Ousia dans la philosophie grecque des origines à Aristote [PDF]

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Zitiervorschau

ARISTOTE TRADUCTIONS ET ÉTUDES

OUSIA DANS LA PHILOSOPHIE GRECQUE DES ORIGINES À ARISTOTE

Travaux du Centre d'études aristotéliciennes de l'Université de Liège ÉDIlÉS PAR

A. MOTTE et P. SOMVILLE AVEC LA COLLABORATION DE

M.-A. GAVRAY, A. LEFKA et D. SERON

Ouvrage publié avec le concours de la Fondation Universitaire de Belgique

ÉDmONS PEETERS

LOUVAIN-LA-NEUVE - PARIS - DUDLEY, MA

2008

uu~vetsidf'!d de Navarra ::'~,::".,"·./i;,. ~ ::0 ~~:' :;iL~~vü~c~s

ARISTOTE TRADUCTION ET ÉTUDES COLLECTION DIRIGÉE PAR P. DESTRÉE ET PUBLIÉE PAR LE

LISTE DES AUTEURS

CENTRE DE WULF-MANSION RECHERCHES DE PHILOSOPHIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

À L'INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE DE L'UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN

A CIP record for this book is available from the Library of Congress.

ISBN 978-90-429-1983-9 (Peeters Leuven) ISBN 978-2-87723-996-7 (Peeters France) D. 2007/0602/126 ©

2008, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven Tous droits de reproduction, de traduction ou d'adaptation, y compris les microfilms, réservés pour tous pays.

Richard BODÉÜS, professeur à l'Université de Montréal, Département de philosophie, CP 6128, succursale AB Centre ville, Montréal (Québec) H3C 3J7, Canada. Liliane BODSON, professeur honoraire à l'Université de Liège, Département des Sciences de l'Antiquité, 7, place du 20-Août, B-4000 Liège. Bernard COLLETfE-Dueré, chargé de recherches du FNRS, Université libre de Bruxelles, Centre de Philosophie Ancienne, CP 175/01,50, avenue F. Roosevelt, B-1050 Bruxelles. Sylvain DELCOMMINETfE, chargé de cours à l'Université libre de Bruxelles, Département de Philosophie et des Sciences des religions, CP 175/01, 50, avenue F.D. Roosevelt, B-1050 Bruxelles. Pieter DE LEEMANs, chercheur post-doctoral à la Katholieke Unversiteit Leuven, Hoger Instituut voor Wijsbegeerte, 2, Kard. Mercierplein, B-3000 Leuven. Pieter D'HoINE, chargé de recherches du Fonds de la Recherche Scientifique (Flandre, FWO) à la Katholieke Universiteit Leuven, Hoger Instituut voor Wijsbegeerte, 2, Kard. Mercierplein, B-3000 Leuven. Gaëlle FIASSE, professeur adjoint, McGill University, Departmeut of Philosophy, Leacock, 940, 855, Sherbrooke St. W., Montreal (Quebec) H3A 2T7, Canada. Marc-Antoine GAVRAY, aspirant du FNRS, Université de Liège, Département de Philosophie, 7, place du 20-Août, B-4000 Liège. Guy GULDENTOPS, collaborateur scientifique à la Katholieke Universiteit Leuven et au Thomas-Institut, Uuiversitiitsstrasse, 22, D-50923 KaIn. Aikaterini LEFKA, chercheur à l'Université de Luxembourg et à la Towson University (USA), maître de conférences à l'Université de Liège, Département des Sciences de l'Antiqnité, 7, place du 20-Août, B4000 Liège. André MOTTE, professeur honoraire à l'Université de Liège, 17, rue des Épicéas, B-4431 Ans. Geert ROSKAM, chargé de recherches du Fonds de la Recherche Scientifique (Flandre, FWO), Department Klassieke Studies, Katholieke Universiteit Leuven, 21, Blijde Inkomststraat, B-3000 Leuven.

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LISTE DES AUTEURS

t Christian RUTTEN, professeur honoraire à l'Université de Liège. Denis SERON, cherchenr qualifié du FNRS, Université de Liège, Département de Philosophie, 7, place du 20-Août, B-4000 Liège. Pierre SOMVILLE, professeur honoraire à l'Université de Liège, Département de Philosophie, 7, place du 20-Août, B-4000 Liège. Carlos STEEL, professeur à la Katholieke Universiteit Leuven, Roger Instituut voor Wijsbegeerte, 2, Kard. Mercierplein, B-3000 Leuven. Annick STEVENS, chargée de cours à l'Université de Liège, Département de Philosophie, 7, place du 20-Août, B-4000 Liège. Bruno VAN CAMP, chargé de cours à l'Université libre de Bruxelles, Philologie grecque, 50, avenue Fr. Roosevelt, B-1050 Bruxelles. Gerd V AN RIEL, professeur à la Katholieke Universiteit Leuven, Roger Instituut voor Wijsbegeerte, 2, Kard. Mercierplein, B-3000 Leuven.

PRÉFACE

Suivre à la trace, et à la loupe quand il le faut, les notions principales qui ont jalonné les premiers siècles de la philosophie grecque est une entreprise qui il' épuise certes pas l'étude de cette riche matière, mais qui peut du moins y contribuer efficacement. Faute de se soumettre à un

humble et minutieux examen des notions dans le contexte immédiat des passages où elles affleurent et dans l'évolution que, d'une œuvre et d'un auteur à l'autre, elles peuvent subir, on court souvent le risque de céder à des généralisations précipitées, d'ignorer les nuances et les altérations sémantiques, voire, dans le pire des cas, de prêter aux Anciens des idées qui leur sont étrangères. Poursuivant les enquêtes qu'il a pu mener à bien grâce à une large collaboration interuniversitaire, - enquêtes qui ont porté tout d'abord sur la notion d'àrropta et sur les douze autres mots étymologiquement apparentés!, puis sur les notions d'dooç, d'!Ma et de lloP'Pi]2, - notre Centre d'études a donc choisi cette fois de s'attaquer à la notion d'aDUta. La métaphore du combat n'est peut-être pas en l'occurrence déplacée si l'on songe tout d'abord à l'ampleur de la tâche, - quelque 1600 occurrences du mot nous attendaient, - mais surtout à l'importance et à la difficulté de cette notion, l'une des plus abstraites qui se puisse concevoir et dont les ramifications sémantiques sont, comme on sait, multiples. Il suffit d'évoquer les mots ~< réalité », «existence », «essence », « substance» pour percevoir certains enjeux décisifs qu'implique, dans l'histoire de la philosophie occidentale, l'apparition d'une notion comme celle d'ODUta. Ajoutons que le mot présente dès l'origine une dualité sémantique qui ne laisse pas de piquer la curiosité; le sens J A. MOTIE et Chr. RUTIEN (éd.), avec la collaboration de L. BAULOYE et d'A. LEFKA, Aporia dans la philosophie grecque, des origines à Aristote, Louvain-la-Neuve, Éditions Peeters, 2001, 457 p. (coll. «Aristote. Traductions et études»). L'ouvrage comporte, en annexes, trois études surles traductions latines et arabes d'ùnopta. 2 A. MOTIE, Chr. RUTTEN et P. SOMVllLE (éd.), avec la collaboration de L. BAULOYE, A. LEFKA et A. STEVENS, Philosophie de laforme. Bidos, idea, morphè dans la philosophie grecque, des origines à Aristote, Louvain-la-Neuve, Éditions Peeters, 2003 (coll. «Aristote. Traductions et études»). L'ouvrage comporte en outre une étude sur Proclus ainsi que trois enquêtes sur les traductions latines et arabes. On y trouvera également, p. 1-3, une brève présentation du Centre d'études aristotéliciennes de l'Université de Liège.

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PRÉFACE

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ontologique, en effet, vient concurrencer le sens, au départ plus courant, de « bien de possession ». Il était intéressant de surprendre les premières rencontres de l'Avoir et de l'Être sous cette même appellation. C'est l'une des raisons qui nous ont incités à déborder cette fois la littérature philosophique pour sonder brièvement les œuvres des poètes, des historiens et des orateurs antérieurs à Platon ainsi que les traités les plus anciens du corpus hippocratique. En revanche, faute de trouver à nouveau parmi nous des spécialistes avertis, nous avons dû renoncer à fournir, comme par le passé, un aperçu des traductions latines et arabes du vocabulaire étudié. Ce n'est pas la première fois qu'un travail d'une certaine ampleur est consacré à la notion d'oûalu, et nombreuses en tout cas sont les études partielles qu'elle a déjà suscitées. S'agissant de la littérature antérieure à Platon et du sens ontologique, la bibliographie est à vrai dire très pauvre, comme l'est d'ailleurs aussi le nombre d'occurrences du mot. Il reste qu'une enquête attentive s'imposait et qu'elle a livré, pour le corpus hippocratique en particulier, des résultats non négligeables. Quant aux études qui traitent de l'ouata chez le fondateur de l'Académie et chez le Stagirite, la plupart d'entre elles, tantôt se limitent à une œuvre déterminée ou à un groupe d'œuvres, tantôt portent sur un aspect particulier de la notion ou s'appuient sur une sélection de passages. On peut citer, pour Platon, une étude importante3 qui embrasse bien la totalité des dialogues, mais qui resserre l'analyse philosophique autour de quelques grands thèmes choisis, ce qui n'est pas, on va le préciser, notre démarche. Il faut noter enfin que jusqu'ici aucun travail n'avait porté conjointement sur ces deux grands philosophes. Manquait donc encore une étude qui, explorant de façon systématique et exhaustive les occurrences d'ouata dans la littérature philosophique des premiers siècles, s'attache à élucider, en partant des contextes, les différentes significations que peut prendre le mot, à faire apparaître les enrichissements progressifs que

connaît son emploi ainsi que les différents domaines auxquels il s' applique et, dans un bilan final, à marquer compàrativement l'apport original des penseurs concernés. Le présent ttavail reste ainsi fidèle à la méthode philologique mise en œuvre dans les deux ouvrages précédents. Abstraction faite du premier chapitre qui se présente un peu différemment eu égard aux matières traitées, les enquêtes dont fait successivement l'objet chacune des œuvres de Platon et d'Aristote progressent de la manière suivante. L'indication des éditions et des traductions utilisées est suivie d'un tableau des OCCUlTences (A) et d'observations relatives à la grammaire ainsi qu'à l'environnement lexical (B); viennent ensuite la partie maîtresse qu'est l'examen sémantique' (C) ainsi que des conclusions (D). Un tableau récapitulatif des OCCUlTences, assorti de premières observations conclusives, clôture l'examen de chacun des deux corpus 5• Le bilan général de l'enquête est dressé dans des conclusions finales. Une bibliographie, qui compte un peu plus de deux cents titres, mais ne prétend pas à l'exhaustivité, reprend les ouvrages et articles auxquels les notes de l'ouvrage font référence sous une forme abrégée. Un premier index dresse, pour chacune des œuvres de Platon et d'Aristote classées dans l'ordre alphabétique, la liste des références au mot ouata. Un deuxième index enfin répertorie les mots grecs qui, de façon significative ou récurrente, apparaissent dans le champ sémantique d'ouata. On l'aura compris, c'est un instlument de travail aux assises que nous voudrions solides, mais aux ambitions philosophiquement limitées que nous produisons ici. Le caractère analytique de l'enquête et aussi la répartition du travail entre un grand nombre de collaborateurs ne permettaient guère d'aller au-delà. Pour faire l'histoire des théories de l'êtte que, depuis Parménide, la philosophie grecque a développées, il eût fallu aussi

:> R. MARTEN, OUSIA im Denken Platons, Meisenheim, Verlag Anton Hain, 1962. L'ouvrage en néerlandais de H. BERGER, Ousia in de dialogen van Plato. Een terminologisch onderzoek, Leiden, Brill, 1961, suit une démarche qui se rapproche de la nôtre, mais son interprétation philosophique, nettement orientée, dépasse nos ambitions. Pour Aris~ tote, nous ne connaissons pas d'étude couvrant tous les traités. Notre travail était déjà bouclé lorsqu'est sorti de presse cet ouvrage collectif dont plusieurs contributions concernent, en tout ou en partie, la notion d'oùcriu: M. NARCY et A. TORDESILLAS (éd.), La «Métaphysique» d'Aristote. Perspectives contemporaines, Paris - Bruxelles, Vrin - Éditions Ousia, 2005. '

4 Dans cette rubrique C, référence est faite à toutes les occurrences d'oocriu dans l'œuvre analysée, même si chacune d'entre elles n'est pas toujours présentée in textu. 5 L'ordre de présentation des dialogues de Platon suit celui de la collection des Universités de France (Belles Lettres), ce qui n'implique pas évidemment que nous adhérions sans réserves au classement chronologique ainsi présumé; les dialogues réputés suspects ou apocryphes par cette collection font l'objet d'un bref examen dans l'avant-dernier paragraphe consacré à Platon. À noter qu' OOGiu est absent des neuf œuvres suivantes: Hippias mineur, Alcibiade, Apologie, Criton, Lysis, Lachès, Ion, Ménéxène et Euthydème. Panni les traités d'Aristote, - la présentation suit ici un ordre traditionnel: philosophie spéculative, philosophie de l'agir et philosophie du faire, - seul le traité Histoire des animaux, le plus long cependant du corpus, ne contient pas d'occurrence d'oùcrîa; les œuvres tenues généralement pour inauthentiques n'ont pas été examinées, à l'exception des Magna moralia dont l'étude accompagne celle des deux autres traités d'éthique.

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PRÉFACE

PRÉFACE

étendre la recherche aux autres mots qui expriment cette notion, comme 'to EÎvut, -ro 5v, 'tà ov'tu, ainsi qu'à d'autres notions connexes. Nous avons prêté attention à ce vocabulaire, mais uniquement lorsqu'il voisi-

Une moira bien funeste plane sur notre Centre. Pour la troisième fois consécutive, c'est par l'annonce du décès d'un collaborateur survenu durant les préparatifs de l'édition qu'il nous faut clôturer cette préface. Après nos collègues O. Ballériaux, en 1998, et J. Follon, en 2003, c'est le président d'honneur et fondateur de notre Centre d'études aristotéliciennes, le professeur Christian Rutten, qui nous a quittés. Il est décédé, inopinément, le 21 juin 2005, âgé de 74 ans. Quelques semaines auparavant, il avait été tout heureux de pouvoir nous remettre la version définitive, revue et corrigée, de sa contribution au présent volume et, la veille de son départ, il travaillait encore, pour la collection de la Pléiade, à sa traduction de la Métaphysique, son livre de chevet favori depuis de nombreuses années. Animé d'un zèle scmpuleux, il donnait aussi beaucoup de son temps à la direction de l'édition complète des œuvres d'Aristote dans cette collection, responsabilité qu'il partageait avec Jean Pépin, disparu lui aussi quelques semaines plus tard. Lorsque fut inauguré notre Centre d'études, plusieurs d'entre nous s'en souviennent, Christian Rutten en avait défini le programme en ces tenues, sans rire, mais non point sans humour: «refaire le Bonitz ». Sans doute était-ce là une manière de signifier l'exceptionnelle longévité dont il rêvait pour le nouveau-né. À l'époque déjà, il avait jeté en pâture le mot oùcrta pour nourrir les premières enquêtes communes, mais d'aucuns s'étaient récriés en implorant un rodage préalable. L'histoire a montré que notre président-fondateur avait quelque suite dans les idées. Pour que vive la mémoire de cet aristotélisant de haut vol, doublé d'un aristotélicien fervent, c'était donc simple justice que, dans la peine et la reconnaissance, nous lui dédicacions ce volume.

nait avec ooala. Notre étude en appelle donc d'antres et n'entend pas non plus remplacer celles qui existent déjà. Dès lors qu'il s'imposait de garantir à chacun la plus grande liberté d'expression, il était inévitable qu'apparaissent certaines différences dans la manière de mener l'enquête, voire des divergences d'interprétation. Nous n'avons pas cherché à les réduire à tout prix ni à les masquer. C'est ainsi, par exemple, que les auteurs n'adoptent pas toujours les mêmes traductions du mot ooala. À ce propos, il convient cependant de rappeler que l'exégète n'est pas ici dans la position du traducteur d'une œuvre continue, à qui est refusée la possibilité de justifier constamment sa façon de traduire. L'important pour nous était de distinguer et de préciser les sens que peut prendre le mot dans les contextes différents où il apparait. Au total, on peut dire que les contributions manifestent une large convergence, comme le montrent les conclusions générales dont Annick Stevens a accepté la tâche délicate. C'est un agréable devoir, pour le président actuel du Centre, Pierre Somville, et pour moi-même, de dire nos remerciements les plus vifs à tous nos collaborateurs, à ceux de la première heure et aussi, tout particulièrement, à ceux qui ont accepté, parfois à brûle-pourpoint, de nous dépanner en chemin. Commencé à la fin de l'année 2003, l'achèvement de ce travail et la préparation de son édition ont connu, en effet, quelques vicissitudes. La publication des œuvres collectives imposent souvent à leurs auteurs l'épreuve d'une trop longue patience. Ce fut le cas cette foisci et nous nous en excusons auprès d'eux. li reste que les contacts que ce travail a pelmis ont été enrichissants et que seront vite oubliés les désagréments endurés s'il s'avère que les enquêtes ici proposées peuvent rendre quelque service. Nous voulons remercier aussi notre collègue Pierre Des-

trée, directeur de la collection qui accueille l'ouvrage, ainsi que le directeur du Centre informatique de Philosophie et Lettres, Gérald Purnelle, pour l'aide précieuse que, de fort bonne grâce, il a continué de nous apporter. Vive est aussi notre gratitude à l'égard de la Fondation Universitaire pour l'important subside octroyé en vue de la publication de cet ouvrage.

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André MOTrE pro-président du Centre

NOTE INTRODUCTIVE L'AVOIR ET L'ÊTRE: POUR UNE APPROCHE DE L'OTIIA Pierre

SOMVILLE

Avec une pensée pour Gabriel MarceL ..

Il est peu probable qu'un même mot ait pu recouvrir, sans relation aucune, des sens aussi apparemment contradictoires que ceux qu'on nous propose: 1) «le bien, la fortune », c'est-à-dire ce que l'on possède et dont on peut disposer et 2) le « simple fait d'être », c'est-à-dire la dispo-

sition à s'ouvrir ainsi à toutes les subtilités de la définition. Pour avoir lié Pythô au pourrissement et Délos à la naissance d'Apollon l , dieu de clarté, les Grecs n'ont jamais dû croire vrairuent que l'homonymie soit accidentelle. On pourrait multiplier les exemples. Ainsi en va-t-il sans doute de l'oùata non moins liée à l'être qu'à l'avoir. Il est d'ailleurs peu crédible que nos catégories factices de sens premier et de sens dérivé, de sens matériel et de sens figuré gardent en l'occurrence quelque autorité encore.

Tâchons cependant de voir comment le vocable s'est formé: il s'agit d'un nom à consonance abstraite et du genre féminin. Le participe présent du verbe « être» en semble bien la matIice, substantivée en vue de désigner un état plutôt qu'un mode transitoire. Le mot tend à stabiliser ce que le participe seul aurait gardé de purement passager, d'intermédiaire, d'indéfini, voire d'occasionnel. Je n'en dirais pas autant du neutre singulier ou surtout pluriel, mais au féminin il attend, de l'amont ou vers l'aval, son déterminant, sans quoi il est proprement insignifiant. Le terme J Homonymie signalée dès l'Hymne «homérique» à Apollon, les mêmes phonèmes nu8œ!l1u8ffi dénommant le site et l'action de pourrir, comme fera le'monstre tellurique mis à mort par le dieu. Par ailleurs, le nom de l'île est l'adjectif oflÀoç qui signifie

« clair» au masculin et le terme oEÂcpiç désigne comme adjectif féminin la «terre de Delphes» et, comme substantif, le dauphin. Même homonymie pour rÀauKoç qui désigne, au génitif, la chouette et, en tant qu'adjectif, la couleur de l'olive. Enfin, ,!,ux1Î, en plus de l'âme, représente cette phalène en quoi les Grecs se sont obstinément refusés à voir la vraie image de l'âme". Voir à ce propos mes Études grecques, p. 105-107, «Jeux de mots et sens du sacré» et p. 69-71 « Croyances grecques et mexicaines».

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PIERRE SOMVILLE

NOTE INTRODUCTIVE

o6aa, en tant que tel et pris isolément, ne veut rien dire. Celui d'oilata, en revanche, pointe précisément ce qui permet de dire, d'énoncer, d'argumenter, de définir. li exprime cet a priori ontique sans lequel ne peut se déployer aucnn discours philosophique: il ne dit pas ce qn'est une chose, mais ce sans quoi elle n'en serait pas une. li est le Grund, le fond ... et le fonds! Bref, son sens est foncier. Plus fruste et plus synthétique, le latin ne distingue pas les geures au singulier du participe. La forme ens n'est d'ailleurs pas attestée, encore que César l'aurait «proposée », par analogie avec potens ... 2 • Pour ce qui est de l' oilata que les Romains cherchent à transposer dans leur langue, nous apprenons, par Sénèque, que Cicéron, dans un passage perdu, aurait suggéré le beau décalque essentia, tiré sans doute d'une hypothétique forme archaïque du participe d'esse. C'est d'ailleurs à cette belle invention verbale que se rallie le correspondant de Lucilius. La signification en serait donc, pour lui, clairement ontologique. Voici ce passage :

utilisé en marine et désignant un étai, ou étançon, étymologiquement lié, de plus, au verbe stare 4 Dès lors, que faire? Comment le rendre en français contemporain, sans en trahir « l'essence » ? Si l'on dit fond( s) ou fondement, selon les cas, on perd la connotation ontologique, si fondamentale pourtant. .. Le terme essence pris en son sens premier, et assorti d'nue brève note explicative, serait sans doute, le moindre mal. Dans le contexte économique, le même a priori ontologique, et non moins réel, nous obligera à assumer un autre risque: celui de matérialiser outrancièrement ce qui, à l'origine, se présentait comme une disponibilité ... Il est vrai que dire « le bien », au singulier, garde cette liche équivoque, non sans infléchir nolens valens vers un parasitage éthique qui, au plan dn vocabulaire, pourrait être des plus malvenns. On le voit, le métier est difficile: c'est qu'il faut s'y résoudre toujours à devenir, un peu, traditore ... Mais le philosophe, - qui se doit de retourner sans cesse au texte original et pour qui la traduction n'en sera jamais qu'une béquille, - gardera bien à l'esprit la grande règle de l'unité sémantique, quitte à en moduler l'une ou l'autre harmonique selon le ton ou la gamme. Car il est bon que le « berger de l'Être» soit aussi quelque peu musicien et rien n'empêche qu'il soit, en l'occurrence, unpastorfido. Ainsi l'énoncé de ces deux auxiliaires verbaux, apparemment contradictoires (être et avoir), qui nous a servi de lemme doit finalement se transformer en nue sorte d'oxymore ou d'hendiadys, dont les deux termes sont subsumés par l'entité supposée qui les gouverne: Dasein dans l'un et l'autre cas, préalable à toute utilisation, et même à tout usage, dans l'économie du discours comme dans le discours économique. Car il n'est pas d'échange sans monnaie d'échange, sans bien disponible et donc «monnayable », de même qu'il n'est pas d'ontologie ou de métaphysique qui vaille sans cet a priori de la présence. Le mot res en latin, si fondamental égaiementS relève du même ordre: celui du donné, du présent-sous-la-main, sous l'œil et sous l'esprit, - dont

{( Non celabo te: cupia, si fieri potest, propitiis aurihus tuis essentiam dicere ... Quid enim fiet, mi Lucili ? Quomodo dicetur ovaia res necessaria, natura continens fundamentum omnium? » « Je ne te le cacherai pas : je désire, si faire se peut, que tu entendes ce mot essentia d'une oreille favorable ... Comment faire, mon cher Lucilius ? Comment appeler autrement cette indispensable réalité, ce donné où se concentre le fondement de toute chose3 ? »

Un accessit, donc, pour Sénèque, encore qu'il faille sans doute se déprendre du donble décalque qui donnerait le français « essence ». Si la signification première en reste liée à l'être, comme le suggère Littré, soit. N'oublions cependant pas que le terme est grevé de lourdes équivoques, depuis saint Thomas et la Scolastique jusqu'à l'existentialisme de Sartre où ne cessent, sinon de s'opposer, du moins de se démarquer l'une de l'autre, de ente et essentia, ~~ l'essence et l'existence ». «Étance» n'est pas meilleur, malgré la belle trouvaille, car c'est un terme technique déjà CABS., Anal., fr. 28 [Fumaroli] apud Priscianum [Keil, III, 239J : «Caesar non incongrue protulit ens a verbo sum, es ... quomodo a uerbo possum, potes ... patens ». 3 Ad Lucil., 58, 6. Le terme essentia dans ce passage est, il est vrai, restitué par une correction (palmaire 7) de l'humaniste Muret. Les mss. donnent, en effet, la formule banalisée quid sentiam à laquelle ne s'opposent ni le sens, ni la syntaxe, mais que la suite immédiate du texte rend caduque: «Ciceronem auctorem huius uerbi habeo ... ». C'est moi qui souligne. Voir aussi, pour une même assimilation, Quintilien (II, 14,2) où il se réfère à un certain Plautus (inconnu ?) et Apulée (De Platane, 193): « ... oùcrlaç, quas essentias dicimus ». 2

4 J'emprunte, avec son accord, ses judicieuses remarques linguistiques à notre regretté collègue Christian Rutten. De plus, je m'en autorise pour rejeter le terme substantia, subtilement analysé par Jean-François Courtine dans ses emplois cicéroniens, stoïciens et limitrophes du Haut Moyen Âge chez Boèce ou Victorinus (SopéL). Le doxographe paraît bien imputer le mot ouata, panni d'autres, à Anaximandre, mais l'ensemble du propos ne constitue manifestement pas un fragment. Ce témoignage tardif et isolé s'avère peu crédible. A 30, PLUTARQUE, Propos de table, VIII, 8,4,730 E (l, 89, 2). La notion de substance humide (il hypà oùula) dont il est ici question n'est pas directement

imputée à Anaximandre, lequel n'est concerné que parce qu'il enseigne que les hommes seraient nés à l'origine dans des poissons.

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ANAXIMÈNE

A 5, SIMPLICIUS, Comm. à la Phys. d'Aristote, 24, 26 (1, 91, 4). Interprétation du

philosophe ionien dans un langage typiquement aristotélicien: