire aurait pu recouvrir un ressenti sur lequel Paul a certainement à élaborer quelque chose et de toutes les façons, il va y revenir par d’autres détours.

Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit

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Il commence à apprécier ces activités - essentiellement phonologiques - à les réclamer, manifestement pour le plaisir du jeu puis pour la satisfaction de se surprendre à maîtriser les sons. Dans le même temps, il est très heureux de « me battre » dans divers jeux de société.

L’histoire inaugurale de cette série est une saga familiale où des arrières grands-parents sont victimes d’accidents incroyables. Il l’achève en affirmant que le héros rescapé de ces aventures rocambolesques est l’un de ses grands-parents. Intriguée, je l’invite à poursuivre et il me donne quelques détails plus plausibles de sa généalogie. Ses explications sont tout de même assez confuses et en contradiction avec les informations recueillies auprès de ses parents, en sa présence, peu de temps auparavant. J’insiste donc un peu pour tenter d’y comprendre quelque chose. Paul conclut que de toutes les façons, tout ça ne le concerne pas. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Il dépose également son « trop dans la tête » au travers de récits qu’il souhaite absolument me raconter et dont le point commun est la trahison, ou la mort, d’un des protagonistes.

Je retrouve alors précisément la mimique collée à son désintérêt pour l’orthographe. Je lui confirme que sans doute certaines choses ne le concernent pas mais que néanmoins, il a le droit de se poser des questions ; un franc « ah bon ?! » viendra clore cette séance. Peu après, à l’occasion d’une rencontre avec ses parents, Paul s’arrange cependant pour introduire ce sujet dans l’entretien. Je ne suis pas très étonnée d’apprendre que l’enfant a inversé la place d’un grand-père et d’un arrière-grand-père, oublié un oncle, fait mourir une grand-mère qu’il a pourtant vue le dimanche précédent et autres transformations du même acabit. Lorsque je retrouve Paul pour sa séance, il me demande si nous pouvons écrire. Je suis naturellement surprise et heureuse de cet empressement

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La saga familiale rocambolesque

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Face à son étonnement, je fais un pas de côté et lui présente pour finir cette séance un livre que nous avons lu. Il s’agit de l’ouvrage Les mots de Zaza1 , dans lequel une souris collectionne des gros mots imaginaires. Paul m’a fait vivre ce jour-là une sensation très éprouvante, étrange. Ces mots prononcés sans émotion, sans retenue, ne lui appartenaient pas. !

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Ainsi, ce petit garçon si mignon, si bien élevé se met à déverser un flot d’injures d’une extrême crudité comme s’il récitait une table de multiplications. Je suis troublée par cette dissonance et de plus en plus mal à l’aise face à cette injonction d’écrire toutes ces grossièretés. J’ai donc posé le stylo et refusé de finir cette dérangeante dictée : ces mots étaient décidément trop terribles.

Le jeu de l’oie et les gros mots

La fois suivante, Paul revient avec ce même souhait d’écrire des gros mots. J’accepte en lui suggérant que nous fassions quelque chose de plus. Peut-être pourrions-nous en inventer, comme Zaza. Il refuse très gentiment : ce texte était amusant, mais il préférerait de vrais gros mots. Finalement, je lui propose de créer un jeu dont je me sers souvent pour ses inépuisables ressources, un jeu de l’oie dont il remplira les cases avec les consignes de son choix. J’espère lui offrir l’occasion d’exprimer la violence manifestement non reconnue des gros mots, en l’apprivoisant grâce à une médiation acceptable, moins brutale. C’est d’accord, et Paul va travailler avec beaucoup d’enthousiasme à la fabrication de son jeu en acceptant volontiers d’écrire. Il y a les cases « dis un petit gros mot » ou « dis un gros mot grossier », mais le thème 1. Jacqueline Cohen et Bernadette Després, Les mots de Zaza, Bayard Jeunesse, 2007.

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inattendu et l’encourage à me donner ses idées, s’il en a et... oui, il voudrait bien apprendre à écrire des gros mots. Il me tend alors le stylo pour me dicter sa liste de mots dont je dois certainement connaître l’orthographe.

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s’étoffe avec les cases « rendez-vous de la bagarre » où l’adversaire est convoqué pour se battre, « dis un mensonge », « invente une histoire qui fait peur », « fais un bruit de fantôme ». Je n’insiste pas pour corriger les erreurs de transcriptions de son jeu, pour une fois phonétiquement de bonne qualité. Introduire des corrections me semble dans l’immédiat être une épreuve à laquelle il va résister.

J’attends un assouplissement de son attitude, pour ensuite mêler l’écrit à davantage d’émotion en utilisant ses productions imaginaires.

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En parallèle, je décide de travailler le langage écrit sous la forme d’une gymnastique mnésique que nous pratiquons sur de courtes phrases pour « dédramatiser » cette activité.

Paul délaisse son jeu au profit d’histoires qu’il prend, je le crois, plaisir à lire et je me dis que le temps de l’écriture d’un récit est maintenant arrivé. Il lit désormais de manière fluide, quelques textes lui ont clairement plu mais lorsque je le félicite sur ses nouvelles dispositions face à la lecture, il résiste à cette idée, il ne se reconnaît pas et devant mon étonnement il lâche : « lire, ça me fait chier ». Cette grossièreté lui a échappé. Elle nous intrigue tous les deux. Il repense à son jeu, dont il souhaiterait faire une nouvelle version. Ce sera un jeu de l’oie, qui aura la forme d’une grosse vague qui déferle de la gauche vers la droite, comme un raz-de-marée devant lequel les pions devront fuir pour se réfugier sur une colline voisine, au-delà de la page, sur le bureau. Je m’interroge à propos de ce choix : quelle sorte de tempête menace d’engloutir cet enfant ? Cette fois, les erreurs phonétiques sont de retour. Ces confusions phonétiques sont décidément des troubles bien têtus dont les enfants ne se débarrassent pas aisément.

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Il réclame son jeu avec gourmandise, alors nous jouons.

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« Les gros mots, ça fait saigner le cœur »

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Je lui propose maintenant de chercher lui-même la solution orthographique. Il retrouve le mot « gros » et y adjoint « maux ». En comprenant cette nouvelle erreur, il s’exclame, théâtral : « Les gros mots, ça fait saigner le cœur ! » et comme recouvrant ses esprits, il peut se corriger. Une parole juste s’est faufilée dans l’erreur d’écriture : en effet, les gros mots, ça mord et ça fait mal. Quand je me demande à voix haute qui peut bien prononcer tant d’injures et à qui, il me souffle que c’est à la maison. C’est la violence du grand frère. La réponse à l’étrange définition corporelle lors de notre première rencontre est peut-être là. Ce sont également les échanges grossiers entre parents et grands-parents, les non-dits à propos de certains membres de la famille. Paul est traversé par les insultes prononcées par ses proches. Les mots sont vides, séparés de leurs signifiants. De même, il y a du non-sens dans les invectives échangées par les adultes qui l’entourent. Les parents de Paul évoquent les conflits familiaux comme une qualité : « Chez nous, quand on a quelque chose à se dire, on le dit ». Ce que l’on peut finalement traduire dans ce cas comme une façon de masquer et de nier leur mésentente. L’enfant a cependant l’intuition que dans ce discours, on banalise la violence des mots. Selon mon hypothèse, Paul a dit par la confusion des lettres sa perception de dysfonctionnements dans les liens entre ses proches, perception

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En construisant le projet du nouveau jeu, Paul note : « case trois, deviner un gros mot » qu’il écrit : « casse trois, deviner un cromo ». Je lui demande de se pencher attentivement sur ces mots, il fuit à nouveau en détournant la tête. Cette fois-ci, je l’encourage avec plus d’insistance et il découvre ses transformations. « Casse » à la place de « case » : « y a de la casse ! » commente-t-il en souriant. Ensuite, il remarque « cro » à la place de « gros ». « Les crocs » reprend-il en mimant un vampire prêt à saisir sa victime.

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jusque-là enfermée dans une sorte de terrain vague sur lequel sa pensée ne pouvait se construire. Il sait la perturbation des liens intrafamiliaux, sans pouvoir l’exprimer autrement que par ce brouillage dans les lettres. Les gros mots, « ça fait saigner le cœur »... La validation de ce savoir a libéré le champ des apprentissages. Paul ne détourne plus la tête devant ses productions et le travail d’appropriation de la langue écrite a pu commencer à l’issue de cette séance.

Lorsque je lui ai demandé son point de vue à propos de cette décision, il n’a pu répondre que « Ma mère a dit... ». Pourtant, son salut, le jour de notre dernière séance m’en a dit davantage que ses mots : la main toute molle, il m’a tendu un avant-bras sans vitalité. Une fois de plus, son corps a pris la parole et j’ai eu le sentiment de voir une porte se refermer. Mais maintenant qu’il connaît le chemin, peut-être ira-t-il l’ouvrir ailleurs, plus tard ?

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À la faveur de ces progrès, la famille a cependant souhaité interrompre le travail, dans un passage à l’acte sans possibilité de négociation. Pris dans la loyauté vis-à-vis de ses proches, Paul a accepté ce choix.

K EVIN : « D ÉLIVREZ - MOI ! » Kevin a 4 ans. Il s’intéresse un instant à l’image d’un écureuil posée sur le bureau. A-t-il reconnu cette image ? « Lapin pou manzé les flèz » (Lapin pour manger les fraises). En réponse à mon étonnement, il passe à la fouille sans retenue du sac de sa mère, lui réclamant quelque chose d’inintelligible. « La moto » traduit-elle, ils l’achèteront plus tard. Déçu et fâché, Kevin file sous le bureau sourcils froncés, arrondissant ses doigts en forme de griffes et grognant comme un lion en cage. Quand un vocabulaire défaillant s’emmêle avec une syntaxe improbable, la communication peut rapidement devenir un affrontement tyrannique. Je mime à mon tour un fauve

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Nos rencontres ont pris la forme d’ateliers d’écriture très vivants.

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furieux d’une frustration. Kevin sort de sous le bureau et me regarde intensément. Le contact est établi ! Et ensuite, par quels chemins passeront les séances avec cet enfant de quatre ans qui, comme le déplore son enseignante, « bouge tout le temps, mord ses camarades de classe » et refuse à peu près tout ce qu’on lui propose ?

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Quand un petit lion joue aux dés...

Après ma rencontre avec Kevin, je sais que les merveilleux livres et les excellents jeux potentiellement adaptés aux enfants de son âge resteront sur leurs étagères. Il me faudra être attentive à la moindre étincelle d’intérêt pour un objet ou une activité qui puisse devenir un espace commun où s’éveille son désir d’apprendre, de penser. C’est un dé dont il s’empare spontanément avec une certaine avidité qui sera le point de départ de notre travail. Le dé est tout d’abord un objet à lancer sur le sol, contre moi, sans égard pour sa véritable fonction, avant de devenir ce qui circule entre nous dans un jeu de « à toi, à moi ». Kevin est ensuite séduit par l’idée de comparer les scores obtenus chacun à son tour que je matérialise par des jetons. Mais s’agit-il de compter ? Certes non ! Si je lui fais remarquer son refus face à ce qu’il perçoit comme une tentative d’apprentissage contraignant, le petit lion se réveille, une tempête de cris et d’objets volants me signale mon outrecuidance. Le fait de nommer son attitude, bien entendu sans jugement, est déjà bien au-delà de l’acceptable, il le vit comme une intrusion intolérable. En revanche je peux, à petits pas, avec tact, jouer à lui renvoyer l’image d’un enfant heureux de jouer, refusant de se laisser enfermer dans la volonté de l’adulte.

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Ce sera une longue histoire faite de discontinuité, qui exigera une grande mobilisation psychique de ma part pour l’accueillir malgré ses attaques du cadre et les défaillances de l’entourage familial.

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Mais un changement s’annonce, un jeu avec les mots s’installe et mes courtes phrases chantées sont entendues, parfois reprises à son compte, comme si le langage sous cette forme faisait rupture avec une conduite automatique, apprivoisait ses craintes, contournait sa position de refus obligé. !

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Un jour, j’exprime ma lassitude non plus en parlant mais en chantonnant. À la manière d’un ménestrel, je commente mes gestes et les siens, le contenu de la séance, mes interrogations, ses colères, en inventant des ritournelles. Le chant est accepté, il cesse son brouillage habituel et devient plus attentif. La victoire est toutefois modeste : en écho à mes mélopées apparaît un hit-parade de comptines scatologiques venant interrompre ce nouvel élan...

L’ourson derrière les barreaux

Je choisis ce moment pour lui présenter un livre, Délivrez-moi !1 . C’est un ouvrage en carton très épais dans lequel sont découpés des barreaux. Derrière ceux-ci, on aperçoit un ourson qui crie : « Délivrezmoi ! ». Lorsque nous tournons la première page, il nous regarde avec reconnaissance en s’exclamant : « Ah ! Merci ! ». Ensuite il part en chantant : « Promenons-nous dans les bois, pendant que croco n’y est pas... ». À la page suivante, il est poursuivi par le féroce et gourmand

1. Alex Sanders, Délivrez-moi !, L’école des loisirs, 1996.

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Ainsi nous lançons le dé, séance après séance, dans une atmosphère joyeuse et j’assiste à la fausse victoire de Kevin qui « gagne » en s’exclamant « vocou ! » (beaucoup), amassant les jetons devant lui. Je joue le désespoir et la colère face à cette comptabilité truquée, qui me maintient dans le rôle de l’éternelle perdante. Puis, au fil des séances, ce rituel devient sa résistance à tout effort de pensée, à tout échange. Je ressens de l’ennui, il endort totalement ma créativité, j’ai le sentiment d’être à côté de lui, ficelée à une place, à mon tour prisonnière.

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Sans jamais pointer à Kevin les importantes déformations de parole et de langage de ses productions, j’ai décliné avec lui ce texte au gré de ses souhaits et de ses progrès. Debout, assis par terre, en face-à-face au bureau, côte à côte, en tapant des pieds et des mains, avec force, en chuchotant, en détachant les syllabes, en les bâclant, en le racontant ensemble ou à tour de rôle... Le travail autour de ce texte est ainsi devenu le prélude ou la conclusion de nombreuses séances. Ce livre doit sans doute sa place privilégiée d’unique objet culturel commun à la synergie de divers facteurs : l’élément moteur facilite la mobilisation de Kevin et le chant rompt avec le langage parlé et le familiarise avec une comptine appartenant au patrimoine musical enfantin. Enfin, le contenu offre un support de représentations affectivement « fort ». !

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J’anticipais l’adhésion de l’enfant pour cette histoire, j’ignorais en revanche que ce texte serait l’unique récit que Kevin accepterait et réclamerait pendant presque trois ans, temps nécessaire pour en maîtriser les mots, en vivre et en revivre les émotions. Il en a inlassablement repris la mélodie, sachant, au début, à peine dégager quelques syllabes d’un véritable chaos articulatoire. Il s’est cassé les dents sur le : « pro/me/nons/-nous » et le : « pen/ dant/ que/ cro/ co/ n’y/ est/ pas », épuisant une infinité de variations articulatoires et syntaxiques tant cet énoncé le désarçonnait.

La douleur en miroir

Mais comment enrichir la palette des images dont Kevin a besoin pour se construire sans piocher dans ma bibliothèque ? Il arrive fréquemment très excité aux séances et, à l’occasion d’une de ses colères dont j’ignore le motif, des objets sont jetés par terre et me voici la cible de sa tyrannie : « Va chéché ! » (va chercher). Je lui

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crocodile et finalement nous refermons le livre avec vigueur en clamant « Et clac ! » et l’animal apparaît derrière de nouveaux barreaux, protégeant maintenant le héros de son agresseur.

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Pendant quelques séances, Ravel a volé à mon secours. J’ai raconté et chanté de courts extraits de l’opéra L’enfant et les sortilèges1 . Le thème de l’enfant qui refuse tout et s’en glorifie ne pouvait pas le laisser indifférent. « Je suis méchant, je suis très méchant ! » clame le personnage de l’opéra en déchirant ses livres. Ma tentative pour utiliser ensuite le disque a échoué : il me fallait interpréter l’histoire pour lui, dans l’espoir d’ouvrir sa capacité à une écoute directe donc plus autonome de l’œuvre, étape qui nécessite une sécurité intérieure suffisante.

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C’est en m’utilisant comme miroir, en s’appuyant sur mes sensations, que ce rituel a pu s’inventer et opérer son pouvoir calmant à d’autres moments. Ce temps est précieux puisqu’il a donné une forme à un début de maîtrise de son agitation, une prise en compte de celle-ci, pour lui et vis-à-vis de moi.

Son goût inconditionnel du dé me guide vers un jeu de l’oie mais la séquence « jet du dé + repérage de la quantité + avancée du pion » est inaccessible. Il fait par exemple avancer le dé au lieu du pion ou place ce dernier là où s’est arrêté le dé : nous nous heurtons à une grande confusion. Puisque ce jeu est trop élaboré pour Kevin, c’est avec un matériel plus familier et représentatif que je choisis de l’aider à affiner ses gestes et à concevoir une stratégie. Il apprend à bâtir des enclos et des chemins avec des barrières qui tiennent debout, à faire glisser une voiture en dosant la force de propulsion sur un parcours conçu par nous à l’avance.

1. L’enfant et les sortilèges, fantaisie lyrique de Ravel, livret de Colette.

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confie alors très doucement que son attitude me fait mal à la tête. Cette douleur, tout à fait authentique, il l’entend et fait ce geste : les mains à hauteur du front, paumes vers le sol, il appuie l’air du haut vers le bas en expirant lentement mimant un « faire baisser la pression ». Il l’utilisera ensuite très régulièrement, le ponctuant de « ah oui ! C’est vrai » aux premiers signes de trop grande tension interne.

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Il a appris à devenir le gardien de l’intégrité du village et cette construction est devenue un refuge où il a pu imaginer quelques histoires, libre du trop d’excitation et de la confusion. C’est alors qu’entre en piste le « mémory », jeu qui consiste à retrouver des paires d’images dont les cartes ont été disposées au hasard, face cachée sur la table. Activité intéressante mais à fort potentiel hypnotique ! Après un temps d’exploration innovant autour des règles (par exemple le changement de critère pour l’appariement des cartes), la rigidité revient. De même qu’avec le dé, le jeu devient l’arme de sa tyrannie. L’absence de pensée reprend le pouvoir : reprise de la séquence de jeu, toujours identique, maîtrise de la durée de la partie et tempête psychique sous la forme de décharges motrices à chaque tentative d’échappée de ma part. !

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De ce nouveau chantier vont naître des récits qui iront dans le sens d’un souci de maîtrise du chaos et de la constitution de limites psychiques : il imagine un village, dont je suis le maître d’œuvre car il souhaite former un espace parfaitement fermé mais peine à s’organiser au niveau moteur. Il existe en effet des villageois turbulents qui projettent de casser les ponts ou de renverser les habitations, et je dois lui prêter main-forte pour écarter ces agitateurs et protéger la quiétude à l’intérieur du village. Porté par le récit, Kevin veut activement devenir plus habile, il accepte son ignorance, il observe, reproduit et même réclame mon modèle. Sa gestuelle et son langage s’organisent : « il faut faire dou-ce-ment » chuchote-t-il en manipulant maintenant le matériel avec délicatesse.

De l’invention d’histoires aux histoires personnelles

Quelle sera l’issue de cette nouvelle période d’agitation et de gel de la pensée par la répétition ? Je lui propose d’utiliser les cartes du mémory pour inventer des histoires. Cette suggestion le prend en quelque sorte à contre-pied, cependant il se laisse convaincre.

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Au-delà de la joie éprouvée de ces fictions créées dans l’instant de la séance, ce jeu a-t-il agi comme un écho de son vécu interne ? C’està-dire une juxtaposition d’images qu’il tente de lier entre elles pour y donner du sens ? Quoi qu’il en soit, simultanément à cette période, Kevin convoque à plusieurs reprises sa mère dans mon bureau, en exigeant qu’elle relate certains évènements de leur quotidien devant moi. L’enfant s’appuie maintenant sur notre relation pour inviter son parent à la réflexion : il a en effet conscience d’attitudes inadéquates et irrespectueuses envers sa place d’enfant dans certaines conduites familiales. Ce mouvement d’appel à un tiers, dans le dessein clair de valider une question à propos d’une parole ou d’un comportement bousculant l’éthique, est encouragé. Je l’ai soutenu en m’interrogeant à haute voix pour qu’il participe à ma volonté de comprendre, me donne ses hypothèses et préfère la curiosité et la recherche de sens à l’oubli de sa capacité de penser. Cette position est difficile à tenir et Kevin l’a souvent fuie, en particulier en refusant toujours les livres, symboles de la connaissance et du questionnement. Toutefois, lorsqu’un enfant fait l’expérience de cette possible ouverture de la pensée, elle peut redevenir disponible. C’est un aspect inhérent au travail pour l’accès aux apprentissages à travers toutes sortes de médiations : aller à la rencontre de la singularité de l’enfant en étayant ses intuitions, son projet d’humain en devenir.

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M’adaptant à ses difficultés, je vais faire travailler mon imagination pour lui : il pioche au hasard une image après l’autre et la place en ligne devant moi. Je vais l’intégrer au fur et à mesure dans la continuité d’un récit de fiction. M’entendre ainsi associer et relier des éléments totalement disparates, fournis par lui de manière aléatoire, pour arriver à un genre de conte, certes un peu abracadabrant mais présentant une cohérence dramatique, a permis d’échapper à l’aridité des précédentes séances. Il renoue avec des échanges de meilleure qualité, réclame d’autres histoires et s’y essaie timidement.

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Trois ans plus tard...

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Ma préoccupation – et la sienne, bien entendu – à propos de la lecture et de l’écriture alimente vivement son anxiété et son excitation. Je décide néanmoins d’installer, en la ritualisant, la présence de la trace écrite à chaque séance malgré ses résistances. « Je m’en fous de tes lettres ! Pas besoin de regarder ton modèle qui pue ! » En réalité, ce sont ses productions, réussies ou échouées, qu’il identifie à des déchets et qui atterrissent invariablement déchiquetées dans la poubelle. Si je peux aisément composer avec sa destructivité, par quelle brèche de sa forteresse se faufilera son désir d’abandonner ses fanfaronnades et d’investir positivement l’écrit ? Pour apprivoiser sa peur d’échouer et aiguiser son intérêt, je commence par imaginer de déplacer nos affrontements à propos de l’écrit dans des jeux. Je délaisse la feuille au profit du tableau et j’organise des concours avec les lettres et la motricité comme ingrédients (par exemple des courses de rapidité dans le tracé d’une lettre). Puis, en se décollant du dessin de la lettre, seront introduits des mots jusqu’à la maîtrise d’un lexique pioché dans son univers le plus familier. Lorsqu’il est attentif, j’enchaîne les tracés rapidement en lui demandant un effort de mémoire à court terme ou légèrement différé. Ses temps de réceptivité s’allongent à mesure que s’étoffe son répertoire. C’est par l’écriture que Kevin abordera la lecture, toujours avec une grande méfiance. Travailler sur du déjà-connu semble être la seule issue pour lui éviter le vertige éprouvé face à la nécessité de cet apprentissage. À présent j’introduis de courtes séquences, plus directement techniques, pour l’acquisition de la lecture. Il les reçoit avec de nombreuses oscillations entre alliance et attaque. Ses progrès s’accompagnent de longs

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Voici trois ans que nous nous connaissons et, après plusieurs disparitions, Kevin fréquente le Centre avec davantage d’assiduité. La question de l’entrée dans la langue écrite devient désormais centrale puisqu’il a déjà sept ans.

Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit

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Les nouvelles acquisitions de Kevin n’en font pourtant pas un lecteur. Quand mes exigences deviennent plus pressantes, il renoue avec des attitudes de prestance sur le mode du mépris. Dans les moments où il est mobilisé par une tâche, de brèves formules sans rapport manifeste avec le contexte envahissent nos séances de la présence d’une voix off hostile : « ah ! tu veux jouer à ça ?... » ou bien « bon, allez, laisse-moi faire !... ». Ces automatismes, dont il ne peut empêcher l’intrusion, alourdissent les séances de la souffrance de son échec. Il lutte contre mon modèle « qui pue » par ce parasitage permanent. Le travail piétine et les consultations sont délaissées par la famille, lieu pourtant privilégié où pourraient être élaborées ces questions. Se référer à des images parentales suffisamment fiables n’est guère aisé lorsque l’entourage est en trop grande souffrance pour accompagner le processus évolutif de l’enfant. !

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Avec le souci d’aérer les temps d’entraînements instrumentaux et de permettre à Kevin d’exporter ses nouvelles compétences hors des séances, je cherche de nouveaux supports. Après divers tâtonnements inféconds, je l’invite à confectionner de simples « cocottes » en papier, communément appréciées des enfants et dans lesquelles nous pouvons écrire une blague derrière un point de couleur. Pour le plaisir de la fabrication et de la surprise du message, de préférence moqueur, à inscrire en cachette, Kevin veut écrire dans ses cocottes et oublie sa crainte de l’échec. Le « tu veux combien ?... » triomphe et je suis dorénavant la cible de son agressivité à travers de courtes phrases griffonnées sur un coin de feuille ou bien majestueusement inscrites sur le tableau noir.

Quand la feuille devient un objet métaphorique...

Malgré cette atmosphère d’impasse, je garde l’espoir d’une amélioration du côté de Kevin, dont l’investissement au Centre et dans nos rencontres

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retours en arrière et il s’abrite là encore dans le déjà-vu de jeux maintes fois utilisés. Nous avançons ainsi, à petits pas, en gardant le passé bien présent, disponible, prêt à adoucir ses craintes.

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

est puissant. De plus, l’assistante sociale de l’équipe soutient notre travail en maintenant des liens très serrés avec l’école et la famille. Ses interventions assurent la protection de notre dispositif. Il faudrait cependant imaginer une médiation qui permette à Kevin d’éprouver son rapport au modèle en l’éloignant de sa réponse toute prête de dépit face aux apprentissages.

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Fuir un temps la pression sociale dans cette activité... offrande à la lâcheté ou rameau de sa curiosité ? L’origami est un art exigeant, il nécessite patience et habileté. Il possède également sa magie, je l’expérimente régulièrement pour moi-même. N’est-il pas exaltant d’obtenir un objet en trois dimensions à partir d’une simple feuille ? Du deux au trois, la métaphore m’enchante et c’est avec elle en tête que j’accède à sa demande. Kevin se passionne et apprend avec une volonté et une capacité toutes nouvelles à tolérer ses maladresses. Lorsque nous découvrons des modèles de pliage, nous sommes d’une certaine manière à égalité face à l’inconnu. Nous devons parfois chercher ensemble des solutions puisque je ne comprends pas toujours immédiatement les explications menant à l’objet fini. Il est, bien entendu, prompt à vouloir renoncer devant le premier obstacle mais se rallie finalement à mon souhait d’arriver au bout de la tâche avec un vif contentement. Les avions et les oiseaux volèrent ainsi dans le bureau, jusqu’au jour où il ne refusa pas de choisir un livre. Il exhuma alors son histoire favorite, Délivrez-moi !, et en fit plusieurs lectures, laborieuses mais appliquées. Lorsqu’il put, une séance plus tard, le déchiffrer parfaitement, il me regarda tout étonné : « c’est tout ? ». Ce texte lu en deux minutes devenait soudain le témoin d’un passé révolu. Joie et nostalgie se mêlèrent dans une juste émotion. Nos rencontres se peuplent désormais de lectures.

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Dans ce temps de flottement, il repère des pliages en papier sur une étagère et me réclame une initiation pour apprendre à confectionner des avions. N’allons-nous pas tourner le dos à la lecture si j’accepte son exigence ?

Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit

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La feuille comme métaphore de la culture et de l’entrée dans le symbolique devient la page où s’inscrit sa singularité... J’ai reçu sa réponse comme une image pertinente et belle de notre travail.

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Kevin participe maintenant à un groupe psychothérapique en plus de nos séances. De nouvelles occasions lui sont ainsi offertes de travailler à sa construction affective. Comment s’en saisira-t-il ? Seul l’avenir nous le dira... !

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Le support qui nous sert de médiation serait-il dans cet instant le fragile rempart derrière lequel il peut s’abriter contre la peur de détruire ou d’être détruit ?

Conclusion

Les médiations ne sont pas des objets finis, les supports et les techniques sont à disposition mais le travail avec l’enfant est avant tout une rencontre, et de celle-ci va naître quelque chose qui ne serait pas advenu autrement. Lorsque nous recevons un enfant, nous recevons également de l’enfant et cela va être l’occasion d’une découverte, d’une création. Il est essentiel d’offrir un espace propice à cet imprévu pour ouvrir la voie d’un remaniement psychique qui accompagnera les progrès de l’enfant.

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Ses rages et sa reconnaissance s’écrivent aussi à côté de passages à l’acte encore mal contenus. Un jour de désarroi, il sort d’un état de grande agitation pour s’inquiéter d’un jouet confié à sa mère restée dans la salle d’attente. « Il faut faire attention car il peut trouer les murs. » Il imagine qu’il pourrait endommager les murs ou même « faire un trou dans la tête ». Je lui soumets l’idée que l’on peut parfois craindre nos envies destructrices et ressentir comme un trou dans la tête. Il acquiesce avec une authentique tristesse. Se représente-t-il ce qui pourrait résister à ce jouet destructeur ? Après un silence, il déclare : « oui, les feuilles » en désignant le bloc de papiers blancs posés sur le bureau.

Chapitre 4

Didier Chaulet

L

en psychomotricité nous confronte régulièrement à ces enfants qui ne peuvent se tourner vers leur monde interne, ne trouvant que la voie du comportement et du fonctionnement instrumental pour témoigner d’un mal-être. Une limitation les montrant essentiellement occupés par ce qui leur vient de l’entourage, sans la capacité d’éprouver un peu de solitude avec eux-mêmes. Mais avec cette relation aux autres si forte, qu’ils semblent toujours la vivre entre l’excès de proximité et le vide de l’éloignement (entre les craintes d’intrusion et les angoisses d’abandon). A PRATIQUE

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Quand la psychopédagogie s’appuie sur le corps

Des enfants qui, autrement dit, sont facilement repérés pour leur manque d’autonomie. Ils ne savent ni jouer seuls, ni être seuls devant un travail scolaire, et ne sont jamais contents quand on intervient auprès d’eux. Et pendant nos séances, ce sont des enfants qui font sans cesse appel à nous, exigeant le « faire avec », dans une demande d’interactions répétées, se soldant vite par des échappées, les fuites en avant ou un retrait d’opposition.

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Entre trop près et trop loin...

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Ouvrir un espace de représentation

Un point de vue que je vais illustrer en m’appuyant sur deux extraits cliniques. Le premier portera sur un groupe thérapeutique à médiation motrice réunissant concrètement plusieurs enfants, le second mettra en scène un groupe fictif à l’intérieur d’une thérapie psychomotrice individuelle.

L E LOUP ET LES CINQ PETITS ENFANTS Il s’agit donc ici d’un groupe à médiation motrice, ce qui va m’amener dans un premier temps à revenir rapidement sur certains aspects du dispositif, avant de montrer le processus de l’une de ces séances. !

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Un type de questions qui peut amener à interroger le dispositif même de la séance individuelle telle qu’elle est habituellement proposée. Car notre tête-à-tête avec ces enfants risque de suggérer un tel rapport d’immédiateté, de telles émotions, parfois une telle excitation, que rien dans les mots ne viendra prendre sens. D’où l’intérêt d’envisager une mise en groupe, dont l’effet le plus sensible sera d’atténuer le poids de notre présence en instituant un rapport indirect avec nous, puisque l’enfant passera aussi par les autres pour découvrir cet adulte étranger que nous sommes d’abord pour lui.

Éléments du dispositif

Tout d’abord, quelques remarques brèves sur le dispositif, sur la place de la médiation, qui constitue en quelque sorte le lieu à l’abri duquel se tient la rencontre, le dialogue avec les enfants. Une médiation, pour le dire autrement, qui est faite pour offrir des supports de figuration,

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Comment aménager ces distances relationnelles, et ouvrir un espace de représentation capable de contenir les tensions, les inquiétudes qui les habitent, dans une rencontre impliquant justement le corps et la motricité ?

Sur ce point, j’essaierai d’être plus explicite avec l’illustration clinique, dans la mesure où justement c’est avec ce genre de retours à l’intérieur de la médiation qu’on peut attendre un effet de changement, un effet thérapeutique.

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et dans le groupe dont je vais parler, il s’agit de jeux libres impliquant des mouvements. Avec toute cette dimension d’un plaisir d’exercice, du plaisir du jeu, parce que c’est un des moteurs de la séance, ouvrant la possibilité d’un espace de représentation. Un endroit, donc, qui deviendra aussi un moment commun à tous les enfants. Chacun y portera quelque chose de son petit monde intérieur, y adressera ses sentiments comme autant de messages qui pourront circuler, sans que personne ne les monopolise, c’est-à-dire, entre autres, sans que personne ne les interprète. Mais de telle façon que ces messages fassent un retour vers eux, que ces messages leur reviennent modifiés, transformés par l’action du jeu.

Une autre remarque maintenant, concernant encore le dispositif : le caractère collectif de la séance. Un collectif restreint, suscitant des interactions entre les enfants, avec cette forme de socialisation des échanges qu’on peut mettre en valeur quelquefois. Mais des interactions capables également de s’organiser, sous certaines conditions, dans un processus, qu’on peut qualifier, lui, plus spécifiquement, de processus de groupe. Un processus dont l’intérêt principal, si on fait le choix de s’appuyer dessus, est d’amener une utilisation originale, supplémentaire de la médiation, et en particulier de l’enrichir avec de nouvelles images, d’un niveau souvent plus régressif d’ailleurs. Avant d’illustrer ce point-là, je voudrais souligner de façon très schématique certaines des conditions, dans le dispositif toujours, qui favorise ce type de processus. La première de ces conditions se trouve dans le principe fermé du groupe, qui implique une unité stable, venant à la fois soutenir le sentiment d’appartenance et donner plus facilement aux enfants l’illusion d’être à l’origine du groupe. Autrement dit, de l’avoir créé, et non pas d’avoir été arbitrairement réunis par les soignants. D’autre part, un groupe

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Entre trop près et trop loin...

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fermé oblige une séparation partagée par tous, et donc rend possible un travail de séparation commun, y compris pour les thérapeutes (sous réserve bien sûr que le terme n’ait pas été fixé à l’avance).

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Une autre des conditions, et là, je vais être encore plus schématique, c’est le nombre réduit des animateurs, qui évite d’imposer un bloc adulte trop fort, et autorise plus facilement les enfants à s’associer ensemble dans une dynamique qui, suivant les phases, les amènera à se situer avec, sans ou contre le camp adulte, c’est-à-dire suivant une certaine modulation des distances relationnelles. Entrée dans le groupe

C’est donc avec cette question des distances relationnelles qui peuvent s’établir entre les enfants et nous, que je vais évoquer maintenant ce groupe à médiation motrice. Un groupe fermé, qui a duré presque trois ans, que j’animais seul, et qui réunissait en même temps et régulièrement une fois par semaine, cinq enfants, au début tous âgés de 5 à 6 ans. Des enfants qui présentaient des retards, sinon des dysharmonies du développement. La séance que j’ai choisi de montrer situe ce moment où les enfants se solidarisent entre eux et se constituent d’une certaine façon en une petite communauté imaginaire. Autrement dit, le moment où ils passent par la fiction du groupe pour gagner un autre poste d’observation sur la réalité extérieure dans laquelle ils me voyaient jusque-là. Avant d’entrer dans ce groupe, je vais dire un mot sur chacun d’eux à travers les séances du début, dans la mesure où à cette période les enfants de cet âge s’engagent plutôt à contre-groupe. C’est-à-dire essayent de maintenir l’espoir ou l’illusion d’une relation duelle toujours possible. Parmi ces enfants, pris un par un, il y a :

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A contrario, un groupe ouvert reste plus proche du modèle familial, avec ses arrivées de petits derniers, et ses départs de grands. Des aléas qui, à chaque fois, tendent à ramener individuellement chacun des participants sur des enjeux de rivalité. D’autre part, les groupes ouverts, au moins potentiellement, et particulièrement pour les thérapeutes, eux ne sont pas confrontés à une fin.

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Pierre, lui, n’en finit pas de me solliciter, de m’appeler, de me demander. Dès qu’il arrive à la consultation, en petit patient modèle, il vient s’annoncer seul au secrétariat, confirmant à chaque fois que lui, Pierre, sans compter les autres, a bien rendez-vous avec le monsieur. Pendant les séances, il a toujours besoin de mon avis, de mon aide, au risque d’un écart et d’une angoissante perte d’amour. Pourtant, Pierre, atteint d’une maladie génétique, ne peut être conforme, ce qui est déjà suffisant pour entretenir la culpabilité de décevoir sa famille. Marie est la seule fille de ce groupe. C’est une enfant qui ne sait pas comment exister au milieu des autres. Bien sûr, elle sait les rejoindre, proposer ses services ou faire comme eux, mais on l’oublie vite, et quand son regard se tourne vers moi rien ne la sort de son anonymat. Le jour de la première consultation, en compagnie de sa maman, une mère surinterprétante, donnant un sens très projectif aux comportements de sa fille, Marie s’était trouvé une identité. Le médecin qui les recevait toutes les deux avait entendu une sorte de miaulement sous son bureau. C’était Marie qui, réellement, lui léchait ses chaussures. Et puis il y a Jean et André, qui se sont vite associés en couple dans les activités. « On est copains » se répètent-ils souvent. Une autre façon d’éviter le collectif. André est celui dont l’expression est la plus régressive, la plus passive, avec une articulation toujours peu compréhensible. Enfant unique de parents séparés, c’est un peu comme s’il vivait entre deux mamans, tellement les soins du père et de la mère sont identiques. Une vie

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Simon. Dans ces premières séances, Simon est un enfant qui tourne le dos, se réfugie sous la table, utilise le matériel pour s’enfermer. Quand il heurte un autre enfant, c’est vers moi qu’il jette son œil sévère, supposant ma réaction. Dans la vie, Simon a la chance d’avoir un papa qui prépare de bons petits plats à la maison ; donc, Simon mange de tout. Sauf tout ce qui ressemble à la cuisine de son père, c’est-à-dire l’essentiel. C’est un enfant maigrelet, pâle, avec des cernes sous les yeux.

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toujours pareille, chez l’un ou chez l’autre. Chez Jean, il retrouve la même assistance maternelle.

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À présent, je vais évoquer la fin de l’une des séances, pour ensuite m’arrêter sur celle qui suit immédiatement. Séance 1 : loup y es-tu ?

La séance a déjà commencé. Depuis un moment, les enfants sont rassemblés autour du large toboggan en bois qui est fixé dans un angle de la pièce, et chacun s’essaye à la glissade. Marie est là, mais sans vraiment y être. Pierre me demande si c’est bien comme cela qu’il faut faire. Jean et André dévalent la pente accrochés ensemble. Jean ne manquant pas d’écraser André à l’arrivée. Simon, lui, prend son tour à la dérobée. Et puis, à l’occasion des petites bousculades que ce jeu suscite forcément, quelques commentaires apparaissent. Pierre se rappelle à voix haute que dans la cour de son école, oui, il y a bien « un enfant méchant qui le pousse, et que c’est pas bien ». Une remarque aussitôt relevée par Jean, suivi par André, après Simon, et finalement Marie aussi. Tous se reconnaissant un autre enfant, un autre méchant, qui leur gâche la vie à l’école. Les prénoms des agresseurs sont donnés, mais cette liste, unissant les cinq enfants sous une même identité de victime, laisse la question du coupable en suspens. Que peut-on faire ? Je propose alors d’enfermer les persécuteurs, ces enfants absents de notre réalité, dans le placard à jouets. Une idée qui les surprend, mais dont la mise en scène immédiate les fait beaucoup rire. Chacun y va de sa dénonciation, me confiant en le nommant un petit monstre à

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Jean, le plus directif des deux, est quelquefois un peu sadique avec André. Comme les autres enfants, il a accès à tout le matériel de la séance. Mais son père, un militaire, s’était assuré auparavant que je n’introduirais pas d’armes à feux avec des enfants aussi jeunes. Il n’avait pas précisé s’il parlait de jouets. Toute signification agressive, toute violence est interdite chez Jean. Ce qui est logique, sa mère étant aujourd’hui gravement handicapée à la suite d’un accident de la route.

Le loup, que je suis devenu, ne peut que leur dire son dépit, son empêchement à les atteindre aussi haut perchés. Mais les mots du loup sont rejetés par un vacarme de protestations « Non ! Va-t-en ! Méchant ! Connard ! ». Une véritable barrière sonore les enferme encore plus dans ce camp retranché. Une limitation de l’espace qui, pour eux, ne va faire que durer.

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emprisonner. Et, d’une même voix cette fois-ci, ils me demandent à chaque fois de refermer la porte du placard « très vite », autrement dit de la claquer. Un claquement de porte qui devient le temps fort de ce jeu. Un moment de cris et d’applaudissements partagés. Mais à travers ce bruit, une autre figure commence aussi à se dessiner, où s’aperçoit la force brutale d’un adulte. C’est Marie qui, pour tout le monde, fait cette découverte soudaine « Le monsieur, il a plein de poils sur les bras ! ». Une révélation qui va changer la tonalité des cris, mêlant l’attirance au dégoût, l’admiration à la peur. Et puis, l’affolement ! « C’est un loup ! » entend-on au milieu du brouhaha, créant aussitôt un mouvement de troupe qui les amène à se réfugier, serrés les uns contre les autres, sur l’étroite plate-forme construite en haut du toboggan.

Un commentaire sur cette séquence, et l’utilisation de la médiation. Quelques instants avant, il était question d’un méchant qui les pousse à l’école, c’est-à-dire dans une réalité extérieure à la séance. Mais, c’est à moi qu’ils s’adressent pour dire ça, en reconnaissant ce trait identitaire commun, qui fonde dès lors un groupe de victimes à l’intérieur de la séance. Avec les petites bousculades entre eux dans un jeu de glissade, mais par rapport à moi, aussi, qui d’une certaine façon les ai poussés làdedans. Naturellement, si j’avais dit quelque chose de ce genre aussi directement, non seulement ça n’aurait pas servi à grand-chose, mais cela aurait certainement empêché le fil associatif qui s’est construit ensuite, et ce déplacement, où à l’abri de la fiction, je suis maintenant reconnu comme le seul méchant en cause, sous le masque du loup.

Alors, le temps passant, le monsieur aussi doit reprendre la parole, puisque maintenant, pour de vrai, il est l’heure de se séparer. Le départ des enfants prend un peu plus de temps que d’habitude, parce que leurs yeux ne me quittent pas vraiment. Et puis, ils rasent quand même un peu les murs.

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Voilà donc la conclusion de cette séance, autour d’une angoisse des espaces à franchir et des temps intermédiaires. Une fin de séance où la question des distances relationnelles entre eux et moi reste entièrement occupée par la porosité des limites entre le dedans et le dehors (entre le semblant et le vrai).

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La séance qui suit va donc s’ouvrir, très logiquement, par un aperçu sur des figures animales. Les enfants sont particulièrement calmes, le genre de calme qui précède la tempête... et qui délie les langues aussi. On parle pour voir venir... Un échange, riche d’imaginaire, circule entre eux. Marie nous apprend la mort de son Papi « qui est tombé d’un avion, dans la mer, et les requins l’ont mangé, on a retrouvé que sa casquette ». Jean associe sur son Papi à lui « qui va bientôt lui montrer une chauve-souris, parce que c’est le chat qui l’a tué avec ses dents ». André rajoute une histoire de dinosaures qui s’entretuent et tuent tout le monde, et c’est terrible. Mais Pierre fait remarquer que « c’est fini leur truc, là, c’est la vie des humains, comme ça on est tranquille ». Enfin, Simon vient condenser toute cette fantasmatique en concluant que « avant, quand c’était les dinosaures, on existait pas ». Alors, je crois devoir rappeler qu’il y avait aussi l’histoire du loup, la dernière fois. L’effet est immédiat. Je me retrouve seul à ma place parce que, déjà, ils ont fui en criant, et sont tous à l’abri en haut du toboggan. Mais dans leur course, et par imitation entre eux, tous cette fois-ci ont pris, au passage, un des gros cubes en mousse dans le panier. Une arme que chacun brandit maintenant à la face du loup, resté en contrebas. Le saisissement n’est plus exactement le même, et le jeu entre attraction et répulsion plus visible encore quand ils se mettent à lancer les cubes vers le loup. À l’image de cette scène, où des enfants envoient des cailloux sur le chien qui les regarde, et qui leur fait peur. Une façon de le toucher de loin, avec l’envie de le supprimer, de le détruire, mais aussi l’envie de le voir réagir.

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Séance 2 : le regard du loup

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Un autre commentaire, rapide, sur cette séquence-là. Parce qu’elle montre, je crois, ce qui se peut se produire dans ce genre de séances. C’est-à-dire, pour les enfants, le passage entre des positions passives et des positions actives. Ici en particulier autour de la fonction du regard, entre être regardé (ils étaient sous l’œil menaçant du loup, véritables captures dans le regard de l’animal, comme dans celui de l’hypnotiseur, figés dans un espace bidimensionnel) et regarder (le loup se laisse observer dans ses déambulations, laisse également entendre son dialogue intérieur, où se retrouvent les paroles initiales des enfants, mais transformées. Le loup, lui-même, regarde ailleurs, introduisant ainsi une troisième dimension). Ce passage entre position passive et position active amenant à découvrir une position intermédiaire, la position réflexive dans ce qui vient ensuite.

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Ma réaction, justement, en renvoyant les projectiles, c’est de leur retourner, de leur réfléchir quelque chose de cette ambivalence. Et si ma voix n’a rien de pacifique, et gronde toujours la menace, dans mon geste il n’y a que la vigueur d’une passe, comme un accord pour cette recherche de contact. L’échange qui s’installe va durer un moment, mais sans les délivrer encore de leur forteresse inquiète. Alors le loup s’écarte, et déambule dans la pièce, laissant les enfants exercer leur voyeurisme sur lui. Un loup qui dit être à la recherche d’une casquette, une casquette qui flotterait sur l’eau pour couvrir sa tête, qui aimerait attraper une chauve-souris pour goûter si c’est bon à manger. Et qui devine là-bas, à l’opposé des enfants, un couple, un papa et une maman dinosaures qui sont ensemble. Le loup est loin maintenant, et tourne le dos.

Le loup dans la maison

Sur la plate-forme du toboggan, une certaine solitude semble s’installer. Pour s’en dédommager, les enfants commencent à parler entre eux. Comment investir un espace aussi réduit ? La décision de monter, d’abord, un mur avec les briques en mousse, fait l’unanimité « ça va faire une maison ». Puis vient l’idée de dessiner « un tigre, un mammouth, un bonhomme » et après de les coller sur le mur pour décorer, et encore de « mettre des jouets pour s’amuser... » Seulement, il faut aller chercher tous ces bons objets dans le placard (le placard où étaient enfermés ces mauvais enfants qui les embêtaient tant à l’école).

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Quelques hésitations encore. Un premier se risque, accompagné par le silence des autres. Il avance à pas feutrés et revient avec un crayon de couleur, déclenchant aussitôt une petite ovation collective. À tour de rôle, chacun des enfants va prendre la suite, et expérimenter, de cette façon, son propre courage aux vues des autres, sa propre méthode aussi (les pointes de pieds pour ne pas faire de bruit, la marche à reculons pour revenir plus vite). Finalement, tout un bric-à-brac d’objets vient remplir leur habitation, donnant des conditions de logement de plus en plus improbables. On se marche un peu dessus, on se gêne pour dessiner, mais les travaux d’intérieur s’engagent dans un climat heureux, sans souci du dehors. Un problème nouveau pourtant les confronte à leur impuissance d’enfants et va relancer le dialogue avec moi. Le scotch qu’ils déroulent pour suspendre les feuilles se colle aux doigts, sur les vêtements, sur le voisin, les ligotant presque entre eux. Maintenant, seul le recours à une aide extérieure pourra les en sortir. Mais quand ils ont appelé mon nom, peut-être avaient-ils parlé trop vite. Parce qu’ils ont réalisé qu’il leur faudrait ouvrir la porte à deux personnes. Ou plus exactement à un personnage double, ce bi-pôle du monsieur et du loup. Je suis rentré dans la maison. Chacun a gardé un peu ses distances, mais la rencontre s’est bien passée. Ils m’ont regardé faire, ils s’y sont repris autrement. Et puis, ils m’ont oublié un peu. Surtout quand ils ont découvert qu’il y avait la mer en bas du toboggan. Ils ont plongé, là aussi chacun trouvant une nouvelle une technique de saut. Un des enfants a dit que c’était son père qui lui avait appris à plonger comme ça. Dans l’excitation du bain, on m’a pris à témoin « hein monsieur, on a pas le droit de dire des gros mots », mais pour mieux m’oublier encore. Ils s’amusaient ensemble, tout au plaisir d’explorer ce nouvel espace, maritime, avec aussi le plaisir de s’imiter, de rivaliser, en même temps qu’ils pouvaient me voir, et qu’ils pourraient, plus tard, entendre ce que j’aurais encore à leur dire.

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Entre trop près et trop loin...

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Je vais arrêter là le récit de cette séance. Je ne dirais pas comment à partir de cette petite fiction collective, celle du « loup et les cinq petits enfants », d’autres histoires se sont construites. Des histoires, cette fois-ci, plus personnelles à chacun. Comment Pierre (porteur d’une maladie génétique), par exemple, dans le jeu d’une maladie inventée a refusé les soins, et a fait ensevelir son cadavre dans le panier des cubes. Ou comment Simon (avec ses refus alimentaires) lui a répondu en organisant la cérémonie d’un repas fraternel... Du dehors au dedans

Je vais revenir, pour terminer, sur ce type d’expérience éprouvé en commun par ces enfants, quand soudainement apparaît dans le monde de leur perception cet objet, le loup, dont on peut dire qu’il les réintroduit brutalement dans un monde commandé par la crainte et le désir, même si ces deux qualités se trouvent supportées par deux personnes, mais réduites à ce personnage à deux têtes du monsieur et du loup. Avec en même temps une bipartition de l’espace, dans laquelle à côté d’un dehors angoissant se constitue un dedans, qui est le lieu du groupe, où ce monde vient à être occulté, neutralisé. Où en se serrant les uns contre les autres, toutes les différences vont s’annuler. Ce que j’ai essayé de montrer, à partir de là, c’est le jeu exercé par ces enfants sur les ouvertures et les fermetures du seuil séparant les deux espaces (un jeu de régulation des échanges entre le dedans et le dehors). Jusqu’à autoriser le retour à l’intérieur du groupe, de ces deux figures, mais en tant que, cette fois-ci, elles se laissent reconnaître, non plus dans un clivage, mais avec une ambivalence venant en souligner la foncière identité. Autrement dit, une forme d’intériorisation de la

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Un dernier commentaire. Après avoir été regardés par le loup (position passive), et après s’être trouvés en situation de le regarder (position active), les enfants, à présent, se regardent entre eux (position réfléchie, qui est aussi la position narcissique) dans un espace qu’ils ont créé, la mer. C’est donc le début d’une intériorité, pour l’instant partagé, en présence d’un adulte. Avec la perspective de découvrir ensuite, plus individuellement, cette capacité d’être seul en présence d’un adulte.

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Un tel cadre thérapeutique vise à une relance dans leur développement. La contrepartie ou le dédommagement que ces enfants peuvent attendre de tout ce travail qui les détourne du perceptif, de la réalité extérieure, pour les confronter d’abord à une certaine solitude dans l’espace du groupe. Le dédommagement donc, c’est l’ouverture pour eux d’un autre espace, plus intérieur, plus narcissique aussi. Un espace où se trouvent les ressources d’une possible autonomie instrumentale, au bout d’un processus qui est un processus de recentrement, de retour sur soi, et qui deviendra propre à chacun des enfants, pris un par un. L’espace du groupe n’étant qu’une annexe de son propre espace personnel, quand chacun pourra à la fois se regarder en même temps qu’il regarde les autres. C’est-à-dire, là aussi, quand chacun par rapport aux autres ne sera ni trop près, ni trop loin.

U NE ARMÉE D ’ ENFANTS Il s’agit maintenant d’un suivi individuel, où la dimension du groupe vient s’imposer dans une version seulement imaginaire. Léa est une ravissante petite fille de cinq ans et demi. Une enfant qui pourrait donner l’image parfaite, idéale que nous attendons de cet âge, s’il n’y avait chez elle ce défaut de tous les instants, qui est son inquiétante, son exaspérante maladresse physique et gestuelle. Un symptôme venant provoquer le regard de son entourage qui, toujours, prévoit une catastrophe à venir.

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figure de l’adulte, qui pourra toujours être aimée, mais quelquefois aussi un peu moins, quelquefois même un peu crainte. Une figure qui pourra toujours les accompagner, même si sa présence extérieure sera quelquefois oubliée, sauf à se rappeler à eux comme un secours répondant à certaines des limitations de leur âge, et donnant en cela le sens d’une différence, c’est-à-dire le sens protecteur de la différence des générations.

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Non seulement les objets renversés, cassés, les bleus et les bosses ne se comptent plus, tellement sa vie paraît se dérouler au milieu d’accidents en tout genre, mais sa maladresse fait aussi des histoires à l’école.

Mais déjà, il y a notre première rencontre, avec son sursaut devant mon arrivée, la fuite pour se cacher derrière un des fauteuils de la salle d’attente, son retour aussi brusque et la précipitation vers moi, comme pour venir se jeter dans mes bras (l’intérieur de mes bras, un refuge, une autre cachette où je ne la verrai pas), et finalement son arrêt, avant de me suivre tête baissée, les bras pendants. Une scène qui d’emblée définissait les conditions à partir desquelles nous pourrions nous retrouver ensemble dans la pièce, c’est-à-dire qu’il fallait d’abord que mes yeux ne rencontrent pas les siens. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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C’est bien autour de ces histoires-là que Léa n’en finira pas de me parler, racontant d’une voix souvent explosive tout le désordre qui l’entoure. Le bruit des enfants de la classe, les disputes de la maîtresse mais aussi les bobos, ces traces laissées sur sa peau, sans trop savoir comment. Un univers où tout lui échappe, un univers dans lequel la présence des autres, la présence de son corps aussi, semblent ne jamais se faire oublier.

Et puis, très vite, Léa va faire de ses séances une sorte de coulisse aux exploits. Transformant chacune de ses attitudes, chacun de ses actes en performance à accomplir, en risque à prendre ou à créer. Que ce soit avec cette façon improbable de s’asseoir sur le rebord de la chaise, de vouloir porter encore d’autres choses dans ses mains déjà pleines, ou cette tentative de se tenir debout, en équilibre sur la pile des coussins. Autant de comportements, autant d’expériences qui immanquablement conduisaient à de petits désastres. Parce que dans sa confrontation à ces catégories du possible et de l’impossible (mais aussi du permis et du défendu, qui pouvait interroger ma tolérance), Léa ne cherchait que le triomphe et un contrôle magique sur le monde extérieur, faute de

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Noyée sous les bleus, les bosses et les paroles

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Mais, c’était d’abord vers moi qu’elle dirigeait ses histoires, c’était devant moi aussi qu’elle risquait ses chutes à répétition. Et je ne pouvais que constater comment sa position active, combien ses efforts, prenaient l’aspect d’une lutte. Une lutte pour se défier de tout besoin de mon aide. Une lutte aussi pour nous précipiter ensemble dans cette foule imaginaire qui envahissait nos séances, au détriment d’un face-à-face où, plus passivement, elle se serait laissée regarder. Au détriment donc, d’un autre dialogue avec moi, mais qui peut-être lui aurait imposé de retrouver dans celui qui la regardait, comme dans la relation avec son corps, cet adulte si particulier ; le plus familier des étrangers... !

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Mais surtout, dans ce tête-à-tête avec Léa, nous n’étions pas vraiment seuls. Il y avait tous ces autres, les enfants de l’école. Toute une foule de personnages qu’elle convoquait dans les nombreux récits de son quotidien, sans pour autant que je puisse vraiment en repérer les portraits, ni trouver la liaison d’une histoire. Parce qu’il ne s’agissait que de courts fragments, la chronique d’événements sans suite. Une course pour s’attraper ou se faire toucher pendant la récréation, avec ces heurts, ces contacts cutanés mêlant agression et caresses volées, aussi la mauvaise odeur autour du garçon qui pétait dans les couloirs, ou encore le rire sorti de la grande bouche de sa copine. Et je remarquais comment parfois, son visage proche du mien de l’autre côté du bureau, elle surveillait le mouvement de mes lèvres quand je prononçais un mot. Un mot, d’ailleurs, aussitôt emporté dans son flot de paroles, où il n’y avait pas de repos, pas de silences. Où les mots justement forçaient encore d’autres mots chargés de toutes ces sensations.

Un exil forcé

Lors de cette séance-là, en entrant dans la pièce d’un pas certainement trop pressé, Léa venait de se cogner avec l’encadrement de la porte, mais déjà elle s’était assise, et sans même appuyer son dos à la chaise, déjà elle était partie à la poursuite de ses mots. Il lui fallait dire pour

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cette sécurité que son corps ne lui apportait pas, en la laissant ainsi tomber, le plus souvent les fesses par terre.

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Elle n’avait pas réagi en se cognant à l’entrée, mais là, je remarquais cette façon transitive de prendre à son compte la douleur des autres. Ces enfants absents de notre réalité, mais qu’elle avait mis entre nous depuis le début, et qui à cet instant pour moi, avec l’effet d’un trop-plein, prenaient une consistance imaginaire qui, un peu plus qu’à l’habitude, les faisait exister. Alors, je l’ai interrompue, et c’est vers eux que je me suis tourné. Le ton était celui de la grosse voix, et en pointant mon regard sur les côtés je me suis mis à jouer l’autorité « parce que vraiment aujourd’hui, ils exagèrent, on n’y comprend rien, et c’est chacun son tour pour grimper sur les coussins et le matelas, et d’abord chacun à sa place » et pour Léa en particulier, je désignais le petit bureau, un peu plus loin, près de la fenêtre. Un petit coin qui aurait pu lui apparaître comme un exil forcé, mais il y avait sa surprise devant ma façon de faire semblant, et la curiosité aussi pour voir ce qui allait se passer. Elle partit donc s’installer à quelques mètres de moi, sans se douter encore que c’était là qu’elle prendrait ses quartiers, séance après séance, dans ce qui allait devenir, tout à la fois, un poste d’observation d’où elle exercerait son voyeurisme, mais aussi une base à partir de laquelle elle lancerait ses revendications, et plus tard un espace privé à l’abri des intrusions, une sorte de retraite qui l’amènerait à se tourner vers une autre comédie, celle-là plus tranquille et plus intérieure aussi. Pour l’instant donc, je commandais l’entrée en piste de ces participants fictifs, reprenant les prénoms que j’avais déjà entendus. Léa, depuis son

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le reconstituer sans attendre, le dispositif d’un jeu, une sorte de circuit d’escalade, qui datait de la veille. Et dans ce raccourci entre dire et faire, retrouver le prénom de ceux qui étaient de la partie, avec leurs gros mots « ta gueule, je m’en fous », leurs bousculades, et ses ratés à elle, comme s’il s’agissait maintenant de pouvoir tout rattraper. Et puis, il y avait eu le spectacle du carambolage entre les deux copines « un peu dingues » qui s’étaient cassé la figure et s’étaient mises à pleurer, avec cette conséquence curieuse que Léa me montra en découvrant son genou : « et moi aussi j’ai eu très mal, j’ai une croûte ici ».

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Dans sa colère, il était donc question d’absence. Je n’ai pas évoqué son absence de la chambre de ses parents, la nuit, chez elle, quand tout était éteint. Mais, en étant plus direct que je n’en avais eu l’intention, je lui disais que « oui, elle aussi repartirait quand la séance serait terminée, et elle savait que moi je resterais occupé ici, et qu’il faudrait seulement attendre avant de se retrouver. » !

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petit coin me soufflait le comportement des uns et des autres, leurs déboires surtout. Souvent, elle venait interpréter le rôle de chacun en enjambant elle-même le chemin du matelas aux coussins. Tout cela tournait vite en une débauche d’acrobaties, une orgie de cascades, et dans cet excès d’images l’évidence, pour elle, de cette association : « Moi aussi je saute comme ça dans ma chambre, dans ma chambre hein ! Pas dans la chambre de mes parents. » Et puis Léa s’engageait dans les protestations, parce que son tour ne revenait pas assez vite, que c’était toujours les mêmes qui passaient devant, « les bébés cador » dont elle exigeait l’exclusion « je rigole pas hein ! Sinon le jeu est stupide, et là c’est dangereux pour eux. » Alors il fallait aussi écarter la lampe noire, pourtant éloignée du matelas, en se rappelant que « le noir, c’est une couleur qu’on voit pas dans le ciel, c’est dans la chambre quand c’est éteint. » Et puis son dernier argument « d’abord, c’est moi la plus grande, et je suis toujours la première. » Au bout du compte, Léa dénonçait tout ce remue-ménage, et faisait constater à ces enfants que nous avions imaginé tout le travail de rangement qui me reviendrait après leur départ, quand ils ne seraient plus là.

Les yeux fermés

Alors Léa a commencé à attendre, c’est-à-dire à s’ennuyer. Le jeu du circuit d’escalade perdait de son intensité, un peu comme si Léa elle-même avait perdu quelque chose à faire. Elle cherchait comment s’occuper sur son petit bureau. Je veillais à ne pas trop la distraire. Elle s’est levée pour aller prendre une des marionnettes, quelques feuilles de papier et la boîte de crayons feutres, qu’elle a ensuite placés devant elle, un peu machinalement. Elle semblait hésiter. Mais très vite, elle s’est trouvée

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Ensuite, elle a voulu que ce soit son tour, mais le protocole avait un peu changé : pendant que je dessinerais, Léa, les yeux fermés, devrait se rendre à la fenêtre, là, elle pourrait ouvrir les yeux, et même regarder dehors, puis à nouveau les yeux clos, elle reviendrait vers moi pour trouver mon dessin caché et deviner.

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Et puis, dans un nouvel intérêt, elle a dessiné une fleur avant de la cacher en retournant sa feuille. Elle m’a appelé à nouveau et m’a dit « c’est une histoire, tu dois deviner que c’est une fleur. » J’ai eu droit à un « assez bien ». Pour le dessin suivant, j’ai dû fermer les yeux, mais il y avait un indice : « c’est quelque chose qu’est pour les filles, et qu’est pas en gris, parce que le gris c’est pas pour les filles. » Ce dessin que je n’ai pas su deviner était celui d’un cœur.

J’observais, dans sa marche à l’aveugle, comment elle acceptait de se laisser guider par ses pas, comment elle se confiait à la prudence de son corps. C’était peut-être ça qu’il fallait découvrir aussi, parce qu’elle a voulu d’abord refaire le chemin de cette façon « on recommence, j’ai pas assez fermé les yeux ». Comment aussi il lui fallait ce passage devant la fenêtre, avec son regard au dehors, sur la vraie vie en quelque sorte. Elle s’est assise face à moi et, avant de découvrir mon dessin, elle m’a juste demandé : « est-ce que tu as le même âge que mon père ? » Elle qui, pendant longtemps n’avait pu se retrouver avec moi qu’en échappant à mon regard, et entourée de toutes ces histoires, à présent ne me racontait qu’une seule histoire, cette histoire de regard, où peutêtre elle commençait à apercevoir ce qui manquait dans ma présence.

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dérangée. La marionnette venait de crier « putain », deux fois. Pour la faire taire, Léa m’a demandé de l’aider à coller un bout de scotch sur la bouche du jouet. Et puis, elle s’est mise à écrire son prénom sur une des feuilles, mais une autre voix menaçait encore de se faire entendre « tu dis pas à ma mère que j’ai fait de l’écriture, sinon elle va savoir que j’ai taché tout mon pull. » Je la laissais supporter ce conflit-là. Elle a repris l’écriture de son prénom, cette fois-ci avec une couleur différente pour chaque lettre, une façon d’utiliser le temps.

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Quand l’image du corps se construit

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Il y avait eu ce dernier événement qui avait définitivement décidé les parents à consulter : une promenade dominicale à vélo. Un moment rare, où la famille se retrouvait enfin au complet, après les fréquentes absences professionnelles des deux parents, en semaine. Ils étaient heureux d’avoir leur fille qui pédalait à leur côté. Mais elle ne les quittait pas des yeux, malgré les avertissements. Et ils avaient compris comment elle s’était perdue dans leur regard pour aller percuter le poteau, et une nouvelle fois, sans verser de larmes, recevoir quelques points de suture. Quand Léa s’est mise à dessiner des bonshommes ce n’était que des visages sans corps. Dans sa maladresse certainement aussi, il manquait l’image d’un corps, parce qu’elle passait toujours par celui des autres pour engager le sien. Pas de représentation de son corps à elle, elle était effacée, mais des figurations agies qui ne tenaient que dans la toute-puissance, c’est-à-dire qui ne tenaient pas. C’est peut-être cette toute-puissance, cette statue du commandeur contre quoi elle avait monté toute une armée d’enfants imaginaires, qui a pu être décondensée. Elle acceptait l’idée que je puisse être occupé en son absence, que moi aussi, donc, j’avais besoin des autres, et même que je pouvais y penser. C’est ce troisième terme entre nous qu’elle est allée montrer, pour elle aussi, en regardant par la fenêtre. Et dans ce jeu des dessins cachés, où elle ne fuyait pas mes yeux, elle s’en décrochait simplement, ce qu’elle devinait, c’était moi en train de la regarder, moi en train de l’imaginer surtout. Un circuit plus indirect, où en se regardant dans ce miroir elle pouvait s’imaginer, se représenter elle-même.

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Pour le dire autrement, fermer les yeux, ou plutôt cacher ses yeux dans un premier temps, n’était qu’un moyen chez Léa de ne pas rencontrer les miens bien sûr, mais d’abord parce qu’il s’agissait de ne pas se faire prendre dans mon regard comme dans la fascination du serpent. C’était bien ce qui se passait dans sa vie à ce moment-là ; cette capture imaginaire dans le regard de l’autre, dans un espace seulement bidimensionnel.

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Léa avait voulu refaire le chemin à l’aveugle pour vérifier cette image intérieure qui la guidait. Une image non plus autosuffisante, mais avec laquelle, maintenant, elle commençait à connaître la prudence.

En psychomotricité, les enfants que nous rencontrons régulièrement sont ceux-là qui justement ont du mal à se soustraire de la réalité extérieure et du perceptif, préférant le régime des sensations et de l’action, avec des supports plus concrets venant en quelque sorte suppléer leur défaut d’intériorité. Pour autant, il s’agit toujours de retrouver leur espace psychique, même si dans ce type de dispositif, avec cette prévalence du regard sur le corps, le tête-à-tête de la séance semble vite imposer notre présence comme un poids de réel accaparant toutes leurs préoccupations. Les deux illustrations cliniques choisies ont tenté de préciser : © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Dans l’approche thérapeutique avec les enfants, l’utilisation de médiations, c’est-à-dire l’introduction de supports de figurations pendant les séances, vise essentiellement la possibilité d’ouvrir un espace de représentation. Et donc la possibilité d’un travail de pensée témoignant de leur monde intérieur tel qu’ils l’adressent dans la relation avec nous.

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Comment atténuer le poids de cette présence adulte, en associant plusieurs enfants (réels ou imaginaires) en même temps. Une façon, pour nous, de nous tenir à la périphérie du dispositif, en laissant le regard de l’enfant se diffracter sur les autres du groupe. Et, à partir de ce décentrement, mais également avec notre propre capacité à entrer dans la médiation, en l’occurrence ici, à entrer dans l’espace du jeu. Comment amener la création d’une fiction racontant quelque chose des tensions, des contradictions vécues dans cette relation avec nous. Une forme de récit instituant, dans le décor de la séance, un espace imaginé et non plus seulement effectif.

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La médiation pour ouvrir un nouvel espace

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Autrement dit, un recours à ces médiations pour autoriser tout un travail de représentation, cherchant d’abord à construire les limites entre un dedans et un dehors. Et pour l’enfant, tout un jeu, actif-passif, d’ouvertures-fermetures et d’échanges dans cette bipartition de l’espace. Un jeu sur la modulation des distances relationnelles aux autres, lui donnant la sécurité d’investir un intérieur riche de ses propres découvertes, de ses propres expérimentations. Le terme du processus nous reléguant vers cette position moins pleine d’être pris comme témoin extérieur, ni trop proche, ni trop lointain, de son petit monde personnel.

Quand la psychopédagogie s’appuie sur les images animées Coraline Mabrouk

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Ces images qui nous parlent... Parlons-en !

’ENFANT ET MOI entrons dans le bureau, nous installons et discutons quelques minutes, c’est notre rituel. Puis je place le DVD dans le lecteur d’un ordinateur portable, nous nous asseyons côte à côte face à l’écran et nous le regardons ensemble : voici l’entrée en matière des séances que j’évoquerai ici, du travail que j’ai mené durant quelques mois avec Manuela et avec Jennifer. Bien sûr, je n’utilise pas de DVD avec tous mes patients, pas plus qu’ils ne donnent lieu au même usage car cela viendrait en contradiction avec mon cadre de travail où il s’agit d’être à l’écoute de l’enfant et de s’appuyer sur ce qu’il exprime pour l’aider à cheminer. Par conséquent les médiations, qui constituent le moyen pour ce faire, prennent sens dans un contexte, pour un enfant précis, à un moment donné, selon un objectif.

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Chapitre 5

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En ce qui concerne Manuela, le projet de travailler avec le DVD du film Harry Potter à l’école des sorciers est né de sa demande de connaître et comprendre l’histoire du jeune héros. Manuela est une petite fille que je recevais à ce moment depuis deux ans, à raison de deux séances hebdomadaires. Elle était âgée de 8 ans et demi. Sa famille est arrivée en France dans des conditions très difficiles lorsque Manuela avait 6 ans. Ses parents avaient été sollicités par l’école et bien que préoccupés par des questions vitales, ils étaient venus rapidement consulter au CMPP. Manuela présentait alors un retard global (retard de croissance, retard moteur, retard langagier important en français comme dans sa langue maternelle). Ce retard, déjà signalé dans son pays d’origine, avait également attiré l’attention de l’interprète venu accompagner la famille lors des premiers entretiens, lui qui pourtant avait rencontré beaucoup d’enfants ayant un parcours similaire. Conformité et manque de mots

Au moment du bilan orthophonique, j’avais constaté un retard de langage, versants réceptif et expressif, lié notamment à un stock lexical insuffisant, alors même que Manuela ne rencontrait aucune difficulté de relation et recherchait les situations d’échange. Elle présentait un retard de parole sans trouble d’articulation, et des difficultés à organiser son récit bien que la syntaxe soit correcte. Elle était également gênée par un trouble de la rétention verbale : Manuela avait d’elle-même lié l’acte de mémoriser avec la mémoire de son passé, déclarant qu’elle préférait ne rien se rappeler pour ne pas souffrir... Elle présentait, outre une connaissance limitée de la langue, un manque d’investissement du langage lié à une construction identitaire fragile, dans un contexte où les difficultés du quotidien laissent peu de place aux préoccupations personnelles. Bien consciente de ses difficultés langagières, Manuela

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M ANUELA ET « H ARRY P OTTER À L’ ÉCOLE DES SORCIERS »

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Après deux ans de prise en charge, Manuela a déjà beaucoup progressé. Elle se trouve en classe de CE1, qu’elle redouble. Le langage oral et le langage écrit sont abordés au cours des séances. Elle s’exprime mieux, bien qu’elle soit toujours gênée par son manque de vocabulaire. Elle déchiffre maladroitement des textes courts et écoute volontiers les histoires que je lui lis. Pleine de bonne volonté, Manuela accepte toutes les suggestions d’activité mais n’en propose jamais. Elle cherche toujours à faire de son mieux et se montre pleine d’enthousiasme, ce qui peut paraître idéal, pourtant là n’est pas l’objectif du soin... Cette conformité excessive se comprend au regard de son histoire : elle cherche à s’adapter, à s’intégrer, mais elle y perd sa subjectivité. Certes son attitude est positive, l’investissement est évident ; Manuela a eu besoin d’en passer par ce conformisme mais il faut que cela évolue. Harry Potter, une page sur deux

Au début d’une séance, Manuela m’explique qu’elle a vu la veille « Harry Potter et la chambre des secrets » (le 2e volet) à la télévision mais n’a pas compris le film. Cela n’a rien d’étonnant puisque l’histoire s’adresse à des enfants plus âgés et qu’elle n’a pas vu le premier film : elle ne connaît donc ni l’histoire ni les personnages. Elle souhaite lire le livre car « à l’école tout le monde connaît Harry Potter, sauf moi. » Je trouve la requête de Manuela intéressante et constate qu’elle propose cette fois une activité. Toutefois, je ne peux lui lire cette histoire intégralement, encore moins la lire avec elle qui en est au stade du déchiffrage. Je propose finalement de lire ensemble le début du 1er tome « Harry Potter à l’école des sorciers », puis de travailler sur le film qui en a été tiré. Auparavant, j’avais lu les différents tomes, vu les films, je les avais appréciés, mais jamais utilisés dans le cadre professionnel.

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demandait de l’aide « pour trouver ses mots ». À partir de la zone commune entre les difficultés constatées et la demande de Manuela, le suivi avait pu se mettre en place.

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Harry Potter est un jeune garçon qui vit chez son oncle et sa tante depuis la mort de ses parents. Ils étaient de grands sorciers et ont été assassinés par le plus puissant mage noir, Voldemort. Étonnamment, Harry, encore bébé, a survécu bien que Voldemort ait tenté de le supprimer aussi ; il garde la marque de cette attaque : une cicatrice en forme d’éclair. Harry ignore qu’il est sorcier car son oncle et sa tante refusent le monde de la magie mais il utilise parfois ses pouvoirs involontairement. Il faut préciser que les deux mondes (le monde des sorciers et le nôtre) coexistent dans cet univers. Les sorciers se cachent : des signes qu’il faut savoir décrypter trahissent leur présence. Le jour de ses 11 ans, Harry intègre Poudlard, l’école des sorciers où il est inscrit depuis sa naissance. Chaque tome représente une année scolaire à Poudlard. Harry y trouve certaines réponses aux questions qu’il se pose sur lui-même et vit de nombreuses aventures avec ses meilleurs amis Ron et Hermione.

Notre travail sur le thème Harry Potter se déroule, rappelons-le, sur plusieurs mois. Nous lisons les deux premiers chapitres, chacune à notre tour, une page sur deux. Manuela demande des précisions lorsqu’elle ne comprend pas et je l’invite à restituer le fil de l’histoire d’une fois sur l’autre. Parallèlement, nous utilisons le jeu « UNO Harry Potter », ce qui l’aide à mieux repérer les personnages (en effet les photographies des acteurs figurent sur les cartes du jeu). Puis nous regardons en intégralité le film sur DVD. Manuela constate que les deux premiers chapitres correspondent à 10 minutes de film ! L’adaptation est assez fidèle, ce qui permet de comparer facilement les deux supports. Là encore, je demande à Manuela de restituer ce qu’elle a compris de l’histoire. Dans les premiers temps, elle a besoin de s’appuyer sur mes questions. Elle montre des difficultés pour résumer l’histoire et pour se l’approprier : ou bien elle isole une scène qui l’a marquée mais ne la relie pas aux autres événements, ou bien elle tente de reproduire les dialogues tels qu’elle les a entendus. Mais sa capacité à identifier les événements les plus importants, à les mettre en lien et à les dérouler de manière chronologique s’améliore au fur et à mesure. (En effet, le support des images favorise la capacité de

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Pour ceux qui n’auraient pas fait connaissance avec le jeune sorcier, voici la présentation du premier tome :

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représentation du sujet, et vient soutenir la mise en mots, qui à son tour suscite chez lui la création d’images internes qui lui sont propres, l’ensemble alimentant la pensée.) La relation moins asymétrique induite par le dispositif, la situation de plaisir partagé autour d’un support familier, un film, a évidemment un impact sur la situation de communication et donc sur le fonctionnement langagier de Manuela. Outre la restitution, je lui pose également des questions de compréhension plus précises, lui demande d’anticiper la suite de l’histoire et lui fais exprimer son avis par des questions telles que « Quelle serait ta matière préférée à Poudlard ? Comment aurais-tu agi à la place d’untel ? Quel est ton personnage préféré ? ». Identification à l’héroïne et communication

À cette dernière question, Manuela me répond que son personnage préféré est Hermione et non Harry, le personnage principal, comme la majorité des enfants. Hermione « parce qu’elle sait beaucoup de choses » explique Manuela. En effet, la seule fille du trio est studieuse, elle s’en remet aux livres pour résoudre les problèmes, elle connaît mieux que les autres élèves le vocabulaire de la magie, et enfin elle a la particularité d’être née de parents « moldus » (non-sorciers) par opposition aux « sang-pur » tels que Harry et Ron issus de parents sorciers. Pour Manuela, il existe une corrélation évidente entre les « moldus » et les étrangers ainsi qu’entre les « sang-pur » et les Français. Aussi les caractéristiques du personnage ont-elles favorisé l’identification de Manuela à Hermione. Cela n’est pas sans rappeler les liens unissant l’auteur, J.K. Rowling, à ce personnage. Elle évoquait en effet dans une interview récente sa facilité à créer le personnage d’Hermione car elle y avait mis beaucoup d’elle-même ; elle se rappelait notamment son sentiment d’être un peu étrangère à l’école suite à un déménagement car elle n’avait pas « l’accent du coin ». Toutefois cela est plutôt exceptionnel : il n’est pas nécessaire que le spectateur se retrouve dans les intentions de l’auteur pour qu’il ressente, consciemment ou non, qu’une œuvre, en

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Après notre travail sur le premier film, Manuela tente de me raconter celui qu’elle a vu seule, le deuxième volet, dont nous reconstruisons la trame à partir de nos souvenirs respectifs. Aux yeux de Manuela, l’intrigue est totalement centrée sur Hermione et sur les conflits opposant les « sang-pur » et les « sang-de-bourbe » (terme péjoratif désignant les sorciers nés de parents « moldus »). En effet, Harry et ses amis se reconnaissent dans l’idéologie du professeur Dumbledore, le directeur de Poudlard et « guide » d’Harry, à savoir : donner accès à l’enseignement de la magie en fonction du potentiel de l’enfant, indépendamment de sa naissance. Totalement à l’opposé se situent Voldemort et ses adeptes pour lesquels il faut réserver le savoir aux « sang-pur » et qui veulent asseoir la domination des sorciers sur les « moldus ». Cette problématique est effectivement centrale dans l’histoire de J.K. Rowling mais beaucoup d’autres éléments sont importants, notamment en ce qui concerne Harry. Dans le récit de Manuela, c’est à peine s’il fait partie de l’histoire ! Elle a été touchée par certains événements du film ; en dépit des distorsions de compréhension et bien que cela n’ait pu être pensé mais seulement éprouvé, le film a pointé chez Manuela des questionnements très forts. En me les racontant, elle est parfois même débordée pas ses affects, ce qui témoigne de leur puissance suscitée par le film alors même qu’il s’agit dans le présent d’un récit. Le langage permet en effet ce double mouvement, qui peut sembler paradoxal, de faire ressurgir les émotions et de les mettre à distance. Ce travail a marqué un tournant dans la prise en charge. Les capacités de compréhension et d’expression de Manuela ont progressé rapidement et elle a pu par la suite proposer des activités et manifester son désaccord éventuel face à mes suggestions. En outre, elle s’est mise à parler de ses

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l’occurrence un film, lui parle de lui-même. Hermione semble être pour Manuela une sorte de double amélioré : elle présente un certain nombre de points communs avec elle mais le langage oral et écrit ainsi que la sphère scolaire qui sont problématiques pour Manuela sont à l’inverse les points forts d’Hermione et cette dernière réussit à briller dans un univers où elle n’avait a priori pas sa place, ce qui correspond d’une certaine façon au projet de Manuela.

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ressentis : Manuela a enfin pu parler avec SES mots. Le travail effectué par le biais de la médiation présentée ici a aidé Manuela à avancer et à se construire, d’un point de vue langagier mais aussi plus global.

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Jennifer quant à elle m’a introduite, notamment grâce au DVD du dessin animé Le Secret du royaume perdu, dans l’univers des Winx. Son univers. Ce thème était apparu dès notre première rencontre, au moment du bilan. Jennifer avait alors 6 ans et entrait à l’école élémentaire. Elle était déjà suivie en consultation et en psychomotricité au CMPP. C’était une petite fille au visage fermé, s’exprimant de manière très décousue ; elle me parlait de sa classe, de sa famille, de personnages de fiction – dont les Winx, de ses camarades, de sa naissance et de sa maison qui avait brûlé, comme si je partageais son quotidien et que tout cela m’était déjà connu. De plus, son incapacité à prendre en compte son interlocuteur se doublait d’un retard de parole et langage massif (confusions, simplifications, inversions, assimilations et syntaxe très altérée) qui ne rendaient pas les échanges aisés. La mise en perspective des résultats montrait cependant de meilleures capacités d’expression dans le cadre d’épreuves ciblées que lors du discours spontané. Par ailleurs, Jennifer présentait un niveau de compréhension subnormal par rapport à sa classe d’âge. Elle avait accepté la proposition de suivi en orthophonie, davantage par crainte de ne pas réussir à apprendre à lire que pour ses difficultés de langage oral, qu’elle reconnaissait mais dont elle ne se plaignait pas. Nous avons convenu d’aborder l’oral et l’écrit. Comme c’est fréquemment le cas, la demande de l’enfant et sa famille quant à l’orthophonie était très liée au domaine scolaire. Cela correspond aux difficultés que les parents se représentent généralement le mieux. C’est ce qui fait que la mise en place d’un suivi orthophonique est souvent bien acceptée. Le devenir scolaire de l’enfant est évidemment important et il est à prendre en compte dans la perspective globale qui est la nôtre, au même titre que sa capacité à nouer des relations ou

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J ENNIFER ET « L E SECRET DU ROYAUME PERDU »

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à développer sa curiosité, mais il ne constitue pas un objectif en soi : la mission de l’orthophoniste consiste avant tout en un soin du langage avec tout ce qu’il comporte d’implication en termes de subjectivation, de communication et de pensée.

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Jennifer et ses parents étaient venus consulter au CMPP du fait d’un mal-être global de la petite fille et de difficultés relationnelles très importantes au sein de la famille, notamment entre les parents et entre mère et fille, pour qui toutes les activités du quotidien étaient prétextes aux conflits : repas, toilette, coucher etc. Jennifer, fille unique, avait bien du mal à s’épanouir dans ce contexte. Elle parlait peu, avec difficulté, et lorsqu’elle parlait elle n’avait de cesse de demander de nouveaux films, de nouveaux livres et des objets dérivés dont ses parents la couvraient : fées, princesses et autres héroïnes venaient alors s’ajouter à sa collection et compenser, pour un temps, les manques... Elle passait la plupart de son temps libre seule à regarder ses DVD, des dessins animés, à faire l’inventaire de ses poupées, stickers, images et vêtements à l’effigie de ses personnages favoris et à les dessiner, fort bien d’ailleurs. Lorsque le suivi s’est mis en place, Jennifer s’est montrée plus tendue que lors des deux rencontres du bilan, les enjeux relationnels étant très différents : la fréquence des séances et l’installation du suivi dans la durée génèrent nécessairement un autre type de lien, qu’il soit ou non de bonne qualité. Il apparaissait avec évidence que Jennifer se méfiait de moi et qu’elle ne voulait surtout pas que je l’amène où elle n’était pas résolue d’aller. Elle entendait maîtriser le déroulement des événements. Sans éclat, sans débordement, elle s’est mise en position de résistance passive. Lorsque je lui posais une question à laquelle elle ne voulait pas répondre, ou que je proposais une activité qui ne lui convenait pas, elle restait impassible. Le plus souvent, elle baissait les yeux ou bien allait passer l’éponge sur le tableau ou encore filait aux toilettes : jamais elle ne pouvait réagir avec des mots, exprimer son point de vue ou tenter de négocier. Elle se fermait comme une

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Une enfant seule et des images

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Un jour, Jennifer apporte un livre de Cendrillon reprenant la version de Walt Disney : je la lui lis puis la semaine suivante, je lui propose d’en lire une autre version pour que nous comparions les deux. Je vois là l’opportunité de travailler sur d’autres contes par la suite et peut-être lui en faire découvrir qu’elle ne connaît pas. Mais cela ne lui plaît pas du tout : elle ne retrouve pas les mots qu’elle attend – elle connaît son livre à la virgule près – ni les images du dessin animé en illustration. J’ai beau lui expliquer le principe du conte et des variantes possibles, elle répète que ce n’est pas la véritable histoire et qu’elle ne veut plus écouter de contes. Même plusieurs semaines plus tard, ma tentative de lecture de Blanche Neige se heurte à une fin de non-recevoir. Jennifer, elle, veut dessiner des Winx. Comme je ne connais celles-ci que de nom, je demande à Jennifer de m’en parler : elle est si confuse que je comprends seulement qu’il s’agit de fées et que sa préférée est Bloom. Elle la dessine puis nous passons à autre chose. Constatant ses qualités de dessinatrice, je propose à Jennifer que nous fassions chacune le portrait d’un personnage et que nous inventions ensemble une histoire à partir de ces dessins, que je transcrirai. Elle souhaite qu’il s’agisse de princesses s’apprêtant pour une balade à cheval. Jennifer prend grand plaisir à dessiner la princesse avec sa belle robe tenant son cheval par la bride. En revanche, la création de l’histoire l’inspire beaucoup moins... Après s’être saluées et présentées par leur prénom et leur nom (correspondant à notre véritable prénom) les princesses ont dit « on va faire du cheval » ! Jennifer ne parvient pas à poursuivre ni enrichir son histoire, elle ignore mes suggestions et finalement ne veut plus faire cette activité. Comme j’insiste, Jennifer me dit : « en fait la prince elle s’appelle Bloom. Je aurai grandi, j’avais trouvé des jolis bouques de fleurs et après je vais vite là-bas pour pas que quelqu’un les prend. Elle peut demander qu’est-ce qu’elle veut aux fleurs magiques. »

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huître. Les moments où elle s’animait étaient ceux où elle parlait des personnages de fiction qu’elle appréciait. Fréquemment, Jennifer venait en séance avec un objet apporté de chez elle : une petite boîte, une image à colorier, un livre... Les personnages récurrents étaient les Winx, Diddle et Cendrillon.

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Du livre au DVD

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Nous voici donc revenues au monde magique des Winx : j’en arrive à la conclusion que si les Winx sont si récurrentes dans l’espace des séances, c’est que quelque chose m’a échappé, qui a de l’importance pour Jennifer et que je n’ai pas repéré. Je lui demande à nouveau de me raconter ce qu’elle connaît des Winx : comme elle ne parvient pas à se faire comprendre, elle m’apporte la semaine suivante un livre des Winx. En effet, les aventures des Winx existent à la fois sous forme de petits livres et de dessins animés, par épisodes. Elles ciblent un public de petites filles de 6 à 9 ans environ. Du fait de leur succès croissant et international, un épisode clé est également sorti dans les salles de cinéma. Les épisodes relatent les événements de la vie quotidienne des amies du « Winx-club ». Ce dernier correspond au nom de l’association fondée par six membres de l’université Alféa : Bloom, le personnage principal, Flora, Stella, Layla, Musa et Tecna. L’université se situe dans un monde parallèle appelé Magix. Plusieurs écoles s’y trouvent : Alféa, l’école des fées, Fontaine rouge, l’école des garçons et Tour-nuage, l’école des sorcières. Les jeunes filles qui fréquentent Alféa apprennent à utiliser et à développer leurs pouvoirs magiques pour devenir des fées. Elles effectuent des « missions », soutenues par les garçons et luttent contre les sorcières qui incarnent les forces du mal.

Je parcours donc le livre mais Jennifer ne souhaite pas que je le lui lise. En plus de son livre, elle a apporté des images des fées : elle veut me faire deviner quelle jeune fille correspond à chaque prénom. Jennifer me demande également de désigner ma préférée, à l’exclusion de Bloom puisqu’elle-même l’a choisie. La séance suivante, Jennifer affiche un grand sourire et sort de son sac le boîtier du DVD du dessin animé ayant été diffusé en salle de cinéma, ainsi qu’une boîte contenant de petits objets à l’effigie des Winx : « c’est notre trésor » déclare-t-elle rayonnante. En l’espace de deux séances, j’ai la sensation d’être passée « de l’autre côté du miroir ». Je quitte en quelque sorte mon statut

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Quand la fiction fait écho à la réalité

Je fais en sorte que les séquences de visionnage soient plutôt courtes afin d’en faciliter la restitution orale par Jennifer. Je reformule son récit souvent décousu en insistant sur les étapes, sur le déroulement des événements. Jennifer montre une volonté croissante de se faire comprendre par son interlocuteur. De fait, elle se saisit de plus en plus des aides et gagne en intelligibilité. Je lui propose d’imaginer une alternative à l’histoire (« qu’aurait-il pu se passer si untel avait agi différemment ? »), d’exprimer son avis à propos d’une scène ou bien de s’imaginer dans un rôle (« si tu avais des pouvoirs magiques, quels seraient-ils ? »). Prendre de la distance, se détacher de l’histoire connue s’avère être une tâche très difficile pour Jennifer. Quant à projeter ses propres goûts ou désirs, elle n’y parvient pas car elle s’identifie totalement à Bloom, comme si cette héroïne de fiction était plus réelle qu’elle-même. La découverte du film et la mise en lien de celui-ci avec l’histoire de Jennifer m’ont permis de constituer des hypothèses sur cette proximité et de mettre du sens sur le fonctionnement de Jennifer.

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d’adulte faisant autorité pour celui de « compagne d’aventure » de Jennifer, adulte certes mais à distance différente, adulte avec qui l’on pourrait partager son monde imaginaire. « Notre trésor » prend place dans le dossier d’orthophonie de la fillette tandis que nous nous lançons dans la copie de la pochette du DVD à la demande de Jennifer ; il s’agit de Bloom enchantix c’est-à-dire du moment où elle utilise ses pouvoirs magiques : elle apparaît alors ailée et vêtue d’une mini-robe qui scintille... Durant ces séances où nous dessinons la jaquette, Jennifer évoque le dessin animé qu’elle visionne inlassablement : je lui suggère que nous le regardions ensemble et que nous en parlions.

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Le secret du royaume perdu évoque le moment où Bloom est sur le point de terminer son apprentissage de fée et d’obtenir son diplôme. Elle apprend qu’il existe peut-être un moyen de retrouver ses parents biologiques. En effet, seize ans auparavant, alors que Bloom était encore bébé, les plus puissants magiciens de la « dimension magique », dont faisaient partie ses parents, ont été vaincus par les forces du mal. Par conséquent le royaume de Domino s’est trouvé comme figé et avec lui son roi et sa reine qui n’étaient autres que les parents de Bloom. Leur fille a donc été élevée par des parents adoptifs. Bloom découvre comment pénétrer dans les profondeurs de la « dimension obscure », affronte des monstres et des sorcières puis parvient à délivrer ses parents royaux. Ils sont restés tels qu’ils étaient lors de leur disparition : jeunes, beaux et pleins de vie. Pour ce faire, Bloom est aidée de ses amis, les autres Winx et les garçons. Toutes les Winx ont un pouvoir différent. Bloom possède le pouvoir le plus puissant, celui de la flamme du dragon : elle peut faire apparaître ou disparaître le feu.

Il se trouve que Jennifer, alors qu’elle était toute petite, a connu un événement traumatique concernant le feu. Elle a été sauvée in extremis d’un incendie survenu pendant qu’elle dormait, aucun adulte n’étant présent dans l’appartement. Alors que le feu est omniprésent dans le discours de Jennifer, elle ne m’a jamais explicité le pouvoir de Bloom, sa capacité à le maîtriser. Jennifer évoque fréquemment le feu lorsqu’elle parle du soleil, du chauffage, de la cuisson des aliments, etc. De plus, elle est prise d’une peur panique lorsqu’elle aperçoit de la fumée sortant d’une cheminée, ce qui peut sembler dénué de sens si l’on ne sait pas ce qui lui est arrivé ou si l’on ne fait pas le lien. Lorsque, découvrant le pouvoir de Bloom, je fais remarquer à Jennifer qu’elle-même parle souvent de feu et qu’il doit être bien pratique de pouvoir l’allumer et l’éteindre à sa guise, elle reste bouche bée et semble penser pour la première fois le rapprochement entre sa peur et sa fascination pour Bloom. Elle finit par me dire « tu sais le feu ça fait peur des fois ». Je me garde bien de verbaliser un lien direct entre l’incendie auquel elle a été confrontée et notre travail car je considère que ce serait sortir de mon champ thérapeutique d’orthophoniste. Autrement, je prendrais le

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Ce travail n’a pas amené de changement aussi spectaculaire au niveau de la qualité d’expression de l’enfant que dans le cas de Manuela, toutefois il n’a pas été moins important car il a permis des avancées majeures sur d’autres plans. Il faut noter qu’il n’est pas intervenu au même moment de la prise en charge et que les objectifs visés n’étaient pas les mêmes. Suite à ce travail, Jennifer s’est détournée des Winx et il n’en a plus été question en séance. L’utilisation de la médiation présentée a joué un rôle clé dans notre relation ; elle a ouvert le champ des possibles pour la suite du travail. Elle a permis que Jennifer m’introduise dans sa bulle. Il semble que, prenant appui sur mon regard, porté sur son univers et donc sur elle, Jennifer ait perçu que je la considérais comme sujet ; elle a pu alors porter son regard sur elle-même et parler en son nom. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Nous regardons le dessin animé dans son intégralité, jusqu’au « happy end » de l’histoire de Bloom, la fée princesse. Lorsque je demande à Jennifer quel est son passage préféré, elle me répond que si je lui montrais à nouveau le dessin animé en vitesse rapide, elle pourrait faire un arrêt sur image et le choisir ! Je lui fais part de mon propre passage favori, elle est tout étonnée de pouvoir se le remémorer. Jennifer semble prendre conscience de sa faculté à penser les images sans les avoir sous les yeux.

C ERTAINES QUALITÉS DU FILM INDUISENT- ELLES LA RICHESSE DU TRAVAIL ? L’évocation de l’utilisation d’un DVD comme médiation au cœur de ces deux suivis très différents montre que le choix du film (ou du dessin animé) s’inscrit dans une logique de contenu des séances et est propre à chaque situation. On peut donc être interpellé par les similitudes entre les deux films présentés, et se demander si certains seraient préférables à d’autres pour être utilisés en orthophonie.

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risque de recueillir un matériel qui ne m’est pas destiné et peut-être de nuire à la mise en place ultérieure d’un autre type de suivi.

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Deux phénomènes de mode, avec de la magie et des amis

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Dans les deux cas présentés, il est question d’un univers de fiction ayant trait à la magie. Les héros sont des magiciens en devenir, dont le quotidien se déroule la majeure partie du temps à l’école, avec leurs amis. Ainsi, l’aspect magique crée une distance avec la réalité, à l’instar de la spatialité et de la temporalité des contes, tandis que l’aspect scolaire renvoie à une proximité, ce qui favorise les identifications. En outre, dans les deux histoires, on observe que le groupe de pairs apparaît au premier plan, au contraire de la famille chargée de l’éducation de l’enfant. Les parents réels, quant à eux, sont absents de la vie de celui-ci, morts dans le cas d’Harry Potter et figés dans le cas de Bloom, mais bien présents dans son esprit. Ils sont idéalisés et lui servent de modèle. Aussi ces histoires alimentent-elles chez l’enfant spectateur, au travers des processus d’identification, ses désirs de puissance (par le biais des pouvoirs magiques), de reconnaissance, ainsi que la construction de son roman familial. Le fait de trouver autant de points communs entre ces deux DVD est peut-être lié à de simples raisons commerciales : créée peu après le succès mondial d’Harry Potter, la série des Winx a sans doute tenté de surfer sur la même vague. Cependant, si l’on prend en compte leurs caractéristiques générales, on s’aperçoit qu’elles sont très répandues parmi les histoires ayant du succès auprès des enfants de la même tranche d’âge que Manuela et Jennifer, parce qu’elles correspondent à leurs questionnements. Un autre point commun relie les DVD des Winx et de Harry Potter : ce sont actuellement des phénomènes de mode, ce qui peut aussi présenter un intérêt dans notre travail. Comme cela est mis en avant par Manuela, s’intéresser aux héros du moment permet à certains enfants de trouver une place parmi leurs pairs et de s’inscrire dans une culture. La dynamique est la même que celle qui se joue avec les contes et autres histoires enfantines : on se reconnaît autour d’un socle commun. Ce sont les enfants qui ne partagent pas ce socle, par exemple certains

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enfants d’origine étrangère, qui nous sollicitent le plus pour les aider à s’inscrire dans les phénomènes de mode. Ils peuvent ressentir le besoin d’en passer par là avant de se tourner dans un second temps vers d’autres symboles culturels pour élargir leur horizon. Là encore, il n’est pas question de définir une ligne de suivi orthophonique spécifique aux enfants d’origine étrangère, ce qui serait aberrant, mais de prendre en compte ce qui est amené par chaque enfant et d’y répondre au mieux.

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Ayant relevé les similitudes entre les deux DVD, intéressons-nous maintenant à leurs différences. D’une part, l’un est un film tandis que l’autre est un dessin animé. On pourrait penser que le film amène plus facilement le spectateur à s’identifier aux personnages du fait de leur réalisme, mais ce n’est pas toujours le cas : preuve en est la facilité avec laquelle Jennifer se projette en Bloom. D’autre part, les deux DVD offrent une vision du monde très différente. L’univers des Winx est on ne peut plus manichéen. Tout n’y est que féerie. Les héroïnes sont toutes jeunes, belles, courtisées, elles incarnent un idéal et parviennent bien entendu à vaincre le mal. La souffrance n’existe pas dans le monde Magix et la mort elle-même est traitée de manière très particulière puisque les parents de Bloom sont « figés » : ils reviennent à la vie en pleine santé et ne gardent aucune séquelle de cet épisode ! Ils retrouvent Bloom devenue jeune fille, ce qui abolit quasiment la différence de génération. L’histoire s’achève dans une atmosphère de fête où tout le monde est heureux et s’entend à merveille. L’univers de Harry Potter au contraire est nuancé et plus réaliste. Le jeune héros évolue au fil de l’histoire et il en va de même de sa perception du monde qui l’entoure. Dans un premier temps, Harry quitte son oncle, sa tante et son cousin qui le briment depuis toujours pour intégrer l’école des sorciers : ce nouvel univers lui semble alors paradisiaque. Puis il découvre au fur et à mesure que le danger ne se trouve pas toujours où on le pressent, qu’il faut savoir faire confiance aux autres mais aussi s’en méfier et que les adultes qu’il avait idéalisés ne sont pas parfaits. Quand

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Manichéisme vs réalisme

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

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finalement l’univers de Harry bascule dans la guerre, rien n’est simple pour lui. La mort et la souffrance sont omniprésentes. Les choix qu’il doit faire ne s’imposent pas à lui comme des évidences, bien qu’il soit le héros. Il est souvent en proie aux doutes, il doit établir des priorités, faire des sacrifices, assumer les conséquences de ses actes. Harry suit son chemin, mûrit avec les épreuves et découvre que la frontière entre le bien et le mal est loin d’être définie avec netteté. Il apparaît que les caractéristiques du film ou dessin animé choisi (le scénario, les personnages, etc.) sont importantes car elles sont en lien avec des interrogations, des points d’accroche particuliers du patient. Il ne saurait en être autrement concernant cette approche. En revanche, la qualité du film en tant que tel importe peu. L’utilisation d’un film ou d’un dessin animé apparemment riche de contenu ne permet pas nécessairement d’en faire une médiation profitable et inversement. Ce n’est pas le support qui fait médiation mais la façon dont on l’utilise et en ce sens il n’a pas de valeur de médiation en lui-même. Par contre, les différents types de supports ne sont pas équivalents et se choisissent à partir d’un ensemble de critères dont les particularités par rapport aux autres supports de travail et selon le projet thérapeutique.

S PÉCIFICITÉS DU DVD UTILISÉ COMME MÉDIATION Dans le cadre de cette réflexion, nous nous centrerons sur le DVD comme support d’un film, d’un dessin animé ou d’un film d’animation, constitué d’un ensemble d’images dynamiques et de sons organisés au service d’un scénario, d’une histoire. Le sens est porté par toutes ces composantes. Comparé au livre, support d’histoire lui aussi, le DVD est d’accès plus direct et les images sont déjà présentes. Le livre, au contraire, est crypté : il exige pour mettre du sens non seulement que le lecteur le déchiffre, mais encore qu’il se construise ses propres images. Le film, lui, se déroule selon un rythme imposé et implique de prendre en compte des informations de différente nature (personnages, arrière-fond, dialogues,

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Ces images qui nous parlent... Parlons-en !

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L’originalité du film ou dessin animé réside essentiellement dans la mise en jeu d’images dynamiques. Dans notre quotidien les images sont omniprésentes ; elles représentent quelque chose de familier. Elles ne sont pas cantonnées à une sphère en particulier, elles traversent les espaces où évolue l’enfant, qu’il a parfois du mal à concilier. De plus le DVD, en général, n’est ni l’objet de l’adulte ni l’objet de l’enfant symboliquement. Ces caractéristiques jouent sur la relation enfant/adulte et sur la façon dont l’enfant va s’engager dans le travail. Des images pour une rencontre médiatisée

Dans le fonctionnement ordinaire, langage, pensée et image (qui rassemble ici la capacité à traiter de l’image externe et à produire de l’image interne) sont interdépendants et s’enrichissent mutuellement. Dans le cas de Manuela, ce cercle vertueux semblait plutôt cercle vicieux : les trois sphères témoignaient de ses difficultés au début de la prise en charge. Puis, l’aide apportée a permis de travailler sur les différents items et de s’appuyer sur le système pour inverser la tendance. Tandis que dans le cas de Jennifer, ce système en lui-même apparaissait dysfonctionnel. La fonction de traitement des images externes était surinvestie au détriment de la production d’images internes et du langage. Il s’agissait en l’occurrence de l’aider à trouver un nouvel équilibre. Il n’est pas rare de rencontrer, chez ceux atteints de troubles du langage, des patients qui privilégient la pensée en images et qui développent de véritables dons pour représenter par le dessin ou par le modelage. Cela peut permettre également d’excellentes performances dans certains jeux vidéo. On peut se demander si ce sont leurs troubles qui les amènent à

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bruits...) simultanément, ce qui n’est pas le cas du livre. Comparé à une histoire contée, le DVD se distingue là encore par l’utilisation des images avant tout, tandis que les deux « supports » se rejoignent sur la facilité d’accès. La présence du conteur, avec sa voix et son expressivité, en fait un mode de transmission d’une histoire plus accessible que le livre. Le film, le livre et le conte font donc appel à des modes d’appropriation différents, à des capacités différentes.

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Il n’existe pas deux individus qui perçoivent un film ou un dessin animé de la même manière, qu’il s’agisse de la compréhension de l’histoire, des émotions éprouvées, de ce que l’on en retient, etc. On relève toujours un écart entre l’intention de l’émetteur et la perception du récepteur. Cela est valable pour le langage, les sons et aussi pour les images constituant le film. Notre psychisme impacte notre appréhension, notre manière de recevoir ces informations, de façon consciente ou inconsciente. Cela apparaît très nettement chez Manuela comme chez Jennifer. Par conséquent, la verbalisation de ce qui est compris et éprouvé au cours du visionnage du DVD nous fournit de précieux renseignements sur le fonctionnement psychique de l’enfant avec lequel est intriqué le fonctionnement langagier. Ce dernier comprend ce qui est exprimé et la façon dont cela est exprimé. Le langage a, dans notre discipline, la particularité d’être moyen et finalité : il est à la fois notre outil de travail et notre objectif. Grâce aux informations recueillies, l’orthophoniste peut constituer des hypothèses de travail et adapter ses réponses et ses propositions. Parfois, cela ne fonctionne pas, il faut réajuster ses interventions. Mais le plus souvent, cela assure la dynamique du suivi. L’objectif n’est pas forcément que les hypothèses soient justes, mais plutôt qu’elles nous permettent de penser l’enfant et la relation avec lui. Un travail avec médiation implique un jeu relationnel triangulaire. On introduit un intermédiaire qui va permettre au patient de parler de lui et d’entendre parler de lui indirectement. Cela ne passe pas seulement par l’expression verbale, mais celle-ci demeure bien sûr la voie privilégiée en orthophonie. Les interventions de l’orthophoniste vont venir modifier le regard que porte l’enfant sur le DVD et surtout son regard sur lui-même regardant ce

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recourir à d’autres voies d’appréhension de leur environnement, ou si c’est cette prédilection pour l’image qui entraîne un manque d’investissement du langage. Dans tous les cas, le système évoqué précédemment dysfonctionne. Pour ces patients notamment, l’utilisation de films sous forme de DVD peut constituer un bon compromis entre l’abord de leurs difficultés et leur univers de prédilection, le monde de l’image, pour aller à leur rencontre.

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film (ou dessin animé). Le dialogue à propos du médiateur, ici le DVD, va amener l’enfant à comprendre et/ou transformer quelque chose de son fonctionnement et le resituer dans une perspective d’échange où le langage est au premier plan.

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Toute utilisation d’une médiation doit résulter d’un choix thérapeutique. Films et dessins animés offrent des possibilités de travail liées à leurs caractéristiques de forme, notamment la présence d’images dynamiques, et de contenu. Ainsi, leurs spécificités en font un outil intéressant qui peut permettre d’aborder le langage dans ses différents aspects. Cependant, ce n’est pas tant le support qui importe que ce que l’on en fait, et c’est bien là que se joue la médiation. À partir du moment où le travail mis en œuvre autour du DVD est pensé, et que l’enfant en tire bénéfice selon les objectifs visés, on peut considérer que le DVD a tout à fait sa place dans le soin du langage.

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Penser la place du DVD dans le soin

Quand la psychopédagogie s’appuie sur les contes Évelyne Lévy

L

PETIT CHAPERON ROUGE, une petite fille charmante « innocente » qui est avalée par un loup... C’est là, une image qui s’inscrit d’elle-même d’une façon indélébile dans l’esprit. E

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« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

C’est au XVIIe siècle que Charles Perrault la transcrit dans les Contes de Ma Mère l’Oye. La plus populaire est celle des frères Grimm, en Allemagne, un siècle plus tard, avec un dénouement moins cruel. Le Petit Chaperon rouge et sa grand-mère reviennent à la vie et le loup a le châtiment qu’il mérite. Les enfants d’aujourd’hui comme ceux d’hier ne se lassent pas d’écouter et de réécouter ces contes de tradition orale qui se sont transmis de génération en génération, reconnus par tous, toutes origines et milieux confondus. Depuis, des versions ont fleuri en France et dans tous les coins du monde.

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Chapitre 6

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

Au Centre Claude Bernard, je reçois, individuellement, des enfants d’école élémentaire (de 7 à 11 ans), qui ont des difficultés relationnelles, qui manquent d’autonomie, de confiance en eux et de motivation face aux apprentissages. Ils sont en échec, principalement, pour tout ce qui concerne la maîtrise du langage oral et écrit. La plupart sont adressés par les écoles.

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Il y a toujours un moment où l’enfant (quel que soit son âge) soit sur son initiative soit sur ma proposition, s’approche de ces livres et, très souvent, après un bref coup d’œil, il se précipite sur l’un ou l’autre de ces contes. C’est l’occasion que je saisis pour introduire le rituel de lecture d’une de ces versions. Nous allons nous intéresser plus particulièrement à celles du Petit Chaperon rouge... Pourquoi le Petit Chaperon rouge ?

Quel enfant n’a pas entendu sa mère, sa grand-mère et de nos jours son arrière-grand-mère lui raconter ce conte. Chacun possède au moins un album, une cassette, un DVD... Le cinéma et la publicité s’en sont emparés ! Les enfants y retrouvent un lien familier avec la famille ou l’école. D’autre part, cette histoire met en scène les préoccupations des jeunes enfants qu’ils pourront mettre à distance pour se construire un monde intérieur moins effrayant : ! ! ! !

les origines, les dangers de la vie, la peur de la dévoration et la disparition du monde, comment quitter les siens,

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Dans le bureau, il y a des bacs à livres (à disposition) qui contiennent des albums des différentes versions du Chaperon rouge et des Trois Petits Cochons.

« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

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principe de plaisir et principe de réalité.

Ce sont les peurs qui envahissent le monde intérieur de l’enfant, qui génèrent des blocages et entraînent, comme le dit Serge Boimare « un empêchement de penser1 ».

L INE -R OSE , « L E P ETIT C HAPERON ROUGE APPELLE UN TAXI » Voici l’histoire du Petit Chaperon rouge de Line-Rose telle qu’elle s’en souvient. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Les versions de ce conte proposent des variantes aussi bien dans le texte que dans les illustrations. Elles sont anglaises, américaines, espagnoles, portugaises, chinoises, tchèques, berbères, etc. Toutes s’inspirent de textes originaux de la tradition orale (contes du XVIIe siècle recueillis dans les provinces françaises) et des contes de Grimm (pour la plupart) tout en y apportant des éléments nouveaux.

Elle a 8 ans, elle redouble son CE1. Elle est adressée par l’école. Ses parents sont d’origine asiatique, ils ne maîtrisent pas la langue française (orale et écrite). À la maison, on parle mandarin. Line-Rose a une mauvaise image d’elle-même. Elle ne donne pas de sens aux apprentissages. Elle s’exprime plutôt correctement à l’oral mais elle a des problèmes de lecture et de compréhension, dus en grande partie à des difficultés de langue. Cela entraîne un manque de confiance et un manque d’autonomie.

1. Serge Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 2004.

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Ces récits, qui foisonnent de ressources inépuisables, vont créer un environnement favorable à des situations de réussite face aux apprentissages. Ils sont une passerelle pour entrer dans le monde de la lecture et du langage écrit.

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

C’est moi qui lui propose le conte du Petit Chaperon rouge. Elle le connaît : il y a des « dames » qui le lisent à la bibliothèque.

La structure du récit est en place : Line-Rose a respecté l’ordre chronologique. Il faudra travailler la syntaxe et probablement la ponctuation. Elle doit aussi améliorer la lecture et devenir lectrice c’est-à-dire : donner du sens à tous ces écrits. "

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La maman du Petit Chaperon rouge a donné une galette à Petit Chaperon rouge et une tartine pour sa grand-mère qui est malade et le Petit Chaperon rouge elle est passée vers la forêt après y avait le loup, après le loup il dit : « pourquoi t’es là ? » Après Petit Chaperon rouge répond : « parce que je vais rapporter une galette et la tartine à ma grand-mère ». Après le loup il a dit : « il faut pas aller toute seule à la forêt ». Après Chaperon Rouge est partie ramener la galette et la tartine pour sa grand-mère. Après le loup il a pris des raccourcis pour aller dans la maison de la grand-mère, il a mangé la grand-mère et après il s’est déguisé à la grand-mère. Après Petit Chaperon rouge a frappé à la porte. Après Petit Chaperon rouge dit : « Grand-mère je t’ai apporté une galette et une tartine. » Après Chaperon Rouge dit : « pourquoi t’as un grand nez ? » Après le loup dit : « c’est pour mieux respirer » Petit Chaperon rouge dit : « pourquoi t’as des grandes oreilles ? » Le loup dit : « c’est pour mieux entendre » Petit Chaperon rouge dit : « pourquoi ta voix est aussi grave ? » Le loup dit : « c’est pour mieux te manger » Le loup a mangé le Petit Chaperon rouge, après il a mangé les gâteaux.

La lecture du conte...

C’est moi qui lis, ou bien Line-Rose quand je le lui propose, ou bien nous faisons les dialogues à deux voix. Petit à petit, c’est elle qui demande à lire. Après lecture de plusieurs versions, Line-Rose va s’intéresser plus particulièrement à l’une d’entre elles : Le Petit Chaperon rouge a des soucis1 . Line-Rose ne connaît pas le sens du mot souci. Une recherche dans le dictionnaire s’impose. Elle connaît le synonyme : préoccupation. 1. Anne-Sophie de Montsabert et Géraldine Alibeu, Le Petit Chaperon rouge a des soucis, Albin Michel Jeunesse, 2004.

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Elle raconte et j’écris (il s’agit des toutes premières séances) :

« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

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Le Petit Chaperon rouge a décidément bien des soucis. Alors qu’elle part chez sa grand-mère malade lui apporter une galette et un petit pot de beurre, une bande d’enfants se jette sur elle en criant : « le père Noël ! Le père Noël ! »

Les deux couleurs, rouge et vert, évoquent un souvenir personnel et familial. Elle parle longuement des membres de sa famille... « C’est comme le mariage, avant la robe était rouge maintenant c’est blanc. Avant la mère de ma mère, elle avait une robe rouge de mariage. J’ai deux grands-mères, une c’est à mon père, un c’est à ma mère. Les grandsmères sont vivantes mais loin [grands-parents restés au Vietnam]. Le grand-père est déjà venu à Paris. Il m’avait acheté un jouet quand j’étais au CE1. » C’est alors qu’elle demande à faire un livre pour écrire sa version.

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Nous sommes quelques mois après le début des séances.

Réécriture et illustration de sa propre version

Line-Rose peut s’appuyer sur sa pensée pour relancer le désir d’apprendre. Elle a saisi le lien entre le langage oral et le langage écrit. Elle n’a plus peur d’écrire, elle a envie d’écrire. L’enfant se sent valorisé, il reprend confiance en ses capacités et va pouvoir mettre en mouvement ses compétences. Dans la version qu’il a créée, petit à petit l’enfant se construit une nouvelle identité, il a réorganisé sa pensée pour une résolution qui le concerne... et qu’il choisit ; l’enfant imagine un nouveau titre, il s’identifie à un héros, il perçoit le sens caché. Line-Rose, elle, est en train de s’approprier l’histoire. Elle a choisi pour titre à sa version « Le Petit Chaperon rouge appelle un taxi », c’est ce

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Elle a beau expliquer qu’ils se trompent, personne ne veut la croire ! Même le loup qui passe par là refuse de la manger. Déçue, le Petit Chaperon rouge rentre chez elle. Elle s’habille tout en vert. Au moins on ne la confondra pas avec le père Noël. Hélas quand elle arrive, les enfants se mettent à crier : « Peter Pan ! Peter Pan ! »

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Le Petit Chaperon rouge apporte une galette et un petit pot de beurre. La mère du Petit Chaperon rouge dit d’apporter le panier. Le Petit Chaperon rouge appelle un taxi. Elle dit : « Taxi ! Venez m’accompagner taxi ! » Un taxi arrive, le Petit Chaperon rouge entre dans la voiture. Le chauffeur dit « où veux-tu aller ? » Le Petit Chaperon rouge dit : « je voudrais aller chez ma grand-mère ». Il dit : « où ça ? » « Bah ! Chez ma grand-mère ! » Le chauffeur dit : « c’est quoi l’adresse de ta grand-mère ? » « C’est la tour 142 » dit le Petit Chaperon rouge. Il dit : « Ah !!! D’accord. » Le chauffeur la ramène. Le Petit Chaperon rouge voit le loup. Le loup voit aussi Le Petit Chaperon rouge. Il crie : « AAAAAA !!!!!!!! » Le Petit Chaperon rouge rit. Le chauffeur dit : « tu es arrivée, tu dois payer ! » - Mais, je n’ai pas d’argent. » Le Petit Chaperon rouge s’enfuit, le chauffeur va lui taper les fesses... Aïe !!!!!! Elle s’enfuit, elle ouvre la porte, elle va dans l’ascenseur et appuie vite à l’étage 25 et appuie sur la sonnette. La grand-mère ouvre la porte, elle donne son panier : « on va manger ensemble ? - Oui, mamie » Fin, avec un point final, signée d’un morceau de son prénom comme un pseudo.

Ce travail s’est poursuivi en CE2. Le « livre » est confectionné à l’aide de feuilles cartonnées de 21 cm ! 27 cm, rouges. Il y a une page de garde et une quatrième de couverture, le tout à sa demande. J’ai reproduit exactement la mise en page imaginée par Line-Rose pour son texte où alternent du bleu et du rouge chaque fois que l’interlocuteur change. C’est elle qui a demandé à vérifier l’orthographe avec mon aide, ce qu’elle faisait déjà d’elle-même en s’aidant du texte du livre. Elle s’est approprié l’histoire, tout en gardant le fil conducteur de l’histoire initiale, en y ajoutant des ingrédients personnels et humoristiques. Elle a fait ce travail avec enthousiasme. Elle a réinvesti les apprentissages en classe. Lecture et compréhension se sont améliorées. Elle est passée au CM1 avec appréhension mais plus solide puisqu’elle a fait la demande d’arrêter sa prise en charge.

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que l’image de la couverture lui a suggéré. Voici l’histoire telle qu’elle l’a réécrite (c’est elle qui a introduit la ponctuation).

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Line-Rose, 8 ans

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Cette évocation de la famille a-t-elle permis à Line-Rose de mettre à distance ses soucis et d’élaborer à son tour sa propre version en fonction de son « histoire » ? C’est probable, car la notion de manque d’argent est réelle, raison pour laquelle les grands-parents sont restés au pays.

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À la lecture des différentes versions du même conte, l’enfant peut adopter l’un ou l’autre des points de vue proposés, qui coïncident ou pas à la manière dont les parents eux-mêmes ou l’école ont raconté l’histoire... À propos du conte de Grimm, Marie, une autre enfant du Centre, aura cette réflexion : « le bûcheron opère le loup, c’est comme une césarienne ». Morale du conte : « les jeunes filles ne doivent pas parler à des inconnus, ça peut être dangereux ». C’est elle-même qui se fait la morale : « elle doit être obéissante ». Les enfants perçoivent la mise en garde sous-tendue dans ce conte. L’histoire dans l’histoire : ce Chaperon-là est vert1 : c’est une fille très sympathique et courageuse. Elle n’a qu’une ennemie cette sale menteuse de Petit Chaperon rouge. Valérie : « il ne faut pas mentir parce que sinon, on ne croit plus les enfants. » L’histoire détournée : le Chaperon vert2 , plus malin que le Chaperon rouge, qui saura gruger le loup qui regrette les enfants naïfs d’autrefois, etc. Marianne : « dans les autres histoires les enfants se font piéger par le loup. La fille, elle est maligne, c’est le loup qui est piégé, les enfants de maintenant sont plus futés. » L’histoire du loup devenu vendeur de pizzas3 . Sophia : « au lieu de manger les enfants, mange plutôt des pizzas ». « Plutôt que d’écouter le loup, écoute plutôt ta maman »

C’est l’occasion pour l’enfant de mettre à distance ses peurs. Le loup qui représente le « mal » va « se faire avoir » par l’enfant. L’enfant 1. Grégoire Solotareff et Nadja, Le Petit Chaperon vert, L’école des loisirs, 1990. 2. Cami et Chantal Cazin, Le Petit Chaperon vert, Flammarion, 1998. 3. Jean Claverie, Le Petit Chaperon rouge, Albin Michel, 1994.

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Chaque nouvelle version nourrit la dynamique pour apprendre

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s’aperçoit alors qu’avec de la réflexion on peut surmonter les obstacles. Le conte sert de pont entre son imaginaire et la réalité. En même temps qu’il écrit, l’enfant apporte des éléments originaux, tout en s’appuyant sur ces différentes versions.

C LÉMENTINE , C LAUDIA , P IERROT

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ET LEURS CHAPERONS Voici deux versions imaginées par deux petites filles, toutes deux au CM1 quand commence cette aventure, suite au même travail que celui proposé à Line-Rose. Nous allons retrouver tous les ingrédients de l’histoire originale, tout en découvrant des éléments nouveaux inventés par l’enfant qui est allé à la rencontre de son monde interne. Il reconstruit sa personnalité, en même temps qu’il respecte le fil conducteur de l’histoire. "

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L’enfant aura perçu au travers des différentes versions que le conte est un genre littéraire qui comporte ses lois, ses conventions, son code linguistique. Qu’il existe une logique, un ordre chronologique. C’est à ce moment que peut se poser la question de l’orthographe. Les mots aussi ont leur origine et leur histoire...

Clémentine, « Le loup et l’enfant »

Clémentine a 10 ans, elle est au CM1 dans une classe à double niveau (CM1-CM2) avec un maître. Ses parents sont d’origine chinoise. Ils ne maîtrisent pas la langue française. À la maison, on parle cantonais.

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Si l’enfant a libéré sa pensée, on peut imaginer qu’il va profiter des enseignements de la classe et les questionnements lors des séances vont venir compléter ce qu’il apprend. Il devrait pouvoir être en mesure de réinvestir les apprentissages tels qu’on les propose à l’école.

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Lors du bilan, elle insiste sur sa difficulté à comprendre, à apprendre et à mémoriser. Elle déchiffre à toute allure et de manière hachée. Elle écorche les mots, mêmes simples, qu’elle égrène comme une litanie. Elle n’est pas lectrice. Elle n’a pas de démarches de recherche, elle a un champ lexical limité ce qui entrave la compréhension et la mise en œuvre de manière globale. Elle commence une tâche et la réalisation se détériore en cours de route. L’orthographe est anarchique. Clémentine ne donne pas de sens au code écrit. Elle voudrait réussir mais n’y arrive pas. Elle semble empêchée de comprendre par une impossibilité à mettre des images sur les mots. Elle souhaite être aidée. Il lui faut un travail structurant qui lui permettra de prendre confiance en elle, de mettre à distance et d’élaborer ses préoccupations intérieures. Il lui faut parallèlement un travail tourné vers la maîtrise de la langue orale et écrite. C’est ce que propose la psychopédagogie, thérapie à médiation. Je propose donc à Clémentine l’histoire du Petit Chaperon rouge. Cette histoire va lui permettre de mettre ses peurs à distance : sur le plan affectif, Clémentine fait tout dans l’agitation ; elle parle fort, a des gestes désordonnés et fait des commentaires hors propos. Cela traduit une anxiété. La peur de ne pas savoir. Sur le plan des apprentissages, la répétition de la lecture des versions va créer un dynamisme pour apprendre. Ces deux plans combinés devraient lui donner accès au désir d’apprendre et à la compréhension. Dès la deuxième séance, je lui demande si elle connaît cette histoire. Clémentine s’y engouffre avec enthousiasme. Elle ne veut pas écrire, elle exprime clairement sa peur de mal faire. Je lui propose de la dire comme elle s’en souvient. C’est moi qui écris. Elle s’en souvient pour l’avoir jouer en pièce de théâtre au CE1 ou CE2.

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Clémentine a redoublé le CP parce « qu’elle n’avait rien compris ». Elle communique aisément et maîtrise la langue orale avec un léger accent. La syntaxe n’est pas toujours correcte.

« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

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Elle interfère souvent en se demandant si c’est bien comme ça ? Elle n’est pas sûre d’elle. Je lui dis que nous lirons la version de Perrault pour comparer.

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Elle est tout de suite attirée par les illustrations et fait le projet de faire, elle aussi, une illustration. J’insiste pour lui montrer que ce sera bien la sienne.

Clémentine, 10 ans

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La fin de son histoire est accompagnée de gestes et de paroles : quand la fille a coupé le ventre du loup avec le couteau de la galette, qui me font penser à un accouchement. Elle confirme en me parlant de césarienne. C’est comme ça qu’elle est née : après, ma mère, elle était en miettes.

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La lecture est déjà en progrès, même si Clémentine a tendance à la précipitation et ne respecte pas la ponctuation. Au cours des séances, Clémentine se souvient bien du contenu et du projet de la séance précédente, qu’elle a, elle-même, organisée. Elle est très concentrée sur son dessin et reprend à plusieurs reprises l’idée que c’est sa façon à elle de dessiner. Elle commente son dessin : « J’aime bien que le bonnet soit sur le dos ».

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Elle choisit capuchon. C’est l’occasion de passer en revue les différentes sortes de chapeaux (vocabulaire). Je lui demande pourquoi elle a représenté la petite fille qui fait un clin d’œil au loup : « Parce que c’est rigolo. Elle a peur du loup mais là, elle a pas peur. C’est comme celle d’Éric Battut » (la version illustrée du conte de Perrault1 ). Elle s’identifie à cette petite fille du livre qui, pour elle, n’a pas peur : « Moi, ma manière pour ses mains c’est comme ça. » Cela est dit de manière très affirmative. Elle observe son dessin : « on dirait que ils sont habillés pareil. Ses habits ils sont pour un petit » (allusion à la petite enfance ?). « Là, il se dit miam miam ». « Le chaperon rouge dit : je serai en retard pour voir grand-mère. » Je lui propose de donner un titre à son dessin. Après réflexion, elle déclare : « Le loup et l’enfant » (nouvelle identification). En quelques séances, Clémentine s’est approprié l’histoire et s’est affirmée (moi, ma manière) : son graphisme (écriture) qui était celui d’un élève de grande section s’est transformé. Les quelques mots écrits sont segmentés et mieux orthographiés. Elle a accepté d’écrire.

1. C. Perrault, Le Petit Chaperon rouge, Éditions bilboquet, 1998 (illustré par E. Battut).

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Je propose plutôt « capuchon ou capuche ».

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« Le petit Chaperon Rouge1 »

Clémentine a déjà choisi la version suivante, qui représente un loup très effrayant sur la couverture.

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Elle aime dessiner et elle sent que, tout en respectant la consigne, elle peut inventer la représentation à sa manière, sans s’éloigner du récit initial. Elle a introduit un élément original (le clin d’œil). Elle est autorisée à le faire. Elle a trouvé un cadre structurant. Elle sent une écoute bienveillante et une reconnaissance de ses capacités.

L’histoire est détournée dans notre monde moderne : l’arrière-arrièrearrière-petite-fille du bûcheron de la fameuse histoire du Chaperon Rouge, Mama Gina, vend des pizzas. C’est une pizza avec un coulis de tomate que la petite fille doit apporter à sa grand-mère. Mama Gina a gardé précieusement la hache de son grand-père avec laquelle elle va délivrer la grand-mère et sa petite fille... Le loup, repenti, deviendra marchand de pizzas... Clémentine, qui a particulièrement apprécié cette version, dira : « le Petit Chaperon rouge, on dit que c’est débile, mais ça parle de nousmêmes. C’est dangereux de sortir sans nos parents. Les loups, les Méchants, ce sont des personnes. » Le dénouement l’a fait beaucoup rire. Voilà un loup devenu inoffensif. Des changements sont possibles. La peur s’est transformée en rire. Clémentine est passée au CM2, elle réinvestit les apprentissages. Le passage à l’écrit s’est amélioré. Le doute orthographique demeure présent, 1. Jean Claverie, Le Petit Chaperon rouge, Albin Michel Jeunesse, 1994

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Clémentine a pu faire référence à une histoire familière ; elle retrouve un lien et une expérience probablement positive d’une pièce de théâtre à l’école, ce qui l’a mise dans une situation de réussite et de sécurité. Le Chaperon de son dessin n’a pas peur du loup. Elle est allée à la rencontre de son monde intérieur et s’est appuyée sur cette histoire pour se reconstituer un monde moins effrayant : la peur de ne pas savoir lire ou écrire.

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mais elle cherche à faire de son mieux. Elle écrit désormais sa propre version, intitulée : « Le Petit Chaperon jaune et ses frères ». Elle a un frère aîné avec lequel elle a des difficultés relationnelles. L’histoire est en cours d’élaboration. Elle a intégré la structure du récit, la syntaxe et le doute orthographique.

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Claudia, 9 ans, est en CM1. Elle est d’origine espagnole. C’est une petite fille au visage doux et timide. Elle est souvent triste et découragée. Elle a été scolarisée deux années en Espagne (en maternelle). À son retour en France, elle a intégré une grande section, l’école a conseillé de ne plus parler espagnol. Un déménagement a conduit à un changement d’école (CP-CE1). Elle situe sa difficulté au niveau de la compréhension de la langue. Elle n’aime pas le français, et parle espagnol avec ses deux parents. Malgré tout, Claudia communique volontiers. Elle s’exprime dans un langage correct, avec un vocabulaire approprié. Sa lecture orale est laborieuse : elle s’essouffle, fait des inversions. Elle dit n’avoir pas compris et s’en attriste. C’est la même chose en classe. Elle a peur de mal lire. Claudia n’a pas de méthodes de recherche pour répondre à des questions concernant le texte. Elle est bloquée pour tout ce qui concerne la langue écrite. Expression écrite, grammaire et orthographe ne sont pas intégrées, au point qu’elle ne peut pas écrire. La situation d’évaluation entraîne des blocages dès qu’il s’agit de la langue française. Elle est tendue et résignée. Elle a une inhibition de la pensée qui l’empêche de raisonner et de réussir. Elle manque de confiance en elle. Le Petit Chaperon rouge va venir sauver Claudia, qui connaît cette histoire en espagnol. Je possède une version espagnole du conte, traduite

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Claudia, les trois Chaperons bleu, blanc, rouge et le fou

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Claudia, 9 ans

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en français, dont le titre original est « La Caputxeta Vermella1 ». Claudia la connaît.

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Il était une fois trois jumelles : Chaperon Bleu, Chaperon Blanc et Chaperon Rouge. Un jour, pendant qu’elles étaient en train de jouer dehors, leur mère les appelle et leur dit : « Vous devez aller chez votre cousine qui a la varicelle. Pourquoi Pour lui apporter de la soupe. -? Et pourquoi de la soupe, pourquoi pas de la galette et un petit pot de beurre ? Parce que vous savez bien qu’elle ne peut pas manger de la galette parce qu’elle n’a pas de dents Et pourquoi pas le beurre Parce qu’elle fait un régime... Ah ! Ah ! Ah ! un régime ! Bon, arrêtez de vous moquer et allez lui apporter la soupe avant qu’elle refroidisse. D’accord. À plus tard ! Ah ! Les enfants... Méfiez-vous du fou » Une minute après, elles virent le fou... et le fou leur dit : « Bonjour Bonjour Puis-je savoir où vous allez ? Nous allons chez notre cousine. Prenez ce chemin, il est plus court... D’accord, merci beaucoup... au revoir Au revoir... » Une des jumelles dit : « Il a cru qu’il nous a eues... allez courez ! Il faut arriver avant le fou ! Elles coururent, elles coururent mais, mince ! Le fou est arrivé avant elles. Une des jumelles dit : « Dépêchez-vous, il faut aller le tuer avant qu’il mange notre cousine Allez dépêchez-vous !

1. Pau Estrada, Francesca Boada, Le Petit Chaperon rouge, Éditions Épigones, 1995.

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Je me souviens de cet interdit, en maternelle, de parler sa langue et je lui propose de faire la traduction orale, en espagnol, de cette version. Elle s’en acquitte avec grand plaisir et ce sera le point de départ du travail plus systématique de lecture des différentes versions. Ce travail s’est déroulé sur une année scolaire à raison d’une séance par semaine. Le processus, je l’ai décrit avec Clémentine, aussi je me contenterai ici de restituer la version inventée par Claudia.

FIN

Claudia a gardé ici le fil conducteur, sans s’éloigner du récit initial. Elle a introduit des éléments originaux : le titre est différent, ainsi que les héroïnes, au nombre de trois.

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Claudia a surmonté sa peur de la page blanche. Le conte a servi de passerelle entre son imaginaire et la réalité. Le message original s’est métamorphosé. Elle a introduit des éléments très personnels, sans toutefois altérer le conte original. On trouve des inventions humoristiques. Aujourd’hui, Claudia aime écrire et elle en est fière. Reste à améliorer l’orthographe, la syntaxe et le vocabulaire, ce qui fera partie de la deuxième étape du travail de cette année, alors que Claudia est en CM2. "

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Une des jumelles dit : « Mais s’il mange notre cousine, il aura mal au ventre... » La troisième jumelle dit : « Attendez, mais si notre cousine est amoureuse du fou, comme dans le Petit Chaperon rouge, du dessin animé... - Tu as raison, on va les laisser tranquilles et elles tirèrent la chevillette et la bobinette chût. Elles rentrèrent et dirent : « cousine, tu es contente de nous ? Le fou est amoureux de toi. Nonnnnnnnnnnnnn ! Je suis amoureuse de son cousin. - Oh ! Oh ! Et la cousine des trois jumelles se maria avec le cousin du fou et ils eurent beaucoup de fous. Et le fou devint l’ami des jumelles.

Pierrot, « Le Petit Chaperon ceinture rouge de karaté »

Voici, pour finir, un divertissement drolatique écrit par un garçon, ce qui est rare. Pierrot refusait toute trace écrite depuis le début de sa scolarité. En CM1 et CM2, cela est devenu insupportable pour l’enseignant de la classe qui ne pouvait pas évaluer ses connaissances. Le travail de psychopédagogie s’est étalé sur quelques années, à l’aide d’autres médiations culturelles : Les métamorphoses d’Ovide, Les contes

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« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

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de la Bécasse de Maupassant, avec pour objectif d’apprivoiser Pierrot à l’écriture. À la fin de ce travail, il voulait devenir écrivain... Il a écrit ce conte, très vite après s’être intéressé à une des versions trouvée dans le bac à livres. La situation initiale correspond à la réalité. Il est élevé par sa grand-mère et rejoint sa mère au moment des vacances.

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Il était une fois, à côté d’une grande forêt, une petite maison. De l’autre côté de la forêt, il y avait une ville. Dans la petite maison, il y avait un petit garçon, sa maman et une grand-mère. Un jour, le petit garçon alla faire les courses. En chemin, il rencontre un loup : - « Où vas-tu comme ça, lui demande le loup ? ». - Je vais acheter du gruyère, des pâtes et du jus de tomate, en ville. - Pourquoi ? - Oh non, pour rien... Et le loup s’en alla. - C’est louche, je vais le suivre... » Le loup s’était caché derrière la maison. Pensant qu’il voulait lui faire une farce, il repartit faire les courses. On surnommait ce garçon, le Petit Chaperon rouge car il était ceinture rouge de karaté. Quand il rentra, il retrouva le loup (il avait pris du bide), et comprit immédiatement qu’il avait mangé ses parents. Il lui donna alors un gros coup de poing dans le ventre et lui fit cracher sa mère, sa grand-mère et le marché de la semaine qu’il avait aussi mangé. Il l’obligea même à devenir un chien de garde et ils vécurent heureux (sauf le loup).

Pour conclure...

Les trois premiers exemples cités sont des filles. Sans avoir fait de véritables statistiques, je peux dire qu’au fil des années, et selon mon expérience, l’histoire du Petit Chaperon rouge attire plus les filles que les garçons, qui iront plus spontanément vers les Trois Petits Cochons. Elles sont toutes les trois d’origine étrangère et connaissent bien cette histoire. Elles en ont eu connaissance soit dans leur famille soit à l’école. Elles en ont gardé un souvenir positif. Toutes les trois ont eu les mêmes

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Le Petit Chaperon rouge, Pierrot (11 ans)

« Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

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difficultés : la non-maîtrise de la langue française, orale et écrite, et un blocage massif face à la situation d’expression écrite.

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Ce sont les enfants eux-mêmes qui le demandent. Ils perçoivent qu’ils peuvent passer à « autre chose »... Ils sont capables de parler de l’auteur, de donner un point de vue sur le contenu et sur le style. Ils ont développé leur imaginaire et leur esprit critique.

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La médiation de ce conte a permis à chacune d’elles de remettre en mouvement leurs capacités intellectuelles. La fabrication du « livre » leur a permis de s’approprier le savoir contenu dans les livres. Elles ont découvert le plaisir de lire et trouvé le désir d’apprendre. Elles ont réussi à réinvestir ce travail à l’école qui reste le lieu privilégié des apprentissages. Le conte a servi de tremplin pour investir d’autres lectures.

Chapitre 7

Catherine Thibaud Privat

P

par ses parents, suivie par son frère de deux ans son cadet, une fillette aux yeux hagards entra, un matin, dans mon bureau du CMPP : RÉCÉDÉE

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Quand la psychopédagogie s’appuie sur le jeu

« Bonjour, la psychologue nous a dit de vous voir pour notre fille qui parle mal. Quand elle était dans mon ventre elle a attrapé le « mauvais œil » à cause de moi... Vous comprenez ? » me lança d’emblée la mère, les larmes aux yeux. C’est ainsi que commença une aventure touchante et inattendue.

R ENCONTRE ... Envoyée quelques mois plus tôt par l’école (moyenne section de maternelle) au CMPP, pour un retard global des acquisitions et de graves difficultés de compréhension, Binta était aussi suivie dans un hôpital

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Binta, à la découverte de soi

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Peu de temps après l’arrivée de Binta au Centre, un bilan a été pratiqué à l’hôpital. Il a été noté que c’était une fillette de 4 ans et 4 mois, de bon contact, souriante et coopérante. Volubile, son expression se limitait à un jargon aux mots particulièrement déformés. Il existait un trouble massif de la compréhension verbale. Au test Brunet Lézine 2e âge, elle obtenait un âge mental de 3 ans, soit un Quotient de Développement de 69. Elle présentait d’importantes difficultés visuo-constructives et praxiques. Le graphisme comme le langage correspondait à 3 ans. L’évaluation neuropsychologique mettait donc en évidence un retard global du développement psychomoteur, ainsi qu’un trouble langagier massif versant expressif et réceptif. L’hôpital proposait alors un maintien en moyenne section, avec probablement, une orientation en fin de maternelle vers une institution spécialisée. Lors du bilan orthophonique que j’ai pratiqué suite à notre première rencontre, j’ai pu remarquer que Binta possédait tous les phonèmes. Cependant, spontanément, elle jargonnait d’une voix étrange, « d’outretombe ». Écholalique, elle répétait, de façon très simplifiée, agrammatique, toutes les questions que je lui proposais, en me regardant bizarrement. Par contre elle aimait jouer, manipuler, agencer personnages et objets... Rester seule avec l’adulte ne l’ennuyait pas du tout et les éclats de rire étaient fréquents. C’est au cours d’une réunion de synthèse que la consultante a présenté Binta. La psychomotricienne et moi-même avons présenté nos bilans respectifs. Une longue discussion avec l’équipe s’en est suivie. Devant la gravité du tableau, il a été décidé qu’en plus d’un suivi en orthophonie, Binta bénéficierait d’un travail avec une psychomotricienne, et participerait à un groupe contes mères-enfants (il s’était avéré que les relations mère-fille étaient tendues, la mère ne sachant comment « gérer » sa fille).

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parisien par le service de neuropédiatrie, avec qui le Centre restera en contacts réguliers. En effet, suite à des difficultés post-natales, il y avait eu suspicion de troubles d’origine organique.

Binta, à la découverte de soi

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Je ne rapporterai ici que la rencontre entre une fillette « perdue » et une orthophoniste à sa recherche.

C OLÈRES , BOUDERIES ET JOIES DE L ’ ÉCHANGE ...

Nous avons beaucoup sauté, dansé en soufflant, en émettant des lallations variées, en chantant et en riant. Après plusieurs mois de ce régime enjoué et sautillant, sa voix s’est adoucie, devenant chantante ! Elle a commencé à répéter des mots, mais les phrases restaient jargonnées, inintelligibles, provoquant chez elle de grosses colères et d’importantes bouderies, car Binta n’acceptait pas d’être « incomprise » et de ne pas réussir ce qui lui était demandé. Omnipotente, elle supportait mal de ne pas maîtriser ce qu’elle souhaitait, ce qui donnait l’impression qu’elle comprenait uniquement ce qu’elle voulait (ou était-ce ce qu’elle pouvait ?) © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Ce qui m’a d’abord déstabilisée fut donc sa voix, d’une raucité un peu effrayante et ses yeux, qui pouvaient me regarder sans me voir... Elle me faisait penser à un petit animal désemparé !

Assez vite, il m’est apparu qu’elle manipulait correctement les notions telles que les couleurs, la comptine numérique jusqu’à 5, quelques repères spatiaux... Elle était capable de jouer avec les mots proposés en séances, tant qu’ils lui semblaient accessibles, mais face à la moindre difficulté elle se fermait, voire pleurait face à ce qu’elle vivait comme une intolérable impuissance. Ce qu’elle disait spontanément restait incompréhensible, de ce fait elle était souvent silencieuse, ce qui provoquait des relations compliquées à l’école. À la maison, ses parents disaient la comprendre, « à force » ! C’était toujours avec plaisir que nous nous retrouvions pour chanter, assembler, construire et détruire d’abord avec de nombreuses onomatopées, ensuite avec des expressions plus précises et fréquentes. Nous

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Pendant un an, nous nous sommes vues une fois par semaine. Chaque séance offrait une nouvelle perspective, tant Binta était avide d’échanges...

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Rapidement, Binta s’est intéressée au bonhomme (bien élaboré en quelques séances) et aux maisons, sur lesquelles d’innombrables fenêtres n’ont cessé de croître des mois durant. Comme elle appréciait écouter des chansons, j’ai essayé de lui raconter de brèves histoires, mais elle ne parvenait pas à suivre, ne semblant pas saisir la plupart des idées. Ce fut à travers les jeux utilisant des animaux et divers personnages qu’elle a pu investir de petits récits, qu’un des protagonistes (que j’animais) racontait à tout ce petit monde. C’était comme si elle s’identifiait à l’un des participants et pouvait comprendre à travers lui. Le premier conte qui l’a marquée (et qui reste à ce jour une référence entre nous) est Le Petit Chaperon rouge. C’est ainsi qu’évolua notre première année de travail. Nous avions pu nous rencontrer, car j’avais essayé de la rejoindre : nous avons tout agi ensemble. J’ai fait resurgir la fillette restée en moi pour jouer, crier, chanter, bousculer, chambouler, tout en restant une adulte à l’écoute et au regard « bienveillants », structurants. J’ai essayé de lui apprendre à jouer en tenant compte de l’autre, ce qui a peut-être permis à Binta de s’identifier à moi et d’associer sa voix à la mienne. Binta est passée en grande section. Des réunions avaient lieu entre le Centre et l’école, qui notait des progrès très encourageants. Régulièrement, en réunion de synthèse, nous discutions avec les différents membres de l’équipe et tous les intervenants (consultante, psychomotricienne et animatrices du groupe conte) de cette fillette inquiétante et surprenante à la fois.

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avons aussi beaucoup regardé, observé et dessiné, avec de grands gestes désordonnés envahissant tout l’espace du tableau noir, en sonorisant (graphisme phonétique).

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Parallèlement à cet intérêt croissant pour les mots, Binta développait une parole plus précise et un langage mieux construit : des phrases simples apparaissaient spontanément et le jargon disparaissait... Elle commençait à se faire comprendre et s’en réjouissait. Par contre, les moments de bouderies, parfois accompagnés de larmes de rage, persistaient, en particulier lorsque je lui posais des questions : Où ? Quand ? Comment ? et surtout Pourquoi ? semblaient la terroriser, la laissant sans voix et désemparée. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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À la demande de Binta, l’année suivante fut axée sur les livres. Nous avons « épluché » tous les Petit Ours Brun du bureau : je les lui lisais régulièrement, puis elle les a racontés aux poupées et à moi, ensuite elle les a dessinés. J’ai appris, peu de temps après, par ma collègue psychomotricienne, que Petit Ours Brun servait de support à des jeux symboliques, initiés par Binta, lors des séances de cette période ! Binta a souhaité, aussi, écouter des cassettes en suivant l’histoire illustrée sur un album. C’est ainsi que nous avons découvert ensemble une autre version du Petit Chaperon rouge, Boucle d’Or et les trois ours, Le Chat Botté. Ces récits ont été écoutés et réécoutés jusqu’à ce qu’elle les connaisse pratiquement par cœur !

Vivait-elle mes interrogations comme des intrusions ? Toujours est-il que j’ai décidé de cesser de « l’agresser », car il me semblait indispensable que nos rendez-vous restent des « parties de plaisir » afin que le fait de parler, écouter, raconter, communiquer soit associé à des moments plaisants. C’est ainsi que Binta est passée en CP, l’école considérant ses progrès prometteurs. Ses parents, satisfaits de bien la comprendre et de constater que l’entourage aussi pouvait échanger avec leur fille, se montraient de plus en plus coopérants lors des consultations avec la psychologue. Je rencontrais la mère ou le père, avec Binta, avant chaque période de vacances pour commenter l’évolution quant au langage, mais aussi pour

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Q UAND LES QUESTIONS TERRORISENT

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réfléchir aux difficultés persistantes de compréhension et d’attention, qui déstabilisaient tant leur fille. C’est lors des consultations et des discussions avec les parents qu’il est apparu que d’importants conflits les séparaient. Des disputes fréquentes ébranlaient l’appartement exigu dans lequel la famille vit encore.

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Lorsque Binta est rentrée en CP, le rythme de la prise en charge au Centre a changé. Le groupe contes mères-enfants a cessé, la mère trouvant désormais du plaisir à raconter des histoires à sa fille et à « faire des choses » ensemble. La psychomotricité est restée à deux séances par semaine. L’orthophonie est passée à deux séances par semaine, pour renforcer les acquis. Les consultations ont continué régulièrement.

D ES PROGRÈS ... DÉSTABILISANTS Cette nouvelle année nous a encore bercées de contes et récits variés. Elle a surtout été marquée par un travail autour du temps et de notions contraires, pour symboliser les oppositions nécessaires à la compréhension du quotidien (avant-après, dedans-dehors, hier-aujourd’hui-demain, grand-petit, gentil-méchant...) En effet, Binta était rentrée de vacances fière d’accéder au CP et capable d’exprimer plus clairement des faits simples, mais incapable d’exprimer des sentiments personnels, plus affectifs. Nos rencontres restaient plaisantes, les plus ludiques possibles. Nous avions instauré un rituel : annoncer le jour, observer le temps qu’il faisait dehors et le dessiner. Ce qui, chaque semaine nous permettait de comparer les différents états du ciel les jours où nous nous voyions et de commenter « le pareil » et le « pas pareil ». Ce jeu a plu à Binta, car il lui a permis de visualiser, concrétiser des situations qui lui paraissaient trop abstraites. En fait, il lui était nécessaire de voir et de manipuler pour comprendre, se faire une représentation des mots et idées énoncés

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Dans ces conditions, est-ce facile de comprendre ? Binta peut-elle désirer savoir ? Peut-elle s’interroger ? Pour découvrir quelle vérité ?

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pour, ensuite, les intégrer et, peut-être, les réutiliser ; c’est en discutant avec l’équipe que ces constats me sont apparus.

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Ayant fait part à mes collègues de ma difficulté à réaliser ce qui se passait, j’ai pu prendre du recul et aborder plus sereinement la situation. Comme j’étais plus détendue et confiante, Binta s’est montrée plus ouverte et capable d’appréhender des notions plus complexes. Je lui ai proposé de jouer avec les différences, les oppositions, les contraires. Nous avons utilisé tout ce qui nous entourait, tout ce qui pouvait se voir, se toucher, s’entendre, se sentir, etc. Tous les sens ont été exploités et nous avons beaucoup ri ! Elle a demandé à dessiner pour mieux se souvenir et, régulièrement, nous observions ses productions, qui devenaient des références. Parallèlement à ces mouvements, elle me montrait qu’elle avait saisi le mécanisme de la combinatoire et appréciait vraiment cet apprentissage de la lecture. Ce qui m’a totalement déconcertée fut qu’elle sut rapidement déchiffrer des mots simples, sans leur donner aucun sens : c’était comme un jeu où il fallait assembler des lettres pour obtenir de jolis sons et se faire plaisir en les prononçant. La difficulté majeure de compréhension qui caractérisait cette fillette, pleine de bonne volonté, resurgissait d’une façon de plus en plus déstabilisante ! Ce n’est pas pour autant qu’il fallait baisser les bras. Les réflexions entre collègues ont redoublé. C’est à cette époque que l’hôpital a adressé un courrier à la consultante pour confirmer le constat de progrès constants quant au langage oral (l’accès à un graphisme adapté se faisant désirer !) et l’absence de troubles neurologiques, malgré de sérieuses difficultés

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Parfois, le regard d’incompréhension que me lançait Binta face à des mots courants (qui ne pouvaient prendre sens pour elle, puisqu’elle ne les associait à aucune image de son stock lexical : elle n’avait pas de références) me laissait sans voix, dans un sentiment d’impuissance (ce qui m’a aidée à m’identifier à elle lorsqu’elle ne pouvait suivre mes explications).

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d’attention et de concentration. Il fallait donc continuer à croire en elle pour tenter de lui apporter davantage de confiance en ses capacités.

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Lors de séances un peu tendues ou conflictuelles (Binta continuait de bouder lorsque je n’accédais pas à ses désirs ou lorsqu’elle ne me suivait plus), se plonger dans Le Petit Chaperon rouge nous redonnait à toutes deux des couleurs, et bon espoir quant à la suite de nos rencontres. Une des périodes les plus ardues a été l’élaboration de puzzles et l’agencement d’images séquentielles. Binta était perdue devant quelques pièces, il m’a fallu un petit moment pour réaliser que c’était de les voir mélangées qui la « torturait ». Le désordre l’inquiétait, la mettant peut-être face à son manque de structure, d’assise ? Nous avons donc d’abord observé le bon ordre à suivre, nous l’avons plusieurs fois reproduit ensemble ; une fois l’ordre mémorisé, elle a pu s’organiser seule, sous mon regard « bienveillant ». Rassurée, elle a tenté et retenté jusqu’à maîtriser cette nouvelle situation. À cette époque, elle avait l’habitude de classer les feutres par couleursfilles (claires) et couleurs-garçons (foncées). Cet agencement semblait lui apporter un soutien réconfortant. Peu à peu, nous les avons fait jouer ensemble et donc mélangé, mais il fallait toujours les ranger à l’identique et les retrouver ainsi. Ce rangement obsessionnel, mais structurant car rassurant, a permis plus tard d’associer les feutres par paires (masculin-féminin), puis de passer à autre chose ! Les images séquentielles, de leur côté, nous ont procuré de nombreux maux. À nouveau, je ne comprenais pas ce qu’elle ne comprenait pas. Face à deux images relatant une situation progressive, Binta ne savait que faire, ne saisissant ni la consigne, ni mon attente. J’avais beau agir devant elle et avec elle, commenter, illustrer (la construction d’une maison, étape par étape, par exemple), elle restait bouche bée...

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L ES COULEURS - FILLES ET LES COULEURS - GARÇONS

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Alors nous avons bâti ensemble plusieurs petits objets nécessitant peu d’étapes, pour matérialiser les notions avant-après, d’abord-ensuite, en premier-en deuxième... Tant que nous manipulions, que nous étions dans le concret, Binta semblait comprendre. Dès que les notions étaient plus abstraites (mettant en scène des animaux, des personnages) et qu’il fallait organiser de petites histoires, tout s’effondrait.

Quand j’ai rencontré la mère, avant les grandes vacances, nous avons discuté du bien-fondé du maintien de Binta en CP, proposé par l’école (et soutenu par l’équipe) non seulement pour consolider ses acquis, mais surtout pour qu’elle apprenne à comprendre ce qu’elle lisait et pour affiner la transcription écrite, le tout manquant d’autonomie.

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Nous avons terminé cette année de CP autour de jeux de mémoire en tout genre, car il s’est avéré que Binta retenait parfaitement les lettres et les chiffres, mais qu’elle ne parvenait pas à les utiliser à bon escient... Nous avons beaucoup créé de paires à retenir, à transformer, à associer, à réunir, à faire et à défaire pour saisir la « permanence de l’objet ».

Comme « devoirs de vacances », j’ai proposé que sa mère verbalise le plus possible, pour Binta, ses actions et nomme tous les objets et situations du quotidien. L’idée l’a intéressée, et elle a dû s’y atteler, étant donné les changements à la rentrée suivante ! Pour son nouveau CP, Binta a bénéficié d’une AVS (Auxiliaire de Vie Scolaire), du fait de sa difficulté à penser seule. Un PPS (Projet Personnel de Scolarisation) a été établi.

U NE NOUVELLE ANNÉE DE CP Nous voici en septembre 2008, contentes de nous retrouver, pour poursuivre notre exaltante aventure. Binta allait rencontrer le thérapeute

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J’ai donc décidé de la laisser tranquille avec ça et de reprendre plus tard.

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Cette rencontre l’intriguait plus qu’elle ne l’inquiétait : Qu’allait-t-il s’y passer ? Avec qui serait-elle ? Binta se posait donc des questions et, pour la première fois, elle m’en faisait part... Nous pouvions nous interroger, réfléchir ensemble à cette situation nouvelle qu’elle acceptait d’affronter ! Elle acceptait aussi plus aisément mes questions, sauf « Pourquoi ? », qui continuait de la persécuter. Cette année-là a beaucoup tourné autour de l’écrit, car Binta s’était découvert une réelle passion pour la lecture et l’écriture (jolie, assez régulière, aux lettres bien formées). Ce qui restait surprenant était sa difficulté à donner sens aux mots. Un nouveau rituel a été instauré (Binta maîtrisant la date et mieux le temps, le précédent rituel avait cessé) : à chaque séance, elle lisait « le mot du jour » sur un calendrier pour les 5-6 ans, et l’illustrait, après avoir essayé avec moi de le comprendre. Cette démarche lui a demandé de gros efforts, car elle ne pouvait se représenter le mot s’il n’avait aucune réalité pour elle, si elle ne l’avait jamais vu, ni touché, ni senti... Nous avons donc essayé de « faire vivre » pour Binta le plus d’objets, personnages, animaux, possibles, pour lui permettre de les matérialiser et les mémoriser, développant ainsi son stock lexical et imagier. Nous avons beaucoup plus joué qu’auparavant, avec de nombreux jeux dits pédagogiques, déductifs, logiques, demandant peu à peu une démarche plus abstraite. Je tentais ainsi d’approcher conceptualisation et symbolisation. Évidemment, les récits continuaient de ponctuer nos rencontres. Je lui ai proposé quelques contes africains réunissant une belle variété d’animaux sauvages, que peu à peu elle a semblé repérer et retenir. Mais ses histoires préférées sont restées les contes de fées !

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d’un groupe psychothérapique en préparation. Cette approche supplémentaire avait été décidée lors d’une réunion de synthèse, pour permettre à Binta de côtoyer ses pairs dans un cadre particulier, de se trouver confrontée à des situations de rivalités, de conflits et d’élations, sous le regard d’un thérapeute capable de transformer ces différents mouvements, de les symboliser.

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Nouvelles réunions avec les collègues, nouvelles remises en question... Comment l’étayer pour l’aider à acquérir une certaine autonomie de pensée ? Je me sentais démunie car j’avais la sensation que tous les intervenants déployaient le maximum pour obtenir ce processus. Il fallait être patiente, le moment n’était pas venu, Binta n’était pas encore prête. En effet, elle « revenait de loin » et fournissait déjà de magnifiques efforts pour avancer. Elle y parvenait, mais à son rythme.

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La plupart du temps, nous lisions ensemble : chacune une phrase, puis chacune un paragraphe, un chapitre, une page et l’histoire complète à tour de rôle. La lecture amenait la transcription graphique, pour relater le plus simplement possible le point fort du récit, avec mon aide constante. Binta pouvait me surprendre par ses remarques lorsque nous « pensions » ensemble, mais si j’avais le malheur de la laisser réfléchir ou agir seule, la panique bloquait tout...

L’école confirmait des progrès réguliers à tous les niveaux, sauf pour travailler de façon autonome. Binta osait lever la main pour intervenir à plus ou moins bon escient. Elle avait de plus en plus de camarades, avec qui elle établissait des relations durables (le groupe thérapeutique avait lieu une fois par semaine, offrant de l’assurance à Binta quant à ses rapports avec autrui).

D ES MOTS EN IMAGES J’ai proposé à Binta d’imaginer des histoires. Je pensais ainsi lui permettre d’être plus à l’aise avec ses idées et de développer son imaginaire. Elle a choisi ses copines et copains pour reprendre des évènements réellement vécus à l’école. Elle s’est aussi racontée dans le métro avec son

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En plus de nouvelles versions du Petit Chaperon rouge à travers le monde, elle a réclamé La Belle et la Bête, La Belle au Bois dormant, Cendrillon et Blanche Neige. J’ai associé ces récits à des puzzles, à des jeux de rôles et elle a dessiné de belles illustrations.

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Elle avait vu, donc elle pouvait imager ses propos, qui prenaient sens. Par contre, lorsque je lui ai proposé d’inventer sa version du Petit Chaperon rouge, elle n’a pas réussi à se détacher de l’histoire tant connue ! Je n’ai pas insisté... J’ai aussi tenté les associations d’idées, notées sur le tableau (je me suis inspirée de « la méthode des séries », créée par C. Chassagny). Nous partions de sons complexes (OU, ON, OI, AN...) et devions chacune écrire un mot le contenant. Il a fallu du temps et des astuces pour que Binta saisisse la consigne, puis lorsqu’elle a compris, elle a pu s’organiser et trouver de nombreux mots bien adaptés. Ensuite, nous avons compliqué la démarche : un mot devait nous faire penser à un autre. De la même façon, après le temps de réflexion requis, Binta a pu montrer ses connaissances. Le stock lexical, toujours pauvre, ne cessait cependant de s’enrichir. J’ai pu noter que, lorsqu’une notion avait été énormément travaillée, elle était bien intégrée et pouvait être réutilisée dans différents contextes. En fait, encore actuellement, plus les explications sont précises, claires et répétées, plus Binta se sent rassurée, à même de mémoriser pour maîtriser. Des exercices variés, fréquemment repris, ont permis à Binta d’oser faire seule et de réussir des consignes très simples vues et revues. Malgré tout, face à toute nouveauté, Binta « bloque » toujours... Cette année du CP a été plus cadrante car en classe, cette fillette, à l’assurance fragile, a repris des notions déjà travaillées l’année précédente et a constaté qu’elle pouvait réussir à lire et à écrire (elle développe un sens de l’orthographe inattendu !), même si elle a encore besoin du soutien de l’adulte. En séance, elle est apparue plus confiante,

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frère et son père. C’est ainsi que j’ai découvert qu’elle connaissait pratiquement par cœur la plupart des stations des lignes du métro parisien. Elle a pu m’expliquer que le week-end, elle parcourait Paris avec son frère et son père. Elle m’a décrit certains monuments observés lors de ces promenades, très importantes pour elle, car répétitives, ce qui lui fournissait des repères structurants et rassurants.

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de ce fait nous avons pu aborder des notions de plus en plus complexes, mais toujours imagées. À présent, Binta pose des questions, accepte même mes « pourquoi ». Elle ose répondre, seule, à des questions très simples. Lorsque nous lisons, elle commence à demander le sens des mots méconnus d’elle. Par contre, écouter attentivement, se concentrer sur une tâche restent des épreuves, car il faut se retrouver face à soi-même, ce qui semble encore effrayer Binta.

Le CE1 apportera son lot de nouvelles « souffrances », mais aussi tant de satisfactions, car il n’y a pas de raisons de ne pas continuer de croire en Binta et en ses capacités à rebondir et à retomber sur ses pieds, comme le petit chat perdu auquel elle a ressemblé un temps... © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Quand elle se sent en difficulté, elle utilise une parade amusante : elle fait diversion en interrogeant sur un détail physique, vestimentaire ou sur la vie personnelle de son interlocuteur ! Malgré le fait qu’il soit nécessaire de tout expliquer dans les moindres détails, elle commence à accepter échecs, contraintes et frustrations, sans pour autant se sentir déstabilisée et bouder... Le langage est mieux organisé, mais la construction syntaxique est peu élaborée.

Lors de notre dernière rencontre, avant les vacances d’été, avec Binta et sa mère, celle-ci a noté des progrès constants à la maison comme à l’école. Ce qui reste « paralysant » est le manque d’assurance. Elle a parlé de « l’orgueil » de sa fille, qui craint le regard des autres et leurs moqueries. Émue, cette maman a expliqué qu’elle aussi, petite, manquait d’assurance et qu’elle est restée « orgueilleuse », pour se protéger d’autrui. Quelle leçon de vie !

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Si elle se questionne trop, que va-t-elle trouver en elle ?

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E T POUR FINIR ...

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« La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifications. » Ils définissent l’identification comme un « processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci1 . »

Ce qui a pu aussi s’instaurer entre Binta et moi est ce que Winnicott a nommé une « aire transitionnelle », qu’il expliquait comme étant l’espace intermédiaire entre la réalité intérieure de l’enfant et la réalité extérieure : « il existe une réalité intérieure, un monde intérieur riche ou pauvre, en paix ou en conflit. [Il en découle] une aire intermédiaire d’expérience où la réalité intérieure et la vie extérieure contribuent l’une et l’autre au vécu. Cette aire n’est pas contestée, car on n’en exige rien ; il suffit qu’elle existe comme lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine incessante qui consiste à maintenir la réalité intérieure et la réalité extérieure distinctes et néanmoins étroitement reliées l’une à l’autre2 . »

Lors de nos rencontres, Binta a montré une réelle capacité à « entrer » dans mes propositions d’activités variées. Elle a perçu, peut-être, en moi, une adulte à l’écoute de ses attitudes et capable de tenir compte de ses propres souvenirs de petite fille... Ce sont ces différents « phénomènes » que j’ai tenté d’illustrer à travers cette aventure orthophonique et relationnelle, qui n’est pas encore achevée...

1. Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 2007. 2. D.W. Winnicott, De la pédiatrie à la psychanalyse, Science de l’homme Payot, p. 171

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Binta a bien suivi le récit de sa mère et a voulu lui montrer tous les beaux dessins réalisés cette année : quelle fierté nous avons ressentie toutes les trois... À ce moment, il m’est apparu que la rencontre entre Binta et moi avait pu « porter tous ces fruits » grâce au jeu complexe des identifications qui n’a cessé d’agir entre nous. En effet, selon Laplanche et Pontalis :

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Binta, 4 ans

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Binta, 5 ans

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Binta, 6 ans

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Binta, 6 ans

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Binta, 7 ans

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Binta, 7 ans

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Chapitre 8

Colette Boishus

L

ne reflète sans doute pas le genre de patient fréquemment rencontré en CMPP. Le caractère atypique de son trouble, la longévité de son traitement, au cours des neuf dernières années, m’ont incitée à présenter cette enfant... E CAS DE CLAUDIA

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Quand la psychopédagogie s’appuie sur la famille

Nous nous sommes souvent interrogés en équipe sur la nature et l’origine des troubles de Claudia. Il a fallu plusieurs années pour qu’elle sorte de son mutisme extra-familial et de son inhibition massive pour entrer enfin dans une vraie relation avec l’adulte. Ses difficultés d’apprentissage m’ont conduite à élaborer de nombreuses stratégies pour amener cette fillette à faire des liens, à les exprimer, en partant d’une pensée très syncrétique pour aller vers un niveau d’élaboration symbolique et affectif plus développé, vers une maturité qui lui permet aujourd’hui d’exprimer son désir mais aussi ses refus et, peut-être, de dépasser certaines craintes identitaires qui jusque-là semblaient l’entraver dans son épanouissement. Claudia est adressée au CMPP par la psychologue d’un centre de bilans de santé à l’âge de trois ans et onze mois. Selon sa maîtresse, Claudia

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À la recherche de Claudia

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est en retrait dans les activités et n’ouvre pas la bouche en classe ; elle a d’ailleurs du mal à parler, en français comme en portugais, la langue de ses parents.

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Elle a quatre ans et un mois lorsque je la vois pour la première fois, elle est scolarisée en moyenne section de maternelle. C’est une jolie petite fille aux yeux noirs et aux cheveux bruns tout bouclés ; elle ressemble à une poupée.

4 ANS , MUTISME ET CHUCHOTEMENTS Durant le bilan, Claudia est immobile, mutique, le doigt dans la bouche pendant tout un temps. Je suis frappée par son regard et ses traits figés ; elle ne réagit pas aux jeux proposés et ne commencera à communiquer avec moi qu’en présence de sa mère. Elle répondra à mes sollicitations en chuchotant, seulement lorsque moi-même j’aurai l’idée d’adopter ce ton de voix pour l’approcher. Elle dessine alors en les nommant les personnes de sa famille (« papa, maman, frère ») et elle-même à côté. Je tente de proposer de la pâte à modeler et fabrique un bonhomme, une maman et un bébé serpent. Elle construira à son tour une sorte de chemin dans ma direction, où je promènerai un playmobil... Je pensais, à la suite de cet épisode, qu’un travail serait peut-être possible avec Claudia, dans un espace « privilégié », transition entre le milieu familial et l’école1 .

1. Voir l’article de Zoé Ivanov, « Le poids de la famille dans les troubles du langage orale et écrit », in Revue des Amis du Centre Claude Bernard, n° 1 « Amour, haine et connaissance ».

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Le bilan orthophonique aura lieu peu de temps après son arrivée au Centre. La consultante me l’enverra après une première rencontre, car les difficultés de langage de la fillette paraissent être au premier plan, entravant la passation du test Terman-Merril qui lui avait été proposé au cours des premiers entretiens.

Peu à peu, pourtant, apparaissent de petites structures syntaxiques : [sékuasa] (c’est quoi ça ?), toujours à voix chuchotée, en écho à mon ton de voix ou bien [sécho] (c’est chaud) au jeu de cache-tampon... Après deux mois de suivi, Claudia se met à pointer. Lorsqu’elle ne fait pas le geste avec l’index, je sens qu’elle fixe son regard vers les objets convoités. Elle prononce quelques mots spontanément, très clairement en situation de jeu : [moi], [papa], [adir] formulé pour appeler son frère « Frédéric », [vache], [un chat].

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Après cette entrevue inaugurale, Claudia accepte facilement de me suivre dans le bureau, sans la présence de sa mère. Pendant plusieurs séances, j’essaie de stimuler son expression par des propositions de jeux diversifiés. Le nourrissage et les soins aux bébés semblent retenir son attention. Mais, bien que la maîtresse ait mentionné à la maman, au bout d’un mois, une ébauche d’ouverture chez la fillette, j’ai le sentiment de piétiner car Claudia se montre toujours très timorée, faisant la plupart du temps non de la tête dès que je lui demande quelque chose, émettant seulement quelques mots, distillés au cours des séances, à voix chuchotée le plus souvent : [non], [oui], [maman], [sien] (monsieur), [inkan] (cinq ans), [ici] ou encore [mapapa] (devant l’image de cygnes à qui on donne du pain).

Après six mois, j’entends de nouvelles petites structures : [deux] et [tuseul] (toute seule), en réponse à ma question lorsque je lui demande si elle veut que je la raccompagne après la séance. Elle peut désigner quelques objets familiers mais reste muette devant des images à raconter. Un jour, je dois m’absenter momentanément au cours d’une séance et laisse Claudia seule avec ma stagiaire de l’époque, qu’elle connaît déjà depuis quelques semaines sans lui avoir jamais manifesté aucune attention apparente. Celle-ci me dira que Claudia s’était montrée on ne peut plus prolixe, s’enthousiasmant pour les comptines de classe que nous avions chantées et gestuées ensemble avant ma sortie de la pièce, sans que la fillette n’ait bougé ni ouvert la bouche en ma présence. Comment comprendre cette réaction ? Était-ce le fait de n’être que deux dans

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la pièce? Claudia se serait-elle identifiée à ce double d’elle-même qui montrait à la fois des similitudes dans le comportement en retrait et en même temps une proximité générationnelle ?

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À la rentrée de septembre suivante, il n’y a plus la stagiaire. Claudia se retrouve donc seule avec moi. Elle entre alors en grande section et va manifester de plus en plus de difficultés dans les tâches cognitives. Nous avons mis en place un jeu de dînette avec les poupées. Elle commence à reprendre quelques mots pour son propre compte et à répondre à mes questions lors de l’installation du repas. J’initie des activités de tri : « On range tout ce qui va ensemble » pour organiser un « espace à penser ». On appréhende les notions de « tous les », « toutes les », les « uns »... On établit des catégories dans le jeu à travers le nourrissage des poupées. Elle prend les assiettes, les porte jusqu’à la table et je commente : « Pour qui ? Pour elle ? Pour lui ? Il en manque ? Combien ? Beaucoup ?... » Parce que parler, c’est établir des relations, catégoriser des éléments distincts et identiques, on fait sans cesse des allers et retours entre les objets en extension (les « uns ») et en compréhension (le tout). Au cours d’une des séances, Claudia a une attitude de sidération quand je lui pose la question « pour qui ? » alors qu’elle a mis une assiette au hasard sur la table et que les poupées ont une place bien localisée ; elle arrête son geste de couper du papier et comme je continue à jouer, elle se montre capable de se récupérer dans le mouvement et de poursuivre en réorganisant. De temps en temps, avec des lueurs dans les yeux, elle me montre son collier ou son bracelet... Ce jeu va occuper plusieurs séances. Au bout de quelque temps, Claudia peut répondre à certaines questions comme : « qu’est-ce qu’on met maintenant ? » : « les verres ! » dit-elle tout en allant chercher directement le nombre d’objets requis, alors qu’auparavant elle les prenait

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D ES AVANCÉES , PUIS DES RÉGRESSIONS ...

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Claudia commence à bien différencier le rôle de chacune de nous dans le jeu : « moi, je fais ceci, toi, cela ». Sa mère dira qu’elle « sort » des mots qu’elle n’avait pas l’habitude de lui entendre dire.

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Après une séance, une fois arrivée dans la salle d’attente avec sa mère, elle lui fait part de mon absence la semaine suivante. C’est la première fois qu’elle fait ainsi des liens verbaux en ma présence hors du bureau. Je me demande alors si, a contrario, elle arriverait bientôt à apporter des thèmes de l’extérieur en séance.

Pourtant, au cours des mois qui suivent, les quelques mouvements d’avancée alternent avec des phases de régression sur le plan du langage. Brusquement, sans aucun signe qui puisse en expliquer la raison, je n’entends pratiquement plus sa voix. Est-ce un retour de l’inhibition ? Je note des persévérations dans les jeux et Claudia se détache parfois de la situation en prenant l’air absent, surtout si je lui demande quelque chose avec un peu d’insistance (comme si elle se retirait du dialogue). Sa mère la qualifie de « butée ». Elle la compare à son petit frère qui, avec deux ans de moins, se « débrouille » beaucoup mieux qu’elle sur le plan du langage et des nombres... L’image de Claudia me semble très dévalorisée dans le discours de sa mère. Je tente d’établir un code, dessiné au tableau au moyen de pictogrammes censés représenter les propriétés caractéristiques des personnages du jeu de la dînette et les aliments choisis avec une flèche pour les relier : « qui mange quoi ? ».

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un par un. Commence-t-elle à avoir conscience d’un tout (ébauche de cardinal du nombre) ? Après avoir sélectionné les aliments, rejeté ou transformé le « trop », elle me présente ses quatre doigts ensemble pour signifier les quatre éléments d’une collection. À la fin de l’une des séances, elle ébauche spontanément le comptage des dents de la fourchette en carton que j’ai fabriquée. Les aliments sont choisis et fabriqués en pâte à modeler ou en carton lorsqu’il en manque. On met en scène des situations d’ajout (assez, pas assez, encore) et de partage (unités sécables...). À la fin des séances, elle se met peu à peu à tout ranger en commentant « et ça, et ça, on range ici... ».

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I NQUIÉTUDES ET PESSIMISME Claudia a envie soudain d’écrire au tableau.

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Elle arrive à interpréter les dessins du code, mais ne peut dire le nom des objets ; elle peut seulement les désigner et se montre capable, parfois, de terminer le mot que j’amorce mais ne peut le reprendre en différé. On introduit le sablier pour marquer la durée de cuisson des plats. J’essaie de l’impliquer en lui demandant de surveiller le processus : « tu surveilles, tu me dis quand c’est cuit ! » Elle ne dit pas encore « ça y est ! » mais vient me chercher en me montrant le sable qui est tombé. On a placé une boîte ouverte avec couvercle pour symboliser le four et sa porte. On a posé dessus une casserole de papier effrité dans un détournement des objets où le « faire-semblant » prend peu à peu sa place pour Claudia. Je m’aperçois qu’elle regroupe par catégories les assiettes, les verres et je reformule après son rangement en glosant les actions dans notre scénario. De temps en temps, je demande : « On doit ranger quoi maintenant ? » Elle ne me répond pas toujours et utilise encore rarement la parole spontanée pour communiquer. Elle montre ou exécute une action, fait « oui » ou « non » de la tête. Je m’aperçois que Claudia est de plus en plus intéressée par la trace car elle cherche à écrire, dès son arrivée, son prénom au tableau, du moins les premières lettres, sans doute à la manière de ce que l’on cherche à lui faire faire en classe et je l’invite à terminer son mouvement. Nous sommes alors à la fin du premier trimestre de grande section. Au retour des vacances de Noël, Claudia est à nouveau très inhibée. Elle présente des difficultés multiples dans la compréhension des consignes, la symbolisation, le repérage des formes, le schéma corporel, et dans les perceptions diverses... Elle reste souvent sidérée devant la tâche et semble perdre tous ses moyens.

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Cela fait exactement un an que j’ai reçu Claudia pour la première fois. Les progrès ne sont pas aussi rapides, ni surtout aussi constants que je pouvais l’imaginer...

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Plus tard, devant la réapparition d’otites à répétition, son pédiatre l’enverra à l’hôpital Trousseau pour passer des PEA (Potentiels Évoqués Auditifs) qui ne révéleront aucune anomalie auditive.

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Début février, la maman me parle en aparté de son inquiétude pour Claudia et du point de vue des enseignants, qui pensent que la fillette n’est pas mûre pour le CP. Ils évoquent la possibilité d’une classe à petit effectif. Suspectant un trouble grave (déficit ? dysphasie ? problème neurologique ? psychose ? traits autistiques ?), je sollicite l’intervention du médecin responsable de notre équipe. Un bilan serait-il nécessaire en structure hospitalière ? Indépendamment du problème de langage, elle ne construit pas les concepts du nombre, ne mémorise pas les constellations numériques, est incapable de suivre dans l’espace du plan, ne retient pas les propositions et semble avoir des persévérations.

À la fin de l’année scolaire, elle ne repère pas les symboles des chiffres écrits lorsqu’on les lui nomme mais par contre elle peut repérer l’image identique d’un chiffre lorsque je le lui ai pointé. En langage, les choses semblent avancer un peu. De nouveaux mots apparaissent : « ici, là, ça » en montrant du doigt. Elle commence à faire de petites phrases et me demande pour la première fois : « [demain nè pa là toi] » (demain, tu n’es pas là toi ?). Elle me dit qu’à l’école ils ont eu des œufs en chocolat (en lien avec ce que l’on fabrique en séance avec de la pâte à modeler) ou encore elle peut émettre la négation « [é sé pa] » (je sais pas) actualisée par le contexte.

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Je suis, à ce stade, assez inquiète et fais le point avec la consultante qui n’est pas aussi pessimiste que moi, au regard de ce qu’elle observe lors des consultations mensuelles mère/fille. De mon côté, je m’interroge sur la nécessité de proposer à cette fillette un bilan de compétences, un bilan psychomoteur ou un groupe thérapeutique qui lui permettrait peut-être de se sociabiliser. Le retour de l’inhibition serait-il dû à la nouvelle séparation des deux semaines de vacances ?

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N OUVELLE RENTRÉE , QUELQUES PROGRÈS Je revois Claudia à la rentrée de septembre suivante. Elle est alors en CP d’adaptation, les parents ont finalement accepté cette alternative.

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Claudia est dans le schème « remplir » au niveau du graphisme, ou plutôt « mettre dans ». Mon hypothèse de travail par rapport à l’espace à penser (cf. Lydie Morel, orthophoniste, formatrice à Cogi-act) est la suivante : !

Réitérer du même (mettre dans, remplir) avec des collections ; ma préoccupation est toujours d’aider Claudia à construire le nombre.

Claudia associe quelques mots (juxtaposition d’éléments signifiants) et nous travaillons sur l’enchaînement d’actions pour l’aider à produire des énoncés coordonnés. Claudia ne me semble pas encore dans une mise en relation de mots ou d’actions, pas encore dans une conduite d’outil ni vis-à-vis du langage, ni vis-à-vis des objets du monde environnant. On n’intervient pas là directement sur le langage mais sur des situations où va émerger le besoin de parler. Je propose à Claudia des boîtes de différentes formes et tailles, et diverses choses à mettre dedans (collections de pâtes, jetons, tissus, cotons, etc.). Il n’y a pas vraiment de consigne donnée au départ. Je la laisse expérimenter et me place à coté d’elle en attention conjointe, en ponctuant nos actions simultanées de mots ou d’onomatopées. De la grande boîte, elle sort des plastiques transparents qui seront des enveloppements futurs. On part d’un présupposé que Claudia n’est pas passée par ces expériences du tout-petit. Je note que Claudia : !

est capable de répartir dans différents contenants identiques, par petites quantités mais sans anticipation de la répartition ;

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En séance, Claudia est de plus en plus intéressée par le tableau. Elle l’utilise pour figurer ses copines. Je note une nouvelle phase dans son comportement. Claudia a grandi et elle me le fait savoir à travers les thèmes choisis. Ses productions graphiques ou verbales sont cependant encore très sommaires et peu différenciées.

À la recherche de Claudia

! !

peut se servir de ma main comme « outil pour mettre dans » ; produit du même en essayant de fermer avec différents couvercles ; se sert du tube plus ou moins comme outil et met deux tubes l’un au-dessus de l’autre pour faire passer des billes dans la bouteille. On note donc un début d’intention pour produire un effet sur les objets et un intérêt pour le destin de ces objets.

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Je commente : « un, un, un, encore ! »... Elle peut le dire quand moi je fais. Elle transverse d’une coupe à l’autre le tout. Elle peut remplir et s’arrête maintenant quand c’est plein en disant « on peut pas ! ». Elle a des réactions d’émotion. Par exemple, elle rit quand ça déborde ou s’esclaffe, ce qui me rassure sur ses capacités émotionnelles. Ensuite il y a répartition dans différentes boîtes pour ranger. Nous jouons pour lier la notion à l’expérience et au mot. Ainsi sont appréhendés « un, beaucoup, peu... », qu’elle semble saisir. C’est alors que Claudia m’apporte un jour son livre de lecture. Là encore, elle ne peut que répéter les mots après moi en regardant les images, en écholalie. Elle cherche à s’accrocher à ma parole pour répondre quand je lui pose des questions sur les personnages de son livre, mais elle ne comprend pas le sens de la plupart des mots de l’histoire. Elle n’associe pas les sons et elle est incapable de les isoler. Elle a du mal avec les signes, ne mémorise pas non plus les mots appris globalement. Les chiffres sont produits à l’envers, elle est incapable de les interpréter. Elle reproduit des suites de signes sans sens. Elle ne peut organiser une histoire. Je me dis que vraiment, une séance par semaine est bien trop peu ; mais les aménagements horaires ne sont pas simples pour mettre en place une deuxième séance. Par ailleurs, elle commence à partir en me disant : « à demain ! » pour « à la semaine prochaine ! » comme si la conscience d’une temporalité commençait à poindre. Elle dit « merci » en prenant quelque chose que je lui tends. Elle répète après moi : « à samedi ! ». Elle commence à utiliser des verbes non encore actualisés : « ouvrir ! », me dit-elle, en me tendant le sac de coton... Ou bien encore elle dit : « on mange ! », je réponds : « qui est-ce qui mange ? », « moi ! » dit-elle et je reprends :

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!

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« je mange » qu’elle répétera après moi. Une ébauche de sociabilité commence-t-elle à advenir ? Pour la première fois, j’entends Claudia utiliser la première personne. Même si ce n’est qu’occasionnel, on peut espérer que cette apparition se réitère de plus en plus souvent avec la pratique du langage qui s’accentue.

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À la même période, elle se met à dessiner une princesse et dira : « au revoir la princesse ! » ; elle chante en même temps qu’elle la dessine. « Voilà le prince, non [e] pas ici le prince ». À la fin d’une séance, je demande : « qui est-ce qui range ? » ; elle : « pas moi, [è] toi ! » ou encore : « ça [è] poubelle, ça pas [è] poubelle ! ». Claudia commence à prendre des initiatives et même à devenir provocatrice dans ses actes : elle veut ouvrir ma colle dans la boîte sur un mode de défi, ou bien me dit : « non, je veux pas ranger, toi, range ! ». Après toute une phase où est engagée notre personne (jeu de la maîtresse et des élèves), je remarque des séquences phrastiques de plus en plus longues, par exemple : « on peut écrire au tableau ? ». Et là, elle énonce la comptine numérique « 15, 16, 17, 18, 15, 16 » mais en voulant écrire 26, elle trace 8 et le lit 8. Le « elle » et le « je » apparaissent de temps en temps même si l’articulation du [j] d’attaque est iodée [yéfas] pour « j’efface ». On commence à travailler les voyelles. Elle est très déroutante avec les sons car elle n’arrive pas à les lier. Elle est encore dans le sensori-moteur, s’amuse à superposer les lettres mobiles et à les faire passer sous la tige de la boîte qui les contient ; il n’y a pas de permanence des sons quand on a découpé les mots en syllabes et que l’on cherche à les recomposer.

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On note l’introduction de dramatisation dans son discours : « oh là là !! pâte roule, roule, est cassée, on jette tout ! ».

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Les entretiens avec la psychologue consultante sont passés, déjà depuis quelques mois, à un rythme hebdomadaire. Nous avons enfin pu mettre en place les deux séances d’orthophonie par semaine, avec une sorte de contrat par lequel la maman s’engage à participer régulièrement à l’une des deux séances autour de l’apprentissage de la lecture. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Devant le peu de progrès et la stagnation dans les apprentissages lors de ce CP d’adaptation, le médecin scolaire demande que Claudia consulte au centre référent du Kremlin-Bicêtre auprès du Docteur Catherine Billard, neuropédiatre. Celle-ci recevra Claudia et, dès le premier entretien, confirmera le bien-fondé du suivi en CMPP, imputant les difficultés d’apprentissage de l’enfant à une symptomatologie psycho-pathologique à prédominance psychologique dont « il est très difficile de cerner la part de l’inhibition de celle des carences instrumentales » écrira-t-elle. Elle préconisait d’intensifier les séances d’orthophonie (ce que nous avions déjà évoqué avec la mère de Claudia) et recommandait la méthode Borel que j’avais déjà abordée. J’avoue que, si cette consultation n’avait pas apporté d’éléments particulièrement éclairants, elle avait au moins permis, aux yeux de la famille, d’introduire un regard tiers et de conforter l’entourage comme les soignants dans l’idée de la nécessité d’un traitement plus intensif et multifocal.

Après plus de deux ans de suivi, je n’ai encore jamais rencontré le père, la consultante non plus d’ailleurs... Cet élément fondamental de la participation de la mère dans le dispositif semble avoir un impact très dynamisant pour Claudia, comme si, tout à coup, la fillette se sentait vivre dans le regard de sa mère. Claudia me paraît davantage dans le lien en présence de cette dernière. Elle peut prononcer des phonèmes devant elle, commence à opérer des relations de sens syllabe/mot et énonce de plus en plus de termes en accord avec la situation du moment. La mère elle-même m’interroge parfois sur le vocabulaire que nous rencontrons, ou sur celui que la maîtresse est amenée à utiliser devant les parents. Par exemple, elle me demande un

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Q UAND LA MÈRE REJOINT LA FILLE

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jour ce que veut dire le mot « transcription », n’osant sans doute pas poser la question en public. J’ai le sentiment, tout à coup, que ce qui profite à la fille peut profiter aussi à la mère.

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Elle est muette avec le médecin homme qui a repris les consultations, mais en séance avec moi elle se déride et sort de son inhibition. À six ans et demi, elle utilise enfin, spontanément et systématiquement, le pronom personnel « je » pour parler d’elle-même, et peut émettre une phrase bien construite : « je regarde les images ». Je m’interroge toujours sur sa structure psychique ; s’agit-il d’une inhibition ou, comme le pense le médecin de l’équipe, les séquelles d’une dépression grave de la petite enfance ? La mère avait confié à la consultante son sentiment d’avoir délaissé Claudia bébé, dans son berceau transporté chez ses employeurs alors qu’elle s’occupait de leurs enfants dont elle était la gouvernante... Elle s’interrogeait sur les répercussions qu’auraient pu entraîner ce « délaissement ». Nous avons peu d’éléments, par ailleurs sur les débuts de vie de l’enfant, les circonstances de sa naissance et l’histoire familiale. Claudia a des difficultés dès qu’il faut se contraindre un peu pour organiser les lettres et lâche au bout d’un moment. Quand quelque chose l’énerve, elle se braque, mais moins qu’avant ; parfois, elle repousse ma main brusquement. Elle reconnaît enfin la syllabe « clau » comme la première syllabe de son prénom mais elle ne respecte pas l’espace entre les mots qu’elle transcrit, confond les écritures scripte et cursive et semble ne pas avoir conscience des limites de la ligne. Le signe paraît ne pas avoir encore pris valeur de sens. Souvent, elle commet encore des maladresses syntaxiques qui l’entravent considérablement dans son expression orale.

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La situation n’est pas pour autant résolue. Malgré les progrès dans quelques domaines, Claudia montre, encore souvent, un réel manque de motivation et de grosses difficultés de différenciation des phonèmes auditivement ou visuellement proches, présente de nombreuses tensions corporelles avec une grande maladresse de la motricité fine et des problèmes importants dans l’espace.

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Ma proposition de travailler la lecture en présence de la maman émane, entre autres, de l’idée que celle-ci puisse se saisir de certains outils lors d’une des séances de Claudia pour les reprendre éventuellement à la maison avec l’enfant, s’ils s’avèrent stimulants pour elle. La deuxième séance, où Claudia est seule avec moi, fait plutôt l’objet d’un travail en deçà de la lecture, davantage sur les « structures de pensée » en particulier liées à la logique et au nombre. Claudia est considérablement aidée, me semble-t-il, par une rééducatrice en psychomotricité du RASED (Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficulté) qui l’a beaucoup investie. Ses difficultés persistent cependant à la fin de son deuxième CP d’adaptation. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Nous poursuivons nos oscillations, Claudia commence à s’ouvrir aux découvertes et à entrer dans l’imaginaire. La mère dit que la fillette a beaucoup changé, et qu’à la maison elle « ne la tient plus ». J’insiste auprès d’elle pour avoir sa présence aux rendez-vous car elle nous fait parfois faux-bond, prétextant un empêchement probablement réel, de dernière minute.

Elle commence à s’intéresser, malgré tout, aux jeux de société (dames, dominos) et pose des questions, parfois bien formulées : « C’est bien ça ce jeu ? ». Sa mère ne paraît pas encore consciente des problèmes, elle dit que Claudia n’est pas « concentrée ». Claudia, elle, dit qu’elle ne veut pas voir le médecin de consultation car « il pose trop de questions ». Par moment, il est difficile de capter le regard de Claudia Je note qu’elle contrôle encore mal ses gestes et me cogne en voulant me donner un « coup de baguette magique ». Ses expressions : « attends [mè] essayer » (Je vais essayer), ou « Demain, [è] l’école » (C’est l’école). Elle confond « demain » et « plus tard ». Elle va avoir 7 ans.

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Par exemple, elle me demande si la feuille blanche est un dessin alors qu’elle veut me réclamer une feuille blanche « pour faire un dessin ». Fait-elle l’amalgame entre l’objet et son utilisation ou bien s’agit-il d’un problème purement langagier (dysphasie) ?

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A PRÈS TROIS ANNÉES , LE PÈRE ACCEPTE DE PARTICIPER

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Peu à peu, je pense que l’écrit permet à Claudia de s’appuyer sur la différenciation des signes qu’elle commence à intégrer pour construire l’oral, car elle dit de plus en plus de petites structures bien différenciées, et repère aussi progressivement les différences de formes des lettres visuellement similaires. Elle dit maintenant : « il est là le a ! » ou « c’est pas a ». Claudia me parle de son père pour dire qu’il ne sait pas lire au moment où je lui dis que je l’ai invité à venir en séance. Elle se montre alors de plus en plus persévérante, pose des questions et s’applique à l’oral. Elle se désinhibe beaucoup, me fait part de ses impressions sur les choses. Elle demande quel jour on est, si c’est le lendemain qu’elle revient... Elle semble confondre « demain » et « hier », demande si samedi, c’est « après-demain ». Cherche-t-elle à entrer dans le code commun, à se socialiser ? On joue à des jeux de société avec la mère en séance (jeu de l’oie, dominos...). Madame dit que Claudia en réclame chez elle et qu’elle a joué à la maison avec son père et son frère. Elle a gagné la partie. Elle fait des liens temporels et linguistiques, dit : « Samedi, il y a de l’école mais pas de cantine. » et écrit : « Moi, j’ai 7 ans ». Sur sa feuille : « Samedi, c’est que ma maman ». Claudia connaît très peu de vocabulaire du quotidien, j’insiste auprès de la mère pour qu’elle lui montre les choses de la vie courante comme par exemple des aliments. La mère est toujours en train de dire : « Oui

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En ce qui concerne le père, je l’ai vu une fois accompagner Claudia en salle d’attente. À cette occasion, il m’a parlé, s’est excusé de ne pas toujours pouvoir venir au Centre car il travaillait. Je remarque que Claudia commence à entrer dans la différenciation adulte/enfant. Du médecin de consultation, elle dit : « il est grand », je dis « oui, c’est un adulte, c’est un homme comme ton papa. »

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Et le père n’est toujours pas venu en séance, il garde le frère qui est malade. Il y a toujours un prétexte. La mère, elle-même, n’est quelquefois pas venue alors que nous l’attendions, sans rien en dire. Claudia me fournissant une explication : « Maman s’est disputée avec papa ». Je trouve parfois que le maillage est trop lâche de notre part (mais aussi peut-être de la leur), car Claudia oublie les feuilles que je lui ai demandé de compléter avec sa mère à la maison pour avancer, et la mère les perd parfois. On fait des allers-retours désignation/ évocation. Souvent, Claudia lâche tout... La mère ne semble pas toujours être en mesure d’aider sa fille dans sa quête du monde environnant, par exemple lui faire goûter de nouvelles saveurs, préparer des choses avec elle, lui faire découvrir des lieux... J’ai le sentiment qu’il n’y a pas de mots à portée de Claudia pour dire le monde. Pour la première fois, alors que je suis Claudia depuis presque trois ans, le papa participe à la séance de sa fille. Je le lui avais proposé, j’avoue, alors qu’il ne pouvait pas refuser. Je demande pourquoi sa femme ne l’a pas suivi alors que je les avais invités tous les deux. Il répond qu’il ne sait pas. Le père commence par me dire qu’il ne parle pas très bien français. La mère m’avait dit qu’il était timide comme Claudia. Je lui réponds que je le comprends très bien. On constate ensemble les progrès de Claudia qui utilise le « je » et « j’ai » maintenant et se montre très vivante. Prenant conscience du rythme des séances, elle me demande pour se faire préciser : « jeudi et samedi ? » comme si elle me demandait : « papa et maman ? ». La fois suivante, la séance se passe en présence de la maman qui s’explique sur son absence. Je tente de mettre en évidence le besoin de communiquer entre nous tous et l’école. La mère se rend bien compte du bénéfice qui résulte de l’engagement de son mari vis-à-vis du suivi et des apprentissages pour Claudia. Monsieur apprécie que Claudia puisse

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ça, mon mari, il en mange mais moi et les enfants, on n’aime pas ». Je dis que même si « on n’aime pas », il est important de leur montrer que ça existe et de le leur désigner. Il y a d’énormes carences à ce niveau.

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enregistrer les gestes Borel même s’il les compare aux gestes des sourds. Je note combien il serait important de reprendre avec eux deux l’image qui plane du handicap, car ce mot a été utilisé devant eux mais non connoté dans son sens le plus lourd. La mère discute de l’orientation, admet la souffrance de Claudia dans une classe ordinaire. Elle peut parler du négatif et du positif, et elle qui ne voulait pas que sa fille soit suivie par la rééducatrice en psychomotricité du RASED, va finir par accepter deux séances par semaine avec celle-ci.

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La mère parle de l’autonomie grandissante de Claudia qui a travaillé toute la matinée seule dans sa chambre. On parle des bons modèles à donner à Claudia La mère confond les appellations des lettres, elle dit [ké] pour « k », « q », « c », et s’en rend compte.

(R E ) TROUVER LE PLAISIR DU JEU Claudia veut jouer au loto des odeurs et l’exprime. Elle sait maintenant utiliser le langage pour mettre à distance l’autre et exprimer ses désirs... « Tu m’écoutes ! » dit-elle à sa mère qui me parle. Les séances prennent parfois « une tournure d’alphabétisation » pour la maman qui « digère » la langue pour pouvoir la transmettre à sa fille et on joue. La mère dit qu’elle n’avait jamais joué auparavant. Comment réanimer aussi cette mère pour faire circuler le plaisir au niveau des apprentissages ? On écrit une lettre au Père Noël. On lit de petites histoires qui commencent à intéresser Claudia. La mère dit qu’elle en a comme celles-ci, à la maison, comme si elle découvrait l’intérêt de tout cela, tout à coup. La mère parle beaucoup de son mari, tout à coup, qui la conseille ou fait travailler Claudia. On continue l’histoire en y introduisant du mime. On fait des petites recherches sur les ours... Et Claudia m’apporte un jour, son propre livre de Boucle d’or pour que nous terminions de lire l’histoire que nous avions commencée la fois précédente. Le mot décodé

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On différencie les liens internes et externes.

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commence à être porteur de sens. Le plaisir partagé me semble avoir aidé à sa construction.

Et l’on commence, à l’initiative de Claudia un jeu dramatique autour du thème de la maîtresse (elle) et des élèves (sa mère et moi). La mère, à cette occasion, pose des questions sur la langue, les marques de conjugaison, par exemple. Elle pose aussi la question du nom de famille de Claudia pas bien défini : elle s’appellerait « Santos » mais dit « Dos Santos » tout en écrivant « Santos ».

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Un jour, devant moi, la mère parle des reproches que la maîtresse fait à Claudia qui ne sait plus ses poésies de l’an dernier ou a du mal avec les sons complexes, relâchant constamment son attention. Claudia alors, me demande, brusquement, quand elle va revoir « le grand », sousentendu le médecin de consultation. Le suivi psychologique est passé à un rythme moins soutenu car Claudia va mieux. La mère, cependant, accepte l’idée que le passage direct en CE1 serait trop dur pour Claudia

Claudia m’apparaît presque peu à peu comme une fillette de son âge avec un simple retard de parole et de langage. Elle se comporte normalement, me parle de sa vie, de ce que son papa lui a acheté... Elle manifeste beaucoup d’enthousiasme, fière d’avoir bien lu, heureuse des stylos qu’elle vient d’avoir, etc. Elle sort peu à peu de l’attitude « schizoïde » dans laquelle elle s’était réfugiée. Elle s’ouvre au monde des relations. S’interrogeant sur la matière, elle me demande si mon pull est doux, de même pour ma bague et elle les touche. Elle se pose des questions sur mon nom, sur le sien : « Santos » ou « Dos Santos »? Elle demande si le pot à crayon est « brillant ». Sa mère, cependant, commence à s’absenter plusieurs fois sans explication ; c’est Claudia qui m’apprend qu’elle ne sera pas là ce jour-là. Elle me dit qu’elle est « mal dans sa tête ». Il me semble que ce serait bien que son papa me dise quand sa maman ne peut pas venir. À ce propos,

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Elle dessine une « cravache » au tableau et me dit « je sais ce que c’est ». Il me semble maintenant qu’elle raccorde les mots à son expérience et peut les utiliser dans l’intention.

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je n’aurai plus jamais de lien avec lui et il ne réussira jamais non plus à venir voir le médecin de consultation.

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Elle a maintenant des expressions : « Non, j’écris pas ça, moi ! » ou « Oh la la, tu m’agaces ! », « t’es pressée ! ». Un [kruk] se corrige en un « truc ». Tout à coup, elle dit « dring, c’est l’heure, tu vas à ta maman ! ». Elle me pose toujours beaucoup de questions, me demande si le prénom « Simon » est celui d’une fille ou d’un garçon... La séance suivante, sa mère est à nouveau là. On écrit « absente » sur la feuille de l’élève « Ana » qui n’était pas là la semaine précédente. Finalement, la mère a vérifié sur le livret de famille, leur nom est bien « Dos Santos ». La mère le réécrit sur sa feuille d’élève. C’est comme si la mère puisait un étayage en lecture qui va l’aider elle-même à s’améliorer. Sa mère progressant, Claudia peut progresser. Madame m’annonce un jour qu’elle va se faire opérer de l’utérus et en même temps se plaint de maux de tête... Claudia, elle, se plaint de « mal au cœur », elle a faim. La mère dit que Claudia est allée dormir chez une copine et que, sûrement, elle n’a pas assez mangé. On lit l’album Les mots de Zaza, où il est question d’une petite souris qui range les mots sous des cloches en fonction de leur tonalité affective. À cette occasion, j’apprends à la mère à se servir du dictionnaire. On commence à classer les mots selon leur registre lexical. Claudia a beaucoup de mal car cela reste trop abstrait pour elle. Je fais ici un parallèle avec les difficultés en logique qu’elle rencontre dans tout ce qui est relations d’ordre et sériations.

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Claudia colorie un chien en violet, je lui demande si ça existe, elle me dit : « Non, ça c’est du faux ! ». Dans le jeu de la maîtresse que nous poursuivons, même en l’absence de sa mère, elle écrit d’elle-même la date du jour, elle cherche à recopier des modèles de phrases dans les livres. Elle dit « regarde les enfants ! » et transpose l’écriture bâton en attaché.

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D U PLAISIR À LA DÉSINHIBITION Un jour, la mère me demande ce que veut dire « muette ». « Ah, mais c’est comme Claudia avant ! », me dira-t-elle, lorsque je lui aurai fourni l’explication...

Un jour, elle me dit que sa mère ne veut plus aller au Portugal car « la maison est moche » et que « son frère a vomi ».

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On construit des mots pour mettre « sous les cloches » de papier que nous avons fabriquées en lien avec l’histoire de Zaza. Claudia commence à expliquer ce qu’elle fera pendant les vacances de Pâques. Elle commence à utiliser les flexions verbales et les temps de la conjugaison. De plus, elle égrène les syllabes en chaînes et en chantant, elle dit qu’elle chante seule, puis me demande de chanter seule et avec elle. Elle me demande si j’ai une flûte ; elle paraît désormais complètement désinhibée.

Je pense que même si les liens sémantiques ne sont pas toujours apparents, Claudia a maintenant davantage de structures syntaxiques et aussi davantage de contenus lexicaux. J’ai l’impression qu’elle profite, en différé, de tout ce qu’elle a acquis précédemment. Elle transporte beaucoup les choses d’un lieu à un autre et aussi sa parole dans différentes situations, décontextualisant ainsi ses actions sur son environnement, ce qui permet peut-être de mieux généraliser leur répercussion et de développer sa pensée. Claudia refuse que sa mère lui souffle les réponses dans le jeu, elle veut faire « comme une grande ». La mère se rend compte de la patience qu’il faut pour la laisser expérimenter. Elle a tendance à couper court pour donner la réponse tout de suite et à sa place mais la fillette ne se laisse plus faire, elle a trouvé des moyens de défense. Elle est dans l’image de la « bonne élève », elle veut me montrer qu’elle sait bien

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On construit les syllabes en se les dictant alternativement (la mère, Claudia et moi). Madame dit, pour la première fois, que le temps a passé vite en séance, qu’elle commence à aimer ce travail. Elle dit aussi que Claudia joue beaucoup à la maîtresse à la maison.

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faire les opérations « avec des bâtons barrés », les soustractions. Les mécanismes ont été appris et elle ne se trompe pas dans les réponses. Je m’aperçois qu’en séance, la mère a elle-même parfois du mal à former les lettres. Claudia a finalement été orientée en CLIS (Classes pour l’Inclusion Scolaire) avec l’assentiment de ses parents, qui commencent peut-être à mesurer un peu mieux la teneur des difficultés de leur fille.

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En numération, elle n’a pas construit la notion de dizaine, comme « 1 » différent de celui du « 1 » unité c’est-à-dire un « 1 » qui contient « 10 ». Pour elle, ce double regard est encore impossible. Dans le langage, elle a du mal à systématiser la flexion : « un cheval/des chevaux » ; par indifférenciation, elle dit « des cheval/un chevaux » ou bien encore : « le vache petit vert ». Et on groupe, dégroupe : lapin, lapin, pas lapin, pas lapin (tri). Elle peut énoncer : « Voilà ! Tous les lapins ». Elle peut dire elle-même qu’ils ne sont, par exemple, ni des vaches, ni des chiens... Parfois, elle régresse dans le langage : « [mé] partir ? » au lieu de « moi partir ? » ou plutôt : « Je vais partir ? ». À propos des mots, lors d’un jeu (« Zoo de papier »), il lui est encore très difficile d’évoquer les noms des animaux, comme si la mémoire à long terme faisait défaut. Avec sa mère, en séance, a propos d’une sortie en famille à EuroDisney, je propose d’apporter des photos de la sortie que la mère a faites et un plan du parc pour tenter d’organiser un récit (avant/après, tâche délicate pour Claudia). Lors de ce récit, la mère répond souvent à la place de sa fille. C’est moi qui écris pour Claudia. J’essaye de formuler les idées en langage construit et organisé avec une chronologie. Un jour où sa femme ne peut pas venir, le père dira qu’il ne veut pas venir à sa place comme je l’y invitais pour participer à la séance du mardi, prétextant que Claudia « se sentirait plus à l’aise. »

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On commence à fabriquer un « jeu des groupes » (F. Jaulin-Mannoni, GEPALM).

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En mathématiques, elle n’a toujours pas « 10 + 1 » ; pour « 4 + 2 », elle dit « 5 » et n’a toujours pas la conservation des petites quantités au-delà de 4. Cependant, elle commence à tisser un peu de récit à travers son vécu à EuroDisney. À ce propos, la mère tardera beaucoup à apporter les photos.

Un jour, la mère vient avec une demande de la classe, celle de trouver des mots de la même famille. Elle a besoin de trouver, non seulement le critère commun d’une classe de mots (logique) mais, en plus, elle a un stock lexical très restreint, donc elle ne peut même pas s’appuyer sur sa mémoire. Les structures de pensée et les structures de langage sont en difficulté. Claudia a encore des moments de sidération mais a minima. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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La mère commence à se rendre compte sérieusement du décalage avec les enfants de son âge qui, à 8 ans, savent ajouter 20 + 20 + 20 + 20... Claudia a énormément de mal, toujours, avec le dénombrement. Elle compte et recompte sur ses doigts en « pointage/numérotage ».

On parle de sa tante « tata... » et elle est incapable de réévoquer son nom. Sa mère le lui a dit très vite en prétendant qu’elle le savait. On se met à faire des mots croisés simples, par familles de mots. La mère est très contente, elle demande à trouver des mots avec le dictionnaire, elle dit que Claudia en a un mais ne s’en sert pas. A fortiori, puisqu’elle n’en a pas compris le fonctionnement. Je dis à Madame qu’il faudrait probablement le faire avec elle, et c’est une charge de travail que la mère dit ne pas pouvoir assumer. Elle commence à admettre l’intérêt de la CLIS. Peu à peu, Claudia commence à faire des progrès dans l’énonciation des catégories dans le jeu des groupes : je l’entends marquer, spontanément, le singulier, le pluriel, le masculin, le féminin.

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P RISES DE CONSCIENCES FAMILIALES ...

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

On voit qu’elle a des difficultés de décentration énormes, des difficultés à saisir la correspondance terme à terme des lettres/cases dans le jeu de mots croisés (une lettre/la précédente/celle qui suit), la relation d’ordre est toujours très difficile. Elle a besoin d’un travail sur les sériations.

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Un jour, en séance avec sa mère, Claudia dit qu’elle n’a pas de chambre et j’apprends qu’elle dort avec sa mère et son frère dans le lit de la mère alors que le père dort « au dessus d’eux ». Le père est-il complaisant ? Madame annonce cela comme un état de fait et dit que son mari pense que c’est de sa faute à elle si cela se passe ainsi. Claudia se met à fondre en larmes lorsqu’on évoque qu’à son âge elle devrait dormir seule. Madame me dit que le père de Claudia trouve qu’elle a un problème de mémoire : on lui répète, elle ne retient pas et n’évoque pas non plus... Les parents ont besoin d’accompagnement mais le père n’est jamais venu aux rendez-vous des consultants. Il se met en colère contre Claudia car il trouve qu’elle « a mal travaillé ». La mère, elle, a beaucoup de maux de tête. Je la sens parfois complètement découragée, lâchant prise. Elle me dit un jour, à propos de Claudia : « j’aurais aimé qu’elle soit quelqu’un ! qu’elle fasse des études... » J’avoue avoir été très touchée par cette réflexion mortifiante proférée en présence de l’enfant. Comment se construire avec un tel regard porté sur soi ? J’avais pourtant cru moi-même apporter suffisamment d’investissement, montré suffisamment d’intérêt pour que Claudia puisse briller et se valoriser aux yeux de cette mère. Je me trouvais là face à ma désillusion, à mon impuissance et aux limites de ma fonction. Je venais peut-être d’entrevoir un pan de la dépression maternelle. Cette mère me livrait là sa détresse, comme une partie d’elle échappée au grand jour, reflétant probablement l’image perçue de sa propre personne...

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Sur le plan relationnel, Claudia progresse énormément, elle me raconte son problème avec sa copine qui « a oublié de reprendre ses feuilles de dessin », elle me dit aussi que le dimanche, « elle mange du poulet après avoir été à la messe ». On note une ébauche de séquentialité et, peut-être, une entrée dans le récit oral spontané.

À la recherche de Claudia

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Les paroles de sa mère semblent glisser sur Claudia qui n’en dit rien. Mais, est-ce fortuit si, après cet épisode, Claudia me dira qu’elle ne fait pas exprès de dire « n’importe quoi », se rendant manifestement compte de l’inadéquation de ses réponses dans le jeu. Elle me dit aussi que son papa « ne parle pas bien français » puis elle me dit qu’elle n’aime pas ce jeu. Peu de temps après, Claudia commence à se corriger toute seule, spontanément, lorsqu’elle se trompe.

Ce sera une période où nous tenterons de sérier dans différents domaines, en particulier, on reviendra sur le récit de la balade à EuroDisney. La mère a enfin apporté les photos. Claudia s’en sort bien, je remarque qu’elle conteste le discours de sa mère. C’est une période ou l’on va aussi prendre conscience dans des exercices systématiques de l’ordre des mots dans une phrase à l’écrit. Nous réfléchirons sur la ponctuation. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Je note que Claudia réussit partiellement à sérier l’escalier de Piaget. Elle ne peut insérer les éléments intermédiaires, elle cherche mais ne réussit pas à comparer un à un et un à tous : elle n’a pas de procédure, me donne le plus petit de façon perceptive et ne peut justifier son choix.

En présence de sa mère, on lit un album intitulé Voyage au Portugal. Je remarque une avidité de la mère et de la fille. Mais dans les commentaires, Madame semble agacée par les hésitations de Claudia. Elle lui parle à voix peu distincte. Je lui conseille donc de se mettre « à portée de Claudia », face à elle, et de parler « à voix audible ». Claudia évoque des choses positives faites avec son père : fabriquer le pain, observer les bœufs... Elle cherche à se faire comprendre et sollicite l’appui de sa mère qui a du mal à s’ajuster, Claudia est touchante. La mère lui dit : « tu dis n’importe quoi ! » On peut s’interroger sur la qualité de la relation de Madame à sa propre mère.

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La mère me pose des questions sur « l’intérêt de lire des histoires ». Serait-ce une remise en cause de mon travail ?

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D ES ENVIES QUI S ’ EXPRIMENT PEU À PEU

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Claudia ira l’année prochaine à l’école portugaise. Elle a envie d’apprendre, demande à sa mère des mots portugais comme s’ils lui étaient étrangers et qu’elle les prononçait pour la première fois. Je l’invite vivement à poser des questions quand elle ne sait pas. J’explique à la mère qu’on ne fait pas du scolaire, mais un travail qui permet d’appréhender mieux le scolaire. Je pense que Claudia n’a pas compris la fonction de la lecture et sa mère non plus. À la rentrée suivante de septembre, Claudia entre en CLIS. Elle a 8 ans et dix mois. Elle m’explique que sa mère ne peut plus venir car elle doit aller chercher son frère à l’heure de la séance. Elle me dit qu’il y a dix élèves dans sa classe, et elle sait qu’il y a deux garçons. Il lui est impossible d’en déduire le nombre de filles. On représente sa classe, elle en fait le plan. Elle veut lire un texte de son livre de lecture où elle n’a quasiment rien compris. Claudia commence à exprimer ses envies, c’est nouveau ; elle s’éveille de plus en plus aux autres, adopte les mimiques des enfants de son âge. On fera des jeux de mime. Elle commence à dire quand elle ne sait pas, par exemple elle ne connaît pas le mot « hibou » et me dit aussi que « la forêt, elle n’y a jamais été ». Elle ne peut pas transposer les informations dans l’abstrait. En mathématiques, elle fait maintenant de petites additions par mécanisme, mais elle fonctionne sans se représenter les quantités. Elle ne saisit pas les relations physiques de cause à effet sur les photos d’une série d’images séquentielles (exemple : un trop versé d’eau, sorti d’un arrosoir, et formant une flaque au sol ; un torchon est par terre,

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Claudia peut prendre « des choses bonnes » selon la manière dont on les lui tend (elle est très sensible à la relation). Dans un « bon lieu », elle peut prendre beaucoup.

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Lors d’une tâche liée aux mathématiques, elle m’interroge sur mon âge. Elle ne comprend pas « plus que/moins que » ; par exemple, pour « plus que 40 ans », elle dira « 35 ».

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Elle fait des mouvements saccadés avec ses cheveux sur ses joues, fouette sa figure et la cache dès qu’on lui pose une question à laquelle elle ne sait pas répondre. Alors, elle se ferme. Je la trouve néanmoins de plus en plus vivante, mais par moment elle a un manque du mot (même des mots simples comme « loto » ou « bague »). Elle me confie que sa mère lui dit qu’elle est maigre. Maintenant, elle peut dire qu’elle n’est pas d’accord avec une activité, alors que c’était impossible auparavant. Parfois elle est un peu grimaçante, voire maniérée, en s’esclaffant comme si elle voulait donner le change.

En revanche, elle connaît de plus en plus de mots. En me faisant deviner au Taboo le mot « timide », elle me dira que c’est comme ça qu’elle était avant, que c’est « quelqu’un qui n’aime pas parler, qui se cache » et qu’elle n’avait pas envie de parler, du temps de son ancienne consultante.

D ÉVELOPPER L ’ IMAGINAIRE Claudia, à présent, a tout juste neuf ans. Elle veut rejouer à la maîtresse. Elle construit le nom de l’élève qu’elle veut que je sois « Pereira Mélanie ». Elle m’a l’air complètement dans le faire semblant. Elle dit : « Je vais faire l’appel ! ». Elle me situe, j’ai 8 ans, je suis en CE1. Elle me dit que quand elle sera grande elle voudra

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elle ne voit pas le lien entre les différents épisodes). De plus, elle ne peut retrouver les mots dans son stock lexical, elle dit « mouchoir » pour « torchon », ce qui lui est plus familier. On a l’impression que Claudia est dans l’incapacité de « penser les pensées des autres » et de reconstruire leurs paroles, mais maintenant elle se sert des mots écrits pour retrouver le vocable.

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Elle me dit en me dessinant au tableau : ça c’est Mélanie, il y a un garçon qui vient chez toi ou tu vas chez lui (elle dessine une maison entre le garçon et Mélanie). Il te dit : « viens on va au cinéma ! ». Après le cinéma, vous allez à la plage !... Après, lui il va chez lui et elle va chez elle. Claudia me semble avoir passé un cap ; mais quand verra-t-on poindre la pré-adolescence ? Elle me dit que tous les jours après l’école, elle se lave ; « toi aussi ! », me dit-elle. Elle commence à se saisir d’informations qui peuvent servir ses intérêts. Elle me demande où on peut acheter les livres qu’elle aime. Elle commence à mémoriser des chansons du patrimoine culturel apprises en classe et les chante en séance. Elle se saisit d’expressions qu’elle utilise en situation « c’est génial ! » ou « c’est Jésus qui m’aide » lorsqu’elle gagne un jeu. Elle a l’air de s’épanouir dans sa classe. Claudia me parait finalement davantage dans une dysharmonie d’évolution où les contenants de pensée sont défaillants (tel que le décrit Bertrand Gibello dans l’ouvrage L’enfant à l’intelligence troublée, aux éditions Bayard) plutôt que dans une dysphasie ; en tous cas, dès que je fais appel à son raisonnement et qu’elle a du mal, elle se renferme dans sa coquille et reste les yeux vides, sidérée comme si elle se vidait de sa substance. J’ai maintenant pris le parti de développer plutôt l’imaginaire. Claudia commence à faire des liens entre les histoires et le vocabulaire qu’elle s’approprie (le souffle de son frère dans le cou, son père qui est « épuisé »). Au jeu des mots croisés, qui est l’occasion d’apprendre du vocabulaire, elle ne coordonne pas les critères. Elle confond « 8 cases » et « la huitième case », elle n’a pas construit l’ordinal. On construit des histoires à partir de jeux ou de scènes mimées sur des photos ou des dessins. Elle a de plus en plus d’expressions appropriées : par exemple « J’ai eu peur ! », avec quelques ajustements à faire parfois sur le plan temporel :

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faire comme moi. Elle ne sait pas dire le mot « orthophoniste » mais dit « faire comme toi avec les enfants ».

À la recherche de Claudia

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elle dit : « Hier, je sais le faire », puis se corrige : « Hier, je savais le faire ». À l’école, on reproche à Claudia de ne pas prendre assez la parole, ce sera donc très bien qu’elle intègre un groupe psychothérapeutique prochainement. On apprend à construire des questions.

A U P ORTUGAL , UN ARBRE ORANGE

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La maîtresse dit qu’elle doit faire des efforts d’imagination, être lisible et s’intéresser à la lecture. Claudia comprend-elle ce qui est écrit sur le bulletin qu’elle m’apporte ? Il est difficile de le dire car elle ne fait pas de commentaire, j’imagine, de peur de se tromper. Tout à coup, elle me pose une question très bien formulée : « Est-ce que vous avez un taille-crayon ? », je la félicite pour la clarté de sa question.

Au début de l’année scolaire suivante, Claudia intègre un groupe psychothérapeutique. Quelque temps après, la mère de Claudia part brusquement au Portugal pour le décès de sa mère : « C’est très dur », me dira Madame à son retour, les yeux rouges. Claudia est aussi allée au Portugal, elle a vu sa grand-mère allongée sur la table de la cuisine. Elle raconte qu’elle avait « un bleu à l’œil et quelque chose dans la bouche ». Elle me dit avec le sourire que sa mère est triste, et aussitôt me demande de regarder ses bottes. Aucun affect n’est exprimé vis-à-vis de sa grand-mère. Mais, à la séance suivante, Claudia dessine au tableau un arbre. « C’est un arbre du Portugal », dit-elle, « et au Portugal, il y a aussi un arbre orange ». Je lui demande si c’est un arbre qu’elle a vu la semaine dernière. Elle dit « oui ». Elle dessine et colorie la moitié d’un deuxième arbre en marron, le haut du tronc et l’autre moitié de toutes les couleurs . Elle dessine au-dessus deux soleils reliés par du ciel bleu. Je demande si ça existe deux soleils. Elle dit « non, mais j’ai inventé ! ».

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Elle a encore un drôle de rapport au réel parfois, elle me demande par exemple si les chevaux ont bien quatre pattes.

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Elle dessine à côté du deuxième arbre sa maison. « La maison de moi, dit-elle, mais moi, j’ai inventé ça ! [le toit pointu] car c’est carré en vrai ! » Elle dessine trois rangées de tuiles. « On est dehors et puis on entre », elle sort du bureau et fait mine de rentrer.

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Alors que je l’aide à faire un exercice, elle me dit : « Comment tu sais que c’est ça qu’il faut écrire ? » Comme si les mots n’étaient pas partageables par la collectivité. Avec une histoire de Blanche Neige, vue au théâtre avec sa classe, je lui demande si elle a eu peur de la sorcière, ce à quoi elle me répond « Non ! Elle m’a rien fait ! J’étais loin en haut ! », et en ce qui concerne ce qui lui a plu ou l’a marquée elle dit : « Rien ». Elle est rivée au concret comme un petit, incapable d’expliquer quelque chose d’un lien imaginaire. Il faut « réhabiliter » le droit de « ne pas savoir », sinon elle a une attitude de sidération, les yeux dans le vague. Nous approchons de Noël mais elle a l’air déprimée ; est-ce parce que sa mère n’est pas venue la voir chanter à la fête de l’école alors qu’elle l’attendait ? Celle-ci n’est pas venue me voir non plus, sans explication, alors que nous avions rendez-vous, et elle n’est pas allée non plus à la réunion prévue à l’école pour voir la maîtresse. Claudia me demande si on peut faire des « dessins de Noël ». Je comprends son désir de jouer avec moi, est-elle nostalgique du temps où sa mère venait ? Elle cherche à partager du plaisir avec l’adulte, ce qu’elle ne connaît sans doute pas chez elle... Un autre jour, Claudia est en pleine forme car elle a reçu une invitation de la part d’une fille de sa classe pour son anniversaire. Retrouve-t-elle son enthousiasme ? Serait-elle revalorisée ? Elle a trouvé sa place dans le groupe.

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Elle écrit : « La ville de Portugal ». Elle dit qu’elle va demander à son père le nom. Elle me dit : « On dirait que c’est l’été, il fait chaud, c’est l’automne ».

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Claudia ne fait pas les liaisons dans son langage oral. Elle n’est pas totalement consciente encore des mots statués comme des « uns ». On explique le mot « consoler » à travers une histoire de deuil. Une stagiaire sera présente en séance une fois sur deux, autour du langage écrit.

Avec l’histoire de J’aime lire « Les chats anglais », pour la première fois, on commence à exprimer des sentiments avec la perte de quelqu’un qu’on aime et elle dit à la fin : « c’était bien l’histoire ! » Je demande si elle aime les histoires tristes, elle répond que oui.

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Avec la stagiaire d’origine espagnole, nous avons une discussion autour des langues espagnole et portugaise et des origines géographiques. Nous sommes proches des vacances de Pâques et Claudia me dit qu’elle va aller au collège de sa cousine, au Portugal, et apprendra l’anglais.

À la fin de la lecture, elle me dit : « Et alors, la fille, elle est morte ? » C’est l’histoire d’une jeune fille qui se prend d’amitié pour une famille dont la fille est morte. Elle dit : « Ah, ça m’énerve ! » Je demande pourquoi et elle me répond : « Non, rien ! » J’insiste, elle me dit en revenant sur une image de l’histoire (le père avec la hache qui coupe des planches puis tape sur des clous pour assembler) : « ah, peut-être c’est le père qui a tué la fille ? », je dis : « Tu crois ? et pourquoi ? », « Je ne sais pas », dit-elle. Elle aime beaucoup le jeu des 7 familles. Elle nous fait des feintes, mais réalise-t-elle que si ni la stagiaire ni moi n’avons une carte, c’est que nous savons que c’est elle qui l’a, lorsqu’il n’y a plus de cartes dans la pioche ?

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Tout à coup, avec les histoires de J’aime lire qu’elle choisit, Claudia a l’air de se sentir un peu « concernée ». Nous devons retracer les épisodes des histoires lues, en présence et hors la présence de la stagiaire.

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

E NNUI ET RÉACTIONS DÉCALÉES Elle réagit souvent de manière un peu décalée, elle dit à brûle-pourpoint « Je vais me tuer ! ». La stagiaire a l’impression qu’elle a dit ça au moment où celle-ci lui a appris qu’elle ne serait pas là à la séance suivante. Dès que l’on fait des activités amusantes et gratuites, Claudia est motivée ; dès que l’on passe aux apprentissages, elle se retire.

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Elle dit du personnage du Chaperon rouge dans l’histoire : « Ma maman demande à la fille de chercher des fruits pour la grand-mère parce qu’elle est morte ». Elle n’exprime pas les liens et fait un récit incohérent. Elle dit du chasseur que « l’homme cherchait un loup pour le manger ». Elle a un rapport au réel très particulier. Elle nous parle soudain de sa grand-mère morte et tout à coup elle dit : « Non, rien ! », de nombreuses fois. Je lui demande pourquoi elle en parle tant, serait-ce parce qu’elle lui manque ? Je lui dis que quand les gens sont morts, on ne peut pas leur parler et ils nous manquent. Elle répond : « si, je parle au Dieu »... On explique aussi ce qu’est une frontière : Espagne/France, Espagne/ Portugal. Claudia est très surprenante, à certains moments sa pensée paraît fluide et brusquement on dirait un « court-circuit », comme si elle se désaccordait. Ou alors, parfois, elle émet une incohérence et, probablement devant ma réaction, se rattrape en disant : « Non, c’est une blague ! » comme pour donner le change. Elle me dit que sa mère est allée à l’école pour voir la maîtresse qui a dit : « Je fais bien, je mange bien ! », « Ma maman, elle croyait pas ! ». Elle dit que sa mère trouve qu’elle doit manger « pour avoir des seins ».

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On se met à écrire l’histoire du Chaperon rouge et elle reparle de sa grand-mère morte par le biais de ce conte.

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E SSAYER DE GARDER LE FIL DE L’ HISTOIRE Une nouvelle année scolaire commence et Claudia entreprend une deuxième CLIS. C’est le début de l’écriture de l’histoire du Chaperon rouge à partir d’un jeu d’images séquentielles. Elle a beaucoup de mal à élaborer l’enchaînement des images. Elle reste collée au vu. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Dans le jeu, elle semble faire une confusion des places : « maman » est encore une propriété et non une relation et cela amène un regard différent : la maman du Chaperon rouge ne peut être, pour elle, la fille de la grand-mère. Cela me fait penser en mathématiques à la relation « être à la fois plus grand que et plus petit que ». On joue tout cela dans le mime et les situations dialoguées. Elle peut devenir très confuse pour parler des personnages. Tout à coup, elle se met à m’appeler « Da Silva »... Confusion réel/imaginaire, confusion génération et interrelations... Pourtant, elle peut dire, au moment où l’on choisit son personnage : « je veux être » et elle suggère de saluer le public imaginaire à la fin de la scène.

Beaucoup de questions se posent que je tente de dégager : Comment le loup sait-il que la grand-mère habite dans la maison ? Elle : « Ben, j’sais pas ! ». Les hypothèses sont impossibles à évoquer si la situation n’est pas sous ses yeux : il l’a vue ? il l’a entendue ? il a rencontré le Petit Chaperon rouge et lui a parlé ? le loup a entendu la maman parler à la fillette près de la fenêtre ?... En a-t-elle une représentation mentale ? C’est très difficile de retrouver, à chaque fois, le fil de l’histoire. Elle n’est pas concentrée, elle est limite provocante. Je sens nettement que je l’ennuie.

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Elle dit en racontant l’histoire du Chaperon rouge : il « prend la main » au lieu de il « utilise la main ». Elle me dit que son père « chasse les loups » au Portugal. Elle me demande ce que veut dire « apprivoiser ».

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En mathématiques, elle ne comprend pas toujours les énoncés, par exemple si « Le poisson jaune a deux kilos de plus que le vert », elle comprend que le poisson jaune pèse deux kilos. Elle ne va pas plus loin même si je fais un dessin, il faudra passer par du concret avec une balance Roberval pour appréhender les notions de masse. Actuellement, on sent une pesanteur lors de ces exercices, on s’ennuie. Je me demande quel est le statut de son langage dans ses représentations internes ? Je m’interroge aussi sur mes attitudes : ne suis-je pas, peut-être à cause de mon inquiétude, en train de figer nos séances de façon un peu trop opératoire ? J’avoue ressentir moi-même une certaine lassitude à ce moment... Pour pallier cet ennui, nous cherchons un autre registre d’activités et nous entreprenons, selon son choix, des constructions en Lego. Je lui demande si chez elle, elle en a, elle me répond qu’un jour, elle était rentrée chez elle et avait demandé à sa mère où étaient ses Lego ; celleci lui aurait répondu qu’elle les avait jetés. Lors de ces activités, Claudia semble prendre un réel plaisir à manipuler les objets sans exigence de ma part, pour le plaisir simple et gratuit d’être ensemble et d’échanger nos productions. En ce début d’année scolaire, j’avais invité la mère de Claudia à venir en séance pour discuter de l’évolution de sa fille. Je présente la stagiaire à la mère, Claudia ne lui avait jamais parlé d’elle. On évoque ce que l’on fait et Claudia a beaucoup de mal à raconter à sa mère, comme si toutes les deux n’avaient pas l’habitude de se parler. La mère est elle-même murée. Tête baissée, elle n’est pas tournée vers sa fille. Elle ne lui parle pas directement face à face, mais l’évoque à la troisième personne. Puis on parle du Portugal. Claudia ne pose pas de questions à sa mère, en tous cas pas devant moi. On parle des vacances, de sa famille maternelle et paternelle. La mère dit que pendant l’été, Claudia est sortie avec sa cousine, la fille de sa sœur. Je me dis qu’il aurait fallu encore beaucoup de partenariat dans le travail avec la mère (avec des photos par exemple) mais celle-ci n’est pas disponible. Elle dit qu’elle n’a pas de temps. J’apprends que là-bas, il y a deux maisons,

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Une semaine plus tard, nous reprenons les Lego. Claudia a fabriqué des personnages et nous leur cherchons un nom. On crée une famille à chacun. J’installe les liens généalogiques avec un arbre et Claudia a l’idée de prendre des prénoms dans la liste que sa mère a faite sur ceux de sa fratrie. Elle propose d’écrire l’histoire lorsqu’on aura fini de construire l’arbre. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Sa mère nous dit qu’elle sait écrire le portugais mais Claudia ne parle en portugais qu’à demis mots devant elle. Madame épelle les lettres que Claudia reprend, celle-ci semble savoir mieux manipuler les lettres que sa mère. Celle-ci est très confuse dans sa propre fratrie, elle parle du fait qu’ils étaient quatorze frères et sœurs. « Quatorze ? », interroge Claudia tout à coup, comme si elle découvrait cela. La mère a du mal à retrouver le nom de ses frères et sœurs. Elle recompte plusieurs fois, ne sait plus s’ils sont encore sept ou neuf. Apparemment, l’un d’eux est mort accidentellement, un autre de maladie, et quatre enfants sont morts nés. Madame, tout en énonçant les choses crûment, n’est cependant pas très explicite.

À la séance du mardi qui suivra, nous continuons, avec la stagiaire, la rédaction de l’histoire du Chaperon rouge. Claudia regarde dans la bibliothèque le livre des goûters philosophiques, elle cite : « La vie et la mort » et dit : « Oh non, rien ! », et puis « On n’a pas le droit d’en parler ! ». Dans le jeu de Lego, on cherche un patronyme à chaque famille, elle procède par analogie : il est pompier, il a un casque rouge et une couverture rouge sur son lit ; il est aviateur, il a un casque bleu et une couverture bleue. Pour les noms de famille, elle prend la première ou la dernière syllabe du prénom qu’elle appose comme nom de famille. Aurait-elle gardé quelques traces du jeu de logique que nous avions construit ensemble deux années plus tôt ?

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dont l’une est à côté de chez eux où la tante paternelle « fait le pain » et où il y a un four. Il aurait fallu avoir le temps de « faire raconter » à la mère devant Claudia. Il ne semble pas y avoir de paroles sur le vécu de cette enfant.

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Claudia me dit que chez elle, elle a fabriqué une maison depuis la dernière séance où nous avons commencé à construire l’habitat des personnages. Elle veut découper la porte et les fenêtres de la maison. Elle coupe de la main gauche avec beaucoup de difficultés. On continue cette maison en carton avec un étage et des pièces ; elle choisit cinq chambres parce qu’il y a cinq personnages (j’apprécie la correspondance terme à terme) ; ils sont en colocation. Elle accepte d’aller demander à la secrétaire le scotch qui nous manque pour adjoindre les murs. Elle parait à l’aise et me dit qu’elle a attendu que la secrétaire ait fini de parler avec une autre dame avant de faire sa demande car elle ne voulait pas lui « couper la parole »...

Q UAND LE REGARD EXTÉRIEUR RELANCE LE SOIN À cette période, lors d’un séminaire, j’ai choisi d’évoquer le cas de Claudia en présence d’un invité, psychanalyste de renom, de surcroît spécialisé dans les troubles de la parole et du langage. J’espérais recueillir de nouvelles pistes pour comprendre et redynamiser le suivi en éclairant, à travers la discussion certains aspects mis en exergue par un regard extérieur. Se profilait alors pour la fillette une orientation au collège. Une psychologue du Centre avait pratiqué des tests de performance et de personnalité qui donnaient les conclusions suivantes : un QI global sous le signe de la déficience intellectuelle, où les difficultés de représentation mentale sont grandes, l’inscription dans le temps et dans l’espace très floue et incertaine, avec beaucoup de mal à exprimer ses émotions et une « présence-absence » qui avait frappé ma collègue. Je cite celle-ci : « Claudia serait-elle dans une indistinction entre monde interne et monde externe où les défaillances du langage rendraient compte de difficultés identitaires sous-jacentes ? Elle reste dans un essai non réussi pour surinvestir l’extérieur plutôt que l’intérieur trop précaire. Ses défenses viseraient à renforcer les parois externes en accentuant les délimitations, une sensorialité enveloppante afin d’éviter l’évocation de la souffrance.

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Il apparaît une superposition de genres, d’espace, de générations indifférenciés où est privilégié l’angle spéculaire. La déliaison des affects et des représentations laisse envisager des angoisses archaïques sans transposition symbolique. »

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C’est l’aspect que retiendra notre invité : partir du potentiel sensoriel de Claudia pour tenter d’organiser un récit. Il confirmait la dissociation et le démantèlement, tout en m’interrogeant sur mes contre-attitudes. « Y a-t-il des moments où vous ne faites rien ? » me demanda-t-il... Je dois dire que cette question m’a, sur le moment, déroutée et permis, en y réfléchissant après-coup, de poser un écart. Déroutée parce que je me suis sentie remise en cause dans l’idée que je me faisais de ma position d’orthophoniste ; dans ce cas précis de ma relation avec une Claudia, souvent passive, inerte, attendant tout de l’adulte et que je me faisais fort de réanimer. Des moments où ma part était moins active, où Claudia avait davantage le champ de la manœuvre me revenaient en mémoire mais se pourrait-il que j’aie été si aveugle et si peu attentive à l’autre et à ses tentatives à exister ? En proie au doute, mon premier mouvement fut de me défendre : « Comment ? Mais, je ne suis pas psychothérapeute, je suis orthophoniste et, à ce titre, je suis là pour proposer, pour alimenter le sujet ». Je me sentais flouée dans mes bonnes intentions. Cette petite remarque m’a permis de prendre du recul ; les capacités « en germe » entrevues au niveau du TAT m’ont peut-être servi de base pour rebondir et je me suis sentie en mesure d’adopter une position différente, davantage en terme d’« être » que de « faire », qui avait probablement été mon mode de fonctionnement privilégié jusqu’alors. Il ne s’agissait pas sans doute de remettre en question toute mon attitude mais peut-être d’être plus ouverte aux petits signes personnels de la fillette, à son désir, à ses possibilités ; en bref, être plus à l’écoute de la relation pour qu’elle puisse se révéler dans le plaisir de communiquer.

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Seul le TAT (Thematic Apperception Test) avait pu mobiliser son intérêt et lui procurer un certain plaisir.

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L’ ATTENTE OÙ LE DÉSIR ÉMERGE

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Je propose à Claudia de choisir ce que l’on va faire. Comme d’habitude, quand je lui pose la question, elle dit qu’elle ne sait pas. Je rétorque alors que, moi non plus, je ne sais pas. Contrairement à l’ordinaire où je proposais souvent quelque-chose, j’attends. J’attends quelques minutes, Claudia me regarde ; elle reste présente et n’a pas l’air si angoissée que je le craignais. Nous nous regardons... Elle a presque l’air amusé. Et elle finit par proposer quelque chose de très intéressant : que l’on écrive chacune alternativement une liste de jeux dont elle décide le nombre (vingt) sur une feuille, parmi lesquels nous choisirions, tour à tour, l’activité de la séance. Ce jour-là, elle veut faire un jeu de rôles, dans lequel nous échangerions nos identités. Ceci a-t-il un lien avec l’époque où nous faisions cela en présence de sa mère, lorsque nous jouions à la maîtresse et aux élèves ? En tout état de cause, elle me confiera qu’avec sa mère, elle ne joue pas. Je note qu’elle manifeste beaucoup d’humour et un certain sens de la dérision en campant une Madame Boishus en train de faire faire des opérations à Claudia. Lorsque je lui propose de continuer ce jeu la fois d’après, c’est elle qui dit : « mais non, vendredi, c’est la maison ! » en levant la tête pour me montrer la maquette que nous avons commencé à construire pour les personnages de l’histoire qu’elle a inventée... Avec Claudia, le travail a cheminé, oscillant entre des moments de sidération (de moins en moins nombreux) et des moments de réel partage de plaisir, d’amusement et d’intérêt. Elle a été le maître d’œuvre de sa maison que nous avons construite à quatre mains. Souvent, encore, des mots simples du quotidien font défaut. Nous sommes allées visiter la cuisine du Centre pour pouvoir évoquer et placer l’évier ou le frigidaire afin que les perceptions mêlées à l’expérience puissent être métabolisées. Cette fois, contrairement aux premières séances avec la dînette dont le lien avec l’oralité et le nourrissage m’apparaît aujourd’hui, on sent,

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La séance qui a suivi le séminaire m’a donné l’occasion d’expérimenter mes intentions.

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me semble-t-il, plus d’implication de la part de Claudia. Par moments, lorsque je mets un peu de temps pour fabriquer quelque chose de plus délicat, elle me dit « je t’attends ! » pendant que je termine. Elle peut exprimer qu’elle trouve les séances trop courtes et qu’elle n’a pas envie qu’on s’arrête.

Surprenante Claudia !

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Un jour, en lisant un manga où il est question d’une jeune fille qui est « morte à quelque chose », elle semble comprendre qu’elle n’est pas « morte » au sens propre du terme mais que « quelque chose d’elle est mort » puisqu’elle n’est plus comme avant, qu’elle a changé... « Moi aussi, dit-elle, j’ai changé ! Ils disent que ça va mieux, ma timi...té » ; ou bien un jour encore, tout en dessinant dans le silence, je l’entendrai formuler : « ça fait du bien quand il n’y a pas de bruit ». Celle-ci a développé de plus en plus d’expressions du quotidien, qu’elle place tout à fait à bon escient. Pour dire que la géométrie, c’est dur : « c’est pas un... cadeau ! Euh... gâteau ? » ou encore : « c’est trop bien, cette histoire ! ». Elle ne fait pas encore toujours les liaisons à l’oral et se trompe dans le genre des déterminants : « je vais le dire à (mon) maman et l’écrire (dans le) tableau ». Elle parle d’un (animo) ou d’une « professeuse ». Ceci me fait penser aux erreurs de surgénéralisation des jeunes enfants en pleine construction du langage. Elle a encore du mal à organiser une phrase, à décoder un message ou à lire une consigne. Sa mémoire auditivo-verbale est toujours défaillante et son lexique, surtout au niveau des mots abstraits, est réduit. Elle peut connaître le sens de certains mots insoupçonnés, par exemple le mot « surnom », mais ne sait pas m’expliquer comment elle sera déguisée pour le carnaval de l’école dont elle me parle pourtant spontanément. Elle pose cependant de plus en plus de questions et peut dire quand elle ne sait pas ou n’a pas compris.

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Finalement, la liste des idées à jouer s’accroîtra avec la mise en scène de la secrétaire d’accueil, de la stagiaire ou du médecin de consultation.

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D OUZE ANS , PASSAGE EN SIXIÈME ...

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Elle se met à me parler de plus en plus librement, commence à manifester son envie d’être appréciée, de ne pas être oubliée, adoptant presque le ton de la confidence. Complice, elle peut rire aux éclats ou me révéler qu’elle n’aimait pas me dire non après que je lui aie proposé une histoire qui ne lui plaisait pas. Une fois, elle m’apporte un cadeau : un paquet de bonbons acheté à côté de chez elle. C’est elle qui maintenant, veut me nourrir de bonnes choses ! Je la sens s’incarner peu à peu. Elle voudrait comme son frère lire des « gros » livres : Le petit Nicolas ou Harry Potter. Nous réussirons à lire Peau d’âne et, finalement, Charlie et la chocolaterie que convoitait beaucoup Claudia. Sa sensibilité me touche profondément. Elle semble avoir des capacités à se faire aimer et, maintenant, à s’intégrer tout à fait dans les groupes. Elle a développé un certain talent à donner le change. Elle peut me dire, au jeu de « la première journée de classe », qu’elle s’est trompée exprès, en écrivant la date ou me fait croire qu’elle doit aller à l’hôpital, pour voir comment je réagis. Nous avons d’ailleurs cherché à exploiter ce talent en écrivant des blagues. L’animateur du groupe thérapeutique auquel elle a participé était très surpris, en entendant évoquer la petite enfance de Claudia, qu’il connaissait sous une toute autre facette. Déjà en CLIS, Claudia intégrait régulièrement la classe ordinaire pour certaines activités où elle paraissait très bien acceptée par ses camarades. Son passage en sixième va être une vraie réussite sur le plan de l’adaptation et de l’autonomie. Les professeurs diront que Claudia est parfois agressive à leur égard, sa mère rétorquera que Claudia, maintenant, « répond », mais elle considère cela comme un progrès car, avant, elle ne se défendait pas... Quelle évolution dans le regard de cette mère ! Claudia lui apparaîtrait-elle maintenant comme « quelqu’un » qui saurait

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Claudia sera finalement orientée en sixième UPI (Unité Pédagogique d’Intégration) avec deux autres élèves de la CLIS.

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Sa curiosité s’éveille comme elle s’éveille à la vie. Elle est de plus en plus soucieuse de sa réussite. Elle m’apporte fièrement son bulletin où elle a eu les compliments du conseil de classe et me demande de le lui lire et de le communiquer au consultant. Elle devient d’ailleurs de plus en plus scolaire et commence à pouvoir définir certaines catégories grammaticales. Elle me demande un jour de travailler sur les multiplications, en me montrant qu’elle s’est appropriée certaines procédures pour lire les nombres et des stratégies pour calculer. Pourtant, par moments, je vois son regard absent, lointain, je la sens insécurisée et angoissée. Que s’est il passé pendant les vacances ? Ses parents l’attendront-ils pour aller chercher ses cousins à l’aéroport, ou va-t-elle se retrouver, sans clé, sur le pas de la porte ? Ira-t-elle à EuroDisney avec eux ou sa mère ira-t-elle à sa place ? Son père est à l’hôpital, elle ne sait pas si c’est grave... Nous poursuivons cette longue construction où les mots prennent leur place dans un dialogue intérieur. « Oh, j’étais dans mes pensées ! » me dira Claudia lors d’une séance, surprise d’avoir tout à coup oublié ma présence, à l’évocation d’un mot lui rappelant une anecdote que lui avait racontée un « copain » de sa classe. Et puis, brusquement, Claudia me lance : « Monsieur... [sous-entendu, le consultant] a dit qu’un jour, on va arrêter ! ». Je lui demande ce qu’elle en pense. « Je sais pas, on verra ! » dit-elle et puis elle ajoute : « on a du temps ? car je voudrais proposer un mot ! » Elle sait chercher son mot dans le dictionnaire. En fait, il s’agit du mot « ORTHOPHONISTE » qu’elle écrira en le combinant

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se faire respecter ? Le revers de cela sera l’éloignement de sa mère vis-àvis du suivi. Elle désinvestira peu à peu totalement les rendez-vous que je lui propose, ainsi que les fêtes d’école, le prétexte étant le surcroît de travail... Mais Claudia sait se trouver des « marraines » de substitution, notamment une camarade de voisinage plus âgée, qu’elle nomme « sa sœur ». Celle-ci l’accompagne parfois au Centre. Elle commence à me poser des questions sur mes destinations de vacances, me demande où est le consultant le jour où il ne la reçoit pas, me parle de sa cousine qui viendra du Portugal pour Noël alors qu’elle ira là-bas à Pâques...

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tant bien que mal « ORTHOPHO ONTE ». Elle réussira à le reconstruire finalement... Voilà ! Quelle est la limite à ce travail ? Jusqu’où pourra-t-on le mener ? Que pourra tolérer Claudia par rapport au frein ou au désir de ses parents et à sa situation dans sa communauté ?

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Comme dirait Claudia, « Je sais pas, on verra ! »...

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Tout au long de tes jours Te précède ton enfance Entravant ta marche Ou te frayant un chemin Singulier et magique L’œil de ton enfance Qui détient à sa source L’univers des regards. Andrée Chedid

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Jusqu’au bord de ta vie Tu porteras l’enfance Ses fables et ses larmes Ses grelots et ses peurs

Laurence Bouvet

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Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ?

Les années faciles, en date du 21 septembre 1928, Julien Green écrit :

ANS SON JOURNAL

« Page 164 de mon roman, Léviathan. Il me semble que dans cette page, j’ai atteint le fond de toute la tristesse qui est en moi mais n’en parlons pas et transformons en histoires nos petits ennuis. »

Près de quarante ans d’écriture plus tard, dans la suite de son journal intitulé Vers l’invisible, il dit : « Commencer un roman. Je vois non sans une certaine inquiétude que je m’y suis rejoint, que c’est de moi que je parle. Autrefois, je jouais à cache-cache et j’étais dupe. »

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Chapitre 9

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

A LICE AU PAYS DE LA PEUR

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C’est à l’âge de 9 ans qu’elle vient, accompagnée de ses parents, pour des difficultés relationnelles en famille, colères clastiques et violences verbales, ainsi que pour des difficultés d’apprentissage situées très précisément dans le domaine des mathématiques. L’investissement du langage, et de la lecture en particulier, fait d’Alice une hyper lectrice douée d’une mémoire infaillible concernant les livres qu’elle dévore. Elle retient par cœur tous les détails des histoires qu’elle a lues plusieurs fois, comme interdite d’oubli, s’assurant peut-être ainsi de la permanence d’un objet qu’elle peut retrouver quand elle le souhaite, toujours disponible, et qui de surcroît lui garantit une continuité psychique de substitution. La contrainte, pour Alice, étant de renouveler sans cesse les livres que ses parents finissent par refuser de lui acheter. L’investissement de la lecture est inversement proportionnel à l’impossibilité dans laquelle Alice se trouve de « lire » en elle et d’exprimer ses émotions. Le recours à un imaginaire livresque ne nuit cependant pas au lien qu’elle maintient avec la réalité, à grand renfort de conflits situés exclusivement dans la sphère familiale. Jalouse de son frère, 5 ans, de sa sœur aînée, 17 ans, ne supportant ni la frustration, quand elle se double de l’attente, ni le manque, ni l’autorité parentale, elle souffre de plus d’une peur généralisée qui concerne de manière assez floue les gens dans la rue qui pourraient l’attaquer ou l’enlever. Cela va de la gardienne de son immeuble au clochard croisé dans la rue, en passant par ses parents eux-mêmes, non différenciés dans la haine qu’elle semble leur vouer. Récemment, ils ont cru bon d’adopter un chat, baptisé Kamikaze, qu’Alice sadise à l’occasion quand

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Alice, dont il va être question ici, choisira au cours de sa thérapie d’utiliser des contes et des livres de fiction comme rempart face à l’inconnu, en elle et chez l’autre, mais aussi comme support de communication dont la nature se transformera au fil des intrigues, jusqu’à ce qu’elle puisse s’y rejoindre, devenue un peu moins étrangère à elle-même.

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Elle a donc 9 ans quand la thérapie débute. Je la verrai une fois par semaine, pour commencer, puis rapidement deux séances seront mises en place.

A LICE AU PAYS DU RÊVE

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Alice n’a pas d’amis. Seule une camarade de jeu semble trouver grâce à ses yeux, même si elle ne peut rien en dire quand je la questionne. Elle ne la voit qu’à l’école, où Alice passe pour être une enfant modèle, réservée, au comportement exemplaire. Ce qui correspond assez bien à la tenue qu’elle arbore : queue de cheval ramenée à l’arrière du crâne avec une barrette, souliers vernis, jupe écossaise, chemisier blanc. Elle paraît être directement sortie des romans de la Comtesse de Ségur et le contraste entre les deux facettes de sa personnalité, saisissant, laisse soupçonner un clivage évoquant un faux-self.

Alice entre dans le bureau, les mains positionnées sur ses tempes en guise d’œillères pour ne pas rencontrer mon regard. Cependant, à sa gauche, se trouve un miroir mural dans lequel elle jette un œil et neutralise ainsi son angoisse d’intrusion, en réduisant à une image ma présence trop réelle. Elle s’assoit sans prononcer un seul mot, les genoux serrés, comme les mâchoires dont la crispation est visible, les yeux écarquillés... Je suis assez impressionnée par cette posture et désolée pour elle de lui faire un tel effet. Posture qui, pour le moins, signifie un grand malaise. Elle ne prend pas spontanément la parole, pourtant ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons. Quelques séances ont précédé celle-ci et elle a déjà raconté, sur mon incitation, le cauchemar récurrent qu’elle fait chaque nuit. Le scénario est toujours le même : on veut la tuer ; ou bien elle meurt, ou bien elle survit et crie pour que quelqu’un vienne la chercher. L’agresseur est parfois un monsieur, parfois sa sœur. Elle n’a rien à dire de plus. Le récit du rêve se suffit à lui-même, et n’est pas l’occasion pour Alice d’associer sur ses craintes dans la

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ses parents lui interdisent de battre son frère. Des parents démunis, épuisés et impuissants face à tant de tyrannie.

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vie de tous les jours, ni même sur les conflits entre elle et sa famille, ni même sur quelque événement factuel derrière lequel elle pourrait se réfugier pour éviter de parler d’elle. On la dirait dépossédée de la capacité même de se défendre. Seul le récit du rêve semble faire écran entre elle et moi, un écran plat auquel il manquerait la profondeur du champ associatif, un écran en mal d’intériorité, qui se dresse entre elle et le monde comme un bouclier contre ce qui pourrait faire effraction du dehors, mais probablement aussi du dedans... Ne viendra-t-elle pas un jour, portant à même la peau et dissimulée sous un manteau, la cuirasse de l’escrimeur, en m’expliquant que son cours a lieu juste après la séance ? Surfaces projetées plutôt que surfaces de projection, ses rêves, à l’instar de ses dessins dépourvus de tridimensionnalité, construisent entre elle et moi un mur de silence s’épaississant au fil des semaines. L’encourager à développer sa pensée l’effarouche, nommer ses peurs les atteste et confirme ma toute-puissance, me taire l’inquiète au plus haut point. J’avais une fois pensé, en regardant Alice pétrifiée sur sa chaise, qu’elle vivait une sorte d’effroi face au sens et à l’inconnu. Prisonnière de son raisonnement binaire (disant oui ou non, tout étant une question de vie ou de mort), sans compassion pour l’autre, sans curiosité pour sa vie intérieure, le conflit ou la fuite représentaient pour elle les deux seules modalités du lien à autrui, à moindre frais sans doute pour son économie psychique et son intégrité identitaire. Même si je pouvais déplorer qu’un tel système sans nuance ait coupé Alice de ses émotions, c’est bien par le gel des courants pulsionnels et affectifs confondus qu’elle assurait sa défense.

A LICE AU PAYS DU DESSIN Alice doit s’imaginer que je vois à l’intérieur de sa tête, comme lorsque je me penche sur la maison sans fenêtre qu’elle vient de dessiner, où

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La mère n’a pas de main. La maison n’a pas de fenêtre. Elle est une scène ouverte dont l’intérieur nous est directement accessible. La limite entre le dedans et le dehors est fragile et seul le pourtour de la maison tient lieu de frontière avec l’extérieur, ce qui accentue la rigidité de l’enveloppe et son imperméabilité. La porosité demeure cependant, qui implique le surinvestissement des limites dont Alice cherche confirmation auprès de parents surmoïques, frustrants et sévères, qu’elle provoque pour qu’ils le restent. Alice s’est elle-même dessinée en train de rêver et ne dit que quelques mots sur le meurtre suspendu. Quelques mots pour une description sans débord. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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son père est sur le point de tuer sa mère avec une épée... Armé de cette épée, il ne se distingue de la mère que par des cheveux coiffés en pointe. La maison ne touche pas le sol, l’herbe est d’un vert soutenu ; il est vrai qu’elle est rarement rouge dans les dessins d’enfants, mais justement... Cette évidence n’interroge que trop rarement au-delà de son simple constat. Pour peu que la maison symbolise la psyché et ses contenus, elle est ici tenue à distance d’un appui qui serait pourtant nécessaire à son équilibre, à son ancrage. Comme loin de l’objet primaire, de la terre-mère, dans un mouvement anti-pulsionnel que représenterait assez bien la couleur verte, plus froide, antagoniste de la couleur rouge, et utilisée à des fins d’isolation, de pare-excitation.

De plus, lorsqu’elle décrit ce rêve, qu’elle répétera pendant plusieurs semaines comme si j’étais sans mémoire, rien ne permet d’affirmer s’il s’agit d’un rêve fait la nuit pendant son sommeil, ou bien d’un rêve éveillé ou d’un fantasme qu’elle transformerait en rêve pour l’occasion... Quand l’a-t-elle fait ? La veille ? Quelques jours auparavant ? Ou bien s’agit-il d’un rêve ancien ? Elle ne saurait dire... Cela n’a peut-être pas d’importance au fond et pourtant Alice, à sa manière, parle ici de son angoisse avec précision, pour peu que l’on puisse se détacher du contenu presque trop signifiant de la scène de violence entre les parents. En tant que thérapeute, l’abolition des repères temporels nous est coutumière et notre rapport à la réalité n’en est pas menacé pour

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autant, mais pour Alice la régression que suppose une telle abolition est sûrement terrifiante, d’où la sidération dans l’échange. La temporalité narrative rassurerait donc les enfants aux limites fragiles. Et comme le dit Ricœur :

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Quand Alice se dessine, allongée, en train de rêver ou criant à qui veut bien l’entendre de venir la chercher, de l’aider, elle exprime sa crainte d’être abandonnée, non seulement à une dame qu’elle ne connaît pas, certes, mais surtout, et en deçà de l’angoisse de séparation, abandonnée à la régression, et au risque de désorganisation qui l’accompagne parfois, dans un cadre qui ne lui garantirait plus un ancrage temporel suffisant. Je pense aux « déliaisons dangereuses » de Raymond Cahn. Aussi, quand au bout de trois mois elle voudra arrêter la psychothérapie, parce qu’elle n’a plus rien à dire, je lui proposerai de venir deux fois par semaine au lieu d’une et l’inviterai à me parler des histoires qu’elle aime tant et qu’elle connaît bien. Non sans crainte de brosser dans le sens du poil les défenses typiques de la « période de latence », mais avec l’espoir de construire un espace où le transfert puisse se déployer sans trop de peur et sans danger pour Alice. Deux séances, plutôt que de céder à son désir de fuir, parce qu’avant de me dire son souhait d’arrêter elle s’était dessinée se noyant dans une piscine et criant « à l’aide »... Dans un article sur la valeur thérapeutique de la création artistique, Michel Ledoux, psychanalyste, écrit : « Il faudrait pouvoir vivre à la fois l’élaboré et le pulsionnel, revivre l’archaïque sans qu’il s’en suive une destruction de nos structures psychiques élaborées, mais aussi sans que ces acquisitions plus récentes entraînent l’abrasement de l’intensité vivante de nos vécus anciens [...]. L’artiste est capable de réaliser ce que nous ne pouvons faire dans notre vie psychique,

1. DVD : Paul Ricœur : philosophe de tous les dialogues, documentaire de Caroline Reussner, Éditions Montparnasse, 2007.

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« Le récit permet de faire apparaître le temps, le récit est le gardien du temps1 . »

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à savoir, rassembler dans la même œuvre, dans le même geste de pierre, la passion sauvage et la suprême maîtrise1 . »

Pourquoi cela ne concernerait-il pas le psychanalyste et l’enfant en séance qui œuvrent ensemble pour donner une forme à ce qui n’en a pas ? La traversée d’un roman par exemple (ou pourquoi pas la coécriture d’une fiction), serait alors le support d’une régression sécurisée permettant le double mouvement de destruction accomplie dans la régression et de structuration réalisée par le Moi devenu autonome.

Alice entre dans le bureau tenant dans ses mains, et serré contre son torse, un livre de Clive Staples Lewis : Le lion, la sorcière blanche et l’armoire magique, dont voici la trame laborieusement élaborée par Alice avec mon soutien :

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A LICE AU PAYS DU LIVRE

Pendant la seconde guerre mondiale, quatre frères et sœurs sont envoyés à la campagne chez un vieux professeur, habitant une immense maison, afin de les éloigner de Londres et des raids aériens. Ce professeur n’est pas marié mais vit avec une gouvernante et trois servantes, dans une grande maison aux multiples pièces. Au cours d’une partie de cache-cache, les enfants entrent dans une pièce complètement vide exception faite d’une armoire, à l’intérieur de laquelle Lucy, la benjamine, pénètre et découvre, à la place du fond qu’elle ne trouve pas, un monde fantastique et inquiétant à la fois. Elle y rencontre un faune, voleur d’enfants, qui lui apprend que le domaine, vaste comme un pays, comprenant une forêt et un château, est plongé dans un hiver sans Noël depuis longtemps et pour toujours, sous l’emprise d’une sorcière blanche, autoproclamée reine du domaine en question. Son visage est pâle, ses lèvres sont rouges et elle ne 1. Michel Ledoux, « Vie, mort et création », in Revue française de psychanalyse, vol. 36, PUF, 1972.

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La psychanalyse serait un art et ce ne serait pas si grave...

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se sépare jamais de sa baguette magique. La forêt est peuplée de nombreuses créatures comme des nymphes, des dryades, des nains, naïades, satyres et autres animaux bons ou méchants, à la solde de la reine ou alors contraints de vivre cachés. Le faune, lui, est entré contre son gré au service de la reine mais, pris de scrupules, il laisse repartir Lucy qui retrouve ses frères et sa sœur et leur raconte son étrange aventure. Sur fond de rivalité fraternelle et après de nombreux rebondissements, aidés par Aslan (immense et magnifique lion, roi et seigneur de la forêt tout entière, fils du grand empereur d’au-delà de mers), les enfants réussiront à neutraliser la sorcière blanche. Le pouvoir de celle-ci s’affaiblira, le dégel gagnera du terrain. L’eau se remettra à couler, les couleurs du printemps feront leur apparition, ainsi que le père Noël, et les êtres changés en pierre redeviendront de chair et de sang.

On ne saurait mieux résumer le chemin parcouru par Alice, de la sidération qui gelait les associations d’idées et leur libre-échange au soulagement de pouvoir trouver asile dans une histoire qui reprenait de manière distanciée son entrée dans le monde de la psychothérapie. De plus, l’intuition d’un paysage interne gelé, sous l’empire d’un clivage tarissant ses forces vives et l’espoir qu’il puisse en être autrement, tous deux signifiés par le choix de ce texte, étaient de bon augure pour la suite de la thérapie. Car c’est Alice qui avait choisi l’un des sept chapitres qui une fois rassemblés forment ce livre de neuf cents pages intitulé Le Monde de Narnia... Avant d’en lire quelques passages chacune à notre tour, Alice se servira de l’objet-livre comme d’un éventail qu’elle manipulera devant moi en souriant pour éloigner les angoisses ou les pensées dérangeantes. Ne sachant pas encore si elle peut s’appuyer sur mon regard neutre et craignant l’intrusion dans ce cadre remanié, elle trouvera drôle d’essayer de me faire cligner des yeux avec l’air que brasse le livre quand elle l’agite. Dans une tentative renouvelée de me contrôler à distance, de faire de moi une marionnette dont les paupières s’ouvrent et se ferment mécaniquement selon le bon vouloir du marionnettiste, Alice instaure les conditions d’une maîtrise qui lui est nécessaire dans le commerce avec autrui et en cela « répète » dans le jeu ce qu’elle vit par ailleurs dans les cris et les larmes. Une marionnette malléable, sorte de double

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indifférencié, de miroir où le tiers n’a pas encore lieu d’être. Cependant ce double, s’il devenait autonome, risquerait de se transformer en une créature indomptable au regard médusant et mortifère... Alice utilise alors l’objet-livre comme un bouclier derrière lequel elle peut cacher son regard et se soustraire au mien. Ainsi, le livre va permettre l’installation d’une relation où le lien tyrannique se transpose avec un minimum de recul, voire d’humour.

Après le livre, le corps du texte même sert de pare-excitation pour Alice au cours de sa lecture, quand elle crée des liaisons entre chaque mot là où il n’y en a pas, par crainte de l’ajour et du vide où je pourrais glisser d’autres mots qu’elle ne veut pas entendre. Sorte de tricot sonore aux mailles serrées contre l’intrusion non plus du regard, mais de la voix... Quant aux fois où elle me demandera de prendre la relève de sa lecture filante, elle éprouvera un plaisir certain à me malmener en disqualifiant ma voix, mon ton, la vitesse à laquelle je lis, la tonalité, l’articulation ; elle ne comprend rien, dit-elle, s’indigne, vocifère, profère insultes et reproches, fait mine de me frapper tout en retenant son bras... Admonestations jubilatoires à la limite du faire semblant... Luttant peut-être ainsi contre le risque de se laisser bercer par la musicalité propre à la narration, mais transformant également ma lecture en un événement prévisible... Du moins sera-t-elle sortie de sa crainte statufiante, et en s’appuyant sur une lecture à deux voix aura-t-elle fait l’expérience de la survie d’un objet partiel manipulé sans égard, pour ensuite prendre appui sur des personnages féminins et fictifs susceptibles d’être des supports identificatoires. Après Harry Potter à l’école des sorciers, Charlie et la chocolaterie, un conte des frères Grimm et quelques livres de la collection « Chair de poule », elle s’arrêtera plus longuement sur l’histoire d’Heidi et enfin sur celle de Martine.

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Heidi, nostalgique, ne supportant pas de vivre loin de son grand-père, tombe malade et retourne à Maienfeld. Seulement, la santé de Clara décline à son tour et décision est prise d’envoyer la jeune malade auprès d’Heidi afin de recouvrer la forme dans un environnement sain et naturel. Peter, très proche de Heidi, qui ne va pas volontiers à l’école en raison de difficultés d’apprentissage, sera jaloux de la cousine Clara et la rivalité s’illustrera régulièrement au sein de cette fratrie reconstituée que forme le trio, sur fond de lutte entre l’industrialisation de la fin du XIXe siècle et la vie simple des gens de montagne.

Alice retrouve au fil de ses lectures la constellation fraternelle avec mise à l’écart provisoire des figures parentales afin de renouer avec une conflictualité déplacée sur des personnages de son âge, bien meilleurs camarades de transfert qu’une seule et même thérapeute. Martine2 raconte l’histoire d’une petite fille évoluant dans un univers proche du quotidien, comme Heidi, dont le merveilleux tient plus à la qualité des relations humaines qu’à l’intervention de forces fantastiques. Loin du monde imaginaire de Narnia, du manichéisme des différentes créatures peuplant la forêt, loin du gel des émotions, des clivages, Martine est entourée d’adultes qui aiment et respectent les enfants. Ils sont bienveillants et courtois. Les enfants ont entre eux des relations paisibles fondées sur l’estime et la solidarité. En cela, ils ont dépassé la rivalité existant encore chez Heidi et même si ce choix simplifie la conflictualité, il représente une sorte d’accalmie nécessaire et se fait le

1. Johanna Spyri, Heidi, Éditions Bastei, 1987-1988. 2. Marcel Marlier et Gilbert Delahaye, Martine à la ferme, Casterman, 1954.

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Heidi1 , de son vrai nom Adélaïde, est une petite fille de huit ans, orpheline, qui part habiter chez son grand-père sur un alpage au-dessus de Maienfeld, en Suisse. Alors qu’elle s’est habituée à la vie en montagne, qu’elle a trouvé de nouveaux amis, dont Peter le petit chevrier et sa grand-mère, la tante d’Heidi qui doit légalement l’élever revient la chercher pour vivre à Francfort-sur-leMain, où elle devra tenir compagnie à sa cousine Clara Sesemann, âgée de douze ans et paralysée. La gouvernante Fräulein Rottenmaïer, revêche, exigeante mais aimante, s’occupe de Clara.

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témoin de l’évolution d’Alice après la haine et le risque du chaos, à ce moment précis du processus thérapeutique, s’entend.

De mon côté, peu d’interprétations savantes, beaucoup de patience en me laissant guider et surprendre par les histoires successives que je considérerai comme autant d’associations libres, puisque seule Alice les choisira et qu’elle apportera ses propres livres. Quelques relances émailleront le chemin qu’Alice a décidé d’emprunter dans une certaine solitude, quelques questions concernant les personnages, leurs devenirs, leurs pensées éventuelles, la fin de certaines histoires que l’on aurait pu changer... Interventions qu’Alice accueillera avec plus ou moins de bonheur, me retournant les questions, répétant mes interventions en riant, m’interpellant parfois sur tel ou tel fait, là un épilogue, là une étrangeté au cours d’une intrigue. S’appuyant sur cette présence qu’elle souhaite discrète tout en montrant son attachement à la continuité des séances, Alice fait l’expérience d’une permanence tranquille qui ne désespère pas de sa destructivité récurrente. Je n’aurai fait que survivre aux projections et aux tentatives d’attaques des liens, mais il faut croire que cela devait avoir lieu. Plus tard, il sera possible à Alice d’envisager l’écriture d’une histoire avec mon aide, supportant que nous puissions penser ensemble, mais supportant également d’être seule en ma présence pour réfléchir à plusieurs séquences dont elle endossera la responsabilité. L’histoire sera celle d’un professeur d’espagnol soupçonné de trafics en tout genre, qu’un groupe d’élèves espionnera pour en savoir plus, allant de surprise en surprise jusqu’à la mort du professeur, blessé par balles lors d’un

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De plus, Martine est sportive, intrépide, curieuse, intéressée par une foule de choses et si elle ne craint pas d’affronter la mer ou la montagne, elle aime aussi jouer à la poupée et à « la petite maman ». Inséparable de son chien Patapouf, Martine, sociable, entourée d’amis fidèles, incarne un idéal à la mesure d’Alice ou plutôt un support identificatoire, autrement dit ce que son « Moi » pourrait être là où le « ça » fait les quatre cents coups...

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règlement de comptes. Histoire qui figurait peut-être l’acceptation de la mort de l’objet dans l’inconscient.

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Aujourd’hui, Alice a 12 ans. Ses cheveux bruns sont lâchés sur ses épaules d’escrimeuse en herbe. Elle porte des jeans et des tee-shirts et semble avoir rattrapé son âge et son époque... Ses peurs les plus archaïques ont disparu. Reste qu’elle a toujours des difficultés au niveau de l’abstraction et du repérage dans l’espace et qu’elle bénéficie désormais d’un suivi psychopédagogique en mathématiques. Mais ça, c’est une autre histoire...

BERGE A., L’écolier difficile, Bourrelier, 1954. BLEY R., Les classes de réadaptation dans les lycées, Puf, 1969. © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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BAYLE N., FAUCHON F. (dir.), Les nouvelles familles, ACB, 2007.

BOIMARE S., L’enfant et la peur d’apprendre, Dunod, 2004. BOIMARE S., Ces enfants empêchés de penser, Dunod, 2008. BOSOM D., FRANCIOLI F., BRACONNIER T., « Question de psychopédagogie », Enfance N°11, Erès, 2000. BOUVET L., CHAULET D., « Faire jeu de tout bois », in Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, vol. 52, n° 4, Elsevier, 2004. DOZ C., Psychanalyse et éducation, Cahiers de l’AFCMPP, 1980.

MATHIEU M., PRIVAT P., BOIMARE S., L’enfant et sa famille, entre pédagogie et psychanalyse, Erès, 1997. MAUCO G., L’évolution de la psychopédagogie, Privat, 1975 MERY J., Pédagogie Curative scolaire et psychanalyse, E.S.F. , 1978. MERY J., « L’enfant poisson », in Contes et Divans, Kaes R et al., Dunod, 1985. PRIVAT P., QUELIN D., Travailler avec les groupes d’enfants, Dunod, 2005. ROUX M.-O., Faites des maths, Éditions Jocatop, 2009. WEIL-KAILEY L., Victoires sur les maths, Laffont, 1963. Éduquer, Enseigner, Soigner : Métier impossible ?, Revue de l’AFCMPP, 1988.

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Bibliographie

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LA PSYCHOPÉDAGOGIE

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L’empêchement de penser, n°9, 1998.

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L’empêchement de penser. Acte 2, n°10, 1999.

« Laisse-moi t’écouter ... », n°4, 1993. © Dunod | Téléchargé le 16/11/2020 sur www.cairn.info via Université de Reims Champagne-Ardenne (IP: 194.57.104.102)

L’intelligence en friche, n°5, 1994. De l’image au verbe, n°8, 1997.

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Violence, culture et pensée, n°3, 1992.

LISTE DES

AUTEURS

PRÉFACE INTRODUCTION. POURQUOI LA PSYCHOPÉDAGOGIE ? © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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III

SOMMAIRE

V VII 1

Serge Boimare

La psychopédagogie, un outil thérapeutique ancien pour les enfants d’aujourd’hui

1

La psychopédagogie, un outil thérapeutique qui dépasse les spécialités

3

Les trois temps du traitement psychopédagogique

4

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Table des matières

210

TABLE

DES MATIÈRES

1. La psychopédagogie face aux adolescents ascolaires

7

Serge Boimare

Écouter, parler et écrire... pour renouer avec la pensée et se réconcilier avec l’apprentissage Les trois voies du soutien pédagogique, 19 © Dunod | Téléchargé le 16/11/2020 sur www.cairn.info via Université de Reims Champagne-Ardenne (IP: 194.57.104.102)

2. Maths et mètis(se)

7

18

27

Marc-Olivier Roux

Joanne, enfant vive et créative

28

Des difficultés singulières face aux mathématiques

29

« Un tempérament artiste »

30

Une présence qui s’échappe

31

Le nombre de naissance

33

Compter avec le corps

36

Discours rigoureux, gestes maladroits

37

Une rencontre qui fait boum

38

Multiplications à résonance géographique

41

« C’est de la faute des arrière-grands-parents si on a des maths ! »

43

« Le bonhomme des maths »

44

Joanne à l’issue d’une année de travail

45

La psychopédagogie des mathématiques comme médiation

47

Une histoire de rencontres...

49

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Apprendre à parler... pour réduire l’échec scolaire Discussion autour d’un conte, 7 • L’empêchement de penser, autre hypothèse pour expliquer la pauvreté langagière, 10 • Les quatre conséquences majeures de l’empêchement de penser, 15

Table des matières

3. Paul et Kevin, ou comment s’approprier le langage oral et l’écrit

211

51 52

Kevin : « Délivrez-moi ! » Quand un petit lion joue aux dés..., 60 • L’ourson derrière les barreaux, 61 • La douleur en miroir, 62 • De l’invention d’histoires aux histoires personnelles, 64 • Trois ans plus tard..., 66 • Quand la feuille devient un objet métaphorique..., 67 • Conclusion, 69

59

4. Entre trop près et trop loin...

71

Didier Chaulet

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Les mots de Paul Quand l’écrit est une langue étrangère, 52 • « Trop de choses dans la tête », 53 • La saga familiale rocambolesque, 55 • Le jeu de l’oie et les gros mots, 56 • « Les gros mots, ça fait saigner le cœur », 58

Le loup et les cinq petits enfants Éléments du dispositif, 72 • Entrée dans le groupe, 74 • Séance 1 : loup y es-tu ?, 76 • Séance 2 : le regard du loup, 78 • Le loup dans la maison, 79 • Du dehors au dedans, 81

72

Une armée d’enfants Noyée sous les bleus, les bosses et les paroles, 83 • Un exil forcé, 84 • Les yeux fermés, 86 • Quand l’image du corps se construit, 88 • La médiation pour ouvrir un nouvel espace, 89

82

5. Ces images qui nous parlent... Parlons-en !

91

Coraline Mabrouk

Manuela et « Harry Potter à l’école des sorciers » Conformité et manque de mots, 92 • Harry Potter, une page sur deux, 93 • Identification à l’héroïne et communication, 95

92

Jennifer et « Le secret du royaume perdu » Une enfant seule et des images, 98 • Du livre au DVD, 100 Quand la fiction fait écho à la réalité, 101

97 •

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Évelyne Schembri

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TABLE

DES MATIÈRES

Certaines qualités du film induisent-elles la richesse du travail ? Deux phénomènes de mode, avec de la magie et des amis, 104 Manichéisme vs réalisme, 105 Spécificités du DVD utilisé comme médiation Des images pour une rencontre médiatisée, 107 du DVD dans le soin, 109

103 •

106 •

Penser la place

6. « Le Petit Chaperon rouge », un conte à lire... et à réécrire

111

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Line-Rose, « Le Petit Chaperon rouge appelle un taxi » La lecture du conte..., 114 • Réécriture et illustration de sa propre version, 115 • Chaque nouvelle version nourrit la dynamique pour apprendre, 118

113

Clémentine, Claudia, Pierrot et leurs chaperons 119 Clémentine, « Le loup et l’enfant », 119 • Claudia, les trois Chaperons bleu, blanc, rouge et le fou, 124 • Pierrot, « Le Petit Chaperon ceinture rouge de karaté », 127 • Pour conclure..., 128 7. Binta, à la découverte de soi

131

Catherine Thibaud Privat

Rencontre...

131

Colères, bouderies et joies de l’échange...

133

Quand les questions terrorisent

135

Des progrès... déstabilisants

136

Les couleurs-filles et les couleurs-garçons

138

Une nouvelle année de CP

139

Des mots en images

141

Et pour finir...

144

8. À la recherche de Claudia

153

Colette Boishus

4 ans, mutisme et chuchotements

154

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Évelyne Lévy

156

Inquiétudes et pessimisme

158

Nouvelle rentrée, quelques progrès

160

Quand la mère rejoint la fille

163

Après trois années, le père accepte de participer

166

(Re)trouver le plaisir du jeu

168

Du plaisir à la désinhibition

171

Prises de consciences familiales...

173

Des envies qui s’expriment peu à peu

176

Développer l’imaginaire

177

Au Portugal, un arbre orange

179

Ennui et réactions décalées

182

Essayer de garder le fil de l’histoire

183

Quand le regard extérieur relance le soin

186

L’attente où le désir émerge

188

Douze ans, passage en sixième...

190

9. Quelle frontière entre psychopédagogie et psychothérapie ?

195

Laurence Bouvet © Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.

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Des avancées, puis des régressions...

Alice au pays de la peur

196

Alice au pays du rêve

197

Alice au pays du dessin

198

Alice au pays du livre

201

Alice au pays des mots

203

BIBLIOGRAPHIE Articles en lien avec la psychopédagogie parus dans la Revue de l’Association des Amis du Centre Claude Bernard

207 208

213

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